L’émergence des spécificités locales dans les arrière-pays méditerranéens Mohamed Aderghal, Didier Genin, Ali Hanafi, Pierre-Antoine Landel, Genevièvre Michon

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Mohamed Aderghal, Didier Genin, Ali Hanafi, Pierre-Antoine Landel, Genevièvre Michon. L’émergence des spécificités locales dans les arrière-pays méditerranéens. Mohamed Aderghal, Didier Genin, Ali Hanafi, Pierre-Antoine Landel, Geneviève Michon. Laboratoire Population-Environnement- Développement, 2020, Les Impromptus du LPED. ￿hal-02919015￿

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L’émergence des spécificités locales

Éditeurs scientifiques : DU LPED LES IMPROMPTUS dans les arrières-pays Méditerranéens Mohamed Aderghal, Didier Genin, Ali Hanafi, Pierre-Antoine Landel et Geneviève Michon

ISBN : 979-10-96763-09-2 EAN : 9791096763092 Les impromptus du LPED

L’émergence des spécificités locales dans les arrière-pays méditerranéens

Éditeurs scientifiques

Mohamed Aderghal, Didier Genin, Ali Hanafi, Pierre-Antoine Landel, Geneviève Michon

Éléments de catalogage Adeghal M., Genin D., Hanafi A., Landel P-A, Michon G. 2019 L’émergence des spécificités locales dans les arrière-pays méditerranéens. Les Impromptus du LPED n°5 Laboratoire Population-Environnement-Développement, UMR 151 (AMU – IRD), Marseille, 399 p.

ISBN : 979-10-96763-09-2 Creative Commons - BY - NC - SA www.lped.fr Remerciements

Les travaux présentés dans cet ouvrage sont le fruit des réflexions qui ont nourri durant cinq années un axe de travail regroupant une vingtaine de chercheurs autour de «l’émergences des spécificités locales» au sein d’un programme de recherche financé par l’Agence Nationale de la Recherche intitulé « Innovations locales dans les arrière-pays méditerranéens (Med-Inn-Local)», soutenu par l’agence National de la Recherche (ANR-12-TMED- 0001-01), et qui a abouti à l’organisation d’un atelier international à en Janvier 2018. Les auteurs remercient le Comité éditorial des Impromptus, ainsi que Christine Hoyon pour leurs relectures attentives des manuscrits.

Réalisation graphique

Laetitia Cordier Julien Vergeot

Illustration de couverture

Junta de Andalucia

Photo de couverture

Didier Genin DEUXIÈME PARTIE QUAND LE GÉNÉRIQUE GÉNÈRE DU SPÉCIFIQUE INTRODUCTION 196 IX Les spécificités des territoires hydrauliques des arrière-pays LES SPÉCIFICITÉS LOCALES DANS LES ARRIÈRE-PAYS méditerranéens et leurs contributions éventuelles au déve- MÉDITERRANÉENS, DES MOTS POUR DES ACTES... ET RETOUR ? loppement local durablel (Thierry Ruf, Mhamed Mahdanei) 198 (Didier GENIN, Pierre-Antoine LANDEL, Mohamed ADERGHAL) 06 X La valorisation des produits pastoraux dans les arrière-pays méditerranéens, entre mythe et réalité. Le cas de la laine de mouton dans les Matmata (Sud-Est tunisien) (Ali Hanafi) 222 PREMIÈRE PARTIE XI Controverses sur la nature du maquis et sur ses qualifications SUR LA GRANDE ARCHE DES SPÉCIFICITÉS LOCALES : DES ANCRAGES en ressource pastorale (Jean-Michel Sorba et Geneviève Michon) 250 DIVERSIFIÉS POUR DES DYNAMIQUES TERRITORIALES CONTRASTÉES. XII Y’a-t-il un processus de construction d’une spécificité 28 territoriale autour du figuier de Barbarie dans les montagnes I Les parcs agroforestiers à frêne dimorphe des Aït M’hamed Ait Baâmrane (arrière-pays de ) ? (LASSAAD LABIDI) (Haut Atlas central) : une spécificité locale bien gardée (Mohamed Aderghal, Majda Mourow, Geneviève Michon, Antoine (Didier Genin et Mohamed Alifriqui) 30 Adam, Bruno Romagny) 266

II Valorisation du zgougou (graines de pin d’Alep) dans le Haut XIII Des milieux ancreurs de spécificités. Le cas des terrasses Tell tunisien: Communautés collectrices et ancrage territorial ardéchoises et cévenoles (Pierre-Antoine Landel) 284 (Hamza Ayari) 52 III Au pays du cèdre, l’ancrage territorial ravive le local. Cas de la Réserve de cèdres du Chouf (Amani Fares et Geneviève Michon) 66 TROISIÈME PARTIE IV L’émergence de la culture du figuier de Barbarie en zone pré- POLITIQUES, MARCHES ET ENCADREMENT DES SPECIFICITES saharienne marocaine (Région de Sbouya-Sidi Ifni) : incidences LOCALES paysagères et socio-territoriales (Didier Genin, Mohamed Alifriqui, Miguel Genin) 88 306 XIV Le marché peut-il devenir une ressource pour l’ancrage V La rose du M’Goun. Un bon exemple pour réfléchir les relations territorial des productions locales ? Les enseignements des entre ancrage, patrimonialisation et banalisation1 (Geneviève foires à thème de Corse et du Maroc (Jean-Michel Sorba, Geneviève Michon) 308 Michon, Mohamed Aderghal, Mohamed Berriane, Pierre-Antoine Landel) 114 La viande de chevreau de l’arganeraie : une spécificité XV Entre fausse authenticité et innovation authentique : bilan VI embarrassante ? Heurs et malheurs d’une initiative de certification de deux trajectoires des tapis de Taznakht (Haut Atlas (Saïd Chatibi, François Casabianca, Didier Genin) 132 marocain) et des Matmata Centraux (Sud-Est tunisien) (Ali Hanafi, Hanane Bouaabid) 328 VII Le lavandin à Oulmès (Plateau central marocain). La trajectoire perturbée d’une spécificité en construction XVI Les spécificités locales et l’action publique dans les (Mohamed Aderghal, Bouchra Karroud, Geneviève Michon) 160 arrière-pays méditerranéens : logique de muséification, mise en scène ou levier de développement ? VIII L’ancrage territorial des entreprises de la filière des plantes (Jean-Paul Dubeuf) 354 à parfum, aromatiques et médicinales dans la vallée de la Drôme (Biovallée)(Marie-Laure Duffaud-Prévost) 176 XVII Le développement territorial comme alternative pour les régions marginales en Tunisie, entre mythe et réalité (Mohamed Elloumi) 366 SOMMAIRE L’intérêt pour les arrière-pays n’est pas résidentielles. Dans les pays de la rive sud, nouveau (Lacoste, 1965 ; Rist, 2007, Naciri les arrière-pays en dépit de la crise des Introduction 2016). Ces derniers sont souvent perçus économies paysannes, sont restés peuplés, comme des espaces en retard en termes et les premiers projets de développement qui de développement, qui subissent les leur ont été destinés remontent seulement influences des métropoles, sans bénéficier aux années 80. Leur aboutissement a été du dynamisme de ces dernières. Dans le compromis par les divers Programmes monde méditerranéen, la catégorie d’arrière- d’Ajustement Structurels imposés par le FMI Les spécificités locales dans les arrière-pays pays est projetée sur les montagnes, et et la Banque mondiale. renvoie à la notion de marge désarticulée Dans le contexte actuel, marqué par la crise méditerranéens, des mots pour des actes... du reste de l’espace régional ou national en du modèle capitaliste de consommation et raison de l’enclavement, du sous équipement de rapport à l’environnement, les arrière- et retour ? et de déficits en tout genre, en particulier pays méditerranéens semblent converger démographiques et économiques, auquel ils vers un même destin, celui de constituer sont confrontés. On peut même dire que selon des territoires producteurs de valeurs Pierre-Antoine Landel Mohamed Aderghal Didier Genin un sens commun bien établi, les arrière-pays économiques et patrimoniales. Cette nouvelle Université Grenoble-Alpes Université Mohamed V Institut de Recherche pour accumulent les problèmes qui en donnent fonction attribuée aux arrière-pays se base sur le Développement et Aix- UMR PACTE Laboratoire d’Ingénierie une image négative par rapport à celle des la mise en avant de ressources spécifiques Marseille Université Grenoble, France du Tourisme, Patrimoine et métropoles. Il est certain que les retards sont censées être en mesure d’être valorisées sur Laboratoire Population, Développement Durable pierre-antoine.landel@ bien réels, mais on ne peut simplement les des marchés extérieurs et de porter l’image Environnement, Dévelop- univ-gernoble-alpes.fr , Maroc attribuer à un déterminisme de la géographie de tout un territoire, en devenir la signature et pement, UMR151 [email protected] et/ou de l’histoire. Ils sont aussi le résultat l’affirmation de sa singularité. Marseille, France d’un processus d’exclusion, commandé Dès lors, les ressources d’un territoire [email protected] par la stratégie spatiale et de localisation de pourraient constituer un outil central pour l’économie capitaliste, d’une part, et des activer son développement. Encore faut-il politiques de développement plus orientées être en mesure de les définir, d’en évaluer la à favoriser « les régions qui gagnent », consistance et de les mettre en dynamique. de l’autre. Mais si c’est là une réalité que Comme le mentionnaient Pinchemel & partagent les arrière-pays au nord et au sud Pinchemel (1988), « les ressources d’un Politiques de la Méditerranée, on ne peut qualifier cet milieu ne deviennent telles que si les hommes territoriales et de état comme résultant d’un même processus les perçoivent comme de possibles richesses Définition(s) ni activé par les mêmes mécanismes. Dans ou que si, les connaissant, ils les recherchent développement les pays de la rive nord, le déclin des arrière- explicitement ». La notion de ressources pays est ancien (du milieu du XIXe siècle aux dépasse ainsi largement les seuls aspects années 1980), il s’est manifesté par la déprise matériels, temporels et géographiques démographique et agricole, ayant rendu pour aborder le domaine des perceptions nécessaire une politique de revitalisation à et représentations propres aux individus et coup de projets et de programmes nationaux aux sociétés en général. La « ressource » Ancrage Spécificités et européens. Si l’espace rural fait l’objet correspond alors à tout objet matériel (un territorial depuis les années 1980 d’un mouvement de produit par exemple) ou immatériel (un savoir- locales reprise démographique (Kayser, 1990), celle- faire, un patrimoine culturel, etc.) dont la Dynamiques Processus ci est en grande partie due à des mobilités valeur est reconnue localement, et qui peut de patrimonialisation 6 7 ainsi faire l’objet d’une valorisation individuelle aux dynamiques culturelles et identitaires janvier 2018. Il a été l’occasion de présenter ou collective. Certaines peuvent être voire écologiques ? En quoi peuvent-elles une synthèse des travaux et de les mettre en génériques, comme le pétrole, les produits contribuer à structurer le renforcement discussion. alimentaires indifférenciés (lait, viande…). des gouvernances locales et de l’action Ce numéro des « Impromptus », fruit de D’autres sont spécifiques par leur originalité, collective ? Quels sont les risques associés, travaux discutés lors du séminaire de Tunis, par leurs modes de production ou par leur risques de banalisation, de détournement a pour ambition de relater une partie des forte interaction au territoire et à l’histoire des de l’image, de captation d’aides au profit expériences et des débats nourris qui ont acteurs (Perron & Janin 2015). Elles sont alors de quelques-uns ? Quelles sont les actions eu lieu dans ce groupe de recherche, et de bien souvent porteuses de qualités fortes, des acteurs publics et institutionnels mises proposer des éléments de réflexion et d’aide fruits d’une longue maturation et adaptation en œuvre localement ? Constituent-elles à la décision sur cette thématique par nature à l’environnement socio-environnemental qui de réels appuis ou des pis-aller en termes interdisciplinaire. les a générées. d’équité dans les politiques globales de Nous nous intéressons ici à ces dernières. développement au niveau des Nations ? La création de ressources propres au Telles sont pêle-mêle quelques unes des territoire se fait en valorisant ses potentiels questions que s’est posé à divers degrés spécifiques, c’est à dire les avantages relatifs un groupe de chercheurs, provenant de qui distinguent le territoire par rapport aux disciplines diversifiées, impliqués dans le autres territoires (Koop et al., 2010). Dès lors programme MED-INN-LOCAL1 (Innovations un certain nombre de questions se posent : locales dans les arrière-pays méditerranéens) - Qu’est-ce qui définit une spécificité locale ? dans le cadre d’un work package intitulé Quels sont les fondements et les facteurs « Émergence des spécificités locales et de son émergence et de son ancrage dans construction des ressources territoriales ». le territoire ? Y-a-t-il une certaine part de À partir d’une variété de terrains localisés déterminisme des milieux biophysiques dans quatre pays du pourtour méditerranéen dans l’émergence des spécificités locales (France, Liban, Maroc, Tunisie) et de ou dépendent-elles uniquement de facteurs problématiques locales particulières. Ils humains ? Les ressources particulières d’un ont tenté de partager leur expérience et milieu sont-elles le facteur si ce n’est exclusif, réfléchir ensemble sur les concepts sous- du moins nécessaire du développement jacents à la thématique des spécificités et du des territoires ruraux ? Comment sont-elles développement local. En guise de fil directeur interprétées, mises en valeur ou détournées préliminaire, une campagne d’enquêtes a été par les sociétés locales qui les exploitent ? réalisée en 2016 auprès de ces chercheurs à Les systèmes de représentation de la nature partir d’un questionnaire semi-structuré, sur élaborés au fil du temps par les sociétés leurs conceptions des spécificités locales et rurales locales ne constituent-ils pas une les conditions de leur émergence (Lazreg, clé pour l’identification des spécificités 2016). Celle-ci a constitué un support de locales et des territoires auxquels elles sont base pour discuter de ces notions et partager associées ? des expériences diversifiées. Deux séminaires - Quelles sont les dynamiques induites par ont été organisés : un premier a permis l’émergence de spécificités locales dans les d’approfondir la notion d’ancrage territorial territoires ? Se réfèrent-elles uniquement aux des spécificités locales à Corte en janvier dynamiques socio-économiques, ou aussi 2015. Le second s’est déroulé à Tunis en

1 Programme financé par l’Agence Nationale de la Recherche, Programme Transmed (ANR-12-TMED- 0001-01) 8 9 I. Une nécessaire clarification sémantique

I.1 Spécifique, spécificités, la recherche de l’unique, Chamussy (1989) la innovantes, et vers une valorisation. Il peut réels – mobilisés par une société locale, d’autre mobilise pour étudier l’organisation sociale qui s’agir d’accéder à des marchés extérieurs, mais part, parce que d’autres éléments peuvent être spécification, trois termes à découle des formes de l’espace et arrange les aussi de résoudre des problèmes productifs délibérément mis en exergue sans qu’ils aient a interroger ? objets de l’espace. Cela signifie que la nature ou de s’adapter à de nouveaux équilibres priori de connexion organique avec le territoire n’est pas spécifique en elle-même, ce sont ou conflits locaux. Cette construction peut qui les promeut. En première instance nous La notion de spécificité peut être approchée des formes d’organisation qui en découlent s’imposer de façon désancrée du territoire, avons proposé de caractériser les spécificités par trois termes qui convergent pour former que peuvent émerger des spécificités. C’est ou reposer sur la valorisation d’un héritage de locales comme « des éléments matériels ou un objet scientifique qui mérite d’être exploré le regard qu’on leur porte, les caractéristiques, l’histoire, s’inscrivant dans un processus de immatériels mis en avant, développés ou de façon interdisciplinaire : spécifique,scientifiques et symboliques, les valeurs et patrimonialisation, c’est-à-dire de sélection à construits par une société locale, qui ne sont spécification, spécificité. Le premier désigne un l’usage qu’on leur attribue qui les rendent des fins de transmission. Enfin, une troisième pas communs ailleurs, et qui participent à son état, le second un processus et le troisième, un spécifiques. En économie, Colletis et Pecqueur phase va mettre l’accent sur une médiatisation, identité ». résultat. Tous trois méritent d’être considérés (2005) distinguent ressources génériques et qui va promouvoir la typicité et l’authenticité, Les spécificités locales se réfèrent ainsi à des au travers de leur relation à la question du ressources spécifiques. Les premières sont ou habiller un objet banal de qualités réelles ou « objets » qui peuvent être de natures assez territoire. « totalement transférables, leur valeur est une créées, et d’augmenter sa valeur. Cette mise en différentes. L’enquête menée auprès des Il y a derrière le qualificatif spécifique, quelque valeur d’échange ». Les secondes ne « peuvent avant va dans ce cas mobiliser des artefacts, membres de notre groupe de chercheurs sur chose qui distingue un objet, qui le rend en aucun cas être transférées. Ces ressources qui laissent entrevoir le risque permanent de les objets de leurs travaux sur les spécificités particulier par rapport aux autres objets de naissent de processus interactifs et sont alors banalisation concomitant du processus de locales montre que si les produits de terroirs son genre. En biologie, est spécifique ce qui engendrées dans leur configuration ». Dans spécification. (alimentaires en général) dominent, on trouve est propre à une espèce, à une catégorie un contexte de mondialisation, l’enjeu de La notion de spécificité locale ne va donc pas aussi dans le panel d’autres objets comme de choses et à elle seule. Ceci permet de développement d’un territoire est de créer forcément de soi, d’une part en raison de la les modes de savoir-faire, de gestion, distinguer des espèces, lesquelles peuvent être les conditions de la construction de ces difficulté éventuelle de déceler de prime abord d’organisation, ou encore des territoires exclusives de milieux et de zones particuliers, ressources spécifiques pour renforcer ses des éléments particuliers – parfois pourtant bien particuliers dans leur ensemble. comme par exemple l’arganier, qui est alors capacités d’accès au marché. Tableau 1 : Quelques exemples de types de spécificités locales étudiées dans le cadre du groupe de travail considéré comme une espèce endémique La notion de spécification fait l’objet d’un sur la construction des spécificités locale et l’émergence des ressources territoriales au sud-ouest marocain, ou bien celles dont plus grand consensus et d’une certaine Produits de terroir Mode de gestion, d'organisation, Territoires dans leur ensemble ; l’aire de répartition est beaucoup plus large, homogénéité de définition dans la mesure où de fabrication lieux, évènements même si elles peuvent présenter des nuances celle-ci est considérée comme un processus et Figue de Barbarie des Aït Ba'amran ; Filière des plante aromatiques ; Bio-vallée de la Drôme ; Réserve de particulières (éco-types). En géographie, la non comme un état. Encore faut-il s’entendre laine des Matmata ; huile d'argan et tapis de Tazenakht (Maroc) et des biosphère du Chouf, Liban, Réserve notion de spécificité est implicite dans les sur la nature des opérations mises en œuvre. viande de chevreau de l'arganeraie ; Matmata (Tunisie) ; parcs à frêne de Biosphère Intercontinentale de analyses des rapports société-milieu, où l’on Différentes entrées peuvent être proposées. Si miel de Corse et du Souss ; plantes dimorphe du Haut Atlas, arganeraie ; la Méditerranée ; Géoparcs ; foires ; aromatiques et médicinales ; zgou- agricultures en terrasses systèmes hydro-agricoles ; activités cherche à mettre en évidence l’originalité d’un le processus de différenciation peut porter sur gou de la dorsale tunisienne autour de la rose du M'goun, sud du terroir ou d’une région, dans la tradition de le mode de production ou de valorisation de Haut Atlas marocain ; maquis corse, l’école française fondée par Vidal de La Blache. ressources spécifiques à un territoire, différentes châtaigneraie ardéchoise. Ce que nous retrouvons systématisé dans les phases en sont essentielles. La première monographies régionales, ou considéré à partir est relative au processus de révélation de la Dans les expressions employées pour définir spécificités locales. d’un point de vue interactionniste, chez Cholley ressource. Les acteurs impliqués, locaux et/ les spécificités locales proposées par ces Les « propriétés » des spécificités locales se qui explique l’originalité culturale dans un terroir ou externes, vont mettre en avant des qualités chercheurs (tableau 2), on retrouve trois réfèrent à des éléments de caractérisation ou par les interactions multiples et complexes spécifiques des ressources d’un territoire caractéristiques qui sont mobilisées autour de différenciation qui permettent de les mettre entre les éléments physiques et humains, qu’il qui n’avaient pas été perçues jusqu’alors. de leur nature, de leurs propriétés et de leurs en avant. synthétise dans sa notion de combinaison (Gras, Peut s’enclencher alors une deuxième phase fonctions : Les « fonctions » des spécificités locales 1975). Plus récemment, et dans une approche qui va permettre d’orienter les actions vers La « nature » des spécificités locales définit éclairent sur les finalités attribuées ou attendues qui rompt avec l’approche idéographique à des formes de production renouvelées ou les contours des objets considérés comme à la mise en avant des spécificités locales. Les

10 11 II. À la recherche des liens aux lieux et aux cultures locales : une longue quête scientifique

idées de démarquage et de revendication qu’il y ait vraiment eu un processus formel et La thématique des spécificités locales se de la typicité, du respect de l’environnement d’identité reviennent le plus souvent. synergique de spécification (Genin & Alifriqui, nourrit de plusieurs approches scientifiques et de la diversité bio-culturelle. Cette offre Ces attributs peuvent être mobilisés cet ouvrage). complémentaires proposées notamment résulte de la coordination d’acteurs autour individuellement ou conjointement pour autour des ressources territoriales, de de ressources territorialisées. distinguer les objets d’étude considérés l’ancrage territorial et des travaux autour de la Par la mise en avant d’une spécificité à l’appui comme spécificités locales. Ces dernières I.2 Vers une définition patrimonialisation des ressources. d’une action de développement, les espaces vont avoir pour effet de réunir des acteurs d’un ne sont alors plus perçus comme des milieux territoire, en même temps que de les distinguer harmonisée des spécificités arriérés et immobiles, mais au contraire de ceux d’autres territoires. locales II.1 Des spécificités comme des territoires de production et/ou Enfin, si les notions de spécificité locale et de des lieux de d’innovation territoriale. Il ne spécification sont dans la grande majorité des Une définition harmonisée présente toujours locales aux ressources s’agit plus seulement de chercher à tirer le cas liées et synergiques, elles peuvent parfois un caractère normatif qui peut ne pas couvrir territoriales... et retour... meilleur parti des ressources données du entrainer des ruptures ou des antagonismes la diversité des situations rencontrées territoire, mais bien d’appréhender le territoire latents qui ont surtout à voir avec les modes lorsque l’on parle de spécificités locales ; On trouve dans la littérature tout un dans son ensemble et d’en faire le résultat de gouvernance et les rapports de forces en elle présente néanmoins le grand intérêt corpus de travaux – notamment nourris d’une coordination d’acteurs. Une des présence dans la mobilisation des ressources de fixer un cadre général et de sérier les et dynamisés par Campagne et Pecqueur clés de compréhension de ce changement territoriales. Ainsi, dans le cas de l’arganeraie problématiques qu’elle recouvre. La richesse (2014) – s’attachant à mieux définir les de paradigme résiderait dans la capacité et des dynamiques autour du développement des propositions de définition fournies par liens liant les ressources spécifiques d’un de ces territoires à se doter d’une forme de l’huile d’argan, Michon et al. (2017) insistent le panel de chercheurs permet de structurer territoire avec les dynamiques collectives et d’autonomie suffisante pour construire un sur ses possibles conflits d’intérêt en illustrant une définition autour des trois éléments les opportunités mises en jeu pour en faire projet mobilisant des ressources spécifiques. que : « la spécification implique parfois des saillants présentés précédemment : les des instruments de développement par la Selon cette acception, la ressource transformations drastiques qui peuvent aller natures, les propriétés et les fonctions des construction de ressources territoriales. territoriale n’est pas seulement « située », jusqu’à effacer les propriétés mêmes de la spécificités locales. Dans le contexte actuel du développement elle est le fondement de la construction de spécificité (gommage de la multi-fonctionnalité Nous proposons ainsi une définition à des échanges conduisant à la construction territoires, par son pouvoir rassembleur de la forêt domestique, suppression du rôle vocation heuristique des spécificités locales d’une économie libéralisée et mondialisée, des acteurs engagés dans des processus des chèvres, mécanisation, disparition des de la manière suivante : l’élaboration et la pérennité de réponses de co-construction, qui prend la forme de pratiques féminines traditionnelles), allant « Éléments matériels ou immatériels valorisés locales aux besoins locaux – à la base coordination collective, d’appropriation même jusqu’à la “déterritorialisation” (produit ou construits par une société locale, du développement local – ne peuvent se commune et d’apprentissage cumulatif. de terroir sans terroir) ». Dans d’autres cas, censés permettre sa différenciation et le concevoir sans avoir pour toile de fond l’idée Toutefois, les spécificités deviennent des les enjeux monétaires liés à la spécification renforcement de son identité. de compétitivité, qui implique le lien entre objets mobiles, susceptibles de profondes d’un produit peuvent parfois conduire soit Les spécificités locales se construisent spécificité et stratégie de développement transformations. Elles invitent à approfondir à des détournements de l’authentique avec dans la plupart des cas à la conjonction d’un territoire. « Il ne s’agit plus de faire la notion d’ancrage territorial. des pertes de savoirs, soit à des innovations entre 1) l’empreinte de longues interactions comme son voisin, si possible moins cher », techniques renforçant les dynamiques de entre une société et son environnement, mais plutôt de « faire ce que le voisin ne sait savoir faire locales, comme on peut l’observer faites d’adaptations, de transformations et pas faire » (Pecqueur, 2001). II.2 L’ancrage territorial : dans le cas de la fabrication de tapis ethniques d’inventivité, traduisant les particularités Cette approche appelle une démarche dans le Sud tunisien ou le Sud marocain (Hanafi culturelles et cognitives d’une communauté collective, à la fois de vision intégrée du une évidence toujours & Bouabid, cet ouvrage). Enfin les paysages humaine, et 2) la résultante d’interventions et territoire, de valorisation des patrimoines et de vérifiée ? culturels à frêne dimorphe du Haut Atlas d’incitations extérieures pouvant générer des médiatisation. Elle aboutit à une stratégie de central marocain montrent qu’une spécificité perspectives nouvelles de développement, développement basée sur une offre singulière Le territoire est-il toujours l’élément locale peut devenir un élément fondamental mais aussi modifier les équilibres et les mettant en avant des images et des valeurs fondamental d’émergence et de consolidation du fonctionnement d’une société locale, sans rapports sociaux locaux ». souvent placées sous le signe de la qualité et des spécificités locales ? De prime abord, on

12 13 peut considérer qu’une spécificité locale est firme, une organisation), une institution qui savoirs locaux au profit de compétences Souktana et Znaga, est identifié à travers par essence attachée au lieu et à la société mobilise des savoir-faire internes et externes externes. Celles-ci sont renforcées par un la référence à des localités urbanisées, qui la construisent (à travers les données au territoire » (Aderghal et al, 2017). Il s’agit dispositif normatif imposé, au détriment de principalement Taliouine, et aussi Taznakht. naturelles, la culture agraire, technique alors de se pencher sur ce qui se tisse, à règles locales anciennement partagées. Elle peut aussi conduire à une spécialisation et alimentaire, l’histoire). La relation entre travers le processus de spécification, entre L’impossibilité de délibération locale sur forte des systèmes de production produit et territoire est évidente lorsque l’on une ressource locale et le territoire : comment, ces normes et les processus de production territorialisés, ce qui efface la mémoire des est sur des marchés locaux et dans des par qui, ce lien ressource/territoire s’est-il associés aboutit à la perte des capacités de anciennes productions du même territoire, relations d’interconnaissance. Le maintien construit, inventé ou réinventé ? Quel est son coordination locales. comme autour d’Oulmes où la production de de ces liens doit être re-questionné lorsque degré de réversibilité ? Cela revient aussi à La banalisation peut aussi porter sur les lavandin est en passe de reléguer au second l’on change d’échelle, d’usages et de caractériser ce lien : quelle est la nature de processus de fabrication. Le mélange avec plan la race bovine autochtone, d’ailleurs valeurs, ou que l’on multiplie les acteurs, qui la relation entre l’objet et le territoire ? Quelle d’autres produits, quand ce n’est pas une grossièrement nommée race Oulmes Zaer n’entretiennent pas les mêmes liens avec le est son intensité (ou sa solidité) ? substitution totale par des composants (Aderghal et al., cet ouvrage). territoire. Tout cela a pour corollaire le risque artificiels ou importés, ou l’association avec Pour rendre compte de ces liens, la notion permanent de banalisation. Hors le cas de d’autres artefacts, reste une possibilité qui d’ancrage territorial est souvent utilisée, ressources endémiques non transférables, affecte par exemple la filière de production II.3 Processus de mais demande à être précisée en dépassant les observations montrent que la spécification de l’eau de rose de Dadès ou la filière l’implicite qu’elle recouvre classiquement. En est sans cesse mise à l’épreuve par des porcine en Corse, sans que cela n’entraîne patrimonialisation et géographie, elle prend le sens de territorialité processus de banalisation, qui prennent de modification de pratiques locales plus spécification qui résulte d’un processus de territorialisation différentes formes. Une première est celle de « authentiques ». Les pratiques de marketing et établit un degré rapport au territoire. Elle est la multiplication des volumes de production, qui conduisent la grande distribution à Un autre courant, particulièrement actif souvent accompagnée, soit d’un adjectif qui au travers d’une intensification des modes mélanger les produits de terroir avec des ces dernières années, concerne les en précise la signification (ancrage territorial, de production. L’oléiculture de terroir est produits banaux, ou à présenter tout approches en termes de patrimoine. Ce local…), soit d’une mise en opposition ou en un secteur vulnérable à ce type d’évolution. et n’importe quoi comme « produit de dernier, appréhendé en tant que construit tension : couple ancrage/mobilité, ancrage/ Une autre forme de banalisation peut être terroir » renforcent l’attractivité des sites social trans-générationnel, renvoie aux nomadisme, ancrage/voyage, ancrage/ décrite à partir de l’accroche d’un produit commerciaux tout en dévalorisant les travaux précurseurs d’Henri Ollagnon dans dérive, ancrage/délocalisation, ancrage/ banal à un territoire. La médiatisation va ainsi spécificités présentées et les démarches qui la communauté scientifique francophone instabilité, ancrage/désancrage… Plus permettre d’habiller un objet banal avec des les portent. (Ollagnon, 1979). La définition proposée par largement, l’ancrage renvoie au sentiment qualités réelles ou créées à partir d’un terroir Une autre trajectoire possible des spécificités cet auteur fait référence à : « un ensemble d’appartenance aux réseaux de sociabilité et spécifique. Ainsi la « pomme de Midelt », pourrait être qualifiée de « tentation de d’éléments matériels et immatériels centré conditionne l’insertion d’un individu dans un devenue l’emblème du la région située dans l’exclusivité» qui pourrait viser à banaliser une sur le titulaire [individu ou communauté collectif. le Haut Bassin de la Moulouya, repose sur spécificité au détriment d’autres particularités humaine], qui concourt à maintenir et à Nous proposons de retenir l’ancrage des variétés de pommes importées (Golden locales. Un territoire est reconnu et identifié développer son identité et son autonomie par territorial comme « la résultante dynamique et Starcking), connues à l’échelle mondiale, par un produit emblématique, par exemple adaptation, dans le temps et dans l’espace de la co-construction située et intentionnelle, dont l’extension s’est faite au détriment des la rose dans la vallée du Mgoun, ou l’huile à un univers évolutif » (Ollagnon, 2000, p. par diverses catégories d’intervenants, de variétés locales, en s’appuyant sur des modes d’argan dans le Souss, Cette spécialisation 339). On observe des similitudes évidentes, liens matériels et immatériels entre un lieu de production importés par les services de liée à la spécification rend invisibles les autres et une certaine filiation de la définition que (un terroir, un milieu) et une ou plusieurs développement agricole (Blanchard, 2016). productions du territoire. Dans le cas du nous proposons pour les spécificités locales. de ses composantes spécifiques. Il peut La banalisation peut aussi se traduire par Souss, la chèvre de l’arganeraie est occultée Plus récemment, des auteurs ont rapproché s’agir d’objets, de produits et d’activités la perte d’authenticité, considérée comme par l’huile d’argan. Un produit peut aussi la notion de patrimoine, considérée en tant associés à des démarches de spécification. un « processus social constamment produit être assigné à un territoire unique qui efface que mémoire collective, de celle de culture La construction de ces liens passe par des et reproduit au quotidien » (Benson, 2013 : les autres lieux de production. Par exemple, et de civilisation. Dans cette perspective, dispositifs, des acteurs (un groupe, une 502). On peut assister à une perte de le safran produit sur le territoire des tribus il s’agit d’étudier « comment les groupes

14 15 III. Structure de l’ouvrage

sociaux forment, déforment, reforment, de territoires, et des paysages culturels qui en Cet ouvrage a pour ambition d’illustrer, à chevreau de l’arganeraie du Pays Haha (sud- période en période, des patrimoines qui découlent, serait double. Il s’agit d’abord de partir de cas concrets étudiés par un groupe ouest marocain). leur sont spécifiques, en vue d’assurer la les préserver pour protéger le cadre de vie de chercheurs du programme MED-INN- La seconde résulte d’une révélation de permanence de leur identité dans le temps et et les activités économiques des populations LOCAL, quelques unes des problématiques qualités spécifiques par un regard – voire une dans l’espace » (Barrère et al., 2005, p. 19). qui y vivent, mais aussi de les valoriser en évoquées ci-avant, qui, bien souvent se intervention –extérieur, capable de porter un À l’heure où la notion de patrimoine faisant connaitre des objets et pratiques combinent et se fondent pour interroger jugement sur les qualités associées à cette connaît un succès croissant, inspirant transmises par les générations précédentes. les formes de développement des arrière- ressource (Landel et al, 2014). On est plutôt de nombreuses politiques publiques, Il peut s’agir de la valorisation touristique de pays méditerranéens générées localement, ici dans la démarche adoptée au Maroc dans plusieurs questions méritent d’être posées. pratiques typiques réhabilitées, comme la impulsées ou promues par des acteurs de le cadre du pilier 2 du Plan Maroc Vert. On Dans quelle mesure les processus de transhumance, mais aussi de la promotion diverses natures. Nous proposons trois entrées retrouve dans ce cas, avec différents modes de patrimonialisation « exogènes » (Cormier- des produits issus des activités traditionnelles pour illustrer la diversité et la complexité des particularisme, les dynamiques d’émergence Salem, 2002) des ressources naturelles, de locales (viande, fruits, artisanat…) en tant que processus de construction, de qualification et de spécificités locales de la rose du M’goun la biodiversité ou des savoirs locaux, portés produits de terroir censés générer un revenu de valorisation des spécificités locales. (sud du Haut Atlas marocain) présentées et soutenus par l’intervention publique, substantiel aux producteurs. Mais tout cela La Partie 1 explore la diversité des situations. par Geneviève Michon, Mohamed Aderghal sont-ils facteurs de résilience, d’adaptabilité ne va pas sans difficultés avec des risques de La révélation d’une ressource sur un et Pierre-Antoine Landel, ou de la culture ou de « transformabilité » des systèmes « scénarisation » liée au développement de territoire, et sa spécification, nécessitent du figuier de Barbarie de la région des Aït socio-écologiques ? Comment interfèrent-ils l’activité touristique, ou de « muséification » une construction sociale qui prend des Ba’amran (sud marocain) abordée par Didier avec les processus de patrimonialisation artificielle. formes variables dans la durée. Plusieurs Genin, Mohamed Alifriqui et Miguel Genin. « endogènes » ? approches contrastées sont décelées ici. Dans le même ordre d’idées, la spécification Différents auteurs ont montré les intérêts La première relève d’une construction peut relever d’un processus engagé par les d’une telle démarche patrimoniale pour le volontaire et finalisée, initiée et développée pouvoirs publics et les collectivités territoriales. fonctionnement, la résilience et la pérennité par les propres acteurs d’un territoire, par Un produit est imposé comme étant ce qui de spécificités locales et des ressources exemple une grande partie des « produits ferait la spécificité d’un territoire, focalisé sur le territoriales (Senil & Landel ; 2016). Nous identitaires », la plupart sous IGP, en Corse. nom d’un lieu emblématique. Cette situation citerons ici les travaux autour des agdals, ces Dans la région du Chouf au Liban, différentes peut être décrite à partir du cas du lavandin espaces collectifs à gestion communautaires initiatives locales individuelles sont menées cultivé autour d’Oulmes, dans le Plateau qui perdurent parfois encore dans les pour revaloriser des produits traditionnels Central marocain, analysée par Mohamed montagnes marocaines et qui présentent des (savon d’Alep, carreaux de plâtre, lavande). Aderghal, Bouchra Karroud et Geneviève caractéristiques à même d’envisager des Elles participent à mettre en dynamique une Michon. Dans ces différentes situations, la formes de gestion durable des ressources ; action collective et d’affirmation de la typicité spécification s’inscrit dans des processus à la fois sur le plan écologique, socio- de la région, par l’intermédiaire de la structure de valorisation variables selon les lieux, mais économique et culturel (Auclair et al., 2011 ; mise en place dans le cadre de la Réserve qui ont tendance à s’appuyer de plus en Genin & Simenel, 2011 ; Auclair & Alifriqui, de Biosphère du Chouf comme le montrent plus sur des canevas standard portant sur la 2012). Amani Farès et Geneviève Michon. Mais les valorisation marchande, la labellisation (IGP le Le patrimoine, sous ses diverses initiatives locales se heurtent parfois à des plus souvent) et l’intervention extérieure. manifestations matérielles et immatérielles, réticences de la part d’acteurs institutionnels Un autre cas de figure est celui où des est actuellement considéré comme une aux pouvoirs élargis qui peuvent bloquer spécificités locales ont été construites de ressource territoriale mobilisable par les l’émergence de spécificités locales pourtant manière endogène par et pour la société qui acteurs pour construire le territoire (Landel, porteuses de caractéristiques intéressantes. les développe, et sans qu’elles aient vocation 2007) et explique l’intérêt croissant qui, de C’est le cas décrit ici par Saïd Chatibi, première à être médiatisées en dehors du par le monde, est accordé à sa valorisation. François Casabianca et Didier Genin des contexte local dans lequel elles sont mises La finalité de la patrimonialisation de ces tentatives de certification de la viande de en œuvre. C’est le cas par exemple des

16 17 forêts rurales du Haut Atlas où des modes de ces éléments participent à la construction des du couvert végétal va rendre impénétrable. sein duquel le pastoralisme occupe une place façonnage et de conduite des arbres tout à paysages qui sont issus d’une interaction Dans d’autres cas, ce sont les pentes qui vont centrale. fait remarquables ont été développés afin de continue entre les dynamiques sociales et dominer, et devenir des refuges, nécessitant À la limite du Sahara, au sud-ouest du Maroc, fournir de manière pérenne aux hommes et à environnementales passées et actuelles. La une intensification des processus del’arrière-pays de Sidi Ifni connait une importante leurs troupeaux des ressources diversifiées et diversité des paysages méditerranéens fait production que seule permettra la construction expansion de la culture du figuier de Barbarie, complémentaires, décrites par Didier Genin de ces arrière-pays une mosaïque, à l’image des terrasses. Enfin, la permanence des qui a longtemps tenu une place mesurée et Mohamed Alifriqui. Dans une moindre de la diversité des cultures qui les traversent, tensions sur la ressource en eau génère des dans la culture agraire locale. Mohamed mesure, on retrouve ici aussi le cas de la mais aussi des produits qui en sont issus. aménagements liés au stockage, au transport Aderghal, Majda Mourou, Geneviève Michon, récolte du zgougou (graines de pin d’Alep) L’intensité des flux et des changements en et à la distribution de l’eau, à l’origine d’une Antonin Adam et Bruno Romagny montrent dans la région du Haut Tell tunisien, engagée, cours les transforment en une « mosaïque fréquente différenciation des cultures. Ce sont comment les projets de développement en comme le montre Hamza Ayari, dans un mouvante », en ce sens que les paysages y sur ces milieux que différents auteurs ont font une ressource majeure, intégrée dans les processus d’expansion géographique et de sont en perpétuelle évolution. Reste à tenter interrogé les processus de construction des dispositifs d’action publique de construction commercialisation au niveau national. d’expliquer la cause et les effets de ces spécificités et les dynamiques qui peuvent y de filières et de valorisation des produits Dans d’autres cas, tels que le développement changements. être associées. du terroir. Partant de la reconfiguration des de la filière des plantes aromatiques dans L’engagement de processus de spécification, La valorisation artisanale de la laine a longtemps parcelles, elle conduit à des transformations le Diois analysé par Marie-Laure Duffaud- résultant du développement de productions permis le maintien des familles nomades des de fond. La culture occupe aujourd’hui une Prévost, on peut observer des processus spécifiques qui vont trouver des débouchés steppes arides et montagnes du Matmata place centrale dans l’espace, mais elle peine d’hybridation entre des regards externes et dans les espaces métropolisés, va générer dans le Sud-Est tunisien. Ali Hanafi montre que à acquérir le statut de ressource territoriale. Si des savoir-faire internes. d’autres transformations qu’il est intéressant jusqu’au milieu des années 2000, l’écoulement les revenus générés sont significatifs, ils sont Cette diversité de mode d’émergence d’explorer. En particulier, l’idée fréquemment des produits auprès des clientèles étrangères captés par des négociants entreprenants. Les des spécificités locales montre le génie rencontrée selon laquelle un bon produit a permis une expansion de la production, au conflits, notamment fonciers, se multiplient. humain à s’adapter à des conditions va générer un beau paysage mérite d’être détriment d’autres activités. Depuis 2011, date L’expérience coopérative reste marginale et environnementales, sociales et économiques explorée. de la révolution tunisienne, ces débouchés se la coordination d’acteurs est difficile à mettre parfois très contraignantes et volubiles. Elle Cette situation se rencontre dans certains cas sont taris du fait de la profonde transformation en place. met aussi l’accent sur les opportunités et les décrits dans la première partie de l’ouvrage. Les de la clientèle touristique et s’imposent des Si elles peuvent être rencontrées dans risques qui y sont liés lorsque l’on change paysages des arrières pays méditerranéens restructurations de filières. d’autres régions de la planète, les terrasses d’échelle d’appréhension et d’intervention, peuvent être porteurs d’images qui renforcent Le maquis constitue un des éléments essentiels restent un marqueur des paysages de pente avec notamment des risques de banalisation, les spécificités des produits qui en sont issus. de l’identité de la Corse. Jean-Michel Sorba et des arrières pays méditerranéens. Même d’étouffement de la diversité des pratiques Les paysages de l’arganeraie accompagnent Geneviève Michon montrent qu’après un long si le couvert végétal les dissimule souvent, locales et d’appropriation-dépossession nombre de supports de promotion de l’huile processus d’abandon, il fait l’objet aujourd’hui leur présence témoigne de la vigueur des extérieure. d’argan, de la même façon que la promotion d’une requalification, en particulier en terme civilisations rurales du passé. Pierre-Antoine La partie 2 interroge les relations entre des les plantes aromatiques, médicinales et à de ressource pastorale. Pourtant, les résultats Landel montre qu’elles constituent une milieux et spécificités, notamment dans des parfum vont accompagner la promotion des restent fragiles, du fait de la permanence des métaphore des différentes trajectoires qui paysages assez communément rencontrés territoires de production. difficultés d’accès, qui relèvent de facteurs affectent ces arrières pays. Elles peuvent dans les arrière-pays méditerranéens. La Notre propos porte ici sur des paysages plus techniques et socio-économiques, mais aussi être le support des extensions résidentielles construction des spécificités territorialesbannals qui peuvent être rencontrés dans réglementaires. Pour les auteurs, la solution périurbaines, comme du développement interroge en permanence les liens avec les d’autres arrières pays de par le monde. Ils passe par la reconsidération du maquis en d’activités récréatives et touristiques dans des milieux qui en sont porteurs. Ils apportent peuvent être issus des vastes étendues de tant que ressource intégrée avec d’autres espaces plus éloignés sous contrôle urbain. les éléments matériels nécessaires à leur plateaux ou de montagnes, sur lesquelles ressources, pour penser la transition vers Face à d’importants surcoûts de production production, mais aussi les connaissances et reposent des activités pastorales parfois d’autres systèmes, en particulier la transition par rapport à des modèles de production savoir-faire qui y sont associés, sans oublier millénaires. Dans certains cas, leur abandon agroécologique. Cette transition repose sur « compétitifs », elles font l’objet des processus les organisations qu’elles ont pu générer. Tous explique la formation de maquis que l’intensité un « bouquet de spécificités locales », au de déprise agricole. Pourtant, parfois, elles

18 19 sont le support de relances de productions important de la part des politiques quand se comprendre la complexité des constructions pratiques d’usages des productions. En spécifiques. Dans ce cas, elles acquièrent le traite le thème du développement. des ressources spécifiques. Ali Hanafi et s’appuyant sur les exemples des marchés statut de patrimoines dont la conservation Mohamed Elloumi se livre ainsi à une analyse Hanane Bouaabid mettent en évidence, dans de foire en Corse et au Maroc, ils montrent va devenir un but essentiel pour ceux qui en critique de la politique de développement le cas de la fabrication de tapis dit « ethniques », que les cadres produits par l’économie des sont les titulaires. Le seul moyen d’y parvenir des zones marginales tunisiennes, basée les pressions exercées par la demande spécificités se trouvent augmentés par les sera d’y relancer des productions qui leur principalement sur une approche territoriale. et le marché pour insuffler des stratégies dimensions relationnelles de proximité liées à permettront d’y vivre. S’affirmeraient ainsi des Mise en place depuis la révolution de 2011, de production et de commercialisation la sociologie des marchés. Alors que s’affirme ressources territoriales, par leur lien au lieu, cette politique postule que le développement conduisant à des trajectoires contrastées : la la conception que le développement des zones mais aussi patrimoniales, par leur inscription territorial permet aux territoires en difficulté de première trajectoire se déclare « traditionnelle » marginalisées devient multisectoriel, territorialisé dans l’histoire longue du territoire. baser leur développement non pas sur une en appliquant un savoir-faire purement et participatif, il s’agit de développer des Enfin, de tout temps, la ressource en eau et hypothétique compétitivité des prix de leur technique, mettant en avant la tradition. Cette stratégies « d’innovation rurale » qui favorisent plus particulièrement, les tensions liées à sa produits, mais sur une compétitivité basée sur trajectoire suit malheureusement bien souvent la reconnaissance des savoirs et savoir- gestion dans un contexte de rareté ou d’excès, la différenciation et la typicité de ces produits. une démarche non authentique de production faire locaux, ainsi que les atouts régionaux, en font un élément fondamental de l’identité Il met en lumière les questions posées par des tapis avec notamment l’usage d’une et permettent aux acteurs locaux d’avoir la des arrière-pays méditerranéens. Thierry Ruf les processus d’émergence des territoires laine bon marché, sa coloration chimique et maîtrise de leur destin. Il devient alors essentiel montre l’importance de l’approche historique de développement en Tunisie à la suite de le recours à un vieillissement accéléré des de reconsidérer la relation entre le local et le pour expliquer la diversité des territoires l’échec relatif des projets de développement tapis. Une deuxième trajectoire se déclare global en privilégiant des formes de répartition hydrauliques et comprendre les spécificités conduits selon des approches descendantes. « moderniste » représentant un petit groupe plus équitables des avantages au profit du comme résultant des relations entre des Il passe en revue les apports et les limites du de femmes appartenant à une association à local et du territoire (Abaab & Guillaume, 2003). « bassins versants producteurs d’eau et des développement territorial dans le contexte Taznakht (Maroc). Dans cette trajectoire, les Il ne s’agit là pas seulement d’équité, mais bassins déversants utilisateurs ». Un certain tunisien, pour enfin faire une présentation artisanes appliquent un savoir-faire artistique aussi d’enjeux géopolitiques et sociaux dans nombre de ces dispositifs sont insérés dans rapide de quelques approches innovantes qui respecte une démarche authentique mais un monde de plus en plus enclin à l’instabilité. des processus de patrimonialisation, qui en terme de développement territorial inclusif qui, en cours de route, perd tout ancrage C’est ainsi que l’économie globale devrait interrogent les interrelations avec des systèmes qui semblent pouvoir apporter des réponses territorial et patrimonial par rapport à la région. conduire à un renforcement d’opportunités d’irrigation modernes et leurs liens avec la aux questions de développement des zones Entre l’une et l’autre de ces deux trajectoires, diversifiées en offrant des marchés plus trajectoire des processus de spécification. marginales. ces arrière-pays ont toujours eu du mal à étendus aux produits locaux. La labellisation et La Partie 3 aborde les rôles de l’action De même, Jean-Paul Dubeuf constate que trouver la bonne posture pour conserver leurs la certification en est-elle une voie à privilégier ? publique et des marchés dans les processus les programmes de développement, à la fois connaissances, les transmettre et innover afin Peut-elle constituer une opportunité pour revoir de spécification. L’action publique dans les en Corse et au Maroc, mettent en avant la d’assurer un développement économique nos modes d’exploitation des ressources zones rurales « marginales » est un élément spécificité des produits, des savoir-faire et pour leurs habitants. Les marchés volatiles et d’alimentation ? Quels sont les risques omniprésent des politiques de développement des cultures locales de ces territoires comme n’aident pas à renforcer les identités de détournement, de captation des aides nationales depuis une quarantaine d’années, levier principal de création de valeur. Elles recherchées ou promues. publiques au seul profit de quelques uns ? Les qui peuvent se décliner par des dispositifs constitueraient des ressources susceptibles Dans un cadre de réflexion plus élargi, Jean- typicités et la multifonctionnalité traditionnelle particuliers selon les pays. de favoriser leur développement durable. Il Michel Sorba et Geneviève Michon insistent de ces arrière-pays peuvent-elle être un socle Au Maghreb, que ce soit dans le cas d’options analyse comment les politiques publiques enfin sur le fait que la construction d’une pour mettre en dynamique ces espaces, qu’ils très centralisatrices (comme au Maroc révèlent et mobilisent ces spécificités, avec ressource spécifique ne peut se réduire aux ne soient pas seulement un élément annexe avec le Plan Maroc Vert) ou plus ouvertes à quelles représentations et avec quels modes seuls « facteurs de production » et à des mises de folklorisation, et qu’ils ne reçoivent pas la décentralisation (comme en Tunisie par de gouvernance, pour identifier leur capacité en normes venues « d’en haut ». Les activités seulement les miettes d’un développement exemple où la région est reconnue comme un à ouvrir des perspectives de développement. marchandes de proximité constituent aussi économique et social qui se situe ailleurs ? niveau de décision autonome [chapitre 7 de la Mais les formes de production et les grandes un ressort majeur, bien que souvent ignoré, Tels sont aussi les enjeux sous-jacents nouvelle Constitution]), les zones marginales orientations des politiques de développement du processus de spécification et d’ancrage abordés dans les différentes études de cas constituent toujours un élément de langage s’avèrent toutefois encore insuffisantes pour en couplant les pratiques productives aux proposées ici.

20 21 Tableau 2 : Quelques expressions employées pour notre collectif de chercheurs pour caractériser la nature, les propriétés ou les fonctions des spécificités locale (reconstitution à partir des données de l’enquête conduite par Asma Lazreg, 2016).

NATURE PROPRIETES FONCTIONS « Éléments matériels ou immaté- « pas communs ailleurs » ; « permet de distinguer un territoire, riels mis en avant, développées ou « ayant subi des transformations par- une qualité, une originalité et une construits par une société locale » ; ticulières » ; exclusivité » ; « zones » ; « contenus symboliques, identitaires « identité » ; « produits ou ressources propres à et culturels qui permettent la démar- « identification » ; un territoire » ; cation » ; « création d’une niche » ; « on met « ressource d’un territoire non imi- « qui s’oppose à générique » ; en avant certains produits et on rend table et non transférable ailleurs » ; « pas une donnée figée, ni exclusive invisibles d’autres » ; « l’empreinte des interactions entre du territoire » ; « définir le territoire ; renforcer l’éco- une société et son environnement » ; « liées aux particularités environne- nomie et l’identité » ; « des activités et des productions mentales, économiques et sociales « permet le démarquage entre terri- particulières » ; » ; toires en concurrence » ; « produit ou chose ou trait caractéris- « n’existe que dans un territoire bien « assure le fonctionnement et ren- tique d’un territoire » ; déterminé autour d’une certaine force la résilience du système » « produits provenant des ressources culture locale qui a su la valoriser » ; naturelles et activités traditionnelles « liées à la fois aux produits et aux » ; pratiques » ; « produits ou entités particuliers ». « caractéristique et authenticité » ; « exclusivité et originalité » ; « fruit d’une adaptation, c’est à dire d’une interaction spécifique entre la société et son environnement ».

22 23 BIBLIOGRAPHIE

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26 27 PARTIE 1

SUR LA GRANDE ARCHE DES SPÉCIFICITÉS LOCALES : DES ANCRAGES DIVERSIFIÉS POUR DES DYNAMIQUES TERRITORIALES CONTRASTÉES.

28 Première partie Diversité des spécificités locales

Les parcs agroforestiers à frêne dimorphe The dimorphic ash (Fraxinus dimorpha) (Fraxinus dimorpha) constituent des agroforestry parks are spontaneous, open Chapitre 1 peuplements clairs spontanés assez rares stands that are quite rare in the Moroccan dans l’Atlas marocain. Cet arbre endémique Atlas. This endemic tree provides both fournit un bois à la fois solide et souple, pour solid and flexible wood for the manufacture la fabrication des toits des maisons (poutres of house roofs (beams and poles), and an et perches), surtout un fourrage de qualité especially high-quality forage in autumn. In en automne. Dans la zone d’Aït M’Hamed the Aït M’Hamed area (Central High Atlas), Les parcs agroforestiers à frêne dimorphe des (Haut Atlas central), ces peuplements sont these stands are regularly pruned according to régulièrement taillés selon des cycles très very precise cycles: for a same individual tree, Aït M’hamed (Haut Atlas central) : précis : pour un même arbre, exploitation en pollarding every 4 years; and conservation une spécificité locale bien gardée trognes tous les 4 ans ; puis conservation of some very straight stems to be exploited de certaines tiges bien droites pour être during the next cycle (8 years) as poles, or left exploitées lors du cycle suivant (8 ans) comme again so that they become beams. Another perches, ou bien laissées encore pour qu’elles Didier Genin Mohamed Alifriqui remarkable practice concerns the deviennent poutres. De même, les arbres construction of low stone walls to protect Université Cadi Ayyad Institut de Recherche pour le surpâturés sont protégés par la construction overgrazed trees from the teeth of livestock Développement et Aix-Marseille Département Environnement de murets de pierres pour les préserver de («tahboucht» in Berber). The young Université Marrakech, Maroc la dent du bétail (« tahboucht » en Berbère). regrowths are then selected and linked Laboratoire Population, Environne- Les jeunes repousses sont alors sélectionnées [email protected] together to anastomose over time and ment, Développement, UMR151 et liées entre elles afin de s’anastomoser au constitute a single trunk. This traditional Marseille, France cours du temps pour ne former qu’un seul gros technique results in a 31% increase in forage tronc. Cette technique traditionnelle permet [email protected] leaf productivity compared to a non- d’obtenir une augmentation de la productivité anastomosed tree. This results in the en feuilles fourragères de 31 % , par rapport formation of particular and functional cultural à un arbre non anastomosé. Il s’ensuit la landscapes. This specificity is both material formation de paysages culturels singuliers. (landscapes, particular tree resources) Cette spécificité relève à la fois de la matérialité and immaterial (accumulation of singular (paysages, ressources arborées particulières) knowledge and practices, cultural and et de l’immatérialité (accumulation de savoirs technical heritage), with an obvious territorial et pratiques singulières, patrimoine culturel et anchoring. However, we are here in a case technique), avec un ancrage territorial évident. of the construction of local specificities BY Paysage Cependant, on se trouve ici dans un cas de and FOR a local society, without necessarily construction de spécificités locales PAR et a formal desire for specification, but whose Parc culturel POUR une société locale, sans forcément primary function is to respond to local needs, une volonté formelle de spécification, mais qui and to participate in the resilience of the agroforestier Haut Atlas a pour fonction première de répondre à des socio-ecological system in itself. besoins locaux, et de participer à la résilience du système socio-écologique en soi. Savoirs écologiques locaux Endogénéité

30 31 Première partie Diversité des spécificités locales

Introduction Rendre lien cliquable

Les milieux boisés constituent des espace- (Fraxinus dimorpha) se trouvent dans des & Alifriqui (2016), Genin et al. (2017) ; Genin ressources importants pour les modes de vie situations topo-climatiques particulières et al. (2018), Genin & Alifriqui (2018), ainsi que traditionnels des sociétés montagnardes de dans les montagnes atlasiques et sont gérés dans le documentaire « Bergers sculpteurs l’Atlas marocain. Ces formations, en général localement par les communautés paysannes d’arbres du Haut Atlas » (http://mediamed. spontanées et non semées par les populations qui les utilisent. Ils correspondent tout à fait mmsh.univ-aix.fr/chaines/labexMed/Pages/ locales, sont complètement intégrées à leur à la définition des spécificités locales que Labexmed-0018.aspx) disponible en ligne. espace domestique et remplissent différentes nous avons proposée dans Aderghal et al. fonctions : de production de matières (à paraître), comme étant des « éléments premières (bois de construction, bois de feu, matériels ou immatériels construits ou fourrage foliaire), de collecte de différents valorisés par une société locale, censés produits (plantes médicinales et aromatiques, permettre sa différenciation et le renforcement produits tinctoriaux, etc.), de protection de son identité ». Mais cette spécificité locale (au-dessus des villages par exemple pour est un peu particulière dans le sens où elle limiter les chutes de blocs de pierre), de n’est pas médiatisée et ne fait l’objet que de conservation d’espèces, ou comme lieux très peu de flux en dehors des communautés sacrés (forêts sacrées, cimetières, arbres lieux qui l’ont façonnée. Dès lors, elle constitue de Maarouf ). Les espaces boisés sont aussi un exemple original de la diversité des souvent considérés comme des « trousses formes que peuvent prendre les spécificités de sécurité » permettant de faire face à des locales et pourrait nourrir la réflexion sur le périodes critiques dans l’approvisionnement développement local et l’innovation dans en ressources. Ils sont complètement intégrés les arrière-pays méditerranéens de manière dans la trame paysagère – parfois singulière plus globale à l’heure où l’agroforesterie est – des espaces agroforestiers et ruraux des présentée comme une voie prometteuse de montagnes atlasiques, et en assurent des production alimentaire dans le contexte actuel services écosystémiques fondamentaux. des changements globaux. D’ailleurs on retrouve dans le Haut Atlas Nous centrerons ici nos propos sur les des zones boisées localisées à proximité éléments caractéristiques qui font du système immédiate des villages, un peu comme des de conduite des parcs agroforestiers des jardins périphériques des habitations . La Aït M’Hamed une spécificité locale. Ils font raison invoquée par les populations locales appel à des travaux antérieurs que nous est la nécessité d’avoir un accès facile aux avons menés, à la fois sur le plan descriptif ressources lors d’épisodes climatiques (enquêtes participantes, caractérisation adverses comme de fortes chutes de neige. La des calendriers fourragers) et analytique forêt n’est pas vraiment séparée de « l’univers (mesures sur les arbres, détermination de de vie » des habitants, contrairement au valeur nutritive, mesures de productivité des schéma dominant des cultures occidentales feuilles), et qui ont fait l’objet de publications où forêts et espaces agricoles présentent des particulières. Les lecteurs intéressés pourront limites marquées (Larsen, 2005 ; Siskonen, obtenir des compléments plus précis 2007). concernant les pratiques mises en œuvre et Les parcs agroforestiers à frêne dimorphe leurs impacts socio-écologiques dans Genin

1 Rituels d’ex voto destinés aux saints 2 Cela remet quelque peu en question la notion « d’aréoles de dégradation autour des villages » classiquement proposée dans les études environnementales sur les pressions anthropiques (Taïbi & El Hanani 2004). 32 33 Première partie Diversité des spécificités locales

I. Le frêne dimorphe : espèce clé de voûte d’un système agroforestier original

Le frêne dimorphe occupe une niche plus forestières sont observées. On note Deux caractéristiques apparaissent immédiatement aux yeux de l’observateur du paysage écologique particulière dans le Haut Atlas, aussi dans les franges des peuplements forestier à frêne dimorphe : localisée entre 1200 et 2000 mètres mixtes avec le chêne vert (Quercus ilex). La - L’étêtage généralisé des arbres adultes d’altitude, généralement dans les bas de commune d’Ait M’Hamed, située au sud de la - Une hétérogénéité de port des arbres (photo 2), avec, notamment, la présence d’arbres pentes rocailleuses, fonds de vallées et ravins, province d’Azilal, constitue l’archétype d’une présentant des troncs très trapus et de diamètres conséquents (parfois > à 1 m). présentant des inversions de température. Il zone du Haut Atlas où s’est développée une supporte à la fois des froids intenses en hiver société locale reposant en grande mesure (-20°C) et des fortes chaleurs en été (+40°C). sur l’utilisation et la gestion des peuplements Ce frêne est un arbre multi-usage. Il fournit naturels à frêne dimorphe. Hormis une zone plusieurs produits comme du bois de feu, domaniale relativement réduite, les parcs du bois d’œuvre et du bois de construction à frênes sont de propriété individuelle et (perches et poutres), des produits alimentaires soumis à une gestion individuelle. Le nombre et médicinaux, des substances tinctoriales d’arbres possédé par chaque famille est très et du fourrage. Les peuplements à frêne hétérogène (de 8 à plus de 3 000 arbres). dimorphe se présentent généralement sous Cependant, il apparait que leur gestion suit forme de parcs agroforestiers, avec une le même patron général, sauf pour les rares densité d’arbres entre 70 et 800/ha, mais parcs très étendus où l’exploitation des aussi sous forme d’arbres plus ou moins arbres, individuellement, est beaucoup plus isolés sur les plateaux calcaires dépourvus épisodique. de sols (photo 1). Parfois des formations

a b

Photo 2 : trois types physionomiques de frêne dimorphe. (De gauche à droite : tronc anastomosé, forme en taillis multicaule, forme buissonnante. (© Photo D. Genin)

Les peuplements de frênes sont principalement et les chèvres (photos 3 et 4). L’arbre est utilisés d’août à novembre pour fournir du généralement amputé de la totalité de ses fourrage aux troupeaux d’ovins et de caprins branches qui peuvent se compter à plus de de la zone3. Les arbres sont taillés en trogne 250. Le nombre de branches effectivement Photo 1 : Le frêne dimorphe. a) Un parc agroforestier typique avec une hachette sur des cycles de coupe coupées au cours d’une journée donnée de la zone de Aït M’Hamed ; b) arbre isolé récemment taillé en de 4 années afin de permettre à l’arbre une est adapté au nombre d’animaux à nourrir. trogne. (© Photo D. Genin) croissance suffisante. Les branches feuillues Le coefficient de corrélation entre le nombre ainsi coupées sont consommées directement de branches coupées quotidiennement en frais sur le parcours par les moutons et la taille du troupeau est r² =0,71 (n =65,

3 Les données chiffrées présentées ci-après proviennent d’une enquête participante réalisée en 2012 auprès d’une cinquantaine d’exploitations et de travaux de digestibilité in vivo, réalisés directement au sein d’une exploitation agricole, afin de déterminer les usages et valeur nutritive du frêne dimorphe. 34 35 Première partie Diversité des spécificités locales

p<0,001). Le nombre moyen de branches individuels) déclarent répéter l’opération dans coupées quotidiennement par tête est de l’après-midi. Lorsqu’ils trouvent des branches 1,2, mais des différences significatives ont particulièrement vigoureuses et droites (de été observées entre les troupeaux recevant 1 à 15 selon les arbres), les cueilleurs les par ailleurs de la luzerne fraîche comme conservent et les façonnent généralement complément alimentaire (0,9 branche/tête) en les éclaircissant sur une longueur de 3,5 ou non (1,7 branche/tête). Ces quantités m. Ces branches pousseront pendant un correspondent approximativement à une cycle quadriennal supplémentaire pour offrir contribution du feuillage des frênes de 20 après 8 années de croissance des perches à 35 % de l’alimentation quotidienne des calibrées d’environ 7 cm de diamètre servant animaux, respectivement (Genin et al., 2016). principalement à couvrir les toits des maisons. La coupe a lieu une fois par jour, le matin, Parfois, des perches particulièrement pour 88 % des personnes interrogées, tandis vigoureuses sont conservées afin de produire que 12 % (tous possédant plus de 500 arbres des poutres au bout d’environ 30 ans.

Photo 4: ruée vers les feuilles de frêne fraichement coupées (photo D. Genin)

Un autre aspect des plus remarquables du et attachées entre elles. En se développant, savoir-faire et des pratiques de gestion des elles vont s’unir, entrer dans un processus arbres dans cette région concerne la technique d’anastomose, et former un seul grand tronc du tahboucht, qui est liée à la protection et la composé de plusieurs compartiments de régénération des arbres surpâturés – appelés tiges (photo 5). Selon 69 % des habitants localement rochers verts. Le terme berbère interrogés, l’objectif de cette pratique est tahboucht est dérivé du verbe habouch qui d’améliorer la productivité et la longévité de signifie « éduquer », « à la mère ». Il consiste l’arbre. Et, de fait, les mesures écologiques à construire des murs de pierre autour des effectuées confirment sur le plan scientifique petits arbres afin de les protéger contre cette assertion (Genin et al. 2018). l’abroutissement par le bétail jusqu’à ce qu’ils soient au-dessus de la portée maximale de la dent des moutons et des chèvres (1,5-2 m de hauteur). Les rejets de souche ainsi protégés Photo 3 : Consommation du feuillage de frêne dimorphe par les troupeaux de petits ruminants, directement peuvent donc se développer normalement. sur le parcours. (© Photo D. Genin) Seules les tiges les plus vigoureuses et les plus droites sont ensuite conservées (3 à 12)

36 37 Première partie Diversité des spécificités locales

pendant la période automnale de pénurie de comme source de fourrage, associant fourrage. Les techniques d’écimage et un l’étêtage et le taillis. De même, certaines système très perfectionné de cycles de coupe études ont également décrit le rôle clé que qui se chevauchent semblent être l’élément les arbres peuvent jouer dans le maintien clé d’un système original et efficace de des moyens de subsistance agro-pastoraux gestion des arbres. Mabey (1996) a rapporté et agroforestiers, en particulier dans les un système de coupe plus simple de Fraxinus environnements difficiles comme les hautes excelsior trouvé en Grande-Bretagne, basé montagnes et les zones arides. Singh et sur une rotation de 10 ans, afin d’obtenir ses collaborateurs (2015) ont ainsi décrit des perches pour la construction. Charlton comment un chêne-ours est devenu le et ses collaborateurs (2003) ont également pilier du fonctionnement d’un système mentionné des cycles de rotation intégrés agro-sylvo-pastoral durable dans les pour l’exploitation d’arbres néo-zélandais montagnes indiennes. Photo 5 : Le « tahboucht » une technique endogène de protection et de régénération des arbres surpâturés, et de façonnage des troncs pour en augmenter la productivité. (© Photo D. Genin)

Les peuplements de frêne ne sont pas La fonction pastorale du frêne dimorphe considérés par les populations locales constitue la base des décisions de gestion comme des « forêts », des « parcours » ou des relatives au frêne, notamment parce que ses « zones de production de bois », mais comme feuilles présentent une bonne valeur fourragère des espaces multifonctionnels intégrés, grâce (70 % de digestibilité de la matière sèche in à la malléabilité permise par le genre Fraxinus vivo) pour les troupeaux de petits ruminants (Thiebaut, 2007). Au niveau du paysage, on durant la période critique de l’automne (Genin observe la présence de quatre physionomies et al., 2016). Cette utilisation principale est de peuplements de frêne (parcs arborés également signalée dans plusieurs autres cultivés ou non, espaces forestiers, arbres régions du monde pour d’autres espèces de isolés) qui ont toutes leur utilité et une diversité frêne, et a également marqué les paysages, des formes d’arbres résultant du façonnage comme ceux de la région pyrénéenne où les humain. Ces deux aspects permettent aux frênes (Fraxinus excelsior) étaient toujours populations de récolter chaque année des présents sous forme de bosquets près des ressources diversifiées à partir de leurs bergeries (Gibon et al. 2015). Le frêne sert frênes, et donc de participer à la gestion ainsi de tampon pour le calendrier fourrager, de l’ensemble du système agricole. Les offre du matériel pour divers objets du perches et les poutres sont façonnées avec quotidien et des services écosystémiques anticipation directement sur les arbres vivants pour l’ensemble du système socio-écologique afin de fournir des matériaux de construction (Thiebaut, 2007). De plus, nous formulons futurs. De plus, des parcs créés avec une l’hypothèse que c’est la présence de cet densité d’arbres relativement faible permettent arbre qui a permis à l’ancienne tribu nomade la culture de céréales sous couvert, tout des Aït M’Hamed – appartenant à la grande en assurant les services écosystémiques confédération des Aït Atta du Sud marocain spécifiques généralement fournis par les – de s’installer dans cette région, comme arbres (Jose, 2009). alternative aux mouvements de troupeaux

38 39 Première partie Diversité des spécificités locales

II. En quoi les parcs à frêne dimorphe constituent-ils une spécificité locale ?

Les parcs à frêne dimorphe, dans leur avec une couverture représentant moins 2 - des cycles emboités d’usage des territoires (Juhé-Baulaton et al., 2013). physionomie et les utilisations qui en sont de 1 % de l’espace forestier national. On le branches les plus vigoureuses pour Le cas de la gestion du frêne dimorphe dans faites, correspondent en tous points aux rencontre aussi souvent sous forme d’arbres l’obtention de bois d’œuvre (perches au les Aït M’Hamed est un exemple remarquable éléments de distinction proposés par Pecqueur isolés, généralement dans des conditions de bout de 8 ans, poutres après 30 ans) et, de l’intégration complète d’un écosystème (2005) pour caractériser les spécificitéssols et de microclimats très sèches (plateaux 3 - des actions de préservation des pousses forestier endogène dans un système locales comme « une forme de valorisation karstiques, sols très rocailleux). Il est aussi et repousses de la dent du bétail par agroforestier traditionnel, où la séparation de connaissances, des compétences, de associé au chêne vert dans les pentes de la confection de murets de protection entre la forêt et la zone agricole est ténue. la relation de travail, des savoir-faire des mi-versant. (tahboucht) et la sélection des repousses Historiquement, les liens entre les hommes individus et des entreprises qui sont fondés Les zones que l’on peut considérer comme de manière à favoriser l’anastomose des et les forêts sont très anciens, fondés sur sur une histoire commune, traduite dans les forêts à frêne dimorphe sont relativement troncs qui améliore fortement l’efficience l’adaptation mutuelle, la formation, l’imitation connaissances, les pratiques, les règles et les peu nombreuses. La plus emblématique se de l’arbre pour la production foliaire. et la transformation des écosystèmes représentations collectives ». Cette spécificité situe sur la commune de Aït M’Hamed. Les La gestion forestière pratiquée ici est loin (Moran & Ostrom, 2005 ; Blanco et al., 2015). relève à la fois de la matérialité (paysages, formations à frêne dimorphe y structurent un des canons de la foresterie classique, du fait Les interactions entre foresterie et agriculture ressources arborées particulières) et de paysage singulier, que l’on peut rapprocher d’une exploitation et d’une gestion d’arbres peuvent prendre des formes diverses et l’immatérialité (accumulation de savoirs et de celui des dehesas et montados d’Espagne vivants et leur façonnage multifonctionnel la fracture classique entre la sylviculture pratiques, patrimoine culturel et technique), et du Portugal, avec une activité humaine de en pied. Il s’ensuit des paysages culturels moderne et l’agriculture que l’on retrouve avec un ancrage territorial évident. type agropastoral caractéristique. forestiers originaux et pérennes, faits de dans le monde occidental est beaucoup trop parcs agroforestiers dont la structure et tranchée pour pouvoir décrire la diversité et la le fonctionnement répondent aux besoins complexité des situations rencontrées de par II.1 Une ressource arborée II.2 Des savoirs et savoir- d’une population très dépendante des le monde. ressources naturelles locales, et dont la Ce modèle agrosylvopastoral basé sur peu commune faire singuliers dans le qualité paysagère et la nature domestique les parcs à frêne dimorphe fonctionne façonnage et la gestion des sont indéniables. admirablement bien dans le cadre d’une Si l’aire d’extension du frêne dimorphe est économie traditionnelle de subsistance. Il se très étendue, du Maroc occidental à l’Asie parcs à frêne dimorphe base sur un savoir faire et des connaissances centrale, elle est aussi très fragmentée. Elle II.3 Un patrimoine qui acquises par les Ait Mhamed, tout au long de présente des zones de concentration, l’une Ils se traduisent par des cyclicités d’usage leur processus de sédentarisation, à savoir : dans les montagnes du Maroc, l’autre en Asie des ressources arborées extrêmement soutient la résilience du - Une connaissance des zones favorables au centrale en Afghanistan et dans l’Himalaya précises, qui prennent leur source dans des système socio-écologique développement du frêne, notamment sur les occidental. Au Maroc on le rencontre dans de connaissances empiriques approfondies, versants et les fonds de valons connaissant nombreux massifs du Haut Atlas, mais aussi d’une part, de la biologie et de l’écologie des des inversions thermiques en hiver. dans le Moyen Atlas, dans l’Atlas saharien et arbres, et d’autre part, des vulnérabilités et La notion de patrimoine est aujourd’hui - Une connaissance précise des aspects dans le massif de Saghro. Il doit son nom au résiliences possibles dans le fonctionnement l’une des principales sources d’inspiration, biologiques de la croissance et du cycle fait qu’il présente deux types de feuilles selon même de l’exploitation agro-sylvo-pastorale des politiques publiques se réclamant phénologique des principales espèces son stade de développement et les niveaux et des modes de vie locaux (Genin & Alifriqui, du développement durable des zones fourragères, notamment le frêne dimorphe. de pression qu’il subit : des feuilles petites et 2015 ; Genin et al., 2016 ; Genin et al., 2018). marginales pour assurer, d’une part, - Une maitrise des techniques de coupes denses, ou allongées et aériennes. Essence On peut les résumer ainsi : la protection et la conservation de la et de traitements du frêne pour obtenir typiquement montagnarde, on le trouve 1 - des cycles d’exploitation stricts des arbres biodiversité, des écosystèmes, des savoirs des arbres avec des formes en trognes en peuplements forestiers, surtout sur le en trogne de 4 années pour l’obtention et savoir-faire traditionnels, d’autre part, caractéristiques. versant nord du Haut Atlas central, avec des de quantités prévisibles de fourrage en le développement économique par la - Une maitrise de la conduite, de la protection densités pouvant aller jusqu’à 1500 tiges/ha. automne, destiné à l’alimentation des valorisation des spécificités locales et enfin, et du recrutement de jeunes pousses ou Mais les superficies concernées sont faibles troupeaux de petits ruminants, une gestion équitable des ressources et des régénération.

40 41 Première partie Diversité des spécificités locales

III. Une spécificité sans spécification ?

- Une bonne connaissance du climat et des Il est difficile de retracer formellement la moins un patrimoine matériel et immatériel saisons agricoles, pour régler et organiser trajectoire d’émergence de ces pratiques, très intéressant, pouvant inspirer des voies l’activité pastorale dans l’espace et dans le dans la mesure où très peu d’écrits sont alternatives et innovantes de gestion durable temps. disponibles sur cette zone amazigh longtemps de la forêt. Il sert à la fois de moyens de production et restée en dehors de la gouvernance formelle Ils sont aussi porteurs d’autres enjeux qui de pouvoir tampon pour renforcer la résilience nationale. Les acteurs locaux disent que peuvent avoir des portées plus générales globale du système et faire face aux aléas cette gestion a toujours été pratiquée ainsi pour réfléchir et impulser d’autres approches de cette zone montagnarde. Il est considéré par leurs ancêtres. du développement durable. comme un véritable patrimoine par la société De plus, la particularité et la spécificité de ce locale, à l’instar de cette personne âgée qui le mode de gestion des arbres et de la forêt formule ainsi : sont largement méconnues à l’extérieur « L’arbre c’est la vie dans nos montagnes. et encore moins médiatisées. Nous avons l’Imts [ le nom vernaculaire du frêne dimorphe nous mêmes eu du mal au début de notre en berbère] nous permet de nourrir nos bêtes, recherche à orienter nos discussions avec de fabriquer les toits de nos maison ainsi que les paysans sur ces modes de traitement divers outils, et même de nous soigner... des arbres. On peut interpréter cela comme Chez moi nous étions très nombreux, j’ai eu une crainte d’avoir des problèmes car, dans la malchance d’hériter de terres avec très peu la loi forestière, l’exploitation d’arbres vivants d’arbres sur ce plateau rocailleux du Lahbab, sans autorisation des Services forestiers de alors je fais des tahboucht pour protéger et l’État est interdite et constitue un délit. C’est développer les arbres, et ne pas léguer à également une pratique tellement intégrée à mes enfants un désert, Inch Allah » (H. Y., Aït l’habitude qu’il n’était pas considéré comme M’Hamed, Prov. Azilal, entretien Avril 2012). « nécessaire » de s’y arrêter. Pourtant, dans cette zone, les rythmes d’exploitation et de vie tournent autour de cette ressource et de cette gestion. On se trouve ici dans un cas de construction de spécificités locales PAR et POUR une société locale, ayant pour fonction première de répondre à des besoins locaux, et de participer à la résilience du système socio- écologique en soi. Les parcs à frênes ne cristallisent pas d’intérêts économiques directs et ne représentent ainsi que peu d’enjeux vis-à-vis de l’extérieur. L’existence de ces structures paysagères et productives est directement liée aux modes de vie développés localement ; et leur devenir dépendra de l’évolution de ces modes de vie et de l’accès à des ressources extérieures. Les savoirs et savoir-faire qui y sont mis en œuvre n’en constituent pas

42 43 Première partie Diversité des spécificités locales

IV. Enjeux patrimoniaux et scientifiques

VI.1 Façonner des arbres génération par la transmission culturelle et formes d’arbres diversifiés, correspond bien à qu’à la conservation de certains processus évoluant constamment par des processus ces paysages culturels développés au cours paysagers tels que le caractère auto- culturellement modifiés d’adaptation, sur les relations entre les êtres de plusieurs générations d’hommes (Farina, organisateur de la matrice écologique. vivants (y compris les humains) entre eux et 2000). Ils présentent des caractéristiques Cette vision de la forêt « humanisée » et de la Le façonnage d’arbres vivants se retrouve avec leur environnement forestier » (UNFF écologiques propres qui contribuent à la fois place effective et potentielle de l’arbre dans les dans nombre de peuples forestiers, dans 2004). Turner et ses collaborateurs (2009) à la promotion de rétroactions mutuelles des modes de vie des humains connait aujourd’hui le monde entier. Un courant de recherche ont publié une belle synthèse sur ces arbres processus naturels et humains, à une certaine un regain d’intérêt pour envisager des mode les nomme : Arbres Culturellement Modifiés vivants culturellement modifiés (CMT) au résilience environnementale due à un régime de production alimentaires plus en accord (Culturally Modified Living Trees en anglais) niveau international, et sur leur importance en tempéré de perturbations humaines, au avec la biologie et l’écologie des plantes et des (Turner et al., 2006). Ils se caractérisent par termes d’économie domestique, d’écologie maintien des modèles paysagers (diversité et écosystèmes anthropisés. des modifications physionomiques dues à du paysage et de culture populaire. hétérogénéité de la mosaïque terrestre), ainsi des récoltes de ressources particulières par rapport à la seule matière ligneuse de l’arbre (écorces, poix et résine, branches, feuillage), à des tailles et écimages non conventionnels VI.2 Créer des paysages favorisant tels ou tels types de ressources culturels et fonctionnels ligneuses (photo 6), ou à des modifications à des fins artistiques et rituelles. Ils constituent La combinaison de la biologie et de l’écologie à la fois des mémoires sur les modes de des arbres, des savoirs écologiques vie et de représentation de la nature, et des traditionnels et des fonctionnalités attribuées éléments de réflexion souvent riches pour aux arbres dans les systèmes agro-sylvo- apporter des éclairages novateurs pour pastoraux, conduit à la formation de des formes alternatives d’utilisation et de paysages dits culturels (Farina, 2000), dont gestion des arbres et des espaces forestiers. un des archétypes est la dehesa espagnole Souvent, leur utilisation est associée à des ou le montado portugais voisin, écosystèmes systèmes de croyances ou à des approches anthropiques séculaires composés de particulières d’autres formes de vie qui ont chênes taillés pour favoriser la production pour résultat la conservation des arbres de glands destinés à un élevage offrant des sur pied et des forêts, et la préservation produits animaux à haute typicité (Ferras de ou l’amélioration de leur valeur d’habitat et Oliveira et al. 2016). Dans le paysage culturel de leur productivité. Divers types d’arbres à frêne dimorphe que nous avons décrit ici, culturellement modifiés ont une signification les arbres semblent être le principal facteur à religieuse ou spirituelle, liant les gens à l’œuvre pour contrôler l’aménagement spatial leurs ancêtres qui les utilisaient avant des différentes composantes du paysage eux, et bornant l’utilisation et l’occupation rural local. Par conséquent, les arbres sont traditionnelle du territoire. Ils résultent d’un des éléments clés de ces paysages, tant savoir forestier traditionnel (Traditional sur le plan structurel que fonctionnel, en Forest-Related Knowledge) qui a été défini particulier les arbres dont la forme naturelle dans le cadre du Forum des Nations Unies a été modifiée pour fournir une diversité de sur la Forêt en 2004 comme « un corpus ressources aux humains (Berkes et Davidson- cumulatif connaissances, de pratiques et Hunt, 2006). Ce système agroforestier, basé de croyances, transmis de génération en sur la combinaison de peuplements et de

Photo 6 : Le frêne dimorphe, un arbre culturellement modifié offrant trois types de ressources (fourrage, perches, poutres) à partir d’un même arbre exploité différentiellement et selon des cyclicités précises (photo D. Genin). 44 45 Première partie Diversité des spécificités locales

Conclusion

Le savoir écologique déployé pour façonner s’agit notamment de l’imitation des processus les forêts de frêne dimorphe dans le Haut naturels (Blanco et al. 2017), de pratiques Atlas répond aux deux ensembles de plus respectueuses de l’environnement que principes de base qui caractérisent les les pratiques agricoles ou forestières typiques systèmes traditionnels d’utilisation des terres (Michon et al. 2007, Siebert & Belsky 2015) mis en avant par Herzog (1997) et Baldock et et d’équilibres spécifiques entre « nature » al (1995). Le premier englobe des utilisations et « culture » (Descola 2005, Genin et al. multiples et séquentielles (rotations), le 2013). Il permet également d’inclure d’autres recyclage, l’économie globale d’énergie et dimensions fondamentales dans la gestion une certaine diffusion spatiale de la pression forestière, telles que la gouvernance et la mise (Herzog, 1997). Le second comprend un en valeur du patrimoine, des ressources et rythme lent de changement qui produit des paysages. de longues périodes de stabilité relative, Dans une nouvelle ère qui cherche à repenser des techniques de gestion qui améliorent nos formes de production, en particulier avec la diversité structurelle de la végétation, le le développement croissant des systèmes maintien d’une proportion de végétation agroforestiers (Bhagwat et al. 2008), ces semi-naturelle et une faible utilisation des pratiques peuvent jouer un rôle primordial produits agrochimiques (Baldock et al. comme base pour concevoir des itinéraires 1995). Par conséquent, bien que la gestion techniques novateurs et pour intégrer les ne soit pas explicitement orientée vers la multiples dimensions des approches autour conservation de la nature, elle en comporte d’une production agroalimentaire durable plusieurs attributs. Les forêts rurales qui dans un monde en pleine mutation. Encore en résultent (Genin et al. 2013) sont le plus faut-il ne pas en perdre la trace et les sens sous souvent gérées de manière informelle par les prétexte qu’elles ne sont pas « modernes » et populations locales, mais constituent, pour « technicisées ». reprendre l’expression de Michon et al. (2007), « des forêts » à vivre « en ce sens qu’elles intègrent la production et la conservation dans les dimensions sociale, politique et spirituelle » pour la société qui les utilise. Les pratiques traditionnelles d’exploitation et de gestion correspondent également à des objectifs et des logiques qu’il faut mieux comprendre et qui ont des impacts (négatifs ou positifs) sur les composantes physiques et physionomiques des forêts. Malgré leur réputation, et parfois leur apparence de forêts « dégradées », « mal gérées » ou « non rentables », l’exemple pris en considération ici supporte l’affirmation que les forêts rurales peuvent aussi avoir plusieurs qualités impliquées dans le développement durable. Il

46 47 Première partie BIBLIOGRAPHIE Diversité des spécificités locales

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50 51 Première partie Diversité des spécificités locales

Le développement récent de l’utilisation The recent development of Aleppo pine seeds des graines du pin d’Alep, connu sous le named “zgoogoo”, represents an important Chapitre 2 nom du « zgougou », constitue un enjeu challenge for the rural population of the important pour la paysannerie tellienne tunisian High Tell. Its exploitation, limited for a (Tunisie centrale). L’absence de savoir-faire long time to the forests surrounding Makthar, et d’expérience dans la majorité des autres now concerns other forests as well. In the forêts du Haut Tell que celles de la région de absence of knowledge or previous experience, Makthar a abouti à des innovations dans les local communities have innovated, with Valorisation du zgougou (graines de pin techniques d’exploitation mises en oeuvre specific exploitation techniques.However, par les communautés locales. De même, la the overexploitation of Kessra’s pinewood d’Alep) dans le Haut Tell tunisien: Communautés surexploitation de la pinède de Kessra a incité has incited zgoogoo pickers from Ouled collectrices et ancrage territorial les acteurs de la Commune d’Ouled Mrabet Mrabet to migrate to underexploited forests à s’organiser pour s’orienter vers l’exploration further away, where they found themselves in d’autres pinèdes. Leur interaction avec les competition with local pickers. They had to communautés des forêts sous-exploitées a Hamza Ayari compromise in various ways. The absence of créé une certaine concurrence, qui a nécessité other economic income raising opportunities Université de la ,Tunis d’établir plusieurs formes de compromis avec weakened the territorial anchorage of the UR BICADE les populations autochtones. L’absence most experimented communities in favor of Tunis, Tunisie d’opportunités d’amélioration de revenus et a specialization in zgoogoo exploitation. The l’absence d’embauches économiques dans la loans given by zgoogoo traders, later [email protected] paysannerie ont affaibli l’ancrage à leur territoire remunerated by the product, built a des exploitants les plus expérimentés. Mais complex structure of exploitation and le recours inévitable aux avances auprès des commercialization, rarely to the advantage commerçants et intermédiaires a cependant of the pickers. The commercialization of induit une structure compliquée d’exploitation zgoogoo and its paths of distribution are et de commercialisation, entrainant des still discreet in a new context which is dépendances rarement en faveur des characterized by a rising demand related to exploitants du zgougou. La commercialisation the introduction of this product in the agro du produit et ses circuits de distribution sont business industry by multinational firms and encore discrets dans un contexte récent to the extension of its uses. When reaching d’augmentation de la demande liée à son maturity, the plantations offer a wealth of introduction dans l’industrie agroalimentaire zgoogoo, which has relatively ameliorated the Tunisie et à l’extension de ses usages. Néanmoins, incomes of the population and consequently les reboisements étatiques réalisés à partir has lead to a symbiosis between forests’ des années 1960, arrivés à maturité, offrent communities and pinewoods, that is when Transfert à la paysannerie tellienne des opportunités resources are managed in a sustainable way. d’amélioration de leurs revenus grâce à l’exploitation du zgougou et permettent de savoirs d’envisager une espèce de symbiose entre Pin les communautés forestières et les pinèdes Relations d’exploitation d’Alep si celles-ci sont gérées dans une optique de durabilité des ressources. Zgougou 52 53 Première partie Diversité des spécificités locales

Introduction I. Le rôle de la dynamique des communautés spécialisées dans l’exploitation du zgougou

Situé au nord-ouest de la Tunisie, le Haut I.1 Aperçu historique sur I.2 La surexploitation Tell renferme une pinède à pin d’Alep (Pinus halepensis) qui couvre la majeure partie de ses l’activité d’exploitation du des richesses locales et montagnes. Cette espèce forestière prospère zgougou l’apparition des migrations dans un climat semi-aride. La population vers les forêts sous- rurale qui y est associée est installée sur les Étant donnée l’absence de documents versants et sur les extrémités de petites plaines historiques mentionnant les premières exploitées dans le Haut Tell céréalières intramontagnardes dans des utilisations du zgougou dans la nutrition et la Dorsale tunisienne douars de petite taille. Les taux de chômage humaine, nous avons interrogé plusieurs élevés et la faiblesse des revenus récurrents personnes-ressources lors de la réalisation Dans le contexte de sous-emploi qui caractérise dans la zone ont obligé sa population à d’enquêtes socio-économiques auprès des le Haut Tell tunisien où la stagnation du système s’orienter vers la forêt pour exploiter les exploitants du zgougou à Kessra et Makthar, céréalier n’a pu ni améliorer les revenus, ni créer graines douces du pin d’Alep connues sous le communes situées à l’extrémité orientale du ou diversifier les activités, les communautés nom de zgougou et qui sont utilisées comme Haut Tell. Toutes les personnes interrogées des clairières de la forêt de Kessra – en aliment par les tunisiens. Cette activité a connu nous ont indiqué que leurs ancêtres ont particulier celles de Sned El Haddad, Jabnoun ces dernières années une expansion de son utilisé le zgougou pour la première fois vers et Tella – constituées de microfundiaires ou de aire d’exploitation, de consommation et de e la moitié du XIX siècle, durant une période de sans-terres, sont fortement liées à la collecte du commercialisation, avec une utilisation dans disette, probablement suite à la guerre civile zgougou. Ils exploitent le zgougou même hors l’industrie agroalimentaire. Cette expansion entre les Husseinites. Pour extraire les graines de la saison de cueillette entre mi-octobre et fin du zgougou et sa transformation, ont modifié douces du zgougou, les habitants chauffent avril. Avec l’épuisement des richesses locales sa perception d’un produit de misère, liée à les cônes durs du pin d’Alep dans des fours en cônes matures, rouges, ils commencent à l’origine de sa découverte lors des famines creusés dans le sol. Ensuite, ils séparent exploiter les cônes verts non matures. Après du XIXe siècle, vers un produit « de terroir » les graines douces des ailons auxquelles la cueillette de la totalité des richesses de leur qui traduit un processus d’ancrage et de elles sont attachées. Ils nous ont parlé aussi pourtour proche, les cueilleurs d’un douar maturité de son exploitation, des savoirs et d’échange de zgougou contre du blé dans peuvent pénétrer dans le territoire de douars des dynamiques spatiales des communautés les douars dispersés du Haut Tell durant la ou de communautés voisines. Vers la fin du spécialisées qui ont échangé leurs savoir- période coloniale. De nos jours, ils continuent printemps, ils s’orientent vers les villes littorales, faire avec les communautés récemment à utiliser les mêmes techniques d’extraction en particulier Tunis et les villes du Sahel, pour impliquées dans cette activité. L’histoire de la des graines, mais l’usage du zgougou est travailler dans le secteur du bâtiment. filière zgougou est fortement liée au contexte devenu plus diversifié, même s’il reste lié Avec l’expansion de l’activité d’exploitation socio-économique et aux transformations essentiellement à la préparation « d’assidet du zgougou et la surexploitation des qui lui sont liées. Inversement, cette activité zgougou », crème à base de farine et de richesses qui dépasse les potentialités de la a des impacts sur la paysannerie tellienne zgougou moulu, consommée à l’occasion pinède, l’administration forestière a décidé sous-employée et fortement dépendante du « Mouled », fête religieuse pour honorer de réguler son exploitation et de soumettre des commerçants pour l’écoulement de la naissance du prophète Mohamed chez les des séries forestières à l’enchère publique ses produits. Quel est donc le rôle de ces musulmans. au plus payant. L’incapacité financière de la communautés spécialisées et des échanges paysannerie de ces clairières à se défendre vis- de savoir avec les autres communautés des à-vis de la concurrence des « entrepreneurs » exploitants dans l’émergence et l’ancrage forestiers oblige chaque membre-exploitant territorial de la filière zgougou, ainsi que dans de la communauté des cueilleurs à payer sa valorisation récente ? une somme à celui qui a réussi à obtenir les

54 55 Première partie Diversité des spécificités locales

droits d’exploitation pour cueillir les cônes, I.3 Les destinations des en groupes de quelques membres qui ont des le plus souvent un commerçant de zgougou liens de parenté. Parfois des ménages entiers parmi leur communauté ou un agriculteur cueilleurs transhumants : se déplacent ensemble et s’installent sous des « bailleur de fonds ». Ce dernier leur donne des espaces de tentes en bâches de polyéthylène dans des aussi une avance qui sera remboursée par conditions de précarité criantes. des quantités de zgougou sous la formule de concurrence entre les vente à terme4 qui leur permet de commencer communautés riveraines et Leur activité qui était auparavant très ancrée la saison de cueillette. Cette dernière coïncide extérieures à leur terroir d’origine se développe ainsi vers généralement avec plusieurs autres dépenses de nouvelles destinations. Dans plusieurs automnales, notamment les frais de la rentrée La surexploitation de la forêt de Kessra a, cas, surtout après la révolution tunisienne, scolaire et les frais des travaux agricoles de leurs selon les personnes interviewées, incité des les exploitants transhumants rencontrent petites exploitations céréalières. Récemment, exploitants de différents douars à s’orienter des difficultés d’accès aux ressources qui se des formes de solidarités communautaires vers de nouvelles forêts où ils se trouvent dans traduisent parfois jusqu’à leur exclusion par sont apparues. Les habitants d’un douar se la majorité des cas comme des exploitants les communautés autochtones. Ces dernières groupent pour collecter une somme parmi pionniers. Ainsi, en 2014, des exploitants insistent sur leurs droits historiques sur « leurs tous les membres de leur communauté de de Tella se sont déplacés vers la forêt de forêts ». En l’absence d’intervention de cueilleurs. Ils participent parfois aux enchères Gammart dans la banlieue nord de Tunis où l’administration forestière, les transhumants ne des forêts lointaines auparavant réservées ils ont obtenu une récolte de zgougou jamais gardent pas le droit d’exploiter la même série aux exploitants relativement aisés. égalée auparavant selon eux. Ils se déplacent l’année suivante. Généralement, ils opèrent des compromis avec les communautés locales, notamment par l’emploi des membres de ces dernières dans la tâche de cueillette des cônes. Dans d’autres cas, les transhumants permettent aux communautés locales d’exploiter uniquement les marges des séries louées puisqu’ils n’arrivent pas à achever la cueillette de la totalité des richesses, du fait d’une clause dans le contrat d’exploitation qui délimite la période d’exploitation au début de la saison des feux. Cette dernière coïncide avec le début du mois de mai pour finir en octobre.

vestiges d’un campement des exploitants transhumants dans un reboisement à Jbel Hdida aux alentours de . La maturité des reboisements plantés depuis les années soixante a mobilisé les communautés spécialisées de Sned El Haddad et les communautés locales pour l’exploitation des richesses en zgougou. (© Photo : H. Ayari)

4 La vente à terme est la vente du produit par des avances remboursables selon les cours de la date du contrat et non pas selon les cours de la date du remboursement. 56 57 Première partie Diversité des spécificités locales

II. L’échange de savoir

II.1 L’interférence des des années quatre-vingt, en partenariat nouvelles techniques se caractérisent par leur limite leur conservation. Ceci fait qu’elles sont avec quelques programmes internationaux. adaptabilité aux contraintes d’exploitation. En moins recherchées par les commerçants. savoirs Plusieurs communautés actives dans la filière effet, elles n’utilisent plus les feux de chauffe La longévité des graines obtenues par la du zgougou utilisent de nouvelles techniques comme la technique d’extraction au four, technique d’extraction au four convient plus Dans certaines destinations de transhumance, d’extraction des graines qui diffèrent de la ce qui leur permet d’avoir une activité de aux stratégies de stockage sur plusieurs mois l’activité d’exploitation du zgougou n’est méthode traditionnelle répandue chez les cueillette même en été quand les feux sont pour profiter de la hausse des prix lors de pas totalement absente, notamment dans communautés expérimentées. Plusieurs interdits. Elles se servent du rayonnement leur pic de consommation. Cette distinction le Haut Tell tunisien qui renferme des de ces techniques étaient utilisées par les solaire pour l’extraction des graines. Les entre les produits issus des deux méthodes pinèdes étendues issues des actions de pépinières forestières qui ont employé les cônes sont enroulés dans des bâches en d’extraction des graines permet de distinguer reboisement effectuées par les chantiers de ouvriers des chantiers de lutte contre le polyéthylène ou dans des cylindres de 200 le zgougou de Kessra de celui des autres lutte contre le sous-développement5 entre sous-développement comme c’est le cas litres d’eau chaude pour une extraction secteurs du Haut Tell tunisien. D’autres l’indépendance de la Tunisie et la moitié à la pépinière de Barrage Mellègue. Ces partielle qui s’achève ensuite par la disposition produits de zgougou issus des cônes du pin des cônes au soleil. Cette dernière technique maritime de l’extrême nord ouest de la Tunisie Carte 1 : Principales communautés des cueilleurs dans la partie nord ouest du Haut Tell tunisien. On est utilisée dans le séchoir de Jeradou dans sont également commercialisés depuis distingue le rôle du transfert de savoir dans l’expansion de l’exploitation du zgougou. Les Ouled Ayar ont les montagnes d’Ouergha. Ce dernier a été longtemps, sans être distingués par les transféré cette activité aux douars voisins à partir d’Argoub Ghezal (au centre de la photo) depuis les créé par l’administration forestière qui emploie consommateurs à cause de leur préférence années soixante. À l’ouest, la population des monts d’Ouergha récemment concernée par cette activité suite aux transhumances des communautés les plus spécialisées. la population locale des clairières forestières. pour des graines de gros calibre. Cependant, Ces nouvelles techniques inventées au nord en réalité, c’est le zgougou de petit calibre d’ et à Ouergha, ont l’atout de conserver issu du pin d’Alep qui est le plus doux. Cette la vitalité des graines qui peuvent ainsi aussi distinction et ce savoir sur la provenance approvisionner les pépinières et être destinées du produit sont généralement limités aux à la production des plantules, contrairement producteurs et aux commerçants. aux graines issues de la technique utilisant les En plus des facteurs cités plus haut, des feux de chauffe. obligations de la législation forestière ont influencé le refus des nouvelles techniques par les communautés les plus spécialisées. II.2 La compétitivité sur le La chronologie adéquate aux techniques d’innovation chez les communautés de marché et la conservation destination convient à la saison estivale durant des techniques des laquelle le rayonnement solaire incident et les températures sont capables de permettre communautés spécialisées : l’éclosion des cônes du pin d’Alep, à l’inverse le début d’émergence d’une de la saison de transhumance délimitée par la chronologie d’exploitation des séries spécificité forestières louées par la Régie d’Exploitation Forestière. Malgré les atouts de ces innovations techniques importées par les personnes venues d’ailleurs, les exploitants expérimentés des communautés du Haut Tell ne les ont pas acceptées à cause de la sensibilité des graines à l’humidité relative ambiante qui 5 Les chantiers de lutte contre le sous-développement sont créés à la veille de l’indépendance de la Tunisie dans le but d’employer la population rurale montagnarde déshéritée. Ils se sont occupés essentiellement des travaux DRS (défense et restauration des eaux et des sols), en particulier le reboisement des surfaces forestières dégradées. 58 59 Première partie Diversité des spécificités locales

III. L’ancrage territorial de l’exploitation du zgougou

III.1 Le rôle de la stagnation les communautés déplacées vers les Carte 2 : Dans le secteur de Kessra-Makthar, qui renferme les communautés les plus spécialisées en groupements de création connus sous le exploitation du zgougou, on distingue deux catégories d’exploitants : ceux qui ont pu développer la filière de l’agriculture et de 6 zgougou et échapper à la dépendance des commerçants et qui se caractérisent par une mobilité spatiale nom de « malajis » ont continué à pratiquer importante (en jaune) et ceux fortement dépendants des intermédiaires (en rouge). l’activité paysanne dans cette activité comme c’est le cas à Hammam Kessra. Dans les communautés récemment l’ancrage de la filière impliquées dans l’exploitation du zgougou, zgougou l’importance de cette activité est en croissance continue vue l’absence d’autres L’activité agricole traditionnelle de la petite opportunités d’emploi, comme c’est le cas à paysannerie tellienne est la céréaliculture Barrage Mellègue et Mahassen à Nebeur et associée à l’élevage de petits troupeaux Aïn El Guattar dans les monts d’Ouergha. d’ovins et caprins. Ces troupeaux sont généralement dominés par les ovins, à l’exception de quelques communautés des III.2 La monopolisation du clairières forestières au nord de la forêt de Kessra au niveau du couloir de Zalga et de marché et de la filière Sidi Ameur et aux clairières forestières de Takrouna et Aïn Mazer au monts d’Ouergha La majorité des habitants de la forêt de où les habitants conservent encore des Kessra, à savoir ceux des clairières de modes d’élevage à dominance caprine en Neffassa, Bouabdilla et Sidi Ameur, sont parcours forestier. La faible rentabilité et la fortement dépendants des avances de vente faible employabilité de ces activités sont un à terme des graines de zgougou, à un tel obstacle à l’amélioration des revenus de la point qu’ils considèrent que la fin des relations population, laquelle présente encore des d’endettement envers les commerçants du niveaux de précarité importants et des vagues zgougou constitue l’enjeu majeur de leur activité d’émigration et d’exode rural récurrentes quotidienne. À l’inverse, les communautés depuis l’indépendance. Cet exode rural, qui les plus expérimentées et les plus anciennes avait un peu ralenti grâce à l’effet des chantiers dans l’exploitation du zgougou, à savoir les de lutte contre le sous-développement, est Ouled Mrabet de Sned El Haddad, ont pu reparti vers la fin des années quatre-vingt échapper à cette dépendance. Quelques- après le déclin de l’appui du pouvoir central uns parmi eux ont accumulé des richesses dans ce domaine. Les chantiers forestiers qui leur permettent d’intervenir dans la filière Au-delà des difficultés sociales liées aux transhumants quittent l’école au niveau du qui les ont remplacés n’ont pas pu conserver comme des commerçants ou de développer migrations saisonnières des actifs de la primaire contre des taux très faibles chez les les niveaux d’employabilité mis en œuvre leurs activités agricoles en s’orientant vers filière du zgougou vers les forêts éloignées fils des exploitants non transhumants. précédemment. l’élevage bovin laitier ou la location de vastes (notamment la dispersion familiale qui favorise L’exploitation criante des transhumants par Dans ce contexte de sous-emploi rural, terres agricoles hors de leurs clairières. l’échec scolaire des enfants laissés chez les commerçants ne réside pas tant dans la les communautés forestières et rurales se D’autres ont pu dépasser les intermédiaires leurs grands-parents ou leurs proches), ces tâche de commercialisation, vu que la marge trouvent dans l’obligation de s’attacher à en liant des relations directes avec des usines populations ont toujours du mal à améliorer du profit des commerçants ne dépasse pas l’activité d’exploitation du zgougou. Même agroalimentaires qui achètent leur produit. leurs conditions de vie et leurs revenus. Selon un dinar sur quinze dinars de prix de vente les enquêtes effectuées, à Sned El Haddad, pour un kilo de zgougou, mais dans les entre 1/4 et 1/3 des fils des exploitants- modes de remboursement des avances qui

6 Les malajis sont des groupements de population créés sur les routes ou dans les plaines dans le but de substituer l’habitat rudimentaire traditionnel en habitat en dur. Ils sont liés à des services élémentaires, notamment les écoles primaires, ainsi qu’à des réseaux publics d’électricité et d’eau potable. 60 61 Première partie Diversité des spécificités locales

Conclusion

s’effectuent en produit et pas en monnaie. La filière zgougou est une activité qui a Les arrangements – oraux en majorité – se émergé dans le Haut Tell tunisien au sein déroulent avant la saison de cueillette, période d’une petite paysannerie déshéritée qui l’a durant laquelle les prix du kilo de zgougou développée par ses transhumances suite sont dans leurs niveaux les plus bas (environ 5 à la surexploitation des pinèdes locales dinars), et le remboursement s’effectue durant dans le secteur de Kessra et Makthar. la saison de cueillette. Les commerçants L’interférence des techniques et des relations stockent les quantités qu’ils collectent dans le de production des communautés spécialisées cadre du remboursement des avances pour et des communautés autochtones a abouti les commercialiser durant les deux semaines à une structuration complexe de la filière qui précèdent le Mouled, à des prix trois fois zgougou, avec des articulations favorisant plus élevés. surtout les intermédiaires commerçants. La dépendance des communautés des petits exploitants envers ces derniers n’est pas liée à la marge du profit mais plutôt au recours inévitable aux avances remboursées par des modes de vente à terme, défavorables aux exploitants. L’expansion récente de cette activité, et l’introduction du produit dans le secteur agroalimentaire sont des aspects qui pourraient renforcer l’émergence de cette spécificité locale et favoriser la destination de sa valeur ajoutée vers les populations réellement détentrices des savoirs et savoir- faire mis en jeu, plutôt qu’à des intermédiaires profitant de la précarité de ces dernières.

62 63 Première partie BIBLIOGRAPHIE Diversité des spécificités locales

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64 65 Première partie Diversité des spécificités locales

Afin d’analyser la construction des liens In order to analyse the construction of the d’un produit à son territoire, nous avons links of a product to its territory, we have Chapitre 3 choisi d’étudier quatre exemples de la chosen to study four examples from the région montagneuse du Chouf au Liban. Chouf mountainous region in Lebanon. Ces exemples, qui mobilisent des produits These examples, which mobilize relatively relativement banaux mais qui font partie de commonplace products but which are part la tradition locale, sont revendiqués par les of the local tradition, are claimed by the acteurs comme des productions spécifiques actors as productions specific to this territory. Au pays du cèdre, l’ancrage territorial ravive le à ce territoire. Suite aux mutations socio- Following the socio-economic and environ- économiques et environnementales qui ont eu mental changes that have taken place over local. Cas de la Réserve de cèdres du Chouf lieu durant les deux dernières décennies, les the past two decades, the actors justify the acteurs justifient la spécificité et l’ancrage de specificity and anchoring of their products leurs produits dans le territoire par des liens in the territory through links that have been construits, croisés, inventés ou réinventés. built, crossed, invented or reinvented. We Amani Fares Geneviève Michon Nous examinons d’abord comment se first examine how this «link to the territory» construit ce « lien au territoire », c’est-à-dire, les is constructed, i.e., the ways in which local Institut de Recherche pour le Déve- Institut de Recherche pour le Déve- manières dont les acteurs locaux élaborent et actors develop and justify the territorial loppement loppement justifient l’ancrage territorial de leurs produits. anchoring of their products. We then show Gouvernance, Ressources, Environ- Gouvernance, Ressources, Environ- Nous montrons ensuite que l’ancrage territorial that the territorial anchoring of these products nement, Développement, UMR203 nement, Développement, UMR203 de ces produits ne repose pas seulement sur is not only based on the individual strategy of Montpellier, France Montpellier, France la stratégie individuelle des producteurs, mais producers, but also on that of the territorial aussi sur celle de l’organisation territoriale (les [email protected] [email protected] organization (the new actors) and through the nouveaux acteurs) et à travers la conception et design and implementation of collective ac- la mise en place d’actions collectives unissant tions linking producers, territorial organizers des producteurs, organisateurs territoriaux and consumers. Thus, these local specifici- et consommateurs. Ainsi ces spécificités ties are the subject of an adequacy between locales font l’objet d’une adéquation entre the three spheres (that of producers, that of les trois sphères (celle des producteurs, territorial organizers and that of consumers) celle des organisateurs territoriaux et celle and contribute to the local development of des consommateurs) et contribuent au the territory. développement local du territoire. Construction

Lien au lieu Liban spécificité Organisation territoriale locale 66 67 Première partie Diversité des spécificités locales

Introduction

À l’heure où l’actualité est à la globalisation aussi en évolution (Barjolle et al, 1998). territoire. Plus que pour la première catégorie des produits et des pratiques traditionnelles en des marchés, se posent avec acuité les En adoptant la définition des spécificités (les produits endémiques), la construction déclin. Il révèle surtout comment les acteurs questions de valorisation de produits locaux locales de Aderghal et al.(sous presse) (« Des des liens de ces produits ubiquistes avec (producteurs et organisateurs, dont l’acteur- et spécifiques, c’est-à-dire l’importance et la éléments matériels ou immatériels mis en un territoire précis repose sur des acteurs- clé que représente la Réserve de Biosphère mise en visibilité des liens entre un produit, avant, développés ou construits par une clé et des dynamiques locales fortes, dans du Chouf), en saisissant l’opportunité de un territoire et des acteurs territoriaux. Dans société locale, qui ne sont pas communs lesquelles la revendication de la spécificité travailler ensemble et de se constituer en cette mise en visibilité, le territoire ne peut ailleurs et qui participent à son identité »), ne renvoie pas systématiquement à l’histoire réseau, ont su intensifier et coordonner leurs plus être considéré comme un simple espace nous conviendrons de l’idée selon laquelle naturelle et culturelle du lieu d’origine, mais actions dans un esprit de marketing territorial. physique : il est aussi (et avant tout) un espace l’ancrage territorial des spécificités locales aussi à l’héritage historique et culturel, aux Nous insisterons donc sur la qualité de la social historiquement construit (Veltz, 2008). est fondé sur la mobilisation, individuelle ou traditions et aux pratiques des populations mobilisation des acteurs dans la valorisation Les différents acteurs œuvrent à incorporer ce collective, des acteurs, et sur le choix et la locales, et, surtout, à la mise en visibilité de des spécificités locales. territoire dans des productions-phare de cet définition de points d’appui (ou de prises) la place (réelle autant que symbolique) de ces Les résultats exposés ici sont issus d’une espace, c’est-à-dire à ancrer et différencier qui permettent de rendre visibles (certains produits dans le territoire. vingtaine d’entretiens semi-directifs réalisés leurs produits comme des spécificités locales disent de « révéler ») des liens matériels ou L’objectif de notre article est de comprendre auprès des producteurs, des élus locaux, des par la création d’avantages localisés qui les immatériels entre un produit et un territoire. Les comment le processus de spécification et agents de développement et des gestionnaires différencient des autres territoires. L’activation opérations qui permettent la révélation de ces d’ancrage de produits relativement banaux de la Réserve de Biosphère du Chouf, ainsi de ces avantages, qui mobilise différents liens mobilisent quant à elles des potentiels et connus un peu partout dans le bassin que d’autres parties prenantes telles que les types de liens entre le produit et le territoire, relationnels, financiers et organisationnels méditerranéen a pu se construire dans un organisateurs de festivités et de foires, et des suscite pour les acteurs un sentiment (Aderghal et al, 2017). territoire particulier (la région du Chouf au architectes. Ces entretiens avaient un double d’appartenance au territoire qui fait appel à un Considérés comme des espaces marginaux Liban) suite à l’arrivée de nouveaux acteurs et à objectif : (1) comprendre la façon dont les héritage culturel, à une identité (Bailly et al., pendant de longues années, les arrière- la mise en place d’une organisation territoriale producteurs se saisissent de points d’appui 1995), à une histoire, à une représentation (Di pays méditerranéens sont aujourd’hui dont l’implication dans la valorisation des pour justifier, par la mobilisation de différentes Meo, 1998) ou une idéologie (Lussault, 2007). animés par ces nouvelles dynamiques de produits traditionnels et locaux a constitué un catégories de liens au lieu, la spécificité et De nombreuses réflexions, qui s’accordent révélation, d’ancrage et de valorisation des point d’appui essentiel. la qualité de leurs produits, et (2) relever les sur la complexité de ces liens, ont émergé spécificités locales. Certaines spécificités Nous avons choisi de présenter plusieurs différentes formes de relations et d’actions durant ces trois dernières décennies en sont exclusivement liées à une ressource produits (le savon à l’huile d’olive, l’huile collectives mobilisées pour la promotion de Europe (Bérard et Marchenay, 2004 ; Barjolle endémique (comme l’arganier du Maroc et essentielle d lavande, les carreaux de ciment ces produits au niveau territorial. Il s’agissait, et Sylvander, 2005 ; Casabianca et al., 2005 ; l’huile d’argan). Il est alors aisé de justifier leur et les « produits de Parc »), qui apportent pour répondre à ce deuxième objectif, de Muchnick et al., 2008). Cette complexité ancrage géographique et culturel (Aderghal des éclairages complémentaires sur les rendre compte des actions mises en place exige de prendre en considération, de et al. 2017). On trouve d’autres catégories différentes façons d’ancrer des productions par les nouveaux acteurs et de répertorier les façon simultanée, des liens de natures très de spécificités locales où les produits (ou les dans ce territoire. Ce choix nous permet dans différents types des proximités existant sur le différentes. traditions d’usage qui leur sont liées) ne sont un premier temps de mettre en évidence territoire. L’identification du mode d’ancrage d’un pas nécessairement typiques d’un lieu précis, les différents types de prises (certaines produit est afférente au lieu d’où il est issu. mais sont les fruits d’une histoire complexe caractéristiques du produit et des liens à la Cependant, les liens entre un produit et un faite d’échanges historiques, culturels et nature ou à la culture du territoire) mobilisées territoire ne renvoient pas uniquement à commerciaux. Dans cette catégorie, l’origine dans ces dynamiques de spécification et des considérations physiques, géologiques géographique des produits est partagée entre d’ancrage. Nous tenterons ensuite d’éclairer ou pédoclimatiques mais aussi à des plusieurs pays. Le processus de valorisation le rôle de l’organisation territoriale dans ces composantes historiques, culturelles, doit alors combiner la justification de l’ancrage processus. En effet, notre travail ne s’est humaines, techniques ou environnementales. actuel du produit dans un territoire donné et pas limité uniquement à évoquer comment Comme le produit et ses caractéristiques ne la reconnaissance de son origine historique et des liens construits, inventés ou réinventés sont jamais figés, les liens au territoire sont géographique qui dépasse les frontières de ce permettent de spécifier, d’ancrer et de valoriser

68 69 Première partie Diversité des spécificités locales

I. Le Chouf parle de ses spécificités

I.1 Une région particulière de l’absence de politique publique efficiente, Autour de ses cèdres, l’arbre emblématique sur le fort réseau de ses partenaires à l’échelle le Chouf s’est retrouvé largement marginalisé du pays et de ses montagnes, le Chouf s’est nationale et internationale. du Liban, en pleine dans un contexte global de développement vu classé « Réserve naturelle » en 1998 et Cette démarche n’aurait pas pu aboutir dynamique capitaliste et libéral. Du fait de ces handicaps, puis « Réserve de Biosphère de l’UNESCO » si, avant (ou en même temps) que les il ne pouvait revendiquer aucune compétitivité en 2005 gérée sous la tutelle d’un comité gestionnaires de la Réserve et les autres parties Les vingt-deux villages dispersés au cœur vis-à-vis des territoires plus favorisés, du ad hoc (Solberg, 2013). La mise en place, prenantes ne s’activent à mettre en avant des montagnes du Chouf au sud du Mont- moins en ce qui concerne les productions dans le cadre de la Réserve de Biosphère, « l’ancrage territorial » comme nouveau levier Liban forment aujourd’hui une seule entité génériques et mondialisées. Les leaders de stratégies intégrées de conservation de la pour le développement local, les producteurs socio-territoriale, pas seulement du fait des politiques de la région ont tenté de transformer biodiversité et de développement, a permis n’avaient pas eux-mêmes « ancré » leurs caractéristiques sociales et géographiques ces handicaps en atouts, en misant sur une une mutation exemplaire du territoire qui s’est productions dans le territoire. Cet ancrage dominantes (un espace montagnard et une des spécificités remarquables du territoire : la donc fondée sur le développement d’activités a été réalisé à travers l’identification, organisation communautaire forte) mais présence, dans ses montagnes, de plusieurs de production spécifiques et à petite échelle, l’explicitation et l’approfondissement des liens aussi grâce à l’évolution remarquable de forêts de cèdres encore en bon état (alors issues de savoir-faire traditionnels ou entre produits et territoire, faisant appel à tout l’organisation territoriale de la région (Fig.1). que, partout ailleurs dans le pays, les cèdres, revalorisés. un ensemble de composantes physiques, Le Chouf a longtemps été considéré comme déjà surexploités ont été décimés pendant la Mandatés avant tout pour assurer la historiques et culturelles qui permettent de une zone de guerre, puis comme un territoire guerre civile). À travers le cèdre, ces leaders conservation de la biodiversité, les qualifier les produits et de les différencier cicatrisant des blessures de la guerre. ont su construire de leur territoire une image gestionnaires de la Réserve ont su nouer des d’autres produits similaires dans d’autres Comme tous les arrière-pays du Liban, sous de nature et de traditions montagnardes liens forts avec la communauté locale et en régions. l’effet combiné de la guerre civile de 1975, de préservées, qui sert aujourd’hui de toile de particulier avec certains acteurs-clés (élus Aujourd’hui encore, les montagnards l’exode rural, de l’éloignement du marché, fond au (re)développement et à la valorisation locaux et producteurs), dans une dynamique du Chouf sont fortement attachés à leur d’un manque substantiel d’investissement et de produits locaux spécifiques. résolument dirigées vers un développement terre, leur identité est liée à la Nature et ils rural. Les actions de la Réserve se sont disent vivre en harmonie avec elle. Jusqu’à étendues aux domaines de l’agriculture, récemment, ils produisaient principalement Figure 1. Carte de localisation de la région du Chouf de l’agroalimentaire, de l’écotourisme, de ce dont ils avaient besoin dans leur vie l’artisanat, de l’éducation environnementale, quotidienne : outre les denrées de base, il des énergies renouvelables, de la gestion des s’agissait de l’huile d’olive (pressée dans des déchets et à d’autres services spécifiques pressoirs spécifiques à la région), du vin et (aide aux petits projets, entreprenariat en de l’Arak, du pignon sauvage. Ces produits, lien avec la nature et le développement, traditionnellement, participaient à la résilience formations). Parmi les objectifs de ces du système alimentaire, notamment pour actions, on trouve en bonne place le maintien passer les hivers rigoureux. Il s’agissait aussi des communautés riveraines dans le rural et de confitures, d’herbes, d’huiles essentielles l’ouverture du territoire vers l’extérieur, c’est-à- (obtenues par distillation), de sirops, et de dire la consolidation de l’attractivité territoriale. plantes aromatiques et médicinales ; ou Les gestionnaires de la Réserve ont largement encore de tapis, d’habits en laine et en soie investi dans la réhabilitation et la valorisation (fabriqués sur les métiers à tisser locaux), de produits locaux et traditionnels. La pour la commercialisation et l’exportation (la démarche mobilisée s’appuyait sur différents sériciculture de la région était très réputée). leviers territoriaux visant à intensifier l’ancrage de ces produits tout en visant de façon plus globale le développement du territoire. Afin de financer ces actions, la Réserve s’est appuyée

70 71 Première partie Diversité des spécificités locales

I.2 La construction des siècle, pendant les croisades, que la recette liés à la fabrication de savon étaient (et sont pour qualifier son savon, nous allons le voir). du savon d’Alep est parvenue en Europe. encore aujourd’hui) transmis au sein de ces Pour asseoir la spécificité territoriale de son liens, des éléments Le savon à l’huile d’olive est alors devenu familles productrices par tradition orale. savon, S.A. convoque moins les spécificités matériels et immatériels à populaire et d’autres variations régionales Aujourd’hui, même si, du fait de l’exode rural biophysiques du territoire que les références ont été développées. Le savon d’Alep est et de la concurrence avec le savon industriel, aux savoir-faire et aux traditions familiales. l’œuvre ainsi considéré comme le plus vieux savon le nombre de familles qui produisent encore La réputation de son produit est directement dur du monde et comme l’ancêtre du fameux le savon à base d’huile d’olive se raréfie liée au respect des procédés traditionnels Pour comprendre l’émergence des « savon de Marseille ». Au XIXe siècle l’huile plusieurs familles continuent à fabriquer et à l’authenticité de la fabrication, qui spécificités locales dans la région du Chouf d’olive utilisée dans la fabrication des savons le savon « à l’ancienne ». Il s’agit d’une confèrent au savon, fait « dans les règles nous concentrerons notre analyse à une a été remplacée par d’autres matières production qu’on peut qualifier d’artisanale de l’art » (à partir de soude et d’huile, sans échelle locale. Il ne s’agit donc pas ici grasses importées d’Afrique du Nord, d’Asie car le volume de production annuel est faible parfums ni colorants), une qualité « originale », d’interroger des processus de spécification ou d’Amérique (huiles d’arachide, de palme, et dépend fortement de la demande locale. « naturelle », « locale », et donc supérieure à mis en œuvre à l’échelle nationale (notons de sésame ou de coton) qui rendent les S.A. est l’un de derniers savonniers de la ce que peut fournir l’industrie (Photo 1). Cette qu’au Liban, il n’existe pas un système savons moins cassants et moins coûteux. région. Cette activité est une tradition familiale réputation est reconnue de longue date par les d’appellation lié à l’origine), mais de décrire Au XXe siècle, le passage de la fabrication qui remonte sur plusieurs générations. consommateurs locaux et procure une valeur comment les acteurs justifient les liens entre artisanale à la fabrication industrielle se traduit Aujourd’hui encore, elle suit une méthode ajoutée au produit. On note ici l’importance leurs produits et leur territoire, et comment par des changements techniques permettant artisanale (une saponification à bassede la proximité, c’est-à-dire des réseaux et cette spécification territoriale est devenue de produire encore moins cher et plus température qui remonte à l’antiquité) qui des rapports sociaux liant le producteur à un facteur de développement territorial et rapidement. permet de produire des savons surgras des consommateurs qui partagent le même d’innovation. Au Moyen-Orient, la fabrication des savons riches en glycérine végétale, et de conserver ensemble de valeurs et de traditions, qu’il à base d’huile d’olive a connu son essor la qualité des ingrédients de base. L’huile s’agisse de personnes appartenant au village I.2.1 Une production familiale : le principalement sur la côte levantine, à Alep, d’olive utilisée est principalement issue de la de S.A. ou de personnes géographiquement savon Tripoli, Sidon et Naplouse, où l’on trouve région (S.A. se ravitaille aussi dans les régions éloignées mais appartenant à la même jusqu’à aujourd’hui des « Khans » (ateliers et voisines si l’huile locale n’est pas disponible, communauté. L’intégration de ce savon dans L’olivier est parmi les espèces cultivées les musées de savons) qui commercialisent des ce qui ne semble pas lui poser un problème le panier des « Produits de Parc » de la Réserve plus anciennes du bassin Méditerranéen savons fabriqués selon la recette ancestrale. et son huile est le produit méditerranéen La région du Chouf, avec ses atouts agro- par excellence, depuis l’antiquité jusqu’à culturels (de belles plantations d’oliviers sur nos jours. Si l’huile d’olive est connue pour terrasses, de grands pressoirs à huile en ses vertus nutritionnelles et comme source bois), a aussi développé une production de principale de matières grasses du régime savons renommée. Cette production était méditerranéen, elle a aussi joué un rôle de d’ailleurs indispensable, car l’enneigement premier plan pour les soins du corps. C’est hivernal des montagnes a poussé la en 1 500 ans avant J.-C., au nord-ouest de population locale à assurer une certaine la Syrie que le premier savon, dit « savon autosuffisance et à fabriquer ses propres d’Alep », du nom de cette ville syrienne, est produits : historiquement, la plupart des fabriqué. familles du Chouf subvenaient à leurs besoins Pour élaborer ce précieux savon, les maîtres en savon, soit à travers leur propre fabrication, savonniers d’Alep mélangeaient de l’huile soit en achetant à un voisin ou dans un autre d’olive locale et de la soude végétale, en village connu pour la qualité de sa production. ajoutant parfois dans leur composition de Chaque famille productrice imprimait son nom e l’huile de baies de laurier. Ce n’est qu’au XII sur les savons qu’elle fabriquait. Les savoirs Photo 1. Savon artisanal à base d’huile d’olive avec Photo 2. Étiquette indiquant la méthode le logo de la Réserve du Chouf (© Photo A. Fares) traditionnelle de fabrication par l’artisan S.A. (© Photo A. Fares) 72 73 Première partie Diversité des spécificités locales

du Chouf est le fruit de cette réputation. etc. La collecte et la distillation de ces plantes à la réhabilitation des terrasses abandonnées, les murs en pierre sèche en respectant les Cette reconnaissance institutionnelle est aromatiques pour des utilisations culinaires et particulièrement propices à cette culture. savoir-faire traditionnels. La lavande, cultivée une garantie pour les consommateurs de médicinales constituent une partie essentielle Dans les entretiens effectués avec R.R., cette sur l’extérieur des terrasses, a été associée à l’extérieur de la région d’un produit artisanal et du bagage culturel des montagnes libanaises. restauration des terrasses semble constituer l’origan (Za’atar plante aromatique très connue traditionnel qui évoque le savoir-faire, la petite Cette activité très ancienne reste globalement un objectif important car elle sous-tend la dans la cuisine libanaise), planté contre les quantité et le non-standardisé (Photo 2). de type artisanal (à l’exception de l’activité restauration du paysage agricole original de la murs de soutènement, et à des arbres fruitiers semi-industrielle de quelques associations et région (Photo 3). Avec son mari, architecte de pour une optimisation de l’irrigation. On voit donc ici des liens produit/territoire coopératives) vu l’étroitesse du marché local métier, R.R. a donc entrepris de reconstruire construits et revendiqués à travers la mise en et la concurrence, sur le marché international, avant d’aspects culturels (des règles et un art avec des productions (essences et concrètes) local pour « faire du savon ») et sociaux (une des pays voisins (Turquie essentiellement). tradition familiale transmise par voie orale) Dans le Chouf, elle est fortement liée aux spécifiques aux montagnes du Chouf. Le traditions familiales. Chaque famille possède produit est commercialisé en référence à la en effet son propre alambic en cuivre (« Al- famille productive et à son village d’origine. Il karki » en dialecte libanais) pour distiller fait partie intégrante du patrimoine artisanal de les roses de Damas, la menthe et d’autres la région. Le producteur défend son savoir-faire plantes cueillies au jardin ou dans la forêt. La qui, à ses yeux et à ceux de sa communauté, distillation se fait selon un rituel traditionnel, justifie la spécificité de son produit par rapport dans une soirée d’été en invitant les proches aux autres savons fabriqués un peu partout et les voisins. Aujourd’hui, les familles sont ailleurs en Méditerranée. Le lien au territoire de moins en moins nombreuses à cueillir et à est révélé par la mobilisation, par les acteurs distiller les plantes aromatiques. locaux, de faits historiques et culturels, puis Mais ces dernières années, la collecte et complété par la démonstration de la spécificité la distillation des plantes aromatiques ont du savoir-faire. Les caractéristiques typiques connu un nouveau souffle dans le Chouf Photo 3. Restauration des terrasses abandonnées et Photo 4. Produits à base de lavande : huile essentielle, du produit et sa réputation se fondent à la fois et plus particulièrement dans le village de culture de Lavande (© Photo A. Fares) eau de lavande, vinaigre. (© Photo A. Fares) sur la forte identité montagnarde et la qualité Masser el-Chouf (« les moulins du Chouf » du produit. en arabe car le village est connu pour ses Cette production récente de lavande ne territoriale de la lavande, R.R. met en pressoirs à olives et à raisins ; c’est aussi représente encore qu’un tout petit volume avant les caractéristiques biophysiques I.2.2 Une spécificité agricole le plus haut village du Chouf, il possède et ne concerne qu’une seule productrice. et environnementales du lieu (classement Commercialisée depuis peu sous la marque « zéro pollution » du village, appartenance récente inscrite dans son lieu de une splendide forêt qui abrite les plus vieux cèdres du Liban). De retour au Liban après Lavender mine (Photo 4) en vente directe ou à la Réserve du Chouf, proximité des forêts production : la lavande de longues années à l’étranger (exil lié en en circuits courts à Beyrouth, elle commence de cèdres), qui, selon elle, attestent de la partie à la guerre), R.R. et son mari ont réalisé à être reconnue localement. Les liens qualité du produit. Ici, ce sont donc ces En dépit de sa relativement faible superficie, que le Chouf possédait des caractéristiques d’interconnaissances, la mobilisation des caractéristiques propres aux montagnes mais en raison de la prédominance des physiques et environnementales propices réseaux sociaux dématérialisés (site internet de la région qui apportent un intérêt majeur montagnes, le Liban possède une flore à la culture de la lavande d’altitude. L’idée dédié) et la participation dans les foires et les pour différencier le produit, contrairement à relativement riche. La diversité du relief de se lancer dans cette culture « exotique » festivités locales ont joué un rôle important ce que l’on a observé précédemment pour le libanais permet entre autres la présence d’une leur est venue lors d’un voyage à Grasse dans la réputation du produit auprès des savon, où le producteur revendique peu ces multitude de plantes aromatiques comme le en France. Ils ont alors décidé d’associer consommateurs à la recherche de produits de liens physiques avec le lieu (l’huile d’olive, thym, la lavande d’altitude, la rose de Damas, cette nouvelle ressource non seulement à qualité et issus d’une agriculture biologique. matière de base dans la fabrication du savon, la menthe, l’origan, le romarin, la sauge, l’iris, l’ancienne tradition de distillation, mais aussi Parmi les appuis de la spécificationpeut venir d’autres régions). La réhabilitation

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des terrasses et la restauration du paysage de leur coût relativement faible. Le Liban s’est à l’histoire des vieilles maisons de la région, acquis (il s’agit d’une tradition qui n’est ni agricole, nous l’avons souligné, font aussi vite approprié la technique de fabrication des aux anciens sols en carreaux de ciment (« Blat familiale ni locale), il puise toutefois ses racines partie de ces ponts d’appui et d’ancrage. Ici, carreaux. Quelques ateliers ont été installés el atiq », carreaux anciens, nom repris par le dans la tradition locale. La revendication des produit et lieu de production sont vraiment pour une production aux motifs orientaux. producteur), et qui constituent aujourd’hui un caractéristiques esthétiques originales et de associés. La productrice, qui produit une huile Très concurrencée par la céramique émaillée patrimoine architectural d’une grande valeur la qualité mécanique du produit fabriqué par essentielle certifiée en agriculture biologique, industrielle, la fabrication a cessé dans et à forte puissance évocatrice (Photo 6). Si G.F. ne vient qu’appuyer la reconnaissance et tient à ce que la commercialisation de son les années 1970 (Skaf, 2010). L’après- le savoir-faire n’est que depuis récemment la valorisation de cette production artisanale. produit se fasse aussi en revendiquant guerre réveillant la nostalgie des anciennes son origine géographique car le village du demeures, la mode de la restauration « à Maasser el- Chouf est un village à forte identité l’identique » remet au goût du jour les carreaux agriculturelle et touristique. Enfin, les appuis de ciment et leurs motifs. Parmi les amateurs de la construction des liens entre le produit et de ces carreaux, on trouve G.F., un jeune le lieu de production mettent aussi en avant la architecte du Chouf, qui a passé son enfance distillation comme faisant partie des anciens dans la maison de son grand-père dont le savoir-faire collectifs. Même si le produit sol était couvert de ces carreaux de ciment tire avant tout sa spécificité des conditions colorés. Après une formation en architecture, pédoclimatiques et agro-environnementales le rêve le prend de reproduire des carreaux de son « terroir », la productrice mobilise comme ceux de la maison de son grand- cet engagement dans une production père. Il va alors fouiller l’histoire et la technique traditionnelle des habitants de montagnes du de fabrication de ces carreaux de ciment. Chouf. Son projet débute avec la récupération de veilles machines à pression (fabriquées en

I.2.3 Des liens pensés et construits France). Importer des moules nécessaires Photo 5. Modèles de carreaux de ciment fabriqués Photo 6. Sol couvert par des carreaux de ciment pour les carreaux de ciment : pour reproduire toute la diversité des motifs par l’artisan G.F. (© Photo A. Fares) colorés dans une ancienne maison abandonnée au anciens est au-dessus de ses moyens. Le Chouf (© Photo A. Fares) expliquer le produit par le patrimoine jeune G.F. se met alors à fabriquer lui-même Pour le producteur, c’est cette référence à « Masser el-Chouf », exprime la volonté de ces moules en travaillant sur des modèles l’identité architecturale qui permettra d’asseoir devenir un « entrepreneur du territoire » et Le troisième produit est particulier dans le anciens, puis en personnalisant ses propres la réputation du produit sur les marchés un conservateur de l’héritage architectural sens où les liens entre le produit et son lieu modèles en fonction de la demande des distants et de le différencier des productions existant dans les anciennes maisons de la de production n’ont pas été revendiqués à clients, pour restaurer d’anciennes demeures industrielle ou semi-industrielle. région. partir de composantes biophysiques ou de ou pour des utilisations et des appropriations Au-delà du discours du producteur, au- savoir-faire locaux, mais élaborés à partir d’un nouvelles (Photo 5). delà des prises affectives et familiales, qu’il héritage architectural fortement présent dans Pour G.F., sa production est spécifique I.2.4 Produits de Parc : un lieu reconnait volontiers, l’ancrage territorial des la région et d’une histoire familiale particulière. et ancrée dans son territoire natal. Les d’exposition et de vente au service carreaux anciens est porté par un collectif Indissociables des grandes maisons libanaises points d’appui de cette spécification et d’architectes passionnés pour l’architecture d’une image territoriale de la fin du XIXe siècle et du début du XXe de cet ancrage ne se réfèrent pas aux traditionnelle et d’agents de développement siècle, (comme de celles des diverses cités caractéristiques physiques du lieu (les territorial. En imposant une inscription forte bordant le bassin méditerranéen), les carreaux matières de base sont importées d’autres L’exemple des Produits de Parc est particulier dans la tradition architecturale de la région, ce de ciment ont voyagé depuis Marseille jusqu’à régions ou de l’étranger et la production car il mobilise tout à la fois des appuis collectif permet une reconnaissance collective Beyrouth dans les années 1880. Ils ont pourrait facilement se faire ailleurs). L’angle physiques et culturels, des savoir-faire du produit comme un produit identitaire. Le conquis les demeures bourgeoises du Liban de spécification (le producteur le souligne à traditionnels et une implication forte d’acteurs producteur, installé dans son village natal comme les maisons plus modestes, du fait plusieurs reprises) est ici patrimonial, il renvoie réunis autour de la reconnaissance d’un

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panier de produits à travers une labélisation permet d’assurer le maintien d’une petite agritouristique, comme le festival Jabalna qui de type « Parc ». Ces appuis sont mobilisés agriculture familiale, qui reste une activité se déroule chaque année début septembre à pour asseoir l’image et l’identité du territoire importante même pour ceux qui exercent Masser el-Chouf et qui rassemble des milliers du Chouf dans son ensemble. d’autres métiers et malgré l’abandon des des personnes de toutes les régions du pays. Le projet est lancé en 1999 par la société terres pendant la guerre. L’étiquette apposée « Cèdre du Chouf ASC » (membre du Comité de sur les produits labélisés reprend le symbole Ici, comme dans le cas précédent, la direction de la réserve), période où l’instabilité emblématique de la région, le cèdre, ce qui construction des liens a été portée par une politique et sécuritaire qui règne au Liban joue vient renforcer les liens et l’ancrage de ces démarche collective qui vise à créer une défavorablement pour le secteur touristique, produits dans la Réserve du Chouf (Photo 7). dynamique socio-économique et à construire et plus encore pour l’écotourisme. Dans ces Ils sont commercialisés localement depuis une identité territoriale autour du patrimoine conditions difficiles, ASC loue les services 2005 à l’entrée de trois forêts de cèdres, naturel et culturel de la région. d’experts afin d’établir un plan de marketing dans les locaux de la Réserve et sur différents et d’activités promotionnelles autour des sites touristiques dans la région (Photo 8). produits ruraux de la Réserve du Chouf. Cette Les « Produits de Parc » commencent à être I.3 Des liens et des activité est financée par le gouvernement reconnus au niveau régional. Leur promotion allemand par l’intermédiaire de la GTZ et gérée à l’échelle nationale et internationale est ancrages par le Conseil libanais pour le développement assurée à travers la participation de la et la reconstruction. S’inscrivant dans l’objectif Réserve dans des foires et des évènements Au regard des différentes catégories de général d’harmonisation entre conservation agroalimentaires, même si la production ne points d’appuis mobilisés pour construire et et développement, elle vise à soutenir les concerne encore que de tous petits volumes affirmer les liens entre les produits et le lieu Photo 8 Boutique de vente des produits de Parc de production dans les quatre cas présentés, communautés locales en valorisant les et ne réunit qu’une petite quarantaine de à l’entrée de forêt de cèdre (Barouk) (© Photo A. pratiques et les savoirs locaux, en améliorant producteurs. Fares) quatre formes d’ancrage peuvent être les conditions de vie des femmes dans le identifiées : milieu rural et en identifiant de nouvelles Les liens entre la production et le territoire - Une forme d’ancrage territorial qui renvoie opportunités pour la commercialisation des sont fortement mis en avant pour affirmer la à un produit emblématique de la culture produits typiques de la région (Ecodit, 2010). spécificité et l’ancrage territorial des produits méditerranéenne : le savon à l’huile d’olive. Elle cherche ainsi à exploiter au mieux les concernés. La Réserve, et derrière elle, les Le lien au lieu est principalement évoqué potentiels et les ressources de la région. Elle producteurs ne mettent pas seulement en par l’antériorité de la production dans la met en place plusieurs ateliers de formations avant les liens physiques de leurs produits au région, ainsi que par les savoir-faire qui lui sur l’hygiène et la qualité, ce qui débouche lieu de production, mais aussi les savoir-faire sont associés. Contrairement à ce qu’on sur la définition d’un certain nombre de de production ainsi que les traditions culinaires observe dans les autres cas, les procédés critères de sélection (respect d’une « et culturelles propres aux montagnes du de fabrication sont hérités du passé et ont agriculture biologique » et de l’environnement, Chouf. Ces liens à la fois organiques et été réappropriés par les plus jeunes. Les respect des recettes ancestrales, qualité culturels, pensés et explicités, témoignent savoir-faire actuellement déployés dans organoleptique des produits, etc.), et permet auprès des consommateurs de la typicité la production sont étroitement liés à la de sélectionner les producteurs et les produits. des produits et permettent aux producteurs tradition et à la continuité de l’activité sur Ces critères sont consignés dans un cahier de différencier leurs productions et de justifier le territoire. Commercialisé principalement des charges qui sert de base à l’obtention leur spécificité. Ils renforcent aussi l’identité en circuits courts, ce produit est intégré d’une labélisation de type « Produit de Parc », agri-culturelle du lieu de production (la dans le panier de « Produits de Parc », similaire à ce qui a pu être fait dans les Parcs Réserve) tout en renforçant et en enrichissant ce qui contribue à ancrer territorialement Naturels Régionaux français (Angeon et sa vocation touristique, car les produits sont cette production familiale. Dans ce cas, al. 2007 ; Caron, 2008). Cette labélisation aussi présentés dans les grands événements la production semble afficher un ancrage Photo 7. Produits locaux labélisés par le symbole de la région (le cèdre du Chouf) (© Photo A. Fares) 78 79 Première partie Diversité des spécificités locales

II. Des acteurs au cœur de l’action vers une construction collective des liens

à la fois social et local dans son aire de Ces exemples confirment une des hypothèses et consommateurs est un moment stratégique production. énoncées dans l’introduction, à savoir que pour aborder les liens des produits avec le - Une démarche mobilisant des pratiques les mobilisations de l’image du territoire, lieu. La discussion directe donne l’occasion traditionnelles (la distillation et la culture en de l’héritage historique et culturel, des d’ailleurs de rappeler les spécificités du produit terrasses) pour l’ancrage d’une ressource pratiques traditionnelles dans la justification, et d’insister sur ce qui les construit. L’histoire nouvelle dans la région (la lavande). par les producteurs, des liens entre leurs et l’origine locale et traditionnelle des produits L’ancrage se base aussi sur les particularité produits et le territoire, sont renforcées par sont mises en scène par les producteurs lors « naturelles » du lieu. Ce sont donc à la fois l’action d’autres acteurs territoriaux, qui de ces évènements qui se veulent être une les dimension biophysiques et humaines que interviennent directement ou indirectement vitrine de l’authenticité des produits, de leur l’on croise pour justifier le lien du produit à dans les différentes constructions des liens différence et de leur « territorialité ». son aire d’origine et lui conférer sa spécificité au territoire. Nous revenons ici sur la nature Le deuxième type d’action concerne territoriale. et le rôle de l’organisation territoriale (en l’accompagnement et la promotion indirecte - Une forme d’ancrage d’une activité très particulier la Réserve et les élus) dans les que la Réserve effectue, via son réseau, récente dans la région et qui mobilise des processus de spécification et d’ancrage de pour un ensemble de produits locaux qui éléments faisant appel au culturel et à ces produits. Il s’agit de mieux comprendre le déclinent l’identité de la région et attestent l’identitaire. La spécification de ce produit rôle d’acteurs spécifiques dans leur démarche de la conservation de l’environnement. Cette est d’abord liée à la réhabilitation des de différenciation territoriale et d’affirmation démarche fait la promotion de produits issus anciennes maisons, puis à la construction d’une identité culturelle particulière. Pour d’une agriculture traditionnelle et biologique qui de résidences secondaires sur le modèle appréhender la construction collective de répond, comme dans le premier type d’action, traditionnel. Cette forme d’ancrage accorde ces produits, nous nous sommes d’abord aux objectifs de la stratégie de conservation et dans un premier temps un rôle important à intéressés à l’identification des différentes de développement appliquée par la Réserve : la demande pour le produit, pour conquérir actions menées localement. par exemple de la restauration des terrasses plus tard le marché national comme Le premier type d’action est lié à l’activité ou de la promotion de l’agroforesterie, qui font « carreaux anciens du Chouf ». touristique dans la région et s’inscrit dans référence à la conservation d’un patrimoine - Un ancrage essentiellement lié à une une volonté de marketing territorial. Il s’agit naturel, ou encore les produits légués par démarche de développement territorial d’événements agritouristiques destinés à le passé (les carreaux de ciment) qui se portée par des configurations d’acteurs faire découvrir les produits locaux et à bien revendiquent d’un héritage architectural ou spécifiques et par leur volonté commune marquer leur ancrage. Ces évènements culturel. La présentation orale des produits d’agir collectivement pour faire reconnaitre sont organisés, dans le cadre de la stratégie par les gestionnaires de la Réserve lors des leur région. L’ancrage territorial des produits, intégrée de conservation de la biodiversité interactions avec leur réseau, constituent pensé dès l’origine pour différencier les et de développement liée à la Réserve de une autre forme de construction collective de produits locaux des produits industriels biosphère, par les gestionnaires territoriaux. l’ancrage. Des relations formelles et informelles et garantir une qualité et une fabrication La région était avant tout connue pour ses se tissent entre les acteurs du territoire et traditionnelle, est attesté par la mise en forêts de cèdres. Avec la mise en valeur l’extérieur, ce qui favorise l’établissement place d’un cahier des charges et d’une des produits locaux et des savoir-faire, c’est d’une confiance à un public élargi. labélisation. La mise en avant des liens au donc toute une reconstruction d’identité et Le troisième type d’action concerne celles lieu par l’action collective paraît plus forte d’attractivité territoriales qui est en marche. menées dans le cadre de formations et que dans les deux exemples précédents Cette forme d’action est, de manière globale, de soutien technique (par exemple pour vu que le projet est construit collectivement considérées dans les régions rurales comme la commercialisation des produits qui dès le départ et vise à développer une région essentielle à leur développement (voir par revendiquent des caractéristiques physiques rurale. exemple Berriane et al. 2016 ou Sorba & et culturelles en lien avec le territoire). Ces Michon 2019). La rencontre entre producteurs actions attestent de l’accompagnement que

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III. Acteurs et proximités

la Réserve propose aux producteurs pour Les acteurs du Chouf engagent donc des son lien au territoire. Dans le cas des carreaux assurer le maintien de leur activité face à la actions diverses et variées pour construire de ciment, la communication sur la réputation concurrence de l’agriculture industrielle. Elles et affirmer l’ancrage territorial des produits a été initiée par le producteur, puis relayée se traduisent aussi par la commercialisation locaux. Ces actions sont menées à la fois et amplifiée par la Réserve et à travers un directe des produits labélisés par la Réserve par les producteurs (exemples 1 à 3), mais site dédié sur les réseaux sociaux, ce qui a dans les boutiques établies à l’entrée des aussi et surtout par les collectifs territoriaux. amené le produit à faire l’objet de plusieurs forêts et des sites touristiques, ainsi que par la L’ancrage territorial est lié à la densité des documentaires télévisés sur des chaines participation des producteurs dans des foires communications et des échanges entre les arabes et nationales. Ces dernières ont donc agroalimentaires nationales et internationales. différents acteurs de ces collectifs autour elles-aussi contribué à la réputation du produit, des produits. Le rôle de « chef d’orchestre » à sa connaissance et à la reconnaissance de de la direction et des agents de la Réserve sa spécificité auprès d’un large public. dans la réussite de ces actions collectives Dans le cas du label « Produits de Parc » une est fondamental : fêtes agri-culturelles, autre forme de proximité s’établit, dans un foires, ateliers, formations, films, événements premier temps entre les producteurs et les scientifiques, visites, certification, autantgestionnaires de la Réserve, puis, relayée par d’évènements organisés au niveau de la cette dernière, avec les consommateurs. La Réserve dans l’objectif d’expliquer les liens proximité géographique et sociale (sélection des produits au territoire et justifier ainsi leur des producteurs qui respectent la charte du spécificité. Ces évènements permettentcahier des charges) garantit la transparence, la aussi de communiquer autour d’actions de crédibilité (sans intermédiaire) et la spécificité conservation et de développement, comme du produit auprès des consommateurs- le maintien d’une agriculture familiale et touristes (visiteurs). Par ailleurs, les locale, d’une agriculture biologique, la producteurs s’assurent qu’une partie de valorisation d’un patrimoine, la proximité leur production est commercialisée par une entre les producteurs et les consommateurs vente directe qui permettra de décliner les (circuits courts, qui favorise la fidélisation de détails sur le produit (savoir-faire, nom du la clientèle). village, recettes…) auprès de la clientèle. Cette construction collective est renforcée par Les boutiques de vente deviennent un lieu les effets de proximités, organisationnelles, d’échange entre les agents de la Réserve, sociales et géographiques qui existent ou se qui représentent les producteurs, et les sont établies suite à ces actions. consommateurs, qui achètent des produits Tous les acteurs, et à leur tête la Réserve, se en souvenir de leur visite de la région. font les porte-parole des produits à caractère Des images renvoyant aussi bien à la nature identitaire et culturel de la région. Une qu’à la culture, des symboles comme le cèdre proximité sociale se crée alors et dépasse ainsi ou la montagne, sont mobilisés aussi bien le simple fait d’afficher les produits comme par les organisateurs que par les producteurs des produits locaux. Intensifiée par les valeurs dans l’objectif de différencier leur production et les cultures montagnardes, telle la solidarité en fonction de l’aire géographique et afficher et l’entraide, ces actions collectives menées leur sentiment d’appartenance à un territoire dans la proximité ne qualifient pas que le particulier. produit mais aussi son ancrage territorial en mettant en avant sa profondeur historique et

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Conclusion

Les exemples présentés ici traduisent le dynamisme de l’organisation territoriale locale qui entraine l’adoption d’une stratégie d’ancrage territorial, dans laquelle plusieurs types de liens sont mis en évidence. Certains renvoient au savoir-faire dont un producteur fait preuve pour la réalisation d’un produit spécifique et de qualité. D’autres reposent sur la capacité du producteur à identifier et à spécifier son produit à travers l’environnement naturel en bénéficiant d’une image territoriale. D’autres encore renvoient à la capacité des producteurs à valoriser/ inventer une spécificité locale sur-mesure, par la double activation de la proximité géographique et organisée. Enfin, des derniers types de lien s’inscrivent directement dans l’action de développement local et impliquent la construction de liens de type social. Tous ces liens supposent, pour être justifiés, d’être étroitement formalisés avec d’autres acteurs qui partagent le territoire. À partir de plusieurs exemples, nous avons montré comment les producteurs et les organisateurs du territoire pensent et mettent en œuvre, notamment de manière collective, de nouvelles manières d’ancrer les produits dans le territoire et comment l’évolution des proximités (géographiques, sociales et organisationnelles) a contribué également à renforcer l’ancrage dans cette période de mutation. Nous avons souligné comment l’arrivée d’un nouvel acteur (la Réserve) avec sa stratégie territoriale a régénéré des opportunités pour les populations de cet arrière-pays.

84 85 Première partie BIBLIOGRAPHIE Diversité des spécificités locales

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86 87 Première partie Diversité des spécificités locales

Si le figuier de Barbarie (« aknari ») fait l’objet Prickly pear («aknari») has been cultivated d’une culture ancienne dans la région de for centuries in the region of Sidi Ifni, an arid Chapitre 4 Sidi Ifni, zone côtière aride du sud marocain coastal area of southern Morocco known for reconnue pour ses fruits particulièrement its particularly juicy prickly pear fruits. However, juteux, elle a pris un essor considérable à partir its cultivation has expanded considerably de la fin des années 70, du fait – étonnamment since the late 1970s, due - surprisingly - to the – de la forte émigration de la population locale strong emigration of the local population who qui a vu dans cette culture ne nécessitant saw in this culture requiring little maintenance, L’émergence de la culture du figuier de Barbarie que peu d’entretien, un moyen d’affirmation a means of land affirmation. Since the 2000s, foncière. Depuis les années 2000, différents various products from the prickly pear (jam, en zone pré-saharienne marocaine (Région produits issus du figuier de Barbarie (confiture, honey, infusion, seed oil) have emerged and de Sbouya-Sidi Ifni) : incidences paysagères et miel, infusion, huile de pépins) participent participated to the development of an active à la mise en dynamique d’une filière active. industry. The objective of this article is to socio-territoriales L’objectif de cet article est d’analyser analyze how the emergence of local specifici- comment l’émergence de spécificités locales ties of southern Morocco such as prickly pear du sud marocain peut permettre d’élargir cultivation, can broaden the perspective on la perspective sur des formes originales de original forms of environmental management Didier Genin Mohamed Alifriqui Miguel Genin gestion des milieux en zone aride, et ce à in arid zones, at different levels: Institut de Recherche pour Université Cadi Ayyad Institut de Recherche différents niveaux : - At the landscape level, with a very strong - Au niveau paysager, avec une emprise très influence on the cultivation of prickly pear le Développement et Aix- Département Environne- pour le Développement forte la culture du figuier de Barbarie et and the underlying biological upwelling, Marseille Université ment et Aix-Marseille Université des remontées biologiques sous-jacentes, particular with the reappearance of the Laboratoire Population, Laboratoire Population, Marrakech, Maroc et notamment la réapparition de l’arganier argan tree, which could eventually lead Environnement, Dévelop- Environnement, Dévelop- [email protected] pouvant conduire, à terme, à l’établissement to the establishment of very promising pement, UMR151 pement, UMR151 de parcs agroforestiers productifs très productive agroforestry parks Marseille, France Marseille, France prometteurs - In terms of production systems, which are [email protected] [email protected] -Au niveau des systèmes de production, tout completely original, based on the fact that à fait originaux, basés sur la non présence à farmers are not present all year round l’année des agriculteurs - At the product level with diversification and - Au niveau des produits avec une diversification a market not yet stabilized Sud et des recherches de marchés non encore - In terms of socio-territorial dynamics and Lutte contre marocain stabilisés related challenges (installation of proces- la désertification - Au niveau des dynamiques socio-territoriales sing plants from outside, establishment of et des enjeux qui y sont liés (installation networks and a sector) d’usines de transformation, mise en place de These dynamics bring both uncertainties réseaux et d’une filière) regarding the levels of pressure exerted on Spécificités locales Ces dynamiques sont porteuses à la fois the environment, the socio-economic diffe- d’incertitudes quant aux niveaux de pression rentiations under way and the governance exercé sur le milieu, aux différenciations socio- of the sector undergoing training, and Dynamiques Figuier économiques en cours et à la gouvernance potentialities within a broader framework de la filière en cours de formation, et de combining economic activities and the fight potentialités dans un cadre élargi associant against desertification. territoriales de Barbarie activités économiques et lutte contre la désertification. 88 89 Première partie Diversité des spécificités locales

Introduction

Traditionnelle au niveau des exploitations catalyser dans le Pays des Aït Ba’amran une humain et scientifique, est de taille : comment du développement de la filière d’huile d’argan familiales à vocations vivrières du sud-ouest dynamique socio-économique peu commune promouvoir un développement des territoires de la zone de l’arganeraie voisine, avec ses marocain, la culture du figuier de Barbarie n’a dans ces régions à fortes contraintes naturelles ruraux dans un milieu très aride (<150 mm avancées et ses écueils, offre un élément cessé de croître depuis les années 1970. D’un et géographiques. Ce développement est de pluie par an) et dans une zone retirée de réflexion en amont intéressant pour milieu à la végétation éparse et sur des sols à analyser dans un contexte climatique et des grands centres urbains du pays ? Peut- comparer les points-clés stratégiques de squelettiques typiques des zones désertiques, socio-économique mouvant, qui, comme on envisager un modèle de développement développement. on assiste à un « reverdissement » de la zone à dans d’autres régions du monde (Middleton respectueux de l’environnement ambiant et Dans cet article, nous nous intéressons plus partir d’une plante considérée dans plusieurs 2002, Shackleton et al., 2011), offre aux qui soit orienté en faveur des populations particulièrement à la trajectoire d’émergence pays comme envahissante et à éradiquer territoires de nouvelles opportunités et de locales ? de la spécificité locale de la culture du figuier (Zimmerman & Moran, 1991), et qui semble nouvelles contraintes. Et l’enjeu, à la fois La « découverte » il y a peu des potentialités de Barbarie dans la région de Sbouya- de la diversité des produits issus du figuier Mesti, (Province de Ifini), région pionnière du de Barbarie en termes de valeur ajoutée et figuier de Barbarie au Maroc (figure 1), pour Figure 1 : Localisation de la région de Sidi Ifni-Sbouya de sa facilité de culture, attise les convoitises en analyser les enjeux à la fois en termes qui dépassent les seules populations locales. socio-économiques, environnementaux et Ainsi, des investisseurs extérieurs s’impliquent territoriaux. à la fois dans la culture (plantation de figuiers de Barbarie en irrigué) et dans la transformation (fruits, huile de pépins, autres produits dérivés) pour créer une espèce de « ruée vers le cactus » en cours de formation. Ce processus est récent – à partir des années 2000 – et est potentiellement porteur d’amélioration des conditions de vie au niveau local. Il n’en pose pas moins questions, tant sur le plan des dynamiques environnementales engendrées que sur le plan de la répartition des richesses et de la gouvernance de la filière. L’expérience

90 91 Première partie Diversité des spécificités locales

I. La culture du figuier de Barbarie dans les Aït Ba’amran : d’un fruit à l’âme voyageuse à l’ancrage d’une culture structurante au niveau du territoire Au Maroc, la légende dit qu’un jour l’océan près de 50 % des surperficies concernées. a apporté une figue de Barbarie sur la côte Barthes et al. (2016) ont donné des indications nombreux pays, notamment au Mexique, en I.1 Origine et implantation du sud marocain en provenance des îles d’évolution de superficies cultivées au niveau Algérie, au Maroc, en Tunisie, aux États-Unis, Canaries, un peu comme une bouteille à communal, avec des taux d’augmentation Le figuier de Barbarie (0puntia ficus-indica en Australie, au Chili, en Afrique du Sud, en la mer miraculeuse. Les graines qu’elle de plus de 2000 % en 25 ans dans certains pour son espèce la plus emblématique) Grèce, en Israël, en Turquie, en Italie (Sicile, contenait germèrent et donnèrent naissance cas. Cette mise en culture a largement été est originaire d’Amérique Centrale où il a Sardaigne), au Portugal... Dans nombre de à des plantes vite utilisées par la population promue par les agences de développement contribué à la prospérité des civilisations ces pays, elle est appelée « figue du diable » locale. On la nomma ’aknari’ en Berbère, en nationales et internationales (programme Maya et Aztèques (Barbera, 1995) (photo 1). ou plus souvent « figue d’Inde » (k’rmous el référence à l’île de sa provenance. cactus de l’Agence du Sud, Plan Maroc Vert, Plante caractéristique des zones arides de hindia, en arabe). Les écrits historiques sont rares concernant programmes des Nations Unies). par ses capacités physiologiques (plante Elle a été ramenée en Espagne par les cette plante au Maroc, mais font plutôt état Quand on traverse aujourd’hui la zone de CAM) et à stocker l’eau dans ses cladodes conquistadors dès le XVIe siècle, s’est d’une introduction à partir de l’Espagne au Mesti-Sbouya – mais aussi d’autres zones au (tiges transformées présentant des tissus diffusée rapidement dans tout le bassin XVIIe siècle, voire au XVIIIe (Ochoa & Barbera, sud de –, il est surprenant d’observer spongieux), elle fournit une grande diversité de de la Méditerranée et s’y est naturalisée au 2018). des montagnes entières recouvertes de produits à l’homme : des fruits charnus, des point de devenir un élément caractéristique Les superficies impliquées au niveau national figuiers de Barbarie, avec un habitat humain raquettes riches en fibres pour l’alimentation du paysage. Sa diffusion est due autant avoisinent aujourd’hui les 150 000 ha, mais la très peu présent mais un marquage du humaine et animale, de l’huile de pépins de à l’homme (qui embarquait des cladodes zone entre Sidi Ifni et Guelmim a été pionnière paysage très prégnant (photo 2). Entre figue de Barbarie très fine, du miel et même un comme aliment anti-scorbutique) qu’aux dans la mise en culture de cette plante et humanisation de l’espace et exode rural, colorant célèbre provenant d’une cochenille oiseaux qui, en mangeant les fruits, assurent constitue la première région productrice avec comment en est-on arrivé là ? parasite de la plante : le carmin. la dispersion des graines. De nos jours la plante est cultivée dans de

Photo 1 : Le figuier de Barbarie, une plante multi-usages et outil de lutte contre la désertification ? Photo 2 : Paysage typique de la région de Sbouya-Mesti où la culture d’Aknari est omniprésente. (© Photo : D. Genin) (© Photo : D. Genin) 92 93 Première partie Diversité des spécificités locales

I.2 Une histoire les rares données actuellement disponibles, la culture de l’orge est passée de 80 à 35 % de mettre en œuvre. Les paysans placent des description fournie par Hart (1973), après son la superficie totale (Maghrani 2006), et cette plantes préalablement légèrement séchées au agro-paysagère de l’arrière- étude sur le terrain en 1962, met en évidence tendance s’est encore poursuivie et intensifiée soleil, composées de trois ou quatre cladodes pays de Sidi Ifni au cours du le type de paysage de l’époque : depuis. De nos jours, seuls de petits champs directement sur le sol, et les immobilisent avec e « ... le pays des Ait Ba’Amran est vallonné sont ensemencés en céréales près des une pierre lourde (photo 3). Il n’y a pas de XX siècle et parsemé de bosquets d’arganiers, tandis fermes, avec des cultures épisodiques retournement du sol, ni d’utilisation d’engrais. Une enquête semi-directive auprès de que de grandes broussailles dans la région pendant les années particulièrement humides. La variété sans épines est fortement préférée, personnes-ressources de 38 exploitations d’Imstiten (Misti) offrent un abri idéal aux Dans le même temps, les superficies plantées en raison de la facilité de récolte des fruits. a été réalisée afin de mieux cerner les troupeaux de sangliers dont on dit qu’ils sont en cactus ont fortement augmenté : de 1987 Cependant, les vergers sont généralement principales dynamiques environnementales et si nombreux qu’ils constituent une menace à 2011, par exemple, les superficies plantées entourés de haies composées de variétés socio-économiques de la zone (Genin 2015, pour les cultures. Comme ailleurs au Maroc, en cactus sont passées de 2 390 à 3 720 ha épineuses de figues de Barbarie (localement Genin et al. 2017). Elle a permis de retracer les la culture de base est l’orge, avec un peu (+56 %) dans la commune de Sbouya et de appelées Achefri) pour empêcher l’accès des principales caractéristiques des dynamiques de blé. Mais les principaux compléments à 490 à 2 810 ha (+473 %) dans la commune petits troupeaux de ruminants. Les autorités à l’œuvre au siècle dernier, ainsi que les l’orge sont doubles : les noix d’arganier, dont de Mesti (Barthes et al. 2016). Il est difficile agricoles promeuvent un mode plus mécanisé raisons de ces dynamiques. Quatre phases on extrait les pépins d’argan, dont on extrait de recueillir des données antérieures en d’installation des plantes en creusant des principales ont pu être mises en avant : cet autre aliment de base désormais onéreux raison de la rareté des recensements et sillons dans les champs et en plantant en La première phase (première moitié du XXe de la diète Susi [Région du Souss], l’huile des modifications importantes des limites ligne. Il n’y a pas d’opération culturale pour le siècle), concerne une déforestation massive d’argan, et le fruit du figuier de Barbarie, administratives. La culture du figuier de processus de plantation. de la forêt d’arganiers qui couvre la majeure une plante originaire du Mexique introduite Barbarie a la particularité d’être très facile à e partie du territoire. À cette époque, l’arganier en Afrique du Nord-Ouest au XVI siècle par n’était pas valorisé pour la production d’huile, les espagnols, d’où son nom local d’Aknari. qui était considérée comme un aliment Parmi les animaux domestiques, les chèvres « beldi » local (Simenel 2010). Néanmoins, prédominent, puis les moutons, les bovins, le charbon de bois était très demandé, en les ânes et les chameaux, dans cet ordre. particulier le charbon d’arganier en raison de Tous utilisent le “pâturage suspendu” offert son pouvoir calorique élevé. par les arganiers, bien qu’ici les chèvres aient La deuxième phase (de la Deuxième Guerre accaparé cette ressource écologique » (p. 63). mondiale jusqu’en 1969), comprend la À l’indépendance (1969 à Sidi Ifni), les lois période du Protectorat espagnol, où les régissant l’utilisation des forêts restèrent autorités forestières espagnoles ont empêché pratiquement inchangées, mais les contrôles l’abattage des arbres dans le but de ralentir étaient pratiquement inexistants et de vastes la propagation du désert. Cependant, les superficies ont été défrichées et mises en coupes illégales et les coupes militaires se culture pour la production hypothétique sont poursuivies, avec le développement d’orge, même sur des terres publiques. Ce des cultures céréalières et de l’élevage modèle s’est rapidement avéré non viable caprin. La figue de Barbarie était présente, et une émigration massive a commencé mais principalement confinée aux « ourtis » au milieu des années 1970. Par exemple, (jardins familiaux de légumes verts et de dans la commune rurale de Sbouya, les fruits), localisés à proximité des maisons. recensements ont indiqué une réduction de la La figue de Barbarie était utilisée comme population permanente de 24 237 habitants réserve alimentaire pour les humains et les en 1974 à 5 028 en 2004. Entre 1970 et animaux pendant les années sèches. Parmi 1994, l’occupation des champs pour la Photo 3 : Plantation du figuier de Barbarie : 2 à 5 cladodes au sol et une pierre...et c’est tout ! (© Photo : D. Genin) 94 95 Première partie Diversité des spécificités locales

Plus récemment, des plans de développement et tentent de stimuler leur développement en La figure 2 montre schématiquement les une nouvelle forme de parc agroforestier ont vu le jour dans le but d’encourager la culture les taillant afin de reconstituer l’architecture changements physionomiques qui se sont stable composé à la fois d’arganiers productifs et la commercialisation des produits à base caractéristique des arbres pour la production produits au cours du XXe siècle, et sur la base et du développement spéculatif des figues de de figues de Barbarie. Cela s’est traduit par le de noix d’argan. des rares cas émergents que nous avons Barbarie. développement d’une infrastructure de routes Selon les agriculteurs interrogés, l’arganier observés, vise à montrer ce qui pourrait être et de pistes praticables, de coopératives et émerge dans les vergers de figuiers de d’initiatives commerciales privées avec des Barbarie. Ils ont mentionné que la figue de vergers irrigués pour la production intensive. Barbarie sert de protection à l’arganier, à Figure 2 : Schéma physionomique d’évolution du paysage au cours du XXe siècle Cependant, la caractéristique principale est la fois par l’exclusion du bétail qui broute Date Pratiques paysannes l’extension des vergers appartenant à des intensivement l’arganier, et par la création

non-résidents qui reviennent en été pour de conditions micro-climatiques favorables à Coupes

récolter des fruits et vendre directement sa repousse (photo 4). Les personnes âgées aux intermédiaires. Presque aucun travail indiquent qu’il s’agit d’un retour aux paysages 1930 Charbonnage agronomique n’est effectué sur les vergers qu’ils avaient l’habitude de voir quand ils à l’exception du remplacement de vieux étaient enfants, avec une composante Céréaliculture spécimens de figues de Barbarie. Dans supplémentaire : la figue de Barbarie. Ils 1970 Elevage quelques cas, les agriculteurs locaux ont considèrent unanimement cette régénération observé la régénération des arganiers au comme bénéfique et un signe d’une bonne Abandon milieu des plantations de figuiers de Barbarie, richesse du sol. Exode rural

Plantations aknari 1985

Régénération de l’arganier 2000 Elagage et façonnage de 1930 l’arganier dans le but d’une double 2030 production (aknari et argan) en parcs Agroforestiers

Photo 4 : Régénération de l’arganier (tâches vert foncé) par rejets de souche dans les vergers anciens d’Aknari. (© Photo : D. Genin) 96 97 Première partie Diversité des spécificités locales

II. La culture et la filière du figuier de Barbarie aujourd’hui : spéculation, spécification, patrimonialisation, opportunités, risques et incertitudes ? unité de conditionnement d’une capacité de ont vu le jour, ainsi que la création de 10 000 tonnes a été créée à Sidi Ifni par le 4 coopératives sur la zone dédiées nous ont indiqué qu’un plant de Moussa, II.1 Des fruits qui créent Département d’Agriculture et l’Agence de essentiellement à la transformation des fruits fructifiant classiquement en automne, Développement Agricole. (photo 5). Une dynamique économique, l’identité et l’originalité de la pouvait parfois se « transformer » en Aïssa certes encore fragile, se met en place à la fructification estivale. On devrait plutôt zone depuis une quinzaine d’années autour des parler d’écotypes qui sont des formes productions du figuier de Barbarie. Elle a Traditionnellement la culture du figuier de biologiques présentant des adaptations II.2 Une diversification des pour ambition de concerner près de 3 000 Barbarie occupait une place relativement particulières à leur environnement local. produits issus du figuier de agriculteurs et producteurs de cactus. Cette modeste au sein de l’exploitation familiale. L’écotypisme est une forme de variation trajectoire n’est pas sans rappeler le « boom La plante servait à constituer des haies associée à l’environnement et n’implique pas Barbarie et la création d’une de l’huile d’argan », avec ses progrès et défensives contre la dissémination du nécessairement la séparation des populations dynamique économique écueils en termes de développement local bétail dans les champs, grâce à la variété dans des zones géographiques isolées. Bien (Simenel et al. 2009, Romagny 2010, Michon épineuse Achefri. Elle était aussi cultivée que n’ayant pas une identité systématique De même, deux entreprises privées de et al. 2017). pour ses fruits charnus (variété non définie, les écotypes ont souvent une grande transformation et de commercialisation épineuse), dans les ourtis, petits jardins importance agronomique et économique car domestiques localisés aux abords des ils sont utilisés à la fois pour la conservation maisons, dont la fonction première était la du germoplasme et la protection de la fourniture de denrées végétales diversifiées biodiversité génétique, ainsi que pour la pour l’autoconsommation. De même les valorisation de produits régionaux typiques. raquettes servaient – et dans une moindre D’ailleurs une technique culturale « la mesure servent encore – dans l’alimentation scozzolatura », qui consiste à supprimer les animale en périodes de disette (Russel & fleurs et certaines raquettes naissantes au Felker, 1987). La fructification classique du printemps et favoriser une phase de floraison figuier de Barbarie a lieu en été de juin à plus tardive, permet de décaler la période de septembre, et donne des fruits abondants, floraison et la production de fruits plus gros mais souvent de petite taille, ce cas-type et charnus (Barbera 1995, Boujghagh 2015). est appelé au Maroc la variété Aïssa. Dans Cet écotype Moussa a acquis une notoriété les Aït Ba’amran, l’écotype Moussa, à la grandissante dans tout le Maroc, qui a permis floraison tardive (septembre à décembre), et l’établissement d’un marché dépassant le à l’aspect beaucoup plus grand et charnu s’y local. Aujourd’hui les étals ambulants de est développé, sûrement à cause d’un climat figue de Barbarie Moussa connaissent un particulier lié à l’influence des brouillards grand succès dans les grandes villes du océaniques et à l’atténuation des chaleurs pays où les fruits sont consommés sur place estivales. On parle en général de variétés en automne (3 à 5 Dh par fruit, contre 1 Dh Moussa et Aïssa pour désigner ces deux pour l’écotype Aïssa). Un argument de vente phénotypes, cependant les caractères est de dire que les fruits proviennent des Aït des plantes portant ces fruits ne sont pas Ba’amran, le pays du cactus ! toujours complètement fixés, comme par Ces particularités et cette notoriété ont exemple pour des variétés de pommes, participé à la mise en place en 2011 d’une et peuvent fluctuer selon les conditions Indication Géographique Protégée (IGP) environnementales : certains agriculteurs « Figue de Barbarie d’Aït Ba’amran ». Une

Photo 5 : Coopérative de transformation des fruits d’Aknari. (© Photo : D. Genin)

98 99 Première partie Diversité des spécificités locales

Sur la Province de Sidi Ifni un GIE (Groupement de raquettes, tisane de fleurs d’aknari, miel d’intérêt économique) a été créé avec d’aknari, confiture d’aknari. pour ambition de structurer la filière et de - Des produits destinés à l’alimentation permettre à plus de 1 200 agriculteurs animale, avec la création de coopératives de la zone d’améliorer leurs revenus, en spécialisées dans le traitement des raquettes développant cette culture dont le rendement d’aknari qui entrent dans la composition devrait passer de 8 à 10 t/ha. Notons aussi d’alimentation du bétail manufacturé. la création à grands renforts de publicité d’un Ces transformations sont actuellement « cactopôle » dans la ville de Guelmim, censé réalisées essentiellement au sein de sur 25 ha concentrer, fédérer et harmoniser coopératives qui commencent à fleurir dans les différentes activités industrielles et les villages ; elles transforment cependant d’accompagnement autour de la production des quantités relativement modestes par et de la transformation des produits issus du rapport à la disponibilité en fruits. figuier de Barbarie. Dans le même temps, une diversification des produits issus du figuier de Barbarie a permis II.3 Des systèmes de l’éclosion de produits commercialisables, dont certains à forte valeur ajoutée : production en mutation - Des produits cosmétiques, au premier rang constante l’huile de graines de figue de Barbarie, huile très riche en vitamine E et acides Les structures et fonctionnement des systèmes gras de types omega, qui a des propriétés de production tendent en fin de compte à cosmétiques remarquables. Son prix est se simplifier toujours plus pour présenter Photo 6 : Mosaïque de « grains » de paysage engendrée par des âges de mise en culture différents. On voit extrêmement élevé : de 800 à 1 000 euros une quasi monoculture spéculative du figuier sur la droite une forte régénération d’arganier dans les anciennes parcelles d’aknari. (© Photo : D. Genin) le litre, ce qui en fait une des huiles les de Barbarie. Cette dernière s’apparente plus chères au monde. Elle nécessite de aussi en quelque sorte à un retour vers une grandes quantités de matière première, espèce de « proto-agriculture », avec très D’un autre côté, on perçoit en quelque sorte Agroalimentaires et du Terroir » (PAMPAT) pour un litre d’huile il faut environ une tonne peu d’intervention humaine dans l’entretien et un reverdissement de la zone avec l’aknari concernant diverses opérations culturales et de fruits frais, qui vont donner entre 25 et les aménagements des terres agricoles, si ce toujours vert et la réapparition d’une flore plus de mise en place de la culture (http://www. 30 kg de graines à la teneur en huile de 6 n’est pour la plantation (très rudimentaire au variée du fait de la diminution de la pression pampat.ma/fr/). à 10 %. Ces dernières contiennent le plus demeurant, photo 8) et la récolte des fruits. Il pastorale et de la mise en défens des champs Clothilde Cardon (2017) a proposé une fort taux d’acides gras insaturés essentiels s’ensuit que la structure du paysage agraire d’aknari (photo 7). typologie préliminaire des exploitations de la des huiles cosmétiques avec près de 60 % tend à s’uniformiser avec l’omniprésence zone en trois types : 1) les exploitations de d’acide linoléique (omega-6), 20 % d’acide du figuier de Barbarie. Les seuls grains de Des initiatives provenant des services de migrants où la totalité de la superficie agricole oléique (omega-9), ainsi qu’une forte teneur paysage sont dus à des âges différents de l’agriculture notamment sont actuellement est plantée en cactus et où les membres de en tocophérol ou vitamine E, qui protège la plantation de l’aknari (photo 6), dans lesquels menées pour « techniciser » et optimiser la famille élargie ayants droit viennent en été peau et maintient son hydratation (Ghazi et apparaissent des tâches plus sombres la culture du figuier de Barbarie. Lesrécolter ou font des arrangements avec des al. 2013). De même on fabrique du savon à révélant la réapparition de touffes d’arganiers lecteurs pourront éventuellement se référer intermédiaires (location de parcelle ou partage l’extrait de catus. qui rythmaient le paysage dans le passé. aux documents et fiches techniques mis en 1/2) ; 2) les exploitations avec un frère - Des produits alimentaires : filets de raquettes Les anciens aménagements des cultures de à disposition sur internet par le « Projet résidant dans la vallée et ayant une source de (consommés de manière séculaire au céréales en bandes à l’aide de murets de pierre d’Accès aux Marchés pour les Produits revenus correcte (retraité, agent lié Mexique sous le nom de nopal), de la farine (l’allen en berbère) ne sont plus entretenus.

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III. Les enjeux d’une spécificité locale qui s’ouvre au monde extérieur

à l’État, éleveur ou apiculteur professionnel) D’une manière générale, on est passé ainsi de La culture du figuier de Barbarie, nous consultation des populations locales, ces et où l’exploitation du cactus, qui continue à systèmes de production vivriers, diversifiés et l’avons vu, est un marqueur majeur de la projets sont principalement conçus dans constituer la base de l’exploitation, s’effectue polyfonctionnels en terme d’ateliers productifs région, résultat d’une trajectoire originale, une perspective technocratique, sans tenir de manière partagée ; 3) les exploitations (culture de céréales, de figuier de Barbarie, une empreinte des dynamiques écologiques, compte des perceptions, des connaissances dont un frère réside dans la vallée et dont le d’arganier, élevage de petits ruminants et socio-économiques et territoriales en et du savoir-faire que les populations locales revenu dépend essentiellement de la culture d’abeilles pour le miel), à des systèmes perpétuelle mouvance et dont il importe de ont acquis dans ces environnements de l’aknari ; il assure alors la majorité de de production spéculatifs intermittents et mieux cerner les enjeux. contraignants (Davis 2005 ; Wang et al. l’entretien et des récoltes et se voit parfois simplifiés à l’extrême par une monoculture 2010). aidé monétairement par les autres membres et visant une diversification des produits de La mise en culture de ces terres arides de sa famille. Le premier type constitue de nos l’aknari. III.1 Au niveau écologique et est classiquement considérée comme un jours la grande majorité des cas rencontrés. facteur aggravant la désertification, de par paysager la modification drastique par le labour de sols déjà fortement dégradés et peu stables La problématique de la désertification(Barathon et al. 2010). Dans le cas décrit apparait comme un des enjeux majeurs dans ici, plusieurs indices tendent à montrer le contexte actuel du changement climatique. au contraire que la culture du figuier de À l’échelle internationale, différents grands Barbarie pourrait avoir pour conséquence projets ont été mis en place pour contrer une de mieux laisser s’exprimer des dynamiques « avancée du désert », parfois bien réelle, naturelles progressives et constituer un parfois largement discutable. En effet, bien outil intéressant de restauration écologique que la composante structurelle majeure des au sens de Aronson et al. (2006). En effet, zones arides soit une végétation éparse, Miguel Genin (2015) a montré une corrélation rabougrie et relativement pauvre, l’idée de la positive entre l’âge des champs de figuier nécessité d’arrêter l’avancée des déserts en de Barbarie et le nombre de régénérations créant des barrières vertes efficaces à leur (essentiellement par rejets de souches) des périphérie n’est pas nouvelle. Des actions arganiers autrefois présents dans le milieu de « restauration » de grande envergure, (figure 3). Les explications des phénomènes généralement très médiatisées, impliquant la observés doivent être étudiées de manière plantation d’arbres ont donné des résultats plus approfondie, mais les changements mitigés, comme la Grande Muraille Verte d’utilisation des terres – notamment par de Chine (Wang et al. 2010 ; Cao et al. l’exclusion du pâturage –, l’enrichissement 2010), la barrière verte algérienne dans des sols en matière organique par la les années 1970 (Bensaid 1995), et plus plantation de cactus, un rôle de plante nurse récemment l’initiative African Great Green et d’éventuels processus de mycorhization Wall (Dia and Duponnois 2010 ; Escadafal sont mis en avant (Genin et al. 2017). Photo 7 : Une biodiversité favorisée sous couvert des Aknaris (© Photo : D. Genin) 2011). Il s’agit classiquement de ceintures De même, Fatima Yous (2016), lors de forestières (10 à 20 km de large) destinées, ses travaux concernant les dynamiques selon leurs promoteurs, à : 1) stopper les végétales de la zone a distingué une plus mouvements de sable, 2) améliorer les grande richesse floristique dans les parcelles conditions écologiques et 3) promouvoir « le anciennement plantées en figuier de Barbarie développement » des populations locales. (photo 7). Ses résultats ont montré de même Malgré la prétention de participation et de que les parcelles les plus âgées présentaient

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les taux de matière organique et de carbone plante ressource permettant le piégeage des basés sur la culture du figuier de Barbarie qui, observer les prémisses sur le terrain (photo 8). organique total les plus importants. Ceci est semences qui ne peuvent s’établir ailleurs et potentiellement, peuvent être d’un rapport Ceci implique un façonnage des repousses dû à l’accumulation de la litière favorisée par favorisant ainsi un microclimat favorable à la assez intéressant économiquement, en tous d’arganier pour favoriser un port arboré le figuier de Barbarie qui joue le rôle d’une reprise végétale. cas par rapport à une céréaliculture très propice à une meilleure production de noix, aléatoire dans une zone à 150 mm/an de et un réarrangement spatial des figuiers de Figure 3 : Relations entre l’âge de plantation du figuier de Barbarie et le nombre de régénérations de plants précipitations. Barbarie pour limiter les compétitions tout en d’arganier dans la région de Sidi Ifni, Maroc (Genin et al. 2017). D’autre part, la formation de milieux favorisant les probables échanges trophiques agroforestiers résultant de la régénération entre les espèces et en conservant le rôle de l’arganier dans les parcelles d’aknari de plante nurse du figuier de Barbarie vis- peut permettre d’envisager des systèmes de à-vis de l’arganier. On peut alors envisager production basés sur une double production la promotion d’un système agroforestier à oléicole : argan et pépins de figues de vocation oléicole, à haute valeur ajoutée. Barbarie, comme on peut commencer à en

Ces travaux soulignent que, parfois et agricole est quasi inexistante tout au long de contrairement à ce qui est présenté l’année hormis durant la période de récolte classiquement, une mise en culture en (juillet-septembre). Cette configuration doit zone aride peut jouer un rôle positif dans être étudiée en détail car elle est porteuse à l’amélioration des conditions écologiques et la fois d’opportunités mais aussi de risques. la promotion de la biodiversité locale. En effet, tout au long de l’année on trouve des campagnes désertifiées de leurs habitants avec seulement des personnes âgées III.2 Au niveau des systèmes accompagnées d’enfants en bas-âge ou des gardiens. Ceci peut occasionner un certain de production nombre de problèmes dans le fonctionnement quotidien de la communauté locale. En termes Les systèmes de production actuels sont de système de production stricto sensu, on assez singuliers dans la mesure où l’activité assiste à la création de systèmes originaux Photo 8 : Création de parc agroforestier oléicole à arganier et figuier de Barbarie ; taille des rejets d’arganier pour favoriser la production de fruits ; rôle de l’Aknari comme plante nurse pour l’arganier. (© Photo : D. Genin) 104 105 Première partie Diversité des spécificités locales

Un autre point à mettre en avant concerne les III.3 Au niveau des produits et al. 2017). Ici on essaie de créer un d’entreprises privées extérieures, aux moyens vulnérabilités associées au développement « panier de biens et services » diversifié financiers et aux capacités d’investissement généralisé de la culture du figuier de Barbarie, et des dynamiques socio- à partir de cette seule culture. Mais ces bien plus importants, si elle peut constituer en particulier les risques sanitaires liés à territoriales biens et services ne sont pas toujours une réelle opportunité pour impulser un la monoculture. On assiste actuellement ancrés dans les activités traditionnelles développement économique au niveau local, à un risque d’infestation par la cochenille La production de fruits frais constitue LA des populations et de leurs savoirs. Les présente aussi un risque pour les populations (Dactylopius opuntiae) qui s’attaque aux plantes spécificité de la zone de Sbouya-Mesti, avec Autorités développent beaucoup d’énergie locales de dépossession de la valeur ajoutée par le dépôt de filaments cireux et duveteux, l’écotype Moussa comme figure de proue. pour renforcer l’ancrage de cette filière permise par la valorisation des produits. se nourrit et se reproduit sur la plante jusqu’à C’est d’ailleurs l’objet exclusif de l’IGP « Figues dans le paysage local et le faire connaître à La question du comment assurer la maîtrise provoquer son dépérissement. Elle constitue de Barbarie des Aït Ba’amran », à l’exclusion l’extérieur. Les investissements publics sont de la filière par le local et ne pas tomber dans une menace récente pour les cactus du Maroc des autres produits dérivés de transformation importants et diverses manifestations sont les écueils observés par le développement et de tout le bassin méditerranéen. L’origine de (Encadré 1). C’est sur cette particularité que promues, comme un grand Festival annuel de la filière d’huile d’argan voisine (Romagny e l’infestation est, selon Ochoa & Barbera (2018), la zone présente une longueur d’avance. du cactus qui en est en 2018 à sa 5 édition. & Boujrouf 2016), constitue un défi socio- probablement venue d’Espagne où elle a été Pour la transformation des produits issus du politique majeur qui doit s’appréhender observée dans les régions de Murcie en 2006 figuier de Barbarie, elle est concurrencée par Ceci constitue un pas important dans la à différente échelles – du micro-local au et d’Almeria en 2013. Au Maroc, l’infestation d’autres zones au Maroc ou ailleurs qui ont mise en dynamique du territoire, à condition global – et impliquer un vrai débat avec les a fait des ravages en 2017 dans le centre du déjà développé des infrastructures dans des que la population locale se sente concernée premiers intéressés : les producteurs locaux. pays à Sidi Bennour, Rhamna et Youssoufia ; conditions géographiques et d’accès aux et actrice de son propre développement. La Il représente un challenge de première si rien n’est fait, elle va proliférer, détruire marchés peut-être plus faciles. C’est le cas situation démographique particulière de la importance pour les Autorités nommées et les plantations marocaines et migrer vers de la région de Rhamna, même si l’infestation zone, avec la forte émigration déjà actée de élues dans le cadre du nouveau découpage l’Algérie et la Tunisie. Les autorités ont mené actuelle de cochenille questionne son devenir. la plupart de sa population, ne facilite pas administratif (création de la Province de Sidi des interventions d’urgence, déracinant et Cependant, la possibilité d’avoir une diversité la cristallisation et la fédération d’énergies Ifni). incinérant toutes les plantations de cactus sur de produits issus de la culture du figuier de au niveau local. D’autre part, l’arrivée plus de 400 ha à Sidi Bennour dans le Doukkala Barbarie constitue un avantage afin d’offrir (Abdelouahed Kidiss, 2016). Une stratégie de une espèce de panier de biens et services contrôle a été mise en place en collaboration permettant de profiter de la valeur ajoutée avec le Centre International de Recherche tout au long d’une chaine de transformation Agricole dans les Zones Arides (ICARDA). Dans diversifiée (Benoit 2010). d’autres régions du monde (Mexique, île de En ce sens, le cas du figuier de Barbarie se Lanzarote), ce problème sanitaire est surmonté distingue de celui de l’huile d’argan à plusieurs et valorisé par la production du colorant carmin égards : directement issu des cocons de ces parasites - un cas d’introduction d’une espèce végétale (Mendez-Gallego 2012). et d’expansion de son aire de culture vs un endémisme et des phénomènes de rétractation de l’aire dus à une sur-utilisation de l’espace et une non maîtrise de la régénération. - on essaie de diversifier les produits issus d’une même culture, contrairement à l’arganeraie où tout est concentré sur l’huile d’argan au détriment et en négation des autres activités et savoirs locaux (Michon

106 107 Première partie Diversité des spécificités locales

Conclusion

La culture du figuier de Barbarie dans la des problèmes de formes de communication de développement durable dans les contextes Province de Sidi Ifni représente à bien des et de gouvernance, dont les modalités vont de désertification (Genin et al. 2006, Gudka égards un cas d’école dans la problématique conditionner largement les orientations prises et al. 2014). Depuis quelques décades, la des dynamiques des arrière-pays pour envisager un développement socio- valeur marchande des produits issus de la méditerranéens : des formes d’adaptations écologique et économique intégré de la zone. biodiversité locale est perçue comme un socio-écologiques dans des milieux en moyen efficace de préserver non seulement déshérence mais aux enjeux écologiques et La culture du figuier de Barbarie dans cette les ressources naturelles qui sont à la base socio-politiques importants, des produits de région représente par contre un cas singulier de ces produits, mais aussi les écosystèmes qualité pas toujours valorisés à leur juste valeur, dans le cadre du débat sur les processus de et les services écologiques qu’ils fournissent des innovations factuelles et potentielles, et désertification et de restauration écologique (Plotkin et Famolare 1992). La convergence des rapports de forces à différents niveaux dans le contexte actuel des changements entre la préservation, la patrimonialisation et entre « l’endogène » et « l’exogène ». climatiques. En effet, la problématique la valorisation économique de la biodiversité La situation décrite ici est en pleine de la désertification en zones arides est locale a permis l’intégration progressive évolution, évolution dont la maîtrise n’est souvent présentée dans la littérature comme des savoirs et savoir-faire locaux dans la pas toujours facile à gérer pour envisager un une réduction drastique de la végétation conception de projets liés au développement développement équitable d’une zone socio- résultant de la dynamique de l’utilisation durable. Encore faut-il qu’ils soient réellement politiquement sensible. des terres à moyen et à long terme (Tasser compris et reconnus, et ne servent pas Comme nous le mentionnions dans Barthes et al., 2007). L’intensification agricole ou, au seulement de vitrine pour permettre à des et al. (2016), on se trouve à la confluence de contraire, l’abandon des champs agricoles acteurs extérieurs de s’offrir des plus-values trois logiques : sont les principaux moteurs opposés des importantes au détriment des acteurs locaux. - une logique paysanne visant essentiellement changements agraires impliqués dans la à une sécurisation foncière des terres et un désertification (Tscharntke et al. 2005, Otto opportunisme éventuel pour leur valorisation et al. 2006, Cramer et al. 2008). Le schéma en termes monétaires, mais pas forcément présenté ici est très différent, puisque les avec une volonté d’ancrage résidentiel au deux phénomènes se produisent en même lieu ; temps : l’abandon des spéculations agricoles - une logique des acteurs institutionnels, non viables associées à des migrations notamment au travers du Pilier II du humaines massives et la mise en place d’un Plan Maroc Vert, visant à impulser des système de culture ne nécessitant qu’une dynamiques progressives dans les arrière- intervention légère sur le milieu et qu’une pays et les zones marginales du pays. Il attention occasionnelle. On assiste ainsi à s’ensuit la promotion forte de processus de des effets inattendus sur le plan écologique et patrimonialisation. Un fort interventionnisme paysager avec la création d’une ceinture verte de l’État ; aux portes du désert et la réapparition de - Une logique mercantile d’investisseurs l’arganier, qui pourrait permettre, à un niveau marocains et étrangers qui voient dans plus global, de nourrir des réflexions plus l’émergence de la filière liée au figuier de générales dans le domaine de la lutte contre Barbarie, l’occasion de faire des valeurs la désertification. ajoutées importantes, à l’instar de ce qui Il n’est en effet pas facile d’intégrer à la fois les s’est passé pour l’huile d’argan. priorités de l’ingénierie écologique, la culture locale et les moyens d’existence des sociétés Leur mise en résonnance et en synergie pose locales dans la conception de plans rationnels

108 109 Première partie BIBLIOGRAPHIE Diversité des spécificités locales

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112 113 Première partie Diversité des spécificités locales

Les dynamiques observées autour de la The dynamics observed around the valorisation des produits issus de la rose dans enhancement of rose products in the Kelâat Chapitre 5 la région de Kelâat M’Gouna constituent un M’Gouna region constitute a fine observatory bel observatoire pour les questions posées for the questions raised around specification, autour de la spécification, de l’ancrage et de anchoring and patrimonialization because la patrimonialisation car la rose est devenue the rose has become an emblem of the un emblème de la région en même temps region at the same time as a pivot of the local qu’un pivot de l’économie locale. La plupart economy. Most of the processing activities La rose du M’Goun des activités de transformation (distillation, (distillation, drying) are carried out on site by séchage) sont effectuées sur place par des small private producers, cooperatives and Un bon exemple pour réfléchir les relations entre petits producteurs privés, des coopératives industrial units. While local anchoring in the 1 et unités industrielles. Si l’ancrage local, territory is obvious for the first two categories ancrage, patrimonialisation et banalisation dans le territoire, est évident pour les deux of actors, it is more questionable for the premières catégories d'acteurs, il est last one because the three units manifest plus questionnable pour la dernière car les themselves more as isolated enclaves with trois unités se manifestent plutôt comme des few links to their environment. If we can enclaves isolées ne tissant que peu de liens detect a process of heritage construction G. Michon M. Aderghal M. Berriane P-A. Landel avec leur environnement. Si l’on peut déceler based on this element of the agrarian system Institut de Université Université Université un processus de construction patrimoniale whose history must be known, it is recent, Recherche pour le Mohamed V Mohamed V Grenoble-Alpes à partir de cet élément du système agraire and far from being collective, which raises dont il faut connaître l’histoire, celui-ci est the question of its validity. Moreover, this Développement Laboratoire Laboratoire UMR PACTE récent, et loin d’être collectif, ce qui pose «patrimonialization» is being used to create Gouvernance, d’Ingénierie du d’Ingénierie du Grenoble, France la question de sa validité. Par ailleurs cette a tourist destination around what is now Ressources, Tourisme, Tourisme, pierre-antoine.lan- « patrimonialisation » est mise à profit pour called «the land of the rose», a destination Environnement, Patrimoine et Patrimoine et del@univ-gernoble- créer une destination touristique autour de ce that is having difficulty to emerge. Finally, the Développement, Développement Développement alpes.fr qui est appelé désormais « le pays de la rose », success of rose-based products has led to UMR203 Durable Durable destination qui a du mal à émerger. Enfin, le the development of a whole «economy of the Montpellier, France Rabat, Maroc Rabat, Maroc succès des produits à base de rose a entraîné fake», with the multiplication of points of sale genevieve.mi- m.aderghal@ mohamed.ber- le développement de toute une « économie offering tourists passing through products [email protected] gmail.com [email protected] du faux », avec la multiplication des points «à la rose du M’Goun» made with chemical de vente qui proposent aux touristes de flavours. The refusal of local authorities and passage des produits « à la rose du M’Goun » the agricultural technical supervision to put in Rose fabriqués à base d’arômes chimiques. Le place measures that would make it possible refus des autorités locales et de l’encadrement to discern the «true» from the «false» raises Sud technique agricole à mettre en place des questions. Ancrage marocain mesures qui permettraient de discerner le « vrai » du « faux » pose question. Produits dérivés 1 Cet article est issu des recherches menées en février 2017 par un collectif d’étudiants (issu du Master « EDEV, Études Banalisation Patrimonialisation du Développement » de l’Université Paul Valéry/Montpellier III) et de doctorants de l’Université Mohammed V de Rabat et de l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, accompagnés par leurs encadrants des universités de Montpellier (Lucille Medina et Stéphane Ghiotti), de Rabat (Mohamed Berriane, Mohammed Aderghal et Lahoucine Amzil), de Grenoble (Pierre-Antoine Landel) et de l’IRD (Geneviève Michon et Thierry Ruf). Voir le rapport collectif issu de ces recherches : « Développement du tourisme rural et valorisation des produits de terroir : la Rose de M’Gouna-Dadès », Université Montpellier 3, 216 p. 114 115 Première partie Diversité des spécificités locales

Introduction : une fresque chronologique pour poser les questions

La « Vallée des roses », parfois appelée « Pays un bel exemple de système oasien de peu ouverte sur le marché, sa fonction dans processus de spécification ? de la Rose », comprend les sections médianes montagne, avec le fond des vallées occupé le système agraire se limitait à des usages En 1998, une deuxième usine s’installe à et avales des bassins de l’Assif M’Goun et de par des champs cultivés en polyculture, et qui n’en faisaient pas une culture de rente, Kelâat M’Gouna, une troisième suivra une l’Assif Dadés2, avant leur confluence au sud des pentes arides dédiées au pastoralisme. avant l’époque coloniale. En 1936, une dizaine d’années plus tard. Avec le PMV, de de la ville de Kelâat M’Gouna. Elle constitue première usine de distillation s’installe à nouvelles coopératives — essentiellement Kelâat M’Gouna. Les familles d’agriculteurs féminines — voient le jour et des distillateurs Fig. 1 : Carte de situation des Assifs M’Goun et Dadés commencent alors à prendre conscience de privés s’installent à leur compte. La filière l’intérêt commercial de la rose. Il semble donc se consolide et se structure peu à peu. Le qu’on soit ici en présence d’un processus volume des roses traitées augmente chaque de révélation d’une ressource locale restée année, et la « rose du M’Goun » est largement longtemps peu valorisée. S’agit-il pour autant renommée au niveau du pays tout entier. Le d’un processus de spécification ? Festival de la rose attire de plus en plus de L’usine de Kelâat M’Gouna, issue d’une visiteurs et de touristes. Peut-on parler ici entreprise coloniale, se ravitaille exclusivement d’un approfondissement de l’ancrage ? auprès des producteurs locaux, et introduit le Le succès commercial de la rose va entrainer produit rose dans le circuit des parfumeurs, l’irruption massive de produits cosmétiques notamment de Grasse. Ses collecteurs et (crèmes, savons, shampooings...) à base ses ouvriers sont issus des villages de la d’arômes synthétiques. Une entreprise s’est vallée. Pour célébrer la fin de la saison de même installée sur place pour conditionner la récolte, elle organise une fête qui réunit ces produits bas de gamme, qui seront vendus tous les acteurs de la filière : agriculteurs, moins chers que les produits authentiques, intermédiaires et ouvriers de l’usine. Cette fête mais avec un vrai travail sur l’apparence du sera officialisée par l’État marocain en 1961. produit et sur le packaging pour attirer les Une première coopérative de collecte et de acheteurs. S’agit-il ici d’un processus de transformation est créée en 1978, regroupant banalisation ou de falsification ? Quelles en plus de 900 producteurs. Il semblerait que sont les conséquences ? l’on a là tous les ingrédients d’un véritable Si la rose ne semble pas avoir occupé jusqu’à processus d’ancrage territorial (Aderghal et présent une place centrale dans la culture al. 2017). Mais ce processus va déboucher, locale, nous assistons aujourd’hui à une dans les années 1980, sur un effondrement réinvention de son lien au lieu, légitimant de la filière suite à l’effondrement des prix de sa spécificité territoriale et approfondissant L’appellation de « Vallée des roses » tient à du nord du pays, ou vendue localement dans l’essence de rose sur le marché international. son ancrage culturel et identitaire. Peut- une des spécificités agricoles de ces deux les nombreux magasins situés en bordure En 2008, l’État marocain lance une nouvelle on considérer cela comme l’amorce d’un portions de vallée : la culture de la rose de de la route principale. Cette eau de rose et politique pour le développement agricole, le processus de patrimonialisation ? Damas (Rosa damascena), qui, même si elle les produits dérivés (savons, cosmétiques, Plan Maroc Vert (PMV). À travers son pilier II, En approfondissant l’analyse des dynamiques reste discrète, est un véritable marqueur du roses séchées), constituent eux aussi un ce plan cherche à promouvoir et à valoriser observées autour de la valorisation des paysage. La « rose du M’Goun » est séchée marqueur de l’économie de cette région. La les « produits des terroirs marocains ». La produits issus de la rose dans la région de et distillée sur place. Cette industrie locale se rose a d’ailleurs été labellisée à travers une rose du M’Goun est un bon candidat. Elle Kelâat M’Gouna, cet article a pour objectif partage entre trois grandes usines, plusieurs appellation d’origine protégée (AOP) « Rose fait d’ailleurs partie des premiers produits de donner du corps aux questions posées coopératives, et quelques distillateurs privés. de Kelâat M’Gouna Dadès » en 2011. de terroir à obtenir une AOP (2011). Cette autour de la spécification, de l’ancrage et de La distillation produit surtout de l’eau de rose, La présence de la rose sur le territoire est reprise de la rose comme « produit de terroir » la patrimonialisation, et de mieux comprendre exportée vers Marrakech et les grandes villes ancienne, mais dans une économie rurale constitue-t-elle une deuxième phase dans le les relations entre ces processus.

2 Assif : oued (rivière, fleuve) en langue amazigh, appellation utilisée pour désigner les deux vallées du M’Goun et du Dadés. 116 117 Première partie Diversité des spécificités locales

I. Un territoire aujourd’hui marqué par la rose

La rose est aujourd’hui utilisée comme le proposant la visite de vraies-fausses de la rose, renommé au Maroc et au-delà des Rose ». Ce Festival attire de très nombreux marqueur territorial principal de la vallée du distilleries, et une myriade de boutiques de frontières. C’est à la fois un lieu de promotion touristes marocains, et donne l’occasion aux M’Goun et du Dadès. bord de route qui vendent les produits dérivés et de vente des produits dérivés de la rose, touristes en route vers les oasis du Draa ou du Elle est omniprésente dans l’offre touristique de la rose, avec leurs façades peintes en et un évènement festif avec chants, danses, Tafilalet, de s’arrêter un peu plus longtemps (Collectif, 2017) : les excursionnistes de rose, leurs présentoirs colorés en rose, et fantasias, défilés de chars, élection de « Miss sur les lieux. Marrakech, les voyages vendus (ou racontés) leurs produits emballés dans des cartons sur les sites internet (tour operators, roses. Les hôtels et les restaurants jouent blogs, forums de discussions, page web également la carte de la rose (« la Kasbah des d’hébergeurs particuliers), tous vantent les roses », le « Restaurant rose », ou encore la couleurs ocre et rose de la vallée, l’éclat des « Pharmacie rose »). Les taxis qui circulent à roseraies au printemps, les senteurs des Kelâat M’Gouna sont eux-aussi entièrement roses. repeints au rose, sur ordre de l’autorité - « La vallée des Roses tient son nom parce provinciale. Aux différents ronds-points sur qu’on cultive bien des roses mais qui ne l’avenue, la municipalité a installé de grandes fleurissent que deux fois par an, de fin avril sculptures en métal représentant des roses. à juin. Elle pourrait également s’appeler Et l’association Migration et Développement, « vallée rose » à cause de la couleur de sa dans un essai de territorialisation de ses terre. Paysages magnifiques » (Le Guide du actions tournées vers le tourisme rural, a Routard) identifié un « Pays de la rose » en écho au - « Tout est rose dans ces canyons de l’Atlas « Pays de l’arganier » et au « Pays du safran ». creusés par les oueds M’Goun et Dadès. Cette omniprésence de la rose dans l’affichage Ocre-rose comme les montagnes arides territorial, circonscrite au centre urbain de où surgissent de majestueuses kasbahs, Kelâat M’Gouna, contraste avec la discrétion et rose comme les roses que l’on cueille au de la culture de la rose dans les terroirs de printemps. Sur cette toile de fond, les jardins la vallée. Les rosiers sont le plus souvent luxuriants entourés de haies de roses sont cultivés en haies en bordure des champs de plus que somptueux ! »3; céréales ou des vergers de fruitiers (même - « The town is famous for its sea of pink si, du fait du regain d’intérêt économique Persian rose landscapes »4; pour les produits de la distillation, certains - « Entrez dans une vallée au parfum agriculteurs commencent à cultiver les roses envoûtant »5; en plein champ). La période où l’on peut - « Des sentiers longeant des petits ruisseaux réellement voir la rose se situe entre fin avril bordés d’arbres fruitiers et de magnifiques et début mai, pendant la saison des floraisons roseraies »6 et de récoltes. L’activité est alors intense : récolte des boutons le matin par les femmes, La rose marque aussi le visiteur dès son entrée vente auprès des grossistes installés dans les sur le territoire : tout est agencé pour montrer jardins ou sur le bord des routes, séchage et que l’on est dans « la Vallée des roses » : distillation dans les points de transformation. exposition d’alambics en cuivre, pancartes La fin de la saison est célébrée par le Festival

3 http://www.ecovoyageurs.com/circuit-maroc/maroc-randonnee-muletiere-dans-la-vallee-des-roses.html 4 http://www.travel-exploration.com/subpage.cfm/Rose_Festival 5 http://visit-morocco.com 6 https://www.holidway.com/ville/kelaat-M’Gouna/maroc/ 118 119 Première partie Diversité des spécificités locales

II. Une ressource locale à fonction marginale dans le III. Révélation, spécification et ancrage système agraire

Si la culture des rosiers dans la vallée de la bourgeoisie des villes. Ce que nos En 1936, un colon français, courtier d’une par la fête, organisée chaque année par est une pratique ancienne, le rosier est travaux de terrain, basés sur des enquêtes société de plantes à parfum, en relation avec l’usine pour célébrer la fin de la saison de la traditionnellement planté pour sa double et des entretiens, nous ont révélé jusqu’à les parfumeries de Grasse, parcourt les régions récolte de la rose. Cette fête réunit ouvriers, fonction de plante épineuse, à usage présent, nous permet d’avancer, que si la du Maroc à la recherche de leur potentiel collecteurs et familles d’agriculteurs autour de clôture, et pour ses roses dont la rose du M’Goun est historiquement enracinée en plantes aromatiques et médicinales. Il d’un repas, elle est vécue comme une forme transformation à des fins cosmétiques n’était dans le système agraire, sa valorisation au découvre la vallée du Dadès et ses cultures de récompense des engagements de chacun pas localement développée. C’est sa fonction delà de la fonction de clôture n’a pas attendu de roses, qui sera, parmi d’autres sites du dans les journées consacrées à la cueillette, de clôture, à la fois limite entre les champs l’arrivée des colons. Bien avant l’installation de Moyen Atlas et du Haut Atlas , choisie à la vente et à la transformation des roses. cultivés et barrière contre les divagations des la première usine en 1936, certaines familles pour implanter une usine de distillation, dont Elle se déroule sous des tentes ornées, chèvres et des moutons, qui imposa dans le pouvaient récolter, sécher et vendre les la production est alimentée par les paysans à installées dans plusieurs endroits du territoire, paysage agraire la morphologie linéaire de cet fleurs à des commerçants ambulants qui les partir des roses récoltées dans leurs champs. permettant ainsi à chaque douar d’y participer, arbrisseau qui impressionne l’observateur. acheminaient ensuite dans les grandes villes. L’usine engage des collecteurs, les équipe une fête est aussi organisée sur le site même C’est ce qui rend aussi seule visible une La distillation n’était pas, non plus inconnue, de balances, et les envoie dans les douars. de l’usine. On y boit du thé, on y assiste à fonction apparente, et occulterait beaucoup en témoigne l’existence ponctuelle d’alambics Toute la ressource ainsi récoltée est vendue des spectacles d’Ahwach7, on y chante et d’autres plus complexes. Si l’on croit le mythe ambulants. Le Attar, épicier ambulant qui à la société qui fixe chaque année les prix de on y danse sur des rythmes et des paroles attaché à cette culture, importation de l’orient faisait du porte à porte dans les campagnes vente, que les paysans, sans alternative devant berbères, qui célèbrent la nature et les roses par des pèlerins, on ne devrait pas écarter marocaines proposant aux femmes produits le monopole, sont contraints d’accepter, (Kabbal 2013). Ainsi ces festivités sont, dès des usages plus raffinés que ce qui est retenu de beauté et autres ingrédients, diffusait pour disposer d’un revenu complémentaire l’origine, à la fois ancrées dans l’ensemble du par un discours d’acteurs, parfois peu au entre autres des produits dérivés de la rose, et une forme d’épargne pour surmonter les territoire et ancrées dans la tradition. On peut courant des pratiques et usages locaux fortement recherchés. Mais à cette période, la périodes difficiles. Les boutiquiers du souk de voir dans la célébration de cette fête, d’une autour de ce produit (Collectif, 2017). Le valeur économique de la rose restait tout à fait Kelâat M’Gouna se souviennent que même part, la recherche par la société de créer un raffinement serait-il l’apanage des seules cités marginale pour les ménages : historiquement, les agriculteurs des tribus de la montagne moment et un espace de convivialité pour bourgeoises, dites « impériales », où les usages si le rosier avait une fonction, c’était plus une venaient pour vendre les pétales de roses socialiser des producteurs qui alimentent de la rose seraient anciens et nombreux fonction agraire qu’économique ou sociale, séchées. La dynamique de transformation de son usine, et de l’autre, la conformité avec la (usages esthétiques, rituels, religieux), et les épines complétaient la fleur pour en faire la rose est lancée. Les compléments financiers tradition paysanne qui veut qu’à la fin de la dont les marchés étaient alimentés de rose une ressource composée. conséquents dégagés par la vente des fleurs récolte un rituel agraire soit célébré. brute cultivée par des paysans qui n’en et l’activité déployée pendant la saison de Jusqu’à la fin des années 1970, la Société, faisaient pas usage. La société locale était- collecte donnent à la rose une nouvelle à la recherche d’une proximité vis-à-vis elle tellement repliée sur elle même, pour se fonction économique, qui ne tarde pas à des terroirs de production, est derrière ce refuser quelques influences venues de ces devenir territoriale : la « rose du M’Goun » est processus d’ancrage territorial, qui s’appuie mêmes villes ? L’on sait que les oasis du Sud née, elle devient spécificité locale. sur des communautés paysannes enracinées, marocain, par le commerce des dattes, du L’implantation de l’usine des Arômes du et qui s’assure de l’accompagnement de henné, de la laine, et pourquoi pas de la rose, Maroc sur le site de production des fleurs l’administration. Ni la fin du Protectorat, ni la ont été, à travers les âges, très articulées sur est essentielle pour l’ancrage de l’activité venue d’une coopérative en 1978, qui réunit les places marchandes des villes impériales, dans le territoire. Elle permet tout d’abord la plus de 900 producteurs de roses, puis Marrakech, Fès, , Tetouan, voire création d’emplois pour les jeunes, ouvriers l’installation d’une deuxième usine en 1998, méditerranéennes et européennes. Dans ces ou collecteurs, mais aussi pour les femmes, ne remettront en question cet ancrage de la mêmes oasis et vallées de montagne du sud qui sont les principales actrices de la transformation de la rose dans le territoire de l’Atlas existaient des familles fortunées cueillette des roses. À travers ces activités, M’Goun–Dadés, au contraire. En 1961, et de puissants caïd, liés au pouvoir, qui chacun apprend la place de la rose dans le juste après l’indépendance du Maroc, la n’économisaient pas sur les moyens pour territoire. L’ancrage territorial est renforcé fête annuelle des roses est officialisée par reproduire en pleine campagne les demeures

7 Une danse berbère collective pratiquée durant les célébrations 120 121 Première partie Diversité des spécificités locales

IV. Désancrage ?

l’État : elle est tantôt appelé moussem des du tourisme et de la culture et des autorités Les années 1980 voient une récession de la sociétés spécialisées dans l’évènementiel. roses, – le mot porte le sens de la célébration locales et régionales. Dans le festival de la filière de distillation. Le monopole de l’usine Le festival attire de plus en plus de monde, d’une fête (fête régionale ou locale annuelle rose, devenu pour quelques jours une vitrine Arômes du Maroc est remis en question par mais l’aspect culturel de la manifestation qui associe une célébration religieuse à des de tout un territoire, sont introduites de les agriculteurs, car les prix qu’ils reçoivent s’efface progressivement devant son attrait activités festives et commerciales, et, ce nouvelles activités (l’élection de Miss rose, le pour leur production sont jugés trop bas. Par commercial et son côté folklorique. On n’est faisant, acquiert une profondeur rituelle et Carnaval des roses, spectacles de fantasia), ailleurs, la création, en 1978, de la première pas loin d’une banalisation du festival, qui ne religieuse qui renvoie à la fois à l’enracinement et, surtout, on y convie des invités extérieurs, coopérative affaiblit considérablement le garde pour évoquer la rose que l’élection de paysan, et à l’ancrage territorial –, tantôt qui pourront témoigner de la relation entre la monopole de l’exploitation de la rose par « Miss Rose » et le défilé des chars fleuris. appelé festival – fête plus officielle, marqué rose et son territoire. Au-delà de l’ancrage, on l’usine. De moins en moins de producteurs La Société change de stratégie à la fin des par une absence des paysans producteurs, voit poindre une première forme de marketing se mobilisent pour vendre leur récolte à années 90, et à la même période, une seconde et par la présence de nouveaux acteurs, élus, territorial. l’usine. En 1987, l’usine décide de baisser usine de transformation, succursale d’une société civile, représentants des ministères encore une fois le prix d’achat du kilogramme entreprise française (Biolandes) s’installe sur de la rose. Les agriculteurs, en signe de le territoire, ce qui permet de réintroduire protestation, arrachent les rosiers de leurs de la concurrence et de ré-intéresser les parcelles. L’usine ferme pour deux années producteurs à la collecte des roses. La « rose consécutives. L’avenir de la « rose du du M’Goun » réapparait peu à peu sur le M’Goun » semble fortement compromis. devant de la scène. Certains auteurs mettent en avant l’hypothèse que l’arrachage des rosiers avait aussi une dimension politique : cette action aurait été une forme de protestation contre l’ingérence de l’État dans la fixation des prix et dans le fonctionnement de l’usine (Biermayr-Jenzano et al., 2014). Pendant cette période, le territoire de la rose bénéficie d’une importante croissance de la filière touristique. La « Vallée des roses » est une destination « qui marche ». Si la filière de la transformation de la rose est en perte de vitesse, la rose prend de l’importance en tant que marqueur territorial vis-à-vis de l’extérieur, et permet à la vallée d’être compétitive sur le marché des excursions touristiques. Au niveau de la région, le désancrage de l’activité industrielle est compensé par ce nouvel ancrage d’une activité touristique. Même si Photo 2 : séchage des pétales de rose, coopérative féminine (© Photo : G. Michon) cela ne profite pas aux mêmes acteurs… Ce désancrage, on le relève aussi à travers la fête des roses, dont l’organisation échappe totalement aux acteurs locaux. Pour professionnaliser l’organisation du festival, la municipalité fait appel à des Photo 3 : pétales séchés, produits des coopératives féminines (© Photo : G. Michon)

122 123 Première partie Diversité des spécificités locales

V. Après 2010 : Un produit de terroir en émergence, reprise et approfondissement de l’ancrage

La nouvelle politique agricole marocaine de la rose, et issus des différentes régions de la vallée. Mais on se demande à quel prix Les sociétés présentes sur place contrôlent lancée en 2008 (le PMV) comporte un pilier du pays, et on voit y affluer des acheteurs en termes de surexploitation de ressources encore la très grande majorité de l’achat, de la spécifiquement dédié au développementvenant du monde entier. Avec sa renommée rares, notamment hydriques, si toutes les transformation et de la commercialisation des des arrière-pays, à travers, entre autres, la internationale, le Festival contribue donc à nouvelles exploitations de rosiers en plein produits. Leur souci aujourd’hui ne concerne qualification et la valorisation des produits conférer au territoire une image supposée, champ se mettent à l’irrigation par mobilisation plus l’ancrage de leur activité dans le territoire de terroir. La rose du M’Goun, qui malgré fondée sur une spécificité locale, mais où la des ressources d’eau souterraines. Ajoutant à de la rose, mais la recherche de la meilleure la récession des années 1980-1990, est rose est un produit parmi d’autres, côtoyant le cela que ce qui faisait la force et la spécificité rentabilité sur un marché international renommée à l’échelle du pays, fait partie safran, l’huile d’argan, les dattes, les amandes du système de culture oasien c’est qu’il concurrentiel. Ils imposent aux agriculteurs dès 2009 des produits prioritaires que le et les figues sèches, et où l’appropriation des privilégiait une polyculture bien adaptée au des prix bas. Pour contrer le monopole Ministère de l’Agriculture se propose de activités échappe aux producteurs locaux. milieu naturel et sociologique. Avec cette des usines sur les prix, les agriculteurs soutenir (Kara 2011). Tout l’arsenal de la En première analyse, la rose est devenue un évolution on peut craindre qu’on s’achemine diversifient les acheteurs et se tournent aussi « mise en terroir » est alors activé : création et pivot de l’économie locale. La production des vers une monoculture à risques. vers les coopératives, mais ces dernières équipement de coopératives féminines pour fleurs reste exclusivement locale, la plupart L’approfondissement de l’ancrage de la rose sont limitées par leur faible capacité de la distillation et la commercialisation de l’eau des activités de transformation (séchage, dans le territoire se traduit aussi dans le projet transformation et leur faible habilité à écouler de rose, élaboration d’un cahier des charges distillation) sont effectuées sur place par des de « Maison de la Rose » à Kelâat M’Gouna, leurs produits, ce qui les contraint à limiter pour l’obtention d’une AOP, formations des petits producteurs privés, des coopératives et qui a reçu un financement conséquent de la leurs approvisionnements en rose auprès des agriculteurs sur les « bonnes pratiques » et par les 3 usines. Une partie de la production province de Tinghir, de l’ANDZOA8, du Centre agriculteurs. Certains agriculteurs préfèrent des coopérantes sur la transformation et la est écoulée sur place dans des boutiques régional d’investissement agricole et de la sécher eux-mêmes leur production et l’écouler commercialisation, création en 2012 de la souvent liées aux coopératives. L’IGP permet FIMAROSE. sur les souks. D’autres ont développé des Fédération Interprofessionnelle Marocaine de le renforcement de la spécification. La mise en Pour l’heure, la filière de la rose dynamise réseaux de commercialisation de la rose en la Filière de la Rose (FIMAROSE) destinée à avant des coopératives féminines indique une l’économie locale en créant de nouvelles dehors de la vallée, avec des acheteurs venant coordonner l’activité des différents acteurs de volonté d’affichage à la fois social et territorial richesses, elle crée de l’emploi, saisonnier de partout dans le Maroc. Ces acheteurs sont la filière, à défendre leurs intérêts et à assurer et les organisations féminines participent, ou permanent, elle est le support d’un souvent des intermédiaires entre les paysans une redistribution équitable des bénéfices malgré leurs faibles moyens, à émanciper développement des organisations et les importateurs étrangers. engendrés par la rose sur le territoire. les femmes. Les relations avec des acteurs féminines, et la demande issue des marchés Si l’amont de la filière est bien organisé grâce Les premières coopératives jouent un rôle internationaux renforcent les exigences de internationaux ainsi que leurs exigences à l’appui gouvernemental au travers du PMV, de catalyseur. Peu à peu, les producteurs qualité et la certification favorise des pratiques de qualité et de certification, favorisent l’aval reste en souffrance. Dans leur grande suivent, les coopératives se multiplient et des agraires soucieuses de l’environnement. des pratiques agraires soucieuses de majorité, les coopératives peinent à écouler transformateurs privés s’installent à leur tour. Au cours de la dernière décennie, en l’environnement. Même si le défi de faire de l’intégralité de leurs produits, car la vente sur Cette effervescence autour de la rose permet même temps qu’elle a acquis une valeur la rose un levier du développement territorial place n’est pas suffisante. Ce sont surtout le renforcement de l’économie locale et de commerciale importante, la rose a pris de reste posé, la rose est devenue une véritable les usines et les coopératives organisées en la cohésion territoriale. Il s’agit bien là d’un l’ampleur dans le paysage. Sa place au sein ressource territoriale. La région est le seul entreprises qui tirent leur épingle du jeu au processus d’approfondissement de l’ancrage du système agraire est en train d’évoluer, centre de production de la rose et de ses détriment des petits producteurs organisés stimulé et accompagné par l’État. La filière avec un passage de la culture traditionnelle dérivés à l’échelle marocaine, et le troisième en coopérative. L’AOP reste peu connue est désormais chapeautée directement par en haies à la mise en place de véritables à l’échelle internationale après la Bulgarie et la par les acteurs de la filière, et importe moins l’Office National du Conseil Agricole (ONCA) champs de roses : si ce développement se Turquie. Certains parfumeurs (dont Guerlain) pour les acheteurs que les certifications en implanté à Kelâat M’Gouna. poursuit, la réalité va bientôt ressembler aux viennent à Kelaât M’Gouna pour choisir les agriculture biologique. Par ailleurs, elle ne joue Le Festival de la rose est aussi devenu une vitrine images que véhiculent les sites touristiques, meilleures essences, d’autres venant de la aucun rôle dans la différenciation des produits de la filière. À côté des festivités classiques, une vallée remplie de roseraies aux couleurs lointaine Asie (Singapour et Japon), proposent vendus dans les boutiques ou sur les stands un chapiteau est aujourd’hui réservé à chatoyantes. La rose pourrait en effet des contrats d’achats sur la durée. du Festival. l’exposition des produits des coopératives, pas être en train de devenir le nouvel élément Il faut néanmoins apporter certains bémols à nécessairement spécialisées dans les produits d’organisation du système agro-économique ce constat de succès.

8 Agence nationale de développement des zones oasiennes et de l’arganier 124 125 Première partie Diversité des spécificités locales

VI. Succès et banalisation VII. Vers une patrimonialisation : la rose comme marqueur identitaire et territorial ?

Le succès du développement de la rose s’est de façon à différencier leurs produits sur un Si la rose est devenue un vrai marqueur renforcé par la connotation sacrée. Dans une accompagné de l’émergence d’une filière marché qui reste très opaque, il semble que territorial, elle peine à trouver sa place comme inspiration plus historique, donc plus crédible, de produits cosmétiques fabriqués à base les acteurs de la filière se satisfassent de cet ressource patrimoniale. Les témoignages d’autres récits mentionnent que, de retour de d’arômes et de colorants synthétiques par amalgame entre produits naturels et produits récoltés localement ne font pas allusion à des la Mecque, les pèlerins ramenaient, parmi les des entreprises situées loin du territoire de la de la chimie. La puissance publique (pour des usages traditionnels, les écrits de certains cadeaux qu’ils destinaient à leurs proches, rose. Les produits naturels et locaux issus de raisons affichées de maintien de l’emploi local) explorateurs de la période coloniale sont des roses séchées qu’ils auraient achetées la distillation des roses dans les coopératives est encore réticente à soutenir des démarches aussi muets sur l’aspect culturel de la rose, sur les marchés syriens. La rose devient subissent une concurrence déloyale de la part pour une différenciation des qualités. Elle mais ce n’est pas pour cela qu’on doit réfuter alors, en particulier à Marrakech et dans les de ces produits qui remportent aujourd’hui montre même une certaine duplicité, bien l’existence de tout usage du rosier au-delà de villes impériales, un ingrédient important des une part importante du marché notamment visible au moment du Festival : si la présence son épine. Son rôle dans le patrimoine agraire cérémonies. Les pèlerins de Kelaât M’Gouna grâce à leurs prix très abordables. La plupart des produits issus de la chimie sur les étals local est un fait si on considère la fonction auraient ramené avec eux, non plus des des boutiques établies en bord de route, est tolérée, il faut noter que le premier jour du paysagère, et les autres fonctions que la roses séchées, mais des boutures de rose qui se sont multipliées ces dernières années Festival, lorsque les instances politiques, les rose est supposée avoir à la fois au niveau de Damas. L’implantation a réussi. Nous sur une dizaine de kilomètres avant et après célébrités, les acheteurs internationaux et les domestique et à celui du terroir. sommes au Xe siècle, la fleur n’est pas encore le centre de la ville, proposent des produits médias viennent visiter les lieux, les stands La mise en patrimoine actuelle, œuvre des au centre de l’économie locale, mais on lui synthétiques, qui correspondent souvent de produits synthétiques sont exclus. Il y a coopératives et des boutiquiers, pêche par prête déjà d’étonnantes propriétés, comme plus à l’attente des touristes en matière de donc une conscience de l’intérêt de montrer un déficit cognitif de l’épaisseur historique de celle d’éloigner les maléfices et les mauvais « souvenirs » car leur emballage est souvent des produits naturels mais il n’y a pas de la rose. Leur discours orienté vers le touriste esprits. Une dernière légende raconte que attractif (images de la vallée sur un emballage vraie prise de décision en faveur des produits puise dans un référentiel non paysan, souvent sous les rosiers de Kelâat M’Gouna, une rose), leur prix vraiment concurrentiel, et les naturels, pour les protéger par rapport aux construit à partir d’emprunts au discours coupelle d’eau aurait un jour été oubliée. Des dénominations trompeuses : « L’eau de rose synthétiques. Certaines coopératives se officiel sur le développement des territoires pétales seraient tombés dans la coupelle et de Kelâat M’Gouna » ou encore « La Vallée sont fixées pour objectif de dénoncer et de ruraux de la marge par les produits du terroir leur macération aurait donné la première eau des Roses ». Les étiquettes ne mentionnent combattre la part importante de ces produits et le tourisme. de rose. pas la rose dans les ingrédients mais mettent à base d’arômes synthétiques sur le marché. Dans les récits sur le patrimoine, colporté par La seconde référence patrimoniale concerne en avant une fabrication locale9, qui peut Elles ont commencé à boycotter le Festival ces acteurs auprès des touristes, le référentiel l’invention de chants dédiés à la rose, chantés laisser à penser que le produit est naturel. de la rose en posant leurs conditions aux utilisé est composite, mêle le sacré au profane, par les femmes lors des récoltes. Les chants Par ailleurs, aucun signe de qualité ne permet organisateurs : tant que les produits de mais marque une coupure avec la réalité des accompagnant les récoltes (de luzerne, de les distinguer des produits naturels, l’AOP synthèse seront exposés dans les stands paysanneries locales : de céréales) sont courants dans la culture ne s’appliquant qu’à la rose elle-même, pas sans qu’on puisse les distinguer des produits La première de ces références est la référence locale, pour « oublier l’ennui et la fatigue aux produits transformés ou dérivés. Pour un naturels, elles ne participeront plus au de plus en plus fréquente à des mythes pendant la récolte ». Mais « il n’y avait pas acheteur non averti, il n’y a dans les boutiques Festival. D’autres coopératives continuent d’origine, que l’on retrouve depuis les écrits de chants pour la rose » raconte une vielle aucun moyen de différencier le « vrai » du d’y participer, tout en regrettant la présence touristiques sur la rose jusqu’aux récits mis femme (Collectif, 2017). Les ouvrières de l’un « faux ». Certains produits synthétiques des produits synthétiques, mais ont préféré en avant par les coopératives. Une première des principaux producteurs de la vallée, M. arborent parfois des étiquettes avec de faux se différencier en utilisant des labels de légende, d’inspiration religieuse, raconte que Soffi, ont inventé un chant pour la cueillette : logos AB. Cette prolifération des produits qualité (AB, Fairtrade, Agriculture Maroc, la rose a été créée par Dieu dans le paradis, et « La rose, chacun vient d’un endroit, on est synthétiques touche même le Festival où une ONSSA, etc.) qui leur permettent de vendre en tombant sur terre, a choisi de s’implanter réunies ici, on remercie la rose de M. Soffi [...] grande partie des produits offerts sur les étals à l’exportation. à Kelaât M’Gouna. Une autre met en jeu le On demande l’abondance de l’eau, pour que lors de cette manifestation sont des produits prophète Mohammed qui serait venu à cheval vive longtemps la rose de Soffi ». Elle évoque synthétiques. dans la région avec la rose dans ses mains, et ensuite une fête de fin de saison pour célébrer En dehors des coopératives, qui cherchent il l’aurait implantée sur place, comme symbole la récolte. plutôt à développer leurs propres boutiques de paix et de religion (Kabbal, 2013). Le lien Les acteurs locaux liés au tourisme réinventent patrimonial ainsi créé dans ces deux récits est eux-aussi le lien de la rose au lieu et à

9 Le côté « local » ne concerne, au mieux, que l’emballage, effectué sur place à partir des produits importés en gros par la société Florose. 126 127 Première partie Diversité des spécificités locales

Conclusion

l’histoire locale à travers de nouveaux usages toute réinvention réalisée simultanément par La rose et ses produits dérivés constituent joue encore un rôle mineur dans l’activité à coloration traditionnelle qui mêlent rituels, divers types d’acteurs aux objectifs variés, aujourd’hui une ressource économique touristique. Elle procure certes une image esthétique et gastronomie : on parfume ses et non médiée par une action collective spécifique au territoire et valorisée localement, originale et accrocheuse, pouvant constituer visiteurs à l’eau de rose, on leur offre des négociée, chacun y insuffle sa propre vision mais dont une partie est extravertie au profit de un point d’ancrage pour le tourisme. Mais pour gâteaux à la rose, des soins de hammam à des choses, et surtout ses propres intérêts. sociétés étrangères. Sur un fragment du territoire cela il faudrait inventer de vraies activités autour l’eau de rose, la cérémonie du « thé à la rose » Si une des constantes de cette invention considéré, les processus de spécification et de la rose et de ses produits : « cueillettes remplace celle du thé à la menthe. patrimoniale est sa relation au tourisme, il d’ancrage territorial semblent donc avoir réussi : solidaires », nouvel art de vivre autour de spas La rose s’ancre ainsi peu à peu dans la culture est patent que cela peut induire des effets la rose est devenue, à travers le travail collectif et de massages à la rose, cuisine à la rose, etc locale et devient patrimoine. pervers qui ont trait à la banalisation, voire à d’acteurs nombreux et variés, un marqueur (voir Zamani-Farahani, 2018, pour l’Iran). Loin Le Festival de la rose, même si ses la falsification des produits « patrimoniaux » territorial. Mais on se doit de poser la question d’être le seul atout touristique, la rose pourrait activités-phare (fantasia, activités sportives, offerts aux touristes. autour des types de rapports d’interaction qui alors devenir le support d’un « panier de biens la scène artistique) ne relèvent pas de la Sachant aussi que ce processus de existent entre le fragment d’espace contrôlé par et services » touristiques qui proposerait des tradition locale, participe aussi, à sa façon, au patrimonialisation ne concerne qu’une partie la société locale, et celui de plus en plus étendu activités liées à la nature et au patrimoine, ré-ancrage culturel de la rose, en particulier à du bassin de production de la rose, celle au-delà des limites traditionnelles du terroir de la ou au repos et à la retraite reconstituante. travers la foire qui donne une place de choix contrôlée par les coopératives et autres rose contrôlé par les entreprises privées. Mais la rose ne peut à elle seule changer le à la rose et à ses produits dérivés. Et même producteurs locaux libérés de la contrainte Par contre, la rose constitue un marqueur contexte et les pratiques touristiques actuelles, si le Festival n’est pas emblématique de la de livraison de la production aux sociétés. identitaire faible et encore peu approprié à savoir un tourisme de plus en plus rapide et culture de la vallée, son appropriation par Celles-ci, motivées par d’autres logiques localement. Sa mise en avant comme consommateur de trophées exotiques comme les populations en fait progressivement un d’organisation de la filière à leur niveau, élément patrimonial repose essentiellement les gorges, les canyons, les dunes de sable. En élément du patrimoine local. sabotent ou encouragent ce processus, selon sur des opérateurs touristiques souvent non dernière analyse, une destination ne peut être La puissance publique, de son côté, les conditions du moment, et évoluent dans autochtones. La patrimonialisation de la rose « créée » par les seuls hébergeurs, les tours participe aussi à faire de la rose une nouvelle le sens de l’appropriation des terres où elles reste donc encore à questionner. opérateurs ou la puissance publique si elle n’est ressource patrimoniale. La Maison de la exercent la production et la transformation de « L’ industrie du faux », en pleine expansion, pas au préalable « réinventée », ou du moins Rose, lieu d’exposition des « traditions » et la rose. On s’oriente alors vers une situation risque de miner ces entreprises de construction plébiscitée par les touristes eux-mêmes (Michon de leurs produits est emblématique de cette duale au sein du territoire de la rose, avec d’une identité territoriale. Les politiques et al., 2017) implication. d’un côté les producteurs locaux, pour publiques jouent ici un rôle ambigu : en voulant Si l’on cherche à renforcer ou sécuriser l’ancrage Tous ces éléments donnent à penser qu’on éviter d’utiliser le terme « indigène », plus conforter à la fois les acteurs du tourisme et sur le moyen terme, il est nécessaire de renforcer assiste aujourd’hui à la réinterprétation, voire ou moins impliqués dans ce processus de de l’agriculture, en offrant des opportunités la rentabilité économique, mais aussi d’inventer et à l’invention, du lien de la rose au lieu et à la patrimonialisation, et de l’autre les sociétés foncières aux sociétés privées dans le cadre du de développer localement de nouveaux usages « tradition » locale, légitimant la spécificité de retirées dans leurs enclaves où le travail est partenariat public privé (PPP), elles n’arrivent pas (en relation avec le tourisme : par ex. tourisme de la rose et la place de cette dernière dans un assuré par une population féminine issues des à trancher dans le débat en cours, entre produits santé à base de produits naturels dont la rose), « patrimoine » (Collectif, 2017). Ce « patrimoine douars limitrophes et de plus en plus installées naturels et produits de la chimie, entre produit de lutter contre la banalisation (ou, du moins, de de la rose », même s’il n’est pas issu en droite dans le centre urbain de Kelâat M’Gouna. de terroir et société locale ancrée, et produit la rendre visible et explicite). Il parait aujourd’hui ligne des savoirs et des coutumes locales mais agroindustriel et entreprises sans ancrage local. nécessaire d’appuyer la patrimonialisation (vers guidé avant tout par une raison économique, Il n’y a donc, à l’heure actuelle aucun garde- un « patrimoine moderne », issu des savoirs et se construit au fil d’initiatives locales autant fou contre la banalisation, si ce n’est le travail, coutumes locales et construit au fil d’innovations que d’interventions extérieures. souvent remarquable, de quelques associations locales et d’interventions exogènes). Il faut pour Cette trajectoire particulière mérite qu’on et coopératives, souvent féminines. cela renforcer l’intégration par la connaissance s’y attarde si l’on veut comprendre la Quant au projet de faire des vallées une des paysans, laisser l’initiative et l’autonomie aux capacité effective de la rose à participer au destination touristique basée sur la rose, et locaux pour organiser leurs actions collectives, développement durable (entre autre, via le bien que le paysage urbain soit coloré en rose et faire attention à la folklorisation et à l’approche tourisme) de la région. En effet, comme dans pour atteindre cet objectif, la rose elle-même paternaliste de l’État.

128 129 Première partie BIBLIOGRAPHIE Diversité des spécificités locales

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130 131 Première partie Diversité des spécificités locales

L’arganeraie marocaine, écosystème The Moroccan argan forest, unique unique, producteur d’une huile au succès ecosystem producing an oil with international Chapitre 6 international, est considérée comme un success, is considered to be a « natural » écosystème « naturel » menacé par son ecosystem threatened by its pastoral use. utilisation pastorale. Cette vision est empreinte This vision is marked by misrepresentations de fausses représentations car l’arganeraie as the argan forest of today is the result of a d’aujourd’hui est le résultat d’une cohabitation centuries-old cohabitation between humans, multiséculaire entre l’homme, les animaux domestic animals and trees. Goat farming La viande de chevreau de l’arganeraie : domestiques et les arbres. Les produits products are very famous in Morocco for their d’élevage caprin de l’arganeraie sont très remarkable properties. But a PGI certification une spécificité embarrassante ? réputés au Maroc pour leurs propriétés applied for the argan kid met was rejected in remarquables. Mais un projet de certification 2010 because of the fears of the foresters Heurs et malheurs d’une initiative en IGP de la viande de chevreau de l’arganier and argan oil firms who consider that qualify de certification a été rejeté en 2010 du fait des craintes des pastoralism would increase the pressure on forestiers et des industriels de l’huile d’argan the forest. The PGI project leaders must now qui considèrent que qualifier le pastoralisme show that the breeding activity is compatible accentuerait les pressions sur la forêt. Les with maintaining the ecological balance in Saïd Chatibi François Didier Genin porteurs du projet d’IGP doivent désormais the argan forest. We propose to include into Institut Agronomique et Casabianca Institut de Recherche apporter des garanties de compatibilité de the specifications a bunch of 8 indicators Vétérinaire Hassan II Institut National de la pour le Développement l’activité d’élevage avec un maintien des of degradation of the argan forest. Such équilibres dans l’arganeraie. Nous proposons indicators will have to be tested in the field to Rabat, Maroc Recherche Agronomique et Aix-Marseille Université d’inscrire dans le cahier des charges un adjust and reconcile the individual allocation Laboratoire Population, [email protected] Laboratoire de Recherche bouquet de 8 indicateurs de dégradation de of certification and the collective responsibility Environnement, Dévelop- sur le Développement de l’arganeraie. Ce bouquet devra être éprouvé of the territory. If the specificity of argan kid pement, UMR151 l’élevage sur le terrain pour l’ajuster et concilier meat makes sense, its emergence is facing Corte, France Marseille, France l’attribution individuelle d’une certificationtoo sectorial visions forgetting that the argan francois.casabianca@ [email protected] et la responsabilité collective du territoire. forest is a multifunctional social-ecological inra.fr Si la spécificité de la viande de chevreau de system basis for traditional practices l’arganier fait sens, son émergence se heurte valuation. à des visions trop sectorialisées qui oublient Multifonctionnalité que l’arganeraie est avant tout un système socio-écologique multifonctionnel base de valorisation des pratiques traditionnelles. Forêt rurale Critères écologiques Indication Viande géographique Arganeraie de chevreau

132 133 Première partie Diversité des spécificités locales

Introduction I. Le viande de chevreau dans l’arganeraie marocaine : une production séculaire pour un produit à forte typicité

La production de viande caprine est une activité des garanties pour la préservation des arbres I.1 Une forêt rurale activités agricoles et un moyen d’épargne séculaire dans l’arganeraie, qui a grandement et d’un écosystème unique au monde. Pour important. Les « races » locales présentes, contribué à structurer la physionomie actuelle notre part, nous pensons que cette initiative multifonctionnelle associée telles que « l’Atlas » et la « Barcha » connues des forêts d’arganier (El Aïch et al. 2005, peut être une occasion de promouvoir des à des systèmes agro pour leur rusticité et leur adaptation aux Genin et Simenel 2011). En effet cette région formes de production identitaires et de conditions de la région, ont l’aptitude de semi-aride correspond tout à fait aux zones qualité, tout en favorisant une dimension sylvo pastoraux de longue valoriser les ressources pastorales (photo 1). d’élevage des caprins, lesquels présentent écologique de gestion orientée sur les tradition Le cheptel caprin au niveau de la province des capacités importantes à consommer les ressources (Muller-Christ 2011) dans une d’Essaouira représente un effectif d’environ fourrages ligneux. Les ressources fourragères démarche d’Indication Géographique. Dans la province d’Essaouira et 450 000 têtes, soit 8,5 % du cheptel caprin provenant de l’arganier constituent d’ailleurs Dans ce contexte, nous avons ainsi particulièrement dans la zone des Haha, national, et assure un approvisionnement une part non négligeable du régime alimentaire effectué des travaux de recherche visant l’élevage caprin est une des principales majeur de la population locale en viande des caprins dans cette région (El Aïch et al. à caractériser des paramètres mesurables activités agricoles ; il constitue une trésorerie rouge. 2007). Les travaux de paléo-écologie montrent à intégrer dans un cahier des charges de permanente pour le financement des autres ainsi une longue histoire commune entre labellisation de la viande de chevreau issue forêt d’arganiers et élevage caprin (Culmsee de l’arganeraie, qui permettent un suivi de 2005, McGregor et al. 2009). La viande l’intégrité écologique de l’écosystème et de de chevreau de l’arganier est très réputée mieux orienter des modes de conduite des localement et nationalement, car on lui prête animaux respectueux des milieux. des propriétés gustatives et nutritionnelles Dans cet article, nous exposerons plus en typiques qui en font un aliment de choix, détail la problématique liée à l’initiative toujours notamment pour les personnes diabétiques en cours de labellisation de la viande de et avec des problèmes de cholestérol. chevreau du Pays Haha (Province d’Essaouira) Une première tentative d’inscription de la et les éléments de proposition d’inclusion de viande de chevreau de l’arganier en 2010 a critères écologiques dans la rédaction d’un rencontré une forte opposition de la part des cahier des charges de labellisation original forestiers et d’industriels de d’huile d’argan, et intégrateur des préoccupations à la fois qui a entrainé son rejet. Les raisons invoquées socio-économiques et écologiques. ont concerné essentiellement le risque de dégradation des arbres et de l’écosystème, ainsi qu’un certain antagonisme avec la production d’huile d’argan, le produit phare de la zone. Pourtant, traditionnellement les deux spéculations constituent la clé de voûte d’un système agropastoral multifonctionnel séculaire qui a induit le paysage culturel forestier de l’arganeraie que nous connaissons actuellement (Michon et al. 2016). La problématique de la labellisation de la viande de chevreau de l’arganier doit donc s’attacher à surmonter les représentations Photo 1 : Pâturage aérien de caprins en saison sèche (© photo : D. Genin). – concrètes ou reposant sur des visions erronées – des différents acteurs, et à donner

134 135 Première partie Diversité des spécificités locales

Une des particularités de l’élevage caprin humaines, et notamment de l’élevage (Tarrier Figure 1. Organisation de l’espace au sein de l’arganeraie (El Aich et al. 2005) dans la zone des Haha est son mode de & Benziane 2003). Divers auteurs ont montré conduite extensif où l’alimentation des que cette vision est largement partielle voire troupeaux repose sur le pâturage dans la forêt partiale (Chatibi et al., 2013 ; Le Polain et de l’arganier. Dans cette région, l’écosystème Lambin, 2011). arganeraie, de par ses usages multiples, a L’arganeraie peut être subdivisée en plusieurs toujours été le support d’une économie agro catégories selon le statut du foncier et les sylvo pastorale soutenue. Il est à la fois un règles coutumières organisant un certain espace forestier en tant que tel par le bois nombre d’usages. D’abord on distingue qu’il procure, un environnement agricole les zones Melk (domaine privé) et les zones produisant des fruits d’argan, source d’une domaniales (domaine forestier). huile précieuse, mais aussi des cultures au Les zones Melk sont la propriété exclusive des sol (céréales notamment). Il est enfin un vaste exploitants. Situées généralement à proximité parcours propice à l’élevage sylvo-pastoral des villages (ou douars) pour la facilité et offrant une multitude de ressources d’accès, elles sont dominées par l’agriculture fourragères. Depuis des temps immémoriaux, essentiellement céréalière (orge, blé,…). On y les activités de production d’huile et l’élevage cultive également les arbres fruitiers comme caprin sont étroitement associés dans la les oliviers, amandiers ou caroubiers. Dans la valorisation et l’entretien de l’arganeraie, tant province d’Essaouira, l’agriculture se fait sur au niveau des communautés domestiques et de petites superficies, moins de 5 hectares des douars qu’à celui de la forêt. D’un point de dans 90 % des exploitations (Bourbouze & El vue historique, l’élevage peut être considéré Aïch 2005). comme l’élément structurant des systèmes Le reste des arganiers fait partie du domaine productifs. La production de chevreaux, de l’État (domanial), la population locale l’utilisation des caprins pour la collecte des y ayant accès sous certaines conditions. et friands de les immortaliser en photo. Ceci noix des zones Mouchaà, l’organisation de L’espace domanial est subdivisé encore entre constitue au demeurant un détournement l’espace et les structures foncières, la gestion les zones Agdal (ou domanial « privatisé») et de la réalité et l’on peut voir au bord des coutumière des parcours et les usages les zones Mouchaa (ou domanial collectif) grands axes routiers, des densités anormales collectifs des Agdal, en témoignent (Nouaim, (Demoulin , 2008 ; Simenel et al., 2009) de chèvres sur un arbre – souvent au prix 2005 ; El Aïch et al., 2005 ; Genin & Simenel, (Figure 1). d’obliger les animaux à rester percher en les 2011). Cette seconde subdivision est faite en attachant ou en les fixant – pour les photos Néanmoins, le succès commercial revanche de manière coutumière entre les touristiques (photo 2), qui participent à donner spectaculaire de l’huile d’argan a entraîné une différentes fractions de tribus. l’image d’un surpâturage caprin généralisé. rupture du lien ancestral entre la production Les règles et les droits s’appliquent d’huile et l’élevage caprin. Face à l’ampleur différemment si l’on se trouve dans le internationale que prend la filière d’huile domanial « privatisé » ou dans le domanial d’argan et à l’organisation grandissante de collectif. Les modalités d’utilisation diffèrent cette filière, l’élevage caprin est mis en second donc en fonction de l’entité du système agro- degré et se trouve de plus en plus marginalisé sylvo-pastoral dans laquelle on se situe. dans son propre écosystème. Ce dernier est Vu de l’extérieur, l’élevage caprin ne trouve considéré par certains comme « naturel » et en finalement grâce qu’auprès des touristes « danger d’extinction » à cause des activités étonnés de voir des chèvres dans les arbres

136 137 Première partie Diversité des spécificités locales

Photo 2 : Séance photo pour les touristes entre Marrakech et Essaouira (© photo : D. Genin). Photo 3 : L’arganeraie : une forêt rurale multifonctionnelle aux paysages diversifiés (© photo : D. Genin).

L’arganeraie représente en fait un cas typique éléments fondamentaux du fonctionnement I.2 Une viande particulière chevreau de l’Arganeraie. Les dépôts adipeux d’une forêt « rurale » ou « domestique » dans de l’écosystème et des systèmes de et les lipides des muscles des chevreaux ses acceptions conceptuelles proposées par production qui y sont associés, en est un La typicité de la viande de chevreau de nourris sur l’arganeraie sont, quantitativement Michon et al. (2007) et Genin et al. (2013), des écueils liés à cette prépondérance de la l’arganeraie (tendreté, flaveur) sembleplus faible, mais qualitativement nettement où naturalité et domesticité se rejoignent filière huile d’argan dans le panorama socio- être étroitement liée à l’alimentation dans plus riches en acides gras polyinsaturés. De pour créer des espaces anthropiques économique actuel de la zone. l’arganeraie. En effet, plusieurs études plus, les chevreaux de l’arganeraie présentent multifonctionnels intégrés qui présentent réalisées dans la province d’Essaouira des teneurs en acides gras monoinsaturés des qualités globales intéressantes, tant confirment que le pâturage en arganeraie (AGMI) plus réduites (Bas et al., 2005 ; Araba sur le plan socio-économique et culturel a un effet majeur et constant qui se traduit, et al., 2011). Ces éléments font de la viande qu’écologique (photo 3). Le succès de l’huile entre autres, par une réduction de l’adiposité de chevreau de l’arganeraie une viande plus d’argan a entrainé des ruptures dans les des carcasses et une modification du profil diététique. Par ailleurs, l’enrichissement fonctionnalités de cette forêt rurale et des en acides gras (Bas et al., 2005 ; Andronico, important de la viande de chevreau de pertes de gouvernance pour les populations 2009 ; Araba et al., 2011). Ceci se manifeste l’arganeraie en acides gras oméga-3 contribue rurales dans ses usages et son économie. La par des caractéristiques diététiques et à la prévention des maladies cardiovasculaires négation de l’élevage caprin, comme un des organoleptiques spécifiques de la viande de (Wood & Enser 1997, cité par Bas et al., 2005).

138 139 Première partie Diversité des spécificités locales

II. Une première demande d’IG rejetée en 2010

Enfin, les teneurs élevées en acides ramifiés En janvier 2010, une demande de objective de la situation. La pertinence d’une et en acides polyinsaturés de la viande de reconnaissance de l’IGP « chevreau de relance de la démarche de labellisation chevreau de l’arganeraie seraient spécifiques l’arganier » a été présentée par un groupement nécessite, d’un côté, l’examen de l’interaction d’une alimentation à base de parcours de d’éleveurs de l’ANOC (Association Nationale entre l’élevage caprin et l’arganeraie ainsi type arganeraie, car des niveaux aussi élevés des éleveurs 0vins et Caprins) aux autorités que l’analyse de l’impact réel des caprins sur d’acides ramifiés n’ont jamais été observés compétentes (Commission nationale de l’écosystème et, d’un autre côté, l’élaboration chez les caprins (Bas et al., 2005). Ce constat labellisation, Ministère de l’agriculture et de d’un nouveau cahier des charges plus orienté pourrait être l’un des éléments de typicité de la pêche maritime). Ce projet a fait l’objet de vers la gestion du milieu de production, cette viande. deux oppositions, qui ont fait que la demande recadrant les pratiques et offrant des garanties de labellisation se trouve à ce jour en situation acceptables pour les différents protagonistes Sur le plan de la qualité sensorielle, des de blocage. Ces oppositions émanent de impliqués dans l’utilisation de l’arganeraie. tests de dégustation menés en 2005 (El deux acteurs de la zone ; il s’agit : Dans cette perspective, la Direction Provinciale Aich et al.) on montré que la viande issue - De l’AMIGHA, (Association Marocaine de l’Agriculture d’Essaouira a lancé une de chevreaux qui pâturent dans l’arganeraie de l’Indication Géographique de l’Huile étude d’assistance technique pour l’appui à présente une meilleure intensité de flaveur d’Argan) qui gère l’IGP Huile d’Argan. Elle la labellisation de la viande de chevreau de explicable par une teneur proportionnellement estime que la labellisation de la viande l’arganeraie dans la province d’Essaouira. plus importante en acides gras polyinsaturés conduirait forcement à une augmentation Le travail que nous présentons ici s’inscrit connus pour leur effet positif sur la flaveur. des effectifs des caprins dans l’arganeraie dans une démarche d’accompagnement à Une dégustation expérimentale réalisée sur la ce qui affecterait la forêt et la production de la re-conception du cahier des charges, en viande de chevreau de l’arganeraie en marge fruits pour l’huile. focalisant notre apport sur les enjeux identifiés. de la foire caprine d’Essaouira de 2012 (Sorba - De l’administration des Eaux et Forêts : qui et Chatibi, 2013) a permis de constater que considèrent la chèvre comme un facteur de les consommateurs locaux ont la capacité dégradation de la forêt de l’arganier. de reconnaitre la viande caprine issue de La crainte liée à la labellisation tient donc l’Arganeraie lors d’une cuisson traditionnelle d’une part, au risque potentiel d’un (tagine) par rapport aux consommateurs non accroissement du nombre d’éleveurs et/ou locaux. d’animaux du fait de la plus-value financière que peut susciter la démarche et d’éventuels Le chevreau de l’arganeraie présente donc comportements opportunistes, et d’autre toutes les caractéristiques d’un produit part, à l’impact négatif que jouerait la chèvre typique et labellisable ; une production dans la forêt de l’Arganier. Cet impact négatif localisée dans un territoire original, une est souvent posé comme un a priori et sans conduite d’élevage particulière, et une qualité documentation ou justification scientifique. De diététique et organoleptique spécifique. l’autre côté, les éleveurs locaux mettent en avant la présence ancienne des caprins dans cet écosystème et leur rôle positif dans son entretien et son renouvellement (Chatibi et al., 2015 ; Lacombe et Casabianca, 2015). Cette question de la dégradation de l’arganeraie est tout à fait légitime ; elle doit cependant être abordée en dehors de toute posture ex ante et faire l’objet d’une analyse

140 141 Première partie Diversité des spécificités locales

III. Les arguments des protagonistes : des réalités et des mythes

III.1 La dégradation de l’arganeraie a connu une autre époque de diverses études ont montré qu’il y avait peu aux houppiers très fragmentés et qui bien déforestation beaucoup plus intense, au de problèmes de déforestation de l’arganeraie souvent ne peuvent accomplir leur cycle l’arganeraie cours des années coloniales. Entre 1917 (El Wahidi et al., 2014 ; Le Polain et Lambin, phénologique normal (croissance végétative, et 1924, la disparition de l’arganier a été 2011). floraison, fructification, dispersion de graines). La dégradation de l’arganeraie n’est pas un estimée à 20 000 ha/an (Monnier 1965 ; cité Quelles proportions ce phénomène prend-il et phénomène récent, elle remonte, d’après par Ba Moctar, 2008) pour approvisionner Actuellement, si les principales causes de cette quelle est son évolution ? Il est très difficile de e de nombreuses études, au X siècle par un les grandes villes en charbon, ce qui a dégradation ont été atténuées (urbanisation donner une réponse objective à ces questions défrichement qui a commencé à dépasser entrainé la disparition d’un total de près et extension des villes, intensification de car les positions a priori sont très tranchées peu à peu le renouvellement naturel de la de 200 000 ha pendant cette période. Les l’agriculture, défrichement, coupe de bois, et faussent quelque peu une réelle évaluation. forêt. Néanmoins, cette dégradation ne s’est travaux de Mhirit (1998) montrent que les etc.), la tendance ne s’est pas encore inversée Les travaux analytiques menés dans la région pas faite de manière continue ou régulière, elle superficies d’arganiers coupés rien que car la régénération naturelle de l’arganier est d’Imin tlit par l’ENFI et une équipe de recherche a connu plusieurs phases : pendant la Deuxième Guerre mondiale extrêmement lente et difficile, et la rareté de de l’Université Catholique de Louvain ne e e - Entre le XV et le XVIII siècle, la reconquête (1935-1945) étaient estimées à 40 000 ha, l’eau dans cette zone semi-aride ne favorisent présentent pas de données montrant un de l’Andalousie a poussé les musulmans afin de satisfaire des besoins énergétiques pas cette régénération. Dans ce contexte, surpâturage généralisé. Les superficies ayant et les juifs à quitter la péninsule Ibérique accrus en France. certains acteurs montrent du doigt l’élevage subi une disparition de la structure forestière pour s’installer en Afrique du Nord. Ces - Après l’indépendance du Maroc, la caprin comme facteur destructeur et nuisible représentent moins de 0,2 % des 20 000 derniers sont venus créer dans l’arrière pays dégradation de l’arganier a suivi la même à la régénération des arganiers, sans pour ha étudiés durant la période 1993-2006, et d’Essaouira, une civilisation hydraulique tendance. Entre 1969 et 1986, le recul de autant apporter d’éléments indiscutables. elles sont constituées à plus de 80 % par basée sur la culture de la canne à sucre, ce la forêt d’Admine (Souss) a été estimé à des coupes de régénération effectuées par qui a conduit à un défrichement de la forêt 9 900 ha à raison d’une régression annuelle l’administration forestière (Demoulin, 2008 ; d’arganier afin de produire le bois nécessaire de 2,6 % de sa surface forestière (El III.2 Le surpâturage El Wahidi et al., 2014). Ils insistent néanmoins pour le raffinage de ce sucre (Berthier, 1966 ; Youssfi, 1988). L’intensification des cultures sur des risques de dégradation qualitative cité par Ba Moctar, 2008). sous serre dans l’arganeraie de plaine a de l’arganeraie sans apporter d’éléments Le surpâturage constitue objectivement - Durant la période entre 1776 et 1782, le entrainé d’importants défrichements de la factuels sur les formes concrètes qu’elle un risque majeur de dégradation des Sud Ouest marocain a connu une forte forêt d’arganier. De même, la croissance prend (en termes de biodiversité par exemple). écosystèmes (M’Hirit et al., 1998 ; Nouaim sécheresse provocant ainsi une dégradation démographique du pays, couplée à Un autre aspect mis en avant est l’absence et al., 2005). Il peut prendre de multiples de la forêt de l’arganier ; l’urbanisation a nécessité l’extension des de régénération naturelle. Nous avons e e formes comme des sureffectifs d’animaux - Durant le XIX siècle et début du XX , les terres habitables au détriment de l’arganeraie, nuancé cet aspect en montrant que dans les ou des modes de conduite des animaux travaux de Hanan (1995), El Yousfi (1988) et qui constituait alors une véritable réserve espaces à gestion paysanne on trouvait des inappropriés. Globalement, dans la région Benabid (2000), ont montré une régression foncière à défricher (Zugmeyer, 2006). régénérations d’arganiers – notamment par de l’arganeraie on a relevé une tendance à de l’arganeraie sans précédent, avec la La dégradation et la régression de semis et drageonnage – dans des espaces la réduction des effectifs des troupeaux et à révolution industrielle et l’intensification de l’arganeraie est donc due en premier lieu à interstitiels des cultures (limites parcellaires, des modifications de leur composition (RGA l’industrie du charbon. À cause de cette la pression anthropique exercée soit, suite murets, ourtis) (Genin & Simenel, 2011). 2016), une augmentation de la proportion des forte exploitation, la densité moyenne à différents événements historiques (conflits ovins par rapport à celle des caprins autrefois de l’arganier n’est plus que de 30 à 50 et guerres mondiales, révolution industrielle, prédominants. On observe dans certaines souches/ha (Boudy, 1952 ; Khay, 1989 ; industrie du charbon…) conduisant à des zones des signes évidents de surpâturage Msanda, 1993 ; cités par Ba Moctar, 2008). campagnes de coupe massive de plusieurs qui se manifestent par une forte proportion Cette accélération de la dégradation a eu milliers d’hectares d’arganiers, soit suite à de « rochers verts », ces arbres rampants lieu notamment en plaine ; les zones de l’extension des villes et des grandes cultures complètement pâturés par les animaux et ne montagnes ont moins souffert de cette survenue plus récemment aux détriments pouvant pas se développer (photo 4), ainsi dégradation du fait de la difficulté d’accès. toujours de l’espace forestier. Dans les e que des formes d’arbres très squelettiques - Durant la première moitié du XX siècle, zones montagneuses d’élevage extensif,

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Photo 4 : le « rocher vert », forme dégradée d’arganier coupé et surpâturé (© photo : D. Genin). Photo 5 : Troupeau transhumant de camélidés investissant les zones d’arganier (© photo : D. Genin).

En revanche, la principale menace pastorale elles n’ont aucun moyen légal d’agir contre Si la limitation du surpâturage doit être pratique de l’élevage, diminution du nombre provient actuellement de grands troupeaux ces incursions dans leur domaine coutumier. une préoccupation de chaque instant, les de délits) font que la relation besoins / biens transhumants de camélidés ou d’ovins, Cette nécessaire régulation ne peut s’établir évolutions récentes, à l’instar de nombre et services semble tendre vers une diminution appartenant à des grands propriétaires urbains qu’au niveau régional ou national, et avec une d’arrière-pays du pourtour méditerranéen de la pression anthropique sur le milieu ou des personnes influentes originaires du réelle volonté politique. (Perevolotsky & Seligman 1998), indiquent naturel ». Ils s’interrogent tout de même sur Grand Sud marocain, qui viennent par milliers plutôt une tendance à des réductions de le chemin restant à parcourir et les formes de têtes pâturer dans l’arganeraie en saison pression pastorale pour les troupeaux de gouvernance à mettre en place pour sèche, en dehors de tout respect des règles sédentaires et peut-être dans certains cas à réellement prétendre à un équilibre proche locales d’usages (photo 5). Ils ont un impact des risques de sous-pâturage, faisant aussi entre prélèvements et productivité de ce certain sur l’état des arbres car ils peuvent planer des risques pour l’arganier. C’est le cas socio-écosystème. accéder facilement au feuillage des arbres vu par exemple dans certaines zones côtières leur taille. Du fait du poids social, économique avec le développement récent du séneçon, ou politique de ces propriétaires, ce néo- plante grimpante qui asphyxie les arbres si nomadisme pastoral est difficile à réguler et elle n’est pas contrôlée par l’abroutissement les populations locales, qui rentrent parfois en du bétail (photo 6). El Wahidi et al. (2014) conflit du fait de ces intrusions, ont bien du font le même constat en arguant que, dans mal à faire respecter les règles traditionnelles le Pays Haha : « trois dynamiques (mutations d’usages et de gestion de l’arganeraie car démographiques, changements dans la

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III.3 Interactions chèvre- strate herbacée est riche en végétation (donc peu ou pas de pâturage aérien) et se poursuit noix d’argan pendant l’Agdal. À l’opposé, Delente (2011) reprend l’idée Un autre argument émis en défaveur de que «selon Bourbouze, pour l’éleveur, qui est l’octroi d’une IG à la viande de chevreau de aussi un producteur d’huile, tout est affaire de l’arganeraie serait lié à un possible antagonisme degré, ou de pression de pâturage. La forte entre une production d’huile de qualité et le capacité de re-bourgeonnement de l’arganier pâturage des caprins. L’ingestion des noix par expliquerait en partie la stratégie des éleveurs les caprins et leur excrétion ultérieure aurait qui affirment qu’un pâturage modéré à une pour conséquence d’occasionner une saveur époque bien choisie stimule la production des désagréable à l’huile. De fait, cela est aussi noix d’argan car « l’ablation de l’apex stimule mentionné par les populations locales qui la ramification [...et ainsi le développement prônent de proscrire l’utilisation de noix ayant reproductif de la plante]. Dans ce cas, il y transité dans le tract digestif des caprins pour aurait une synergie entre la production de l’élaboration d’huile commerciale. Les études l’huile et la production caprine ». de comportement alimentaire des chèvres sur parcours mentionnent cependant que Difficile de dégager un constat clair dans l’ingestion des noix d’argan est marginale, ces approches qui s’opposent entre une représentant moins de 5 % du régime vision d’une « forêt naturelle à préserver » alimentaire des animaux et uniquement en fin et une vision d’une « forêt bio-culturelle de printemps, et parfois en fin d’automne (El façonnée par l’homme et visant à répondre Aïch et al. 2005). Certains font aussi mention à des fonctionnalités diversifiées » (Michon que les caprins, par le pâturage aérien, et al., 2017). Un aspect nous parait alors pourraient consommer les fleurs et donc fondamental à prendre en compte pour affecter la production de l’année suivante. Il dépassionner le débat : les forêts d’arganier et convient de rappeler ici que la maturité des les caprins de la zone ont co-évolué ensemble fruits présente un caractère bisannuel ; les depuis au moins 3000 ans (McGregor et al., fleurs apparaissent d’avril à juillet. Les jeunes 2009). Des savoirs, savoir-faire et pratiques fruits issus de cette floraison se développent ont été mis en œuvre sur le temps long, très lentement pendant l’automne et l’hiver et la forêt actuelle est le résultat de cette suivants et restent en petite taille. Leur interaction, que tout le monde s’accorde à grossissement se fait par la suite au printemps considérer aujourd’hui comme un patrimoine avec un rythme plus rapide. Ils jaunissent dès commun, vivant et d’une grande richesse. le mois de mai et arrivent progressivement à maturation entre juin, juillet et août (période où les arbres sont mis en défens). Les fruits mâtures chutent spontanément sur le sol. On constate donc que d’une part, les fruits mûrs sont protégés par la mise en défens jusqu’à la fin de leur récolte. D’autre part, la phase de floraison démarre au printemps lorsque la

Photo 6 : Étouffement d’un arganier par le séneçon (© photo : D. Genin).

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IV. Incorporer des critères écologiques dans le cahier des charges d’une IG « viande de chevreau de l’arganeraie de Pays Haha » : une proposition innovante ? « rocher vert » où l’abroutissement conduit d’indicateurs concernant la dynamique de IV.1 Concevoir de nouveaux des indications géographiques devient la plante à recouvrir le sol sans pouvoir l’écosystème arganeraie. Tout d’abord un une exigence majeure dans les instances émettre la moindre tige. Cette présence premier indicateur portant sur les espèces clé critères écologiques internationales qui traitent des produits de rochers verts a été retenue comme un de voûte (Tableau 2) qui vise à rendre compte d’origine. En particulier, la FAO a engagé second indicateur de forte pression animale des cortèges floristiques présents ou absents Face aux incertitudes et aux oppositions des travaux sur ce thème, en s’appuyant interdisant le renouvellement des arbres. sur une parcelle en fonction de son faciès. rencontrées, nous avons proposé aux sur l’association internationale Origin, pour D’autre part, la densité du feuillage et la Un second indicateur traite d’une plante nouveaux porteurs de projet de labellisation que la préoccupation du renouvellement des consistance des frondaisons représente, envahissante en milieu côtier, le séneçon pour de la viande de chevreau de l’arganier du Pays ressources mobilisées par les Indications selon les acteurs locaux, un signe de bon lequel nos observations ont confirmé que Haha – un Groupement local de producteurs Géographiques soit clairement intégrée à état de l’arbre. Nous proposons de l’estimer à sa prolifération pouvait comporter des effets – de réfléchir à la possibilité d’intégrer dans leur gestion. Elle se base sur le modèle du travers la projection au sol de l’ombre portée défavorables aux arganiers. De même un le cahier des charges et le plan de contrôle « cercle vertueux » (Vandecandelaere et al., par l’arbre, par un troisième indicateur que troisième indicateur repose sur l’identification de l’IG, outre des critères de charge animale 2010) qui se réfère explicitement à la capacité nous appelons « opacité du houppier ». Enfin, d’une plante qui marque les effets du et de gestion coutumière déjà présents des acteurs des IG à gérer leurs ressources un quatrième indicateur nous a été suggéré surpâturage, la prolifération des asphodèles. dans l’ancien dossier, des règles de contrôle spécifiques et en assurer la transmission lors de réunions avec les éleveurs de la zone Enfin, un quatrième indicateur vise à rendre permettant de garantir la préservation des intergénérationnelle. à propos de la vitalité des arbres. L’apparence compte des effets éventuels d’un sous- ressources et d’évaluer l’état de dégradation Cette nouvelle approche, si elle pose divers prise par l’écorce avec une présence plus ou pâturage par le niveau d’embroussaillement de l’Arganeraie. La notion-clé devient celle problèmes d’ordre organisationnel et de moins forte de lichens serait, selon leurs dires, de la parcelle (la présence récurrente des de la définition d’indicateurs de dégradation définition de responsabilités, est, à notre de nature à estimer cette vitalité. animaux pouvant protéger l’arganeraie de de l’arganeraie et des actions correctives si sens, intéressante à fouiller plus avant à De même, nous avons élaboré un bouquet risques d’incendies). des débuts de dégradation sont observables. l’heure où les préoccupations écologiques Ceci constitue d’ailleurs un enjeu majeur des producteurs, des consommateurs et des pour envisager le succès du projet car il décideurs prennent de plus en plus de place permet de favoriser, dès sa conception, un Tableau 1 – Un bouquet d’indicateurs pour enrichir le cahier des charges du projet d’IGP Chevreau de pour promouvoir des systèmes de production l’arganeraie Haha. dialogue constructif avec les forestiers, à alimentaire plus pérennes et durables dans le Catégorie Indicateurs de dégradation à mesurer même d’apporter une expertise sur l’état des contexte actuel des changements globaux. peuplements forestiers et sur les conditions Pour les 2 types d’espaces-ressources Proportion de formes dégradées d’arganier de leur reproduction. considérés (Agdal et Mouchaa) pour l’élevage Présence de rochers verts Indicateurs liés à l’arbre caprin, les indicateurs que nous proposons Opacité du Houppier Cette approche est nouvelle car elle introduit (Tableau 1) sont au nombre de huit. Ils sont Vitalité des arbres les aspects d’impact de la production sur classés en deux catégories, quatre indicateurs Présence d’espèces clé de voûte l’intégrité des ressources et du milieu, aspect donnant des informations sur l’arbre lui-même qui n’a jusqu’à présent que très rarement Présence d’espèces envahissantes : le séneçon et quatre indicateurs de l’écosystème. indicateurs de l’écosystème été pris en compte dans les démarches En ce qui concerne les arbres proprement Présence d’espèces indicatrices de surpâturage : l’asphodèle de labellisation par IG de par le monde. dits, les questions portent d’abord sur les Niveau d’embroussaillement Ces dernières ont jusqu’alors concerné formes des arbres (Figure 2) et leurs diverses exclusivement les caractéristiques des proportions au sein d’une parcelle donnée. produits et les modalités directes conduisant à Pour nourrir cet indicateur, nous mobilisons leur production, pas leur impact sur l’intégrité la modélisation des formes d’arbre telle des ressources et des milieux sur lesquels qu’établie dans les travaux de Ba (2009) et ils reposent (Ansaloni & Fouilleux, 2008). adapté par Genin & Simenel (2011). Le niveau Il faut toutefois souligner que la durabilité de dégradation ultime est ce qu’on appelle le

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Figure 2 : Classification utilisée pour l’indicateur proportion de formes dégradées (adapté de Ba 2009) IV.2 Une première réflexion afin d’instruire les modifications du cahier des charges et du plan de contrôle. Plusieurs sur la méthode de contrôle difficultés sont d’ores et déjà identifiées dans des critères écologiques cette perspective. Tout d’abord, il faudra mettre en situation Pour être intégrés dans le plan de contrôle du chaque indicateur retenu afin de vérifier sa cahier des charges, les indicateurs identifiés pertinence. Nous faisons l’hypothèse que doivent être mesurables et contrôlables. l’état de l’arganeraie Haha présente une assez Dans ce sens, une réflexion a été menée grande variabilité et il faudra s’assurer que les sur la méthode de contrôle et les valeurs indicateurs proposés sont capables de rendre seuil à affecter à chaque indicateur. Le compte de cette variabilité. Il est fort probable tableau 3 présente le scénario envisagé pour qu’une telle mise à l’épreuve conduira chaque indicateur. Néanmoins, les scénarios à faire évoluer le bouquet d’indicateurs, proposés restent théoriques et partiels ; ils en supprimant certains jugés inutiles, en nécessitent une mise à l’épreuve sur le terrain modifiant d’autres. pour être vérifiés et complétés. Ensuite, on sait que Agdal et Mouchâa ne présentent pas le même degré de maîtrise IV.3 De nouvelles questions par une famille donnée. Il est donc important que, dans notre vérification de terrain, il y ait Tableau 2 - Espèces clé de voûte présentes dans l’arganeraie selon la zone bioclimatique à affronter une réelle prise en compte de ces disparités. Par ailleurs, le niveau d’exigence sur les Zone en mélange Littoral Aride Semi-Aride Notre proposition d’un bouquet d’indicateurs indicateurs devrait être différencié avec une avec le thuya a fait l’objet d’une présentation aux principaux attente de moindre dégradation sur les agdals Periploca Launea Rhus Periploca acteurs du projet d’IGP et a reçu un accueil que sur les mouchâa. Le barème des valeurs Thym Thym Thym Thym favorable en particulier des autorités en prises pour chaque indicateur pourrait ainsi Oleastre Genista charge de son instruction. Des échanges refléter ces niveaux d’exigence. avec les responsables forestiers de la province Les espèces clé de voûte représentent Phyllirea Chamaecytisus Positive d’Essaouira ont permis de valider notre une approche écologique majeure pour Lentisque démarche de conception des indicateurs. rendre compte de la dynamique écologique Lavande Naturellement, il convient de programmer des des surfaces utilisées par les troupeaux Chamaecytisus travaux de terrain afin de préciser la portée de caprins. Cependant, la diversité des zones Genêt chacun de ces indicateurs et d’examiner les bioclimatiques dans l’arganeraie Haha va difficultés qui se présenteront. Nous avons complexifier leur contrôle. En effet, une même Séneçon Launea Ononis identifié des difficultés de trois ordres. plante peut être considérée comme positive Ononis Négative Petite Asphodèle ou négative selon la zone bioclimatique Asphodèle Ciste Asphodèle IV.3.1 Un besoin de mise à l’épreuve concernée. Les modalités permettant de Asphodèle du bouquet d’indicateurs cadrer le travail des agents certificateurs s’en trouveront probablement délicates à La priorité des travaux futurs est de chercher appréhender par ces agents. à opérationnaliser le bouquet d’indicateurs Pour progresser sur la voie d’un plan de

150 151 Première partie Diversité des spécificités locales

Tableau 3 : Proposition de méthodes de contrôle et valeurs-seuil pour les critères écologiques montrent des degrés de réversibilité variables compétences dans la nouvelle gouvernance avec des délais de réponse plus ou moins du projet d’IGP. Échelle Indicateur Finalité Mesure Échantillonnage Valeur-seuil longs. écologique Notre proposition de bouquet d’indicateurs % de recou- 3 placettes de 10 E1 - Envahis- % maximum de pourrait mettre en évidence les difficultés que Prévenir le vrement du sol m x 10 m prises IV.3.2 Des difficultés d’imputation sement par les recouvrement surpâturage en dynamique au hasard sur rencontreront les producteurs qui ne sont pas asphodèles (50 %) des responsabilités individuelles interannuelle une parcelle encore engagés dans un travail technique. En E2 – Présence 3 placettes de 30 Un deuxième point qui pose problème particulier, on constate un fort contraste entre Liste de 10 Présence de 5 absence de Prévenir le m x 30 m prises espèces espèces dans concerne une certaine inadéquation avec les membres de l’association des producteurs plantes « clé de surpâturage au hasard sur caractéristiques la liste voute » une parcelle l’attribution individuelle d’une certification et du Pays Haha, faiblement encadrés et encore Garantie pour la responsabilité collective du maintien de éloignés des cadres formels et le groupement % maximum l’écosystème Présence du X arbres pris d’arbres avec l’intégrité du territoire. Pour un secteur donné, local de l’ANOC. Ces derniers sont déjà de l’arganeraie E3 - Contrôle du Prévenir le sous- Séneçon à plus au hasard sur Séneçon à plus Séneçon pâturage de 1,50 m. une parcelle de il est délicat de faire porter à un éleveur unique entrés dans des relevés techniques qui les de 1,50 m. du sol 100 m2 une responsabilité directe dans l’évolution de favorisent pour répondre aux exigences du du sol la portion d’arganeraie où viennent pâturer futur cahier des charges (identification, suivi de Présence % maximum de 3 placettes de 10 chargement, traçabilité) alors même qu’une E4 - Contrôle de d’espèces recouvrement du ses chèvres. Même si durant l’agdal, les droits Prévenir le sous- m x 10 m prises l’embroussaille- pluriannuelles sol concerné par de cueillette sont individualisés par famille sur partie de leurs pratiques (engraissement) pâturage au hasard sur ment ligneuses et cette une parcelle ces surfaces, le reste du temps elles sont peuvent parfois desservir la typicité de leur semi-ligneuses présence en accès libre. Les mouchâa permettent produit. Proportion de X arbres pris % maximum de aux différents troupeaux de circuler et leur En conséquence, le travail de mise à l’épreuve A1 - Présence de Prévenir le rochers verts au hasard sur rochers verts rochers verts surpâturage par rapport au une parcelle de Agdal <10 % dégradation éventuelle relève alors d’une du bouquet d’indicateurs devra prendre nombre de pieds 100 m2 Mouchaâ <30 % gestion clairement collective. en considération cette diversité locale de Proportion % moyen maxi- Ainsi, gestion privée, familiale, collective et trajectoires des éleveurs et d’expérience X arbres pris A2 – Opacité d’ombre et mum de lumière Prévenir le au hasard sur open space s’entremêlent continuellement acquise en matière de suivi technique, en de l’ombre du de lumière sur dans l’ombre surpâturage une parcelle de veillant à vérifier non seulement la pertinence houppier l’ombre de portée de l’arbre dans l’espace et dans le temps. On ne 100 m2 l’arbre au sol. pourra donc pas raisonner en imputant à des indicateurs mais également leur faisabilité un individu une non-conformité identifiée sur pratique et le sens que peut y donner chaque Garantie pour Proportion % moyen d’arbres dont la maximum une des parcelles qu’il utilise. Des modes producteur. les arganiers 3 placettes de Assurer le forme répond d’arbres avec A3 – Types de 20 m x 20 m innovants de certification pourraient alors développement à la définition une forme formes d’arbres prises au hasard de l’arbre des formes dégradée : être attribués à des groupes bien identifiés et De plus, la démarche d’IGP, en introduisant une à Haha dégradées dues Agdal <15 % responsables collectivement, en s’appuyant nouvelle institution (le groupement d’éleveurs au pâturage Mouchaâ <30 % sur les modes de gestion traditionnelle, au du Pays Haha), provoque une complexification Arbres % d’arbres mon- 3 placettes de lieu de les ignorer comme c’est trop souvent dans le système d’organisation de la société Assurer le montrant un trant un tronc A4– Vigueur des 20 m x 20 m le cas. Ce raisonnement vaut également pour locale et de son fonctionnement. Un nouveau développement tronc gagné gagné arbres prises au hasard de l’arbre par les par les la détermination de la charge animale dont le collectif dont l’appartenance se réfère de à Haha champignons champignons calcul présente les mêmes difficultés. façon volontaire au cahier des charges et à son contrôle externe vient se confronter à contrôle, un travail d’ajustement des critères simulations de valeurs-seuils des différents IV.3.3 Conduire des apprentissages l’organisation communautaire traditionnelle, dont les règles demeurent internes et peuvent de non-conformité sera nécessaire. Pour indicateurs retenus. Enfin, la notion d’actions individuels et collectifs cela, nous envisageons de procéder à des correctives (opération par laquelle une non- parfois entrer en contradiction avec celles contrôles « à blanc » sur des parcelles d’un conformité devrait disparaître) sera à étudier Un troisième groupe de difficultés concerne du cahier des charges. Il sera important de échantillon d’éleveurs et de réaliser des de près dans la mesure où les indicateurs les systèmes d’acteurs présents et leurs mobiliser les structures sociales traditionnelles

152 153 Première partie Diversité des spécificités locales

Conclusion

pour assurer l’articulation avec le projet d’IGP. La viande de chevreau de l’arganier du Pays nouveau leur rôle premier de médiateur dans Le nouveau collectif peut rentrer également Haha présente des caractéristiques de qualité, la gouvernance décentralisée de la gestion des en tension avec le groupement local de de saveur, de tradition et d’ancrage territorial ressources naturelles et permettre de renforcer l’ANOC pour des questions de pouvoir et de dignes a priori de recevoir une labellisation sous les dynamiques collectives locales. légitimité. Il y a là un enjeu majeur en termes forme d’Indication Géographique Protégée. Le nouveau dossier de demande d’IG (nouveau de dynamiques de l’action collective et de la Elle se heurte néanmoins à des oppositions cahier des charges et nouveau plan de gouvernance locale. La mise à l’épreuve du corporatistes et à des interrogations légitimes contrôle) issu de la mise à l’épreuve de notre bouquet d’indicateur peut ainsi constituer d’ordre environnemental. Mais le rapport de proposition de bouquet d’indicateurs, devra un moment d’apprentissage accéléré du force n’est pas en sa faveur, et une nouvelle apporter aussi des précisions sur un certain groupement pour assumer de nouvelles tentative de re-soumission de dossier se doit nombre d’aspects d’organisation de la filière responsabilités collectives et se positionner d’aborder concrètement les objections émises. (délimitation plus stricte de la zone concernée, dans son paysage institutionnel local sans La solution susceptible de lever les oppositions création du groupement d’éleveurs du Pays engendrer de frictions. proposée ici, constitue en quelque sorte une Haha partageant des systèmes de production Enfin, la perspective ouverte par notre petite révolution dans le monde des IG en similaires et des formes communes de gestion proposition de bouquet d’indicateurs devrait introduisant dans le plan de contrôle des critères des espaces et des ressources, et favorisant permettre de renouveler les relations du liés à l’intégrité des ressources et du milieu, ainsi l’identité du produit et l’appropriation du groupement avec les administrations, en ce qui n’a jamais été le cas jusqu’à présent. À projet, création d’un abattoir adapté) qui devrait particulier les forestiers, et les acteurs de la l’extrême, c’est un peu comme si l’on demandait rendre le dossier plus cohérent et répondre aux filière huile d’Argan. Montrer que la gestion à un producteur de Roquefort de garantir interrogations formulées. de l’arganeraie pâturée est prise en charge la qualité des eaux du ruisseau traversant Mais au-delà, et à un niveau plus global, la dans un cadre précis et concret devrait être sa propriété. Cette approche entre pourtant réussite de cette entreprise demande surtout de nature à restaurer le dialogue avec les dans la philosophie actuelle de recherche et une évolution des représentations de l’arganeraie opposants d’hier et ouvrir le chemin vers une de promotion des systèmes de production non pas comme une forêt naturelle unique au certification du chevreau. alimentaire durables, produisant une nourriture monde à sanctuariser ou comme uniquement de qualité et qui soient plus respectueux de pourvoyeuse d’un produit à haute valeur ajoutée l’environnement. Elle peut ainsi constituer un qu’est l’huile d’argan, mais comme un exemple levier pour une meilleure prise en compte de original d’une forêt gérée, construite et socialisée préoccupations environnementales dans la de longue date (Genin & Alifriqui 2016) pour chaine de production des produits alimentaires, fournir un panier de biens et services diversifié et promouvoir des zones telles que les arrière- et de qualité. pays méditerranéens, riches de savoirs et savoir- faire écologiques diversifiés. Cette approche pose néanmoins un certain nombre de questions qui demandent à être analysées plus en profondeur, comme notamment le fait de faire supporter individuellement des responsabilités qui peuvent parfois être d’ordre collectif. C’est le cas dans l’arganeraie, dans les espaces de parcours collectif. Cependant, les structures sociales traditionnelles encore présentes aujourd’hui dans la zone pourraient jouer à

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158 159 Première partie Diversité des spécificités locales

Le lavandin, une culture introduite dans la The lavandin is a crop introduced into the région d’Oulmès par des étrangers, a mis region of Oulmès by foreigners; it took a long Chapitre 7 longtemps avant d’être adoptée par les time before it was adopted by local farmers exploitants locaux et connaitre une extension and extended to more than a thousand sur plus d’un millier d’hectares. Récemment, hectares. Recently, its classification by the son classement par les pouvoirs publics public authorities as a local product and the comme produit de terroir et l’identification des identification of the oils resulting from it by huiles qui en sont issues par un label AOP a PDO label «Huile essentielle du lavandin Le lavandin à Oulmès « Huile essentielle du lavandin d’Oulmès », d’Oulmès», explains the interest of new explique l’intérêt que lui portent de nouveaux actors, nurserymen, collectors, craftsmen (Plateau central marocain). acteurs, pépiniéristes, collecteurs, artisans et and industrialists of the distillery, from La trajectoire perturbée d’une spécificité en industriels de la distillerie, issus de différentes different , as well as régions du Maroc, ainsi que des opérateurs foreign aromatic plant operators. Both are construction des plantes à parfums étrangers. Les uns et positioned at different levels of the supply les autres se positionnent à différents niveaux chain, each seeking to take advantage of de la filière, et cherchent chacun à tirer un the products of a crop that is a priority for avantage des produits d’une culture classée agricultural development in the region. This Mohamed Aderghal Bouchra Karroud Geneviève Michon prioritaire dans le développement agricole de article questions the validity of a top-down Université Mohamed V Université Mohamed V Institut de Recherche la région, et sur laquelle il y a une demande project that attempts to build a ‘traditional pressante des consommateurs. Cet article cultivation’ revealed from the outside as a Laboratoire d’Ingénierie Laboratoire d’Ingénierie pour le Développement questionne le bien fondé d’un projet top- specific product, thus creating a simplified du Tourisme, Patrimoine et du Tourisme, Patrimoine et Gouvernance, Res- down qui tente d’ériger une culture révélée image of a territory with high complexity, and Développement Durable Développement Durable sources, Environnement, de l’extérieur au rang d’un produit spécifique, occulting other identity elements with greater Développement, UMR203 Rabat, Maroc Rabat, Maroc créant ainsi une image simplifiée d’un territoire historical depth. [email protected] bouchera.karroud@ Montpellier, France à la réalité complexe et doté d’autres éléments gmail.com [email protected] identitaires avec plus d’épaisseur historique.

Ancrage

Plateau central Projet top-down

Spécificité locale Innovation Territoire Maroc

160 161 Première partie Diversité des spécificités locales

Introduction I. Le lavandin dans l’histoire de la mise en valeur du plateau d’Oulmès

Au Maroc, à l’heure actuelle, on relève dans leur complexité se trouvent réduits à une image Dans le Plateau central, le massif d’Oulmès d’un coté, et Beni Mguild du nord, de l’autre, les zones de montagne une reprise agraire représentée par un produit prétendu local, fait figure d’une entité géographique bien et qui s’étendait plus au sud-est jusqu’en souvent due à la mise en place de processus quand il n’est pas considéré autochtone. individualisée sur le plan naturel, composée bordure du bassin de la haute Moulouya. Le de revalorisation de produits agricoles et/ou Dans le présent article, nous soumettrons de trois plateaux alignés, Oulmès, Telt et processus de sédentarisation s’est enclenché d’artisanat. Ces derniers, considérés comme cette problématique dans le cas de la culture Zguit, façonnés dans les formations primaires avec l’arrivée du protectorat au début du XXe faisant l’originalité d’un terroir, sont retenus du lavandin dans la partie ouest du plateau schisto quartizitiques, percées, au niveau du siecle, entrainant un changement des pratiques par l’administration de l’agriculture comme d’Oulmès, dont l’introduction est le fait d’une plateau d’Oulmès, par un batholite granitique pastorales, réduction des mouvements de ressource spécifique pouvant constituer un société agricole coloniale, et qui après une qu’enveloppe une auréole métamorphique. semi nomadisme et recentrage de la mobilité fondement du développement agricole local. trajectoire marquée de discontinuités est à À plus de 1000 m et exposées à l’ouest des troupeaux sur les forêts et les parcours Parfois le choix des produits se fait sur la base nouveau convoqué pour constituer un produit et au nord-ouest, ces hautes terres sont asylvatiques locaux. Le plateau d’Oulmès est d’enquêtes sommaires peu intéressées par la de terroir et forger l’image d’un territoire suffisamment arrosées, avec des moyennes devenu une facette d’un territoire pastoral dimension d’ancrage du produit, sa trajectoire traditionnellement voué à l’agropastoralisme. annuelles de précipitations autour de 800 mm, composé aussi des vallées du Bouregreg et dans le temps et son rôle dans le système de Cette capture de l’identité du territoire par un et réputées pour être un pays forestier et Tennous, ainsi que d’une partie des plateaux production. On assiste alors à la multiplication produit externe, dominé par des opérateurs herbeux, gardant la verdure jusqu’au cœur de Telt et de Zguit. des appellations de produits qui renvoient externes, ferait suite à l’image donnée à de l’été. Cette richesse en ressources Le passage du plateau d’Oulmès d’un à des terroirs, mais sans qu’on retrouve une Oulmès, à travers l’arboriculture et l’exploitation sylvopastorales a conditionné l’orientation terroir pastoral d’été à un terroir où se adéquation entre ce même produit et une des ressources d’eau minérale, symboles de vers un élevage extensif mobile mené par sont développées des cultures de rente société locale qui en comprenne le sens. l’extraversion des ressources locales au profit de les populations Ait Amar, une branche de la (arboriculture et lavande), est consécutif à la Si on part du postulat que le processus de grandes entreprises localisées à . confédération Zaiane, installée dans la région pénétration coloniale. La présence de colons spécification correspond à une dynamique Il s’agit donc de savoir à travers ce cas si le au cours des dernières décennies du XIXe agriculteurs, et de sociétés coloniales, s’est territoriale portée par des acteurs qui voient processus de mise en produit de terroir d‘une siècle. faite sur la base d’une appropriation des terres, dans la valorisation d’un produit le moyen culture introduite est suffisamment structurel par achat, location et/ou spoliation, dans des non seulement de dépassement de crise d’un pour constituer le ferment de l’émergence d’un Les études sur l’histoire de la mise en valeur conditions d’occupation et de domination des système de production en décalage avec collectif de producteurs, acteurs porteurs d’un de ces hautes terres (Aderghal, 1993, populations locales. Rompant avec la gestion les transformations technico économiques projet de territoire et jouissant d’une autonomie 1997, 2004, Lesne 1958, Beaudet 1979), traditionnelle de l’espace, la localisation des globales, mais également d’une mise en avant d’initiative. En d’autres termes relève-t-on, à montrent que la phase du pastoralisme n’a domaines de colonisation, comme le type de de l’identité d’un territoire, et par ricochet de travers l’émergence du terroir du lavandin, une pas donné lieu à un paysage agraire évolué. cultures à pratiquer prenaient en compte les toute une communauté, se poserait alors la quelconque rupture avec les combinaisons Les principaux vestiges d’une présence conditions pédoclimatiques des terroirs, en question de l’ancrage de ces acteurs et de la agro–sylvo-pastorales d’autrefois, et avec paysanne sédentaire relevés, terrasses termes de qualité des sols et de présence de capacité du produit mis en avant à provoquer l’emprise de l’État sur toutes les initiatives et ruines d’habitat en pierre sèche, sont l’eau. On a assisté alors à une spécialisation une transformation du système de production portées par des collectifs locaux ? Les attribués aux populations des Sehouls, des terroirs, ceux constitués de vallons par une sorte d’intégration des autres producteurs de lavandin son-ils suffisamment actuellement localisées plus au nord non loin schisteux situés dans la partie est du plateau constituants. en capacité de pouvoir constituer une élite de Rabat. La région est passée par une phase sont utilisés pour l’arboriculture ; la partie ouest, Ceci légitime une deuxième question autour qui ait son poids politique sur le plan local ? de déforestation, œuvre d’un peuplement essentiellement granitique, a été maintenue de la représentativité, à la fois des fragments Cet article, qui ne cherche pas à donner des sédentaire, qui remontrait au Moyen Âge. La dans sa fonction de parcours, et ensuite d’espaces, et de la proportion des exploitants réponses définitives à toutes ces questions, est phase pastorale déclenchée dans le sillage de ouverte sur une partie à la culture du lavandin concernés par le développement de la culture. basé sur des recherches de terrain, enquêtes la progression des populations amazigh du (Aderghal, 2007). La reconversion d’une On remarque bien là le hiatus qui existe entre et entretiens semi-directifs, menés dans le sud-est vers le nord-ouest, entre le XVIIe siècle partie des terres du plateau à l’arboriculture, le discours officiel, dont fait l’écho une certaine cadre d’une thèse de doctorat1, qui font suite et la fin du XIXe siècle ne s’est pas traduite est loin d’en constituer la spécialisation, car recherche scientifique, dite aussi technique, à un ensemble de travaux réalisés depuis plus par un enracinement au sol dans le Haut-pays si quelques vergers ont réussi, compte tenu et la réalité des territoires. Ces derniers, dans d’une dizaine d’années. d’Oulmès. Celui-ci faisait partie d’un territoire des moyens techniques et financiers investis pastoral contrôlé par la confédération zayane, par des sociétés, l’indigence des ressources 1 Bouchra Karroud, « Dynamiques agraires autour des plantes aromatiques et médicinales et nouveaux rapports aux ressources naturelles dans le Massif d’Oulmès », thèse en co-tutelle, co-dirigée par M. Aderghal (UMV de Rabat) et G. Michon (UPV Montpellier 3), ayant en partie bénéficié du financement dans le cadre de Med-Inn-Local. 162 163 Première partie Diversité des spécificités locales

II. La reprise de la culture du lavandin et conquête d’un terroir spécifique

hydriques souterraines sont une limite à toute pratiques dans d’autres sites (Michon et al. La reprise de la culture du lavandin a été un exploitants ne tarderont pas à leur emboiter le prétention d’extension de ce type de culture. dans cet ouvrage). fait conjoncturel. La découverte par deux pas, sans que le phénomène ne se généralise Les terres aréniques de la partie ouest du Ce destin de la lavande est assez particulier marchands colporteurs de souches de du premier coup. plateau, plus exposées aux vents humides, et illustre bien le caractère minier d’une lavandin abandonnées les guida à prendre en L’adoption de la culture par les populations étaient moins hospitalières, et sont donc utilisation agricole des terres acquises par location quelques parcelles et ils se mirent à le locales s’est faite à des périodes décalées. restées à vocation de parcours, notamment une société capitaliste coloniale. C’est une cultiver, la production était ensuite acheminée Les premiers agriculteurs éleveurs qui se d’été. Leur première valorisation agricole, au- culture qui ne s’est pas développée, ni n’a en vrac vers les villes. On considère que le mirent à cultiver le lavandin sont d’abord issus delà de quelques lopins de terres emblavés été prise en compte par les pouvoir publiques profil des marchands colporteurs fait d’eux du douar Ait Atta, puis du douar Ait Rahou en céréales, s’est faite à travers l’introduction de l’époque. Alors que sur le même territoire des personnages qui s’inscrivaient dans des Ali dans les années 90. Il a fallu presque de la culture du lavandin pendant les années la même économie coloniale a entrainé la rapports de proximité avec les locaux, le temps une vingtaine d’années avant que la culture 50, sur une cinquantaine d’ha, par la société construction d’une double image du territoire que les plants entrent en production à partir ne se généralise et s’étende sur les terres des Arômes du Maroc de l’époque2. C’était d’Oulmès, basée sur deux ressources de la troisième année, pour une durée de vie des autres douars de la partie ouest de la pour alimenter la distillerie installée sur son mises en valeur par des sociétés. L’image de 14 ans, a été suffisant pour leur permettre commune d’Oulmès, sur une superficie domaine floral à Tiddas3. L’embryon du terroir d’Oulmès pays du pommier, portant le de créer du lien social avec les propriétaires d’environ 2 700 ha en 2017 , selon les à lavandin créé sera abandonné à la fin des label de la société qui exploite le plus grand des parcelles louées, et les autres familles données de l’antenne de l’Office National du années soixante à cause d’une baisse des domaine de la région, est bien ancrée chez les du douar Ait Atta, soit une possibilité pour le Conseil Agricole à Oulmès, contre 400 ha rendements, et parait-il de la mauvaise qualité consommateurs urbains, au-delà de la région déclenchement d’un processus de diffusion dans le début des années 2000 (données du du lavandin produit à Oulmès (Aderghal, de Rabat. Associée à celle de pays des eaux de la pratique. Car après un démarrage avec Centre de Travaux, CT d’Oulmès, 2003). Le 1993, 2014). minérales mises en bouteille par la Société trois hectares, ils passèrent à 46 quelques lavandin est ainsi devenu la caractéristique Il y a lieu ici de parler d’une innovation culturale Oulmès les thermes, nous avons là l’exemple années plus tard. Ceci signifie que la culture dominante du paysage qui s’impose à l’œil du qui n’a pas réussi à s’enraciner et être de la capture de l’image territoriale d’un pays a été rentable et permettait d’importants visiteur dés qu’il arrive à Oulmès. adoptée par les populations locales. S’agit-il traditionnellement connu par une spécificité à revenus à ses deux initiateurs. Certains d’une résistance par conformisme culturel de ancrage historique qui est le bovin de la race populations pastorales peu familiarisée avec Oulmès Zaer, bien connu dans les milieux ce type de culture ? Pourtant la lavande n’est scientifiques et zootechniques, ainsi que pas une plante inconnue, elle se trouve à l’état dans celui des chevillards et peut être des sauvage en végétation sous bois des forêts bouchers de la région, mais peu connu du de chêne liège d’altitude. Nous avançons consommateur (Chatibi, 2011, Aderghal et al. l’hypothèse que la résistance pouvait être due 2014). au statut de l’acteur qui a introduit la culture et du rapport qu’il maintenait avec la population locale. C’était une société capitaliste coloniale qui s’inscrivait dans un rapport de domination vis-à-vis des locaux, et qui, à l’époque, tenait à avoir le monopole de la pratique de ce genre de culture qu’elle destinait à un usage industriel. Ce monopole concernait aussi d’autres plantes à parfum, fleurs d’oranger, roses, jasmin, etc. soumis aux mêmes

Photo 1. Paysage de lavandin sur arène granitique (© Photo : B. Karroud) 2 Société de création coloniale, marocanisée en 1968. 3 Centre de colonisation dans le territoire de la tribu des Béni Hkem, situé au nord d’Oulmès. 164 165 Première partie Diversité des spécificités locales

Cette extension spatiale s’est doublée d’une les exploitations de petite taille. La lavande apportent à la mise en culture, devenue généralisation de la pratique chez un effectif serait-elle la culture des plus démunis qui produit de terroir dans le cadre du Plan Maroc plus grand d’exploitants. « L’évolution de cherchent à rentabiliser des terres peu vert, dispositifs de valorisation subventionnés la pratique de la culture et les tentatives productives ? Effectivement, dans l’ensemble par l’État à hauteur de 56 % (25 millions de d’organisation des producteurs ont fait du du territoire de la commune, les terres du dh pour développer les PAM dans le cadre du lavandin non seulement un produit identifiant plateau d’Akalai sont considérées les plus Plan Agricole Régional-PAR), et organisation un espace mais également une référence pauvres, et les populations, surtout du douar des producteurs dans des coopératives, et qui distingue la catégorie des exploitants à Ait Atta, ne sont pas considérées comme le deuxième concerne la hausse continue de lavande qui entretiennent un rapport au terroir les plus fortunées. De tradition elles tiraient la demande du produit au niveau national et différent, comparé aux autres catégories leurs revenus essentiellement de l’activité international. d’exploitants n’ayant pas adopté le produit. » d’élevage, centrée sur le plateau de Zguit, à Les terres à lavande sont ainsi devenues (Aderghal et al. 2014, p. 158). l’ouest de l’entaille du Bouregreg. C’est aussi très convoitées par les exploitants locaux Selon les données recueillies dans une une population touchée par la prolétarisation, ou étrangers qui cherchent à agrandir leur précédente étude (El Alaoui, 2011), le travail dans les mines maintenant fermées de domaine, par de nouvelles terres achetées, lavandin est présent sur les terres de toutes Kirit5, situées sur leurs terres, et ensuite par prises en location ou en association d’une les catégories des exploitations4. Sur une l’émigration. Selon certains, l’engouement à durée allant de 10 à 14 ans, correspondant superficie totale de 1050 ha, 23,7 % des cultiver de la lavande serait venu des jeunes au cycle de vie de la plante. terres à lavandin appartiennent aux petites dont les parents sont installés en ville, revenus Parmi les nouveaux producteurs de lavandes exploitations de moins 10 ha, 10,3 % aux au douar pour exploiter les terres familiales. nantis, on trouve plusieurs étrangers, des moyennes exploitations de 10 à 20 ha, et La conduite de la culture ne demandant pépiniéristes, des intermédiaires et des 66 % aux grandes exploitations de plus pas de présence permanente, comme c’est distillateurs, généralement originaires de de 20 ha. Par contre, en termes d’effectifs, le cas pour l’élevage, et sa nature pérenne Mâaziz, Kelaa Sraghna et d’, détenteurs les petites exploitations sont les plus permet aussi de fixer le droit de propriété de savoir-faire autour des PAM et insérés dans nombreuses (77 exploitations sur un total sur la parcelle, même en étant absent. La des réseaux professionnels. C’est d’ailleurs de 129, soit 59,6 %) avec une superficie rentabilité de la lavande est devenue tellement un pépiniériste qui possède le plus grand moyenne cultivée en lavandin de 0,7 ha. Les visible dans les revenus et le train de vie des domaine de lavande d’environ 450 ha. exploitations moyennes représentent 14,7 exploitants, qu’on a commençé à le nommer, % de l’échantillon enquêté, avec 5,3 ha en « Douar Lkharij »6, c’est-à-dire dont les revenus lavandin; alors que les grandes exploitations viennent de l’étranger, en référence aux envois (25,6 % du panel) cultivent en moyenne des immigrés (Al Alaoui, 2011). Actuellement 23 ha en lavandin. La part de la culture de la situation a changé. Selon un document lavandin représente représentent 70,5 % de de la DPA de Khémisset datant de 2014, les la SAU dans les petites exploitations, contre exploitations de plus de 4 ha, sont devenues 52 % dans les moyennes et 38,2 % dans dominantes parmi les lavandiculteurs, les grandes. Même avec des superficies 45,6 %, contre 34,8 % pour les 2 à 4 ha, et moyennes dépassant 5 ha, L’emprise de 19,7 % pour les 1 à 2 ha. L’engouement des la culture du lavandin dans la catégorie des exploitants nantis pour la culture de la lavande moyennes et grandes exploitations n’est est suscité par deux facteurs, le premier pas généralisée, comme c’est le cas dans relatif aux soutiens que les pouvoirs publics

4 Données fournies parle Centre de Travaux Agricoles d’Oulmès. 5 Mines d’étain, connues depuis le XVIe siècle, mises en exploitation moderne dans les années vingt du XXe siècle. 6 « Lkharij », un pays étranger dans le sens de la richesse. 166 167 Première partie Diversité des spécificités locales

III. Les limites du processus de spécification

Y-a-t-il derrière l’extension de la culture du d’organisation de la filière. Il s’agit d’organiser dépourvus de savoir faire technique pour III.2 Déficit d’ancrage lavandin et l’engouement qu’elle suscite, une les producteurs dans des coopératives s’engager dans la transformation préfèrent tendance à en faire une marque du territoire articulées sur un agrégateur privé qui s’occupe livrer leur production en vrac à des collecteurs territorial des acteurs qui la porte ? Autrement dit, derrière son de la collecte du produit, sa transformation et eux même distillateurs ou à des intermédiaires La diversité des exploitants, la différence de développement pouvons- nous déceler un sa commercialisation, selon un cahier des qui contrôlent le marché. L’extraction des leurs stratégies, et leurs inégales capacités processus de spécification en cours fondé charges prévu dans ce genre de situation. huiles essentielles est assurée, avec des matérielles et cognitives ne les mettent sur des intentionnalités des acteurs ? Pour Les entretiens menés en deux temps, en quantités encore limitées et sur commande, pas au même niveau quant aux rapports répondre à ces questions, nous interrogeons 2011 et en 2018, montrent comment le par la coopérative Al Khouzama, regroupant qu’ils entretiennent avec la culture du le modèle de développement agricole dont projet peine à réaliser ses objectifs. Dans un une soixantaine de producteurs, et un lavandin. Pour certains exploitants, chefs de elle est la culture emblématique, et la réalité premier temps ont été mis en évidence des producteur privé qui lui aussi dispose d’un famille, qui continuent à pratiquer l’élevage, de l’ancrage de la culture et des acteurs qui problèmes organisationnels et de conflits alambic. La qualité des huiles essentielles l’introduction du lavandin dans le système la pratiquent. entre les différents acteurs protagonistes. à partir du lavandin reste compromise par a pour objectif premier de disposer de Selon El Alaoui (2011), certains agriculteurs sa composition chimique. Les analyses revenus supplémentaires, soit directement, lient ce retard à l’absence de vulgarisation effectuées permettent de constater que les ou indirectement par location ou contrat autour d’un projet qui est tributaire de la huiles essentielles d’Oulmès, sont marquées III.1 L’approche d’association sur les terres qui lui sont réalisation d’une pépinière pour alimenter les par une teneur élevée en 1-cinéole (8,7 à dédiées. Au sein de ces mêmes exploitations « top-down » des projets de exploitations en nouveaux plants de lavande. 20,5 %) et en camphre (2,2 à 18 %), et un familiales, quand ce sont les jeunes qui Ils montrent comment un notable connu indice % ester compris entre 28 et 56 . Ceci développement s’occupent de sa culture, les prétentions cherchait à détourner le projet à son profit, montre une limite de qualité pour permettre dépassent la simple production vendue en en installant la pépinière chez lui, et céder des utilisations qualitatives dans l’industrie Le processus de spécification du lavandin vrac, pour s’inscrire dans des perspectives ensuite les plans aux exploitants de lavandin, cosmétique, notamment en parfumerie. Une d’Oulmès, a été initié dans le cadre du de valorisation, adhérent aux coopératives, idée que ces derniers refusent totalement. bonne partie serait destinée à la production du projet de mise en valeur du Bour en 2000 transforment le produit dans la mesure du Ils proposent une autre forme d’organisation savon parfumé et autres produits d’hygiène (PMVB), qui s’est concrétisé par la création possible, et participent aux foires à l’échelle motivante pour protéger leurs intérêts à (Zrizra, 2018). de la coopérative « Al Khouzama des plantes nationale, SIAM de Meknès, et internationale travers l’organisation de la pépinière sous Ces problèmes organisationnels, techniques aromatiques et médicinales » avec 70 en France et en Allemagne. forme de coopérative. D’autres problèmes et de qualité du produit compromettent les adhérents en 2003, dotée d’un alambic pour Les acteurs externes concernés par le furent soulevés, relatifs à la concurrence perspectives de valorisation du lavandin la distillation. De son coté le Plan Maroc Vert lavandin sont surtout des pépiniéristes ou des des nouveaux producteurs privés subie par au-delà du produit séché vendu à d’autres dans sa déclinaison régionale au niveau de la intermédiaires qui n’ont aucun ancrage local. la coopérative Khouzama, se traduisant par acteurs intervenant au niveau la filière, Région Rabat-Salé-Zemmour-Zaer classe le Le territoire d’Oulmès est pour eux un simple une augmentation de la production et une ce qui représente un manque à gagner lavandin comme produit de terroir, non pas bassin de production ou de négoce. Les diminution des prix de vente. Plus récemment substantiel pour les exploitants locaux, alors dans son format physique, d’une culture qui relations qu’ils entretiennent avec le local se le partenariat monté entre la coopérative « Al que les différentiels des bénéfices à l’ha occupe un espace, mais bien à travers son limitent à la location ou la prise en association Khouzama » et un pépiniériste de Marrakech, sont importants. Les estimations disponibles produit dérivé, l’huile essentielle de lavandin. des terres, et l’embauche des ouvriers pour butte sur des problèmes techniques en montrent des bénéfices de 27 000 dh/ha Celle-ci est considérée comme un produit les différents travaux qu’exige la culture, rapport avec la non réussite des plantations, pour les fleurs séchées en vrac, 140 000 dh/ enraciné labellisé par une AOP « L’huile quand ils sont producteurs, ou la récolte à cause de la non conformité des plans ha pour les sachets de fleurs séchés, 10 4000 essentielle du lavandin » faisant partie du seulement quand ils sont simples acheteurs proposés par le pépiniériste. Par ailleurs l’huile pour l’huile essentielle, 400 000 pour l’eau patrimoine local. de la récolte sur pied. essentielle du lavandin d’Oulmès reconnu par florale et 200 000 dh pour le savon (Zrizra, En effet, le projet « développement et Les acteurs du lavandin qu’ils soient locaux l’AOP, n’est pas produite dans des conditions 2018). valorisation du lavandin», a été lancé en 2014, ou étrangers ne constituent pas un collectif optimales où tous les exploitants seraient avec des objectifs de création d’emploi, cohérent, et n’ont pas tous les mêmes impliqués. La majorité des producteurs, d’amélioration des revenus des agriculteurs, et représentations du territoire, ni les mêmes

7 Devenue depuis le découpage de 2014 ‘’Rabat-Salé-Kénitra’’. 168 169 Première partie Diversité des spécificités locales

IV. Les conflits, entrave à une action collective

perspectives quant à son développement. d’enracinement ni d’ancrage dans son cas. L’introduction du lavandin a engendré de douar Ait Atta, après la mort de leur père, La culture est intéressante tant qu’elle Par sa nature pérenne, la culture du lavandin nombreuses perturbations dans le mode de la moitié a décidé de planter le lavandin par génère du profit, et puisqu’elle-même est contribue à la délimitation d’un terroir dans sa gestion du système de production agro-sylvo- contre l’autre moitié veut garder l’élevage. dépourvue d’un enracinement dans la société dimension physique. Cependant, l’absence pastoral local. Son extension a consacré une Une deuxième perturbation est liée à la locale, son rôle de spécificité est limité au de perspectives sur son devenir en fait une privatisation de la propriété dans un terroir transhumance des apiculteurs étrangers à terroir qu’elle occupe et dont elle marque le culture exercée à titre individuel par des autrefois ouvert à la vaine pâture et auquel la région, qui louent des terres non cultivées paysage. Cependant, les actions menées exploitants qui ne maîtrisent pas les savoir- tous les éleveurs de la fraction Zitchouen pendant 3 à 4 mois, pour faire profiter leurs par les pouvoirs publics pour en faire un faire relatifs à la transformation du produit. avaient accès quelle que soit leur catégorie abeilles du lavandin en fleur. L’installation produit de terroir qui rénove l’image territoriale L’action collective qui peut être derrière la sociale. Les éleveurs y voient aussi une activité des ruchers à côté des champs du lavandin, d’Oulmès, n’ont pas réussi à créer une construction d’une spécificité ancrée semble, concurrente qu’ils n’arrivent pas à maitriser, perturbe la main d’œuvre pendant la période dynamique collective et il est difficile de parler dans le cas du lavandin, absente. qui constitue une menace pour leur identité, de la récolte et affecte la qualité de la fleur et qui les implique dans des conflits avec destinée à la vente. C’est là une nouvelle les lavandiculteurs. Des conflits qui peuvent pratique source de conflit de voisinage « au prendre une dimension générationnelle entre départ, il fixe un nombre limité de ruchers. un père qui préfère garder l’élevage comme Selon la coutume, l’apiculteur a le droit activité principale et le fils qui opte pour le de déposer 15 ruchers/ha. Mais pendant lavandin en cherchant le maximum du profit à la saison entre le mois de mai et aout, je le moindre coût. C’est le cas d’un éleveur à Zguit surprends avec 1000 ruchers/ha jusqu’à 2000 qui exprime sa déception par rapport à cette ruchers/ha, ce qui pose un problème pour les situation : « Je ne comprends pas ces jeunes récolteurs qui refusent de travailler dans ces qui dépensent leur argent pour ce Hashlaf8, il a conditions » (propos d’un lavandiculteur du explosé dans le pays alors qu’il n’est pas notre douar Ait Atta se plaignant de son voisin). vraie identité, nous sommes des éleveurs. Malheureusement, même les femmes et Dans un contexte où l’organisation sociale les enfants, se jettent sur ce Hashlaf ». Par communautaire est encore forte, les contre, son fils s’exprime autrement : « Le structures coopératives et les partenariats qui lavandin est notre avenir, il est plus rentable se basent sur le contrat entre les personnes que la culture vivrière et l’élevage. Il est en viennent perturber le système traditionnel. Bour, il ne nécessite pas des précipitations. Ceci montre les difficultés qu’il y a à mettre Quand j’ai décidé de cultiver le lavandin, en place des actions collectives si elles sont j’ai pris la terre en association avec mon déconnectées du fonctionnement traditionnel oncle, sans prévenir mon père. Aujourd’hui, local. Plusieurs situations détectées à travers il me considère comme un fou surtout avec les rapports établis entre les parties prenantes l’incertitude du marché du lavandin et son autour de la culture, de la commercialisation explosion partout dans le pays ». La décision ou de la transformation du lavandin illustrent de faire ou ne pas faire du lavandin n’est pas bien cet état de fait. C’est le cas du projet liée uniquement au conflit générationnel, elle de partenariat autour d’une pépinière dans touche aussi les frères d’une même famille le douar Ait Atta où sont multipliés des surtout après l’héritage, et si le partage n’a plants importés de France, et dont la gestion pas été effectué. L’exemple de six frères du privée par l’entrepreneur pépiniériste a été Photo 2. Récolte et tri du lavandin (© Photo : B. Karroud)

8 Terme désignant les herbes de mauvaise qualité (entretien réalisé par B. Karoud, juin 2018) 170 171 Première partie Diversité des spécificités locales

Conclusion

Le lavandin à Oulmès est une culture récente, coopératives. Leurs initiatives qui peuvent être développée dans une partie du territoire et novatrices se baseraient sur la mobilisation d’un portée par quelques producteurs éleveurs. Son patrimoine foncier familial et aussi par location ou extension accélérée ces dernières décennies sur association ; iii) un scénario où la co-présence sur les terres pastorales n’implique pas l’abandon le même lieu et autour d’une même ressource, des cultures traditionnelles. Nous constatons des entreprises privées, des organisations, des qu’il s’agit d’une production avec un très faible associations et coopératives, des exploitations ancrage territorial, concentrée sur un fragment familiales, se matérialise par une entente sur un de l’espace productif des douars, et qu’elle n’a projet de territoire négociable avec pour objectif pas encore donné lieu à une action collective de maitriser la filière et développer un produit concertée entre acteurs locaux et étrangers de terroir sur lequel viendraient s’associer, impliqués dans la filière. L’absence d’une dans une sorte de panier de biens, d’autres dynamique positive autour du produit met à produits, alimentaires, et touristiques ; iv) si la mal les objectifs du projet de développement relation entre ces protagonistes principaux de du lavandin à travers le modèle terroir « vendu » la production du lavandin demeure conflictuelle, par le Plan Maroc Vert au niveau de la région. des réminiscences identitaires peuvent jouer Ce qui allait être une initiative allant dans le et contribuer au blocage des initiatives privées sens de la création des bases d’une agriculture portées par les entrepreneurs étrangers à la solidaire a pris la tendance d’une privatisation région, dans le cas où ils ne s’insèrent pas dans de la ressource qui réconforte les exploitants des jeux clientélistes avec les élites locales. et entrepreneurs les plus dotés en moyens matériels, et en savoir-faire, pas seulement techniques, mais également capables de s’insérer dans des réseaux relationnels qui leur permettent de tirer un avantage des subventions Photo 3. Ruches en transhumance sur les terres à lavandin du plateau d’Oulmès (© Photo : B. Karroud) mises à disposition par les pouvoirs publics. Cette recherche nous a permis aussi d’apporter contestée par les exploitants de lavandin du de nouvelles techniques de valorisation du un éclairage sur les écueils qui compromettent douar. Et au lieu de chercher à s’entendre sur produit. Dépourvus des moyens pour lui faire la durabilité de cette nouvelle culture et font une solution négociée, les deux parties du face, les exploitants locaux se sont repliés sur courir le risque au territoire d’Oulmès de ne partenariat ont choisi le conflit et la mise en des réseaux de la vente en vrac. pas résister dans la compétition que lui livrent échec de la pépinière. Ceci s’est traduit par d’autres territoires de production de la lavande, un isolement de l’entrepreneur pépiniériste notamment dans le Moyen Atlas. qui, pour prendre sa revanche, a imposé Il y a donc plusieurs scénarios possibles pour une concurrence aux producteurs locaux, l’avenir du lavandin : i) le scénario du passage à débauche la main d’œuvre, en offrant des une culture d’entreprise avec une recomposition salaires journaliers élevés, la mettant hors de de l’espace de production sur les terres les moins portée des exploitants du douar. Il s’est rallié conflictuelles, acquises par des entreprises sur la aussi à d’autres réseaux de commercialisation base de contrats de location à longue durée, ii) le qui garantissent l’écoulement de sa scénario de l’implication de jeunes producteurs production, et a monté des partenariats au plus sensibles aux bienfaits de la pratique et niveau national et international pour introduire de l’organisation au sein d’associations et de

172 173 Première partie BIBLIOGRAPHIE Diversité des spécificités locales

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174 175 Première partie Diversité des spécificités locales

Dans les années 1980, des entreprises sont In the 1980s, companies were created in the créées dans la partie haute d’une vallée reculée upper part of the Drome valley, the Diois, in Chapitre 8 du sud-est de la France, le Diois. C’est le début south-eastern France. It’s the beginning of d’une success story d’entreprises spécialisées a success story of companies specializing in dans la transformation de plantes à parfum the processing of aromatic, medicinal and aromatiques et médicinales qui représentent perfume plants, which today represent about aujourd’hui environ 300 emplois dans la vallée. 300 jobs in the valley. Very innovative, they Fortement innovantes, elles sont des leaders are leaders in this sector and export all over L’ancrage territorial des entreprises de la filière du secteur et exportent dans le monde entier. the world. This article presents this case study Cet article présente ce cas d’étude en étudiant by showing the construction of this specificity, des plantes à parfum, aromatiques et la construction de cette spécificité, les facteurs the anchoring factors of these companies by médicinales dans la vallée de la Drôme d’ancrage de ces entreprises en intégrant les integrating temporal and spatial dimensions. dimensions temporelles et spatiales. Il montre It shows that anchoring is based on technical, (Biovallée) que l’ancrage se fait à partir d’arguments authentic and ethical arguments (TAE) and techniques, authentiques et éthiques (TAE) et that the resources at the origin of anchoring d’autre part que les ressources à l’origine de are multi-local. l’ancrage sont multilocales. Marie-Laure Duffaud-Prévost SUPAGRO Laboratoire Innovation UMR951 Montpellier, France [email protected]

Ressources

Plantes à parfum aromatiques Ressources et médicinales Ancrage multilocales

Spécificité territorial

176 177 Première partie Diversité des spécificités locales

Introduction

La mondialisation impacte aujourd’hui tous (Giraut, 2009). Analysées finement dans la Ce texte présente donc les modalités de l’ancrage territorial des entreprises dans un les espaces de la planète mis en relation science régionale, les innovations mises en construction de cette spécificité par des espace rural à faible densité humaine. dans une concurrence frontale. Cette œuvre dans ces processus se sont orientées petites et moyennes entreprises de la filière des concurrence n’est pas nouvelle aussi bien vers la création de ressources spécifiques plantes à parfum, aromatiques et médicinales pour l’industrie que pour l’agriculture. À titre et patrimoniales (Landel & Senil, 2009) et propose à partir de ce cas des pistes pour d’exemple, l’exode rural qui vide les massifs illustrées dans le domaine agricole par des montagneux français à partir du XIXe siècle approches renouvelées du terroir (Bérard et est lié fortement à cette concurrence, qui Marchenay, 1995 ; Delfosse, 2011) ou des n’était pas nécessairement internationale SyAl ( Systèmes Agroalimentaires Localisés). comme c’est le cas depuis 1945 où l’on a C’est dans ce champ de recherche que se assisté, suite aux accords internationaux situe notre travail, celui de comprendre les de l’après-guerre, à une spectaculaire déterminants de l’ancrage des entreprises ouverture des frontières et à une baisse des avec le postulat d’une spécificité construite tarifs douaniers. Dans cette configuration par les acteurs locaux. spatiale mondialisée, les espaces ruraux de Notre recherche est inductive. Elle se base sur faible densité sont souvent marqués par des un cas tout à fait original, celui d’une vallée handicaps du point de vue de l’accessibilité, rurale dans le sud-est français, la vallée de la des conditions de production et ceci impacte Drôme, qui abrite un cluster d’entreprises de fortement les entreprises et questionne leur la filière des plantes à parfum, aromatiques ancrage territorial. Les études concernant et médicinales (PPAM). Installées dans les l’ancrage territorial des entreprises sont années quatre-vingts par des néoruraux devenues un classique de la science régionale principalement suisses et néerlandais, elles (Zimmermann, 1998 ; 2005 ; Colletis et al., connaissent aujourd’hui une croissance forte 1997). Elles répondent à un enjeu de société de leur chiffre d’affaires. fort, celui de la crainte des délocalisations. Dans le cadre d’une thèse de géographie La recherche des déterminants de l’ancrage (Duffaud-Prévost, 2015), nous avons réalisé s’est orientée vers plusieurs hypothèses. 75 entretiens semi-directifs avec différents Un des axes les plus importants concerne types d’acteurs (entrepreneurs, producteurs, les effets d’agglomération des entreprises clients, concurrents, techniciens de la filière) communément appelés les modèles et analysé la documentation disponible sur territoriaux de l’Innovation (Moulaert & Sekia, les entreprises (articles de presse, sites web, 2003), appellation générique des districts rapports d’activités, documents internes) et (Marshall, 2004), systèmes productifs sur l’activité de la filière sur le territoire. Les locaux (Courlet, 2002), milieux innovateurs résultats couvrent une période historique (Crevoisier, 2006), régions apprenantes longue concernant l’histoire du territoire (Jambes, 2001) ou simplement territoires (principalement depuis le XVIIIe siècle), et Photo 1. plantations de Thyms bio dans la vallée de la Drôme (© Photo : M.L. Duffaud-Prévost) (Pecqueur, 2007). Mais ces études une période de 30 ans concernant l’histoire concernent surtout des espaces urbains ou des entreprises. L’intégration de la durée périurbains. Que se passe-t-il dans les marges semble être une composante essentielle de géographiques, espaces d’expérimentation la compréhension de la spécificité d’où cette porteuses d’innovations potentielles ? approche de géohistoire.

178 179 Première partie Diversité des spécificités locales

I. Caractériser la spécificité : un cluster d’entreprises de la filière des plantes à parfum, aromatiques et médicinales

La vallée de la Drôme et plus particulièrement supposer une telle évolution dans le Diois. différenciation des produits dans la filière par entreprises emploient près de 300 personnes. sa partie amont, le Diois, appartient à l’arrière- Le pays connait des difficultés : isolement, le bio qui progressivement prend une grande Concernant la production agricole, cela pays méditerranéen français. Cette région est vieillissement de la population, exode expansion. concerne 160 exploitations et un peu plus de marquée par une très faible densité (souvent rural. C’est dans ce contexte qu’arrivent, Cette période est donc marquée par le 800 hectares, chiffres stables depuis 1988 inférieure à 10 habitants /km2) et un relief comme dans de nombreuses montagnes renforcement de l’activité et la construction selon le Recensement Général de l’Agriculture. montagneux, même si les altitudes ne sont françaises, des néo-ruraux. Nombreux sont d’une identité de l’entreprise dans son Pendant cette période, le contexte pas très élevées, puisque la moitié du territoire les tâtonnements et difficultés du départ, pour fonctionnement interne : vente directe ou pas, commercial, c’est-à-dire la demande du se situe entre 600 et 1 000 mètres. des gens qui n’ont pas de formation agricole, choix d’un aval privilégié et degré d’avancée marché, se modifie profondément au bénéfice Elle abrite pourtant un tissu industriel mais l’acharnement est manifeste. Pendant vers le produit fini. À partir du milieu des années de la filière en raison de la médiatisation de comprenant un ensemble de petites une dizaine d’années, ils testent différentes 2000, les entreprises de la vallée connaissent risques sanitaires (Oishi, 2002) comme les entreprises de transformation de plantes activités. C’est en 1984 que des agriculteurs une spectaculaire augmentation de leur chiffre parabènes utilisés massivement dans les à parfum, aromatiques et médicinales, néo-ruraux et locaux du haut et bas Diois d’affaires. C’est ce qui va donner la tonalité cosmétiques (Levy, 2010). Un autre fait majeur majoritairement biologiques et qui pourvoit créent un CETA (Centre d’études techniques de cette troisième période. C’est vers 2004- est le rachat ou des prises de participation environ 300 emplois aujourd’hui. Elles existent agricoles) sur les plantes aromatiques suivi 2005 qu’il y a un réel décollage. La croissance par de grandes marques de la cosmétique depuis une trentaine d’années et ont déjà d’une coopérative dont le premier directeur des chiffres d’affaires entre 2006 et 2010 ou de la parfumerie. Il s’agit de cas classique acquis une réputation importante, notamment (1985-1990) est l’un d’entre eux. Dans la est de l’ordre de 75 %. Actuellement, ces d’achat de compétences (Carimentrand & dans les domaines de l’extraction végétale, foulée, deux autres entreprises sont créées, de la cosmétique et de la phytothérapie. l’une plutôt spécialisée sur l’herboristerie, Carte 1 : localisation des entreprises de PPAM dans la vallée de la Drôme (2015) Elles couvrent des positionnements variés l’autre sur les huiles essentielles. Dans les en termes de transformation : séchage pour années 1990, les entreprises se multiplient l’herboristerie, distillation, extraction avec des par essaimage. Il s’agit la plupart du temps solvants, surgélation. Certaines entreprises de rupture au sein des entreprises ou de s’arrêtent à la première transformation, développement de nouveaux types de d’autres vont plus loin : cosmétiques, transformation ou de valorisation. Il y a donc produits pharmaceutiques. Toutes ont un un début d’agglomération dans la vallée de la point commun, elles travaillent de la matière Drôme avec ces sept entreprises. Du point de première produite en agriculture biologique. vue des activités, elles se sont spécialisées Elles sont liées à des producteurs locaux sous dans les années 1990 selon les types de des formes variées : SICA, coopérative, ou transformations : l’herboristerie, extraits, contrats plus ou moins informels. distillation, même si chaque entreprise Il s’est ainsi créé une spécificité agro- pratique un peu les autres transformations industrielle dans cette vallée avec des qui servent parfois à écouler des stocks entreprises spécialisées dans l’extraction invendus dans un marché. C’est le cas de intermédiaire de plantes (hors extractions plantes pour l’herboristerie qui sont distillées complexe de type CO2 supercritique ) dont ou l’inverse. Les entrepreneurs (sauf un) la prescription a fortement augmenté depuis sont encore principalement des néo-ruraux les années 2000, ainsi que dans la production originaires d’Europe du Nord, ce qui est et première transformation de plantes dont les un atout dans des marchés encore très référentiels techniques étaient inexistants ou orientés vers ces espaces. Les localisations anciens. ne sont pas remises en question, ni les Au début des années 1970, rien ne laisse modèles économiques s’inscrivant dans une

180 181 Première partie Diversité des spécificités locales

II. Les facteurs d’ancrage de la spécificité

Ballet, 2008). Deux seulement aujourd’hui hiver, la capacité de répondre aux exigences II.1 L’ancrage territorial des bénéficié des héritages et de la culture fonctionnent avec des capitaux familiaux. de vie personnelle (qualité des écoles, offre lavandière notamment en termes de savoir- L’ancrage de l’entreprise est donc culturelle) d’une main d’œuvre d’origine entrepreneurs faire. En réalité, cette hypothèse n’est qu’à profondément réinterrogé dans cette période urbaine et très qualifiée. Signe que la relation moitié confirmée. Cette création doit beaucoup à un contexte, avec toutefois un constat : les entreprises au lieu est primordiale et qu’au-delà de Certes, la lavande fine sauvage a joué un celui des années 1970 en France. Il est marqué confirment leur localisation dans la vallée de la l’entreprise, c’est la spécificité liée à ce lieu rôle économique particulièrement important par le retour à la terre de néo-ruraux. Les Drôme. Il y a donc bien un intérêt à rester là, qui a été reconnue. en Diois (Duffaud-Prévost, 2016). Dès le débuts sont difficiles, mais comme le souligne malgré les contraintes imposées par le milieu Quels sont alors les ressorts de leur ancrage ? début du XIXe siècle, les exploitations de la l’un d’entre eux « on ne voulait pas revenir chez et soulignées par les acteurs : la distance et Qu’est ce qui les retient à ce lieu sachant région fournissent les industries grassoise et nous honteux d’avoir échoué ». Conjuguant le retard de livraison des produits, la capacité qu’aujourd’hui seulement 20 à 30 % de la lyonnaise qui quadrillent les montagnes du le désir de rester là et celui souvent exprimé d’accueil des clients étrangers dans des production se situe dans la vallée ? Sud-Est par un réseau de courtiers. Ainsi, la de « faire quelque chose pour le pays », ils structures hôtelières et de restauration en lavande entre dans l’économie locale. Elle est se lancent dans des projets d’entreprises en effet, à l’origine de fortunes importantes. Le comme beaucoup d’entre eux. (Saleilles, marché de la lavande va rester très fluctuant 2010 ; Lenain et al., 2009 ; Cognard, 2010), dans l’après-guerre et toujours très spéculatif. parce que c’est le moyen pour eux de rester Dans les années 1980, pour lutter contre sur place. Ainsi, l’ancrage repose d’abord sur la concurrence bulgare et l’effondrement la volonté des acteurs de rester là, c’est-à- des cours, les producteurs du Vaucluse et dire un ancrage personnel des entrepreneurs, des Alpes de Haute-Provence demandent comme l’a montré Séverine Saleilles (2006) et obtiennent la création d’une AOC, le dans sa thèse sur les entrepreneurs néo- 18 décembre 1981. Au-delà des enjeux ruraux. Ils se singularisent en effet par cette économiques, l’empreinte culturelle de cette volonté d’intégration personnelle et/ou de plante aura profondément marqué ces régions participation au développement local. Certes, de moyenne montagne jusqu’à aujourd’hui. les néo-ruraux ne sont pas les seuls dans Ce n’est pas un hasard si de grandes l’histoire de ces entreprises, mais ils ont entreprises de la filière des plantes à parfum, lancé les initiatives et leur double culture a aromatiques et médicinales ont vu le jour impulsé un nouveau modèle dans lequel leurs dans le Sud-Drôme et sont encore aujourd’hui ressources propres, en l’occurrence leurs des leaders du secteur en conventionnel. Le réseaux (Saleilles, 2007 ; Saleilles & Sergot, Diois, en revanche, ne connait pas de position 2013) ont joué un grand rôle. Formalisé dominante, malgré l’expérience éphémère aujourd’hui dans les théories des ressources d’un syndicat de producteurs d’essence de de l’entrepreneur (Chevalier et al., 2007 ; lavande des Alpes du Diois en 1906. Boutillier 2004). Dans l’économie de cueillette ancienne, la lavande accompagnait une autre plante II.2 Les dynamiques identitaire de cueillette, le tilleul. Il est en territoriales en périphérie arrière-plan de ces marchés avec lesquels il a beaucoup de similitude. Ramassage des dynamiques de filière d’appoint, il accompagne la lavande aux Photo 2. vue de la ferme expérimentale de sanoflore (© Photo : M.L. Duffaud-Prévost) mêmes altitudes. Les témoignages concordent Une de nos hypothèses concernant la réussite sur cet apport financier considérable. Ce de ce cluster était qu’il avait largement produit est aussi emblématique que la

182 183 Première partie Diversité des spécificités locales

lavande qu’il a accompagnée, y compris dans diversification de l’agriculture confrontée à pas utilisée, car la différenciation en agriculture de partenaires […] de manière à créer une les circuits de collecte et les entreprises d’aval des excédents de production et de baisse biologique permet d’accéder à des circuits dynamique collective. » (www.rhonealpes.fr). qui se sont construites progressivement dans des marges, à des besoins qui augmentent de vente plus spécifiques. Enfin, concernant Les partenaires visés sont les groupements le secteur. Articulant des produits d’altitudes et qui ne sont pas satisfaits. Les années 1980 la production, la percolation entre les deux collectifs. L’enjeu est d’importance, il s’agit différentes, ces entreprises collectent aussi sont aussi le moment où l’Institut technique « mondes » (lavandier-conventionnel et plantes de mutualiser de la connaissance ancrée bientôt les « herbes de Provence » que sont national (Itepmai) implante des ingénieurs médicinales-biologiques) est plus délicate. localement. Mais dans un contexte de le thym (qui pousse en abondance dans ces dans la Drôme, d’abord en « station volante » En effet, les entreprises du Diois cherchent concurrence forte, les entreprises, dès qu’elles secteurs), le romarin, la sarriette. C’est le sud hébergés par le CTIFL (Centre Technique des des producteurs de plantes à parfum, le peuvent, s’équipent individuellement pour de la Drôme qui a tiré profit de ces ressources Fruits et légumes) avant de les fixer à la station aromatiques et médicinales, mais selon un rester discrètes sur leurs choix de production et de grosses entreprises du secteur se de la Vesc à Montboucher sur Jabron dans le technicien de la chambre d’agriculture, « il et sur les techniques de transformation. sont créées dans cette zone comme les Ets même département. est très difficile de faire faire autre chose que Nous retrouvons ici les mêmes difficultés que Reynaud (Montbrun), Ets Bontoux (Montguers Ainsi, du point de vue de la filière, le Diois de la lavande à un lavandier » en raison des connaissent certains pôles de compétitivité et Saint Auban-sur-Ouvèze), Ets Henri Saisse est en situation périphérique. Il a fourni les habitudes culturelles et techniques liées à qui peinent à enclencher des processus & Fils (Montbrun) qui, aujourd’hui encore, sont industries grassoises au début du siècle cette culture. De fait, les héritages lavandiers collaboratifs. des leaders mondiaux. Mais c’est le sud du mais les gros opérateurs se sont installés seront utilisés uniquement lorsqu’il y aura Ainsi, très tôt dans la construction du réseau département qui est concerné et non la vallée dans le Sud-Drôme. Ceci est d’abord un besoin de patrimonialiser la production locale d’entreprises, les projets de collaborations qui nous intéresse. obstacle dans la mesure où cela empêche dans un contexte de concurrence. échouent malgré les liens d’amitié personnelle. Toutefois, la dynamique institutionnelle qui la création d’une autre coopérative En effet, les partages entre des fonctions s’est installée autour de ces entreprises a commercialisant de la lavande dans le Diois. II.3 Des dynamiques de production ou de transformation ont fonctionné, elle, à l’échelle départementale. Il est aussi en périphérie dans l’AOC lavande des résultats différents en termes de valeur La chambre d’agriculture s’est orientée assez et peine à rentrer dans les critères de celle- collectives informelles. ajoutée. De ce fait, chacun est tenté d’aller tôt vers les plantes à parfum, aromatiques et ci. En revanche sont commercialisés des sur des niches de rentabilité maximale et dans médicinales via son service SUAD (Services aromatiques (thym, sarriette, origan, basilic) Une autre hypothèse avancée concernant la mesure où les réseaux sont les mêmes et d’utilité agricole et de développement) et et du tilleul en agriculture biologique. De plus, l’ancrage est la dynamique de cluster c’est- la spécificité très étroite, ils sont d’emblée a lancé de nombreuses recherches sur les la densité institutionnelle est forte à l’échelle à-dire la force du réseau d’entreprises concurrents et ils se prennent des marchés. plantes à parfum, aromatiques et médicinales du département. Et les acteurs sont en lien localisées. En réalité, les ressorts de l’ancrage Comme le dit un des entrepreneurs « ce (thym, romarin, tilleul, menthe…). C’est avec la recherche, notamment pour des ne recouvrent pas ceux classiquement mis en produit était unique sur le marché, nous étions dans ce cadre que sont établis des liens expérimentations sur les thyms. avant dans les systèmes productifs locaux en une poignée à le produire dans le monde, avec l’université de Montpellier. La Chambre Lorsque les néo-ruraux arrivent, ils ne sont particulier les connaissances partagées qui mais nous étions tous dans la vallée ! ». faisait les expérimentations de terrain pour pas dans ces réseaux conventionnels. Leur mènent à l’innovation. Ces tensions confirment la difficulté à construire l’université. À proximité le CFPPA, (Centre spécificité va se construire en marge de ces Les collaborations varient dans le temps. des savoirs partagés à l’échelle d’un collectif de formation professionnelle et de promotion réseaux mais avec certains héritages. En Au départ, la situation exige un partage d’entreprises dans une filière spéculative. agricole) de Nyons, créé en 1957, s’est effet, des savoirs percolent depuis le secteur des connaissances car les référentiels Ainsi s’affirme le paradoxe de la filière de spécialisé depuis 1984 dans la culture conventionnel (les techniques de distillation, le techniques sont peu précis. Les agriculteurs niche : un besoin de collectif et une culture du et la transformation de plantes à parfum, matériel disponible, l’habitude de cultiver des expérimentent. C’est le temps des secret. De fait, les acteurs s’éloignent malgré aromatiques et médicinales et le responsable plantes non alimentaires…). Si la coopérative partages favorisés par des financements les liens amicaux anciens qui les lient. Mais de cette formation va très rapidement en est autorisée progressivement à vendre de publics importants notamment les PIDA désormais, c’est la concurrence qui domine et assurer la réputation, avec l’organisation l’huile essentielle de lavande, c’est parce qu’elle (Programmes intégrés de développement les faits témoignent de ce repli : suppression de rencontres technico-économiques est de culture biologique. Et en attendant, agricole), dont le but était de « favoriser le des journées portes ouvertes de la ferme renommées. Le contexte de la création de il a fallu se positionner sur des plantes non développement économique d’un produit expérimentale, craintes d’essaimage. Par ces formations et de ces rencontres est cultivées dans le sud du département comme ou d’une filière de production sur un marché ailleurs, les prises de participation mutuelles clairement celui de répondre au besoin de la mélisse. La valorisation dans l’AOC n’est préalablement identifié […] par l’association dans les coopératives diminuent quand les

184 185 Première partie Diversité des spécificités locales

III. La spécificité enouveléer : les différents modes d’ancrage

avals sont absorbés par des grands groupes. en sous-traitance. Cela aboutit à créer Cette réputation se nourrit également de au développement local que représentent C’est ainsi l’aval (les multinationales) qui une configuration collective d’entreprises. caractéristiques liées au lieu et qui permettent ces entreprises. Outre l’aspect social et verrouille les prises de participation en amont. Ainsi, malgré l’aspect informel, ce réseau de valoriser les produits. Il est intéressant de économique, les entreprises mettent en avant Toutefois, les relations personnelles se d’entreprises permet une accumulation de noter que ces caractéristiques vont évoluer la qualité des paysages, la faible densité maintiennent entre acteurs qui pour la plupart connaissances localisées qui produit de avec le temps pour renforcer la spécification. humaine (garante selon elle d’absence de ont un passé commun, au moins via le l’ancrage. En effet, ces entreprises restent là En effet, dans la mesure où la spécificité se pollution), la qualité des bâtiments en éco- personnel de l’entreprise quand la direction parce qu’il y a des intérêts à être en proximité base sur des produits génériques (au sens construction et qui produisent de l’électricité, a changé. De fait, malgré la concurrence, les les unes avec les autres car la réputation du où ils peuvent être fabriqués ailleurs), les les récompenses financières données aux relations entre entreprises locales perdurent. lieu est forte. En effet, comme le souligne arguments territoriaux vont se renforcer pour employés qui viennent travailler à vélo. Les connaissances circulent implicitement un entrepreneur : « si quelqu’un cherche un renouveler la spécificité des produits. Certaines, aujourd’hui, commencent à utiliser un peu comme dans le cadre des districts produit à base de plantes, il est à peu près sûr Celle-ci se base au départ sur une double la réputation du projet Biovallée (Grand projet italiens dans lesquels « les secrets sont dans qu’entre nous tous dans la vallée, il trouvera différenciation : des plantes rares en porté par la région visant à faire de cette l’air ». Elles se diffusent également dans le la solution ». L’effet « cluster » joue donc agriculture biologique. Le choix du bio est vallée un éco-territoire de référence) pour cadre des essaimages d’entreprises via les non pas de l’intérieur, dans la mesure où les aussi militant et alternatif et il est très lié à la renforcer la spécificité. L’ancrage se base dirigeants et les producteurs, qui changent de entreprises partagent entre elles de moins en dynamique identitaire des individus comme l’a donc sur des qualités qui évoluent dans le structures. Les dépannages entre entreprises moins, mais de l’extérieur par la réputation de montré Denise Van-dam (2006). Cela implique temps et se cumulent : d’abord techniques, se maintiennent, y compris parfois du travail cette agglomération d’entreprises. un savoir cultiver et un savoir transformer qui puis authentiques, et enfin éthiques que nous ont été construit par les acteurs. Le premier abrégeons sous l’acronyme TAE. (Duffaud- enjeu est technique. Prévost, 2015). Toutefois, ces connaissances se diffusent dans d’autres régions, les acteurs mettent alors en avant d’autres caractéristiques qui viennent renouveler la spécificité. C’est l’étape de patrimonialisation des héritages de la lavande. Lorsque les clients visitent le terrain, c’est d’abord ce patrimoine qui est mis en avant et donné à partager, alors qu’il joue au départ un rôle très secondaire dans la spécification (Duffaud-Prévost, 2016), puis c’est l’histoire même de ces entreprises considérées aujourd’hui comme les entreprises pionnières des plantes à parfum, aromatiques et médicinales en agriculture biologique. Le second enjeu est alors de prouver l’authenticité de la production. Troisième étape pour se différencier de la concurrence, ils mettent en avant leurs pratiques anciennes de développement durable. Le troisième enjeu est donc ici éthique. La coopérative a toujours invité ses clients à les amener sur le terrain et dans les exploitations, à leur présenter le soutien

Photo 3. Vue du Diois où arrivent les Néo-ruraux (© Photo : M.L. Duffaud-Prévost) 186 187 Première partie Diversité des spécificités locales

IV. Les échelles associées à ces spécificités : Une dynamique multilocale comme élément de l’ancrage

Les espaces mobilisés par les entreprises entre les différents besoins de l’entreprise. stratégiques, financements, marchés) sur système entre dans une logique de réseau s’inscrivent à l’échelle mondiale. Ce qui Elle ouvre les espaces pour les autres des circuits privés, et ouverts (informations qui vise à répondre aux besoins spécifiques peut paraître surprenant pour d’aussi petites composantes. Par exemple, le fait de vendre filières, financements publics, connaissances des entreprises. L’ancrage est ici le résultat entreprises et une aussi petite filière car c’est à l’étranger met en relation les entrepreneurs du personnel). d’une appropriation de ressources à plus par l’Ailleurs que se construit le marché des avec des clients qui peuvent devenir des Le verrouillage n’est pas lié à l’échelle. Il est ou moins longue distance et d’insertion entreprises. En effet, les marchés sont d’abord investisseurs. Ceux-ci peuvent réclamer une fortement ancré dans l’esprit de la filière dans un système plus global de circulation presque exclusivement pour l’exportation. gamme de produits autres pour lesquels il qui est souvent sur des créneaux de niche d’informations et de connaissances, dont les Aujourd’hui, elles exportent environ 30 % de faut acheter de la matière première ailleurs. et dans le fait qu’il s’agit de PME (Julien grandes rencontres internationales sont les leur production, ce qui est important pour des Ces clients peuvent aussi devenir pour vous and Marchesnay, 1988). Ainsi, le lieu de la lieux essentiels. Ces agencements révèlent PME, TPE. Ceci pour des raisons de gammes de nouveaux acheteurs qui veulent un produit concurrence est aussi celui de la proximité donc un fonctionnement territorial au centre de plantes, de gammes de prix, de garantie des plus spécifique. Ainsi se construisent des géographique. Les partages (volontaires) ne d’un réseau de relations articulant différents approvisionnements. L’approvisionnement réseaux d’acteurs qui mêlent différents types sont pas plus fréquents dans la proximité lieux et différentes échelles. local aujourd’hui représente environ 20 % d’informations et différentes échelles. Ces géographique que dans l’éloignement. à 30 %. Ces achats extérieurs n’ont pas réseaux de contacts fonctionnent largement Certains entrepreneurs affirment l’inverse, car entrainé la chute de la production locale mais sur une logique de confiance et d’axes de l’Ailleurs est un espace protégé du regard des celle-ci plafonne et n’arrive pas à suivre la solidarité tels que les a décrit Marc Grannoveter entreprises concurrentes qui sont à proximité. demande trop importante pour les superficies (1994) en sociologie économique. Cette Il est donc privilégié par des acteurs qui disponibles. Les financements sont aussi construction « amicale » et de confiance semblent, au regard de leur pratique, avoir aujourd’hui largement extérieurs ; mais ce explique une mobilisation spatiale aléatoire. « apprivoisé » la distance. n’est pas une nouveauté. Dès le départ, les Ainsi, ceci explique en partie le fait que la Ainsi, on aboutit à un système spatial réseaux des néo-ruraux se trouvent aussi à pratique des échelles n’est pas ordonnée (du multilocal (plus que multiscalaire), avec des l’étranger. Pour ce qui est des financements local au mondial). Les échelles sont sollicitées domaines d’ouverture et de fermeture, qui publics (filière plantes à parfum, aromatiques en fonction de leur utilité directe. Par exemple, articule territoire (au centre) et réseau (au- et médicinales, filière biologique, unionc’est d’abord l’échelle internationale qui delà). Cette géographie révèle en outre des européenne, Ministère.) toutes les échelles est sollicitée car c’est là que se situe le espaces de continuités matérialisés par une sont sollicitées. Les connaissances sont aussi marché puis ensuite le marché national. densité de relation, voire une superposition très multilocales : savoir-faire commerciaux Aujourd’hui, le marché international est de relation. Concernant le territoire, se des néo-ruraux, savoirs techniques des ré-envisagé comme espace de redéploiement superposent le territoire local des entreprises, agriculteurs locaux ont été couplées à des face à la concurrence française. Ensuite les enchâssé dans une réalité géographique et connaissances extérieures acquises via des échelles ne s’emboitent pas forcément : les culturelle (le Diois), lui-même portion d’un réseaux de producteurs, les institutions de acteurs passent du local à l’international par territoire plus vaste, celui du développement la filière, des stages d’étudiants, un voyage exemple, comme c’est le cas pour acquérir de la lavande. Cette superposition n’est pas d’étude financés par la Fondation de France des connaissances en agriculture biologique. anodine dans la construction des ressources (découvrir l’agriculture bio dans d’autres Pour les financements publics, il ne s’agit locales. En outre, les espaces en continuité, pays du monde). Elles sont réintégrées et plus de réseaux amicaux mais de mise en moins identitaires comme la vallée de la assimilées localement. Dans la période de relation directe d’espaces autour d’un enjeu Drôme, sont progressivement absorbés la croissance, ce sont les connaissances précis et localisé. Ce rapprochement spatial dans une logique d’extension locale de juridiques, marketing, informatiques qui sont qui court-circuite les échelles institutionnelles la production. Désormais, cet ensemble à aller chercher à l’extérieur. D’où la force est qualifié de particulièrement innovant et spatial Diois et vallée de la Drôme est visible des multinationales qui disposent de ce type efficace par les acteurs locaux. institutionnellement dans le Projet Biovallée. d’expertise. Ces réseaux d’acteurs peuvent fonctionner Au-delà de cet enchevêtrement territorial, Cette appropriation spatiale large fait système sur un mode fermé (connaissances fait de superpositions et d’extensions, le

188 189 Première partie Diversité des spécificités locales

Conclusion

Cette étude apporte des éléments qui confirment, prolongent ou questionnent la question de l’ancrage des spécificités. Les spécificités créées ne sont pas toujours directement enchâssées dans un processus cumulatif local. Certes, l’impulsion de la dynamique est locale et la part du lieu essentielle. La dynamique collective reste ici informelle car rapidement les entreprises s’inscrivent dans des rapports de concurrence. C’est donc plus la compétition qui domine que la coopération. Ceci n’empêche pas l’émergence d’une spécificité liée à l’effet d’agglomération, via la réputation. Localement, la spécification se construit sur la durée par des révélations et valorisations successives, à partir de ressources révélées de nature « Technique, Authentique et Ethique » (Duffaud-Prévost, 2015). Mais dans le cas d’une filière au marché labile, un territoire ne peut disposer ni renouveler à l’infini ses ressources. Le système territorial relève de l’autonomie et non de l’autarcie et peut mobiliser des ressources qui peuvent se révéler multilocales (Crevoisier & Jeannerat, 2009). L’ancrage des spécificités nécessite donc une capacité à révéler des ressources locales qui retiennent l’activité, mais aussi, et c’est une seconde interprétation de l’ancrage, une capacité à ancrer des ressources mobiles. Cette étude nous montre que l’ancrage résulte de la force du lieu et de son insertion renouvelée dans la mondialisation. Toutefois, des questions restent posées, notamment celles de la dépendance à l’extérieur, en particulier concernant les connaissances. Dans une dynamique combinatoire, l’équilibre reste crucial dans le rapport de force entre le local et « l’Ailleurs ».

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194 195 PARTIE 2

QUAND LE GÉNÉRIQUE GÉNÈRE DU SPÉCIFIQUE

196 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Les territoires hydrauliques méditerranéens Hydraulic territories can be described as peuvent être décrits comme des espaces specific spaces where the natural flows Chapitre 9 spécifiques où les écoulements naturels des of surface water (and / or groundwater) eaux superficielles (et/ou souterraines) ont have been modified by man, with technical été modifiés par l’homme, aux moyens de devices that allow either to collect, transfer dispositifs techniques permettant soit de and distribute rare waters, either to deal with capter, de transférer et de répartir des eaux considerable bodies of water, or to organize rares, soit de faire face à des masses d’eau the collection of water from wetlands, their Les spécificités des territoires hydrauliques des considérables, soit d’organiser la collecte transfers and their outlets. The governance des eaux des zones humides, leurs transferts of these territories is often the product arrière-pays méditerranéens et leurs contributions et leurs exutoires. La gouvernance de ces of a long history, object of several fields éventuelles au développement local durable territoires est souvent le produit d’une longue studies in Morocco and south France. It is histoire étudiée sur plusieurs terrains au Maroc built in an almost permanent confrontation et au sud de la France. Elle se construit dans between local institutions involved in the une confrontation quasi permanente entre des daily management of networks and central institutions locales impliquées dans la gestion political authorities carrying national laws quotidienne des réseaux et des autorités and regulations. To explain the complexity Thierry Ruf Mhamed Mahdane politiques centrales porteuses de lois et de of hydraulic territories, the questions of the Institut de Recherche pour le Université Ibn Zohr règlements nationaux. Pour rendre compte de heritage of the schemes allow us to approach la complexité des territoires hydrauliques, les the future by integrating the complexity and Développement Département de Sociologie questions de patrimonialisation des réseaux the interrelations. The Mohamed VI Museum Gouvernance, Ressources, Agadir, Maroc et des territoires permettent d’aborder l’avenir for the civilization of water in Morocco is an Environnement, Développement, [email protected] en intégrant la complexité et les interrelations. original tool to show and make known the UMR203 Le Musée Mohamed VI pour la civilisation Mediterranean hydraulic civilizations and put Montpellier, France de l’eau au Maroc est un outil original pour them in debate in changing contexts [email protected] mettre en scène, faire connaître les civilisations hydrauliques méditerranéennes et les mettre en débat dans des contextes évolutifs.

Méditerranée

Territoires Patrimonialisation hydrauliques Spécificités locales Banalisation

198 199 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Introduction

Quoi de plus pertinent de s’intéresser aux De ce constat, Guillaume Benoit tire la Figure 1. Schéma des transformations contemporaines des paysages méditerranéens (Plan Bleu 2003) réflexions des politiques publiques globales nécessité de revoir les aménagements et lorsque des personnalités qui les portent les modes de développement en changeant s’intéressent aux arrière-pays méditerranéens. de vision. Il faudrait choisir une option Guillaume Benoit, ingénieur général des gagnante pour l’amont et pour l’aval : ponts, des eaux et des forêts est l’un d’entre restaurer l’équilibre amont (montagne) par eux. Membre du CGAAER (Conseil général de un développement et une « hydrologie l’alimentation, de l’agriculture et des espaces positive » qui consisterait à : combiner de ruraux), cet ancien directeur du Plan Bleu manière durable des systèmes d’élevage et et ancien conseiller du Conseil général du d’agroforesterie, des modes de conservation développement agricole au Maroc, préside des sols et des manières d’infiltrer l’eau et depuis quelques années le groupe « eau et de régulariser les écoulements ; préserver sécurité alimentaire » du Partenariat Français les ressources agricoles littorales avec une pour l’Eau. Dans la conférence « l’espace gestion/valorisation intégrée des ressources méditerranéen à l’horizon 2030 » tenue (naturelles, humaines, agricoles, culturelles) à Bruxelles en octobre 2017, il intervient pour produire plus de biens et services. avec une communication remarquée : eau, En s’appuyant sur les travaux de Bernard terre et littoral, quelle nouvelle vision des Hubert (2017), Guillaume Benoit nous invite à ressources, quelle valorisation intégrée pour changer de vision et à passer de la « techné » à un développement durable en Méditerranée ? la « physis », ce qui consiste à ne plus faire mais Considérant que les littoraux méditerranéens, à « faire avec », à ne plus séparer les éléments soit 46 000 kilomètres, constituent une et les ressources et à ne plus les considérer mosaïque exceptionnelle de paysages comme des stocks dans lesquels on peut culturels, de diversités et de savoir-faire puiser pour fabriquer, mais plutôt à tirer parti façonnés par les hommes depuis 10 000 ans, de la complexité, des interactions en se situant il souligne que ces espaces sont, d’une part, dans des milieux en transformation (figure adossés à des zones difficiles (montagnes, 2). En définitive, si on suit Guillaume Benoit, zones semi-arides) et d’autre part, soumis il faudrait promouvoir un développement à la mondialisation, à la littoralisation et à la territorial équilibré intégrant les arrière-pays métropolisation. Les littoraux sont convoités, montagnards aux plaines, développer des les campagnes délaissées. Reprenant chaines de valeur communes et accroître à une figure du Plan Bleu, il précise que les cette échelle territoriale et locale l’efficience liens verticaux entre arrière-pays et zones et la durabilité des systèmes de production. littorales, avec des mouvements aller et Ce recentrage sur les territoires, l’amont et retour des hommes et des animaux, et les l’aval, les savoir-faire nous conduit à nous Figure 2. Le changement de vision entre nature et culture, (selon Bernard Hubert, 2017 SESAME 5) liens de complémentarités, se sont effacés interroger sur les spécificités des territoires LE « FAIRE» LE « FAIRE AVEC» au profit des communications horizontales hydrauliques, sur les questions patrimoniales Vision du rapport au Processus « industriel » qui transforme des Dynamique transformative à orienter et littorales des biens et des hommes (Figure1). et les contributions au développement. monde vivant inputs en outputs : « techné ». (fabrication ménager : « physis». (« une perpétuelle matérielle) éclosion») Ces évolutions entrainent de multiples La ressource est un stock Tirer parti de la complexité. effets négatifs environnementaux et socio- Les ressources émergent des interactions économiques pour tous les espaces Pratiques des relations Le « dualisme » La « dualité» nature / culture Séparation, naturalisme, disposition normative, Relations, façon de se situer dans un milieu, méditerranéens. biodiversité (valeurs, hiérarchie) biodiversité ordinaire, domestication

200 201 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

I. Les spécificités identifiées des territoires hydrauliques

I.1 Des territoires construits bordés par la mer ou des deltas intérieurs (on diffère en fonction des dimensions et des hydrauliques (fournisseurs de ressources en pourrait les qualifier d’arrière-deltas ou des productions des nappes et des dispositifs eau pour l’aval ou récepteurs de ressources par les flux deltas d’amont), ou encore des interfluves où pour y accéder de manière renouvelable ou en eau venant des pertes de l’amont ou des convergent les eaux dérivées des deux cours non renouvelable. Il y a aussi tous les cas de écoulements naturels, ou des arrangements La ressource en eau n’est effectivement pas d’eau qui l’encadrent. figures d’interdépendances entre territoires sociaux). un stock mais un ensemble de flux entre Bien entendu, tous ces aménagements Figure 3. Représentation schématique du développement hydraulique dans des espaces de productions, des amonts et des avals, des écoulements s’inscrivent dans des unités paysagères de captations, de transferts et d’usages des eaux. (D’après Margat et Ruf, 2014) de surface et des écoulements souterrains, particulières liées à l’environnement local dans des territoires à plusieurs entrées mais aussi à ce qui se passe à proximité, géographiques : les bassins versants, qui au-dessus et au-dessous sur une lecture sont les espaces primaires de production verticale de l’espace, notamment pour ce qui d’écoulement superficiel, et les espaces concerne la circulation de l’eau par gravité d’usage des eaux superficielles qui sont les et les interdépendances hydrauliques, et sur lieux de transfert et de partage des eaux les côtés dans une lecture plus horizontale détournées dans un maillage territorial de l’espace avec les concurrences sur les anthropisé. Du fait de l’inexistence d’une eaux superficielles via les réseaux de canaux dénomination claire de ces espaces qui ne et conduites, et sur les eaux souterraines via coïncident généralement pas avec ceux des les dispositifs d’exhaure (relevage de l’eau). bassins versants, nous les avons appelés Ajoutez à cette complexité géographique « bassins déversants » (Ruf, Riaux, 2008). Il et hydraulique toutes les dynamiques faut tenir compte également des dynamiques historiques qui interfèrent dans le maillage entre les nappes d’eau souterraines et les et expliquent les modalités de partage et espaces superficiels, à la fois espaces de d’entretien de réseaux d’époques différentes, production et de consommation. Sans et les dynamiques sociales, économiques et dénomination usuelle non plus, nous optons institutionnelles qui reflètent les tensions dans ici pour le terme de « bassin de nappe ». Pour les accès et les usages de l’eau. Voici donc mieux comprendre l’ensemble des singularités brièvement abordée la « physis » hydraulique qui caractérisent les versants méditerranéens avec laquelle nous devons faire, comme locaux vus au fil de l’eau, de l’amont vers d’ailleurs tous les acteurs qui traitent des liens l’aval et aborder cette notion d’hydrologie entre les sociétés humaines, les territoires et positive, nous avons eu recours depuis les eaux dont ils dépendent. quelques années à des schémas simplifiés de Tous les territoires hydrauliques sont bassins versants (figure 3) puis à la création spécifiques, dès lors que leur histoire est d’une maquette en trois dimensions pour longue et leur dynamisme avéré. Il y a d’abord adopter de manière pédagogique différentes le cadre géographique composite, étagé et visions géographiques selon les angles de vue marqué par la circulation gravitaire de l’eau (figure 4). Ainsi, on découvre mieux les avant- naturelle et modifié par les sociétés humaines, pays littoraux et les arrière-pays, et on peut de l’amont vers l’aval. Il y a les délimitations représenter les bassins versants, les bassins des espaces associés aux dérivations du de nappe et les bassins déversants, espaces cours naturel en montagne par exemple décalés et interdépendants. Les bassins ou dans des plaines alluviales, et d’autres déversants peuvent être des deltas classiques dont la connexion aux eaux souterraines

202 203 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Figure 4. Maquette des espaces hydrauliques méditerranéens de l’amont des vallées à la mer en incluant productions agricoles et d’élevage, à finalités au Maroc et en France, dans le cadre de les interfluves avec représentations des différents systèmes hydrauliques et hydro-agricoles anciens et alimentaires, artisanales ou industrielles, différents programmes de recherche étalés modernes. (Réalisation T. Ruf, 2011) fondées sur des objectifs d’autosuffisance ou sur une douzaine d’années. Au Maroc, ces de mise en marché) jouent aussi un rôle dans recherches se sont intéressées à de nombreux l’identification de particularismes. arrière-pays, en premier lieu dans le monde L’ensemble des questions foncières et des oasien, le Tafilalet (bassins du Ziz et du Gheris) droits d’accès aux ressources compte (El Faiz et Ruf, 2010 ; Mahdane et Ruf, 2017), bien évidemment pour comprendre les la vallée du Todgha (province de Tinghir) dynamiques internes du territoire et les effets (Chabali et al., 2012), l’oasis des confluences induits de l’extérieur, comme par exemple de trois oueds à Skoura (Mahdane et al., la construction d’un barrage qui entraine de 2011) et plus au sud, l’oasis de piémont de facto une redistribution des accès et aussi des l’Anti Atlas à Tiout dans le bassin du Souss à rapports sociaux politiques et économiques. proximité de Taroudant (Mahdane et al. 2016). Enfin, la manière dont les usagersEn second lieu, des espaces montagnards ont des ressources mixent les institutions été étudié dans le Haut Atlas central, comme communautaires, les organisations privées et les vallées des Ait Bougmez et des Ait Baoulli les structures publiques donne un caractère (province d’Azilal) (Riaux et al., 2003 ; Keita, aux lieux et aux sociétés locales dans les 2004 ; Riaux, 2006 ; Romagny et al., 2008) territoires de leur existence (territoires parfois et plus proches de Marrakech, les vallées distincts et décalés). de l’Ourika (Tizi n’Oucheg) (Bonnin, 2017) et Ce texte se fonde sur des séminaires de gestion plus récemment la vallée et le delta intérieur sociale de l’eau organisés principalement du Rheraya (continuum des usages des eaux au Maroc et en France, dans des contextes du Toubkal aux périphéries de Marrakech), (Le territoriaux de différents arrière-pays, comme Roux, 2018). Nous avons justement exploré les zones de montagne (dotées de spécificités les marges de la Grande Hydraulique du visibles, ex : eaux et terrasses), les zones Haouz de Marrakech où l’agriculture familiale oasiennes (eaux et agroforesterie oasiennes) résiste face au développement agro-industriel et des configurations exceptionnelles comme en plein essor (Ruf et Kleiche, 2018). les terroirs radioconcentriques de France et Enfin, nous avons découvert dans la plaine du du Maroc. On reprend ici la grille proposée Saiss au sud de Meknès et de Fès des terroirs pour les échanges de ce séminaire. radioconcentriques comparables à celui de Montady dans l’Hérault, en France, qui faisait aussi l’objet de regards croisés entre I.2 Présentation succincte chercheurs marocains et français (Recalt et al., 2013). Par ailleurs, cette démarche des terrains de recherche s’est poursuivie en montagne cévenole dans Dans ces cadres géographiques déjà en soi Ce sont donc des multiples singularités le département de l’Ardèche, typique des singuliers (on ne peut pas détourner de l’eau historiques qui façonnent l’architecture du au Maroc et en France versants aménagés en terrasses sur des partout), il y a les origines anciennes des territoire, avec parfois une juxtaposition, voire méditerranéenne versants importants et en difficulté (Le Roux, aménagements, les héritages de différentes une superposition de réseaux fonctionnels ou 2017 ; Ruf, 2017). périodes de remaniements, de crises voire non. Plusieurs terrains ont fait l’objet de travaux d’abandons provisoires et de recompositions. Les types d’agriculture (combinaisons de sur les singularités des territoires hydrauliques

204 205 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

I.3 Les cadres de hydrauliques cherchent à rendre homogène Figure 6. Les recompositions du terroir hydraulique de la seguia Tamesgleft, en rive gauche de l’oued N’Fis leurs formes d’interventions. En fait, partager avec les aires de gestion des crues et l’irruption d’un réseau sous pression moderne sur le secteur amont (Ruf, Kleiche, 2018). mobilisation des spécificités l’eau n’est jamais simple. On entend souvent au Maroc l’idée que la terre et l’eau sont D’une manière générale, les groupes humains mariées ou célibataires. Nous avons montré, partageant des eaux dans une maille dans les trois grandes régions étudiées, que hydraulique agricole affichent un sentiment ce n’était pas une situation intangible et d’identité soutenu par des notions de qu’en fonction des circonstances climatiques droits collectifs, souvent hérités et toujours et agronomiques, les co-usagers des défendus. Cela est d’autant plus fort que ressources en eau du territoire lié au réseau d’une maille à l’autre, les normes de partage pouvaient démarier ou remarier les droits changent, même si les administrations d’eau aux parcelles cultivées. En outre, la

Figure 5. Le delta intérieur de l’oued N’Fis à l’ouest de Marrakech, et ses douze terroirs hydrauliques historiques, chacun disposant d’accès spécifiques permanents ou saisonniers

panoplie de l’ajustement entre débit distribué d’autres règles pour faire face aux eaux (main d’eau) et temps alloué (fixé ou variable) abondantes, sur un périmètre évidemment donne lieu à des centaines de combinaisons différent que celui de la maille de gestion de possibles. Oui, chaque microsociété construit l’eau rare. un dispositif et un imaginaire de l’eau où se Un premier exemple, parmi d’autres, se situe mêlent des connaissances globales partagées en plaine dans ce que nous considérons et des arrangements locaux inventés. comme un delta intérieur de l’oued N’Fis Mais ce n’est pas tout. Il y a deux registres (figure 5) où les canaux sont considérés selon complémentaires et séquentiels : on adopte les priorités d’usage des eaux en fonction du des règles pour affronter à certaines saisons débit même de l’oued : on y distingue depuis la gestion de l’eau rare (avec des degrés de le protectorat des canaux d’hypothèque manque d’eau), mais on peut aussi employer constante (autrement dit prioritaire sur les

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débits faibles de l’oued), et des canaux de nombreux exemples de vallées où les identités légitimité des usages de l’eau des autres, y dans d’autres terrains d’étude, toujours premier et de second rang. Pour ces derniers, se réfèrent à trois ensembles d’éléments compris des communautés situées hors du traités de telle manière que les unités sociales les usagers ne peuvent prétendre qu’aux eaux emboités et interdépendants : l’appartenance bassin versant de l’Azzaden. L’identité de de gestion des réseaux d’eau soient clarifiées, de crue. Cependant, les canaux prioritaires au groupe d’usagers de l’oued (ou de l’asif), tous est ainsi consolidée et reconnue par une représentées et comprises par toutes les ne fonctionnent pas de la même manière en l’appartenance à une seguia spécifique, écriture juste octroyée par la fondation des parties prenantes de la gestion des eaux étiage ou en crue. l’appartenance à un mesref spécifique. Les Habous. Sur le plan paysager, la résultante de superficielles et souterraines. Nous renvoyons seguias de montagnes sont très diverses ces usages codifiés de l’eau est la mise en en bibliographie les principales publications Ainsi, la seguia Tamesgleft, située sur la rive mais certaines d’entre elles desservent place de versants de terrasses remarquables. correspondant à toutes ces zones singulières. gauche de l’oued N’Fis, à l’ouest de Marrakech plusieurs villages, et cela donne évidemment Nous pourrions poursuivre ces exemples (figure 6), fonctionne sur la base des tours un croisement de références identitaires d’eau stricts sur l’ensemble de son parcours collectives : je suis de ce canal et de ce Figure 7. L’enchaînement des terroirs de terrasses dans la vallée de l’Azzaden, situé dans le bassin lorsque le canal reçoit un débit limité constant quartier dans ce village. Si je suis à l’amont ou montagnard de l’oued N’Fis. Carte réalisée avec le logiciel Canvas 16 (Ruf, 2017) de l’oued N’Fis (en provenance du barrage à l’aval, mes conditions d’accès peuvent être Lalla Takerkoust). Cependant, la seguia se plus ou moins sures, plus ou moins précaires divise en trois tronçons indépendants pour en fonction des flux d’eau qui circulent gérer les crues flash venant du N’Fis lui même dans l’oued, les canaux et les branches de et de deux petits oueds qui peuvent alimenter distribution. Il y a donc différents amonts et chaque tronçon (Ruf Kleiche Dray, 2018). Deux avals le long de ces différentes lignes d’eau. identités sont mobilisées par les usages : Ce qui fait identité reste évidemment l’accès l’identité d’appartenance au grand collectif reconnu au sein des différents groupes. de la seguia avec un droit partagé entre des Mais cet accès fait toujours l’objet de rivalités terroirs irrigables de nombreux douars, qui et parfois de revendications et finalement d’ailleurs défend le droit d’eau d’hypothèque de conflits ouverts. C’est pourquoi on constante reformulé après la construction du trouve dans l’histoire de ses microsociétés barrage dans les années 1930 et considéré hydrauliques des recours à des autorités comme un droit coutumier inaliénable, et extraterritoriales pour construire des règles l’identité d’appartenance à un collectif restreint de répartition acceptables. La vallée de fragmenté pour accéder aux eaux de crue. l’Azzaden met ainsi en relations hydro- Ajoutons à ces repères l’identité qui se politiques des communautés de hautes construit dans les douars autour des branches montagnes adossées au Toubkal (le plus haut de distribution des eaux rares ou abondantes, sommet du Maroc) à des communautés plus que l’on appelle des mesrefs et on devine donc basses dans un ensemble spatial assimilable une composition d’identités territoriales qui aussi à un delta intérieur situé juste dans l’aval diffère de l’amont vers l’aval. Par analogie avec de la vallée de l’oued N’Fis, les terroirs de d’autres cultures de l’eau présentes dans le terrasses de Ouirgane et Madigha (Figure 7). bassin méditerranéen, nous utilisons les termes Le partage des eaux de l’Oued Azzaden a fait de cultures nilotiques (gestion des hautes eaux l’objet d’une médiation par la fondation des avec des canaux à grande section dans un Habous au cours du XVIIIe siècle1. Ce texte temps court) et de cultures plus oasiennes confère à l’oued un statut de bien commun (gestion des eaux rares dans un temps long). partagé dans un espace habité par plusieurs Dans le Haut Atlas, on trouve aussi de communautés qui reconnaissent une sorte de

1 Source : Pr Ahmed Toufik, Ministre des Habous et des Affaires Islamiques, com. Orale 208 209 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

II. Les acteurs de gestion des territoires hydrauliques

II.1 Des acteurs multiples considération les acteurs locaux impliqués Dans cette représentation, l’idée d’une zones littorales, ou encore les populations dans les différents espaces de production et hiérarchie que suggère le schéma doit être urbaines ou rurales, les hommes et les non hiérarchisés d’usages des eaux, rien n’est plus simpliste évacuée. Le dessin doit être vu à plat, comme femmes, les propriétaires et les fermiers, les que de croire en seulement deux pôles, une plateforme triangulaire avec des pôles en générations successives, les grands et les Une fois identifiées ces unités hydrauliques, public et privé en confrontation d’intérêt interactions directes les uns avec les autres, petits exploitants, les sédentarisés et les paysagères, agricoles ou agropastorales, et de projet. En prenant en compte les auxquels les acteurs hommes et femmes en migrants, les agriculteurs et les pluriactifs. On la démarche s’oriente vers les acteurs acteurs de ces territoires intermédiaires situation professionnelle se rattachent. La ne représente pas non plus les conflits d’intérêt impliqués autour de ces spécificités. Assez hydro-géographiquement délimités, il faut résultante de toutes ces relations humaines dans le secteur privé, en particulier pour établir classiquement, dans le domaine de l’eau en introduire un troisième pôle d’acteurs que est un assemblage d’équilibres aboutissant un modèle économique prenant en compte général, les économistes nous présentent sont les communautés rurales utilisatrices en théorie à un compromis figuré au centre l’investissement à long terme, la maintenance des situations relativement figées entredes eaux. Nous avons ainsi bâti un premier du triangle. Bien évidemment, ce compromis à court terme et le fonctionnement modulé acteurs publics chargés de régulations schéma complexe de positionnement est le produit d’une construction historique par les aléas climatiques, la rareté relative de et acteurs privés chargés de valoriser la d’acteurs en interrelations (figure 8). parfois très longue, non linéaire, mais plutôt l’eau. ressource en eau. Mais si on prend en circulaire. Ainsi, à propos de la gestion des On ne présente pas plus les solidarités qui eaux de la Têt, dans les Pyrénées Orientales existent aussi avec les rivalités, comme les Figure 8 : Le schéma simplifié des grands équilibres politiques et institutionnels des acteurs publics, privés (Ruf, 2009), nous avons pu décrire sur associations locales formelles ou informelles, et communautaires autour des ressources locales (Ruf, 2000) sept siècles de confrontations des acteurs les principes d’échanges, d’entraides, de don comment les terroirs hydrauliques avaient et contre don, de travail collectif régulier ou pu être dominés par certains pôles, générant exceptionnel, comme par exemple après une alors des abus de pouvoirs et des crises, crue dévastatrice. avec des correctifs apportés par différents On retrouve ici le modèle triangulaire des moteurs de changement : les révoltes locales relations où le compromis instable est l’effet et le renforcement des principes de gestion en conjugué des solidarités collectives locales, bien commun, les corruptions des appareils des rivalités économiques locales et des publics locaux ou les accaparements de manières locales d’appliquer les politiques personnes privées. Au final, une mosaïque de publiques. terroirs hydrauliques se compose et évolue au Comprendre l’état des lieux et la nature du gré des rapports de pouvoir et des décisions compromis social autour des ressources de justice sociale. nous a amené au travail d’investigation D’une manière plus générale, avec le projet historique puisque ce que nous observons comparatif sur les innovations sociales et est le produit d’une histoire complexe des institutionnelles de la gestion de l’irrigation techniques, des emprises foncières, du en Méditerranée (ISIIMM, 2003-2008), nous développement des réseaux hydrauliques avons pu constater que les approches des et des différents mécanismes institutionnels sociétés et de leurs liens aux eaux ne sont pas pour faire fonctionner quotidiennement les incluses dans les démarches d’aménagement systèmes d’accès à l’eau et les faire durer au hydraulique et d’intervention économique. On point que certains d’entre eux ont des siècles néglige les disparités sociales et on ignore des de services rendus aux sociétés humaines. solidarités locales. Cela nous amène à introduire dans notre On présente très rarement les rivalités comme réflexion sur les dynamiques des systèmes par exemple celles qui prévalent entre zones irrigués des travaux anciens venant de de montagne, zones de plaines alluviales et différents milieux et disciplines, historiens,

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géographes, hydrauliciens, avocats et acteurs tous ceux qui avaient une part de l’eau beaucoup d’impasses ou de simplifications, politiques qui ont contribué à chaque époque d’irrigation se réunissaient en junte générale que cela soit sur les flux d’eau dans les à définir des politiques publiques écartelées tous les deux ans, au printemps. La junte vecteurs naturels ou artificiels, ou que ce soit entre des volontés de normalisation et de faisait des règlements, nommait le syndic, sur les espaces où transite l’eau et où elle est centralisation, et des reconnaissances les huits electos et le juge (contador). Ces en partie utilisée, en partie évaporée, en partie de singularités et de subsidiarités. Sans fonctionnaires élus constituaient la junte infiltrée et en partie cédée à l’aval. entrer dans un compte rendu exhaustif des ordinaire et détenaient le pouvoir exécutif et Ces territoires maillés ont souvent, dans le principaux auteurs, nous voulons souligner judiciaire ». bassin méditerranéen, une histoire ancienne, ici combien le XIXe siècle européen a connu une temporalité autour de crises, de reprises des tensions extrêmes entre les tenants d’une et de régimes plus stables. L’exemple de étatisation et normalisation de toute la gestion II.2 Les échelles associées Prades–en-Conflent cité plus haut l’atteste. de l’eau, opposés aux tenants d’un retrait total Cependant, on ne dispose pas partout de de l’État-nation pour laisser la question des à ces spécificités et leurs sources, d’archives et de traitements de attributions d’eau aux seuls acteurs privés. évolutions données anciennes. D’autres ont voulu dépasser ce clivage, comme Émile de Laveleye, économiste belge qui publie à la fin du XIXe siècle un ouvrage Comme nous l’avons évoqué dès le préambule majeur sur la propriété et ses formes primitives et dans l’identification des spécificités et des (De Laveleye, 1891). Il explore les fondements cadres de leurs mobilisations, les singularités de l’accès aux ressources naturelles, la terre des territoires hydrauliques se déclinent et l’eau en particulier et relève la tradition dans le temps et dans l’espace. Nous avons très ancienne des terres collectives en comme objet de recherche une complexité Europe centrale. De Laveleye retient entre territoriale de la gestion de l’eau qui se décline autre l’exemple suisse : « À côté des biens d’abord par des ensembles imbriqués d’aires particuliers, une partie du territoire de chaque hydrologiques (bassins versants et bassins commune est resté collectif : c’est l’allmend, de nappe) et par différentes aires sociales et dont le nom même indique la nature : allmend, politiques de partage et d’usage des eaux la propriété de tous ». (bassins déversants). À ces enchâssements De Laveleye explique que l’ancien droit et juxtapositions territoriales, correspondent germanique désignait les habitants d’un les vecteurs naturels et artificiels de l’eau village comme des héritiers (Geerften) qui qui sont interdépendants, les ruisseaux, les avaient tous droit à une part de la jouissance rivières et les fleuves, et les canaux principaux, d’un fonds collectif. Et de souligner que « les secondaires et tertiaires, voire quaternaires. arabes, en créant le système des irrigations Les territoires de l’eau sont donc maillés à en Espagne, y ont aussi établi des institutions différentes échelles, des champs aux bassins d’administration collective pour la répartition ou à des aires encore plus englobantes. de l’eau, très semblable à celles qu’on Dans de nombreux projets ou études rencontre dans la mark germanique pour de gestion intégrée de l’eau, on décrit l’administration de la forêt. Les règlements de très mal l’ensemble de ces éléments l’acequia du Quart, près de Valence, datant caractéristiques (délimitations, emboitements, des Maures, mais rédigés de nouveau en interdépendances, complémentarités, 1350, établissaient l’organisation suivante : antagonismes), et du coup, la métrologie fait

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III Les processus de patrimonialisation éventuellement associés aux spécificités

III.1 Des processus au Pacha de Marrakech) (Lihyaoui, 2018). hydraulique. Rien n’est simple dans ce (conformes aux intérêts des plus nombreux La mise en patrimoine prend aussi la forme de domaine. Les réseaux historiques ne se ou des plus puissants selon les cas). différenciés au Nord et au la conservation de l’architecture hydraulique, superposent pas mais s’entremêlent, L’oasis de Tiout située au pied de l’Anti- Sud les prises, les canaux, les partiteurs, et coexistent, rejettent ici certains patrimoines Atlas, au sud de Taroudant apparait comme d’une manière plus générale les chemins de anciens mais les réutilisent ailleurs. Tant un archétype d’une histoire hydraulique La mise en patrimoine des territoires l’eau que l’on peut suivre pour y apprécier d’événements jalonnent les aires aménagées, chaotique (Mahdane et al., 2016). Elle a hydrauliques peut prendre différentes formes. l’esthétique, le paysage, les jardins. Même si délaissées, reprises, transformées : séche- connu dans des temps reculés, avant le XXe Sur le plan local, les communautés d’usagers cela reste peu développé en France, on voit ici resses et inondations, accaparements et siècle, un développement hydraulique assez des eaux font vivre des institutions héritées, ou là des propositions de cheminement au fil divisions, crises et reconfigurations. Les comparable aux autres oasis du Maroc avec même si elles renouvellent parfois certaines de l’eau pour comprendre différents éléments institutions elles-mêmes sont aussi en les savoirs faire combinés pour capter l’eau composantes comme les états matrices des de culture et d’agriculture. Au Maroc, dans remaniement, mélangeant toutes sortes de rare par des galeries drainantes et se protéger ayant-droits (mises à jour des membres de différents contextes montagnards et oasiens, règles héritées (interprétées dans des cultures des crues intempestives. Sous le protectorat, la communauté ainsi que de leurs droits et ce type d’usage du patrimoine hydraulique de l’eau locales) et des règles nouvelles l’accaparement des terres et des eaux par contributions) et les règles opérationnelles existe sans qu’il soit formalisé dans des (adaptations aux besoins et aux risques). parcours fléchés ou renseignés. Cependant, Ce patrimoine est souvent un mélange de on voit émerger dans certains lieux des petits connaissances orales et d’écrits allant des musées de l’eau qui mettent en scène des notes des responsables de la répartition des techniques et des pratiques anciennes. eaux, comme les cahiers de suivi des tours La patrimonialisation des systèmes d’eau, aux textes plus juridiques émanant hydrauliques dans les grandes plaines de clercs ou de notaires, ou bien de services irriguées est beaucoup moins tangible, administratifs impliqués. même si des ouvrages témoignent du Ainsi, en France, les associations syndicales génie hydraulique ancien comme dans le d’irrigants disposent de différentes archives Haouz de Marrakech. Mais l’urbanisation, qui attestent de l’ancienneté des usages et de la modernisation des réseaux hydrauliques la légitimité de leur organisation territoriale. Au agricoles et les nouveaux usages du sol Maroc, la situation est plus complexe puisque comme les golfs, conduisent peu à peu à les anciennes communautés d’usagers estomper les éléments de patrimoine. marocaines n’ont pas eu la reconnaissance des autorités coloniales. Seules les associations syndicales d’agriculteurs III.2 Les processus de privilégiés regroupaient des européens et parfois quelques notables marocains. Après banalisation de patrimoines l’indépendance, les ASAP sont généralement hydrauliques tombées en désuétude mais nous avons découvert quelques exceptions dans le Comme les archéologues s’attachent à Haouz de Marrakech comme l’association de comprendre couche par couche les traces Aghouatim Tassoultant qui continue à gérer des patrimoines bâtis et de retrouver des le patrimoine hydraulique de deux grandes signes interprétables des sociétés anciennes, seguias devenues communautaires, la seguia les chercheurs qui s’intéressent aux questions e Bachia et la seguia Tassoultant (au XIX siècle, historiques tentent également de reconstituer Photo 1 : Tiout et sa nappe phréatique visible en 2018 avec un puits monumental creusé au cours du XXe ces canaux étaient liés au Sultan du Maroc et différentes strates d’aménagement siècle pour accompagner le rabattement, un patrimoine banalisé et oublié (© Photo : T. Ruf)

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Conclusion

une famille de notables s’accompagne de L’hydraulique agricole méditerranéenne répartis sur trois niveaux circulaires. Au 1er bouleversements, de raréfaction des eaux. Le apparait comme un ensemble complexe de niveau, l’eau est mise en scène comme rabattement de la nappe est contrebalancé territoires spécifiques façonnés par des réseaux ressource universelle, aux caractéristiques par la mise en place de pompes dont l’effet est techniques d’amenée des eaux (captages, chimiques et physiques qui ont permis la vie d’accentuer encore le rabattement (photo 1). transferts, partages, usages) qui ne peuvent biologique. Le Maroc connaît des climats Pour autant, une nouvelle galerie souterraine se comprendre que dans leurs dynamiques humides et arides, donnant lieu à des milieux est construite grâce au travail forcé, mais transformatives, sur le temps long, et avec différenciés, des biodiversités spécifiques et en vain, au prix de plusieurs vies humaines. de nombreuses variations géographiques et une longue histoire des liens entre les eaux Après l’indépendance, les oasiens détruisent organisationnelles. Les spécificités de ces et les sociétés humaines, alliant des principes les pompes du caïd mais l’eau restera encore territoires résultent de l’emboitement des spirituels communs et des pratiques de longtemps rare, amenant un rétrécissement échelles, de la juxtaposition et parfois des convivialité et de coopération. L’eau est aussi de l’oasis. Finalement, l’État marocain installe combinaisons de plusieurs réseaux, associées convoitée et sa gestion locale singulière fondée de nouvelles stations de pompage, donnant à différentes catégories d’acteurs, publics, sur des us et coutumes et des modalités des opportunités d’extension agricole vers privés, et communautaires. Les conflitsparticulières, fruits des expériences passées l’aval, ce qui induit des tensions fortes entre d’usage des eaux jalonnent l’histoire des et des exigences actuelles implique aussi le les utilisateurs, car le système de partage de aménagements, et leur étude approfondie recours à des formes de justice de répartition. l’eau hybride des bases anciennes de tours montre des médiations et des solutions Au second niveau, le musée présente d’eau entre quartiers de l’oasis et des bases originales, loin des solutions passe-partout. La différentes civilisations marocaines de l’eau, monétaires pour payer l’énergie nécessaire mise en place du musée de l’eau de Marrakech en commençant par les oasis avec l’art de au pompage s’en trouve perturbé. Dans apporte un espace pédagogique très utile sur combiner la gestion des eaux rares et des eaux ce contexte relativement complexe, vient les diversités et les singularités des relations cachées (les khettaras toujours vives), avec s’ajouter un projet de création d’un réseau entre les sociétés humaines et les eaux en celui de faire face aux crues intempestives et sous pression plaqué sur le terrain sans perpétuel renouvellement. si utiles au maintien des écologies oasiennes. aucun rapport avec les réseaux gravitaires Viennent ensuite les sociétés de montagne existants. Ici, la banalisation signifie l’oubli, Un musée pour rendre compte des complexités dont les liens à l’eau sont aussi essentiels ou simplement le déni du patrimoine et des des territoires hydrauliques aux communautés humaines, entre l’eau des cultures locales. sources dispersées, disponibles en petites Produit des trois décennies de recherche sur quantités, et l’eau des crues des torrents qui les questions hydrauliques au Maroc, le musée provoquent de nombreux dégâts à moins de Mohamed VI pour la civilisation de l’eau au les limiter par l’art de construire des terrasses Maroc s’est ouvert à Marrakech en 2017, à et d’y apporter de l’eau nourricière. l’entrée nord de la ville, à la confluence entre Au dernier niveau, le Musée s’ouvre à la l’oued Tensift, qui draine tous les cours d’eau complexité des réseaux historiques du Haouz du Haouz, et l’oued Issil qui borde la vieille ville. de Marrakech, aux originalités des dispositifs C’est le plus vaste musée du monde consacré urbains historiques des grandes villes et à la relation entre l’homme et l’eau, imaginé finalement à l’évolution des grandes politiques par feu le Pr Mohamed El Faiz et soutenu avec publiques du XXe siècle. force par le Ministre des Habous et des affaires Le musée bénéficie aussi des travaux des islamiques, le Pr Ahmed Toufik, qui y a consacré chercheurs sur les Archives cartographiques, un budget conséquent, avec le soutien de la photographiques et sur l’ensemble des coopération allemande et de l’IRD. dossiers historiques dont Marrakech a Il offre une superficie de 3 000 mètres carrés conservé les principaux éléments. C’est une

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spécificité qui devrait être partagée dans tous les pays méditerranéens. Le musée de l’eau de Marrakech a vocation à devenir, selon les termes du ministre des Habous, un lieu d’interprétation des questions de l’eau. Le lieu s’y prête sur le plan architectural, puisqu’il offre une salle de congrès, des salles de réunions et, à l’avenir, un grand jardin aménagé de quatre hectares où figure notamment un théâtre de verdure. Les fonctions éducatives du musée sont progressivement mises en place avec les universités, les lycées et les écoles marocaines. On constate aussi une fréquentation significative de touristes venant, soit en groupe pilotés par des guides qui ont été formés (Ruf, 2017), soit même à titre individuel, motivés par les premières mentions des guides de voyage ou par le bouche à oreille marrakchi. Avec le soutien de l’Université de Marrakech, des enseignants chercheurs et des doctorants et la coopération avec l’IRD, le musée est reconnu comme un lieu de mémoire et de réflexion sur le développement hydraulique durable et il va rejoindre l’association mondiales des musées de l’eau que l’UNESCO parraine depuis 2018.

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IAV Hassan II, INRA, ANDZOA , tome 2 pp 95-113 220 221 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

La laine est un produit pastoral qui a été utilisé Wool is a pastoral product that has been de manière artisanale dans la plupart des used in an artisanal way in most Tunisian Chapitre 10 régions tunisiennes spécialisées dans l’élevage regions specialized in sheep farming, to meet ovin, pour répondre aux besoins familiaux en family needs in clothes and blankets. This habits et en couvertures. Cet usage a pris des exploitation of wool has taken some specific formes et des outputs spécifiques ce qui a forms and outputs, which has sometimes permis parfois de révéler une identité locale, made it possible to reveal a local identity; comme par exemple dans les Matmata. Il s’en such as in the Matmata mountains. However, La valorisation des produits pastoraux dans les est suivi une tradition de commercialisation and since 2011, the date of the Tunisian des produits issus de la laine. Cependant, revolution, this activity has been the victim arrière-pays méditerranéens, entre mythe et depuis 2011 date de la révolution tunisienne, of an unfavorable political and economic réalité. Le cas de la laine de mouton dans les cette activité a été victime d’une conjoncture circumstance. In order to study this situation, politique et économique défavorable. Afinaround thirty surveys were carried out among Matmata (Sud-Est tunisien) d’étudier cette situation, une trentaine the families of the Matmata Mountains who d’enquêtes ont été réalisées auprès des exploit the wool and market its products. familles des jebels Matmata qui exploitent la These surveys were then supplemented by laine et commercialisent ses produits. Ces around twenty interviews with local actors Ali Hanafi enquêtes ont été par la suite complétées par involved in the marketing of carpets. This Université de la Manouba une vingtaine d’entretiens réalisés auprès work made it possible to differentiate between des acteurs locaux intervenant dans la a first weaving activity that we call «formal» Département de géographie commercialisation des tapis. Ce travail a permis and which concerns only the weaving of Tunis, Tunisie de différencier entre une première activité the carpet. It is highly supported by the [email protected] de tissage que nous appelons « formelle » Government, but concerns very few women et qui concerne uniquement le tissage du register due to lack of economical means tapis. Elle est soutenue par l’État de l’amont and the flow of products on the market. à l’aval, même si elle concerne très peu de The second activity is «marginalized» by the femmes faute de moyens et d’écoulement des Government and concerns all other wool produits sur le marché. La deuxième activité products such as clothes and blankets, and est « marginalisée » par l’Etat et concerne tous is implemented with more or less intensity by les autres produits issus de la laine comme most of women pf the region. In both cases, les habits et les couvertures et est pratiquée our surveys have revealed the hard economic avec plus ou moins d’intensité par a majorité reality of this activity since 2011. Several Laine de des femmes de la région. Dans les deux women in Beni Khédache have closed their Sud-Est Tunisien cas, nos enquêtes ont permis de se rendre once prosperous workshops, while Djerba mouton compte de l’amère réalité économique de traders in Djerba have changed their trade. cette activité depuis 2011. Plusieurs femmes This sector, considered until recently as a à Béni Khédache ont fermé leurs ateliers locomotive of local development, is today in Développement auparavant prospères, des commerçants a real crisis. à Djerba ont changé de métier. Ce secteur local considéré jusqu’il n’y a pas longtemps comme Enquête un moteur de développement local, se trouve Jebels Matmata aujourd’hui dans une vraie crise.

222 223 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Introduction I. Zone d’étude

À l’image des régions arides du Maghreb, les ovin qui ne cesse de s’accroître dans la région. La zone d’étude constitue une portion des gouvernorat de Gabès. Dans sa partie sud, jebels Matmata constituent un territoire qui a La pratique de l’élevage, très ancienne dans jebels Matmata avec ses piémonts couvrant la zone d’étude fait partie de la délégation de depuis longtemps connu un appauvrissement la région a permis aux habitants d’acquérir environ 55 000 ha. Sur le plan administratif Béni Khédache appartenant au gouvernorat de sa population rurale. Caractérisé par la chaque année d’importantes quantités de cette zone constitue dans sa partie Nord la de Médenine (Figure 1). rareté et la fragilité des ressources naturelles laine pour lesquelles ils ont développé un délégation de Dkhilet Toujane appartenant au et les pressions qu’elles subissent, ce savoir-faire en matière de gestion et de territoire a souvent connu une rupture des transformation afin de fabriquer plusieurs équilibres écologiques se manifestant par la produits très utiles pour les ménages. Bien Fig. 1 : Localisation de la zone d’étude désertification (Hanafi, 2010). Cette situation que la plupart de ces produits ne soient pas a conduit à plusieurs formes de déséquilibre destinés à la vente, le travail de la laine est économique manifesté par les faibles revenus devenu, au fil de temps, une activité à part des familles rurales, l’importance des taux entière qui a permis d’augmenter les revenus d’analphabétisme, de chômage et d’exode des familles rurales en place et de contribuer rural (Mzabi, 1993). La valorisation des au maintien de leurs équilibres économiques ressources agricoles a été souvent limitée (Abichou et al., 2008 ; Abichou, 2009). et n’a pas permis de répondre aux besoins Avec la progression de la demande sur les croissants des ménages. L’absence d’une produits issus de la laine par des touristes épris importante infrastructure industrielle et par leur valeur patrimoniale et leur originalité, touristique n’a pas encouragé les investisseurs l’activité de tissage dans les Matmata a connu à créer des vrais projets de développement. des années de « gloire » notamment au début Le désengagement de l’État et la faillite des des années 2000. Les tapis, les Margoum, modèles de développement mis en place a les Bakhnougs, les Klims… se vendaient bien accentué la marginalisation de l’économie soit sur place, soit chez les commerçants des ainsi que l’enclavement de ces arrière-pays. grandes villes touristiques à Djerba et à Tunis. Cependant, les habitants des jebels Matmata, Certains villages comme Toujane ont cru à à l’image de tous les habitants des régions l’essor de cette filière et se sont spécialisés arides, ont toujours développé des stratégies dans la production des tapis. Cependant et d’adaptation à ces contraintes économiques depuis 2011, date de la révolution tunisienne, et environnementales (Abaab, 1986 ; Abaab cette activité très tournée vers une clientèle et al., 2000). En effet, la population des étrangère, a connu une crise qui s’est soldée Matmata a depuis longtemps mis en place par la chute des ventes faute de touristes et, une stratégie basée sur la conservation des en conséquence, la fermeture de plusieurs structures familiales élargies leur permettant ateliers. de rester soudée face aux contraintes (Abaab Au travers de cet article, notre objectif est de et al., 1991 ; Nasr, 2004 ; Cialdella, 2006 ; déterminer si l’activité de tissage permet de Guillaume et Nouri, 2006). Ces structures valoriser la ressource locale qu’est la laine ? familiales permettaient la diversificationIl s’agit aussi de déterminer si cette activité des activités ainsi que l’optimisation de la contribue à préserver des savoir-faire locaux valorisation des ressources disponibles. Parmi et à générer une valeur ajoutée au bénéfice ces ressources figure la laine de brebis. Cette des acteurs locaux ? ressource provient d’un important cheptel

224 225 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

II. Matériel et Méthodes

Sur le plan démographique, en 2017 la important savoir-faire qu’elles ont transmis II.1 Enquêtes de terrain : importance économique et l’impact des délégation de Béni Khédache comptait 25 500 de génération en génération (Ferchichou, revenus sur les familles rurales (capitalisation, habitants répartis sur 5 848 ménages avec 1978 ; Abichou, 2009 ; Damgaard, 2009 ; Afin de mettre en évidence les formes d’usage consommation…). une moyenne de 4,3 personnes par ménage Berchiche, 2010). Aujourd’hui ce savoir-faire de la laine au sein des systèmes de production (ODS1, 2018a). Parmi eux, 14 280 habitants continue, tant bien que mal, à exister grâce familiaux, nous avons privilégié une approche II.2 Typologie des formes sont de sexe féminin, soit environ 56 %. Quant principalement aux femmes de la région mais prospective et spatialisée basée sur les à la délégation de Dkhilet Toujane, beaucoup aussi grâce à une conscience des pouvoirs entretiens et les enquêtes qualitatives. Ainsi, d’usage de la laine dans les de données sont manquantes puisqu’elle régionaux et centraux de son intérêt dans le une trentaine d’enquêtes ont été réalisées Matmata2 a été créée en 2015. Selon les données de maintien des équilibres économiques dans en mars 2015 sur les formes d’usage des l’ODS (2018b), cette délégation comptait 10 ces arrière-pays. Selon les données de l’ODS ressources naturelles dans les jebels Matmata L’étude des diverses questions posées a 617 habitants en 2017 dont environ 5 748 de (2018a & b), le nombre de femmes actives à (Aridhi, 2016, Hanafi & Aridhi, à paraitre). permis de retenir 23 variables réparties en sexe féminin, soit environ 54 %. Ces habitants Béni Khédache a atteint en 2017, 1 353 dont Elles ont été effectuées auprès des familles 76 modalités qualitatives et quantitatives sont répartis sur environ 2 013 ménages avec 428 femmes artisanes dans le textile. À Dkhilet rurales entre Toujane et Béni Khédache qui classées en quatre principaux types qui une moyenne de 5,2 personnes par ménage. Toujane, ces chiffres ont été moins importants ont une activité directe en rapport avec la concernent principalement la valorisation de Vivant dans un environnement aride, cette puisque le nombre des femmes actives était laine. Les connaissances au préalable de la la laine de mouton, la fabrication des produits population a depuis toujours pratiqué des en 2017 de l’ordre de 918 femmes dont 263 région ont aidés à sélectionner ces ménages. et leur écoulement sur le marché (Tableau 1). activités agropastorales. Les systèmes de femmes artisanes. La conception du questionnaire d’enquête production agropastoraux en place ont été avait pour objectif d’identifier les formes et Une Analyse Factorielle des Correspondances dominés par une arboriculture en sec de les types d’usage dans la partie amont de Multiples (AFCM), a été appliquée aux données l’olivier derrière les jessour notamment au la chaine (éleveurs, collecteurs de matière de l’enquête pour laquelle nous avons retenu niveau des talwegs, accompagnée par un premières, transformations de la laine, les trois premiers axes factoriels totalisant élevage extensif de petits troupeaux d’ovins techniques de tissage, motifs privilégiés par 21 % de l’information (Benzecri, 1964). Le et de caprins (Cialdella, 2006 ; Bourbouze les femmes, types de produits…) ainsi que reste de l’information étant très dispersé sur et Gibon, 1997). Au niveau des piémonts de voir l’ancrage territorial et patrimonial de les autres axes et non significatif n’a pas été et des plaines, s’étend de plus en plus une cette activité (Conservation et transmission retenu pour cette analyse. Les valeurs propres arboriculture d’oliviers alignés associée à une du savoir-faire, importance patrimoniale et et les pourcentages d’inertie montrent une céréaliculture épisodique (Elloumi, 1997 ; identitaire…). bonne structuration de l’information sur les 3 Abaab et al., 2000 ; Hanafi, 2010). En plus Cette enquête a été, par la suite, complétée axes (Tableau 2). de ces activités agropastorales et pour faire entre août 2016 et mars 2018 par la face à la fragilité de leur environnement et de réalisation d’une vingtaine d’entretiens semi- leurs économies familiales, les habitants ont dirigés auprès des acteurs locaux intervenant depuis longtemps développé un mode de dans la commercialisation des tapis (les plus vie basé sur la diversification des activités grands commerçants de tapis à Djerba, les et la valorisation optimale des ressources responsables administratifs régionaux, les disponibles. Parmi ces ressources figure la associations de mise en valeur et de promotion laine extraite des brebis du cheptel familial. du tapis…). L’objectif étant d’étayer l’apport L’usage de cette ressource par les familles de ces acteurs dans cette activité (formations, rurales, et notamment par les femmes, subventions, partenariats…) ainsi que son leur a permis au fil du temps d’acquérir un

2 Cette typologie a été réalisée en collaboration avec Oumayma Aridhi qui a bénéficié du soutien du projet MED-INN- LOCAL pour réaliser en 2016 un mémoire de mastère en Géographie sous la direction de l’auteur. Dans son mémoire, 1 O.D.S : l’Office de Développement du Sud est un établissement public tunisien à caractère industriel et commercial elle s’est intéressée à la valorisation de la laine dans les Matmata en mettant en évidence une typologie basée sur une sous la tutelle du Ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération Internationale. AFCM appliquée aux données des enquêtes de terrain. Ses résultats paraitront plus en détails dans un ouvrage collectif édité par Gammar A. et Abaza K. 226 227 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Tableau 1. Variables et modalités tirées de l’enquête et retenues pour l’analyse multivariée Tableau 2. Valeurs propres et pourcentage d’inertie sur les 3 premiers axes factoriels de l’AFCM

I. VARIABLES SOCIALE MODALITÉS F1 F2 F3 F4 AG : Âge AG0 : sans infos ; AG1 : < 40 ans ; AG2 : 40-60 ans ; AG3 : > 60 Valeur propre 0,319 0,243 0,205 0,187 ans Inertie (%) 8,693 6,621 5,585 5,109 LOC : Localité LOC1 : Dkhilet Toujane ; LOC2 : Halg Jmel ; LOC3 : Toujane ; LOC4 : Béni Khédache AXE 1 : Sur cet axe, seul le côté positif est marqué par le poids de plusieurs modalités de variables : NPCF : Nombre de personnes à charge dans la famille NPCF1 : < 5personnes ; NPCF2 : 5-10 personnes ; NPCF3 : >10 personnes PÔLE NÉGATIF PÔLE POSITIF POIDS AP : Activité principale du chef de ménage AP1 : Agriculture et élevage ; AP2 : Artisanat ; AP3 : Journalier ; AP4 : Autres Aucune modalité n’a - Destination des revenus 3 (DR3) 58 un poids significatif - Choix des motifs 3 (CMP3) 58 NPAL : Nombre de personnes dans la famille qui ont une NPAL0 : sans réponse ; NPAL1 : <5 personnes ; NPAL2 : >5 - Nombre de personnes qui ont une activité avec la laine 2 (NPAL2) 55 activité en rapport avec la laine personnes - Destination de la laine collectée 0 (DL0) 46 II. VARIABLES RELATIVES À L’ÉLEVAGE MODALITÉS - Possession de troupeau 2 (PT2) 41 - Localité 3 (LOC3) 29 PT : Possession d’un troupeau de petits ruminants PT1 : Oui ; PT2 : Non - Part (%) de l’activité de la laine dans les revenus 4 (PLR4) 28 - Activité principale du chef de ménage 2 (AP2) 17 MTT : Modification ou non de la taille du troupeau MTT1 : Oui ; MTT2 : Non - Part (%) de la laine personnelle utilisée dans la fabrication 0 (PLPF0) 17 15 III. VARIABLES RELATIVES À LA LAINE MODALITÉS - Nombre de personnes à charge dans la famille 3 (NPCF3) - Origine de la laine utilisée 2 (OLU2) 15 QLC : Quantité de la laine collectée en Kg\an QLC1 : <10 Kg ; QLC2 : 10-50Kg ; QLC3 : >50 Kg AL : Achat ou non de la laine AL0 : sans infos ; AL1 : Oui ; AL2 : Non Les modalités des variables qui ont le contre les revenus de vente des produits de DL : Destination de la laine collectée DL0 : Sans infos ; DL1 : Utilisation familiale ; DL2 : Vente au plus de poids sur le côté positif de cet axe la laine (DR3) sont utilisés pour les dépenses marché ; DL3 : utilisation familiale et vente au marché représentent les ménages de grandes tailles dans le travail agricole. Ce groupe de OLU : Origine de la laine utilisée dans la OLU1 : Préparation personnelle ; OLU2 : Achat de laine préparée ; (NPCF3) dont le travail artisanal de la laine modalités pourrait ainsi renseigner sur les fabrication des produits OLU3 : Préparation et achat constitue l’activité principale (NPAL2, AP2). grands artisans-non éleveurs de Toujane RPL : Rentabilité de la préparation de la laine brute par la RPL0 : sans infos ; RPL1 : Rentable ; RPL2 : Non rentable Cependant, ces ménages n’ont pas une (LOC3). Sur le côté négatif de ce premier femme activité pastorale (PT2). La laine utilisée pour axe se présente des modalités avec un poids % PLPF : Part de la laine personnelle utilisée dans la PLPF0 : sans infos ; PLPF1 : 1-30 % ; PLPF2 : 50-60 % ; PLPF3 : le tissage est achetée sur le marché et est faible et ne permettent pas une lecture directe fabrication des produits > 80 % prête à l’utilisation (DL0, PLPF0, OLU2). Par de la signification de l’axe. PIA : Période idéale d’achat de la laine PIA0 : sans infos ; PIA1 : Annuellement après la période de récolte ; PIA2 : Selon les besoins AXE 2 : EPL : Evolution du prix de la laine EPL0 : Sans infos ; EPL1 : Augmentation ; EPL2 : Diminution Sur cet axe, seul le côté positif est marqué par le poids de plusieurs modalités de variables : EMF : Évolution des méthodes de fabrication des produits EMF0 : sans infos ; EMF1 : Oui ; EMF2 : Non PÔLE NÉGATIF POIDS PÔLE POSITIF POIDS CMP : Choix des motifs des produits CMP0 : sans infos ; CMP1 : Des motifs personnels ; CMP2 : Des motifs qui représentent mon village ; CMP3 : Des motifs qui - % Participation de l’activité de la laine dans les 32 - Destination des revenus 3 (DR3) 31 représentent les berbères revenus 3 (PLR3) - Rentabilité de la préparation personnelle de la 24 - Lieu de vente des produits 2 (LVP2) 27 laine 0 (RPL0) OCM : Authenticité des motifs choisis dans le tissage OCM0 : sans infos ; OCM1 : Oui ; OCM2 : Non - Destination des revenus 2 (DR2) 21 - Choix des motifs 3 (CMP3) 24 IV. VARIABLES RELATIVES À L’ÉCONOMIE MODALITÉS - Destination de laine collectée 3 (DL3) 15 - Nombre de personnes qui ont une activité avec la 22 laine 1 (NPAL1) EPV : Évolution des prix de vente des produits EPV0 : sans infos ; EPV1 : Augmentation ; EPV2 : Diminution - Modification de la taille du troupeau 2 (MTT2) 14 LVP : Lieu de vente des produits LVP0 : Pas de vente ; LVP1 : Vente personnelle ; LVP2 : Petits commerçants au marché ; LVP3 : Les grands détaillants Sur le côté négatif de cet axe se concentrent artisanal, l’autre partie est vendue sur le AE : Aide de l’État AE1 : Oui ; AE2 : Non les ménages ayant une importante activité marché (DL3). Ces ménages se caractérisent % PLR : Part de l’activité de la laine dans les revenus PLR0 : 0 % ; PLR1 : 10_20 % ; PLR2 : 10-50 % ; PLR3 : pastorale expliquée par l’importance des aussi par la contribution importante de 50 80 % ; PLR4 : > 80 % quantités de laine collectées par an. Une l’activité de la laine aux revenus de la famille DR : Destination des revenus DR : sans infos ; DR1 : Dépenses dans les besoins du ménage ; partie de cette laine est utilisée pour le travail (PLR3) avec une volonté d’améliorer cette DR2 : Augmentation du capital lié à la laine ; DR3 : Dépense dans le travail agricole

228 229 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

activité. Ceci est justifié par la part des revenus ménages est pratiquée par la femme et les regrouper des variables relatives aux grands- destinés à l’augmentation du capital lié à la filles de la famille, ainsi que l’indiquent les artisans-commerçants. laine (DR2). Le travail de la laine dans cette effectifs de personnes qui participent dans rt des revenus destinés à l’augmentation du famille est une activité qui peut être exercée le travail de la laine (NPAL1). Cet ensemble capital lié à la laine (DR2). Le travail de la seulement par les femmes. Les hommes sont de modalités pourront ainsi caractériser les laine dans cette famille est une activité qui responsables de la vente de la laine, sur des artisans-agriculteurs. Ainsi, cet axe 2 montre peut être exercée seulement par les femmes. lieux dédiés (LVP2). Ces modalités pourront un gradient qui va des artisans sans éleveurs Les hommes sont responsables de la vente ainsi caractériser les artisans-éleveurs. avec une part importante dans les revenus de la laine, sur des lieux dédiés (LVP2). Ces Le côté positif de l’axe est marqué par des issus de la laine dans les ménages et qui sont modalités pourront ainsi caractériser les modalités de variables relatives aux ménages injectés dans l’augmentation du troupeau artisans-éleveurs. avec une importante activité agricole. Ceci vers les grands artisans agriculteurs où les Le côté positif de l’axe est marqué par des est bien expliqué par la part des revenus revenus sont injectés dans l’amélioration de modalités de variables relatives aux ménages consacrés aux dépenses agricoles (DR3). l’exploitation agricole stricto sensu. avec une importante activité agricole. Ceci Cependant l’activité de la laine dans ces est bien expliqué par la part des revenus consacrés aux dépenses agricoles (DR3). Cependant l’activité de la laine dans ces AXE 3 : Cet axe se caractérise par les modalités suivantes : ménages est pratiquée par la femme et les filles de la famille, ainsi que l’indiquent les PÔLE NÉGATIF POIDS PÔLE POSITIF POIDS effectifs de personnes qui participent dans - Lieu de vente des produits 3 (LVP3) 59 - Destination des revenus 3 (DR 3) 43 le travail de la laine (NPAL1). Cet ensemble - Période idéal d’achat de la laine 2 (PIA2) 25 - Choix des motifs des produits 3 (CMP 3) 43 de modalités pourront ainsi caractériser les - Évolution des méthodes de fabrication 1 (EMF1) 18 - Quantité de la laine collecté Kg\an 3 (QLC3) 25 - Possession de troupeau 2 (PT2) 18 - Évolution du prix de la laine 0 (EPV0) 23 artisans-agriculteurs. Ainsi, cet axe 2 montre - Nombre de personne à charge dans la famille 1 16 - Nombre de personnes qui ont une activité avec la 21 un gradient qui va des artisans sans éleveurs (NPAL1) laine 2 (NPAL2) - % Participation de l’activité de la laine dans les 16 - Activité principale du chef de ménage 2 (AP2) 16 avec une part importante dans les revenus revenus 3 (PLR3) - Destination de la laine collecté 3 (DL3) 16 issus de la laine dans les ménages et qui sont - Age 2 (AG2) 25 - Lieu de vente des produits 2 (LVP2) 15 injectés dans l’augmentation du troupeau vers les grands artisans agriculteurs où les L’axe positif est représenté par des moda- le travail agricole (DR3). Pour conclure ces revenus sont injectés dans l’amélioration de lités de variables liées généralement à la variables pourront caractériser un groupe de l’exploitation agricole sensu stricto. contribution à l’activité de la laine dans jeunes artisans-agro-éleveurs. l’économie familiale. Ils se concentrent des Le côté négatif de l’axe regroupe les modalités modalités renseignant sur les ménages des des variables représentant des familles non artisans (AL2) ayant une importante activité éleveurs (PT2) et qui fournissent des grands pastorale. Cette constatation est confirmée détaillants de la zone et hors de la zone. Ceci par l’importance de la quantité de la laine est démontré par le poids important (59) de récoltée (QLC3). Ce sont de grandes familles la modalité (LVP3) sur cet axe. Ces ménages travailleuses de la laine (NPAL2) où les ont développé les méthodes de fabrication produits sont vendus aux petits commerçants des produits artisanaux (EMF1). Cette au marché (LVP2). Ces ménages peuvent être activité artisanale représente un pourcentage aussi des agriculteurs puisque les revenus de important de cette activité dans les revenus la laine sont utilisés pour les dépenses dans totaux de la famille (PLR3). Ce côté peut donc

230 231 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

III. Résultats

L’analyse multivariée réalisée a permis de ruminants. La laine récoltée des troupeaux de Tableau 3. Variables et modalités tirées de l’enquête et retenues pour l’analyse multivariée mettre en évidence cinq groupes de ménages ce groupe est à 100 % destinée à l’utilisation LES GROUPES 1 2 3 4 5 bien distincts en fonction de l’activité autour familiale (100 % pour DL1). Seulement 34 Nombre de ménages 6 4 4 10 11 de la laine et en tenant compte des autres % de ces familles ont une activité de vente % 17 11 11 28 33 modalités des variables (Tableau 3 et Figure des produits sur les marchés locaux. Les Variables Modalités % de présence 2). revenus demeurent relativement faibles et Localité LOC1 : Dkhilet Toujane 50 0 0 40 0 sont dépensés à 66 % dans le travail agricole LOC2 : Halg Jmel 50 75 0 10 18 Groupe 1 : Il représente les ménages dont (66 % pour DR3). Ce groupe pourrait ainsi LOC3 : Toujane \ Zmerten 0 0 0 20 64 LOC4 : Béni Khédache 0 25 100 30 18 l’agriculture est l’activité principale (100 caractériser les petits artisans-agriculteurs. Activité principale AP1 : Agriculture 100 0 0 100 0 % pour AP1), avec un troupeau de petits AP2 : Artisanat 0 0 0 0 100 AP3 : Élevage 0 100 0 100 0 AP4 : Autres 0 0 100 0 0 Nombre de personnes dans la NPAL0 : Sans réponse 50 0 0 0 0 Figure 2. Répartition des artisans selon les systèmes de production de la laine sur les axes 1-2 de l’AFCM famille qui ont une activité en NPAL1 : <5 personnes 50 100 100 80 19 appliquée aux données de l’enquête des jebels Matmata rapport avec la laine NPAL2 : >5 personnes 0 0 0 20 81 Possession ou non d’un PT1 : Oui 100 100 75 100 64 troupeau de petits ruminants PT2 : Non 0 0 25 0 36 Quantité de la laine collectée QLC1 : <10 Kg 50 0 100 40 18 en Kg\an QLC2 : 10-50Kg 50 30 0 60 64 QLC3 : >50 Kg 0 70 0 0 18 Destination de la laine collectée DL0 : Sans infos 0 0 0 0 19 DL1 : Utilisation familiale 100 75 100 80 45 DL2 : Vente au marché 0 25 0 10 18 DL3 : Utilisation familiale et vente au marché 0 0 0 10 18 Évolution des méthodes de EMF0 : sans infos 0 0 0 0 0 fabrication EMF1 : Oui 34 50 50 60 55 EMF2 : Non 66 50 50 40 45 Choix des motifs des produits CMP0 : Sans infos 0 0 0 0 0 CMP1 : Des motifs personnels 50 50 75 20 18 CMP2 : Des motifs qui représentent mon village 32 25 25 60 64 CMP3 : Des motifs qui représentent les berbères 18 25 0 20 18 Lieu de vente des produits LVP0 : Pas de vente 66 0 25 0 0 LVP1 : Vente personnelle 34 75 75 80 55 LVP2 : Petits commerçant au marché 0 0 0 20 18 LVP3 : Les grands détaillants 0 25 0 0 27 Participation de l’activité de la PLR0 : <10 % 66 0 100 0 18 laine dans les revenus PLR2 : 10-50 % 34 50 0 70 27 PLR3 : 50-75 % 0 50 0 30 9 PLR4 : >75 % 0 0 0 0 45 Destination des revenus DR : sans infos 0 0 0 0 18 DR1 : Dépenses dans les besoins du ménage 34 25 100 60 55 DR2 : Augmentation du capital lié à la laine 0 50 0 30 18 DR3 : Dépense dans le travail agricole 66 25 0 10 9

Groupe 2 : Ce groupe de ménages est spécialisent dans cette activité alors qu’ils ne fortement marqué par les modalités de pratiquent pas l’activité agricole sensu stricto variables caractérisant les éleveurs sensu (100 % pour AP3). Ce sont des éleveurs des stricto. En effet, 100 % de ces ménages se grands troupeaux collectant d’importantes

232 233 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

IV. Discussion

quantités de laine par an (70 % pour QLC3). Groupe 5 : Pour les ménages de ce groupe Malgré les considérations patrimoniales et 15TND/mois3. À l’issue de cette formation les 75 % des ménages de ce groupe vendent l’artisanat est l’activité principale pratiquée économiques autour de l’activité de la laine, la femmes reçoivent une attestation de formation les produits de la laine qu’ils tissent de par 100 % des ménages. Le travail de la précarité économique est un aspect essentiel qui n’est validée qu’après trois années de manière personnelle, les 25 % qui restent laine dans les ménages est d’une grande de cette activité. Cette précarité montre que stage. Ce dernier s’effectue normalement sont des fournisseurs des grands détaillants. importance pour la famille. Tous les membres la diversification des activités chez les familles dans un atelier professionnel qui, en accueillant Leurs revenus sont généralement moyens de la famille travaillent la laine (80 % pour de cette région ne s’accompagne pas toujours ces femmes, reçoit une subvention de l’État. à élevés avec 50 % pour PLR2 et PLR3. La NPAL2). Les troupeaux de ce groupe sont de d’une amélioration des conditions de vie. Au Après ce stage, les femmes reçoivent alors moitié de ces ménages utilise les revenus grandes tailles (64 % et 18 % pour QLC2 et travers de ses services régionaux et locaux, leurs diplômes et pourront s’inscrire dans la pour l’augmentation du capital autour de QLC3). Cependant, ces artisans ne sont pas la politique de développement national est liste des professionnels du métier. Afin d’ouvrir cette activité. Ce groupe représente ainsi les tous des éleveurs (36 % pour PT2). La plupart intervenue dans ces régions en mettant en son propre atelier, chaque femme peut recevoir moyens artisans-éleveurs en pleine expansion des ventes des produits sont personnelles place plusieurs programmes d’encouragement une subvention de la Banque Tunisienne de artisanale. (55 % pour LVP1). Ces artisans possèdent en et de promotion des activités autour de la laine. Solidarité qui peut aller jusqu’à 20 000 TND. Groupe 3 : Ce groupe réunit les ménages général des points de vente dans le village. Parmi ces services figure l’Office National de Sur le plan technique, la production des tapis des fonctionnaires et des commerçants de la 27 % de ces ménages ont une production l’Artisanat « ONA ». Nous présentons ci-après doit appliquer des normes de production bien zone dont le travail de la terre et l’élevage ne qui dépasse leur capacité de vente ce qui les les modalités d’intervention de cet organisme établies (cahier de charge) qui commencent sont plus les activités principales. Ils ont tous amène à vendre leurs produits aux grands publique et leurs impacts sur l’économie des notamment par le suivi d’une maquette des petits troupeaux et leur activité autour de détaillants extérieurs de la région (Médenine, familles rurales de la région. généralement proposée par l’ONA (Photo 1). la laine est très faible. Ils ont des difficultés Jerba, Tunis…). Les revenus de cette Cette maquette ne reflète pas forcément les pour acquérir la matière première et pour activité sont essentiellement utilisés pour les IV.1 Le tissage du tapis, une motifs et les symboles de la région puisqu’elle vendre leurs produits. Seulement 25 % de dépenses des ménages. Ce groupe pourrait est appliquée dans d’autres régions du pays. ces ménages arrivent à vendre leurs produits, ainsi caractériser les grands artisans. innovation soutenue par notamment sur le marché local le plus proche. Il apparait clair à travers cette analyse et la l’État mais sans ancrage La part des revenus provenant de la laine est typologie mise en évidence plus haut que faible (100 % pour PLR0). Elle est utilisée le tissage de la laine est une activité bien territorial et patrimonial uniquement pour les dépenses du ménage. présente chez les familles rurales de cette clair Ce groupe ne trouve pas les moyens pour région. Elle constitue une activité patrimoniale améliorer le capital lié à la laine notamment en bien ancrée dans le territoire. Pour une bonne Compte tenu de l’attention portée par les ce qui concerne l’augmentation du troupeau. partie des ménages, elle constitue même une services de l’État au secteur du tapis en tant Ce groupe caractérise ainsi les petits artisans source principale de revenus. Sa connexion que produit artisanal phare l’ONA a entrepris précaires. avec le domaine du tourisme devrait a priori à Médenine, des projets de formation au profit Groupe 4 : Les ménages de ce groupe se lui permettre de contribuer à désenclaver ces des femmes rurales. Le soutien porte aussi sur caractérisent par une activité autour de la laine arrière-pays et à les faire intégrer dans le circuit l’assistance technique et la commercialisation relativement importante puisque 100 % des économique national et international puisque des tapis. L’objectif annoncé est de créer de ménages ont une activité artisanale. La vente les produits de la laine tissés dans la zone l’emploi et de diversifier les revenus des familles des produits est à 80 % personnelle. Ceci d’étude sont récupérés par les commerçants rurales à Médenine. En effet, l’ONA assure influe sur la part des revenus de la laine dans des grandes villes touristiques du pays. depuis plusieurs années la formation chaque les revenus totaux qui est moyenne à forte année d’une centaine de femmes de tout le et est proche des revenus de l’agro-élevage. gouvernorat de Médenine. Cette formation est Ces revenus sont essentiellement utilisés pour assurée en partenariat avec le Gouvernorat ainsi les dépenses des ménages (60 % pour DR1). que le Ministère de l’Emploi et de la Formation Photo 1 : Exemple d’une maquette de tapis Ce groupe pourrait renseigner ainsi sur les Continue. Elle dure 11 mois durant lesquels proposée par l’ONA Médenine aux artisanes de la région (© Photo : A. Hanafi). agro-éleveurs-artisans. chaque fille reçoit la somme symbolique de

3 En 2016, 1 TND est égal à environ 0,26 € 234 235 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Les motifs dessinés sur ces tapis sont Le temps consacré au tissage d’un tapis varie La certification s’effectue par les techniciens généralement ceux qu’on retrouve dans tout d’une femme à une autre selon sa disponibilité de l’ONA qui évaluent la conformité du le Sud tunisien (la montagne, le dromadaire, et les moyens techniques à sa disposition. Au produit par rapport aux normes mises en la main de fatma, le poisson…)(photo 2). Seul vue de ces conditions, le temps consacré à un place par leur direction régionale. Ces normes le nombre de mailles est une spécificité du mètre carré de tapis standard prend entre 4 et consistent essentiellement en la finesse du gouvernorat de Médenine (30x30). Ce nombre 6 jours à raison de 4 heures de travail par jour. tissage (nombre de mailles), le poids du tapis est tout de même imposé aux femmes par Les coûts de production varient aussi selon la (la légèreté étant gage de qualité), la matière l’ONA. Leurs tapis ne seront certifiés que s’ils qualité et la sophistication du tapis. En effet, utilisée… Si le produit répond à ces normes il répondent, entre autres, à cette norme de les femmes différencient entre les tapis tissés sera certifié « Garantie d’origine – Tissé main ». qualité. et ceux tissés et brodés. Le tissage peut être Un cachet est alors attaché au tapis indiquant réalisé sur une seule façade comme il peut notamment les dimensions du produit, l’année l’être en recto-verso. Par conséquent, le coût de sa production, le nombre des mailles, son de production varie de 80 à 160 TND/m². poids et son origine géographique (Photo 3).

Photo 2 : Quelques motifs appliqués dans les tapis de Béni Khédache et Toujane et qui sont reconnus dans tout le Sud (© Photo : A. Hanafi).

Photo 3. Certificat de garantie d’origine « Tissé main » collé aux tapis qui répondent aux normes et sur lequel on reconnait le code 07 relatif à la délégation régionale de l’ONA de Médenine (© Photo : A. Hanafi).

236 237 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Malgré la relative importance de ces tapis un soulagement. Grâce à elles et à d’autres mettre en place un système de certification et/ Même s’il est très difficile d’estimer la pour certains ménages, l’ensemble de ces femmes dans le gouvernorat, Médenine est ou de labellisation de leurs tapis au niveau de production annuelle issue de cette activité normes n’affiche aucune indication d’origine aujourd’hui le premier gouvernorat exportateur leurs villages puisque selon elles, il y a beaucoup dans la région, elle dépasse de loin la quantité pour les produits et qui attesterait de leur de tapis dans le pays. de différences entre leurs produits et ceux des produite en tapis. Cette difficulté vient du fait spécificité locale. Bien au contraire, ces Ces dernières années les revenus n’y sont autres régions dans les mêmes gouvernorats que la plus grande partie des produits n’est normes constituent une forme de banalisation plus, et seulement 9 % des femmes enquêtées de Gabès et Médenine (tapis de Djerba, de pas commercialisée ou vendue via les circuits pour les tapis des jebels Matmata puisqu’elles en 2016 s’inscrivent toujours dans cette Ben Guerdane et d’). Il faut toutefois, formels. Elle est soit produite pour les besoins sont appliquées à l’ensemble des produits du démarche de production des tapis soutenue mentionner que même sans cette indication, des ménages, soit tissée sur commande gouvernorat de Médenine, ce qui immerge les par l’ONA. Très peu d’entre elles se sont les tapis de la région pourraient être reconnus au profit des femmes qui se marient dans la tapis de la zone d’étude dans une filière parfois engagées depuis 2010 à ouvrir des ateliers. La notamment par les spécialistes puisqu’en région. Ces produits intéressent également la beaucoup plus organisée dans les régions crise économique nationale est pour beaucoup Tunisie seuls les tapis de Médenine ont une plus grande partie des femmes de la diaspora limitrophes telles que Djerba et Ben Guerdane. dans cette situation. Les difficultés de faire texture de 90 000 points au m² soit un nombre qui maintiennent cette tradition de se procurer Par ailleurs, l’effort déployé par les femmes écouler les tapis sur le marché ont poussé les de mailles de 30x305. des habits traditionnels pour leurs mariages, de la région pour se distinguer et pour faire femmes diplômées en tissage, soit à ne pas fortes d’un attachement grandissant à la valoir leur savoir-faire en matière de tissage ouvrir leurs propres ateliers, soit à fermer les IV.2 Le tissage traditionnel terre de leurs ancêtres, avec son héritage et n’apparait pas clairement. Ceci est d’autant ateliers pour celles qui en avaient. Lors de nos ses traditions. Selon les entretiens avec les plus flagrant que certaines femmes déclarent visites des salons d’exposition et de vente à de la laine, une activité artisanes les futures mariées commandent le n’avoir aucun attachement affectif à ces tapis. Djerba, nous avons remarqué des tonnes marginale non soutenue plus souvent un pack de produits composé Pour elles, il s’agit d’une activité purement de tapis stockés non vendus dont certains d’un ou plusieurs Bakhnougs, d’un tapis à économique. Les savoir-faire hérités en matière datent de 20104. Malgré cette situation, et mais bien ancrée mettre au salon, de deux à quatre descentes de tissage des tapis sont beaucoup plus libres même si l’apport financier n’est pas important, lits et de huit coussins. Ces produits, apportés en termes de normes. Les règles sont plus quelques femmes continuent à travailler ces Nous entendons par cette catégorie par les mariées et exposés le jour du mariage spécifiques que celles imposées par l’ONA et tapis par besoin économique et dans un souci traditionnelle de tissage tous les produits témoignent du prestige de la famille (Hanafi reflètent mieux leurs origines, leurs histoires, de diversifier leurs revenus. autres que le tapis. Les principaux produits et Aridhi, à paraître). Ce phénomène crée leurs modes de vie et leur environnement. tissés dans cette catégorie sont le Margoum, souvent une concurrence entre les femmes Le peu de tapis qui continuent à être produits Ces tapis, et en plus des problèmes relatifs à les habits et les couvertures des femmes et des qui cherchent le plus souvent à acheter les par les femmes de Béni Khédache et de l’absence de leur spécificité locale, ne présentent hommes comme le Bakhnoug, le Bornous, la produits les plus sophistiqués, les plus fins Toujane, va être vendu soit localement aux pas un ancrage territorial et encore moins Kachabia, ainsi que les produits des ménages et les plus chers. C’est probablement cette femmes qui se marient, soit dans les foires. une identité locale claire. En effet, le système comme les couvre-lits, les coussins, etc. concurrence qui permet aujourd’hui à cette Dans ce cadre, depuis quelques années, des de certification appliqué par l’ONA, bien qu’il Bien que non soutenue clairement par l’État, activité de survivre. Le prix de ce pack varie initiatives d’assistance à la vente ont été mises constitue une bonne initiative d’apporter une cette activité continue à prendre une place selon la qualité des produits qui le composent, en place par l’ONA. En effet, les femmes sont indication géographique aux produits (Figure 5 fondamentale parmi les activités économiques il se situe souvent entre 1 000 et 3 000 TND. souvent subventionnées pour participer aux supra), ne montre pas un rapport clair avec les des ménages de la zone d’étude. En effet, En ce qui concerne le travail de la laine, foires nationales et même internationales. jebels Matmata. Le certificat de l’ONA, n’assure la totalité des femmes enquêtées dans la le travail engagé est assez important. Les Bien que la marge bénéficiaire ne soit pas en effet qu’une identification relative à tout le région pratiquent cette activité même si elles produits artisanaux, confectionnés à partir très importante (inférieure à 20 % du coût de gouvernorat. Lors de nos entretiens avec les se spécialisent dans le tissage du tapis. Cette d’une matière première produite en partie production), chaque tapis vendu est aujourd’hui femmes notamment celles de Béni Khédache activité est souvent identifiée par les artisanes localement, nécessitent un long travail pour ces femmes une grande réussite voire et de Toujane, Elles ont exprimé le souhait de comme « l’héritage de leurs ancêtres » pour d’élaboration. Par exemple, la durée moyenne lequel elles ont acquis un important savoir-faire de préparation du pack de mariage nécessite et ont accumulé des connaissances qu’elles pour une seule artisane entre 3 et 6 mois avec 4 Chez certains commerçants le stock des tapis non vendus est évalué à plus de 5 millions de dinars. Ce stock est dû au ne sont pas prêtes à abandonner. au moins 4 heures de travail par jour derrière fait que certains commerçants, et dans le but de limiter les intermédiaires du commerce du tapis ainsi que de profiter des subventions de l’État, ont, dans les années 2000, ouvert leurs propres ateliers de production. Certains ateliers à Djerba embauchaient plus de 30 femmes qualifiées et les tapis produits étaient bien vendus soit sur place soit exportés à l’étranger. Afin de répondre à la forte demande en tapis, ces commerçants devenus aussi producteurs ont aussi 5 Selon le délégué régional de l’ONA, le tapis de Médenine est par exemple plus fin que celui de (reconnu à créé des accords tacites, entre autres, avec les femmes de Béni Khédache et de Toujane pour acheter leurs produits. l’échelle internationale) qui a une texture de 40 000 points au m² avec un nombre de mailles 20x20. 238 239 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

le Mensej. En ce qui concerne le choix des dans la tête avec des dessins classiques Par ailleurs, cette gamme de produits est qualité, des difficultés de leur transformation et modèles et des couleurs, certaines tisserandes qui représentent souvent leur région, soit très variée. Non seulement chaque région de la concurrence qu’elles subissent. Celle-ci utilisent des maquettes traditionnelles qu’elles elles appliquent les modèles et les couleurs possède sa spécialité mais chaque famille est le fait d’une matière première industrialisée ont préparées elles-mêmes (Photo 4). D’autres demandées par leurs clients. produit de façon particulière. Les femmes sont plus facile à acquérir à des prix très compétitifs appliquent, soit des modèles qu’elles ont le plus souvent très attachées à leurs motifs (Photo 5). qui constituent pour elles une marque de fabrique (Aridhi, 2016). La répétition facilite leur reproduction et génère un gain de temps.

IV.3 De quel développement territorial parle-t-on ?

Avant d’entamer cette analyse, il faut rappeler que l’activité de la laine dans les Matmata, ainsi que dans le reste du Sud tunisien, n’a pris une envergure économique et sociale que suite à une prise de conscience de sa valeur en tant que levier de développement durable (Abichou et al., 2008 ; Landel et Koop, 2011 ; Dribek, 2012 ; Campagne & Pecqueur, 2014 ; FIDA, 2014 ; JICA, 2015 ; Aridhi, 2016 ; Trabelsi, Photo 5. Stock de laine industrialisée achetée de 2016 ; Labiadh, 2017). Par conséquent, l’usine de Ksar Hellal dans le Sahel tunisien (© Photo : A. Hanafi) ces acteurs ont misé sur cette activité tout en lui attribuant des objectifs essentiels Quand à la formation des femmes dans le d’amélioration des conditions économiques tissage, et malgré l’important nombre de des familles rurales, de création de l’emploi, de femmes formées par l’ONA chaque année, limitation de l’exode rural, d’optimisation de la cette formation n’est pas orientée vers la valorisation des ressources naturelles et enfin valorisation des savoir-faire transmis par de conservation et de maintien des héritages héritage. Elle n’a pas permis aux femmes et des savoir-faire ancestraux et spécifiques. formées de s’en sortir économiquement. En Il faut avouer que le bilan de ces objectifs est effet, l’ODS (2018a) a recensé en 2017, 428 aujourd’hui plus que mitigé. Certains de ces artisanes à Béni Khédache dans le textile. objectifs n’ont été atteints que partiellement. Parmi elles, 48 femmes sont diplômées de D’autres ont été totalement voués à l’échec l’ONA depuis 2010 et seulement 8 femmes à commencer par la valorisation de la laine. ont réussi à ouvrir leur atelier. À Dkhilet Toujane En effet, en 2017 les délégations de Dkhilet l’ODS (2018b) a recensé 263 artisanes Toujane et de Béni Khédache ont produit dont 22 ont été diplômées de l’ONA depuis ensemble 45 tonnes de laine pour un cheptel 2010. Seules quatre d’entre elles possèdent estimé à 43 000 têtes (ODS, 2018a et b). aujourd’hui leurs propres ateliers de tissage. Photo 4. Maquette traditionnelle créée par les femmes de Béni Khédache (© Photo : A. Hanafi) Malgré l’importance des quantités collectées, leur valorisation diminue du fait de leur faible Cette situation pose plus que jamais

240 241 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

aujourd’hui la question de l’intérêt de aujourd’hui à tisser, soit parce qu’elles sont continuer dans ces formations qui contribuent scolarisées, soit parce qu’elles ne croient plus à banaliser les produits de la région et à en la valeur de ce savoir-faire dans l’amélioration dénaturer la spécificité locale. À une échelle des conditions économiques de leurs familles. régionale, le discours politique et les projets Même la formation en tissage assurée par de développement économique se montrent l’ONA profite peu aux femmes de la région et éloignés de la réalité. La valorisation de la est orientée vers des techniques de tissage laine ne contribue pas malheureusement à plus modernistes. Elle est relativement éloignée résoudre ce problème. En conséquence, le du savoir-faire ancestral. Aujourd’hui, le savoir- solde migratoire de ces jebels est de plus faire traditionnel en matière de tissage est en en plus négatif et les activités soutenues par perte de vitesse par rapport aux techniques l’État n’ont pas réussi ni à retenir la population modernes. Ceci est d’autant plus vrai que et dynamiser l’économie ni à désenclaver ces les outils de travail utilisés par les femmes ne arrière-pays, pourtant très proches de l’une sont pas les mêmes et les diplômées de l’ONA des meilleures destinations touristiques du sont amenées à utiliser des outils qui leur pays à savoir Djerba. permettent de reproduire les mêmes modèles de tapis qu’elles ont appris à faire et pas IV.4 De quelle spécificité ceux dont elles ont hérité. Celles qui utilisent toujours les outils et les méthodes de tissage locale parle-t-on ? traditionnels subissent une perte de temps. En effet, pour ces femmes, un m² nécessite Nous rappelons que notre hypothèse d’entrée jusqu’à 8 jours de travail avec une moyenne fait du tissage de la laine dans les jebels Matmata de 2 à 3 heures par jour, contrairement aux une spécificité locale. Cette spécificité provient femmes qui utilisent les méthodes et les outils essentiellement de l’originalité de la matière modernes et y consacrent beaucoup moins de première, de la maitrise et la transmission temps (en moyenne 4 jours pour 1 m²). du savoir-faire, de l’originalité des motifs et Le dernier élément de spécificité porte sur le des couleurs des produits et de leur rapport choix des couleurs et des motifs, ainsi que patrimonial et affectif à la région. L’examen leur rapport aux jebels Matmata. L’examen des données sur cette activité et les entretiens des tapis, des Margoum et des différents effectués avec les acteurs intervenant dans habits produits dans la région ne permet cette filière montrent que cette hypothèse pas de les individualiser par rapport à ceux Photo 6. Motif approprié par la région de Béni Khédache (© Photo : A. Hanafi) mérite d’être rediscutée. produits dans les régions limitrophes (, En effet, la laine en tant que ressource locale Ben Guerdane, Djerba, Oudhref, …). Le recours accru à la filature industrielle produits et les jebels Matmata, caractérisés n’est pas bien valorisée faute notamment à Malgré l’appropriation par les femmes de Béni avec ses couleurs vives rompt avec les par leur aridité et leur patrimoine naturel et sa qualité médiocre et au recours à la laine Khédache et de Toujane de certains motifs couleurs pâles qui caractérisaient les produits culturel (garrigue, steppe, jessour, ksour, industrialisée apportée de l’extérieur de reproduits sur les tapis (Photo 6), plusieurs traditionnels et qui provenaient de la coloration troglodytes…). Cette situation complique la la région. Quand au savoir-faire, bien que d’entre eux se retrouvent ailleurs. Les cas des naturelle utilisée auparavant notamment celle mise en place d’un système de labellisation maintenu par les quelques artisanes de la figures du dromadaire, du jebel, de la main de extraite des plantes. Cette banalisation et de ces produits et remet même en question région, il est de plus en plus exposé aux fatma sont reproduits sur tous les tapis du pays cette standardisation rendent aujourd’hui leur ancrage territorial. difficultés de sa transmission. En effet, de et se retrouvent même en Algérie et au Maroc. difficile la recherche de liens clairs entre ces moins en moins de jeunes filles apprennent

242 243 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Conclusion

Le mythe du développement local et régional et maintenant puisque les touristes ne viennent authentiques. Cette situation pourrait faciliter la de la valorisation des ressources spécifiques se plus dans cette région. labellisation des produits ce qui leur permettra heurte aujourd’hui à une dure réalité accentuée Pour faire face à ces problèmes plusieurs de concurrencer les produits des autres régions par une conjoncture politique, économique et femmes appartenant aux moyens artisans voisines et apporter plus de revenus. Quelques sociale de plus en plus explosive. À l’image de en pleine expansion artisanale ou aux grands exemples observés au Maroc dans la région la plupart des arrière-pays arides maghrébins, artisans de Toujane, Bhayra et Béni Khédache de Tazenakht dans le Haut Atlas constituent les jebels Matmata sont dépourvus d’un ont tenté de s’associer, soit en travaillant un modèle à suivre dans ce sens (Hanafi et secteur moteur de développement. Le secteur ensemble dans un seul atelier, soit en créant Bouaabid, à paraître). Le suivi d’une démarche agricole est peu dynamique, tant les conditions des coopératives et des Groupements d’intérêt totalement authentique dans la production des naturelles sont difficiles. Les ressources sont en collectif (GIC) (PNUD, 2013). Ces coopératives tapis dans certains ateliers de cette région voie de dégradation et le tourisme de passage jouent un rôle important dans la formation des du Maroc (travail de la matière sur place, n’impacte pas positivement et de façon claire femmes et apportent un soutien aux femmes coloration traditionnelle, tissage à la main…), l’économie locale. Même l’orientation vers la lors de l’exposition de leurs produits dans les a permis l’exportation de ces tapis à des prix banalisation et la standardisation de l’activité foires. Avec ces initiatives personnelles l’État élevés et surtout de surmonter les problèmes de tissage pratiquée par les femmes rurales continue à intervenir, soit via ses services de commercialisation sur place. La clé de des Matmata ne leur a pas épargné des régionaux comme l’ONA, soit en ouvrant réussite de ces exemples est notamment due difficultés techniques et économiques. Il s’agit la porte à plusieurs types de coopération à une compréhension du client (généralement des difficultés d’approvisionnement en matière internationale qui ont tenté de bien comprendre européen) et aux capacités de réponse à ses première (absence d’argent, non disponibilité les problèmes auxquels sont exposés ces attentes. des fibres synthétiques à proximité, prix femmes et leur proposer des solutions élevé…), des difficultés d’entretien des outils de concrètes pour conserver leur savoir-faire et production, de l’exposition aux lois du marché pour réaliser les mêmes produits d’antan. C’est souvent imposées par les intermédiaires du notamment le cas du vaste programme du FIDA métier ainsi que des revenus très limités. (Fond international de développement agricole) Ces revenus provenaient auparavant intitulé « Projet de développement agro-pastoral essentiellement des touristes étrangers. Par et des filières associées dans le gouvernorat ailleurs, jusqu’à la fin des années 2000, seuls de Médenine ». Ce projet a été entrepris en les villages qui sont situés sur les routes de 2 phases dont la phase II a été validée pour passage des touristes étrangers (Toujane, la période 2014-2020 dans le gouvernorat de Dkhilet Toujane, Béni Khédache…) pouvaient Médenine et qui a apporté jusque là une aide vendre leurs produits à des prix élevés lorsque importante aux femmes rurales leur permettant les touristes passaient. Cette situation n’était de mieux valoriser leurs ressources locales et pas sans difficultés et la vente flash des d’améliorer leurs conditions de vie (FIDA, 2014). tapis n’était pas garantie puisque le passage Quoi qu’il en soit de ces initiatives, il s’avère des touristes était tributaire des saisons, nécessaire aujourd’hui de repenser l’avenir de des horaires de passage (chaleur ou froid), la laine, de ses produits et du savoir-faire qui de la destination finale du touriste (proche le valorise. Le retour vers l’activité traditionnelle ou lointaine) et notamment de la sympathie qui représente la plus grande partie des que doit exprimer les habitants aux guides produits, le retour aux techniques traditionnelles touristiques pour qu’ils s’arrêtent devant leurs de préparation de la laine et l’abandon des boutiques. Mais même ces conditions qui produits synthétiques pourrait être une bonne étaient possibles avant 2011, ne le sont plus alternative pour revenir à réaliser des produits

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248 249 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Le maquis corse a constitué pendant The Corsican “maquis”, a typical type of longtemps un éventail de ressources diverses vegetation linked to Mediterranean climate Chapitre 11 pour les communautés villageoises. Suite à and agro-pastoralism, has represented for l’effondrement, au milieu du siècle dernier, des a long time a broad range of resources for systèmes agro-pastoraux, le maquis a perdu local village communities. In the middle ses usages mais s’est étendu à la quasi-totalité of last century, following the collapse of des espaces ruraux. Cette formation végétale the agro-pastoral systems, management est aujourd’hui assignée à des fonctions practices in the “maquis” have vanished Controverses sur la nature du maquis et sur ses paysagères valorisées par le tourisme alors whereas the “maquis” itself expanded into que ses derniers usages productifs font l’objet almost all rural areas. It is now considered qualifications en ressource pastorale de nombreuses controverses. La définition as a the emblematic landscape of Corsica, du maquis comme ressource pastorale doit valued through tourism. Its last productive faire face à une vision naturaliste qui défend la uses are subject of many controversies: the protection de cet écosystème particulier, et, à definition of “maquis” as a pastoral resource Jean-Michel Sorba Geneviève Michon l’opposé, à une vision agrariste qui tend à nier is challenged, on the one hand, by a naturalist sa valeur fourragère. approach that claims for the protection of this Institut National de la Recherche Institut de Recherche pour le Cet article s’intéresse aux divers processus particular ecosystem, and on the other hand, Agronomique Développement actuels de qualification du maquis, avec une by an agrarian approach that tends to deny Laboratoire de Recherche sur le Gouvernance, Ressources, attention particulière portée sur les processus its fodder value. Développement de l’élevage Environnement, Développement, de qualification en ressource pastorale. Corte, France UMR203 Comment, par quels acteurs, par quelles This paper examines the current processes of [email protected] Montpellier, France pratiques et à travers quelles justifications qualification of the “maquis”, but focuses on [email protected] et quels cadres réglementaires ce milieu- qualification as a “pastoral resource”. How, by ressource est-il aujourd’hui qualifié ? Est-il whom, through which practices, justifications plutôt du côté de la « nature » ou de celui and regulatory frameworks, is this resource- de la « culture » ? Comment statuer sur environment qualified today? Does it rather les légitimités respectives de qualifications belong to «nature» or to «culture»? How souvent contradictoires ? Comment le can one draw conclusions when different maquis est-il ancré dans les territoires qualifications, that are all well-founded, are insulaires : par les pratiques productives qui often contradictory? How is the “maquis” lui sont attachées ou par les politiques qui anchored in the different island territories: lui assignent (ou lui enlèvent) des fonctions through productive practices or public policies Maquis précises ? Cet ancrage permet-il une that assign (or deny) its specific functions? Corse quelconque formation de valeur, et, si oui, Does this anchoring provide an added value dans quels domaines ? Quelle est la place de to the island territories, and, if so, in which l’élevage pastoral dans cet ancrage ? domains? What is the place of pastoralism in Qualification(s) this local integration?

Ressource pastorale Territoire

250 251 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Introduction I. Contradictions et controverses au sujet du maquis : entre nature et culture, entre dégradation des milieux naturels et « retour à la nature » des milieux anthropisés, Le maquis corse (a machja) est aujourd’hui la de chênes verts), Xylella fastidiosa. entre économie et patrimoine formation végétale dominante de l’île : 46 % de Le maquis, on l’aura compris, est aujourd’hui la surface de l’île est boisée, en grande partie soumis à des représentations et à des 4 de maquis divers et variés, qui couvrent plus qualifications contradictoires de la part des I.1 Une qualification caducifoliées naturelles, puis remplacé des végétations cultivées. L’origine du maquis est de 100 000 ha (I.F.N, 2010). Emblématique, diverses parties prenantes qui s’y intéressent. scientifique : le maquis aux yeux des visiteurs d’hier et d’aujourd’hui, Ces représentations et ces qualifications ont donc à la fois liée à la transformation de ces du caractère « sauvage » et « naturel » de l’île, le en commun de tenir peu compte des derniers comme formation végétale ? anciennes chênaies par la culture et l’élevage maquis est aussi, pour des raisons historiques usages productifs du maquis, et en particulier pastoral (une « végétation secondaire », forme et culturelles, cher aux Corses. Il a en effet de l’élevage, parfois peu visible mais pourtant Le maquis peut-il être qualifié à partir des de « dégradation » et donc d’appauvrissement constitué pendant longtemps un élément encore bien présent. Le maquis est aussi définitions qu’en donnent les biologistes (en des végétations forestières primaires, au sens essentiel des systèmes agropastoraux et le cadre de nombreux enjeux symboliques particulier botanistes ou écologues) ? des botanistes et des écologues), et, en sens alimentaires locaux : renfermant un éventail de et économiques extérieurs aux activités Dans le Bulletin de la Société des sciences inverse, produit de l’ensauvagement de milieux ressources diverses pour les communautés productives. De ce fait, son statut est souvent historiques et naturelles de la Corse, le maquis cultivés et signe manifeste de la déprise des villageoises (bois de chauffage, charbon, fruits débattu et donne lieu à de nombreuses est défini comme « un paysage formé par une espaces agricoles et pastoraux (Allier, 2002). divers, médecines, fourrages arborés, etc.), il controverses aboutissant à des règlements et végétation d’arbustes sclérophylles2…» (Viale, On voit d’emblée que ces définitions était l’équivalent méditerranéen du saltus des des politiques publiques changeantes. 2002). Ce faisant, il est réduit à un écosystème scientifiques du maquis dessinent un paysage anciens systèmes agraires continentaux. Suite Comment, par quels acteurs, par quelles caractéristique des milieux méditerranéens ambigu. Partant de qualifications « naturelles » à l’éclatement, au milieu du siècle dernier, de pratiques et à travers quelles justifications ce qui intègre cependant l’activité humaine : (composition et structure de la végétation, l’économie agropastorale, et à l’exode rural qui milieu-ressource est-il aujourd’hui qualifié ? « … un écosystème, un réseau d’interactions vision écosystémique), elles n’intègrent pas les l’a accompagné, le maquis s’est étendu à la Est-il plutôt du côté de la « nature » ou de celui entre végétaux, animaux dont les hommes usages réels, passés ou actuels, des espaces. quasi-totalité des espaces ruraux à l’abandon de la « culture » ? Comment statuer sur les et le biotope » (Viale, ibid.) Ce point de vue Elles reconnaissent pourtant à l’homme un (ager et hortus) en même temps qu’il a vu légitimités respectives de ces qualifications écosystémique qui sert de référence dans rôle majeur dans l’apparition et la composition l’arrêt de la plupart des anciens usages dont souvent contradictoires ? Comment le maquis l’île est notamment relayé par l’Association de ces formations végétales. Mais dans cette il était l’objet. Il est aujourd’hui le support est-il ancré dans les territoires insulaires : par pour l’étude écologique du maquis (APEEM). qualification « par l’homme », elles oscillent d’un certain nombre d’activités traditionnelles les pratiques productives qui lui sont attachées Du côté de la phytosociologie actuelle, entre un scénario de « dégradation des comme la chasse ou l’apiculture, ou plus ou par les politiques qui lui assignent (ou lorsque celle-ci s’intéresse aux dynamiques milieux naturels par les activités humaines » récentes comme la randonnée et les sports lui enlèvent) des fonctions précises ? Cet de végétation notamment montagnarde de et un autre de « retour à la nature des milieux de pleine nature. Cible principale des ancrage permet-il une quelconque formation la Corse, le maquis constitue une formation anthropisés » suite à l’abandon de ces activités incendies, qualifiés d’incendies « de forêt », de valeur, et, si oui, dans quels domaines ? végétale charnière entre les stades pelouses humaines. Ces deux scénarii ont en commun qui frappent l’île chaque été, il est enfin (et Quelle est la place de l’élevage pastoral dans fruticées3 d’une part, arbustifs et forestiers une même inspiration « naturaliste », c’est-à- surtout ?) devenu le lieu de tous les dangers : cet ancrage ? d’autre part. Il est à l’articulation de séries dite dire une représentation qui considère l’homme à la menace du changement climatique, qui progressives orientées vers le stade forestier comme un élément extérieur à l’écosystème, apporterait des températures plus élevées et ou régressives : vers une faible couverture une « cause » parmi d’autres de l’apparition du des sécheresses estivales plus accentuées, et végétale voire le sol nu (Delbosc et al, 2018). maquis, et non comme une composante de donc un danger accru d’incendies, s’ajoutent Malgré cette qualification nettement naturaliste, cet écosystème particulier, qui donnerait à cet les menaces sanitaires, avec, il y a quelques le caractère anthropique des dynamiques du écosystème telle ou telle configuration selon années, l’invasion du Bombyx du chêne, maquis est reconnu : le maquis ne serait pas les activités qui y sont pratiquées. Malgré ce qui a, en une saison, dénudé la plupart « naturel », mais aurait au cours de l’histoire mouvement de balancier entre anthropisation des arbres, ou, actuellement, l’arrivée de la et au gré des activités humaines, remplacé et naturalisation, c’est donc bien une vision bactérie « mangeuse d’oliviers » (mais aussi une forêt originelle formée de chênaies naturaliste qui qualifie ici le maquis.

2 Les plantes sclérophylles sont des plantes dont les feuilles à cuticule épaisse sont coriaces. Les plantes sclérophylles sont aussi sempervirentes. 1 Le saltus est pour les Romains et les Gallo-Romains une terre non cultivée ou sauvage (espaces plus ou moins boisés), 3 Une fruticée (du latin frutex, « arbrisseau ») est une formation végétale transitoire où dominent des arbustes, des arbris- éventuellement vouée à l’élevage ou plus précisément au pacage, et que l’on distingue de l’ager et de l’hortus qui seaux et des sous-arbrisseaux. désignent au sein de ce même corpus les zones cultivées. 4 Qualifie les arbres ou les arbustes dont les feuilles sont caduques, tombant à la mauvaise saison. 252 253 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

I.2 Une qualification par Comme tout saltus, le maquis constituait Enfin, le maquis procurait un éventail de qui qualifie l’île et son identité « rebelle » : un milieu indispensable à l’élevage (ovins, ressources « forestières » variées pour végétation impénétrable, refuge des bandits l’histoire et la culture caprins, mais aussi porcs et bovins). Situé les communautés villageoises : bois de et des parias, écrin des vendettas, le maquis rurales : le maquis comme aux confins des territoires villageois, il était à chauffage, gibier (sangliers, lièvres, perdrix, fascine et fait peur. Pour l’administration la fois un espace parcouru quotidiennement etc.), fruits (arbouses, mûres, baies de française qui prend en main l’île à la fin du (ancienne) ressource par les troupeaux, et une source de fourrage myrte, glands, etc.), salades sauvages, XVIIIe siècle, le maquis, ses attributs et ses agropastorale et alimentaire ? ligneux dont la production était stimulée à et même des huiles (huile de lentisque en fonctions, symbolisent le caractère à la fois travers la coupe régulière des jeunes pousses particulier). Pendant tout le XIXe et une partie farouche et « amoral » des insulaires. Très vite Le maquis a été pendant longtemps le pivot des arbres et des arbustes (Photo 1). Ces du XXe siècles, cette fonction forestière s’est d’ailleurs (et encore récemment), la figure du du système agropastoral de l’île : à la fois pratiques pastorales participaient ainsi à la accentuée avec la fabrication du charbon de berger, alors principal acteur du maquis, est composante principale du saltus, élément formation et au maintien de ces végétations bois qui a procuré à une partie des ruraux associée à celle du bandit6. Le maquis est associé à l’ager, et fonctionnant parfois de maquis qu’elles configuraient, influant sur un complément de revenu non négligeable. clairement du côté de la « sauvagerie », non de comme milieu-ressource forestier (sylva). Son leur structure et leur composition botanique. Par rapport à l’élevage, cette production la civilisation, en même temps qu’il attire dès association à l’ager se faisait à la fois par les Les parcours quotidiens par les troupeaux de charbon a fortement modifié la nature et le début du XIXe siècle, les artistes – écrivains emblavures et par son intégration en tant que et la récolte des rejets, des repousses et la dynamique du maquis, en particulier sa et poètes7 ou peintres, surtout paysagistes8 –, « jachère » aux rotations culturales, jachères des broussailles, mais aussi l’usage des composante ligneuse. Au début du XXe siècle, ainsi que les premiers touristes9. L’époque est reprises de façon régulière pour les cultures « feux courants »5, permettait le contrôle l’effondrement des systèmes agropastoraux, au romantisme, dans lequel la nature sauvage de céréales à travers le défrichement par le de l’embroussaillement, et donc réduisait puis l’abandon du charbonnage et la très faible et les paysages tourmentés occupent une feu (debbiu) ou le dessouchage (diceppu). l’occurrence des feux estivaux. industrialisation de l’île permettront le retour place centrale. Ces premiers visiteurs vont des ligneux, mais aussi l’embroussaillement contribuer à créer une image de la Corse et non contrôlé. des Corses dans laquelle le maquis et ses Ce mouvement historique de flux et de reflux, attributs naturels et culturels occupent une qui suit très précisément les mouvements place centrale. des hommes et de leurs activités, confirme la Au cours du XXe siècle, la place du maquis nature profondément anthropique du maquis. prend un cours patrimonial (Ollagnon, 1984) au moment même où les Corses s’éloignent I.3 Une qualification de l’île et se détournent des activités agropastorales. Il devient une référence « patrimoniale » : le maquis commune à l’importante diaspora insulaire. comme marqueur identitaire Loin du pays, la relation identitaire est ravivée par les essences du maquis à l’occasion de … ou comme ressource rares et courts retours au village. pour l’industrie touristique ? Au XXIe siècle, cette qualification par le regard Le maquis a fourni des matières symboliques du visiteur a peu changé, même si les registres et narratives particulières que l’on retrouve de cette qualification ne sont plus tout à fait abondamment dans la littérature française les mêmes. Aujourd’hui en effet, il s’agit plus

6 « Ces sauvages auxquels on donne complaisamment en Corse le nom de bergers, peuple de nomades dispersé sur Photo1 : Chèvres de race corse au maquis (© Photo : G. Michon) la face de l’isle sans d’autre but que d’exister » Feydel, Mémoires et coutumes des Corses, Chez Garnery, An VII de la République cité in Desideri, 2007. 7 Flaubert, Mérimée, Daudet, Dumas, Maupassant, Valéry, Loti, Vuillier, Forester, Campbell. 8 Cowen, Compton, Broders, Melling, Lear. 5 Petits feux contrôlés, allumés en fin d’hiver, pour nettoyer les sous-bois embroussaillés et stimuler les repousses, plus 9 « Pourtant, en cette fin du XIXe siècle, (...) la Corse, demeure conforme à l’image, solidement structurée, surtout dans la appétentes pour les troupeaux. deuxième moitié du XVIIIe siècle, que leurs visiteurs ont puissamment ensauvagée et diabolisée » Desideri, ibid. 254 255 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

du XXe siècle a accentué cette fonction car toujours pas réussi à qualifier positivement le elle a rendu une grande partie de l’espace maquis, au contraire : c’est plutôt le maquis autrefois occupé par les cultures péri- qui disqualifie l’élevage pastoral. L’intérêt villageoises disponible pour les troupeaux pastoral des parcours de maquis n’est (Lenclud et Pernet, 1978). L’emprise de vraiment reconnu que des seuls éleveurs, et l’élevage sur ces espaces s’est ainsi renforcée le pastoralisme est encore perçu comme une jusque dans les années 1980. Les systèmes forme d’élevage archaïque, imposée par la d’élevage pastoraux ont ensuite reculé au pauvreté des milieux, il est même décrit comme profit de systèmes d’élevage herbagers et une exploitation abusive de la nature « Notre sédentaires (Vallerand, 1985), avec une baisse berger reste fidèle à ses procédés d’élevage des exploitations laitières et l’extension d’un sous la forme extensive et déprédative du maquis dense qui se referme. libre parcours » (Simi, 1981). On oppose le Si la qualification patrimoniale du maquis, à pastoralisme à un élevage mettant en scène travers un entrelacement de composantes l’animal « à l’herbe ». La prairie (ces espaces naturelles et culturelles, a bien réussi, sa gagnés sur le maquis) symbolise la maîtrise qualification productive est loin d’avoir abouti alors que les parcours emmaquisés sont (à l’exception notable de l’apiculture, qui a toujours perçus comme « le produit du feu et réussi, à travers une action collective longue et de l’abandon des cultures » (Comité technique complexe, à valoriser des « miels de maquis – de coordination et d’étude du Plan, 1949), maquis de printemps, d’été et d’automne –, même si des travaux plus récents ont tenté Photo 2 : Maquis dense et forêt caducifoliée (© Photo : G. Michon) voir Sorba et al. 2016). Le pastoralisme n’a d’enclencher un processus de réhabilitation

d’une représentation de la nature corse à Avec l’avènement d’une économie résidentielle laquelle adhèrent tout à la fois les touristes, et de loisirs, le maquis est devenu central les insulaires résidents en ville et les Corses dans la construction de l’attrait touristique de de la diaspora. Le maquis constitue une partie l’île : derrière les plages, ce sont ces étendues significative du patrimoine paysager de l’île. Il « sauvages », « intactes », impénétrables, à s’agit d’un paysage non plus tourmenté, mais peine parcourues par des cochons qualifiés toujours spécifique et « naturel ». Même s’il eux aussi de « sauvages » et de vaches est peu décrit et fait l’objet d’un nombre très errantes, dans lesquelles l’errance est à la fois limité de publications scientifiques de la part promise et redoutée, qui font rêver les touristes des biologistes, le maquis est aussi devenu et leur font considérer l’île comme l’un des un élément majeur du patrimoine « naturel » derniers paradis naturels à portée de main. insulaire. Enfin, même si les images qui lui ont été attachées au cours de l’histoire sont I.4 Une qualification par les aujourd’hui reconnues comme caricaturales, le maquis, ses bergers et ses anciens bandits activités pastorales : un imprègnent l’identité « culturelle » corse. Cette milieu-ressource mal défini qualification patrimoniale multiforme fait du maquis un identifiant majeur de l’île, objet L’élevage pastoral a toujours été central dans d’attachements identitaires reconnus aussi les activités productives liées au maquis. La bien par les Corses eux-mêmes qu’à l’extérieur. déprise humaine sans précédent du début Photo 3 : Territoire pastoral d’un troupeau de chèvres (© Photo : E. Dormagen)

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II. Les qualifications du maquis à l’œuvre : cadres et critères

de la valeur du maquis, d’abord sur le plan maquis « en l’état » venant conforter l’image II.1 Le maquis ressource II.2 Le maquis ressource fourrager (Leclerc, 1985), puis avec la notion vendue aux touristes. de « valeur pastorale » considérée comme Cette même qualification naturaliste amène « naturelle » productive productive spécifiée par et le produit d’une combinaison complexe à traiter le maquis comme une végétation spécifiée par et pour le pour l’élevage pastoral ? associant le comportement et les aptitudes envahissante et menaçante (risques des animaux et du troupeau, la nature et d’incendies, menaces sanitaires), position tourisme l’abondance relative des espèces, le relief, et exacerbée après l’incendie de Chjatra du On trouve peu de choses dans les politiques II.2.1 Les cadres réglementaires la maîtrise des savoirs pastoraux par le berger 3 janvier 2018, qui, en plein hiver, a brulé touristiques qui visent spécifiquement le (Meuret et al., 1995 ; Meuret, 2010) des maisons du village, avec cette nouvelle de la qualification : un processus maquis, mais les orientations de ces politiques inquiétude : « Comment vivre en paix avec le d’indifférenciation du maquis vis-à-vis du maquis (l’écrin des plages et la Des typologies élaborées ces trente dernières maquis aux portes du village ? » nouvelle frontière des sports de nature) sont années identifient sous des intitulés divers Ce qui est questionné là n’est pas, comme on confortées par la vision naturaliste de celui- Les cadres réglementaires de la qualification (« pasteur cueilleur », « pasteur avec culture tente de le faire, la place d’un certain type de ci et les politiques de protection qui sont du maquis se déclinent depuis Bruxelles fourragère », « éleveurs sur parcours » ou végétation essentialisé dans l’aménagement attachées à cette vision. La Corse dispose jusqu’au territoire insulaire. On y note une très encore « éleveur avec territoire pastoral ») des du territoire, mais bien la place du maquis dans en la matière d’un dispositif de protection grande difficulté à différencier et à intégrer, formes pastorales fondées sur l’usage des les activités humaines. Le maquis peut-il être puissant et documenté, avec le Parc naturel donc à reconnaitre, administrativement maquis (Sorba et Aït Mouloud, 2014). Ces qualifié comme ressource productive ? Pour et régional de la Corse (PNRC), les Zones et réglementairement, les parcours dans formes s’appuient sur des savoirs pastoraux, par quelles activités ? Pour et par qui ? Ces naturelles d’intérêt écologique, faunistique la définition des surfaces « agricoles » et souvent marginalisés, délités et altérés au questions, encore sans réponse, renvoient et floristique (ZNIEFF) qui comprennent de « pastorales ». contact d’autres pratiques d’élevage, qui font à l’absence d’une politique de l’espace rural nombreuses zones emmaquisées – anciens Au niveau européen, le maquis est cité comme rarement l’objet de conseils techniques et en Corse et à l’absence d’une qualification pâturages, jardins et emblavures –, les zones l’une des catégories rentrant dans la définition d’enseignements adaptés. réglementaire du maquis. Natura 2000, des Zones d’importance pour des surfaces agricoles à vocation pastorale. Il Dans ces conditions, il apparait difficile la conservation des oiseaux (ZICO) etc. s’agit des : de qualifier le maquis par des pratiques Les points d’appui de la qualification sont - « Surfaces pastorales qui correspondent productives encore largement marginalisées. fournis en grande partie par l’objectivation à des milieux naturels et hétérogènes scientifique – inventaires de la biodiversité, (présentes depuis 5 années révolues ou Qu’elles soient naturalistes, patrimoniales ou documentation sur les espèces endémiques, plus) où la ressource fourragère herbacée historiques, les qualifications du maquis qui études sur la protection des habitats et des n’est pas toujours prédominante, et dont dominent actuellement donnent peu de prises espèces –, portée par des chercheurs et des la vocation agricole est assurée par des pour répondre aux enjeux contemporains. Elles collectifs de passionnés. pratiques locales établies. Ces surfaces orientent pourtant les politiques et les mesures Ces orientations vers la naturalisation sont recouvrent une diversité de paysage : prises au profit (ou à l’encontre) du maquis. renforcées par la qualification du maquis landes, garrigues, maquis, bois pâturés, Pour certaines instances, la qualification non plus seulement comme un écosystème parcours humides littoraux, pelouses, naturaliste du maquis (à la fois scientifique et sauvage, mais aussi comme un paysage, estives et alpages individuels ou collectifs » patrimoniale) justifie qu’on le traite d’abord un paysage qui à la fois sert de toile de (Ministère de l’agriculture, 2017). et avant tout comme un « écosystème à fond aux activités balnéaires, mais peut lui- Au niveau de la Collectivité Territoriale défendre » : un conservatoire naturel dont même devenir le support d’activités ludiques de Corse, le cadre est fourni par le Plan on assurerait (comment ?) la préservation (randonnées, excursions en quad, sports de d’aménagement et de développement pour conserver ses qualités intrinsèques (sa nature)10 à la faveur de pistes de plus en plus durable de la Corse (PADDUC). Dans le spécificité, son endémisme, sa biodiversité). nombreuses. PADDUC, la ressource pastorale du maquis Cette attitude rencontre l’assentiment des aménageurs touristiques, le maintien du 10 Nous en donnerons pour exemple la promotion en ces termes du domaine naturiste Bagheera (http://www.bagheera. fr.) : « Paysage et animal du maquis corse - Lors de votre séjour au Domaine naturiste de Bagheera, plongez au cœur du maquis corse » 258 259 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

est citée mais demeure indéfinie. Le PADDUC une composante productive. Un audit réalisé II.2.2 Les lectures des organismes une hésitation permanente sur les modèles reconnait : (i) « Les espaces stratégiques en 2009 par la Commission européenne techniques techniques à mettre en place ou à renforcer, agricoles (E.S.A., 105 119 ha), qui incluent les fait poindre le risque de la non-éligibilité des ainsi que sur la qualification de la ressource : espaces pastoraux présentant les meilleures parcours aux aides de la Politique agricole le maquis constitue-t-il une ressource Les organismes techniques gèrent le maquis « potentialités » (avec une définition fondée commune12. Jusqu’ici, les parcours étaient « naturelle » ou « agricole » ? Cette hésitation en fonction de cadres établis au niveau des sur potentialités agronomiques génériques : éligibles à hauteur de 40 à 50 % de la se traduit, entre autres, par une migration administrations, avec, nous venons de le voir, pente, profondeur, irrigation…) ; et (ii) « Les valeur des prairies. En 2011, il est décidé récurrente du service pastoral de l’office de des définitions réglementaires par défaut, espaces ressources pour le pastoralisme et qu’un hectare de parcours équivaut à un l’environnement vers l’office agricole. souvent tributaires de visions dominantes. l’arboriculture traditionnelle », eux-mêmes hectare de prairie sous réserve de satisfaire Par ailleurs, le pastoralisme s’invite Ces visions sont plurielles, mais le domaine divisés en deux catégories : à des critères de nature quantitative (nombre régulièrement dans l’actualité dans des d’indéfinition concerne moins le maquis lui- - « Espaces à vocation pastorale reconnus d’arbres, pourcentage de recouvrement termes souvent polémiques : il est associé même, ou la part pastorale du maquis, que le d’intérêt agronomique pour les systèmes de arbustif). Mais cette mise en équivalence se à la divagation des animaux, aux incendies, pastoralisme lui-même. production traditionnels » : 120 720 ha ; traduit par l’exclusion des parcours arborés. à la surabondance des aides publiques ou à Trois visions prédominent : - « Espaces naturels, sylvicoles et pastoraux : C’est en fait le maquis arboré, en tant que la dégradation des milieux. Le pastoralisme, - Une vision « agrariste », qui valorise espaces naturels, forestiers, arborés ressource pour l’élevage, qui est pointé du qui pourrait et devrait être la solution pour une essentiellement, voire exclusivement, agropastoraux ou en friche » : 631 900 ha. doigt. Sous la pression des organisations meilleure gestion des espaces de maquis, la culture de l’herbe et l’élevage Démunis devant cette inadéquation des professionnelles, une nouvelle catégorie devient un nouveau problème. Lorsque des sédentaire. Cette vision, souvent teintée définitions face à la réalité insulaire, ainsi que transitoire intitulée « parcours exclusivement objections sont formulées à ces critiques, d’évolutionnisme agraire, montre le devant la diversité des systèmes d’élevage ligneux » est créée pour maintenir un niveau elles s’appuient sur la défense d’une activité pastoralisme sur parcours forestiers comme et de la strate herbacée des parcours, les d’aide notamment aux éleveurs caprins. traditionnelle qu’il convient de préserver au un archaïsme à combattre : le maquis doit Services de la statistique agricole de la L’enjeu est de réintégrer pour partie le maquis nom d’un patrimoine culturel commun, et être remplacé, là où c’est encore possible, DRAAF (Direction régionale de l’alimentation non enherbé notamment arboré. En 2015, non comme une activité d’avenir en mesure par des « surfaces toujours en herbe ». de l’agriculture et de la forêt) procèdent à une une troisième catégorie est créée pour extraire de fournir des réponses aux problèmes des - Une vision « écopastorale » met en avant le agrégation des prairies et des parcours non des surfaces de maquis les « éléments non montagnes corses en termes d’occupation triptyque « ressources/race locale/conduite arborés sous l’intitulé « Surfaces toujours en admissibles » (diamètre des arbres, rochers, de l’espace, de préservation des milieux, et basée sur des savoirs locaux ». Il s’agit là herbe » (STH). Ce mode de calcul aboutit à litière de feuilles) du pourcentage de la de production de richesses dans des zones d’une vision qui emprunte beaucoup aux désigner sous ce terme 90 % du territoire surface éligible. Enfin, depuis le début de connaissant une forte déprise. études ethnologiques sur les systèmes pastoral des troupeaux caprins (Agreste, l’année 2016, la strate arborée notamment pastoraux insulaires (Pernet et Lenclud, 2013) tout en ignorant la strate arbustive et les chênes (qui composent une grande partie 1979 ; Ravis Giordani, 1985) et reste arborée ; une ressource pourtant consommée de la strate arborée du maquis) est requalifiée largement minoritaire. par les races locales et qui peut s’avérer en surface donnant droit aux aides du fait Ces références au pastoralisme « surfaces stratégique notamment en période de disette. des ressources fruitières et des ramées : pâturées selon des pratiques locales établies » On observe que faute d’une qualification « Les surfaces sont définies selon le taux de qui « devrait conditionner les aides publiques » fonctionnelle définie par les usages, c’est la recouvrement d’éléments non admissibles ne débouchent pas sur une spécification du dénomination même de maquis qui disparaît. (espèces non définies comme pastorales, maquis comme milieu-ressource. Mais ce sont les modalités d’éligibilité des litières, affleurements rocheux etc.). Si elles - Enfin, la vision « forestale » s’intéresse surfaces d’élevage aux aides de la PAC11 sont supérieures à 80 %, la parcelle n’est pas aux relations entre l’arbre et l’animal, se (Politique agricole commune) qui mettent en admissible », le tout accompagné de la liste rapprochant à la fois de la mouvance de évidence l’embarras de la puissance publique d’espèces non consommées par les animaux l’agroforesterie et d’une vision naturaliste du pour qualifier les parcours de maquis comme (non définies comme pastorales). maquis. La coexistence de ces trois visions maintient

11 Qui constituent une part importante du revenu des éleveurs : 250 euros / ha 12 Ces aides comprennent les Droits à Paiement Unique (aides découplées), les Indemnités Compensatrices de Handi- cap Naturel (I.C.H.N.) et les Mesures Agri Environnementales (M.A.E.) 260 261 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Conclusion

Emblématique des conditions d’existence des qui s’opère dans les milieux montagnards et qui ne parviennent pas à produire et à stabiliser Si cette requalification du pastoralisme, dont communautés villageoises de la montagne de ses conséquences environnementales et des modèles et les référentiels techniques dépend la requalification du maquis par le corse, le pastoralisme, et son corollaire, le touristiques. Bien au contraire, ses effectifs nécessaires. Et c’est finalement le cas des pastoralisme, échoue, le risque d’une orientation maquis, malgré leur ancrage historique et sont depuis l’après-guerre en régression décideurs politiques qui ne peuvent s’appuyer exclusivement naturaliste est grand. Cette culturel dans les territoires insulaires, restent constante, et plus récemment, la race locale sur les consensus professionnels et les prises orientation naturaliste rend difficile la conception fragiles, et leur avenir incertain. C’est surtout subit une érosion génétique qui remet en cause nécessaires pour projeter une politique durable d’une politique rurale qui intègre les activités l’élevage caprin qui souffre le plus de cette son avenir productif et l’installation de jeunes et partagée. agricoles et particulièrement pastorales. Si elle situation : malgré ses ressources et ses atouts, chevriers. À cet égard, la fragilité des qualifications permet aujourd’hui à l’apiculture de tirer son il ne parvient pas à tirer avantage de la transition du maquis du point de vue de ses usages épingle du jeu, elle ne pourra, par défaut de pastoraux tranche au regard de l’importance qualification des autres activités agropastorales et de la robustesse des classements et et des produits qui leur sont associés, que des catégories conçus pour qualifier les conforter la légitimité exclusive du tourisme composantes naturelles du maquis dans un comme seule et unique activité productive. registre environnemental. Le défi qui est aujourd’hui lancé est de réussir Pour penser les cadres d’un meilleur ancrage à transformer une ressource complexe – le du pastoralisme dans le maquis corse, et d’un maquis – en un bouquet de spécificités locales. ancrage durable du maquis dans les territoires Il s’agit de concevoir et de mettre en œuvre un insulaires, il convient de ne plus appréhender le travail collectif qui concerne autant l’intégration pastoralisme comme un archaïsme à l’origine d’entités disparates que la composition de de problèmes environnementaux ni comme une faisceaux d’activités à partir de ressources activité isolée des autres activités qui prennent significatives, c’est à dire l’agencement toujours le maquis comme ressource (l’apiculture, mais singulier de composantes humaines et non aussi la chasse, le tourisme), mais au contraire, humaines et qui intègre des entités biologiques, comme un moyen de donner une place aux physiques et biotechniques, des savoirs faire troupeaux corses et à leur ressource en intégrant individuels et collectifs, dans le but de construire la nouvelle donne agroécologique. et d’organiser des liens durables entre des Le changement cognitif à accomplir est productions et leur milieu dans le but de stabiliser complexe. Il prend pour objet des faits de des échanges locaux. culture et de nature, et pour support, l’usage productif de ressources dont le statut est Photo 4 : Sortie de chèvrerie vers un milieu emmaquisé (© Photo : E. Dormagen) devenu incertain. Ainsi, il s’agit de ne pas répliquer à l’identique les modes de conduite Nous assistons aujourd’hui à l’aboutissement des décideurs, mais le fait de deux marges qui structuraient les élevages du siècle dernier d’un processus de marginalisation ancien des impensées des politiques publiques appliquées sous peine de conforter les anciens stigmates rôles et des attributs assignés à une certaine aux milieux montagnards, qui mettent les associés à une conduite extensive. Mais il forme de pastoralisme et au maquis. Ce décideurs dans l’incapacité de penser de s’agit tout autant de ne pas se laisser tenter processus a pour effet l’absence d’un cadre nouveaux modes d’élevage pastoraux. par le modèle intensif dominant en Europe, peu socioéconomique et d’un statut technique et C’est le cas de l’action publique nationale ou pas consommateur d’espace, sous peine administratif spécifique à l’élevage pastoral et à et communautaire qui peine à stabiliser la de tourner le dos aux atouts spécifiques de sa ressource principale, le parcours de maquis. règlementation des aides aux surfaces de l’élevage corse (notamment la race locale) et Ainsi, la régression observée n’est pas l’effet parcours de maquis. C’est aussi le cas des par là même aux opportunités contemporaines d’un manque d’intention ni même d’attention organismes de recherche et de conseil insulaire (environnementales, alimentaires et climatiques).

262 263 Deuxième partie BIBLIOGRAPHIE Quand le générique génère du spécifique

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264 265 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Dans les montagnes des Aït Baâmrane, In the Aït Baâmrane mountains, hinterland of arrière-pays de Sidi Ifni, le figuier de Barbarie Sidi Ifni, the prickly pear tree has become a Chapitre 12 est devenu une culture qui domine le paysage, crop that dominates the landscape, implying impliquant une restructuration de l’espace et a restructuring of space and a reconfiguration une reconfiguration des rapports au territoire of the relationship to the territory and its Y’a-t-il un processus de construction d’une et à ses ressources. C’est une culture qui, resources. It is a crop which, despite its agro- malgré ses fonctionnalités agropastorales et pastoral functions and its integration into spécificité territoriale autour du figuier de Barbarie son intégration dans le système de culture des the farming systems, does not necessarily exploitations, ne correspond pas forcément à correspond to a vocation of the environment. dans les montagnes Ait Baâmrane (arrière-pays une vocation du milieu. Son origine étrangère Its foreign origin is locally attested, and the de Sidi Ifni) ? est localement attestée, et son histoire racontée history recalls the phases of its rooting, then rappelle les phases de son enracinement, puis its revelation as a resource and a local product de sa révélation comme ressource et un produit that can be promoted under the distinctive de terroir valorisable sous le signe distinctif sign of a PGI «Cactus des Aït Baâmrane» Mohamed Aderghal Majda Mourou Geneviève Michon d’une IGP « Cactus des Aït Baâmrane » that generates an entire sector. Behind this générateur de toute une filière agricole.transformation of the territorial role of the Université Mohamed V Université Mohamed V Institut de Recherche Derrière cette transformation du rôle territorial prickly pear tree, we note the effect of a public Laboratoire d’Ingénierie Laboratoire d’Ingénierie pour le Développement du figuier de barbarie, nous relevons l’effet policy that tries to turn it into a specific feature du Tourisme, Patrimoine et du Tourisme, Patrimoine et Gouvernance, Res- d’une politique publique qui tente d’en faire la of the Aït Baâmrane region, and the way to Développement Durable Développement Durable sources, Environnement, spécificité du pays Aït Baâmrane, et le moyen its development. However, the measures put Rabat, Maroc Rabat, Maroc Développement, UMR203 de son développement. Or les dispositifs mis in place and which would lead to the creation [email protected] [email protected] Montpellier, France en place et qui convergeraient vers une mise of a sector generating a shared added value [email protected] en filière agricole générant une valeur ajoutée do not seem to be achieving results. All the partagée ne semblent pas aboutir. Tous les observations converge to underline their partial constats convergent pour souligner leur échec failure, insofar as commercialization continues partiel, dans la mesure où la commercialisation to benefit the most entrepreneurial traders who Bruno Romagny Antonin Adam continue à profiter aux négociants les plus dominate the market. Among the farmers, Institut de Rechercher Institut de Recherche entreprenants qui dominent le marché. Dans the prickly pear tree generates significant but pour le Développement pour le Développement Spécificité le milieu des exploitants, en amont, le figuier irregular income, the consequences of which Gouvernance, Ressources, Laboratoire Population, locale de Barbarie, génère des revenus importants, in terms of social conflicts, particularly land Environnement, Environnement, certes, mais irréguliers, et dont le coût en conflicts, are also significant. The experience Développement Développement termes de conflits sociaux, notammentof cooperatives has not been as successful Montpellier, France Marseille, France fonciers, est aussi important. L’expérience des as it could have been, since they are subject coopératives n’a pas connu, non plus, une to the competition of private companies and [email protected] antonin.adam@gmail. Produits réussite optimale, car elles sont soumises à informal trade networks. This article intends to com de terroir la compétition des entreprises privées et des provide insight into the trajectory of a culture circuits de commerce informel. Cet article which, after being rooted in the territory and compte apporter un éclairage sur la trajectoire constituting an element in the system of social Enracinement d’une culture qui après avoir été enracinée representations, is struggling to become a dans le territoire et constitue un élément dans specific characteristic of a space demarcated Filière le système des représentations sociales, peine for the goals of local development. à devenir une spécificité d’un espace délimité Ancrage agricole pour les besoins du développement local.

266 267 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Introduction I. Le territoire des Aït Baâmrane à l’heure des politiques de développement local

Dans le contexte méditerranéen, les individus, de leurs savoir-faire et expériences La région est une montagne littorale du sud- extension fulgurante, jugée parfois comme sociétés paysannes se sont reproduites à à cette construction. Et c’est ce qui permet de ouest du Maroc, à la jonction entre l’Anti étant l’expression d’une tendance à en faire travers le temps en apportant des réponses comprendre les nuances des paysages, des Atlas et les vastes étendues sahariennes, la monoculture dominante reléguant dans d’adaptation et de dépassement des occupations du sol, des types et des variétés où l’écosystème arganier a dans la durée un rôle annexe l’arganier, le troupeau, les contraintes climatiques, économiques des cultures et des arbres, des types et des conditionné l’enracinement d’un peuplement céréales et l’abeille. Nous cherchons donc et politiques. Au Maroc, pour chaque variétés des races animales, qui constituent d’éleveurs agriculteurs, tournés vers à comprendre, si au-delà de la polémique communauté, les réponses se matérialisent le fondement matériel des systèmes agraires l’émigration, et qui partageaient une partie du autour des avantages et inconvénients de la dans tous les cas par le développement de d’un territoire, selon l’échelle à laquelle on se territoire, sur la base d’ententes intertribales, monoculture dans une région de montagne, pratiques de gestion et d’exploitation des place. avec des nomades sahariens. Si autrefois, de tout temps consacrée à la polyculture, il ressources disponibles sur les lieux qu’elle Par ailleurs, et en dépit de leur cloisonnement le territoire tirait sa spécificité de l’usage y a recentrage des systèmes de production occupe directement ou sur lesquels elle a apparents, même les territoires d’arrière-pays, agro-sylvo-pastoral des forêts d’arganier, sur la culture de la figue de Barbarie ? Et si un droit d’usage. Ces pratiques prenaient les plus excentriques, géographiquement, des terres cultivées, des abeilles et de la c’est là une culture dont l’enjeu a engendré la en compte la labilité des ressources, et étaient, et continuent à être traversés par mer, actuellement ce substrat agraire est formation de collectifs d’acteurs, exploitants imposaient une forme d’organisation sociale des flux d’échanges, de produits, d’hommes, transgressé par le figuier de Barbarie. Culture et autres, qui ont l’intention de porter le projet et spatiale qui se fondait sur la mobilisation d’idées et d’informations, vecteurs de déjà présente dans le paysage, elle a pu aussi de son ancrage territorial, d’en faire l’emblème des ressources foncières et hydriques, et changement social, économique et technique, se tailler une place prépondérante dans les qui donne à voir et à représenter le territoire garantissait la fonctionnalité du système dont le résultat peut être la rupture avec une systèmes de production. C’est une culture Aït Baâmrane ? agro-sylvo-pastoral. Cette forme de rapport pratique agraire, l’adoption d’une innovation. qui a connu durant les dernières années une étroit établi avec les ressources passait C’est pourquoi, il n’y a pas d’ordre agraire pour être une caractéristique structurelle immuable, et c’est pour comprendre ces Figure 1 : le territoire Aït Baâmrane et localisation de la zone d’étude. des systèmes agraires traditionnels, pour la dynamiques des systèmes agraires dans qualification desquels la notion de genre de leur rapport au territoire dans le cas de la vie est souvent utilisée. On parlait alors de montagne des Aït Baâmrane dans l’arrière genre de vie pastoral, nomade, semi nomade, pays de Sidi Ifni, que la notion de spécificité est transhumant, agropastoral etc. Or c’étaient là convoquée. Dans ce cas précis, le figuier de des généralisations qui occultaient la diversité Barbarie n’est pas une ressource endémique, et la complexité des réalités agraires au niveau comme c’est le cas de l’arganier. Sa présence méso et micro géographiques des régions ancienne dans la région, s’inscrit dans une considérées. Si on admet que l’espace, trajectoire que l’on retrouve dans différentes comme le paysage, est une construction régions du pays. Il s’agit donc dans cet article sociale, devient nécessaire alors, la prise de voir s’il y a lieu de parler, à son propos, de en compte à la fois des facteurs structurels, l’existence d’un processus de spécification. milieux et héritages culturels, et des facteurs L’article se base sur les travaux de contingents relatifs au déroulement historique recherche collective et d’une thèse en des rapports des groupes et des individus aux cours1, observations de terrain, enquêtes et ressources et au territoire. Et dans ce registre entretiens, menés, au niveau des territoires de on ne peut pas s’arrêter à la dimension holiste Mesti et Sbouya2. du groupe social, en occultant l’apport des

1 Majda Mourou : « La gestion des ressources agro-sylvo-pastorales dans la montagne marocaine entre le poids de la tradi- tion et les nouvelles stratégies des acteurs. Une approche comparative entre le Haut Atlas oriental (Zaouia de Sidi Hamza) et le pays des Aït Baâmran (la région de Sidi Ifni) », thèse en co-tutelle, co-dirigée par M. Aderghal (UMV de Rabat) et B. Moiso (UPV Montpellier 3), ayant en partie bénéficié de financement dans le cadre du projet ANR. Med In Local. 2 Deux communes de la province de Sidi Ifni 268 269 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

I.1 Le figuier de Barbarie difficiles du milieu, en tirant un avantage du - les parties intérieures des versants ou on I.2 Le figuier de Barbarie, moindre recoin favorable. Ce qui manifeste remarque encore les traces d’une agriculture dans l’organisation de une connaissance avancée à la fois des autrefois pratiquée sur des parcelles une culture ancienne l’espace nuances environnementales du milieu, et des aménagées, délimitées par des murets en capturée par les dispositifs pratiques et techniques de production. Le pierre sèche « gharamen », qui servent à des politiques publiques de L’arrière pays de Sidi Ifni correspond à ce capital cognitif investi dans le maintien et la capter l’eau des pentes et éviter l’érosion. Le que les géologues identifient comme étant reproduction de l’agro système, se lit à travers paysage actuel y est caractérisé soit par une développement agricole une boutonnière précambrienne située à la diversité des paysages qui témoignent de spécialisation dans la culture du cactus, soit l’extrémité ouest de l’Anti Atlas, constituée l’antériorité de formes anciennes de mise par une polyculture qui associe ce dernier à En tant que culture introduite de l’extérieur, sa dans les substrats, schisto-gréseux, en valeur, aujourd’hui en régression, sous l’élevage et à l’arganier ; présence renvoie à deux moments de l’histoire granitiques et volcano-détritiques. Un relief l’effet de l’exode et des migrations. Il est - les terrasses alluviales des fonds des vallées, agraire de la région. Le premier moment très accidenté sectionné par des vallées aux aussi révélé par le type de relation entretenu aménagées en champs cultivés, autrefois ancien remonte au temps où le figuier de versants pentus et peu couverts de dépôts avec l’environnement, dont les toponymes et irrigués grâce au captage des eaux de Barbarie fut importé des îles Canaries par des colluvionnaires. L’ensemble constitue un patronymes évoquent un sens, pas seulement crues (ElFaid) à partir de petites retenues de pêcheurs d’un lignage saint andalou (Simenel, promontoire dominant une plaine littoral de l’appropriation mais également de l’usage dérivation (ougoug) (Barathon et al, 2010) ; 2010), d’où son nom vernaculaire Aknari. étroite. Dans ce contexte cristallin, le climat de l’espace (Simenel, 2010). Dans la partie - les terres d’altitude, à plus de 700 m, sont Pendant plusieurs siècles, il s’est accommodé est marqué par une aridité prononcée, sauf au ouest de cet arrière pays, correspondant occupées par la forêt d’arganier, par endroit avec le système agro-sylvo- pastoral grâce niveau des endroits touchés par le brouillard aux territoires des communes de Mesti et associée au figuier de Barbarie, à l’euphorbe à ses multiples fonctionnalités, alimentaire, marin fréquent dans la région. C’est un milieu Sbouya, la distinction entre plusieurs terroirs, et aussi à des cultures céréalières. C’est en fourragère et aussi de mise en défens des où se sont développées des formations basée sur une prise en considération des lisière de la forêt d’arganier que sont relevés champs cultivés contre la divagation des végétales, arbustives et herbeuses bien variations naturelles, implique une répartition les principaux noyaux d’habitat fixe, ce qui animaux. adaptées, arganier et euphorbe, qui sont la des cultures pratiquées selon leur capacité témoigne d’une densité de peuplement plus Mais son extension est restée limitée, et partie la plus visible d’une riche biodiversité. d’adaptation. Seul le figuier de Barbarie élevée, comparée à celle d’autres sections l’on peut même dire qu’en cela le pays Aït En contrepartie, topographie et climat sont marque le paysage dans les quatre terroirs du territoire. Baâmrane rejoint les autres régions du Maroc des contraintes majeures à l’extension des traditionnellement distingués : Ce caractère ubiquiste du figuier de Barbarie qui à la même époque ont vu l’introduction terres favorables à l’agriculture. On ne la - la plateforme littorale qui correspond à une dans le paysage témoigne d’une adaptation de cette nouvelle culture. Peu d’éléments trouve développée que là où des conditions bande côtière étendue sur plus de 50 km, écologique multiforme, mais surtout de sa dans l’histoire de la région nous permettent topographiques localisées, concavité mais étroite, abritait les terres collectives des polyfonctionnalité, qui le rend utile dans d’arriver à comprendre le rôle social et médiane ou basale du versant, terrasses tribus des Aït Baâmrane, et avait une fonction différents usages alimentaires et fourragers, économique joué par cette culture dans son alluviales d’un fond de vallée, ont permis la essentiellement pastorale. Son occupation au même titre que les autres cultures, mais rapport avec les autres éléments du système présence de sols labourables, malgré leurs périodique par les nomades venus du sud aussi non alimentaires, ce qui l’en distingue. de production. Mais en partant de certains profils peu évolués. Mais ces contraintes n’a pas favorisé la fixation de l’habitat. indices paysagers et relatifs aux fonctions structurelles du milieu géographique n’ont Actuellement la plaine littorale connaît le attribuées actuellement à ce type de culture, pas empêché l’enracinement du peuplement développement de quelques infrastructures on peut comprendre ce rôle et même aller et l’édification d’un système agraire touristiques, informelles, et les terres au-delà, pour voir comment le figuier de composite, fondé principalement sur l’élevage collectives font l’objet de litiges et de conflits Barbarie contribuait à la spécification du extensif, forestier et nomade, la céréaliculture, opposant différentes communautés, d’une pays Aït Baâmrane avant son développement l’arganier, l’apiculture et secondairement part, et ces dernières à des spéculateurs durant les dernières décennies. C’est-à-dire le figuier de Barbarie. C’est un système fonciers externes, de l’autre. C’est sur les quand la culture est devenue un support de apparenté à la polyculture de montagne, versants dominant cette plate-forme que se l’action de l’État, d’abord pour la défense et qui renvoie à une occupation ancienne de sont développées de nouvelles plantations la restauration des sols, ensuite pour être à l’espace et à une adaptation aux conditions de cactus ; la base des projets de développement local.

270 271 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

II. Figuier de Barbarie, arganier, apiculture, céréaliculture, élevage : concurrence ou complémentarité ?

L’expansion du figuier de Barbarie dans la familiale et aussi salariale de juillet jusqu’à II.1 Figuier de Barbarie II.2 Figuier de Barbarie région de Sidi Ifni s’est fortement développée septembre. C’est aussi un produit dont à partir des années 1980. Si, dans un premier 56 % de la production est commercialisée au et arganier, une contre céréaliculture temps, l’action publique avait surtout pour niveau de la province de Sidi Ifni, et des flux complémentarité objectif la lutte contre la désertification, dans importants connectent le pays Aït Ba’amran Compte tenu du stress hydrique que connait un deuxième temps, l’orientation vers la avec les métropoles nationales, notamment écologique et la région des Aït Baâmrane, la céréaliculture valorisation du produit s’est confirmée dans le Casablanca. socioéconomique est aléatoire, ses rendements ne sont pas cadre du Plan Maroc Vert. D’une ressource essentiellement mobilisée réguliers, et ne permet pas la production de Mais cette succession dans le temps de deux comme fourrage, ou comme élément de Il est remarquable que sur le plan écologique surplus commercialisables. C’est aussi une types de politiques publiques a eu un effet clôture, le figuier de Barbarie est aujourd’hui l’arganier et le figuier de Barbarie cohabitent culture mobilisatrice d’une main-d’œuvre cumulatif en termes d’impacts sur le socio- le pivot de toute une économie locale tournée (Genin, 2015). Le cactus est favorable pour familiale, qui n’est plus disponible, attirée par agro-système préexistant. Dans une région, vers l’extérieur. Devenue dominante sur le la régénération de l’arganier, à travers les l’émigration. Plusieurs des terres céréalières souffrant d’une vulnérabilité structurelle, plan paysager dans certains terroirs, elle a apports en minéraux, l’amélioration du sol sont abandonnées, car en situation dégradée le cactus, en plus de sa fonction de aussi gagné une position plus centrale au et la protection contre le bétail. De plus, les par l’érosion, ou mise en friche par manque restauration de l’équilibre des terres, permet niveau des systèmes de production. Mais agriculteurs rencontrés sur place admettent de main-d’œuvre. On ne peut donc pas d’augmenter leur productivité, et participerait s’agit-il là d’éléments suffisants pour parler de que les fruits issus des vergers qui contiennent attribuer de façon catégorique la régression à l’amélioration des revenus des familles, qui monoculture et de spécialisation de la région aussi l’arganier sont de meilleure qualité. Cela de la céréaliculture à l’extension du figuier de viendraient s’ajouter à ceux de l’émigration dans la production du figuier de Barbarie, peut être expliqué par le compostage du Barbarie. Ce dernier a, au contraire, constitué et de la pluriactivité. Sa mise en terroir par rompant avec la polyculture, arganier, élevage, feuillage de l’arganier comme fumier naturel une aubaine pour les exploitants, car il a permis le PMV n’a fait qu’étendre sa présence sur céréaliculture, apiculture. Par monoculture permettant une meilleure santé de la plante. de revaloriser des terres qui étaient jusqu’ici plus de terres pas forcément dégradées, et nous entendons ici, une culture dominante qui La population constate aussi que certains peu rentables. Ce qui s’est répercuté sur la introduit de nouveaux dispositifs dans le but devient une spécialisation des exploitations, insectes, des oiseaux, des mammifères valeur de la terre, devenue un enjeu autour d’organiser la filière. et ne possède que peu d’interactions avec sont revenus. Au niveau de la production, duquel les rapports sociaux inter et extra C’est une culture qui a gagné en superficie, les cultures qui lui préexistaient et qu’elle a les calendriers de travaux s’articulent au claniques se sont recomposés (Mourou et al, puisqu’elle couvre 50 000 ha, une part tendance à éliminer. Il est donc important de mieux. L’arganier est présent uniquement sur 2018). Mais les exploitants n’observent pas importante de la SAU au niveau provincial, voir comment, dans les combinaisons agraires les hauts de versants et dans les zones en tous la même position quant à la gestion du et 80 % de ces superficies sont situées actuelles, se fait l’interaction de la culture du montagne éloignées de l’océan où la variété rapport céréaliculture/figuier de Barbarie. Dans dans les communes de Mesti et Sbouya. Ce figuier de Barbarie avec les autres cultures. précoce du cactus se développe. La saison de les exploitations où l’élevage est réduit, on mouvement d’extension des cultures, s’est récolte des figues dure de juillet à août, juste relève une tendance chez le chef d’exploitation accompagné d’une hausse de la production avant la récolte d’argan qui commence mi- à vouloir reconvertir toutes les parcelles ayant atteint plus de 180 000 tonnes, selon le septembre. Au niveau de la commercialisation, possédées en cactus ; alors que ceux qui site AgriMaroc.ma. les coopératives de figuier de Barbarie vendent continuent à pratiquer l’élevage comme Au niveau des exploitations les gains en les produits dérivés du fruit de cactus (jus, activité principale, préfèrent limiter la présence surface du figuier de Barbarie se sont confiture et yaourt) en plus de l’huile d’argan. du cactus sur leurs terres, et le pratiquer en répercutés sur les techniques et les pratiques Les femmes enquêtées3 ont déclaré que les association avec l’orge, les deux cultures de production. Il y a d’abord la tendance à touristes viennent chercher l’huile de pépin de considérées comme source alimentaire pour faire du figuier de Barbarie une culture de plein figue mais ne la trouvant pas à la coopérative, le cheptel. champ, en remplacement de la céréaliculture, se rabattent sur les produits de l’argan, huile et puis ensuite sa fertilisation par des apports en autres dérivés, présents sur les étalages. fumier, ce qui renforce ses liens organiques avec l’élevage. La récolte, compte tenu de la diversité variétale, occupe une main-d’œuvre

3 Enquêtes et entretiens réalisés par M. Mourou, doctorante au LITOPAD 272 273 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

II.3 Figuier de Barbarie et cheptel. Cette interaction était maintenue tant est bien visible sur le plan paysager au niveau que le figuier de Barbarie n’est pas devenu une de différents terroirs, mais son intégration dans apiculture, la cohabitation culture invasive, et tant que l’élevage était une l’exploitation ne se fait pas partout selon les difficile activité généralisée. Or la transformation des mêmes modalités, selon que l’exploitant est systèmes de production durant les dernières présent sur place ou absentéiste, de même sa Pour les apiculteurs de la région, le miel produit décennies, due à la succession des années de valeur marchande, n’est pas partout la même. par les abeilles qui butinent dans le cactus n’est sécheresse et à la déprise démographique, ont Des facteurs pédoclimatiques locaux, liés à pas de bonne qualité. Ils soulignent toutefois eu pour conséquence la réduction de l’effectif l’humidité générée par le brouillard et à la qualité que l’extension de la culture de cactus a eu du cheptel, et l’abandon de l’activité d’élevage des sols, apportent des nuances de taille entre des conséquences écologiques positives sur la dans sa forme extensive par de nombreuses différents terroirs (Cardon, 2017), Mais c’est au faune et la flore, dont a profité l’apiculture pour familles. Parmi ces dernières, certaines se niveau du rapport à la propriété que le cactus se développer. Mais ils voient en même temps sont converties dans la pratique du cactus, a eu le plus d’impact, dans la mesure où il a que leur activité est menacée, car l’aubaine associant ses revenus à d’autres revenus issus contribué à l’accélération d’un mouvement de de l’enrichissement floristique dû au cactus d’activités non agricoles ou de l’émigration. Il mélkisation4 des biens familiaux, à des sorties peut se transformer en malédiction. À cause y a eu segmentation de la société locale, en d’indivision, et à une reconfiguration des de cette flore mellifère, la région est devenue deux groupes qui n’ont pas le même rapport modes d’exploitation et du mode de faire valoir attractive pour des apiculteurs transhumants au figuier de Barbarie. Pour les éleveurs, son des terres entre propriétaires, associés et/ou issus des régions lointaines, à la recherche de extension constitue une entrave à la mobilité locataires. bon pâturages, dont les conséquences sont la du troupeau, sur des zones anciennement pression sur la ressource et le risque d’invasion réservées au parcours. Ce que les exploitants de nouvelles espèces d’abeilles au détriment reconvertis dans la pratique du cactus, dont de l’abeille locale. L’extension du cactus dans certains sont absentéistes, dénoncent, chaque les champs, selon la technique de plantation fois que les animaux divaguent et empiètent adoptée par les services agricoles et forestiers, sur les champs de cactus. Ce rapport au figuier constitue une menace contre la pérennité de de Barbarie dans sa relation avec l’élevage, est certaines espèces végétales mellifères, comme source de conflits entre les deux catégories, l’euphorbe ou le jujubier. Plus récemment, les parfois constitués par des familles du même ruchers transhumants sont pointés du doigt clan ou du même douar. comme étant à l’origine de la propagation de Il est donc important de souligner que la cochenille dans la région. l’extension du figuier de Barbarie a entrainé une perturbation du système agro-sylvo-pastoral qui a longtemps vécu sur la combinaison II.4 Le cactus entrave à la dans le temps et dans l’espace de ressources mobilité du troupeau complémentaires, toutes mobilisées pour le bien être du troupeau, principale source de revenus L’élevage est, traditionnellement, considéré pour les exploitants. Mais cette perturbation comme l’activité de base des familles Aït n’a pas entrainé un abandon total du système. Baâmrane, autour duquel s’articulaient les À travers les interactions entre figuier de autres activités qu’elles soient liées à la Barbarie et autres cultures dont l’élevage, on céréaliculture ou à la forêt d’arganier. Dans remarque que le système se reproduit sur la ce système, nous avons vu le rôle affecté base de nouvelles combinaisons qui ne sont au figuier de Barbarie dans l’alimentation du pas toutes agro-sylvo-pastorales. Le cactus

4 Privatisation de la propriété 274 275 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

III. Une spécificité locale entre enracinement agraire et mise en filière

Une spécificité locale ne peut pas se déduire de explique comment le figuier de Barbarie fait contigus, donne des fruits qui sont ramassées certaines règles. C’est aussi par le troc sur les la valorisation d’une ressource, si les acteurs partie du domaine qu’il qualifie de laïc, nous par le propriétaire de chaque champ, ou produits dérivés séchés du figuier de Barbarie sont dépourvus de toute intentionnalité pour comprenons du monde du tangible et de la utilisés par les abeilles de l’un et l’autre. Une qu’étaient consolidés les liens entre les Aït œuvrer au développement du territoire. rationalité, opposé au monde dominé par la pratique qui peut s’interrompre en cas de Baâmrane, éleveurs cultivateurs montagnards, Souvent le processus de spécificationprésence des esprits, notamment la forêt. Le conflit de voisinage. Cette fonction de clôture et les nomades sahariens. est assimilé à un ancrage territorial d’une figuier de Barbarie relève aussi des produits servant à matérialiser un droit de propriété, on Sa dimension enracinée, renvoyant une ressource existante et révélée et/ou introduite. qualifié de « beldi », c’est-à-dire auxquels la retrouve également au niveau des parcelles image du territoire vers l’extérieur, est relevée Dans tous les cas, elle constitue l’œuvre sont rattachées des valeurs d’identification péri-forestières, gagnées sur la forêt, ou aussi à travers deux indices de taille. Le d’acteurs qui ne sont pas nécessairement du de qualités de savoir-faire, qui ont aussi valeur revivifiées après avoir été abandonnées. Dans premier est relatif à l’existence de moussems cru (Aderghal et al., 2017). identitaire, d’où d’ailleurs la désignation des ce cas, la disposition de la ligne du figuier de anciens dédiés au figuier de Barbarie, dont Dans le cas des Aït Baâmrane, le figuier de variétés Aissa, Moussa et Acherfi, selon leur Barbarie se confond avec celle des courbes de la célébration est locale. Chaque entité Barbarie a d’abord représenté une culture autochtonie, et par conséquent opposés, à ce niveau, c’est à dire transversale par rapport à communautaire, Sbouya, Mesti et Tighouza, introduite qui a porté son influence au niveau qui viendrait de loin, assimilé dans tous les cas la ligne de pente sur les versants. On suppose devenues communes rurales, avait son de la morphologie des paysages, ainsi qu’au au « Roumi ». On ne peut que souligner à cette dans ce cas que la fonction dépasse la moussem particulier. Le deuxième relatif à niveau du fonctionnement des systèmes de occasion ce rapport au figuier de Barbarie, qui simple distinction des champs des différents l’émission durant les années soixante du siècle production. Il a donc une épaisseur historique se fonde sur une image paradoxale, d’être une propriétaires ou par rapport à la forêt, pour dernier, de timbres de poste représentant le indéniable qui ne peut faire patrimoine culture allochtone, dont le berceau d’origine est englober aussi une fonction de protection des figuier de Barbarie emblématique de Sidi Ifni, qu’associé avec d’autres cultures qui font situé en pays chrétien5, et d’avoir les faveurs de sols contre l’érosion par ruissellement. Cette alors enclave espagnole jusqu’en 1969. système. Or dans le discours actuel, comme la communauté pour être un produit « beldi », présence du figuier de Barbarie dans divers dans les projets mis en œuvre on relève une autour duquel existe une sorte de communion espaces ne se traduisait pas par une extension sorte de focalisation sur le figuier de Barbarie qui fait terroir6. « Les saints ont apporté l’islam surfacique importante, mais sa morphologie III.2 Le modèle exogène de allant dans le sens d’une occultation des en même temps que les produits de terroir » linéaire a donné naissance à des éléments autres cultures et une simplification d’une (Simenel, 2012, p. 177), avant le terme dirions de paysage fermé, enclos, caractéristique mise en filière du figuier de réalité agraire complexe. nous. Et c’est ce qui donne à la figue de des vallées montagnardes méditerranéennes, Barbarie mis en échec Plusieurs indicateurs attestent que le Barbarie la dimension d’une culture enracinée quoique nous soyons ici en bordure du désert. figuier de Barbarie portait en lui et dans les qui fait aussi la spécificité du pays Aït Baâmrane. Comme ailleurs dans la campagne marocaine, fonctions qu’il remplissait, les éléments d’une Dans le paysage elle a une morphologie linéaire chez les Aït Baâmrane, le figuier de Barbarie Dans le cadre du Plan Maroc Vert (PMV), pilier patrimonialisation inconsciente. Il y a lieu et caractérise plusieurs espaces. Le sens occupait un rang secondaire, en terme de II relatif à l’agriculture solidaire, les actions de parler d’un enracinement endogène et donné à sa présence dans chaque espace valeur marchande, par rapport au troupeau menées correspondent à un modèle déjà d’une participation à la caractérisation et la n’est pas le même. Dans les lieux habités, elle caprin, à l’arganier ou à l’abeille. Nous appliqué ailleurs, pour d’autres produits de spécification d’un territoire. sert à démarquer l’espace domestique, privé, considérons que sa fonction matérielle, terroir. La période de mise en œuvre du projet interdit, voire sacré, comme il est d’usage d’aliment, de fourrage, de ligne de démarcation de valorisation du cactus, d’une enveloppe dans les régions pastorales où l’habitat est entre différents espaces et propriétés, est budgétaire de 93 millions de Dirhams, couvre III.1 Le processus souvent dispersé. Mais comme les lieux dans doublée d’une fonction symbolique. C’est la période entre 2010 et 2017. un espace ne sont pas seulement gérés par la une culture dont le produit est d’accès régulé, C’est un modèle qui s’articule autour de d’enracinement endogène symbolique des imaginaires religieux ou autre, géré aussi par des considérations religieuses, trois approches, la première géographique, achevé les espaces ouverts au figuier de Barbarie ont sert dans la régulation des rapports sociaux concerne l’identification du produit et son aire donné lieu à la formation de vergers horticoles, entre voisins, et entre groupes lointains. Dans géographique ; la deuxième économique, où l’accès au fruit est censé rester restreint à la ce sens on peut considérer que la gratuité de implique la mise en filière du produit, sa Dans son travail sur les Aït Baâmrane, parlant famille. La ligne de figuier de Barbarie sert aussi l’accès aux fruits était gérée par une sorte de labellisation (création d’IGP), son intégration du « beldi » et du « roumi », Simenel (2012), de clôture, séparatrice entre deux champs consentement inscrit dans le registre de la dans une niche agroindustrielle, la troisième convivialité, tant que le collecteur respectait relève de l’ingénierie sociale : elle s’intéresse à

5 Ailleurs elle est nommée figue des chrétiens, en amazigh « tazart iroumiin », en arabe « Karmous Annasara ». 6 Le terroir est ici compris dans le sens d’une construction sociale communautaire. 276 277 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

la création de coopératives agrégées dans un 2017). Pour les coopératives, comme pour préfèrent commercer avec les grossistes, Ces festivals sont souvent la réplique de ce GIE. les société privées, il s’agit de la fabrication, même si parfois, ils leurs proposent des prix qui se fait ailleurs pour d’autres produits et L’identification de ces trois approches ne à partir des fruits non consommables, des désavantageux. dans d’autres territoires, avec une absence signifie pas qu’elles se déroulent dans une produits dérivés à haute valeur ajoutée, huile Ces éléments attestent de l’échec d’un d’ancrage dans les douars, contrairement succession de moments, mais constituent de graines de figue de Barbarie, poudre de modèle de mise en filière du figuier de Barbarie aux moussems autrefois. les constantes du modèle, dont la mise en nopal, filets de raquettes de cactus, des qui ne peut constituer à lui seul la spécificité application suit des parcours complexes, dont tisanes, du shampoing, savon artisanal, des de toute une région, et que souligne un la reconstruction n’est pas facile. crèmes pour le visage, de l’huile essentielle, rapport de la Cour des comptes. « La visite La conception de la filière du figuier de Barbarie, destinés au marchés national et international. sur place du projet de valorisation du cactus concerne essentiellement le conditionnement, Parallèlement à ces circuits mis en place par Aït Baamrane rattaché au DPA de Sidi Ifni a la mise à la norme du produit, pour intéresser l’administration, et dont le fonctionnement révélé que l’unité qui a très peu fonctionné la grande distribution moderne. Après est soumis aux normes bureaucratiques, depuis sa mise en service en 2012, est en état des difficultés de démarrage, une unité de et par conséquent peu flexibles et parfois d’arrêt d’activité. UCV8 dimensionnée pour conditionnement d’une capacité de 10 000 entachées d’opacité, existe un circuit de recevoir et traiter 10 000 tonnes de fruit de tonnes, est mise en location au profit d’une commercialisation informel du cactus. Il cactus par saison de 5 mois, n’a pu tourner société privée. Elle est censée commercialiser s’agit des ventes directes des exploitants qu’à raison de 1 à 4 jours par an depuis son le figuier de barbarie avec le label IGP « Cactus sur les places de marchés locaux, ainsi que inauguration en 2012. Selon le GIE “Cactus Aït Baâmrane», collecté auprès de producteurs des productions vendues aux intermédiaires Aït Baâmrane”, cette situation serait due à locaux. Mais ces derniers manquent collecteurs qui travaillent pour le compte plusieurs facteurs dont le manque de fonds, d’enthousiasme pour livrer leur production à de grossistes ou semi-grossistes, issus de la non préparation des GIE à la gestion des l’unité, jugeant peu avantageux les termes du Casablanca et d’autres villes du nord. C’est unités et au marketing des produits ainsi contrat qui leur est proposé.7 là une forme de commercialisation ancienne que la non adhésion des producteurs qui Une partie de la production passe par les dans la région, qui persiste et présente une préfèrent vendre leurs productions sur les coopératives, fédérées dans le Groupement concurrence ardue pour les coopératives, champs et être payés immédiatement au d’intérêt économique « Cactus Aït Baâmrane», compte tenu de la ténacité des commerçants lieu de la vendre au GIE » (rapport Cours des auquel sont associés des sociétés privées. dont la présence devient influente dans comptes, en ligne, non daté ). C’est ce même GIE, représenté par trois les douars et instaurent leur contrôle sur le Dans ce cas, il est difficile de parler d’une coopératives ‘’Sobbar Mesti’’, ‘’Lahouafi, marché (Pasquali, 2017). convergence des objectifs des différents Afoulki’’, et trois entreprises privées ‘’AZLF’’, Le processus de valorisation du figuier de acteurs vers un projet de territoire et la ‘’Sahara Cactus’’ et ‘’Talat Ikhs’’ qui sont à Barbarie s’est matérialisé par une multiplicité mise en place d’une action collective. l’origine de la demande de l’IGP « Figue de des acteurs, et une filière segmentée. Cet éclatement des initiatives nous Barbarie Aït Baâmrane ». Cette dernière met Des éléments factuels rassemblés, nous incite à qualifier la spécificité locale que sous label les deux variétés Moussa et Aissa déduisons un manque de maitrise du produit, représente le cactus des Aït Baâmrane, dans une aire géographique regroupant neuf l’existence d’une concurrence ardue pour d’objet d’un discours apologétique d’une communes du cercle de Sidi Ifni (province du le contrôle de la production, et la capture politique publique, désincarné par rapport même nom) et deux communes de celui de de l’essentiel de la valeur ajoutée par les à une réalité complexe et fragmentée. Une Ksabi (province de Guelmim). négociants du fruit et ses dérivés. Parmi tous spécificité remise sur le tapis à l’occasion Parmi les coopératives, quelques unes les acteurs intervenants, les producteurs, des festivités annuelles, les festivals de seulement sont fonctionnelles, dont la souvent des chefs d’exploitation familiale, l’Aknari organisés autour du produit, qui coopérative féminine de Sbouya qui regroupe peu informés des prix, agissant hors circuit engage l’administration, les collectivités une cinquantaine d’adhérentes (Pasquali, du GIE, dans le besoin d’argent frais, territoriales et les acteurs de la société civile.

7 www.leseco.ma/ (9 aout 2018) 8 L’Unité de conditionnement 278 279 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Conclusion

De ce qui précède, nous remarquons que figuier de Barbarie, combiné avec d’autres le figuier de Barbarie, dans sa trajectoire productions, est en rupture avec le modèle récente, occupe d’importantes surfaces, de développement proposé par les décideurs. mais n’a pas partout supplanté les autres cultures, notamment l’orge, l’élevage, l’arganier et l’abeille. Il s’agit en fait d’une culture déjà ancienne, mais qui ne reflète pas forcément la vocation du milieu, ni les caractéristiques culturelles du groupe social. C’est une ressource qui s’est bien adaptée, a pris une place dans la culture agraire locale et a conditionné les représentations que les Aït Baâmrane avait du proche et du lointain. Actuellement, elle est en devenir sous l’impulsion des projets de développement qui l’intègrent dans leurs dispositifs et en ont fait un produit de terroir générateur de toute une filière. Par cette dernière, le pays Aït Baâmrane a rejoint le club des territoires qualifiés par un produit, tel le pays de l’argan, le pays de la rose et le pays du safran. Une image soutenue par tout un discours, qui la qualifie de culture miracle, manne du développement local, mais pas au fait des difficultés que rencontre la mise en place de dispositifs de toute une ingénierie sociale imposée d’en haut, ni d’ailleurs de l’absence de projet de territoire construit par les acteurs impliqués. Le développement de la culture se manifeste par un accroissement de la production dont une bonne partie est captée par les circuits informels du commerce, le volet agroindustriel demeure marginal, et l’organisation sociale sur la base de rapports contractuels n’arrive pas à supplanter les organisations communautaires recentrées sur la famille. La menace récente de la cochenille met en péril une culture mais pas l’ensemble du système agraire qui doit sa pérennité en toutes circonstances aux combinaisons entre diverses cultures, mais aussi au soutien des revenus migratoires et de la pluriactivité. En cela, le système du

280 281 Deuxième partie BIBLIOGRAPHIE Quand le générique génère du spécifique

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282 283 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Les terrasses des arrière-pays de la The terraces of the Mediterranean hinterland Méditerranée interrogent. Pour certains, elles are a source of concern. For some, they are Chapitre 13 ne sont qu’un marqueur banal de l’agriculture only a common marker of slope agriculture, de pente que l’on retrouve, dans nombre which is found in many other mountain d’autres espaces de montagne, à l’échelle areas around the world. For others, they planétaire. Pour d’autres, elles constituent constitute heritage to be transmitted, drivers des patrimoines à transmettre, moteurs de of contemporary identity transformations. transformations identitaires contemporaines. Observations carried out in the Ardèche Des milieux ancreurs de spécificités Les observations menées en Ardèche et dans and Cévennes show that they testify to the les Cévennes montrent qu’elles témoignent fragmentation of these hinterlands. Under Le cas des terrasses ardéchoises et cévenoles de la fragmentation de ces arrière-pays. the effect of the profound movement of Sous l’effet du profond mouvement de metropolization and coastalization, which métropolisation et de littoralisation, qui marque marks the entire Mediterranean region, tout le pourtour méditerranéen, les terrasses terraces are becoming «moving mosaics» Pierre-Antoine Landel deviennent des « mosaïques mouvantes » whose forms and functions deserve to be dont les formes et les fonctions méritent d’être explored. In part, they constitute peri-urban Université Grenoble-Alpes explorées. Pour partie, elles constituent des peripheries, providing housing close to UMR PACTE périphéries périurbaines, porteuses d’habitat cities, but also recreational and tourist areas Grenoble, France proches des villes, mais aussi d’espaces further away. No longer isolated from flows [email protected] récréatifs et touristiques plus éloignés. Plus of all kinds, they become margins, marked à l’écart des flux de toutes sortes, elles by isolation and the ageing of populations, deviennent des marges, marquées par which are only held together by a relentless l’isolement, le vieillissement des populations struggle to maintain a minimum level of public qui ne tiennent que par une lutte sans relâche services. pour le maintien d’un minimum de services Yet, here and there, these margins become publics. productive and innovative. This is the situation Pourtant, çà et là, ces marges deviennent that caught our attention. We studied the case productives et innovantes. C’est cette situation of 5 specific productions developed in the qui a retenu notre attention. Nous avons Ardèche mountains and the Cévennes. The Terrasses Banalisation étudié le cas de 5 productions spécifiques analysis shows that, in parallel with a trend développées dans les montagnes ardéchoises towards trivialisation, the local anchoring of et les Cévennes. L’analyse montre qu’en these specific features is based on a triple parallèle à une tendance à la banalisation, trajectory of product specification, but also of l’ancrage local de ces spécificités repose territorialisation and heritage of the terraces sur une triple trajectoire de spécification de that have brought them about. In some produits, mais aussi de territorialisation et cases, terraces become spaces of resilience, Arrière-pays de patrimonialisation des terrasses qui les particularly in the face of climate change, and méditerranéens Patrimonialisation ont portés. Dans certains cas, les terrasses contribute to the transition of territories. deviennent des espaces de résilience, en particulier face à des changements climatiques, et contribuent à l’entrée en Spécification Territorialisation transition des territoires.

284 285 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Introduction I. Les paysages de terrasses, marqueurs de dynamiques différenciées

Comme d’autres zones de pente, les arrière- méditerranéennes offrent une représentation Un travail de caractérisation des arrière-pays d’entre elles deviennent des marges isolées, pays méditerranéens sont marqués par les des dynamiques des arrière-pays méditerranéens (Landel et alii, 2017) montre même à proximité des centres, voire en leur terrasses qui leur confèrent une spécificité méditerranéens et de la vigueur des processus que ceux-ci s’inscrivent dans des dynamiques cœur. Ces dynamiques font des arrière-pays paysagère. Elles « occupent souvent des de différenciation qui les affectent. Dans diversifiées, en fonction de la variation de méditerranéens une « mosaïque mouvante » versants entiers sur des dénivellations certaines conditions, émergent des terrasses l’intensité de leurs relations aux flux de tous dont les moteurs méritent d’être explorés. impressionnantes, décomposant la pente en supports d’innovations et de spécifications. ordres qui les traversent (Figure 1). Partant Une approche statistique multicritères à une série de paliers proches de l’horizontale et d’un continuum marqué par les liens entre les l’échelle communale a permis de proposer en marches verticales » (Blanc, 2001, p. 14). ports et leurs espaces d’approvisionnement, un gradient d’appartenance à des arrière- Elles s’observent en Algérie, en Espagne, la métropolisation comprise comme un pays. Pour étudier le fonctionnement en France, en Grèce, en Italie, au Liban, au processus de concentration des flux de des arrière-pays, l’analyse des flux de Maroc, et en Turquie. Résultant d’une histoire personnes, d’informations, et de produits déplacements liés aux mobilités domicile- longue de construction, d’habitation et de ou de capitaux explique la fragmentation de travail a été privilégiée, ou au contraire, son valorisation des pentes, elles résultent de ces arrière-pays, entre périphéries et marges. degré d’autonomie a été estimé, au regard l’interaction entre les sociétés paysannes et Certaines périphéries restent proches des de la part d’activités productives. C’est ainsi leurs milieux. centres, d’autres s’en éloignent tout en que la notion d’espaces défavorisés peut Ces terrasses témoignent des densités maintenant de solides relations productives, être caractérisée au travers des relations de population qui ont marqué ces arrière- résidentielles, touristiques et récréatives. qu’ils entretiennent avec les avant-pays. pays, des façons d’habiter, de produire, De la même façon, la marge n’est pas Entre relégation, complémentarité proche de s’alimenter aux différents époques de nécessairement caractérisée par la seule ou lointaine et spécification s’affirment l’occupation des pentes. Elles ont permis distance au centre. Elle peut se rapprocher de quatre types qui mériteraient d’être mieux l’adaptation des sociétés locales à ces ce dernier, au travers d’une mise à l’écart des caractérisés au regard de critères exprimant milieux et ont constitué des supports à une voies de communication qui fait que certaines le degré d’autonomie territoriale. agriculture vivrière, lorsque l’agriculture paysanne était marquée par une forte autarcie Figure 1 : répartition des communes selon les 4 dynamiques d’arrière-pays méditerranéens français des exploitations. (2010/2015) Source : Landel P.A., Mao P., Rey A., Robinet N, 2017. Aujourd’hui, ces terrasses sont présentes dans de nombreux sites. Même si le couvert végétal les rend parfois invisibles, elles structurent encore de vastes espaces de pentes. Pour des observateurs des espaces ruraux, elles amènent à poser deux questions. La première porte sur la capacité des paysages de terrasses à offrir des outils de représentation des trajectoires des territoires qui les portent. La seconde porte sur la capacité des terrasses à participer à la relance des capacités productives des arrière- pays méditerranéens. Notre hypothèse est que les terrasses

286 287 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

L’observation des terrasses ardéchoises I.1 La périphérie et cévenoles permet de confirmer cette différenciation, en identifiant 4 types de résidentielle dynamiques reposant sur une différenciation entre deux types de situations (périphérie La « périphérie résidentielle » qui correspond et marge) au sein desquelles deux sous- à la situation d’un territoire dans lequel les divisions peuvent être opérées : périphérie actifs travaillent ailleurs, dans l’avant-pays « résidentielle » ou « récréative et touristique » / de référence du territoire. Ce type d’espace marge « productive » et ou « isolée ». est caractérisé par un fort taux de mobilité Les « périphéries » se définissent pardomicile/travail. Les emplois y relèvent une dépendance aux avant-pays. Cette d’activités de service, inclus dans la sphère dépendance peut être liée à une proximité dite « sphère présentielle ». La terrasse y géographique qui en fait des espaces de est support de résidences de qualité, offrant résidence des actifs travaillant dans les avant- des aménités liées à la qualité du bâti, à la pays, ou des espaces récréatifs et touristiques possibilité de jardins de proximité et l’ouverture connectés à ces derniers. Les marges sont aux paysages. caractérisées par une situation d’entre deux, entre ce « qui n’est plus et ce qui n’est pas encore », qui leur confère une certaine souplesse dans les rapports aux avant-pays.

Photo 2 : le rural de la périphérie résidentielle : Extension péri rurale à Jaunac (Ardèche). (© Photo : C. Blanc) I.2 La périphérie récréative et touristique

La « périphérie récréative et touristique » correspond à des espaces touristiques marqués par un fort taux de résidences secondaires et une forte capacité d’accueil. La distance géographique est plus importante avec les avant-pays dont ils dépendent. Son caractère d’arrière-pays est très marqué, mais les aménités paysagères facilitent l’implantation de résidences secondaires et de campings, accompagnant le développement d’activités récréatives et touristiques. Le jardin y occupe une place remarquable, avec l’installation fréquente de piscines.

Photo 1 : Extension périurbaine au Cheylard (Ardèche). (© Photo : C. Blanc) 288 289 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

I.2 Les marges isolées taux d’accès à l’emploi faible). Ces espaces connaissent un vieillissement de la population Les « marges » correspondent quant à elles à (indice de vieillissement et part de retraités des espaces plus autonomes et à des niveaux au-dessus de la moyenne des arrière-pays). divers, déconnectés des dynamiques des Le tourisme est peu représenté hormis sous avant-pays. la forme de résidences secondaires. Si elles Les « marges isolées » correspondent à des restent visibles, les terrasses y sont dégradées espaces plus autarciques et aux dynamiques et support d’un couvert végétal de friches ou économiques moins marquées (part faible forestier. de l’agriculture et de l’artisanat par exemple,

Photo 3 : Paysages de terrasses et résidences secondaires en Ardèche : Terrasses et résidences secondaires à Vernon (Ardèche). (© Photo : C. Blanc)

Photo 5 : Terrasses abandonnées à Saint-André-Lachamp (Ardèche) (© Photo : C. Blanc)

Photo 4 : Paysages de terrasses récréatives et touristiques en Ardèche : Camping du Pommier à Villeneuve de Berg (Ardèche). (© Photo : C. Janin et L. Vidal) 290 291 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

I.4 Les marges productives agricole et l’artisanat constituent encore une part importante dans l’économie du territoire. et innovantes Le taux d’entreprises unipersonnelles est élevé. Les terrasses y sont entretenues, car Les « marges productives » correspondent supports d’activités productives, reposant sur à des arrière-pays dans lesquels la plupart des productions à fortes spécificités. des habitants résident et travaillent. L’activité

Photo 7 : Oignons doux des Cévennes à Saint André de Majencoules (Gard) (© Photo : C. Blanc)

productions anciennes, parfois abandonnées. Ont pu être identifiés la châtaigne, les pommes de terre, le vin, les oignons, le Picodon, pour lesquels des processus ont pu être étudiés et caractérisés. Les terrasses peuvent être conçues comme des supports physiques, dont les relations avec les spécificités méritent d’être interrogées. Chacune d’entre elles peut faire Photo 6 : Vignoble et oliveraies à Rosières (Ardèche) l’objet d’un récit, interrogeant le processus (© Photo : C. Blanc) de relance de productions anciennes et leurs liens plus ou moins forts avec les terrasses. Tous interrogent le lien entre la spécificité des C’est cette dernière situation qui retient de mécanisation, on estime que les coûts de paysages et produits spécifiques. notre attention. Elle pose la question des production sont de 25 à 35 % plus élevés que Notre hypothèse est que les paysages de processus qui ont permis le maintien de ceux d’une agriculture mécanisée. Pourtant, terrasses constituent des milieux « ancreurs » ces productions, dans des conditions de certaines productions s’y développent avec des produits spécifiques à la condition que compétitivité très défavorables par rapport des résultats intéressants. C’est ainsi qu’en des coordinations d’acteurs garantissent en à d’autres situations. Du fait de l’étroitesse Ardèche et dans les Cévennes, des terrasses permanence ce lien au lieu. des parcelles et des difficultés d’accès ou productives sont support de relances de

292 293 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

II. Caractériser les trajectoires d’ancrage des spécificités

Pour discuter cette hypothèse, nous nouveau, mais de vivre dans un environnement petits fruits et développé des circuits courts quête de l’authentique, compris comme un proposons de procéder à une analyse plus sain, loin de la ville et d’une façon proche de valorisation. Il en a été de même pour le « processus social constamment produit et comparative de différentes productions de la nature, de se procurer un revenu décent Picodon, pour lequel la patiente élaboration reproduit au quotidien » (Benson, 2013 : 502). spécifiques des pentes ardéchoises et des en s’insérant dans le système économique d’une appellation a reposé sur la rencontre Ici comme ailleurs, dans un contexte de perte Cévennes, présentes, de façon plus ou et de s’intégrer socialement à la population entre une agricultrice traditionnelle de de compétitivité par les prix, sur des marchés moins exclusive, sur des terrasses. À partir autochtone ». Ces « néo-entrepreneurs » ont l’Ardèche et un de ses pairs des montagnes de plus en plus ouverts, nombre de territoires d’une observation sur près de 20 années participé à la relance de productions tombées de la Drôme, puis l’engagement important ruraux ont engagé la relance de productions des dynamiques portées par les territoires en désuétude. Cette situation est décrite dans d’un néorural ardéchois. La relance de la anciennes, sur la base de la combinaison des pentes ardéchoises, de sources les différents processus de relance. pomme de terre de l’Eyrieux a résulté de de 3 caractéristiques : « la reprise d’un trait bibliographiques et d’observations diverses, En parallèle, un certain nombre d’agriculteurs l’engagement de 4 collectifs de producteurs culturel abandonné ou sa conservation pour notre approche a mobilisé une grille d’analyse restés sur place affirmaient la nécessité de locaux et de 2 autres collectifs dédiés à la de nouvelles raisons ; l’accompagnement de commune à 5 productions présentes dans maintenir ces productions traditionnelles. collecte de matériel végétal ancien et à la cette renaissance par diverses manifestations les terrasses cévenoles de l’Ardèche et du La modernisation de l’agriculture les vouait transmission des savoir-faire (Garcon, 2015, culturelles ; l’élaboration d’un modèle, d’un Gard : la châtaigne d’Ardèche, le Picodon de à la disparition, ainsi que celle des savoirs p. 201). Parmi eux, un ancien diplomate discours normatif associé à cette réinvention » l’Ardèche et de la Drôme, le vin de Chatus, et savoir-faire transmis de génération en résidant en Ardèche, et un néorural installé en (Bromberger et alii, 2004, p. 13). Plutôt que la l’oignon doux des Cévennes et la pomme de génération qui caractérisaient les civilisations 1968, ont participé activement à la relance, recherche du meilleur prix, l’accès au marché terre de l’Eyrieux. Quatre d’entre elles sont paysannes. Ils pressentaient la valeur de avec l’appui de la Chambre d’agriculture et du repose sur la différenciation du produit. Celle- classées en Appellation d’Origine Protégée l’authenticité et la nécessité de transmettre les Parc naturel régional des Monts d’Ardèche. ci repose d’abord sur la mise en évidence (AOP), qui permet d’authentifier le lien aux savoirs et savoir-faire qui y sont liés. Certains Le cépage Chatus, détruit par le phylloxera en de qualités intrinsèques aux produits, ce qui terroirs qui les portent. des néoruraux sont allés à leur rencontre, afin 1880, a été sauvegardé par une famille locale, signifie qu’elles lui sont propres. Le tableau ci- de recueillir ces savoirs et savoir-faire en voie et relancé par les agriculteurs de communes dessous propose pour les cinq productions de disparition. Dans un contexte de crises fortement dotées en terrasses, avec l’appui étudiées, différentes qualités mobilisées dans II.1 À l’origine, des d’origines diverses, ces coordinations ont été du directeur d’un centre œnologique. les processus de valorisation. à l’origine de processus de spécification. Leur À partir de ces relances vont se mettre en place coordinations d’acteurs efficacité a reposé sur les complémentarités trois trajectoires distinctes de spécification, de différenciés entre des néoruraux porteurs de regards territorialisation, de patrimonialisation. Elles Des processus de banalisation externes capables de détecter des qualités ont été motrices des dynamiques d’ancrage De façon plus importante que nombre de spécifiques à des productions délaissées, qui local de ces productions. quasi simultanés territoires ruraux, les pentes cévenoles et pouvaient intéresser des clientèles extérieures gardoises ont connu depuis le milieu du XIXe au territoire, et des producteurs locaux qui À ces processus de spécification, peuvent siècle des processus d’exode rural intenses, maîtrisent les savoir-faire et cherchaient à les II.2 Trajectoires de être associés de façon quasi systématique qui ont conduit à la dévitalisation de nombre transmettre. des processus de banalisation. Ces derniers de communes, marquées par le vieillissement Sur les terrains étudiés, ce processus spécification prennent des formes diverses selon les cas et des populations et la forte diminution du est particulièrement marqué pour la filière l’importance de la production. Ainsi, la filière Pour chacune des productions étudiées, nombre d’exploitations agricoles. À partir des châtaigne, qui va faire l’objet d’une relance à châtaigne voit le développement de vergers des récits accompagnent la description du années 1960, des néoruraux se sont installés partir d’une alliance entre des castanéiculteurs, hybrides et irrigués dans le département voisin processus de spécification. L’histoire longue en « cinq vagues » successives (Rouvière, titulaires de responsabilités professionnelles, de la Drôme (vallée du Rhône), mais aussi inscrit ces spécificités dans une succession 2017), sur des exploitations délaissées. un technicien de la chambre d’agriculture parfois sur des exploitations castanéicoles, de phases d’émergence, de développement, Après un mouvement porté par des visées et plusieurs exploitants néoruraux (Dupré, à côté des vergers en terrasses. Une usine de crise, voire de ruptures. Dans une période utopiques, la vague suivante est sensiblement 2002). Investis dans la plantation et la greffe de transformation de châtaignes importées, plus récente, à partir de la crise de 1973, différente : « Il s’agit, non plus de bâtir les des châtaigniers, certains d’entre eux y ont transformées en crème de marrons générique les processus de relance témoignent d’une fondements d’une société et d’un homme associé d’autres production d’élevage ou de s’est implantée dans un département

294 295 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Tableau 1 : Les 5 spécificités étudiées, en lien avec les terrasses (Sources : divers documents liés aux produits.) processus de spécification/banalisationou socio-écologiques, qui conditionne la Processus de spécification amène les producteurs et acteurs locaux à nature du système productif ; Variables Aliment de base jusqu’à la fin du XIXe siècle, la châtaigneraie constitue une ressource polyvalente : le approfondir des dynamiques d’ancrage de - le sous système productif, qui traduit fruit pour l’alimentation humaine et animale, le bois pour la construction, l’ameublement, les piquets ces spécificités au travers de deux processus : l’existence de filières économiques, plus ou et le chauffage, les feuilles pour l’alimentation animale, les fleurs pour le miel et les bogues pour le la territorialisation et la patrimonialisation. moins intégrées au territoire de l’amont à compost. L’extraction industrielle du tanin à partir de la fin du XIXe siècle entraîne le déclin du verger, qui fait l’objet d’une relance à partir des années 1980, sur la base de la reconnaissance de qualités l’aval de la production ; spécifiques : - le sous-système sociotechnique, qui traduit Qualités nutritionnelles : aliment complet, sans gluten, pauvre en matières grasses, riche en sucres lents, en minéraux et en vitamines (E, B et C). II.3 Trajectoires de les compétences et les savoir-faire mobilisés Qualités gustatives : châtaignes séchées, farine, crème, marrons glacés, purée de châtaignes, liqueur sur le territoire ; de châtaigne, biscuits, préparations pour flans, chips. Une AOC est mise en place en 2006, une AOP en 2014, pour 118 communes de l’Ardèche, 7 du territorialisation - le sous-système institutionnel et politique, Gard et 2 de la Drôme, et concerne 3 produits : châtaigne fraîche, châtaigne sèche et farine de qui traduit la plus ou moins forte articulation châtaigne. Fruits issus de 65 variétés traditionnelles ardéchoises. 6 000 ha de vergers « entretenus » produisent 5 000 tonnes (fortes variations) par an, représentant 1 000 ramasseurs dont 500 exploi- L’ancrage territorial des spécificités s’inscrit entre des acteurs publics intervenant sur le tants agricoles. Les prix sont en hausse : 0,75 euros par kg en 2006, 1,2 euros par kg en 2014, 1,3 à dans un contexte de mondialisation marqué territoire et leur capacité d’interférer avec 1,5 euros aujourd’hui pour de petits calibres, 3 à 3,50 euros kg pour de gros calibres. par une mobilité sans limites des produits. d’autres acteurs. Oignons doux des La production relève de la tradition de l’oignon « de Saint-André », cultivé en terrasses sur des sols La question de leur ancrage, c’est-à-dire de Ces sous-systèmes se transforment dans la Cévennes filtrants granitique et schisteux à une altitude inférieure à 600 mètres. Elle repose sur les Qualités nutritionnelle et gustatives suivantes : oignon de gros calibre à chair blanche, de bonne conservation, la puissance et de la pérennité du lien entre durée selon des trajectoires différenciées. chair craquante et juteuse, absence de piquant et d’amertume. produits et lieu de production est devenue De par leurs caractéristiques, les terrasses La coopérative des oignons des Cévennes joue un rôle central dans le processus de spécification. centrale. Elle est reconnue comme une présentent l’intérêt de relier ces différents Une AOC est mise en place en 2003 et une AOP en 2008 sur 32 communes. La production se déve- « autre face indissociable de la mobilité » loppe sur 46 ha, pour 130 producteurs (50 tonnes/ha). 400 tonnes ont été produites en 2004, 2 400 sous-systèmes. Leur construction dépend (Crevoizier, Jeannerat, 2009). Cette mobilité tonnes aujourd’hui au prix de 2 euros par kg sortie coopérative. totalement des ressources naturelles concerne aussi les spécificités qui sont mises Picodon de Il s’agit d’une production traditionnelle relancée dans les années 1980, devenue AOC en 1983, AOP mobilisables. Leur exploitation génère des l’Ardèche et de la en 1996 sur une aire bi-départementale. en circulation sur les marchés internationaux, Drôme Qualités intrinsèques : fromage au lait cru de chèvre à pâte fraiche + affinage (plus ou moins impor- et sans cesse mises à l’épreuve de multiples productions spécifiques, reliées au terroir et tant), d’un poids moyen de 100 g. au climat. Elles sont le cadre de production Qualités nutritionnelles et gustatives : forte variété gustative, goût « franc, caprique avec des notes de processus de banalisation. Au travers d’un noisette, de légères notes de champignon et parfois du piquant, sans trop de salinité ni d’acidité » précèdent article, nous avons défini l’ancrage et de circulation des connaissances 360 exploitations (plus de 1 000 emplois), 530 tonnes en 2017 (9 000 000 de Picodons), production comme « la résultante dynamique de la co- localisées. Enfin, alors qu’elles sont souvent en hausse, prix variables selon qualité (1,80 euros par fromage) construction située et intentionnelle, par rendues invisibles par le couvert végétal Pommes de terres La production a été relancée à la fin des années 1990 par différents collectifs. Il n’existe pas d’Appel- diverses catégories d’intervenants, de liens ou leur effondrement au cours du temps, la de l’Eyrieux lation, mais le territoire s’est vu attribuer en en 1993 le label « paysage de reconquête ». Qualités nutritionnelle et gustatives : fraicheur (primeur) et goût matériels et immatériels entre un lieu (un gouvernance locale va contribuer à les révéler, Chaque producteur commercialise pour son propre compte. Les circuits de commercialisation sont terroir, un milieu) et une ou plusieurs de ses puis à les valoriser. diversifiés, mais plutôt éloignés de l’aire de production : Prix : + de 3 euros le kg composantes spécifiques » (Aderghal et Parmi les cinq spécificités étudiées, la Vin de Chatus Cépage ayant fait l’objet d’une relance en 1990, représentant aujourd’hui 50 ha, dont 2 plantés en al., 2017, p. 359). Cette co-construction construction du Parc naturel régional des 1888, dans les Cévennes ardéchoises, sur des terrasses (faïsses), 30 vignerons produisant 150 000 aboutit dans certains cas à la constitution de bouteilles. Monts d’Ardèche met en évidence la possible territoires, avec un « dedans », qui inclut des Qualités intrinsèques : grosses grappes à petits grains noirs bleutés cultivés sur sols gréseux convergence de ces sous-systèmes, en Nutritionnelle et gustatives : vin riche en couleur, tannique, vins de garde (5 à 10 ans), s’améliorant en aires de production des spécificités et un « vieillissant. dehors » qui les en exclut. Cette construction parallèle avec la relance de la châtaigneraie résulte de coordination d’acteurs organisés ardéchoise. Durant toute la phase d’étude, le projet de parc a porté le nom de PNR de la limitrophe de l’aire d’appellation. Le picodon réservée aux terrasses, s’étend à des cultures collectivement pour approfondir l’ancrage de « Châtaigneraie ardéchoise », fait de paysages voit le développement d’élevages, au sein de plein champ, et la coopérative des vins de ces spécificités. Ce territoire fait système, en ce sens qu’il occupés par des châtaigneraies anciennes desquels les parcours des chèvres sont Chatus a connu un changement d’équipe de permet des interactions entre des sous- installées en terrasses. Ces terrasses sont un de plus en plus limités, voire inexistants, y direction, suite à un débat sur l’opportunité systèmes différenciés parmi lesquels on peut élément structurant du parc naturel régional compris dans les communes de montagne. de poursuivre le développement de cuvées observer : qui va contribuer à l’appropriation du projet La pomme de terre de l’Eyrieux, au départ issues de parcelles déterminées. Ce double - le sous-système des ressources naturelles, par nombre d’acteurs internes, mais aussi

296 297 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

externes au territoire. La référence aux liens est délimitée par les territoires administratifs territoires qui leur sont associés. Les terrasses identités des arrière-pays méditerranéens. entre la châtaigneraie et les terrasses est des deux départements de la Drôme et de constituent des supports de ces liens aux Dans le même temps, se mettaient en place bien présente dans la charte constitutive du l’Ardèche. Le Picodon n’en reste pas moins lieux, et contribuent à limiter les impacts des des formations autour de la construction en parc, puis dans sa révision intervenue en constitutif de l’identité méditerranéenne des processus de banalisation à l’œuvre. pierre sèche, et la mise en exposition de ces 2013 : « Le châtaignier et les terrasses sont montagnes des deux départements. En dernières, au travers de multiples ouvrages ou sans nul doute les éléments les plus visibles contribuant à l’entretien d’espaces de pente différents lieux d’exposition : conservatoires des terrasses de Chirols et de Saint-Michel- et transversaux de cette culture commune : embroussaillés, la chèvre révèle les terrasses II.4 Trajectoires de de-Chabrillanoux (07). Certains sites ont fait ils marquent la plus grande partie du territoire et contribue à leur réappropriation en tant que l’objet d’une labellisation. Ainsi, en 1993, la et témoignent de l’harmonie des activités patrimoine. patrimonialisation vallée de l’Eyrieux a reçu le label « paysages humaines avec un environnement difficile Plus au sud, l’oignon doux des Cévennes de reconquête » attribué par la mission mais privilégié », extrait de la Charte du parc contribue à la construction d’une La ressource patrimoniale est définie « comme paysages du Ministère de l’environnement, de 2001-2012. « Les terrasses de pierres sèches intercommunalité originale. Il s’agit de un objet matériel ou immatériel sélectionné, façon à renforcer les liens entre un produit, un édifiées par les hommes afin de pouvoir maintenir un territoire rural vivant, dans révélé et transmis par un collectif social et paysage et un territoire. cultiver et vivre sur les pentes, qui constituent un contexte de constitution de grandes engagé dans un projet pour sa référence Toutes les étapes du processus de des « permanences » à la fois dans le temps intercommunalités, le plus souvent rattachées temporelle, dans un objectif de durabilité » patrimonialisation étaient rassemblées, à et dans l’espace », extrait de la Charte du à des villes d’importance. En opposition (Landel, Senil, 2016, p. 240). Le patrimoine l’exception de la valorisation. Ainsi qu’en parc 2013-2025. à ce que leur impose ce contexte, les apparaît comme un objet construit et engagé témoigne un agriculteur engagé dans la Au final, le nom du parc naturel régional a été communes ont opté pour la constitution de la dans une coordination d’acteurs du territoire relance de la pomme de terres de l’Eyrieux, pour assurer sa permanence et s’opposer modifié, au fur et à mesure que la gouvernance Communauté de communes Causses Aigoual « si on veut que ça reste, il faut que les aux crises et aux ruptures qui affectent les gens vivent dessus ». La valorisation du projet échappait aux castanéiculteurs pour Cévennes « Terres solidaires » rassemblant territoires. La patrimonialisation renvoie aux des terrasses passe par la relance d’une être portée par les collectivités territoriales, 16 communes, 5 700 habitants sur 475 km². actions spécifiques de construction « avec le agriculture productive, liée à la terrasse ainsi que la loi le prévoit. Le parc est devenu La densité de 12 habitants au km² va à temps », sélectionnant des « attracteurs » qui par des produits issus des processus de « des monts d’Ardèche », sur la base d’une l’encontre des normes mobilisées par la servent au groupe à « tenir ensemble » (Micoud, spécification décrits précédemment. De toponymie de massif courante dans les dernière loi qui accompagne la recomposition 2000). La force du patrimoine réside dans même que pour les terrasses, plusieurs parcs naturels régionaux. Cette situation, des intercommunalités (loi Notre de 2014). l’association, la mise en commun, le partage de ces productions sont engagées dans où la relance d’un produit est à l’origine Le territoire, dont l’économie a longtemps d’éléments considérés comme différents. Les des processus de patrimonialisation, qui d’un territoire de parc naturel régional, reste reposé sur l’industrie textile, a connu un fort terrasses, considérées comme patrimoines les inscrivent sur la durée. Plusieurs d’entre exceptionnelle. Elle marque la force des liens exode rural. Il appartient aujourd’hui à la zone transmis et à transmettre, s’inscrivent eux font l’objet de d’études approfondies, entre un produit et un territoire, et impactant d’adhésion du Parc national des Cévennes, dans un processus de patrimonialisation les reliant à l’histoire du territoire, à l’origine tous les sous-systèmes qui y sont associés. et est composé de 3 bassins de vie, où décomposable en différentes étapes. de nombreuses publications d’ouvrages Depuis les années 1980, Les paysages Cette dynamique productive va en entrainer l’important est « l’intérêt de chacun à faire reliant patrimoines, produits spécifiques et de terrasses ont fait l’objet de travaux de territoires. Pour la châtaigne, plusieurs villes d’autres, au travers de la relance d’autres de la place à tout le monde » (entretien avec recherche, et particulièrement de deux thèses et villages ont relancé depuis l’après-guerre productions spécifiques au territoire et au un maire, janvier 2018). L’intercommunalité (Castex, 1983 ; Blanc, 1984). Ces recherches des foires et des festivités : Privas (1945), paysages de terrasses. Ainsi les relances de la est fortement engagée dans la production ont été suivies des premiers programmes de Desaignes et Antraigues (1989), Joyeuse pomme de terre de l’Eyrieux et le vin de Chatus d’oignons doux. Elle est propriétaire du restauration en Méditerranée française, en lien (1993), Saint-Pierreville (1999). Depuis 1999, vont être accompagnées par le parc naturel bâtiment de la coopérative, et participe à des avec d’autres régions européennes. De 1996 ces évènements ont été coordonnés par régional après sa création, dans le cadre des programmes de restauration des terrasses, à à 2008, ce sont 5 programmes européens qui le comité d’études puis par la Parc naturel processus de spécification et de création des fins d’agrandissement des exploitations se sont succédés pour procéder aux premiers régional des Monts d’Ardèche, qui les a de marques « parc ». Ces deux productions ou d’installation de jeunes agriculteurs. inventaires des terrasses en milieu alpin et transformés en « castagnades ». Ils sont sont, au départ, exclusives des paysages Ces éléments témoignent de la permanente méditerranéen. Ces travaux ont contribué à aujourd’hui au nombre de 11 et s’inscrivent de terrasses. L’AOP Picodon fait exception interaction entre les processus de spécification révéler un patrimoine qui était le plus souvent dans une démarche qualitative, en impliquant dans les appellations, en ce sens qu’elle des productions et la construction de invisible, alors qu’il était constitutif des exclusivement des exposants en lien direct

298 299 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

Conclusion

avec le territoire et en y associant des actions La figure 2 propose une juxtaposition dans le locales. À l’extrême, on assiste ainsi à culturelles. temps des trois trajectoires de spécification, l’importation de matières premières à des Le Picodon n’était pas en reste, avec 7 de territorialisation et de patrimonialisation de fins de transformation industrielle. Dans ces manifestations recensées autour de lui en produits agro-alimentaires, qui peuvent être conditions, le renforcement de l’ancrage 1996. La sortie du vin de Chatus est fêtée tous associées au processus de patrimonialisation des productions aux territoires devient un les ans en décembre. La récolte de l’oignon des terrasses de l’Ardèche et des Cévennes. impératif permanent. Il passe par la mise en doux l’est à la fin du mois d’Août à Saint- Plusieurs constats peuvent être proposés. parallèle de trois trajectoires : la première André-de-Majencoules, et fin octobre depuis 25 ans. L’oignon est associé à la pomme pour Ces trajectoires commencent dans les porte sur la spécification d’une filière, la une fête organisée au Vigan. années 1980, en parallèle des premiers seconde sur l’engagement d’un processus signes de crise de l’agriculture « modernisée de territorialisation et la troisième y associe et spécialisée » et d’une perte de compétitivité la patrimonialisation. Les exemples présentés de l’agriculture productiviste. Plutôt que de laissent entrevoir les possibilités d’articulation rechercher une solution dans la fuite en avant entre les trois trajectoires. vers l’augmentation des rendements et la Le processus de relance de la châtaigneraie réduction des prix, certains vont chercher à ardéchoise apparait comme un moteur affirmer des spécificités. Ils le font en associant puissant, mobilisant des coordinations des produits dotés de qualités spécifiques d’acteurs différenciés, sur une aire importante, aux milieux singuliers que sont les terrasses. et entrainant la construction d’un parc naturel C’est sur ces terrains, réputés difficiles, régional. Ce dernier va ensuite jouer un rôle mais porteurs de mémoires, à l’origine de dans la relance d’autres productions telles paysages remarquables, avec des degrés que le vin de Chatus ou la pomme de terre d’adéquation variables entre les terrasses de l’Eyrieux. Cela ouvre l’hypothèse de et les produits spécifiques. L’adéquation est l’existence de synergies entre les processus totale dans les cas de l’oignon doux et du de spécification, de territorialisation et de vin de Chatus, partielle pour la Châtaigneraie patrimonialisation, qui expliquerait la vigueur et les pommes de terre de l’Eyrieux, plus de l’ancrage territorial des spécificités. lâche dans le cas du Picodon. Dans le cas Les terrasses deviennent ainsi des milieux de l’oignon doux des Cévennes, on se trouve ancreurs de ces spécificités, dans la mesure dans la situation d’une convergence entre où elles participent à ces processus de produits, producteurs et paysages qui montre territorialisation et de patrimonialisation. Elles la solidité de la combinaison entre la ressource constituent des marqueurs puissants des territoriale et la ressource patrimoniale. La relations entre des sociétés locales et les première renforce les liens entre le produit et milieux, et contribuent à la construction de le lieu, la seconde l’inscrit dans le temps, leur limites à l’intérieur desquelles se développent combinaison renforce l’ancrage local. des spécificités. Elles constituent aussi des Dans les 5 cas, les processus de spécification héritages, porteurs de la mémoire de ces peuvent être menacés par des processus sociétés, sélectionnés pour être transmis aux de banalisation. Ces derniers peuvent générations futures. Ces deux dimensions prendre la forme du développement de contribuent à la construction de liens solides, productions hors des terrasses, mais aussi inscrits dans les territoires, mais aussi la d’introduction de variétés hybrides, plus longue durée. productives, sans lien avec les pratiques Le risque devient alors celui de l’enracinement

300 301 Deuxième partie Quand le générique génère du spécifique

(Debarbieux, 2014, p. 4) qui « renverrait des besoins sociaux nouveaux […], dans un à une inscription structurelle, plus forte contexte économique et institutionnel qui ne donc, mais davantage capable de menacer répond pas ou plus à ces besoins » (Klein/ l’acteur en question si l’environnement et la Harisson, 2007). Le hameau abandonné configuration spatiale venaient à changer de du Viel Audon (Barras, 2008), Installé sur nature ou si l’acteur devait s’en éloigner ». La un paysage de terrasses sur les rives de dépendance au milieu interroge la possibilité l’Ardèche, témoigne d’une reconstruction de changement et de transition vers d’autres d’un lieu engagé aujourd’hui dans la transition systèmes, dans un contexte de crise globale. agricole, alimentaire, énergétique et éducative L’étude de terrain révèle que les terrasses (figure 9). Cette perspective invite à de peuvent être aussi des supports d’innovations nouvelles recherches sur les trajectoires des sociales, « émanant de la société civile et paysages de terrasses des arrière-pays du visant à élaborer des réponses nouvelles à pourtour de la méditerranée.

Figure 2 : Le Viel Audon Balazuc (Ardèche) 2010.

Les terrasses, milieux ancreurs des spécificités : les cas ardéchois et cévenols

1945 1960 1970 1980 1990 2000 2010 2020

1984 :thèse 1996 à 2008 : succession de 5 Patrimonialisation J.F.Blanc programmes européens Terrasses * des terrasses d’Ardèche 1993 : label paysage de reconquête de 2015 : conservatoire la vallée de l’Eyrieux des terrasses de Chirols

1949 : coopérative Vivacoop 1988 : mise à l’étude Châtaigne et syndicat de producteurs de l’: AOC 2006 : AOC 2014 : AOP 1991 : création de n

o la coopérative 2008 : AOP i 2003 : AOC t Oignons doux oignons doux des a

c Cévennes i f i

c 1996: AOP

é Picodon 1983 : AOC p

S 1995 : Les amis 2003: Création du Pommes de terre de de la truffole GIE des Echamps

l’Eyrieux 1990 : Relance Vin de Chatus cépage Chatus

n 2001 : obtention

o 2013 : renouvellement

i du label PNR des

t charte et extension - 1992 : mise à l’étude Monts d’Ardèche i a périmètre s r du Projet de PNR i r l « Châtaigneraie e a i T ardéchoise » 2013 :création CC r

r Causses Aigoual o

t Cévennes

n 1981 : musée 1993 : maison du 1999 : 11 Castagnades o 1945 : fête de la i châtaignier à organisées par le PNR t châtaigne à Privas de la châtaigne - i a à Joyeuse Saint-Pierreville s r i t l a a i P

n 1972 : première fête du 1996 : première fêtes o Picodon à Saou des caprines à Crest m

302 303 Deuxième partie BIBLIOGRAPHIE Quand le générique génère du spécifique

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304 305 PARTIE 3

POLITIQUES, MARCHES ET ENCADREMENT DES SPECIFICITES LOCALES

306 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

La notion de ressource spécifique s’estA consequence of globalization on rural développée comme une alternative territories is the multiplication of ways and Chapitre 14 opérationnelle et conceptuelle à une approche places for marketing agricultural production. fondée sur les avantages comparatifs. La Conventional as well as new markets combinaison de facteurs de production (direct sales “on the farm”, direct sales inimitables ailleurs, du fait de leur association shops, grocery store, specialized store, à des entités, des savoirs et des procédés supermarkets, e-commerce, merchant place, non substituables, devait, pensait-on, faire etc.) presently coexist on the same territories. Le marché peut-il devenir une ressource pour obstacle à toute standardisation. Le dispositif This new commercial configuration impacts Indication Géographique français assurait dans on the relations between territorial and extra- l’ancrage territorial des productions locales ? cette perspective une garantie légale couplée territorial productions on the one hand, à une légitimité locale par la responsabilité and on the relationship between territorial Les enseignements des foires à thème de Corse offerte aux producteurs de définir eux-mêmes productions and territorial construction on et du Maroc les produits, les cahiers des charges et les the other hand. The diversity of marketing aires de production. Au nord comme au sud, ways and places may favor the valorization de nombreux exemples montrent pourtant of local specificities, but it may also weaken que la spécification des ressources et des their territorial attachment by blurring Jean-Michel Sorba Geneviève Michon produits ne parvient pas à faire obstacle à references allowing products’ recognition and Institut National de la Recherche Institut de Recherche pour le une standardisation des procédés pas plus valorization. Agronomique Développement qu’elle n’évite une captation de la réputation, Starting from an analysis of market places laquelle ne sert pas mécaniquement l’ancrage and their contribution to the valorisation of Laboratoire de Recherche sur le Gouvernance, Ressources, des identités alimentaires. La communication local food production, we question territorial Développement de l’élevage Environnement, Développement, prend pour objet des processus de relance anchoring (and de-anchorage) processes. UMR203 Corte, France de petites productions locales intégrées au Our contribution relies on examples of fairs [email protected] Montpellier, France système alimentaire traditionnel. Il montre and markets in Morocco and Corsica. [email protected] de quelles façons les activités marchandes We mobilize such concepts as “territorial et particulièrement les foires et les marchés identity” and “reputation” to analyze locaux ont constitué une force d’ancrage adjustments or misalignments between décisive dans la relance. L’article prend appui local resources and local foods induced sur les marchés de foire de Corse et du Maroc. by marketing choices. We examine the Les deux situations fortement contrastées roles of these choices in the formation and Marché mettent en évidence que la construction d’une organization of territorial identities that Proximité ressource spécifique ne peut se réduire aux are considered significant by professional seuls « facteurs de production ». Les activités communities and local populations. marchandes constituent un ressort majeur, We also discuss the conditions that allow bien que souvent ignoré, du processus de market activities becoming instruments of spécification et d’ancrage en couplant les collective action and empowerment that pratiques productives aux pratiques d’usages can reinforce territorial anchoring. Among des productions. Les cadres produits par these conditions, the extent to which the l’économie des spécificités se trouvent ainsi governance of market places facilitates Spécificité locale augmentés par les nombreux apports de la –or not- the interaction between local sociologie des marchés. communities, government institutions and Ancrage Territoire public action appears to be central. 308 309 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Introduction

Les politiques de développement appliquées dispositif des Indications Géographiques nombreuses productions locales alors que tend à ne pas retenir les activités marchandes aux territoires ruraux s’appuient régulièrement Français montre que, dans bien des cas, la dans le cas marocain, les foires, qui sont le fait comme une ressource du processus de sur l’idée d’une valorisation des productions certification officielle ne suffit pas à freiner une de programmes politiques et institutionnels spécification. Et tout particulièrement, les locales à partir de leur spécification et de forme de banalisation des productions et ne inspirés de modèles agroindustriels, se limitent déplacements qui ont conduit à situer vers leur ancrage (Aderghal et al., 2018). La fait pas obstacle à une captation de la valeur à une exposition surfaite de productions l’amont et loin du marché, les ressorts de la généralisation et le succès de l’approche par des opérateurs extérieurs aux zones de désancrées (Berriane et al., 2016). construction des ressources territoriales. Loin doit beaucoup aux travaux fondateurs de production (Linck et Romagny, 2011). L’article pose comme hypothèse que le d’être des conséquences mécaniques du l’économie territoriale développés autour Comment le processus de spécification conçu cadre que fournissent les lieux marchands rassemblement des produits et des hommes, de la notion de ressource spécifique. Cette pour la production et la protection de richesses pour connecter ou reconnecter les pratiques la construction des liens est orientée et donne notion est présentée comme une alternative locales peut-il servir des intérêts extérieurs productives aux usages alimentaires lieu à des gouvernances et des volontés conceptuelle et opérationnelle à une approche au territoire ? L’article soutient l’idée que les constitue une ressource souvent ignorée de contrôle. A partir de ce constat, nous fondée sur les avantages comparatifs. Plutôt limites de validité du modèle de la spécification des de « l’économie des spécificités ». De proposons une réflexion sur la possibilité que de rechercher une spécialisation, les fondée sur les ressources territoriales tiennent nombreuses initiatives locales entreprises de concevoir le marché concret comme un opérateurs économiques tendent à échapper à une intégration insuffisante des connexions par les producteurs mais également par instrument d’autonomisation susceptible à la concurrence en mobilisant des actifs réalisées par et sur les marchés. En excluant des consommateurs réinvestissent ces de fonctionner comme un commun localisé spécifiques rendant possible la « réalisation des opérations de spécification le travail formes de vente. L’une d’entre-elles a mis prenant distance avec le Marché globalisé. des produits » (Gumuchian et Pecqueur, 2007). marchand et les savoirs qui lui sont associés, en place une labellisation des lieux de vente Dans un article fondateur, Bernard Pecqueur, le modèle éloigne la possibilité de comprendre en complémentarité ou comme alternative énonce les bases d’une économie des la formation effective de la valeur des aux IG. Le label « Fiere di Corsica » qui sert spécificités en même temps que l’avènement productions. De quelle façon rendre compte d’illustration à la communication introduit du « tournant territorial » (Pecqueur, 2006). des dispositifs marchands, c’est-à-dire des l’idée que le lieu marchand peut constituer Il identifie dans les relations de proximité un opérations logistiques, des équipements une ressource en partie immatérielle, relevant certain nombre de forces de spécification et et des argumentaires commerciaux mis d’un service qui n’est pas un facteur de d’ancrage des ressources. Sont ainsi énoncés en œuvre dans le travail de spécification ? production. le partage d’une histoire commune, des liens Comment intégrer à la valeur des productions Dans un premier temps, nous prenons d’interconnaissance, les savoir-faire locaux et l’autre versant des marchés, celui des l’engouement pour les marchés de proximité toutes autres « externalités engendrées par la usages locaux des produits rarement pris comme une invitation à analyser la « part proximité ». en compte ? Ces interrogations conduisent marchande » de l’identité des produits locaux. La construction de facteurs de production à s’intéresser à la façon dont les activités Nous présentons ensuite comment les inimitables ailleurs, du fait de leur association marchandes interagissent avec le processus marchés concrets, de foire et de plein vent, à des entités, des savoirs et des procédés de spécification. donnent corps aux marchés de proximité. non substituables, devait, pensait-on, faire L’objectif de l’article est d’examiner les Nous montrons comment ces derniers obstacle à toute standardisation. Or, au nord conditions nécessaires pour que les activités ont accompagné en Corse la coévolution comme au sud, de nombreux exemples marchandes deviennent un instrument des pratiques productives et des usages montrent que la spécification des ressources d’ancrage en connectant les activités de consommation au profit de la relance et des produits ne parvient pas à faire productives aux usages de consommation des productions locales. Le cas des foires obstacle à une standardisation des procédés locaux. L’article prend pour objet des marocaines montre au contraire que la pas plus qu’elle n’évite une captation de la processus de relance de petites productions localisation des marchés et la proximité réputation des productions locales (Sorba, locales au regard des réseaux locaux. Il géographique ne suffisent pas à ancrer les 2018). La standardisation des produits montre de quelles façons les marchés et activités productives au territoire. Les deux affecte le travail de spécification y compris particulièrement les foires ont participé terrains sont enfin discutés pour examiner lorsque celle-ci est inscrite dans le Droit : le en Corse au processus de relance de comment la notion de ressource territoriale

310 311 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

I. La « crise des distances » et le retour au territoire marchand

Quels enseignements doit-on tirer du retour alimentaires aujourd’hui remis en cause. échanges d’une part, et ceux qui l’envisagent dont parle Berque (Berque et al., 2015). en grâce des marchés de proximité pour La « crise des distances » contemporaine comme un mal nécessaire incitant à la En adoptant une approche constructiviste analyser la construction des liens au territoire redonne un intérêt aux travaux qui définissent méfiance d’autre part. et sociale du marché, appréhendé comme dans un contexte social et économique le marché comme une activité située intégrant Pour aborder l’ancrage au territoire, la figure une trame faite d’agencements qui préparent dominé par un régime agroindustriel bâti sur les dimensions sociotechniques, politiques et de la foire éclaire de quelles façons les liens au l’échange (Callon, 2013), on voit comment la filière et la marque ? Il s’agit d’examiner culturelles (de la Pradelle, 1996 ; Granovetter, territoire se construisent (ou se déconstruisent) le marché peut faire ou défaire les liens comment l’ancrage des productions locales 2000 ; Chantelat, 2004 ; Cochoy, 2012 ; par les activités marchandes, en redonnant au territoire. Il devient alors possible de au territoire se tisse selon le paradigme Callon, 2013). une place aux relations de proximité entre le reconnaître une capacité d’action aux acteurs naissant d’une économie de la proximité. Ce choix d’objet conduit à appréhender la monde de la production et celui des usages. locaux pour ancrer durablement les activités Car il s’agit bien de sortir des contraintes qualification des produits de terroir depuis un Nous appréhendons ces foires comme une et les produits. d’un marché globalisé pour donner corps à champ faiblement pris en compte. En effet, activité sociale située qui déborde largement la nécessaire convergence entre des activités les travaux qui traitent des liens au terroir la seule transaction commerciale et les sectorielle et territoriale (Roux et al., 2006). se focalisent généralement sur l’analyse des seuls partenaires de l’échange. A la suite I.2 Les foires de Corse et du composantes productives, des institutions, de Chiva (Chiva, 1980), nous considérons des collectifs, des règles et des formes de ces évènements comme « des systèmes Maroc I.1 Le retour des marchés gouvernance de groupes professionnels originaux de relations sociales autant que (Bérard, 2006 ; Casabianca et al., 2006 ; des expressions d’une vie économique Nous prenons pour objet les foires - archétype de proximité Barjolle et Vandecandelaere, 2010 ; Fournier caractérisée par un certain nombre de fonctionnel de la place marchande et du et al., 2018). Ce faisant, ils tendent à traits », c’est-à-dire des lieux qui mettent en marché physique - que nous définissons à la Les marchés de proximité apparaissent minorer le rôle des activités marchandes, coprésence des produits, des acheteurs, des suite de Chiva, comme un « rassemblement avec une force nouvelle depuis les qu’ils conçoivent de façon implicite depuis vendeurs et d’autres catégories d’acteurs périodique, voué aux commerces et aux crises environnementales, alimentaires, le modèle standard. Ce qui revient à fonder (personnels politiques, institutionnels, échanges de toute sorte, qui se tient en des économiques et sociales associées au le marché sur la confrontation, froide et techniques) à des fins qui sont souvent lieux connus de tous et souvent adaptés ou système agroindustriel. Les Lois d’orientation agonistique, d’une offre et d’une demande uniquement commerciales. Cela suppose construits à cette fin » (Chiva, 1980). Nous agricole de 1960 et 1962 ont fait l’objet d’une qui se découvrent lors des transactions. de considérer le marché local comme un retenons les foires dites à thème dans les rationalisation économique qui a, en France, Les rôles des collectifs organisateurs des « fait social total » créateur de multiples liens contextes corse et marocain1. Deux régions emporté avec elle, une grande partie des marchés, les dispositifs et les équipements et d’étendre la liste des entités à prendre en de Méditerranée riches d’une identité culinaire marchés paysans. L’intention de la puissance mis en place de même que les usages des compte au-delà des produits. spécifique et de formes marchandes variées. publique était de concentrer les productions consommateurs locaux s’en trouvent sous- De telles situations de coprésence d’acteurs Le resserrement de ces foires sur un thème, agricoles sur quelques places proches des évalués. En « sautant au-dessus du marché », divers et d’activités variées engendrent une une activité et/ou un produit, les dispose bassins de production et de consommation. on tend à écarter les multiples opérations société éphémère à l’origine de discours, à agir sur la définition des qualités et sur la Le Marché d’Intérêt National (M.I.N.) de et les agencements qui rendent possible de règles, de normes, de valeurs mais aussi construction territoriale. production et de consommation, né au début l’action collective et à ignorer les non moins d’équipements qui, ensemble, constituent un Dans les contextes corses et marocains, des années 60, en est l’expression la plus nombreuses connexions locales au territoire dispositif de valorisation (Sorba et Bernard, nous constatons la multiplication, et souvent parlante. Les M.I.N. se sont vus équipés (spatiales, sociales et politiques). 2002). Du fait de sa localisation et de sa le succès, de manifestations marchandes d’un appareil normatif et législatif visant à C’est en abordant les processus de périodicité, la foire diffère des autres dispositifs et festives prenant pour objet la relance et/ fluidifier, dans la transparence des volumes construction des liens au territoire à partir des de qualification en ce qu’elle fixe un repère ou la promotion de productions locales et des qualités, les échanges marchands marchés concrets que les auteurs suggèrent spatiotemporel au territoire qu’elle participe alimentaires. Ces manifestations s’inscrivent entre des opérateurs devenus de plus en de se défaire des opinions préconçus à propos à définir. En ce sens, la foire est assimilable dans un changement par rapport aux places plus distants. De cette conception, associant du « Marché ». L’intention est de renvoyer au lieu matriciel des productions du territoire marchandes traditionnelles (bazars, foires un service public à des objectifs strictement dos à dos les cadres d’analyse posant le économiques, sont issus les systèmes « Marché » comme l’unique organisation des 1 La recherche conduite dans le cadre du projet ANR MedInnLocal s’appuie en Corse sur un suivi de 12 manifestations, regroupées au sein d’une Fédération, réalisé sur deux années (2015-2016) et au Maroc sur des études portant sur 5 manifestations. 312 313 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

patronales, souks ou « moussem ») avec Corsu, les fromages dans le Venachese, la nouveaux entre les pratiques productives et l’exception d’anciennes fêtes relookées en lesquelles elles se veulent en rupture plus farine dans la haute vallée de la Gravona etc. les usages des produits. Dans une région foires-festivals (comme le Festival des roses qu’en continuité. Aujourd’hui, le système de foire en Corse s’est où la société locale et ses commerces, de Kelaat Mgouna) qui en est à sa 52e édition enrichi de nombreuses autres manifestations connaissent une mutation drastique suite à en 2017. La tenue de la plupart des foires adoptant quelquefois des thèmes et des une forte urbanisation, au tourisme de masse récentes est souvent aléatoire d’une année I.2.1. Les foires de Corse : formes nouvelles d’animation. Si le marché et à un effondrement de la vie villageoise, les sur l’autre, signe d’un manque d’appropriation l’expression d’un militantisme de foire occupe toujours une place centrale, foires sont devenues un lieu d’expression par les producteurs et les consommateurs et de nouveaux thèmes apparaissent autour des de nouvelles sociabilités qui tend à se de trop grosse dépendance aux notables ou associatif et politique enjeux actuels tels que le tourisme (A fiera substituer aux anciens espaces d’affiliation aux politiques locaux. di turisimu campagnolu à Filitosa), la santé communautaire. (Acqua e saluta à Ulmetu) ou l’environnement Dans le cas corse les foires sont, au moins (a festa di a natura à Vicu). Mais l’inflexion I.2.2. Au Maroc : l’établissement au début des années 70, l’expression d’un la plus notable tient à l’apparition d’activités progressif de « foires militantisme associatif et politique qui s’inscrit s’organisant autour du marché de foire qui dans le mouvement sociopolitique du riacquistu mettent en scène des ateliers de formation gouvernementales » (Meistersheim, 2008). Ils s’agissaient pour les ou de découverte qui proposent des promoteurs des premières manifestations de apprentissages et des expériences prenant Dans ce pays, le renouveau des foires donner corps à une volonté de réappropriation pour thème les savoir-faire locaux ou les est contemporain de la mise en œuvre des ressources sociales et culturelles locales. produits : à la fiera di u casgiu di Venacu, le du Plan Maroc Vert (PMV) qui, dans son Au long d’une histoire régionale agitée par visiteur est sensibilisé à l’harnachement des second pilier, cherche à faire connaitre et à des tensions économiques et politiques, une ânes et des mules, au marché de producteurs valoriser les produits locaux. Plus récentes, cause commune oriente les projets initiaux de Riventosa, les nouveaux visiteurs reçoivent elles connaissent néanmoins un succès des collectifs d’organisation, celle d’animer le des cours de vannerie, à Aleria, Arte e gustu grandissant. Parfois issues d’anciennes fêtes village d’appartenance et dans certains cas la apprend à reconnaître les qualités des patronales, elles sont majoritairement initiées région voire la Corse entière, avec pour projet produits, à les transformer au sein d’ateliers par des associations locales souvent portées le développement local. de formation. On observe à ce propos la par des notables locaux et en connexion forte Les caractéristiques originales des foires de généralisation des dégustations dirigées avec des institutions ministérielles. Elles ont Corse sont issues de cette histoire. La foire au cours desquelles le visiteur apprend de ce fait tendance à devenir des lieux de du riacquistu rassemble des trajectoires de à apprécier les produits du terroir. Il faut promotion des politiques de modernisation bénévoles hétéroclites, de retraités ou d’actifs répondre au désir des visiteurs, de connaître de la petite agriculture paysanne et de mise de l’agriculture et d’autres professions qui ou de redécouvrir les produits et les savoir- aux normes « par le haut » des produits dits en sont quelquefois éloignées. Les collectifs faire, par l’engagement des sens et sous la « de terroir ». Mais ces foires constituent aussi regroupent une dizaine à une cinquantaine tutelle de producteurs-animateurs avisés. des lieux festifs qui, peu à peu, deviennent la de membres fidèles, résidents saisonniers Les foires à thème autrefois centrées sur vitrine d’un territoire et d’un produit. A tel point ou habitants permanents du village. La l’échange et l’exposition prennent aujourd’hui qu’on assiste aujourd’hui à la multiplication grande majorité des foires sont rurales, en charge une partie du travail de connexion de ces évènements : chaque territoire veut adossées aux communautés villageoises au territoire. Alors que les foires du riacquistu « sa » foire, dédiée à ce qui semble destiné et souvent opposées aux élus. Elles sont servaient de lieu d’approvisionnement et à être « le produit-phare » du territoire, sans structurées autour d’un marché de produits confortaient des connaissances familiales et présumer de l’ancrage patrimonial réel du locaux et prennent pour thème un produit villageoises acquises au cours des premières produit dans le territoire en question. Un fait emblématique de la région, l’huile d’olive en socialisations, celles d’aujourd’hui participent marquant cependant reste la difficulté de Balagna et dans la Rocca, le vin dans le Capi activement à la construction de liens ces évènements à s’ancrer dans la durée, à

314 315 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

II. Les dynamiques marchandes de l’ancrage au territoire

II.1 Lier, délier pour relier féminines d’huile d’argan, d’eau de rose ou tendent à la standardisation des produits. par le « tournant qualitatif » des années 80 de plantes médicinales, producteurs de miels, L’explosion des surfaces commerciales de engagent à raisonner l’ancrage au territoire autrement de dattes ou de safran, stands régionaux la grande distribution associée au délitement par l’examen d’autres liens que ceux placés qui vendent un peu de tout. C’est en dehors des savoirs productifs et des savoirs sous la dépendance et l’exclusivité de la filière La foire rassemble sous les yeux d’une foule des chapiteaux d’exposition, sur ces lieux de d’usages affaiblissent les anciens liens pour et de la marque. Le produit de terroir ne peut faite société, des commerçants (quelquefois vente auto-organisés, qu’il est possible de se conformer à de nouveaux standards de se prévaloir durablement d’un patrimoine, producteurs), des visiteurs (quelquefois clients voir des producteurs locaux. consommation et à de nouvelles clientèles. sans risque d’érosion de sa réputation, et mangeurs) et des produits (ou des services). Dans les deux situations, l’expérience Dans le cas du Maroc, c’est un travail de engoncé dans l’entreprise, sa filière et ses Un des principaux enseignements des cas marchande rend compte d’une autre activité connexion forcé qui est accompli par la marchés et en dehors de tout dispositif de corses et marocains est de montrer que les qui consiste à délier, au moins en partie, les puissance publique. Il s’agit d’assigner des connexion locale aux clientèles2. De même, organisateurs de foires ont bien conscience produits des liens antérieurs au territoire pour productions à des territoires jusqu’à créer la marque ne parvient pas à rendre compte de la force d’association des manifestations. les connecter à de nouvelles entités. Les des liens nouveaux. Le travail marchand de toute l’étendue des liens au territoire. Or, la Cependant ce pouvoir de liaison ne sert pas situations corses et marocaines mettent en accompli sur la foire est réduit à la mise en dimension alimentaire prend tout son sens sur les mêmes projets en Corse et au Maroc. évidence la tendance irréductible des activités place de scènes d’exposition alors que la les foires. L’expérience pratique et perceptive En Corse, la foire peut être interprétée, au marchandes à mettre en tension, quelquefois réalité productive et les usages sont exclus de du visiteur peut se déployer dans un contact moins celle du riacquistu, comme un substitut jusqu’à la rupture, les liens entre les pratiques fait du périmètre de la foire. Paradoxalement, direct avec les producteurs et leurs produits éphémère du village. Elle donne en effet un de productions et leurs usages locaux. les démarches de certification et deet donner lieu à des activités de production lieu à l’exposition et au partage de produits En Corse, le succès des produits traditionnels valorisation des produits locaux ont défait les du goût. Les dégustations fréquentes sur les et de savoir-faire qui jusqu’ici n’existaient que conduit quelquefois les producteurs à attachements domestiques. L’huile d’argan lieux de foire informent les attachements à la par la communauté familiale et villageoise. Il relier les composantes du terroir à d’autres qui, d’un usage polyvalent, alimentaire, fois cognitifs et affectifs au territoire. s’agit de rendre visible des liens au territoire composantes qui lui sont extérieures. médicinal, rituel et cosmétique, est devenue L’émergence récente en Corse de anciens et nouveaux qui ont quelquefois C’est le cas des producteurs de fromages quasi exclusivement un produit cosmétique manifestations qui sacralisent les produits disparu de la vie villageoise et des échanges qui transforment les produits selon des dans ses nouveaux usages mondialisés. de terroir en invitant des grands noms de locaux. Dans ce nouveau cadre que constitue technologies jusqu’ici absentes de la tradition D’autres fois, le lien du produit au territoire est la gastronomie internationale pointe un la foire, d’autres acteurs, d’autres liens, fromagère insulaire ou de la multiplication inventé de toutes pièces comme dans le cas risque latent d’une forme de gentrification participent de façon plus ou moins formalisée d’innovations alimentaires inspirées de de la rose du Mgoun, qui est quasi inutilisée de la consommation des produits de terroir. à l’ancrage des productions. « recettes du terroir ». L’intention est d’élargir par les populations locales. En lieu et place du produit, c’est bien une Cette dimension ne semble pas se retrouver les clientèles autant que de diminuer les consommation distinctive qui est valorisée dans le cas du Maroc, où les produits et leurs coûts de production. En ouvrant de nouveaux II.1.1. D’une logique produit au ainsi que des composantes réputationnelles usages se limitent à une mise en vitrine. Il est espaces marchands au public - à une extérieures qui lui sont associées. Au-delà d’ailleurs fréquent que le produit à l’honneur société plus large que la communauté locale retour de l’aliment de l’effet, la survenue de ce nouveau format soit lui-même minoritaire, voire totalement - les foires insulaires doivent faire face à ce de foire, révèle une tension souvent évoquée absent, sur les stands d’exposition, du qui caractérise la dynamique marchande : L’appétence de nos contemporains pour entre une consommation locale et une moins dans le pavillon « officiel » Le produit délier pour relier autrement. Par le même la gastronomie, les arts culinaires et plus consommation orientée vers un marché de en question peut donner lieu, le jour de la mécanisme, la foire fournit un espace généralement le désir d’une meilleure luxe. Dans cette perspective, on peut craindre foire, à un développement marchand, mais d’expérimentation et d’innovations techniques compréhension des modes d’obtention des de voir les foires renforcer des liens qui cette mise en marché se déploie en dehors et commerciales en vraie grandeur aux produits attestent d’un retour des aliments réduisent le territoire à une fonction productive de la foire, dans des lieux périphériques non producteurs et aux usagers. Mais relier peut visible sur les marchés de proximité. duquel sont évincés, par les prix mais aussi contrôlés par les organisateurs (Berriane et conduite à une réelle altération des relations Les critiques adressées à la toute-puissance par les usages, les consommateurs locaux. al. 2016). Par ailleurs, toutes les foires, quel entre les différentes composantes du lien d’une « économie du produit » conforté que soit leur affichage, mettent en scène les au lieu. Les foires contemporaines de Corse mêmes catégories d’exposants : coopératives font face à des dynamiques marchandes qui 2 On voit ici poindre au sein des collectifs de foire des tensions bien que non conflictuelles entre des logiques de collectif villageois et des logiques professionnelles. Faut-il orienter les foires en suivant le projet d’un territoire, celui d’une filière, d’un métier ? Dans chacune de ces perspectives, quelles sont les identités territoriales à valoriser ? 316 317 I.2.2. Au Maroc : Troisième partie Politiques, marches et encadrement l’établissement progressif de « foires gouvernemen

II.1.2. La dynamique spécifique de le processus de reconnaissance légale est fromagers locaux). Dans un régime dominé (Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000) ? La réseaux de vente temporaires également entretenu de façon dynamique par des logiques de filière et de marques dynamique marchande ne procède-t-elle par une pluralité de liens qui associent des d’entreprises, lesquelles se traduisent par des pas de séquences de détachements et de identités territoriales prenant sens localement. formes d’organisation spécifiques comme ré-attachements à d’autres désirs, à d’autres Le travail de reconnexion locale des pratiques Les composantes du lien au lieu ne sont les interprofessions, la définition des liens au préférences. La visée du marchand, qu’il aux usages des produits s’opère de façon pas des ressources « déjà là » que des territoire relève de la prérogative exclusive des soit producteur ou revendeur, n’est-elle pas subtile sur les champs de foire. La place acteurs entreprenants activent selon leur professionnels. Il n’est pas étonnant dans une d’attacher les produits à d’autres acteurs, marchande fonctionne selon une dynamique propre logique. Ces identités territoriales configuration de ce type, que les dynamiques extérieurs à l’entre soi de la société locale, de rétraction temporaire de réseaux existants significatives appartiennent à la fois, dans locales et particulièrement les circuits de pour tirer précisément parti de l’altérité. qui lient des vendeurs et leurs clients. Une fois les termes de l’économie de la grandeur et proximité, ne parviennent pas à tirer l’entière Diaboliser le marché est en conséquence enrichis de nouveaux liens, ces réseaux « se à des degrés divers, au monde domestique, partie des dispositifs de jugement locaux une fausse piste. L’enjeu n’est-il pas plutôt détendent » pour renouer avec les relations juridique, marchand ou public mais de façon comme le concours de la foire de Venacu. d’examiner comment les foires, et les marchés habituelles lesquelles sont souvent confinées plus essentielle, elles traversent ces mondes Au Maroc, les foires concernent de proximité en général, peuvent contribuer au et dispersées sur le territoire. Ce mouvement en fournissant de façon conjointe des points indistinctement les produits sous IGP maintien durable des liens locaux qui unissent de rétraction et de dispersion des réseaux d’appui communs au monde de la production (safran de Taliouine, rose du Mgoun) ou des les activités et les produits au territoire dans de vente locaux constitue un point d’appui et à celui des usages (Boltanski et Thévenot, produits locaux renommés (foire aux figues leurs dimensions sociale et culturelle tout en qui entretient et renouvelle les liens autour 2001). En Corse, c’est de cette façon que de Taounate). La faible représentativité des préservant le dynamisme marchand ? des produits. Ainsi, ce n’est pas seulement les foires ont enclenché un processus de producteurs locaux, l’obligation faite par les le produit qui est l’objet de l’ancrage, ni reconnaissance hybridée entre qualités organisateurs d’appartenir à des groupements même la transaction, mais la dynamique de la domestiques et marchandes. de producteurs (coopératives, GIE) pour situation elle-même ; celle qui réunit de façon Du point de vue de la qualification de produits, participer à l’exposition, la sélection de ces temporaire les producteurs, les clientèles et le cas de la foire aux fromages de Venacu (« a groupements par les instances politiques les produits sous le regard d’une foule faite fiera di u casgiu »), illustre comment une foire locales, et le « favoritisme » qui accompagne société. Le lieu ainsi formé constitue une peut contribuer à la relance de dénominations souvent cette sélection, concourent à source d’action qui participe de l’ancrage. locales associées à des territoires de homogénéiser les identités territoriales, le production. Au moyen de l’organisation d’un seul facteur de variation, souvent minime, 2.1.3. Les foires dans les processus concours, la manifestation a servi de cadre étant le produit lui-même. Peu importe qu’on de qualification locale et de à la définition sensorielle de cinq types de fête la rose du Mgoun, le safran du Souss, fromages et à la construction d’entités prenant la pomme de Midelt ou la noix d’Azilal, la certification de l’origine valeur d’identités territoriales3 au sein de la forme et le sens que prend, sur les foires, société locale (Sorba et Aït Mouloud, 2014). le processus d’identification d’un territoire à En Corse comme au Maroc, la très grande Mais l’impact du concours sur la société locale un produit reste le même, défini et validé à majorité des produits faisant l’objet d’une n’a pas abouti pour l’heure à la certification travers le même appareil politico-institutionnel certification officielle donne lieu à l’organisation officielle des produits. L’exemple de la relance qui accompagne toutes les manifestations. d’une foire. En Corse, la plupart du temps, la des fromages par la foire met en évidence On le voit, dans les cas corse et marocain, manifestation a précédé la certification (AOP que la mise en visibilité des qualités ne suffit la mise au format d’usages et de normes huile d’olive, farine de châtaigne, clémentine pas pour lier le produit aux composantes extérieures au territoire fait courir le risque etc.) et dans tous les cas les AOP obtenues productives du territoire (utilisation des soit d’une banalisation des productions s’adossent à une manifestation locale. Ainsi, parcours pastoraux, lait cru, savoir-faire locales soit au contraire d’une gentrification de l’alimentation locale. Mais, faut-il s’étonner que le travail marchand aboutisse 3 Nous empruntons le terme d’identité à H. White qui la définit comme une source d’action doté de sens. Nous enten- à lier les produits à d’autres usages dons ici par identité territoriale, les entités significatives en prise avec les dynamiques du territoire, qui font l’objet d’une connaissance et qui participent à la formation de la valeur des produits : il peut s’agir de métiers, de savoirs faire indivi- duels ou collectifs mais également de ressources non humaines animales et biophysiques. 318 319 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

III. Les activités marchandes constituent-elles des ressources territoriales ?

III.1 Une définition des une réserve, un potentiel latent voire virtuel qui III.2 Les foires, des acteurs locaux qui assurent la production, peut se transformer en actif si les conditions la transformation et le développement d’un ressources territoriales de production ou de création de technologie « communs marchands » produit se retrouvent au même titre sur un polarisée « vers l’amont des le permettent. Ainsi l’expression de la variable au service de l’ancrage au champ de foire lorsqu’on sait que ce sont territoriale est-elle à chercher dans les les institutions régionales agricoles qui filières » conditions d’élaboration de ressources dans territoire choisissent les exposants ? Comment assurer cet amont qui est l’expression du travail d’une et rendre visible la qualité et l’authenticité Le propos n’a pas pour but d’identifier les société, et plus précisément du territoire Réunir en un même lieu une collection de lorsqu’on réunit dans un même chapiteau raisons épistémologiques de l’éviction du sur lui-même et sur la manifestation de son produits et faire converger leur valorisation des producteurs qui travaillent des produits marché de l’analyse des processus de identité ». ne procède pas toujours d’une volonté naturels, et d’autres qui présentent un produit spécification. De nombreux auteurs ontOn le voit, la polarisation de la ressource d’ancrage, il arrive que certaines foires falsifié ? montré comment la théorie économique vers les activités productives constitue suivent même le but inverse. De même que En Corse, l’engouement pour les produits en est venue par une série d’opérations selon ce courant une composante première les salons internationaux sont des lieux non « identitaires » a entrainé la multiplication de conceptuelles et de modélisations à indépendante du marché. Les spécificités ancrés, certaines foires, le plus souvent celles manifestations qui tend à brouiller les liens concevoir une version réifiée et normative siègent du côté de la production pour destinées aux touristes, mobilisent la référence des produits au territoire. En réaction, douze du marché, finalement peu discutée (Callon, rassembler « les forces du territoire » face à « produits de terroir » comme seul élément foires à thème, dont les plus anciennes et les 2018). L’objectif est plutôt de mettre au jour la force des lois du marché, le fameux pouvoir d’attractivité. Dans ces manifestations, plus importantes, se sont fédérées afin de se la conception dominante de la construction d’aval. l’exposition des produits met bien en relief les prémunir des foires opportunistes. Une des de la ressource territoriale relativement au Ainsi naturalisé et éloigné de la société locale, références territoriales au moyen de marques premières actions de la Fédération Régionale marché pour appréhender ensuite au moyen le marché n’est pas conçu comme « un espace ou de dispositifs de signalisation, mais pour les des Foires Agricoles et Artisanales de Corse des exemples corses et marocains comment de compétence » susceptible d’enrichir le besoins d’un commerce globalisé. De même (F.F.R.A.A.C.) a été de créer un label afin de de façon concrète les activités marchandes processus de spécification par des opérations que l’organisation d’évènementiels autour garantir la présence exclusive de producteurs transforment les ressources et réalisent les extérieures à la production. Pas plus que de spécialités ne relève pas nécessairement sur les champs de foire. Ces marchés sans produits pour qu’il en soit fait une évaluation ce dernier n’est pensé comme un espace comme le montre l’exemple de certaines foires revendeurs, signalisés par le label Fiere di et un usage spécifique. de culture au sein duquel s’expriment des au Maroc, d’une valorisation des activités Corsica, sont soumis à l’observance d’un L’article cité plus haut (Gumuchian et savoirs d’usages spécifiques. Les usages et locales. La prégnance du modèle du salon règlement et d’une procédure de contrôle Pecqueur, 2007) éclaire comment la ressource les savoirs qui lui sont associés sont rabattus d’exposition et son application aux produits systématique. territoriale est usuellement conçue dans ses à des préférences de consommateurs alimentaires de tradition – comme pour le Dans les deux situations mais pour des rapports au marché : génériques et de fait se trouvent relégués à Salon International des Dattes - rappelle les raisons différentes, on observe que les foires « Si l’existence du territoire suppose une l’expression de choix individuels. enjeux liés au contrôle de ces espaces de ne jouent pas à plein et de façon durable un construction historique longue de la part Réifié par la théorie économique, le marché foire. rôle d’ancrage des activités et des produits des acteurs, cela signifie que les externalités demeure tout juste une activité humaine ou Au Maroc, les foires servent clairement la au territoire. C’est le succès des produits territoriales créées par les acteurs résultent s’exprime la froideur du calcul marchand, promotion des programmes politiques en identitaires et leur commerce non contrôlé qui d’un processus amont dans un monde non « Les agents économiques cessent d’être faveur du développement rural et la promotion menace les foires insulaires ; c’est le pouvoir marchand ». On observe que la ressource isolés, suspendus dans l’éther et confrontés, de l’agro-industrie nationale, objectif que l’on politique des organisations professionnelles est polarisée vers l’amont de la chaine de seuls, au marché » (Pecqueur, 2006). retrouve en France au Salon International de et les institutions gouvernementales qui production. l’Agriculture de Paris. Mais l’enjeu principal menacent l’ancrage au Maroc. A la suite, on peut lire : est souvent ailleurs. Les tensions qui se Nous avons vu que la dynamique marchande « C’est le sens d’une distinction cruciale entre jouent sont plus entre des logiques locales est productrice de liens et d’innovations mais ressource et actif. L’actif est un facteur « en de production et des logiques institutionnelles qu’elle ne permet pas, sans régulation, de activité » c’est-à-dire valorisé sur le marché. La de modernisation de l’agriculture familiale. maintenir l’ancrage. De même l’officialisation ressource à la différence de l’actif, constitue Comment faire en sorte que la pluralité des des liens par l’Etat au moyen des Indications

320 321 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Conclusion

Géographiques protège le produit des Nous suggérons que les marchés locaux Il s’agit bien d’adopter une approche contrefaçons marchandes mais ne garantit constituent des lieux d’ancrage des produits au relationniste de la spécification qui souligne pas toute l’étendue des inscriptions territoire sous la condition d’une gouvernance les savoirs lier, associer, « agencer » qui territoriales, notamment celles liées à la régulée par d’autres forces que celles exclusives rendent possible l’expression des ressources société locale. Nous avons vu enfin, que la de la sphère productive et du Marché global. territoriales. réputation des produits ne peut non plus être L’hypothèse conduit à retenir que les nouveaux Le retour en force de l’aliment à la place d’une mécaniquement assignée aux territoires par marchés de proximité peuvent constituer des vision produit/filière suppose une prise en la puissance publique par le seul effet d’un communs d’une catégorie particulière qui compte nouvelle des mangeurs et de leurs marketing habile et ajusté. engendrent des liens, des points d’appui et usages, bien au-delà de leur formalisation et de Mais, les foires de Corse montrent également des repères utiles à la définition de ce que nous leur contraction par la notion de préférences et que les activités marchandes peuvent proposons d’appeler des identités territoriales de consommateurs. Le marché local considéré devenir des instruments d’action collective et significatives. Ces identités désignent, au comme une relation sociale et culturelle tels d’autonomisation qui confortent les liens au sens de White, des entités (produits, services, qu’ils se donnent aujourd’hui à voir. territoire pour peu qu’elles s’affranchissent lieux) dont la source d’action provient de Les marchés de proximité témoignent d’un des pouvoirs de l’Etat et de la dynamique composantes spécifiques qui prennent sens mouvement de fond qui procède d’une marchande. Le programme de la théorie aux yeux de collectifs d’acteurs interconnectés transformation radicale des rapports entre des communs qui ménage une troisième (White, 2008). producteurs et consommateurs. Comme voie, alternative au Marché et à la puissance Le regard critique adressé au « courant des toute activité marchande les foires participent publique, peut aider à repenser le marché ressources territoriales » grossit les traits en à la construction de nouveaux liens sociaux comme une activité sociale dans une se jouant des ambiguïtés de ce courant entre et politiques tout en en relâchant d’autres, perspective de gestion collective (Ostrom, le Marché théorique et les marchés concrets communautaires ou plus anciens. Ces 2012). Réguler la dynamique marchande en pleine expansion dans les territoires. manifestations transforment ce qui lie les procède d’une volonté ancienne qui a Ce regard entend cependant requalifierproduits marchands à d’autres composantes toujours oscillé entre une option publique le travail marchand à la suite des apports territoriales. Dans cette perspective, les et une option de régulation par l’entreprise. précurseurs de la sociologie du marché (Voir la exemples des foires corses et marocaines Le retour des marchés de proximité offre un synthèse de Franck Cochoy, 2012). Plusieurs montrent que les dynamiques marchandes de matériau nouveau pour concevoir des formes enseignements sont susceptibles d’enrichir la même que les seuls soutiens de la puissance marchandes innovantes régulées par les notion de processus de spécification : publique ne constituent pas une réponse sociétés locales elles-mêmes. - Les savoirs marchands participent à la aux attentes des populations et des sociétés réalisation des ressources territoriales et locales. Les sociétés rurales et urbaines donc au processus de spécification des adressent de nouveaux messages sur les productions. manières de consommer les aliments des - Ces derniers constituent de nouveaux savoirs territoires. De nouvelles formes d’organisations qu’il est possible de rassembler sous le terme sont attendues des systèmes alimentaires de « savoir agencer » (Deverre et Lamine, 2010). Elles intègrent de - Le processus de spécification ne peut plus façon souvent désordonnées et quelquefois être envisagé en suivant un séquençage contradictoires des composantes à la fois productif liés aux flux de matières et des marchande (retour de la vente de proximité), savoirs de l’amont vers l’aval. La spécificité productive (comprendre les procédés ne se trouvant pas plus en amont qu’à l’aval. d’obtention) et culinaire (expériences sensorielles).

322 323 Troisième partie BIBLIOGRAPHIE Politiques, marches et encadrement

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White H.C. - 1992, Identity and Control, Princeton: Princeton University Press Ces ressources territoriales construites localement qu’elles soient idéelles ou matérielles procèdent d’accords conduisant à différencier un dedans d’un dehors. Dans le cas des IG, le périmètre se traduit par la définition d’une aire géographique qui exclue au moyen d’accords par des producteurs d’autres producteurs.

326 327 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Le tissage de la laine constitue au Maghreb Wool weaving is an ancestral activity in the une activité ancestrale essentiellement Maghreb that has long been practiced by Chapitre 15 pratiquée par les femmes rurales berbères. rural Berber women. This activity has always Cette activité est, pour les familles, source been part of family strategies, particularly in de revenus complémentaires, notamment the arid region, to deal with the harshness en milieu aride où l’agriculture et l’élevage of environmental conditions (droughts, sont particulièrement exposés aux aléas degradation of ecological systems, etc.) climatiques. Elle a toutefois, selon les régions, and the weakness and fragility of natural Entre fausse authenticité et innovation connu des évolutions différentes, déterminées resources (water, soil, vegetation…). par des conditions socio-économiques et However, it followed a different trajectory in authentique : bilan de deux trajectoires des environnementales particulières. Un travail de each region determined by specific socio- terrain réalisé en 2018 à Taznakht dans le Haut economic and environmental conditions. It tapis de Taznakht (Haut Atlas marocain) et des Atlas marocain et à Toujane - Béni Khédache is in this context that we have undertaken Matmata Centraux (Sud-Est tunisien) dans les jebels Matmata tunisiens visait à in this work to compare between the activity mettre en évidence les spécificités de l’activité of weaving carpets in two areas namely de tissage de tapis dans ces deux régions. Taznakht in the Moroccan High Atlas and Les résultats des enquêtes ont montré deux Toujane - Beni Khédache in Tunisian Matmata Ali Hanafi Hanane Bouaabid trajectoires opposées ; la première se déclare mountain. Several interviews were carried Université de la Manouba Université Cadi Ayyad « traditionnelle » en appliquant un savoir-faire out in the two fields in spring 2018 with the purement technique. Cette trajectoire, bien various stakeholders involved in this activity. Département de géographie Faculté de Lettres et Sciences qu’elle soit suivie par la plus grande part des The results showed two opposite trajectories; Humaines Tunis, Tunisie artisanes dans les deux terrains, ne respecte the first trajectory declares itself “traditional” [email protected] Marrakech, Maroc pas une démarche de production authentique by applying a purely technical know-how. [email protected] et promeut notamment l’usage d’une laine This trajectory, although it represents the bon marché et d’une coloration chimique ainsi largest share of craftswomen in the two que le recours à un vieillissement accéléré des fields, unfortunately follows a not authentic tapis. Quant à la deuxième trajectoire, elle peut approach to the production of carpets with in être qualifiée de « moderniste » et concerne particular the use of cheap wool, its chemical un petit groupe de femmes appartenant à une coloring and the use of aging accelerated association à Taznakht. Dans cette trajectoire, carpets. As for the second trajectory, she les artisanes en question appliquent un savoir- declares herself «modernist» representing Tapis Taznakht faire artistique qui respecte une démarche a small group of women belonging to an authentique mais qui, en cours de route, association in Taznakht. In this trajectory, perd tout ancrage territorial et patrimonial par the craftswomen in question apply artistic rapport à la région. Entre l’une et l’autre de ces know-how which respects an authentic deux trajectoires, ces arrière-pays ont toujours approach but which, along the way, loses all Matmata eu du mal à trouver la bonne recette leur territorial and heritage roots in relation to the permettant de conserver leurs connaissances, region. Between these two trajectories, these de les transmettre et innover afin d’assurer hinterlands have always struggled to find un développement économique des leurs the right recipe allowing them to keep their Trajectoire Arrière-pays habitants. knowledge, transmit and innovate it to ensure Authenticité economic development for their inhabitants. 328 329 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Introduction I. Deux zones d’étude contrastées

La valorisation des ressources a été au en équilibre (climax) ou qui tendent vers lui. Deux terrains ont été sélectionnés, lesquels d’altitude et se caractérise par sa pauvreté Maghreb un des moyens pour améliorer En sciences humaines, une trajectoire est une se caractérisent par l’importance de l’activité en terre arable et l’abondance de l’eau. Le les conditions de vie des familles rurales et suite de positions occupées par un individu ou de tissage de la laine. Il s’agit de la région de grand Taznakht est un territoire municipal pour subvenir à leurs besoins. Les systèmes un objet durant son existence ou une partie Taznakht au Maroc et la région de Toujane - de 50 604 hab qui s’élève à environ 980 de production agropastoraux ont permis de sa vie1. Dans notre cas, le savoir-faire Béni Khédache dans les jebels Matmata en m d’altitude et est situé dans la grande aux habitants des arrière-pays maghrébins en tissage des tapis a été le résultat d’une Tunisie. région de Drâa-Tafilalet composée de cinq d’exploiter, entre autres, leurs troupeaux pour longue histoire et a suivi plusieurs trajectoires communes (Taznakht, Ouislsat, Siroua, produire la viande, le lait et la laine. Dans le qui ont été déterminées dans chacun des Khezama et Iznagen). Il faisait partie de la cadre d’une stratégie familiale basée sur la deux pays par des conjonctures politiques, confédération des Ait-Ouaouzguite (Figure 1). complémentarité entre les membres de la économiques et sociales différentes. Ces I.1 La région de Taznakht Ces communes partagent depuis longtemps famille, leurs activités et leurs espaces vitaux, différentes conjonctures n’ont pas empêché les mêmes coutumes et les mêmes activités la valorisation de la laine par le tissage des ces trajectoires de se croiser parfois et de Cette région forme un piémont du jebel Siroua économiques (Bouaabid, 2019). tapis était un des moyens pour créer de se ressembler. Cette activité est considérée dans le Haut Atlas qui s’élève à 3 304 m l’emploi et développer les économies. Cette aujourd’hui dans les Matmata et à Taznakht ressource qui provenait essentiellement des comme un des piliers de développement local troupeaux d’ovins servait à fabriquer des dans lequel interviennent plusieurs acteurs Figure 1 : Localisation de la région de Taznakht (Haut Atlas marocain) habits ainsi que pour meubler les habitations (population, coopératives, associations, notamment des nouvelles filles mariées. Les Communes, ONA2,…). Ces différentes produits en excédent étaient vendus le plus interventions permettent à cette filière de souvent sur les marchés locaux ou exportés suivre des trajectoires variées (transmission, vers les principales villes touristiques. vieillissement, innovation, modernisation,…) Progressivement, cette activité pratiquée qui mènent à des résultats économiques et essentiellement par les femmes s’est intégrée sociaux parfois contradictoires. dans le circuit économique et sa valorisation C’est dans ce cadre que nous abordons les par le tourisme lui a permis de se diversifier questions suivantes : quelle trajectoire suit et d’apporter des revenus conséquents pour aujourd’hui l’activité de tissage ? Est-ce une les familles. C’est ainsi que cette activité a trajectoire qui répond à une demande du pris de l’importance pour les habitants de ces marché ? Ou une trajectoire qui émane d’un arrière-pays et est devenue bien ancrée dans désir de maintenir une activité ancestrale, le paysage, notamment en montagne. Cet de diversifier les revenus et de transmettre ancrage territorial est d’autant plus important le savoir-faire ? Quel équilibre à faire entre que les populations ont accumulé un savoir- la transmission (maintien de l’authenticité) faire qui, au fil du temps, a été adapté aux et l’innovation (modernisation) dans cette particularités de chaque territoire au point de activité ? Les réponses à ces questions lui devenir spécifique. devraient nous amener d’abord à identifier L’examen de cette activité dans deux sites les trajectoires de l’activité de la laine et, au Maroc et en Tunisie a permis de mettre en ensuite, à évaluer leurs impacts en termes de évidence plusieurs trajectoires. En écologie, conservation et de transmission des savoir- une trajectoire est l’équivalent d’une série faire ainsi que leurs impacts sur les économies qui désigne une succession de plusieurs familiales des sociétés rurales. stades qui dérivent d’un même stade initial

1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Trajectoire 2 ONA : Office National de l’Artisanat 330 331 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

I.2 La région de Toujane - ensemble de petites montagnes s’élevant de ses impacts sur les économies familiales à des altitudes moyennes de 500 m qui et en termes de conservation et/ou de Béni Khédache dominent une vaste plaine côtière appelée la transmission de cet héritage. Pour répondre Jeffara. Ce paysage aride a depuis longtemps à ces objectifs, nous avons adopté Cette région fait partie de l’ensemble été caractérisé par un tissu de petits villages une approche prospective basée sur la montagneux du Sud-Est tunisien appelé berbéro-arabes (Figure 2). réalisation d’entretiens semi-dirigés avec les communément les Matmata. Il s’agit d’un différents acteurs dans l’activité de tissage. Figure 2 : localisation de la région de Toujane - Béni Khédache (Sud-Est tunisien) Afin d’éliminer les risques de préjugés qu’une équipe pourrait porter sur son terrain ainsi que de donner à l’idée du regard croisé Sud-Sud une démarche scientifique, une équipe marocaine s’est déplacée en mars 2018 pour réaliser le travail de terrain en Tunisie et en contre partie, une équipe tunisienne s’est déplacée sur le site marocain en mai 2018 pour effectuer le même travail3 en essayant de poser les mêmes questions.

Les habitants de ces villages ont pratiqué l’importance économique chez les ménages essentiellement un agro-élevage extensif et est même devenue une source principale derrière les aménagements construits de revenus pour certains d’entre eux (Aridhi, au niveau des talwegs. Dans le cadre 2016 ; Hanafi, à paraitre). de la mobilisation des faibles ressources disponibles, cette population a également I.3 Approche comparative exploité la laine extraite de leurs troupeaux d’ovins pour développer l’activité de tissage. Progressivement et avec l’intégration de Les objectifs de ce travail consistent en : (i) ces villages dans les circuits touristiques et l’identification et la comparaison entre les l’intérêt porté par les touristes européens trajectoires que suit l’activité de tissage des à ces produits, cette activité a pris de tapis dans les deux sites, et, (ii) l’évaluation 3 Ce travail a été réalisé en collaboration avec M. Saïd BOUJROUF et Mlle Oumayma ARIDHI que nous remercions vivement. 332 333 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

II. La laine : Une matière variée mais déterminante dans la qualité des tapis

II.1 La laine brute : deux l’absence de jarres (Ezzahiri, 1981 ; Sarter, projets ont essayé de structurer cette filière en de son troupeau ne suffisent pas, il en collecte 2006). C’est également une laine homogène optant pour la création d’une synergie entre auprès d’éleveurs avec qui il a préalablement matières premières avec des mèches soyeuses et tombantes l’ensemble des acteurs de la filière, au niveau passé des accords pour qu’ils ne vendent différentes ressemblant aux poils des chèvres. Cette local et au niveau national. Par ailleurs, ils ont pas leurs productions à d’autres ateliers. Le grande qualité de la laine permet de faciliter entrepris la structuration des acteurs de la responsable de cette association explique Les entretiens avec les différents acteurs dans sa préparation (lavage, cardage, peignage, filière du tapis en coopératives (Guessous et son attachement à l’usage de cette laine par les deux terrains d’étude ont montré que la filature et coloration) et par conséquent, al., 2013). sa conscience de sa spécificité locale. Pour matière première a une place prépondérante son tissage (Bouaabid, 2019). Cette laine Malgré la valeur économique et patrimoniale lui le tapis des Ait Ouaouzguite n’a pris sa dans la qualité des tapis. La longueur de laine est souvent collectée par une coopérative de cette laine, plusieurs femmes dans la région renommé que grâce à cette laine de grande à l’état brut, son homogénéité, la qualité de créée par l’État qui gère le ramassage et la de Taznakht sont de plus en plus tentées qualité. Il a ainsi choisi de conserver son ses mèches, sa couleur initiale, sont tous des valorisation de ces importantes quantités. par la laine bon marché provenant d’autres usage puisqu’il fait partie de l’identité locale et critères qui influencent par la suite toutes les Cependant, et malgré l’importance de cette races de l’extérieur ainsi que par la filature influe sur la valeur et la qualité des tapis. étapes de sa transformation, de son tissage ressource, sa valorisation est de plus en industrialisée composée non seulement de Dans la région de Toujane-Béni Khédache, les ainsi que le prix du tapis. Par ailleurs, la qualité plus soumise à de nombreuses contraintes laine, mais aussi de polyester et de lycra brebis élevées proviennent souvent des deux du produit final est aussi influencée par la notamment la concurrence que subit la brebis (Bouaabid, 2019). Ce recours à cette laine races qui se rencontrent dans la plupart des disponibilité de cette laine brute (proximité) Siroua de la part des races sélectionnées et la bon marché est expliqué par le coût élevé de steppes tunisiennes à savoir la race Gharbi et par le coût de son appropriation (achat dépréciation de sa laine avec l’arrivée d’une la laine Siroua et la longue durée que prend ou algérienne et la race Barbarine. Ces deux ou produit du troupeau en possession). En laine bon marché du Moyen Atlas (provenant sa préparation pour le tissage comparée avec races ont formé dans la région un cheptel observant les deux terrains, nous avons des races Timahdite et Sardi). Le cheptel la laine industrialisée. En plus de la longue total estimé en 2017 à environ 43 000 têtes remarqué que l’acquisition de cette laine suit de cette race subit aussi une forte pression durée de sa préparation, l’activité elle-même et produisant environ 45 tonnes de laine plusieurs démarches entre les deux terrains et notamment à cause des impacts des est de plus en plus répulsive notamment pour (ODS, 2018a ; ODS, 2018b). Toutefois, cette même au sein du même terrain. En somme, changements climatiques sur les ressources les jeunes. Il est également expliqué par sa laine est de qualité médiocre puisque les deux grandes trajectoires apparaissent. pastorales dans le massif du Siroua en raison faible disponibilité en stock notamment lors races Gharbi et Barbarine sont originellement À Taznakht, une bonne partie des ateliers de d’une pluviométrie moins importante et plus des périodes de forte demande. Il est enfin élevées pour la production de viande. Leur tissage achète la laine locale produite dans irrégulière. À ceci s’ajoutent l’aggravation question de prix puisque le tapis tissé avec laine est souvent courte (inférieure à 15 cm) la région par les troupeaux à base de la race des conditions d’abreuvement du bétail et la une laine bon marché aura un prix moins élevé avec des mèches légèrement rêches. locale Siroua. Cette race ovine est une des diminution progressive de l’activité d’élevage ce qui le rend plus compétitif face aux tapis Lors de la tonte, chaque brebis produit entre spécificités locales qui marquent l’identité dans ce massif. Les ressources fourragères des autres régions du Maroc. 1 et 2 kg mais après son nettoyage et son du territoire et sur lesquelles reposent les de la zone ont connu un grave surpâturage Cependant, certaines associations et ateliers cardage il reste très peu de laine de qualité économies de plusieurs familles du grand durant les années 80 entraînant une diminution de tissage maintiennent l’usage de la laine acceptable (environ le 1/3) et pouvant être Taznakht. En plus de faire partie du patrimoine des troupeaux et une chute des revenus des Siroua et résistent à cette tentation de la laine utilisée pour le tissage des tapis. Cette agricole de la région, c’est une race rustique éleveurs, ce qui a renforcé le phénomène bon marché. C’est notamment le cas de la mauvaise qualité ainsi que la longue durée de 4 qui est adaptée aux conditions de montagne d’exode rural. De ce fait, la filière ovine Siroua Coopérative de l’art authentique qui a été son travail et son coût élevé, font que l’usage et réputée pour la qualité de sa laine, utilisée est en difficulté et le nombre de têtes ne cesse visitée sur le terrain dans le vieux village de de cette matière première est en baisse par les femmes dans la confection des tapis de diminuer. Afin de dépasser ces difficultés Taznakht et dont le propriétaire maintient une continue au profit d’une laine industrialisée Ouaouzguiti. Au Maroc, le cheptel ovin de et de maintenir l’élevage de cette race pure démarche traditionnelle basée sur l’usage de meilleur marché et plus disponible à la cette race est estimé en 2017 à environ ainsi que de valoriser sa laine – surtout que la laine Siroua. Selon l’entretien effectué avec demande des artisanes. Malgré l’organisation 370 000 têtes produisant annuellement le tapis Ouaouzguiti a pris une importance lui, il possède un troupeau d’environ 400 têtes dans cette zone d’étude d’un festival annuel environ 920 tonnes de laine (ANOC, 2017). En internationale –, l’État ainsi que les différents Siroua qu’il élève principalement pour la laine. de tonte des brebis et les encouragements effet, la brebis Siroua produit annuellement 2 acteurs régionaux et locaux ont entrepris des Si les quantités de laine résultant de la tonte des artisanes pour utiliser ce produit, des à 3 kg de laine de très grande qualité connue projets pour améliorer l’élevage de la brebis par ses longues fibres (20 à 30 cm) et par Siroua (Boulanouar et Paquay, 2008). Ces 4 La Coopérative de l’art authentique a été créée à Taznakht par M. Mohamed depuis 2014 suite à un partenariat avec un projet autrichien sur le tapis Ouaouzguiti. Le propriétaire, ancien apprenti dans le tissage chez son père depuis 1996, a tissé des liens avec les Autrichiens et par la suite avec d’autres connaissances européennes pour qui il produit des tapis sur commande. Selon lui, aucun de ses tapis ne se vend aujourd’hui sur le marché local au Maroc. 334 335 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

tonnes de laine sont jetées chaque année bien distinctes : une première démarche qui Une fois que les fils en laine sont prêts, le utilisées : la peau de grenades et les rhizomes dans les oueds aux environs des villages à se veut authentique est pratiquée notamment responsable de cette association procède à de la Garance des teinturiers (Rubia tinctorum) cause de leur très faible prix au kilo et leur par les femmes de la Coopérative de l’art leur coloration avec une moyenne d’1 kg de (Bouaabid, 2019). Ces deux substances sont très faible demande (Aridhi, 2016). Lors de authentique à Taznakht ; une autre démarche laine colorée par jour. Pour ce faire, il utilise là utilisées depuis l’antiquité et sont connues nos enquêtes sur le terrain seulement 9 %5 qui ne fait pas de l’authenticité un critère aussi la coloration traditionnelle pratiquée jadis pour leur adaptation particulière à la teinture de des artisanes ont déclaré qu’elles utilisaient premier et qui est pratiquée par une bonne à Taznakht à savoir la coloration provenant des la laine, offrant une palette de couleurs allant cette laine, en grande partie dans le tissage partie des coopératives à Taznakht et chez la plantes naturelles (Photo 2). Dans ce cadre du jaune au marron en passant par le rouge. des tapis (Hanafi, à paraître). Mais selon majorité des artisanes entre Béni Khédache et deux substances naturelles sont notamment elles, ces tapis ne se vendent pas ou ils se Toujane. En effet, les femmes travaillant dans vendent à des prix très faibles. Cette laine la Coopérative de l’art authentique, dans un est, par contre, plus utilisée pour le tissage du souci de fournir des tapis qui sont réellement Margoum, tapis traditionnel de la région. conformes à l’héritage et à l’identité de la région, suivent les étapes traditionnelles de préparation de la laine au tissage (Photo 1). II.2 La laine transformée : Ces femmes commencent par le lavage de la laine Siroua ; ensuite elles procèdent deux techniques différentes à son cardage et son peignage. Selon le responsable de cette association il faut Au niveau de la laine transformée, les artisanes environ 2 kg de laine brute pour avoir 1 kg de des deux régions étudiées ont recours à laine nettoyée. Cette opération représente 8 des formes de travail différentes. Là aussi jours de travail durant lesquels chaque femme apparaissent clairement deux trajectoires transforme environ une dizaine de kilos. Photo 2 : Rhizome de Rubia tinctorum et peau des fruits des grenadiers utilisés pour la teinture de la laine à Taznakht (© Photos : A. Hanafi, 2018)

Une fois ces couleurs préparées au feu doux, est mélangée avec les pigments obtenus la laine notamment celle de couleur blanche Photo 3).

Photo 1 : Cardage et filature de la laine Siroua par les artisanes de Taznakht (© Photos : H. Bouaabid, 2016)

Photo 3 : Teinture de la laine Siroua à la Coopérative de l’art authentique (© Photo : A. Hanafi, 2018)

5 L’enquête a été réalisée en 2015 sur un échantillon d’une quarantaine de femmes (Aridhi, 2016). 336 337 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

III. Le tissage : Une opposition entre un savoir-faire technique et un savoir-faire artistique

Afin d’obtenir plusieurs teintes, les couleurs abandonnée depuis plusieurs années par Le tissage est un savoir-faire qui a été transmis Khédache une bonne partie des artisanes sont soit laissées à l’état concentré, soit les ateliers de Béni Khédache-Toujane. Ces spontanément de mères en filles. Cependant, applique un savoir-faire technique pour tisser diluées avec de l’eau. La coloration est aussi différents ateliers au Maroc et en Tunisie, ont cette transmission n’a pas été toujours assurée leur tapis. Il s’agit là d’un savoir-faire que ces préparée à feu doux pendant plusieurs heures eu recours, soit à la laine naturelle bon marché et a rencontré des problèmes en raison femmes ont appris de leurs mères ou dans ce qui permet d’obtenir une laine colorée provenant du Moyen Atlas pour le Maroc, d’une mauvaise insertion dans les circuits les centres de formation et qui consiste à naturellement avec des teintes souvent pâles soit à la laine industrielle provenant de la plus économiques, ce qui a obligé les familles à la reproduire des modèles de tapis déjà connus et comparées à celles industrielles plus vives. grande usine de textile dans la région du Sahel délaisser ou à la réduire. La scolarisation des représentant leurs régions, leurs modes de vie Il faut toutefois signaler que cette méthode en Tunisie (Photo 4). Dans les deux cas, la filles en montagne dans le Siroua ou dans et leurs traditions. Dans la région de Toujane- demande beaucoup de patience et de savoir- laine locale se trouve abandonnée au profit les Matmata a accentué cette situation. Avec Béni Khédache les filles suivent chaque année faire technique. En étant pénible, longue et d’une laine de moindre qualité, mélangée avec l’intérêt porté par le tourisme aux différents une formation au tissage assurée par l’Office parfois coûteuse, cette méthode est de plus du polyester et du lycra et coloriée avec une produits du tissage, cette activité a pris un National de l’Artisanat « ONA ». Après obtention en plus délaissée par une bonne partie des teinture chimique vive. nouveau souffle. En effet, depuis une vingtaine du diplôme, ces filles commencent à tisser artisans de Taznakht. Elle a été également d’années plusieurs acteurs régionaux, des tapis selon des maquettes proposées par nationaux et internationaux sont intervenus l’ONA ou selon des maquettes préparées par pour soutenir cette activité notamment par la les filles elles-mêmes et inspirées des anciens mise en place de plusieurs plateformes d’aide tapis de la région (Photo 5). et de formation au tissage assurées aux filles. Celles-ci ont été incitées à reprendre cette activité non seulement pour maintenir l’héritage et faire revivre le savoir-faire, mais aussi parce que le chômage a atteint des taux très élevés en milieu rural de ces arrière-pays. En Tunisie, par exemple, le taux de chômage national était aux alentours de 17,8 % en 2012 alors qu’il s’élevait à 27,4 % dans le sud-est du pays. Chez les femmes rurales de cette région ce pourcentage était massif, de l’ordre de 53 % (Banque Mondiale, 2012). Au Maroc, le taux de chômage national a atteint 15,7 % en 2017. En milieu rural, ce taux a atteint 4,1 % mais il est resté élevé parmi les femmes de l’ordre de 14,7 %, parmi les jeunes âgés de 15 à 24 ans de l’ordre de 25,5 % et parmi les diplômés aux alentours de 18,5 % (Haut Commissariat au Plan, 2017). Les femmes formées au tissage se sont mises à confectionner des tapis, profitant d’une demande de plus en croissante sur ce produit local « spécifique ». Mais là aussi cette activité a suivi deux trajectoires complètement différentes voire opposées. En effet, dans la Photo 5 : Maquettes des tapis utilisées dans la Photo 4 : Stocks de laine industrielle dans les ateliers de Béni Khédache (© Photo : A. Hanafi, 2018) région de Taznakht ainsi qu’à Toujane-Béni région de Toujane-Béni Khédache (à gauche maquette traditionnelle, page de droite, maquette proposée par l’ONA) (© Photo : A. Hanafi, 2018)

338 339 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Ceci est aussi le cas dans la région de À l’opposé de cette trajectoire dans laquelle le responsable de cette association reçoit Taznakht où les femmes travaillent les tapis les femmes ne font qu’appliquer des modèles le plus souvent des demandes de clients selon des modèles traditionnels qu’elles ont traditionnels et reproduire des tapis déjà étrangers pour leur tisser des tapis sur la appris par cœur. Ceci est notamment illustré vus, se présente notamment à Taznakht base de modèles qu’ils décident. Certains par les motifs reproduits sur les tapis qui non une deuxième trajectoire suivie par les de ces tapis reproduisent des tableaux de seulement n’ont pas évolué au fil du temps, femmes appartenant à la Coopérative de peintures connus dans le monde. Les motifs, mais se retrouvent aussi dans d’autres régions l’art authentique. En effet, dans l’atelier de les symboles, les couleurs, la taille, le poids et du pays. Mieux encore, cette standardisation cette association, les artisanes rajoutent au la finesse du produit sont tous fixés au plus va au-delà du Maroc puisque ces motifs savoir-faire technique qu’elles ont hérité ou petit détail à l’avance (Photo 7). Ce sont ces se retrouvent même en Tunisie (Figure 8). appris, une touche artistique. Ce nouveau différents critères ainsi que les délais et le La montagne, le dromadaire, la main de savoir-faire qu’elles utilisent est basé sur le mode de livraison qui déterminent le prix final Fatma, le poisson et bien d’autres motifs tissage de tapis qui, dans la plupart des cas, du tapis. sont pratiquement retrouvés sur les tapis ne sont produits qu’une seule fois. En effet, de Taznakht et de Toujane-Béni Khédache même si parfois leurs tailles, leurs orientations et leurs couleurs sont différentes (Bouaabid, 2019 ; Hanafi, à paraitre).

A B

Photo 7 : Quelques tapis tissés par les artisanes de la Coopérative de l’art authentique sans référence à la région de Taznakht (clichés A. Hanafi, 2018)

Photo 6 : Quelques motifs traditionnels rencontrés sur les tapis (à gauche les tapis de Taznakht et à droite les tapis de Toujane-Béni Khédache) A : Motifs représentant la montagne - B : Motifs représentant le poisson (© Photo : A. Hanafi, 2018)

340 341 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

IV. Les tapis : des produits très variés à la recherche d’authenticité

IV.1 Une opposition entre Khédache et à Taznakht ont toujours essayé avec l’eau des puits et de la javel afin de fois lavés, les tapis sont étalés sur les collines de vendre aux clients, notamment européens, pâlir les couleurs vives caractérisant la laine à proximité des maisons dans des parcelles des faux vieux tapis et des tapis plus ou moins anciens. Au Maroc, industrielle utilisée dans les ateliers. Ces bien orientées et légèrement clôturées pour des tapis modernes et pour répondre à une forte demande pour couleurs vives qui risquent de dévaluer le tapis profiter du maximum d’ensoleillement et de ces vieux tapis notamment pour le compte doivent être enlevées en partie afin de garantir l’absence de poussière (Photo 9). authentiques des bazars de Marrakech, certaines familles l’écoulement du produit sur le marché. Une ont procédé à un vieillissement accéléré des Le prix du tapis est déterminé, en plus des tapis au point de se spécialiser dans cette facteurs économiques comme l’offre et la activité. Cette dernière est devenue une étape demande, par sa qualité et son « âge » qui essentielle dans la chaine de production des lui confèrent une valeur patrimoniale et/ou tapis traditionnels à Taznakht (Photo 8). artistique. Dans ce sens, afin de répondre à ces critères, les artisanes à Toujane-Béni

Photo 9 : Séchage des tapis au soleil dans des parcelles clôturées dans le village de Mouddate (Haut Atlas marocain), (© Photos : A. Hanafi, 2018)

La durée d’étalement va de 15 à 20 jours problèmes d’authenticité qu’elle pose, cette en été et de 20 à 30 jours en hiver. Cette opération se réalise le plus souvent dans des longue exposition au soleil permet, en plus du villages cachés dans les petites vallées du desséchement des tapis, d’altérer la laine et de Haut Atlas. Certains villageois pratiquant cette l’user ce qui donnerait l’impression d’un vrai activité refusent même de bitumer les routes vieux tapis. À la fin de cette opération, les tapis qui mènent vers leurs villages pour que leur sont récupérés par les bazars de Marrakech travail reste à l’abri des yeux des visiteurs pour être vendus comme de vieux tapis curieux. Il faut, toutefois, mentionner que authentiques. Selon nos enquêtes, le coût de cette activité fait aujourd’hui vivre des villages cette opération est d’environ 8 MAD/m². Par entiers. Et même si l’authenticité est perdue la suite, le villageois est payé environ 10 MAD/ à cause de cette opération de contrefaçon, m². Mais ces prix augmentent parfois lorsque elle se retrouve souvent à travers les motifs et la demande des ateliers de tissage augmente les symboles qui représentent bien la région et aussi. Dans ce cas, les villageois privilégient qui permettent aux touristes de voyager dans Photo 8 : Lavage des tapis à l’eau de javel pour pâlir les couleurs vives (© Photo : H. Bouaabid, 2016) ceux qui payent plus et régulièrement. ces paysages et d’apprécier l’identité locale En somme, cette activité a permis aux familles de ces arrière-pays (Photo 10). En effet, dans certains villages comme celui le tissage pour se spécialiser dans cette de ces villages de bien gagner leur vie mais au de Mouddate appartenant aux Ait Ouaghrda, nouvelle activité. L’opération consiste à détriment de leur environnement qui se voit de toutes les familles ont quasiment abandonné laver les nouveaux tapis récemment tissés plus en plus pollué par les rejets chimiques dans des fosses perdues. Compte tenu des

342 343 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Photo 11 : Quelques labels des tapis marocains. Celui au milieu représente les tapis des Ait Ouaouzguite (© Photo : A. Hanafi) À Toujane-Béni Khédache, aucun processus valable pour tout le pays et sur lequel, chaque de labellisation des tapis n’a été mis en place. délégation régionale de l’ONA rajoute son Photo 10 : Motifs authentiques sur les tapis traditionnels de Taznakht et de Toujane-Béni Khédache (© Le seul certificat à travers lequel pourraient se indicatif spécifique (Photo 12). Photos : H. Bouaabid et A. Hanafi, 2018) reconnaitre les tapis de cette région est celui Cependant, les artisanes de la coopérative IV.2 Les tapis : entre de l’art authentique ont choisi de suivre une autre trajectoire basée sur la production de certification du faux tapis modernes mais avec des motifs et des traditionnel et labellisation symboles complètement artistiques qui n’ont aucun rapport à la région, au mode de vie du moderne authentique des villageoises et aux traditions. Il s’agit de tapis qui rompent au niveau des symboles et L’observateur des tapis et des ateliers dans motifs avec le style « traditionnel » du tapis la région de Taznakht remarque facilement la Ouaouzguiti (Photo 7 supra). multitude des labels qui sont, soit tissés sur L’examen de ce ces tapis montre bien qu’il les tapis, soit accrochés soigneusement sur s’agit de tapis inédits ne présentant aucun les murs des bazars (Photo 11). Certains de des motifs ou des couleurs en référence à ces labels sont valables pour tous les tapis du la région de Taznakht. Cependant, malgré la Maroc (a : « Morocco Handmade »), d’autres perte de l’identité locale du point de vue de sont plus spécifiques et concernent soit les leur esthétique, ces tapis restent authentiques tapis de la confédération des Ait Ouaouzguite puisqu’ils sont fabriqués avec une qualité (b : « Tapis des Ait Ouaouzguite »), soit les de laine et des techniques traditionnelles tapis de Taznakht (c : « Hanbel Glaoui »). Ce inchangées. C’est cette démarche dernier label, très prestigieux aux yeux des authentique qui a valu à ces tapis d’être artisanes de cette petite ville a été obtenu par reconnus à l’échelle internationale et d’obtenir la coopérative de tissage créée dans la région. un label spécifique.

Photo 12 : Système de certification des tapis en Tunisie avec l’indicatif « 07 » relatif à la délégation de Médenine à laquelle appartient en partie la zone d’étude (© Photo : A. Hanafi) 344 345 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Ce certificat n’est pas rajouté systéma- répondre à un cahier de charge et leur obtenir IV.3 Mais à qui profite le en grande partie à des usines industrielles, tiquement à tous les tapis produits mais un label garantissant leur spécificité locale elle permet de limiter les dépenses et de seulement à ceux qui ont été tissés en ou un certificat de garantie de leur bonne commerce des tapis ? gagner beaucoup de temps par rapport à la appliquant les normes de qualité imposées qualité, présentent aujourd’hui des problèmes laine préparée de manière traditionnelle. La par l’ONA. Pour le gouvernorat de Médenine, d’authenticité à cause d’une matière première L’activité de tissage est très ancienne durée de fabrication d’un tapis varie aussi en ces normes concernent essentiellement en partie synthétique ou externes aux deux et a perduré grâce à sa transmission de fonction de la disponibilité des femmes et du le nombre de nœuds qui est de 40 000, zones d’étude, d’une coloration aux produits génération en génération, mais elle a pu temps qu’elles consacrent quotidiennement l’application des maquettes proposées par chimiques et d’un mode de vieillissement se développer seulement lorsqu’elle a été au tissage, de la taille du tapis et de sa finesse l’ONA pour la région, ainsi que le poids qui accéléré aussi par les produits chimiques. intégrée dans l’activité touristique. C’est à ce (nombre de nœuds). À Taznakht et selon nos doit être le plus léger possible. Il est toutefois Face à ces tapis dont l’authenticité est stade de l’évolution que les familles rurales, enquêtes pour un tapis de 1,5 m de large, la important de signaler que la labellisation à faussée se présentent des tapis modernes dans un souci de multiplier leurs revenus, ont durée nécessaire pour tisser un mètre carré Taznakht ou la certification pour Médenine fabriqués dans l’atelier de la Coopérative de tenté de valoriser leur savoir-faire en tissage d’une finesse de 85 000 nœuds va de 4 à posent un grand problème d’authenticité. En l’art authentique et dont le propriétaire a réussi et de ne plus produire des tapis uniquement 6 jours à raison de 6 h de travail par jour. À effet, ces tapis pour qui des femmes et des à leur obtenir un label spécifique et propre à pour la famille mais aussi pour les vendre Toujane-Béni Khédache, la durée de tissage hommes ont auparavant travaillé dur pour son association (Photo 13). aux touristes ou aux bazars des grandes d’un mètre carré pour un tapis de 90 000 villes. Ainsi, la course aux bénéfices de ce nœuds est d’environ 6 jours à raison de 4 h commerce a pris des trajectoires différentes. de travail par jour. Pour le coût de tissage des Plusieurs acteurs sont venus se greffer, tapis avec les caractéristiques mentionnées entraînant d’abord une complexification de plus haut, le mètre carré se situe entre 400 et la chaîne de valeur et ensuite une baisse des 600 MAD6 à Taznakht et entre 70 et 100 TND7 bénéfices plus ou moins importante pour les à Toujane-Béni Khédache. artisanes et une augmentation des bénéfices Dans les deux terrains, la plupart des femmes pour les commerçants des grandes villes. ont des problèmes de vente de leurs tapis C’est le cas des régions de Taznakht et de puisque leurs produits sont souvent récupérés Toujane-Béni Khédache où les revenus du par les intermédiaires à des prix très bas. commerce de tapis ont beaucoup varié en Seules celles qui se sont organisées dans fonction du coût de production, du nombre des coopératives ont pu mieux écouler leurs d’intermédiaires et des conditions de l’offre tapis sur les marchés locaux ou participer et la demande. Là aussi deux trajectoires aux foires. À Toujane-Béni Khédache, seules Photo 13 : Attestation de labellisation spécifique aux tapis de la Coopérative de l’art authentique (© Photos : A. Hanafi) peuvent être distinguées. les femmes qui tissent des tapis selon le La première trajectoire est suivie par la plupart cahier de charge de l’ONA bénéficient des Selon le responsable de cette association, ce visites de l’atelier de Taznakht destinées à des artisanes de Taznakht et de Toujane-Béni subventions pour participer aux foires dans label qui a été très difficile à obtenir garantit une clientèle européenne de plus en plus Khédache. Elle concerne la production et la les grandes villes du pays. Leur nombre est aujourd’hui aux tapis d’être plus aisément nombreuse. Certains clients ont même réussi vente des tapis traditionnels qui constituent toutefois très limité, aux alentours de deux à commercialisés dans le cadre du réseau mis à exposer ces tapis dans leurs musées privés la plus grande part des tapis vendus. Le trois femmes de la région. Même les foires en place par les différents clients européens. en tant qu’œuvres d’art. D’autres ont réussi coût de production des tapis est pour cette locales qui ont été créées sur place (exemple La justification à cette labellisation se trouve à ouvrir des bazars pour revendre ces tapis catégorie très variable. Il est, par exemple, à Béni Khédache) n’ont pas pu améliorer la dans la démarche authentique appliquée notamment en Autriche, en Allemagne en bien optimisé par la réduction des dépenses situation puisque très peu de touristes s’y ainsi que la touche artistique apportée à Scandinavie et récemment en Australie. pour l’achat de la matière première. Celle-ci rendent. Ces difficultés obligent les femmes ces tapis. Aujourd’hui, cette association non C’est cette clientèle relativement aisée qui étant plus disponible puisqu’elle est achetée à vendre leurs produits aux intermédiaires soucieuse de l’authenticité de ces techniques a participé à accroître significativement les de tissage, organise de plus en plus de revenus de cette association.

6 En mai 2018, date de réalisation des enquêtes de terrain à Taznakht, 1 MAD était égal à environ 0,09 euro 7 En mars 2018, date de réalisation des enquêtes de terrain à Toujane - Béni Khédache, 1 TND était égal à environ 0,31 euro. 346 347 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

V. Entre transmission et innovation, quels enjeux de développement ?

ou aux commerçants à des prix très faibles. Il ressort ainsi de cette comparaison que traditionnels pour la trajectoire moderniste, Pour elles, la vente de ces tapis constitue une l’activité de fabrication de tapis dans les le délaissement progressif de la laine Siroua victoire, voire un soulagement. Dans tous les deux arrière-pays maghrébins suit deux et sa coloration chimique, l’introduction de la cas, la plupart des femmes enquêtées ont trajectoires parallèles et qui mènent à des filature synthétique, le vieillissement accéléré déclaré que leur marge bénéficiaire est en résultats très différents (Tableau 1). En des tapis moyennant des produits chimiques général aux alentours de 10 à 15 % et ne quête d’authenticité et de dynamisation des sont bien des biais qui caractérisent l’activité dépasse en aucun cas 20 %. Cependant, économies familiales, ces deux trajectoires traditionnelle des tapis. Cette forme de cette marge augmente pour le dernier maillon sont parsemées d’embûches. Si la spécificité banalisation est d’autant plus dangereuse pour de la chaine commerciale, le commerçant locale et l’indication géographique ne se l’avenir de cette activité, qu’elle représente la final pouvant fixer la sienne à 50 %. C’est retrouvent pas dans le tissage artistique plus grande majorité des tapis dans les deux une activité qui n’est pas aujourd’hui au profit avec l’absence des motifs et des symboles terrains et notamment à Taznakht. des femmes rurales. Selon nos enquêtes, à Taznakht, les femmes gagnent une moyenne Tableau 1 : Synthèse de trajectoires des tapis de Taznakht et de Toujane-Béni Khédache de 25 MAD/jour. Trajectoire des tapis traditionnels Trajectoire des tapis modernes Contrairement à ces femmes, celles qui Laine brute Laine bon marché de l’extérieur des terrains Laine locale spécifique Siroua travaillent dans l’atelier de la Coopérative de d’étude l’art authentique profitent plus des revenus Laine transformée Laine industrielle avec une coloration chimique, Transformation traditionnelle d’une laine pure de cette activité. En effet, les enquêtes filature synthétique avec notamment une coloration aux produits naturels menées dans l’atelier de cette association Tissage Formation au tissage technique, création de coo- Formation au tissage artistique, création de ont montré que, malgré le coût relativement pératives, motifs traditionnels hérités et reproduits coopératives, motifs modernes artistiques sans élevé de l’acquisition de la laine Siroua et de sur plusieurs tapis Indication Géographique sa préparation, les bénéfices sont, au final, Qualité des produits Des tapis vieillis par les produits chimiques, Des tapis artistiques uniques beaucoup plus importants avec notamment modèles de tapis reproduits plusieurs fois une quasi-absence d’intermédiaires. Selon le Certification Des labels régionaux et locaux à Taznakht, et un Un label spécifique aux tapis de la Coopérative responsable de cette association, le coût total certificat national à Toujane-Béni Khédache de l’art authentique seulement pour un mètre carré de tapis à 85 000 nœuds Commercialisation Production des tapis en masse sans garantie de Production des tapis uniquement sur commande, les vendre, problèmes de vente des tapis, faible vente garantie des produits, revenus consé- varie de 1000 à 1300 MAD. Les gains, quand revenus pour les artisanes quents pour l’association et pour les artisanes à eux, augmentent selon la sophistication Résultat Transmission du faux Innovation authentique du tapis, le délai et le mode de livraison (par avion, sur place…) entre 2500 et 3000 MAD ce qui élève la marge bénéficiaire à plus 130 Toutefois, il faut signaler que ces critiques et d’hommes et à rapporter beaucoup de %. Cette importante marge permet aux 60 apportées à la production des tapis revenus. Pour certains intervenants dans femmes qui travaillent dans cet atelier d’être traditionnels, ne sont probablement qu’une cette activité, le vieillissement accéléré, mieux payées que celles qui travaillent dans position subjective des auteurs. En effet, par exemple, est réalisé à la demande du les autres coopératives, soit 50 MAD/jour. bien que les ventes des tapis soient presque touriste lui-même. Pour d’autres, sans à l’arrêt à Toujane-Béni Khédache faute ces « techniques » qui limitent le coût de de conjoncture économique favorable, les production, les tapis seraient hors des visiteurs de la ville de Taznakht ou de Marrakech budgets d’une bonne masse de touristes. En remarquent facilement l’intérêt toujours plus, l’activité de vieillissement fait aujourd’hui porté à ce commerce. C’est une activité qui vivre plusieurs villages enclavés naturellement continue à employer les femmes rurales dans aux fins fonds des vallées du Haut Atlas où les le Haut Atlas, à mobiliser beaucoup d’argent ressources sont rares et les possibilités des

348 349 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Conclusion

jeunes pour s’en sortir économiquement sont qualifiée, l’absence des moyens financiers Ce regard croisé sur l’activité de tissage des chaque terrain. Dans la région de Toujane-Béni quasiment nulles (exemple : les Ait Ouaghrda). et logistiques pour assurer la collecte, le tapis entre deux terrains du Maghreb a permis Khédache, la construction patrimoniale autour À l’encontre de cette activité traditionnelle nettoyage, la teinture de la laine et la longue de mettre en évidence deux trajectoires bien de ce savoir-faire est notamment réalisée de majoritaire, la trajectoire moderniste n’est durée que prennent ces opérations sont distinctes. La première trajectoire se veut manière descendante. C’est une construction suivie sur les deux terrains que par un seul bien des explications à l’abandon de cette « moderniste » et innovante à Taznakht. Elle qui est accompagnée et parfois même dirigée groupe de femmes qui forment la Coopérative activité. Même les tentatives de collecte de conjugue une spécificité authentique depar l’État et qui ne permet, au bout du compte, de l’art authentique. Cette association, la laine par les coopératives n’ont pas résolu tissage à travers la valorisation d’une bonne ni de transmettre le savoir-faire, ni d’améliorer malgré le suivi d’une démarche authentique, les problèmes rencontrés. Cette situation laine locale transformée avec des techniques les conditions de vie de l’ensemble des la résolution des problèmes liés à la globale s’est répercutée sur la gestion du traditionnelles, la production sur commande en artisanes de la région. C’est une intervention commercialisation des tapis et l’importance cheptel qui, au lieu de profiter d’une partie des suivant des maquettes extérieures à la région, de l’État dans cette activité sans une réelle des revenus apportés, pose un certain revenus pour s’améliorer en nombre de têtes la labellisation des produits, l’écoulement appropriation par les populations locales nombre de problèmes et suscite plusieurs et en qualité, se trouve aujourd’hui confronté facile des tapis par vente à l’étranger avec (Hanafi, à paraître). À Taznakht, ce savoir-faire critiques quant à son approche de travail jugée à plusieurs problèmes d’ordre technique, des prix élevés, l’élimination des intermédiaires rencontre aussi un problème majeur puisque trop moderniste et qui risque de défigurer les sanitaire et environnemental qui empêchent et l’emploi des femmes avec des salaires les artisanes, qu’elles soient techniciennes traditions et les héritages en tissage. Ceci les éleveurs de capitaliser les troupeaux élevés. La deuxième trajectoire à Toujane- ou artistes, fabriquent à travers le tissage est jugé d’autant plus grave qu’aucun lien et d’assurer leur croissance à un rythme Béni Khédache et à Taznakht se veut garante une authenticité pour le regard de l’autre. Le apparent aux arrière-pays n’est fait à travers acceptable (Boulanouar et Paquay, 2008). de la conservation et de la transmission des tissage à la demande, le vieillissement accéléré les tapis produits qui constituent simplement héritages et du savoir-faire ancestral mais , en constituent une incarnation de ce constat. Leur une valorisation du savoir-faire en tissage pour réalité, dénature l’authenticité à travers l’usage art ancestral et leur héritage est aujourd’hui un service à la demande. d’une matière première en partie synthétique, en perdition, et c’est d’autant plus vrai qu’il À une échelle économique, le seul écueil qui l’usage d’une teinture chimique, le recours subit une influence des savoir-faire extérieurs ne peut pas être le sujet d’une appréciation au vieillissement accéléré pour des tapis qui, à la région, par exemple ceux de la région de subjective des auteurs, c’est la question soit sont vendus par les artisanes à des prix Rabat ou de Khénifra ou même ceux hérités de la répartition des revenus entre les très faibles, soit rencontrent des problèmes des artisans juifs dont les communautés étaient intervenants dans cette activité. Dans la d’écoulement sur le marché. En conséquence, nombreuses au Maghreb dans un passé pas si catégorie des tapis traditionnels de Taznakht les revenus des femmes sont souvent faibles lointain. et de Toujane-Béni Khédache, ces revenus puisqu’une bonne partie des produits ne sont Le savoir-faire en tissage, même s’il doit sont très faibles pour des familles rurales qui, pas labellisés et sont soumis aux lois des répondre à une attente économique de ces par la valorisation des spécificités locales, intermédiaires de la filière. arrière-pays et la demande d’une clientèle entendent améliorer leurs conditions de vie et Malgré l’éloignement géographique et les parfois fantasque et attachée à des clichés participer au développement de leur région. conjonctures historiques, environnementales folkloriques, ne doit pas s’effilocher en faisant Un autre écueil non moins important consiste et économiques relativement différentes perdre à ces artisanes leur âme, leur créativité, notamment en la diminution de la valorisation dans les deux terrains, plusieurs points les leur histoire et leurs modes de vie. Plusieurs de la laine locale. Dans le cas de Toujane-Béni réunissent au niveau de cette activité. En effet, femmes sur le terrain ont exprimé leur souhait Khédache, cette laine ne sert aujourd’hui qu’à le savoir-faire en tissage dans ces deux régions de tisser en toute indépendance par rapport à la fabriquer des produits de qualité médiocre rencontre plusieurs problèmes techniques demande du marché. Elles ont souhaité même pour les besoins quotidiens des ménages. et économiques qui influent beaucoupdépasser le stade du savoir-faire technique Dans le cas de Taznakht où la laine a une sur sa conservation et sa transmission. La pour puiser dans leur histoire artistique afin de grande valeur, l’abandon de l’usage de cette scolarisation des filles notamment en montagne tisser à nouveau les « tapis d’antan » qui étaient ressource est expliqué par les difficultés est un paramètre qui accentue cette situation. parfois plus lourds et plus riches en motifs et techniques, logistiques et financières de sa Mis à part ces problèmes communs, ce savoir- couleurs. Mais selon elles, il n’y aurait aucune préparation. L’absence de main d’œuvre faire rencontre plusieurs difficultés spécifiques à garantie que ces tapis soient vendus.

350 351 Troisième partie BIBLIOGRAPHIE Politiques, marches et encadrement

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352 353 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

De nombreuses régions rurales isolées du Many isolated rural regions of the bassin méditerranéen apparaissent comme Mediterranean basin appear to lack Chapitre 16 peu compétitives sur le plan agricole en raison competiveness in agriculture due to important d’importants aléas climatiques accentués par climatic hazards accentuated by the lack of le manque d’infrastructures et la faiblesse previous investments and infrastructures. To des investissements antérieurs. Pour meet the political, societal and environmental répondre aux enjeux politiques, sociétaux challenges of these territories, the public et environnementaux de ces territoires, les authorities have implemented development Les spécificités locales et l’action publique pouvoirs publics ont mis en place des politiques policies based on the promotion of local de développement basées sur la valorisation specificities, local know-how and more dans les arrière-pays méditerranéens : des spécificités locales, des savoir-faire locaux generally local products, in particular for local logique de muséification, mise en scène ou et plus généralement des produits de terroir en animal production. particulier pour les activités d’élevage. To understand the prospects opened up levier de développement ? Pour comprendre les perspectives ouvertes by these programs, we have analyzed the par ces programmes, les documents programmatic documents of several livestock programmatiques de plusieurs projets de development projects and compared them développement de l’élevage sont analysés with the expectations and perceptions of the Jean-Paul Dubeuf et confrontées aux attentes et perceptions various stakeholders: Institut National de la Recherche des différents acteurs : les projets de relance - The projects on pastoralism in Corsica, Agronomique du pastoralisme en Corse, le projet de - The development project of goat milk développement de la filière lait de chèvre and cheese in the Chefchaouen region in Laboratoire de Recherche sur le dans la région de Chefchaouen au nord du Northern Morocco Développement de l’élevage Maroc et de valorisation et de certification de - The promotion and certification of kid meat Corte, France la viande de chevreau du pays Haha dans from the Haha country in the argane tree [email protected] l’arganeraie toujours au Maroc. Les différentes area, still in Morocco. situations étudiées et comparées mettent en évidence que les spécificités mobilisées dans The different situations studied and compared les projets s’appuient sur les représentations show that the projects have mobilized dominantes et quelquefois fantasmées de ces specificities based on the dominant and spécificités par la société civile. Ce faisant, sometimes fantasized representations of ces représentations tendent à banaliser les these specificities by civil society. In doing Politiques Représentations caractéristiques de ces spécificités à les so, these representations tend to trivialize the mettre en scène et à privilégier les images characteristics of these specificities and to plus accessibles par le grand public. Dans ces favor and show only more accessible images publiques conditions, seule une appropriation de leurs for the public. In these conditions, only the spécificités par les acteurs locaux pourrait appropriation of their specificities by local Produits favoriser leur autonomie d’action et susciter actors could promote their autonomy of action de véritables dynamiques durables. and generate real sustainable dynamics. de terroir Développement Méditerranée rural

354 355 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Introduction I. Orientations des politiques publiques et spécificités : dynamiques et échelles territoriales, cadres de caractérisation et de mobilisation, modes de Les régions rurales isolées du bassin bassin, concerne le Maroc avec le Pilier II du gouvernance et d’implication des acteurs méditerranéen disposent généralement de Plan Maroc Vert. Les produits spécifiques peu de sources de financement locales et le analysés seront principalement les produits manque d’infrastructures est important. De issus de l’élevage pastoral en Corse puis I.1 En Corse Affirmation de la spécificité ne signifie pas plus, ces régions, fortement impactées par le au Maroc dans deux régions, la région de spécification et celle-ci est ici d’abord changement climatique, sont souvent arides Chefchaouen–Tétouan au nord avec le mobilisée au service d’un processus et victimes de sécheresses à répétition ce projet de développement de la filière lait et Les grandes orientations du développement politique de revendication identitaire mais qui limite encore plus leur compétitivité vis- fromage de chèvre et dans le pays Haha agricole et rural de la Corse sont définies par aussi de justification de requêtes financières à-vis d’autres régions sans irrigation. Peu (Province d’Essaouira, centre/sud-ouest avec la Collectivité territoriale de Corse dans le particulières et de demande d’exonération attractives pour les investisseurs privés, elles la certification du chevreau de l’arganeraie cadre de la Politique Agricole Commune (PAC) de la loi commune d’attribution des aides. dépendent donc essentiellement des moyens associé aux autres produits du la région (huile de l’Union européenne et de son application Pour le PDRC, la spécificité serait garante octroyés par les pouvoirs publics nationaux, d’argane, caroubier, miel) considérés comme en France d’une part, des priorités du Plan de la création de valeur marchande avec un internationaux ou d’États tiers au titre de la des produits de terroir. d’Aménagement et de Développement appui marqué en faveur des initiatives pour coopération pour susciter ou accompagner durable de la Corse (PADDUC) d’autre part. promouvoir des signes de qualité. Cette les dynamiques de développement. Ce sont Le Programme de Développement rural de affirmation d’une spécificité insulaire globale principalement les enjeux politiques, sociaux la Corse (PDRC) est aujourd’hui le cadre par les politiques publiques est d’ailleurs en ou environnementaux qui justifient l’intérêt d’intervention agricole jusqu’en 2020. Celui- phase avec les représentations prédominantes des pouvoirs publics pour ces territoires et la ci met en avant les spécificités de la Corse. dans la société. C’est l’île qui définit de mise en œuvre de politiques incitatives. Son objectif est explicitement de favoriser « les manière claire les limites du territoire avec une On peut constater que les programmes spécificités des territoires ruraux insulaires, au opposition entre l’intérieur (d’où seraient issues de développement mettent en avant la travers des ressources naturelles patrimoniales les spécificités) et le littoral (où ses spécificités spécificité des produits, des savoir-faire et et culturelles, et en tirant parti de 2 atouts : la seraient perverties par l’urbanisation et le des cultures locales de ces territoires comme qualité et l’identité ». Le préambule du PDRC tourisme). Elle pose comme a priori que l’image levier principal de création de valeur qui de la période précédente précise d’ailleurs de la Corse est positive et attractive à l’extérieur constitueraient des ressources susceptibles cette orientation : « Les spécificités de notre pour les clients continentaux et étrangers. Le de favoriser leur développement durable. agriculture, de notre ruralité, et de nos potentiel pour l’exportation serait important L’objectif de cette communication est productions, ont rapidement pointé que la mais il est aujourd’hui peu documenté et prend d’analyser comment les politiques publiques politique à mettre en place ne pouvait s’inscrire peu en compte l’analyse de la demande. révèlent et mobilisent ces spécificités, avec totalement dans les objectifs et orientations La différenciation micro-régionale de ces quelles représentations et avec quels modes définis par Paris. Le plan hexagonal tend spécificités butte aussi sur la définition des de gouvernance, et d’identifier dans quelle à développer d’une façon générale, une limites géographiques avec des difficultés à mesure elles ouvrent des perspectives de agriculture plus intensive et quantitative, en arbitrer les conflits d’exclusion et d’inclusion (à développement. Elle reprend en particulier cohérence avec la situation et l’évolution de propos de la définition des cahiers des charges les résultats de plusieurs missions et travaux l’agriculture en France et dans le monde, alors et des aires de production des fromages par antérieurs (Dubeuf, 2015) réalisés dans le que la Corse, conformément à la délibération exemple). cadre du projet ANR MEDINNLOCAL. de la CTC de mars 2002, privilégie la qualité et On observe également de grandes différences Deux cas sont étudiés en partant des l’identité des produits. Ces produits insulaires dans la mise en œuvre de ces orientations en documents programmatiques des politiques sont largement en sous-production alors que faveur de la spécificité. Dans le secteur végétal mises en œuvre. Le premier est celui de la pour la majorité d’entre elles, les productions (viticulture, agrumiculture, castanéiculture...) et Corse, région insulaire nord-méditerranéenne, françaises sont en surproduction. Les leviers et en apiculture, des associations professionnelles avec le Plan de Développement rural de la stratégies de développement ne peuvent obéir et les réseaux constitués au niveau de chaque Corse, (PDRC) ; le second, au sud-est du aux mêmes logiques ». filière ont permis une caractérisation formalisée

356 357 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

II. Le lait et le fromage de chèvre dans la région de Tétouan Chefchaouen

et documentée de leurs spécificités pour I.2 Au Maroc Pour les pouvoirs publics, la spécificité de la Alors que la spécificité du jben et du lait de l’obtention et le développement de leurs région de Tétouan-Chefchaouen en matière de chèvre dans la région est caractérisée par la signes de qualité respectifs. Pour les régions Le cadre d’intervention en faveur des zones production animale serait d’être la seule région race locale, la fabrication traditionnelle du jben, de montagne et de piémont de l’intérieur, rurales isolées au Maroc est celui du Pilier II du du Maroc à avoir une tradition de production et par les systèmes sylvopastoraux des éleveurs le PADDUC et le PDRC mettent en avant Plan Maroc Vert et des projets associés à ce et de transformation de lait de chèvre. Isabelle traditionnels, ceux-ci manifestent leur difficulté à le pastoralisme, son savoir–faire, ses liens plan centralisé par le Ministère de l’Agriculture Jabiot (2017) a en particulier mis en évidence commercialiser leur lait à un prix convenable. culturels, les caractéristiques des territoires et de la Pêche maritime, l’ADA1, l’ANDZOA2 ou l’importance de l’élevage dans la cité de On observe également la création de petites comme des éléments d’ancrage territorial l’INDH3. Le Pilier II du Plan Maroc Vert s’appuie Chefchaouen avec l’élevage des chèvres en fromageries autour des villes avec l’installation spécifiques à la Corse. La Corse est « l’île des explicitement sur la valorisation des spécificités ville. Le lait produit par les petits troupeaux d’élevages caprins utilisant des races exogènes bergers » ! Mais les composantes mêmes de dans la mesure où son objectif général est familiaux, transformé en fromage frais (« jben ») françaises (saanen ou alpines) ou espagnoles ce qu’est le pastoralisme en Corse aujourd’hui, de « favoriser le Développement solidaire et est effectivement vendu traditionnellement (Murciana granadina) avec des systèmes hors- ses produits et en quoi les formes pastorales durable de la Petite Agriculture en prenant de manière informelle dans les souks sols qui n’ont plus rien à voir avec les systèmes d’élevage se différencient d’autres formes en compte les spécificités des montagnes et hebdomadaires. pastoraux. De plus, la production de lait de d’élevage restent peu explicitées (Dubeuf et des oasis ». Il s’agit aussi de « permettre aux Cette représentation de l’importance de chèvre étant très saisonnière, les fromageries al., à paraître). De plus, les débats au sein des centaines de milliers de paysans des régions l’élevage laitier caprin dans le nord du Maroc sont conduites à mélanger lait de vache et lait associations professionnelles et syndicales, montagnardes et oasiennes d’accéder à est renforcée par les échanges anciens avec le de chèvre sans que le consommateur ne soit fréquemment instrumentés pour des objectifs l’économie marchande en développant la sud de l’Espagne et l’arrivée d’animaux à bon ni informé ni sensibilisé sur ces différences politiques ou des conflits personnels,valeur ajoutée résultant de la spécificité des potentiel laitier de cette région voisine. Cette et les prix du lait de chèvre transformé par permettent peu la prise en compte des faits produits de ces territoires en valorisant toutes injection de sang espagnol est d’ailleurs à les fromageries restent bas. Bien qu’une techniques sur lesquels s’exprimeraient leurs ressources pastorales et végétales et les l’origine des caractéristiques de la race caprine communication offensive mette en avant le ces spécificités (races locales, ressources avantages comparatifs des produits spécifiques locale, la race de Beni Arous qui se différencie succès de la coopérative Ajbane et envisage fourragères, calendriers de production et de terroir et de qualité ». La caractérisation et des autres populations caprines du Maroc par la création de plusieurs autres unités sur ce processus de transformation). La spécificité la mobilisation de ces spécificités sont étudiées un gabarit plus élevé avec un potentiel laitier modèle, de nombreux acteurs locaux restent corse peut ainsi donner lieu à de multiples dans deux régions au nord et au centre/ sud- significatif. dubitatifs et la coopérative elle-même ne détournements avec des captations d’image ouest du pays. C’est en se basant sur cette spécificité que revendique pas l’appellation ni aucun autre qui ne s’inscrivent pas dans des dynamiques de plusieurs projets successifs ont été élaborés producteur ne respecte le cahier des charges. développement et les activités d’élevage dans depuis le début des années 1990 jusqu’à La vente du jben traditionnel reste par contre l’intérieur restent peu attractives en dehors des aujourd’hui pour mettre en place une filière lait très présente sur les marchés traditionnels en aides financières qu’elles permettent d’obtenir. de chèvre dans la région. Ces projets initiés dehors même des projets du Pilier II. L’IGP par des responsables administratifs locaux est peu utilisée aujourd’hui comme argument (Direction provinciale de l’Agriculture) ont reçu commercial et les pouvoirs publics favorisent les à l’époque l’appui financier initial de la FAO et projets d’installations plutôt intensifs avec des l’appui technique de la filière caprine française. animaux de race importée ; la priorité est donnée Ils ont d’abord permis la création d’une unité de à la performance et à la maîtrise hygiénique et transformation fromagère caprine coopérative, sanitaire. L’organisation par les pouvoirs publics la fromagerie Ajbane Chefchaouen qui a ensuite de foires caprines mettant en avant autant la été gérée par l’Association Nationale Ovine et tradition caprine de la région que les projets Caprine. Ce développement du lait de chèvre qu’ils soutiennent, et la Certification UNESCO s’est ensuite inséré dans la politique du Pilier II de la diète méditerranéenne à Chefchaouen Photo 1 : Une initiative des pouvoirs publics basée du Plan Maroc Vert et sa stratégie en faveur des contribuent quant à eux à la mise en scène du sur les saveurs et les savoir-faire de Corse produits de terroir avec l’obtention d’un signe de lait et du fromage de chèvre dans la région qualité, l’IGP « fromage (jben) de Chefchaouen ». 1 Agence de Développement Agricole 2 Agence Nationale pour le Développement des Zones oasiennes et de l’arganeraie 3 Initiative nationale pour le Développement humain 358 359 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

III. La certification du chevreau Haha et la promotion des produits de terroir dans le pays Haha

L’organisation du système agraire dans avec différents acteurs locaux. Ceci a été le cas l’arganeraie était traditionnellement caractérisée dans une région particulière de l’arganeraie, le par la coexistence de plusieurs activités pays Haha. qui contribuaient à l’équilibre économique Le « projet de développement du chevreau des populations et écologiques de la forêt. de l’arganeraie » s’appuie au départ sur les Le développement du maraichage et de propriétés diététiques et gustatives spécifiques l’arboriculture irrigués intensifs dans les régions de la viande de chevreau de l’arganier (Bas et al., de plaine puis le boom de l’huile d’argane après 2005), les chèvres trouvant une part importante la mise en place de la Réserve de Biosphère de de leur nourriture dans la pulpe et les feuilles l’Arganeraie (RBA) ont très fortement modifié de l’arganier. Il vise à développer la production cette co–existence depuis une vingtaine et la commercialisation des chevreaux sur les d’années. De nombreuses zones rurales ont marchés extérieurs pour améliorer le revenu des vu leurs populations se déplacer vers ces éleveurs en renforçant l’appui et l’organisation centres d’activités et l’organisation collective collective des éleveurs dans des groupements, des communautés de nombreuses zones de en améliorant les conditions hygiéniques l’arganeraie s’est délitée. d’abattage et de commercialisation des Le Pilier II a constitué un levier important pour animaux et en certifiant le chevreau par une IGP. soutenir la création de coopératives d’huile La première période de ce projet s’est d’abord d’argane. Les projets soutenus également par appuyée sur une association professionnelle du des ONG et des organisations internationales secteur ovin caprin à l’échelon national avec ont d’abord mis en avant la spécificité de une logique de spécialisation et d’amélioration l’écosystème de l’arganeraie au sud-ouest des performances des élevages et en ignorant Photo 2 : L’image de l’élevage caprin à Chefchaouen du Maroc, mais surtout de l’arbre, espèce largement les pratiques pastorales patrimoniales (© Photos : J.P. Dubeuf) endémique, puis dans une moindre mesure, des dans la gestion de l’arganeraie qui ont contribué savoir-faire locaux pour la fabrication de l’huile, à sa préservation. La forte opposition des valorisés par la création d’emplois féminins forestiers et des acteurs de l’huile d’argane à nécessaires au concassage des amandons. Il ce projet dont les représentations réduisent est admis très généralement que l’intérêt porté à l’élevage caprin à une activité causant la l’arganeraie depuis la création de la Réserve de dégradation de la forêt, a conduit d’abord Biosphère et sa reconnaissance par l’UNESCO à bloquer l’obtention de l’IGP. Ceci traduit a été à l’origine d’un boom économique l’impasse à laquelle conduit la dissociation réel pour la région. Mais les déséquilibres se des spécificités des différentes activités de seraient accentués et la domination récente l’arganeraie (Lacombe, 2015). C’est finalement des logiques industrielles sur l’huile d’argane en intégrant des associations d’ayants droit ont peu à voir avec ses spécificités qui ont du pays Haha, concernés par ce projet, et qui finalement peu profité aux populations rurales ont maintenu une forme de cohésion collective les plus pauvres. D’ailleurs, depuis, d’autres autour des dispositifs coutumiers traditionnels spécificités ont été soutenues. La production (jmaà, agdal) avec une dynamique territoriale et la commercialisation de chevreau constituent et organisationnelle spécifique, que la situation souvent le revenu principal de nombreux a pu se débloquer pour inscrire l’IGP dans une Photo 3 : La présentation du fromage de Chefchaouen habitants de l’arganeraie ont été à l’origine aire plus réduite mais en ouvrant un espace (© Photos : J.P. Dubeuf) d’initiatives des pouvoirs publics en interaction de dialogue (Dubeuf et al., 2013). Cette prise

360 361 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

IV. Quels développements pour les territoires ruraux concernés : entre banalisation des spécificités et émergence de collectifs autonomes ? de conscience et cette ouverture des porteurs d’argane, chevreau mais aussi miel, caroubier, publics locaux du projet les ont par ailleurs etc.) et les différencier de ceux d’autres zones Pour les deux situations étudiées ici, les possibilités d’intermédiation, favorisant conduits récemment à initier une réflexion sur de l’arganeraie sur le modèle des paniers de spécificités qui sont mises en avant par les l’ancrage de ces spécificités, par exemple en la mise en place d’un label territorial pour mettre biens. pouvoirs publics et mobilisées dans leurs projets précisant les modalités permettant de garantir en valeur plusieurs produits du territoire (huile s’appuient effectivement sur la manière dont la préservation des ressources dans les cahiers elles sont perçues par les sociétés locales. Mais des charges (Chatibi et al., 2018). En Corse, les représentations des spécificités mobilisées la prédominance de positions divergentes sur restent très générales, peu documentées et les questions pastorales freine la formalisation d’autant moins discutées avec des acteurs et l’ancrage des spécificités dans ce domaine, locaux que les projets sont élaborés de contrairement à ce que l’on observe pour les manière descendante et sans beaucoup de productions végétales et l’apiculture. concertation avec les acteurs. On sait que les orientations et la mise en œuvre des politiques publiques sont largement déterminées par les courants dominants et leurs représentations qui caractérisent leurs référentiels (Muller, 2000). Dans le cas des projets d’appui au développement, une autre représentation dominante est le besoin de rattrapage de régions plus « compétitives » avec normalisation des procédés (en particulier pour des raisons hygiéniques et sanitaires) et développement Photo 4 : Le système d’élevage caprin mis en avant dans l’arganeraie des logiques marchandes. Les représentations (© Photos : J.P. Dubeuf) mobilisées par les pouvoirs publics concourent donc plutôt à banaliser les spécificités dont les caractéristiques les plus visibles (la chèvre dans le maquis en Corse ou à Chefchaouen, ou pâturant sur les arbres dans l’arganeraie, la fabrication du jben et sa présentation sur une feuille dans le Rif) sont d’abord mises en scène sans que l’image suggérée ne corresponde au modèle technique que ces pouvoirs publics souhaitent finalement promouvoir. Dans le pays Haha, c’est la permanence d’une certaine forme de cohésion collective, issue des organisations coutumières traditionnelles et le sentiment partagé d’appartenance à une communauté qui pourraient être la véritable spécificité de ce territoire par rapport à d’autres zones de l’arganeraie. La présence de leaders locaux susceptibles de discuter avec les pouvoirs publics facilite aussi les

Photo 5 : L’image de la fabrication de l’huile d’argane avec la mise en 362 avant du travail de trituration par les femmes (© Photos : J.P. Dubeuf) 363 Troisième partie BIBLIOGRAPHIE Politiques, marches et encadrement

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364 365 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

La révolution du 17 décembre 2010-14 janvier The revolution of December 17, 2010 2011 a mis à nu les inégalités territoriales et le - January 14, 2011 laid bare territorial Chapitre 17 retard de développement de pans entiers du inequalities and development delay of whole territoire national dont notamment les zones sections of the national territory, including in rurales de l’intérieur du pays. Face à cette particular the inland rural areas. To deal with situation et afin de répondre aux attentes des this problem and to meet the expectations populations qui ont été le fer de lance de la of these populations who spearheaded the révolution, plusieurs acteurs et décideurs revolution, several actors and decision- Le développement territorial comme alternative proposent une approche territoriale comme makers propose, as a development paradigm, paradigme du développement dans les a territorial approach in so-called «marginal» pour les régions marginales en Tunisie, entre régions dites « marginales » arguant du fait que regions, arguing this approach provides the mythe et réalité cette approche a l’avantage de faire reposer advantage of basing the development on a le développement sur une compétitivité differentiated territorial competitiveness rather territoriale différenciée plutôt que sur une than on a hypothetical price competitiveness hypothétique compétitivité prix des produits of local products”. locaux » However, as gaps between territories are Toutefois les écarts entre territoires n’ayant widening steadily, the question of how far Mohamed Elloumi cessé de se creuser, la question de savoir this type of development is able to solve the Institut National de la Rechercher dans quelle mesure ce type de développement difficulties encountered by the regions remains Agronomique de Tunisie est capable de répondre aux difficultés que entirely valid. In this text, in a first part, we rencontrent les régions reste entière. Dans ce have highlighted the processes of emergence Laboratoire d’économie rurale texte nous avons mis en lumière, dans une of development territories in as a result Tunis, Tunisie première partie, les processus d’émergence of the relative failure of development projects [email protected] des territoires de développement en Tunisie carried out according to classical approaches à la suite de l’échec relatif des projets de based on the improvement of infrastructure développement conduits selon des approches and living conditions of populations and on classiques basées sur l’amélioration de the development of agricultural activity. Then, l’infrastructure, des conditions de vie des in a second part, we reviewed the benefits populations et le développement de l’activité and the limits of territorial development in Tunisie agricole, puis, dans une seconde partie, nous the Tunisian context, to finally give a quick Ressources avons passé en revue les apports et les limites overview of some innovative approaches in territoriales du développement territorial dans le contexte terms of inclusive territorial development that tunisien, pour enfin faire une présentation appear to provide answers to marginal areas rapide de quelques approches innovantes en development issues. termes de développement territorial inclusif qui semblent pouvoir apporter des réponses Déséquilibre aux questions de développement des zones régional Politiques marginales. Développement Publiques territorial 366 367 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Introduction I. Dynamique territoriale en Tunisie : de la construction de l’État-Nation à la fragmentation des territoires du développement La révolution du 17 décembre 2010-14 janvier faible disponibilité en ressources humaines 2011 a mis à nu les inégalités territoriales et le et naturelles. Dans ce texte nous allons La dynamique des territoires de déve- I.1 L’Indépendance : retard de développement de pans entiers du dans une première partie mettre en lumière loppement peut être résumée, jusqu’à territoire national dont notamment les zones les processus d’émergence des territoires récemment, à un processus allant de la construction de l’État- rurales de l’intérieur du pays. Face à cette de développement en Tunisie à la suite de construction de l’État-Nation à la fragmentation Nation et intégration situation et afin de répondre aux attentes l’échec relatif des projets de développement des territoires du développement. En effet des populations qui ont été le fer de lance conduits selon des approches classiques au lendemain de l’Indépendance, la Tunisie territoriale de la révolution, la discrimination positive en basées sur l’amélioration de l’infrastructure, a hérité d’un territoire désarticulé avec une faveur de ces territoires a été inscrite dans la des conditions de vie des populations et le faible complémentarité entre les secteurs de Avec l’Indépendance en 1956, l’objectif de la constitution du 14 janvier 2014. Toutefois cette développement de l’activité agricole. Dans l’économie. Le processus de restructuration de construction d’un État central fort avec une disposition favorable aux régions de l’intérieur une seconde partie nous passerons en revue l’espace et du territoire tunisien a commencé maîtrise entière sur l’espace national était a du mal à être concrétisée dans les faits, la les apports et les limites du développement avec la colonisation française en 1881. Cette clairement affiché. Cela va se traduire par le répartition des prévisions d’investissement territorial dans le contexte tunisien. Enfin, époque a connu deux moments importants parachèvement de la sédentarisation et la selon les régions durant le plan 2016-2020 dans la troisième partie du texte, présenterons qui marqueront le paysage agricole : la déstructuration du rapport tribal et la mise est restée encore en faveur des régions rapidement quelques approches innovantes colonisation agricole, la sédentarisation en place et le renforcement d’un pouvoir côtières (Taghouti et al., 2018). À cela s’ajoute en termes de développement territorial des nomades et la « domanialisation » des central, avec l’affaiblissement de toute forme l’absence de réponse adéquate en termes inclusif susceptibles d’apporter des réponses ressources naturelles. d’organisation de la société civile qui n’est pas de projets de développement adaptés au aux questions de développement des zones En premier lieu, la colonisation agricole a légitimée par le pouvoir central, celui de l’État contexte de ces régions. C’est pour répondre marginales. transformé le paysage en inscrivant le dualisme moderne en construction. Cette construction à cette interrogation que plusieurs acteurs agraire dans l’espace avec les grandes va se poursuivre sur une trentaine d’années. du développement proposent une approche exploitations coloniales dans la plaine (les lots On y distingue les étapes suivantes : territoriale comme modèle de développement de la colonisation) et les petites exploitations Les premières années de l’indépendance particulièrement dans les régions en retard de sur les piémonts (lots indigènes). Ce dualisme (1956 – 64) furent celles de la « tunisification » développement mettant en avant le fait que le continue à caractériser les paysages agricoles de l’appareil administratif : mise en place des développement territorial permet aux territoires tunisiens dans la majorité des régions de la différents attributs de l’État-nation (monnaie, en difficulté de baser leur développement non Tunisie. Dans les régions du centre et du sud, armée,…), nationalisation des terres agricoles pas sur une hypothétique compétitivité prix le début de la sédentarisation et de la fixation de la colonisation,… de leur produits, mais sur une compétitivité des nomades a permis un début d’intégration Les années 1960 ont été celles de l’expérience basée sur la qualité des produits de terroirs de l’espace agropastoral au territoire national socialiste et de la « coopérativisation » forcée. Il et leur différenciation sur une base territoriale. et au contrôle du pouvoir central et l’extension s’agit de la mise en œuvre d’une tentative d’un C’est dans ce cadre que plusieurs initiatives du territoire melk sous l’effet de la stabilité et développement construit avec la recherche ont été mises en place, allant de la simple de la colonisation agricole (exemple dans de l’équilibre régional et d’un développement création d’un label pour des produits issus l’arrière-pays, l’extension de l’oléiculture par diversifié des économies régionales. Pour de certains terroirs, au montage de projets le biais de la colonisation franco-sfaxienne). ce faire les pouvoirs publics ont adopté la de développement territorial prônant une Enfin la domanialisation des ressourcesplanification comme outil de développement. approche globale de développement offrant forestières et surtout celle de l’eau vont Avec successivement, la préparation d’un un panier de biens adossé sur une approche permettre une mutation en profondeur des plan directeur de 10 ans (les décennales), économique sociale et solidaire. La question modes de gouvernance de ces ressources puis d’un premier plan, etc. ; Pour le secteur qui reste posée est de savoir dans quelle en passant d’une gestion commune à une agricole cette période a vu l’élaboration d’un mesure ce type de développement est gestion sous-tutelle de l’administration. Programme Optimal de l’Agriculture Tunisienne capable de répondre aux difficultés que (POAT) qui donnait la mise en valeur optimale rencontrent les régions en difficulté malgré leur du territoire national, sans tenir compte,

368 369 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

toutefois des conditions socio-économiques. Nord Ouest, etc. d’ajustement structurel (PAS) sous l’égide la multiplication des formes d’organisation et La régionalisation de ce plan a été faite dans - La mise en place du Programme de Banque mondiale et du FMI à partir d’août 1986, surtout contre la fragmentation des territoires ce qui était défini comme étant les Unités Développement Rural Intégré (PDRI) impliquait, au niveau du secteur agricole, la de développement. Régionales de Développement. Cette période qui sera l’élément phare dans l’effort de suppression du soutien de l’Etat à la production Face à la multiplication des structures, un effort a vu enfin la préparation du premier Schéma développement rural et d’intégration des et notamment les subventions aux intrants et la d’harmonisation a été entrepris par les pouvoirs National d’Aménagement du Territoire qui ne espaces marginaux à la dynamique de mise en avant des lois du marché pour la fixation publics qui a abouti à la mise en place d’un verra le jour qu’en 1974 bien après l’abandon développement national. À ce développement de la majorité des prix à la production en dehors cadre juridique unifié avec deux structures : de l’option collectiviste en septembre 1969. rural qui sera à base territoriale (administratif, des produits de premières nécessité. La mise les GDA/P et les SMSA. Les groupements de Les années 1970 ont vu le retour au libéralisme local,…) va se superposer un autre en œuvre du PAS a conduit au désengagement développement agricole et de pêche (GDAP) qui a été accompagné par une dynamique de développement qui correspond à des de l’État de plusieurs de ses fonctions et à une ont une responsabilité au niveau d’un territoire développement selon le modèle de l’insertion échelles emboîtées (national, gouvernorat prise en compte du territoire laissant une place bien défini et ont vocation d’intervenir dans le dans la division internationale du travail (DIT) par et local) ou à des échelles mobiles (Tunisie plus importante aux acteurs au niveau local. processus de développement local en tant le biais de la sous-traitance et la mise en avant centrale, Nord-Ouest, etc.). Afin de pallier le redéploiement des modes que partenaire de l’administration et des ONG. de l’avantage comparatif des bas salaires. - L’élaboration de la carte des zones d’ombre et d’intervention de l’État et le démantèlement Ils ont en charge la gestion des ressources Cette dynamique s’est toutefois traduite par la mise en place d’actions de développement de certaines structures d’appui, on a assisté, du territoire, de la communauté de leurs l’accentuation du déséquilibre régional et ciblées (« dégourbification », adduction d’eau d’une part, à un changement des modes adhérents et peuvent valoriser leurs produits, l’accélération de l’exode rural dont les flux ont potable, équipement sociaux, etc.) d’approches du développement par l’adoption sans pour autant faire des bénéfices et répartir été absorbés par l’émigration internationale et À la fin de cette période, on peut parler du d’une approche participative et d’autre part, à des ristournes aux adhérents. Contrairement la forte croissance urbaine. parachèvement de la construction territoriale la promotion des organisations de base et des aux GDA, l’autre forme de structures, les Ce modèle de développement a atteint ses au niveau national, avec la fin du nomadisme, ONG afin d’apporter un appui à l’encadrement Sociétés mutuelles de service agricole (SMSA) limites du fait de l’épuisement des rentes le renforcement du contrôle de l’État sur des populations rurales. qui remplacent les CSA (Coopératives de (pétrole, rémittences des salaires des l’ensemble du territoire et l’intégration Globalement le tissu associatif a connu un services agricoles) et qui fonctionnent sur le travailleurs émigrés, etc.) qui permettaient territoriale par l’aménagement du l’espace, développement assez appréciable depuis modèle des coopératives, qui ont un caractère son financement. Il a donc débouché sur la avec comme exemple la finalisation du réseau la mise en place de l’ajustement structurel économique et ont pour vocation de rendre des crise des années 1980 qui a culminé avec les hydro-agricole et d’eau potable qui constitue et de l’adoption de l’approche participative services aux agriculteurs groupés autour d’une émeutes de la faim en janvier 1984. Pour sortir une armature du territoire et un élément comme base du développement local. Ces activité principale (production laitière, viticulture, de cette crise et dans une tentative de retarder d’intégration du nord au sud du pays avec trois associations sont de différentes natures, allant oléiculture, etc.) et peuvent donc générer un la mise en place de l’ajustement structurel, une plans directeurs pour les trois grandes régions de l’organisation de base des producteurs ou bénéfice et en faire bénéficier leurs adhérents. politique de recherche d’un meilleur équilibre du pays et des transferts d’eau du nord au sud des ruraux, à l’association de développement Sur un autre plan et dans le cadre de la mise régional a été adoptée, elle se basait sur les et d’ouest en est. ou de promotion d’une activité culturelle, etc. en œuvre du PAS, le retrait de l’État a été éléments suivants : On rencontre ainsi les formes suivantes : compensé par un début de décentralisation et - La régionalisation du développement et - Comité de développement : CD informel au l’émergence d’organisations professionnelles la création du Commissariat Général au I.2 L’ajustement structurel niveau d’un douar ou d’un groupe de douars ; qui devraient prendre en charge l’encadrement Développement Régional - Coopératives de service agricole : centré des agriculteurs, la gestion des ressources - La densification du maillage administratif et et la fragmentation sur une activité économique et inscrite naturelles et progressivement le développement de l’encadrement des agriculteurs au niveau des territoires du territorialement (niveau délégation) ; des territoires. Dans ce cadre les projets régional avec la création des commissariats - AIC, GFIC, GCES : des associations et des soutenus par les bailleurs de fonds internationaux régionaux au développement agricole (CRDA) développement groupements d’intérêt collectif pour la gestion (FIDA, BM, GIZ, FAO, etc.) vont jouer un rôle et des Offices des périmètres irrigués, des ressources naturelles : eau, forêt, travaux important dans le formatage des projets de - La création d’offices de développement pour L’ajustement structurel constitue un vrai tournant de conservation des eaux et de sol ; développement et l’adoption des approches les régions défavorisées : Tunisie Centrale, dans les politiques de développement agricole - GDA : groupement de développement agricole : véhiculées par ces institutions internationales. Office de Développement Sylvo-pastoral du et rural en Tunisie. L’adoption du programme qui représente une tentative de lutte contre la Ainsi à titre d’exemple, alors que le fait tribal a

370 371 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

perdu de son importance en Tunisie, par rapport et celle de l’intérieur du pays d’autre part. Deux Concernant la fracture régionale, l’indice territoire autour d’un projet commun pour son au Maroc par exemple, les projets financés indicateurs, parmi d’autres, permettent d’illustrer composite de développement régional fait développement en identifiant les ressources par des prêts du FIDA en Tunisie ont adopté, ce double décrochage, le taux de pauvreté apparaitre une franche césure entre les propres au territoire et en procédant à leur suite à l’expérience dans l’Oriental marocain, entre milieu rural et milieu urbain et l’indice de gouvernorats du littoral et ceux de l’intérieur et activation à travers l’action collective et dans l’approche ethno-lignagère pour l’organisation développement au niveau des gouvernorats. du sud. Ainsi sur les 24 gouvernorats, les 8 les le cadre d’une vision commune. de la population, comme ce fut le cas dans le Ainsi, si l’on considère le taux de pauvreté selon moins bien classés appartiennent à l’intérieur Toutefois afin que la valorisation de la cadre du projet PRODESUD avec les unités le milieu on trouve que l’indice de pauvreté en du pays, alors que les 8 les mieux classés qualité territoriale puisse avoir lieu, un cadre socio-territoriales (UST) (Bonte et al., 2010). milieu communal (urbain) est inférieur de deux appartiennent au littoral comme le montre la institutionnel adéquat est nécessaire. Pour Cette politique libérale va aboutir d’une part au fois et demi à celui du milieu non communal (ou figure 1. cela des institutions traditionnelles ont creusement de l’écart entre milieu rural et milieu rural). Le second effet de cette politique de été réactivées sur la base de la parenté, urbain d’une part et entre les régions du littoral participation et d’approche territoriale ou d’allégeance tribale, d’autres ont eu a été la fragmentation des territoires de plutôt recours à des formes « modernes » Tableau 1 : Taux de pauvreté par milieu (pauvreté extrême) (INS, 2015) développement. En effet la recherche de d’organisation des acteurs avec des modes territoire homogène sur le plan physique de régulation nouveaux (association, National : 15,2 % (2,9 %) (bassin versant, piedmont, plaine, etc.) et sur le groupement de développement agricole, Communal : 10,1 % (1,2 %) plan social (fraction de tribu, douar, etc.) s’est société mutuelle, etc.) et dont le moteur est Non communal : 26,0 % (6,6 %) traduite par la mise en place d’organisations l’intérêt économique. Cette organisation a de développement à l’échelle du secteur, alors pour tâche la gouvernance de la qualité Figure 1 : Indices de développement régional (MDCI, 2015) voire du douar, ce qui rend les actions de territoriale et la répartition de la rente ainsi développement difficiles à conduire et pose créée. Cette configuration est celle de la Tunis 0,762 un vrai problème de cohérence territoriale. gestion d’un bien commun (Common Pool Ariana 0,751 Ressources) dont l’analyse devrait mobiliser le Monastir 0,73 cadre de l’économie institutionnelle développé 0,714 notamment par Ostrom (Ostrom, 1990, Petit 0,67 I.3 Le développement et al., 2011). 0,615 territorial comme réponse Mais ces formes d’organisation peuvent aussi 0,603 être interprétées comme étant des formes Manouba 0,567 d’innovation sociale mises en place pour la 0,541 Avec le tournant de la révolution, le territorialisation du développement. En effet, 0,495 développement territorial a été de plus en 0,483 plus envisagé comme une réponse possible l’innovation est une question importante dans Kébili 0,445 au retard de développement des zones les processus de développement territorial. Gabes 0,426 rurales, notamment dans les régions de Conçue au départ comme étant purement 0,402 l’intérieur. En effet, le développement territorial à caractère technologique (Torre, 2015), elle Médenine 0,397 a été considéré, depuis quelques décennies, a vite pris une dimension sociale tout aussi Gafsa 0,388 comme une réponse à la mondialisation importante. Ces différentes dimensions ont Béjà 0,354 des zones marginales par le biais de la été expérimentées dans le cadre de plusieurs 0,301 projets conduits par les pouvoirs publics le Ked 0,284 spécification des produits et la création d’une plus souvent avec l’appui des ONG nationales 0,271 qualité territoriale qui permet de contourner la ou internationales comme nous allons le voir 0,262 question du manque de compétitivité-prix de kairouan 0,25 certains territoires (Campagne et Pecqueur dans la partie suivante. 0,234 2014 ; Torre 2015). Ce type de développement 0,231 fait appel alors à l’organisation des acteurs d’un 0 0,1 0,2 0,3 0,4 0,5 0,6 0,7 0,8 0,9

372 373 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

II. Présentation rapide de quelques projets innovants avec une approche territoriale

Depuis le tournant de la révolution de janvier Cette différenciation prend deux formes, II.2 Le label agriculture froide et de l’exportation, notamment sur de 2011, le développement territorial est devenu l’appellation d’origine contrôlé (AOC) qui nouveaux marchés tels que les États Unis le leitmotiv des acteurs du développement concerne uniquement deux produits (les figues biologique d’Amérique. À cela s’ajoute une acceptation notamment les bailleurs de fonds internationaux de Djebba et l’huile d’olive de Téboursouk) en réductrice de l’agriculture biologique qui (GIZ, AFD, UE, et autres) suivis en cela par dehors du secteur du vin qui en compte sept, Le label biologique pour les produits agricoles l’assimile à de l’agriculture extensive sans la société civile tunisienne et enfin par les ou l’indication de provenance (IP) au nombre est une autre forme de valorisation des traitements et apports d’engrais chimiques. pouvoirs publics. Toutefois certains projets de seulement cinq : les grenades de Gabes, les produits et de création de valeur ajoutée par Cette définition et l’organisation même de la de coopération ou portés par un financement pommes de , l’huile d’olive de Monastir, la différenciation. C’est le secteur oléicole filière la rendent vulnérable à la fois du point de étranger ont balisé le terrain et ont mis en place Déglet Nour de Tunisie et la menthe d’El Ferch. qui en a le plus bénéficié, puisque sur plus vue économique, avec la faible rémunération des projets adoptant une approche territoriale, Cette forme de labellisation devrait permettre de 370 000 ha d’agriculture biologique c’est des producteurs qui se trouvent dans certains même si cela n’était pas explicite dans leur une meilleure valorisation du produit, l’olivier qui occupe la première position avec cas dans l’obligation de commercialiser identification. Cet engouement pour cette mais n’est pas toujours à l’origine d’une plus de 90 % de la superficie, les dattes et leur produits dans les circuits des produits approche de développement constitue un dynamique territoriale capable d’engendrer le les figues de barbarie en seconde et troisième conventionnels, et sur le plan agronomique, nouveau mainstream véhiculé par les bailleurs développement de la zone en question. Ainsi, à place. En termes d’exportation, sur environ sachant que l’oléiculture tunisienne est sous de fonds et les ONG qui leur servent souvent titre d’exemple, l’AOC de la figue de Djebba qui 50 000 tonnes de produits biologiques la menace des effets du réchauffement de relais. Il est par ailleurs appuyé par d’autres est le résultat d’un processus de développement exportés, 40 000 sont de l’huile d’olive, climatique et que la conduite extensive n’est approches à la mode – comme l’économie de longue haleine, entamé depuis le début des 9 000 tonne des dattes, le reste constitue pas en mesure d’en assurer la résilience sociale et solidaire – qui sont susceptibles années 1990, avec l’amélioration du système des produits divers y compris des plantes (Elloumi et al., 2017). d’apporter des réponses à la question de la d’irrigation et le développement du verger de aromatiques et médicinales. Toutefois, à de Certaines exceptions existent toutefois, on répartition de la valeur ajoutée générée par figuier, a trouvé dans la labellisation un second rares exceptions près, les filières de produits peut citer à titre d’exemple la production des l’approche territoriale. Toutefois comme nous souffle permettant une meilleure valorisation biologiques sont dominées par les opérateurs dattes certifiées biologiques et biodynamiques allons le voir ces projets restent dominés des produits et entrainant une dynamique de au niveau du maillon de la commercialisation dans l’oasis de Hazoua, dans le sud-ouest par une approche sectorielle, en portant leur transformation et de commercialisation des et non des producteurs. Ainsi dans la de la Tunisie. Ce projet qui date du début action sur un produit, par leur orientation produits des vergers (commercialisation en filière d’huile d’olive biologique, certains des années 2000, associe à la fois une extravertie renforçant la dépendance vis-à- frais sous label AOC, séchage et production de agrégateurs jouent un rôle prépondérant dans dimension d’agriculture biologique tournée vis des marchés extérieurs et n’arrivent pas figues sèches, fabrication et commercialisation la certification des petits producteurs, dans la vers un marché extérieur et une approche à faire émerger un développement territorial de confiture de figues et d’autres produits collecte et la transformation de la production et biodynamique pour la préservation de la significatif et durable. des vergers : confiture d’oranges amères, dans la mise au marché, notamment à travers fertilité du sol et de la biodiversité. Il est adossé confiture de grenades, commercialisation de l’exportation. Cette situation dominante fait à un label de commerce équitable qui permet l’huile d’olive de Djebba, sans label). Or malgré que le partage de la plus-value est inéquitable une meilleure répartition de la plus-value et II.1 Les projets de la diversification des produits et le début de et bénéficie en premier lieu à ces acteurs. donc un retour au profit des producteurs. transformation, cette forme de développement Il faut signaler toutefois que certains Ainsi sur les 1000 ha d’oasis, 120 ha sont différenciation par la reste limitée du fait de la faiblesse de la producteurs de taille moyenne ont réussi à labellisés biologiques et biodynamiques. Le labellisation des produits de superficie des vergers et des difficultés avoir le label bio et à intégrer l’ensemble de la projet bénéficie de l’appui de la coopération d’extension dues aux limites des ressources filière – de la production à la commercialisation suisse notamment pour l’exportation, avec la terroirs en eau. En définitive, la zone de Djebba – sous leur propre marque et en biologique. création d’un groupement de développement reste handicapée par son économie tournée Cette intégration leur permet de capter la de l’agriculture biodynamique dès 2002. Il Plusieurs actions et projets de développement vers l’agriculture sans aucune diversification totalité de la plus-value ainsi générée. Le propose par ailleurs une approche globale au niveau local ont cherché à tirer profit de sans que l’on observe, pour le moment, une même phénomène se retrouve dans la en termes de protection de l’environnement la labellisation afin de mieux valoriser les diversification de l’offre avec le développement production des dattes biologiques qui est avec une attention particulière au milieu produits de certains terroirs et justifier une de l’agritourisme, de l’artisanat ou encore de la dominée par des grands opérateurs dans oasien, mais aussi à son environnement meilleure mise au marché de ces produits. gastronomie. le domaine de la conservation en chambre avec une protection des parcours limitrophes

374 375 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

développés avec les eaux de drainage des projet et d’un comité de pilotage présidé par jusqu’à la révolution. Dès les premiers jours qui aura la charge de gestion de la palmeraie parcelles de l’oasis. Cette approche est le gouverneur (Labiadh, 2016). de la révolution un groupe de leaders locaux sous forme d’usufruit. L’expérience semble complétée par une offre d’écotourisme qui Toutefois il faut signaler l’importance de agissant au nom de la communauté des ainsi riche et prometteuse et peut offrir une permet une diversification de l’économie l’impulsion donnée par la coopération oasiens a profité de l’absence du locataire et forme de valorisation des terres domaniales locale et l’élargissement des bénéficiaires. internationale dans le déclenchement a occupé la palmeraie sous prétexte que les qui associe à la fois la gestion des terres du processus, la mise en place du terres sur lesquelles a été érigée la plantation agricoles avec un projet économique pour mode de gouvernance inclusif et dans par les colons étaient une terre collective de le développement du territoire dont elles font II.3 Les projets de l’accompagnement du projet sur la longue la communauté et que son appropriation par partie. Reste que les opposants à cette forme durée. En l’absence de ce type d’impulsion, les colons a été faite sans le consentement d’accaparement reprochent aux membres de développement territorial les essais de mise en place d’un projet de des conseils de gestion représentant la l’association le manque de transparence dans avec un panier de biens développement de certains territoires ayant communauté. la gestion financière de l’exploitation et surtout des ressources potentielles importantes Même si la forme d’accaparement de la le fait qu’ils représentent une forme de non- rencontrent des problèmes qui handicapent palmeraie a soulevé une forte opposition respect de l’État et du domaine public. Pour certains projets, l’approche territoriale a leur développement. C’est le cas à titre à la fois de la part de l’administration et de été dès le départ inscrite dans leur montage. d’exemple de la Délégation de certaines franges de la société, elle a été mise C’est le cas du projet Initiative Rurale en Zones dans le Nord de la Tunisie qui, malgré des en avant par d’autres comme une forme de Difficiles (IRZOD), il vise le développement actifs territoriaux importants, peine à mettre retour à la normale avec la maîtrise par la territorial de la délégation de Béni Khédache en place une dynamique territoriale et à réunir communauté des terres de ses ancêtres. Si à travers la patrimonialisation des paysages les différents acteurs autour d’un projet de ce débat n’a pas encore été tranché et que et des ressources architecturales et territoire. Les ressources du territoire restant les deux parties laissent entendre qu’elles l’émergence d’une offre globale du territoire ainsi non révélées. respecteront le jugement des tribunaux, il construite autour de trois axes : le patrimoine n’en demeure pas moins que la gestion de architectural et paysager (les ksour et les la palmeraie par l’association de protection jessour), l’artisanat (vannerie à base de fibre II.4 Jemna : développement de l’oasis de Jemna a déjà permis de végétale : Stipa tenacissima : gueddim ou démontrer la possibilité d’une gouvernance alfa)et les produits agricoles (figue sèche, territorial et économie transparente et redevable au service du huile d’olive, produits de la palmeraie de sociale et solidaire ou territoire et la communauté. Ainsi la gestion Oued Hallouf, produits laitiers et viande, etc.), par l’association s’est traduite par une nette le tout dans le cadre d’une offre de tourisme remise en cause de amélioration du chiffre d’affaire réalisé par la patrimonial avec des maisons d’hôtes. Ce l’autorité de l’État ? commercialisation de la récolte vendue lors projet a été le premier à mettre en place d’une vente aux enchères publiques. Par une forme de gouvernance territoriale, ailleurs l’association a réservé une part des basée sur le principe de la subsidiarité et L’affaire Jemna a défrayé la chronique recettes pour améliorer l’infrastructure sociale associant la société civile à la gestion des et partagé l’opinion publique entre les dans le village de Jemna (construction d’un ressources territoriale et du projet de territoire. défenseurs du droit des communautés locales marché couvert, d’une salle de sport, soutien L’institutionnalisation de cette forme de sur leurs ressources et l’autorité de l’État à à des associations, etc.). gouvernance a été faite par la création par le faire respecter la loi et les biens domaniaux. Cette forme de gouvernance fait dire aux gouvernorat du comité local d’animation et Il s’agit en effet de l’accaparement par la responsables de l’association qu’ils pratiquent de réalisation (CLAR) regroupant l’ensemble communauté locale de l’oasis de Jemna une forme d’économie sociale et solidaire de des acteurs du développement du territoire d’une palmeraie d’origine coloniale dont la manière non intentionnelle et demandent à de Béni Khédache, d’un comité technique du gestion était assurée sous forme de location l’administration la formalisation de ce mode de projet composé des institutions d’appui au par des proches du pouvoir de Ben Ali gouvernance par la création d’une coopérative

376 377 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

III. Les limites du développement territorial

Comme nous venons de le voir à partir des d’un patrimoine dont l’importance ne peut formes de gouvernances qui assurent la avec des formes hybrides d’institutions qui exemples passés en revue, l’expérience du entraîner l’ensemble de l’économie de la gestion des ressources collectives de manière auront du mal à se positionner dans le cadre développement territorial reste relativement région concernée. Cela ne peut constituer à la fois démocratique et inclusive. Cette institutionnel en construction. limitée et les exemples les plus avancés dans les meilleurs des cas qu’un apport forme de gestion doit être en mesure de montrent à la fois un champ de possibles, des additionnel à des projets en cours ou dans favoriser le dépassement des conflits entre les limites intrinsèques à l’approche elle-même et certains cas limiter les effets d’un processus différents acteurs et de les faire tendre vers III.3 La question du d’autres qui sont dues au contexte tunisien et de marginalisation sans pour autant y mettre des objectifs qui constituent un dénominateur au mode de mise en œuvre de cette approche. un terme. À titre d’exemple les différentes commun. Pour cela, il est nécessaire que les marché et le rôle des Le développement territorial tel qu’il est mis initiatives prises dans le cadre du projet conditions de l’environnement économique, consommateurs en œuvre en Tunisie ne peut répondre aux PRODESUD n’ont pas été en mesure de créer social et surtout politique soient favorables attentes des populations et aux besoins de la une réelle dynamique de développement et à l’organisation de la population concernée. La création d’une qualité territoriale et sa région. En effet, étant donnée la situation de elles n’ont pas résisté à la période de transition Il s’agit donc de mettre en place un valorisation par une rente de qualité territoriale crise de la région et le marasme économique ouverte par la révolution du 14 janvier 2011 cadre de concertation entre ces acteurs. suppose l’existence d’un marché et le et social qu’elle connaît, les projets à qui a remis en cause le cadre même dans Concrètement, cela se traduit par la création consentement des consommateurs à payer un caractère territorial basés sur la valorisation lequel a été mis en place le cadre institutionnel d’institutions nouvelles ou la réactivation de prix supérieur à celui des produits génériques. des ressources territoriales et patrimoniales de régulation. formes traditionnelles d’organisation de la Ainsi, la valorisation des ressources territoriales sont incapables de créer une dynamique de Dans un autre cas, la valorisation du population. ou patrimoniales peut être confrontée à développement auto-entretenue. Cela risque patrimoine architectural et paysager du Sud- Toutefois la question se pose concernant l’absence de marché et de consommateurs même de creuser le fossé entre la région et Est tunisien n’a pas non plus été en mesure ces formes d’organisations et leur ancrage disposés à payer le prix de la qualité territoriale le reste du pays. Ces limites viennent, d’une d’impulser un développement territorial, alors à la fois territorial et social. En effet, il s’agit lorsqu’elle existe. Inversement, l’absence part, de la nature même de ces stratégies et, que ce patrimoine a été intégré dans un de savoir s’il est plus efficace de mettre en de problème de commercialisation et de d’autre part, du contexte propre aux régions panier de biens plus large et plus étoffé qui place des formes d’organisations modernes valorisation des produits peut se traduire par concernées. aurait pu constituer une offre assez attrayante qui mobilisent des formes de leadership un manque de motivation pour accepter les (Moussellem, 2007 ; Elloumi et al., 2010). basées sur une insertion dans les circuits coûts de transaction de la différenciation et de Ces deux exemples, qui méritent d’être économiques et bénéficiant d’une certaine création d’une rente territoriale1. III.1 Les limites internes développés, montrent à la fois les possibilités proximité de l’appareil administratif et L’absence de marché peut toutefois être de développement territorial, mais aussi les politique, ou s’il faut simplement mobiliser dépassée par un effort de marketing, mais le aux stratégies de limites dans le contexte du Sud Est tunisien et des formes traditionnelles d’organisation problème reste entier dans la désignation de développement territorial notamment de point de vue de la question de basée sur des modes d’allégeance et de celui qui prendra en charge le coût de cet gouvernance comme nous allons le voir. notabilité traditionnelles. La réponse à cette effort. L’absence de barrière d’entrée constitue question renvoie à la réussite de la « greffe par la suite un problème dans le retour sur Les actions de développement territorial institutionnelle » et de la capacité des sociétés investissement de ceux qui ont été les premiers sont à la fois difficiles à mettre en place III.2 La question de la locales à assurer une transition entre les à prendre en charge le coût de la promotion dans des régions qui manquent du minimum formes de régulation traditionnelles et les du produit . La mise en place d’un panier de d’équipement et dans lesquelles les besoins gouvernance formes modernes sans pour autant subir les biens issus d’un même territoire permet à la en emploi et en action de développement frictions qui découlent de ce passage. Le fois d’élargir le cercle des bénéficiaires de la sont importants. Ces actions ont du mal Le développement territorial et la valorisation risque est néanmoins grand de se trouver rente de la qualité de territoriale et de capter à atteindre leur rythme de croisière et à des ressources patrimoniales nécessitent créer une dynamique auto-entretenue de une gouvernance locale qui permet un développement. En effet, les actions de arbitrage entre les différents acteurs, c’est- développement territorial sont souvent de à-dire la conciliation entre des intérêts parfois 1 C’est le cas à titre d’exemple de la création d’un label biologique pour le miel du parc de Faïja dans le Nord-Ouest qui n’a pas attiré l’adhésion des producteurs d’une part pour l’étroitesse du marché et surtout du fait qu’ils n’avaient pas nature limitée et concernent la valorisation divergents. Il s’agit de mettre en place des de problème de commercialisation ; voir aussi l’exemple du label de miel de montagne dans la région d’Ouled H’lel que nous avons essayé de mettre en place sans succès. Le miel se vendait très bien et l’indication d’origine n’apportait pas une rente suffisante par rapport aux coûts de transaction que cela implique (Elloumi, 2006). 2 Voir pour cela l’exemple des chambres d’hôtes dans la région de Béni Khédache où le manque flagrant de marketing pèse lourdement sur la commercialisation du produit (Labiadh, 2016). 378 379 Troisième partie Politiques, marches et encadrement

Conclusion

une part importante de celle-ci sur le territoire en question. La Tunisie a connu un processus d’émergence À l’inverse, les projets de développement des territoires assez ancien avec un début territorial à l’œuvre dans le Sud-Est, et de déconcentration de l’administration et de notamment ceux basés sur un tourisme la gestion des projets de développement et alternatif, bénéficient de la complémentarité une décentralisation qui est restée inachevée, avec les pôles touristiques de masse que même après son inscription dans la nouvelle sont Jerba et , et peuvent bénéficier constitution. Malgré cela, et pour répondre d’un effet de niche, mais cela pose alors le aux attentes des régions de l’intérieur et problème de l’appropriation de la rente de notamment les zones rurales en retard de qualité de ces territoires et les risques de son développement, les responsables des politiques accaparement par des acteurs exogènes, de développement ont adopté l’approche de voire d’un effet d’altération par l’ingérence de développement territorial comme paradigme ces derniers dans les formes de valorisation en mesure d’apporter une réponse globale aux des produits spécifiques aux territoires et donc questions de développement de zones rurales leur préservation (Linck et Romagny, 2011). De en retard de développement. plus cette proximité avec le projet de tourisme Malgré la multiplication des expériences de de masse ne permet pas le développement développement qui cherchent à territorialiser d’un vrai projet de tourisme alternatif qui leurs actions en les inscrivant dans un espace rompe avec le mode de construction et de donné et en mobilisant les populations commercialisation des produits. Pour que les concernées autour, la territorialisation du projets de territoire de tourisme alternatif, mais développement reste inachevée, alors que aussi les autres formes de développement les questions de développement des zones territorial puissent avoir une chance de réussir rurales les plus fragiles restent d’actualité. Cela dans la durée, il est important qu’il y ait une s’explique d’une part par la prédominance de rupture paradigmatique avec le développement l’impulsion donnée par des acteurs extérieurs véhiculé par le mainstream et qui est propagé qui caractérise la majorité des expériences, et par la formation et la communication de masse. d’autre part par l’incapacité des expériences en Cette rupture suppose le développement d’un place à créer une dynamique de développement nouveau paradigme de développement qui auto-entretenu qui permette aux régions met en avant les spécificités des territoires en question de rattraper leur retard de et à travers la construction de ressources développement, du fait du manque d’envergure territoriales pouvant générer une rente de et d’ambition des projets en question. La qualité territoriale (Rallet, 1996). sortie de ce cercle vicieux, semble, à l’image du projet de Jemna, passer par une maitrise des ressources locales par la communauté des ayants-droits et la mise en place d’un environnement économique équitable et solidaire favorable à la fois à la création d’une rente territoriale et surtout à sa captation au niveau du territoire de manière inclusive.

380 381 Troisième partie BIBLIOGRAPHIE Politiques, marches et encadrement

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Les analyses des spécificités locales dans les méditerranée, des espaces en creux opposés arrière-pays méditerranéens présentées dans à des espaces prospères, stigmatisés Conclusion cet ouvrage sont le résultat de travaux menés par le retard économique, la fragilité dans le cadre d’un projet qui a réuni plusieurs environnementale, la pauvreté. chercheurs issus des différentes disciplines Le doute de départ sur l’efficacité de la des sciences sociales et de la nature. Elles terminologie mobilisée est doublé d’une sont la preuve de l’aboutissement d’un travail précaution dans le choix des objets à analyser collectif présenté dès le départ comme un et des terrains où les recherches seraient Les spécificités locales entre représentations des défi à relever. La problématique abordée se menées. Parler des spécificités locales pour présentait comme difficile à appréhender de rendre compte des dynamiques territoriales, acteurs et complexité des territoires ruraux en par sa transversalité. Le référentiel conceptuel voire du développement local, fait courir le devenir restait instable et perçu de manière différenciée risque au chercheur d’assimiler une sensibilité par les équipes et chercheurs impliqués. à la singularité d’un paysage ou d’une D’autres difficultés étaient aussi liées à la pratique à un processus de fond qui ébranle trajectoire des notions fondatrices du projet, les structures et met tout un système rural sur Mohamed Aderghal Didier Genin Pierre-Antoine Landel telle que spécificité, terroir, territoire, arrière- la voie d’un changement social. Université Mohamed V, IRD, Laboratoire Université J. Fourier, pays, savoir local, patrimoine, etc. Elles ont eu La spécificité reste dépendante des LITOPAD, Population, UMR PACTE, droit de cité dans les champs de la recherche représentations des acteurs, et constitue une Rabat Environnement, Grenoble pour le développement, d’abord dans le réalité difficile à objectiver, si elle est isolée des Développement, UMR151 contexte des pays du Nord, représentés ici faits socio-géographiques, environnementaux AMU-IRD, par la France, avant d’être transférés au Sud et politiques qui conjointement l’englobent, Marseille pour rendre compte de réalités, que nous ne et si elle n’est pas perçue comme étant dirons pas décalées par rapport au Nord, l’aboutissement d’un processus de mais différentes par leur historicité. Ce sont construction sociale inscrit dans la durée. Elle des notions qui traversent le discours des est une construction menée par des sociétés politiques, des médias et aussi des acteurs de paysannes en devenir et dont témoignent la société civile. Elles sont aujourd’hui passées les paysages en recomposition permanente dans le langage commun, ce qui rend difficile (Hubscher, 1999)1. l’œuvre du scientifique qui chercherait à s’en Les différentes contributions se sont intéressé démarquer. aux rapports complexes que les sociétés Il s’agissait, dans ce projet, de produire entretiennent avec les ressources de leur une connaissance avec suffisamment de milieu, qu’elles territorialisent selon les distance par rapport aux idées reçues, de modalités qu’offrent conjointement la nature lever la confusion sur les catégories d’analyse et la culture (De Fomel et Lemieux, 2008)2. ayant depuis toujours été usitées pour parler Elles développent en fait des postures, et qualifier des espaces d’arrière-pays.plus ou moins explicitées, pour interpréter Autrement dit, aller à contre courant d’un ce processus à travers les dynamiques discours disqualifiant toute une partie de observées dans les milieux ruraux, selon des la géographie des pays du pourtour de la schémas d’analyse qui ne se réfèrent pas tous

1 Hubscher R. , 1999 : Ruralia n° 1999-04 , Varia. 2 Fornel (de) M., Lemieux C. (ss la dir.). Naturalisme Versus Constructivisme ? Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Collection Enquêtes. 384 385 Conclusion

I. L’autonomie dans l’action des communautés est elle un facteur de réussite ?

aux mêmes paradigmes, mais que l’on peut les paysages, et restaurent la biodiversité. Dans les montagnes, l’action des vecteur d’ouverture sur le marché, et/ou inscrire par convenance épistémologique, Mais les différentes situations révèlent selon communautés locales sur leur milieu et les de développement de son territoire (Genin dans le registre constructiviste, puisque l’échelle considérée des processus différents, pratiques qu’elles développent, contribuent et Alifriqui). Cette communauté peut être généralement les objets étudiés, tout en étant et des nuances quant à l’aboutissement du à l’émergence de terroirs spécifiques.réinventée, après être tombée en désuétude issus de la nature, sont soumis à un travail de processus de spécification. Ces derniers se distinguent par une pour organiser une réaction contre un catégorisation mené par les sociétés. singularité paysagère appuyée sur des agent externe convoitant la ressource Les démarches sont réflexives. Elles éléments endémiques de l’écosystème, des faisant spécificité. Cette réinvention de la procèdent de l’interprétation d’un matériau produits rentrant traditionnellement dans communauté peut se baser sur un collectif empirique souvent collecté par voie la composition du système agropastoral, d’exploitants forestiers dans le cas du qualitative, laissant la plus grande place aux ou introduits par des acteurs novateurs. Zgougou dans le Tell tunisien (Ayari), ou du entretiens et observations participantes. Mais Le rapport entretenu avec le produit qui lavandin dans le pays d’Oulmes (Aderghal et plus qu’un assemblage en silos de cas isolés, fait spécificité du terroir ne signifie pas al.)6. La communauté peut être traversée par les études présentées s’appuient sur des toujours l’existence d’un processus de des conflits qui la fragmentent et l’affaiblissent questionnements communs, des échanges spécification visant à le faire rentrer dans des devant le pouvoir de l’administration, et qui et des regards croisés3, sans aller jusqu’à dynamiques territoriales plus intégrées aux lui font perdre toute maîtrise de son territoire prétendre à une montée en généralité et parler dynamiques nationales ou internationales (Chatibi et al.). d’un processus commun aux arrière-pays (Genin & Alifriqui)4. Dans d’autres cas, on Le poids politique des communautés, le méditerranéens. peut se demander si la création de paysages degré d’autonomie dont elles jouissent vis- Elles ont aussi révélé les principaux écueils particuliers, pouvant présenter des intérêts à-vis du centralisme bureaucratique et de qui empêchent les processus de spécification écologiques et économiques résultant l’emprise des entreprises privées, apparaît enclenchés d’aboutir, autrement dit d’avoir d’une « mise en spécificité » du territoire, comme fondamental pour expliquer le des résultats qui peuvent être interprétés correspondent vraiment à une volonté réelle devenir des processus de spécification. Le comme étant un pas en avant sur la et maîtrisée des populations locales qui la cas réussi présenté dans la réserve de cèdre trajectoire du développement local. On peut mettent en œuvre (Genin et al.)5. En fait, les de Chouf apparaît comme étant l’œuvre classer ces écueils en trois types : celui de processus décrits dans l’ouvrage permettent d’une action collective menée par les acteurs la durabilité environnementale et économique de s’interroger sur ce qui est mis derrière la producteurs et consommateurs, autour de de la spécificité, celui de sa transmission notion de communauté à chaque fois qu’il y produits ancrés. Elle constitue le résultat intergénérationnelle et intercommunautaire, est fait référence pour discuter de la réussite d’une convergence de facteurs qui renvoient via les savoir faire, et enfin celui de la capture ou de l’échec de cette mise en spécification. aux savoir-faire des producteurs, des acteurs du processus par les politiques et les acteurs La communauté locale, confondue avec une du territoire, et surtout à l’organisation dominant le marché. paysannerie villageoise, peut être à l’origine communautaire forte (Fares et Michon)7. Les cas présentés retracent les trajectoires de l’émergence d’une spécificité sans être On se demande, cependant, si derrière la de produits, éléments issus des socio- en mesure – ou d’avoir la volonté – d’aller réussite de cet exemple dans un contexte écosystèmes, sur lesquels sont projetés des au-delà en ayant l’intentionnalité d’y voir un pourtant marqué par la guerre, il n y a pas un représentations qui en font une spécificité. L’effet ne se matérialise pas seulement à travers une valorisation économique mais également, dans certains cas, par des 4 Didier Genin & Mohamed Alifriqui. « Les parcs agroforestiers à frêne dimorphe des Aït M’hamed (Haut Atlas central) : transformations fondamentales qui marquent une spécificité locale bien gardée ». 5 Didier Genin, Mohamed Alifriqui, Miguel Genin. « L’émergence de la culture du figuier de Barbarie en zone pré-saha- rienne marocaine (Région de Sbouya-Sidi Ifni): incidences paysagères et socio-territoriales ». 6 cf Infra : Mohamed Aderghal, Bouchra Karroud et Geneviève Michon. « Le lavandin à Oulmes (plateau central marocain). La trajectoire perturbée d’une spécificité en construction ». 7 Amani Fares, Geneviève Michon. « Au pays du cèdre, l’ancrage territorial ravive le local. Cas de la Réserve de cèdres 3 Ils ont fait l’objet de deux séminaires spécifiques autour de la notion d’ancrage territorial et d’une recherche de définition du Chouf ». commune des spécificités locales. 8 Ghada S., 2011 : « Les enjeux du patrimoine au Liban Baalbek : quelles échelles pour quel patrimoine ? ». Thèse de doctorat, Université de Lyon 2, 320 p. 386 387 Conclusion

lien à faire avec le niveau d’autonomie de la L’implication des entreprises privées dans I.2 Spécification, doux des Cévennes et le vin de Chatus ne communauté vis-à-vis de l’État central et avec l’exploitation d’un produit qui fait spécificité l’est pas pour d’autres produits soumis à des la prégnance d’un sentiment identitaire. Le peut aller dans le sens d’une extraversion de patrimonialisation et processus de banalisation, rompant dans tout permettant la reproduction de rapports l’économie du territoire considéré. C’est la territorialisation, de leur production avec la référence au lieu et sociaux de domination traditionnels par des cas de la rose du Mgoun, produit sur lequel aux pratiques locales (Landel)11. L’ancrage chefs de communautés qui contrôlent la il y a eu un investissement d’acteurs locaux nouvelles formes de territorial peut, toutefois, être réinventé mobilisation et la maîtrise de l’organisation pour en faire une spécificité porteuse de résilience des territoires sous l’impulsion de synergie créée entre collective autour d’un développement du l’image du territoire, qui se trouve pervertie, ruraux la patrimonialisation, la spécification et la territoire local8. d’une part, par le contrôle de la production territorialisation de plusieurs produits. Il y a là par les sociétés privées dépourvue une référence forte à la terrasse comme objet d’ancrage au niveau local, au-delà de Au nord comme au sud de la Méditerranée, patrimonial, ainsi qu’aux produits qui font I.1 La spécification et leur espace de production (exploitation et les sociétés locales dans les régions, spécificité qui lui sont liées. usine) et, d’autre part, par la prolifération excentriques et marginales, n’ont pas toutes Cette prise de conscience de la nécessité l’ancrage territorial du commerce des faux produits dérivés de les mêmes capacités à résister aux effets de requalifier une ressource somme toute peuvent-ils être le fait des la rose, d’origine chimique, fabriqués sur destructeurs du marché, et à disposer d’une « banale », on la retrouve développée en place ou importés de Casablanca (Michon marge de manœuvre pour dépasser les Corse autour du Maquis (Sorba et al.)12. entreprises privées ? et al.)10. La manifestation annuelle du crises de conjoncture qui peuvent devenir Élément du système agrosylvopastoral festival de la rose du Mgoun, devenue un structurelles. Pour preuve, le différentiel en traditionnel et composante d’un paysage Les produits mis en spécificité sont aussi la événement dans l’agenda des décideurs, termes de densité de peuplement rural entre bioculturel pendant longtemps abandonné, manifestation d’une révélation due à l’action a perdu de sa consistance identitaire et de le Maghreb et les pays européens reste le maquis est actuellement objet de d’agents externes, souvent des entreprises sa fonction d’animation du territoire. Dans significatif. Mais au Nord comme au Sud, les nouvelles représentations et qualifications. privées. Cette action s’appuie sur une logique les deux contextes, vallée de la Drome et cas étudiés soulignent la possibilité d’une Sa valorisation en tant que spécificité se du gain, et dans certains cas, peut comporter vallée du Mgoun, l’économie est soumise dynamique de reprise rurale locale attribuée trouve confrontée à la divergence des intérêts aussi une dimension de recherche d’un aux mêmes contingences ultralibérales. Mais à la présence de combinaisons où sont des acteurs. Certains ne reconnaissent pas ancrage territorial. C’est le cas dans la vallée contrairement à Biovallée où « l’ancrage associés des processus de spécification, l’historicité du maquis et, du point de vue de de la Drome, où des entreprises de plantes à résulte de la force du lieu et de son insertion patrimonialisation et territorialisation. Une sa construction sociale, lui dénient un rapport parfum, aromatiques et médicinales, parties renouvelée dans la mondialisation », pour combinaison qui prend du sens dans le cas avec l’élevage caprin. La patrimonialisation du local, ont vite cherché – concurrence la rose du Mgoun, la société locale a perdu des terrasses ardéchoises et cévenoles, dans serait sélective et dominée par le naturalisme oblige – à se libérer de la contrainte de la son emprise sur le territoire, laissant la part la mesure où l’émergence d’une conscience des politiques environnementales, lesquelles dépendance au collectif. Elles ont chacune belle aux entreprises privées pour orienter du local est appuyée par une coordination verraient dans les territoires historiques de cherché à cultiver l’image de leur territoire de la rose et ses produits vers l’industrie du entre décideurs politiques et acteurs locaux. simples espaces à protéger et à mettre en production, à en soigner la réputation dans cosmétique de luxe, perdant chemin faisant, En Ardèche et dans les Cévennes, les terrasses, valeur selon les normes des projets imposés les domaines de l’extraction végétale, de toute référence au territoire qui la produit. à l’abandon durant plusieurs décennies, par le haut. la cosmétique et de la phytothérapie et par retrouvent un renouveau, en tant que milieu Si certains arrière-pays, grâce à l’initiative conséquent y insuffler une dynamique qui se singulier favorable au développement consciente d’acteurs locaux, se sont trouvés matérialise par des agencements révélant de certains produits spécifiques. Mais la engagés dans cette voie, d’autres y ont été « un fonctionnement territorial au centre d’un combinaison du lieu et du produit n’aboutit conduits par les pouvoirs publics dans le réseau de relations articulant différents lieux pas partout à un ancrage territorial, ce qui cadre d’une nouvelle orientation de la politique et différentes échelles » (Duffaud-Prévost)9. est vrai pour des produits comme l’oignon de développement agricole et rural.

9 Marie-Laure Duffaud-Prevost. « L’ancrage territorial de la filière des plantes à parfum, aromatiques et médicinales dans la vallée de la Drôme (Biovallée) ». 11 Pierre-Antoine Landel. « Les terrasses ardéchoises et cévenoles, milieux ancreurs des spécificités locales ». 10 Geneviève Michon, Mohamed Aderghal, Mohamed Berriane, Pierre-Antoine Landel. « La rose du Mgoun : un bon 12 Jean-Michel Sorba, Geneviève Michon. « Le marché peut-il devenir une ressource pour l’ancrage territorial des pro- exemple pour réfléchir les relations entre ancrage, patrimonialisation et banalisation ». ductions locales ? Les enseignements des foires à thème de Corse et du Maroc ». 388 389 Conclusion

II. Mise sur le marché et capture de la spécificité

L’artisanat du tapis dans le sud-est tunisien, époques. Il se déploie actuellement en mettant Dans plusieurs cas, la spécificité tient à foires et marchés locaux organisés autour longtemps animé et renouvelé grâce à la en concurrence diverses représentations de une ressource préexistante dans la nature de certains produits laisse penser aussi demande touristique, se trouve soumis aux l’eau dans sa matérialité de ressource soumise sur laquelle sont projetés des savoir-faire à un prolongement de la spécification et conséquences de l’effondrement du tourisme à de multiples usages, et de son immatérialité qui façonnent sa naturalité et lui associent son ancrage territorial au-delà du bassin au lendemain de la révolution (Hanafi)13. de support de civilisation. C’est aussi un une touche culturelle. Mise sur le marché de production. Mais encore faut-il que ces Ne trouvant pas de ressorts de résilience processus qui se déploie avec une expression après transformation ou maintenue dans marchés soient soumis à une « gouvernance dans le système agropastoral, miné par des plus marquée de la logique du pouvoir, allant sa fonction économique de subsistance, régulée par d’autres forces que celles détériorations de tout genre, on assiste à une dans le sens, sous l’effet de l’action publique, la ressource remodelée peut donner lieu exclusives de la sphère productive et du sorte de réorganisation du secteur, faisant du déclassement des sociétés locales qui à un processus de spécification ou lui marché global » (Sorba et al.) et que la appel à l’innovation sociale de l’organisation ont fait de la maîtrise de l’eau un facteur échapper. Ce passage est conditionné relation qui met en rapport producteur des femmes dans des coopératives impulsée essentiel de résilience face aux crises. La par l’intérêt que peut susciter la ressource et consommateur soit inscrite dans une par l’État et les organismes internationaux. patrimonialisation à travers la mise en musée spécifique aux yeux d’acteurs capables de démarche qui revoie sous un autre angle Mais dans quelle mesure ces coopératives permet de replacer la question sur un autre la porter et de l’enrichir par l’ajout d’une l’articulation arrière-pays/métropole. sont-t-elles dotées en moyens qui leur registre qui dépasse la simple qualification valeur inconnue pour ceux qui l’ont érigée permettent de maîtriser la filière et de résister d’une ressource à des fins de développement en spécificité. Cette idée d’enrichissement, à la déprédation des entreprises privées. durable. Le concept du musée de l’eau à importante pour la génération d’une valeur L’analyse du cas du figuier de barbarie dans Marrakech participerait d’une mise en scène substantielle, suppose que la ressource soit les Ait Baamran (Aderghal et al.)14, montre de ce qu’ a été la civilisation hydraulique, sur perçue comme pouvant être transformée en que si les coopératives sont impliquées dans la base d’une construction savante, conçue produit de luxe, dans le cas de la rose, de la production et mobilisent le savoir faire des par des chercheurs et des acteurs politiques, l’argan ou du safran, de la lavande. Ce qui membres pour asseoir la qualification de la et désincarnée des réalités sociales qui l’ont suppose l’ouverture de la société locale et ressource, leur maîtrise du territoire demeure produite. La spécificité est donnée à voir aux de son économie, et fait courir le risque de faible, dans le sens où la prise de décision sur visiteurs, pour les besoins d’une pédagogie capture de la valeur issue de la spécificité son devenir leur échappe. environnementale, dans un discours qui au profit d’acteurs plus disposés à tirer parti La conjonction spécificité, patrimoine et retrace l’histoire de sa mise en territoire, et de cette valorisation. Dans tous les cas où territoire trouve une expression relativement qu’émaillent des signes et des symboles la reconnaissance d’une spécificité est suivie achevée dans le cas des espaces hydrauliques porteurs d’une représentation idyllique qui se d’une mise sur le marché sont relevés des où les aménagements, matérialisés par veut politiquement neutre. mises en relation des exploitants avec des des paysages caractéristiques, ont un commerçants et des intermédiaires qui prolongement dans l’organisation politique ne jouent pas en faveur des exploitants. et institutionnelle de la société (Ruf et Cette capture génère le désancrage de Mahdane)15. La ressource eau comporte la spécificité et sa banalisation si l’intérêt un enjeu stratégique, compte tenu de suscité par la spécificité ne donne pas lieu, son caractère vital, qui lui confère un rôle en contrepartie, à une organisation des économique et sociopolitique à différents producteurs pour se fortifier contre la main niveaux. Le processus de sa patrimonialisation mise externe et l’extraversion d’une richesse est historique, mais change de forme selon les locale (Boltanski et Arneaud, 2017 ) . Dans un autre registre, l’émergence de

13 Ali Hanafi : « alorisationV des produits pastoraux dans les arrière-pays arides méditerranéens entre mythe et réalité. Cas de la laine de mouton dans les Matmata (sud-est tunisien) ». 14 Mohamed Aderghal, Majda Morrou, Clotilde Cardon, Antonin Adam, Geneviève Michon, Bruno Romagny. « Y’a-t-il un processus de construction d’une spécificité territoriale autour du figuier de barbarie dans l’arrière-pays de sidi Ifni ? ». 16 Boltanski L, Esquerre A , 2017 : Enrichissement, une critique de la marchandise, Gallimard, nrf. Essais. 15 Thierry Ruf, Mohamed Mahdane. « Les spécificités des territoires hydrauliques des arrière pays méditerranéens et 17 Jean-Michel Sorba, Geneviève Michon. « Controverses sur la nature du maquis et sur ses qualifications en ressource leurs contributions éventuelles au développement local durable ». pastorale ». 390 391 III. Quel développement local derrière les spécificités locales

Le modèle de développement sur lequel s’appuie le discours autour des processus de spécification, patrimonialisation et territorialisation se veut alternatif. Il constituerait une réponse au modèle dominant consacré par l’agriculture conventionnelle et l’économie capitaliste. Longtemps laissées pour compte, les régions concernées par ce « modèle alternatif » ont surgi comme composantes des politiques publiques, PAC européenne ou Plan Maroc Vert, qui se sont emparées des concepts et les ont traduits en dispositifs d’action. Or les résultats issus des cas analysés laissent dubitatifs sur l’efficacité des moyens mis en œuvre. S’agissant du développement, on ne peut pas écarter les problèmes liés à la capacité compétitive des régions concernées sur les marchés des produits agricoles. Une sorte de garantie est trouvée dans la labellisation et les signes distinctifs, qui donne à la spécificité non reproductible la fonction de messagère de l’image de tout un territoire, mais sans que l’équilibre soit toujours trouvé, entre le niveau d’interventionnisme de l’État, dans l’imposition des normes, et le niveau d’autonomie des producteurs locaux (Dubeuf)18. La question de la gouvernance est aussi posée dans des termes qui, sans ôter à l’État son rôle de régulation, suggèrent une meilleure participation des parties prenantes par la voie de la concertation, voire de la délibération, aux affaires du territoire et de son développement (Elloumi)19, dont les modalités et l’équité réelle restent à définir.

18 Jean-Pierre Dubeuf. « Les spécificités locales et l’action publique dans les arrière-pays méditerranéens : logique de muséification, mise en scène ou levier de développement ? ». 19 Mohamed Elloumi. « Le développement territorial comme alternative pour les régions marginales en Tunisie, entre mythe et réalité ». 392 Dans la même collection : Les impromptus du LPED

# 1 - Autour de la fragmentation Les impromptus du LPED est une collection d’ouvrages, en accès gratuit, publiée par le Laboratoire Population-Environnement-Développement # 2 - Le genre dans les recherches africanistes UMR 151 (IRD - AMU). Ces ouvrages accueillent des textes des chercheurs # 3 - Variabilité, changement climatique et conséquences et des partenaires scientifiques du LPED. Les textes, de un ou plusieurs en Méditerranée auteurs, de formats variables, sont soumis à l’acception du comité éditorial et d’un comité de lecture. # 4 - Politiques publiques et vieillesses dans les Suds

Comité éditorial des Impromptus du LPED

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