Clio. Femmes, Genre, Histoire

44 | 2016 Judaïsme(s) : genre et religion

Leora Auslander et Sylvie Steinberg (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/clio/13187 DOI : 10.4000/clio.13187 ISSN : 1777-5299

Éditeur Belin

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2016 ISBN : 9782701198538 ISSN : 1252-7017

Référence électronique Leora Auslander et Sylvie Steinberg (dir.), Clio. Femmes, Genre, Histoire, 44 | 2016, « Judaïsme(s) : genre et religion » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 07 janvier 2021. URL : http:// journals.openedition.org/clio/13187 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.13187

Tous droits réservés CLIO. Femmes, Genre, Histoire 44/2016

Judaïsme(s) : genre et religion

Responsables du numéro : Leora AUSLANDER & Sylvie STEINBERG

Leora AUSLANDER & Sylvie STEINBERG Éditorial 7

Dossier Christophe BATSCH La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 21 Elisheva BAUMGARTEN Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales (XIIIe-XIVe siècle) 43 Cristina CIUCU Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 63 Isabelle LACOUE-LABARTHE L’émergence d’une « conscience féministe » juive. Europe, États-Unis, Palestine (1880-1930) 95 Béatrice de GASQUET « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 123

Regards complémentaires Ron NAIWELD Le sacrement du langage et la domination masculine. Le neder dans le judaïsme ancien 147 Lisa ANTEBY-YEMINI De l’Éthiopie à Israël : migration et rôles rituels des femmes Beta Israel 157 4 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

État de la recherche Sylvie Anne GOLDBERG Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats, de l’Antiquité tardive au Moyen Âge 171

Itinéraire de recherche Claudine VASSAS Présences du féminin dans le judaïsme 201

Documents Renée Levine MELAMMED Femmes juives en pays musulman au Moyen Âge : deux documents de la Genizah du Caire 229 Claire LE FOLL Moïseï Berlin, ethnographe du mariage juif en Russie (1861) 243 Valérie POUZOL Les Femmes du mur (Jérusalem, 2016-1880) 253

Portraits Agnès FINE Daniel Fabre (1947-2016). « L’invisible initiation » en Europe, une recherche pionnière 265 Michelle PERROT Rolande Trempé (1916-2016) 273 Agnès FINE & Claudine LEDUC Rolande Trempé (1916-2016), notre bien chère collègue toulousaine 278

Varia Rolande TREMPÉ Les cigarières toulousaines en grève (1870-1875) 281 Laure Mélanie PIGUET De la jeune fille à la femme mariée. La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918) 295

Judaïsme(s) : genre et religion 5

Clio a lu « Genre et religion » 313 ⋅ Éric FOURNIER, La « Belle Juive » d’Ivanhoé à la Shoah (Leora Auslander) ; ⋅ Laura S. SCHOR, The Best School in : Annie Landau’s School for Girls, 1900-1960 (Vincent Vilmain) ; ⋅ Melissa R. KLAPPER, Ballots, Babies, and Banners of Peace: American Jewish Women’s Activism, 1890-1940 ( Dash Moore) ; ⋅ Isabelle LACOUE-LABARTHE, Femmes, féminisme, sionisme dans la communauté juive de Palestine avant 1948 (Nadia Malinovich) ; ⋅ Susan Martha KAHN, Reproducing : A Cultural Account of Assisted Conception in Israel (Martine Gros).

Ouvrages collectifs ⋅ Marion KAPLAN & Deborah DASH MOORE (eds), Gender and Jewish History (The Modern Jewish Experience) (Benjamin Baader) ; ⋅ Firoozeh KASHANI-SABET & Beth S. WENGE (eds), Gender in and Islam. Common Lives, Uncommon Heritage (Lisa Anteby-Yemini) ; ⋅ Lisa ANTEBY-YEMINI (dir.), Juives et musulmanes. Genre et religion en négociation (Naomi Davidson) ; ⋅ Benjamin Maria BAADER, Sharon GILLERMAN & Paul LERNER (eds), Jewish Masculinities: German Jews, Gender, and History (Lisa Silverman) ; ⋅ Nelly LAS (dir.), Le Féminisme face aux dilemmes juifs contemporains (Isabelle Lacoue-Labarthe).

Comptes rendus divers (à lire sur le site www.clio.revues.org)

⋅ Dossier « Genre et archéologie », Les Nouvelles de l’archéologie (Brigitte Lion) ; ⋅ Martine SONNET, L’Éducation des filles au temps des Lumières (Dominique Picco) ; ⋅ Pilar PÉREZ-FUENTES HERNÁNDEZ (dir.), Entre dos orillas: las mujeres en la historia de España y América latina (Valentine Mercier) ; ⋅ Clive THOMSON & Georges HÉRELLE, Archéologie de l’inversion sexuelle fin de siècle (Régis Schlagdenhauffen) ; ⋅ Anne ROTHENBÜHLER, Le Baluchon et le jupon. Les Suissesses à Paris, itinéraires migratoires et professionnels (1880-1914) (Delphine Diaz) ; 6 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

⋅ Brigitte HAMANN, Bertha von Suttner. Une vie pour la paix (M.-C. Hoock- Demarle) ; ⋅ Geneviève GUILPAIN, Les Célibataires, des femmes singulières. Le célibat en France (XVIIe-XXIe siècle) (Rebecca Rogers) ; ⋅ Rachel JEAN-BAPTISTE, Conjugal Rights: Marriage, Sexuality and Urban Life in Colonial Libreville (Anne Hugon) ; ⋅ Régis REVENIN, Une histoire des garçons et des filles: amour, genre, sexualité dans la France d’après-guerre (Susan Whitney) ; ⋅ Marian RUBCHAK, New Imaginaries: Youthful Reinvention of Ukraine’s Cultural Paradigm (Nataliya Borys) ; ⋅ Isabelle COLLET, L’École apprend-elle l’égalité des sexes ? (Simon Massei).

Ouvrages collectifs ⋅ Jérôme COURDURIÈS, & Agnès FINE (dir.), Homosexualité et parenté (Chloé Vallée) ; ⋅ Florence ROCHEFORT & Éliane VIENNOT (dir.), L’Engagement des hommes pour l’égalité des sexes (XIVe-XXe siècle) (Karen Offen) ; ⋅ Florence ROCHEFORT & Maria Eleonora SANNA (dir.), Normes religieuses et genre. Mutations, résistances et reconfiguration (XIXe-XXIe) (Marion Maudet).

Clio a reçu 341 Résumés/abstracts/mots-clés/keywords 345 Auteur.e.s 357 Glossaire 363

Éditorial

Leora AUSLANDER & Sylvie STEINBERG

Le numéro 44 de la revue Clio, Femmes, Genre, Histoire propose un parcours de longue durée à travers l’histoire des juifs, de la judéité et du judaïsme. C’est, en effet, ce triptyque, ainsi que la vie en diaspora, qui rend l’analyse du genre dans la tradition juive si spécifique. Le judaïsme est, bien sûr, une religion, mais il n’est pas qu’une religion. « Peuple », « Nation », « Ethnie », « Culture », ou « Communauté de destin » ? Les juifs ne cessent depuis des siècles de débattre sur leur identité, et ils ont produit quantité d’ouvrages de fiction, de méditation ou d’humour sur cette question. C’est au regard de cette complexité et de la diversité des situations historiques dans lesquelles les juifs ont vécu que nous avons choisi de mettre un “s” à Judaïsme. Ce numéro de Clio s’intéressera tout autant aux périodes où les juifs se sont constitués comme un peuple, contrôlant un territoire et obéissant à un gouvernement, dans la Judée antique ou dans l’État d’Israël actuel, qu’aux périodes et situations, bien plus nombreuses et durables, où ils se sont regroupés en communautés diasporiques. De l’Égypte des Fatimides à l’Allemagne médiévale, de la péninsule ibérique à l’Empire ottoman, de la Russie tsariste à l’Éthiopie contemporaine, de New York à Berlin ou Paris, les modes de vie et les conditions historiques sont aussi placés sous le signe de la diversité. La dispersion à travers le monde et la cohabitation avec d’autres cultures – voire l’intégration ou l’assimilation – ont rendu l’expérience juive plurielle. Malgré tout, les juifs de la diaspora ont souvent été reliés entre eux par le récit de leurs mythes et de leur histoire, par leurs langues, par des traditions culinaires, musicales, théâtrales ou vestimentaires partagées. En tant que « culture » ou 8 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

« ethnicité », la judéité a ainsi plus en commun avec les modes d’identification et de distinction des autres peuples diasporiques et minoritaires qu’avec d’autres groupes définis par la religion. Parmi les ciments qui unissent les juifs entre eux, il faut néanmoins revenir au rôle essentiel de la religion mosaïque. On pourrait dire qu’elle a joué et joue toujours un rôle, même pour les agnostiques et les athées tentés périodiquement de se demander ce qu’il adviendrait de la judéité si plus personne ne pratiquait le judaïsme – un trait d’union dialectique et humoristique qui relie aussi les juifs entre eux. Là encore, les différents contextes étatiques et diasporiques dans lesquels les juifs se sont trouvés ainsi que les formes de discrimination, d’acculturation et d’assimilation qu’ils ont connues, ont eu une influence sur leurs croyances et leurs pratiques religieuses, faisant émerger des « mouvements » mystiques et messianiques à côté de « courants » identifiables à des modes de vie et des pratiques collectives – libéraux, conservateurs ou orthodoxes. Même si histoire des juifs, histoire de la judéité et histoire du judaïsme sont étroitement imbriquées, nous avons choisi de privilégier l’étude des croyances, des rituels, des courants théologiques et spirituels plutôt que les aspects sociaux, économiques, politiques ou culturels de l’histoire du monde juif. Il s’agit ici de croiser les problématiques et approches de l’histoire des religions et celles de l’histoire des femmes et du genre1. Comme pour d’autres groupes religieux, le sens commun désigne souvent la « tradition » religieuse comme la clef de voûte de la conception du genre que se font les juifs depuis des générations, qu’il s’agisse de l’accès différencié des hommes et des femmes à l’étude des textes, de leur participation respective aux différents rites, de leurs conceptions et pratiques afférentes au mariage, à la sexualité ou à la procréation2. Dans le cas des juifs, cette tradition religieuse étant un dénominateur commun qui plonge ses racines dans la plus haute Antiquité, l’importance accordée à la religion, trop souvent conçue comme immuable, paraît d’autant

1 Ce que la revue a déjà fait avec les numéros 2 (Femmes et religions, 1995), 9 (Femmes du Maghreb, 1999) et 15 (Chrétiennes, 2002). 2 Broyde & Asubel 2005 ; Régnière 2002 ; Biale 1992 ; Ruttenberg 2009 ; Kahn 2002 (compte rendu en fin de volume) ; Irshai 2012 ; Frankel 2000. Éditorial 9

plus évidente. S’écartant de l’exégèse d’une tradition, notre démarche consiste à souligner l’historicité des croyances et des pratiques religieuses, à comprendre les dynamiques propres au monde juif, à les replacer dans le cadre des relations qu’il entretenait avec son environnement et à prendre en considération les contextes sociaux et politiques dans lesquels les juifs ont vécu.

Le genre dans la tradition religieuse juive La tradition religieuse assigne aux hommes et aux femmes des places, des obligations et des droits tout à fait différents. Très significative est la prière matinale des hommes : « béni sois-tu Seigneur Dieu de ne pas m’avoir fait femme car les femmes ne sont pas tenues d’accomplir les commandements ». Aux hommes sont traditionnellement réservés l’accès au Livre, la lecture de la , son étude et l’étude de ses commentaires. Les femmes, quant à elles, n’ont que trois obligations, toutes rituelles : l’allumage des bougies, la séparation d’un bout de pâte lors du et l’abstinence sexuelle après les menstruations (niddah)3. Dans une religion qui est tout à la fois fondée sur un savoir livresque dont l’approfondissement est hautement valorisé et sur une observance rituelle exigeante, les uns et les autres sont assignés à une place bien établie. Non seulement les Écritures et leurs interprétations, les gestes quotidiens et les rituels festifs, mais encore les coutumes et le droit rabbinique () se conjuguent pour proposer des conceptions, des représentations et des règles juridiques qui organisent les relations entre les sexes4. Quant aux règles de la pureté, qu’elles concernent la nourriture ou la sexualité, en affectant directement le corps, elles tracent aussi des chemins différenciés d’accès au sacré. Tout cela participe aux processus d’éducation et de construction identitaires des filles et des garçons, à des formes de partage entre domaines masculin et féminin, à des symboliques attachées à l’un et l’autre sexe. Ce dispositif sexué ouvre la voie aux études qui s’attachent à restituer et décrypter les schèmes symboliques qui l’illustrent et le

3 Weissler 1998 ; Alexander 2013. 4 Baskin 2002 ; Boyarin 1993. 10 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

justifient, ainsi qu’à celles qui explorent les liens entre cet univers symbolique et les rites, qu’ils soient quotidiens, festifs ou liés au cycle de vie. On en trouvera plusieurs exemples dans les pages qui suivent. Dans une perspective d’histoire comparée des religions, Cristina Ciucu rappelle la manière dont les courants de la mystique juive issus de la kabbale ont spéculé sur la présence divine à partir d’« entités métaphysiques » (sefirot) structurées par la partition féminin/masculin. La présence divine au monde dont la part féminine est appelée Shekhinah se trouve ainsi être la « porte » du croyant5. Les conditions de sa manifestation concrète ou de sa venue au monde sont au centre des constructions intellectuelles des mouvements messianiques qui se sont développés en Europe et au Proche-Orient aux XVIIe et XVIIIe siècles (sabbatianisme et frankisme)6. Anthropologue du symbolique, Claudine Fabre-Vassas livre ici les grandes lignes de son travail sur la présence du féminin dans le judaïsme7 ; elle y évoque un ensemble de textes, de croyances, de gestes et de rites qui délimitent tout en les explicitant symboliquement les différences entre hommes et femmes, leur attribuant des rôles différents dans les pratiques cultuelles, leur prescrivant une morale de vie, régulant leurs relations et leur sexualité. Si les femmes occupent la portion congrue dans cet ensemble, la Shekhinah accompagne néanmoins le garçon puis l’homme juif dans l’essentiel de ses actes rituels et de son cheminement spirituel. Dans une démarche d’anthropologie comparée des religions, Lisa Anteby- Yemini s’intéresse quant à elle aux rites de pureté et aux rites liés au cycle de vie pratiqués par les juives d’Éthiopie (Falachas ou Beta Israel) en cherchant à comprendre ce qu’ils induisent sur les identités et les relations sociales entre hommes et femmes. À travers l’expérience de l’émigration vers l’État d’Israël dans les années 1980 et 1990, elle montre que les pratiques et rôles rituels masculins et féminins ont été modifiés puis réinterprétés par les jeunes générations : la prise en compte d’éléments diachroniques complète ici l’analyse ethnographique des symboles et des gestes.

5 Mopsik 2003. 6 Rapoport-Albert 2011. 7 Vassas 2016. Éditorial 11

Traditions et Modernité L’histoire du monde juif depuis le XVIIIe siècle peut être en partie interprétée comme l’histoire d’un débat continu entre tradition et modernité. À partir des prises de position des représentants des Lumières juives (haskalah) nées dans le contexte ashkénaze, des mouvements de rejet ou au contraire d’adhésion à la modernité se sont fait jour, faisant coexister dans le même temps et le même lieu des positions tout à fait contrastées notamment vis-à-vis de l’immémorial « arrangement des sexes » en religion8. On voit cette diversité à l’œuvre à travers le document présenté ici par Claire Le Foll, L’Étude ethnographique de la population juive en Russie, écrite par l’un des premiers ethnographes des juifs de Russie, Moïseï Berlin, et publiée en russe en 1861. L’auteur, à la fois héritier d’une tradition pratiquante non mystique (celle des mitnagdim) et des Lumières, y décrit minutieusement les rites traditionnels du mariage. Il fait ressortir l’harmonie communautaire qui y est à l’œuvre ainsi que son importance dans la transmission d’une identité juive, profondément différente de celle des populations chrétiennes voisines. On retrouve chez lui l’un des thèmes omniprésents chez ceux, juifs et non juifs, qui voulaient faciliter l’intégration et l’émancipation des juifs, à savoir le statut des femmes. Mais, contrairement à d’autres juifs éclairés (maskilim), les juives ne lui semblent pas devoir être émancipées des traditions barbares dénoncées par d’autres, le mariage précoce par exemple. Elles-mêmes portées par une aspiration à la modernité, les femmes juives qui se sont engagées dans les mouvements féministes de la « première vague », au tournant des XIXe et XXe siècles, ont eu à affronter la question des rapports entre religion et émancipation des femmes. Les juives féministes, comme tous les juifs attirés par les idées progressistes, cherchaient à concilier leur engagement politique laïque et leur identité juive. Ce type de dilemme a été savoureusement mis en scène par la littérature du début du XXe siècle à travers des personnages de jeunes gens tiraillés entre le respect de leurs pères et l’attrait des idées et modes de vie nouveaux, dans un contexte de misère, de persécutions et d’émigration massive. L’abandon de la

8 Sur cette question, voir Hyman 1995 ; Kaplan 1991 ; Miniati 2003 ; Naimark- Goldberg 2013. 12 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

répartition traditionnelle des rôles induit par la modernité, qu’elle soit d’inspiration libérale ou révolutionnaire, devait-il aller de pair avec l’éloignement, la trahison ou la conversion ? Comme le montre ici Isabelle Lacoue-Labarthe, la participation des femmes juives aux mouvements féministes du tournant du XXe siècle a été largement travaillée par ce type de questionnement. Le choix de créer des organisations féministes spécifiquement juives s’explique à la fois par l’antisémitisme de certaines de leurs compagnes de lutte européennes ou américaines, mais aussi par leur fort attachement à la judéité, voire au judaïsme9. Isabelle Lacoue-Labarthe rappelle aussi que c’est dans la rencontre entre le mouvement féministe et le mouvement religieux libéral, tous deux ouverts à la modernité, que sont nées les principales revendications des femmes pratiquantes quant à l’accès aux textes sacrés, à l’étude, à des lieux de prière mixtes, à des cérémonies auparavant réservées aux hommes. Dès le début du XIXe siècle en Allemagne, sont célébrées les premières Bat Mitzvah (version féminine de la Bar Mitzvah) qui seront peu à peu généralisées dans le mouvement libéral. En 1922, la conférence centrale des rabbins libéraux des États-Unis admettait que les femmes pouvaient devenir rabbins mais il fallut attendre encore cinquante ans pour que le fait se concrétise10. L’aspiration à participer à tous les aspects de la pratique religieuse s’est ainsi intensifiée au cours du XXe siècle. Elle est aujourd’hui le sujet de maints débats dans les communautés juives du monde entier avec des décalages nationaux importants. Rendant ici compte d’un long travail ethnographique, Béatrice de Gasquet se penche sur le port du châle de prière par les femmes dans deux synagogues parisiennes non orthodoxes. Elle explique les processus d’acquisition du talit, les attitudes des rabbins (femmes et hommes) vis-à-vis de son utilisation, les motivations des femmes qui choisissent (ou non) de le porter ainsi que les réactions de leur entourage. Comme elle le montre, les arguments féministes ne sont désormais plus les seuls à être invoqués.

9 Kaplan 1979 ; Kuzmack 1990. 10 Hartman 2007 ; Nadell 1998 ; Peskowitz & Levitt 1997. Éditorial 13

Depuis les années 1990, ces aspirations touchent en effet d’autres courants que le seul judaïsme libéral et la problématique « femmes dans le judaïsme » est désormais portée par des personnalités diverses qui proposent des réinterprétations des Écritures, un accès égal à l’enseignement talmudique ou encore des aménagements du droit en matière de divorce et une reconnaissance de l’homosexualité11. La bataille engagée en 1988 en Israël pour que les femmes puissent prier au Kotel (le mur occidental du temple de Jérusalem) illustre bien le renouvellement en cours du lien entre féminisme, pratique du judaïsme et modernité. Comme le montre ici Valérie Pouzol, le débat concerne également les femmes des courants conservative et orthodoxes, très divisées sur le point de savoir si le lieu doit ou non être réaménagé. Leurs positions sont aussi subordonnées aux idées qu’elles se font des prescriptions traditionnelles et de ce lieu sacré. Or, Valérie Pouzol rappelle que la question de la présence des femmes au Kotel a déjà été débattue dans les années 1920, dans un tout autre contexte. En l’occurrence, la mythologie et la « tradition » semblent avoir effacé l’histoire qu’elle reconstitue.

Tradition ! Tradition ? Il appartient particulièrement aux historien-ne-s de se défier des traditions présentées comme « immémoriales ». Au sein d’une histoire aussi ancienne que le judaïsme, il n’est évidemment pas toujours possible de dater avec précision les débuts d’une pratique, d’une prescription ou d’une représentation, ni de trouver des explications aux changements observés. Néanmoins, les articles historiques de cette livraison de Clio FGH témoignent de l’enjeu de connaissances que revêt la déconstruction du caractère intemporel d’un arrangement des sexes inscrit dans les textes et la longueur des temps12. L’article de Ron Naiweld consacré à l’institution du vœu (neder) pose le problème de l’évolution du sens de certaines pratiques au

11 On trouvera de nombreux éléments sur ces questions dans Alpert 1997 ; Boyarin 1997 ; Goldstein 2009 ; Inbar 2014 ; Las 2013 (compte rendu en fin de volume) ; Lypsic 2008 ; Revue Pardès 2007 ; Rochefort & Sanna 2013. 12 Voir, pour des démarches de ce type, Baskin 2002 ; Cohen 2015. 14 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

cours des temps. Il lui est en l’occurrence possible de documenter un changement d’interprétation de cette institution scripturaire. Durant la période biblique (au plus tard au deuxième siècle avant notre ère), les femmes aussi bien que les hommes avaient la possibilité de faire des vœux en se consacrant elles-mêmes au temple et en se soustrayant au mariage. Cette situation fut annulée plus tard par la Mishna qui limita l’accès des femmes au vœu, au prix d’un paradoxe puisque le « sacrement du langage » est au fondement même du pacte entre Dieu et les juifs. De ce paradoxe, ajoute Ron Naiweld, la théologie féministe pourrait bien aujourd’hui s’emparer. Tout aussi difficile à dater avec précision, le moment où la matrilinéarité s’impose dans la transmission du judaïsme a fait l’objet de nombreuses recherches. La transmission matrilinéaire est en effet un trait caractéristique qui induit une série de comportements (pratiques matrimoniales, possibilités ou non de conversion, pratiques éducatives) et joue un grand rôle dans l’identité des individus et du groupe. Christophe Batsch y revient ici en se penchant sur un épisode de l’histoire de la dynastie hasmonéenne (IIe siècle avant notre ère) où apparaît pour la première fois une mention des conséquences généalogiques que peut entraîner la profanation sexuelle de la mère d’un roi. Il fait l’hypothèse que l’émergence de cette « problématisation de la mère », utilisée politiquement par les opposants pharisiens au dynaste, s’inscrit aussi dans un changement de perception de la sexualité féminine qui a pu être une des composantes du lent avènement de la matrilinéarité. Dans le riche et vaste panorama historiographique qu’elle propose sur cette question, Sylvie Anne Goldberg présente les différentes pistes d’interprétation qui ont été suivies par les historien-ne-s, mettant l’accent à la fois sur les évolutions internes au judaïsme et sur le contexte plus général de l’Empire romain. Elle suggère également que, dans un autre contexte, celui du Moyen Âge commençant, la question de la matrilinéarité a été posée différemment parce qu’elle n’était plus liée à celles de la citoyenneté romaine ou de l’impôt des Judéens, mais aux problèmes que posaient les conversions et les mariages interreligieux. Ainsi un même principe a-t-il eu des fonctions et des enjeux différents, sur les plans interne et externe aux communautés. Éditorial 15

Avec une précision qu’appelait de ses vœux Virginia Woolf lorsqu’elle se demandait si les femmes du passé avaient eu « une chambre à soi », les deux articles consacrés à la période du Moyen Âge central posent des questions très concrètes sur les activités religieuses des femmes, leurs places et leurs participations aux rites13. Renée Levine Melammed présente deux documents issus de l’immense fonds documentaire de la Genizah du Caire, deux lettres de femmes du milieu marchand du XIIe siècle où l’imbrication de la piété quotidienne et des tracas familiaux, économiques et politiques est manifeste. Sans doute l’étude d’autres documents de ce fonds permettra-t-elle à l’avenir d’avoir davantage d’éléments sur les pratiques religieuses féminines, intrigantes à plus d’un titre puisque certaines des épistolières semblent maîtriser l’écriture en caractères hébraïques sinon l’hébreu. Elisheva Baumgarten est, quant à elle, partie sur les traces documentaires de la présence et de la visibilité des femmes dans les synagogues ashkénazes du Moyen Âge. Elle conclut qu’il y a eu une séparation des sexes progressive, partielle et tardive – en tous cas postérieure au XIIIe siècle où ont été construites des synagogues réservées aux femmes. Là encore, l’historienne s’interroge sur les raisons d’une telle évolution, examinant facteurs internes et externes aux communautés juives, et suggérant de comparer les situations concrètes tout comme les façons de penser l’inclusion des femmes à la famille, au travail et à la communauté dans les sociétés chrétiennes voisines.

« Réagencements de genre » ici-bas et dans l’au-delà Les multiples réagencements et mises en question de l’ordre immémorial des sexes en religion évoqués par les différents articles ont-ils eu un impact sur la situation « réelle » des femmes ? Autrement dit, quel rapport peut-on établir entre changements religieux et changements sociaux ? Et quel type de changement religieux est-il susceptible d’avoir des effets sur le statut des femmes et les relations de genre ?

13 Voir Grossman 2004. 16 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

C’est à ce type de questionnement que nous invite l’article de Cristina Ciucu, déjà cité, sur les mouvements messianiques des XVIIe et XVIIIe siècles. Sa problématique n’est pas de comprendre si une transformation du statut social ou économique des femmes a des conséquences sur leur position dans la vie religieuse, mais si le rôle du féminin dans la théologie et la pratique religieuse change la vie des femmes. Elle conclut qu’il n’y a pas de lien direct, mais que l’attribution de pouvoirs mystiques à un principe féminin voire à un messie femme entre dans un réservoir d’idées propre à alimenter soit des spéculations purement mystiques soit une réflexion sur l’égalité entre hommes et femmes, deux tendances que l’on décèle dans les mouvements religieux postérieurs. En contre-point de ce constat, évoquons pour finir une autre situation historique, celle des marranes de la péninsule Ibérique et du Nouveau monde, largement étudiée ces dernières années14, et que nous aurions souhaité inclure à notre numéro. Sans qu’aucun changement dogmatique ne s’y opère – si ce n’est un certain syncrétisme avec le christianisme – la place des femmes s’y avère tout à fait différente : organisés parfois autour de femmes charismatiques qui convertissent, « dogmatisent » et officient comme des « rabbines », les groupes marranes perpétuent la « foi du souvenir » en exaltant la figure emblématique de la reine Esther. Parce que la clandestinité et la persécution inquisitoriale les ont fait se replier sur l’espace familial et domestique et privilégier l’observance de certains rituels discrets, ces groupes ont vu évoluer nettement le statut religieux et social des femmes en leur sein. La migration sépharade vers des terres de tolérance (Livourne, Amsterdam ou l’Empire ottoman) s’accompagnera à rebours d’un réagencement traditionnel des rôles religieux de chacun, autour d’un judaïsme beaucoup plus savant et pointilleux. Dans ce cas historique précis, ce ne sont donc ni des spéculations sur la présence du féminin dans la divinité, ni apparemment des revendications féminines qui semblent avoir agi sur les recompositions de genre.

14 Voir Alberro 1988 ; Melammed 1999 ; Muchnik 2014 ; Novinski 1972 ; Roth 2006 ; Wachtel 2001 & 2011. Éditorial 17

Bien d’autres thématiques ou études de cas auraient pu trouver place dans ce volume. Il existe désormais une abondante bibliographie15 et une dynamique de recherche dont la rubrique des comptes rendus donne un aperçu. On y trouvera assurément de quoi nourrir les recherches de demain et tracer des perspectives comparatives avec le christianisme et l’islam16 que certains articles de ce numéro esquissent déjà.

Nota bene : La datation dans le calendrier juif n’aurait pas été suggestive la plupart du temps. Nous avons fait le choix d’adopter, pour la datation des événements, des formules comme « avant notre ère », « après l’ère commune », et non de faire plus explicitement référence à la naissance du Christ. Les translitérations des termes écrits en caractères hébraïques et cyrilliques, correspondent, autant que faire se peut, à la graphie et à la prononciation française usuelles. Des variantes subsistent néanmoins. On trouvera en fin de volume un glossaire explicatif des principaux termes employés.

Bibliographie

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15 Voir Baskin 1998 ; Greenspahn 2009 ; Kaplan & Dash Moore 2011 ; Baader, Gillerman & Lerner 2012 (compte rendu en fin de volume). 16 Voir Anteby-Yemini 2014 ; Kashani-Sabet & Wenge 2015 (comptes rendus en fin de volume). 18 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

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Christophe BATSCH

Pendant environ un siècle (ca 140-63 avant l’ère commune), la Judée redevient un État indépendant sous la dynastie hasmonéenne. Soumise aux influences hellénistiques et romaines, la société juive est traversée de tensions importantes, après le grand soulèvement des Maccabées dont la famille régnante en place se veut l’héritière et la continuatrice. C’est aussi l’époque du développement du courant pharisien au sein duquel nait la « Torah orale », les lois et commentaires tirés de la Bible, qui seront plus tard compilés dans le . Mais ce courant est également un mouvement d’opposition à la dynastie en place. L’un des points d’achoppement concerne l’incompatibilité des fonctions de grand prêtre et de roi qui sont toutes deux exercées par le dynaste hasmonéen. Une anecdote conservée dans plusieurs sources, Flavius Josèphe et le Talmud de Babylone, est toujours présentée comme l’origine de la rupture entre la dynastie hasmonéenne et le courant pharisien : le roi Jean Hyrcan (134-104 av.) est solennellement semoncé par un grand personnage pharisien qui exige de lui qu’il renonce au pontificat. Au cœur de la polémique, se trouvent des raisons politico- religieuses. Mais, à cette occasion, la figure de la mère du roi est aussi mise en avant, puisqu’elle aurait transmis à son fils une souillure qui ferait de lui un profanateur de la fonction sacerdotale. Or, c’est durant la même période de la fin du deuxième Temple1 que

1 L’expression a été forgée par Joseph Klausner pour désigner la période allant de la restauration du Temple et de la ville de Jérusalem sous les Perses (ca 530-510 av.), jusqu’à l’expulsion des Juifs de Judée à la suite des deux révoltes juives contre Rome (66-72 et 131-135 ap.) 22 Christophe Batsch

commence à s’opérer un changement fondamental dans les règles de transmission du judaïsme, qui finira par consacrer la transmission de cette qualité généalogique par la mère. Replacée au sein de cette très lente évolution, l’anecdote présente en fait l’une des très rares occasions d’observer le processus d’invention halakhique (c’est-à-dire législative) dans le contexte précis où elle s’élabore. Si ce processus est abondamment illustré pour l’époque talmudique, il est en revanche ordinairement presque impossible d’accéder aux procédés qui sont au principe même de l’élaboration et de l’existence de la « Torah orale » mise en œuvre par les Pharisiens, comme c’est le cas ici. Pour comprendre cette innovation, nous reviendrons dans un premier temps sur les lois juives concernant la sexualité, la reproduction et la transmission, que la société juive hasmonéenne a héritées des textes anciens. Puis nous nous intéresserons à la position pharisienne sur la souillure transmise au roi Hyrcan par sa mère, avant de nous interroger sur les représentations de la sexualité féminine induites par ce changement de « problématisation » de la mère.

Aristocratie sacerdotale et crimes sexuels dans le judaïsme du deuxième Temple Quand on cherche à comprendre la loi, les règles et les mœurs du judaïsme à l’époque du deuxième Temple, la source première reste naturellement le Lévitique. Ce troisième livre de la Torah (ou Pentateuque) dans l’ordre canonique est aussi le plus tardif. Véritable « code civil » du judaïsme restauré à Jérusalem au retour de l’exil, il fut rédigé sans doute à l’époque perse (VIe-IVe s. av.), par quelque(s) représentant(s) de cette aristocratie sacerdotale qui dirigeait alors la Judée.

Les crimes sexuels selon le Lévitique Les chapitres 18 et 20 du Lévitique définissent une norme en matière de sexualité ; ou plus exactement, et comme il est d’usage dans ce type de code de lois, il énumère une liste exhaustive des crimes sexuels et de leurs châtiments. Selon une logique apparente de la primauté du mâle dominant affirmée dans la pénétration, la responsabilité première de tous ces crimes est attribué à l’homme : « Si un homme commet telle La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 23

ou telle faute »2, etc. La seule initiative (coupable) reconnue aux femmes concerne les rapports avec des animaux (Lévitique 18, 27). Cependant le partenaire supposé passif ou considéré comme secondaire et en partie irresponsable (une femme, un autre homme, un animal) n’échappe pas au châtiment. S’exerce ici une logique d’élimination sociale systématique de l’impureté. On peut donc dresser la liste complète des crimes sexuels à partir de leur énumération en Lévitique 18, 6-28 et en Lévitique 20, 10-24 ; et définir une gradation de ces fautes en fonction de la sévérité des peines encourues. Les transgressions les plus graves, entraînant la mort des coupables, sont d’abord les formes non consanguines de l’inceste : d’une part, celles que Françoise Héritier a définies comme des incestes « du deuxième type » : épouser (et/ou coucher avec) la fille et la mère3 ; d’autre part, les incestes transgénérationnels non consanguins (avec sa belle-mère ou sa belle-fille) assez analogues à ceux que Salvatore d’Onofrio a identifiés comme incestes « du troisième type »4. De même les relations homosexuelles (principalement masculines puisqu’aucune initiative féminine n’est envisagée dans ces textes), celles avec des animaux, et l’adultère avec une femme mariée : tous ces crimes sont également punis de mort. On serait assez en peine d’établir une hiérarchie entre ces crimes. On peut cependant noter que l’inceste du deuxième type (des relations avec une fille et sa mère) semble le plus sévèrement jugé : les deux partenaires y sont brûlés par le feu « afin que ce crime n’existe pas au milieu de vous » (Lévitique 20, 14). L’inceste du troisième type (avec sa belle-mère ou sa belle-fille) et l’homosexualité masculine relèvent d’une même catégorie, celle où « leur sang [des coupables] sera sur eux » (Lévitique 20, 11-13) ; l’homosexualité masculine constitue en outre une « abomination » (to‘ébah). Enfin, l’adultère avec

2 Sauf indication contraire, c’est moi qui traduis les passages tirés de la Bible hébraïque, à partir du texte de la Biblia Hebraica Stuttgartensia, éventuellement corrigé par les versions. 3 Héritier 1994. Lévitique 18, 18 rattachait à ce type d’inceste l’interdit de coucher avec la sœur de sa femme du vivant de celle-ci. 4 D’Onofrio 2004. 24 Christophe Batsch

une femme mariée et les relations sexuelles avec des animaux sont punis, sans autre commentaire, par l’exécution des deux partenaires. D’une gravité un peu moindre, et sanctionnées par le « retranchement de leur peuple », apparaissent deux autres catégories de crimes sexuels : les incestes consanguins, entre (demi)-frères et (demi)-sœurs5 ; les rapports sexuels avec une femme ayant ses règles. Enfin, simplement sanctionnés par « le poids de leur faute » et par la stérilité, les rapports sexuels avec une tante ou avec sa belle-sœur (la femme de son frère). Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que cette gradation des crimes sexuels, pour biblique qu’elle soit, n’a aucune portée universelle et doit être comprise dans le contexte de la société qui l’a produite. Elle ne peut d’ailleurs être bien saisie qu’à la lumière du principe d’opposition entre pureté et impureté. En l’occurrence, l’ensemble de ces crimes sexuels est regroupé (et condamné) sous la racine tema (TM’ tet-mem-alef) habituellement traduit par « souillure », mais qu’il vaudrait sans doute mieux rendre par le néologisme d’« impurification » (ce qui fabrique l’impureté), afin de prendre en compte la dimension active et délibérée du processus. En se livrant à ces pratiques sexuelles interdites, les coupables « fabriquent » de l’impureté ; ils en sont les ouvriers, les artisans ou ce que l’on voudra, en tout cas les producteurs. La question est alors d’établir à qui et/ou à quoi s’applique ce processus de production : qu’est-ce qui est transformé et rendu impur par ces pratiques ? La réponse du Lévitique, parfaitement claire, est politique. C’est le territoire national, la terre d’Israël, qui se trouvera alors « impurifié ». Donc la « terre sainte » d’eretz-Israël, réservée par Dieu à son peuple “élu”, si l’on suit la logique narrative du récit biblique ; et aussi bien le petit territoire de la province perse de Judée, sanctifié du fait d’entourer la cité-Temple de Jérusalem, dans la logique politique de la reconstruction après l’exil. Si restreint soit-il, et en partie

5 Un tableau plus complet des interdits liés à l’inceste figure en Lévitique 18, 6-18 : ces interdits portent sur les deux parents et les autres épouses du père ; les oncles et les tantes y compris par alliance ; les sœurs et demi-sœurs et les épouses des frères ; les brus et les petites-filles. Toutes ces formes d’incestes exposent aux châtiments déjà mentionnés. La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 25

peuplé de « gens du pays » (am ha-aretz) mal considérés, ce territoire constitue alors eretz-Israël ; il jouit donc, dans la structure hiérarchique d’une sainteté rayonnant à partir du Saint des Saints, d’un statut supérieur à celui des territoires avoisinants ou plus lointains. La logique politique du Lévitique est ici rigoureuse : les crimes sexuels qu’il stigmatise furent ceux des nations qui peuplaient ce territoire ; rendue impure sans rémission, cette terre s’en est trouvée disponible pour le peuple d’Israël ; mais si le peuple d’Israël se livre à son tour à ces pratiques impurificatrices, il sera à son tour expulsé : Que ce pays vous vomisse si vous l’impurifiez, de même qu’il a vomi les nations avant vous » ; et : « Vous garderez toutes mes lois (…) afin que ne vous vomisse pas ce pays où je vous emmène habiter6. Ainsi se retrouvent étroitement liés par les lois de l’opposition entre le pur et l’impur : la morale sexuelle, la politique et le territoire. Toute la population des fils d’Israël est soumise aux règles de la norme sexuelle définie par le Lévitique. Mais au sein de ce peuple tous n’ont pas le même statut. Il existe une catégorie particulière, celle des prêtres (cohanim), définie à la fois par sa fonction, qui consiste à s’approcher au plus près possible du Temple, ce redoutable centre émetteur de la sacralité ; et par sa reproduction sociale, héréditaire et généalogique. En d’autres termes, le peuple d’Israël en Judée est alors dirigé par une aristocratie sacerdotale. À cette aristocratie, le Lévitique réserve des exigences supplémentaires en matière de pratiques sexuelles.

La norme sexuelle particulière aux prêtres Parce qu’ils servent régulièrement au Temple où l’exigence de pureté est plus élevée que dans l’espace profane, les prêtres sont astreints, dans toute leur existence, à une exigence de pureté supérieure à celle des autres Judéens. En matière sexuelle, en particulier, ces exigences sont formulées au chapitre 21 du Lévitique. Outre les règles ordinaires applicables à l’ensemble de la population, les prêtres doivent respecter des contraintes supplémentaires dans le choix d’une épouse : Ils ne prendront pas une femme prostituée et profane7 ; et ils ne prendront pas une femme divorcée de son mari, car il [le prêtre] est saint

6 Lévitique 18, 28 et 20, 22. 26 Christophe Batsch

pour son dieu. […] Il prendra pour lui une femme avec son pucelage. Veuve, divorcée, prostituée profane, il ne prendra aucune de celles-ci, car il prendra pour femme une vierge (betoulah) de son peuple8. On dira que la seule exigence de la virginité aurait pu dispenser de l’énumération des femmes interdites au prêtre. Il n’en est rien puisque cette énumération est au contraire répétée et que l’exigence de virginité apparaît plutôt comme la conséquence des interdits qui la précède. Elle en donne également le sens : dans une logique de pureté, l’exigence exprimée ici est celle du refus des mélanges – forcément contaminants. La femme d’un prêtre ne peut, ne doit, avoir partagé la couche d’un autre homme. Cette exigence s’inscrit dans une série de règles de pureté plus contraignantes imposée aux prêtres dans trois domaines : la sexualité, avec ces règles du mariage ; la mort, avec l’interdit du deuil, sauf pour les très proches (où ne figurent ni l’épouse, ni les enfants) ; l’intégrité physique et corporelle. La logique de ces règles spécifiquement sacerdotale ne s’appuie plus tant sur l’opposition pureté vs impureté, qui commandait le comportement de tout le peuple juif, que sur l’opposition entre la dimension « sainte » (qadosh) du prêtre et tout ce qui relève du « profane » (chalal). Cette liste des femmes interdites au prêtre, ou plutôt des statuts personnels qui les rendent interdites, appelle plusieurs observations : . La première est qu’on y voit apparaître pour la première fois la figure de la prostituée (zonah). De celle-ci il n’est en revanche jamais question parmi les interdits sexuels concernant l’ensemble du peuple9.

7 J’utilise le mot « profane » selon sa définition dans le Trésor de la langue française : « Qui est dépourvu de caractère religieux, sacré ; qui a trait au domaine humain, temporel, terrestre » (http://atilf.atilf.fr/tlf.htm, CNRS et Université de Lorraine). 8 Lévitique 21, 7.13-14. J’emploie ici l’expression « avec son pucelage » pour souligner qu’il ne s’agit pas tant de la virginité physiologique que de la garantie que la future épouse n’a jamais eu de rapports sexuels avec un autre homme. 9 La question se pose, loin d’être résolue, de ce qu’on entend par « prostituée » dans l’Antiquité orientale. C’est à l’évidence une notion très éloignée de la nôtre. On trouve au livre des Proverbes (Proverbes 7, 5-27) un petit tableau très vivant destiné à la mise en garde des jeunes gens, dans lequel la « prostituée » se révèle être une femme mariée que son époux, parti pour un long voyage, a laissé à peu près sans ressource. Le rejet de la prostitution se trouve donc peut-être sous- La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 27

. La deuxième est que ces trois catégories de femmes sont interdites aux prêtres en vertu d’une loi spécifique et qui ne s’applique qu’à eux. D’où l’on doit donc déduire qu’elles ne sont pas interdites aux autres Judéens. . Il faut enfin souligner que cette liste des femmes interdites au prêtre ne peut pas être fondée sur une forme de condamnation morale, puisque la veuve et la divorcée, qui ne sont coupables en aucune manière, y figurent aux côtés de la prostituée. C’est encore une fois la seule logique de l’interdiction des mélanges et de la séparation d’avec le profane, qui prévaut. Ce que la zonah, comme aussi la veuve ou la divorcée, risque en effet d’infliger au prêtre, c’est la perte de son caractère saint, qui seul lui permet d’accomplir sa fonction de médiation avec la divinité. La zonah comme les deux autres catégories de femme l’expose, le temps du mariage, à une sorte de « réduction à l’état profane » comme on le nomme aujourd’hui dans les églises à sacerdoce. Ce point est confirmé par une règle particulière concernant les filles de prêtres, lesquelles doivent s’abstenir de pratiquer la prostitution : « Et la fille d’un prêtre quand elle se rend profane en se prostituant, elle rend profane aussi son père ; elle sera brûlée au feu »10. Là encore on est obligé d’en déduire qu’un interdit spécifiquement formulé pour une catégorie de femmes (les filles des prêtres), ne s’applique pas aux autres catégories, les filles des Judéens non prêtres. Le mécanisme est ici le même que celui fondant l’interdit du mariage : l’activité profane de la zonah contamine son père11. Et on suppose qu’après qu’elle a été brûlée, celui-ci récupère son caractère saint.

entendu dans l’interdit de l’adultère, mais cela demeure très implicite, tandis qu’elle est clairement désignée parmi les épouses interdites au prêtre. 10 Lévitique 21, 9. 11 Cette notion de « contagion » du sacré et donc de son symétrique la « contagion » de l’impureté, aujourd’hui largement reprise dans les études bibliques, a été d’abord exposée et développée par l’anthropologue et historienne des religions Mary Douglas ; cf. Douglas 1971. 28 Christophe Batsch

Sexualité et généalogie : une aristocratie sacerdotale Mais le plus intéressant reste la manière dont l’application de l’opposition saint vs profane au mariage des prêtres, trouve sa justification finale dans un motif d’ordre généalogique. Le prêtre respectera tous ces interdits, « car ainsi il ne profanera pas sa descendance parmi son peuple »12. La profanation c’est la perte du statut de prêtre. Ici se dévoile donc le fond aristocratique et politique de l’affaire : le caractère profane de la mère s’étendrait à toute sa descendance. Avec cette exigence proprement généalogique appliquée à toute la cohenia (i.e., l’ensemble des familles sacerdotales) on se trouve devant une société évidemment fondée sur le principe aristocratique. De ce point de vue, la société judéenne de la fin du deuxième Temple semble avoir conservé cette organisation et ces principes aristocratiques perceptibles dans le Lévitique, qui date, rappelons-le, de l’époque perse. Des indices certains de ce caractère aristocratique de la société juive de son époque nous sont fournis en effet par Flavius Josèphe. Le premier qui exprime parfaitement l’idéologie propre au système aristocratique figure dans son autobiographie (Iosepou bios) : le début de l’ouvrage est entièrement marqué par l’orgueil de son appartenance à la « noblesse » (eugeneias) et par l’exposé soigneux de sa généalogie familiale13. Sa première phrase en résume l’esprit : Ma famille n’est pas sans distinction, issue qu’elle est de prêtres. Les divers peuples ont chacun sa manière propre de fonder la noblesse ; chez nous, c’est la possession de la prêtrise qui atteste l’illustration d’une famille14. De même, dans son livre polémique Contre Apion, Josèphe expose- t-il les principes généalogiques qui gouvernent la succession des prêtres depuis… la nuit des temps, s’il faut l’en croire : [Nos ancêtres] ont pris des mesures pour que la lignée (genos) des prêtres demeurât sans mélange et sans souillure (amikton kai katharon)15.

12 Lévitique 21, 15a. 13 Qui ne remonte d’ailleurs pas au-delà de la fondation de la dynastie hasmonéenne (ce détail peut être noté comme un nouvel indice de la « création » de familles sacerdotales par les Maccabées). 14 Autobiographie 1. Traduction Pelletier, 1983. La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 29

Les mesures qu’il expose alors sont celles que nous avons vues tirer de Lévitique 21. Un dernier exemple de la logique aristocratique à l’œuvre dans le judaïsme d’époque hasmonéenne et romaine nous est donné par le comportement d’Hérode le Grand, roi de Judée par la bénédiction des Romains. Hérode est issu d’une famille princière d’Idumée, territoire converti au judaïsme et annexé à la Judée une ou deux générations plus tôt. En l’an 40 av. tandis que la Judée est aux mains des Parthes qui y ont intronisé le dernier des Hasmonéens, Hérode se fait reconnaître roi de Judée par le Sénat romain ; avec l’aide des légions, il parvient en trois ans à reconquérir son royaume. Il est frappant que l’un de ses premiers gestes politiques, tandis qu’il assiège encore Jérusalem, consiste à épouser (en 38 av.) Mariamne qui incarnait à elle seule tout l’héritage de la dynastie hasmonéenne16. Cependant on observe que le principe généalogique et aristocratique défini dans le Lévitique concerne en premier lieu les hommes, qui seuls transmettent à leurs fils la qualité de cohen (prêtre). La seule exigence concernant le choix de leur femme était sa virginité ; en principe donc, l’ascendance de l’épouse n’entrait pas en ligne de compte. Il apparait que cette primauté de la transmission par les mâles a été remise en cause assez radicalement à la fin de l’époque du deuxième Temple et au début de l’époque rabbinique. Deux « événements » contribuent à ce bouleversement et en marquent les étapes. Le premier est historique et politique : c’est la prise de pouvoir des Hasmonéens sur l’État indépendant de Judée vers 160-140 av., à la suite de la « crise hellénistique » (Antiochos Épiphane) et du soulèvement armé maccabéen17. Le second est sociologique et culturel

15 Apion 1, 30. Ici, c’est moi qui modifie la traduction de Reinach & Blum, 1972 qui traduisaient encore genos par « race ». Josèphe conclut son passage en affirmant que les listes généalogiques des grands prêtres remontent à 2000 ans en arrière. 16 Ses deux grands-pères étaient Hyrcan II et Aristobule II, les deux frères hasmonéens dont la querelle dynastique provoqua l’intervention de Pompée et l’annexion de la Judée. 17 En 167 av., le roi séleucide Antiochos IV entreprend d’helléniser Jérusalem et la Judée, interdisant la pratique du judaïsme et instaurant le culte de Zeus au Temple : c’est “l’abomination de la désolation” (Daniel 9, 27 et passim). Le 30 Christophe Batsch

avec l’instauration progressive, après la chute du Temple (en l’an 70 de l’ère vulgaire), de la transmission de la judéité par les femmes, et donc d’une exigence généalogique nouvelle les concernant.

Querelle pharisienne contre la légitimité sacerdotale des Hasmonéens Dans les troubles qui accompagnent la crise hellénistique et le soulèvement des Maccabées, la classe sacerdotale traditionnelle de Judée se trouve particulièrement malmenée. Les uns se rallient au régime grec, les autres sont massacrés, certains s’enfuient ou se cachent. Un passage du 1er livre des Maccabées décrit assez bien le désarroi, la désorganisation et la quasi-disparition de cette couche de la population. Judas Maccabée rassemble pour la première fois, à Mispah, une armée juive capable de tenir tête aux armées grecques. Mais comment mettre en œuvre les rituels guerriers habituellement pratiqués par les prêtres ? Leur absence est évidente et tragiquement ressentie : les Juifs « apportèrent les vêtements sacerdotaux […] ils poussèrent une clameur vers le ciel en disant : que ferons-nous puisque ton lieu saint est foulé aux pieds et profané et que tes prêtres sont dans le deuil et l’humiliation ? »18. De la même façon, lorsqu’un peu plus tard Judas Maccabée rétablit le culte yahwiste au Temple de Jérusalem19, les divers rites et manipulations requièrent la présence de prêtres. Le texte, très sobre sur ce point, se contente alors de cette phrase : « Il [Judas] choisit (epelexen) des prêtres irréprochables et attachés à la Loi »20. Le texte laisse ainsi ouverte les deux hypothèses que Judas en a retenu certains parmi les familles traditionnelles de prêtres, ou désigné des prêtres parmi les hommes pieux qui l’entouraient.

soulèvement maccabéen est une réaction religieuse et nationale (avant la lettre) à cette hellénisation forcée. Il aboutit en 142 à la création de l’État judéen indépendant dirigé par la dynastie hasmonéenne. 18 1 Maccabées 3, 49-51. Traduction Guillaumont 1956. 19 Restauration que célèbrent encore aujourd’hui chaque année en décembre (soit au mois de Kislev correspondant aux événements) les fêtes juives de Hannoukah. 20 1 Maccabées 4, 42. La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 31

Mon hypothèse (qui n’est pas neuve)21 est ici que les Hasmonéens, placés devant leur devoir de rétablir la pratique religieuse ancestrale, mais privés de l’abondant personnel sacerdotal requis pour ces tâches, ont alors créé de nouvelles familles sacerdotales. Eux-mêmes sont à l’évidence des « hommes neufs » dont la légitimité reposait tout entière sur leurs capacités militaires et politiques. Il est aussi extrêmement probable que le caractère sacerdotal de leur famille, affirmé dans le 1er Livre des Maccabées, soit une pure invention de propagande, destinée à légitimer leur accès irrégulier au pontificat. Je ne reviens pas plus longtemps sur ces analyses en premier lieu formulées par Morton Smith. Il faut de toute façon reconnaître qu’il y eut au minimum, lors de la crise hellénistique puis de la révolte maccabéenne, une rupture manifeste du principe généalogique avec la mise à l’écart de la dynastie des Oniades22. Il est aujourd’hui assez largement admis que ce sont en grande partie les interrogations et les résistances soulevées par l’émergence de cette nouvelle aristocratie sacerdotale qui furent à l’origine des différents courants qui divisèrent et organisèrent la société judéenne de la fin de l’époque du deuxième Temple. La mainmise de la nouvelle dynastie hasmonéenne sur la fonction de grand prêtre bientôt couplée à celle de roi de Judée, suscitait de nombreuses réticences, en particulier de la part du courant pharisien. Ce courant était très répandu dans la population de la Judée hasmonéenne. Sur le plan politique il suscitait la méfiance des rois hasmonéens qui préférèrent, jusque vers 75 av., s’appuyer sur la haute aristocratie sacerdotale représentée par le courant sadducéen. Les pharisiens développèrent très tôt la théorie de l’incompatibilité absolue entre les fonctions de grand prêtre et celles de roi. Qu’elle en ait été la cause ou la conséquence, cette théorie demeura au cœur du conflit entre la dynastie et les pharisiens. Nos sources mettent en évidence la permanence de ce procès en légitimité tout au long de la période et le souci correspondant des souverains hasmonéens d’asseoir leur légitimité en particulier sacerdotale.

21 Elle a été proposée en premier lieu par Morton Smith (Smith 1996). 22 Cette dynastie assurait la charge de grand prêtre depuis la restauration du Temple au VIe s. Le dernier grand prêtre de cette dynastie fut assassiné par les Séleucides et son fils s’exila en Égypte. 32 Christophe Batsch

On sait par exemple comment ce reproche ressurgit contre Jean Hyrcan (134-104 av.) dans la bouche d’un important personnage pharisien nommé Éléazar ben Po‘era (ou peut-être Judah ben Gedidyah dans d’autres versions). Sa remontrance où il lui demande de renoncer aux fonctions de grand prêtre est toujours présentée dans nos textes comme l’origine de la rupture entre la dynastie hasmonéenne et le courant pharisien. On en possède plusieurs versions, légèrement différentes, dont les deux principales sont le récit qu’en fait Josèphe (au chapitre XIII, 288-296 des Antiquités) et celui du Talmud de Babylone dans le traité Kiddushin (b Kiddushin 66a). Il y a lieu ici de privilégier la version joséphienne : d’abord parce qu’elle apparaît la plus cohérente et qu’elle éclaire souvent le sens de la version talmudique dont elle est, sinon la source, du moins plus proche de leurs sources communes ; et surtout parce que l’innovation halakhique qui transparaît dans le récit de Josèphe a déjà été assimilée à l’époque du récit babylonien, où les débats se sont déplacés vers d’autres thèmes (comme celui de la validité des témoignages). Dans ce récit, Éléazar ben Po‘era demande d’emblée à Jean Hyrcan de renoncer au pontificat : « Si tu veux être juste, abandonne la grande prêtrise et sois seulement satisfait de diriger le peuple »23. La raison invoquée pour exiger ce renoncement n’a cette fois rien à voir avec les arguments ordinairement avancées au sujet de la séparation entre les deux rôles de prêtre et de roi. Éléazar fonde en effet sa mise en cause sur un tout autre argument, celui de l’ancienne incompatibilité lévitique entre la sainteté du prêtre et la souillure-profanation de son état par la faute du comportement des femmes qui lui sont liées : « Nous avons entendu des Anciens, dit-il, que ta mère avait été prisonnière pendant le règne d’Antiochos Épiphane »24. La version talmudique (qui par ailleurs confond Jean Hyrcan et Alexandre Jannée)25 est ici plus précise qui mentionne une captivité dans la ville de Modi’im.

23 Antiquités juives, XIII, 291. Sauf indication contraire, c’est moi qui traduis le texte grec. 24 Antiquités juives, XIII, 292. 25 Mark Geller a défendu la thèse que la version talmudique, qui fait du grand prêtre Alexandre Jannée et non de son prédécesseur Jean Hyrcan le protagoniste de La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 33

En quoi la captivité de sa mère pouvait-elle affecter la position du grand prêtre ? Il faut entendre l’argument dans sa complexité, dans sa subtilité et dans sa pertinence. Car le personnage qu’on nomme Éléazar dans ce texte n’est pas n’importe qui : c’est l’un des grands Sages pharisiens en train d’élaborer ce qui deviendra la Loi orale, avec sa logique et ses règles propres. En raison des conséquences catastrophiques de la rupture entre le souverain et les pharisiens, nos récits prêtent à ce personnage une série de défauts dont le moindre aurait été d’avoir « une mauvaise nature et de se réjouir des dissensions »26. En réalité l’homme qui prend la parole devant le grand prêtre et l’assemblée des plus importants dirigeants pharisiens, ne peut pas être un personnage secondaire. Il évoque plutôt la figure classique du sage qui prend le risque (démesuré selon les récits postérieurs) de s’adresser au roi et de lui faire des remontrances. Il ne s’agit pas de développer ici une impossible thèse prosopographique, ni d’attribuer une importance démesurée à la figure d’Éléazar ben Po‘era. En revanche il convient d’entendre son argumentation comme tout à fait représentative d’une herméneutique de la Loi orale, en train de s’élaborer en milieu pharisien. Or que dit-il précisément ici ? En premier lieu on notera qu’il ne remet pas en cause la légitimité généalogique des Hasmonéens. Il ne récuse pas la famille de Jean Hyrcan mais, s’adressant à lui personnellement, il discute sa capacité personnelle (et non pas familiale) à exercer la fonction sacerdotale. La démonstration de cette incapacité s’appuie sur une situation subie par la mère de Jean Hyrcan. Que lui est-il, sinon reproché, du moins attribué ? Autrement dit : qu’est-ce que c’est que cette histoire de « prisonnière durant le règne d’Antiochos Épiphane » ? Compte tenu de ce que nous savons des conflits en Judée à cette époque, il ne peut s’agir que d’une seule chose : une allusion à l’épisode du siège de Dok (ou Dagon), décrit par Josèphe dans les Antiquités XIII

cette anecdote, serait plus proche de la réalité historique : Geller 1979. Je ne partage pas cette opinion. 26 Antiquités juives, XIII, 291. 34 Christophe Batsch

230-23527. Après l’échec de sa tentative de coup d’État, Ptolémée le gendre de Simon (et donc le beau-frère d’Hyrcan) s’est réfugié dans la forteresse de Dok où il retient en otages la mère d’Hyrcan ainsi que plusieurs membres de sa famille. Josèphe précise que Ptolémée leurs infligea toutes sortes d’humiliations et de tortures dans le but de faire cesser le siège. On veut bien croire que le viol y ait eu sa part. De toute manière la réalité du viol n’entre déjà plus en ligne de compte à l’époque de cette discussion. Toute prisonnière est alors présumée violée. Josèphe lui-même en exposa le principe dans sa présentation des règles de la généalogie sacerdotale, dans le Contre Apion. Principe neuf et absent de son modèle du Lévitique 21 : [Nos prêtres] n’admettent plus [comme épouses] celles [des femmes] qui ont été prisonnières, les soupçonnant d’avoir eu, comme il est souvent arrivé, des rapports avec un étranger28. L’affaire paraît alors entendue : la mère d’Hyrcan fut prisonnière, donc elle fut violée. En quoi cela rend-il Hyrcan inapte à la prêtrise, aux yeux de la loi ? Autrement dit : par quel vecteur est-il atteint de la souillure/ profanation incompatible avec son état sacerdotal ? Premier élément : le reproche que l’on adresse à la mère d’Hyrcan, dans le cadre législatif du Lévitique, ne peut être que celui de sa prostitution (zonah). En effet il ne peut lui être reprochée d’être veuve (ce qu’elle est au moment de son emprisonnement mais pas lorsqu’elle avait épousé Simon) ; ni d’être divorcée, ce qu’elle n’était pas. Ne reste donc que cette accusation de prostitution. Mais, deuxième élément, et sans doute le plus important, dans cette situation, Éléazar innove et crée une règle inédite par rapport à la norme et à la lettre du Lévitique. On peut dire que s’élabore ici, en quelque sorte directement sous nos yeux, une nouveauté halakhique de la Loi orale. Car dans le Lévitique, et s’agissant de la zonah, deux positions dans la structure familiale – et deux seulement – étaient susceptibles de

27 Le premier livre des Maccabées se termine par le récit du coup d’État de Ptolémée (1 Maccabées 16, 11-22) mais ne raconte pas l’épisode du siège de Dok. 28 Apion 1, 35. Josèphe laisse même entendre que, dans certains cas, ces femmes pourraient être soumises à un examen gynécologique (dokimazousi tas gunaikas). La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 35

rendre un prêtre inapte à ses fonctions : celle de l’épouse et celle de la fille. Il n’y est nulle part question de la mère. La chose est facile à comprendre : il est établi qu’un prêtre ayant épousé une zonah, celle-ci ne donnerait pas naissance à une descendance de prêtre. La question de la mère ne se posait donc pas. Mais nous ne sommes pas ici dans le cas d’un prêtre ayant épousé une zonah puisque la mère d’Hyrcan se voit reprocher d’avoir subi cette situation, non seulement après son mariage, mais après son veuvage et donc longtemps après avoir donné naissance à ses enfants. Nous voici précisément devant l’innovation halakhique proposée par Éléazar : à ses yeux (et désormais) la souillure/profanation d’une mère, même bien après qu’elle a cessé de donner naissance à des enfants, se transmet à ses fils, constitue une cause efficace de profanation de leur sainteté sacerdotale et leur interdit donc la prêtrise. La faute d’une fille invalidait le caractère sacerdotal de son père jusqu’à ce qu’on la fît passer par le feu ; plus rigoureusement, le viol tardif d’une mère semble invalider définitivement ses fils. On notera enfin qu’en visant la mère du grand prêtre, Éléazar parvenait à réintroduire subtilement le thème familial et généalogique : car si Jean Hyrcan devait être écarté de la dignité et de la fonction sacerdotale du fait de sa mère, toute sa descendance le sera aussi. Raisonnement subtil et ici surtout politique, mais cette fois-ci parfaitement conforme au droit du Lévitique, puisqu’« il ne profanera pas sa descendance parmi son peuple ». On comprend que le grand prêtre de Judée ait réagi avec brusquerie à cette mise en cause29. Mais, au-delà de son intérêt pour l’histoire politique de la Judée et pour l’histoire de la halakha ancienne, il convient d’inscrire cet épisode dans un temps plus long, durant lequel s’opère un changement fondamental concernant la place des femmes dans la transmission du judaïsme. Car si cette polémique contribue à introduire la figure de la mère dans les constructions sociales et familiales organisant la

29 Cet épisode est présenté dans nos deux sources comme l’origine de la querelle, qui tourna parfois à la guerre civile, entre la dynastie hasmonéenne et le courant pharisien. 36 Christophe Batsch

reproduction du judaïsme, cette introduction se fait à ses dépens : au sens propre, dans notre histoire, la maman est la putain.

La problématisation de la mère C’est probablement ici la notion foucaldienne de « problémati- sation »30 qui permet le mieux de saisir et de comprendre cette évolution. On observe en effet au sein du judaïsme à la fin de l’époque du deuxième Temple puis à l’époque tannaïtique31, les manifestations d’un intérêt tout nouveau pour la sexualité féminine. En effet au tournant de l’ère commune, un double mouvement conduit, d’une part à valoriser la transmission matrilinéaire, d’autre part à représenter une sexualité féminine débordante, incontrôlable et terrifiante qu’il convenait de brider par tous moyens. Ces deux représentations sont neuves.

Vers un judaïsme matrilinéaire Le basculement vers la transmission matrilinéaire de la judéité (mais non du statut symbolique et social) fut sans doute une opération de longue durée, dont on ne trouve la formulation définitive que dans le Talmud de Babylone32. Cette mutation, dont les Sages du Talmud prétendent qu’elle n’en est pas une mais remonte au don de la Torah, reste encore pour une large part mal comprise et a donné lieu à toutes sortes de tentatives d’explications33. Cette prise en compte du statut généalogique des épouses est un phénomène original par rapport au texte de la Bible : celui-ci exigeait

30 Dont la définition élémentaire est la suivante : « Analyser non les comportements ni les idées, non les sociétés ni leurs “idéologies”, mais les problématisations à travers lesquelles l’être se donne comme pouvant et devant être pensé et les pratiques à partir desquelles elles se forment » (Foucault 1984 : 19). 31 L’époque des tannaïm, ou compositeurs de la Michna, recouvre en partie et suit immédiatement la fin de l’époque du deuxième Temple ; elle s’étend jusqu’environ l’an 200 de l’ère commune. 32 b Kiddoushin 68b : « Ton fils (issu) d’une fille d’Israël est appelé ton fils, mais ton fils d’une païenne n’est pas appelé ton fils ». 33 Voir inter al. Cohen 1985 ; Corinaldi 2008 ; Mélèze-Modrzejewski 2003. La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 37

simplement du prêtre qu’il épousât une vierge34 ; désormais, au dire de Josèphe, le prêtre qui cherche une épouse « doit faire une enquête sur sa famille, extraire des archives la succession de ses parents et présenter de nombreux témoins »35. Il faut donc admettre que si la mère ne transmet (encore) aucune qualité particulière à ses enfants, elle n’en est pas moins (déjà) prise dans un système de transmission héréditaire où ses propres caractéristiques généalogiques tiennent leur place. Autrement dit : même dans un système largement patrilinéaire, un intérêt pour la filiation matrilinéaire déjà se fait jour, au moins pour les prêtres. Les circonstances et la réflexion halakhiques conduiront ensuite les Sages à considérer cette filiation matrilinéaire comme la seule décisive pour l’appartenance à l’ethnos juif. Mais la filiation paternelle conservera ses droits en matière de statut : c’est encore de père en fils que l’on se transmettra le statut sacerdotal (cohen) ou le patriarcat (nasi)36 ; c’est à ses fils (et/ou à ses gendres) qu’un Sage transmettra en priorité son savoir et, souvent, son prestige.

Effroyable sexualité féminine Une autre transformation concernant la place des femmes est à l’œuvre dans la longue durée que constituent la fin de la période du deuxième Temple et le début de la période tannaïtique37. C’est un intérêt parfaitement nouveau, et immédiatement hostile, pour la sexualité féminine. Deux exemples permettent de l’illustrer : un texte découvert à Qumrân et qu’on peut approximativement dater du IIIe ou IIe s. av. ; et les trois premiers chapitres du traité Sotah (« adultère ») de la Michna, élaborés au tournant de l’ère. L’intérêt majeur de ces deux textes réside en ce que, reprenant des écrits

34 ’Isha bibetûleyha « une femme avec sa virginité », Lévitique 21, 13. 35 Apion 1, 31. 36 Rappelons que ce titre de nasi (ou “prince”) désignait le patriarche du judaïsme rabbinique dans l’Empire romain depuis l’époque de Yabné (ca 75) jusqu’à ca 429. La fonction était héréditaire. 37 On est fondé à considérer dans leur continuité la fin de l’époque du deuxième Temple et l’époque tannaïtique, en dépit de « l’événement » des deux défaites face à Rome ; Francis Schmidt a bien mis en évidence combien la prétendue « rupture » des événements de 70-135 constituait une construction historiographique d’origine chrétienne au sujet du judaïsme (Schmidt 1994). 38 Christophe Batsch

bibliques antérieurs, ils nous permettent de mesurer l’écart qui s’est creusé entre les deux représentations. En outre, notre lecture de la polémique menée par les pharisiens contre Jean Hyrcan et sa mère-zonah, justifie et appelle le rapprochement entre l’évolution qui conduit à la transmission matrilinéaire, et celle qui tend à « surveiller et punir » la sexualité exubérante et forcément criminelle des femmes.

Figures de prostituées Le petit manuscrit 4Q184 découvert à Qumrân dans les années 1950 a aussitôt été intitulé par ses éditeurs et ses traducteurs français, qui y humaient sans doute un parfum de leurs années de grand séminaire, « pièges de la femme »38. En raison d’une lacune dans la première ligne, il est en réalité indécidable si la figure visée ici est « la femme » comme les premiers éditeurs l’ont spontanément compris, ou de façon plus restrictive « la prostituée ». En tout cas un personnage féminin. Deux traits caractérisent ce texte. Le premier est l’extrême misogynie de la description du personnage féminin, ainsi que la puissance de son attrait sexuel, source de toutes les fautes et de toutes les perversions, comme le résume cette phrase de la ligne 8 : « car elle est l’origine de toutes les voies du mal ». Cette misogynie a paru si violente à la plupart des commentateurs qu’ils ont généralement préféré y lire une figure allégorique : cette femme à la sexualité débordante et mortifère recouvrirait, soit la figure de la « folie », c’est- à-dire de l’impiété, soit la représentation d’un courant hostile à la communauté de Qumrân39. Mais on peut aussi considérer le réalisme des descriptions et en mesurer la portée littérale. D’innombrables péchés sont dans le flot de ses robes, ses [habits] ont les profondeurs de la nuit, et ses vêtements […] ses linges les noirceurs du crépuscule, et ses parures sont des défunts de la fosse, ses couches des lits de la fosse, et ses [lacune] les profondeurs de la tombe […] elle vient voilée aux carrefours de la ville, elle s’installe aux portes des cités et rien n’arrête ses impudeurs, ses yeux se fixent sans cesse ici et là, et elle lance

38 The Wiles of the Wicked Woman selon le premier éditeur du texte, Allegro 1961. 39 On trouvera trace de ces débats dans Aubin 2001, Carmignac 1965, Crawford 1998, Lange 2009, Lesley 2012 et Tigchelaar 2010 inter al. La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 39

ses œillades provocatrices à la recherche d’un homme juste pour le séduire, d’un homme accompli pour le faire trébucher40. En réalité ce petit tableau réaliste des mœurs de la Judée hellénistique ne fait que reprendre, en l’accentuant, son modèle tiré du livre des Proverbes. La deuxième caractéristique de ce texte est en effet d’être entièrement construit comme un assemblage de citations tronquées et de paraphrases exégétiques de passages bibliques, dont la source principale est le chapitre 7 des Proverbes. Tous ces emprunts ont depuis longtemps fait l’objet de leur recension et de leur analyse41. Un point n’a cependant pas été suffisamment souligné : la différence de ton dans le traitement d’un même sujet. Le court récit de Proverbes 7 met en scène un vieillard qui observe depuis sa fenêtre un jeune homme se laisser séduire par une passante « ayant la mise d’une prostituée ». Il s’agit évidemment d’une mise en garde aux jeunes gens contre une faute morale dont la portée n’est pas dissimulée : « sa maison (i.e. de la prostituée), c’est le chemin du shéol »42. Pourtant la prostituée n’y est jamais décrite avec la violence hostile et misogyne de sa paraphrase qumrânienne : coupable certes, mais surtout séduisante dans ses atours comme dans son intérieur, évoquant à l’occasion sa pratique religieuse43 et se révélant in fine l’épouse délaissée et désargentée d’un marchand en voyage d’affaires. La sexualité féminine, déjà représentée sous les traits d’une « prostituée » et d’une femme adultère apparaît donc déjà, dans la source biblique, comme un danger pour la vertu des jeunes gens. Mais elle n’a encore ni la noirceur, ni le caractère épouvantable que lui prêtent les auteurs des « pièges de la femme » quelques siècles plus tard.

Figures de femmes adultères Le même écart peut être mesuré dans la relecture entreprise par la Michna du chapitre 5 du livre des Nombres, dans lequel se trouve

40 4Q184 (Pièges de la femme) 4-6 et 12-14. Ma traduction de l’hébreu. 41 Parmi les plus complètes et les plus récentes : Jones 2003 ; Lesley 2012. 42 Proverbes 7, 27. Le shéol est le séjour des morts, en dehors de toute idée de vie éternelle ou de résurrection. 43 « Je dois un sacrifice de pacifiques car aujourd’hui j’ai accompli un vœu » (Proverbes 7, 14), ce en quoi la prostituée se montre parfaitement respectueuse de la loi juive et du système régissant vœux et sacrifices. 40 Christophe Batsch

détaillée l’espèce d’ordalie qu’un mari jaloux peut exiger dès lors qu’il soupçonne une infidélité de son épouse : l’épreuve des « eaux amères » au cours de laquelle l’épouse fait par écrit le serment d’être demeurée fidèle, puis boit une solution dans laquelle on a dissous l’encre de son serment. Une étude récente a comparé ce dispositif à celui qui prétendait le reproduire, au début du traité rabbinique de la Michna Sotah44. Son auteur, Ishay Rosen-Zvi, repère trois catégories de différences, et non des moindres : 1. Dans la Bible, le rituel devait conforter ou éteindre le soupçon d’un mari jaloux. Dans la Michna, le rituel devient un système élaboré de vérifications et de production de la preuve d’un adultère tenu pour avéré. 2. Le rituel biblique relativement privé entre les époux et le prêtre se transforme en une exécution publique et infâmante. 3. Plusieurs scènes d’humiliation, de maltraitance et de tortures physiques ont été ajoutées à la procédure, et sont accomplies publiquement. On lira le détail de ces modifications et leur portée dans l’ouvrage de Rosen-Zvi. L’essentiel pour ce qui nous concerne est de mesurer l’écart entre une représentation du couple qui plaçait quasiment sur le même pied l’infidélité de l’épouse et la jalousie abusive du mari45 ; et une autre qui attribue d’emblée tous les excès à l’appétit sexuel supposé dévorant de l’épouse et recourt aux moyens les plus violents pour mater cette sexualité débordante.

* Je me suis efforcé de montrer, à partir d’un épisode d’innovation halakhique (comme on parle d’innovation juridique) à l’époque hasmonéenne, comment se met en place dans le judaïsme au tournant de l’ère commune, une problématisation de la sexualité féminine articulée autour des deux pôles de « la maman et de la putain. » Que

44 Rosen-Zvi 2012. 45 « Si sa femme se détourne de lui et le trompe en adultère (…) ou si passe sur lui un vent de jalousie et il est jaloux de sa femme, mais elle ne s’est pas rendue impure », Nombres 5, 12.14. La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique 41

peut-on conclure de cette représentation fondée sur l’association/ opposition entre ces deux figures ? D’abord qu’elle n’est pas éternelle : même si elle a pu réapparaître en d’autres temps et d’autres lieux elle se construit à une période donnée dans une société donnée. Ensuite qu’elle appelle inévitablement des comparaisons (presque trop faciles) avec les développements parallèles de figures féminines dans le christianisme naissant. La question à se poser pourrait donc être celle d’une forme de légitimation des élaborations théologiques (aux premiers siècles de notre ère), au moyen de leur capacité à tenir ensemble et à maintenir la tension entre ces deux pôles du féminin qu’elles ont contribués à créer : la mère et la prostituée. Cette tension au cœur du féminin, ce serait alors l’espace discursif et symbolique du sacré quand le sacré n’a plus d’espace propre.

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Elisheva BAUMGARTEN

Au Moyen Âge, la vie des Juifs était centrée sur la synagogue… C’était autour d’elle que s’organisait la vie locale et religieuse. Cette polarisation se manifestait tant dans les dimensions sociales que matérielles de la vie 1 juive à l’époque médiévale 0F

C’est dans l’ouvrage d’Israël Abrahams, Jewish Life in the Middle Ages, paru en 1896, que l’on trouve cette importante assertion. À un siècle de distance, si l’on parcourt les travaux universitaires qui ont été publiés depuis, force est de constater qu’elle a été largement ignorée. Chercheurs et historiens ont certes appréhendé la synagogue sous l’angle de l’histoire sociale, mais ce sont les individus qui dirigeaient les communautés ou encore les processus de prise de décisions collectives qui ont surtout retenu leur attention2. Or, si l’on suit Israël Abrahams, on ne saurait sous-estimer l’importance de la synagogue, en tant qu’elle est à la fois une institution et un espace central de la vie culturelle des Juifs ashkénazes au Moyen Âge. C’est entre les murs de la synagogue que la communauté priait, débattait des questions juridiques, célébrait les rites liés au cycle de la vie ainsi que les cérémonies ponctuant l’année juive. C’est là qu’elle se rassemblait

* Une version en allemand de cet article est parue sous le titre : “Gender in der aschkenasischen Synagoge im Hochmittelalter”, in Pia Haberer und Ursula Reuters (hrsg.), Die SchUM-Gemeinden Speyer - Worms – Mainz. Auf dem Weg zum Welterbe, Regensburg, 2013, p. 63-75. 1 Abrahams 1898 : 13. 2 Pour une étude consacrée à cette question et au travail d’Israël Abrahams, de Jacob Katz et de Robert Bonfil, voir Isaacs 2002 : 14-21. 44 Elisheva Baumgarten

dans les moments heureux ou en temps de crise. La synagogue était le symbole de la différence entre les Juifs et les personnes extérieures à la communauté. Elle constituait un espace commun partagé par ses membres. Le culte qui s’y déroulait était le théâtre principal des interactions sociales et des jeux de pouvoir, que ce soit au niveau 3 communautaire ou religieux 2F Cet article se penche sur certaines des interactions qui étaient à l’œuvre dans la synagogue et sur les valeurs sociales et culturelles produites en son sein ; j’y examinerai la place des femmes dans les rites pratiqués dans les sanctuaires du monde ashkénaze au Moyen Âge, et plus particulièrement aux XIIIe et XIVe siècles. En partant de l’analyse d’Israël Abrahams, j’étudierai l’un des aspects de leur rôle, le plus prosaïque sans doute, en mettant l’accent sur leur visibilité au sein des rites et des activités de la communauté. J’évoquerai la question de leur présence physique dans les synagogues, dans la mesure où c’est une condition nécessaire à leur participation aux rites et aux interactions. Les femmes étaient-elles présentes dans les synagogues ? Où se tenaient-elles ? Peut-on identifier des changements au fil du temps ?

La présence des femmes dans les synagogues Synagogues séparées et pouvoir économique des femmes Pour commencer, il faut noter que la synagogue n’était pas un espace égalitaire ; la présence des femmes dans les lieux de culte du Moyen Âge s’inscrivait dans un rapport hiérarchique au sein d’une culture patriarcale. Il ne s’agit pas d’excuser ce qui pourrait nous apparaître aujourd’hui comme de la misogynie, mais plutôt de nous replacer dans le contexte des réalités et des sensibilités médiévales4.

n’est qu’un exemple parmi d’autres de la (עיכוב תפילה) « L’« interruption des prières 3 manière dont se réglaient les questions sociales et communautaires à l’intérieur des synagogues. Sur ce point, la mise au point la plus récente est celle de Bonfil 2010. On y trouvera toutes les références aux études plus anciennes sur ce sujet. 4 En fait, je suggère qu’au lieu de se demander si les femmes étaient bien ou mal traitées, il convient d’essayer de comprendre ce qu’elles faisaient concrètement, ce qui – comme nous le verrons dans cet article – n’est pas toujours facile à établir à partir des sources existantes. Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales 45

Depuis plusieurs décennies, des historiens, comme Elisheva 5 Cohen-Harris 4F (dont l’étude récente mérite tout particulièrement d’être mentionnée), se demandent où les voix des femmes se faisaient entendre dans la synagogue et où celles-ci se tenaient, deux questions qui, sans être identiques, n’en restent pas moins étroitement liées. La seconde de ces interrogations, est assez similaire à celle à laquelle je tenterai de répondre ici. Je m’appuierai également en grande partie sur les mêmes sources (puisque celles-ci sont pour le moins limitées). Toutefois, je souhaite étudier cette question de manière plus approfondie en replaçant mon travail d’enquête au sein du débat central sur le genre au Moyen Âge. Le XIIIe siècle est souvent apparu aux historiens (moi comprise) comme une période où la place des femmes dans le culte a connu une mutation rapide, marquée par leur marginalisation, et ceci serait vrai aussi bien pour le rite chrétien que pour le culte juif6. Ainsi, le XIIIe siècle aurait été une « période défavorable aux femmes juives », ou bien encore une période durant laquelle les femmes seraient devenues « invisibles dans l’espace de la synagogue »7. Après d’autres spécialistes de l’histoire médiévale des femmes juives, Avraham Grossman a avancé une idée supplémentaire dans un travail qui a fait date. Pour lui, les femmes détenaient dans l’Allemagne médiévale un pouvoir économique qui leur permettait de s’affirmer ou de jouir d’un « statut élevé »8, suivant sa propre expression. La confrontation de ces deux

5 Cohen-Harris 2000 ; Taitz 1986. 6 Pour la société juive, voir les notes 7 et 8 ; pour la société chrétienne, Elliott 2006, et, pour une vision différente, voir les contributions dans Evergates 2000. 7 Keil 2004. 8 Grossman 2004 : 1-2, et ce point est répété tout au long de l’ouvrage. La vision de Grossman est généralement partagée et on en trouve déjà trace dans des commentaires antérieurs ; voir Katz 1984. D’une certaine façon, on peut considérer qu’il s’agit d’une remarque apologétique, et qu’il conviendrait, plutôt que de porter un jugement sur le caractère « élevé » ou « inférieur » de leur position, de se demander ce que les femmes pouvaient et ne pouvaient pas faire dans la société médiévale. Aux dires des sociologues, il est difficile de définir ce qui conduit un individu à jouir d’un statut élevé ou inférieur car différents facteurs interviennent et agissent de manière différente selon le contexte et la société ; voir Whyte 1978. 46 Elisheva Baumgarten

idées, la première selon laquelle les femmes juives jouissaient d’un pouvoir économique considérable au Moyen Âge et la seconde selon laquelle elles auraient été écartées de l’activité cultuelle, l’a conduit, avec d’autres, à formuler l’hypothèse suivante : la marginalisation des femmes aurait résulté d’une sorte de réaction de la hiérarchie masculine, d’une tentative d’exclure les femmes des honneurs publics en raison de leur important pouvoir économique9. D’une certaine façon, il s’agit d’un raisonnement circulaire puisque la position économique des femmes explique à la fois leur statut élevé et la nécessité d’y attenter. Pourquoi les femmes auraient-elles accédé à un rang élevé (avant le XIIIe siècle, suivant ce raisonnement) et pourquoi auraient-elles fait l’objet d’attaques permanentes au cours de la période qui a suivi le XIIIe siècle ? Comment, malgré ces atteintes, auraient-elles conservé un tel pouvoir pendant si longtemps ? Et à quel moment leur statut aurait-il changé ? La validation de cette hypothèse nécessiterait également d’affiner la chronologie, dans la mesure où les historiens du début de l’époque moderne considèrent souvent le XVIe siècle comme une période où les femmes ont conquis une place sociale et culturelle importante du fait de la Réforme et de leur rôle dans les communautés protestantes, même si nombre d’entre eux s’empressent de souligner le caractère limité d’un tel changement10. L’existence de synagogues réservées aux femmes dans les 11 communautés Shum 1 illustre de manière pertinente la complexité de ces questions. Comme on le sait, des synagogues réservées aux femmes ont été construites à Worms (1212/13) et à Speyer (Spire) au cours de la deuxième moitié du XIIIe siècle. On trouve d’autres synagogues de ce type à Cologne (1281) ainsi qu’à Nuremberg et à Prague. Les chercheurs ont débattu de la signification de ces édifices pendant plus d’un siècle. Ismar Elbogen arguait qu’avant la construction de ces synagogues spécifiques, les femmes priaient dans les mêmes bâtiments

9 Keil 2004 : 324-327. 10 Selon certains historiens, les premières décennies du protestantisme auraient été particulièrement favorables aux femmes. Pour un résumé des travaux de recherche récents, voir Wiesner-Hanks 2007. 11 L’acronyme désigne l’association des trois villes de Speyer (Spire), Warmaisa (Worms) et Magenza (Mainz/Mayence), considérée comme le berceau de la culture ashkénaze. Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales 47

que les hommes, possiblement séparées d’eux par un rideau12, analyse partagée par Israël Abrahams13. Ils ont formulé l’hypothèse que c’est au moment où les communautés se sont développées que des synagogues ont été construites pour les femmes et qu’elles témoignent de leur vitalité. En d’autres termes, la création de telles synagogues ne traduirait pas une volonté de séparer femmes et hommes, mais découlerait au contraire du pouvoir économique et social des femmes. Elles auraient occupé une place si importante qu’elles auraient exigé d’avoir leurs propres lieux de culte ! D’autres historiens voient au contraire ces édifices comme un symbole de la marginalisation des femmes, un 14 moyen de les empêcher d’approcher des hommes1 . Par ailleurs, de nombreux chercheurs semblent considérer qu’en l’absence de synagogues réservées aux femmes, celles-ci seraient tout simplement 15 restées chez elles1 . C’est cette question des synagogues séparées qui pose le cadre des différentes parties de mon développement.

Que font les femmes dans les synagogues ? Commençons par le témoignage bien connu, datant du tournant du XIIIe siècle, sur une célèbre femme juive de l’époque, Dulcea de 16 Worms, épouse de Eleazar b. Judah de Worms1 . Dulcea et ses filles furent assassinées pendant l’hiver 1196-1197 par deux voleurs de confession chrétienne qui s’étaient introduits dans la demeure familiale. Dans l’éloge funèbre qu’il prononça après la mort de sa femme, Rabbi Eleazar rappela les activités que celle-ci menait à la synagogue : Elle accomplissait librement la volonté de son Créateur, jour et nuit ; Sa lampe ne s’éteint point la nuit (Prov. 31:18) – elle fabrique des mèches Pour les synagogues et les écoles, elle récite des Psaumes, Elle chante des hymnes et des prières, et récite des supplications, Chaque jour (elle dit) la confession et kol hai et vekhol ma’aminim

12 Elbogen 1931 : 466-468. 13 Abrahams 1898 : 25-27. 14 Grossman 2004 : 181-182 ; Keil 2004 : 324-328 ; Krautheimer 1927 : 132-137. 15 Cohen-Harris 2000. 16 Abraham M. Haberman est le premier à avoir évoqué ce poème. Cf. Haberman 1945 : 165-168. Un commentaire et une traduction de ce poème figurent dans Marcus 1986. Depuis, le poème a également été traduit et étudié par Judith Baskin (Baskin 2001). 48 Elisheva Baumgarten

17 Elle récite pittum haktoret et les Dix Commandements1 , Dans toutes les villes elle a enseigné aux femmes à chanter des chansons Elle connait l’ordre des prières du matin et du soir Et elle vient tôt à la synagogue, et y reste tard, 18 Elle reste debout pendant Yom Kippour, chante et prépare les bougies1 . Sans entrer dans les détails relatifs à la pratique religieuse attestée dans ce passage, il est évident que Dulcea était visible dans la synagogue et qu’elle participait aux prières. S’il est difficile de savoir dans quel lieu précis elle apprenait aux femmes à chanter, il apparaît clairement qu’elle-même priait quotidiennement à la synagogue et qu’elle y avait 19 une forte présence, organisant l’éclairage et allumant les bougies1 . Si Dulcea n’est pas forcément représentative des femmes dans leur ensemble, elle n’était pas la seule à assister et à participer régulièrement au culte. Les responsa du XIIe siècle font allusion à la présence de femmes dans les synagogues, et la littérature morale de l’époque inclut des 20 reproches adressés à celles qui quittaient le lieu de culte trop tôtF . Des témoignages attestent, tout au long de cette période, que les femmes faisaient des donations et qu’elles contribuaient à l’entretien des 21 édifices2 . De fait, hormis la confection de mèches et l’enseignement du chant, la description des activités de Dulcea pourrait certainement 22 s’appliquer à de nombreux hommes pieux 2F Un fait important ne doit toutefois pas être négligé : une synagogue des femmes à Worms n’existait pas du vivant de Dulcea. Cette dernière est décédée en 1196, alors que la synagogue des femmes n’a été érigée

17 Il s’agit de prières que les Hassidim ashkénazes récitaient quotidiennement. Pour une histoire des Hassidim ashkénazes et de leurs coutumes, voir Marcus 1981. 18 Je cite la traduction d’Ivan Marcus 1986 : 42. 19 Il existe d’autres témoignages de cette présence des femmes dans la synagogue, pour l’allumage des bougies, bien après la période d’existence de synagogues réservées aux femmes ; voir par exemple R. Jacob b. Moshe Mölin à la fin du XIVe siècle (R. Jacob Mölin, Sefer Maharil, éd. Yitzchok Satz, Jérusalem, 1979, p. 50-51 [n°53]), où il est fait allusion aux femmes qui allument les bougies du Shabbat dans les synagogues. 20 On trouve des exemples dans Grossman 2004 : 180-187. 21 Voir par exemple le Nürnbergmemorbuch, dans Sigmund Salfeld, Das Martyrologium des Nürnberger Memorbuches, Berlin, 1898, p. 87-94. 22 Je remercie Dr. Judah Galinsky qui a attiré mon attention sur ce point en lisant une version antérieure de cet article. Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales 49

23 qu’en 1212-1213 22 Cela signifie que l’épouse de Rabbi Eleazar fréquentait un sanctuaire sans annexe séparée dédiée aux femmes ; pourtant, elle y priait et était visible dans la synagogue. Un rideau était-il installé entre les femmes et les hommes ? Ou se tenaient-ils dans des 24 endroits séparés, comme c’était le cas à l’église ?2 Il est impossible de répondre à ces questions, mais il est évident que Dulcea priait dans le même bâtiment et dans le même espace que les hommes.

La participation des femmes aux rites Le problème de la pureté Examinons maintenant brièvement trois autres exemples de la présence des femmes dans les synagogues, et cherchons à situer les femmes à l’intérieur et à l’extérieur des lieux de culte. Mon premier exemple est bien connu, je me contenterai donc de souligner un point qui concerne spécifiquement la visibilité des femmes. Comme je l’ai déjà dit, plusieurs textes indiquent qu’à l’exemple de Dulcea, les femmes ashkénazes se rendaient à la synagogue quotidiennement. Au cours des XIe et XIIe siècles, un petit nombre de femmes particulièrement pieuses sont connues pour avoir choisi de ne pas se rendre au temple lorsqu’elles avaient leurs règles. Selon Rabbi Eliezer b. Joel HaLevi (Ra’aviah), ces femmes se tenaient alors à l’extérieur de l’édifice. Ra’aviah et d’autres ont insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une obligation pour les femmes, tout en louant la piété de celles qui le faisaient de leur propre initiative. Ra’aviah a aussi mentionné le cas d’hommes qui ne venaient pas à la synagogue lorsqu’ils étaient impurs et a également loué leur comportement25. Cependant, au cours du siècle suivant, on demanda à toutes les femmes partout en Allemagne, y compris à celles qui n’étaient pas particulièrement pieuses, de ne pas entrer dans les synagogues lorsqu’elles avaient leurs règles. À l’inverse,

23 Krautheimer 1927 : 168. 24 McLaughlin (2009 : 188-189) décrit la façon dont les femmes et les hommes s’asseyaient à l’église et leurs positions respectives par rapport à l’autel. Il conviendrait d’approfondir la comparaison. 25 R. Eliezer b. Joel haLevi (Ra’aviah), Sefer Ra’aviah, éd. David Devlytzki, 2005, 1re partie, Brakhot n°68 (hébr.) 50 Elisheva Baumgarten

les hommes pouvaient continuer à s’y rendre malgré leur impureté26. Cette distinction entre les sexes résultait d’un certain nombre de facteurs, tels que la nécessité d’un nombre suffisant d’hommes pour constituer un minyan, la tolérance traditionnelle vis-à-vis de l’impureté masculine, et la signification culturelle attribuée à la pureté rituelle des femmes comme symbole de la spécificité juive. En d’autres termes, la pratique coutumière des femmes très pieuses des XIe et XIIe siècles a fini par se généraliser. Au milieu du XIVe siècle, Rabbi Israel Isserlein, auteur de Terumat Hadeshen, remarque que cette coutume « entraîne chez elles (les femmes) un grand désarroi lorsque tout le monde est rassemblé et qu’elles restent à l’extérieur », et suggère que les femmes devraient être autorisées à entrer dans le sanctuaire malgré l’impureté de leur corps, au moins à l’occasion des fêtes religieuses. Ce n’est toutefois qu’au XVIe siècle que le Rema déclare que cette coutume est inutilement sévère27. Dans l’optique de notre discussion, ces commentaires indiquent combien la fréquentation de la synagogue était importante pour les femmes puisqu’elles continuaient à s’y rendre alors même qu’elles y allaient pour demeurer à l’extérieur ! En fait, d’après certaines sources, les femmes pouvaient entrer dans l’édifice si on était assuré qu’elles n’y verraient pas la Torah28. Lorsqu’elles étaient susceptibles de voir le livre sacré, elles devaient rester à l’extérieur de la synagogue, qu’il s’agisse de la synagogue des femmes ou du bâtiment principal.

Au temps de la circoncision Un deuxième exemple de la participation des femmes est fourni par les rites liés au cycle de la vie. Parmi eux, le rituel de mariage est un événement auquel les femmes ont pris une part active tout au long du

26 J’ai déjà abordé cette question de manière détaillée précédemment : voir Baumgarten 2011 et 2014. 27 R. Israel Isserlein, Sefer Terumat HaDeshen, 2e partie, Psakim u-Ketavim, Jérusalem, 1992, n°132 (hébr.) ; R. Moses Isserles (le Rema), Shulhan Arukh, Orah Hayyim, n°88 (hébr.). Pour une discussion concernant cette question au début de la période moderne, voir Rosman 2007 : 133, n. 9. 28 R. Moses Isserles, Shulhan Arukh, Orah Hayyim, n°88. Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales 51

Moyen Âge et leur rôle y a connu peu de changements29. La cérémonie avait lieu, du moins d’après certaines sources, dans la cour de la synagogue et dans la synagogue elle-même. Ainsi Maharil indique que les bénédictions du mariage et le rituel de la houppah se déroulaient à l’intérieur du sanctuaire30. La cérémonie de la circoncision est un autre exemple de rites du 31 e e cycle de la vie3 . Des sources des XII et XIII siècles évoquent la coutume selon laquelle c’était une personne désignée par le terme ba‘ al ou ba‘ alatbrit, qui n’était pas le parent de l’enfant à circoncire, qui se chargeait de tenir le bébé pendant le rituel. Comme le notait Leopold Zunz il y a plus d’un siècle, l’introduction de cette figure était une nouveauté censée imiter la figure du parrain dans la tradition chrétienne32. Vers la fin du XIIIe siècle, Rabbi Meir b. Barukh de Rothenberg (Maharam) statua que les femmes ba‘ alotbrit ne devaient pas entrer dans l’espace réservé aux hommes ni tenir le bébé durant le rituel. Compte tenu de sa formulation et de son contenu, il ne fait pas de doute que cette décision visait à écarter les femmes du centre de la synagogue et à les séparer des hommes, afin de permettre à ces derniers de recevoir la reconnaissance qui leur était due, la circoncision étant un commandement fait aux hommes. Cette tension rituelle est attestée par le fait que le texte de Rabbi Meir définit ce qui constitue une infraction religieuse en la matière : L’usage en cours un peu partout ne me semble pas autorisé. Une femme s’assoit parmi les hommes dans la synagogue et on circoncit le bébé sur ses genoux. Et même si le mohel [le circonciseur] est son mari, son père ou son fils, ce n’est pas la façon (du monde) dont une femme si

29 R. Simha of Vitry, Mahzor Vitry, éd. Simon Horowitz, Nuremberg, 1898, n°469- 470 (hébr.) ; R. Eleazar b. Judah, Sefer Rokeah, Jérusalem, 1960, n°352-353 (hébr.) ; R. Jacob Mölin, Sefer Maharil, Minhagim, éd. Shlomo Spitzer, Jérusalem, 1989, Hilkhot Hatunah, n°1-5 (hébr.). 30 Des sources postérieures, comme Juspa de Worms, suggèrent que le rite se déroulait dans la cour de la synagogue et dans la maison de la mariée. Voir Juspa Shamash, Wormser Minhagbuch, éd. Hamburger & Zimmer, Jérusalem, 1992, vol. 2, p. 21-37 (hébr). 31 Ayant déjà consacré de nombreux écrits à cette question dans le détail, je serai brève ; voir Baumgarten 2003 : 114-127 et 231-234 et 2004 : 65-77. 32 Zunz 1892 : 278-280. 52 Elisheva Baumgarten

honorable devrait se trouver parmi les hommes et en présence de la Shekhinah... surtout dans la mesure où elle n’a pas reçu ordre de circoncire, même son propre fils, puisqu’il est dit « et il [Abraham] circoncit la chair de leur prépuce en ce même jour, selon l’ordre que Dieu lui avait donné. » (Gn. 17:23). Et si c’est le cas, pourquoi circoncit- on sur les genoux d’une femme ? Elles [les femmes] font donc leur ce commandement qui appartient aux hommes. Et quiconque peut s’y opposer doit s’opposer, et que soit béni quiconque agit de manière stricte dans ce cas. Meir fils de Barukh... Concernant le point à propos duquel mon maître a écrit. Et bien que j’aie exprimé ma réprobation des jours durant, personne n’y prête attention. Car cela semble être répugnant33. Et même si elles sont occupées [par le commandement], leurs pensées vagabondent… Est-ce sans raison que la section réservée aux femmes a été séparée ? C’est pourquoi, cela semble être un commandement exécuté dans le péché… et tout homme qui craint le Seigneur devrait quitter la synagogue, de peur d’apparaître comme un complice des pêcheurs. Shalom. Meir fils de Barukh34. Rabbi Meir b. Barukh fait allusion à une synagogue dans laquelle il semble y avoir une section clairement réservée aux hommes. Quelle partie de la synagogue désignait-il ? Les découvertes archéologiques et les représentations de la synagogue de Regensburg (Ratisbonne) à une époque ultérieure font apparaître une vaste salle sans séparation 35 formelle entre les sections3 . Cet édifice, à moins qu’il ne s’agisse d’une autre synagogue locale, est représenté dans le Pentateuque de Regensburg e 36 qui date du début du XIV siècle3 . L’enluminure montrant la circoncision d’Isaac se compose de deux scènes : la première représente les femmes à la porte, la seconde la circoncision proprement dite. Pourtant, ce n’est qu’un siècle plus tard que Rabbi Jacob Molin (Maharil) stipulera que les femmes doivent rester à la porte et ne pas rentrer dans la synagogue : Notre maître R. Jacob Segel a dit : Maharam (R. Meir de Rothenburg) a déclaré que la femme qui est une ba‘ alatbrit et qui prend l’enfant à sa mère pour l’amener à la synagogue pour y être circoncis, devrait l’amener

33 J’ai traduit mekho’ar par « répugnant », en raison de la connotation sexuelle explicite du mot. 34 R. Samson b. Tzadok, Sefer Tashbetz, Varsovie, 1901, n°397 (hébr.). 35 Krautheimer 1927 : 177-180. 36 Pentateuque de Regensburg, env. 1300, Musée d’Israël, Jérusalem, cod. 180/52, fol 81b. Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales 53

37 à l’entrée de la synagogue mais sans y pénétrer ni être une sandak3 et tenir l’enfant sur ses genoux pendant la circoncision38. On comprend mieux cette source si on la replace dans le contexte d’un récit à propos d’un garçon né hors des liens du mariage : J’ai vu une occasion et quelques années plus tard notre maître Mahari Segal nous a parlé… de la circoncision d’un enfant bâtard dont avait accouché une femme mariée. Et la circoncision a eu lieu le jour de Shabbat… et le rabbin R. Gumprecht, le frère de Maharil, était le circonciseur et ils l’ont circoncis dans la cour de la synagogue, près de l’entrée de la synagogue, ce qui n’est pas le cas pour les enfants légitimes (kesherim) qui sont circoncis à l’intérieur près de l’entrée39.

Cette image décrit la circoncision d’Isaac et est composée de deux scènes : l’arrivée d’Isaac à la synagogue, porté par des femmes de la communauté qui s’arrêtent au seuil ; la circoncision d’Isaac, faite par un homme, pendant laquelle il est porté dans les bras d’un ba‘ alatbrit homme (Source : Wikimedia Commons).

37 La personne qui tient l’enfant pendant la circoncision (note de l’éd.). 38 R. Jacob Mölin, Sefer Maharil, Hilkhot Milah, n° 14 (hébr.). 39 R. Jacob Mölin, Sefer Maharil, Hilkhot Milah, n°20 (hébr.). 54 Elisheva Baumgarten

Selon le Pentateuque de Regensburg et le livre des coutumes de Maharil, il semblerait que la circoncision avait lieu à l’intérieur non loin de la porte et que les femmes se tenaient à l’extérieur, également près de la porte. Ou bien, comme certains historiens l’ont suggéré, la porte au travers de laquelle le bébé était remis aux hommes était la porte de séparation entre la synagogue des femmes et celle des hommes. Ainsi, par exemple, la synagogue de Speyer (Spire) comportait une petite porte, installée au cours de la deuxième moitié du XIIIe siècle. Comme nous l’avons déjà mentionné, certains historiens ont interprété l’installation d’une telle porte, et de manière générale, la construction de synagogues séparées, comme le signe d’une volonté croissante de marginaliser les femmes40. Pour ma part, je tends à penser que l’on ne peut en faire un révélateur de cette marginalisation puisque la porte de la synagogue de Speyer (Spire) a certainement été installée trop tôt pour que l’on puisse y voir la mise en œuvre de la règle édictée par Maharam ou des spécifications formulées par Maharil. Il est également probable que cette porte permettait d’appeler les femmes à la Torah lorsqu’il n’y avait 41 pas assez d’hommes 40 Par ailleurs, les projets de construction de synagogues réservées aux femmes précèdent probablement ces règles, qui ne se généraliseront qu’au XIVe siècle. En somme, que les femmes pénètrent à l’intérieur du sanctuaire principal ou qu’elles se tiennent à hauteur de la porte de séparation, elles étaient visibles et des participantes actives en dépit des importantes règles hostiles à leur égard datant de la fin du XIIIe siècle. En outre, la porte de séparation entre la synagogue des hommes et celle des femmes existait avant que les tentatives de marginalisation des femmes ne se généralisent.

Donatrices J’aborde maintenant mon troisième exemple qui a trait au calendrier juif, en l’occurrence les trois fêtes du pèlerinage, regalim. Lors de ces fêtes, deux coutumes importantes, impliquant la collecte de dons, 42 étaient pratiquées, ce qu’a décrit récemment Eric Zimmer4 . Ce

40 Voir note 6 ci-dessus. 41 R. Meir b. Barukh, 1895, Teshuvot Maharam, édition de Prague, préparé par Moses Blach, Budapest, n°108 (hébr.). 42 Voir Zimmer 2011. Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales 55

dernier fait remonter la coutume de matnat , des dons de charité lors des trois fêtes du pèlerinage, à l’Allemagne du XIe siècle, et note que la coutume est documentée de manière plus approfondie à partir de la fin du XIIIe siècle et du début du XIVe siècle. Il décrit également les coutumes liées au Yizkor – la commémoration des membres de la famille. Par ailleurs, il démontre que ces deux coutumes contemporaines étaient fréquemment combinées à l’occasion des fêtes du pèlerinage, certaines communautés ashkénazes pratiquant la coutume de matnat yad, d’autres observant la coutume liée au souvenir des morts, d’autres enfin combinant les deux43. Le Nürnberg Memorbuch (« livre de la mémoire »), un manuscrit de la fin du XIIIe siècle, contient une prière pour ceux qui donnent de l’argent pour « matnatyad » : Celui qui a béni Abraham et Isaac et Jacob bénira toute la communauté qui entreprend de faire la charité et qui se lève tôt et qui se rend chaque soir dans la maison de la prière. Dieu (lit. le lieu) entend leurs prières et accepte leurs offrandes et les sauve et les rachète de leurs troubles et du danger avec tout le peuple d’Israël et nous dirons Amen44. À qui l’expression « toute la communauté » fait-elle référence ? S’agit- il des seuls hommes comme dans la bénédiction du Shabbat à la communauté : « la communauté entière – eux et leurs femmes et leurs enfants »45 – ou bien l’expression inclut-elle les hommes et les femmes ? D’après les dons consignés dans le Nürnberg Memorbuch, on constate que quasiment autant de femmes que d’hommes sont mentionnées au titre de donations pro anima au cours de la fin du XIIIe siècle, et qu’à ce titre, on peut supposer qu’hommes et femmes sont 46 inclus dans l’expression « toute la communauté »4 . Un livre de coutumes du XIVe siècle indique également que chaque individu qui faisait un don recevait une bénédiction. Cette coutume est décrite dans une source, postérieure de quelques décennies, attribuée à un étudiant de Rabbi Meir b. Barukh de Rothenburg :

43 Zimmer 2011 : 72. 44 Sigmund Salfeld, Das Martyrologium des Nürnberger Memorbuches, Berlin, 1898, p. 86. 45 Il s’agit d’une prière traditionnelle instituée à la période gaonique ; voir Elbogen 1931 : 201-205. 46 Baumgarten 2014 : chapter 3. 56 Elisheva Baumgarten

La coutume veut que le dernier jour du regalim, tandis que le cantor est assis sur le migdal47 et que le rouleau de la Torah est dans ses bras, avant qu’Ashrei (le chapitre des Psaumes) ne soit récité, le chef de la communauté (gadol she-ba’ir) prend un objet et un livre dans les mains et va de personne en personne et les bénit une à une, chacune d’entre elles pour sa promesse d’honorer Dieu et le jour saint. Et dans les lieux où cela fait partie de la coutume de se souvenir des morts, ils disent Av Harahamim48. Cette pratique est également décrite au XVe siècle dans le livre de coutumes de Rabbi Jacob Mölin, qui mentionne que chaque homme âgé de plus de treize ans reçoit une bénédiction pour les donations qu’il a faites49. Le rituel de Yizkor, qui comprenait une prière commune et une prière individuelle pour les personnes décédées, est fréquemment 50 mentionné dans les mêmes manuscrits4 . La prière contenait le nom de la personne décédée et louait le membre de la communauté qui faisait un don au nom du défunt ou de la défunte. Un livre de prières du XIVe siècle, provenant de Regensburg (Ratisbonne), contient des bénédictions pour les hommes et les femmes qui faisaient un don : Celui qui a béni Abraham, Isaac et Jacob, Moïse, Aaron, David et Salomon, il devrait bénir Ploni b. Ploni51 car il a promis de faire la charité en retour pour la commémoration des âmes en l’honneur de la fête qu’il a observée aujourd’hui. Pour le récompenser, Dieu devrait le protéger et le sauver de tous les dangers et périls, de toutes les afflictions et les maladies et devrait bénir tout ce qu’il fait et le peuple d’Israël, et ses frères et nous allons dire Amen52. On trouve dans le même manuscrit, une bénédiction identique à l’intention des femmes : Celui qui a béni Sarah, Rebecca, Rachel et Leah devrait bénir Plonit b. 53 Ploni5 car elle a promis de faire la charité en retour pour la commémoration des âmes en l’honneur de la fête qu’elle a commémorée

47 Endroit surelevé où se tient l’officiant et d’où on lit la Torah (note de l’éd.). 48 Sefer Minhagim de-Bei Maharam, éd. Israël Elfenbein, New York, Jewish Theological Seminary of America, 1938, p. 28 (hébr.). 49 R. Jacob Mölin, Sefer Maharil, n° 113 (hébr.). 50 Sigmund Salfeld, Das Martyrologium des Nürnberger Memorbuches, Berlin, 1898, p. 85-87. 51 Équivalent de N. fils de N., son père (note de l’éd.). 52 National Library, Jérusalem Heb. 4° 681-2, fol. 7b, XIVe siècle. 53 N. fille de N., son père (note de l’éd.). Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales 57

aujourd’hui. Pour la récompenser, Dieu devrait la protéger et la sauver de tous les dangers et périls, de toutes les afflictions et les maladies et devrait bénir tout ce qu’elle fait et le peuple d’Israël, et ses frères et nous allons dire Amen54. Ces bénédictions comportent un élément nouveau intéressant à noter. Même si les âmes dont le souvenir était évoqué dans la prière de Yizkor étaient des âmes masculines et féminines avec une formule séparée pour les hommes et les femmes, les bénédictions récitées à la synagogue ont toujours été considérées comme s’adressant aux hommes. Comment étaient dites ces bénédictions destinées aux hommes et aux femmes qui avaient fait des dons ? Tout comme pour les bénédictions liées au matnat yad que j’ai décrites plus haut, on peut supposer qu’un membre masculin de la communauté récitait ces bénédictions. Une liste était-elle préparée à l’avance ou bien la personne récitant les prières passait-elle d’un individu à un autre ? À quel endroit se tenaient les femmes ? À nouveau, je suppose qu’elles étaient présentes dans la synagogue et que leurs noms étaient mentionnés publiquement puisque l’on sait qu’elles participaient au rituel du Yizkor. C’est pourquoi les noms des femmes qui faisaient des donations pour sauver leur âme aux XIIIe et XIVe siècles sont mentionnés dans le Nürnberg Memorbuch et qu’ils étaient récités dans la synagogue. On constate sur ce point un changement manifeste dans les textes du XVe siècle. Dans les Memorbücher (livres de la mémoire) du début de l’époque moderne, les bienfaiteurs sont en majorité des hommes bien 55 que des femmes continuent à faire don de sommes substantielles5 . En outre, au moins dans le cas des femmes mariées, la bénédiction du mi sheberakh devient une bénédiction pour le chef de famille (qui est un homme) : Celui qui a béni Abraham, Isaac et Jacob bénira Ploni b. Ploni, lui et sa 56 femme et ses fils et sa descendance et tous ceux qu’il a…56F

54 National Library, Jérusalem Heb. 4° 681-2, fol. 7b-8a. 55 Greenblatt 2006 : 236-263. 56 MS Leipzig, Universitätsbibliothek 1102, Kennicott 665, fol. 179a ; il s’agit d’une addition datant du XVe siècle au manuscrit du XIVe siècle. 58 Elisheva Baumgarten

Il ne s’agit pas là d’un changement que l’on pourrait dater du XIIIe siècle mais d’une transformation qui s’est produite sur une échelle de temps bien plus longue.

*

J’ai commencé cet article en posant la question de la place et de la visibilité des femmes dans les synagogues ashkénazes au Moyen Âge. Si leur exclusion progressive de certains rituels est incontestable, celle-ci se fait de manière bien plus graduelle que certains historiens ne l’ont suggéré et est, selon moi, postérieure au XIIIe siècle. Je suggère que le processus au sein des communautés juives ashkénazes a été semblable à ce qui s’est produit dans les sociétés chrétiennes où des voix hostiles aux femmes se sont élevées dès le XIIIe siècle mais où les changements 57 sociaux concrets ne se sont produits que plus tardF . Enfin, malgré la tentation de réduire les évolutions que j’ai examinées à la manifestation d’une forme de misogynie, toutes les questions que j’ai abordées attestent de ce que les femmes n’ont cessé de s’impliquer dans la vie de la synagogue. Celles qui n’étaient pas pures du point de vue du rituel restaient à l’extérieur du bâtiment mais elles étaient néanmoins bien présentes ; elles continuaient à se rendre au temple pour les rites du cycle de la vie et il fait peu de doute qu’elles étaient bien présentes au moment des fêtes et à l’occasion de la commémoration des défunts. On peut donc affirmer que, même lorsque leur participation fut devenue moins active, elles ne furent pas exclues. Une récente recherche de Yemima Hovav sur les femmes du début de l’époque moderne souligne les liens et l’attachement des femmes à la synagogue. En s’appuyant sur l’étude de pierres tombales de quatre communautés, Yemima Hovav note que, peu ou prou, il y a autant de sépultures féminines que masculines qui fassent référence à la fréquentation de la synagogue par le défunt ; les femmes sont également bien plus fréquemment louées que les hommes pour avoir pourvu aux besoins du temple et participé à son entretien58. Pour mieux comprendre la place des femmes dans les synagogues, peut-être faudrait-il poursuivre la réflexion en considérant les rôles

57 Voir note 6 ci-dessus. 58 Hovav 2009 : 328-386. Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales 59

cultuels respectifs des deux sexes à l’époque médiévale. Il conviendrait de comparer les activités des femmes avec celles des hommes qui n’étaient pas instruits et qui n’étaient pas des dirigeants de leur communauté. J’ai déjà suggéré que la description des activités de 59 Dulcea aurait pu correspondre à celles d’un ba‘alebat, un laïc5 . Ce type de comparaison entre hommes et femmes nous ramène à la dimension économique que j’ai évoquée au début de mon analyse. Comme je l’ai noté, les historiens ont émis l’hypothèse que les femmes ashkénazes du Moyen Âge jouissaient d’un statut social élevé en raison de leur situation financière, hypothèse qu’ils ont fondée sur les nombreuses traces de partenariats d’affaires conclus entre épouses et époux, et sur les convocations de femmes devant les tribunaux en cas de transactions litigieuses. Cette hypothèse les a conduits à expliquer les modifications de la place des femmes dans le culte par la volonté de les punir ou d’exercer une sorte de « revanche » visant à les remettre « à leur place ». Pour ma part, plutôt que de lire cette évolution et en particulier cette marginalisation comme une punition infligée en raison de leur statut économique, je suggèrerais d’analyser la place des femmes dans les rites et leur position économique dans la société dans un cadre élargi. Pour reprendre une explication de l’historienne de l’économie Martha Howell, l’économie médiévale n’était pas tant définie par un critère de genre que par sa dimension familiale : C’est pourquoi, on ne peut parler d’un « âge d’or » du travail des femmes si l’on entend par là que leur activité professionnelle les auraient mises sur un pied d’égalité avec les hommes. Il s’agit plutôt d’une période de l’histoire européenne où les impératifs du marché émergeant coïncidaient, certes de 60 manière imparfaite, avec les impératifs de la famille patriarcaleF . Cette perspective peut nous aider à mieux appréhender l’évolution de la participation des femmes aux rituels juifs au fil du temps et permettra, de manière plus générale, de mieux comprendre la vie sociale des Juifs au Moyen Âge. Traduit de l’anglais par Antoine HEUDRE

59 L’histoire des laïcs dans la société n’a pas encore été étudiée de manière approfondie. Pour une introduction à cette question, voir Kanarfogel 1992, et plus récemment Malkiel 2009 : 148-199. 60 Howell 2008. 60 Elisheva Baumgarten

Sources

Manuscrits

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Cristina CIUCU

« Mon oncle paternel Jacob m’a raconté que lorsque j’avais deux ans, il m’a pris avec lui dans son lit, pour qu’on dorme l’un auprès de l’autre. Je ne le laissai pas s’endormir avant qu’il ne dise “bonne nuit”, avec moi à chaque créature, de la plus grande à la plus petite, même aux souris, petites et grandes, à tous les serpents, à tous les animaux de la forêt, aux oiseaux etc., avant qu’il ne dise avec moi : “Bonne nuit, Fille de Dieu ! Bonne nuit, Épouse de Dieu ! Bonne nuit, Dieu !”. C’est après seulement que je m’endormais »1. Jacob Frank, Les Dits du Seigneur, § 479.

La nature « masculine » des monothéismes et des monolâtries constitue une évidence, et un leitmotiv dans l’histoire, la sociologie ou la psychologie des religions. Monothéisme(s), exclusion des femmes du culte et inégalité entre les genres seraient intimement liés2. Ce rapport s’avère toutefois, dans bien des cas, trop complexe pour pouvoir être appréhendé par des modèles explicatifs mono-causaux ou linéaires. Dans les nombreuses études féministes consacrées à cette question, c’est le judaïsme, envisagé comme origine et archétype de l’ordre patriarcal, qui a été le plus souvent mis à l’index3. À ce paysage souvent monolithique, une étude comparée des mouvements de nature mystique, ascétique, piétiste, messianique ou « hérétique » qui, à l’intérieur des grandes traditions monothéistes,

1 Notre traduction à partir de l’édition anglaise de Lenowitz (2001). 2 Voir, à ce sujet, l’article de Christine Hope et Ronald Stover qui propose une analyse statistique comparée de 312 sociétés [Stover & Hope 1984 : 335-348]. Position nuancée par Gray [1987 : 1121-1131]. 3 Voir Von Kellenbach 1994. 64 Cristina Ciucu

accordent un rôle central à la fois à l’élément féminin et aux femmes pourrait apporter un éclairage plus nuancé. À notre connaissance, aucune étude comparative à grande échelle n’a été réalisée, à ce jour, sur cette question. L’impact concret d’une valorisation symbolique et religieuse de l’élément féminin ou d’une égalité entre les sexes au niveau religieux a été étudié, de manière limitée, pour diverses traditions ascétiques monothéistes chrétiennes4 ou musulmanes5. Outre la présence, dans certains cas, d’éléments féminins au niveau de l’imaginaire théologique ou théosophique, la négation du corps et la doctrine de la transmigration des âmes constituent des facteurs supplémentaires prédisposant à une relativisation de la hiérarchie ontologique, à une plus grande implication des femmes dans la vie religieuse des communautés et, partant, à un meilleur accès à l’alphabétisation et à l’instruction. Cela peut, ou non, se traduire en une position sociale ou en un statut meilleurs que ceux des femmes vivant dans les communautés monothéistes environnantes. La présence de l’élément féminin dans la représentation de la divinité est cependant insuffisante – et même non nécessaire – à une meilleure participation des femmes à la vie religieuse et sociale6. De même, l’affirmation d’une égalité ontologique et spirituelle entre les sexes, comme dans le Catharisme7 ou d’autres traditions de type gnostique ou mystique, est également présente chez de grands docteurs de l’Église, notamment Thomas d’Aquin8, sans conséquences pour la perception et le statut des femmes9. Dans le cas de la Kabbale, il est d’emblée évident

4 Comme les christianismes primitifs, certains groupes gnostiques ou encore Cathares ; Voir : Smith 1973 : 34-46 ; Clark 1986 ; McNamara 1976 : 145-158 ; Kraemer 1980 : 298-307 ; King 2000 : 175-176 et 329-344 ; King 2009 : 21 ; King 2011 : 519-538 ; Koch 1962 ; Abels & Harrison 1979 : 215-251. 5 Principalement les mouvements soufis ou ismaīlis batenites (« intérioristes »), comme l’Alévisme, le Bektâchîsme ou le Druzisme. Voir : Shaikh 2009 : 781-822 ; Shaikh 2012 : 35-60, 95-112 et 203-228 ; Hakim 2002 : 28-30 ; Daftary 2012 : 47-49 et 174-176 ; Betts 1990 : 43-47, 51-52 et 97 ; Silvestre de Sacy 2013 : vol. II, 14, 56- 60 et 235 ; Massicard 2013 : 15-16 et 102 ; Dressler 2013 : 48. 6 Shahar 1974 : 29-77. 7 Koch 1962 : 103 ; Duvernoy 1982 : 216. 8 Cappelle 1982 : 63-68 et passim. 9 McLaughlin 1974 : 213-266. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 65

que la présence de l’élément féminin et même, dans certains cas, d’un discours égalitaire n’a eu, pendant plusieurs siècles, aucune répercussion sur le statut des femmes. Ces éléments ont cependant pu constituer, avec le temps, un réservoir d’idées, parfois subversives, ayant nourri des mouvements religieux et des développements intellectuels qui dépassent, dans certains cas, les limites du judaïsme. C’est le cas des deux grands mouvements messianiques des XVIIe et XVIIIe siècles constitués autour des figures singulières de Shabbatai Tsevi (1626-1676) et de Jacob Frank (1726-1791), mouvements auxquels la tradition kabbalistique a offert à la fois un cadre théorico-spéculatif et des instruments pour une véritable révolution religieuse.

Principe(s) féminin(s) et manifestation divine dans la tradition mystique juive La question du genre et du rapport entre les principes masculin et féminin est incontestablement centrale dans la Kabbale, au point d’en structurer parfois la théosophie, la psychologie et l’éthique, ce qui rend ce domaine particulièrement fertile pour les approches féministes et psychanalytiques10. La configuration de la manifestation divine est représentée par les célèbres dix sefirot. Deux conceptions, apparemment divergentes de ces entités métaphysiques coexistent dès les premiers textes kabbalistiques (début du XIIIe siècle) : une conception essentialiste ou substantialiste – les sefirot sont l’essence même de la divinité manifeste – et une conception instrumentale – elles sont les instruments ou les réceptacles de l’essence divine. Dans cette hiérarchie de l’émanation, la différenciation masculin/féminin structure la configuration séfirotique, et donc les trois niveaux de « l’individualité » divine : l’intelligible (ou le mental) qui comprend généralement les trois premières sefirot, Couronne, Sagesse et Intellection ; le psychique comprenant les sefirot Amour, Jugement et Splendeur ; le physique figuré par les sefirot Éternité, Magnificence et Fondement. Considérée comme féminine par excellence, la dixième sefira Présence divine/Royauté (Shekhinah/Malkhout) représente la contrepartie passive de l’entière construction séfirotique, sa fonction étant essentiellement

10 Tirosh-Samuelson 2011 : 193 et 199-205. 66 Cristina Ciucu

réceptive. La tradition kabbalistique opère ainsi une synthèse entre une conception de l’aspect féminin du divin comme actif et créateur11, et la dyade féminine pythagoricienne12. Le culte divin passe ainsi par une « porte » féminine. Comme dans certaines traditions gnostiques, cela prévient les possibles implications homoérotiques d’un rapport entre le sujet-mâle et une divinité clairement identifiée comme masculine. En effet, Freud et, beaucoup plus récemment, Howard Eilberg-Schwartz13 ont avancé que le rapport entre un “fils d’Israël” et son Dieu masculinisé implique une relation homoérotique dans laquelle le croyant est féminisé, modèle classique de la « communauté d’Israël »14. À la fois « Dieu » et créature, la sefira Shekhinah/Malkhout féminise la divinité et déféminise le sujet. Ce dernier peut ainsi confirmer sa masculinité devant une divinité qui est féminine dans son aspect le plus manifeste, et masculine dans son épanchement (shefa‘), c’est-à-dire, dans le processus même de manifestation. Mais si l’agent individuel du culte est le plus souvent un homme, l’idée d’une participation des femmes à l’essentiel de l’expérience religieuse n’est pas complètement absente de la littérature kabbalistique15. Cette participation est, toutefois, le plus souvent, conditionnée par l’union ou l’alliance avec le masculin16. Le schéma kabbalistique conforte ainsi, jusqu’à un certain point, les représentations symboliques traditionnelles, décriées par la critique féministe de l’histoire de la philosophie occidentale17 (principe féminin comme inférieur, matériel, etc.). Cependant, comme

11 Conception similaire au rapport entre les aspects masculins et féminins des divinités dans l’hindouisme. Voir Scholem 1973b : 188-191. 12 Reformulée dans la quatrième hypothèse du Parménide platonicien, et pleinement développée chez Proclus [Proclus, Théologie platonicienne, Livre IV, § 30, p. 89 (7-13) - 90 (14)] ainsi que chez Damascius [Damascius, Commentaire du Parménide de Platon, t. 2, 42], la dyade y était figure par excellence de l’altérité, sous toutes ses formes. 13 Eilberg-Schwartz 1995. 14 Voir Scholem 1973b : 140-142, 155-156. 15 Voir, par exemple, Zohar, I, 71a-b ; III, 22b ; Bahya ben Asher, Commentaire sur la Torah, Va-yqahel, 35, 20 ; cf. Rapoport-Albert 2011 : 119-134. 16 Voir, par exemple, Zohar I, 70a. 17 Lloyd 2004 : en part. 2-38 ; Frankenberry 2004 : 9-10 ; Tirosh-Samuelson 2004 : 5-11. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 67

dans d’autres développements mystiques18, certains textes kabbalistiques opèrent un renversement, en affirmant l’égalité des deux principes, ou même la supériorité du féminin en tant que principe de réception – fondement et but de la manifestation divine – ou même en tant que principe actif par excellence. Dans le cadre de l’illustration des rapports complexes entre aspects masculins et féminins de la divinité qui caractérisent les grands textes de cette tradition, nous pouvons identifier (au moins) trois paradigmes distincts se constituant aussi en schémas de la rédemption ou de la « réparation » (tiqqoun) métaphysique. Selon le premier, l’état d’harmonie ou de réparation des mondes divins et humains équivaut à une incorporation du féminin dans le masculin, et, partant, à la constitution d’un « mâle androgyne »19. Il s’agit là de l’idée selon laquelle l’accomplissement ou la « purification » du féminin équivaut à une masculinisation20. La généralisation de ce modèle pousse l’historien de la Kabbale Elliot R. Wolfson à conclure qu’« ontologiquement, il n’y a qu’un seul genre dans la théosophie kabbalistique, car le féminin est une partie du masculin » et que le locus du féminin est le phallus21. Le succès de cette interprétation fortement influencée par les travaux de Luce Irigaray a contribué à éclipser les deux autres paradigmes, qui sont les plus significatifs pour les phénomènes ici discutés. Dans le deuxième, c’est par l’égalité et l’équilibre ontologique des attributs masculins et féminins que peut être atteinte l’harmonie divine et cosmique, selon une complémentarité correspondant au motif classique de l’androgyne22. L’union des deux dernières sefirot inférieures, indispensable à la continuité de la Création23, ne peut se

18 Chez Ibn Arabi, par exemple. Voir Hakim 2002 : 1-29. 19 Wolfson 1980. 20 Cette idée est également présente dans le christianisme primitif et chez certains gnostiques. Voir McNamara 1976 : 152-153 ; « L’Évangile selon Thomas », Logion 114, trad. Pléiade 2007 : 328 (Nag Hammadi Codex II, 2-7, vol. I : 93). 21 Wolfson 1994 : 187-188 et 1995 : 85. Délibérément monolithique, l’approche de Wolfson s’oppose à celles qui sont plus historiquement contextualisées, comme, par exemple, celle de Moshe Idel (Wolfson 2005 : 58). 22 Idel 2005 : 53-103. 23 Hayyim Vital, Sha‘ar ha-mitswot : Introd., § 1. 68 Cristina Ciucu

réaliser qu’en un état d’égalité dans lequel « la fin rejoint le commencement »24, autrement dit lorsque l’équilibre originaire de ces sefirot est rétabli. L’idée d’une égalité sub specie absoluti des principes métaphysiques et, implicitement ou même explicitement, une conception anthropologique égalitaire (égalité des âmes et des corps) sont présentes dès les premiers développements kabbalistiques, dans la première moitié du XIIIe siècle, par exemple chez Azriel de Gérone. Elles sont fondées sur la conception mystique d’une indistinction ultime de tous les contraires dans l’absolu divin : La seule différence [entre l’homme et la femme] réside dans l’opposition de leurs organes sexuels ; mais dans leur union, ils redeviennent un seul corps et dans leur force génératrice, le masculin est engendré par la force du féminin et le féminin l’est par la force du masculin25. Selon le troisième modèle, enfin, le devenir de la structure séfirotique (et donc de l’humanité) comporte trois étapes : une étape originaire caractérisée par l’égalité ontologique entre les principes masculin et féminin ; une étape intermédiaire, qui est l’état actuel de la Création, consistant en un affaiblissement du principe féminin ; et, finalement, le saut dans une nouvelle hiérarchie (messianique) se traduisant par l’ascension du féminin, dans la structure séfirotique, vers une place égale à celle du masculin, ou même plus élevée (« la lumière de la lune devient comme celle du soleil »)26. La sefira féminine inférieure, Shekhinah/Malkhout supplante ainsi la sefira masculine Yesod (« Fondement »), dont le statut est parfois perçu comme précaire27. On trouve aussi, dans certains textes, l’idée d’un statut originaire supérieur du principe féminin : Sarah (associée à la sefira Malkhout) était originellement « au-dessus » d’Abraham (associé à Hessed, « Compassion ») ; cette situation impropre à « l’enfantement » (c’est-à- dire au processus d’émanation) a dû être corrigée pour permettre la pleine manifestation divine28.

24 Abraham Cohen de Herrera, Puerta del Cielo : V, 12. 25 Azriel de Gérone, La Voie de la Foi… : 212. 26 Weiss 2015 : 74-87. 27 Idel 2005 : 267, n. 137. 28 Ms BnF Hébreu 859, f. 8r. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 69

L’affaiblissement ou « l’abaissement » de la dernière sefira et le statut subordonné du principe féminin ne représentent donc qu’une situation temporaire découlant d’un ordre imparfait. Sa « réparation » constitue un thème kabbalistique central et l’un des principaux enjeux de la démarche rédemptrice. Elle passe notamment par l’établissement d’une relation (sexualisée) avec les justes ou les mystiques, qui incarnent ainsi la sefira masculine Yesod (« Fondement »)29. Certains textes exposant cette idée peuvent par ailleurs réaffirmer et renforcer la conception d’une femme nécessairement soumise à l’homme dans l’ordre actuel des choses30. Ce schéma n’est pas purement théosophique, Malkhout étant généralement associée aux femmes réelles, tandis que la sefira Yesod est associée aux hommes31. Les relations entre sexes reflètent ainsi celles des sefirot et se reflètent en elles. Dans un commentaire sur un fragment du Zohar, Salomon Alkabetz (kabbaliste de Safed, XVIe siècle) précise : Ce juste d’en bas devient l’image de celui d’en haut et c’est à travers le premier que l’influx divin est transmis à la Shekhinah. Il est appelé le “mari de la Shekhinah” car, de même qu’un mari nourrit et entretient sa femme, de même ce juste transmet-il le grand influx à la Shekhinah32. Le juste ou le mystique (le « juste d’en bas ») est ainsi appelé, à travers sa communication ou son union avec le féminin divin, à renforcer et à élever un aspect féminin dont le statut inférieur correspondrait à un état d’imperfection de l’existence en général. C’est bien cette idée d’une réparation du féminin qui explique, du moins en partie, certains des aspects les plus libérateurs des mouvements messianiques ayant agité le monde juif des XVIIe et XVIIIe siècles, et contribué à sa transformation : le Sabbatianisme et son avatar, le Frankisme. Dans cette perspective, une certaine idée d’« égalité » n’est pas seulement un vague espoir, elle est au cœur de l’« agenda messianique ».

29 Voir, par exemple, Scholem 1973b : 177-180 ; Liebes 1992 : 49-51 ; Scholem 1973a : 277-278 ; Idel 2005 : 155-165 ; Abrams 2004 : 29-45 et 161-178 ; Weiss 2015 : 60-90. 30 C’est le cas du Traité de la Configuration divine (Sefer Ma‘arekhet ha-Elokhout [fin du XIIIe-début du XIVe s.], p. 132a-133a, respectivement 111b et 114a-b. 31 Zohar I, 81b-82a. Cf. Idel 2005 : 124 ; Hellner-Eshed 2009 : 135-136 et 165-166. 32 Ms BnF Hébreu 797, f. 7r. 70 Cristina Ciucu

Le Sabbatianisme. Élévation du féminin divin et émancipation de la femme L’une des figures rabbiniques importantes de la communauté d’Izmir, Shabbatai Tsevi manifeste, dès le plus jeune âge, une certaine excentricité, en se livrant à des « actes étranges », tels que la prononciation publique du Tétragramme ou l’auto-proclamation messianique, qui entraîneront ultérieurement l’expulsion de sa communauté (entre 1651 et 1654)33. Après une période d’errance dans les grands centres juifs de l’Empire ottoman, dont Jérusalem, il est proclamé, en 1665, Messie fils de David par le jeune rabbin et kabbaliste Nathan de Gaza (1643-1680), qui assume pour sa part le rôle de prophète du nouveau mouvement ainsi créé. Entre cet événement fondateur et la conversion à l’Islam du nouveau Messie (en 1666), le mouvement se propage dans toutes les communautés juives de l’Empire ottoman, d’Europe et du nord de l’Afrique, en rencontrant relativement peu d’opposition de la part des autorités rabbiniques. Après la conversion, il est loin de s’éteindre, même si une majorité de fidèles l’abandonnent. Nathan de Gaza poursuit son œuvre et son activité prophétiques jusqu’à sa propre mort, en 1680. Une partie des nombreux adhérents du mouvement continue à suivre le Messie jusque dans les implications paradoxales de son acte, en se convertissant eux- mêmes à l’Islam, tout en pratiquant en secret un judaïsme idiosyncratique : il s’agit des fameux Dönmes. Le succès considérable du mouvement sabbatéen serait en grande partie dû, selon Gershom Scholem, au génie spéculatif de Nathan de Gaza, qui entretint une correspondance suivie avec les communautés juives de la diaspora. Il semble bien pourtant que nombre de thèmes centraux de ses écrits puissent être attribués à Shabbatai Tsevi lui- même. Parmi eux, celui de la rédemption de l’aspect féminin du divin, essentiel dans le discours du Messie, de son prophète et de nombreux autres disciples. Le motif kabbalistique du Juste qui s’unit avec la Shekhinah34 en l’élevant et en la purifiant, constitue le mystère de la rédemption par excellence. Cette union vise à instaurer l’état d’équilibre cosmique dans lequel « la lumière de la lune devient comme celle du

33 Scholem 1973a : 151-152. 34 Nathan de Gaza, Deroush ha-Taninim, in Scholem (éd.) 1944 : 16-17. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 71

soleil »35. Dans cette logique sotériologique, c’est principalement (ou même exclusivement) l’élément féminin du divin, le Royaume et le « Messie inférieur »36, qui est l’objet de l’effort messianique, le masculin étant déjà, comme l’affirme Nathan de Gaza, « presque réparé »37. Au sein de ce processus, le féminin n’est toutefois pas passif, car l’initiative ou le « réveil » doit venir de lui, de Malkhout/Shekhinah38. La dernière sefira doit monter ou remonter ainsi au-dessus de son partenaire, Yesod, afin de (re)devenir « la couronne de son époux »39, ce qui s’inscrit dans le troisième modèle exposé ci-dessus.

Féminité du Messie Cette conception est intimement liée à l’auto-perception et à l’auto- définition messianique de Shabbataï lui-même, dont l’âme est vue tantôt comme essentiellement féminine, tantôt comme hermaphrodite40. Le Messie d’Izmir s’identifie et est identifié à la fois à la sefira Malkhout et à la troisième sefira supérieure féminine, Bynah (« Intellection »)41, cette dernière ayant à la fois, en tant que « Mère » et « Fils », des attributs masculins et féminins42. Il incarne ainsi les deux partenaires de son « Dieu personnel », qui est la sefira masculine médiatrice de Tiferet (« Splendeur »)43, représentée par la figure biblique de Jacob. Bynah (Léa) et Malkhout (Rachel), réunies dans l’âme de Messie, sont représentées dans la Kabbale inspirée par Isaac Luria (XVIe s.), comme étant respectivement mère et femme de « Dieu »44. L’union avec la mère, qui a lieu la nuit, est occulte, inconsciente et originaire ; l’union

35 Nathan de Gaza, Deroush ha-Taninim, in Scholem (éd.) 1944 : 33. 36 Idel 1998 : 110-118. 37 Deroush ha-taninim : 46 38 Scholem 1991 : 131 et 133-134. Nathan de Gaza reprend ici un précepte zoharique [voir Abrams 2004 : 45-68 ; Idel 2005 : 84] développé dans la kabbale lurianique [voir Galya Raza, 3v, p. 11]. 39 Scholem 1973a : 277-278. 40 Scholem 1991 : 17 ; Elior 2001: 534 ; Elqayam 1993 : 32. 41 Idel 1997 : 147-160 ; Idel 1998 : 187. 42 Idel 2008 : 454-460. 43 Elqayam 1993 : 28ff. 44 Idel 2005 : 143. 72 Cristina Ciucu

avec la femme est révélée, consciente, et elle a lieu le matin45. Les aspects diurnes, révélés, et les aspects ténébreux, saturniens, le monde celé de l’unité et le monde révélé de la pluralité46, se trouvent ainsi réunis dans cet immense champ de tensions et de conflits métaphysiques qu’est l’âme messianique. Deux autres pôles du principe féminin kabbalistique sont également mis au service d’une rédemption paradoxale, tout particulièrement dans les textes de Nathan de Gaza. Le premier est représenté par l’attribut féminin du « Jugement » ou de la « Rigueur » (Dyn ou Gevourah)47, qui joue un rôle fondamental dans sa cosmologie, en représentant l’altérité métaphysique par excellence : « tout ce qui apprend quelque chose sur une altérité est appelé féminin (nouqba) »48. Le second est celui du féminin passif : ce qui est causé est passif par rapport à la Cause Suprême, tout ce qui est manifeste étant donc “féminin” par rapport à sa Source49. Le lieu de manifestation plénière de ces deux pôles du féminin étant la sefira Malkhout, dans laquelle se concentrent « toutes les brisures des vases [i.e. les forces du mal] et les étincelles de Sainteté »50, le Messie l’incarne et la sauve en même temps. Dans l’« âme » de Shabbataï – qui est à la fois un concentré de mal métaphysique et force de salut – , le féminin est en même temps sauvé et Sauveur. Parmi les sources de cette doctrine de Nathan figure l’idée de Hayyim Vital, disciple d’Isaac Luria, qu’une grande âme – a fortiori l’âme messianique – doit être arrachée au domaine du mal (Sitra Aḥra) par la ruse51. L’aspect féminin de la Sainteté ne peut donc être rédimé que de l’intérieur et à travers l’accomplissement de toutes les virtualités des “forces de l’altérité”. Selon une idée développée, entre autres, par le

45 Israel Saruq, Sefer Limoude atṣilut : 9-10. 46 Moïse de Léon, Sefer ha- Rimmon : 97. 47 Sefer ha-Beriah, MS Paris BnF 868, f. 38v. 48 Sefer ha-Beriah, MS Paris BnF 868, f. 40v. 49 Idel 2005 : 198. 50 Scholem 1991 : 120. 51 Scholem 1973a : 64. Ce motif s’associe à une conception messianique catabatique, présente dans de nombreux textes kabbalistiques à partir de la fin du XIIIe siècle. Sur ce point voir Idel 1998 : 118-119 ; Wolfson 1988 : 73-95 ; Scholem 1973a : 63. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 73

kabbaliste du XVIe siècle Moise Cordovero, Shekhinah doit descendre dans les « écorces » [domaine du mal], et c’est uniquement lorsqu’elle a atteint le stade le plus bas de cette descente, que débutent l’ascension et la rédemption52. D’Adam et Abraham jusqu’aux grandes figures de la tradition kabbalistiques, les « Justes » ont tous tenté d’accompagner la Présence divine dans sa descente afin de la sauver, mais tous ont échoué d’une manière ou d’une autre. Selon son prophète, Nathan de Gaza, seul le Messie Shabbataï Tsevi a pu descendre tout en restant pur, et entamer ainsi le processus de rédemption53. Il s’agit là, en effet, d’un processus lent, car, comme l’affirme l’un des disciples de Nathan de Gaza, la rédemption ne pouvait survenir soudainement : le monde n’aurait alors pas pu la supporter et il serait retourné au tohu-bohu54. C’est la raison pour laquelle Shabbataï Tsevi n’a pas accompli la rédemption de son vivant, mais seulement entamé un processus se poursuivant pendant un temps indéfini. Cette « rationalisation de l’échec » a sans doute contribué à la survie du mouvement sabbatéen après la conversion de son Messie à l’Islam, en 1666.

Rédemption de la Présence divine et libération des femmes Une fois accompli ce processus rédempteur, les femmes pourront, elles aussi, être affranchies de leur asservissement. Cette libération inclut l’aspect le plus « impur » de la féminité, représenté par les « femmes étrangères »55, motif présent dans toute la tradition kabbalistique depuis la fin du XIIIe siècle56. C’est dans cet effort libérateur que réside, selon Nathan de Gaza, la signification de l’amour porté par le roi Salomon à ses femmes étrangères ; mais les circonstances n’ayant pas été propices, ni les dispositions de son âme à la hauteur de cette mission, ses actes ont introduit un surcroît de déséquilibres dans les configurations divines et dans l’histoire57. Selon Nathan de Gaza, l’authenticité et le

52 Zak 1984 : 201. 53 Deroush ha-Taninim : 40. 54 Ms New York JTS 2124, f. 30v. 55 Galya Raza, 13a, p. 51 ; Rapoport-Albert 2011 : 61-63. 56 Voir Zohar, I, 130b et I, 150a ; cf. Idel 2005 : 144-145 et 2011 : 77. 57 Deroush ha-menorah, in Scholem (éd.) 1944 : 97. L’auteur anti-sabbatéen Jacob Emden associe par ailleurs ce motif des femmes du roi Salomon à l’une des hybris 74 Cristina Ciucu

succès de l’action messianique de Shabbataï Tsevi entraîneront la rédemption de ces éléments démonisés par la tradition antérieure et la relativisation de la notion d’impureté. L’âge messianique dont la voie a ainsi été ouverte est l’âge de la paix avec toute différence, en commençant par la plus intime, les femmes. Presque exclusivement nourrie de sources kabbalistiques, la sotériologie de Shabbataï Tsevi et de Nathan de Gaza est sans conteste l’une des explications de ces tendances égalitaires et d’une orientation libératrice58 qui caractérisent, dès ses origines, l’histoire sabbatéenne. Le Messie d’Izmir semble de fait animé par un désir pour le moins surprenant d’impliquer et d’émanciper les femmes. Le témoignage le plus péremptoire en ce sens est celui du pasteur de l’Église réformée d’Izmir, Thomas Coenen, selon lequel le Messie aurait promis aux filles d’Israël l’affranchissement du joug de leur asservissement : Rendez grâce à Dieu, car je suis venu au monde pour vous délivrer de tous les tourments (schwarigheden) et pour vous rendre aussi heureuses que vos maris ; je suis venu, en effet, pour annuler le péché d’Adam59. Dans la monumentale monographie qu’il a consacrée au mouvement sabbatéen, Gershom Scholem considère que le « principe féminin » dans la Kabbale suffit à expliquer ces tendances “féministes” sabbatéennes, et qu’il n’est donc pas nécessaire d’invoquer d’autres facteurs historiques. Cet idéal d’émancipation des femmes étant demeuré « vague et éphémère »60, il n’aurait pas pris une part décisive dans l’éclosion, le développement ou la postérité du mouvement. Dans ce qui constitue la recherche la plus importante sur la présence féminine au sein du Sabbatianisme et du Frankisme61 – et vraisemblablement aussi l’étude la plus approfondie, à ce jour, de la question féminine dans l’historiographie du judaïsme –, Ada Rapoport- Albert, prône une approche différente, en limitant le rôle de la tradition

kabbalistiques de Shabbataï et des sabbatéens, qui consiste à déchaîner les rigueurs (dynim). Voir Zot Torat ha-qenaot : 44a-b. 58 Voir Ehrlich 2001 : 293. 59 Coenen, Ydele verwachtinge der Joden… : 33. Sur ce témoignage, voir Scholem 1973a : 403 ; Rapoport-Albert 2011 : 16-17 et 107-108 ; Elior 2014 : 39. 60 Scholem 1973a : 405. 61 Rapoport-Albert 2001 : 143-327 ; Rapoport-Albert 2011. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 75

kabbalistique, et en cherchant des éléments d’explication dans le contexte historico-social immédiat, tout en accordant une place centrale aux femmes de l’entourage du Messie, minimisée par Scholem. Parmi celles-ci émerge l’épouse de ce dernier, Sarah qui, selon des témoignages tels que celui du poète et rabbin anti-sabbatéen Immanuel Frances, aurait contribué à l’affirmation, par Shabbatai Tsevi, de sa propre messianité62. Tout en prenant en considération les racines kabbalistiques de ces mouvements, Ada Rapoport-Albert juge qu’à travers la disparité sexuelle qu’elle instaure entre les deux aspects de la divinité, la Kabbale n’offrirait ni le cadre, ni les « outils conceptuels » nécessaires pour représenter ou consacrer l’affirmation spirituelle des femmes, le Sabbatianisme et ses avatars faisant ainsi figure d’anomalie dans l’histoire du judaïsme63. En se fondant principalement sur les conclusions d’Elliot Wolfson et sur d’autres approches féministes, Rapoport-Albert insiste par ailleurs sur le caractère conservateur de la tradition kabbalistique, qui contribuerait à pérenniser, et même à renforcer, les structures et pratiques halakhiques64. L’un des nœuds de son argumentation est constitué par une relecture de textes centraux dans la formation intellectuelle de Shabbataï Tsevi, notamment le Livre de la Merveille (Sefer ha-Peliah). Généralement considéré comme subversif, ce texte, probablement composé dans l’espace byzantin pendant la deuxième moitié du XIVe siècle (sous la forme de l’interrogation d’un maître par son disciple), dénonce, en termes extrêmement audacieux pour l’époque, les incohérences du système halakhique. Parmi ces incohérences – et même ces absurdités –, figure le problème de l’infériorité du statut des femmes juives, et en particulier de leur exclusion du culte et de l’obligation d’accomplir les commandements positifs, qui les condamne à l’exclusion du monde à venir. Au réquisitoire du disciple, le maître répond en invoquant des explications ésotériques, tout en allant souvent bien plus loin que son interlocuteur dans la mise en évidence des contradictions de l’argumentation légale. Ada Rapoport Albert opte pour la conclusion selon laquelle ce texte ne serait subversif qu’en apparence et exposerait même une vision

62 Scholem 1973a : 192 ; Rapoport-Albert 2011: 31 et 176-177. 63 Rapoport-Albert 2011 : 8-10. 64 Sur ce point, voir aussi Tirosh-Samuelson 2011: 210. 76 Cristina Ciucu

hypernomienne, suivant en cela l’analyse de Thalya Fishman65. Et cela bien que l’auteur (anonyme) adopte, de manière sans doute délibérée, des arguments ambigus et contradictoires, y compris pour ce qui concerne les femmes66. Il nous est impossible d’entrer ici dans les détails de l’interprétation du Livre de la Merveille, mais, même si on la tient pour bien fondée, l’analyse de Fishman et de Rapoport-Albert minimise dans ses conclusions, nous semble-t-il, l’importance de l’une des sources principales de la théologie messianique de Shabbataï et l’un des rares textes juifs médiévaux affirmant explicitement que « le principe et la force des fondements [légaux] » de la littérature rabbinique sont impropres à mener à la sagesse67. Cette démarche nous paraît contre- productive pour une appréhension globale de ces phénomènes. La participation massive des femmes au mouvement sabbatéen est documentée par de nombreuses sources juives (Jacob Sasportas, Jacob Emden, Barukh d’Arezzo ou Leib ben Ozer, pour n’en nommer que quelques-uns), et confirmée par maintes sources chrétiennes68. Les extases prophétiques féminines scandalisent des opposants conservateurs tels que Sasportas, qui en tire argument pour délégitimer le mouvement, les femmes étant, selon lui, dépourvues des qualités nécessaires à la prophétie69. Loin d’emporter la conviction des autorités traditionnelles, ces phénomènes prophético- mystiques remontant au mouvement lurianique70 étaient plutôt propres à éveiller leur suspicion. Du fait de leur position vulnérable, les femmes avaient bien souvent été, en effet, « victimes » de phénomènes de « possession » (dibbouk), versant négatif de l’inspiration prophético-angélique (maggid), qui était, quant à elle, un phénomène presque exclusivement masculin71. Ces épisodes prophétiques féminins, dans les moments d’effervescence du

65 Fishman 1992 : 199-245. 66 Ibid. : 205-245. 67 Sefer ha-Peliah 1784 : 3b. Sur l’importance de ce texte pour Tsevi, voir Scholem 1973a : 116-117. 68 Koutzakiotis 2014 : 75-76 ; Goldish 2009 : 119-123. 69 Sasportas, Ṣiṣat novel Ṣevi : 96, 148, 162, 190, 193, 210 ; Qiṣur ṣiṣat novel Ṣevi : 5b, 8b, 16b, 20a, 26a, 33a ; Rapoport-Albert 2011 : 17-19 ; Goldish 2009 : 140. 70 Faierstein 2003. 71 Bilu 1996. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 77

Sabbatianisme et du Frankisme, s’apparentent ainsi au dibbouk par leur nature peu articulée, extatique et souvent incontrôlable. Puisqu’ils touchent également des enfants72, des gentils73 et des femmes non- juives74, certains de ces phénomènes vont dans le sens d’une dissolution des limites et des déterminations (genre, âge et même religion) plutôt que dans celui d’une plus grande visibilité des femmes. Certains auteurs, tels que Leib ben Ozer, mettent l’accent sur la participation spontanée et collective à ces états de transe (hommes, femmes, enfants), plutôt que sur celle des femmes en particulier75. L’authenticité du messianisme sabbatéen se trouverait ainsi confirmée par cette reconnaissance universelle, qui dépasse, et efface même, toute catégorie et détermination. L’aspect le plus remarquable de la participation des femmes au mouvement sabbatéen est probablement l’accès à l’étude et à la lecture : celle de la Torah et – chose encore plus révolutionnaire –, celle de la Kabbale, et en particulier du Zohar76, pierre angulaire du mouvement. Le début de la période moderne ayant été marqué par la transition de pratiques culturelles plutôt élitistes vers une dissémination populaire, la culture commençait à devenir aussi – comme le montrent les études de Zeev Gries – une affaire domestique. L’accessibilité croissante à l’imprimerie fut pleinement exploitée par les Sabbatéens77. La diffusion des livres kabbalistiques fit ainsi partie d’un programme de « démocratisation » qui incluait les femmes. Et, comme dans le cas du phénomène prophétique, l’ouverture à l’étude (y compris celle de la Kabbale) ne concerna pas uniquement les femmes, mais aussi des non juifs, qui furent initiés par le prophète en personne aux mystères du Livre du Zohar. Selon Ada Rapoport-Albert, cette inclusion des Gentils serait en contradiction avec la conception lurianique de la rédemption, qui consiste

72 Goldish 2009 : 119-120. 73 Scholem 1973a : 830-832. 74 Scholem 1973a : 413 ; Goldish 2009 : 159-161 ; Koutzakiotis 2014 : 119 ; Rapoport-Albert 2011 : 17 et 155. 75 Leib Ben Ozer 1978 : 53-55. 76 Scholem 1973a : 403 ; Rapoport-Albert 2011 : 137-141 et 156 ; Maciejko 2011 : 250-251. 77 Gries 1994 : 204-211. 78 Cristina Ciucu

essentiellement en la destruction des « écorces » (i.e. l’espace du mal engendré par des accidents cosmiques originaires). Cela est en partie vrai, mais le Sabbatianisme va bien plus loin que la Kabbale lurianique dans la problématisation du rapport avec l’altérité métaphysique et religieuse, en se rapprochant d’une vision apocatastasique qui n’est pas sans précédent dans la tradition mystique juive. L’accès des femmes et des Gentils aux grands « mystères » de la divinité est la preuve suprême du préambule d’une nouvelle ère cosmique, dans laquelle les diverses formes d’altérité cesseront d’être simplement des figures du « mal ».

Facteurs socio-historiques et échanges culturels Le principal facteur socio-historique proposé pour rendre compte des aspects révolutionnaires du mouvement – essentiellement à partir des études de Joseph Hacker sur les communautés ibériques de l’Empire ottoman –, est la mixité sociale et culturelle des communautés ibériques de l’Empire ottoman, qui aurait contribué à déstabiliser, parfois même à renverser, normes et valeurs. L’afflux d’exilés espagnols et portugais aurait non seulement créé des brassages, mais aussi engendré des divergences halakhiques sur les normes familiales et le statut des femmes78. Il aurait également entraîné certains changements dans les mœurs (surtout avec l’arrivée d’anciens conversos) – outre, bien sûr, une plus grande diffusion de la Kabbale espagnole79 au sein d’une communauté juive demeurant cependant très investie dans l’étude de la philosophie et des sciences80. La structure des familles ibériques elles- mêmes se serait, elle aussi, trouvée déstabilisée, dans certains cas, du fait des changements sociétaux, ce qui se serait accompagné d’un sentiment de crise, et, implicitement, d’attentes messianiques nouvelles81. En réalité, la résurgence des messianismes et des chiliasmes en ce XVIIe siècle de « crise générale », est un phénomène pandémique très bien documenté82, dont la causalité fort complexe s’étend de

78 Rapoport-Albert 2001 : 109-111. 79 Elqayam 1996 : 637-670. 80 Hacker 1974 : 569-603. 81 Rapoport-Albert 2001 : 111. 82 Voir, par exemple, Popkin 1992 : 90-119 et passim ; Fanlo & Tournon (dir.) 2001 ; Goldish & Popkin (dir.) 2001 ; Toon (dir.) 1970. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 79

données économiques83, politiques, sociétales et religieuses84 à des phénomènes astronomiques rares85 ou à des dérèglements climatiques et écologiques86. Il est admis qu’un facteur non-négligeable, en milieu musulman, est constitué par la proximité et la possible relation du Messie d’Izmir avec l’ordre derviche Bektâchî87, au sein duquel les femmes jouissaient d’une participation plus active à la vie religieuse et sociale. Les deux doctrines ésotériques présentent, de fait, quelques similitudes et elles connaîtront, au cours de leur histoire, de nombreuses interactions, les Sabbatéens (et tout particulièrement leur branche la plus radicale, les Karakashes) manifestant un intérêt particulier pour les pratiques soufies bektashies88. Tout comme les communautés batenites, les Sabbatéens qui suivent l’exemple du Messie en se convertissant à l’Islam (les Dönmes) seront généralement moins soumis aux prescriptions morales et aux contraintes formelles que la majorité de la population musulmane89. Les femmes dönme participent activement – moins sans doute, toutefois, que dans les communautés bektâchîs – aux divers aspects de la vie religieuse, et les Dönmes seront, au début du XXe siècle, impliqués dans des mouvements laïques et de libération de la femme90. Les deux communautés sont l’une et l’autre accusées d’immoralisme par les musulmans traditionalistes91. Enfin, des phénomènes similaires, de relative émancipation et de débordement normatif ne sont pas rares dans les moments charnières et d’émergence d’une religion ou d’une secte. L’exemple le plus connu est celui du christianisme primitif, dans lequel les femmes sont non seulement très actives, mais aussi, parfois, investies d’un rôle de pouvoir92. Les moments de crise ou d’enthousiasme populaire

83 Hobsbawm 1954 : 33-53 ; Parker 2013 : 55-76. 84 Trevor Roper 1959 : 31-64 ; Parker 2008 : 1053-1061 ; Parker 2013 : 26-54, 185-210. 85 Parker 2008 : 1061-1062 ; Parker 2013 : 11-14 ; Koutzakiotis 2014 : 19-31. 86 Parker 2008 : 1062-1079 ; Parker 2013 : xv-xx, 3-25. 87 Scholem 1973a : 436-437 ; Fenton 1988 : 81-88. 88 Sisman 2015 : 239-241. 89 Baer 2010 : 130-132 ; Rapoport-Albert 2001 : 101. 90 Sisman 2015 : 189 ; Baer 2010 : 103-104. 91 Sisman 2004 : 224 et 2015 : 270. 92 Smith 1973 : 35. 80 Cristina Ciucu

engendrent aussi des phénomènes participatifs généralisés, dans lesquels prédominent les catégories marginales. Matt Goldish compare, par exemple, les manifestations collectives sabbatéennes avec celles des Camisards, des Jansénistes de saint Médard ou encore des beatas espagnoles des XVIIe et XVIIIe siècles, en expliquant les similitudes par la théorie de la mimesis universelle de Jean-Michel Oughourlian93. Chez les Sabbatéens, le phénomène de la prophétie féminine ne se limite pourtant pas à la période d’émergence de cette secte. Il se prolonge bien après la conversion et la mort du Messie. Sous l’emprise et dans l’entourage de Jacob Frank (1726-1791), autre figure messianique se donnant pour mission la perpétuation et l’accomplissement du processus de rédemption entamé par Shabbatai Tsevi, les femmes se verront attribuer, dans le scénario du salut universel, de nouveaux rôles allant d’un culte de la virginité teinté de mariologie aux bacchanales les plus débridées. En héritant du mythe sabbatéen, le Frankisme pousse plus loin encore la préoccupation pour l’élément féminin du divin, en une traduction plus concrète, dans laquelle la dimension libertine prend le pas sur l’aspect libérateur.

Le Frankisme : libertinage et/ou libération Une des figures les plus déconcertantes de l’histoire juive, Jacob Frank prolonge la logique sabbatéenne en se tournant vers la religion qu’il perçoit comme la plus proche du judaïsme, le christianisme. Ses actes et ses écrits exploitent toute l’ambiguïté de cette relation d’amour-haine entre les frères jumeaux (Jacob et Ésaü), entre le désir de réunion et la rivalité de ceux qui partagent le même ventre en étant, à l’origine, presque indistincts94. Le rapport fusionnel-intégratif au christianisme se traduit, chez Frank, par une identification implicite ou explicite95 avec la figure de Jésus. La principale raison invoquée pour justifier la nécessité de se tourner vers le (voire, se convertir au) christianisme dans la perspective du salut est la place qu’y occupent le principe féminin et les femmes. À la différence de

93 Goldish 2009 : 113-118 ; Oughourlian 2000 : 17-18. 94 Les dits du Seigneur : § 700. Cf. Maciejko 2011 : 185. 95 Les dits du Seigneur : § 50 et § 1290. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 81

l’Islam, qui les opprime et les voile96, le christianisme serait même une religion féminine, dans laquelle elles sont traitées avec courtoisie et glorifiées à travers le culte de la Vierge, qui est incontestablement la clef de voûte de la théologie frankiste97. Et si la rédemption du féminin est bien l’unique voie de salut, Shabbatai Tsevi ne pouvait assurément œuvrer dans ce sens en terre d’Islam. C’est donc uniquement en terre catholique, et à travers le culte de la Vierge, que peut s’accomplir le processus de rédemption. D’autre part, en dépit de son ambigüité sexuelle, le Messie d’Izmir souffrait d’une déficience fondamentale : il n’était pas, réellement et pleinement, femme. Il était donc dans l’incapacité d’assumer son rôle messianique. Shabbataï n’était féminin que secrètement et spirituellement98 ; la sotériologie de Frank cherche – et trouvera – une vraie femme susceptible de devenir la nouvelle Messie, incarnation simultanée de la Shekhinah et de la Vierge99. En rejetant les éléments de la rédemption qui sont spiritualisés dans le Sabbatianisme, Frank fait descendre le monde séfirotique dans la chair, réalité concrète qui ressortit au féminin, en une vision matérialiste du salut100. À ce que les kabbalistes désignaient comme « la famille d’en haut », Frank fait correspondre une vraie famille terrestre, structurée d’une manière apparemment égalitaire, au centre de laquelle trône le nouveau Messie duel, mâle et femelle, incarné en un homme et en une femme101. La rédemption de la Shekhinah est, quant à elle, concrètement opérée par une femme en chair et os. Si le messianisme frankiste se présente initialement comme un culte de la personnalité de son leader, le Grand Frère, ce Messie masculin oriente graduellement l’attention et le culte vers l’incarnation féminine, sa fille Eva Frank, ce qui est loin de recueillir l’adhésion de tous ses adeptes102.

96 Les dits du Seigneur : § 1194. 97 Rapoport-Albert 2011 : 200-201 et 209. 98 Les dits du Seigneur : § 813. 99 Les dits du Seigneur : § 552 et § 609 ; Maciejko 2011 : 171-172 ; Rapoport-Albert 2011 : 184 et 234-235. 100 Rapoport-Albert 2011 : 225-232. 101 Les dits du Seigneur : § 143 ; Rapoport-Albert 2011 : 157-174 et 233. 102 Rapoport-Albert 2011 : 204. 82 Cristina Ciucu

Égalité, sexualité, sexisme La participation des femmes aux mouvements sabbatéen et frankiste est également indissociable d’une tendance antinomienne de type libertin, d’un désir de transgresser les limites de la tradition, dans ses aspects essentiels touchant à la fois aux structures familiales et aux catégories religieuses fondamentales telles que la pureté et l’impureté, le sacré et le profane, etc.103. La violation de tabous sexuels tels que les rapports sexuels adultères ou pendant menstruation104, est une constante dans l’histoire du Sabbatianisme, et elle imprègnera l’imaginaire collectif (autour du motif du dibbouk105, par exemple). Au- delà des tendances antinomiennes ou « méta-halakhiques »106 du mouvement, ces pratiques sexuelles déviantes ne sont pas sans rapport avec la nature saturnienne de Shabbataï Tsevi107 et avec les représentations kabbalistiques des relations entre les sefirot. De fait, la Shekhinah elle-même étant soumise aux cycles féminins, et l’union dans cette condition d’impureté étant interdite (Lévitique 18 :19), cette sefira inférieure se retrouve ainsi périodiquement dans un état prononcé de « diminution » (qatnout)108, de faiblesse, car elle est alors séparée des configurations supérieures et ne reçoit plus l’influx divin. Mais pendant les temps messianiques, l’union séfirotique s’élève à un autre niveau, qui dépasse ces interdits et la notion même d’impureté. N’étant plus séparée du reste du divin, la Shekhinah n’est plus ni source de mal ni proie pour les forces du mal109. La remarquable analyse de Rapoport-Albert met l’accent sur les tendances égalitaires sensibles à la fois dans le discours frankiste et dans l’organisation de la famille d’en bas, parfaitement symétrique du point de vue du genre, dont les membres, ne se distinguant que par le sexe, sont tous également soumis au Grand Frère. Elle voit dans la cour de Jacob Frank, inspirée de l’organisation monastique la concrétisation

103 Maciejko 2011 : 26-27 ; Rapoport-Albert 2001 : 132-136. 104 Maciejko 2011 : 33 et 38 ; Feiner 2011 : 73-74 ; Koutzakiotis 2014 : 90 ; Rapoport-Albert 2011 : 132-136. 105 Bilu 2003 : 49-50. 106 Rapoport-Albert 2001 : 107. 107 Idel 2011 : 69-72 ; Idel 1997 : 147-160. 108 Zohar III, 249a-b. 109 Voir Faye Koren 2011 : 75-97. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 83

d’un projet mûrement réfléchi visant à instaurer une égalité des sexes, avant de remplacer le Messie par une femme. Les pratiques sexuelles antinomiennes auraient ainsi une fonction émancipatrice. Loin d’être anarchiques, elles suivraient un calendrier bien défini, dans lequel les périodes de chasteté alternent avec les périodes de licence ritualisée : vaste mise en scène dans laquelle hommes et femmes, en totale parité, opèrent ensemble la « rédemption par la transgression »110. Toutefois, malgré la parfaite parité de la famille et de la participation au rituel, ces pratiques sont, le plus souvent, profondément humiliantes et traumatisantes pour les femmes impliquées (rapports sexuels en public, souvent forcés, inceste, soumission sexuelle, humiliations et châtiments corporels, etc.). Et s’il est vrai que des rituels orgiastiques tels que la danse autour d’une femme nue ou l’échangisme sont attestées dès le Sabbatianisme et qu’ils furent importés en Pologne avant même l’arrivée de Frank111, les cérémonies frankistes sont d’une facture bien plus abusive et tyrannique. Les femmes de la Famille sont entièrement soumises au Grand Frère, et réifiées ; elles sont dans l’impossibilité de prendre époux car elles lui appartiennent toutes, et les hommes qui le servent peuvent tous les « utiliser »112. Si les actes de Shabbataï sont plutôt provocateurs et symboliques, ceux de Frank sont très souvent violents et despotiques, y compris envers les femmes113. La structure égalitaire et le pouvoir discrétionnaire du « Seigneur » ne sont pas sans rappeler ceux de certaines sectes, de même que le comportement déviant de Frank, dans lequel Shmuel Feiner voit, à juste titre, une version juive du marquis de Sade114. La doctrine frankiste est toutefois bien moins cohérente et articulée que celle du Marquis. Ses Dits du Seigneur, remplis de contradictions, mettent l’accent sur la parité au sein de la Famille, sur la centralité et l’éminence de la figure messianique d’Eva Frank, mais aussi sur l’inutilité des femmes « dont on ne peut rien faire, car elles ont introduit la mort dans le monde », ou même sur l’idée

110 Rapoport-Albert 2011 : 99-100, 160-162, 164-165, 166-167, 170 et 232. 111 Voir Maciejko 2011 : 200 ; Feiner 2011 : 73-74. 112 Les dits du Seigneur : § 418. 113 Les dits du Seigneur : § 20 et § 81. 114 Feiner 2011 : 78-80. 84 Cristina Ciucu

que le côté de la femme est la mort115. Et, tandis que la vision qu’il a de sa fille, Messie Shekhinah, est très féminisée, le Grand Frère masculinise fréquemment ses disciples femmes, transformées en soldats, travesties et armées116 : son cortège funéraire sera ainsi accompagné d’une armée d’amazones vêtues de boucliers d’argent.

Échos et postérité Assurément, le Frankisme a pu contribuer de manière indirecte, par son rôle dans le processus de sécularisation et dans la diffusion de certaines idées sabbatéennes, à une libération des femmes. Même si son esprit n’est pas celui des Lumières à travers ses composantes libertines il va plus loin que le Sabbatianisme dans la mise en question, voire dans l’annulation, des fondements de la religion juive. Le rituel instauré par Frank ne conserve en effet que peu d’éléments communs avec ceux du judaïsme traditionnel, et son appréhension fonctionnaliste des commandements, devenus superflus, contiendrait même, selon Feiner un élément déiste « ou même spinoziste »117. Les frontières définissant l’appartenance religieuse s’estompent à mesure que se précisent celles qui délimitent la famille frankiste. Le Grand Frère autorise ainsi la constitution du minyan avec n’importe quel enfant chrétien de même que la récitation par des enfants catholiques des prières pour les femmes qui accouchent118. Il incite à renoncer à l’étude, et à tout écrit (même ceux de la Kabbale) hormis la Bible, ce qui va à l’encontre de l’esprit sabbatéen119. L’autre grand courant religieux juif qui se constitue au XVIIIe siècle, le Hassidisme, revient à des positions bien plus conservatrices, au terme desquelles les femmes perdent leur place dans la vie religieuse et dans le processus de rédemption, même si le drame de la rédemption de la Shekhinah y demeure central. Il s’agit, en effet – au moins partiellement – d’une réaction à la sexualité débridée des Sabbatéens et

115 Les dits du Seigneur : § 561 et § 275. 116 Les dits du Seigneur : § 821. 117 Feiner 2011 : 77. Sur le rapport aux Lumières, voir p. 73-75. 118 Les dits du Seigneur : § 289 et § 290. 119 Cet aspect se trouve expliqué par Rapoport-Albert, d’une manière assez documentée pour être convaincante, comme une influence des sectes chrétiennes-orthodoxes réformées (Rapoport-Albert 2011 : 248). Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 85

à ceux de leurs actes qui ont scandalisé le monde juif. Si le rôle joué par le Sabbatianisme dans la naissance du Hassidisme est généralement admis, d’autres croisements ont pu se produire, par la suite, entre Hassidisme et Frankisme. Ainsi, la figure quasi fantasmatique du Hassidisme qu’est la femme-rabbin ukrainienne connue comme “Vierge de Ludmir” (1805-1888), identifiée par une partie des adeptes à l’aspect messianique de la Shekhinah, a pu se superposer, pour certains descendants des Frankistes, à celle d’Eva Frank120. Les rapports et les brassages entre Sabbatianisme/Frankisme et Lumières juives (Haskalah) sont, quant à eux, bien plus étudiés et ils ont fait l’objet de nombreux débats. Du point de vue qui nous intéresse, le texte « Quelque chose pour le sexe féminin », composé au début du XIXe siècle par le frankiste et maskil de Prague Arieh Löw Enoch Hönig Edler von Hönigsberg, est particulièrement précieux. Les idées qu’il véhicule, mi-kabbalistiques, mi-rationalistes, sont révélatrices de la puissance novatrice et émancipatrice des rencontres entre des courants apparemment antagoniques. Il milite ainsi pour une libération sociale et sexuelle des femmes, en se référant au même motif que celui qu’utilisent Sabbatéens et les Frankistes : la Shekhinah, identifiée avec la Vierge Eva Frank, doit (re)monter « en tête du monde »121, et cela à travers une libération du désir féminin. La « réparation » et le perfectionnement du monde ne sont possibles que lorsque, à l’instar de Ruth, les femmes prennent en main leur propre destin. Le Frankiste de Prague n’affirme pas l’homologie entre hommes et femmes, mais insiste sur la valorisation de la féminité en tant que telle, avec sa spécificité, et tout particulièrement son charme/sa sensualité (Reizbarkeit), qui a un pouvoir rédempteur. Comme Frank, von Hönigsberg déplore le fait que les femmes musulmanes se voient contraintes de couvrir leur beauté, leur nature même (et donc leur puissance libératrice pour l’humanité toute entière) étant ainsi niée par la domination masculine. Certaines idées kabbalistico-frankistes trouvent de cette manière, chez des juifs

120 Deutsch 2003 : 155-160. 121 Texte traduit et discuté par Rapoport-Albert dans les annexes de son livre (Rapoport-Albert 2011 : 327-338). 86 Cristina Ciucu

éclairés, à cheval entre mondes traditionnels et acquis des Lumières, un terrain propice à l’innovation et au dépassement des préjugés.

* * *

Même si c’est presque exclusivement ici, en définitive, à l’intérieur de discours masculins, la femme se trouve investie, du moins au niveau de la représentation, d’une aspiration à l’égalité, à la parole, et à la connaissance. Certes, on ne saurait confondre « féminin » et femme, mais, dans la plupart des textes ici évoqués, cette distinction est loin d’être toujours précise. La rédemption du féminin divin est souvent mêlée à une problématisation du rôle religieux – sinon social – de la femme. La présence de ces éléments au sein de la tradition juive n’a pas été, en elle-même, suffisante pour son émancipation, mais elle a offert – et offre toujours – un potentiel d’innovation et un espace de relative liberté. Il n’est peut-être pas fortuit que des courants contemporains tels que le Jewish Renewal122 se tournent vers ces mêmes sources pour proposer une définition aujourd’hui pertinente du rôle des femmes dans le judaïsme.

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122 Courant né à la fin des années 1960, qui se propose de revigorer le judaïsme, en puisant principalement dans les traditions kabbalistique et hassidique, et en introduisant certains principes issus des mouvements féministes et des “Civil Rights Movments”, ainsi que des éléments de soufisme, bouddhisme, yoga etc. Voir Weissler 2010 : 224-232. Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles 87

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L’émergence d’une « conscience féministe » juive. Europe, États-Unis, Palestine (1880-1930)

Isabelle LACOUE-LABARTHE

Si l’histoire contemporaine ou la sociologie des femmes juives font l’objet de nombreux travaux et de vastes synthèses1, couvrant les États- Unis, l’Europe ou la Palestine/Israël, l’articulation entre féminisme et judaïsme2 est moins documentée et il faut souvent en traquer les mentions dans des ouvrages qui ne lui sont pas spécifiquement consacrés mais embrassent, par exemple, l’ensemble des mouvements de femmes3 ou des sociétés juives4. Depuis les années 1990, les organisations féminines juives, en particulier sionistes, ont gagné cependant peu à peu l’attention des chercheur.e.s5. Les recherches de ces vingt dernières années privilégient néanmoins les féministes juives des années 1960 et 1970, en particulier celles qui remettent en cause, de l’intérieur, les rapports entre femmes et hommes au sein de communautés religieuses, orthodoxes en tout premier lieu. Leur sont en effet consacrés de nombreux articles et ouvrages de sociologie, d’anthropologie et d’histoire6. Les femmes juives engagées dans les mouvements féministes actifs en Europe, en particulier en Allemagne et au Royaume-Uni, aux

1 Cf. par exemple Baum, Hyman et Michel 1977 ; Glanz 1976 ; Baker 1993 ; Koltun 1976. 2 Elle est présente dans Greenberg 1981 ; Heschel 1983. 3 Evans 1977 ; Stites 1978. 4 Par exemple : Levin 1977 ; Frankel 1981 ; Ertel 1986. 5 Entre autres : Reinharz & Raider 2005 ; Las 1996. 6 Sur les féministes juives de la « deuxième vague », cf., en français, Pouzol 2008 ; sur le féminisme et le judaïsme contemporain, citons Plaskow 1991 ; Barack Fishman 1993 et 2000 ; Ross 2000 et 2004 ; Israel-Cohen 2012. 96 Isabelle Lacoue-Labarthe

États-Unis et en Palestine mandataire, au cours des premières années du XXe siècle, ou qui, au même moment et dans les mêmes espaces, créent leurs propres mouvements, sont moins présentes dans l’historiographie. Cette sorte de première vague semble, à quelques exceptions près, rejetée dans le flou d’un arrière-plan nébuleux7. Elle a pourtant existé et suscité des études qui en dévoilent la grande diversité. Une étude comparative minutieuse et nourrie d’archives abondantes et variées (rapports de réunions et congrès, articles de presse, correspondances, Mémoires et même entretiens oraux ou épistolaires menés par l’auteure) est ainsi parue, en 1990, sous la plume de l’historienne américaine Linda Gordon Kuzmack : elle rapproche le mouvement des femmes aux États-Unis et au Royaume- Uni de 1881 à 1933 et met à jour la diversité des mobilisations, mais aussi les échanges nationaux et internationaux noués entre les femmes juives – et non juives – de ces deux pays8. Son étude est assez révélatrice des relations à géométrie variable qu’entretiennent ces femmes avec leur appartenance confessionnelle, tantôt renvoyée à la sphère privée et, sans être reniée, presque absente, tantôt au cœur de leur mobilisation. Sur les femmes juives, en particulier féministes, de la Palestine mandataire, des travaux ont commencé à être publiés par des chercheur.e.s israélien.ne.s et européen.ne.s9, dès les années 1980 et les recherches se poursuivent aujourd’hui ; elles s’intéressent aux figures oubliées d’une historiographie en plein renouvellement10. Certaines des organisations de femmes se sont historiquement définies avant tout comme philanthropiques et engagées dans l’action sociale et culturelle ; d’autres se sont explicitement revendiquées comme féministes, en ce sens qu’elles mettaient l’accent sur le caractère déterminant des rapports de sexe dans la société et dans l’appropriation du pouvoir tout en formulant la possibilité de modifier ces rapports dans une perspective égalitaire. Gerda Lerner souligne que le féminisme commence lorsque les femmes se

7 Comme le fut, pendant longtemps en France, celle à laquelle Christine Bard a tout récemment donné une « deuxième vie ». Cf. Bard 2015 : notamment 19-20. 8 Kuzmack 1990. 9 Par exemple : Bijaoui 1981 ; Bernstein 1987 ; Izraeli 1981. 10 Vilmain 2008 et 2011 ; Lacoue-Labarthe 2012. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 97

reconnaissent des intérêts spécifiques en tant que groupe et rejettent leur subordination historique11 ; c’est aussi la définition que nous adopterons ici, tout en suivant la recommandation de Christine Bard, soucieuse d’éviter anachronisme et subjectivisme, de prendre en compte la diversité des féminismes, en portant une attention toute particulière à l’autodéfinition des actrices/acteurs de l’émancipation des femmes ainsi qu’au contexte de son énonciation12. C’est avant tout de l’éveil d’une « conscience féministe » qu’il est ici question13.

Des femmes juives dans les mouvements féministes Au tournant des XIXe et XXe siècles, l’Europe et les États-Unis voient éclore divers mouvements de défense des droits des femmes, en particulier, du droit de vote. Des femmes juives y prennent une part remarquée ; en Allemagne, étudiée par Marion A. Kaplan, elles sont en surreprésentation dans les mouvements réformistes et féministes que ce soit comme militantes ou comme dirigeantes. Leur présence vaut d’ailleurs au féminisme l’accusation d’être « enjuivé »14. La journaliste et féministe allemande Minna Cauer a témoigné de cette exceptionnelle activité : « Les femmes juives semblent s’être donné pour tâche de lutter pour les droits de toutes les femmes : c’est parmi elles qu’on rencontre les femmes les plus actives, mais aussi les plus talentueuses et les plus courageuses15 », écrit-elle en 1898. Dans sa magistrale étude sur l’émergence d’un féminisme russe à partir de 1860, l’historien américain Richard Stites mentionne la présence de jeunes étudiantes juives, pour la plupart issues de la bourgeoisie russe, parmi les élèves des cours Bestoujev à Saint- Pétersbourg. Ces cours, ouverts aux jeunes filles dans les années 1870 avec le soutien du pouvoir impérial, deviennent un vivier du féminisme à partir de 1905, et doivent à la ténacité et à l’engagement féministe de leur direction, d’échapper à la fermeture progressive qui

11 Lerner G. 1976 : 357. 12 Bard 2015 : 20. 13 Lerner G. 1993. 14 Kaplan 1991 : 218. 15 Cité dans Kaplan 1991 : 218. Voir aussi Fassmann 1996. 98 Isabelle Lacoue-Labarthe

frappe ce type d’établissement. Dressant le panorama sociologique du féminisme russe avant 1917, il constate que celui-ci était, comme hors de Russie, urbain et avant tout issu des classes moyennes, même si les féministes les plus âgées étaient plus souvent d’origine noble ou grande bourgeoise, tandis que les plus jeunes venaient de milieux plus modestes, et en particulier juifs16. Aux États-Unis, surtout lorsqu’elles sont originaires de Russie, ces femmes contribuent à l’expansion du suffragisme ; des Juives américaines s’insèrent dans le mouvement général en faveur du droit de vote féminin, sans établir d’organisations séparées. Au cours des années 1910, deux facteurs principaux – l’un structurel, l’autre plus conjoncturel – favorisent cette mixité : la tolérance religieuse accrue, au sein d’une société américaine en voie de sécularisation et, d’autre part, la volonté d’une nouvelle génération de suffragistes de recueillir le soutien de femmes de tous horizons, y compris de celles qui, arrivées d’Europe centrale et orientale, ont davantage été engagées dans le mouvement ouvrier et dans divers mouvements politiques progressistes, que dans la lutte pour l’émancipation des femmes17. Il faudrait également souligner le soutien de rabbins progressistes et de l’American Jewish Congress, du moins jusqu’en 1900-1910, lorsque la peur qu’un tel combat, mené aux côtés de militantes de toutes confessions, ou même athées, ne contribue à éloigner les femmes de la religion18. La part de Juives parmi les suffragistes se distingue tout particulièrement à New York : elle est de 17% des membres fondatrices du Woman Suffrage Party (WSP)19. Certaines militantes

16 Stites 1978 : 169 et 228-229. 17 Sur la participation de femmes juives d’Europe centrale et orientale à des mouvements politiques et au mouvement ouvrier, voir Shepherd 1993 et Kuzmack 1990 ; pour le cas du Bund, où les femmes représentent environ un tiers des militant.e.s, voir Glenn 1990 : 37 et suivantes, et la notice de Jack Jacobs sur le Bund, dans l’encyclopédie en ligne Jewish Women’s Archive, http://jwa.org/encyclopedia/article/bund. 18 Glanz 1976 : 90-94 et 99-100. 19 Ce parti suffragiste newyorkais, né à Carnegie Hall en octobre 1919, est une ramification locale de la National American Woman Suffrage Association. Il est L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 99

parviennent même à des postes de responsabilité : Maud Nathan devient ainsi la première vice-présidente de la Equal Suffrage League, prend la tête du quinzième district d’assemblée du Woman Suffrage Party et représente son pays à Budapest, en 1913, à la réunion de l’Alliance Internationale pour le Suffrage des Femmes20. Rose Schneiderman, militante du mouvement ouvrier féminin devient vice- présidente de la branche newyorkaise de la Women’s Trade Union League (WTUL) en 190821 ; la même année, elle s’engage aux côtés de la Equality League of Self-Supporting Women. De plus en plus convaincue de l’impérieuse nécessité du vote féminin, condition sine qua non pour obtenir une législation favorable aux ouvrières, elle devient une militante acharnée, notamment aux côtés de la National American Woman Suffrage Association (NAWSA), qui la sollicite pour organiser et défendre, en Ohio, le référendum sur le vote des femmes (1912) ou pour les campagnes du WSP de New York en 1915 et 1917. Ces figures de proue attirent au suffragisme de nombreuses ouvrières juives, dont la présence massive aux côtés de la NAWSA, de l’Equality League ou du WSP permet le succès de referendums sur le droit de vote féminin à New York, capitale du suffragisme22, et favorise l’adoption du XIXe amendement à la Constitution américaine, en 1919. À l’inverse, au Royaume-Uni, la participation de Juives aux organisations suffragistes demeure, dans l’ensemble, limitée aux femmes de la bourgeoisie qui partagent, avec les militantes chrétiennes du même milieu, codes et normes sociales et sont, de ce fait mieux acceptées d’elles. La présence de nombreuses femmes juives est ainsi attestée lors de la marche de juin 1911, organisée par la Women’s Social and Political Union, organisation suffragiste créée par Emmeline Pankhurst en 1903, dans un contexte de discussion parlementaire au sujet du vote des femmes23. En France aussi, bourgeoises juives et protestantes sont particulièrement présentes

organisé en districts, sur le modèle des partis politiques. Cf. Schaffer 1962. Les chiffres fournis sont ceux d’Elinor Lerner 1981 : 449. 20 Lerner 1981 : 448. 21 Elle en devient présidente en 1917 ; de 1926 à 1950, elle dirige la WTUL nationale. 22 Kuzmack 1990 : 152 notamment. 23 Kuzmack 1990 : 139. 100 Isabelle Lacoue-Labarthe

dans les organisations féministes, comme le Conseil National des Femmes Françaises24, dont quelques figures de proue sont de familles juives (Gabrielle Alphen-Salvador, Eugénie Weill et Louise Cruppi) ou encore l’Union Française pour le Suffrage des Femmes25 ; dans ces organisations, si les militantes ne la renient pas, leur appartenance confessionnelle n’est pas mise en avant26. Pour autant, dans de nombreux cas, en particulier aux États-Unis, le suffragisme juif se déploie surtout au sein d’organisations séparées.

Des féminismes juifs Le choix de militer au sein de leurs propres structures s’impose parfois aux femmes juives. La raison la plus évidente tient à l’antisémitisme plus ou moins larvé de certaines féministes européennes ou américaines. Aux États-Unis, au tournant des XIXe et XXe siècles, certaines suffragistes, voulant rompre avec ce qu’elles perçoivent comme une oppression des femmes dans le christianisme, diffusent en effet une vision très négative du judaïsme, qui tient lieu de critique plus générale – et plus discrète – du sort réservé aux femmes dans les grandes religions. C’est dans cette veine qu’Elizabeth Cady Stanton publie en 1895 Woman’s Bible, une lecture si ce n’est ouvertement antisémite, du moins hypercritique du Pentateuque, accusé d’être à l’origine de la domination des femmes dans l’histoire du monde27. Certes, la NAWSA dit, dès 1896, son rejet du texte de Stanton ; pour autant, l’antisémitisme de certaines féministes américaines, très atténué en comparaison avec ce qu’il était au milieu du XIXe siècle, met du temps

24 Cf. Klejman & Rochefort 1989 : 150-151 ; sur les femmes juives dans le CNFF, Cohen 2011. 25 La secrétaire général de l’UFSF est, à partir de 1913, Cécile Brunschvicg. Issue d’une famille juive de la bourgeoisie parisienne, la jeune femme entre en 1907 au CNFF, puis en 1909 dans l’association suffragiste dont elle devient présidente en 1923 (Pichon 2012 : 132). 26 Le CNFF entend ainsi dépasser les clivages confessionnels et atteindre l’ensemble des femmes. Il s’affiche comme féministe et laïque (Cohen 2011 : 85), au moins neutre (Bard 2006 : 4). 27 Grand Colomb 1980 : 55-56. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 101

à s’effacer28. Il se transforme parfois en méfiance à l’égard des migrants et des migrantes, dont une sorte de “retard” socio-politique pourrait compromettre le progrès espéré par les féministes. Aux a priori “raciaux” se mêle incontestablement du mépris social. Ces préventions existent tout autant, sinon davantage, parmi les féministes britanniques ; au sein de l’organisation suffragiste que Sylvia Pankhurst a créée dans l’East End en 1913, circulent quelques réticences à l’égard des adhérentes juives, qui peuvent avoir découragé plus d’une candidate29. Outre le sentiment d’être parfois peu désirées au sein des organisations de femmes partageant des origines majoritairement chrétiennes, les Juives qui, des années 1880 aux premières décennies du XXe siècle, souhaitent que s’ouvre pour elle l’horizon des possibles, ressentent le désir de la liberté de parole que peut apporter un entre- soi de femmes, et plus encore de femmes juives. Les recueils de discours et d’articles, les écrits autobiographiques, les Mémoires laissés par nombre d’entre elles, en témoignent. Dans un discours de 1904, Hannah G. Solomon, fondatrice, en 1893, de la première association nationale de femmes juives aux États-Unis, justifie le choix d’organisations séparées par une double nécessité, religieuse et philanthropique. Il s’agit de renforcer la formation religieuse de femmes laissées en déshérence spirituelle, et d’autre part, de les aider à prendre en main leur rôle dans la transmission générationnelle au sein de la communauté30. Les hommes ne sont pas exclus de l’organisation qu’elle dirige, précise Hannah Solomon, mais ils ne semblent guère désireux d’y adhérer31. Dans un rapport d’activité de 1899, elle précise par ailleurs que la séparation évite les préjugés auxquels s’exposent les Juifs dans des organisations où les confessions sont mêlées32. Contrairement à celles qui intègrent des mouvements et organisations mixtes et se revendiquent plus comme

28 Kuzmack 1990 : 39-40. 29 Kuzmack 1990 : 139. 30 Solomon 1911 : 224-225. 31 « Nous n’avions pas l’intention d’exclure les hommes […]. Nous étions prêtes à accueillir ceux qui auraient réclamé leur admission. À ce jour, ils ne l’ont pas fait » (Solomon 1911 : 140). 32 Solomon 1911 : 260. 102 Isabelle Lacoue-Labarthe

femmes que comme juives, les féministes qui choisissent des structures exclusivement juives tiennent ensemble, imbriquées et indissociables, leurs identités de Juives et de femmes. C’est là le point commun à la multitude d’associations qui éclosent dans les dernières années du XIXe siècle et au début du nouveau millénaire. Aux États-Unis comme en Europe, en Allemagne et au Royaume- Uni notamment, l’engagement féministe juif prend appui sur de nombreuses organisations féminines en lutte pour un progrès social, entre autres pour les femmes. Si elles ne se présentent pas comme féministes, ces formations contribuent néanmoins à éveiller la conscience et l’activisme politiques de leurs membres33. De fait, les premières organisations féministes juives sont issues d’anciens clubs sociaux dont l’activité se politise et se tourne vers des revendications de plus en plus radicales ; des années 1880 jusqu’à l’aube du XXe siècle, en philanthropes aguerries, elles se préoccupent des plus démunis, leur procurent nourriture, soins médicaux et même funérailles. Mais à partir des années 1900, les priorités de certaines d’entre elles se modifient. Ainsi, à Lautenberg comme à Kissingen, les activités d’associations caritatives féminines juives se transforment entre 1879 et 1919, passant du soutien aux malades ou à des établissements pour jeunes filles, à la mise en place de cours ou de conférences sur l’histoire juive, le statut des femmes dans le judaïsme ou des questions d’actualité concernant spécifiquement les femmes. Les traditions juives restent certes présentes, les fêtes religieuses sont le plus souvent respectées, mais ces rencontres offrent néanmoins à leurs participantes une ouverture vers de nouveaux horizons. Au Royaume-Uni, les premières associations juives féminines apparaissent dans les années 1840, le premier club d’ouvrières juives, en 1885, à l’initiative de Louise Lady Rothschild. Le West Central Friday Night Club propose des activités sociales, éducatives et de loisir, en particulier aux immigrantes ; il est aussi un instrument de conscience de soi, voire d’éducation politique, comme le devinent très tôt ses détracteurs, convaincus de son pouvoir délétère sur la famille, voire sur la moralité des femmes34. En 1893, une jeune femme de la bourgeoisie

33 Kaplan 1991 : 192. 34 Kuzmack 1990 : 13. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 103

juive londonienne, Lily Montagu, reprend, avec sa sœur Marion et sa cousine Beatrice Franklin, le club de Lady Rothschild, désormais désigné comme West Central Jewish Girls’ Club ; des cours (religion, anglais, hébreu, travaux manuels, musique, etc.) y sont dispensés aux jeunes ouvrières lors du shabbat. Le club met également en place un foyer qui loge une partie des femmes accueillies. Le succès de l’entreprise de Lily Montagu fait école et les organisations de ce type se multiplient au tournant des XIXe et XXe siècles. La dimension émancipatrice de ces organisations ne fait d’ailleurs pas de doute ; elle se renforce avec le temps. Comme le souligne l’historienne Jane Spence, pour Lily Montagu, il s’agit d’aider les femmes à s’organiser par elles-mêmes et à devenir actrice de leur propre vie35. Aux États-Unis, une même évolution se dessine, des premières « Sunday Schools » ouvertes par Rebecca Gratz à Philadelphie en 183836, aux clubs féminins, apparus à New York en 1846 et démultipliés dans les années 1880-1890. Hannah G. Solomon est la première Juive admise dans un club féminin américain, le Chicago Woman’s Club, en 1877. Elle souligne dans son autobiographie combien il était alors important de différencier club et société féminine : « Adhérer à une organisation de “femmes” – et non de “dames” – et à une association portant le titre de “club” plutôt que de “société”, était en soi une avancée radicale »37. Ces organisations donnent en effet bien naissance à des mouvements plus amples, plus ambitieux et que l’on peut qualifier de féminisme social38. Ce glissement de l’action sociale au féminisme se perçoit particulièrement dans les associations juives de lutte contre la « traite des blanches », selon la terminologie alors souvent usitée. La plus importante d’entre celles qui émergent au tournant des XIXe et XXe siècles est allemande. Créée à Francfort en 1904 par Bertha Pappenheim, sa présidente jusqu’en 1924, la Ligue des Femmes Juives (Jüdische Frauenbund, JFB) affiche des ambitions modérées, à l’instar

35 Spence 2004 : 506-507. 36 Cf. Dianne Ashton, Jewish Women’s Archives, http://jwa.org/encyclopedia/article/gratz-rebecca 37 Solomon 1946 : 43. 38 Cf. Lemons 1973 : vii-viii. 104 Isabelle Lacoue-Labarthe

des autres mouvements de femmes allemandes qui la précèdent : défense de la famille, de la maternité, de l’éducation et du mode de vie de la bourgeoisie éduquée renvoient à l’appartenance sociale de ses membres39. Elle est beaucoup plus radicale en revanche dans son combat contre ce qui est présenté comme le fléau prostitutionnel, combat mené non seulement en Allemagne, mais à travers l’Europe centrale et orientale que sa dirigeante parcourt pendant plusieurs années. Ces voyages donnent lieu à une correspondance dont une partie est publiée, dès 1924, sous un titre évocateur, Le travail de Sisyphe40. Destinées aux « filles » dont elle s’occupe à travers la JFB et à diverses amies intimes, les lettres des Balkans, de Palestine (1911) ou de Galicie (1912) révèlent une féministe autoproclamée, ne ménageant pas ses efforts pour susciter la création d’équivalents locaux à la Ligue allemande et se réjouissant de ses évidents succès et des ralliements d’autres associations41. Fière de son engagement, elle se montre volontiers cassante à l’égard d’interlocuteurs plus réticents ; l’un d’eux, à bord du Tsarévitch qui relie Tripoli à Jaffa fait les frais de son mépris : Hier soir, la conversation est tombée sur le mouvement féministe, et j’ai eu une vive altercation avec mon voisin de table, l’énergumène prussien. J’ai même dû défendre [la militante féministe] Hélène Lange que cet imbécile attaquait sans mâcher ses mots42. L’épisode peut paraître anecdotique ; il révèle néanmoins à quel point la conviction que l’avenir sera féministe est chevillée au corps de militantes qui y sont nées par l’action sociale et que confortent lectures et rencontres. Que Bertha Pappenheim ait traduit en allemand A Vindication of the Rights of Woman de Mary Wollstonecraft

39 Kaplan 1979 : notamment 12-14, mais aussi chapitre 3 : 59-101. 40 Sisyphus-Arbeit, 1924 ; édition française : Pappenheim 1986. 41 La Ligue compte ainsi environ 35 000 membres en 1914, 50 000 à la fin des années 1920 ; ses filiales sont présentes dans l’ensemble de l’Allemagne (Kaplan 1979 : 90). Le groupe de Kissingen rejoint en 1919 la Ligue des Femmes Juives (Kaplan 1991 : 203). 42 À bord du Tsarevitch, 26 avril 1911, Pappenheim 1986 : 142. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 105

et publié, la même année (1899), une pièce de théâtre intitulée Les Droits des femmes43 prend ici tout son sens. Par un autre aspect, le profil de la militante allemande fait écho aux organisations féministes juives apparues, à la même période, dans le reste de l’Europe et aux États-Unis : l’éducation des femmes, la formation professionnelle, mais aussi religieuse tendent vers un même but, le « développement de la vie religieuse et de la communauté juives »44, dans un contexte marqué par le maintien, voire l’amplification de l’antisémitisme, qu’évoque plusieurs fois B. Pappenheim dans sa correspondance. Toute évolution de la place des femmes, de leur statut et de leurs droits, doit s’opérer au service d’un judaïsme renforcé et marchant enfin sur ses deux jambes. Ce lien étroit entre féminisme et judaïsme constitue la matrice de nombreuses organisations créées depuis la fin du XIXe siècle.

Féministes juives ou juives féministes ? Hannah G. Solomon l’exprime clairement dans un discours tenu en octobre 1904 à Saint-Louis : Nous ne nous constituons pas en organisation pour ce que nous pouvons recevoir, mais pour ce que nous pouvons donner45. Rebekah Kohut, tient sensiblement le même discours : J’ai grandi à une époque où les femmes commençaient à demander l’égalité des droits, la participation pleine et entière à la vie de la communauté. C’était un mouvement avec lequel j’étais entièrement en accord46. Ainsi s’expriment deux figures de proue du National Council of Jewish Women (NCJW), créé en 1893 lors du premier congrès américain de femmes juives et, comme on l’a dit plus haut, dirigé par Hannah G. Solomon jusqu’en 1905. « Première organisation féminine de dimension nationale »47, elle tisse un réseau national dense : en 1896,

43 Frauenrechte. Schauspiel in Drei Aufzügen, Dresden, Verlag Pierson. 44 Kaplan 1979 : 22. 45 Solomon 1911 : 123. 46 Kohut 1925 : 30. 47 Las 1996 : 18. 106 Isabelle Lacoue-Labarthe

présente dans une cinquantaine de villes américaines48, elle compte environ 3 000 membres. En 1902, 7 000 femmes ont rejoint le NCJW et en 1926, le nombre de sections a doublé, pour 53 000 adhérentes49. Cette organisation de poids suit une ligne de conduite définie dès le congrès fondateur : Le National Council of Jewish Women doit 1) s’efforcer d’unir étroitement les femmes intéressées par les activités religieuses, philanthropiques et éducatives et de considérer les moyens pratiques de résoudre les problèmes qui se posent dans ces domaines ; 2) organiser et encourager l’étude des principes fondamentaux du judaïsme ; de l’histoire, de la littérature et des coutumes juives, et les relations entre l’histoire des Juifs et celle du reste du monde ; 3) utiliser les connaissances acquises grâce à cette étude pour perfectionner les Écoles du Shabbat et mener le travail social ; 4) s’assurer l’intérêt et l’aide de personnes influentes, pour susciter un sentiment général de rejet des persécutions religieuses, partout, à n’importe quel moment et quiconque en soit victime, et trouver les moyens d’éviter de telles persécutions50. L’action du NCJW peut ainsi sembler un simple prolongement des activités philanthropiques développées jusqu’alors. Pourtant, cette présentation masque des combats bien réels pour les droits des femmes, voire l’égalité entre femmes et hommes, soit par les engagements collectifs du Conseil, soit par les initiatives individuelles de certaines de ses adhérentes et dirigeantes. C’est au nom du Conseil qu’Hannah G. Solomon s’exprime en 1896 devant un club masculin de Chicago pour y défendre le travail des femmes, l’égalité des salaires et une éducation permettant à chacun-e de jouer son rôle dans la société51, au premier chef dans la communauté. Au sein de celle-ci, l’apprentissage de l’hébreu52 et des textes religieux, mais surtout la

48 Baum, Hyman et Michel 1977 : 51. 49 Chiffres donnés par Solomon 1946 : 113 et 213. 50 Solomon 1911 : 129. Sur les premiers pas du NCJW, voir Las 1996 : 15-20 ; Solomon 1946 : 79-91 et Grand Colomb 1980 : 57-61. Sur les thèmes abordés lors de cette réunion constitutive, cf. Jewish Women’s Congress, 1894. 51 Solomon 1911 : 60 et 68. La conférence s’intitule : « Women as Breadwinners ». Solomon insiste régulièrement sur la complémentarité des femmes et des hommes dans la société en général et dans la communauté en particulier (Solomon 1911 : 175). 52 Solomon 1911 : 122. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 107

reconnaissance du droit de vote des femmes doivent permettre un rééquilibrage des rôles, voire éviter que les synagogues ne se vident, délaissées par les hommes53 ! Au-delà du vote communautaire, certaines adhérentes du NCJW soutiennent les suffragistes américaines : Rebekah Kohut, qui préside dès 1894 la section newyorkaise du Conseil puis dirige, à partir de 1923, le World Congress of Jewish Women ne comprend pas même qu’il puisse en être autrement et, dès les années 1880, compare les « grandes femmes d’Israël » (Rebecca Gratz, Emma Goldman, Grace Aguilar54, etc.) avec les pionnières du mouvement des femmes américaines : Ces Juives, elles avaient sauvé et perpétué le judaïsme. À quoi ressembleraient-elles aujourd'hui ? La comparaison s’impose d’elle-même avec les femmes qui menaient alors la bataille pour l’émancipation de leur sexe (…). J’associais le travail de ces femmes avec l’histoire des femmes de mon propre peuple, et trouvais beaucoup de ressemblance à leurs idéaux et à leurs aspirations55. Cette comparaison éveille son désir de lutter elle aussi pour le suffrage féminin. Désir trop peu partagé, néanmoins, pour que le NCJW, ou toute autre organisation de femmes juives américaines, le revendique officiellement avant le XIXe amendement56. L’Union of Jewish Women (UJW) de Grande-Bretagne est tout aussi timide sur ce point. Créée en 1902 par des “dames” juives anglaises, cette organisation aspire à rassembler des Juives « de tous niveaux et de toutes les nuances d’opinion, religieuse, sociale et intellectuelle »57 ; elle n’y parvient pas, et cet entre-soi de femmes privilégiées ne s’ouvre que dans les activités philanthropiques traditionnelles de soutien matériel aux ouvrières. Sa priorité reste l’éducation et la formation professionnelle des femmes de la bourgeoisie et surtout des classes moyennes, domaine dans lequel elle se révèle fort efficace.

53 Solomon 1911 : 184. Discours au NCJW, Baltimore, décembre 1902. 54 Rebecca Gratz (1781-1869) est une philanthrope et éducatrice américaine ; Emma Goldman (1869-1940) est une militante anarchiste russe ; Grace Aguilar (1816-1847), poétesse et romancière anglaise a notamment publié en 1845 Les femmes d’Israël, vaste série de récits biographiques. 55 Kohut 1925 : 72 56 Kuzmack 1990 : 148. 57 UJW Report, 1905, p. 9, cité in Kuzmack 1990 : 49. 108 Isabelle Lacoue-Labarthe

Pourtant, d’autres préoccupations l’animent dès 1902, qui se renforcent au point que, dix ans plus tard, s’engage une ardente mobilisation pour le suffrage des femmes sur les questions religieuses, au sein de leur communauté. Sous l’influence d’organisations internationales auxquelles elle se lie, l’UJW élargit l’éventail de ses causes : égalité à l’emploi, amélioration des conditions de travail des femmes, mais aussi suffrage religieux et politique des femmes, aussi bien issues des classes moyennes que de la bourgeoisie58. Après la Grande Guerre, cette ouverture se poursuit, tandis que s’intensifie le combat pour les droits religieux. Ce double combat est aussi celui que mène, durant sa brève existence, de 1912 au début de la Grande Guerre, la Jewish League for Woman Suffrage, un temps seule organisation juive entièrement consacrée à la défense des droits religieux et politiques des femmes. Cette ligue est animée par des figures centrales – masculines et féminines – du judaïsme britannique, qui entretiennent des liens étroits avec des organisations suffragistes non juives59 ; elle est emmenée par son éminence grise charismatique – à ce titre, très étudiée par les historien.ne.s60 – Lily Montagu que nous avons déjà rencontrée comme fondatrice de clubs féminins. Cette militante, également co-fondatrice de la Jewish Religious Union for the Advancement of Liberal Judaism, s’impose en 1918 comme la première femme à prononcer un sermon dans une synagogue anglaise, tout en continuant à affirmer son attachement à la famille, au rôle de protectrices de la morale joué par les femmes, mais surtout à la vitalité d’un judaïsme qu’elle invite, dès la fin du XIXe siècle, à sortir, par la réforme, de la « léthargie »61 dans laquelle elle l’estime tombé.

58 Pour les activités philanthropiques, Kuzmack 1990 : 50 ; pour un bilan de l’activité de formation professionnelle de l’JUW, voir Kuzmack 1990 : 81-82 et Tananbaum 1999 ; sur l’évolution des activités Kuzmack 1990 : 83. 59 Comme la National Union of Women’s Suffrage Societies ou la London Society for Woman Suffrage. 60 Au premier chef par Linda Kuzmack qui a étudié les écrits de Lily Montagu et dépouillé les documents (correspondance et sermons) de la collection de microfilms Ellen M. Umansky (Archives Juives Américaines, Cincinnati, Ohio) qui lui sont consacrés. 61 Montagu 1899 : 223. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 109

Certaines militantes sont tout aussi transgressives lorsqu’elles font irruption, dans les années 1912-1914, au beau milieu d’offices religieux et sont expulsées des synagogues, parfois même arrêtées62. Moralité, réformisme religieux, action sociale : ces trois exigences communes rapprochent à l’évidence les associations américaines (NCJW), britanniques (UJW, JLWS) et allemandes (JFB) des années 1890-192063. Toutes peuvent s’enorgueillir d’avancées dans leurs domaines de prédilection, ceux pour lesquels, avant tout, elles se sont constituées en organisations séparées, les droits religieux pour les femmes.

Féministes sionistes ou sionistes féministes ? Au cours de la même période et surtout à la fin des années 1910, émergent des féminismes d’un type nouveau : sionistes, ils se développent dans la Palestine ottomane puis mandataire. Mais ils émanent de milieux socio-politiques différents et, de fait, s’adressent à des publics différenciés. Le premier, chronologiquement, est un mouvement féminin ouvrier, étroitement lié au développement de la colonisation de la Palestine par les Juifs arrivés par vagues migratoires (aliyot) depuis les années 1880 d’Europe et des États-Unis, pour fuir l’antisémitisme et concrétiser un projet national. En 1911, se tient à Kinneret, en Galilée, une première réunion d’ouvrières parvenant difficilement à trouver du travail dans un Yishouv64 qui privilégie l’emploi masculin. Celle qui devient bientôt la figure de proue, puis l’historienne du mouvement, Ada Maimon, souligne le désir de ces femmes de prendre une parole qui leur est trop souvent refusée pour aborder les difficultés qui leur sont propres : « il est apparu clairement aux femmes qu’elles ne pourraient faire entendre leurs voix dans les conférences générales et que les

62 Jewish Chronicle, 15 mars 1912 : 17-18. (http://archive.thejc.com/search/pagedetail.jsp?gofrom=null&goto=null&issue =MARCH%2015%201912&refno=/archive/output/1912/1912-1-%20- %200311.gif). 63 Pour une comparaison entre les organisations de femmes allemandes et britanniques, cf. Tananbaum 1999 : 377-378. 64 Communauté juive de Palestine avant la création de l’État d’Israël en 1948. 110 Isabelle Lacoue-Labarthe

délégués ne mettraient pas les problèmes spécifiques des ouvrières à l’ordre du jour »65. Non seulement la réunion est organisée par des femmes, mais elle leur est réservée. Trois ans plus tard s’amorcent les prémices de l’institutionnalisation d’un mouvement ouvrier féminin66, favorisée par une participation de plus en plus vaste67. En 1918, la conscience féministe s’aiguise ; une déléguée, Hayuta Bussel, constate amèrement : Il nous est malheureusement devenu très clair que nous serions les seules, dans nos réunions, à prendre en considération nos problèmes. Nos camarades hommes n’ont aucun intérêt à nous voir prendre part aux discussions générales à propos des questions de travail68. La volonté de créer une structure spécifique aux ouvrières donne naissance, en 1921, au Conseil des femmes ouvrières, branche féminine de la Confédération générale des travailleurs juifs en Palestine (Histadrout, 1920), dont Ada Maimon prend alors la tête en tant que secrétaire générale. L’égalité professionnelle des femmes et des hommes résume son programme général : accès aux mêmes professions, notamment dans les colonies agricoles qui les accueillent moins volontiers, égalité salariale, protection du droit des femmes au travail, en particulier lors des crises économiques, amélioration de la formation professionnelle féminine, ouverture de structures d’accueil pour jeunes enfants, afin de faciliter le travail des mères, puis, à partir de la fin des années 1920 et du début des années 1930, reconnaissance du statut de travailleuses aux femmes au foyer69. Ces revendications s’expriment lors des différentes conventions du Conseil des femmes ouvrières70 ; elles proposent une refondation sociale sur la base de l’égalité des sexes et d’une redistribution des rôles des femmes et des hommes. Fluidité et interchangeabilité

65 Maimon 1962 : 28. 66 Une instance exécutive, le Comité des ouvrières, est par exemple mise en place (Maimon 1962 : 38). 67 Maimon 1962 : 28, 36 et 60 : 17 représentantes de colonies juives en 1911, 30 représentantes ouvrières en 1914, 70 en 1918. 68 Propos rapporté par Maimon 1962 : 52. 69 Lacoue-Labarthe 2012 : 213. 70 Maimon 1962 : 87, 260 et 268. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 111

doivent permettre d’éradiquer des stéréotypes encore très prégnants auprès de militants sionistes, pourtant eux aussi désireux de créer une nouvelle société plus égalitaire. L’arrimage du Conseil des femmes ouvrières à la Histadrout est cependant révélateur du double attachement de ces militantes certes féministes, mais avant tout fidèles au sionisme et à ses institutions naissantes. Dans le contexte tendu de la Palestine mandataire, où la colonisation provoque des émeutes (1929 puis 1936), où la crise économique frappe (1926-1927 surtout), il n’est pas bon d’être accusé de séparatisme et il faut, au contraire, resserrer les rangs sionistes ; aussi le conflit de loyauté se résout-il, en quelques années, par une mise au second plan des aspirations féministes, favorisée par l’arrivée en Palestine de migrants et de migrantes moins politisés et plus conservateurs. Le remplacement, à la tête du Conseil, de la « radicale » Ada Maimon par les « loyalistes » Golda Meir en 1927 puis Beba Idelson en 193071 reflètent cette évolution des priorités, également soulignée par l’adjonction au Conseil d’une Organisation des mères travailleuses72. L’existence de cette organisation, qui propose un travail social traditionnel, est symptomatique de la priorité accordée à la fonction maternelle des femmes, dans le Yishouv de la fin des années 192073. L’autre féminisme juif de Palestine semble, en revanche, rester davantage en harmonie avec l’air du temps. Contrairement au mouvement ouvrier qui l’a relégué au second plan, c’est avant tout pour le droit de vote des femmes qu’il se mobilise. La réunion de 1903 où s’esquissent les premières institutions sionistes de Palestine, refuse le droit de vote aux femmes du Yishouv, alors même qu’il est en vigueur au sein de l’Organisation sioniste mondiale depuis 1899. Ce rejet est réitéré en 1917 par le Conseil temporaire des Juifs de Palestine – qui comprend pourtant une

71 Izraeli 1992 : 200-205. 72 Eisin 1989 : 13. 73 L’attachement des syndicats à la fonction maternelle des femmes, au détriment de leur rôle socio-économique n’est pas propre au mouvement ouvrier du Yishouv : au cours de cette période, en Europe, notamment en France, un tel discours reste très présent, cf. Frader 1998. 112 Isabelle Lacoue-Labarthe

femme, suffragiste convaincue, Rachel Yanait74. Enfin, lorsqu’est établi, en 1918, le principe de l’élection d’une Assemblée nationale du Yishouv, le même refus s’impose. Des débats opposant délégués du secteur ouvrier et représentants religieux, notamment orthodoxes, conduisent à un compromis qui, comme tous les compromis, ne satisfait au fond personne : les femmes pourront voter mais non être élues. Finalement, une troisième Assemblée constitutive réunie en décembre 1918, où les religieux sont moins présents, entérine le vote féminin. Mais le débat n’est pas clos pour autant : les religieux remettent en cause cette décision et repoussent sans cesse les élections. La menace qui pèse sur ce droit nouvellement reconnu suscite une ample mobilisation : si certaines femmes étaient parvenues à se faire élire au sein de conseils municipaux (Jaffa en 1918, Rishon-le-Zion et Haïfa en 1919), et avaient adressé des courriers de protestation au conseil temporaire75, en 1919, elles se constituent en une Union des femmes hébraïques pour l’égalité des droits en eretz-Israël, regroupement de différentes associations de militantes. Cette Union est dirigée par un groupe de femmes souvent originaires de Russie – Sarah Azaryahu, Nehamah Pukhachewsky – et arrivées en Palestine entre les années 1880 et 1914, bien intégrées dans le Yishouv. Certaines exercent des professions libérales (médecine, enseignement) et sont socialement établies. Elles drainent autour d’elles des militantes surtout issues des classes moyennes urbaines, éduquées, actives dans la communauté76 et mues par un mot d’ordre apolitique : « une constitution et une loi identiques pour les hommes et les femmes ». Si leur égalitarisme ne peut être mis en doute, il est subordonné au projet sioniste, auquel ces femmes veulent contribuer au mieux : Nous, femmes de la dernière vague d’une immigration qui dure depuis plus de trente ans, depuis l’arrivée du groupe Bilu77, ne sommes pas

74 Cf. Yanait Ben Zvi 1963. Sur les débats au sujet du vote des femmes, cf. le récit de Maimon 1962 : 235. 75 Bijaoui 1981 : 134 ; Maimon 1962 : 233. 76 Lacoue-Labarthe 2012 : 200. 77 Groupe de migrants arrivés à Jaffa en juillet 1882. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 113

venues ici comme de « délicates créatures78 », mais comme des femmes de la nation qui souhaitent remplir le devoir national que le destin a imposé à cette génération79. Les élections à l’Assemblée des Élus finissent par se tenir en avril 1920 – les religieux espèrent une victoire qui leur permettrait d’abroger le suffrage féminin80 – et voient l’élection de cinq femmes présentées par l’Union, sans coloration politique spécifique, pour un total de 14 femmes (sur 314 élu.e.s), dont certaines sont très proches de l’Union. Au cours des années qui suivent et devant l’hostilité des religieux, l’Union, avec l’appui d’autres militantes (celles du Conseil des femmes ouvrières, notamment) ou même d’associations internationales de femmes juives, redouble d’activité pour rendre le suffrage féminin irrévocable. En 1926, un an après une nouvelle élection de l’Assemblée – 20 femmes y siègent désormais, dont quelques féministes “historiques”81 –, elles obtiennent satisfaction. Leur combat a fait éclater la droite religieuse, mais constitue la base de la législation du pré-État82. Suffragiste, l’association entend enfin, comme son nom le laisse deviner, défendre d’autres causes liées à l’égalité des droits entre femmes et hommes : contre le mariage des très jeunes gens (des filles, en fait) ; pour le droit des femmes à obtenir des certificats d’immigration pour leur famille restée en diaspora ; mais surtout pour l’élaboration d’un code civil et la création d’un tribunal civil juif remplaçant les tribunaux rabbiniques pour les questions de droit personnel83 ; pour l’ouverture de certaines

78 Le propos reprend ici, pour s’en moquer, les préjugés alors courants véhiculés à propos des jeunes femmes venues d’Europe ou des États-Unis et supposées inaptes à participer à la construction, notamment au sens propre du terme, du Yishouv ; au contraire, certaines de ces migrantes se voient comme des pionnières et revendiquent la possibilité de contribuer comme les hommes à ce projet, y compris par les travaux les plus éprouvants physiquement, cf. Lacoue-Labarthe 2012 : en particulier 211-217. 79 Azaryahu 1957 : 158. 80 En attendant, les femmes ultra-orthodoxes ne votent pas, mais le vote de leurs maris compte double (Bijaoui 1992 : 267). 81 Rachel Yanait Ben Zvi, Sarah Azaryahu, Ada Maimon par exemple. 82 Bijaoui 1992 : 271-272. 83 Maimon 1962 : 240. 114 Isabelle Lacoue-Labarthe

professions, avant tout libérales, encore réservées aux hommes et la reconnaissance, pour les femmes au foyer, du statut d’indépendantes. La question religieuse, on le voit parfaitement ici, ne se limite pas à la foi, mais est porteuse d’implications beaucoup plus vastes, qui viennent par exemple bouleverser le cadre juridique dans lequel évoluent les femmes. Dans la Palestine ottomane puis mandataire, le mouvement ouvrier féminin et l’Union pour l’égalité des droits partagent certes une même hiérarchie des priorités : le sionisme est le combat principal, le féminisme lui est largement subordonné84. Ils peuvent collaborer – Ada Maimon est, par exemple, aussi bien suffragiste que militante ouvrière85 – mais ne se confondent néanmoins pas. Cette multipolarité d’activités féministes qui, au-delà de leurs différences, parviennent à croiser leurs combats, n’est alors pas propre au Yishouv.

Diversité et interconnexions

La même diversité existe, on l’a vu, dans les pays européens et aux États-Unis où naissent également des mouvements féministes juifs : sionistes, non sionistes, voire antisionistes (JFB allemand) ; suffragistes (JLWS) ou plutôt favorables à des réformes sociales et à l’égalité des droits religieux et communautaires (NCJW, UJW) ; religieux ou laïcisés – ce qui est plus rare. Parfois, cette diversité s’immisce à l’intérieur des mouvements eux-mêmes. La dirigeante du JFB, Bertha Pappenheim, est hostile au sionisme ; pourtant certaines adhérentes du mouvement sont sensibles à ce nationalisme juif86. Rebekah Kohut se souvient des divisions qu’elle s’efforce d’estomper au sein de la branche newyorkaise du NCJW. Outre les tensions entre femmes de vagues migratoires et d’origines différentes : Il y avait aussi celles qui étaient farouchement orthodoxes, celles qui opposaient à l’orthodoxie un judaïsme profondément réformé ; et celles

84 Lacoue-Labarthe 2012 : 223-232 notamment. 85 Sur les diverses collaborations entre féministes « libérales » et ouvrières au cours des années 1920 et 1930, cf. Lacoue-Labarthe 2012 : 202-211. 86 Kaplan 1979 : 91. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 115

qui ne s’intéressaient nullement aux clivages religieux, mais plutôt au travail d’aide sociale87. La ligne de faille entre fidèles à l’orthodoxie juive et partisanes d’un judaïsme conservative ou même réformé, est une constante de mouvements qu’elle tend d’ailleurs à distinguer. Elle reflète les divisions plus générales d’un judaïsme en transition, entre conservatisme88 et perméabilité aux évolutions séculières, amené à se positionner face au mouvement de la Haskalah (Lumières juives) apparu au XVIIIe siècle, et à s’interroger sur l’historicité de la réception de la Torah. Ainsi, en Europe, aux États-Unis et en Palestine, des rabbins justifient religieusement l’élargissement des droits des femmes, en particulier la reconnaissance de leur droit de vote89, acceptent des modifications de la place des femmes dans la communauté et du droit, notamment concernant le divorce90, en cohérence avec les principes énoncés lors de la conférence rabbinique de Breslau (1846) à ce sujet91, acceptent le principe de l’éligibilité des femmes aux conseils d’administrations des synagogues, aux États- Unis, par exemple, dès 189292, voire admettent la direction des offices

87 Kohut 1950 : 122. Plus loin, elle dresse le portrait d’adhérentes aux profils divers (p. 202-203). 88 Tamar Ross souligne combien, depuis le XIXe siècle, la « ligne orthodoxe » est « coupée de l’histoire », en ce qui concerne la loi religieuse (Ross 2007 : 244). 89 Dès 1876, le rabbin de Cincinnati Isaac Mayer Wise défend le vote des femmes (Nadell 1999 : 21). Plus tardivement, le grand rabbin séfarade du Yishouv puis d’Israël, de 1939 à 1953, se prononce en faveur du suffrage féminin (Ross 2007 : 249). 90 Kuzmack 1990 : 167. Dans le judaïsme libéral, le divorce devient civil ; hommes et femmes siègent ensemble dans nombre de synagogues, tandis que se répandent l’étude du judaïsme et la confirmation pour les filles, y compris dans certaines communautés orthodoxes. 91 Cette réunion de rabbins libéraux énonce en six points l’égalité des droits et des devoirs pour les femmes et les hommes (Bebe 2008 : 134). Cette déclaration ne sera suivie d’effets que peu à peu, dans les premières décennies du XXe siècle (Nadell 1999 : 18-19). Elle influence néanmoins les réformistes américains. 92 Décision de la Central Conference of American Rabbis (Bebe 2008 : 136). Apparu en Europe, le judaïsme réformé se répand rapidement aux États-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle, notamment par le biais de rabbins venus du Vieux Continent (Nadell 1999 : 14). Voir aussi, pour le Royaume-Uni, Kuzmack 1990 : 168-169. 116 Isabelle Lacoue-Labarthe

par des femmes93 et ouvrent ainsi la voie aux premières femmes rabbins94. Certains appuient, à l’aube de la Première Guerre mondiale, les revendications des féministes suffragistes95. D’autres restent au contraire attachés à la répartition ancestrale des rôles entre hommes et femmes, ou n’admettent que des changements marginaux : le judaïsme orthodoxe accorde peu de satisfactions aux femmes qui demandent davantage de droits et un rôle accru dans la communauté96. Entre réforme et orthodoxie, le judaïsme conservative – appelé massorti en Europe – est apparu en Allemagne dans la seconde moitié du XIXe siècle, puis s’est répandu en Europe et aux États-Unis ; il accepte des changements limités comme la bat mitzvah pour les filles, par exemple : aux États-Unis, cet équivalent féminin de la bar mitzvah, cérémonie d’entrée dans la majorité religieuse, s’est tenu pour la première fois en 1922. Le judaïsme conservative tient compte du contexte social dans l’application de la loi religieuse97. Dans tous les cas, la place et les droits des femmes sont devenus sujets de débats dans les communautés. Étroitement liée au contexte historique général (émancipation des Juifs, développement de l’instruction des filles et du modèle familial de la bourgeoisie urbaine, émergence de féminismes européens et américains, etc.), l’histoire des féminismes juifs est diverse, dans l’espace comme dans le temps98. Cette diversité a toutefois tendance à être masquée par les relations et les connexions internationales qu’entretiennent les différentes associations. Depuis le tout début du XXe siècle, en effet, des femmes juives engagées dans des

93 Décision de la CCAR en 1922 (Nadell 1999 : 68-71). 94 Depuis 1918, Lily Montagu, figure de proue du judaïsme libéral, prêche au Royaume-Uni. Elle devient rabbin en 1944 (Kuzmack 1990 : 136-139). Aux États-Unis, il faut attendre 1972 pour que Sally Priesand soit officiellement et publiquement ordonnée rabbin (Bebe 2007 : 220). 95 Résolution du CCAR en 1917 (Kuzmack 1990 : 149). 96 Kuzmack 1990 : 170. 97 Nadell 1999 : 89. 98 Au début des années 1920, les mouvements féminins juifs se multiplient mais se consacrent avant tout au travail social, dans le contexte de reconstruction d’après-guerre puis de crise économique. Le nazisme fait disparaître le JFB et d’autres organisations de femmes juives. L’émergence d’une « conscience féministe » juive… 117

mouvements à dimension féministe circulent entre États-Unis, Europe et même Palestine. On a vu Bertha Pappenheim effectuer plusieurs voyages dans les Balkans, en Palestine, puis en Galicie dans sa lutte contre la « traite des Blanches »99. Après la Grande Guerre, Rebekah Kohut se rend à 23 reprises en Europe afin de préparer la venue d’unités féminines du NCJW, chargées de participer à la reconstruction et d’aider les femmes à s’organiser localement et à créer des Conseils de femmes juives, sur le modèle de l’organisation américaine. Elle se rend ainsi à Londres et Berlin, où des organisations de femmes juives sont, on l’a vu, particulièrement ancrées, mais aussi à Paris, Rotterdam, Vienne, Budapest ou encore Anvers, Francfort et Katowice100. Ces circulations favorisent échanges et collaborations : Hannah Solomon représente le NCJW au Congrès international des femmes, à Berlin, après une étape à Londres où elle rencontre des membres de l’UJW et des « pionnières mondialement reconnues de l’émancipation des femmes101 », juives, comme Bertha Pappenheim, ou non. En 1920, Rebekah Kohut assiste au congrès annuel du JFB, à Eberfeld102. Ces rencontres aboutissent à la tenue à Vienne, en 1923, d’un Congrès mondial des femmes juives qui entérine la création, restée théorique en 1914, d’un International Council of Jewish Women103. Cette instance, autant préoccupée par la lutte contre l’antisémitisme que par l’émancipation des femmes juives, s’efforce d’éviter les « sujets controversés dans certaines communautés juives, tels que les questions de l’orthodoxie et de la réforme, du sionisme et de l’antisionisme »104. Consensuelle, elle renforce les liens d’organisations féministes nationales mais contribue aussi à brouiller leurs spécificités et à marginaliser les discours plus radicaux.

*

99 Pappenheim 1986. 100 Kohut 1925 : 265-274 et 285. 101 Solomon 1946 : 120. 102 Kohut 1925 : 272. 103 Cf. le récit de cette réunion par celle qui la présida, Rebekah Kohut 1925 : 279-284. 104 Las 1996 : 37. 118 Isabelle Lacoue-Labarthe

L’interconnexion des mouvements de femmes juives d’Europe, des États-Unis, de Palestine, révèle ainsi une véritable effervescence à partir des années 1890 et l’existence de féminismes, non étanches les uns aux autres, plutôt que d’un féminisme juif ; dans le même temps, les échanges et circulations féminines, s’ils en favorisent la visibilité, en réduisent la dimension critique et peuvent, paradoxalement, contribuer à leur moindre reconnaissance, dans l’historiographie féministe, au profit des mouvements apparus dans les années 1970 et inscrits dans une « deuxième vague » perçue comme plus radicale. Parler d’une première vague à leur propos ne semble néanmoins pas impropre, dans la mesure où ils ont, comme les mouvements non juifs, balisé le terrain pour leurs successeurs, en participant, y compris à l’échelle internationale, à la « création d’une conscience féministe »105.

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Béatrice de GASQUET

Parmi ce que le monde juif orthodoxe perçoit comme des transgressions, l’un des gestes radicaux du groupe des « Femmes du Mur » depuis 1988 est de revêtir un châle de prière (en hébreu talit1) et, selon les offices, des phylactères (tefilin) pour venir prier entre femmes devant le Mur occidental du Temple de Jérusalem. Visuellement extrêmement fort, ce geste, qui participe à la médiatisation du mouvement, représente pour ceux des rabbins orthodoxes qui s’estiment décisionnaires sur ce lieu hautement symbolique, une forme de travestissement interdit par la Torah, et a valu à certaines l’arrestation2. Au sein du judaïsme orthodoxe, l’exégèse juridico- religieuse a en effet associé le châle de prière à la prière des seuls hommes, notamment pendant les offices du matin à la synagogue. Si le châle de prière est, dans les représentations, associé à la kippa et aux tefilin, on se focalisera ici sur le talit. Plus que la kippa, il est réservé au temps de la prière, tout en étant moins associé à une pratique religieuse « virtuose » (au sens de Max Weber) que les tefilin qui ne sont portés que pour la prière du matin en semaine et non lors de l’office du matin de shabbat, le plus fréquenté. À travers l’accès des femmes à ce vêtement rituel, il s’agit ici de poser la question de l’accès genré à ce que j’appellerai le corps juif de la prière en public, en m’inspirant des réflexions de l’une des femmes que j’ai rencontrées dans une synagogue libérale française :

.transcrit en français suivant les lieux tallit, talith ou taleth ,טלית 1 2 Sharon & Lidman 2012. 124 Béatrice de Gasquet

Le talit, c’est ce qui va t’envelopper quand tu seras mort. C’est ce qui t’enveloppe, de toute façon, qui te protège au moment où t’as vraiment besoin de retrouver ton corps… le corps de la prière. […] Donc le talit pour moi, c’est pas un truc de mec du tout [à la différence de la kippa]. C’est lié au corps juif, qui a un accès, de temps en temps, pas toujours… – parce que ça aussi c’est un problème, avoir un accès à la prière, c’est pas donné. Quelquefois j’y arrive et quelquefois je n’y arrive pas. Mais en tous cas j’ai mon talit qui me protège3. Les paroles de Catherine donnent à entendre combien le talit peut être perçu comme un indispensable soutien au recueillement, avec des arguments similaires à ceux entendus chez certains hommes pratiquants (on notera d’ailleurs son usage du masculin « neutre » dans un dialogue entre deux femmes : « quand tu seras mort »). Mais si les courants non orthodoxes du judaïsme font de l’égalité des sexes dans la participation au rituel l’un des emblèmes de leur différence par rapport au(x) judaïsme(s) orthodoxe(s), ce n’est pas pour autant que le port du châle de prière par les femmes est devenu majoritaire dans les synagogues libérales et massorties4, notamment dans le contexte français dont il sera particulièrement question ici. Non seulement peu de femmes le portent, mais elles sont moins nombreuses encore à dire, comme Catherine, que ce n’est « pas un truc de mec ». Comment se perçoivent, et sont perçues (par les autorités rabbiniques, par les membres de leur synagogue, par les juifs non orthodoxes…), les femmes qui portent un châle de prière dans ces synagogues minoritaires en France (une quinzaine en 2016)5 ? Le châle de prière porté par une femme devient-il « féminin », peut-il être « neutralisé » en perdant toute connotation genrée, ou reste-t-il queer, c’est-à-dire perçu comme un comportement de travestissement qui

3 Entretien avec Catherine (les prénoms ont été modifiés), 2004, synagogue libérale. Cet article s’appuie pour l’essentiel sur une recherche ethnographique menée dans des synagogues non orthodoxes françaises entre 2004 et 2009. Je ne saurais restituer ici la richesse des réflexions et des témoignages qui m’ont été offerts. 4 Le courant Conservative (aux États-Unis) ou massorti (en hébreu et en français) est plus « conservateur » que le judaïsme libéral, sans pour autant être affilié au judaïsme orthodoxe. 5 L’annuaire de la World Union for Progressive Judaism (pour le courant libéral) recense 11 synagogues affiliées tandis que le site de Massorti France recense 6 communautés massorties. « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 125

« trouble » les frontières de genre dominantes ? Et peut-on dégager des spécificités liées au contexte français ?

Des textes qui habillent le vêtement de masculin Historiquement, dans le contexte de sociétés où la non mixité de la plupart des activités publiques paraissait évidente, l’espace de la synagogue a longtemps été un espace conçu comme masculin, les pratiques ayant probablement précédé la codification juridique. Le châle de prière, et l’ensemble des gestes, bénédictions et prescriptions rituelles qui lui sont associés, n’est de ce point de vue qu’un élément parmi d’autres de tout un dispositif rituel qui a contribué à séparer les corps masculins et féminins dans la prière (partition physique des espaces dans les synagogues, restrictions à l’égard de la voix des femmes, couvre-chefs, vêtements et normes de pudeur différents pour les femmes et les hommes…). Ainsi qu’on l’apprend dans les synagogues orthodoxes comme non orthodoxes, le châle de prière est lié à la prescription, tirée de l’exégèse de la Torah, de porter des franges (tsitsit) aux quatre coins de son vêtement pour la prière afin de se remémorer les commandements divins (Nombres 15: 38-41). Le talit gadol6 est porté pour la prière du matin, chez soi ou à la synagogue, et souvent revêtu pour la première fois lors de la bar-mitsva (cérémonie de majorité religieuse, à 13 ans). Même si d’autres formes de talit existent et ont existé (matières, couleurs, formes…), le châle de prière prédominant dans la plupart des synagogues, souvent appelé « traditionnel », est un grand châle blanc en laine, avec des franges blanches aux quatre coins, de grandes bandes noires (éventuellement blanches, plus récemment bleues), parfois une bordure ornementée (la atarah). Le matin, dans les synagogues, les hommes enveloppés dans leurs châles de prière, à dominante blanche, donnent ainsi nettement l’impression visuelle d’une communauté fusionnelle, dont sont exclues les femmes, qu’elles en soient des spectatrices séparées dans

6 On n’évoquera pas ici le cas du talit katan, porté dans la journée sous les vêtements par les hommes orthodoxes (et par quelques femmes aux États-Unis), car il n’est pas porté dans les synagogues libérales et massorties. 126 Béatrice de Gasquet

les synagogues orthodoxes, ou qu’elles y soient mêlées dans des costumes ordinaires dans le cas des synagogues non orthodoxes (mixtes). L’un de mes interlocuteurs dans une synagogue libérale en 2004 y voyait d’ailleurs l’explication d’une présence plus importante des femmes aux offices du vendredi soir : Je pense que malgré tout, c’est parce qu’on a intégré cette notion du judaïsme orthodoxe, qui est que le samedi matin, on sort la Torah, on met le talit, c’est donc l’affaire des hommes ! Même si dans une synagogue libérale ce n’est pas que l’affaire des hommes, c’est l’affaire de tous. Dans le judaïsme orthodoxe, la raison la plus fréquemment invoquée aujourd’hui contre le port du talit par les femmes tient à un raisonnement d’origine talmudique, utilisé à propos de nombre d’autres pratiques liées au culte. Le principe général en est que les femmes sont « dispensées » des prescriptions qui impliquent de faire quelque chose à un moment précis (les « commandements positifs liés au temps »), ce qui est le cas du talit, lié à la prière du matin. Des travaux exégétiques et historiques montrent qu’il s’agit plutôt d’une justification ex post, qui s’est de plus durcie au fil du temps en interdiction7. Les textes du canon orthodoxe (Maïmonide, Rashi…) antérieurs à la période dite de l’émancipation ne manquent en effet pas d’exceptions ni de discussions concernant cette règle. Des exemples de femmes exceptionnelles par leur piété portant talit et tefilin y sont cités positivement, et « l’exemption » permet de justifier l’existant, plutôt que d’empêcher des vocations féminines hypothétiques. Dans les pratiques, Elisheva Baumgarten8 montre qu’avant le XIIIe siècle, le port des tefilin et des tsitsit pour la prière était de toute façon minoritaire pour les hommes. L’essentiel des discussions sur le cas des femmes (peuvent-elles les porter, et si elles les portent doivent- elles dire la bénédiction afférente ?) sont surtout postérieures au XIIIe siècle, et entre le XIIe et le XVe siècle bien d’autres arguments que la règle des « commandements positifs liés aux temps » ont été évoqués pour les exempter ou éventuellement les exclure : en raison de leur dépendance vis-à-vis de leur mari (elles ne peuvent pas servir Dieu et leur époux en même temps) ; en raison de la potentialité d’une

7 Voir par exemple Elbogen 1913 ; Yuter 2003. 8 Baumgarten 2014 : 149 et sq. « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 127

impureté rituelle liée aux règles (au moment où l’idée d’une impureté rituelle liée aux émissions de sperme disparait pour les hommes) ; en raison du soupçon que les femmes qui les portent le font surtout par « arrogance » (yohara) – un dernier argument que l’on retrouvera au XXe siècle. La « tradition » n’a donc pas parlé d’une seule voix. Le mouvement de la réforme du judaïsme, né au début du XIXe siècle en Allemagne, n’introduit pas seulement un clivage nouveau entre « orthodoxes » et « réformateurs » ; il transforme aussi l’association entre genre, pratique religieuse et vêtements rituels. Dans les synagogues « réformées », « progressistes » ou « libérales » établies en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis, les hommes assistent généralement aux offices tête nue, et ne portent plus le châle de prière, désormais réservé aux officiants (qui ne le mettent pas toujours, ou qui en portent une version plus discrète, en écharpe)9. Le vêtement de ville rapproche ainsi les hommes des femmes, tandis que la séparation physique des sexes est atténuée et parfois abolie, comme c’est le cas en France de la seule synagogue libérale, l’Union libérale israélite, fondée en 1907 rue Copernic à Paris. Cette dévalorisation, sinon cet abandon, des vêtements rituels a des justifications doctrinales, le judaïsme réformé privilégiant à l’époque l’esprit universaliste des textes sur le ritualisme et le particularisme. Elle tient aussi à un contexte social qui, dans de nombreux pays, incite fortement les juifs à l’assimilation. Dans le judaïsme consistorial français, à la même époque, c’est aux pressions assimilationnistes de l’État français au moins autant qu’à l’influence des idées réformatrices qu’il faut imputer une nouvelle esthétique du corps de l’officiant. Si couvre-chef et châle de prière y restent portés par l’assistance masculine, les rabbins portent désormais leur châle de prière par-dessus un costume inspiré de celui des prêtres et pasteurs, qui demeure en usage jusque dans les années 1960 dans les synagogues consistoriales françaises. Dans les années 1960 et 1970 cependant, la tendance s’inverse dans le judaïsme réformé, principalement aux États-Unis, devenus après l’anéantissement du judaïsme allemand et l’émigration de nombreux juifs européens le nouveau centre du judaïsme libéral. Sur

9 Voir Meyer 1988 : 251. 128 Béatrice de Gasquet

fond de concomitance entre les mouvements de contre-culture juive et le mouvement des femmes, le châle de prière est progressivement réapproprié par les fidèles des groupes de prière et synagogues non orthodoxes, en incluant cette fois les femmes. Le port du châle de prière, qui était auparavant facultatif pour les officiants et incongru chez les fidèles masculins, est encouragé pour toutes et tous par les autorités rabbiniques du mouvement10. Les pratiques rituelles sont revalorisées comme véhicule privilégié de l’individualisation religieuse et d’une politique plus générale d’égalitarisme religieux, dont l’ordination des premières femmes rabbins (1972 aux États-Unis, 1975 au Royaume-Uni) est le signe le plus visible.

Politiques du châle de prière dans les synagogues non orthodoxes françaises En France, le port du châle de prière par des femmes est relativement tardif, la question ne semblant pas s’être posée avant les années 1980 à notre connaissance. Vue de France, la pratique est alors perçue comme exotique, dans un contexte où, d’une part, le judaïsme orthodoxe est fortement majoritaire (à la fois en nombre et en visibilité publique) et où, d’autre part, le féminisme connaît en France une période de reflux et une stigmatisation où antiféminisme et antiaméricanisme voisinent souvent. « Épouvantail américain »11 dans les années 1980, la pratique va cependant progressivement être légitimée au sein des synagogues non orthodoxes françaises où deux évolutions vont se croiser. D’une part, l’essor du judaïsme non orthodoxe est indissociable de phénomènes de transnationalisation, s’appuyant sur les ressources matérielles et symboliques des mouvements non orthodoxes des États-Unis, du Royaume-Uni et d’Israël. Cela favorise d’autant plus la circulation des argumentaires en faveur du port du talit par les femmes que, d’autre part, les débats sur la parité et sur le voile islamique font de l’égalitarisme religieux une nouvelle ressource symbolique dans le champ politique français.

10 Jacob 1990. 11 Pour reprendre une expression utilisée par Éric Fassin (1997) à propos des revendications paritaristes dans les années 1990. « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 129

Une pratique « troublante » Limité jusqu’en 1977 à une seule synagogue, le judaïsme libéral français connaît également une forme de « retour à la tradition » en matière rituelle. L’arrivée en 1946 du rabbin André Zaoui à la synagogue de la rue Copernic est concomitante de la réintroduction de l’hébreu, de la recommandation aux hommes de se couvrir la tête et de porter un talit pour la prière du matin (les tefilin n’étant pas d’usage chez les libéraux), sans que l’évolution de ces pratiques soit clairement documentée12. Cela accompagne une évolution de même sens mais de plus grande ampleur dans les synagogues consistoriales où, dans les années 1960, les débats sur « la rénovation du culte » conduisent notamment à l’abandon progressif du costume ecclésiastique par les jeunes rabbins et à un réinvestissement de la kippa et du châle de prière par les fidèles masculins. Cependant cette évolution rituelle n’inclut pas les femmes. Certes, dans les années 1950, les femmes devinrent enseignantes et diplômées de l’Institut international d’études hébraïques (qui eut vocation à former des rabbins et des enseignants pour le judaïsme libéral francophone avant de fermer ses portes à la fin des années 1960), mais sans accéder à l’ordination et sans que semble changer leur participation au rituel à la synagogue de la rue Copernic. Cela est à relier au fait qu’à la différence des pays à dominante protestante où plusieurs églises autorisent l’ordination des femmes, le mouvement des femmes dans les années 1970 n’a que marginalement donné lieu à des revendications féministes au sein du paysage religieux français. La scission du Mouvement juif libéral de France (MJLF) en 1977 sous l’égide du rabbin Daniel Farhi et de Colette Kessler (directrice des enseignements religieux) marqua une étape dans la question de la participation des femmes au rituel synagogal en France ; rapidement, la commission religieuse du MJLF décida d’autoriser les femmes à « monter à la Torah » et à lire dans la Torah, notamment à l’occasion de leur bat-mitsva (majorité religieuse féminine)13. Dans la revue du MJLF, la première mention du port du talit par les femmes date de 1986, dans le contexte de discussions intenses

12 Zaoui 1962 : 114. 13 Cf. Tenou’a, juin 1981, p. 12. 130 Béatrice de Gasquet

autour de la question de la participation des femmes au rituel, au moment où une jeune membre de la synagogue, Pauline Bebe, annonce son projet de devenir rabbin. Cet extrait d’un sermon du rabbin Farhi témoigne des résistances internes à ces « innovations », perçues en partie comme une mode anglo-saxonne : Nous savons par expérience, nous communautés libérales peut-être plus que d’autres, combien certaines innovations ou qualifiées telles peuvent provoquer de réactions allant jusqu’à réellement troubler l’ensemble de la communauté. Ce fut le cas lorsque nous avons décidé de faire célébrer la bat-mitsvah par les jeunes filles, à côté du rabbin sur la tévah14, lorsque nous avons décidé qu’elles liraient aussi dans la Torah. […] Je n’ignore pas que [ce trouble] a peut-être été le vôtre lorsque, il y a quelques semaines, vous avez vu pour la première fois une ou des femmes porter la kippa, voire le taleth. Bien sûr, vous savez qu’aucun fondement juridique ne le leur interdit, mais vous n’avez pu vous empêcher d’y réagir parce que c’est nouveau. De même ai-je personnellement réagi lorsque pour la première fois j’ai su que des femmes étaient ordonnées rabbins aux États-Unis ou en Angleterre, lorsque je les ai vues physiquement officier. Je crois qu’il faut faire la part de l’affectif et de la raison dans nos réactions.15 L’ordination du rabbin Pauline Bebe au Leo Baeck College de Londres en juillet 1990, célébrée dans la presse française, modifie sans doute les attitudes. Pour signifier la transgression, les premières images de « la première femme rabbin » dans la presse française la représentent d’ailleurs souvent en kippa et grand châle de prière blanc et bleu (le talit le plus « traditionnel ») parfois au moment de l’élévation des rouleaux de la Torah. Une transgression en facilite d’autres, et la première bat-mitsvah à revêtir les tefilin, le 12 mai 1990, est ainsi saluée dans les colonnes du magazine du MJLF : Il s’agit là d’une importante étape dans l’égalité des femmes (sic) prônée par le judaïsme libéral. Bravo à Myriam et à sa famille. Avis aux futures Bnoth-Mitsva !16 Cependant les réserves demeurent. Dans des entretiens parus en 1997, le rabbin Daniel Farhi se déclare contre le fait d’obliger les femmes,

14 Estrade. 15 Farhi 1986. 16 Tenou’a, été 1990, n°55, p. 53. « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 131

comme les hommes, à porter les vêtements rituels, au nom de deux réserves : ce doit être « naturel », et cela ne doit pas être féministe. Il faut que ce soit un acte naturel. […] Le poids d’un statut particulier pour la femme, durant des millénaires, peut encore provoquer, soit chez la jeune fille elle-même, soit chez ses parents ou encore dans la communauté, une réaction de surprise, voire de réprobation. Donc nous ne voulons pas les y inciter. Mais lorsque la demande est faite, nous y accédons très volontiers […]. Comme pour les tefillines, le taleth ou d’autres choses, le rabbinat féminin n’est acceptable qu’à condition qu’il ne fasse pas l’objet d’une campagne de féminisme qui n’aurait plus rien à voir avec le judaïsme libéral !17 On peut interpréter l’évolution du MJLF sur le talit pendant cette période dans le cadre d’un processus d’insertion croissante du judaïsme libéral français au sein de réseaux transnationaux. Jusqu’à la seconde naissance du judaïsme libéral français que représente la fondation du MJLF, le judaïsme libéral français était certes membre de la World Union for Progressive Judaism, qui fédère les synagogues libérales dans le monde, mais il était relativement autosuffisant doctrinalement. Les années 1980 représentent un double tournant. À l’échelle mondiale, le clivage entre orthodoxes et libéraux en ce qui concerne les politiques de conversion se durcit (notamment sur le terrain israélien), tandis que dans les séminaires rabbiniques libéraux, l’idée d’une halakha libérale monte en puissance, c’est-à-dire l’idée d’un mouvement unifié par des décisions religieuses communes basées, certes différemment des orthodoxes, sur l’exégèse des textes. Les responsa de la conférence rabbinique du judaïsme réformé états- unien deviennent alors une source pour l’ensemble des rabbins libéraux dans le monde. À l’échelle française, l’échec dans les années 1950 d’un séminaire rabbinique libéral parisien et l’évolution vers l’orthodoxie du séminaire consistorial français (où avaient été formés les premiers rabbins libéraux), impliquent de se tourner vers l’étranger pour la formation de nouveaux rabbins. C’est alors par le biais des échanges avec les séminaires rabbiniques anglais ou états-unien que sont diffusés les argumentaires et les pratiques du judaïsme libéral états-unien. Ce processus ne va pas sans résistances, visant à préserver l’autonomie du judaïsme libéral français face aux

17 Farhi & Lentschner 1997 : 73 et 77 (c’est nous qui soulignons). 132 Béatrice de Gasquet

innovations « américaines », dont l’accès des femmes au rituel est l’un des symboles. Dans un contexte français de reflux du féminisme, la crainte de ce qui pourrait être perçu comme « féministe » est également renforcée par le souci de respectabilité d’un judaïsme libéral encore ultra minoritaire.

Neutraliser Le maintien de résistances à la féminisation du rituel est probablement l’une des explications du départ de Pauline Bebe du MJLF en 1995. En fondant sa propre synagogue, la Communauté juive libérale (CJL), elle contribue fortement à diffuser la pratique du port du châle de prière par les femmes. Dans cette synagogue, le rabbin le porte systématiquement pour conduire les offices, organise parfois des « ateliers taleth » pour que chacun-e puisse y apprendre à nouer les tsitsit pour se fabriquer son propre talit, et le rend obligatoire non seulement pour les officiant-e-s mais pour les personnes qui sont « appelées à la Torah » (prévoyant pour cela sur l’estrade des talitot en réserve pour les personnes qui n’en auraient pas). Elle considère que cette obligation ponctuelle peut libérer les femmes qui n’oseraient pas le faire sinon. Sur tous ces points, Pauline Bebe suit rigoureusement les recommandations du conseil rabbinique du mouvement Reform, telles qu’on peut les trouver dans les responsa sur le sujet des années 1980. Elle fait d’ailleurs dans ses ouvrages et ses discours systématiquement référence aux positions du judaïsme libéral à l’échelle mondiale. Mais ses positions sont en même temps justifiées par un argumentaire autonome. Ainsi, dans son ouvrage Isha. Dictionnaire des femmes et du judaïsme (2001), elle argumente clairement en faveur de la « neutralité » du vêtement (« il s’agit là d’un vêtement rituel qui n’est pas associé à un sexe plutôt qu’un autre »), et fait du talit le symbole de l’égalité entre les sexes dans la participation au culte18. Ajustant sa formation londonienne au public parisien, la politique qu’elle élabore dans les années 1980 et 1990 est ainsi traduite dans les termes d’un féminisme universaliste, seul légitime à l’époque parmi les élites françaises. De ce point de vue, Catherine, citée en introduction, est en adéquation avec le discours de son rabbin en valorisant la capacité de s’abstraire du sexe.

18 Bebe 2001 : 374. « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 133

La nécessité de « neutraliser » cette innovation rituelle se relâche au fur et à mesure que la médiatisation du rabbinat féminin contribue à diffuser en France tant l’image que les argumentaires de femmes portant le châle de prière. Là où Pauline Bebe alterne châle de prière « traditionnel » et châles colorés en revendiquant la non sexuation des différents modèles, Célia Surget, ordonnée à Londres en 2008, déclare préférer un châle de prière « féminin », c’est-à-dire coloré, et ne pas mettre les tefilin qui, pour elle, ne fonctionnent pas rituellement19. Le rabbin Delphine Horvilleur (MJLF, ordonnée à New York en 2008) propose quant à elle dans En tenue d’Ève : féminin, pudeur et judaïsme (2013) une réflexion originale ; sans s’attarder sur le port du talit par les femmes, elle insiste surtout sur la manière dont il va de pair avec une part féminine des hommes, sensuels quand ils évoquent les sensations qui lui sont attachées. S’il est désormais possible d’assumer ainsi le « trouble dans le genre » que représente le port du châle de prière par les femmes, cela peut tenir à l’évolution des débats féministes des années 2010. Mais c’est aussi qu’il ne s’agit plus d’une pratique incongrue dans la majorité des synagogues non orthodoxes, même si elle reste fortement minoritaire20 et est considérée avec quelques réserves dans certaines synagogues, notamment massorties.

Féminiser Un nouveau courant est en effet apparu en France au début des années 1990, dont la politique concernant le talit est différente. La synagogue Adath-Shalom, une autre scission du MJLF (1988), plus conservatrice, se rattache, avec l’arrivée du rabbin Rivon Krygier en 1991, au courant massorti. Si, sur le plan idéologique, les massortis revendiquent une filiation européenne (celle du rabbin allemand Zacharias Frankel au XIXe siècle), le mouvement massorti est, sur le plan institutionnel, originaire des États-Unis où il s’est structuré au tournant du XXe siècle. Issu d’une réaction conservatrice au sein de la réforme, le judaïsme Conservative ou massorti se caractérise par le souci d’une plus grande fidélité aux textes,

19 Au cours d’une table ronde organisée le 8 mars 2008, Communauté juive libérale, Paris. 20 Ainsi les photos de bar-mitsva ou de cérémonies religieuses hors shabbat visibles sur les sites des synagogues libérales comme à Lyon (Keren Or) montrent des femmes sans talit aux côtés d’hommes en talit. 134 Béatrice de Gasquet

que seule une exégèse rigoureuse peut adapter aux temps. Le mouvement Conservative nord-américain a ainsi admis le principe du rabbinat féminin en 1983, au terme d’une longue controverse. Si le degré de participation des femmes aux offices semble avoir fait l’objet de débats internes au début de l’histoire d’Adath-Shalom, dans les années 2000, la montée des femmes à la Torah et leur participation active à la conduite des offices sont des sujets de fierté dans la synagogue. Le rabbin Krygier, qui se revendique féministe, est cependant réticent au port du châle de prière par les femmes. Il considère que cela contrevient à l’interdiction faite dans la Torah de revêtir les vêtements du sexe opposé (dans une synagogue où la majorité des femmes portent plutôt des jupes que des pantalons), et que cela reste majoritairement perçu comme un travestissement ou comme le signe d’un féminisme uniformisant, ce qui pourrait disqualifier un peu plus la synagogue aux yeux de visiteurs plus habitués aux synagogues orthodoxes. Il encourage ainsi, d’abord individuellement, les femmes qui souhaitent porter le talit à le « féminiser » en adoptant des formats non traditionnels, plus colorés. Certaines, qui avaient d’abord opté pour un châle « traditionnel », y ajoutent une atarah colorée. En 2007, le site de la synagogue publie la drasha (commentaire des textes) d’une membre active de la synagogue21. Interpellant surtout l’élite féminine de la synagogue (« est-il logique par exemple qu’une femme dirige l’office, cantile la Tora, sans porter un talit ? »), elle incite les femmes à explorer la solution proposée par le rabbin d’une « féminisation » du châle de prière afin d’éviter tout « danger de confusion » avec « une revendication liée au féminisme et à la mode ». Elle-même est l’une des rares femmes de sa synagogue à porter habituellement un talit, en l’occurrence de couleur rose. La pratique n’est cependant pas pour autant devenue normative dans la synagogue : Les personnes qui portent habituellement un talit (châle de prières) pour l’office matinal peuvent en emprunter un, à l’entrée de la synagogue. Dans notre communauté, l’usage le plus répandu est que les femmes ne portent pas de kippa et de talit. Toutefois celles qui par piété le souhaitent sont parfaitement autorisées à le faire. (Brochure « Bienvenue à Adath- Shalom », novembre 2011)

21 En ligne sur http://www.massorti.com/Plaidoye-pour-le-Tallit. « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 135

Cette « féminisation » du talit n’est pas spécifique à la France et s’observe aussi depuis longtemps dans les synagogues Conservative états-uniennes22. Cependant, l’association systématique de la question du talit à celle de l’accès des femmes à la conduite du rituel peut être renvoyée au paritarisme des années 2000, plus tourné vers la conquête des positions de prestige mais aussi plus réticent à l’« indifférenciation » des sexes que le féminisme universaliste. Les années 2000 représentent pour les courants non orthodoxes du judaïsme un contexte très différent des années 1980. Le pluralisme religieux interne au judaïsme s’est développé et polarisé. Les débats sur la parité (2000), sur les signes religieux (2004), ont fait de l’égalité des sexes un nouvel emblème républicain français, facilitant sa mobilisation par le pôle non orthodoxe du judaïsme. La question de la place des femmes à la synagogue (modalités de la séparation des sexes et de la participation des femmes au rituel) est alors devenue (plus tard qu’aux États-Unis) un marqueur symbolique de frontières internes entre les différents courants, ce qu’elle n’était pas dans les années 1980. Cette politisation religieuse des questions de genre23 a des effets directs sur les femmes. Elles se voient alors implicitement investies de la mission d’incarner la conciliation entre égalitarisme et traditionalisme que revendique le mouvement massorti. C’est donc la participation active des femmes à la conduite d’offices proches des offices « traditionnels », plus que leur accès aux signes religieux « masculins » (ce qui est associé aux synagogues « libérales »), qui est mise en avant lorsqu’il s’agit de promouvoir le judaïsme massorti.

Un objet qui reste queer : discours et pratiques ordinaires à la synagogue Les personnes qui fréquentent une synagogue non orthodoxe dans les années 2000 ont rarement grandi dans le judaïsme libéral. Qu’elles soient issues d’une famille ne pratiquant pas le judaïsme (juive ou non) ou d’une famille orthodoxe, les images qu’elles associent à la pratique religieuse juive sont dominées par le monde orthodoxe, plus ou moins

22 Par exemple Emmett 2007. 23 De Gasquet 2011. 136 Béatrice de Gasquet

fantasmé (à l’exception de celles qui connaissent, par leur histoire familiale, leurs études à l’étranger ou leurs voyages, le judaïsme états- unien ou plus rarement britannique). Et dans ces images ne figure assurément pas une femme en kippa et châle de prière. La socialisation dans une synagogue non orthodoxe amène à changer sa vision du judaïsme. Mais si d’autres enjeux font consensus (par exemple, la montée des femmes à la Torah), il n’existe pas un discours unique sur la manière de percevoir le talit, et notamment sa dimension genrée. Si les politiques des rabbins visent plutôt la neutralisation du talit chez Pauline Bebe, et plutôt sa féminisation chez Rivon Krygier, pour la majorité des membres il reste queer, c’est-à-dire perçu comme perturbant les frontières habituelles entre les sexes. On citera ici l’exemple d’Adath-Shalom et de la Communauté juive libérale telles qu’observées dans la deuxième moitié des années 2000. Dans les deux synagogues, et le port du châle de prière et celui de la kippa étaient minoritaires chez les femmes (quoique nettement plus fréquents à la CJL), sans être forcément associés. Dans les deux synagogues, il m’est arrivé aussi de voir des formes transitionnelles (telle une femme enveloppée dans un grand châle de laine jaune). À la CJL, les femmes portaient plutôt des modèles similaires aux hommes, à savoir soit un grand châle de prière « traditionnel », parfois avec des bandes de couleur, soit un châle plus petit, blanc sans ornementation (du modèle fourni par la synagogue). À Adath-Shalom, les quelques habituées portant un talit portaient à une ou deux exceptions près un modèle coloré, jugé localement « féminin », et parfois assorti au couvre-chef ; si je ne l’ai pas observé personnellement (en l’absence d’office de semaine, sauf certains jeudis matin), certaines d’entre elles avaient déjà mis les tefilin. Le profil des femmes concernées était un peu différent dans les deux synagogues. À la CJL, le critère principal semblait être le degré d’intégration dans la synagogue (ancienneté, intensité de la fréquentation, participation aux sociabilités informelles) ; il pouvait ainsi en particulier être relativement évident de le porter pour les femmes converties au judaïsme, qui non seulement avaient nécessairement dû fréquenter assidûment la synagogue pendant une certaine durée, mais n’avaient connu le judaïsme qu’à travers une synagogue où le rabbin considérait comme souhaitable qu’une femme porte le châle de prière. À « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 137

Adath-Shalom, les rares femmes portant le châle (moins de cinq) étaient aussi des habituées mais elles se caractérisaient surtout par leur « virtuosité religieuse » : il s’agissait pour l’essentiel de femmes capables de cantiler la Torah en hébreu, compétence rare dans les synagogues.

Se justifier : l’hyper-réflexivité des femmes Dans les discours féminins, l’ambivalence, l’hésitation, la diversité des registres de justification révèlent en creux l’absence de norme claire : les femmes doivent savoir justifier pourquoi elles portent un châle de prière, à la différence de la majorité des hommes pour qui il s’agit d’un usage jugé « naturel »24. Ce que l’on propose d’appeler ici « réflexivité différentielle suivant le sexe » correspond à un phénomène plus général. Les membres d’une minorité récemment entrée dans une activité sont soumis-e-s, tant que leur présence est jugée atypique ou anormale par certain-e-s au moins de leurs homologues, à des injonctions contradictoires ou double bind25. Le contexte de politisation religieuse du genre décrit plus haut ajoute une injonction supplémentaire, celle faite aux femmes de représenter l’ensemble du groupe minoritaire auprès des autres (juifs orthodoxes ou non pratiquants, non juifs). Ces deux mécanismes contraignent les subjectivités féminines dans le sens d’une hyper-réflexivité vis-à-vis notamment de l’apparence physique (comment faire pour être « pieuse » et « féminine » – mais pas à la manière orthodoxe ?). Ici, les femmes qui fréquentent des synagogues non orthodoxes semblent avoir intériorisé la nécessité de pouvoir justifier leur choix de porter le talit (ou de ne pas le porter, notamment à la CJL), que ce soit vis-à-vis des membres de leur propre synagogue, ou vis-à-vis de membres extérieurs (d’éventuels visiteurs, des membres de sa famille...). Malgré les encouragements éventuels des rabbins, la pratique reste considérée comme transgressive. Suivant la synagogue, mais aussi suivant le parcours et les sociabilités des femmes, toutes n’ont pas été

24 Voir les observations de Riv-Ellen Prell dans des synagogues Conservative états- uniennes (Prell 2000 : 341 et sq.) Voir Emmett (2007) pour un constat similaire. 25 Le discours du rabbin Farhi cité plus haut véhiculait ainsi une injonction de ce type : une femme doit porter le châle de prière de manière « naturelle », mais tout en tenant compte de ce que son entourage le considérera avec « surprise voire réprobation », c’est-à-dire comme non « naturel ». 138 Béatrice de Gasquet

amenées à devoir se justifier face aux mêmes objections, dans les mêmes circonstances. Ces discours d’auto-justification, qui ne sont qu’en apparence individuels, contribuent à leur tour à forger les perceptions des autres membres de la synagogue, femmes et hommes. On peut repérer trois types principaux de critiques dont doivent se défendre les femmes qui portent un talit : le « travestissement » (ou la « confusion »), la « revendication » féministe, et, moins souvent, la « mode » (vouloir « faire joli »). La thématique de la transgression, du « déguisement », comme si le talit ne pouvait rester qu’irrémédiablement masculin, était ainsi présente dans les deux synagogues, qu’elle soit ou non reprise à leur compte par mes interlocutrices. Même une femme n’ayant pas grandi dans une famille pratiquante pouvait exprimer cela. Une jeune femme convertie au judaïsme s’exclame : « moi ça ne me vient pas à l’idée de mettre ça ! Je trouve que c’est un peu… je me sentirais un peu… – un peu déguisée, il faut le dire ». À Adath-Shalom, beaucoup (femmes et hommes) reprenaient l’idée du rabbin selon laquelle il est important, même quand les femmes portent un talit, que l’on « voie » une différence entre les sexes, l’ajout de couleurs atypiques étant dans ce contexte associé au « féminin »26. Dans ce contexte, un talit « traditionnel » porté par une femme est queer, car il est perçu comme brouillant les frontières entre féminin et masculin. À la CJL, si le talit était perçu comme transgressif, c’était surtout par rapport à l’extérieur de la synagogue. Ce sentiment de « dépasser un interdit » est ainsi exprimé par Sarah, évoquant la difficulté d’aller s’acheter un châle de prière pour soi quand on est une femme. De ce point de vue, on peut comprendre que les lesbiennes, et certaines féministes, ayant déjà subi l’expérience d’être catégorisées comme queer, puissent avoir relativement plus de facilité à le porter. Sarah : Parce que moi je me souviens je suis allée acheter le mien, et déjà j’ai mis des années à oser aller regarder… Et quand je me suis décidée (rire), je suis allée rue des Rosiers chez Bibliophane, et que j’en ai acheté un, c’était trop grand ! Ils m’ont demandé, « mais c’est pour qui…? Il est comment, grand comment ? » Et j’ai dit, « ben c’est pour quelqu’un un peu comme moi… ! » J’ai inventé un truc ! Et après je me suis retrouvée avec un taleth qui me plaisait pas.

26 Cela n’est possible que parce que le talit des hommes est supposé uniforme. « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 139

BG : Ah bon ? Il te plaît pas ? [elle en porte un tous les samedis matin] Sarah : Non, non ! attends ! Donc je suis retournée en disant, « non ça va pas », donc je l’ai échangé contre des bouquins, enfin j’ai inventé une histoire, et (rire) je suis allée me chercher un autre dans une autre boutique […], et là je me suis retrouvée face à un monsieur qui ne m’a posée aucune question, alors j’ai pas trop demandé non plus, j’ai dit : « je voudrais celui-là qui est dans la vitrine ! » C’est celui que j’ai là !... C’était un peu dépasser l’interdit. Avec fierté, Catherine, ancienne militante féministe ayant auparavant fréquenté les cours d’un rabbin orthodoxe, explique avoir défié celui- ci en évoquant son talit, qu’elle associe clairement à une émancipation féminine : J’ai mon taleth, il est là, je peux te le montrer. Je l’ai fabriqué. Et en plus […] je me suis payé quelque chose que je n’aurais pas dû me payer. Au téléphone avec [mon ancien rabbin, orthodoxe], je lui ai dit que j’avais mon taleth. Je lui ai dit que j’avais choisi Pauline Bebe parce que je n’aurais certainement pas pu choisir un rabbin mâle, ce qui est faux, mais je lui ai dit à lui juste pour l’embêter, et que j’avais mon taleth, et que c’était moi qui me l’étais fait [lors d’un atelier tsitsit à la synagogue]. Il n’a pas aimé du tout. C’était clair. J’étais contente. Le féminisme à distance Mais le féminisme associé à l’objet est plus souvent évoqué négativement et indirectement, comme un stigmate que l’on repousse plutôt que comme une fierté. Cette thématique était reprise avec des variantes dans plusieurs entretiens dans les deux synagogues, quoique principalement dans la synagogue massortie. Bien souvent, ce n’est pas le féminisme qui est directement visé, mais des individualités féminines jugées trop revendicatives ou simplement trop affirmées. BG : Pour vous c’est un geste féministe, militant ? Bénédicte : … Pfou… je sais pas ce que je mets là derrière. Je sais pas si c’est « féministe », ou… (Petit silence) J’ai plus lié ça, je vais vous répondre très honnêtement, à la personnalité des personnes qui le font, je les connais, donc… […] Et c’est vrai que c’est deux femmes avec des personnalités assez fortes, dont je perçois qu’elles aiment, soit être repérées, soit en tous cas être respectées en tant que… personnes à part entière. La mise à distance du féminisme est souvent ambiguë, liée aussi à une revendication d’autonomie religieuse – dans bien des cas, ce qui est 140 Béatrice de Gasquet

exigé des femmes est moins de ne pas être féministe que d’être investie dans la vie de la synagogue (il faut qu’il y ait « quelque chose derrière » ; un homme membre de la CJL me disait dans une logique proche : chez des femmes « qu’on n’a jamais vues », c’est une « provocation »). Les « revendications » ainsi disqualifiées, pour être genrées n’en sont donc pas toujours associées explicitement au féminisme. Dans le sexisme qui vise les femmes qui s’affichent en talit, il ne s’agit pas que d’antiféminisme, ni d’une filiation lointaine de la dénonciation orthodoxe des femmes « arrogantes » (même si cette thématique circule indéniablement), mais plus largement, nous semble-t-il, d’une sur-visibilité des femmes à comportement égal (nul ne stigmatisant les hommes qui ont des « personnalités assez fortes »). Si les femmes doivent activement contribuer à ne pas détoner, c’est parce que quoiqu’elles fassent, leur présence reste plus “remarquée” que celle des hommes. Ainsi, dans ces synagogues comme ailleurs dans la société française, une assemblée paritaire est perçue comme à majorité féminine. Plus atypique par la technicité des références sous-jacentes, le discours masculin ci-dessous, entendu à Adath-Shalom, montre comment la disqualification du registre de l’égalité des droits peut être retraduite en s’appuyant sur les argumentaires du mouvement religieux à l’échelle transnationale. Le mouvement Conservative autorise les femmes à mettre la kippa ou le taleth, ça ne veut pas dire qu’il le recommande. Moi, en tant qu’homme, j’ai pas à donner mon avis, c’est-à-dire… A priori je ne suis pas pour, d’un point de vue de… de la sensibilité, aussi bien la sensibilité esthétique que la sensibilité… halakhique […] Il me semble que le problème des rapports hommes-femmes à la synagogue, ça doit être plus un problème d’égalité de devoirs que d’égalité de droits. […] Aller à la synagogue et pratiquer dans le domaine religieux, c’est pas un droit, c’est un devoir. C’est-à-dire c’est une somme énorme d’obligations que les juifs s’imposent à eux-mêmes, en disant que c’est Dieu qui le leur a demandé, et donc s’il y a égalité, elle doit être dans le fait que les femmes s’imposent à elles-mêmes la même chose que les hommes. […] Mais il ne faut pas qu’il y ait de malentendu. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un droit à aller monter à la Torah ou à être rabbin, comme le droit d’être chauffeur d’autobus ou d’être élue députée. Il s’agit d’accepter les mêmes devoirs que les hommes, et évidemment dans cette mesure-là, alors il doit y avoir une visibilité. Mais souvent je pense que le fait d’être appelée à la Torah, ou le fait d’avoir le titre de rabbin, est perçu par les femmes « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 141

comme une question de prestige, comme une question de statut social qu’on leur reconnaît à la synagogue, comme on le reconnaît dans la société. (Entretien avec Daniel, 2005) Ici, en insistant sur l’idée « d’accepter les mêmes devoirs que les hommes », Daniel fait référence à un argumentaire très spécifiquement Conservative, qui a été mobilisé de manière décisive pour autoriser l’ordination des femmes27. En effet, qu’il s’agisse d’être comptées dans le minian (quorum pour la prière), ou de porter tsitsit ou tefilin, pour les Conservative, l’obstacle lié au Talmud est que les femmes n’y sont pas obligées mais en sont exemptées. Or, selon un raisonnement juridico-religieux propre au judaïsme, une personne qui n’est pas soumise à un commandement religieux ne peut agir rituellement au nom de personnes qui y sont soumises, et ne peut donc être officiante. Ainsi, à partir de 1985, les femmes qui s’inscrivent dans le programme rabbinique Conservative (le Jewish Theological Seminary) doivent obligatoirement s’engager à prendre sur elles l’obligation du talit et des tefilin tous les matins, dont elles sont sinon considérées comme exemptées par la jurisprudence traditionnelle. Par ailleurs critiquée, cette doctrine, justifiée par l’attachement Conservative à rester dans la logique du raisonnement jurisprudentiel traditionnel, ancre dans le mouvement l’idée d’une asymétrie juridique concernant les obligations religieuses (entre les sexes, et entre femmes), mais aussi une valorisation de la notion d’obligation religieuse qui le distingue du courant libéral. Cette valorisation de l’obligation religieuse rencontre particulièrement la politique du mouvement massorti en France, qui ambitionne de représenter une alternative au judaïsme consistorial. Si ce discours n’est pas nécessairement dominant à Adath-Shalom, il peut aider à comprendre que beaucoup de femmes y aient intériorisé une injonction à être plus investies religieusement que les hommes, surtout quand elles se rendent visibles par un talit.

Apprendre à aimer De manière plus subtile, même quand la légitimité des femmes à porter le talit n’est pas questionnée par les hommes, l’accès aux sensations

27 Roth 1988. 142 Béatrice de Gasquet

esthétiques liées au talit est asymétrique, comme l’illustre par exemple cet échange entre deux membres d’une synagogue massortie. Paul : [Le talit] fait partie du combat des femmes, si elles veulent avoir leur place, il faut qu’elles la prennent. […] Et en tant qu’homme, quand je porte le taleth, c’est tellement… quand tu as ton propre taleth, il y a le fait d’être enveloppé… je ne vois pas pourquoi la femme n’aurait pas le droit… […] Parce que la prière c’est justement une expérience tellement personnelle, et c’est vrai que parfois tu es fatigué, t’as pas envie, t’as mal au ventre ou je sais pas quoi, et que tu sois un homme ou une femme, tu peux avoir besoin d’avoir ces attributs ! Gabrielle (agacée) : Oui, oui, mais pour moi le taleth c’est un attribut masculin, je pense qu’il y a d’autres attributs… qui sont propres à la femme… Paul : Mais par rapport à la prière ? Quels attributs ? (Gabrielle reste silencieuse) […] BG (à Gabrielle) : C’est que c’est « militant » qui te gêne ? Gabrielle : Oui, c’est peut-être ça… (Virulente) Non, en fait Paul décrit ça comme vraiment quelque chose de très intime, une expérience spirituelle etc., alors que pour moi, […] ça me semble être des outils, des objets, et ça ne me donne pas la charge émotionnelle que Paul peut mettre à son taleth, et alors donc je vois pas bien quel intérêt j’aurais à le porter puisque pour moi, c’est un bout de tissu. Mais effectivement, c’est parce que je ne connais pas. Il a raison, probablement, mais moi simplement comme je n’ai jamais mis de tefilin sur mon bras, comme je ne me suis jamais enveloppée dans un taleth… Cet échange éclaire un enjeu important lié au talit, le fait que les gestes et les sensations liés au châle de prière nécessitent un apprentissage dans la durée pour être « naturels ». L’expérimentation et l’acquisition d’un châle à soi sont un réel enjeu dans l’acquisition de la familiarité avec l’objet. Les rares femmes qui ont leur propre talit se le sont en général acheté elles-mêmes à l’âge adulte. En revanche, les hommes, même issus de familles peu pratiquantes, se sont souvent vu offrir leur premier talit lors de leur bar-mitsva (certains possèdent parfois plusieurs talitot, hérités ou offerts), et se sont ainsi familiarisé précocement avec l’hexis qui accompagne l’objet (« j’aime le mouvement [de mon talit], le rabattre, en général je le fais cent fois quand je suis à la synagogue, parce que ça tombe un peu, et puis j’ai appris à le faire », me décrit Jérôme, pourtant aujourd’hui non croyant). « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle 143

Même peu investis religieusement comme Jérôme, et a fortiori très pratiquants comme Paul, certains hommes évoquent ainsi les sensations liées au talit, qu’Alain (synagogue libérale) associe à la « joie d’être juif ». Les quelques femmes qui portent le talit savent aussi en parler, même si elles taisent probablement plus les sensations non explicitement religieuses, face au potentiel stigmate du talit comme « coquetterie » féminine (« c’est très beau un talit, mais… », me dit une femme). Mais dans le cas des femmes, le discours sur les émotions, ou plutôt leur absence, sert aussi à justifier qu’elles ne le portent pas. En particulier en contexte libéral où une grande importance est accordée au ressenti individuel, le motif invoqué le plus fréquent pour ne pas porter le talit chez les femmes est le fait de « ne rien ressentir » sur le plan spirituel – qui masque probablement a contrario la crainte de ressentir de la gêne sous le regard des autres si elles le portaient. Si certains hommes manifestent autant de gaucherie avec leur talit que les femmes qui l’expérimentent pour la première fois en montant à la Torah à la CJL, ils sentent probablement moins les regards s’arrêter sur eux que s’ils ne le portaient pas.

* * *

Est-on ici face à des configurations où le genre est « défait » ? On peut interpréter l’ambivalence des discours féminins comme du « trouble dans le genre » en train de se faire, comme un processus actif de questionnement et de remise en cause de la dualité des corps à la synagogue. Mais ce discours n’est pas pleinement autonome. Et on peut également interpréter cette ambivalence comme le produit d’une situation où, quoiqu’elles fassent, les femmes doivent se justifier sous le regard d’autrui. Ne pas porter le châle de prière, c’est rendre visible une asymétrie entre hommes et femmes dans des synagogues qui se targuent d’être les plus égalitaires en France. Le porter, c’est s’exposer aux regards, devoir se poser la question de quel châle porter, savoir justifier religieusement le droit des femmes à le porter, savoir commenter l’expérience spirituelle que cela apporte. La plupart des discours montrent une tentative de faire entrer le talit des femmes dans une grille de lecture genrée (ex. « c’est neutre, donc ce 144 Béatrice de Gasquet

n’est pas incompatible avec le fait d’être une femme » ou au contraire « c’est un châle de prière féminisé, donc ce n’est pas incompatible avec le fait d’être une femme »), mais la multiplicité des points de vue en concurrence implique, tant que les judaïsmes non orthodoxes sont minoritaires, que le talit, quand il est porté par une femme reste en grande partie un objet queer. Si la plupart des travaux sur les féminismes religieux se focalisent sur les discours de groupes militants, la démarche ethnographique permet ici d’analyser, au plus près des pratiques locales dans des synagogues contemporaines, la manière dont des pratiques qui pourraient être considérées comme féministes sont interprétées concrètement. Si les discours de légitimation du talit féminin peuvent rencontrer des cadrages féministes (par ex. universaliste ou paritariste), l’enjeu principal pour les rabbins des mouvements libéral et massorti français qui l’autorisent a été de le faire selon les logiques autonomes de leur mouvement religieux, mettant à distance les stigmates de l’importation américaine ou (surtout) de la revendication féministe, toujours soupçonnée de ne pas être assez religieuse. À l’échelle des fidèles, les positions rabbiniques autorisent du jeu, mais créent aussi des tensions, tant le corps des femmes est associé à la visibilité et la respectabilité de mouvements minoritaires.

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Regards complémentaires

Le sacrement du langage et la domination masculine. Le neder dans le judaïsme ancien

Ron NAIWELD

Cet article est consacré à l’étude d’un mécanisme social et linguistique – le neder – forgé par les auteurs de la Bible hébraïque. Neder peut être traduit par le mot français « vœu » dans le sens religieux du terme – la personne qui prononce un neder établit une norme qui s’applique à sa personne et à ses biens1. Dans les traditions qui s’inspirent de la Bible hébraïque (le christianisme et le judaïsme rabbinique) le vœu sera compris et utilisé surtout dans un contexte ascétique – l’individu le prononce pour s’interdire un type de nourriture ou de comportement, pour prouver son attachement à Dieu. Mais cet usage pieux du neder, qui s’exprime au plus haut degré dans la figure du nazir (une personne ayant prononcé un vœu d’abstinence), ne représente qu’un aspect du vœu biblique. Le neder est aussi une institution politique – un acte de parole qui détermine le rapport de l’énonciateur aux objets et aux individus de sa famille et de sa communauté. Les lois bibliques concernant le neder sont regroupées dans le chapitre 30 du livre des Nombres, le quatrième des cinq premiers livres de la Bible qui constituent la Torah ou le Pentateuque. La date de rédaction de la Torah se situe dans une fenêtre chronologique

1 Sur l’institution du neder voir Benovitz 1998 ; Lieberman 1942. 148 Ron Naiweld

assez large, mais sa forme finale est fixée au plus tard au deuxième siècle avant notre ère. C’est à partir de ce moment-là qu’elle se manifeste clairement comme la loi (nomos) des juifs, d’abord aux yeux des juifs et ensuite de leurs voisins païens et chrétiens. En effet, la Torah, un terme hébreu qu’on pourrait traduire par « instruction », est remplie de contenu juridique, dont le trentième chapitre des Nombres, qui expose les lois du neder. La Torah n’est pas un simple livre de lois. Elle raconte l’histoire de la fondation de l’entité politique à qui ces lois s’appliquent, depuis ses origines ancestrales en Mésopotamie, en passant par l’arrivée de son patriarche à Canaan et l’histoire de sa descendance (« les fils d’Israël » – bnei israël) dans cette région, jusqu’à leur esclavage en Égypte, leur libération et leur voyage tourmenté dans le désert pour atteindre la terre de leurs ancêtres. Il s’agit d’un mythe théologico-politique. La fondation d’Israël y est décrite comme le projet d’un dieu, Yahvé, qui cherche à devenir le souverain d’un peuple. On peut dire que ce dieu a un fantasme de souveraineté ; Israël est l’objet qu’il façonne pour le réaliser. Yahvé offre un pacte à Israël : protection en échange de soumission. Or Israël reste toujours hésitant. Ses prophètes y insistent : c’est un peuple rebelle, sourd et aveugle. En effet, le mythe le souligne à plusieurs reprises, Israël est toujours prédisposé à rejeter la souveraineté divine. C’est dans ce cadre narratif que les lois de la Torah sont formulées. De même, le vœu biblique, bien qu’il soit inspiré des institutions similaires du monde antique, est articulé au mythe et doit être compris dans son contexte. La lecture de Nombres 30 proposée ici s’inscrit dans une tendance qui s’est développée depuis quelques décennies dans les études de 2 droit d’intégrer à l’analyse des lois la dimension narratologiqueP1F .P Le neder nous donne une bonne raison de le comprendre à partir du cadre narratif du mythe biblique. Institution religieuse et juridique à la fois, elle donne aux membres de la communauté la possibilité de prononcer une parole qui constituera une norme. Selon la logique du mythe, c’est l’un des cadeaux proposés au peuple par Yahvé afin

2 Dans le domaine des études bibliques, cette méthode a été utilisée notamment par Assnat Bartor (voir Bartor 2012). Le sacrement du langage et la domination masculine. Le neder… 149

d’assurer sa soumission. Le dieu biblique donne aux gens qui entrent dans le pacte (ceux qui participent à Israël) la possibilité d’accorder à leur discours le statut d’une parole divine. C’est un don précieux dans le contexte du mythe biblique où la parole divine occupe une place particulière : dans toutes les traditions qui s’inspirent de la Bible de manière positive (christianisme, judaïsme rabbinique) ou négative (la Gnose), la parole divine (logos en grec, memra en araméen, davar ou diber en hébreu) est considérée comme le pouvoir divin par excellence. L’unicité même du dieu biblique est signalée par l’exclusivité de sa parole. D’autres dieux sont mentionnés par le mythe (Baal, Ashtoret…), mais Yahvé est le seul dont on entende la voix. Le mythe biblique suppose donc une fonction de la parole divine qui le distingue d’autres mythes du monde antique. Dans le cadre du mythe, il s’agit d’une fonction avant tout politique : la parole de Yahvé impose (et non seulement inspire) l’ordre de la cité. Bien entendu, la parole divine joue un rôle politique dans beaucoup d’autres configurations mythiques de la cité, mais elle est souvent confinée aux institutions (les oracles humains ou textuels) et aux « charismatiques » (les prophètes). Dans le mythe biblique, en revanche, la divinité du souverain, combinée au fait que son pouvoir dépend de sa parole, ouvre l’espace politique à tous les êtres parlants membres de la communauté. Non seulement tout le monde peut parler au nom du dieu, mais cette parole peut avoir des conséquences sur les rapports de pouvoir à l’intérieur de la communauté. C’est dans le même livre des Nombres que le récit fournit un exemple de la complexité politique qu’entraine ce système. Le chapitre 16 raconte l’histoire d’un groupe de notables qui conteste l’autorité des prophètes de Yahvé, Moïse et Aaron, en leur disant : « Tous les membres de la communauté sont sacrés, et Yahvé est parmi eux. Pourquoi alors vous mettez-vous au-dessus de l’assemblée (qahal) de Yahvé ? » (Nombres 16, 3). Moïse, qui voit le danger mieux que son dieu, demande à ce dernier de sanctionner les rebelles (Nombres 16, 15). Le dieu va encore plus loin et les éradique de la surface de la terre : « le sol se fondit sous leurs pieds, la terre ouvrit sa bouche et les engloutit, eux et leurs familles… ils descendirent vivant au shéol [séjour 150 Ron Naiweld

des morts], eux et tout ce qui leur appartenait. La terre les recouvrit et ils disparurent au milieu de l’assemblée » (Nombres 16, 32-33)3. Si la Torah n’était qu’un mythe, on aurait pu s’arrêter là. Mais puisque c’est un mythe politique, il doit proposer un autre mécanisme, non miraculeux, qui régulera le privilège de parler au nom du dieu, attribué en théorie à toute « l’assemblée de Yahvé ». C’est dans ce contexte que je propose de lire les lois du neder.

L’usage cynique du neder Le passage de Nombres 30 commence par une clause générale : Voici l’ordre que Yahvé a donné : Lorsqu’un homme aura fait un vœu à Yahvé ou aura pris sous serment un engagement pour lui-même, il ne violera pas sa parole : il se conformera exactement à la promesse sortie de sa bouche […] La suite du passage montre que la femme peut aussi prononcer des vœux. Les traditions s’inspirant de la Bible ont donnée à l’institution du neder un sens hautement éthico-religieux. Il s’agirait d’une formule langagière qu’un homme ou une femme peuvent énoncer afin de consacrer un objet au temple et par conséquent de l’interdire aux autres (une fois l’objet consacré à la divinité, personne ne peut l’utiliser). L’objet en question peut être un bien matériel ou le corps de l’énonciateur du vœu4. Les sources de la littérature juive et chrétienne des premiers siècles attestent de cet usage éthico-religieux du neder. Selon Philon d’Alexandrie, un philosophe juif du début du Ier siècle de notre ère, le neder est pratiqué chez les esséniens qui consacrent des objets à Dieu et s’en interdisent ainsi la possession à eux-mêmes ainsi qu’aux autres membres de la communauté. Le document de Damas – un recueil des lois et des coutumes juives du IIe ou IIIe siècle avant notre ère, rédigé par les esséniens ou au moins suivi par eux, atteste également de cet usage. C’est aussi la manière dont le traité Nedarim (vœux) de la Mishnah, rédigé au début du IIIe siècle de notre ère, se réfère à l’institution.

3 C’est moi qui traduis les textes depuis l’hébreu. 4 C’est le cas notamment du nazir qui consacre ses cheveux à Yahvé (voir Nombres 6). Le sacrement du langage et la domination masculine. Le neder… 151

L’institution du neder figure également dans un passage intéressant de l’Évangile de Marc, où Jésus critique l’hypocrisie et le ritualisme des pharisiens : Vous anéantissez fort bien le commandement de dieu pour garder votre tradition. Car Moïse dit : « Honore ton père et ta mère » et « celui qui maudira son père ou sa mère sera puni de mort ». Mais selon vous, si un homme dit à son père ou à sa mère : « Ce dont j’aurais pu t’assister est corban, c’est-à-dire offrande, vous ne le laissez plus rien faire pour son père ou sa mère, annulant ainsi la parole de dieu par votre tradition, que vous avez établie. Et vous faites beaucoup d’autres choses semblables5. Jésus critique ici une tendance pharisienne à justifier et soutenir un usage cynique du neder. Dans l’exemple qu’il donne, le fils consacre tous les biens qui lui appartiennent et auraient pu lui permettre d’assister ses parents. Cet usage cynique de l’institution sacrée est soutenu par les pharisiens qui ne laissent pas le fils aider ses parents car, même s’il le voulait, il ne pourrait revenir sur sa parole6. Dans la tradition rabbinique de la Mishnah, la phrase utilisée par le fils (« Ce dont j’aurais pu t’assister est une offrande ») est en effet la formule paradigmatique du neder. Les rabbins avaient connaissance du type de critique comme celle énoncée dans l’Évangile de Marc, mais en même temps ils considéraient que les lois des vœux faisaient aussi partie de la parole divine ; et ces lois postulaient qu’un objet qui a été consacré verbalement ne sera désormais plus utilisé par personne. Pour s’en sortir, ils ont formulé des législations dont l’objectif était de limiter l’ampleur du neder afin d’éviter le plus possible les contradictions de ce genre (par exemple dans le cas d’un fils qui ne peut pas aider ses parents à cause d’un vœu qu’il a prononcé dans un moment de colère). Dans le neuvième chapitre du traité Nedarim de la Mishnah, on trouve en effet une discussion qui porte sur le même type de neder que celui évoqué par Jésus. Les deux avis y sont présentés : « les sages » qui postulent que la consécration prononcée par le vœu du fils est irrévocable, et « rabbi Eliezer » qui dit qu’on doit révoquer le vœu afin que le fils puisse respecter ses parents. La

5 Évangile de Marc 7, 9-13. Voir aussi l’Évangile de Mathieu 15, 3-10. Traduction basée sur la Bible Segond. 6 Je suis ici en partie la lecture de Moshe Benovitz (Voir Benovitz 1995). 152 Ron Naiweld

Mishnah tranche entre les deux avis en produisant une conclusion de compromis : si le vœu a été prononcé « dans le contexte d’une dispute entre le fils et ses parents », on peut l’annuler7. La critique de Jésus et la réponse rabbinique soulignent la dimension politique du vœu biblique, c’est-à-dire le potentiel qu’il donne à l’homme de limiter l’accès légitime des autres à ses biens. Dans cette perspective, les restrictions produites par le vœu engagent non seulement l’énonciateur mais aussi les autres membres de la communauté. À en croire les sources littéraires de l’Antiquité, chrétiennes et rabbiniques, cet usage cynique du neder, tout en s’inscrivant dans une perspective piétiste, a été pratiqué par le peuple dans le but d’esquiver ses obligations morales et familiales, obligations pourtant inscrites dans la Torah, la « parole divine » par excellence8. Ce que le fils qui s’est brouillé avec son père et sa mère a compris, c’est qu’il existe dans la parole sacrée un mécanisme transgressif – qui produit une parole sacrée contradictoire – qu’il peut faire jouer en sa faveur.

La parole de la femme C’est un autre « usage cynique » du neder qui occupe l’esprit des auteurs du passage biblique. Suite à la clause générale citée au début, le reste du passage (14 versets sur 17) est consacré aux vœux prononcés par une femme. Cela n’a rien d’étonnant. L’ordre social imaginé par le mythe théologico-politique de la Bible est patriarcal. Il donne aux hommes un pouvoir irréductible sur les femmes (la femme est la propriété de son père ou de son mari). Or, l’institution du neder, qui donne à l’être parlant le pouvoir de définir ses rapports au monde social en transgressant de manière légitime les normes habituelles, risque d’ébranler cet ordre si la femme l’utilise afin d’interdire à son mari ses biens ou son corps. Je donne ici un résumé du passage. Le premier cas abordé est celui d’une femme « qui demeure chez son père, et qui aura fait un vœu à Yahvé ou pris un engagement pour elle-même dans sa jeunesse ».

7 Mishnah Nedarim 9, 1. 8 Voir à ce sujet Lieberman 1942. Le sacrement du langage et la domination masculine. Le neder… 153

Sans préciser ce que peut être un tel vœu hypothétique, le passage continue en postulant que, si le père de la femme a appris qu’elle l’a prononcé et ne dit rien, le neder sera valide. Si, en revanche, il la désavoue le jour même, ses vœux et engagements sont nuls. Dans le cas d’une femme mariée, c’est son mari qui a le pouvoir d’invalider ses vœux, mais il doit le faire verbalement. Comme dans le cas du père, « s’il ne lui dit rien le jour même, ses vœux resteront valides ». Par contre, « le vœu d’une veuve ou d’une femme répudiée sera valide quel que soit l’engagement qu’elle a pris ». Le contenu du vœu n’est pas évoqué par le texte biblique. Le traité mishnaïque évoqué plus haut, Nedarim, où il est question des vœux, est plus clair là-dessus. Le traité figure par ailleurs dans l’ordre Nashim (femmes) de la Mishnah, ce qui souligne encore plus le rapport inhérent de l’institution du neder aux rapports de genre. Une des préoccupations majeures du traité est la question de « l’ouverture » des vœux, c’est-à-dire les cas dans lesquels on peut ou on doit invalider un vœu. Plusieurs enseignements du traité ont comme objet le neder prononcé par une femme. En règle générale le traité suit l’enseignement biblique. C’est-à-dire qu’il respecte le principe formulé à Nombres 30, selon laquelle le neder d’une femme peut être annulé par son mari ou son père à la condition que l’annulation se fasse verbalement le jour où ceux-ci entendent le vœu. Une exception flagrante arrive à la fin du traité dans le dernier enseignement : Auparavant [barishona], on disait : trois femmes sont renvoyées avec la ketoubah [la somme que le mari s’engage à payer à la femme s’il divorce, promise au moment du mariage] : celle qui dit : « je suis impure pour toi » ; et celle qui dit : « il y a le ciel entre nous » ; et celle qui dit : « [j’ai fait un vœu et] je suis interdite aux juifs ». On a révisé [l’enseignement], afin que la femme qui s’intéresse à un autre homme ne soit pas malhonnête avec son mari : la femme qui dit : « je suis impure pour toi » – apportera une preuve pour appuyer ses propos ; celle qui dit : « il y a le ciel entre nous » – on essaiera de l’apaiser ; celle qui dit : « [j’ai fait un vœu et] je suis interdite aux juifs » – il révoquera sa part et elle sera interdite aux juifs9.

9 Mishnah Nedarim 11, 12. Un parallèle dans Tossefta Nedarim 7, 8. 154 Ron Naiweld

Ce qui est décrit dans l’enseignement mishnaique est en réalité une détérioration de la position de la femme dans l’ordre patriarcal. Dans la religion biblique et juive, seul le mari peut décider du divorce. Mais l’institution du neder, comme le montre l’enseignement, peut être utilisée par l’épouse de manière « transgressive » afin de forcer son mari à la renvoyer : la femme qui prononce un vœu qui l’interdit aux juifs oblige son mari (un juif) à la renvoyer. En effet, cet usage transgressif du neder est déjà supposé dans le passage biblique : son insistance sur la parole de la femme est le symptôme d’une peur que la femme dise quelque chose sous la forme d’un neder dans le but d’empêcher son mari (ou futur mari) de la toucher. Cela perturbe naturellement les rapports de pouvoir patriarcaux, soutenus par les discours biblique et rabbinique. Mais les femmes ont perdu ce pouvoir. Selon le langage de la Mishnah, cet usage du neder représente une situation archaïque. Le mot qui ouvre l’enseignement – barishona – renvoie au premier livre de la Torah, au mythe du commencement, de l’arche, du bereshit. Depuis, on a dû « réviser » cet enseignement, ou bien « le dire de nouveau ». La Mishnah explique la cause de la révision : « afin que la femme qui s’intéresse à un autre homme ne soit pas malhonnête avec son mari ». La motivation de la femme est précisée par les commentateurs postérieurs du texte, comme par exemple le philologue talmudique Hanoch Albeck qui publie dans les années 1950 son commentaire de la Mishnah. Selon lui, on a dû réviser la loi « car on a craint que, voulant se marier avec quelqu’un d’autre, elle mente à son mari, et s’exproprie de l’autorité de son mari/propriétaire ». « Au commencement », une femme pouvait prononcer une parole qui la libérait de son mari, mais « maintenant », on ne peut plus lui faire confiance. La Mishnah donne trois méthodes pour fragiliser la parole de la femme. Là aussi, on peut déceler une dégradation. À la femme qui se déclare impure, on demande de fournir une preuve de son impureté. La preuve est à rapporter au tribunal rabbinique et masculin, qui, seul, peut la valider et garantir à la femme sa liberté. Quant à l’épouse qui dit qu’entre elle et son mari il y a « le ciel » qui les sépare (ce qui veut dire dans le langage d’aujourd’hui des différences irréconciliables), on essaie de l’apaiser. Un désaccord conjugal ne constitue pas une cause de divorce pour le tribunal rabbinique. Si elle persiste à vouloir obtenir sa Le sacrement du langage et la domination masculine. Le neder… 155

liberté, cette femme doit résister et ne pas revenir sur sa parole face aux tentatives de « l’apaiser ». Quant à la troisième et dernière femme, celle qui utilise le neder pour s’interdire à tous les juifs, son sort est bien plus tragique. Non seulement le neder est alors révoqué automatiquement vis-à-vis de son mari, mais après la mort éventuelle de son « propriétaire », on va bien l’interdire aux autres juifs, la laissant dans un état d’indépendance forcée10. Elle pourra toujours prononcer des vœux, c’est-à-dire sacraliser sa parole, mais cela se fera en dehors des rapports institutionnalisés de genre. Le jugement sévère, excessif et humiliant qui conclut le traité assure que la femme rebelle ne pourra jamais transgresser les rapports de pouvoir desquels elle voulait se libérer. En prononçant ce jugement, la Mishnah avoue cependant que les précautions prescrites dans Nombres 30 ne sont pas suffisantes car une femme peut toujours sacraliser sa parole pour forcer son mari à la renvoyer. Elle pourra faire un recours auprès de son autre « propriétaire », le souverain divin, et au privilège qu’il lui donne de parler en son nom.

Le pouvoir de la parole sacralisée Le neder biblique est une institution mythique et politique, une forme particulière du serment – une pratique du « sacrement du langage » qui donne aux mots prononcés par l’individu une valeur normative. Dans son livre Le sacrement du langage. Archéologie du serment, Giorgio Agamben écrit « que l’institution énigmatique, à la fois juridique et religieuse que nous désignons sous le terme de “serment”, ne devient intelligible que si on la situe dans une perspective où elle met en cause la nature même de l’homme comme être parlant et animal politique » (p. 21).

10 Cynthia Baker, dans un article inspirant, met le texte de la Mishnah dans un contexte politique plus large en suggérant qu’il reflète l’expérience des rabbins en tant que juifs palestiniens des premiers siècles sous domination romaine. C’est l’expérience « de leur assujettissement/résistance aux cultures dominantes (non- juives) et l’assujettissement de “leurs propres” femmes à une domination et une discipline qui peuvent encourager (empower) une résistance de l’intérieur » (Baker 2005 : 132). 156 Ron Naiweld

Ce que le neder, dans sa forme basique, met en cause, c’est la supériorité de l’homme sur la femme comme « être parlant et animal politique ». Ainsi, l’analyse très brève de l’institution biblique du neder et de sa réception chez les rabbins de l’Antiquité montre l’ampleur du potentiel transgressif de la parole dans le système patriarcal, et ouvre la thèse du « sacrement du langage » à une critique féministe. Si les rabbins ne contestent pas entièrement le privilège de la femme de prononcer un neder, malgré son potentiel subversif, c’est parce qu’à la base, ils tiennent beaucoup au principe du sacrement du langage exprimé par le neder ; sa contestation dans un cas particulier pourrait entrainer une révolution totale du système symbolique, et mettre en cause les rapports de pouvoir qui leur sont favorables. Dans le système politique qu’ils forgent, la parole sacrée (ou bien sacralisée par les institutions sociales) est la matrice dans laquelle se constituent à la fois pouvoir et résistance.

Bibliographie

BAKER Cynthia, 2005, « When Jews were women », History of Religions, 45, p. 114-134. BARTOR Assnat, 2012, « Reading biblical law as narrative », Prooftext, 32, p. 292-311. BENOVITZ Moshe, 1995, « Le vœu prohibitif à l’époque du deuxième temple et dans la littérature tannaïtique : son origine et son sens » (hébreu), Tarbiz, 64, p. 203-228. —, 1998, : Studies in the Development of Rabbinic Votive Institutions, Atlanta, Scholar Press. LIEBERMAN Saul, 1942, « Oaths and Vows », dans Idem, Greek in Jewish Palestine, New York, Jewish Theological Seminary. De l’Éthiopie à Israël : migration et rôles rituels des femmes Beta Israel

Lisa ANTEBY-YEMINI

Les juifs d’Éthiopie, plus connus sous le nom de Falachas, n’employaient pas cette appellation qu’ils considéraient comme péjorative et se désignaient eux-mêmes comme Beta Israel ou « la maison d’Israël ». Leurs origines restent encore obscures et prêtent à de nombreux débats entre rabbins et historiens où s’opposent deux théories : celle d’un groupe juif ancien, exilé à une époque inconnue voire d’une tribu perdue d’Israël qui aurait migré en Éthiopie ; l’autre, d’un groupe autochtone éthiopien qui, à une époque indéterminée, aurait adopté un judaïsme spécifique, ou qui aurait été un groupe dissident et judaïsant de l’Église éthiopienne1. Après un premier contact avec des missionnaires européens protestants au milieu du XIXe, qui les considèrent comme un groupe juif, c’est au tour de Juifs occidentaux de les rencontrer quelques années plus tard et de tenter de réformer leur judaïsme archaïque. Il faut attendre 1975 pour que les Beta Israel soient reconnus comme juifs par le Rabbinat d’Israël, ouvrant la porte à leur immigration, notamment par le biais de deux opérations majeures de rapatriement (l’Opération Moïse en 1984-1985 à partir du Soudan et l’Opération Salomon en 1991 à partir d’Addis-Abeba). Depuis, l’immigration d’Éthiopie se poursuit, constituée avant tout de « Falachmoras », anciens Beta Israel convertis, il y a parfois plusieurs générations, au christianisme ; ils entrent en Israël en vertu du regroupement familial et suivent un programme accéléré de conversion en tant que communauté d’origine juive effectuant un « retour au

1 Kaplan 1992. 158 Lisa Anteby-Yemini

judaïsme ». Aujourd’hui, la communauté éthiopienne vivant en Israël compte plus de 135 000 personnes. Parmi les travaux consacrés à la place des femmes dans le judaïsme, peu d’études ont examiné la vie religieuse des femmes originaires de sociétés non occidentales, sinon ceux de Susan Sered ou de Lisa Gilad respectivement sur les juives d’origine kurde et yéménite2 ; et il n’existe pratiquement aucune analyse sur les juives éthiopiennes et leur rapport à la religion. Toutefois, en raison de pratiques de pureté extrêmement développées autour de la menstruation et de l’accouchement, plusieurs études se sont penchées sur cette question en contexte éthiopien3 ainsi que sur ses changements en Israël4. Par ailleurs, d’autres travaux font également mention de ces rituels de pureté, à partir d’une perspective trans-générationnelle5, par le biais de modèles de fertilité6, ou encore à travers l’étude de leur rôle dans la construction ethnique du groupe en Israël7 et de leur vie quotidienne en Éthiopie et dans la société israélienne8. Si les études sur les tabous menstruels à travers le monde les décrivent souvent comme une forme de subordination à la structure patriarcale, des travaux plus récents les considèrent comme des éléments de l’identité personnelle et sociale offrant un pouvoir à la femme, et parfois même un moyen de résistance à la domination masculine9. Par conséquent, nous commencerons par explorer l’absence de fonctions féminines dans la religion Beta Israel et l’invisibilité des femmes elles-mêmes dans l’espace du culte en Éthiopie. Puis nous examinerons, à l’inverse, les rôles rituels dévolus aux femmes dans les cérémonies du cycle de vie et dans les rites de pureté, à la lueur de l’expertise et du pouvoir qu’octroyaient ces fonctions spécifiquement féminines. Pour finir, nous tenterons de comprendre comment les bouleversements des rites de pureté féminins consécutifs à la

2 Sered 1992 ; Gilad 1989. 3 Kahana 1977 ; Salamon 1999. 4 Anteby 1999 ; Cicurel & Sharaby, 2007 ; Trevisan Semi 1985. 5 Leitman 1995. 6 Phillips 1998. 7 Dolève-Gandelman 1990. 8 Shabtay & Kacen 2005 ; Weil 2004. 9 Cicurel & Sharaby 2007. De l’Éthiopie à Israël : migration et rôles rituels des femmes Beta Israel 159

migration en Israël sont négociés dans une société d’accueil où les pratiques Beta Israel fondées sur une lecture littérale du texte biblique ne s’accordent pas avec les lois rabbiniques ; ces conflits recouvrent des enjeux identitaires d’ampleur pour les femmes, mais aussi pour la communauté éthiopienne-israélienne dans son ensemble10.

L’absence des rôles féminins dans le culte Beta Israel Les Beta Israel pratiquaient une forme particulière de judaïsme, à commencer par l’absence notoire de l’hébreu : la majorité de leurs livres et de leur liturgie étaient en guèze, la langue liturgique ancienne de l’Éthiopie, avec parfois des passages en dialectes agaw, une langue couchitique indigène. Leur livre sacré, qu’ils nomment Orit, est rédigé en guèze dans une version identique à celle de l’Église éthiopienne. Il existe, de plus, un corpus d’œuvres littéraires Beta Israel, composées entre le XIVe et le XVIIIe siècle, où se retrouvent des influences chrétiennes, musulmanes et juives. Enfin, ils ne possédaient aucun texte écrit de commentaires bibliques ou de débats rabbiniques, et la Mishnah, le Talmud et les autres sources de la Loi Orale juive leur étaient inconnues. À ce titre, le shabbat était observé scrupuleusement parmi les Beta Israel, où toute besogne était proscrite. Mais, à la différence du judaïsme rabbinique, ils devaient, entre autres choses, éteindre tout feu dans le village et procéder à une immersion dans une rivière avant le coucher du soleil du vendredi pour se purifier ; de ce fait, les relations sexuelles entre époux étaient interdites jusqu’au samedi soir. L’une des femmes éthiopiennes-israéliennes interrogée lors de mes recherches a interprété cette pratique ainsi : Si mon mari s’est immergé dans la rivière avant shabbat et que le soir nous avons des relations sexuelles, il ne peut pas aller à la maison de prière le samedi matin. C’est pour ça qu’on dort dans des couches séparées.

10 J’ai mené des enquêtes ethnographiques depuis 1991 parmi les immigrants éthiopiens en Israël, notamment ceux arrivés lors de l’Opération Salomon dans des centres d’intégration à Jérusalem, des sites de « caravanes » dans la région de Rehovot puis dans les logements permanents. Je poursuis aujourd’hui cette recherche auprès des nouvelles élites issues de la seconde génération. 160 Lisa Anteby-Yemini

Ces lois, proches de celles en cours dans certaines sectes juives comme les samaritains ou les karaïtes, proviennent d’un texte Beta Israel, le Te’ezaza Sanbat (Commandements du Shabbat) largement inspiré du Livre des Jubilés. Ces lois diffèrent de celles du Talmud, dans lequel les relations sexuelles sont représentées comme un plaisir (oneg) du shabbat, et où le feu peut être allumé avant le shabbat, d’où le commandement d’allumer des bougies avant la tombée de la nuit, pratique féminine par excellence, qui est inexistante chez les Beta Israel. Le clergé Beta Israel, qui suivait la même hiérarchie que celle de l’Église éthiopienne, était composé de prêtres (qésotch) qui remplissaient des fonctions religieuses et politiques en tant que chefs spirituels de la communauté. Des chantres (däbtära), soit des clercs lettrés non ordonnés (tel un prêtre divorcé) exécutaient la liturgie et faisaient office de scribes pour la copie de textes sacrés. Des diacres (diyaqon) et des moines (maloksé) vivaient retirés, soumis à des règles de pureté strictes. Pourtant, il n’existait pas de nonnes Beta Israel, alors que cette institution est répandue dans le christianisme orthodoxe éthiopien. Si la majorité des hommes était analphabètes, seuls certains clercs pouvaient lire et écrire et aucune femme Beta Israel n’avait accès à l’écrit en guèze ni aux textes religieux. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que des jeunes femmes ont commencé à être scolarisées en langue vernaculaire, l’amharique, dans des écoles juives ou éthiopiennes. La maison de prière (mäsgid ou yä-tsälot bet) était souvent une grande hutte avec un plan tripartite (cour extérieure, espace du culte et saint des saints réservé aux prêtres et contenant l’Orit, les livres sacrés et les objets rituels) ; certaines catégories d’individus, considérés comme impurs, ne pouvaient y pénétrer, telles les femmes mariées ou ceux ayant eu contact avec un non Beta Israel sans s’être purifié ensuite. Les prières quotidiennes étaient chantées par les prêtres sur une musique sacrée et accompagnées les jours de fête d’instruments de musique (timbale, gong, sistre et tambours), mais là non plus les femmes ne prenaient jamais part au chant et ne jouaient pas d’instruments. D’ailleurs, dans la plupart des régions, seules les femmes ménopausées pouvaient pénétrer dans la maison de prière mais n’avaient aucun rôle dans le culte, si ce n’est dans la préparation du pain du shabbat (barekät) qui était béni puis distribué le samedi matin dans la maison de prière. Si De l’Éthiopie à Israël : migration et rôles rituels des femmes Beta Israel 161

ces restrictions dans l’espace du culte peuvent sans doute être attribuées aux représentations de l’impureté des femmes, certaines (surtout âgées) avaient des fonctions importantes dans les cultes attachés aux esprits (les zars) et détenaient des savoir-faire prophylactiques ou thérapeutiques (comme ceux de tatoueuse ou de maîtresse de l’esprit – bälqollé – dans les rites d’exorcisme). Quoique les femmes juives éthiopiennes n’aient pas non plus accédé à des fonctions dirigeantes, de juges ou d’arbitres dans les affaires du village, à l’instar des anciens (chmagellotch), des vieilles femmes étaient consultées dans certains conflits. Par ailleurs, la figure mythique de la Reine Yodit (aussi dénommée Gudit, Esato ou Esther) est souvent rappelée comme une possible héroïne Beta Israel qui aurait conquis Axoum au Xe siècle11. En revanche, les femmes jouaient un rôle important dans la vie économique. Les Beta Israel vivaient dans de petits villages des hauts plateaux du nord de l’Éthiopie. La plupart des hommes travaillaient la terre comme métayers pour les propriétaires chrétiens, élevaient du bétail et étaient également artisans. Les femmes pratiquaient la vannerie, la broderie et la poterie et vendaient leurs productions au marché. La répartition des rôles de genre suivait une division stricte des tâches où les hommes travaillaient à l’extérieur et les femmes étaient chargées d’élever les jeunes enfants et préparer les aliments (griller, piler et moudre les grains, faire pousser des légumes, traire les vaches et les chèvres, chercher l’eau à la rivière). Bien que l’espace de cuisine ait été interdit d’accès aux hommes, ces derniers s’occupaient de l’abattage de la viande, de sa préparation et de sa cuisson, en suivant les prescriptions du texte biblique. Les Beta Israel pratiquaient également des sacrifices pour les principales fêtes (surtout à Pâque) ainsi que pour des offrandes, des rites propitiatoires ou d’expiation ; mais là non plus les femmes n’avaient pas de rôle dans le savoir ou dans la transmission de ces pratiques, bien que certaines m’aient dit avoir égorgé un poulet, par exemple, quand aucun homme n’était présent pour le faire. Avec l’accès à l’éducation au XXe siècle, quelques jeunes femmes Beta Israel commencèrent à occuper des emplois ou ouvrir leur propre commerce ; dans certains cas elles

11 Kaplan 1992 : 47. 162 Lisa Anteby-Yemini

refusaient le mariage « arrangé » par leurs parents et préféraient pour la première fois demeurer célibataire. Toutefois, c’est dans les sphères liées à la sexualité et aux rites du cycle de vie qu’elles détenaient des rôles prépondérants.

Fonctions rituelles des femmes Beta Israel : le cycle de vie En effet, les femmes Beta Israel, notamment celles d’un certain âge, remplissaient des fonctions rituelles, au moment de la naissance et de la mort, telles que sage-femme, circonciseuse ou pleureuse. Ces tâches qui incombaient spécifiquement aux femmes renvoyaient à des formes de savoir et d’expertise rituelle féminine inexistantes dans le reste du monde juif. Ces rites du corps, qui définissaient l’identité genrée en Ethiopie, étaient également liés aux pratiques de pureté qui offraient aux femmes un pendant aux rôles rituels masculins, mais où elles détenaient le pouvoir supplémentaire de réguler à la fois les rapports entre hommes et femmes et entre Beta Israel et Éthiopiens chrétiens. La naissance avait généralement lieu dans une hutte éloignée du village où se rendait la parturiente, accompagnée d’une ou deux sages- femmes qui, après l’accouchement, se chargeaient d’enterrer le placenta et le cordon ombilical à proximité. Cette fonction rituelle détenait une signification importante car négliger cet ensevelissement entraînait des conséquences néfastes pour l’avenir du nouveau-né12 ; on disait d’ailleurs qu’à son décès une personne devait être ensevelie « là où son cordon est enterré ». Ces matrones, considérées comme impures, car en contact avec l’accouchée, devaient s’immerger dans une rivière, toujours proche des villages Beta Israel, et lessiver leurs habits avant de regagner le village à la tombée du jour. La parturiente séjournait ensuite 40 jours (7 + 33) après la naissance d’un garçon et 80 jours (14 + 66) après celle d’une fille dans cette hutte de l’accouchée (yä-aras gojjo), selon les degrés d’impureté édictés dans le Lévitique (12, 1-8 ; 18 et 15). C’est pourquoi la circoncision (gezrät) d’un garçon, pratiquée le 8e jour, était exécutée dans cette hutte non pas par un prêtre, qui se tenait parfois à l’écart et récitait les

12 Anteby-Yemini 2004 : 239-245. De l’Éthiopie à Israël : migration et rôles rituels des femmes Beta Israel 163

bénédictions, mais le plus souvent par une circonciseuse13. Elle demeurait impure jusqu’au soir puis s’immergeait dans un cours d’eau et lessivait ses vêtements avant de regagner le village. Par conséquent, la cérémonie où l’enfant recevait son nom ne se tenait qu’à la fin de la réclusion, soit le 40e ou 80e jour, suivant l’immersion du nouveau-né et de la parturiente (qui se rasait aussi la tête) avant leur retour au village au coucher du soleil. Les filles étaient excisées (clitoridectomie), parfois à quelques jours, par une vieille femme expérimentée – ce qui est courant aussi parmi les chrétiennes éthiopiennes – pratique qui a disparu avec l’émigration vers Israël. Le motif invoqué était le contrôle de la sexualité de la femme, qui, sans cette opération, aurait couru après les hommes14. Or, la virginité était hautement valorisée, comme le démontre la cérémonie de mariage, nommée kashärä car on attachait un ruban blanc (pour la pureté) et un rouge (pour la virginité) autour du front du marié. Après que les époux s’étaient retirés dans une hutte, un drap taché de sang était exhibé publiquement et le marié enlevait les rubans ; si la mariée n’était pas vierge, elle était renvoyée dans son village. Le corps défunt était également perçu comme source d’impureté suivant en cela le texte biblique. Ainsi, les hommes qui lavaient le cadavre, le transportaient au cimetière et l’enterraient étaient-ils considérés comme impurs durant sept jours et s’isolaient-ils dans une hutte construite à cet effet, à l’écart du village. Des femmes lavaient les cadavres féminins et, en ce sens, jouaient à leur tour un rôle rituel dans ces pratiques mortuaires. Mais, de façon plus surprenante, le chant des femmes, absent des rituels religieux, se faisait entendre aux funérailles Beta Israel par la voix de pleureuses qui contaient la vie du/de la défunt(e) ; des parentes déclamaient aussi des eulogies et exécutaient des danses funéraires. Pourtant, c’est dans les rites de pureté que les femmes Beta Israel jouaient un rôle majeur dans la construction de l’identité du groupe et de son altérité avec leurs voisins chrétiens. Durant la menstruation, la femme, dès ses premières règles, s’isolait sept jours dans la « hutte de

13 Anteby 1999 ; Trevisan Semi 1985. 14 Kahana 1977 : 44. 164 Lisa Anteby-Yemini

sang » (yä-dam gojjo) ou « hutte de malédiction » (yä-margäm gojjo) construite à l’écart du village. Cette structure, qui servait parfois aussi de « hutte de l’accouchée », était entourée d’un muret de pierres, délimitant l’espace pur de l’espace impur, sur lequel on déposait des aliments préparés par les autres femmes du village15. En effet, les femmes demeurant dans cette hutte étaient exemptées de toute tâche ménagère, y compris la cuisine. Si certains villages disposaient d’une « hutte de sang » pour chaque unité domestique, d’autres possédaient une hutte partagée par plusieurs voisines, d’autant que toutes les femmes devaient s’y rendre, qu’elles soient célibataires, veuves ou divorcées, ainsi que les femmes Barya, un groupe d’anciens captifs travaillant au compte des familles Beta Israel et converti à leur judaïsme pour ces raisons de pureté. Cette période d’isolement m’a souvent été décrite sous le signe du repos et d’une intense socialisation. Comme me le disait Kassa : « On discutait beaucoup, on dormait, on se reposait. On étaient assises et on buvait du café en racontant des histoires ; on faisait aussi de la broderie ». Cet univers exclusivement féminin représentait à la fois un espace de communication et un lieu de transmission du savoir dans lequel les jeunes filles apprenaient techniques et savoir-faire traditionnels. D’autres, pourtant, détaillent cet isolement comme un moment d’angoisse et de solitude, telle Ganat : « La nuit on avait froid, le jour on avait chaud. On avait peur toute seule et on entendait les cris des hyènes pendant la nuit ». Certaines rappellent : « Parfois on oubliait de nous apporter à manger ! ». À la fin de la réclusion, la femme se purifiait dans la rivière, lavait ses vêtements, se coupait les ongles, jeûnait toute la journée et regagnait la demeure familiale à la tombée de la nuit. Elle pouvait alors reprendre les relations sexuelles avec son mari, et plus d’une m’a confié que ce soir-là était le moment le plus propice à la conception... Dans une certaine mesure, on peut postuler que les femmes détenaient, de par leurs pratiques menstruelles, un rôle rituel équivalent à celui des hommes rendus impurs par le contact avec la mort ; une

15 Sur la circulation de certains objets « secs » ou « humides » de l’espace impur de la hutte à l’espace pur du village moyennant purification et sur ces catégories proches de celles du Talmud, cf. Anteby-Yemini 2004 : 462. De l’Éthiopie à Israël : migration et rôles rituels des femmes Beta Israel 165

relative symétrie s’observe entre les femmes menstruées et les hommes impurs qui restaient tous également isolés pendant 7 jours, ainsi qu’entre les gestes de purification accomplis à l’issue de leur isolement. Pourtant, en se rendant à la « hutte de sang », les femmes remplissaient également une fonction sociale, en exprimant de façon non verbale l’impureté, mais aussi en indiquant publiquement un statut, comme la puberté (la première fois qu’une jeune fille s’y rendait), la grossesse (lorsqu’une femme n’y allait pas) ou la ménopause (quand elle cessait d’y aller). Ainsi, quoique la grossesse ait été passée sous silence durant les premiers mois, on devinait cet état, comme me l’expliqua Lemlem : « Tout le monde sait immédiatement si je suis enceinte parce que je ne vais plus à la hutte de sang ». Hagar Salamon souligne, de plus, la manière dont cette hutte fonctionne comme une instance de « contrôle social » si un époux est en voyage plusieurs mois et que sa femme cesse de s’y rendre tout d’un coup… Enfin, les femmes Beta Israel, par le biais de pratiques de pureté, possédaient aussi une fonction identitaire, en distinguant le groupe des autres groupes éthiopiens. En effet, les chrétiennes n’étaient pas isolées pendant leurs règles ni pendant la période post-partum, bien qu’elles n’aient pas accès à l’espace de l’église durant ces moments-là16. Le sang des femmes était un marqueur de différenciation inter-ethnique et inter-religieux17. Les pratiques de pureté des femmes ne peuvent donc se limiter à l’expression d’un contrôle de leur sexualité ou d’une domination masculine. Elles étaient d’abord une composante centrale dans l’identité de la personne, du genre, de l’ethnicité et de la religion Beta Israel. On peut soutenir que les femmes parvenaient par-là à un statut et à un pouvoir rituel qui compensaient leur absence dans le culte religieux.

Bouleversements de la pureté en Israël Avec l’immigration quasi totale des Beta Israel en Israël après 1991, les rites du cycle de vie et de pureté se voient radicalement transformés, renégociés puis, le plus souvent, abandonnés. Déjà en Éthiopie, le contact avec le judaïsme occidental avait entraîné des changements

16 Pankhurst 1992 : 129. 17 Salamon 1999. 166 Lisa Anteby-Yemini

dans ces conduites rituelles, amplifiés durant les périodes d’attente au Soudan et à Addis-Abeba. Mais c’est en Israël que ces pratiques sont mises au défi non seulement parce qu’il s’agit d’une société occidentalisée et urbanisée où les « huttes de sang » n’ont plus leur place, mais surtout en raison du décalage entre judaïsme éthiopien et judaïsme rabbinique. En effet, la plupart des Israéliens ne pratiquent aucune forme de pureté et les juifs pratiquants observent des lois de niddah qui diffèrent considérablement, puisqu’elles n’ont trait qu’à la « pureté familiale » qui régit les relations entre époux et ne concernent donc que les femmes mariées. À leur arrivée, les immigrants d’Éthiopie étaient logés dans des centres d’intégration où différents aménagements spatiaux ont recréé, tant bien que mal, un espace symbolique de l’impureté, alors que les fonctionnaires israéliens refusaient de leur octroyer un lieu d’isolement. Par exemple, dans l’un des centres d’accueil que je fréquentais, un bout du couloir de chaque étage de l’immeuble était réservé aux femmes impures, à qui l’on apportait la nourriture du réfectoire, comme on portait jadis les aliments à la hutte de sang. Pourtant, si les normes de commensalité excluant ces femmes étaient conservées pendant les premiers mois en Israël, elles ont rapidement disparu. En effet, une fois l’installation faite dans des logements permanents, des compromis liés principalement à l’espace du sommeil perdurent, tandis que les femmes impures cuisinent et s’occupent des tâches domestiques. Elles dorment parfois dans le salon et le mari dans la chambre, ou demeurent dans la chambre à coucher (surtout pendant les relevailles), tandis que le mari s’installe au salon. Toutefois, la période post-partum de 40 ou 80 jours n’est plus respectée et les femmes sortent de leur chambre après deux ou trois semaines, ou dès le huitième jour pour la circoncision d’un garçon ; cependant, l’époux ne regagne la chambre commune qu’à la fin de la réclusion traditionnelle, date à laquelle une fête est encore célébrée. Les seuls foyers visités où les femmes sont encore physiquement isolées sont ceux de prêtres (qésotch), où une bâtisse séparée dans le jardin d’appartements en rez-de-chaussée ou un studio sur le même palier font office de « hutte de sang et de relevailles » pour les filles, épouses, et belles-filles. J’étais surprise d’apprendre que même la seconde génération observait cette pratique ; ainsi la fille d’un prêtre qui étudiait De l’Éthiopie à Israël : migration et rôles rituels des femmes Beta Israel 167

en internat, se rendait-elle dans la maisonnette de leur jardin durant ses visites en fin de semaine si elle était en période d’impureté, « pour honorer mon père » selon ses propres termes. Inbal Cicurel et Rahel Sharaby montrent que certaines épouses de prêtres abandonnent ces rituels, d’autres adoptent les pratiques rabbiniques de niddah et d’autres encore s’isolent dans une hutte construite dans leur jardin ou dans une chambre réservée à cet effet dans leur appartement. Ces femmes combattent pour le droit de continuer ces pratiques contre les autorités (y compris des femmes), parfois contre leur mari ou d’autres prêtres vétérans et font appel par choix à cette coutume Beta Israel pour gagner pouvoir et contrôle sur leur corps18 ; à ce titre, elles renversent les rôles de genre, laissant leur mari s’occuper du foyer et des enfants une semaine par mois… Les femmes qui se considèrent comme impures restreignent également leur fréquentation de l’espace public. Certaines femmes me disent s’abstenir de participer à la cérémonie traditionnelle de café entre voisines, et se tenir à l’écart des mariages, enterrements et autres cérémonies du cycle de vie. Elles m’assurent aussi qu’elles n’entrent pas dans une synagogue et évitent de prier durant les périodes d’impureté. Les rites de purification subissent également des transformations en Israël où un bain rituel () est utilisé par les juifs observants pour des immersions de conversion et de purification. Dans le judaïsme rabbinique, une femme est considérée comme impure durant ses règles puis les « sept jours sans sang » qui suivent ; elle se rend donc au bain rituel vers le 12e jour de son cycle, après quoi elle peut reprendre les relations sexuelles avec son époux, tandis que les femmes Beta Israel s’immergeaient dans un cours d’eau le soir du 7e jour. En Israël, la majorité des immigrantes ne se rendent pas au bain rituel, qui était inconnu en Éthiopie. Il fait en effet l’objet d’une contestation, d’une part parce qu’il est associé avec les conversions symboliques demandées aux immigrants éthiopiens dans les années 1980, et d’autre part parce que ses eaux sont « stagnantes » (même s’il s’agit d’eau de pluie) au contraire des « eaux vives » des rivières éthiopiennes. Seule la minorité de celles qui sont devenues

18 Cicurel & Sharaby 2007. 168 Lisa Anteby-Yemini

orthodoxes fréquente le mikveh, les autres adoptant la douche pour se purifier, bien qu’elle soit inacceptable pour les rabbins19. Ainsi, la perte de l’espace rituel de la pureté féminine est-il un des bouleversements les plus importants pour la génération des mères20, qui perdent contact avec leur corps et doivent repenser leur espace vécu, et ce d’autant plus que la menstruation, peu fréquente en Éthiopie en raison des grossesses et de l’allaitement prolongé, devient plus régulière en Israël. Cette situation exige donc, dans un deuxième temps, des compromis idéologiques. En effet, beaucoup de femmes se disent tourmentées à l’idée de souiller le domaine domestique et par le sentiment de culpabilité d’avoir « du sang dans la maison », comme l’une d’elles me le confie. Plusieurs adultes déplorent continuellement qu’en Israël « tout le monde est mélangé », à savoir les hommes et les femmes, purs et impurs. Ce désordre social et cette confusion symbolique des statuts provoque une souillure, qui selon la théorie de Mary Douglas21, catégorise tous les faits qui brouillent, effacent ou autrement confondent des classifications données. Si les immigrants éthiopiens sont d’abord désemparés d’apprendre que les Israéliens n’observent pas les rites de pureté, même masculins, ils entreprennent d’idéaliser l’Éthiopie comme territoire « pur et propre » face à « l’impureté » de la Terre Promise22. Ce faisant, ils « récupèrent » si l’on peut dire, par leurs stratégies discursives, la dimension symbolique des rites de pureté féminine afin de revendiquer une légitimité de « vrais juifs » face à l’impureté présumée des Israéliens.

* * *

En Éthiopie, l’exclusion des femmes du culte Beta Israel était « compensée », en quelque sorte, par leurs fonctions rituelles dans le domaine de la pureté et des rites du cycle de vie. Avec la migration en Israël elles ont perdu un espace privilégié d’échanges et de savoirs

19 Sur les représentations ayant trait au contact des femmes menstruées avec l’eau, cf. Anteby-Yemini 2004 : 454. 20 Dolève-Gandelman 1990. 21 Douglas 1971 [1966]. 22 Trevisan Semi 1985. De l’Éthiopie à Israël : migration et rôles rituels des femmes Beta Israel 169

ainsi qu’un certain pouvoir qui les mettait en situation de tracer les frontières internes et externes du groupe. De plus, dans la situation « d’impureté permanente » où elles se trouvent désormais, elles doivent négocier avec l’idéologie de la pureté Beta Israel au niveau individuel et communautaire. La seconde génération, qui a complètement délaissé les rites d’antan, ne fait pas « l’expérience de la souillure » ni de « l’inconsistance de la croyance et de la pratique », qu’a décrites Lisa Gilad chez les juives yéménites immigrées en Israël23. Les jeunes femmes articulent aujourd’hui des constructions identitaires en tant que femmes, juives, éthiopiennes et israéliennes, à partir de leurs nouveaux rôles de genre et de leurs nouvelles fonctions comme soldates, musiciennes, actrices, journalistes, chanteuses, infirmières, entrepreneuses, avocates, institutrices, politiciennes ou diplomates. D’autres, qui prennent part au culte dans les synagogues et ont fait la cérémonie de majorité religieuse (bat-mitzvah) – qui était inconnue en Éthiopie – accèdent à de nouvelles positions dans la sphère du religieux, en tant que conseillères pour jeunes mariées (madrikha kalot), formatrices pour la bat mitzvah, éducatrices dans les cours de conversion pour Falachmoras, ou surveillantes de bain rituel (balanit). Quelques-unes participent à un programme pour jeunes éthiopiennes-israéliennes à Nishmat, un centre d’étude avancée de la Torah pour femmes à Jérusalem, afin d’approfondir leurs connaissances en études juives et devenir des leaders communautaires. Si les rôles genrés sont donc en redéfinition, à quand la première femme rabbin d’origine éthiopienne ?

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23 Gilad 1989 : 131. 170 Lisa Anteby-Yemini

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Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats, de l’Antiquité tardive au Moyen Âge

Sylvie Anne GOLDBERG

Croissez et multipliez-vous. Au cœur des attitudes israélites et juives à l’égard de la vie en général se trouve cette injonction de la Genèse. Plaçant la procréation au centre du système de valeurs juives, elle en assure la transmission et fait de l’enfant le garant de la continuité et de la survie du peuple. Or, s’il est admis de nos jours que le judaïsme se transmet essentiellement par la mère, le système de filiation et d’affiliation a connu de multiples formes que l’on ne saurait réduire à la seule matrilinéarité ou à l’engendrement naturel. On pouvait en effet y entrer par simple auto-déclaration, conversion ou adoption, comme on le verra plus loin. Paradoxalement, la banalité actuelle de l’observation selon laquelle le judaïsme rabbinique a été conçu par des mâles pour des mâles, n’a d’équivalent que l’importance de la place occupée par les femmes dans la survie et la transmission de la judéité, place que l’on retrouve dans les normes juridiques, la littérature, et les fondements sociaux. La formule talmudique qui affirme au père que son enfant né d’une femme non juive s’inscrit dans la lignée maternelle, Ton fils né d’une idolâtre n’est pas ton fils mais le sien1, issue de l’époque romaine, doit être comprise dans le contexte de son temps. Cette acception d’une judéité transmise par la mère détrônait la

1 Qiddushin 68b. 172 Sylvie Anne Goldberg

longue tradition portée par la Bible qui ne percevait d’autre filiation que patrilinéaire. Ainsi, tout en n’ignorant pas que ce sont les femmes qui enfantent, le livre de la Genèse déroule ses généalogies au masculin : « Voici la descendance des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, à qui des fils naquirent après le déluge. Enfants de Japhet : Gomer, Magog, Madaï, Yavan, Toubai, Méchec et Tiras » (Gn. 10, 1- 31). Plus encore, l’inventaire de ceux qui, d’Abraham à Moïse jusqu’au livre des Chroniques, prirent femme en dehors du clan parmi les peuples alentours est suffisamment étayé pour que le recensement des tribus d’Israël après la sortie d’Égypte soit établi en ces termes : « On les enregistra selon leurs familles et leurs maisons paternelles » (Nombres 1, 18). Épouse de Joseph, de Moïse, du roi David ou de Salomon, la femme étrangère intégrait ainsi la « maison » masculine et enfantait la descendance qui allait en prolonger la lignée. À l’inverse, comme dans toute société clanique et patriarcale, celle qui épousait dans une maison étrangère était perdue pour son peuple. Position classique qui veut que la femme, acquise, s’apparente à une possession, à l’instar de la « maison », siège de l’appartenance au clan. Cet article suit l’introduction de la filiation maternelle dans le judaïsme rabbinique vers le IVe siècle de l’ère commune. Ce processus est observé au sein du contexte culturel et politique dans lequel il s’est développé, dans le temps long d’une mise en place passée par divers canaux.

De la filiation paternelle à la matrilinéarité : les hypothèses explicatives À qui voudrait enraciner dans la Bible l’une des sources de la matrilinéarité, le livre d’Esdras décrivant le retour des exilés de Babylone en terre d’Israël, rédigé au Ve siècle av. l’ère commune, offre une piste : l’intimation faite aux anciens exilés de chasser toutes les femmes étrangères ainsi que leur progéniture2. Cette piste peut être renforcée par le fait que, dans la société environnante, Périclès restreint, en 451 av., l’obtention de la nationalité athénienne aux individus nés de père et de mère athéniens. Il n’empêche, au Ier siècle

2 Esdras 10, 11 ; Schiffman 1981 : 121. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 173

de l’ère commune, ni Flavius Josèphe ni Philon d’Alexandrie ni même Paul – nos grands témoins de la vie juive à la fin de la période du Second Temple – ne semblent avertis de cet usage. Leurs récits montrent clairement que les épousailles suffisaient à convertir automatiquement l’étrangère qui intégrait la maison patriarcale, contrairement au mâle qui, lui, devait en passer par la circoncision. Un siècle plus tard, cependant, à l’époque de la rédaction de la Mishna, les pratiques changent. La remarquable analyse menée par Shaye Cohen sur les origines de la matrilinéarité3, sur laquelle se fondent les travaux qui lui ont succédés4, montre que cette transformation s’est opérée dans le sillage d’une réflexion sur la normalisation de la validité des unions conjugales. La Mishna Qiddushin, 3, 12, source juridique du Ier siècle tenue pour instituer la matrilinéarité dans le judaïsme, ne la mentionne que pour les cas de mariages jugés illégitimes. Le texte s’en tient, en réalité, à entériner la lignée patriarcale prévalant jusque-là, en insistant sur le fait que la matrilinéarité s’applique cependant aux enfants nés d’une mère esclave ou gentille, qui de ce fait ne peuvent intégrer la lignée de leur père. Or, le Talmud de Jérusalem, clôt vers le Ve siècle, élargit cette règle de la Mishna en stipulant : Tout Israélite mâle de bonne lignée ne peut s’unir par mariage à une femme qui n’en est pas, mais une femme israélite de bonne lignée peut s’unir à quiconque5. Toutefois si l’enfant est le fruit de l’union d’une femme avec un esclave ou un gentil, il se verra dépourvu de lignée paternelle – puisque le mariage n’est pas valide – et sera tenu pour mamzer. Ce terme que l’on perçoit de nos jours comme définissant le statut d’un enfant né de père inconnu ou que l’on dirait « bâtard » n’en deviendra pas gentil pour autant. Tout en restant au sein de la judéité, le mamzer, terme biblique qui renvoie à une notion dont la signification exacte nous échappe6, occupe une place distincte dans la hiérarchie sociale : sans

3 Cohen S. 1985 : 30. 4 Vârtejanu-Joubert 2011. 5 TP Qid. 3, 14, 64c. 6 Neufeld 1944 : 224-227 ; Encyclopaedia Biblica : vol. 5, s.v. « mamzer » ; Carmichael 1974 : 173-174. 174 Sylvie Anne Goldberg

lignée identifiable, il ne peut produire de descendance légitime au mariage, sauf à ouvrir une lignée « bâtarde »7. C’est vers la fin du IVe siècle que cette ébauche de matrilinéarité se verra complétée par l’affirmation faite au nom de Ravina dans le Talmud babylonien indiquant : « le fils de ta fille dont le père est un gentil est “ton fils” » (Qid. 68b). Les discussions ultérieures des docteurs de la loi révèlent qu’ils remplacèrent alors le concept d’absence de lignée paternelle – c’est-à-dire de mamzerut ou bâtardise – en cas de père non juif, par celui de la matrilinéarité qui, tout en assurant la transmission de la judéité, permettait de la reconduire en rattachant l’enfant à la lignée de son grand-père maternel.

De l’influence du droit romain En tant que processus historique, ce passage à la matrilinéarité suscite les interrogations des chercheurs. Devrait-on y voir une évolution interne de la pensée rabbinique visant à instaurer un contrôle de l’accès à la judéité ? Ou bien rattacher cette mutation à des contraintes extérieures liées à l’imposition de nouvelles réglementations liées au statut de la personne ? Ces deux pistes d’interprétations sont plausibles. Elles se rejoignent dans l’idée d’étudier le contexte historique et social dans lequel évoluèrent les rabbins durant l’époque de la rédaction des deux . Entre la première rédaction du texte de la Mishna à la fin de la période du Second Temple et celle des Talmuds, le monde juif avait, en effet, subi une série de bouleversements : destruction du Temple, cessation de la royauté, émergence du christianisme au Ier siècle, suivie de sa transformation en religion impériale, au IVe, enfin interdiction de résider dans Jérusalem dévastée après la Grande Révolte [132-135] qui perdura jusqu’à la conquête musulmane au VIIe siècle. Ces désastres politiques escortés par les tragédies accompagnant la violence des conflits menées en Judée lors des guerres et des révoltes contre la domination romaine, avaient épuisé un peuple amoindri par les massacres, les viols, et les déportations massives. Dans cette perspective, rien n’empêche de penser que les rabbins de Palestine

7 Touati 1985. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 175

aient effectivement pu avoir envisagé que la survie du judaïsme dépendait de la modification des conditions de la filiation juive8. Toutefois, d’autres facteurs ont probablement également contribué à cette transformation. Parmi ceux-ci, l’influence de l’atmosphère culturelle de la Palestine n’est pas négligeable9. On pourrait ainsi relever en premier lieu que le développement des académies rabbiniques accompagne celui des écoles de droit romain, notamment la célèbre école de Berytos, l’actuelle Beyrouth10, et que le Talmud de Jérusalem abonde d’éléments qui attestent la proximité et les échanges qui ont existé entre rabbins et juristes païens11. Un autre élément a pu également jouer un rôle important. Lorsque, en 212, la citoyenneté romaine fut concédée à tous les habitants de l’Empire, par l’édit de Caracalla, la Constitution antonine, le statut des juifs, autrement dit leur droit à la protection devant la loi, devint identique à celui des autres peuples gouvernés par Rome12. Simultanément, la forme autonome de juridiction locale juive disparaissait, ce qui ne signifiait pas pour autant la fin de l’application des lois juives, mais que les litiges devaient également se régler devant les tribunaux romains et en vertu de l’application rigoureuse des lois juives et romaines13. Or, le statut des personnes, partie centrale du droit romain qui régulait notamment le droit de la cité au regard de la condition particulière des individus, selon qu’ils étaient citoyens libres, pérégrins ou esclaves, est un cadre social qui, dans le monde juif tient plus à l’appartenance – et donc à la filiation – qu’au statut de citoyenneté. Non pas qu’il n’y ait pas eu d’esclaves chez les juifs, mais les catégories sociales se répartissaient essentiellement selon des critères établis entre judéité et gentilité – cette dernière comprenant également les esclaves et les convertis ou prosélytes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Joseph Mélèze-Modrzejewski réfute toute

8 Cohen 1985 et 1999. 9 Hezser 2010. 10 Collinet 1925 ; Hezser 1998 et 2007. 11 Blidstein 1997 ; Sperber 2002 ; Zelcer 2002. 12 Juster 1914 ; Mélèze-Modrzejewski 1977 : 478-490. 13 Jackson 1981 : 157-203, 165-169 ; Rabello 2000 : 145-146. 176 Sylvie Anne Goldberg

influence du droit romain dans l’introduction de la matrilinéarité dans le judaïsme14.

L’enfant illégitime : le mamzer La Mishna Qiddushin 3, 12 qui a permis aux législateurs ultérieurs d’interpréter le système de filiation en faveur de la mère comporte quatre points.

1. Si le mariage est valide et sans tâche, l’enfant issu de cette union suit le statut du père. De qui s’agit-il ? D’une fille de prêtre (Cohen), de lévite ou d’un (simple) Israélite épousant un prêtre, un lévite ou un (simple) Israélite.

2. Si le mariage est valide, mais comporte une transgression (comme lorsqu’un prêtre épouse une divorcée), l’identité de l’enfant issu de cette union suivra celle du parent au statut inférieur. Et de qui s’agit-il ? D’une veuve épousant un grand prêtre, une divorcée ou une haloutsa [divorcée léviratique]15 s’unissant à un simple prêtre (l’enfant perd alors son statut de prêtre – il est simple Israélite – et, si c’est une fille, elle ne pourra s’unir à un prêtre) ; ou encore d’une mamzeret ou d’une netina épousant un juif, ou une juive épousant un mamzer ou un natin [l’enfant considéré mamzer ou natin perd son statut d’aptitude maritale. La descendance d’une telle union serait à son tour mamzer].

3. Si le mariage est invalide parce que les parties ne peuvent s’épouser entre elles parce qu’elles sont interdites entre elles mais permises aux autres, alors les enfants sont mamzerim : illégitimes. De qui s’agit-il ? De ceux qui transgressent les interdits sexuels [inceste et adultère] de la Torah.

4. Si le mariage est invalide parce que la mère ne peut pas contracter ce mariage [d’un point de vue légal], alors l’enfant suivra sa mère, par exemple dans le cas d’un juif épousant une gentile ou une esclave juive. De qui s’agit- il ? D’une femme esclave ou d’une femme non-juive s’unissant à un Israélite.

Ce dont il est essentiellement question ici est la définition de l’enfant illégitime. Elle provient de l’impossibilité de valider le mariage des parents : ce sont les relations incestueuses et adultères qui relèvent des prohibitions bibliques mentionnées au point trois. En revanche,

14 Mélèze-Modrzejewski 2011 : 365. 15 Deutéronome 25 : 7-10. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 177

les relations maritales qui bouleversent la hiérarchie des rangs sociaux citées au deuxième point ne sont suivies que d’une réduction de statut social, elles n’en rendent pas l’enfant illégitime pour autant. Toutefois, la filiation n’est envisagée ici que dans la perspective masculine, et le cas de la femme juive donnant naissance à un enfant issu d’une relation avec un gentil n’est pas même considéré. Si pour Shaye Cohen, ce processus, déroulé entre la fin du deuxième et du quatrième siècles, découle de l’évolution d’une pensée rabbinique théorisée autour de l’interdit des mélanges et de la mixité16, d’autres chercheurs, comme Boaz Cohen17 et Louis Epstein avant lui, y voient plutôt l’influence de la régulation de la citoyenneté dans l’Empire romain18. D’autres envisagent cette transformation comme résultant d’un simple constat d’humanité : la situation des enfants issus des innombrables viols occasionnés par les deux guerres déchaînées en Palestine. Condamnés au statut de mamzer, ces enfants auraient été perdus pour le peuple juif puisque leurs lignées auraient été inaptes au mariage, hypothèse que les sources ne peuvent évidemment confirmer19. Certains retrouvent dans cette mutation l’empreinte de la constatation triviale mentionnée dans le Digeste (2, 4-5) : « On sait toujours qui est la mère, même si elle conçoit hors mariage, alors que le père n’est qu’indiqué par l’acte de mariage »20. Enfin, peut-être faut-il également prendre en compte l’évolution parallèle du principe de la conversion féminine qui a conduit d’un même mouvement à ne plus reconnaître comme étant suffisant le fait d’épouser un juif : dorénavant, pour être juive à part entière il faudra que la femme montre sa détermination en effectuant une procédure rituelle : l’immersion, tevilah. Immersion qui en viendra simultanément à symboliser le rituel au principe de la conversion en s’ajoutant à la circoncision masculine21.

16 Cohen 1999 : 298-301. 17 Cohen B. 1966 : vol. 1, 133-135. 18 Epstein 1968 [1942] : 195-196. 19 Daube 1981 : 27-30 ; Mélèze 2003 ; Lieberman 1994 : 183. 20 Cohen 1985 : 41. 21 Cohen 1999 : 223 ; Schiffman 1985 : 25-26. 178 Sylvie Anne Goldberg

Les travaux pionniers de Boaz Cohen et Saul Lieberman sur les influences du milieu environnant sur les rabbins de l’époque talmudique (IIe-VIe siècle)22 ont établi l’importance des conceptions hellénistiques et romaines sur les manières juives de penser l’univers et d’en ordonner l’espace social. Pour ce qui nous concerne ici, Boaz Cohen, auteur d’une étude comparée des droits juif et romain, a mis en parallèle la question de l’enfant né d’un mariage tenu pour illégitime dans le passage de la Mishna Qid. 3, 12 – qui sert de source aux législations ultérieures concernant la filiation matrilinéaire – et les décisions contemporaines du juriste romain Ulpien citées par le Digeste de Justinien au VIe siècle. La comparaison semble éclairante. Car, en dépit des catégories légales liées à la citoyenneté des individus, qui sont plus complexes et plus détaillées dans le droit romain que celles figurant dans la formulation plus elliptique de la Mishna, les quatre points centraux concernant le statut des enfants illégitimes proviennent d’un raisonnement juridique identique et aboutissent à un même résultat. En effet, alors que la citoyenneté d’un enfant découlait de celle de ses deux parents, l’enfant issu d’un citoyen romain et d’un conjoint relevant d’une autre citoyenneté pouvait se voir octroyer la citoyenneté romaine à condition que les deux conjoints valident leur union selon le conobium, les règles établies par la loi romaine23.

Appartenance et Citoyenneté Habitués, que nous sommes de nos jours, à répartir la notion de citoyenneté entre les pays qui pratiquent l’octroi de leurs nationalités selon le « droit du sol » ou le « droit du sang », on oublie aisément qu’il n’en a pas toujours été de même. Au cours des époques hellénistique et romaine, la distinction fondamentale s’établissait entre les gens libres et les autres : femmes, enfants, esclaves et étrangers. Ceux qui étaient « libres » bénéficiaient des droits civiques et des devoirs liés à leur cité d’origine – leur metropolis – ainsi que des devoirs et charges dans leur cité d’adoption, fussent-ils citoyens à part entière ou étrangers. Les autres, femmes, enfants et esclaves, dépendant de la

22 Cohen B. 1966 ; Lieberman 1929, 1942 et 1950. 23 Cohen B. 1966 : vol. 1, 133-135. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 179

cité de leur maître bénéficiaient de son identité-patronage. La structure familiale était également plus diversifiée que la famille nucléaire que l’on reconnaît actuellement : si les statuts familiaux différaient selon que les rejetons du maître de maison étaient issus de mariages légitimes ou d’autres relations, ils n’étaient pas, cependant, immuables. Ainsi n’était-il pas inconcevable que des enfants issus d’unions considérées valides puissent ne pas se voir inclure dans la postérité officielle du maître de maison. De la même manière, le patron pouvait décider d’affranchir l’un de ses esclaves pour s’en faire un fils légitime, voire adopter un étranger pour lui léguer ses biens et en faire sa descendance légale. Les normes gouvernant l’obtention de la citoyenneté, et ce qui valait alors pour ce que l’on nomme actuellement « ascendance », permettaient donc une diversité de modalités que le christianisme et le passage des siècles ont, depuis lors, fait oublier24. En ce qui concerne les juifs, habitants d’une province conquise, ceux qui n’avaient ni été vendus en tant qu’esclaves ni enrôlés dans les légions étaient des citoyens libres, bénéficiant d’un statut particulier leur permettant d’exercer leur culte. À suivre Christophe Batsch, l’identité juive reposait sur les deux critères qui fondaient toute identité sociale pour une cité, un peuple, une communauté ou une nation (quelle qu’ait pu être, alors, la pertinence de ces désignations) dans l’Antiquité gréco- romaine : la généalogie et l’éducation, id est le genos et la paideia. Chez les Grecs comme chez les juifs, c’est la combinaison de ces deux termes qui définit l’appartenance à un groupe identifié. De sorte que, dans l’Antiquité, toute « conversion » (…) apparaissait aussi comme une « naturalisation » – l’inverse étant plus fréquent puisque toute « naturalisation » entraînait automatiquement l’adhésion aux dieux de l’Empire ou de la cité25.

Néanmoins, entre statut juridique et identité d’ascendance ou d’affiliation, se tient un espace de l’entre-deux où se glisse la construction collective d’un groupe distinct. Philon d’Alexandrie le

24 Mélèze-Modrzejewski 1993 et 1976-1977. 25 Batsch 2009. 180 Sylvie Anne Goldberg

définissait clairement : « [Les juifs de la diaspora] se reconnaissent comme ville‑mère la ville sainte dans laquelle est bâti le temple sacré du Dieu Très‑Haut » (In Flacc. 46). Selon lui, la Cité-mère, la patris d’origine, était Jérusalem : « métropole non pas d’une seule contrée, la Judée, mais de beaucoup d’autres, car elle a envoyé des colonies dans les pays environnants » (Leg. 281). Au-delà de cette forme d’appartenance qui semble familière parce qu’elle se réfère à une mosaïque symbolique et religieuse, il existait dans le monde gréco-romain un aspect de la « judéité » que les chercheurs appréhendent avec précaution26. Elle était tout d’abord régionale. Les habitants de la Judée – circoncis observant les pratiques juives ou bien païens – étaient de facto « judéens », Ioudaios, et le terme ioudaïzen – que l’on retrouve dans l’appellation de ceux qui « judaïsent » – pouvait, en outre, comporter une connotation politique. Ensuite, pendant les premiers siècles, l’attraction exercée par le judaïsme dans l’espace de l’Empire romain semble avoir été si puissante qu’un certain nombre d’individus ont pu adopter diverses pratiques juives ou se déclarer « juifs » sans l’être selon les acceptions de la loi juive27, chose qui inquiétait quelque peu leurs contemporains romains. C’est ce que suggère ironiquement le poète Juvénal [ca 60-130] : Celui-ci a eu, par hasard pour père, un observateur du sabbat : il n’adorera que les nuages et la divinité du ciel ; il ne fera aucune différence entre la chair humaine et celle du porc, dont s’est abstenu son père ; bientôt même il se fait circoncire. Élevé dans le mépris des lois romaines, il n’apprend, n’observe, ne révère que la loi judaïque, tout ce que Moïse a transmis à ses adeptes dans un volume mystérieux […]. Et tout cela parce que son père passa dans l’inaction chaque septième jour, sans prendre aucune part aux devoirs de la vie28. Outre les païens attirés par certaines formes de monothéisme, l’ambiguïté des relations développées entre chrétiens et juifs avait, à son tour, donné naissance à une catégorie d’individus dont l’appartenance revêtait des contours flous : les « judéo-chrétiens » ou « chrétiens-juifs ». Et si l’on en croit le travail pionnier de James Parkes, le désordre qui régnait dans les interprétations religieuses à

26 Mason 2007 ; Law & Halton 2014. 27 Cohen 1989. 28 Juvénal in Reinach 1983 [1895]. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 181

l’aube de la rédaction du code Théodosien, en 438, était tel qu’il se manifestait sous les expressions les plus confuses. Des juifs scrupuleux pouvaient aussi bien croire que le Messie était effectivement venu en la personne de Jésus de Nazareth, et des gentils se considérer, voire se déclarer publiquement, « juifs »29. Et, si certains chrétiens observaient la loi juive, allant jusqu’à adopter la circoncision, d’autres interprétaient la personne du Christ en parfaite correspondance avec l’idée de l’unité de Dieu que les juifs avaient élaborée30. De sorte que l’élaboration de critères de définitions plus stricts en matière de judéité a pu découler d’une double exigence : externe, venue des autorités romaines cherchant à réduire l’attrait à l’égard du judaïsme, et interne, venue des juifs eux-mêmes, pour pallier les inconvénients dus aux possibles mélanges de liens de filiation entre juifs et gentils.

Le tribut juif Un autre mouvement historique s’est peut-être introduit dans le cheminement qui a conduit à l’institution de la matrilinéarité. Selon Martin Goodman, la définition de l’identité juive serait étroitement liée à l’imposition du fiscus iudaicus, taxe instaurée en mesure de rétorsion après la guerre de Judée, mise en pratique dès l’automne 70 si l’on en croit Dion Cassius31. Venu remplacer le demi sheqel que les juifs envoyaient jadis de tous les lieux de leur diaspora pour subvenir à l’entretien du Temple, cet impôt tombait à présent dans le trésor impérial. Sur l’arrière-plan compliqué que l’on vient d’évoquer, l’instauration du fiscus iudaicus, nécessitait, avance Goodman, une définition claire de la judéité répondant ainsi à un impératif juridique. Car si celle-ci pouvait être géographique, ethnique, ou religieuse, à qui donc le tribut imposé par les Romains – et par conséquent le statut de juif – devait-il s’appliquer ?32 En outre, nombreux étaient ceux qui tentaient d’échapper d’une manière ou d’une autre à l’impôt, devenu

29 Cohen 1999 : 180-181. 30 Parkes 1974 [1934] : 194. 31 Dion Cassius in Reinach 1983 [1895] : 194 ; Josèphe 1977 : VII, 218 ; Smallwood 1976 : 372. 32 Cohen 1999 : 25-68. 182 Sylvie Anne Goldberg

particulièrement coercitif sous le règne de Domitien [81-96], comme en témoigne Suétone : Les agents du “fisc judaïque” opéraient plus rigoureusement que tous les autres ; on leur déférait ceux qui, sans avoir fait profession, vivaient de la vie juive et aussi ceux qui, dissimulant leur origine, n’avaient pas payé le tribut imposé à leur nation. Je me souviens d’avoir vu, étant fort jeune, un vieillard de quatre-vingt-dix ans examiné par le procurateur devant un nombreux conseil pour savoir s’il était circoncis33. Une nouvelle formulation de la taxe, introduite en 99, devait donc permettre de distinguer entre les diverses manifestations de judéité pour n’imposer que ceux qui suivaient les pratiques juives. Goodman perçoit, au-delà des préoccupations rabbiniques, dans les impositions et restrictions particulières auxquelles les juifs furent soumis après les révoltes, des formes graduelles de détermination légale de la judéité. Afin de recenser avec certitude ceux qui devaient ou non être soumis aux taxes, en partant du constat qu’ils pouvaient être circoncis ou non, les autorités romaines auraient ainsi fait évoluer les définitions de la judéité, passant de celle de la pure origine ethnique à celle de l’affiliation religieuse34. Car bien malin, en effet, qui aurait été capable de démêler, durant les premiers siècles de l’ère commune, entre les juifs ethniques ou géographiques, entre les juifs par filiation ou affiliation, ou encore entre juifs-chrétiens ou inversement, et les simples craignant-Dieu ou semi-prosélytes qui foisonnaient alors dans l’Empire35. L’élaboration d’un processus plus strict de définition identitaire serait donc due tant à des considérations pratiques et concrètes issues des réflexions de juristes romains, qu’au statut fluctuant de la « nationalité » judéenne. Cette analyse, pour convaincante qu’elle soit, ne fait pas consensus parmi les chercheurs. Seth Schwartz a ainsi contesté la part prise par la législation romaine dans la définition des contours de la judéité, en arguant que les collecteurs de taxes devant, de toute manière, être juifs eux-mêmes, ils savaient sans doute parfaitement auprès de qui la réclamer, d’autant, ajoute-t-il, que nul ne sait vraiment si l’allègement opéré dans la taxe

33 Suétone in Reinach 1983 [1895] : 333. 34 Goodman 1990 : 27 et 1989 : 40-44. 35 Cohen 1999 : 25-68. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 183

avait consisté à en revoir les modalités d’imputation36. Sans vouloir trancher entre ces argumentations concurrentes, on peut avancer qu’une transformation aussi fondamentale du mode de filiation, du mode patrilinéaire au matrilinéaire, n’a pu s’introduire dans le judaïsme que comme l’effet d’une constellation de développements diffus, issus de considérations tout autant pratiques, juridiques, sociales et politiques. Mais ce qui est indubitable, c’est qu’elle est liée à la position des femmes au sein du judaïsme.

La position des femmes L’espace juif de l’Antiquité tardive évolue au sein de sociétés patriarcales où la personne féminine équivaut à une possession matérielle appartenant à la maisonnée de son père ou de son mari. Certes, pour prendre femme, encore fallait-il pouvoir l’acquérir. Toutefois, ordinaire dans le monde oriental, la polygamie était, semble-t-il, moins courante parmi les juifs de Palestine et de la diaspora occidentale37, avant de finir par disparaître complètement puis d’être prohibée en Europe médiévale38. Et, si la naissance d’une fille n’était qu’un pis-aller, celle d’un garçon valait pour bénédiction. Il n’était cependant pas dans les usages admis par les juifs d’exposer – comme c’était fréquemment le cas dans l’Empire – les nouvelles- nées pour s’en débarrasser. Ainsi Flavius Josèphe [38 ca 100] précise- t-il dans son Contre Apion : La loi a ordonné de nourrir tous ses enfants et défendu aux femmes de se faire avorter ou de détruire par un autre moyen la semence vitale ; car ce serait un infanticide de supprimer une âme et d’amoindrir la race39. Singularité qui n’allait pas sans déconcerter ses contemporains comme s’en étonne Tacite [ca 55-120] : « Ils [les juifs] regardent comme un crime de tuer un seul des enfants qui naissent »40. Identifiée via le nom de son père, en tant qu’Une telle fille de son père, puis par celui de son

36 Schwarz 2001: 187-188. 37 Epstein 1968 [1942] :12-15 ; Ilan 1995 : 85-86. 38 Epstein 1968 [1942] : 25 ; Havlin 1975 ; Broyde 2005. 39 Contre Apion 1972 [1930] : 2, 202. 40 Tacite, Histoire, IV-V, in Reinach 1983 [1895]. 184 Sylvie Anne Goldberg

époux, Une telle femme de son mari, la femme n’héritait que lorsqu’elle était l’unique postérité d’une maisonnée ou une fois devenue veuve, comme en témoignent les documents de Babatha découverts au XXe siècle41. Et si, comme l’a relevé Christophe Batsch, ce qui comptait dans la société juive était la lignée généalogique et culturelle, on n’épousait donc pas, autant que faire se pouvait, en dehors de son rang dans la hiérarchie sociale, et surtout hors du groupe des docteurs de la loi selon les directives talmudiques suivantes : Qu’un homme vende tous ses biens afin d’épouser la fille d’un maître. S’il ne trouve pas de fille de maître [à marier], qu’il épouse la fille de l’un des grands de sa génération. S’il ne trouve pas de fille de grands de sa génération, qu’il épouse la fille de l’un des dirigeants de la synagogue. S’il ne trouve pas de fille de dirigeant de la synagogue, qu’il épouse la fille d’un trésorier de la charité. S’il ne trouve pas de fille de trésorier de charité, qu’il épouse la fille d’un enseignant – mais qu’il n’épouse en aucun cas la fille d’un am ha-aretz [du bas-peuple/ ou des autochtones]42. Lors de la rédaction de la Mishna et du Talmud, les rabbins, s’ils instaurèrent la matrilinéarité, muèrent également l’injonction biblique de « croître » et se « multiplier » en commandement, et ils en vinrent à proclamer que le monde ne fût créé qu’à ce seul dessein43. Commandement positif (mitsva ‘asseh) dans le système rabbinique, l’injonction de procréer n’incombe cependant qu’à l’être masculin. Cela éclaire le statut de la femme, et plus particulièrement sa place dans le système de pensée de la Loi. L’observation selon laquelle celle-ci a été rédigée par des mâles pour des mâles, relevée dès l’introduction de cet article et devenue si commune qu’on la relève dans tous les travaux récents, en voit pour preuve la récitation de la prière du matin qui dérive de ce dit talmudique : Rabbi Judah dit : “on doit réciter trois bénédictions quotidiennement ; bénit sois-Tu qui ne m’a pas fait [naître] Gentil. Bénis sois-Tu qui ne m’a pas fait femme. Bénis sois-Tu qui ne m’a pas fait esclave (ou ignorant selon les versions). Bénis sois-Tu qui ne m’a pas fait femme, car les femmes n’ont pas l’obligation d’accomplir les commandements”44.

41 Goodman 2012 : 218 ; Yadin 1971 : 237-239. 42 Pesahim 49b ; Ilan 1995 : 71. 43 mGitt. 4, 5. 44 Ber. 7, 18 ; Men. 43b. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 185

Est-ce à dire que les femmes seraient situées hors du champ de l’exercice des commandements ? Non pas, car l’ensemble des commandements négatifs s’applique à toute la maisonnée. En revanche, trois commandements sont imposés strictement aux femmes, hadlakah, hallah, et niddah : l’allumage des bougies du shabbat, la séparation d’un morceau de la pâte des pains du shabbat et l’observance impérative de la période d’interdiction des relations sexuelles qui suit les menstruations. Lorsque d’autres prescriptions leur sont imposées, au même titre qu’aux esclaves et aux enfants, elles sont expressément mentionnées. Pour faciliter l’appréhension de ces catégories de commandements, les rabbins adoptèrent une formule simple en matière de précision. Ils définirent ainsi que les femmes étaient dispensées de tous les commandements positifs qui s’inscrivent « dans le temps » : mitsvot ‘aseh she-ha-zeman geraman45. S’inscrivent ainsi dans le temps, les offices quotidiens, le port des phylactères, etc., mais aussi le devoir de procréer : « L’homme doit observer le commandement “Croissez et multipliez-vous” mais non la femme » déclare la Mishna Yebamot 6, 6. Ainsi dispensées de l’obligation de procréer les femmes avaient, quant à elles, le droit de s’en abstenir, privant ainsi leur conjoint de la possibilité d’accomplir ce commandement essentiel. Conscients que cette prescription un peu contradictoire ne pouvait s’accomplir sans le concours de la partie féminine de l’humanité, les rabbins ne manquèrent pas d’échanger quelques interprétations astucieuses qu’ils renforcèrent, d’ailleurs, par l’affirmation suivante : « Un homme qui n’a pas d’épouse n’est pas un homme, comme il est écrit “mâle et femelle Il les créa et Il les appela Homme” »46. En dépit de ce paradoxe, les rabbins poussèrent leur raisonnement jusqu’au bout et autorisèrent ainsi les femmes à utiliser des mesures contraceptives, prohibées à l’homme47. Et si un homme ne pouvait épouser de femme stérile, elle avait, quant à elle, le droit d’épouser même un eunuque48.

45 Qid. 29a ; Goldberg 2011. 46 Yeb. 63a. 47 Yeb. 12b ; Yeb. 65a ; Ketubot 37a ; Niddah 2, 6. 48 mYeb. : 6, 6 et tYeb. 186 Sylvie Anne Goldberg

Conversions L’autre aspect de la filiation non naturelle est l’affiliation volontaire, par la conversion. Pour ce que les sources anciennes peuvent en dire, la brèche ouverte dans le principe de la seule transmission du judaïsme par ethnicité serait issue du processus d’hellénisation à l’époque du royaume hasmonéen (IIe siècle av. – Ier siècle). On ne pourrait, sinon, expliquer que des membres des peuples iduméens et ituréens aient pu s’intégrer – de bon ou mauvais gré – au peuple juif et combattre au côté des Hasmonéens. Et moins encore, que le dernier roi Hérode, qui n’était pas issu de souche juive ait pu asseoir son règne en Judée et entretenir des partisans qui allaient jusqu’à croire en sa faculté d’incarner le Messie. Cette ouverture est probablement due au principe grec de la politeïa – que l’on peut traduire à la fois par citoyenneté et mode de vie ou encore, de manière plus générale, tout simplement par culture. C’est, pour le dire autrement, ce qu’exprimait clairement Flavius Josèphe lorsqu’il affirmait : Quiconque veut venir vivre chez nous sous les mêmes lois, le législateur l’accueille avec bienveillance, car il pense que ce n’est pas la race seule – genos – mais aussi leur morale qui rapproche les hommes49. Et c’est un peu aussi ce que sous-tendait Origène [ca 183-252] lorsqu’il avançait : Le nom de juif n’est pas celui d’un peuple mais d’un principe de vie. Même si quelqu’un, un gentil, n’appartient pas au peuple juif – en embrassant lui étranger les coutumes des Juifs et en devenant leur prosélyte, il mérite d’être appelé du nom de juif50. La tradition rabbinique identifie deux types de prosélytes. Le ger – mentionné dans la Bible, dont l’acception rejoignait celle de « l’étranger » – a débouché sur une distinction entre ger tsedeq, le prosélyte converti à l’ensemble des lois juives, et le ger toshav, l’étranger autochtone ou converti local, qui ne pratique que les sept lois noachides, considérées par les rabbins comme étant des lois universelles s’appliquant à l’ensemble de l’humanité. Statut qui renvoie par extension au semi-prosélyte ou au « craignant-Dieu ». La

49 Contre Apion 1972 [1930] : 2, 210. 50 Scherer 1957 : 135 ; Cohen 1999 : 134. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 187

complexité de la situation du ger est également renforcée par l’ambivalence de l’attitude des rabbins du Talmud à leur égard. Si en effet certains affirment que le converti est égal en toute chose au juif de naissance51, d’autres ne lui accordent qu’un statut inférieur. Pour Siméon Resh Laqish (IIIe siècle) qui assure que « le prosélyte est plus aimé de Dieu que toute la multitude qui se tenait au mont Sinaï »52, ou rabbi Abahou qui soutient que « Le nom des prosélytes me sont aussi chers que le vin de l’oblation de mon autel »53 ; on trouve également des assertions telles que « ceux qui accueillent un converti n’en reçoivent que des maux » ou encore « le converti est comme une tavelure », ou, pour le dire autrement, un ver dans le fruit54. La conversion de païens au judaïsme dans l’Antiquité tardive a été minutieusement étudiée par Marcel Simon dans son magnum opus Verus Israël55. En revanche, le fait que ce phénomène ait perduré durant le Haut Moyen Âge en attirant, cette fois, de « vrais » chrétiens vers la foi juive reste encore à éclaircir. Ce n’est pas tant le fait que les autorités chrétiennes n’ont été hantées par la crainte du prosélytisme juif qui est à mettre en cause : conciles, synodes, papes et évêques, n’ont en effet, cessé de s’en plaindre continument jusqu’au XIIIe siècle, mais il faut plutôt mettre en cause la lacune des sources en la matière. Pour quelques cas célèbres qui défrayèrent la chronique en leur temps, comme la conversion du diacre Bodon, sous le règne de Louis le Pieux au IXe siècle, Vécelin, ancien clerc à la cour de Conrad de Carinthie et Andreas, archevêque de Bari au XIe siècle, tous trois lettrés et issus de nobles familles chrétiennes, dont les hauts faits furent rapportés dans des chroniques ou dont les échanges polémiques ont survécu aux ravages du temps, combien de conversions tombèrent-elles dans l’oubli ? Nul ne saurait le dire, car ce furent aussi des petites gens, esclaves, domestiques au service de familles juives, voisins, et familiers des juifs qui, un jour, décidèrent de franchir la porte de la synagogue et de rejoindre la communauté.

51 TP Bikkurim 1, 4. 52 Tanhuma, Lekh leha, n°6. 53 Midrash rabba, Lev., 1, 2. 54 Yeb. 109b ; 47b ; baraita Qid. 70b. 55 Simon 1983 [1964]. 188 Sylvie Anne Goldberg

On en trouve des traces éparses sur des pierres tombales, dans des listes mémorielles et dans les responsa, cet immense réceptacle des questions juridiques épineuses que les rabbins eurent à résoudre au cours des siècles. En dépit des menaces qui pesaient sur les convertis passibles de la peine de mort, il semble que nombre de conversions se sont produites au cours du haut Moyen Âge sans avoir été suivies de mesures de rétorsion, qu’elles aient été clandestines et soient passées inaperçues des autorités chrétiennes ou que celles-ci aient fermé les yeux. Mais après les croisades, accompagnant le durcissement des politiques menées à l’encontre des juifs caractérisé par les accusations de meurtres rituels ou d’empoisonnement des puits, le brûlement du Talmud (1240), les expulsions des juifs d’Angleterre (1290) et de France (1394), les conversions représenteront un danger tel que les communautés elles-mêmes tentèrent, autant que faire se peut, de mettre fin au phénomène ou, en tout cas, de le passer sous silence. Deux courts extraits tirés d’une chronique hébraïque rédigée par Salomon Bar Simson relatant les événements tragiques qui ont jalonné la route des croisés en 1096 attestent qu’en dépit de la position halakhique, la situation du converti était ambiguë. La chronique mentionne deux convertis qui se montrèrent les plus zélés parmi les fidèles à se livrer à la lame du sacrifice : Il y avait un homme bon nommé Jacob, fils de Soullam, qui n’était pas d’une lignée distinguée, car sa mère n’était pas juive. Interpellant d’une voix forte ceux qui étaient présents, il dit : “Vous m’avez méprisé jusqu’à présent. Maintenant regardez ce que je vais faire”. Et il prit le couteau qu’il tenait à la main et s’en traversa la gorge devant tous, s’égorgeant au nom du Seul et Unique, Dieu des armées56. Un serviteur de Dieu se trouvait également là, un prosélyte sincère qui demanda à rabbi Moïse, le grand prêtre : “maître, si je me sacrifie pour témoigner de l’unicité du Grand Nom, qu’adviendra-t-il de moi ?” il lui fut répondu : “tu demeureras avec nous, et tu seras alors un vrai prosélyte, en compagnie des autres vrais prosélytes – tu seras avec Abraham qui fut le premier”. Alors le pieux homme, entendant ceci, s’empara immédiatement du couteau et se sanctifia, et son âme est depuis reliée au faisceau de ceux qui sont dans le jardin d’Éden dans la lumière de Dieu57.

56 Haberman 1945 : 35 ; Eidelberg 1996 [1977] : 37. 57 Haberman 1945 : 58 ; Eidelberg 1996 [1977] : 59-60. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 189

Devant la halakhah, la loi juive, le prosélyte est « comme un nouveau-né » (Yeb. 62a). Or, il va de soi, qu’un nouveau-né ne possède encore rien. Cela implique que d’un point de vue légal, il ne détient ni possession ni famille antérieure à sa conversion. Époux ou épouse, enfants, parents, champs, maisons et autres biens sont ainsi purement et simplement effacés. Certes, on imagine aisément qu’en dehors de l’aspect théorique de ce cadre légal, dans la vie quotidienne, ce principe, difficilement gérable, posait une série de problème, notamment à propos des lois familiales et celles concernant les héritages. En effet, d’un point de vue strictement casuistique, si le converti peut épouser sa mère ou sa fille, puisque leurs liens sont rompus, il ne peut en revanche leur transmettre ses biens après sa mort ni jouir du patrimoine qu’il aurait reçu ou accumulé avant sa conversion. C’est souvent pour résoudre ces questions que les responsa du Moyen Âge mentionnent les convertis. Et c’est également le cas de celle de leur héritage, qui est l’une des plus discutées. Une question concernant la validité d’un testament prononcé par un converti est adressée par rabbi Moïse de Pontoise à Rabbénou Tam. Les parties en présence sont un prosélyte, bénéficiaire oral du legs de l’un de ses oncles du côté maternel (également converti) décédé, et le requérant, frère de rabbi Moïse. Le requérant avait été le guide spirituel en même temps que l’associé en affaires du converti défunt. Le cas se présente comme suit : le néophyte défunt avait légué une somme importante à son mentor, en lui laissant le soin de répartir les bénéfices et intérêts de ladite somme entre lui et son neveu. Mais une fois malade, il avait tenté de préserver cet argent, et ses amis, également convertis, lui avaient conseillé de transférer cet argent à quelqu’un d’autre. Refusant d’abord toute action sans la présence de son associé, il s’était ensuite rendu à l’avis de ses amis en constatant que son mentor, probablement pour éviter que le testament ne soit émis, évitait de lui rendre visite. Il déclara alors son neveu pour héritier. Sachant qu’un héritage de converti à converti était en principe irrecevable, le mentor-associé le visita enfin. Après son décès, certains, parmi les rabbins, décidèrent d’accepter la validité du testament en vertu d’une décision antérieure rendue par Hai Gaon. Celle-ci précisait que si un converti ne peut légalement transmettre ses biens à une personne de sa famille (à laquelle il serait lié par les liens du sang – qui sont rompus 190 Sylvie Anne Goldberg

après sa conversion), il peut cependant les léguer à d’autres voire à des convertis58. Le requérant maintenait, pour sa part, que cette décision n’était pas pertinente puisque, en l’occurrence, le bénéficiaire étant un membre de la famille du défunt, il ne pouvait en aucun cas bénéficier de ce legs59. Les tossafistes, les législateurs de l’Europe du Nord des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, refusèrent d’accepter la décision rendue par Hai Gaon stipulant qu’un converti pouvait tester en faveur d’un autre néophyte. Du même coup, ils renforcèrent la norme talmudique initiale : en rejetant la validation d’un testament, quel qu’il soit, effectué par un prosélyte, c’était leur ôter toute possibilité de tester et de transmettre à leur gré60.

Les femmes “importantes” L’institution de la matrilinéarité ne peut sans doute pas, on l’a dit, être complètement séparée du statut de la femme. L’un des éléments le plus remarquable signalant le passage de l’Antiquité tardive au Moyen Âge, est la métamorphose de la position de la femme dans la société juive en Europe chrétienne, notamment en Ashkénaze (pays germaniques et France)61. Cette évolution se révèle également, plus discrètement, en ce qui concerne le mariage en général. En effet, bien que la littérature rabbinique encourage le mariage précoce dès la puberté supposée se produire à 12 ans et demi pour les filles, on trouve dans les Avot de-rabbi Nathan, rédigé entre le VIIIe et le Xe siècle, cette remarque : « Celui qui marie sa fille alors qu’elle n’est qu’une enfant réduit la fécondité humaine, perd sa fortune, et finira en meurtrier »62. À l’inverse de ce qui avait cours dans le monde environnant, les femmes ashkénazes, membres de l’élite aristocratique juive, prirent place dans la vie économique et sociale63. Désormais toutes considérées, comme des femmes « importantes » selon Mordechai ben Hillel ha- Ashkenazi [ca 1250-1298], auteur d’un important

58 Alfasi sur Babba Batra 70a, Maïmonide, Yad, Zekhiya, 9, 8. 59 Sefer ha-yashar : 107. 60 Tos. BB 149b ; Asheri sur BB, 9, 25 ; Mordekhai sur BB, 630. 61 Goldin 2011. 62 Aboth de-Rabbi Nathan, B 48, in Schechter 1945 [1887] : 131. 63 Marcus 1986. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 191

ouvrage de gloses sur le Talmud, cela permettait de contourner les limites talmudiques réduisant leur condition à un rôle subalterne64. En revanche, comme dans certains milieux du monde chrétien, les femmes investirent la vie religieuse, au point de se voir reconnaître le droit d’accomplir les commandements « inscrits dans le temps » assignés aux hommes et d’avoir, semble-t-il parfois leur propre synagogue, afin d’y officier et de chanter les prières65. Leur investissement est particulièrement glorifié dans les martyrologues rédigés après la première croisade en 109666. Plus encore que leurs époux et pères, elles sont décrites comme les instigatrices des « morts pour la sanctification du Nom », préférant sacrifier leurs enfants de leurs propres mains plutôt que les voir passer sous les fonds baptismaux. Toutefois, au regard de l’importance accordée à la vertu féminine, elles étaient aisément soupçonnées d’être les proies d’abus sexuels et de tenter d’y échapper en acceptant le baptême67. C’est la raison pour laquelle les questions liées au statut des individus en cas de conversions forcées ou non et/ou de retours au judaïsme occupent une place importante dans la littérature rabbinique médiévale. Divorces, femmes abandonnées sans divorce légal et ne pouvant donc se remarier, mariages léviratiques, héritages et enfants nés au cours de période d’apostasie présentaient des cas juridiques inédits. En outre, dans la mesure où les explosions de violence étaient sporadiques, certains convertis réintégraient leurs communautés, une fois l’orage passé. Comment fallait-il considérer l’apostat repenti ? Comme un juif à tous égards, selon la position de Rashi [1040-1105] au XIIe siècle68 ou comme un juif de moindre statut, voire un gentil selon certaines positions de ses successeurs ?69 Même si les rabbins étaient divisés sur les positions à tenir à l’égard de convertis retournant au bercail, il n’en reste pas moins qu’une immersion rituelle, à l’instar de celle que devait accomplir le prosélyte, fut

64 Sefer ha-Mordekhai sur Pessahim 108a ; Grossman 2004 : 181-190 ; Einbinder 2000 : 108. 65 Baumgarten 2014 ; Grossman 2004. 66 Eidelberg 1996 [1977]. 67 Goldin 2014 : 77-94. 68 Katz 1986. 69 Kanarfogel 2011. 192 Sylvie Anne Goldberg

instituée afin de débaptiser le repenti et qu’une malédiction particulière à l’égard des « informateurs et des renégats » fut introduite dans les récitations quotidiennes70. L’un des cas fréquemment cité dans les codifications des Tossafistes est la décision rendue par Rabbénou Tam, petit-fils de Rachi mort en 1171, concernant une femme passée d’une religion à l’autre, et souhaitant revenir au sein du judaïsme. Son premier époux avait divorcé car elle avait eu une idylle avec un gentil. Après être passée sous les fonds baptismaux, elle l’avait épousé, puis décidé de revenir au judaïsme. Son époux actuel s’était converti afin de la suivre, et elle souhaitait pouvoir l’épouser à nouveau selon la loi mosaïque. Le problème à résoudre d’un point de vue juridique était d’autant plus ardu que la halakha interdit, par principe, de marier des individus s’étant livrés à l’adultère. Toutefois la question légale portait plus précisément sur le fait de savoir si des relations sexuelles entre une femme mariée et un gentil devaient être considérées comme adultérines ou non. La décision de Rabbénou Tam tomba sans équivoque : la semence d’un gentil étant considérée pour nulle par la loi biblique, il ne pouvait y avoir eu d’adultère et le mariage fut autorisé71. De sorte que des relations sexuelles entre une femme juive mariée ou non – à l’exemple de la reine Esther – et un gentil n’étant pas perçues comme une transgression majeure, ne pouvaient être sanctionnées. Toutefois si dans ce cas précis la morale n’était pas vraiment atteinte – puisque la femme avait régulièrement divorcé et que son prétendant s’était tout aussi régulièrement converti –, cette jurisprudence ne pouvait fonctionner de manière systématique sans ouvrir à des mœurs licencieuses. Un autre cas similaire se retrouve au XIIIe siècle, dans les réponses de rabbi Yechiel de Paris. S’il trancha également en faveur du mariage du couple, il tint néanmoins à préciser que les relations sexuelles entre une femme mariée et un gentil relevaient effectivement de l’adultère et ne pouvaient donc déboucher sur un mariage entre les deux parties. Toutefois, sa décision d’autoriser ce mariage se fondait sur le fait que la conversion

70 Yerushalmi 1970 : 363-364 ; Carlebach 2011 : 28-29 ; Einbinder 2002 : 72. 71 Tos. Ket. 3b ; Wacholder 1961 : 291. Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 193

du fautif annulait son forfait, car il était à présent « comme un nouveau-né » sans tache72. On peut supposer que les deux cas précédents, qui concernent des autorisations à donner en faveur de femmes désireuses de revenir au judaïsme avec leur époux convertis aient pu susciter la magnanimité des autorités rabbiniques. Et ce, d’autant que la filiation s’opérant par les femmes, le retour au bercail d’une juive et d’un gentil, allait apporter une contribution démographique à la communauté. En revanche, le cas des biens matériels est tout autre. En effet, si l’abrogation des biens antérieurs à la conversion était validée par le Talmud, une exception avait cependant autorisé la réception par le converti de son héritage paternel73, mais les possessions du converti lui-même passaient sous la loi du hefker, c’est-à-dire des biens restés sans propriétaire74. Quant aux enfants en bas âge de ces convertis, nés avant la conversion de leurs parents : ils restent gentils jusqu’à ce qu’ils en passent eux-mêmes par la procédure traditionnelle, circoncision pour les garçons et immersion dans le bain rituel pour tous. Le Talmud avait cependant prévu que si la conversion d’un enfant est effectuée avant l’âge de sa maturité religieuse, l’enfant pouvait décider de revenir à sa religion antérieure et répudier le judaïsme75. Nés après : ce sont des juifs à part entière, qui bénéficient d’une filiation régulière, à l’inverse de leurs parents, qui eux, n’en ont pas. De sorte que si, lors de l’introduction de la matrilinéarité durant l’Antiquité tardive, ce principe avait pu répondre à un impératif, qu’il ait été politique, démographique et/ou social, au cours du Moyen Âge il en est venu à limiter et restreindre l’accès à la judéité.

* * *

72 Mordekhai sur Sanh., 720. 73 Qid. 17b. 74 mShevi’it 10, 9 ; Qid. 17b. 75 Ket. 11a. 194 Sylvie Anne Goldberg

En somme, les éléments qui ont été rapportés dans cet article montrent que l’esprit des textes rabbiniques est de proposer une réponse légale à des situations qui, d’emblée, échappent à l’ordinaire de la légalité juridique. En dépit de son introduction dans la norme, le principe de matrilinéarité ne présente qu’une forme limitée, souvent qualifiée de « semi-matrilinéarité ». Dans les faits, la matrilinéarité juive ne concerne que l’engendrement. Son principe renforce par le lien du sang l’affiliation à la lignée paternelle en rattachant l’enfant au clan du père. À moins d’être fille unique ou veuve, la fille est exclue du lien social représenté par l’héritage des biens réservé au fils, tout comme de celui du « crédit des ancêtres », la yihut, c’est-à-dire l’ascendance spirituelle du père qui signale la lignée ou la dynastie savante ou rabbinique. En ce sens, la filiation maternelle ne permet à l’enfant que d’accéder à la lignée paternelle en garantissant sa judéité. En cas d’affiliation par conversion, le prosélyte n’intègre vraiment le groupe qu’à partir de la deuxième génération : l’enfant né de parents convertis – qui eux ne sont que partiellement intégrés – devient véritablement semblable en toute chose aux autres membres de la « tribu d’Israël ». De sorte que l’on peut dire sans trop s’avancer que les législateurs rabbiniques – du Talmud au Moyen Âge – ont laissé, et peut-être délibérément, un espace vacant entre les définitions de la judéité par filiation et affiliation qui permet de réguler l’espace social au cas par cas, et au regard des situations humaines et historiques qui échappent au caractère purement théorique des décisions légales énoncées dans le Talmud. Une remarque de conclusion s’impose cependant : après la période considérée dans cet article, à partir des XIVe et XVe siècles, la position des femmes régresse dans la société juive, tout comme disparait des responsa toute interrogation sur les prosélytes. Devant la sévérité des pénalisations imposées mettant en danger l’ensemble des communautés, celles-ci tendront à refuser d’accueillir les volontaires. Toutefois, l’analyse historiographique des variations du judaïsme face à la question de la filiation nous place devant une interrogation inattendue : le statut liminaire des femmes aurait-il quelque chose de commun avec celui des prosélytes ? Toujours strictement appliquée, la matrilinéarité est la norme prévalant dans le judaïsme orthodoxe. Elle est cependant contestée par les milieux libéraux modernes qui, en voulant élargir la filiation Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats… 195

dans le cadre des mariages mixtes à ceux et celles qui nés d’un père juif souhaitent être reconnus comme tels, revendiquent ainsi un retour au système pré-talmudique. Ce faisant, ils affirment ainsi que la judéité, ou l’identité juive, pourrait redevenir un choix et non un donné, s’inspirant de la déclaration de Ruth : « Où tu iras j’irai, ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu ». Mais, si les rabbins n’ont, à ce jour, pas encore opté pour l’alternative qu’elle propose, la tradition lui accorde néanmoins le mérite d’avoir engendré la lignée de laquelle est issu le roi David : celle d’où jaillira le Messie.

Sources rabbiniques et anciennes

Abréviations et liste des traités talmudiques cités

TP : Talmud Palestinien BB : Babba Batra b. : baraita Ber. : Berakhot Tos. : Tossafot Bikkurim m. : mishna Gitt. : Gittin t. : talmud Ket. : Ketubot Men. : Menahot Niddah Pesahim Qid. : Qiddushin Shevvi’it Yeb. : Yebamot

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Présences du féminin dans le judaïsme

Claudine VASSAS

C’est un fait avéré que, dans le judaïsme, une vénérable tradition inscrit les hommes dans l’ordre de la Lettre, les femmes dans l’ordre de la Coutume en leur concédant certes un rôle rituel important mais restreint au domaine privé. L’assignation, dans ce cas précis, pourrait trouver sens et origine dans la notion d’« alliance » contractée entre le peuple élu et son Dieu qui, si l’on se reporte aux textes fondateurs, concerne d’abord les hommes. Le « code de l’Alliance » donné à Moïse dicte en effet la Loi religieuse et civile à suivre désormais et établit les prêtres et les lévites en tant que servants et garants de l’organisation du culte et du service divin. La préséance masculine est établie et sera maintenue1. Exclues d’emblée des fonctions religieuses et donc de la manipulation des objets sacrés qui s’y rattachent, les femmes seront, en conséquence, « dispensées » de l’apprentissage de l’hébreu, la langue sacrée elle aussi réservée aux hommes, non astreintes à la fréquentation de lieux de cultes dont l’organisation spatiale délimite la place qui leur est concédée, et soumises, en vertu des mêmes textes, à des règles de « pureté » strictes qui viendront renforcer les écarts discriminants2.

1 Voir dans La Bible, Ancien Testament, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, tome 1, 1956, édition publiée sous la direction d’Edouard Dhorme, et précédée d’une éclairante présentation. 2 Pour Rachi et Maïmonide elles seraient seulement « exemptées ». Il semble donc que la transformation en un quasi interdit se soit opérée au cours des siècles et en 202 Claudine Vassas

Tout cela a produit et dessiné un paysage du religieux relativement stable et homogène, même s’il revêt des intensités de couleurs et des configurations diverses selon les communautés, les milieux sociaux et les époques. Il ne s’agit ici, bien sûr, que de rappeler un état de fait diversement concrétisé et qui connaît aujourd’hui d’intenses bouleversements. Le modèle ainsi posé me semble constituer le socle de ce qui permet de définir le rapport d’inclusion ou d’exclusion qu’hommes et femmes entretiennent au cours de leur vie avec le religieux, avec le sacré, et les définitions nécessairement mouvantes auxquelles ces concepts répondent. Ce préambule serait vain si je devais m’en tenir au seul domaine des « représentations », si des pratiques, des usages et des rites toujours en vigueur, des objets très disputés ne leur donnaient un poids de réalité, relayés par les débats et remises en question qui continuent de traverser aujourd’hui encore, et plus que jamais, les sociétés contemporaines en la personne de femmes qui, défendant leur appartenance au judaïsme – et donc la légitimité d’un accès au sacré –, travaillent à s’affranchir de ce modèle. C’est en cela que je souhaite revenir sur quelques-unes des modalités propres à cette composante « féminine » d’un religieux à laquelle je me suis longtemps attachée, en tirant simplement quelques fils nouveaux dans le prolongement du questionnement proposé3. Certes c’est d’abord en m’intéressant au domaine bien prosaïque, à première vue, de la cuisine et de la gestion des rituels alimentaires prenant place dans les maisons que j’ai mis en évidence la part des femmes dans la production d’un sacré découlant des modes de préparation et de consommation de nourritures explicitement associées à la mémoire et à la transmission d’un événement de

effet, les textes talmudiques ne sont pas d’accord sur cette question. Selon des sources médiévales, hommes et femmes ne furent pas toujours séparés dans les synagogues mais, le plus souvent, un espace est réservé aux femmes. À Carpentras, il était quasi souterrain, ailleurs au contraire très élevé et en retrait comme la galerie des femmes de la petite synagogue de l’ancien Mellah de Fez placée sous les combles. Un rideau ou une cloison de bois ajourée pouvait aussi les séparer de la partie réservée aux hommes. Le plus souvent dans les grandes synagogues à étages, c’est « au balcon » que les femmes se tiennent. 3 Voir, dans la bibliographie, les publications qui ont jalonné ma recherche depuis 1995. Présences du féminin dans le judaïsme 203

l’histoire juive relaté dans la Bible. Et c’est ce rapport-là qui m’a conduite jusqu’au cœur d’un texte fondateur comme le Livre d’Esther et de son appropriation par les femmes. À côté d’Esther, j’ai rencontré d’autres figures féminines centrales dans le judaïsme auxquelles je me suis attachée (Rachel, Léah, Sarah...). Toutes avaient en commun de renvoyer à une entité supérieure animant le cœur du divin lui-même : la Shekhinah, incarnation de la présence divine, vénérée aussi bien par les femmes dans leurs plus humbles prières que par les cabalistes qui, en l’unissant à Dieu (« Le Saint Béni soit-il »), ont développé sur le modèle du couple divin ainsi constitué une conception genrée des âmes. Bien au-delà de la mystique médiévale, elle ouvre à des interrogations relatives au désir féminin et à la sexualité4. Cette figure de la Shekhinah accompagne en effet les couples humains (lorsqu’ils s’unissent par le mariage et dans les temps forts du shabbat) et est aussi attachée à la Torah à laquelle longtemps tout juif pieux devait se vouer. Suivre alors les hommes à travers les rites qui leur sont réservés et s’arrêter aux contacts qu’ils entretiennent avec les objets du culte investis de sacralité (rouleaux de la Torah tout spécialement) permet de saisir l’enjeu qu’ils constituent, aux lieux d’où justement les femmes sont écartées ou contrôlées. Une telle prise en compte donne profondeur tant aux revendications portées par les femmes d’aujourd’hui qu’aux résistances des hommes à céder sur ces points.

Un sacré féminin Si l’on considère que le « religieux » ne se limite pas aux seuls lieux où se déroulent les célébrations liturgiques mais investit les actes les plus ordinaires de la vie familiale et sociale par la voie de pratiques

4 Sur la présence de la Shekhinah pendant le Shabbat, voir Erlich 1978 ; Starobinski- Safran 2007. Sur le thème de « l’éternelle fiancée » et de l’incarnation de la Shekhinah, dont Esther est l’une des figures majeures, voir Fabre-Vassas 1995 & 2016. Sur sa place dans la Cabale, se reporter aux travaux de Charles Mopsik (en particulier à l’introduction de la Lettre sur la sainteté. La relation de l’homme avec sa femme de Joseph de Hamadan, Lagrasse, Éditions Verdier, 1993 : 45-46). 204 Claudine Vassas

intimement liées à l’espace domestique, l’examen de la nourriture juive s’avère particulièrement pertinent. Elle doit en effet obéir à des règles énoncées dans les textes bibliques et établies dans les traités talmudiques qui, élargissant aux aliments les impératifs de pureté s’appliquant aux corps, la situent d’emblée dans le champ du religieux5. Cette concordance est mise en acte de manière évidente à l’occasion de chaque célébration : à tout rituel religieux prenant place dans le calendrier juif répond, dans chaque maison, un repas comprenant des mets obligés directement liés aux récits fondateurs en prescrivant la présence ou découlant des textes même. Tout le monde sait que pour Pourim, on lit à la synagogue le Livre d’Esther, qui raconte comment cette dernière, devenue l’épouse du roi Assuérus à la faveur de sa beauté et parce qu’elle avait caché sa véritable identité, sauva son peuple menacé d’extermination avec l’aide de son oncle Mardochée, qui déjoua un complot fomenté par le perfide Haman, ministre chéri du monarque. Pour finir Haman est pendu à la potence qu’il avait fait élever pour Mardochée. Chaque fois que le lecteur de la Meguilah – le rouleau d’Esther – prononce le nom du traître, on « tue Haman » en procédant à un vacarme sonore. Le rituel se répète dans les cours des yeshivot où les écoliers pendent ou brûlent un mannequin le représentant, puis dans les maisons où les étudiants mettent en scène ou racontent le châtiment d’Haman en échange de quelque nourriture : car un grand repas se prépare, un banquet à l’image des festins qui ponctuent le récit lui-même et où le corps du méchant ministre est cette fois « mis en pièces » et mangé sous forme pâtissière : ses oreilles, ses doigts, ses moustaches, ses yeux, etc. à côté d’autres mets associés eux aussi aux personnages de l’histoire. Ils sont apprêtés par les femmes ordonnatrices de la coutume, qui se doivent en ce jour d’entendre ou de lire la Meguilah, et c’est aussi à partir d’eux et en conformité avec le Livre qui en prescrit le « souvenir » (zakhor) que se transmet la mémoire de l’événement. Une même correspondance s’observe pour Pessah et le repas du seder qui donne lieu à un cérémonial immuable. À côté de la lecture obligée de la Haggadah, le récit fameux de la sortie d’Égypte, il

5 Sur les interdits alimentaires voir Vassas 2006a. Je n’aborderai pas ici la question de la cacherout. Présences du féminin dans le judaïsme 205

implique en effet que l’enfant le plus jeune de la famille pose des questions relatives à chacun des aliments servis ce jour-là sur la table et qui figurent des moments et des objets renvoyant à la captivité du peuple élu et à sa sortie sous la conduite de Moïse. Dans les allers et retours s’opérant alors entre le Livre biblique et la consommation des mets appropriés, par le respect du rituel alimentaire, le temps du partage convivial ordonnancé par les femmes devient aussi celui d’une célébration se déroulant dans les maisons privées qui s’articule pleinement avec la liturgie synagogale. Tandis que par son introduction et sa lecture dans la maison, le texte prend un tour « coutumier », les nourritures qui l’accompagnent, l’illustrent et le prolongent prennent quant à elles le caractère de « rites textuels » servant une liturgie de la mémoire6. Le cas du marranisme portugais qui, dans le cadre d’une pratique religieuse entièrement domestique en délègue aux femmes la direction, est sur ce point exemplaire. La découverte des Marranes du nord du Portugal par Samuel Schwartz au début du XXe siècle et la somme ethnographique qu’il leur consacre tout comme les témoignages fournis par les procès intentés aux conversos ayant émigré dans le Nouveau Monde analysés par Nathan Wachtel, font état d’une dévotion à « saint Moïse » et à « sainte Esther », sur le modèle du culte chrétien à la Vierge et aux saints en les associant : c’est ainsi que comparaissant devant le Tribunal de l’Inquisition de Rio de Janeiro en 1718, une femme désigne Moïse comme « fils de la Reine Esther »7. Filiation énigmatique qui

6 Gérard Haddad propose une interprétation psychanalytique du seder en le ramenant au seul concept de « fonction paternelle », lecture que je ne partage pas entièrement et dont j’ai eu l’occasion de débattre avec lui (voir Haddad 1984). J’emprunte la belle formule de « rites textuels » à Tsili Dolève Gandelman et Claude Gandelman, deux chercheurs auxquels mes propres travaux doivent beaucoup (voir Dolève Gandelman & Gandelman 1994). 7 L’ouvrage de Samuel Schwartz La Découverte des Marranes, publié à Lisbonne en 1925 vient d’être édité en France aux éditions Chandeigne (collection Péninsules) suivi de prières marranes relevées par l’auteur. Voir aussi Wachtel 2001, livre consacré aux conversos ayant émigré dans le Nouveau Monde, en particulier le chapitre VII intitulé « Moïse, fils de la reine Esther ». Dans la suite qu’il a donnée à cet ouvrage, Nathan Wachtel s’est attaché cette fois à des témoignages de parcours contemporains, d’« itinéraires dans le sertao brésilien » d’hommes et de 206 Claudine Vassas

reçoit un élément de compréhension grâce à la découverte des Marranes de Belmonte. En 1988, Frédéric Brenner filme la cérémonie concentrant en un unique rite la mémoire des événements fondateurs de leur histoire : hommes et femmes réunis dans une maison fermée, tous également revêtus d’une longue chemise blanche et la tête couverte d’un fichu blanc, de concert pétrissent la pâte et cuisent les « saints pains » sans levain. À la question « Que célébrez-vous ? », la femme qui dirige la récitation des prières et la première entonne les chants qui accompagnent leur confection répond ainsi : La sortie d’Égypte et l’arrivée aux Terres Saintes... La sortie d’Égypte c’était au temps de l’Inquisition. Le peuple a été expulsé d’Égypte et il est allé aux Terres Saintes. C’est ce qu’on m’a raconté. Le peuple est arrivé et le peuple a célébré une fête. Et la Sainte et Bénie Reine Esther a demandé qu’on ne tue pas le peuple et on ne l’a pas tué, et le peuple a fait une fête et c’est devenu la Sainte fête... Voilà, c’est tout8. Religion placée sous le sceau du secret, le marranisme a donc fait de celle qui avait caché son identité une figure tutélaire vénérée dans le strict respect des « Ayunos de la Reyna Esther », les jeûnes discrets qu’elle pratiquait, dit-on, à la cour d’Assuérus et auxquels se réduit pour les marranes et leurs descendants la célébration de Pourim. Mais il serait faux d’imputer aux seules conditions historiques (celles d’une interdiction conduisant à la clandestinité et au secret) une telle élection. Elle révèle en effet la nature de ce lien très discret postulé entre le féminin et le sacré, tout en permettant de penser qu’il ne peut être ramené au seul exercice d’une fonction même si les femmes y gagnent le titre de « sacerdotisa ». Esther, Stella, la Brillante est ici associée à d’autres figures féminines pérennes, parmi lesquelles « Santa Saquiné » invoquée dans une prière marrane intitulée, « Oraison de la beauté » (Oraçao da formosura), où les femmes se placent sous sa protection. On reconnaît sous la déformation du terme celui de « Shekhinah », qui plus largement dans le judaïsme est le nom donné à la

femmes ayant gardé la mémoire des coutumes marranes majoritairement transmises par les femmes (Wachtel 2011). 8 Le film de Frederic Brenner et Stan Neumann Les derniers Marranes de Belmonte (1989) offre en effet une belle illustration des fonctions liturgiques des femmes lors des rituels domestiques. Les photos ont été rassemblées dans un album publié aux Éditions de la Différence en 1992 avec un texte de Yosef Yerushalmi. Présences du féminin dans le judaïsme 207

manifestation féminine et poétique de la présence divine depuis le retrait de Dieu. Selon une durable tradition elle irradie de sa lumière quelques-unes des femmes de la Bible auxquelles on la dit tout particulièrement attachée : Sarah, Rachel, Esther, qu’elle enveloppe de son aura comme d’un voile, prenant même leur apparence dans certaines circonstances pour les protéger de la convoitise des hommes tout en les rendant plus désirables, plus séduisantes... Au cours du shabbat, sanctifié par la part que prend l’épouse dans un rituel dont la vocation est de renouveler l’alliance entre Dieu et son peuple, on la dit présente quand l’homme et la femme pieuse, elle-même en ce jour redevenue « fiancée », autre visage de la Shekhinah, s’unissent9. C’est donc que chaque femme contient une parcelle de cette flamme...

« Mâle et femelle il le créa... » Exaltée par les cabalistes sous plusieurs visages, la composante féminine du sacré trouve son mode d’expression le plus intense en la personne de cette même Shekhinah dont on fait l’épouse de Dieu. En effet, ainsi que l’a mis en évidence Charles Mopsik qui a consacré l’œuvre de toute une vie à l’étude des grands textes de cette forme médiévale de la mystique juive, celle-ci à la fois réintroduit dans le divin du féminin et, par le jeu des diverses composantes « mâles et femelles » qui, sous le nom de sefirot, contribuent par leurs combinaisons à lui construire une structure dynamique, redonne à la notion de « couple divin » une place prépondérante. Dieu y est à la fois féminin et masculin, et sa création et ses créatures également : d’un être mâle et femelle à l’origine, coupé (sexué donc) lors de sa descente au monde en deux moitiés, découlent l’homme et la femme. Mais chaque corps est doté d’une âme androgyne, composée d’éléments féminins et masculins interagissant, sur le modèle divin, et c’est seulement la prédominance d’un élément plutôt que l’autre qui permet la classification en homme et femme... En outre la force

9 Sur cette réitération de l’alliance avec Israël opérée par le Shabbat à l’instar du lien conjugal, voir Gross 2015. Et dans le même ouvrage le chapitre intitulé : « L’accueil du Shabbat, la fiancée et la reine », p. 111-125. 208 Claudine Vassas

d’attraction qui pousse les âmes à refaire du un en s’unissant à travers les corps qui les accueillent s’exerce aussi entre composantes de même nature : ainsi ce sera le « féminin » de l’homme qui l’attirera vers le féminin de la femme et le « masculin » de cette dernière qui la poussera vers le masculin de l’homme. Le dernier ouvrage de Charles Mopsik, justement intitulé Le sexe des âmes, s’attache à déceler dans cette singulière conception ce qui en découle sur le plan le plus concret, permettant d’en saisir les convergences avec ce que l’on nomme aujourd’hui les « théories du genre ». En effet la construction « genrée » des âmes qui ressort selon lui des traités étudiés, et qu’il défend dans sa démonstration, outre sa singularité et sa complexité parfois vertigineuse, conduit à mettre en rapport fécondité et stérilité avec les « défaillances du désir » et induit de possibles « passages » d’un sexe à l’autre. Lorsqu’une telle conception se combine, ce qui est parfois le cas, avec la doctrine de la réincarnation, cela produit des rencontres surprenantes10. On sait que seuls les hommes (protégés de la Géhenne par l’étude de la Torah) peuvent en raison de leurs fautes passer par le cycle des réincarnations (gilgul) pour s’en « purifier » et à ce titre s’incarner dans des corps de femmes. Cette cohabitation temporaire de deux âmes dans un corps (celle d’un mort et celle d’un vivant) a reçu le nom de dibbouk dans le judaïsme11. Pourtant, sans qu’aucune dimension punitive ne s’y attache, il arrive aussi que l’âme d’une femme morte « revienne » dans l’âme d’une vivante et s’unisse à elle pour lui apporter des « étincelles d’âmes nouvelles ». Cette possible fécondation des âmes entre elles, appelée par les cabalistes : ‘ibour (engrossement/grossesse), semble propre aux femmes, au point qu’elle est évoquée pour justifier le retournement chez certaines de la stérilité en fécondité. Il faut pour cela qu’au moment de l’union entre les partenaires humains – l’homme et son épouse « masculine » en raison d’un déficit de « féminin » – une âme féminine, descendue en

10 Mopsik 2003. 11 Sur le dibbouk voir Fabre-Vassas 2006b. En me fondant sur un corpus d’histoires anciennes et contemporaines, j’ai montré en quoi ces récits opèrent une partition sexuée des rôles et invitent plus largement à une réflexion sur les catégories du féminin et du masculin, les qualités qui leur sont attachées, leurs limites où leurs capacités à assumer cette forme de dépassement en endossant des identités autres ou multiples. Présences du féminin dans le judaïsme 209

elle par « le miracle et le secret du ‘ibour » lui apporte par son concours la part manquante nécessaire à la fécondation12. En lisant ces pages découvertes plusieurs années après m’être attachée à l’épisode du mariage de Jacob dans la Genèse, avec deux sœurs dont l’une, Rachel, est stérile et l’autre, Léah, féconde, j’ai immédiatement songé aux stratagèmes auxquels elles recourent entre elles et avec le concours de leurs deux servantes plus jeunes pour gagner une fécondité qui fait défaut à la première et s’est appauvrie en la seconde. Si la séquence où elles utilisent leurs servantes respectives comme mères porteuses s’offre comme le premier cas de procréation assistée stricto sensu, il me semble que la lecture fine des moyens mis en œuvre par Rachel et Léah dit plus que ce simple expédient : les jeux de passation circulaires et d’échanges duels destinés à faire circuler entre les quatre femmes un « principe fécond » d’abord immobilisé ou confisqué par l’une d’elles et à le redistribuer selon un partage qui se voudrait équitable s’appuient sur l’idée d’une porosité des corps féminins entre eux et d’une capacité génésique augmentée par les forces de l’envie et du désir13. Mais, pour revenir au texte et à la thèse défendue par Mopsik, déduire de ce qui précède que, dans ce système de pensée, « masculin et féminin transcendent le marquage social des identités sexuelles » suffit-il à combler l’écart, à résoudre la question que l’on peut se poser et que les femmes d’aujourd’hui tout particulièrement posent ? Celle d’un recouvrement effectif ou non, dans le judaïsme, de la place réelle qui leur est accordée en tant que personnes sociales et de celle que l’on reconnaît au « féminin » comme valeur, composante du religieux et du sacré, voire du divin14.

12 Mopsik 2003, chapitre « La femme masculine ». Ce phénomène a été justement allégué à propos de la stérilité qui affecta temporairement l’épouse de Joseph Caro l’un des maîtres de la Cabale de Safed pourvue d’une âme à dominante « masculine » et que vint corriger un tel miracle. 13 Voir Fabre-Vassas 2001 sur cette puissance qui, selon un midrash, aurait permis aux deux sœurs enceintes en même temps – Leah d’un enfant mâle et Rachel d’un enfant femelle – d’« échanger » leurs embryons in utero : c’est ainsi que Rachel donnera naissance à Joseph et Léah à Dinah. 14 Mais il ne semble pas que, dans le corpus des textes fondamentaux répertoriés à ce jour, l’un d’eux émane d’une femme, même si la mystique cabaliste accorde une place essentielle à cette composante féminine mise en avant par Charles Mopsik. 210 Claudine Vassas

En effet, comme le montre Charles Mopsik, si dans la Cabale, « masculin » et « féminin » sont affectés de valeurs égales qui peuvent se combiner sans qu’intervienne une « valence différentielle des sexes »15, cela ne se répercute pas dans la réalité du judaïsme vécu où, comme dans tant d’autres religions, un basculement du plan horizontal au plan vertical a depuis longtemps été institué entre ces deux pôles : on les maintient dans leur différence en leur attachant des qualités premières d’où découlent des rôles et des fonctions spécifiques toujours hiérarchisés.

La double alliance Bien au-delà du cercle des cabalistes, la conviction que le mariage est indispensable pour assurer la complétude de chaque être est largement répandue et l’union avec une partenaire prédestinée considérée comme la meilleure. C’est donc comme si la figure du couple divin surplombait celle formée par tout couple humain. Le judaïsme, ai-je dit en commençant, est dominé par la figure de l’Alliance entre le peuple élu et son Dieu. La première, conclue avec Abraham, instaure le rite de la circoncision comme un « signe de chair » puis son renouvellement s’opère avec le don de la Torah à Moïse : un texte de loi gravé sur les « deux tables du témoignage, tables de pierre écrites du doigt de Dieu » qui scellent définitivement le lien à l’Écriture. Désormais chaque juif soumis au texte est inscrit dans l’ordre de la Lettre, mais ce qui n’est pas toujours suffisamment souligné, c’est la forme particulière que prend dans cette deuxième Alliance la réitération de la circoncision. Deux versets en Exode IV (24-25) en rendent compte dans une scène mystérieuse et dramatisée. Alors que Moïse accompagné de son épouse et de son jeune fils retourne vers l’Égypte pour faire sortir son peuple de captivité, Iahvé cherche à les faire mourir : « Alors Séphorah prit un caillou, trancha le prépuce de son fils et en toucha ses pieds, puis elle dit : “tu es pour moi un époux de sang” ». C’est donc ici une femme qui prend l’initiative de la circoncision salvatrice, et la prolonge peut être d’une

15 Selon l’expression forgée par Françoise Héritier pour rendre compte de ce rapport (Héritier 1996). Présences du féminin dans le judaïsme 211

seconde d’ordre symbolique en touchant avec le prépuce les « pieds » (terme désignant les parties génitales masculines) de Moïse lui aussi incirconcis, le faisant « époux de sang »16. L’alliance divine doit donc être doublée par une alliance humaine, les deux devenant indissociables et en effet désormais liées puisque, comme nous allons le voir, c’est sur le mode d’un « mariage avec la Torah » que se décline le rapport entre chaque juif et le texte sacré, mariage qui pour se réaliser dans les meilleures conditions implique aussi un mariage bien réel avec une partenaire humaine. Partant de là, ce modèle de l’alliance se décline et se renouvelle pour chaque homme au travers des rites biographiques (rachat du premier né, circoncision, bar mitsva, mariage) qui, pour le faire juif, impliquent un compagnonnage de toute la vie avec le Livre, avec la Torah dont l’étude doit être poursuivie la vie durant. Désormais le texte sacré participe de tous les rites qui le conduiront vers l’âge adulte. En effet pour le jeune garçon instruit « dans la Torah », la bar mitsva tout d’abord, qui le fait « fiancé de la Torah », inclut le moment solennel où il « monte à la Torah » pour procéder à la lecture d’un fragment de texte et à son commentaire, après avoir revêtu pour la première fois son châle de prière et s’être enveloppé dans les tefilin, les phylactères porteurs de versets bibliques. Le rite inaugural donne accès à la Torah pour toutes les années à venir et tout particulièrement pour sa fête célébrée comme un mariage où il occupe la place de « Fiancé de la Loi » ou « Époux de la Torah ». Or ce titre est rituellement conféré, dans les communautés ashkénazes, au premier et au dernier fiancé de l’année le jour de Simhat Torah, qui marque le passage entre la fin et le recommencement de la lecture du texte sacré. Commis d’office à la fonction de lecteur après qu’ils ont été proclamés Hatan Torah (« Fiancés de la Torah »), l’un – le plus jeune – lit les derniers versets,

16 Claude Lévi-Strauss s’est essayé à percer l’énigme de ces deux versets, en considérant sa tentative comme un “jeu” et en procédant, selon la méthode comparatiste, afin d’analyser en parallèle le rite d’imposition de l’étui pénien chez les Bororo (voir Lévi-Strauss 1988). On me signale que Jean Christophe Attias a publié récemment (2015) aux Éditions Alma Moïse fragile, une « biographie » qui accorderait une place importante à l’acte et donc au personnage de Sephorah. 212 Claudine Vassas

aussitôt suivi par le plus ancien qui enchaîne avec les premiers afin qu’il n’y ait pas de rupture. Le rite destiné à assurer la continuité de la lecture scelle donc le lien des jeunes gens à la Torah en jouant de l’analogie avec celui qui désormais les engage vis-à-vis de leur future épouse. Aussi sa célébration joyeuse prend-elle parfois le visage d’un mariage : il arrive qu’une houppah, le dais sous lequel on place les mariés, soit dressée au-dessus de la Torah tandis que le « fiancé » procède à sa lecture suivie d’une danse des hommes avec les rouleaux parés et d’autres réjouissances dignes d’une noce. En effet l’alliance entre un homme et une femme remet en jeu ce même modèle en posant cette fois l’identité entre la nouvelle mariée et la Torah17. Elle est parfois explicitement formulée et mise en scène au cours de la cérémonie du mariage, elle-même assimilable en bien des points à la fête joyeuse de Simhat Torah. C’est le cas dans des communautés hassidiques où le badham, maître de cérémonie présidant au rituel et chantre, célèbre d’abord la « chère fiancée » dans un épithalame où elle est qualifiée de « Couronne », puis l’invite à manifester la plus grande joie par un « Tu as absorbé en toi la parfaite Torah de l’Éternel ». Après le repas, lorsque vient le moment de la danse, la mitsve tants, il l’introduit par un rappel du rituel au cours duquel les jeunes hommes « fiancés de la Torah » ont été honorés et invités à « monter à la Torah ». La fiancée danse d’abord avec chacun des invités puis avec le fiancé, non sans avoir été auparavant attachée à lui par le gartel, la ceinture que le juif pieux noue autour de sa taille pour dire ses prières ; et c’est cette danse quasi mystique qui assure la

17 Dans Zborowski & Herzog 1992, de belles pages sont consacrées à l’apprentissage de la Torah par les jeunes garçons et aux rituels associés (p. 85, 103, 193) tout comme au rapport unissant mariage et Torah (p. 256-270). Voir aussi Baumgarten 1993. L’idéal du couple constitué par un étudiant pauvre se destinant à l’étude avec une fille de condition supérieure que sa famille pouvait entretenir était considéré comme une mitsvah (une action pieuse) à laquelle les familles s’engageaient mutuellement parfois avant la naissance de leurs enfants. Puisque de toutes façons les mariages se décidaient alors que les intéressés étaient encore très jeunes (mais considérés comme adultes dès la puberté physiologique pour les filles et à la faveur du rite pour les garçons 12-13 ans), il arrivait donc que les contrats stipulent les modalités même de cet entretien par la famille de la jeune fille. Présences du féminin dans le judaïsme 213

descente de la Shekhinah dans le couple, ainsi lié et ainsi tournoyant, et sanctifie leur union.

La loi du désir Le mariage donc, de manière totalement unilatérale, entérinait ce rapport privilégié au texte dont les femmes étaient dispensées puisque les principales mitsvot qui leur incombent en accord avec une vénérable tradition se résument à l’allumage des bougies le jour du shabbat, au prélèvement de la pâte et au respect des règles de pureté. Ces règles, dont on sait l’importance pour la femme (et pour l’homme aussi d’ailleurs puisque leur non-respect affecte la vie du couple ici- bas et dans l’au-delà) sont bien connues pour leur rigueur et leur maintien jusqu’à aujourd’hui, fût-ce sous une forme atténuée, par exemple l’usage du mikveh ramené à un rite précédant le mariage. Les contraintes et les limites qu’elles imposent dans la pratique de la sexualité sont compensées selon les rabbins par les avantages qu’elles procurent : si les rapports sexuels sont ainsi codifiés, c’est qu’ils ont des effets sur l’équilibre du couple. Ils sont un devoir auquel l’homme ne peut se soustraire (fût-il un étudiant acharné !), et il lui incombe de veiller au plaisir de sa femme et de lui en procurer (les textes le disent et le redisent avec clarté) ce qui favorise la conception considérée comme une « bénédiction divine », un bienfait de Dieu, la manifestation que le couple respectueux de ses devoirs envers lui lui agrée. La célébration hebdomadaire du shabbat, qui interdit toute activité laborieuse, est un temps privilégié pour la sexualité du couple. Pourtant, si comme nous l’avons vu, Dieu, ce grand fécondateur, bénit les unions en les rendant fécondes, la stérilité toujours imputée à la femme est considérée comme une malédiction18. Dans les temps

18 Et bien sûr associée au non-respect des règles de pureté selon les nombreux traités qui leur sont consacrés. À titre d’exemple parmi les plus rigoureux, je renvoie à l’étude d’Evyatar Marienberg sur La Baraïta de Niddah, un texte juif pseudo talmudique du Ve siècle sur les lois religieuses relatives à la menstruation, mais qui aurait eu une longue postérité (Marienberg 2012 : 70-71). Il y est écrit « On constate que les prières des matriarches étaient immédiatement exaucées lorsqu’elles observaient les lois de niddah » (cas de Sarah, Rachel, Léah...). 214 Claudine Vassas

anciens elle autorisait la polygamie et jusqu’à aujourd’hui, dans les milieux ultra-orthodoxes, elle pouvait conduire à la répudiation. Droit inique qui, en 1999, a fourni au réalisateur israélien Amos Gitai l’argument du film Kadosh ; Meier et Rivka forment un couple amoureux mais dont l’harmonie commence à être entamée sous la pression sociale et religieuse (ils vivent selon la règle orthodoxe) car ils sont toujours sans descendance après dix ans de mariage19. Bien sûr, la stérilité ne peut être imputée qu’à la jeune femme et à une faute concernant le respect des règles de pureté. En dépit de son amour, Meier perd alors tout désir pour Rivka et toute envie de poursuivre l’étude de la Torah, à laquelle il se consacrait jusque-là avec une grande assiduité, tandis que sa femme pourvoyait aux nécessités du ménage en exerçant le métier de comptable. Convaincu par les autorités rabbiniques il se résout donc à prendre une autre épouse. Rivka, rejetée, égarée, perdra la raison et la vie. Cette stérilité est d’autant plus tragique, inacceptable, que la femme est aimée et que le plaisir sexuel et la jouissance sont censés, toujours selon la doxa des rabbins, favoriser la conception. Or c’est justement la bien-aimée qui éprouve des difficultés à enfanter ! On est là devant une situation paradoxale que les récits bibliques (les cas, pourrait-on dire), précurseurs en ce domaine des théories freudiennes, ont amplement illustrée en faisant une distinction entre la femme que l’on désire et celle dont on fait la mère de ses enfants. Le Shabbat peut se lire comme une tentative pour réunir en une seule personne ces deux figures : l’épouse cuisinière, pétrisseuse de la brioche levée qui paraîtra sur la table, ayant en ce jour suspendu toute activité culinaire et ménagère, se pare de ses plus beaux atours et de tous ses bijoux pour redevenir la séduisante « fiancée » que son époux en des noces renouvelées conduira vers la couche conjugale. Ces deux images s’incarnent en Rachel et Léah, précédées dans la Bible par d’autres couples féminins antagonistes : Ève la féconde et Lilith la

L’auteur rappelle que le terme niddah est forgé à partir de deux racines qui signifient « rejet », « expulsion ». 19 Ce qui autorise l’époux, selon la loi juive, à « répudier » sa femme en lui donnant le guet (acte de divorce), sanction unilatérale aujourd’hui combattue par les femmes et conduisant à des réaménagements de la part des tribunaux rabbiniques. Présences du féminin dans le judaïsme 215

séductrice, première épouse d’Adam qui, ayant refusé de se soumettre à lui dans l’acte sexuel, se serait envolée dans les airs en emportant le nom de Dieu20 ; les deux épouses de Caïn : Ada, sans grâce, qu’il aurait prise pour procréer et Cilla, très belle, pour son plaisir ; Sarah, épouse bien aimée d’Abraham, et Hagar la servante égyptienne...21 Il y aurait même deux Shekhinah pour les cabalistes et leur convocation a donné lieu dans la Cabale de Safed à un rituel nocturne prenant la forme de « noces sacrées » avec les deux sœurs Rachel et Léah22. C’est aussi parce que Rachel in fine, bien qu’ayant gagné, à l’issue du combat contre sa sœur et grâce au concours de la mandragore, une fécondité qui s’avérera mortelle pour elle (elle perd la vie avec son sang en accouchant de Benjamin), reste dans les mémoires la bien- aimée stérile que sa personne et son tombeau – près duquel pousseraient des mandragores – font l’objet d’un culte où se rendent aujourd’hui encore les femmes qui ne peuvent avoir d’enfant.

Le corps du texte Ces possibles renvois d’une figure à l’autre d’un sacré féminin incarné pourraient sembler propres à la pensée de la mystique cabaliste si l’on ne s’était arrêté longuement sur les rituels qui mettent particulièrement en jeu le rapport de proximité ou d’écart que chaque sexe entretient non seulement avec le texte, la lettre, mais aussi avec les Sefer Torah, les rouleaux sacrés, pour découvrir que, dotés d’une corporéité féminine, ils sont au même titre que les femmes porteurs d’une ambivalence irréductible.

20 Dès les années 1970, un mouvement de femmes américaines (juives, féministes, lesbiennes et converties à la psychanalyse jungienne) s’en réclame et crée la revue LILITH : il s’agit pour elles de rétablir sa figure archétypale de manière positive – incarnation du pur désir et de l’insoumission – en l’opposant à une Ève docile et procréatrice. Voir aussi Bril 1981. 21 Sur ces figures et couples féminins voir Fabre-Vassas 2001. 22 Pour un développement à propos de Rachel, voir Fabre-Vassas 2000. Le rite est décrit par Gershom Scholem (Scholem 1966 [1960] : 156-169) et par Moshe Idel (Idel 2005 [1998] : 438-448). 216 Claudine Vassas

L’identification de la Torah, du texte sacré de la Loi, avec un corps féminin n’est pas l’apanage des seuls cercles mystiques, chaque juif peut en faire l’expérience. Dans des travaux précédents, j’ai établi l’analogie quasi explicite qui est posée entre la Torah et un corps de femme : habillée, parée, ornée, manipulée dans de joyeuses danses, mise sous la houppah des mariés. D’autres chercheurs ont mis en évidence sur d’autres terrains cette analogie. Des romanciers en ont tiré l’argument de nouvelles mettant en scène la jalousie d’une femme stérile en dépit de ses efforts pour se rendre attractive, impuissante face à l’amour exclusif que son époux porte à la seule Torah. Dans La Légende du Scribe, l’écrivain israélien Shemuel Yosef Agnon imagine une femme qui, ayant perdu tout espoir d’être enceinte, lui demande d’écrire pour elle un rouleau de la Torah (il est scribe de profession) et se met à confectionner un trousseau d’enfant pour habiller le Rouleau. Mais elle meurt avant de l’avoir achevé23. Et c’est cette analogie qui permet peut-être de comprendre – autre paradoxe du judaïsme – l’exclusion des femmes. En effet si nous prenons acte de l’identité ainsi postulée, un certain nombre de précautions vis-à-vis des femmes et de la Torah prennent sens. Cette proximité permet de comprendre que la fabrication, l’écriture, la manipulation des rouleaux (de leur vie à leur mort puisque lorsqu’ils sont inutilisables, ils sont enterrés) obéissent à des règles de pureté aussi strictes pour les unes que pour les autres, et que les rabbins s’interrogent sur la nature du sacré qui s’y attache dans les mêmes termes. De même que le corps de la Torah contient le texte, la parole sacrée, celui de la femme qui porte un enfant l’abrite replié en elle « comme un feuillet d’écriture » et possédant en lui toute la connaissance de la Torah. Mais, selon ce mythe, il l’oublie instantanément lorsqu’il vient au monde, et la fossette que l’on porte sur la lèvre supérieure est la marque laissée par le doigt de l’ange qui l’imprima à la naissance, comme signe et trace de cet oubli.

23 Voir Claudine Fabre-Vassas 1995. Emanuela Trevisan Semi établit la manière dont ce rapport d’identité entre la Torah et un corps féminin (épouse ou fiancée) ou masculin (homme ou enfant), a fourni à l’écrivain israélien Shemuel Yosef Agnon l’argument de ce récit (Trevisan Semi 2014). Présences du féminin dans le judaïsme 217

Désormais il lui faudra réapprendre la Torah tout au long de sa vie... Il, c’est-à-dire le garçon, l’homme. Pour ce faire, le rite de la circoncision – le premier le concernant – est bien celui qui l’introduit à la fois dans le monde masculin et dans celui de la « lettre ». Si, comme nous l’avons rappelé, l’infime effusion de sang produite par l’opération de la circoncision est destinée à concrétiser l’Alliance entre le nouveau-né, Dieu et la communauté des hommes, il convient de rappeler pourtant la nature de ce sang. Le terme hébreu désignant le prépuce (’orlah) renvoie à l’idée d’impureté, associée au sang de l’accouchement. D’où la nécessité d’attendre sept jours avant de réaliser la circoncision, qui entérine la séparation du nouveau-né d’avec la mère24. Et ce fut pourtant, parfois, à partir de ce sang de la circoncision qu’un premier déchiffrement de la lettre hébraïque lui fut aussi proposé. Le rituel de la bar mitsva pouvait dans certains pays inclure le déshabillage du rouleau de la Torah serré dans le lange de circoncision du nouveau-né (mappah). C’est le cas en Alsace, où on le gardait pour envelopper la Torah après que la mère, à partir des tâches de sang maculant le tissu, eut brodé des motifs ornementaux animaux et floraux mais aussi religieux (les objets du culte, un personnage portant un rouleau de la Torah, des mariés sous le dais nuptial). Tout au long des bandelettes, qui dépliées ressemblent à des rouleaux, courent des versets en lettres hébraïques appliquées. Et bien sûr le vœu pieux qui revient le plus souvent dans les textes brodés est celui-ci : « Que Dieu le fasse grandir pour la Torah, pour le dais nuptial et pour les bonnes actions ». Ces femmes, ayant conservé ces tissus précieux qu’elles ont « marqué » à plus d’un titre puisqu’elles y apposent aussi leur nom et

24 Patricia Hidiroglou note le parallélisme avec les sept jours de séparation conjugale suivant la menstruation. Dans son chapitre IV intitulé « Sens commun et interprétations », elle examine les significations qui s’y rattachent (de la lecture en termes psychanalytiques au recours à la notion de « sacrifice ») et les met en perspective avec celles que donnent aujourd’hui ses interlocuteurs (praticiens traditionnels et parents d’enfants circoncis). Elle montre que, sans s’exclure les unes les autres, elles ne permettent pas de privilégier un sens plutôt que l’autre. Aujourd’hui, pour ceux qui en maintiennent l’usage, la dimension “identitaire” de l’opération prédomine sur l’aspect religieux (Hidiroglou 1997). 218 Claudine Vassas

leur identité sexuelle avec un fil rouge et selon un point de broderie particulier qui, en Italie, porte le nom de « punto scritto » en référence à l’écriture25, en font « don à la Torah » deux ou trois ans plus tard. Ils sont alors apportés solennellement à la synagogue par le père accompagné de l’enfant – le petit garçon – et leur remise est le premier acte d’une cérémonie qui s’achèvera une dizaine d’années plus tard : dépliés puis enroulés autour de l’un des Rouleaux Sacrés de façon à être maintenus dans un étroit contact, ils lui serviront d’enveloppe – certains disent de « langes » – jusqu’à ce que, invité à « monter à la Torah » le jour de sa bar mitsva, le garçon devenu majeur les ôte solennellement et en déchiffre à voix haute le message maternel avant de se prêter à la cérémonie qui fera de lui un « Fiancé de la Torah »26. Il semble donc que cette part féminine, qui est pourtant celle qui signe de facto l’appartenance des femmes au judaïsme et en assure entre elles la transmission sans que des rites aient été nécessaires pour les « faire juives », la mise en contact directe de ce sang, avec le Rouleau de la Torah, avec sa « nudité », son apposition sans que jamais le texte ne perde son caractère « saint », disent bien l’appartenance des femmes, de leur sang, au même sacré et à son essentielle « impureté »27.

25 Cette broderie au fil rouge représente le plus souvent un décor floral stylisé et un texte. Voir Klagsbald 1981 : 99 Mappah 128. 26 Les modalités de remise des mappot encore appelés Torah (lange de la Torah) à la synagogue peuvent varier. Une riche ethnographie du rite et de la pratique est offerte par l’ouvrage de Patricia Hidiroglou (1997) qui lui consacre un chapitre intitulé « Don de la Mappah (lange de circoncision) » (p. 139-171), accompagné d’illustrations (cahier entre les pages 192-193) et d’un catalogue des mappot répertoriés aux archives de l’Association consistoriale israélite de Paris (ACIP) (p. 279-291). Les encyclopédies du judaïsme sub verba « mappot » décrivent également la pratique et en reproduisent des motifs, tout comme les livres d’art populaire. De beaux exemplaires sont également présentés dans l’ouvrage de Freddy Raphaël et Robert Weyl sur les Juifs en Alsace (Raphaël & Weyl 1977). 27 Cela veut dire que pour que le sacré soit sacré, il doit assumer cette instance impure et féminine. Voir sur ce point et ses complexes développements les travaux de Charles Mopsik 2003. J’en ai présenté quelques éléments dans un article portant sur « Rachel : “La belle qui n’a pas d’yeux” » (Fabre-Vassas 2000). Sur l’impureté et le sacré, voir aussi Biale 1997 [1992], chap. I en particulier. Présences du féminin dans le judaïsme 219

En effet, qu’en est-il de la femme dispensée de l’étude de la Torah en raison même de cette identité de nature ? Peut-être faut-il voir dans le fait que le judaïsme se transmette par les femmes, aux femmes, par le sang, un trait singulier ? Seraient-elles porteuses de l’essence même du judaïsme, sans que des rites soient nécessaires pour construire leur identité, pour la parfaire, pour la maintenir ? Il n’est que d’examiner la manière dont on procédait dans les conversions au judaïsme. Dans le cas où un Juif sorti de sa religion voulait y revenir (cas du converso au XVIe siècle en Espagne), une nouvelle circoncision étant impossible, on lui coupait très courts les ongles et les cheveux. D’où, en Provence, le nom de « retalhat » qui s’attachait à celui qui était passé par cette opération. Pour une femme, il lui suffisait de s’immerger entièrement dans le mikveh pour devenir ou redevenir juive. L’affinité ainsi postulée entre le féminin et une judéité naturalisée s’est maintenue dans le christianisme : une femme venant d’accoucher devait attendre quarante jours avant de pouvoir être réintégrée dans le sein de l’Église selon un rituel qui fut supprimé car jugé humiliant. Mais de même que, par le sang de l’accouchement, elle renouait avec une judéité native, de même son enfant pouvait, lui aussi, être considéré comme un « petit juif » jusqu’au baptême28. Si l’on poursuit ce raisonnement, il appert que, porteuse de l’identité qu’elle transmet à ses enfants du même sexe, la femme n’aurait pas besoin de rites alors que le garçon doit s’y soumettre à répétition29. Si elle possède le savoir, la science infuse de la Torah, elle n’a pas besoin de la réapprendre. Extrapolation bien sûr inacceptable mais qui a pu être faite de manière implicite puisque certains rabbins semblent y avoir répondu en défendant justement, contre l’idée commune, la nécessité pour les femmes d’être instruites dans la Torah.

28 Et parfois même jusqu’à la communion. J’en ai traité au chapitre V de La bête singulière. Les Juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, 1995. 29 Sur ce point l’apport de l’article de Riccardo Di Segni (1989), relatif à la transmission matrilinéaire de l’appartenance à la judéité est fondamental. 220 Claudine Vassas

Torah des hommes, Torah des femmes Rachi, sur ce point, est souvent cité pour avoir instruit ses filles. Certes, nous l’avons vu, l’idéal du lettré marié à une « pieuse juive » se contentant d’accomplir ses devoirs d’épouse et de mère court jusqu’à une époque très récente. Il a d’ailleurs fait l’objet de satires dans la littérature yiddish en particulier, où l’image du schnorrer, le juif misérable, se double parfois de celle de l’étudiant pauvre qui ne peut trouver à se marier, la dévotion à la Torah ne suffisant pas toujours pour accéder à des noces bien réelles ! Par ailleurs il est évident que le rapport au savoir était tout aussi différencié du côté masculin (en fonction des milieux et des époques) que celui des femmes au non-savoir. Il serait vain de chercher des exemples prouvant qu’ici où là il y eut des « femmes savantes » et, sur ce point, je ne pense pas que le judaïsme se distingue beaucoup du christianisme. De précieuses monographies locales, comme celle d’Angela Scandialato pour la Sicile médiévale, montrent que, dans quelques grandes familles riches et en raison de circonstances particulières (tradition familiale, successions, veuvages), des femmes juives accédèrent à la profession de médecin gynécologue (et pas seulement d’accoucheuses), d’autres même ouvrirent des yeshivot (des écoles), d’autres encore, comme le révèle leur succession, possédaient des livres… Plusieurs chercheurs se sont attachés à identifier quelques-unes de ces femmes et à les sortir de l’ombre et de l’anonymat. Je pense aux recherches de Danièle Iancu-Agou sur la Provence médiévale (l’un des hauts lieux de la cabale) et à ses travaux sur « quelques femmes d’exception au Moyen Âge »30. Les cas sont suffisamment rares pour avoir attiré l’attention : ainsi Glückel Hameln, diamantaire hambourgeoise et femme d’affaires du XVIIe siècle, entreprend au soir de sa vie d’écrire ses mémoires pour en témoigner auprès de ses enfants. Sous l’apparente liberté perce le désarroi d’une femme soucieuse de se mettre en règle avec Dieu et son récit s’apparente tout autant qu’à une autobiographie à un genre littéraire en vigueur chez les femmes : la tehine, « l’écriture de la supplication », telle que Jean Baumgarten en a fait l’analyse à propos

30 En particulier celle de Régine Abram Dhuoda, évoquée par Danièle Iancu-Agou dans Gravel et al. 2014. Présences du féminin dans le judaïsme 221

d’autres « prises de l’écriture » féminines31. Le point de départ en est une entreprise éditoriale qui ébranla quelque peu le monde de l’imprimerie sans pour autant mettre à bas l’hégémonie masculine, parfois même en la dissimulant. C’est ainsi que la volonté de diffuser plus amplement les textes de la tradition auprès d’un public qui jusque-là ne pouvait y accéder directement a donné lieu, dans le monde ashkénaze, à une invention singulière32. Dès les débuts de l’imprimerie, les textes sacrés, dont la Torah et ses commentaires, sont traduits de l’hébreu au yiddish, et cette volonté de reconnaissance d’un parler vernaculaire comme langue à part entière est très vite associée à l’émergence d’une littérature spécifique, destinée aux femmes – dont participe un ouvrage fameux le Tseenah ureenah, encore appelé « Torah des femmes ». Mais on crée pour cet usage et pour cette langue un caractère d’imprimerie appelé « waybertaytch », yiddish des femmes. Cela permet aussitôt à des femmes, veuves ou filles d’imprimeur pour la plupart et déjà familiarisées avec le métier, de traduire et composer des livres. L’une d’entre elles, Riwka Tiktiner, une jeune praguoise, offre aux femmes une adaptation rimée du Pentateuque qu’elle intitule « Chanson de la Torah ». Rendue aux femmes par le simple jeu de sa translation de l’hébreu au yiddish, la Torah peut donc maintenant être fêtée par elles, entre elles, en une joyeuse et libre célébration de la Simhes Toyre, à laquelle elle invite ses lectrices, autorisées par ce biais à danser avec la Torah (le livre qu’elle a écrit bien sûr), comme le font les hommes le jour de sa fête…

31 J’emprunte la formulation à Daniel Fabre. Voir Hameln 1971. Parmi les approches très diverses, je retiendrai celles de Daniel S. Milo, « L’histoire juive entre sens et référence. Et Glückel ? » et de Hervé Le Bras, « Glückel Hameln, une paysanne de l’Allemagne du Nord », dans Boureau & Milo 1991 : respectivement 145-167 et 169-184. Natalie Zemon Davis en dessine un autre visage (Davis 1997). 32 Sur ces traductions simultanées et diffusions massives de la Torah et du Livre d’Esther, voir Baumgarten 1993 : 141, 200-204 et 351. Par ailleurs, le succès d’ouvrages composés par des femmes, pour des femmes est tel que nombre d’auteurs masculins prennent des pseudonymes féminins. Il est donc difficile de savoir exactement la place réelle de ces dernières. Voir Fabre-Vassas 1995. 222 Claudine Vassas

Texte à usage rituel, la Torah, objet précieux entre tous, est en effet un objet dont les manipulations, le déshabillage, la mise à nu risquent de provoquer des dommages qui pourraient lui faire perdre son caractère sacré. Elle est donc soumise à des précautions, soustraite aux regards, protégée en particulier du contact avec les femmes dont, assure-t-on, la seule présence peut provoquer des altérations. Revenons encore une fois à cette fameuse « Joie de la Torah » telle qu’on peut l’observer aujourd’hui, et transportons-nous à l’intérieur d’une synagogue au moment de la plus grande effervescence, quand s’ouvre le rideau de l’Arche Sainte et qu’apparaissent les grands Sefer Torah, chacun royalement revêtu d’un lourd manteau rouge ou bleu brodé au fil d’or, coiffé d’une double couronne agrémentée de clochettes, paré d’un pectoral d’argent maintenu par une chaîne. Les hommes qui peuvent s’en saisir les tiennent embrassés, tel un grand corps (de femme), et se mettent aussitôt à danser avec eux. Ceux qui n’ont pu s’en emparer s’empressent à leurs côtés, comme entraînés dans la ronde, et tentent de les toucher au passage, tandis que les femmes qui, à l’étage, se sont levées d’un seul mouvement dès l’apparition des rouleaux, tendent leurs mains vers tant de splendeurs, les portent ensuite à leur visage, les pressent contre leurs yeux en un geste d’intense dévotion. Certaines pleurent, d’autant plus gagnées par l’émotion qu’elles ne peuvent s’approcher de la Torah ni la toucher, et que, selon la règle coutumière, les femmes doivent pour pouvoir seulement pénétrer dans la synagogue s’assurer qu’elles ne sont pas « impures ». Pourtant Maïmonide, dans son traité Sefer Ahavah consacré aux règles et précautions entourant la Torah dans lequel il énumère les critères invalidant le rouleau, soutient que « toutes les personnes impures, même les femmes niddah, voire un non-juif, ont le droit de tenir un rouleau de la Torah et d’y lire, car les paroles de la Torah ne contactent pas d’impureté33 ». Il leur suffit, précise-t-il, de se laver les mains. Alors que rien dans les textes de loi ne justifie une telle rigueur, la mise à l’écart des femmes est cependant énoncée, rappelée et respectée comme un véritable interdit, en dépit des changements contemporains. Les revendications actuelles des femmes pour avoir les mêmes droits

33 Voir Mishneh Torah de Maïmonide traité Sefer Ahavah (en ligne). Présences du féminin dans le judaïsme 223

que les hommes se voient opposer des résistances au nom de la vénérable tradition unissant chaque homme juif à la Torah. Le très populaire Shulhan Arukh affirme que chacun d’eux, en se vouant à elle, réitère et renforce la première alliance du peuple d’Israël, célébrée par l’entremise de Moïse « sous la houppah du mont Sinaï »34. Aussi celui qui délaisse la Torah y est-il comparé à « l’homme adultère » et nous avons vu que l’apprentissage des textes s’accompagne de rituels se déployant sur le mode de fiançailles et mariage avec la Torah35.

Un féminin pluriel Un combat est donc mené pour tout ce qui concerne la place des femmes dans la sphère publique, leur visibilité, leur accès aux rites, aux études et aux fonctions qui en découlent dont le rabbinat lié à l’apprentissage de l’hébreu mais aussi le droit d’être shohet [abatteur rituel] ou mohel [circonciseur]36. Depuis une quarantaine d’années, ces revendications ont porté leurs fruits dans le judaïsme en général avec des réalisations différentes selon les appartenances (libéral, orthodoxe)37. Le combat est mené sur plusieurs fronts : celui en particulier de la « parité » rituelle, avec à titre d’exemple la création sur le modèle de la bar mitsva des garçons d’une bat mitsva féminine, le droit d’embrasser les rouleaux de la Torah et de danser avec elle le jour de sa fête, celui de revêtir le talit et de s’entourer de textes comme les hommes en portant les tefilin. Pourtant, au sein même du judaïsme libéral, certains jeunes couples ont du mal à admettre que les femmes « touchent la

34 Œuvre de Joseph Caro en quatre volumes consacrée à l’examen des règles relatives à la vie quotidienne, imprimé à Venise au XVIe siècle, dont un texte abrégé est connu et traduit en français sous le titre « La table dressée ». 35 Voir aussi Goldberg 1987, la contribution intitulée « Torah and children: symbolic aspects of the reproduction of Jews and Judaism », p. 107-132. 36 Plusieurs entrées sub verba dans Bebe 2001 traitent de ces divers points. 37 Je n’entre pas dans le détail de ces divers courants qui, au-delà des différences, se rejoignent sur la question de la revalorisation du rôle et de la place de la femme dans le domaine du religieux. Voir Tank-Storper 2015. Des femmes, revendiquant leur appartenance au judaïsme tout en affirmant leur laïcité, constituent même des cercles d’étude sur le modèle du bet midrash religieux, masculin. 224 Claudine Vassas

Torah et portent un talit et des tefilin », enjeu majeur compte tenu de tout de ce que nous avons dit plus haut. C’est en Israël que le combat est le plus acharné et se poursuit avec le « Mouvement des femmes du mur de Jérusalem » qui, depuis 1988, manifeste chaque premier jour du mois, résolu à affronter l’hostilité et parfois même la violence en continuant à défendre la place des femmes, à l’égal des hommes, devant le mur occidental, le kotel38. Il s’agit là d’une revendication dont la dimension symbolique est très forte. En effet s’« exhiber » (selon l’un des termes employé par les opposants) dans un lieu sacré donné comme le vestige de l’Ancien Temple en s’y présentant revêtues d’un talit et de tefilin et en portant une Torah ne fait qu’ajouter au scandale de femmes contrevenant au Code de la Loi, et autre abomination (selon Deut. 22, 5) transgressant la règle de la distinction entre les sexes : ainsi vêtues d’accessoires masculins, n’apparaissent-elles pas comme travesties ? Pour les femmes israéliennes qui défendent leur droit à se trouver en ce lieu, à cette place avec les attributs jusque-là réservés aux hommes, leur acharnement est d’autant plus légitime que, depuis la destruction du Temple, la Shekhinah, cette incarnation féminine de la présence de Dieu dont il a été plusieurs fois question tout au long de mon propos, n’aurait jamais quitté le Mur39. Si les mouvements libéraux les premiers, en accordant aux femmes le droit d’accéder au rabbinat, ont fait tomber les privilèges qui s’attachaient à cette fonction masculine, des femmes de diverses tendances et au sein de divers regroupements religieux ou laïques se sont mobilisées depuis plusieurs décennies pour défendre leurs droits à accéder à l’apprentissage de la langue sacrée et à l’étude des textes bibliques, et y puisent des arguments montrant que nombre d’interdits, d’exclusions et de limitations les concernant ne figurent pas dans les récits fondateurs mais sont le fruit d’une lecture masculine et misogyne. Contre ces interprétations, elles proposent

38 Voir à ce propos Storper-Perez & Goldberg 1989, photos de Frédéric Brenner. 39 Ibid. Il semble que leurs revendications viennent d’aboutir : à l’issue d’un vote qui leur a été favorable en janvier 2016, le gouvernement israélien s’est engagé à ce qu’un espace mixte soit aménagé en ce lieu jusque-là divisé en deux parties par les ultra-orthodoxes qui avaient le monopole de sa gestion. Présences du féminin dans le judaïsme 225

donc une relecture des textes fondamentaux, s’attachent à souligner le rôle majeur qui tiennent des femmes, travaillent à revaloriser leurs places et leurs fonctions : celles des Matriarches, celles des prophétesses au nombre desquelles Sarah, Myriam, Déborah, Hannah, Avigaïl, Houlda et Esther, la toute dernière…40 Il n’est jusqu’à la figure si fugitive de Séphorah évoquée en commençant qui ne soit remise en lumière lorsque des femmes revendiquant leur droit à la fonction de mohel arguent du fait qu’elle fût l’un des premiers circonciseurs mentionné dans la Bible…41 Je me suis moi-même dans quelques-uns de mes travaux, attachée à certaines d’entre elles : Rachel, Léah, Esther. Leurs aspirations, leurs initiatives, leurs choix contrariant le destin auquel elles étaient promises m’ont emmenée à côté de chercheures féministes engagées pour lesquelles elles étaient d’abord « subversives » ou « marquées du sceau de l’illégitime »42, à reconnaître en elles des « figures du désir » s’affirmant contre le projet divin et s’affranchissant du modèle masculin. C’est donc aussi d’un « religieux au féminin » qu’il a été majoritairement question dans cet article, et de la possible convergence entre des démarches ne relevant pas a priori d’un projet commun.

Bibliographie

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40 D’après le traité Meguila 12 du Talmud. Voir aussi Storper-Perez 1984 ; Gugenheim 2007 ; Chalier 2010. 41 Selon Bebe 2001 : 392-396, sub verba : Tsiporra. 42 Selon Rotjman 2001 : 48 qui reprend et prolonge l’article « La lignée du silence » (Rotjman 2000). 226 Claudine Vassas

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Femmes juives en pays musulman au Moyen Âge : deux documents de la Genizah du Caire

Renée LEVINE MELAMMED

La découverte de la Genizah1 du Caire a révolutionné notre connaissance de la vie juive au sein de la société méditerranéenne médiévale, en particulier pour la période postérieure à 950-1250. Cette collection hétéroclite et non classée2, pour l’essentiel rédigée en judéo- arabe, la lingua franca des juifs qui vivaient dans des pays musulmans, fait toujours à ce jour l’objet d’analyses, de transcriptions et de traductions, plus d’un siècle après sa découverte3. Dans son œuvre monumentale, A Mediterranean Society4, Shlomo Dov Goitein avait commencé à rassembler ces fragments et à reconstituer le monde qui

1 Une genizah est un entrepôt destiné aux documents où est mentionné le nom de Dieu ou, à l’époque médiévale, aux documents qui comportent des lettres hébraïques. Cela incluait les pièces écrites dans les langues que les juifs écrivaient comme le judéo-arabe, le yiddish et le ladino (judéo-espagnol). Dans les années 1890, quand la synagogue a été rénovée, la pièce contenant la Genizah a été découverte et le matériau documentaire est devenu accessible aux savants. 2 Sur l’histoire de la Genizah et ce qui s’est joué dans les premières années de sa découverte, voir Cole & Hoffman 2011. 3 Elle comporte des centaines de milliers de pages pour environ 30 000 pièces estimées (y compris les livres). 4 Ces six volumes ont été publiés par les éditions de l’université de Californie entre 1967 et 1993. Voir Goitein 1967-1993. 230 Renée Levine Melammed

transparaît de ces écrits ; ceux-ci avaient été remisés dans un magasin situé dans une pièce elle-même construite à l’intérieur du grenier de la synagogue Ibn Ezra à Fustat (le vieux Caire) au XIe siècle5. L’un des chapitres les plus inattendus de son troisième volume est intitulé « Le monde des femmes ». De manière imaginative et inédite, avant même que les historien.ne.s féministes aient entamé leurs travaux, Goitein y présente les informations qu’il avait découvertes dans ces documents sur la vie et les activités des femmes6. Après lui, Joel L. Kraemer est la chercheuse qui a exploité ce matériau documentaire de la façon la plus approfondie ; c’est elle qui a commencé à publier des articles sur les lettres de femmes apparaissant dans le corpus du Genizah7. Forte de ce legs, j’ai repris le flambeau de son travail, pour mener à bien un projet de recherche sur la vie des femmes juives à partir des documents de la Genizah du Caire8. On trouve dans ce corpus beaucoup de lettres écrites ou envoyées par des femmes ; souvent ce sont des mères qui écrivent à leurs fils, des sœurs à leurs frères, ou à d’autres membres de leur famille. En raison de la très grande mobilité que connaissait cette société, notamment parmi les marchands dont les absences pouvaient durer des années, il était essentiel de correspondre par lettres. Les lettres pouvaient comporter des allusions à la vie familiale et aux événements marquants, des remarques d’ordre privé, tout autant que des mentions à des ordres sur les mouvements de marchandises et à d’autres types d’affaires, comme on le verra dans la lettre ci-dessous. Ici, deux documents seront commentés : le premier est un engagement auquel s’oblige un époux vis-à-vis de sa femme pour assurer sa subsistance durant son absence. Il ne précise pas où il est ni pour combien de temps il est absent, mais il détaille plutôt ses obligations envers elle et sa famille, et la façon dont il les soutiendra. Au terme du contrat, sa femme est également soumise à des obligations ; en son absence, elle devient, pour l’essentiel, une femme indépendante.

5 Fustat est à un peu plus de 3 kilomètres du “nouveau” Caire, dont les Fatimides, qui ont régné à partir de 969-1171, ont fait leur capitale. 6 Voir le volume 3 de Goitein 1967-1993 : 312-359 et 496-507. 7 Kraemer 1991, 1995 et 2002. 8 Voir Melammed 2015, 2016a, 2016b et sous presse. Deux documents de la Genizah du Caire… 231

Le deuxième est un document plus long, une lettre envoyée par une femme à son frère. Celle-ci habite Fustat, où son mari, qui écrit la lettre, est membre de la cour rabbinique dans la seconde moitié du XIIe siècle. Elle évoque ses soucis : ses craintes et inquiétudes personnelles, les affaires et problèmes familiaux, les décès et maladies ; mais aussi les transactions commerciales qui doivent être réglées de façon urgente par son frère. Son amour pour lui inonde cette missive du début à la fin. Pour finir cette présentation, une petite note sur la langue originale de ces documents. Vivant dans des pays sous domination musulmane, les juifs parlaient l’arabe et ont développé leur propre langue, qu’on appelle le judéo-arabe. Ces documents ont été écrits en lettres hébraïques, mais à part certains termes ou phrases en hébreu, ils se lisent comme du moyen arabe. Ces documents sont accessibles en ligne en partie sur le site du Friedberg Genizah Project, en partie sur celui de la collection Taylor-Schechter de la bibliothèque de l’université de Cambridge. Même après que les lettres et les mots ont été déchiffrés, on continue de batailler pour comprendre ce que dit et veut dire le rédacteur du document, particulièrement quand il s’agit de lettres personnelles qui contiennent des expressions familières9.

9 Je voudrais remercier mes assistants pour leur contribution : le Dr Amir Ashur à qui l’on doit la première ébauche du premier document et Sagit Butbul auquel est due celle du second document. Néanmoins, cette publication n’aurait pas été possible sans la lecture précise et méticuleuse du Dr Uri Melammed, qui m’a aidée à élaborer les transcriptions ainsi que les traductions (en anglais) des deux documents. 232 Renée Levine Melammed

Premier document [T-S 8 J 10.17 1133] (Reproduit avec la permission du Syndics of the Cambridge University Library/Friedberg Genizah Project Website). Abu al-Faḍl s’engage à entretenir sa femme, Khayra, pendant son absence.

Deux documents de la Genizah du Caire… 233

Recto 1. Abu al-Faḍl, fils de Ghazal l’Alexandrien, est venu 2. Et il s’est engagé avec un qinyan10, de son propre gré 3. Et sans contrainte, à verser à sa femme, 4. La mère de ses enfants, vingt dirhem chaque mois, 5. Cinq dirhem chaque semaine, et deux parts 6. De blé11 de bonne qualité et le prix de sa moulure. Et 7. Il a engagé sa femme vis-à-vis de lui avec un qinyan pour qu’elle paie 8. Ces vingt dirhem pour régler ses obligations, telles que 9. L’impôt de capitation12, le loyer, et les dépenses 10. De son foyer. Et elle ne lui demandera rien tant qu’il 11. Lui paiera cette somme sous contrôle de 12. La cour. Et il ne lui demandera pas (les bénéfices de) 13. Son travail d’artisanat ou de son filage, même pas ceux qui ont 14. La valeur la plus minime. Et ils se sont mis d’accord tous les deux 15. Ensemble. Et nous avons fait avec lui un qinyan complet 16. Avec un instrument pour le faire13. Cela a été passé 17. Le premier jour du mois de Tishrei 113314. 18. Nathan le Cohen, fils de Solomon le Cohen, que son âme se repose au paradis.

10 On trouve le terme qinyan dans le Talmud de Babylone. Il s’agit d’un acte légal d’acquisition. Il est accompli de la manière suivante : on saisit un objet approprié à ces circonstances et on le donne ensuite au bénéficiaire de cette obligation ou aux témoins qui agissent de sa part. 11 Il y a un terme spécifique en arabe pour les mesures de blé. 12 Tous les dhimmi (les non musulmans), adeptes des autres religions monothéistes qui vivaient dans les territoires gouvernés par les musulmans, étaient obligés de payer un impôt de capitation annuel au régime. Ces taxes étaient transférables ; si on avait payé dans un territoire, on emportait le reçu quand on partait pour un autre pays musulman. Si on ne pouvait pas payer, on risquait l’incarcération. 13 Ce système de contrat, qu’on trouve aussi dans les contrats de mariage, est un « acte symbolique d’acquisition, effectué en général par le transfert d’un mouchoir… il est utilisé pour conclure les transactions et obligations. » Pour plus de détails, voir Friedman 1980 : 465-467. 14 Le mois de Tishrei tombe pendant l’automne, normalement au mois d’octobre, et le premier jour du mois est la fête de Roch Hachana. C’est une date étrange pour passer un contrat. Mais il est possible que le scribe ait oublié la date précise, et en a simplement noté une de manière approximative. Cependant, son intention ici était probablement d’indiquer le début du mois, c’est-à-dire, la première semaine. 234 Renée Levine Melammed

Verso Et les mots de (ce dont le) Khayra15 est le nom se sont accomplis. Analyse Ce document est une garantie, souscrite par un époux en faveur de sa femme en 1133. Un enregistrement de sa déclaration fut déposé à la cour de justice de la communauté juive afin de servir de preuve de cet arrangement. Par cet acte, Abu al-Faḍl s’obligeait à entretenir sa femme en lui versant un appointement mensuel. On suppose qu’il était parti au loin pour ses affaires et qu’il avait besoin de pourvoir à la subsistance de sa famille en son absence. L’époux était peut-être un marchand, mais qu’il l’ait été ou non, il était visiblement dans l’incapacité d’être présent pour prendre soin de sa famille pour une période prolongée. Les subsides alimentaires versés à sa femme étaient modestes : 16 seulement 20 dirhems par mois, ce qui représentait moins d’un dinarP15F ,P mais il estimait de toute évidence que c’était suffisant pour payer l’impôt de la capitation, le loyer, acheter le blé et les autres besoins du ménage. Sans doute cette femme comptait-elle aussi sur des rentrées d’argent supplémentaires en 17 e travaillant dans le tissage ou le filageP16F P puisqu’au XIIP P siècle, les femmes devinrent actives dans l’industrie textile. Certains contrats de mariage comportaient des clauses protégeant leurs revenus et prévenant la possibilité pour que leurs maris aient accès à ces revenus. Dans les cas où de telles clauses n’apparaissaient pas, le mari pouvait s’approprier les revenus de l’épouse ; et c’est probablement ce qu’il faisait. Qu’elle ait eu ou non quelques revenus, l’obligation du mari était de la nourrir et de l’habiller. Ici, il promet de ne lui prendre aucune des rentrées qu’elle pourrait gagner en travaillant de ses mains, tels les gains supplémentaires que pourrait, en son absence, lui rapporter une activité comme le filage. Tous deux souscrivent à ces clauses et le contrat les engage à partir du premier jour du mois de Tishrei 1133. Le notaire, Nathan le Cohen, est un lettré bien connu. Il est originaire de la terre d’Israël, a migré 18 vers l’Égypte où il a fait office de juge entre 1125 et 1150P17F .P

15 C’est-à-dire “excellent”. Ce nom rare est clairement lisible dans le manuscrit. 16 Le dinar était une pièce d’or alors que le dirhem était une monnaie d’argent. 30 dirhems faisaient un dinar. Le revenu mensuel d’un membre de la classe moyenne était d’environ deux dinars. 17 Goitein fait référence à ce cas particulier dans A Mediterranean Society, vol. 1, p. 127. 18 Il possède une technique particulière pour orner son nom de lettres au-dessus et au-dessous de sa signature, ce qui permet d’authentifier l’année où ce document a été établi. Voir la reproduction de l’original. Deux documents de la Genizah du Caire… 235

Deuxième document T-S 13 J 20.22 (Reproduit avec la permission du Syndics of the Cambridge University Library/Friedberg Genizah Project Website).

Lettre envoyée par la femme d’Halfon ben Manasse ha-Levi de Fustat à son e e frère, ‘Ali b. Hillel b. ‘Ali, 2P P moitié du XIIP siècleP (écrite par son mari).

236 Renée Levine Melammed

Recto 1. En votre nom, Ô [Dieu] miséricordieux 2. Si je commençais à vouloir exprimer pour toi, mon frère, mon seigneur et mon préféré, et Lui qui... les désirs que j’ai [pour toi] 3. Séparée que je suis de ta présence honorée, un mot ne pourrait jamais contenir [ce sentiment] ni un échange de lettres l’englober. 4. Au créateur, que son nom soit exalté, je demande et implore qu’il te garde sain et sauf, et permette le succès de 5. Tes efforts, et qu’Il te garde de tout malheur, et qu’Il ne me confronte pas avec des mauvaises nouvelles te concernant. Et qu’Il, pour la gloire de Son nom, 6. Écoute et réponde. Et pour ce que tu veux savoir, de ce qui s’est passé depuis ton départ, où, même moi, 7. Je n’ai pas honte de le dire, je n’étais pas19. Après l’arrivée de la “bénédiction”20, le jeune fils de Sitt al- 8. Jamal est mort, que Dieu, Exalté soit-Il, te protège, pour nous et pour tes enfants. Nous l’avons transporté dans la matinée 9. De vendredi au cimetière et, pendant que nous quittions l’enterrement, son fils ainé, Abu al Mufaḍḍal, est tombé malade 10. Et il est toujours dans un état grave. Que Dieu, Exalté soit-Il, garde sa jeunesse et le bénisse 11. En [bonne] santé. Le vendredi après-midi, Abu al-Faḍl l’aîné, fils du “fiable”21 a été renvoyé 12. De sa charge. Et Monseigneur al-Ma’mun22 lui a ordonné de ne pas rester au Caire 13. Et l’a renvoyé à Fustat. Et jusqu’à ce jour, il ne peut pas se montrer [ici]. Il y d’autres affaires qui sont impossibles à expliquer 14. Dans une lettre. J’ai appris ces affaires quand j’étais occupée à autre chose et il n’y a pas de recours. Et les garçons 15. Sont malades, comme tu le sais. Mon cœur est fendu, du haut en bas23. Si je n’avais pas peur 16. Que tu me le reproches, je ne t’aurais même pas écrit un mot de tout cela. Et Abu ‘Imran est dans le même 17. État ; tu le sais déjà car je t’avais déjà averti. Et je n’ai pas besoin de te conseiller de ne pas me cacher 18. Toutes les nouvelles te concernant et concernant l’état de tes enfants et tes compagnons24.

19 D’après la construction de cette phrase, on ne peut savoir si elle y était ou non. 20 Ceci est un euphémisme pour exprimer l’idée contraire, c’est-à-dire, la malédiction, et en l’occurrence, la malédiction de la mort. 21 Ce titre honorifique lui a sans doute été donné par le chef d’une yeshiva ; on trouve tout un éventail de titres semblables qui sont donnés aux fidèles. 22 Nom d’un ministre (ou vizir) Fatimide qui a régné de 1121 à 1125. 23 Ceci est mon interprétation de l’expression qu’elle utilise. Il est aussi possible qu’elle fasse référence à son état d’esprit ou aux humeurs changeantes qui la bouleversent. Deux documents de la Genizah du Caire… 237

19. Nous sommes très inquiets à ton égard – plus que de toute autre chose. Je t’informe aussi 20. De la bande de tissu qui a été déchargée et lissée, et de sa longueur qui est de 19 coudées, 21. Et que le marchand de soie me demande incessamment un paiement de 9 dirhems et demi pour son stockage. Et si, au nom de Dieu 22. Tout puissant, si nous avions quoi que ce soit en notre possession, nous ne la [la soie] laisserions pas une minute [avec lui]. Et nous ne t’écririons pas 23. À ce sujet. Fais un effort, s’il te plait, pour envoyer rapidement les dirhems que nous puissions la reprendre et l’envoyer à laver. 24. Peut-être qu’elle sera bientôt prête pour toi. Il faudrait aussi envoyer six [dirhems] et demi pour le miroir pour qu’on 25. Puisse le reprendre avec [les dirhems]. Et n’hésite pas, si tu as besoin de quoi que ce soit, à nous honorer en nous laissant nous en occuper. 26. Ne cache pas des nouvelles de toi (mais écris-nous) tout le temps pour que nos cœurs soient calmes. Je t’envoie

Marge droite 1. Mes meilleures salutations à ta femme et à tes enfants. Et Abu al-Muna l’ainé, et son frère Abu al-Ma’ali l’aîné, et Futuh, et Sitt al-Nasab et Sitt, 2. al-Fakhr et ton beau-frère et Muwaffaq t’envoient des salutations. Et tu manques à ton esclave Sa’id ben Qata’if, et il réclame de te voir.

Marges d’en haut Et il te bénit chaleureusement, toi et tes enfants, et surtout ton fils aîné. Et il [l’esclave] demande que tu écrives la lettre de consolation en hébreu que tu lui as promise, et que tu as promis d’envoyer rapidement. Et ne demande pas comment nous souffrons à cause de la femme de Khalaf – celui-là que vous lui avez fait épouser –, et qui a l’intention d’entrer au service du sultan25...

Verso (l’adresse) À mon seigneur et frère Abu al-Hasan De sa sœur, qu’elle soit son ‘Ali b. Hillel, le Baghdadi salut. Hazan de mémoire bénie. Loyauté immuable26 Que Dieu prolonge sa vie et perpétue sa grâce.

24 Ceci est une référence indirecte à sa femme ; les références directes aux femmes étaient considérées comme inopportunes ou impudiques. 25 Cette femme n’avait probablement pas de quoi vivre car son mari était absent ; c’est pourquoi elle offre ses services au sultan pour assurer sa survie. 26 Cette phrase était utilisée à la fin des lettres pour indiquer que le porteur la transportait gratuitement. C’est une référence à Ésaïe 25, 1 : « Je t’exalterai, je célébrerai ton nom. Car tu as fait des choses merveilleuses ; Tes desseins conçus à l’avance se sont fidèlement accomplis ». 238 Renée Levine Melammed

Analyse Il s’agit d’une lettre envoyée par une femme vivant à Fustat (le Vieux Caire) à son frère, ‘Abu al-Hasan ‘Ali b. Hillel le Baghdadi. Elle peut être datée de la deuxième moitié du XIIe siècle parce que le mari de l’expéditrice, Halfon b. Manasse ha-Levi, était à cette époque juge de la cour rabbinique. Cette femme semble avoir dicté la lettre à son époux, soit parce qu’elle ne savait écrire ; soit parce que son mari écrivait mieux qu’elle ; soit encore parce que l’époux se sentait plus à même d’y inclure les bénédictions appropriées. S’il était membre de la cour rabbinique, il va de soi qu’il étudiait la Torah et avait une grande expérience de l’écriture manuscrite. Malheureusement, elle n’a pas ajouté son propre nom en apposant sa signature, et elle ne peut être identifiée que comme la sœur du destinataire de la lettre et la femme du scribe. Quoi qu’il en soit, beaucoup de particuliers, hommes et femmes, employaient des scribes professionnels, qu’ils aient ou non été capables d’écrire de leur main27. Ils s’adressaient couramment à des membres de leur famille28 pour qu’ils écrivent à leur place, mais aussi pour leur dicter des lettres à voix haute. Il est difficile de déterminer le niveau d’alphabétisation des femmes, mais il y a, dans la Genizah, des lettres qui ont bel et bien été rédigées de leur main. Étant donné les distances qui séparaient souvent les membres d’une même famille, les lettres étaient le seul moyen de communication. Les lettres de la collection de la Genizah illustrent la force des liens mutuels, surtout ceux qui unissent mères et fils, et frères et sœurs29. Suivant le lieu de destination, les lettres pouvaient être confiées à des courriers voyageant par voie terrestre ; mais le plus souvent, particulièrement pour celles des commerçants, elles étaient données en main propre à des marchands proches de la famille, avant

27 « Quand c’est un scribe savant qui écrit pour une femme, le style épistolaire garantit que le texte prendra des contours plus formels et plus élevés ». Voir Kraemer 1995 : 188. 28 Kraemer note que « quand une femme sans instruction dicte une lettre à son fils, son frère, son mari, son ami ou à son jeune enfant, ses mots ne subissent qu’une inflexion mineure, et le document est proche du langage courant », Kraemer 1995 : 187. 29 Les liens entre frères et sœurs sont examinés dans Kraemer 1995 : 202-205. Pour les relations entre mères et fils : 205-210. Deux documents de la Genizah du Caire… 239

qu’ils n’appareillent pour la destination requise. En raison des dangers des voyages maritimes au long cours30, les bateaux n’arrivaient pas toujours à destination ; ainsi, il était difficile de savoir si le récipiendaire avait jamais reçu telle ou telle missive. Les lettres d’affaires étaient souvent envoyées en double ou triple exemplaire par différents bateaux. On s’assurait ainsi qu’elles arrivent à bon port. Mais ce n’était pas le cas des lettres personnelles. Ces courriers retraçaient souvent des événements liés à la chronique familiale, ainsi que des conseils et des instructions concernant les marchandises et les ventes. Son frère manque terriblement à cette femme, pourtant mariée, et elle s’inquiète constamment pour lui et sa famille. Outre l’expression de ses sentiments et ses inquiétudes, elle relate quelques tristes nouvelles : la mort d’un enfant, sans doute membre de la famille élargie, dont le frère aîné est extrêmement malade. De surcroît, elle raconte comment l’un de ses proches qui travaillait au service du gouvernement a perdu sa situation. Comme on l’a vu plus haut, le gouvernement fatimide avait son siège dans la nouvelle cité du Caire et cet homme fut littéralement expulsé de la cité par al-Ma’mun. La sœur sous-entend que tous les détails de l’incident ne peuvent être rapportés dans sa lettre. Puis, elle donne les dernières nouvelles de sa propre famille : ses fils qui sont malades et elle, qui est incroyablement désespérée. Quelqu’un d’autre, Abu ‘Imran a aussi des problèmes, mais son frère sait déjà de quoi il s’agit. Elle l’admoneste vigoureusement pour qu’il la tienne au courant de sa vie et de celle de sa famille pour lesquelles elle s’inquiète constamment. Pour finir, elle en vient aux affaires commerciales et lui fait son rapport à propos de la préparation d’une étoffe de soie qui a été repassée (défroissée) et qui est arrivée dans une cargaison. La famille avait dû commander cette soie, puisqu’il s’agissait d’une des nombreuses marchandises échangées et vendues par ces commerçants ; mais le marchand de soie s’était contenté de la faire décharger au port, le stockage étant à la charge de la famille. La sœur précise bien qu’elle ne peut « dégager » le tissu et qu’elle a besoin qu’Abu al-Hasan lui

30 Sur les voyages et la vie maritime, voir Goitein 1967-1993, vol. 1 : 273-352. Goitein décrit le système du courrier, les voyages terrestres et maritimes, les dangers qu’ils présentaient, etc. 240 Renée Levine Melammed

envoie les fonds nécessaires pour en prendre soin. Elle souhaite faire laver la soie mais elle ne peut y procéder rapidement tant que la dette n’est pas payée, et alors qu’elle a également besoin d’argent pour un miroir qui a été commandé. Dans le même temps, elle se propose d’aider son frère par tous les moyens possibles et, de nouveau, le prie de l’informer sur sa santé, sa vie et sa famille. Elle conclut avec une longue liste de salutations, en commençant par un message personnel à toute sa famille, et en faisant une liste de personnes qui le saluent, incluant son beau-frère à lui (son mari à elle ?) ainsi que son esclave. Depuis combien de temps son frère est-il absent de Fustat ? Nous l’ignorons ; mais il semble avoir laissé cet esclave alors qu’il a emmené sa famille avec lui. Ainsi, il ne s’agit pas d’un court voyage mais plutôt d’un déménagement, soit temporaire, soit définitif. La destination est inconnue mais il est clair qu’il ne s’agit pas d’un voyage vers les Indes. Les nombreux marchands qui partaient pour cette destination n’emmenaient jamais leurs épouses et leurs enfants avec eux31. Vers la fin de la missive, on trouve des allusions à d’autres problèmes : ceux d’une femme difficile dont le mariage a été arrangé par le frère et qui semble avoir des problèmes financiers ; ou encore le fait que le frère a promis d’envoyer rapidement une lettre en hébreu à son serviteur et qu’il ne l’a pas encore fait. L’adresse au verso de la lettre inclut d’autres bénédictions pour son frère et une intéressante adresse de renvoi. Elle n’y mentionne pas son propre nom, mais elle prie qu’elle participe par ses vœux au salut de son frère. L’adresse précise de son frère n’apparaît pas non plus, et on ne peut déterminer où il se trouve, si c’est en Égypte ou encore quelque part en Afrique du Nord32. Cette lettre détaillée révèle quelques aspects de la vie dans l’Égypte médiévale mais elle éclaire aussi une relation forte entre un frère et une sœur ; en l’espèce, c’est la sœur qui s’exprime mais il est clair que c’est une relation tout à fait réciproque.

31 Pour plus de détails sur le commerce des Indes, voir Friedman & Goitein 2008. 32 La grande majorité des lettres trouvées dans la Genizah mentionnent des particuliers résidant en Espagne, en Sicile, au Maghreb, en Syrie, en Palestine, en Égypte, au Yémen et aux Indes. Deux documents de la Genizah du Caire… 241

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Moïseï Berlin, ethnographe du mariage juif en Russie (1861)

Claire LE FOLL

Les coutumes populaires exécutées pendant un mariage sont les suivantes. Le shabbat qui précède le jour des noces, le promis est appelé le matin à lire la Torah à la synagogue (aufrufen), et en revenant de la synagogue, il reçoit les vœux et félicitations de ses amis, et les régale, selon ses moyens. Le soir de ce même shabbat, les femmes mariées et jeunes filles se retrouvent chez la promise. On joue de la musique, des chants connus (zemiros), et l’amuseur de noces (badkhen) improvise des vers à voix haute en langue juive vernaculaire [yiddish]. Chaque femme danse avec la fiancée, puis s’ensuivent des danses et des réjouissances. Le soir qui précède les noces, les femmes les plus proches de la fiancée l’accompagnent au bain rituel, où elle doit se laver dans un bain chaud (mikva). Elles lui enseignent les règles de cette purification, qu’elle doit réaliser presque chaque mois, sept jours après la fin de sa purification mensuelle, faute de quoi son mari ne devrait pas la toucher. Le jour du mariage, les femmes se rassemblent au domicile de la fiancée, avec qui elles dansent à tour de rôle, sur la même musique et les mêmes versets que le soir du shabbat précédent. Cependant s’y ajoutent des vers à portée morale pour préparer la fiancée à la séparation d’avec ses parents, à ses devoirs conjugaux, etc. Habituellement, cela émeut les femmes aux larmes. La promise s’assoit ensuite au milieu de la pièce. Commence l’attente du fiancé, qui lui- même a reçu la visite des hommes et à qui le bouffon a apporté en musique les cadeaux de la fiancée. Les cadeaux consistent en : a) un châle en laine avec des rayures bleues (talis), que le juif porte pendant la prière du matin ; et b) une chemise mortuaire (kitel) qu’on ne porte que le jour de la rémission des péchés [Yom Kippour] et à la Pâque, et dans laquelle on enterre les morts. En transmettant ces cadeaux, l’amuseur déclame avec vivacité ses vers moraux, puis le fiancé se dirige avec ses invités vers le domicile de la fiancée. En y arrivant et en trouvant sa fiancée assise au milieu de la pièce, il lui couvre la tête d’un tissu blanc. Les vieillards présents aspergent les mariés d’une poignée de houblon ou d’avoine, en disant « que vous vous multipliiez par milliers et myriades ». 244 Claire Le Foll

Les témoins Note 1 du fiancé ou son garçon d’honneur lui enfilent le kitel et allument deux flambeaux. L’amuseur appelle les parents et les plus anciens membres de la famille des deux parties pour la prononciation de la bénédiction. Chaque invité pose ses mains sur la tête des fiancés et les bénit en prononçant une formule établie. Tous ensuite se dirigent vers le lieu de la noce Note 2. Les fiancés, qui ont jeûné depuis le matin, mangent d’une même assiette un bouillon fortifiant, appelé « soupe dorée ». Un festin est offert aux invités, à l’issue duquel chacun apporte un cadeau aux jeunes mariés. Le maître de cérémonie annonce les cadeaux avec force bons mots et plaisanteries. À la fin du banquet, on répète les sept bénédictions (sheva brakhos) qui ont été prononcées pendant le mariage au-dessus de la coupe de vin, de laquelle ont bu les fiancés. La mariée est ensuite assise au milieu de la pièce et les invités d’honneur dansent avec elle à tour de rôle (cette coutume s’appelle « la danse cacher » car elle ne se pratique que si la fiancée est pure, mais si elle est en menstruation et n’a pas pu exécuter le rituel de purification, alors ce moment n’a pas lieu car selon la loi de Moïse, le fiancé n’est pas autorisé à la toucher avant l’accomplissement de la purification). Les amies de la mariée l’emmènent ensuite jusqu'à la chambre nuptiale alors que le marié reste avec les invités qui dansent et déclament des passages des saintes écritures, en attendant le retour des amies de la mariée. Ensuite on accompagne le garçon d’honneur et le marié à la chambre nuptiale Note 3. Il est important de noter que chez les juifs, les femmes ne dansent pas avec les hommes, et que chaque sexe danse séparément. Cependant cette coutume orientale disparait peu à peu, mais je parle des masses, et pas des exceptions. Le lendemain, les femmes rasent la tête de la mariée, selon la mode des femmes mariées et plus des jeunes filles. Puis on recommence à festoyer et danser. Le premier shabbat qui suit la noce, les amies se rassemblent chez la mariée et l’accompagnent pour la première fois à la synagogue (car les jeunes filles ne vont pas à la synagogue, même quand elles sont adultes), la félicitent à nouveau et, de retour à la maison, se régalent. Les choses se passent ainsi seulement si l’homme épouse une femme vierge. Dans le cas d’un mariage avec une divorcée ou une veuve, aucune cérémonie n’a lieu à l’exception de l’acte légal lui-même et le mariage se déroule sans musique.

Note 1 : Sont désignés comme témoins des mariés un maximum de deux couples (Unterfürher) qui doivent être absolument mariés en première noce. Les époux font office de garçons d’honneur et leurs femmes de demoiselles d’honneur.

Moïseï Berlin, ethnographe du mariage juif en Russie (1861) 245

Note 2 : Le mariage lui-même se déroule ainsi : le fiancé se tient sous un dais (khupa), placé à l’air libre près de la synagogue. Les parents de la fiancée l’accompagnent avec les garçons d’honneur et font sept fois le tour du fiancé. Pendant cette déambulation, le chantre chante des hymnes anciens. Ensuite le rabbin lit une prière, tenant dans ses mains une coupe de vin (de la bière ou du vin de miel), qu’il porte aux lèvres des fiancés. Le fiancé passe l’alliance à l’index de la main droite de la fiancée, prononçant la formule « par cet anneau, tu deviens mon épouse, selon la loi de Moïse et d’Israël ». Le rabbin lit à voix haute le contrat de mariage (kesuba) écrit en langue chaldéenne puis il prononce sept bénédictions, tenant entre ses mains la coupe dont les fiancés boivent à nouveau. Puis ils brisent la coupe, pour se souvenir que nous sommes tous faits de poussière. La lecture de la prière avant la noce, de l’inscription (sidur kedushin) et des bénédictions qui s’ensuivent (sheva brakhos) peut être réalisée par quelqu’un d’autre que le rabbin, mais toujours en présence de dix juifs adultes (Rus, IV, 2).

Note 3 : Il faut noter que chez les juifs, les jeunes filles qui n’ont pas conservé leur virginité (besulim) constituent des exceptions très rares, car la chasteté est l’une de leur principale qualité morale. D’ailleurs les femmes âgées proches de la mariée s’efforcent de s’en convaincre soigneusement le lendemain de la première union. Si, à une occasion particulière, la fille ou jeune fille est frappée d’une maladie de l’utérus ou se blesse, tombe, saute ou prend peur, alors le fait est rapporté au rabbin qui l’inscrit dans un registre spécial (pinkes), précisant la date, les circonstances, la personne concernée et les faits (mukas-ets) pour que son comportement soit hors de soupçon au cas d’une perte de virginité. Le moindre doute en la matière condamnerait la femme à une honte éternelle. Moïseï Berlin, Étude ethnographique de la population juive en Russie, 1861 (Extrait)1

1 Le texte a été traduit du russe par mes soins. En ce qui concerne les termes d’origine hébraïques, j’ai conservé les translittérations de Berlin, basées sur la prononciation ashkénaze des mots utilisés en Europe orientale à cette période (par exemple zemiros plutôt que zemirot). Il est à noter que dans le texte original Berlin a translittéré ces mots en caractères cyrilliques, à l’exception des mots « aufrufen » et « unterfürher » qui figurent tels quels, en caractères latins. 246 Claire Le Foll

Ce texte est un extrait de l’Étude ethnographique de la population juive en Russie, publiée en russe en 1861 par Moïseï Berlin, sous les auspices de la Société russe impériale de géographie2. Il s’agit de la première étude ethnographique consacrée aux juifs de l’Empire russe, qui précède de plus de cinquante ans les premières expéditions ethnographiques menées par Sh. An-ski, celui que l’on considère généralement comme le premier ethnographe des juifs russes3. Cette étude repose sur la connaissance et les observations de son auteur, plutôt que sur les résultats d’une expédition ad hoc comme j’y reviendrai. Moïseï Berlin peut être considéré comme un exemple assez typique de juif éclairé (maskil), porteur d’une double culture. Il était l’héritier de la tradition intellectuelle rabbinique (mitnaged)4 mais il reçut également une éducation européenne séculière et était en rupture avec la communauté juive. Comme beaucoup de maskilim au milieu du XIXe siècle, il se mit au service de l’État russe et participa à la mise en application des réformes de la société juive initiées par le tsar Nicolas Ier 5. Après des études en Allemagne, il devint instituteur dans une école juive d’État puis fut nommé en 1853 « juif savant » ou expert en affaires juives (utshenyï evreï/uchenyi evrei) auprès du gouverneur-général des provinces de Vitebsk, Moguilev et Smolensk. Il exerça cette fonction jusqu’en 1856. C’est pendant sa mission de « juif savant » que Berlin eut l’occasion d’observer les coutumes de ses coreligionnaires. Le rôle du « juif savant » était en effet à la fois de

2 M. Berlin, Otsherk etnografii evreïskogo narodonaseleniïa v Rossii [Étude ethnographique de la population juive en Russie], Saint-Pétersbourg, dans Zapiski imperatorskogo russkogo geografitsheskogo obshtshestva, t. 1, 1861, p. 24-27. Le texte n’a jamais été traduit auparavant. 3 Sur l’étude ethnographique de Berlin, son influence et sa place dans l’histoire de l’ethnographie juive et russe, voir Le Foll 2014. 4 Mitnaged, plu. mitnagdim : mot hébraïque qui signifie « opposant » et qui désigne les adversaires au hassidisme, un mouvement de renouveau spirituel né au XVIIIe siècle et considéré comme une secte par les juifs rabbiniques. 5 Le gouvernement de Nicolas Ier voulut « rapprocher » les juifs de la société non- juive en supprimant le kahal (1844), en créant des écoles juives d’État (1844), en taxant le port des vêtements traditionnels et en créant une commission rabbinique qui devait apporter de l’ordre dans la vie religieuse et familiale des juifs. Voir Stanislawski 1983 ; Freeze 2002 ; Avrutin 2010. Moïseï Berlin, ethnographe du mariage juif en Russie (1861) 247

diffuser la bonne parole gouvernementale auprès d’une population largement réticente et méfiante à l’égard des réformes, mais aussi de fournir aux autorités des informations précises et des explications sur la vie et les pratiques religieuses des juifs. Les « juifs savants » étaient sollicités pour produire des statistiques sur le nombre de synagogues, d’écoles et de rabbins, mais aussi pour expliquer les mœurs « étranges » des juifs et signaler les manifestations de « fanatisme juif »6. Berlin était donc à la fois un expert du judaïsme en général mais aussi un bon connaisseur des pratiques quotidiennes et des rituels populaires des juifs de Biélorussie, sa région d’origine et son lieu de travail. On peut déceler tout au long de son étude ethnographique son point de vue de juif réformateur, soucieux de contribuer à une meilleure acceptation des juifs dans la société russe. On y reviendra plus loin. Berlin répondit à l’appel lancé par la Société russe de géographie en 1848, réitéré en 1853, pour étudier le peuple russe mais aussi tous les peuples qui habitaient l’Empire. Cette étude fait donc partie d’une entreprise étatique plus large visant à mieux connaître et mieux administrer l’Empire dans sa diversité culturelle, linguistique et confessionnelle7. Berlin suivit approximativement le questionnaire diffusé par la Société pour guider les amateurs dans leur collecte d’informations, mais il avait ses propres motivations. Dans un contexte de vifs débats sur la question juive, il s’efforça de prouver par son étude que les juifs de Russie étaient un peuple respectable en réfutant les idées reçues les plus antisémites, un peuple doté d’une histoire ancienne et de structures sociales élaborées, mais aussi une nationalité à part entière, douée de qualités qui la rendaient capable de se réformer et de faire partie d’un Empire russe en pleine modernisation. En décrivant le mariage et les aspects les plus traditionnels de la vie quotidienne des juifs, Berlin leur donna une apparence de normalité et de noblesse,

6 Pour les autorités russes, ce fanatisme se manifestait par la cacherout, l’observance du shabbat et des fêtes religieuses, la pratique de certains rituels comme celui de la prière à la nouvelle lune et même le meurtre rituel. Les pratiques religieuses plus exubérantes des hassidim (danses, chants, collectes de dons) inquiétaient particulièrement les autorités locales et symbolisaient « l’isolement juif » à combattre. Voir Le Foll 2017 (à paraitre). 7 Sur la société de géographie et cet appel, voir Knight 1998 et 2009 ; Berelowitch 1990. 248 Claire Le Foll

insistant sur les valeurs religieuses et morales, autant que l’ancienneté de ces pratiques. Son étude apportait un fondement scientifique à la reconnaissance d’une identité juive séparée et visait à rendre les juifs moins effrayants aux yeux d’une population et d’un gouvernement russes habitués aux dénonciations permanentes du soi-disant fanatisme et de l’isolement juifs. Les femmes occupent une place assez importante dans l’étude ethnographique de Berlin, autant dans les sections sur l’habillement et la cuisine, que dans celles sur l’organisation sociale, les activités économiques, l’éducation et la médecine populaire. À la différence des membres de l’élite intellectuelle juive de l’époque, qu’ils soient religieux ou modernes, qui ignorèrent souvent les femmes dans leurs écrits, Berlin rendit compte du rôle prépondérant joué par les femmes dans la vie religieuse, économique et culturelle des juifs d’Europe orientale8. En décrivant le rituel du mariage, Berlin accorda une attention égale aux expériences respectives du fiancé et de la fiancée pendant les jours qui précèdent la cérémonie (appel à lire la Torah – oyfrufenish en yiddish – pour l’homme ; purification rituelle au mikve pour la femme), pendant la célébration (geste de voiler la fiancée – bedeken – et cérémonie de la houppa, bénédictions, repas de noce et « danse cacher ») et après les noces (nuit de noce, rasage de la tête de la femme et première prière de la jeune mariée à la synagogue). Les rituels qu’il décrit sont largement confirmés, à quelques nuances près, dans d’autres descriptions. Si les stratégies matrimoniales, l’âge au mariage ou les relations entre époux évoluèrent considérablement au cours des XIXe et XXe siècles, le déroulement des fiançailles et du mariage est pratiquement resté inchangé9. Il suffit de lire les écrits d’autres mémorialistes, ethnographes ou écrivains pour constater la pérennité et l’uniformité de ce rite, qui connaissait seulement de légères variations régionales malgré la transformation rapide de la société

8 Ceci est constaté également par Nathaniel Deutsch, qui souligne par ailleurs la contribution encore plus importante de Sh. An-ski à l’étude de l’expérience particulière des femmes juives (Deutsch 2006). 9 Sur l’évolution historique et les aspects sociaux, légaux et culturels du mariage, voir Stampfer 2010 : 26-55 ; Freeze 2002. Moïseï Berlin, ethnographe du mariage juif en Russie (1861) 249

juive10. L’encyclopédique questionnaire (le « programme ethnographique juif ») publié par An-ski en 1914 pour guider les amateurs souhaitant documenter et enregistrer le moindre détail de la vie quotidienne et religieuse des bourgades, confirme que la modernisation a très peu modifié les rituels nuptiaux11. Berlin, comme nombre d’autres ethnographes après lui, décrivit avec précision et fascination ce rituel religieux si particulier aux juifs. Rite de passage pour les jeunes gens, mais aussi moment de piété religieuse et de communion collective intense, il permettait à la fois d’unir deux individus mais aussi d’associer et de réunir toutes les couches d’une société de plus en plus fracturée : riches et pauvres, érudits et ignorants, vieux et jeunes, parents et beaux-parents, hassidim et mitnagdim, hommes et femmes12. Les rôles des uns et des autres étaient clairement définis. Les femmes de la communauté, qu’elles soient pauvres ou riches, proches ou pas, festoyaient avec la fiancée et dansaient avec elle (« Chaque femme danse avec la fiancée, puis s’ensuivent des danses et des réjouissances »). Toutes les femmes, ou les amies les plus proches, selon Berlin, l’initiaient au rite de la purification au mikve. De la même façon, les hommes de la communauté accompagnaient le fiancé à la synagogue au moment solennel où il était appelé à lire la Torah, l’aidaient à s’habiller et festoyaient avec lui. L’amuseur de noces divertissait tour à tour le fiancé et la fiancée, accompagné de musiciens. Les moments cruciaux du mariage se déroulaient en présence de la communauté au grand complet. Au-delà de cette symétrie entre hommes et femmes dans le rituel religieux, il s’agissait pour la femme encore plus que pour l’homme d’un moment capital. Comme lui, elle devenait une adulte

10 Pauline Wengeroff décrit en détail le mariage de sa sœur Chaveh dans ses mémoires publiées en allemand à Berlin en 1913 et 1919 (Wengeroff 2000 : 96- 104). Voir aussi l’étude de l’ethnographe ukrainien Pavel Tshubinskiï 1872 ; ou la description teintée de nostalgie, en 1952, de Mark Zborowski et Elizabeth Herzog (Zborowski & Herzog 1992 : 265-272). 11 Publié et traduit par Deutsch 2006 : 210-233. 12 Pour une analyse du rituel du mariage juif en Europe de l’Est, voir Freeze 2002 : 44-50. Pour des exemples de mariage entre hassidim et mitnagdim, il suffit de se référer aux mémoires de Pauline Wengeroff et de Yekhezkel Kotik (Wengeroff 2000 ; Kotik 2002). 250 Claire Le Foll

sexuellement active et responsable, mais elle devait également désormais observer les règles de niddah [pureté], adopter la coiffure des femmes mariées en se rasant la tête et portant une perruque ou un fichu, et assumer des devoirs religieux. Sa réputation et donc sa vie future dépendaient de ce moment et de la confirmation de sa virginité. L’enjeu était beaucoup plus important que dans d’autres sociétés. Berlin ne manqua pas de souligner cette spécificité juive en insistant sur l’attachement à la chasteté, l’importance de la pureté, et l’observance religieuse. À cet égard, le fait que la fiancée offre à son promis un talit et un kitel, des vêtements associés aux gestes religieux des hommes, peut être interprété comme la prise de conscience et la contribution de la femme à la réalisation des devoirs religieux masculins. Contrairement à d’autres ethnographes après lui, Berlin accorda assez peu d’attention dans sa description à la célébration du mariage lui-même qui est décrite en note seulement. Les croyances populaires et motifs folkloriques associés ensuite au mariage juif comme la visite du cimetière et des parents décédés, ou le bon présage annoncé par la rencontre avec un porteur aux seaux pleins ne trouvent pas de place chez Berlin. La description anatomique, scientifique, dépassionnée de l’un des moments les plus émouvants de la vie des juifs trahit la volonté de Berlin de neutraliser tous les aspects folkloriques, irrationnels ou rétrogrades de la culture juive. On ne s’étonnera pas qu’il s’excuse presque de la mauvaise habitude, qualifiée d’« orientale », conservée par les juifs des « masses » de séparer les hommes et femmes pendant les danses. Ce qu’il préféra mettre en avant était bien la piété des individus et de la communauté juive, le respect de codes moraux et le contrôle collectif opéré sur les mariés et sur les femmes en particulier. À l’inverse des chrétiens qui se mariaient plus tard et avaient une vie prémaritale et maritale souvent plus désordonnée en raison de l’abus d’alcool, des cas plus fréquents d’adultère et de naissances non contrôlées malgré la désapprobation de la communauté13, le rituel nuptial très codifié et institutionnalisé par les juifs assurait moralité, ordre et contrôle des pulsions sexuelles à la fois féminines et masculines. La femme jouait un

13 Voir les observations ethnographiques de O.S. Tian-Shanskaia sur la vie sexuelle dans les villages russes (Tian-Shanskaia 1993). Voir aussi Engel 1990. Moïseï Berlin, ethnographe du mariage juif en Russie (1861) 251

rôle crucial dans cette normalité de la vie conjugale et sexuelle des juifs. La longue note de Berlin sur la virginité des femmes juives est significative. Elle vise à démontrer la sophistication de l’organisation sociale communautaire et le respect des rituels religieux. C’est bien par la femme que la solidité de l’institution du mariage, la moralité de la société juive et la pérennité de la communauté étaient assurées.

Sources

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Valérie POUZOL

Le dimanche 31 janvier 2016, le gouvernement israélien annonçait qu’il autorisait l’aménagement d’un espace de prière mixte dans une partie excentrée du Kotel (Mur occidental du temple de Jérusalem). Sans remettre en cause l’actuelle séparation entre hommes et femmes dans ce lieu, ce « compromis » prévoyait l’aménagement et l’agrandissement d’un troisième espace où Juifs et Juives, libéraux et orthodoxes pourraient prier ensemble1. La presse internationale a salué cette décision comme une victoire historique pour le droit des femmes à l’égalité dans le domaine de la pratique religieuse ainsi qu’une victoire de la mixité. Pourtant, replacées dans une chronologie de longue durée à l’aide des deux documents ici présentés, les choses sont nettement plus nuancées. Le Kotel a une histoire et, au cours du temps, l’enjeu d’un réaménagement « féministe » du Mur a revêtu d’autres dimensions, religieuses, politiques et même géopolitiques.

La construction d’une géographie sacrée Leah Shakdiel, féministe orthodoxe israélienne, suggère qu’il convient d’interroger l’histoire et la géographie du Kotel en tant que lieu saint, pour comprendre comment ont été fixées les règles genrées de son fonctionnement, et réalisés les aménagements adéquats2. Pour elle, cette géographie sacrée s’est patiemment construite et il faut en reconstituer les étapes pour mieux s’y opposer. Le Mur occidental est

1 Yaïr Ettinger, « Compromise creates two Western Walls for two People », Haaretz, 31 janvier 2016. 2 Shakdiel 2002. 254 Valérie Pouzol

vénéré par les Juifs en tant que dernier vestige du second Temple dont il était autrefois une partie de la paroi extérieure. Néanmoins la coutume d’y aller prier avec vénération, pour les Juifs, ne semble remonter qu’au Moyen-Âge. L’ensemble des soubassements du Mur, ainsi que l’esplanade des mosquées appartenait alors à un Waqf3 musulman dont l’acte de fondation interdisait formellement toute aliénation des biens4. Les autorités du Waqf ont autorisé les Juifs à y prier mais leur ont interdit d’y apporter des objets et du mobilier, afin d’éviter que le lieu ne soit transformé durablement en synagogue. Au XIXe siècle, dans la Palestine ottomane, les premières photographies de Jérusalem révèlent une imposante muraille donnant sur une petite rue étroite où hommes et femmes juifs prient le vendredi et lors des grandes fêtes, sans séparation5.

Félix Bonfils (1831-1885). Mur des Juifs un vendredi [The Jews wailing place a Friday], ca 1880 (Source : Wikimedia Commons).

3 En droit islamique, le Waqf est une donation faite à perpétuité par un particulier à une œuvre à utilité publique, pieuse ou charitable. Ici, il est question du Waqf d’Abû Madyan, fondation religieuse qui aurait été constituée à l’époque de Saladin au profit de musulmans d’origine marocaine (les « Moghrabis »), Weinstock 2011 : 198. 4 Laurens 2002. 5 Horowitz 2013. Les Femmes du Mur (Jérusalem, 2016-1880) 255

Attardons-nous sur la photographie réalisée par Félix Bonfils, photographe français dans les années 1880. Son atelier familial ouvert à Beyrouth en 1867, produisit une importante documentation photographique sur l’ensemble du Moyen-Orient, essentiellement sous forme de portraits et de vues à destination des voyageurs et des artistes. Au premier plan plusieurs femmes sont en prière, le front reposant sur les parements de l’édifice. Elles portent des robes traditionnelles et ont toutes la tête recouverte de longs voiles. Certaines sont entièrement drapées dans des habits blancs qui contrastent avec les vêtements sombres des hommes qui prient le long de l’édifice au second plan. Quelques hommes et femmes sont également assis par terre. Ce document iconographique confirme les différentes observations et descriptions déjà effectuées et parfois illustrées par des missionnaires et des voyageurs6 qui, dès la première moitié du XIXe siècle, décrivent de manière concordante, ce temps fort du vendredi où hommes et femmes juifs se retrouvent au pied du mur pour prier. Dans leurs récits, il n’est pas question de division spatiale entre hommes et femmes mais plutôt d’une opposition performative entre des hommes plutôt statiques, assis par terre en train d’étudier et des femmes en mouvement, priant avec d’avantage de ferveur et embrassant l’édifice. Sur la photographie de 1880, les femmes sont particulièrement nombreuses et semblent en effet d’avantage circuler le long de l’édifice. Il semblerait que pendant la plus grande partie de l’époque ottomane, les musulmans de Palestine n’aient vu aucun danger dans la venue de pèlerins juifs. Le développement des premières colonies juives en Palestine à la fin du XIXe siècle et surtout les tentatives d’Edmond de Rothschild d’acquérir le Mur et ses environs, ont rendu les habitants musulmans du quartier et les autorités religieuses plus méfiantes. C’est surtout avec la montée des tensions intercommunautaires sous le Mandat britannique que le Mur des Lamentations est devenu un enjeu majeur des relations entre Juifs et Arabes, les premiers n’y étant que « tolérés » alors qu’ils revendiquaient de plus en plus leurs droits dans le cadre de l’établissement d’un foyer national juif. L’intérêt grandissant de certains Juifs de Palestine pour l’extension de leurs droits sur le Mur sont à l’origine de graves troubles, comme ceux de 1928 à Jérusalem lors

6 Bartlet 1844. 256 Valérie Pouzol

de la célébration de la fête juive du Yom Kippour. Un texte émanant des services de renseignements français de l’époque décrit comment la tentative d’installation par certains Juifs du Yishouv7 d’une Mehitza8 pour séparer la prière des hommes de celles des femmes a déclenché, en 1928, de graves incidents entre les musulmans et les autorités britanniques : Une foule nombreuse se pressait, comme d’habitude ce jour-là, devant le Mur des Lamentations. Un écran ou paravent, qui ne figurait pas à la cérémonie les autres années, avait été apporté pour séparer les hommes des femmes. Les musulmans à qui appartient le terrain adjacent au Mur, s’avisèrent aussitôt que cette innovation d’apparence inoffensive dissimulait une manœuvre qu’il importait de déjouer. Le mufti se rendit chez le gouverneur de la ville et lui expliqua que la présence du paravent constituait une transformation de la ruelle en synagogue, donc une violation du statu quo et une prise de possession du terrain qui deviendrait irrévocable si elle était une fois tolérée. La même manœuvre, ajouta-t-il, avait été tentée il y a deux ans avec des pliants, qui avaient été enlevés aux assistants sur son intervention. Le gouverneur donna l’ordre d’éloigner le paravent, et l’officier anglais de la police chargé du service d’ordre près du Mur invita les assistants de la cérémonie à l’enlever d’eux-mêmes ; ils refusèrent disant qu’ils étaient en train de faire une prière qui ne doit sous aucun prétexte être interrompue. La police procéda donc elle-même à l’opération et il en résulta dans cette ruelle étroite une bousculade difficile à imaginer. La presse hébraïque est aujourd’hui remplie de protestations indignées contre la conduite des autorités9. Cette note des renseignements, qui décrit combien les Français installés en Syrie et au Liban sont inquiets de l’agitation qui règne en Palestine, peut paraître anecdotique. Elle ne l’est pourtant en rien et l’affaire du « paravent » va se révéler lourde de conséquences politiques en inaugurant un cycle de violences entre Juifs et Musulmans. La période mandataire pendant laquelle s’élaborent les institutions juives pré- étatiques en Palestine est marquée par d’intenses débats internes sur le

7 Yishouv en hébreu « implantation » désigne l’ensemble des Juifs présents en Palestine avant la création de l’État. 8 Mehitza en hébreu, la « division », renvoie à la séparation opérée dans la synagogue entre l’espace réservé aux hommes et celui réservé aux femmes. 9 Bulletin de renseignements de la fin septembre 1928, ministère des Affaires étrangères, Levant-Palestine, 1918-1929, XXII, 102 reproduit dans Laurens 1998 : 384. Les Femmes du Mur (Jérusalem, 2016-1880) 257

droit des femmes du Yishouv à participer aux futures assemblées et conseils représentatifs10. Le grand rabbin séfarade Uziel défendait le fait que des femmes puissent être membres à part entière des instances élues contrairement au rabbin Kook qui restait sur des positions conservatrices. Pourtant la tentative d’installer au Mur une séparation entre les sexes a alors largement dépassé la question du débat des futurs droits entre hommes et femmes juifs, pour prendre une dimension nationaliste et politique. L’aménagement de ce lieu par l’introduction d’un paravent ou de sièges revenait à bouleverser le statu quo et à inquiéter une communauté musulmane et son grand Mufti attachés au principe de la propriété inaliénable du lieu. Transformer ce lieu de pèlerinage « toléré » en synagogue a été immédiatement interprété, par les musulmans, comme une tentative d’appropriation du lieu et de provocation. La crise qui en a découlé a été majeure et emblématique. C’est avec la création de l’État d’Israël mais surtout avec la reconquête territoriale de la ville en 1967 par les Israéliens que le Mur a changé de statut. Les religieux ont obtenu dans cette « démocratie à substrat biblique »11 des chasses gardées, comme celle de la gestion du statut personnel (mariage, divorces, conversions)12 et plus concrètement la mainmise sur l’administration des lieux saints et de leurs institutions. De simple lieu de vénération populaire, le Mur a alors été aménagé en « synagogue orthodoxe », en étant confié au ministère des Affaires religieuses. Il est devenu un lieu officiel sacré reconnu et géré par l’État d’Israël et le grand rabbinat. Cette captation du lieu par les autorités orthodoxes s’est accompagnée de l’installation d’une hiérarchie genrée dans le rituel et dans l’aménagement de l’espace. C’est à cette date que le quartier juif de la vieille ville de Jérusalem a été réaménagé, que les constructions musulmanes face au Mur ont été détruites et qu’une vaste esplanade (la « plazza ») a été aménagée. Dans cette reconquête de la ville de Jérusalem réunifiée, le Mur est alors devenu un site investi d’un grand symbolisme religieux et national. On y célèbre de grands événements nationaux et militaires

10 Zohar 1985. 11 Barnavi 1988 : 33-43. 12 Halperin-Kaddari & Yadgar 2012 : 119-137. 258 Valérie Pouzol

comme l’ouverture de la cérémonie du Souvenir (Yom Ha-Zikaron)13. Eu égard à ce contexte, la lutte des femmes pour un égal accès au Mur ne concerne pas un espace anodin mais un lieu emblématique pour les Juifs d’Israël et de la diaspora : objet de tous les fantasmes, de tous les attachements, haut lieu nationaliste pour les un-e-s ou de détestation pour les autres14.

La mobilisation des femmes du Mur Décembre 1988. Dans le contexte porteur de la Conférence féministe juive internationale, organisée pour la première fois à Jérusalem, une centaine de femmes religieuses ont décidé de se rendre au Mur des lamentations, dans la section réservée aux femmes, pour prier ensemble publiquement15 et lire la Torah. Parmi elles, de nombreuses Modern Orthodox américaines investies depuis une quinzaine d’années dans la mise en place de groupes de prières de femmes dans leur pays. Fortes de cette première expérience qui a pourtant déclenché de fortes protestations au Mur, certaines des yerosolomitaines, orthodoxes pour la plupart, ont alors décidé de poursuivre l’aventure et d’instaurer chaque mois à l’occasion de Rosh Hodesh16, une prière de femmes collective. À chaque néoménie17, elles ont ainsi commencé à remettre en cause, par leur venue, une hiérarchie genrée construite et diffusée par l’orthodoxie juive entre une hégémonie masculine dans le rituel public (prière publique des hommes) et le statut secondaire de la section des femmes (réservé à la prière privée). Leur démarche, leur présence, le port de talitot18 et de phylactères pour certaines, ont provoqué l’ire et la violence d’orthodoxes et d’ultra-orthodoxes, hommes et femmes confondus. Par leurs actes, elles sont alors entrées en conflit avec le gouvernement israélien et les autorités

13 Handelman 1990 : 205-208. 14 Stoper-Perez & Goldberg 1989. 15 Sur le problème des femmes et de la prière publique dans le judaïsme, Stoper- Perez 2007 : 172. 16 Premier jour du mois hébraïque. 17 Jour de la nouvelle lune et premier jour du mois dans certains calendriers dont le calendrier juif. Il est célébré par des prières rituelles. 18 Le talith est le châle religieux réservé à la prière juive. Les Femmes du Mur (Jérusalem, 2016-1880) 259

religieuses orthodoxes gestionnaires de cet espace sacré. Certaines femmes ont été arrêtées et interrogées par la police. Face aux violences subies, elles ont décidé, organisées en association, de poursuivre leur action mensuelle mais également de se lancer dans un activisme judiciaire contre le gouvernement israélien, en utilisant la médiation de la Cour suprême. À force de pétitions et de dépôts de plaintes, les FdM19 ont obtenu le 22 mai 2002, ce qui s’apparentait alors à leur première victoire. La Cour suprême20 les a autorisées à cette date, à organiser des groupes de prières et à lire la Torah dans la section féminine principale, et par conséquent orthodoxe, du Mur. Sous la pression des partis religieux ultra-orthodoxes et en particulier du SHAS21, la Cour suprême est pourtant revenue sur sa décision en avril 2003 et a demandé au gouvernement de proposer aux femmes un site alternatif périphérique comme celui de l’Arche de Robinson et du jardin archéologique, zone du Mur non régie par les autorités orthodoxes. S’est alors ouverte, une période de répression d’une dizaine d’années où plusieurs fondatrices et activistes ont été arrêtées, interrogées par la police et soumises à des amendes voire interdites d’accès au Kotel. Le groupe des FdM s’est alors divisé entre des partisanes du compromis « territorial » et de la délocalisation, et des femmes ne souhaitant pas renoncer à leur conquête de l’espace de prière orthodoxe. Dans cette affaire de partition de l’espace et de fragmentation du rituel qui renvoie à des hiérarchies installées et à des rapports de pouvoir, les frontières de genre, les frontières religieuses et les frontières géopolitiques se recoupent et se font inévitablement écho.

19 En hébreu, Neshot-ha-Kotel, en anglais Women of the Wall. Nous utiliserons en français, l’abréviation FdM. http://womenofthewall.org.il/ en ligne le 19 avril 2016. 20 La Cour suprême est extrêmement active en Israël et entend directement en premier et dernier ressort les recours contre l’administration. Elle est de ce fait régulièrement saisie y compris dans des affaires religieuses (question du statut personnel, des conversions au judaïsme). Pouzol 2010. 21 En hébreu Shomreï Sfarad, le parti Shas est un parti politique israélien ultra- orthodoxe, fondé en 1984 et qui représente principalement les Séfarades. 260 Valérie Pouzol

Frontières entre les sexes, frontières entre judaïsmes et frontières géopolitiques…. Avec le compromis de 2016, les FdM ont remporté une victoire en demi-teinte et certaines militantes ne cachent pas leur déception. Les femmes ont bien été écartées du centre du Kotel et le judaïsme ultra- orthodoxe reste la seule autorité légitime à gérer le lieu de la prière traditionnelle. L’aménagement d’une partie périphérique du Mur comme zone de prière égalitaire est beaucoup plus une victoire du judaïsme libéral en Israël que celle d’une victoire d’un judaïsme féministe orthodoxe dans le pays. À bien des égards, la lutte engagée par les FdM s’est retrouvée prise dans l’affrontement plus global entre judaïsme libéral (majoritaire aux États-Unis et minoritaire en Israël) et judaïsme orthodoxe22. Sortir du conflit avec les FdM revenait pour le gouvernement israélien à pacifier les relations avec les courants libéraux (Reform) et Conservative (Massorti) et, par là même, à assouplir les relations tendues avec les communautés juives libérales nord-américaines. Si les luttes d’affirmation des FdM ont été quelque peu éclipsées par la mise en concurrence des différents courants du judaïsme, le compromis obtenu pose également problème en termes politiques. Le Mur et son esplanade sont un lieu emblématique du nationalisme israélien, de la proclamation de Jérusalem capitale réunifiée mais également un lieu de célébration religieuse et de pèlerinage pour les Juifs de la diaspora. Le compromis de janvier 2016 prévoie l’extension et l’aménagement d’une portion du Mur faisant la jonction entre la zone de l’Arche de Robinson et le Kotel. Cet espace surmonté d’un pont en bois permettant aux non musulmans d’accéder à l’Esplanade des mosquées est l’enjeu de fortes tensions politiques entre Israéliens et Palestiniens. Le document des renseignements français de 1928 relatant les troubles liés à toute tentative d’aménagement du Mur demeure d’une étonnante actualité, puisque toute modification dans cette zone risque de remettre en cause un équilibre précaire entre Palestiniens et Israéliens. Étendre cet espace et l’aménager reviendrait ainsi à participer à une judaïsation de l’espace23. Dans cet espace sacré, le traçage des frontières entre hommes et femmes, libéraux et orthodoxes, renvoie

22 De Gasquet 2016. 23 Yiftachel 1997. Les Femmes du Mur (Jérusalem, 2016-1880) 261

inexorablement au traçage des frontières nationales et politiques et au conflit avec les Palestiniens. Le combat des FdM ne peut donc pas être réduit à une dissension religieuse interne à la société israélienne : elle résonne dans la diaspora juive mais également dans le conflit international entre Israéliens et Palestiniens. C’est indiscutablement pour cette raison que les FdM n’ont pas forcément reçu de soutien de la part des féministes israéliennes séculières dont certaines, très politisées, dénoncent sans appel l’occupation israélienne, le processus de judaïsation de la ville de Jérusalem24 et la trop grande influence des religieux dans le pays. Les FdM n’ont pas fait pas non plus l’unanimité chez certaines orthodoxes féministes sensibles aux questions du conflit. Leah Shakdiel, féministe orthodoxe, elle-même militante pour la paix et opposée à l’occupation des territoires palestiniens, n’a jamais caché son malaise face à cette organisation qu’elle a décidé de ne pas rejoindre en 1988 et dont elle comprend pourtant les revendications. La conférence juive féministe internationale de 1988, événement matriciel de la naissance des FdM, fut également le lieu d’une polémique fondatrice entre féministes juives au sujet du conflit israélo-palestinien. Une conférence parallèle s’était pourtant organisée en « miroir » afin d’évoquer les liens entre oppression des femmes et oppression nationale des Palestiniens25. Cet épisode éminemment politique et clivant dans les luttes de femmes a été gommé de la mémoire et des archives du groupe des FdM, les privant ainsi d’une possibilité historique de fonder un féminisme religieux radical.

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24 Pouzol 2008. 25 Pouzol 2008. 262 Valérie Pouzol

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Les Femmes du Mur (Jérusalem, 2016-1880) 263

Vue aérienne du Mur des Lamentations et du jardin archéologique.

zone de prière orthodoxe avec un espace pour les hommes, une cloison de séparation et un espace pour les femmes.

zone de prière non-orthodoxe où hommes et femmes peuvent prier sans séparation. Zone qui doit être aménagée et agrandie dans l’actuel jardin archéologique ou Arche de Robinson.

Source : http://www.jta.org/2016/01/31/news-opinion/israel-middle-east/3-maps- that-explain-the-western-wall-compromise, en ligne le 18 juin 2016.

Portraits

Daniel Fabre (1947-2016). « L’invisible initiation » en Europe, une recherche pionnière

Agnès FINE

Daniel Fabre, ethnologue de l’Europe, directeur d’études à l’EHESS, nous a quittés brutalement en janvier dernier. Nombreux sont les collègues et amis qui ont tenu à rendre hommage au grand chercheur et à l’ami chaleureux. On pourra lire dans les principales revues d’ethnologie, L’Homme, Ethnologie française, Gradhiva, Ethnographique.org des textes mettant l’accent sur tel ou tel aspect de son apport à la discipline. Pour ma part, j’ai évoqué l’ami cher et l’exceptionnel animateur de recherches collectives qu’il a été à Toulouse au Centre d’anthropologie dont il a été le co-fondateur ainsi que le rapport différencié et complexe qu’il a eu avec le « terrain » ethnologique1. Mais je tiens à témoigner dans Clio d’un aspect moins connu de son œuvre, alors qu’il était pour lui tout à fait central, l’analyse de la production sociale des hommes et des femmes dans les sociétés européennes. On sait que plusieurs décennies avant que la sociologie ne s’intéresse à la socialisation sexuée, les formes et les fonctions des rituels initiatiques dans les sociétés extra-européennes constituaient pour les ethnologues une thématique très étudiée et discutée sur laquelle il existe pléthore de publications. Fort de ces lectures, Daniel

1 Fine 2016a et 2016b. 266 Agnès Fine

Fabre, ethnologue de l’Europe, a voulu comprendre comment nos sociétés avaient pu, par le passé, produire des hommes et des femmes sans rite de passage clairement identifié. Il a mis au jour ce qu’il a appelé « l’invisible initiation » masculine, propre aux sociétés européennes, par opposition aux sociétés dans lesquelles le passage à l’âge d’homme des garçons – et dans une moindre mesure des filles – est ritualisé et dramatisé de manière manifeste, dans un temps précis de leur vie et le plus souvent inscrit dans leur chair. Alors qu’il était tout jeune enseignant chercheur à Toulouse, chaque semaine, du milieu des années 1970 à la fin des années 1980, il a exposé ses recherches sur la fabrication des hommes dans les sociétés rurales, en particulier dans le Midi de la France. Nous sommes plusieurs à avoir eu la chance de l’écouter élaborer peu à peu son analyse et à nous initier ainsi à la méthodologie de l’ethnologie du symbolique qu’il pratiquait avec aisance. Il s’est notamment interrogé sur la signification de l’expression méridionale « faire la jeunesse », pour désigner un ensemble de pratiques (en particulier festives mais pas seulement) concernant exclusivement les garçons célibataires entre l’âge de 11-12 ans jusqu’à 18 ans environ, l’âge du conseil de révision et du service militaire qui précédaient le temps du mariage. Cet ensemble forme selon son expression un « trajet initiatique » permettant l’acquisition progressive de la virilité. Son analyse s’est déployée en se fondant sur un terrain discontinu, de manière régressive, allant du présent au passé, en partant de ses observations et ses propres souvenirs, les témoignages recueillis auprès d’anciens, les autobiographies et les attestations des folkloristes des XIXe et XIXe siècles, les contes populaires, la littérature, ainsi que les travaux historiques sur la jeunesse. Son dialogue avec les historiens ouverts à l’anthropologie était serré et nourri de lectures et de toutes sortes de collaborations (Pierre Vidal-Naquet, Philippe Ariès, Jean-Claude Schmitt, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy-Ladurie, André Burguière, Carlo Ginzburg, Nicole Pellegrin, etc.). Comme il l’a écrit lui-même récemment à propos de son parcours : […] l’enquête sur ce thème (la production des identités sexuelles) illustre le principe du détour anthropologique : c’est en partant de l’analyse de situations où ces identités étaient affichées et mises en jeu, de discours qui en énonçaient les règles, de récits autobiographiques qui en incarnaient Daniel Fabre (1947-2016). « L’invisible initiation » en Europe 267

inconsciemment les principes que j’ai, peu à peu, élaboré un modèle d’interprétation valant pour le présent des sociétés languedociennes étudiées mais aussi pour la durée profonde au cours de laquelle ces modèles se sont mis en place. Ici le dialogue critique avec des amis historiens a été très fécond […]. C’est en m’attachant à ces questions que je suis devenu par nécessité spécialiste du carnaval, de la relation aux morts et de l’autobiographie, autant de sujets qui ne s’éclairent et ne me retiennent que dans la perspective générale d’une élucidation des trajets invisibles et des règles implicites qui constituent, dans nos sociétés, garçons et filles, hommes et femmes dans leurs différences2. Daniel Fabre a mis en évidence le fait que, pour devenir un homme, un garçon est censé transgresser trois frontières : celle qui sépare le monde sauvage du monde domestique, le monde des vivants et celui des morts, enfin celle qui, surplombant les deux autres, différencie le masculin et le féminin. Ces frontières doivent être franchies pendant l’adolescence pour que le rapprochement des sexes devienne un jour possible et aboutisse à la communication et au mariage. Toute initiation ayant ses ratés, il a repéré différentes figures de folies masculines affectant ceux qui ne sont pas revenus de ces explorations : l’homme sauvage, le « fada », le garçon efféminé (le « fanoche »)3. Pour avoir une synthèse de cette analyse qui devait faire l’objet de trois livres dont chacun des chapitres nous ont été exposés oralement mais qu’il n’a jamais publiés4, on peut écouter en ligne la conférence qu’il a donnée en février 20155. Il met en évidence les proximités entre les initiations de nos sociétés et celles des sociétés lointaines, en particulier la jalousie des hommes qui ne disposent pas du pouvoir de reproduction, qui les amènent à mettre en scène des

2 Voir la page personnelle sur le site du Lahic, l’équipe de recherche qu’il a fondée et dont il a été le directeur jusqu’à son décès : http://www.iiac.cnrs.fr/article571.html 3 Terme utilisé à Minot pour désigner l’homme efféminé. Sur une figure de folie masculine, voir Fabre 1991a. 4 Il a publié néanmoins de nombreux articles portant sur l’un ou l’autre aspect de cette thématique, voir Fabre 1980, 1986a, 1986b, 1986c, 1987a, 1987b, 1988, 1991a, 1991b, 1991c, 1992, 1996, 2009, 2014. 5 À l’invitation de Jean-Claude Schmitt, son collègue et ami de l’EHESS, voir https://www.canal-u.tv/video/campus_condorcet_paris_aubervilliers/ l_invisible_initiation_devenir_filles_et_garcons_dans_les_societes_rurales_ d_europe.17599 268 Agnès Fine

formes d’auto-engendrement et à contrôler, y compris de manière violente, la sexualité féminine. Mais au-delà de l’unité de l’homme, son analyse met en lumière la diversité des cultures et permet de comprendre (et non pas simplement déplorer ou dénoncer) les ressorts historiques et anthropologiques de la domination masculine dans nos sociétés. Dans la société rurale en Europe, la maîtrise du monde naturel commence dès l’enfance par la quête des nids, des œufs et des oiseaux, que l’on capture ou qu’on apprivoise, dont on apprend les mœurs et le chant. Pourquoi cette activité est-elle strictement réservée aux garçons ? On peut difficilement résumer en quelques lignes une analyse consistant à tisser les relations qui unissent un élément à un autre, de sorte que les pièces du puzzle une fois placées font apparaître un ensemble signifiant, le système symbolique très riche qui relie les garçons et les oiseaux6. Ce modèle éclaire dans le détail une multitude de pratiques, de croyances et de rites propres à nos sociétés, restés jusque-là inexpliqués : par exemple, pourquoi à l’époque moderne de nombreuses institutions de jeunesse masculines désignaient-elles leur roi par un jeu de tir au papegai ? À Carcassonne par la capture d’un oiseau, le roitelet ? Pourquoi était-il interdit aux filles de siffler ? Pourquoi l’oiseau désigne-t-il dans presque toutes les langues le sexe masculin ? L’analyse de ce système et de ses transformations historiques donne des clefs, pour interpréter les comportements indisciplinés, désordonnés, parfois violents, dans et hors du cadre scolaire, qui sont encore aujourd’hui le plus souvent le fait des garçons. Du côté des filles, le travail d’analyse était mené au même moment par Yvonne Verdier, une de ses amies chères, dans Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière et la cuisinière7. Ce livre a suscité l’enthousiasme des chercheurs toulousains qui ont reconnu dans cette recherche, le pendant féminin de celle que menait Daniel Fabre8. À l’époque, ces travaux étaient souvent mal compris par les historiens et historiennes féministes, polarisés par la mise en évidence des relations

6 Voir en particulier l’article intitulé « La voie des oiseaux », Fabre 1986a. 7 Verdier 1979. 8 Sur l’apport d’Y. Verdier et de D. Fabre, auquel elle ajoute sa propre contribution, voir le beau texte de Lucie Desideri (2003). Daniel Fabre (1947-2016). « L’invisible initiation » en Europe 269

de pouvoir entre les sexes et peu intéressés par l’analyse de la production sociale des sexes9. L’intérêt de Daniel Fabre pour l’analyse des formes de la sexuation dans les sociétés européennes explique qu’il ait salué avec joie la création de Clio en 1995. La revue d’histoire occuperait une place vacante et nécessaire dans le champ des sciences sociales et son ouverture à l’ethnologie et à la littérature ne pouvait que lui plaire. Aussi en a-t-il été un des premiers lecteurs réguliers. On comprend alors qu’il m’ait très naturellement proposé de coordonner avec lui un numéro dont il avait imaginé la problématique et le contenu. Il s’agissait d’analyser le partage sexué des actes de communication que sont, « parler, chanter, lire, écrire »10. Quelques années plus tôt, notre équipe toulousaine avait en effet publié sous sa direction une recherche collective sur les pratiques d’écriture ordinaire dans laquelle plusieurs contributions avaient mis en évidence la spécificité des écritures ordinaires féminines dans notre société11. Sur sa suggestion, j’avais poursuivi l’analyse en mettant en lumière les écritures propres aux différents « états de femme », depuis celles de la fin de l’enfance (le journal intime), de l’adolescence amicale et amoureuse (cahiers d’amitié, correspondance amoureuse), jusqu’à la première maternité (écritures de la naissance), écritures qui accompagnaient les âges des passages biographiques féminins12. Lui-même a poursuivi ses lectures et ses propres recherches sur l’appropriation sexuellement différenciée de la lecture et de l’écriture, et pour le numéro, il a sollicité des auteurs historiens, ethnologues, ethnolinguistes et spécialistes du fait littéraire. L’éditorial qu’il a rédigé seul s’ouvre sur une analyse lumineuse du

9 Ce désintérêt est sans doute lié à l’enjeu politique majeur à l’époque consistant à se démarquer du courant féministe différentialiste à laquelle ces recherches ont été à tort assimilées. En réalité, l’incompréhension a surtout été le fait des historien.ne.s du contemporain, déroutés par l’anthropologie du symbolique avec laquelle les spécialistes des autres périodes historiques étaient beaucoup plus familiers. J’ai présenté ce débat et tenté d’expliciter et de dissiper ce malentendu entre disciplines dans Clio, voir Fine 2002. 10 « Parler, chanter, lire, écrire », Clio HFS, 2000, 11. 11 Voir Albert 1993, Blanc 1993 et Fine, Labro & Lorquin 1993. 12 Voir Fine 1999, 2000, 2008. Mes publications sur ce thème ayant précédé de peu la préparation du numéro, je n’ai pas été en mesure d’y participer par un article. 270 Agnès Fine

partage sexué du langage, de l’écriture et de la lecture, dans Madame Bovary. Le volume comprend aussi deux très longs articles de lui – l’un porte sur la figure de l’écrivain, « l’androgyne fécond », l’autre est un état de la recherche sur la lecture au féminin –, ainsi que plusieurs comptes rendus qui montrent son vif intérêt pour cette problématique. C’est ainsi qu’il est le premier chercheur homme, extérieur au comité de rédaction, à avoir dirigé un numéro de Clio, à une époque où la légitimité de la revue n’était pas encore aussi assurée qu’elle l’est aujourd’hui. Il l’a fait avec passion et sérieux, et miracle, tout a été prêt, impeccable, dans les temps13 ! Ce n’est, hélas, pas le cas des trois volumes sur l’invisible initiation masculine qu’il nous promettait depuis des décennies et dont il repoussait la rédaction au temps de la retraite, car ce devait être son chef d’œuvre. La mort l’a emporté trop tôt et il faudra se contenter de ses articles. Ses collègues ont exploré plusieurs facettes de cette problématique14 mais la synthèse tant attendue manque définitivement.

Bibliographie

ALBERT Jean-Pierre, 1993, « Écritures domestiques », in Daniel FABRE (dir.), Écritures ordinaires, Paris, POL et BPI, p. 37-94. BLANC Dominique, 1987, « Numéros d’hommes. Rituels d’entrée à l’École Normale d’instituteurs », Terrain, 8, p. 52-62. —, 1993, « Correspondances. La raison graphique de quelques lycéennes », in Daniel FABRE (dir.), Écritures ordinaires, Paris, POL et BPI, p. 95-115. DESIDERI Lucie, 2003, « Alphabets initiatiques », Ethnologie française, 4, p. 673-682. FABRE Daniel, 1980, « Passeuses au gué du destin », Critique, 402, p. 1075-1099. —, 1986 a. « La voie des oiseaux. Sur quelques récits d’apprentissage », L’Homme, 99, p. 7-40. —, 1986 b, « Le garçon enceint », Cahiers de littérature orale, 20, p. 15-39.

13 Daniel Fabre était connu pour ses retards dus à ses nombreux engagements simultanés dans des collectifs de recherche qu’il créait lui-même pour explorer une thématique qui l’intéressait. 14 Voir par exemple Fabre-Vassas 1982, Blanc 1987, Desideri 2003, Godeau 2007. Daniel Fabre (1947-2016). « L’invisible initiation » en Europe 271

—, 1986 c, « Le sauvage en personne », Terrain, 6, p. 6-18. —, 1987 a, « Juvéniles revenants », Études rurales, 105/1, p. 147-164. —, 1987 b, « L’interprète et les oiseaux », Actes du colloque Réception et identification du conte, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, p. 65-90. —, 1988, « Le maître et les oiseleurs », préface à Perbosc, Le langage des bêtes, J. Bru (éd), Carcassonne, Garae-Hésiode, p. 9-51. —, 1991a, « La folie de Pierre Rivière », Le Débat, 66, p. 96-109. —, 1991b, « Une enfance de roi », Ethnologie française, tome 21/4, p. 392-414. —, 1991c, Apprentissages. Hommage à Yvonne Verdier, n.s., Ethnologie française, tome 21/4. —, 1992, Carnaval ou la fête à l’envers, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard ». —, 1993 (dir.), Écritures ordinaires, Paris, POL et BPI. —, 1996, « “Faire la jeunesse” au village », in Giovanni LEVI & Jean-Claude SCHMITT (dir.), Histoire des jeunes en Occident. II. L’époque contemporaine, Paris, Seuil, p. 51-83. —, 1999, « Corrispondenti. Scritture di donne e cosmologia de la modernità », in Anna IUSO (dir.), Scritture di donne. Un sguardo europeo, Sienne, Protagon, p. 79-102. —, 2000 (dir.), « Parler, chanter, lire, écrire », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 11. —, 2000, « L’androgyne fécond ou les quatre conversions de l’écrivain », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 11, p. 73-118. —, 2000, « Lire au féminin », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 11, p. 179-212. —, 2009, « Fondu au noir », L’Homme, 191, p. 27-36. —, 2014, « Langage des oiseaux et idée de la poésie », Amb un fil d’amistat. Mélanges offerts à Philippe Gardy, Toulouse, Centre de la littérature occitane, p. 415-431. FABRE-VASSAS Claudine, 1982, « Le partage du ferum, un rite de chasse au sanglier », Études Rurales, juillet-décembre, p. 63-93. FINE Agnès, 1999, « Scritture femminili come riti di passagio », in Anna IUSO (dir.), Scritture di donne. Uno sguardo europeo, Sienne, Protagon, p. 53-74. —, 2000, « Écritures féminines et passages de la vie », Communications, « Les seuils », 70, p. 121-142. —, 2002, « Histoire des femmes et anthropologie du féminin. Poursuite d’un débat ouvert en 1986 », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 16, p. 145-166. —, 2008, « La production du féminin. L’exemple de l’écriture de soi », in Pascale BONNEMÈRE & Irène THÉRY (dir.), Ce que le genre fait aux personnes, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Enquêtes », p. 235-254. —, 2016a, « Daniel Fabre, mon parrain et mon compère », L’Homme, 218, p. 23-34. 272 Agnès Fine

—, 2016b, « Daniel Fabre, un homme de terrain », Ethnologie française, 4/164, p. 587-589. FINE Agnès, LABRO Stéphanie & Claire LORQUIN, 1993, « Lettres de naissance », in Daniel FABRE (dir.), Écritures ordinaires, Paris, POL et BPI, p. 117-147. GODEAU Emmanuelle, 2007, L’Esprit de corps. Sexe et mort dans la formation des internes en médecine, Paris, Les Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme. VERDIER Yvonne, 1979, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard. Rolande Trempé (1916-2016)

Michelle PERROT

Ma première rencontre avec Rolande date du printemps 1955, à Bordeaux, au congrès des sociétés savantes, que nos maîtres respectifs – Jacques Godechot, Ernest Labrousse – nous incitaient à fréquenter pour promouvoir l’histoire économique et sociale. Elle parlait des archives de Carmaux, moi, d’une grève des ouvriers métallurgistes de Torteron (Cher). Nous avons immédiatement sympathisé et beaucoup ri : le rire était pour Rolande un mode de communication. Notre dernière rencontre eut lieu le 15 mars 2016 au bistrot de la rue du Théâtre où elle prenait ses repas, et qui se préparait à fêter ses cent ans le 31 mai suivant. « Il faut que je tienne jusque-là », me disait- elle sans angoisse particulière. Entre les deux, il y en eut bien d’autres, à Toulouse, Paris, Montpalach, sa « bergerie » de l’Aveyron, ou ailleurs, avec beaucoup de complicité, de collaboration, autour du Mouvement Social qu’à la demande de Jean Maitron nous avions rejoint, autour du groupe international d’histoire sociale de la Maison des sciences de l’Homme, autour des femmes, surtout après 1980, autour de rien, seulement pour le plaisir de l’échange, des récits d’un passé qu’elle était heureuse d’avoir vécu, sans regret ni nostalgie. Rolande était une femme du présent, qui n’a jamais cessé de la requérir. Une optimiste lucide qui ne désespérait jamais de l’avenir. Les guerres avaient marqué sa vie. Sa grand’mère maternelle avait perdu son père dans la guerre de 1870. Elle perdit le sien dans les tranchées de la Grande Guerre. René Raphaël Trempé, ouvrier boulanger itinérant, blessé à Verdun, remonté volontairement au front, fut tué dans l’Aisne, le 19 juillet 1918 ; on n’a jamais retrouvé son corps. Il laissait une femme, ouvrière repasseuse, et deux enfants, dont Rolande, qui, née le 31 mai 1916, ne l’a jamais connu, mais en 274 Michelle Perrot

parlait comme d’un héros. Rolande fut élevée par ses grands-parents maternels, ouvriers agricoles en Brie, pauvres et affectueux. Pupille de la nation, elle a bénéficié de bourses qui ont permis à la bonne élève qu’elle était de poursuivre des études, du moins dans le primaire supérieur, la filière assignée aux classes populaires. Rolande s’y engagea résolument : brevet supérieur, École normale d’institutrices, professorat des EPS (Écoles primaires supérieures). Reçue à ce dernier concours en 1939, elle aurait choisi l’Algérie si la guerre n’avait éclaté. Elle est nommée à l’École primaire supérieure de filles de Charleville-Mézières, où elle rencontre Andrée La Rouquette, compagne de toute sa vie. Après l’exode qui les sépare, une affectation temporaire à l’enseignement par correspondance qui l’ennuie, elle rejoint en 1942 les Ardennes, devenues zone interdite. Désireuse de résister, elle noue divers contacts, à Paris (Institut de géographie), Lille et avec le PCF clandestin auquel cette libertaire adhère. Avec Andrée La Rouquette retrouvée et Yvette Dauby, institutrice communiste qui les logeait, elle mène une active et périlleuse résistance, notamment en direction des femmes qui la poussent à se présenter aux élections municipales à la Libération. Mais le PCF, jaloux de la popularité de cette militante indocile qui osait défendre un militant trotskyste, l’élimine en la plaçant en position inéligible et par une vive campagne de calomnies. Ulcérée, elle décide de quitter les Ardennes et, d’un commun accord avec Andrée, elles optent pour Toulouse, où elles débarquent à l’automne 1947. Rolande enseigne à l’École nationale d’apprentissage dont elle avait réussi le concours, et retrouve le chemin de l’Université. C’est une autre étape qui s’ouvre sur le plan professionnel, intellectuel et même politique. Attirée jusque-là par l’éducation physique – Rolande est une sportive éprise de voitures de course et même d’aviation –, elle choisit l’Histoire et la recherche. Sous l’impulsion de Jacques Godechot, juif et résistant, grand maître des études d’histoire au Mirail, elle entreprend des recherches sur Carmaux, fief de Jaurès, devient assistante (1964), soutient brillamment sa thèse en juin 1969 sur les mineurs de Carmaux, dont Ernest Labrousse avait salué la novation avec enthousiasme. En 1970, elle est nommée professeure et le restera jusqu’à sa retraite en 1983. Éloquente, dynamique, directe, adepte d’une pédagogie active, elle Rolande Trempé (1916-2016) 275

séduit les étudiants qu’elle incite à la discussion et entraîne à la découverte des archives et des sites industriels. Elle a de nombreux disciples. 1968 l’intéresse par sa contestation, mais elle demeure sceptique sur ses potentialités révolutionnaires et réservée sur son anticommunisme. Choquée par l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, mollement dénoncée par le PCF, elle rompt définitivement avec lui, sans cesser d’invoquer « le Parti », « contre- société » (Annie Kriegel) porteuse d’une fraternité ouvrière qu’elle retrouve dans le syndicalisme. Avec la Fédération CGT du sous-sol, elle œuvre pour la conservation des archives et d’un patrimoine que la fermeture progressive des mines rend de plus en plus prioritaire. Avec Achille Blondeau, elle collabore à la création de l’Institut d’histoire sociale de la Mine et verse une partie de ses archives personnelles aux « Archives du Travail » de Roubaix. L’Histoire, qui n’était pas sa vocation première, est devenue sa préoccupation majeure, presque une passion. Elle l’a découverte dans les archives du Tarn : celles de l’entreprise, d’une prodigieuse richesse, que le marquis de Solages lui a ouvert généreusement ; celles, plus clairsemées, du syndicat des mineurs, constituées par Jean-Baptiste Calvignac, personnage clef dont Rolande a plus tard publié les mémoires. Il est rare d’avoir ainsi les deux versants d’un groupe, et c’est l’originalité de sa thèse sur les « mineurs de Carmaux, 1848-1914 ». Comment les paysans sont-ils devenus des paysans-mineurs, puis des mineurs-paysans, enfin des mineurs tout court ? Telle est la question centrale. Par quelles stratégies la compagnie minière avait-elle constitué une profession stable et reproductible ? Mais l’était-elle vraiment ? Avait-elle résisté à l’emprise de la discipline ? Contrainte à la prolétarisation, avait-elle fabriqué pour autant une « conscience de classe » ? Animés d’une forte « conscience de groupe », les mineurs conquièrent de nombreux droits, voire le statut relativement privilégié de ce qu’on appellera après la Libération « le beau métier de mineur ». Réformistes, ils sont finalement intégrés à la République, comme le montre leur mobilisation docile pour la nation, durant l’été 1914. « Il y a loin de ces mineurs mobilisés et disciplinés du 2 août 1914 aux mineurs paysans de 1850 ». Cas exemplaire de « nationalisation » d’une catégorie ouvrière, qui vaut pour l’ensemble des mineurs de France, réformistes et républicains. Avec cette thèse magistrale, Rolande 276 Michelle Perrot

Trempé est devenue l’historienne incontestée de la mine et des mineurs, invitée partout dans le monde pour d’innombrables rencontres et congrès. Elle a élargi sa réflexion dans le temps et l’espace, particulièrement sensible à la question des relations avec l’État. Elle a publié de nombreux articles, notamment dans Le mouvement social, et un autre livre, Les trois batailles du charbon (1936-1947). Elle a donné aux « forçats de l’enfer noir », jadis perçus comme des sauvages, des primitifs de la révolte, la dignité d’un grand objet d’histoire. Elle a œuvré dans deux autres directions principales : la Résistance et les femmes. La Résistance fut son engagement majeur. Elle voulait en faire l’histoire dans le Sud-Ouest, montrer le rôle des étrangers, notamment celui, crucial, des Espagnols issus de la guerre civile. Elle a multiplié les entretiens, un peu déçue parfois des divisions qui perduraient. De même pour les femmes, dont elle constatait l’absence dans le récit. « Où sont passées les Résistantes dans la mémoire nationale ? », se demandait-elle avec Marie-France Brive. Elle les a interrogées, filmées, accumulant un matériau considérable d’images et de témoignages sur leur action et sur leur répression (film sur le camp de Rieucros) qu’il importe aujourd’hui de préserver. Elle s’est intéressée plus généralement à l’histoire sociale des femmes : femmes de mineurs, cigarières de Toulouse, comme on le voit dans l’article reproduit dans la présente livraison. Et Agnès Fine et Claudine Leduc montrent la variété des engagements qui furent les siens, à Toulouse et au niveau national. Rolande avait toujours eu le sentiment d’une discipline imposée aux femmes, notamment dans les établissements scolaires, qu’ils soient religieux ou laïques. Sa grand’mère avait détesté le couvent où, orpheline, elle avait été placée, y puisant les raisons d’un solide anticléricalisme. Rolande, habituée à la liberté des champs de son enfance, avait mal supporté les sévères règlements des Écoles normales d’institutrices et de leurs internats, qu’elle éprouvait comme un enfermement. Contestataire et désireuse de vivre, elle avait « fait le mur » à plusieurs reprises, non sans problèmes avec la direction et avec sa mère qui l’aurait sans doute souhaitée plus conforme. Rolande était une rebelle et ce que nous appelons aujourd’hui « domination masculine », elle le ressentait péniblement. Elle déplorait le caractère timoré des femmes, trop soumises à son gré. Conduire une voiture, fumer le cigare, aimer les femmes, c’était une forme de protestation et Rolande Trempé (1916-2016) 277

de liberté. Elle aurait souhaité faire de l’aviation ; elle avait été choquée du quasi refus que le responsable de l’aéroclub de Nantes avait opposé à sa demande de pilotage. « Avez-vous de l’argent ? Êtes-vous disposée à coucher avec n’importe qui ? », lui avait-il demandé. À sa réponse doublement négative, il lui avait rétorqué qu’alors, il fallait laisser tomber. L’existence de grandes aviatrices ne changeait rien au quotidien des relations de genre dans l’aviation à la veille de la guerre. Autre choc, plus grave encore : le spectacle des « tondues » de la Libération. Charleville-Mézières eut les siennes comme partout. Ce spectacle la révolta. « J’ai protesté à ma manière, je me suis fait couper les cheveux très courts », des cheveux qu’elle avait assez longs et ondulés, comme le montre une photo retrouvée de ses vingt ans. Dans un geste significatif, qui la révèle tout entière, elle a dit « non » à l’abjection, à l’oppression. Elle a choisi pour la vie son identité physique. Elle a choisi le camp des femmes. N’est-ce pas cela, le féminisme ? Ainsi était Rolande : énergique, généreuse, gaie, tonique, révoltée, profondément rebelle aux préjugés et à l’ordre établi sous toutes ses formes : sociale, raciale, nationale, sexuée, sexuelle. Moins par des discours qu’elle n’aimait guère, mais par ses choix existentiels et ses engagements de toute nature. L’avoir connue est un privilège que nous voudrions faire partager aux plus jeunes, auxquels par son non conformisme, elle a frayé la voie. Merci, Rolande, et au revoir. On ne quitte pas quelqu’un comme toi. On se retrouvera.

Sources

Pour de plus amples développements, voir Michelle Perrot, notice du Dictionnaire Maitron, tome 12, et en ligne. Parmi les nombreux interviews qu’elle a donnés, celui publié par Le Mouvement social, avril-juin 2016, « Souvenirs et histoire. La traversée d’un siècle », est un des plus complets et des plus récents.

Marie-Danielle DEMELAS & Alain BOSCUS (dir.), Militantisme et Histoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2000 (Mélanges sur et autour de Rolande Trempé).

Œuvres

Les Mineurs de Carmaux, 1848-1914, 2 vol., Paris, Éditions ouvrières, 1971. Les Trois batailles du charbon (1936-1947), Paris, La Découverte, 1989. Rolande Trempé (1916-2016), notre bien chère collègue toulousaine

Agnès FINE & Claudine LEDUC

Rolande Trempé vient de nous quitter alors qu’elle allait avoir 100 ans. Rolande ? La figure charismatique, la plus singulière et la plus populaire, la plus engagée et la plus consensuelle de la section d’histoire et de la Faculté de Lettres de Toulouse (devenue depuis l’Université Jean Jaurès) entre 1964, date de sa nomination au poste d’assistante en Histoire contemporaine et 1983, date de sa retraite. Après avoir soutenu – brillamment – sa thèse (commencée en 1952) sur les Mineurs de Carmaux, Rolande a été nommée « professeur de rang A » en 1970. C’est cette professeure, libre et libérale (au sens plein du terme !), heureuse dans son travail et toujours détendue, avec les étudiants comme avec les collègues, que les historiennes féministes de la section d’histoire ont admirée avec gratitude et aimée avec tendresse, au fur et à mesure de leur entrée dans la ronde. Rolande, c’était pour nous une force, pétulante de santé, joyeuse et sûre d’elle, qui avait assumé toutes ses contradictions et fonçait, œil bleu pétillant et sourire aux lèvres, quel que soit le terrain de ses interventions, les cours, les travaux de recherche en histoire sociale, les films, les tensions plus ou moins mouchetées de la commission de spécialistes ou les grèves souvent dures et à fréquentes répétitions des étudiants du Mirail. À une époque où subsistait encore une certaine norme mandarinale, et dans le costume et dans la parole, Rolande était fidèle à sa tenue sportive, cheveux gris drus et coupés court, pantalon et pull à col roulé, mocassins, voix forte, chaleureuse et souvent malicieuse, une voix « camarade » qui invitait au débat et y désamorçait toute agressivité. Elle arrivait en porsche, un merveilleux moteur, disait-elle, et sans doute plus encore, Rolande Trempé (1916-2016), notre bien chère collègue toulousaine 279

un de ces bonheurs à revigorer la vie, comme l’étaient sa maison et son jardin de l’Aveyron et son chat à l’humeur aventureuse. Rolande, a-t-on dit souvent, n’était pas féministe et même se défendait de l’être. Pourtant sans Rolande la section d’histoire de l’université Jean Jaurès ne porterait pas aujourd’hui le nom d’Olympe de Gouges. Rolande n’appartenait pas à notre génération soixante- huitarde, mais à celle de la Résistance. Nous avions pour tous les choix qu’elle avait faits, politique et scientifique, infiniment de considération admirative, même si, vingt ou trente ans après, les nôtres ne pouvaient plus être tout à fait les siens. Comment nous voyait-elle, elle dont le féminisme était indissociable des luttes sociales et de la révolution ? Nous faisions sans doute à ses yeux figures de militantes, toutes (diversement !) engagées à gauche, dont elle appréciait les postures, volontiers non conformistes et « franches- tireuses », et les revendications de liberté et d’égalité dans les rapports sociaux de sexes. Le genre est venu plus tard. Les encouragements à l’action, qu’elle nous tenait sans relâche, ne devaient pas être très différents de ceux qui avaient émaillé ses interventions à l’Union des Femmes Françaises qu’elle a contribué à créer et à animer après la guerre ! Il fallait, disait-elle, avoir le courage et l’ambition de prendre la place qui nous revenait et de l’occuper sans sourciller tout entière. Ni thé, ni café à servir ! Le soutien qu’elle nous a apporté fut constamment renouvelé et absolument sans réserve. Elle a accompagné l’engagement de Marie-France Brive, une de ses plus brillantes disciples qui, comme elle, venait de l’histoire sociale et avait consacré sa thèse à la Verrerie d’Albi, lorsque celle-ci a voulu créer en 1976 avec quelques collègues convaincues de sa nécessité, une UV (unité de valeur) sur l’histoire des femmes. Marie-France n’était alors que vacataire, il lui fallait l’aval d’un enseignant de rang A : Rolande a été sa garante. Ce fut l’expérience la plus innovante dans notre UFR pendant ces années-là. En 1979, lorsque quelques-unes d’entre nous ont voulu créer un groupe de recherche interdisciplinaire d’études des femmes – le GRIEF – qui se promettait de publier régulièrement le résultat de ses travaux collectifs, Rolande y a tout de suite participé et a écrit pour le premier numéro paru en 1980 un texte sur les grèves des cigarières de Toulouse dans les années 1870. C’est ce texte que Clio, pour lui 280 Agnès Fine & Claudine Leduc

rendre hommage, réédite aujourd’hui. Lorsqu’il fut question en 1982, à la suite du colloque de Toulouse Femmes, féminisme, recherches organisé par le GRIEF en relation avec plusieurs autres groupes de recherches de créer en France des postes de recherche consacrés à l’étude des femmes et du féminisme, c’est à Rolande, à sa constance, à son entregent et à son efficacité que l’université de Toulouse et la section d’histoire doivent l’obtention d’un de ces postes. Elle sut persuader tout le monde, le président et le conseil de l’Université, le directeur de la section d’histoire et la commission des historiens, un monde masculin un peu perplexe, de la nécessité et de l’honneur de cette création. Pour arriver à ses fins, Rolande pouvait s’appuyer sur une fonction qu’elle avait acceptée, la direction de l’ATP (action thématique sur programme) « femmes » que la direction du CNRS avait créée à la suite du colloque et qui, pour la première fois, permettait enfin de reconnaître et de financer les recherches sur les femmes en France. Rolande racontait avec humour sa perplexité lors des débats entre les différents courants du féminisme au sein de cette ATP. Ils lui paraissaient un peu vains, mais elle avait saisi l’importance de la nouvelle dynamique qui secouait la vieille université et, encore une fois, elle n’avait pas hésité à s’engager. À Toulouse, le poste d’histoire des femmes fut confié à Marie- France Brive en 1984, Marie-France a eu le temps, avant de nous quitter, de fonder le « groupe Simone » en 1986, un groupe de recherche et d’enseignement, qui se voulait au contact des groupes féministes militants de la ville. Elle a organisé en 1989 à l’occasion du centenaire de la Révolution française un colloque sur Les Femmes et la Révolution française. Depuis ces années d’enracinement, la section d’histoire de Toulouse a toujours eu une unité d’enseignement et de recherche consacrée aux femmes et au genre. Le meilleur témoignage de son implantation, de sa vitalité et de son rayonnement, c’est l’existence du groupe ARPEGE – et le nom d’Olympe de Gouges – qui rassemblent désormais tous les secteurs disciplinaires. L’histoire de l’implantation des études sur les femmes et le genre à Toulouse, est une histoire de passages de témoins et de relais entre générations, dans laquelle Rolande a tenu, à sa façon, une place très importante. Varia

Les cigarières toulousaines en grève 1870-1875*

Rolande TREMPÉ

Cigarière ! Un métier perdu, tué par la machine, oublié de tous. Seul l’opéra-comique Carmen en perpétue le souvenir, et même pour les Toulousains, ces ouvrières ne sont plus aujourd’hui que des personnages de théâtre ! Et pourtant voici cent ans, les cigarières constituaient sans aucun doute l’un des groupes les mieux caractérisés du monde du travail et du milieu populaire de la ville. Mais femmes et ouvrières d’usine, à ce double titre, elles n’ont guère retenu l’attention des chroniqueurs ; sans les grèves qu’elles ont soutenues dans les années 1870, elles seraient complètement tombées dans l’oubli, comme ces milliers de travailleuses dont la vie, le labeur et les combats ont été occultés par les contemporains et si longtemps laissés pour compte par les historiens. En mai 1870, en janvier 1874 et en mars 1875, les cigarières se mirent en grève et se battirent avec une telle ténacité et une telle discipline qu’elles forcèrent l’attention des journalistes stupéfaits : « C’est vraiment chose étrange de voir défiler ce régiment en jupons et armé d’aiguilles à tricoter que les femmes font manœuvrer tout le

* Rolande Trempé, « Les cigarières toulousaines en grève. 1870-1875 », in GRIEF. Annales, Université de Toulouse –Le Mirail, tome XVI, 1980, n.s., p. 53-64. 282 Rolande Trempé

long des rues » écrit le reporter de l’Écho de la Province, journal catholique et fort conservateur. Ces trois grèves sont exclusivement féminines : les hommes de la manufacture, certes peu nombreux (92 sur un effectif ouvrier de 1 196) ne participèrent pas au mouvement... Aucun article de journal, aucun rapport de police ne fait allusion à eux... Bien au contraire les journalistes se plaisent, non sans étonnement et condescendance, à souligner l’aspect féminin de la lutte. Écoutez à nouveau celui de l’Écho de la Province : « Les grévistes, pour être en jupons, n’en sont pas moins acharnées » [...] « le sexe faible montre autant d’habileté pour s’organiser que le sexe fort »... Cet hommage qui fleure son anti-féminisme, révèle bien qu’il s’agit de combats déclenchés et conduits uniquement par des femmes. Ces femmes, ce sont les cigarières, employées à la manufacture de tabac. Avec ses 1 200 employés, c’est alors la plus grande entreprise de la ville. 92,3% du personnel ouvrier est féminin et les cigarières constituent à peu près les trois quarts des femmes occupées à la préparation du tabac en poudre, du scaferlati (tabac à pipe), des cigarettes et des cigares. L’activité essentielle est la fabrication des cigares, alors bien plus consommés que les cigarettes ; c’est pourquoi les cigarières sont si nombreuses. Elles le sont d’autant plus que les cigares sont roulés à la main. Leur nombre, l’importance économique de leur activité en font l’élément vital de l’entreprise. C’est pourquoi elles furent la cible des initiatives prises par la Direction pour « améliorer » la production. La résistance qu’elles opposèrent les jeta à l’avant-garde du combat ouvrier. Les mesures directoriales aggravaient en effet leurs conditions de travail, à un moment où leur pouvoir d’achat était atteint par la hausse du coût de la vie. C’est pourquoi leurs trois grèves ont en commun la défense du salaire. Deux sur trois, celle de mai 1870 et celle de mars 1875 furent provoquées par le refus des dispositions prises pour modifier l’exécution, le contrôle et la quantité de travail à fournir ; la troisième, par une demande d’augmentation du salaire. Les cigarières toulousaines en grève 1870-1875 283

Les dispositions de la direction conduisaient en effet tout droit à une chute du rendement, donc à une chute du salaire, car les cigarières étaient payées « à l’entreprise », c’est-à-dire aux pièces. Le prix de confection d’un cigare variait selon sa taille (le cigare de 10 centimes était payé plus cher que celui de 5 centimes, mais il fallait plus de temps pour le rouler) ; il était déterminé en fonction du nombre de cigares qui pouvaient être fabriqués avec 100 kg de tabac d’une qualité donnée. Cependant la quantité fabriquée ne définissait pas seule le salaire. En effet, si le travail à la tâche pousse au rendement, il comporte un risque de malfaçon. Pour gagner plus, les ouvrières peuvent être tentées de livrer des cigares mal roulés, impropres à la consommation. Afin d’éviter cela, depuis 1866 l’administration toulousaine avait renforcé les contrôles de fabrication. Elle appliquait, en vertu de l’instruction générale de 1862 (Art. 126), un système qui fera fortune beaucoup plus tard. Tous les dix jours, on évaluait le poids moyen du tabac utilisé par un atelier pour faire un certain nombre de cigares. On confrontait ensuite la production de chaque cigarière à la moyenne obtenue. Celles qui la dépassaient trop étaient pénalisées pour avoir gaspillé la matière première, alors que celles qui étaient au-dessous recevaient en prime le montant des amendes infligées à leurs camarades. De plus la production journalière des ouvrières qui avaient livré des produits défectueux fut limitée, afin de les contraindre à fabriquer selon les critères de qualité définis par l’ingénieur. Ces mesures eurent deux conséquences : un renforcement des contrôles de fabrication : une deuxième pesée avait été imposée lors de la réception des cigares et une chute des salaires par ralentissement du rythme de la production. Le salaire des ouvrières habiles tomba de 2,50 F à 1,25 F, selon la Gazette du Languedoc. Le mécontentement des cigarières fut d’autant plus vif que dans le même moment la mauvaise qualité du tabac augmentait leurs difficultés de travail et abaissait leur rendement. Elles réclamèrent en mai 1870 la suppression de la deuxième pesée, l’abolition de la limitation de production et « la mise en concurrence » à laquelle elles étaient soumises. Faute de pouvoir se faire entendre, elles se mirent en grève... 284 Rolande Trempé

En 1875, c’est la mise en œuvre d’une nouvelle méthode de taille des « robes » qui déclencha l’action. La « robe » ou cape, est la feuille de tabac qui enrobe la « poupée » ou corps du cigare, composé lui-même de feuilles de tabac enveloppées dans une sous-cape. Cette robe était en général préparée par des « robeuses » dans un atelier particulier. (Ce n’est qu’à partir de 1875, et seulement pour les cigares à 10 centimes, que l’on utilise la méthode havanaise, selon laquelle la cigarière taille elle-même la robe). Les robeuses, peu nombreuses, étaient elles aussi payées à la tâche. La mise en œuvre d’une nouvelle méthode de taille, à la fin du stage d’apprentissage se traduisit par une chute de salaire. Cinq d’entre elles refusèrent de s’incliner. Deux furent renvoyées. Leur exclusion déclencha une nouvelle grève. Les grévistes réclamèrent le retour aux anciennes méthodes et la suppression du travail au rendement. Ainsi, à deux reprises, la modification des conditions de travail dressa les cigarières contre la Direction de la manufacture, afin d’enrayer la chute de leur salaire. En 1874 (selon l’enquête parlementaire de 1876 sur les manufactures de tabac), les salaires étaient en moyenne à Toulouse de 1,80 F par jour pour les femmes et de 3,48 F pour les hommes, c’est-à- dire bien inférieurs à ce qu’ils étaient dans d’autres manufactures, celles de Bordeaux ou de Paris par exemple. Cette différence provenait de ce que l’État fixait les salaires en fonction d’un classement national, déterminé par le niveau moyen des salaires et du coût de la vie des régions où les manufactures étaient implantées. L’État ne voulait pas faire concurrence aux industriels locaux et pousser à l’élévation des salaires. Une lettre de 1870 définit très bien cette position : La loi de l’offre et de la demande ne doit jamais être méconnue et à tous les degrés de la hiérarchie nous devons nous placer identiquement au même point de vue que si nous étions des industriels exploitant pour notre propre compte1 En 1882, l’administration centrale insistera encore sur la nécessité de ne pas « compromettre par des augmentations injustifiées les

1 Jean Heffer. Les cigarières toulousaines en grève 1870-1875 285

conditions économiques des centres industriels » dans lesquels l’État exploitait une manufacture2. Comme Toulouse était réputée pour son bon marché, elle fut classée au dernier rang, et le taux des salaires, aligné sur la moyenne toulousaine, était bas. En 1874, une balayeuse, payée à la journée, gagnait environ 1,60 F, une cigarière de 1,50 F à 2 F pour dix heures de travail effectif. Bien souvent à cette époque, les cigarières faisaient d’ailleurs plutôt douze heures que dix. Leurs horaires s’étalaient de 6 h 30 du matin à 8 h 30 du soir ; un arrêt de deux heures vers midi coupait seul cette longue journée. De plus, leurs salaires étaient incertains, car ils variaient en fonction du rendement. Ils dépendaient de leur habileté et de leur rapidité, qui devaient être grandes : « Suivant la conformation de leurs mains, la souplesse ou la précision de leurs mouvements, la finesse de leur toucher et le degré d’attention qu’elles peuvent soutenir, la productivité de ces ouvrières varie du simple au double »3 écrit un observateur qualifié en 1902. La confection d’un cigare était donc chose délicate et le métier de cigarière assez difficile à acquérir. Voici comment le décrit le même auteur : La cigarière travaillant à la main place sur sa table une sous-cape dans laquelle elle enveloppe les tripes, puis elle roule en spirale la robe autour de la poupée et donne au cigare la forme voulue, en façonnant la tête4. Pour acquérir la dextérité nécessaire, un an ou deux d’apprentissage étaient nécessaires, alors qu’en moins de trois semaines, les cigaretteuses pouvaient s’adapter à la fabrication des cigarettes. Les cigarières étaient donc des ouvrières qualifiées, les plus qualifiées de la manufacture. Malgré cela, en raison des irrégularités de rendement et des contraintes de fabrication imposées par la direction, leurs salaires étaient très variables et constamment menacés depuis 1866.

2 Idem. 3 Charles Mannheim, De la Condition des ouvriers dans les manufactures de l’État (tabacs, allumettes), thèse pour le doctorat..., Paris, V. Giard et E. Brière, 1902. 4 Ibid. 286 Rolande Trempé

La hausse du coût de la vie à partir de 1870, va accentuer l’insatisfaction des ouvrières. Le directeur de la manufacture est le premier à la souligner. Celui de la Poudrerie en témoigne également5. D’après lui, la base de l’alimentation carnée des travailleurs toulousains était le porc : or le prix de celui-ci s’est élevé de 1,33 F le kilo en 1869, à 1,45 F en 1872- 73 ; le mouton et le bœuf ont suivi une évolution semblable, quant au pain, il a crû dans le même temps de 27%. Les loyers déjà chers étaient également en hausse. La vie quotidienne devenait de plus en plus difficile de l’aveu même du directeur de la manufacture. Celui de la poudrerie confirme que les salaires toulousains sur lesquels ceux de la manufacture sont alignés « paraissent faibles eu égard au prix des subsistances » et que « dans les conditions actuelles, l’ouvrier chargé de famille ne peut que très difficilement faire des économies »6. Cette hausse du coût de la vie provoqua la demande d’augmentation de salaire de janvier 1874. Cette date ne semble pas être le fruit du hasard. On est en plein hiver et de plus au lendemain de la fermeture saisonnière de la manufacture. Deux fois par an et pendant plusieurs jours, l’usine fermait ainsi ses portes pour inventaire : les ouvrières mises en chômage forcé ne recevaient cependant aucune indemnité. Leur budget était déjà si juste qu’il n’en fallut pas plus pour le déséquilibrer, et les pousser dès la reprise du travail, à réclamer une hausse des salaires. Pour des salariés, défendre le salaire c’est défendre le droit à la vie. On peut donc considérer que ce type de lutte est vital et qu’il se situe au niveau élémentaire, primitif même des luttes revendicatives. Celles des cigarières, qui s’inscrivent d’ailleurs dans le prolongement de la vague de grèves qui ont affecté la plupart des corps de métiers toulousains en 1868 et 1869 sont donc typiques de leur condition.

5 Archives nationales : Enquête parlementaire de 1872 sur la situation des classes ouvrières en France – Dossier C 3022. 6 Idem. Les cigarières toulousaines en grève 1870-1875 287

Mais cependant leur combat revêt une originalité certaine qui est sans doute en rapport avec le caractère de l’entreprise dans laquelle elles travaillent. Contrairement aux tailleurs de pierre, forgerons et peintres, ouvriers maçons, serruriers, charpentiers, charrons, cordonniers, scieurs de long, imprimeurs d’indiennes en lutte en 1868-1869, qui appartiennent le plus souvent à de petits ateliers de type artisanal, les cigarières relèvent d’une grande entreprise capitaliste. Le fait que l’État en soit le propriétaire ne modifie en rien la nature des rapports sociaux qui régissent le travail. Le Directeur et l’ingénieur de fabrication dirigent l’usine, avec le même souci de rentabilité que s’ils étaient au service d’un propriétaire privé (la lettre citée plus haut met ce fait en valeur). Leur autorité pèse aussi souverainement sur le personnel. Elle s’exerce par l’intermédiaire d’un encadrement très hiérarchisé, entièrement masculin jusqu’en 1870 (ce n’est qu’après 1870 que quelques femmes seront autorisées à concourir aux emplois de surveillantes). Depuis 1866, nous l’avons vu, le contrôle auquel les cigarières étaient soumises était encore renforcé et la vigilance des surveillants accrue. Durant toute la journée, ils veillaient à l’application stricte d’un règlement draconien qui imposait le silence dans les ateliers. Les ouvrières ne pouvaient se laisser aller ni à rire ni à plaisanter en roulant les cigares. De plus, elles devaient se soumettre à un double contrôle de fabrication et subir la fouille à la sortie. Cette pratique les humiliait quotidiennement et faisait peser sur elles la crainte d’un renvoi. Celles qui étaient trouvées porteuses de la moindre parcelle de tabac étaient renvoyées sur le champ. Les cigarières, excédées, vont dénoncer cet autoritarisme et tenter de le mettre en échec, tant en 1870 qu’en 1875. C’est en cela que leur lutte se singularise et porte une marque significative par rapport au milieu toulousain tout au moins, car les mineurs de Carmaux, ouvriers de la grande industrie, mettront eux aussi en cause le principe d’autorité en 1869. En 1870, les cigarières demandent le renvoi de l’ingénieur rendu responsable des mesures coercitives et de l’excessive sévérité avec lesquelles elles étaient appliquées depuis quelques années ; en 1875, deux stagiaires ayant été renvoyées pour avoir refusé d’appliquer une 288 Rolande Trempé

nouvelle manière de tailler les robes, les ouvrières se mirent en grève pour obtenir leur réintégration et le maintien des anciennes méthodes de travail. Dans les deux cas elles contestèrent les privilèges exorbitants dont jouissait la Direction : celui de déterminer autoritairement les conditions de travail et surtout celui de renvoyer sans appel et sans discussion les ouvrières indisciplinées. Contester ce droit, expression suprême de l’autorité détenue souverainement par le Directeur, au nom de l’État et appliquée en vertu des règlements administratifs, c’était déjà beaucoup, mais réclamer le départ de l’ingénieur responsable de leur application, c’était mettre en question tout le système de commandement. Les cigarières, en agissant ainsi, récusaient le choix de ceux qui exerçaient l’autorité, la manière dont elle était exercée, et finalement le principe d’autorité lui-même. La démarche en elle-même, et pour l’époque, était d’une audace inouïe, surtout venant de femmes. Elle traduit la profondeur du mécontentement des cigarières ; elle permet aussi de mesurer l’ampleur de l’échec directorial. Mais si son contenu est révélateur, la manière dont la volonté des ouvrières s’est exprimée ne l’est pas moins. Tout d’abord, au cours des trois mouvements, ce sont les cigarières qui entraînent l’ensemble des femmes de la manufacture. Elles font preuve d’un esprit de corps, d’un sens de la discipline et de l’organisation remarquables, mais aussi d’une rare vigilance pour faire échec aux pièges qui leur sont tendus. La « mise en concurrence » à laquelle elles ont été soumises depuis 1866 ne les a pas dressées les unes contre les autres, comme on l’espérait. Face à la Direction, elles font bloc : en 1870, c’est à l’unanimité qu’elles réclament le départ de l’ingénieur ; sur le refus du Directeur, elles cessent toutes le travail. Mais c’est sans doute en 1875 que leur comportement est le plus significatif. Les ouvrières renvoyées n’étaient que de simples stagiaires et des robeuses, c’est à ce double titre qu’elles avaient d’ailleurs été choisies pour la mise à l’essai d’un nouveau mode de travail, destiné à être généralisé par la suite. Les cigarières comprirent l’importance de l’enjeu et dès le lendemain du renvoi des deux robeuses, elles se solidarisent avec les exclues et déclarent la grève pour obtenir leur réintégration. Cette réaction imprévue surprit les autorités. Mais ce qui devait les étonner Les cigarières toulousaines en grève 1870-1875 289

bien davantage, de même que les journalistes, c’est la façon dont elles ont conduit leurs mouvements. Dans tous les cas, la grève ne fut déclarée qu’après une vaine démarche auprès du Directeur et du Préfet. Ce qui montre bien que la cessation du travail n’est pas le fruit d’un coup de tête, mais la réponse réfléchie imposée par une situation bloquée. La conduite de la grève souligne assez que rien ne fut laissé à l’improvisation. En 1870, la grève dura une semaine. Dès le premier jour et chacun des jours qui suivirent (sauf le dimanche), les cigarières organisèrent des assemblées de grévistes, en plein air, tantôt aux abords de la manufacture, tantôt sur une place, tantôt à l’abri des ramiers des bords de la Garonne, tantôt au-delà de la barrière du Port de l’Embouchure... Les lieux sont variés, car le droit de réunion n’existe pas et il faut échapper à la surveillance de la police. Une seule fois, elles se réunirent en salle à Saint-Cyprien, le faubourg ouvrier où la plupart d’entre elles habitaient. C’est au cours de ces réunions qu’elles définirent leur ligne de conduite et que se forgea la cohésion de leur résistance. Elles s’engagèrent d’abord à ne pas céder avant d’avoir obtenu satisfaction totale, et afin de couper court à toute défaillance de certaines d’entre elles, elles décidèrent de se rendre, chaque jour, en groupe à la porte de la manufacture aux heures de l’entrée au travail, afin de montrer « aux faibles et aux timides qu’elles peuvent compter sur 1’appui solidaire de toutes leurs camarades ». Elles tinrent parole, pendant une semaine au nombre de 700 à 800, matin et soir elles furent là, avant ou après le meeting quotidien. Après avoir affirmé leur présence et leur volonté de lutte devant la manufacture, elles se constituaient en cortège et se rendaient à la préfecture en défilant à travers la ville, au grand étonnement des Toulousains. C’est encore en assemblée générale qu’elles décidèrent de la conduite à tenir face aux manœuvres de la Direction et de la Préfecture. Celles-ci ne manquèrent pas ! Pour essayer de diviser le mouvement, le Directeur essaya de les intimider. Dès le deuxième jour de la grève, il fit afficher une circulaire qui annonçait que 290 Rolande Trempé

600 ouvrières « revenues à la raison » avaient promis de rentrer et que seules les « mauvaises têtes » persistaient à faire grève. Il avait mis le dimanche à profit pour semer le désarroi chez les grévistes et obtenir la reprise du travail le lundi, sans faire aucune concession. Il en fut pour ses frais : une douzaine d’ouvrières seulement répondirent à son appel et furent considérées comme des traîtres par leurs camarades. Les grévistes déjouèrent également les manœuvres du Préfet qui avait reçu plusieurs délégations et qui, le mardi 24 mai, leur demanda de reprendre le travail, en les assurant qu’il leur serait donné satisfaction, sauf en ce qui concernait le renvoi de l’ingénieur... Elles refusèrent et rendez-vous fut pris avec le Préfet pour le lendemain. Quand le cortège des grévistes revint le lendemain, on leur déclara qu’elles avaient satisfaction ; elles tinrent alors une réunion à Saint- Cyprien. C’est là qu’elles décidèrent de ne reprendre le travail que si la démission de l’ingénieur « était affichée sur les murs de la ville et publiée par les journaux et principalement par L’Émancipation »... Les promesses dilatoires du Préfet avaient donc été sans effet. Le lendemain l’ingénieur démissionna et la nouvelle en fut publiée par les journaux. Le vendredi 27 mai, une semaine jour pour jour après la cessation du travail, les cigarières rentrèrent à la manufacture, victorieuses. Elles firent preuve de la même cohésion et de la même volonté en 1875, dans des conditions de lutte bien plus difficiles. En mai 1870, elles avaient profité de l’effet de surprise d’abord, et de la crise d’autorité que l’Empire subissait à Toulouse, où les élections lui avaient été particulièrement défavorables. Le Préfet avait sans aucun doute manœuvré pour faire cesser la grève, mais il n’avait pas essayé de la briser par la force ; un seul incident de police avait été signalé. Il en fut tout autrement en 1875. La Commune avait laissé des traces durables, la classe ouvrière était suspecte, toute grève dangereuse, et tout rassemblement condamnable. C’est pourquoi les grévistes vont se heurter dès la première heure à une résistance énergique, et de la Direction de la manufacture, et du Préfet. Elles vont lui faire face avec courage, car la répression va s’abattre sur elles. Les cigarières toulousaines en grève 1870-1875 291

L’attitude du Préfet, lors de la grève de 1874, avait déjà fait pressentir ce qui allait se passer. En effet, le 12 janvier, lorsqu’elles avaient décidé d’aller, comme en 1870, manifester à la Préfecture pour obtenir l’appui du Préfet et arracher une augmentation de salaire, elles s’étaient heurtées à l’armée qui protégeait la cour de la Préfecture, et occupait également celle de la manufacture... En mars 1875, dès le premier jour, l’Écho de la Province annonce que « l’autorité préfectorale a pris les mesures les plus énergiques pour réprimer toute manifestation publique ». Toute démonstration de ce genre va donc être interdite aux grévistes. Il ne leur sera même pas possible de stationner, comme en 1870, aux portes de la manufacture et de surveiller les entrées : des agents de police y seront postés et les feront circuler. Tandis que par la force on empêche les cigarières d’organiser la lutte, la Direction de la manufacture essaie de faire pression sur elles. Tout d’abord elle tente de briser la résistance des robeuses, en faisant venir des robes d’autres manufactures. Mais la solidarité des cigarières empêche la manœuvre de réussir. Pour briser le mouvement devenu général, le Directeur, retranché derrière l’autorité du ministre des Finances, leur fait savoir une première fois que « si elles ne rentrent pas (le jeudi 18), elles ne pourront être admises que sur une autorisation spéciale de l’administration ». Malgré cette menace, le jeudi, 145 seulement sur 1 400 ouvrières environ, se présentèrent. Cette journée fut lourde de péripéties. Dès le lendemain, les grévistes tentèrent de se rassembler devant la manufacture : plusieurs furent arrêtées. Elles quittèrent alors la ville et se dirigèrent vers les côteaux de Pech­David. Cinq à six cents d’entre elles y parvinrent, mais des détachements de gendarmes à cheval et des sergents de ville les y rejoignirent et les dispersèrent brutalement. Malgré cela et malgré de nouvelles arrestations, les cigarières obstinées essayèrent de se regrouper à nouveau devant la manufacture ; elles étaient alors sept à huit cents... À six heures quinze du soir, le Ministère alerté accorda un délai d’une journée aux ouvrières « qui se présenteraient sans condition et avec soumission absolue ». La dépêche ajoutait : « toutefois, cette faculté de rentrer n’est pas applicable aux ouvrières que le conseil de l’Établissement jugerait opportun de laisser au dehors ». 292 Rolande Trempé

C’était un ultimatum et la menace de renvoi pour certaines, menace anonyme et d’autant plus inquiétante ; c’était la manifestation d’un pouvoir absolu. Le jour dit, 160 ouvrières se présentèrent sur près de 1 400. Rien n’a donc intimidé les femmes, ni les charges de police, ni les arrestations, ni les menaces de renvoi ; rien n’a entamé leur solidarité. N’oublions pas qu’elles se battaient uniquement pour faire réintégrer deux stagiaires exclues. C’en était trop pour l’administration qui informa que désormais « les ouvrières ne rentreraient que munies d’une carte portant le timbre de la manufacture ». En riposte, les grévistes tentèrent à nouveau de manifester ; à nouveau elles se heurtèrent à la police. Et les arrestations de pleuvoir... Les ouvrières renoncèrent à tenir la rue, mais elles ne cédèrent pas pour autant. Devant cet entêtement, la Direction les avisa qu’elles « ne pourraient plus rentrer qu’individuellement et après en avoir fait la demande, l’administration se réservant le droit de l’accueillir ou de la rejeter ». À partir de ce moment, la grève fut transformée en un véritable lock-out et les cigarières furent à la merci de la direction qui les contraignit au chômage forcé pendant six semaines ; ce n’est que fin avril que le travail reprit normalement après un filtrage sévère des ouvrières réembauchées. Les cigarières étaient battues : vingt furent définitivement exclues. Plusieurs d’entre elles, poursuivies pour délit de rébellion, d’atteinte à la liberté du travail ou d’outrage envers les agents de police, furent condamnées à la prison ou à des amendes. L’administration avait bien pris sa revanche sur 1870. Les femmes furent peut-être réduites au silence, mais elles ne furent sûrement pas soumises. La formation d’un syndicat des tabacs purement féminin quelque vingt ans plus tard, prouve que les luttes des années 1870-1875 avaient laissé des traces profondes parmi elles. Ces luttes nous ont permis de faire connaissance avec un groupe d’ouvrières bien individualisé par le métier et dont l’esprit de solidarité tient sans doute aux conditions dans lesquelles il s’exerce, mais aussi à la manière dont les cigarières étaient recrutées. On était cigarière de mère en fille, car la manufacture tenait beaucoup au Les cigarières toulousaines en grève 1870-1875 293

caractère familial du recrutement : les sœurs, les nièces des cigarières étaient sollicitées de préférence aux étrangères. De plus, les ouvrières de la manufacture de tabacs jouissaient d’un statut particulier qui leur garantissait une certaine stabilité d’emploi et leur procurait des avantages tels que la retraite. Leur groupe était pour ces raisons bien spécifique et fort homogène. De plus, il était bien ancré dans le milieu populaire toulousain. Les cigarières le reflètent par les sentiments républicains qu’elles semblent éprouver (leur confiance dans le journal L’Émancipation est significatif), par l’anticléricalisme dont elles font preuve à l’occasion de l’enterrement de l’une d’entre elles en 1872, par leur esprit combatif et volontiers frondeur. Leur volonté d’indépendance ne s’affirme-t-elle pas avec défi en ce jour de mai 1870, où elles se rendirent le jour de la paye devant la manufacture, mais refusèrent d’encaisser leur salaire afin de prouver à l’ingénieur dont elles demandaient le renvoi « qu’il se trompait s’il croyait les réduire par la misère et les ramener par les privations et par la faim » ! Ainsi les cigarières en grève affirmèrent-elles leur dignité et leur fierté d’ouvrières et de femmes ; ainsi surent-elles imposer respect aux autorités et admiration à la population toulousaine étonnée mais sympathisante.

Janvier 1980

Cet article a été écrit à l’aide de trois sources essentielles :

– une thèse de 3e cycle (1967) : Jean HEFFER, « La manufacture de tabacs de Toulouse au XIXe siècle », 1811-1914. – un mémoire rédigé par Fiora KERR (1976) : « Les luttes des ouvrières de la manufacture des tabacs à Toulouse 1870-1875 ». – une recherche personnelle effectuée aux Archives nationales (F12 4653).

De la jeune fille à la femme mariée. La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918)

Laure PIGUET

Augusta (« Asta ») de Pourtalès (1886-1972), épouse von Mitzlaff, a expédié à sa sœur Constance (« Connie ») de Pourtalès (1884-1973), épouse de Saugy, d’innombrables lettres et cartes postales entre 1903 et 1972. Soigneusement emballés et conservés par cette dernière, ces envois ont récemment été exhumés de la cave d’un chalet familial à Yvoire en Haute-Savoie. Les adresses inscrites sur les enveloppes, les formules de salutations, tout comme les formules finales confèrent à cet échange l’apparence d’un geste intime amené à prolonger la relation des deux sœurs brusquement interrompue par le mariage de l’aînée. La correspondance est en réalité adressée à un large groupe familial1, ainsi que le prouvent de multiples indices, par exemple cette description de la réception des envois, aujourd’hui perdus, de Connie par Asta : « [...] c’est un tel événement quand ta lettre arrive, tout le monde se l’arrache »2. La lettre, comme d’autres archives personnelles (mémoires, autobiographies et journaux intimes), est le support de la description, par un individu, de ses actes, pensées ou sentiments3. Longtemps écartés de la recherche historique à cause de la subjectivité des récits conservés4, la valeur de ces documents s’est révélée dès la fin des années soixante, au moment où de nouveaux champs de recherche en

1 Cette structuration « dialogique » de la correspondance familiale se retrouve dans d’autres échanges épistolaires (Poublan 1998 : 204). 2 Lettre du 17.10.1904. Afin de rester au plus proche de la source, la retranscription a maintenu les fautes d’orthographe et de ponctuation, ainsi que les abréviations. 3 Dekker 2002 : 14. 4 Dekker 2002 : 21-23. 296 Laure Piguet

histoire se sont ouverts5. L’archive privée a, entre autres choses, permis d’historiciser les comportements intimes ou d’écrire une partie de l’histoire des femmes, grandes productrices d’écritures ordinaires (journaux intimes et correspondances)6. Surpassant l’aspect anecdotique des témoignages de la vie quotidienne, sociologues et historiens se sont penchés sur la correspondance pour observer, par exemple, des interactions sociales telles que la solidarité fraternelle7 ou pour comprendre le rôle de la pratique épistolaire elle-même au sein des familles8. Correspondre s’avère être une tâche domestique fréquemment déléguée aux femmes9 dont le but est d’assurer la cohésion des groupes dispersés grâce à la circulation d’informations sur les uns et les autres10. En outre, l’écriture épistolaire féminine se révèle, selon les corpus, être un moyen d’affirmer sa place sociale en se composant en femmes mariées11, un espace permettant une affirmation de soi12, voire un lieu rendant possible la constitution de réseaux féminins et une intrusion, brève, dans la sphère publique13. Les lettres et cartes postales expédiées par Asta à Connie entre 1903 et 1918 offrent la possibilité d’approfondir les connaissances sur le rôle de l’échange épistolaire pour les femmes, contribuant ainsi à l’« immense chantier » qu’est l’étude des écritures ordinaires féminines14. Composé de presque autant d’envois de l’épistolière célibataire (1903-1910) que de la femme mariée (1910-1918), cet extrait du corpus révèle de profondes modifications de la pratique épistolaire15. Dès le mariage, le contenant et le contenu textuel subissent en effet de multiples transformations qui

5 Artières & Kalifa 2002 : 9. 6 Virgili 2002 : 7-8 ; Lacoue-Labarthe & Mouysset 2012 : 9. 7 Isambert-Jamati 1995. 8 Chotard-Lioret 1983 ; Dauphin, Lebrun-Pézerat & Poublan 1995. 9 Poublan 1998 : 204. 10 Perrot 1999 : 167. 11 Dauphin & Poublan 2011 : 2. 12 Lacoue-Labarthe 2011 : 117. 13 Hoock-Demarle 2012. 14 Lacoue-Labarthe & Mouysset 2012 : 12. 15 La fin de la Première Guerre mondiale a d’abord été choisie comme borne chronologique permettant de réduire l’ampleur du corpus à étudier. La symétrie entre ces deux périodes du temps privé s’est révélée lors de la lecture. La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918) 297

confèrent au lecteur extérieur le sentiment déconcertant, lors d’une première lecture, de ne plus avoir au bout de la plume le même individu. Considérant le temps privé comme contexte de production, l’analyse diachronique des récits permet de valoriser les différentes manières d’écrire sa place sociale conservées par les lettres, témoignant de la césure que représente le mariage16 jusque dans la manière de se raconter et démontrant que l’écriture épistolaire de soi est avant tout une écriture pour les autres.

Quelques éléments de biographie Asta et Connie sont issues de la branche suisse de la famille des Pourtalès, réfugiés protestants ayant fui la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Installés à Neuchâtel, principauté placée sous la suzeraineté du roi de Prusse depuis 1707, les Pourtalès font fortune grâce, notamment, à l’industrie textile17 et sont anoblis en 175018. La pratique de l’échange épistolaire par les femmes de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie étant attestée19, les lettres d’Asta appartiennent, selon toute probabilité, à une culture familiale et sociale solidement établie. Séparée de sa sœur aînée suite au mariage et à l’aménagement subséquent de cette dernière à Londres en 1903, Asta lui adresse en moyenne deux lettres par mois et un nombre variable de cartes postales depuis Genève, où elle vit avec sa belle-mère Hélène, puis depuis l’Allemagne. Les sept premières années de cet échange épistolaire sont dues à la plume d’une jeune fille célibataire et orpheline dès 1904. Si les lettres gardent la trace, infime, d’une mise sous tutelle jusqu’à sa majorité20 (« [j]’ai écrit à mon tuteur […] »21), Asta semble22 ensuite gérer

16 Martin-Fugier 1999 : 213. 17 Bergeron 1970 : 498. 18 Diesbach Belleroche 1996 : 94. Sur l’histoire de l’enfance des deux jeunes filles et surtout de leur frère Guy de Pourtalès, voir Jakubec & Delacrétaz 2006. 19 À ce propos, voir notamment Petrucci 2008. 20 À cette époque, l’âge de la majorité en Suisse est fixé à vingt ans (Bridel 1909 : 41). 21 Lettre du 05.03.1905 (je souligne). 22 L’histoire du droit des femmes en Suisse avant la mise en vigueur du Code civil suisse en 1912 reste peu étudiée. Comme beaucoup d’autres pays européens, les législations cantonales ont été fortement influencées par les principes du Code 298 Laure Piguet

les revenus dont elle a hérité de manière indépendante (« […] je ne fais plus que de payer des notes, enfin je fais des chèques »23), jouissant d’une forte autonomie. Les lettres révèlent qu’Asta et ses proches s’inquiètent de ce célibat prolongé, bien que son âge au mariage (24 ans) ne soit que d’une année supérieure à la moyenne des femmes des classes aisées en Suisse24. C’est lors d’un séjour en 1910 chez son amie Cécilie de Mecklembourg-Schwerin, héritière de la couronne impériale allemande, qu’elle rencontre Otto von Mitzlaff avec qui elle se marie la même année. Elle s’installe alors en Allemagne, d’abord à Potsdam, puis à Drosedow en Poméranie, où le couple dirige une exploitation agricole et donne naissance à quatre enfants.

Les récits de la jeune fille (1903-1910) De 1903 à 1910, les lettres d’Asta s’appliquent à restituer la vie quotidienne dans ses moindres détails en respectant le déroulement chronologique des événements. Cette forme particulière se remarque grâce à la mise en exergue du jour de la semaine, à l’annonce de sa démarche par de courtes phrases comme : « [d]onc aujourd'hui jeudi je commence »25 et, du point de vue lexical, à l’accumulation d’adverbes de temps (hier, demain, aujourd’hui). La lettre ressemble à un journal intime dans lequel se reconnaît « le côté “agendaire” des livres de raison, soucieux de consigner les dépenses et le temps qu’il fait, de réguler ses ressources et bientôt le bien le plus précieux : l’emploi de son temps »26. Sur l’ensemble de la période, les envois sont composés sur ce modèle : Le matin je vais avec maman [Hélène] ds. la rue d’Antibes. Ns. allons chez le petit tailleur ou l’on t’a fait ta robe en drap noir l’année passée Il me fait un costume court jupe à plis et boléro en espèce de lainage gris avec raies plus foncées très joli ! Vendredi matin, Tu vois que j’ai du

Napoléon. La loi régissant la situation des femmes célibataires et majeures est donc probablement similaire au Code civil français. Celui-ci stipule que, une fois majeure, la femme célibataire devient responsable d’elle-même et de ses biens (Mottu-Weber 2004-2005 : 22-23 ; Dauphin 2002 : 519). 23 Lettre du 31.10.1906. 24 Head-König 2013. 25 Lettre du 29.03.1904. 26 Perrot & Ribelli 1985 : 170. La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918) 299

interrompre cette lettre assez longtemps, mais je veux tout te raconter depuis lundi. Mardi pic-nique [...] !27 Reléguant aux marges les nouvelles des uns et des autres, le cœur des lettres d’Asta est un long récit destiné à se raconter. Elle compose des textes rythmés par d’innombrables verbes de mouvement (arriver, partir, sortir, aller, se promener, rouler), dans lesquels elle décrit de multiples déplacements entre ses divers lieux de vie (Genève, Gênes, Rome, Cannes ou Londres). Si elle se contente de faire la liste des activités qui relèvent de son ordinaire (cours de piano, visites de charité, etc.), les moments extraordinaires à ses yeux sont exposés dans les moindres détails (pique-nique, opéra, bal, etc.) et toujours accompagnés de nombreux adjectifs qualificatifs (chic, exquis, roulant, sombre, affreux, rasant). Elle s’attarde sur la description des moments valorisés par le groupe et la « classe de loisir » internationale qu’est l’aristocratie28 (tennis, courses, régates), tandis que tout ce qui relève de la vie intérieure fait rarement l’objet de récit et demeure obscur aux yeux du lecteur extérieur. Les activités domestiques comme la couture et les écritures conventionnelles semblent avoir pour l’épistolière un statut différent des autres : « […] l’après-midi ns. avons bp. travaillé (je fais un coussin genre Louis XV pr. Tante Pasteur) […] »29 ; « [e]t les cartes de noël quel travail […] »30. L’utilisation répétée du terme « travail » révèle qu’Asta considère l’acquisition de ce savoir nécessaire à une jeune fille de l’aristocratie sur le marché du mariage comme une tâche obligatoire, et non comme un art d’agrément dont le seul but serait de passer le temps. Si elle se présente aux siens comme soucieuse d’acquérir les compétences attendues d’une femme mariée, ces activités ont à ses yeux peu d’intérêt, en tout cas narratif. Asta s’attèle donc à renvoyer l’image d’une personne active, un besoin qui s’inscrit sans doute dans une évolution sociale globale quant à la perception du temps, lequel se doit d’être de plus en plus « calculé, prévu, ordonné [...] »31. La nécessité ressentie par la jeune fille de

27 Lettre du 10.03.1904. 28 Corbin 1995 : 61-62. 29 Lettre du 18.05.1904 (je souligne). 30 Lettre du 21.12.1903 (je souligne). 31 Corbin 1995 : 10. 300 Laure Piguet

convaincre par l’écriture que chaque heure est employée à bon escient correspond à la forme agendaire prise par les lettres, laquelle contribue ainsi au message envoyé aux destinataires. Cette forme particulière de présentation de soi est sans doute productrice de sens pour la célibataire socialement déconsidérée du fait de sa prétendue improductivité32 : le récit d’activités multiples pourrait acquérir une dimension presque performative conférant au scripteur lui-même le sentiment d’être utile et non oisif. Le soin qu’elle prend à décrire chacun de ses gestes, à détailler ses activités, à assurer ses destinataires qu’elle est toujours chaperonnée lors de ses déplacements (« [j]e fais tjs. très attention aux chaperons […] »33) est sans doute également une réponse à la surveillance symbolique exercée par les siens malgré la distance qui les sépare. Or, prouvant qu’Asta module son récit en fonction de ses destinataires, quelques lettres adressées à Connie seule brouillent l’image d’elle-même que la jeune fille s’applique à construire. Profitant de la solitude de sa sœur à Londres, garantie que sa lettre ne sera pas lue à la cantonade, Asta évoque certaines difficultés : « [v]raiment je suis lasse de ces voyages continuels, de ces séjours ici et là ; je sens que c’est mauvais pour moi + que je soupire pour un chez moi. […] »34. Ce mouvement constant qui semble au lecteur extérieur témoigner d’un affranchissement de certaines contraintes sociales est vécu par l’épistolière comme une forme particulière d’assujettissement. L’indépendance en droit de la jeune fille est en effet mal perçue par son entourage, témoignant d’un puissant décalage entre la législation et les mœurs. Ne pouvant vivre seule afin de préserver sa réputation, et donc sa valeur matrimoniale, Asta est en fait contrainte de suivre ses proches qui la prennent en charge à tour de rôle (« […] je resterai ici jusqu’au Dimanche 11 nov. puis j’irai chez T. Anna jusqu’au 15, puis chez Lulu jusqu’à ce que maman revienne […] »35). Face à cette situation pour elle pénible, la seule solution envisagée semble être celle de se soumettre. Elle se raconte, dans ses rares moments de confidences, comme désirant le mariage et un foyer (« […] je t’envie d’avoir en plus un bon

32 Dauphin 1984 : 229. 33 Lettre du 11.12.1907. 34 Lettre du 19.10.1908 (je souligne). 35 Lettre du 31.10.1906. La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918) 301

mari + 2 amours d’enfants. Voilà la vraie vie heureuse ! »36). Ainsi, une réalité plus complexe, causée par la difficulté de ne pas posséder de chez soi stable et d’être constamment astreinte à se conformer aux volontés des uns et des autres, se dessine donc aux yeux du lecteur – réalité peu conforme à l’image que la jeune fille est obligée, ou se croit obligée, de renvoyer d’elle-même lorsque ses lettres sont lues par le groupe familial élargi.

Les récits de la femme mariée (1910-1918) La transformation en épouse Dès le mariage (juillet 1910), le récit se resserre sur les espaces intérieurs. Asta consacre, dans un premier temps, ses envois à la description de sa nouvelle demeure et surtout des espaces de l’intimité du couple. L’épistolière énonce des frontières à l’intérieur de cet espace, permettant de voir à l’œuvre une puissante distinction entre les lieux intimes réservés à l’homme et ceux réservés à la femme : à chacun sa « gender-specific room »37 pour lui le fumoir, apanage des hommes, pour elle le boudoir, pièce réservée aux femmes depuis son apparition au XVIIIe siècle38. Les espaces individuels, décrits dans leur opposition, se démarquent de surcroît l’un de l’autre grâce à la symbolique des couleurs qui touche autant les vêtements intimes que la peinture des murs (« [...] la 2° gde chambre sera pour Otto (très grande), jolie chambre à [illisible] avec papiers bleu vif »39 ; « [...] mon boudoir sera très clair genre américain, un peu bombon »40). La présence, à l’intérieur d’un même espace de vie, de lieux genrés est commune à l’ensemble de l’aristocratie au XIXe siècle41. L’usage des couleurs pour marquer la différence des sexes est plus singulier. En effet, bien que la première mention du rose et du bleu comme couleurs genrées remonte aux années 1860, l’appropriation massive

36 Lettre du 27.06.1907. 37 Lilley 1994 : 198. 38 Lilley 1994 : 193. 39 Lettre du 10.08.1910. 40 Lettre du 10.08.1910. 41 Hall 1999 : 73. 302 Laure Piguet

de celles-ci comme un signe distinguant le féminin du masculin ne s’est pas imposée avant les années 1950 aux États-Unis42. Il convient surtout de relever l’importance pour Asta de procéder à ces distinctions, ainsi que de mettre en récit non seulement une « codification collective »43 habituelle, mais également de s’approprier des modes distinctifs encore peu usités. Ce phénomène est d’autant plus marquant qu’elle n’a jamais mentionné, dans ses lettres de jeune fille, le fait de porter les signes spécifiques du féminin. L’explication de cette surécriture des codes est sans doute à chercher dans la fragilisation identitaire qu’a représentée cette longue période de célibat. L’écriture épistolaire de soi devient un moyen d’affirmer, voire de célébrer, le retour dans la norme, dans l’attendu du destin féminin. Les attributs de la féminité sont soudainement revendiqués dans les lettres, comme si, par le mariage, elle obtenait le droit de les brandir, et comme si sa qualité de femme ne pouvait être revendiquée qu’au moment où son opposé, le masculin, existe. Une fois l’installation terminée, le récit se concentre sur les tâches domestiques. Le couple semble se diviser le labeur naturellement et harmonieusement, conformément aux modèles en vigueur. Otto se charge de l’aspect productif de l’entreprise familiale grâce à l’élevage et à la vente de chevaux, tandis qu’Asta s’occupe de la gestion de la consommation domestique, ainsi que de la nombreuse et mouvante domesticité avec l’argent que son mari lui octroie. L’épistolière s’attèle à décrire son apprentissage de la gestion de son foyer – des verbes plus organisationnels dominent alors ses écrits (programmer, faire, falloir, penser, décider, acheter) –, demande des conseils à son aînée et se félicite de l’accomplissement de ses devoirs. Comme auparavant, elle met en avant un emploi du temps surchargé (« [j]’ai bp à faire +, peu de temps vu ma vie réglée »44), mais n’utilise plus jamais le terme « travail » pour qualifier ses activités intérieures. Elle l’emploie par contre pour ses domestiques : « [...] on pourra la tuer de travail je crois – »45. Ce transfert lexical semble démontrer que l’intégration dans l’économie

42 Paoletti 2012 : 89. 43 Fraisse & Perrot 2002 : 11. 44 Lettre du 12.21.1910. 45 Lettre du 03.10.1912 (je souligne). La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918) 303

domestique empêche l’usage de ce terme spécifique pour soi-même. À l’inverse, Clémentine Limperani, aristocrate parisienne mariée à un Corse quatre-vingts ans plus tôt, se sert de ce mot pour qualifier ses tâches dans ses missives hebdomadaires destinées à sa mère (« [j]e commence à me faire à ce genre de travail […] »46). Le contraste entre Clémentine et Asta demanderait à être étayé par des sources plus nombreuses, mais il semble démontrer l’influence du changement dans le regard que la société porte sur le travail domestique au dix-neuvième siècle, faisant « de la femme au foyer une oisive », administrant un personnel « qui la décharge de tout travail »47, ainsi que celle des représentations sociales sur l’écriture épistolaire jusque dans le vocabulaire utilisé. Les débuts de la Première Guerre mondiale modifient pour un temps ces récits. Les deux sœurs, l’une allemande d’adoption et l’autre, résidant alors à Genève, plus encline à la francophilie, se disputent sur les responsabilités du déclenchement du conflit (« [...] tu dis que ns. av. commencé la guerre. Là-dessus on peut discuter jusqu’en l’an 2000 »48). Puis, ayant constaté l’inanité de ces débats, elles renoncent à évoquer le sujet. Les envois d’Asta n’évoquent alors plus la guerre que par le biais de nouvelles d’Otto et d’autres membres de sa famille mobilisés. L’apparition de réflexions climatiques est, par ailleurs, le seul indice permettant de comprendre que l’épistolière prend en charge le domaine agricole en l’absence de son mari (« [l]e temps est juste ce qu’il faut ! soleil + pluie + les récoltes s’annoncent superbes »49). Les textes d’Asta connaissent une métamorphose immédiate dès son accession au statut de femme mariée. La forme agendaire est abandonnée, confirmant ainsi le rôle spécifique que joue, pour la jeune fille, ce journal intime interrelationnel. Ses écrits prennent rapidement une structure plus banale, s’accordant à la définition générique de la lettre ordinaire : un pêle-mêle d’informations disposées sans hiérarchie ni effort compositionnel, reproduisant les tournures de la

46 Savreux 1999 : 57 (je souligne). 47 Fouquet 2004 : 51. 48 Lettre du 13.06.1915 49 Lettre du 07.06.1916 304 Laure Piguet

conversation50 (« […] j’ai bp. pensé à toi le soir de ton dîner Est ce que ça vous a coûté très cher ? Otto trouve que 17 bouteilles de champagne est très peu, Ici ils en boiraient 30… ces Allemands assoiffés de boisson »51). Son rayon d’écriture ne dépasse presque plus jamais les murs de la maison, et le monde extérieur, si prégnant auparavant, n’existe plus que grâce aux fenêtres. Or, quelques indices incitent à penser qu’Asta compose à nouveau une image d’elle-même, cette fois- ci de femme d’intérieur et mère dévouée, incarnation de l’idéal féminin, dont le lien avec la réalité est lui aussi complexe à établir. Laissant deviner la nécessité ressentie par l’épistolière d’assurer les siens de son allégeance aux valeurs et aux normes familiales et sociales associées au féminin, la seule lettre qui atteste d’un relâchement dans cette composition de soi donne lieu à une vigoureuse autodéfense : « [n]e crois pas que je néglige la petite à cause de cette mondanité ! J’assiste tous les matins à son bain + le soir à 6 h. à son lavage »52. De plus, si Asta n’évoque jamais sa participation à l’élevage et à la vente des chevaux, un indice permet de supposer qu’elle se tient fréquemment à l’écurie – « Otto et moi ns. y sommes bp ! »53 – et donc, selon toute probabilité, qu’elle participe à son fonctionnement. La séparation des sphères de compétence entre l’homme et la femme se marque dans l’absence de récit concernant le domaine conventionnel de l’autre, mais ne reflète sans doute pas la réalité. Ainsi, tout comme les pratiques communicationnelles lors desquelles l’individu tend à « s’incorporer et à illustrer les valeurs sociales officiellement reconnues »54, l’écriture épistolaire de soi s’avère être biaisée par la relation interindividuelle et les attentes des destinataires, du moins celles imaginées.

L’apparition du corps La dimension charnelle d’Asta est invisible durant la première période de l’échange épistolaire. Cette absence est d’autant plus frappante que, dès le mariage, le corps dans ses manifestations et les soins qui lui sont procurés devient omniprésent. Accéder au statut de femme mariée

50 Grassi 1995 : 543. 51 Lettre du 06.02.1914. 52 Lettre du 28.01.1913. 53 Lettre du 10.08.1910. 54 Goffman 1979 : 41. La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918) 305

provoque donc un changement dans le statut du corps qui, de « part maudite du sensible »55 érigée en tabou, devient sujet d’intérêt pour soi et pour ses proches. En effet, certains indices prouvent que les infections d’Asta qui provoquent séjours en clinique et opérations sont en fait de vieilles maladies jamais mentionnées dans ses missives de jeune fille (« [d]is à T. Anna que Mallet [un docteur] est bien bête quand je le consultais il disait à Maman qu’il me fallait “le mariage” pr me guérir !! »56). L’épistolière décrit l’ensemble de ses symptômes et soins, parfois à même une carte postale, alors que celle-ci est lisible par tous (« [j]’ai eu cette nuit une forte “va-vite pas fermé l’œil + douleurs terribles ds les jambes etc + mal de tête »57) et mentionne l’arrivée de ses menstruations (« [j]e t’écris ds. mon lit (“having my days”) […] »58). Le même déplacement entre l’exprimable et l’inexprimable se produit relativement à la grossesse. La femme enceinte est, jusqu’au mariage, inexistante dans les récits d’Asta, et les enfants des autres, abondamment évoqués, semblent littéralement être nés « dans des choux ». Témoignant de la découverte des affres de la gravidité grâce au récit par d’autres de leurs propres expériences, la lettre à la sœur aînée se transforme en lieu d’expression de la crainte (« […] il paraît que ça a été terrible de 11 h. du soir à 7 h. le lendemain soir »59). Contrairement aux discours ambiants valorisant les joies de la maternité60, la communication entre femmes, que ce soit dans la conversation ou par écrit, autorise l’expression sans tabou de la peur, de la douleur et de la lassitude (« Elli [belle-sœur] à l’air très bien, mais se plaint assez + menace de s’ouvrir le ventre av. un couteau de cuisine ! (pr. rire) »61). L’absence de l’évocation des mécanismes corporels dans les écrits de jeune fille d’Asta est surprenante en comparaison d’autres correspondances du XIXe siècle dans lesquelles le corps malade n’est pas tabou62, voire est parfois le sujet principal des échanges63.

55 Dauphin 2003 : 70. 56 Lettre du 25.11.1910. 57 Carte postale du 08.12.1910. 58 Lettre du 12.09.1910. 59 Lettre du 10.01.1911. 60 Morel 2001 : 42. 61 Lettre du 11.01.1912. 62 Ruberg 2011 : 94-95. 306 Laure Piguet

Contenant à part presque égale des lettres de la jeune fille et de la femme mariée, le corpus analysé ici dévoile les changements apportés par le mariage sur la possibilité de produire, dans l’interrelation, un discours sur les manifestations corporelles. Cette différence de traitement semble dévoiler l’interdiction faite au corps non reproducteur d’exister, et donc de s’écrire, et surtout l’attente familiale et sociale dont il est l’enjeu à partir du moment où il devient réceptacle des futurs enfants, garantie de la continuité de la lignée. Le récit se transforme en un rapport envoyé à l’entourage du fonctionnement de celui-ci et du soin dont il est entouré. Ainsi, le mariage, rituel qui autorise pour Asta l’affirmation de son statut de femme par le déploiement des attributs de la féminité, autorise également l’écriture des manifestations corporelles. Le corps peut s’écrire, car il est devenu utile, le corps doit s’écrire afin de permettre conseils, rappels à l’ordre et sanctions familiales.

La disparition du style Les lettres de la jeune fille révèlent un talent dans l’écriture agréablement surprenant lors d’une première lecture, mais qui ne semble pas être une exception chez les épistolières ordinaires64. La découverte fréquente de textes de qualité dus à des plumes féminines pourrait provenir d’un biais de la conservation, des récits agréables à lire ayant peut-être plus de chances d’être sauvegardés par ceux qui les ont reçus. Les capacités narratives de la jeune fille se manifestent par l’utilisation d’une ponctuation variée, parfois maladroite, qui confère à ces récits ce que Sophie Delumeau qualifie de « théâtralisation de la vie quotidienne »65. De multiples signes typographiques mettent en scène le moment raconté : point d’interrogation, deux-points, points virgules, pointillés,

63 Chotard-Lioret 1985 : 66. 64 En effet, l’épistolière Caroline Duméril-Mertzdorff : « […] manifeste des qualités certaines pour l’écriture, par la vivacité du style et la diversité du ton », Constance Voyer d’Argenson fait preuve de « fréquentes envolées, [de] tournures élégantes d’invention personnelle […] » et Clémentine Limperani « […] sait écrire avec une parfaite aisance » (Dauphin, Lebrun-Pézerat & Poublan 1995 : 113 ; Delhaume 2007 : 236 ; Fabre 1999 : 204). 65 Delhaume 2007 : 236. La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918) 307

longue trainée de points de suspension lorsqu’elle cherche à rendre le suspens. Ce sont surtout les points d’exclamation qui ponctuent le récit, points qu’Asta double, triple, voire quadruple en fonction de la teneur dramaturgique qu’elle souhaite conférer à l’événement détaillé. Témoignant d’une attention particulière aux meilleures façons de restituer le réel, elle retranscrit fréquemment les dialogues et les conversations de son entourage, valorisant grâce au discours direct libre le comique de certaines situations (« [o]ncle Max soufflait le poire ! et disait mille folies en autres qu’il voulait venir à Londres cet hiver et avec une peine folle il dit qu’il pouvait s’engager comme bonne chez toi et changer les drip...drup...drapeau de la petite ! »66). Outre la fluidité narrative, les ressorts comiques et le ménagement du suspens, Asta fait preuve de capacités stylistiques qui la démarquent des épistolières citées précédemment. Les effets de style – l’usage de formulations provoquant un contraste par rapport à la norme du corpus – se remarquent d’abord par de fréquents commentaires métastylistiques. Ainsi annonce-t-elle par exemple à sa sœur : « [j]’écris en “dépêche”, car je suis trop ramolie et c’est trop long autrement – [...]. Maman pris passion pr. pasteur, veut l’inviter à dîner et envoyer de l’argent. – allons souvent courses [...] »67. Les recherches stylistiques d’Asta se remarquent en outre par l’usage fréquent de tropes mineurs tels que la comparaison lorsqu’elle décrit les impressions ressenties dans des lieux nouveaux (« [...] cet hôtel froid comme une cave »68), la description de son quotidien (« [m]a vie ici, s’écoule comme les eaux rapides d’un fleuve que rien ne saurait arrêté »69) ou un portrait (« [...] Tante Adèle, blanche et saupoudrée comme une tranche de Vienne »70). Des constructions plus complexes sont également employées telles que, par exemple, cette formulation métonymique décrivant une assemblée masculine : « ns. entrons toutes au salon ou une nuée de redingottes attendait »71. L’invention de mots est fréquente

66 Lettre du 17.10.1904. 67 Lettre du 30.06.1902. 68 Lettre du 29.03.1904. 69 Lettre du 22.06.1902. 70 Lettre du 31.10.1906. 71 Lettre du 12.08.1904. 308 Laure Piguet

et valorisée par l’utilisation des guillemets : « [l]es forêts étaient “floridus” des teintes ocres rouges sang et or, au milieu des sapins noirs [...]. (j’ai envie de prendre un “dégobilliatif”) [...] »72. Elle utilise également des procédés comme l’inversion entre l’adjectif et le substantif dans le groupe nominal (« une idéale promenade »73) ou l’accumulation (« que faire ! ô terre ! ô mer ! ô enfers ! »74). La qualité particulière des lettres d’Asta est également reconnue par sa famille, comme la lecture des carnets de son frère, l’écrivain Guy de Pourtalès, le révèle : […] je me liai beaucoup à cette époque avec la seconde [sœur], Asta, dont je fis ma confidente. Elle avait le même goût que moi pour les livres, écrivait avec vivacité (talent qu’elle a conservé, car l’on se passe encore aujourd’hui ses lettres), faisait même à l’occasion des vers dont quelques-uns sont passés en proverbes dans la famille et y ajoutait des coq-à-l’âne demeurés célèbres entre nous75. Donnée importante de la présentation de soi dans l’interaction différée qu’est l’échange épistolaire, cette attention développée et précoce aux figures de style s’explique sans doute par un environnement familial féru de littérature. Son frère aîné, avec qui, comme il le mentionne lui-même ci-dessus, Asta a entretenu des rapports privilégiés, deviendra écrivain, et l’une de ses tantes maternelles, Lucie Achard, a écrit et publié de nombreux livres pour enfants76. La pratique d’une écriture recherchée et singularisante est, dans le cas d’Asta, destinée à son cercle familial, lui procurant probablement un espace rendant possibles, visibles et ineffaçables ses qualités. Divertissant ses proches par ses textes, la jeune fille devient pour un temps l’écrivaine de la famille, compensant sans doute l’impression d’inutilité et de marginalité que son long célibat lui procure. De fait, dès le mariage, les effets de style, les jeux de mots et les inventions lexicales disparaissent, et, l’épistolière ayant renoncé à retranscrire les aventures rocambolesques du quotidien, les récits perdent de leur caractère divertissant. L’accaparement de son temps

72 Lettre du 24.10.1904. 73 Lettre du 01.11.1904. 74 Lettre du 17.03.1904. 75 Pourtalès 2000 : 123-124. 76 Achard 1893 ; Achard 1895. La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918) 309

par la gestion des domestiques et des enfants n’est pas seul en cause, car ses lettres continuent d’être assez longues, et l’écriture d’Asta était singulière parfois même sur une carte postale griffonnée en hâte à un guichet postal. * Philippe Lejeune souligne que les journaux intimes, bien qu’ils soient un geste privé, reflètent des phénomènes historiques plus généraux : « [c]ette histoire [du journal intime] est en mouvement. J’ai cru distinguer des périodes. La jeune fille romantique. La jeune fille “ordre moral” [...]. La jeune fille Troisième République. […]. C’est donc un chapitre de l’histoire des femmes »77. Aborder la pratique épistolaire par l’analyse détaillée du contenu textuel montre que celle- là est, elle aussi, davantage un espace destiné à soutenir les valeurs et les goûts du groupe familial, d’une classe sociale, voire de la société en général que le lieu d’une affirmation de l’individu78 – le récit épistolaire de soi étant d’abord une pratique pour les autres. Également traversés par le contexte sociohistorique, les envois d’Asta incarnent le chapitre ultérieur de l’histoire des femmes, constitué des prémisses d’une future indépendance et des difficultés de s’emparer de certains espaces de liberté. Étudier le contenu textuel – non pas pour atteindre le monde auquel il réfère, mais pour comprendre son rôle pour celui qui le compose –, la mise en forme et le style permet ainsi d’approcher la manière avec laquelle un individu singulier se met en scène dans sa relation à autrui et de saisir l’utilité de cette intense production épistolaire pour le groupe qui lui donne naissance et qui la reçoit. Les rares moments d’aparté témoignent d’un cri de désespoir dû non pas à une révolte contre les attentes sociales, mais à la déception de ne pas être dans une situation conforme à celles-ci. L’écriture de ce moment difficile est d’ailleurs elle aussi marquée d’une empreinte sociale forte, qui se traduit par une représentation très romanesque et romantique d’un soi désespéré (« […] tout ce que je peux souhaiter c’est que jamais jamais tu ne seras aussi malheureuse que je l’ai été et que je le suis à

77 Lejeune 1993 : 11. 78 Lacoue-Labarthe 2011 : 132. 310 Laure Piguet

présent ! Ô j’aimerais mieux mourrir et que ce soit fini […] »79). Où se trouve donc l’individu dans cette production de soi dédiée aux autres ? La manière caractéristique et intentionnelle de la jeune fille de rendre le monde par le choix de formulations particulières, par l’invention de mots, par un mélange qui lui est propre, entre comparaisons stéréotypées et figures de style originales, laisse entrevoir que même dans le cas d’une écriture ordinaire, « le style, c’est l’individu », et que dans cette manière particulière de capturer le monde s’affirme, se restitue et se lit, cent ans après, un « je » distinct des autres, dont la voix singulière est ensuite annihilée par le mariage.

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Clio a lu

Éric FOURNIER, La “Belle Juive” d’Ivanhoé à la Shoah, Paris, Champs Vallon, 2011, 373 p. La Belle Juive est un livre ambitieux, motivé par trois objectifs. Le premier est de décrire la construction de l’image de la « belle Juive » ainsi que la circulation et la réception de cette image en France à travers un siècle et demi d’histoire. Le deuxième est d’établir le rapport entre cette représentation et la réalité vécue des Juives françaises, et le troisième, de déterminer si l’image a nourri ou, au contraire, servi à combattre l’antisémitisme. É. Fournier date l’apparition de la figure de la « belle Juive » de la traduction en français d’Ivanhoé de Walter Scott en 1820. Partant de la réception chaleureuse du livre en France, il répertorie les occurrences de cette image dans la production littéraire, dramatique et visuelle. Le livre offre de riches descriptions des types de « belle Juive » : « l’Orientale sensuelle », « la réprouvée », « la courtisane » et « la révolutionnaire ». É. Fournier intercale dans ces descriptions l’histoire sociale des Juifs et des Juives ainsi que celle des femmes dans le but de comprendre la part du « réel » dans ces images. Il aboutit à la conclusion qu’« en définitive, la “belle Juive” est un assemblage allégorique… » (p. 92-93). Le caractère imaginaire de cette figure lui semble encore attesté par le fait que les écrivains et les artistes qui utilisent le motif de « la belle Juive » n’ont la plupart du temps pas rencontré de vraies Juives, alors qu’il aurait été tout à fait possible qu’ils le fassent. « La belle Juive » n’est donc pas le produit d’un travail ethnographique. Elle appartient au monde de l’imagination et non de la réalité sociale. Mais É. Fournier note à juste titre que, même si la figure est une allégorie, elle aurait pu avoir un rapport au réel, voire créer de la réalité ; il se pose donc la question : « … peut-elle… s’incarner et influer sur la vie de jeunes Juives ? » (p. 118). Ce n’est pas la seule préoccupation de l’ouvrage, mais elle y est bien présente. La deuxième partie du livre est intitulée « L’épreuve du réel ». Des aperçus sur l’histoire de la population juive française (surtout parisienne) ainsi que sur la vie de Juives célèbres parsèment tous les autres chapitres. Ces femmes, Sarah Bernhardt, Rachel Félix, Sionnah Lévy et d’autres, sont sélectionnées et décrites, pour exemplifier les différentes facettes de la « belle Juive ». Néanmoins, la réponse qu’apporte É. Fournier à sa propre question est que l’image a pu avoir une influence sur quelques-unes d’entre elles mais qu’elle n’a pas servi de modèle normatif (p. 161). Ce portrait collectif de courtisanes, filles

314 Clio a lu

galantes et actrices parisiennes est fort intéressant mais il n’est pas étroitement intégré à l’histoire des transformations de l’image de la « belle Juive ». Le deuxième lien qu’É. Fournier cherche à tisser entre la « belle Juive » et l’histoire des regards portés sur la judéité, les juifs et les juives, est plus fort. En dépit des attributs positifs de la figure, il démontre que l’allégorie a plutôt rendu service au discours antisémite. Même si la « belle Juive » est belle par définition, elle est aussi dangereuse et déviante. Courtisane, fille galante, actrice – toutes suscitaient du désir en marge des valeurs de la respectabilité familiale. L’inventaire des apparitions et disparitions de « la belle Juive » à travers cette très longue période est exhaustive et utile en tant que tel, mais le livre ne réussit pas à être à la hauteur de ses ambitions les plus hautes. Le choix de poser la question du rapport entre imagerie et réel est courageux mais il ne s’agit peut-être pas d’un choix très productif. Il est en effet toujours extrêmement hasardeux de suivre les fils de la causalité entre imaginaire et réel, que ce soit en amont ou en aval. La relation entre l’imagination de l’artiste et ses expériences vécues est très difficile à établir tout autant que les effets des œuvres d’art sur les lecteurs/lectrices ou spectateurs/spectatrices. De plus, la figure de la « belle Juive » oblige à s’aventurer dans deux domaines : les femmes et les Juifs, où ces questions du rapport entre stéréotype/allégorie et réalité sont particulièrement épineuses. Au lieu d’essayer de reconstituer le lien avec la réalité, comparer avec une autre allégorie ou un autre stéréotype – la femme « arabe », par exemple – ou mettre en parallèle plus systématiquement l’image de la Juive avec celle du Juif aurait peut-être été plus productif. Un jumelage des images des Juives et des femmes arabes aurait permis un travail plus fouillé sur l’image de « l’Orient », la religion et le contexte impérial. Une comparaison des images des Juives et des Juifs aurait permis d’approfondir la question de la sexualité et du genre. Le livre s’ouvrant sur une traduction et donc sur le transfert d’un objet culturel d’un pays à un autre, un travail sur la circulation de ces images (peut-être sur une période plus courte) aurait pu contribuer à approfondir notre compréhension de la façon dont ces images changent de sens dans des contextes où à la fois le genre et le judaïsme sont compris différemment.

Leora AUSLANDER History Department University of Chicago

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Laura S. SCHOR, The Best School in Jerusalem. Annie Landau’s School for Girls (1900-1960), Waltham [Mass.], Brandeis University Press, coll. « HBI Series on Jewish Women », 2013, 299 p. Ni tout à fait une biographie, ni non plus l’histoire d’une institution, l’ouvrage de Laura S. Schor constitue cependant une entrée passionnante dans une histoire à plusieurs facettes couvrant l’histoire urbaine de Jérusalem, celle des luttes politiques au sein du judaïsme dans le cadre palestinien, celle de l’éducation des filles mais aussi celle d’une forme bourgeoise de féminisme. Fondée en 1854, dans la foulée du développement d’une philanthropie juive attentive, depuis l’affaire de Damas (1840), au sort des juifs d’Orient, l’Evelina de Rothschild School for Girls (du nom de la fille de Lionel de Rothschild décédée précocement) fut d’abord accolée à l’hôpital fondé par la famille. Le projet initial, plus charitable qu’éducatif, était d’offrir aux élèves des repas dignes de ce nom. L’école quitta ensuite avec l’hôpital l’espace exigu de la vieille ville pour rejoindre la rue des prophètes au début des années 1890. Fortunée Behar, une ancienne institutrice de l’Alliance israélite universelle à Constantinople, en est la première directrice en 1889. Sous sa direction, l’Evelina de Rothschild School for Girls augmente son nombre d’élèves, ouvre un Kindergarten et déménage à nouveau en 1896 dans des locaux beaucoup plus grands à Frutiger House, lesquels permettent de diversifier l’enseignement offert aux jeunes filles. À la même date, l’Anglo-Jewish Association (AJA) récupère la gestion de l’école jusqu’alors dévolue à la branche française de la famille de Rothschild. L’association entend alors aligner l’enseignement de l’école sur le modèle anglais. C’est une jeune institutrice, Annie Landau, arrivée en 1899, qui assure le changement auquel s’opposait Fortunée Behar. Née en 1873 du mariage de Marcus Landau, originaire de Moguilev dans l’Empire russe, et de Chaya Kohn, une jeune femme originaire de Bavière, Annie Landau est éduquée dans le respect de l’orthodoxie juive mais aussi au contact de la modernité européenne. C’est ce double attachement qu’elle s’efforce ensuite de transmettre. Après avoir étudié en Angleterre et à Francfort au sein d’institutions influencées par l’enseignement de Samson Raphaël Hirsch, Annie Landau est nommée institutrice à Jérusalem. Devenue directrice en 1900, elle œuvre à l’anglicisation de l’école, abandonne le français pour l’anglais, tout en introduisant l’hébreu comme langue vivante, celle-ci constituant un dénominateur commun aux différents migrants juifs en Palestine. Annie Landau met en place un cursus scolaire plus clair et plus évolutif. Elle opère un tri au sein de l’équipe éducative privilégiant des enseignants compétents et à temps plein afin d’augmenter leur investissement. Enfin, elle assainit la gestion financière de l’établissement. Si elle réussit à faire de son école le fleuron de l’AJA – en 1924, l’Evelina de Rothschild School for Girls

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représente 75% du budget éducatif de l’association –, elle s’assure aussi de nouvelles sources de revenus auprès de donateurs privés et pousse les familles les plus riches à payer des frais d’inscription. Si la Première Guerre mondiale est désastreuse pour l’école qui doit fermer ses portes en 1917, la période mandataire en constitue l’apogée. Réfugiée en Egypte en 1915 où elle avait organisé une école pour les Juifs qui avaient fui la Palestine, Annie Landau revient à Jérusalem dans la foulée d’Allenby et s’attache à relancer immédiatement son établissement. Elle prend alors à bras le corps le problème de la prostitution devenue endémique chez les jeunes filles juives de la ville. Résistant aux pressions des ultra-orthodoxes qui réprouvent certaines matières profanes ainsi que la pratique sportive, comme à celles des sionistes qui s’emportent contre le statut de seconde langue accordée à l’hébreu, Annie Landau renforce l’inscription de son établissement dans les normes éducatives britanniques, suivant la réforme anglaise de 1922, et prépare ses élèves à plusieurs diplômes qui leur permettent de s’employer facilement dans l’administration britannique ou dans des entreprises anglo- saxonnes présentes en Palestine. Elle relance également son salon où elle démontre son attachement à l’Empire britannique, organisant notamment des réceptions à l’occasion des couronnements d’Edouard VIII et de Georges VI, au grand dam des sionistes. Son opposition au nationalisme la conduit à interdire à ses élèves toute implication dans une association politique mais ne l’empêche pas d’avoir des amitiés sionistes. Comme le montre l’étude que Laura S. Schor fait du School Magazine lancé par Annie Landau en 1935, l’idéologie gagne auprès de ses élèves qui développent certains topoi sionistes comme le culte de l’oranger ou plus globalement celui de la terre qui revit au contact des colons sionistes. L’école subit les contrecoups des événements des années 1930 qui se déroulent en Palestine ou en Europe. Annie Landau œuvre à l’accueil de nouvelles élèves venues d’Hébron dont la communauté a été massacrée lors des émeutes de 1929, ou d’Allemagne après 1933, ouvrant des classes spéciales pour permettre aux réfugiées de rattraper leur retard en anglais comme en hébreu. La Seconde Guerre mondiale a finalement moins d’impact que la première sur l’Evelina de Rothschild School for Girls qui reste ouverte malgré des problèmes financiers liés aux taxes sur la fortune levées dans le Royaume-Uni en guerre. Annie Landau réussit néanmoins à maintenir son école ouverte. Elle décède en 1945 laissant à son assistante Ethel Levy la direction d’une école directement menacée par les événements palestiniens. Située dans un quartier particulièrement exposé, l’école est endommagée par l’explosion d’un véhicule piégé en 1946. Comme les déplacements des élèves sont compliqués par les nombreux barrages dressés

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par les autorités britanniques, Ethel Levy choisit de la déménager à Rehavia. Dans cette situation, la politique de neutralité politique de l’école s’infléchit largement. Ethel Levy autorise les plus âgées des élèves à participer aux entraînements à la défense passive organisés par l’Agence juive. Avec le départ des autorités britanniques, la directrice est contrainte de revoir la politique de l’école dont les élèves sont désormais préparées au Bagrout, l’examen de fin d’études secondaires israélien ; la nouvelle charte de l’école prévoit de renforcer la religion juive dans le cœur des jeunes filles, mais aussi de former des citoyennes israéliennes. En 1953, l’école intègre le système étatico-religieux. Souffrant d’une forte baisse de ses effectifs, elle fusionne avec le lycée Ephrata, alors qu’Ethel Levy se retire en 1960. Fondé sur des documents d’archives issus de fonds variés et sur des entretiens avec d’anciennes élèves, l’ouvrage de Laura S. Schor s’inscrit dans une nouvelle historiographie qui a su, ces quinze dernières années, à la suite notamment des ouvrages de Margalith Shilo, renouveler l’histoire juive en Palestine aussi bien sur le plan du genre que sur celui de la politique, en s’intéressant à ses marges.

Vincent VILMAIN UMR 6258 CERHIO Université du Maine

Melissa R. KLAPPER, Ballots, Babies, and Banners of Peace: American Jewish Women’s Activism, 1890-1940, New York, New York University Press, 2013, 301 p. Melissa Klapper opère plusieurs déplacements historiographiques par son histoire de l’activisme politique des femmes juives américaines au cours du demi-siècle précédant la Seconde Guerre mondiale. Tout d’abord, elle élargit la définition du politique en y incluant l’activité des organisations de femmes juives des classes moyennes engagées pour la paix après la Première Guerre mondiale et pour le développement du contrôle des naissances. Elle défie également l’assertion de nombreux historiens pour qui, de tous les activistes religieux, seuls les chrétiens ont joué un rôle important dans le combat suffragiste. Elle interpelle enfin les historiens du monde juif américain qui insistent sur son engagement concernant des questions idéologiques et électorales dans l’entre-deux-guerres en ignorant les deux préoccupations des militantes : le contrôle des naissances et la paix. Pour le dire en deux mots, Ballots, Babies, and Banners of Peace intègre l’activisme politique des femmes juives dans une histoire plus large de l’engagement politique des Juifs et de celui des femmes américaines, en réunissant ces deux domaines traditionnellement séparés.

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L’ouvrage respecte la chronologie : il traite d’abord du suffrage, puis du contrôle des naissances et enfin du pacifisme. Comme le contrôle des naissances reste une question importante dans l’entre-deux-guerres, Klapper revient sur la décision des femmes juives de diffuser l’information et d’aider les Américaines à obtenir des dispositifs contraceptifs en dépit des lois restrictives de plusieurs États. Mais l’activisme pacifiste, qui mobilisa des femmes de diverses origines sociales (classes ouvrière, moyenne et supérieure), est un thème récurrent et essentiel du livre. Le chapitre sur le suffrage parle plus des femmes du milieu ouvrier que de la classe moyenne, réticente sur ce point. Alors que les socialistes juifs hésitaient entre exiger le droit de vote pour les femmes et chercher des solutions plus radicales, la plupart des travailleurs juifs d’une ville comme New York, souvent syndiqués et se disant socialistes, étaient prêts à défendre les positions suffragistes. De même, alors qu’une militante radicale comme Emma Goldman, en tant qu’anarchiste, méprisait le vote et se battait pour l’amour libre et le contrôle des naissances, les femmes juives qui l’écoutaient étaient nombreuses à préférer le vote, tout en cherchant à s’informer sur les moyens de contrôler leur fertilité. Klapper traite avec finesse l’écart entre ce que disaient les élites de l’immigration juive et ce que faisaient ses électeurs. Elle évoque de façon remarquable deux pièces de théâtre yiddish montées en 1917 au moment du second référendum new yorkais sur le suffrage, référendum qui coïncidait avec une élection à la mairie de New York opposant quatre candidats et avec de vigoureux débats sur l’entrée en guerre des États-Unis. Les pièces mettaient en scène la question du contrôle des naissances, rendue très actuelle par l’arrestation de Margaret Sanger qui avait installé une clinique dans le quartier de Brownsville à Brooklyn, quartier largement peuplé d’immigrants juifs. Alors que ces pièces écrites par des hommes critiquaient les femmes juives qui aspiraient au contrôle des naissances ou le pratiquaient, nombre de mères reconnaissantes vinrent au tribunal soutenir Sanger et sa sœur. En même temps, plusieurs sections du National Council of Jewish Women, qui attirait des juives aisées affiliées au judaïsme libéral, apportaient leur soutien à des cliniques de contrôle des naissances dans des villes du Midwest comme Saint Paul ou Cleveland, en dépit des réticences des rabbins libéraux à l’endroit des méthodes contraceptives. Les femmes recouraient même à des moyens clandestins pour contourner des lois restrictives et faisaient du lobbying pour les changer. Chacun des chapitres de l’ouvrage met en lumière des figures centrales. Certaines, comme Goldman ou la syndicaliste suffragiste Rose Schneiderman, sont bien connues, mais d’autres comme la pacifiste Fanny Brin et la

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Dr. Hannah Meyer Stone, qui ont fait parler d’elles de leur vivant, ont disparu du récit historique. Le mouvement pour le contrôle des naissances a ouvert des occasions d’emplois aux femmes médecins juives et aux infirmières qui tenaient les cliniques, ainsi qu’aux avocates juives qui faisaient le maximum pour protéger les femmes accusées d’enfreindre la loi. Klapper rend un grand service en réintroduisant dans l’histoire ces figures de militantes. Comme il arrive souvent dans la vie politique, les femmes juives ont croisé d’étranges compagnons. Maints partisans de l’eugénisme entrèrent dans le mouvement pour le contrôle des naissances, parce qu’ils le considéraient comme un moyen de contrôler la reproduction des indésirables, catégorie qui, à l’occasion, incluait les juifs. Des antisémites et des racistes soutenaient le droit de vote des femmes. En Caroline du Nord, Gertrude Weil engagea un combat difficile pour que ce droit fût accordé à toutes les femmes, y compris les Afro-américaines. L’État de North Carolina ne ratifia pas le 19e amendement qui accordait le droit de vote aux femmes mais Weil poursuivit son engagement politique en l’axant sur le contrôle des naissances et la défense de la paix. Même si, dans les années 1920, de nombreux pacifistes blâmaient les « marchands de mort » juifs, Klapper défend l’idée que le mouvement pacifiste permit aux femmes juives de gagner en expérience de leadership et facilita leur acculturation aux valeurs de la classe moyenne américaine. Ces femmes, qui travaillaient difficilement avec les pacifistes antisémites présents dans les organisations générales de femmes, trouvèrent une relative sécurité dans les mouvements de femmes juives qui fleurirent dans l’entre-deux-guerres. L’arrivée d’Hitler au pouvoir et le nazisme allemand entrainèrent un lourd dilemme chez les pacifistes juives, qui durent confronter leur judéité et leur engagement pour la paix. La politique antisémite d’Hitler qui obligea les juifs allemands à fuir leur pays, engendra une très grave crise des réfugiés. Tandis qu’en Europe de nombreuses activistes juives passaient du pacifisme à l’aide aux réfugiés, les Américaines hésitaient, essayant à la fois d’obtenir du mouvement pacifiste la condamnation de l’Allemagne nazie et d’aider les réfugiés. Alors que la violence antijuive ne faisait que croître dans le Troisième Reich, elles s’interrogèrent sur leur dévotion à la paix et durent affronter l’horrible possibilité d’une guerre, une fois de plus nécessaire. Pour la plupart, finalement, elles décidèrent que leur identité juive prendrait le dessus sur leur identité de pacifistes, et se mobilisèrent en faveur de la guerre contre Hitler. De façon ironique, cette position politique alignait les trois identités d’Américaines, de juives et de femmes, tout comme l’engagement pacifiste l’avait fait dans l’entre-deux-guerres.

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Le livre de Klapper est une réussite (passons sur la présence déconcertante d’un grand nombre d’acronymes), car il traite d’importantes dimensions de l’histoire des États-Unis, des juifs et des femmes. En étudiant ensemble des sujets souvent considérés comme n’ayant pas de liens, il offre une vue impressionnante de l’activisme politique des femmes juives américaines avant la Seconde Guerre mondiale et, ce faisant, il permet de comprendre l’histoire plus familière du leadership des femmes juives dans le féminisme américain d’après-guerre.

Deborah Dash MOORE University of Michigan Traduit de l’américain par Françoise Thébaud

Isabelle LACOUE-LABARTHE, Femmes, féminisme, sionisme dans la communauté juive de Palestine avant 1948, Paris, L’Harmattan, 2012, 376 p. Dans ce livre, Isabelle Lacoue-Labarthe fournit aux lecteurs francophones un résumé de l’histoire des mouvements féministes dans le Yishouv (colonie juive de Palestine avant 1948) puis dans le jeune État d’Israël. L’objectif principal du livre est de démentir le mythe, très présent dans la mémoire collective israélienne, que les femmes auraient joui d’une égalité exceptionnelle en terre d’Israël, du début de la colonisation à nos jours. Dans le premier chapitre, I. Lacoue-Labarthe décrit la création et la promotion de ce mythe de la femme pionnière, bien ancré dans le folklore israélien. Les écrits des femmes-colons, ainsi que ceux de l’ensemble des historiens de l’État juif dans ses premières décennies, promeuvent l’idée que le Yishouv, puis le jeune État d’Israël, furent des paradis où hommes et femmes travaillèrent ensemble sur un pied d’égalité, pour construire un nouveau pays. Le deuxième chapitre se concentre sur le rôle des femmes au début du mouvement sioniste, en présentant ses diverses tendances et leurs points de vue sur le rôle des femmes. Il retrace le taux de participation des femmes au mouvement, illustré par des tableaux statistiques. Les mouvements de jeunesse sioniste – entre autres le Blauweiss en Allemagne, l’Hashomer Hatzair en Pologne, ainsi que les sociétés féminines philanthropiques comme la Hadassah – jouèrent un rôle important dans la politisation de toute une génération de jeunes filles juives et les aidèrent à s’affranchir du rôle traditionnellement assigné aux femmes. Ce chapitre contient aussi une étude démographique de l’immigration féminine juive en Palestine, indiquant le taux de participation des femmes à la vie agricole – surtout dans les kibboutzim et mochavim (fermes collectives) – ainsi qu’à la vie urbaine. Comme le montrent ces statistiques, même si certaines femmes du Yishouv exerçaient

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des métiers traditionnellement réservés aux hommes, ce fait fut très exagéré par les témoins de l’époque, qui eurent tendance à oublier que la majorité des femmes travaillaient en fait comme domestiques, femmes au foyer ou ouvrières dans la confection. De plus, leur participation à des métiers non traditionnellement féminins baissa à partir du milieu des années 1920 : avec l’urbanisation et la forte croissance du Yishouv, les besoins augmentèrent dans les services et le travail domestique, et la majorité de femmes trouvèrent alors du travail dans ces secteurs. I. Lacoue-Labarthe retrace aussi la participation des femmes dans les partis politiques du Yishouv, en montrant que les femmes de la Deuxième alya (1904-1914) furent particulièrement actives dans les partis de gauche, notamment au Mapai et au Hapoel Hatzair. Le nombre de femmes membres de la Histadrout (Fédération générale des travailleurs en Israël) augmenta remarquablement durant les années 1920 et 1930. Toutefois, comme dans les partis politiques, il était rare que les femmes atteignent des positions dirigeantes. En conclusion, bien qu’il y eût des femmes du Yishouv et du jeune État hébreu qui aient correspondu à l’image de la pionnière véhiculée par la littérature, la télévision et la presse israélienne, elles constituèrent toujours une minorité. Dans le troisième chapitre, I. Lacoue-Labarthe retrace l’évolution des associations féminines au sein des partis et des syndicats d’orientations politiques et sociales diverses, y compris dans les secteurs ouvriers, agricoles, ainsi qu’au sein de la Histadrout. Elle retrace aussi l’activité du WIZO et de la Hadassah, associations féminines de bienfaisance nées en dehors du Yishouv, qui ne prirent pas part aux luttes de partis mais qui, en plus de leurs activités caritatives, militèrent en faveur de l’égalité politique des femmes. Malgré leurs divergences, ces associations collaborèrent souvent, et des progrès importants dans le domaine de l’égalité politique furent gagnés en 1927, date à laquelle le Yishouv reconnut le suffrage féminin et l’éligibilité des femmes. L’aspect fédérateur de ces associations féminines et féministes, en dépit de leurs affiliations et leurs orientations politiques très différentes, fut la lutte sioniste pour la construction d’un État souverain juif, parfois aux dépens de la lutte féministe. Ainsi, aucune de ces associations ne collabora avec des associations féminines arabes, et, après la grande victoire de 1927, elles ne s’intéressèrent plus vraiment à éveiller la conscience politique des nouvelles immigrées. À la fin des années 1930, constate I. Lacoue-Labarthe, la représentation des féministes – et des femmes en général – dans les institutions politiques du Yishouv fut en forte baisse. Dans le quatrième et dernier chapitre, I. Lacoue-Labarthe pose la question du rôle que le mythe de l’égalité des sexes a joué dans la société

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israélienne, et conclut qu’il a surtout servi d’alibi : bien qu’Israël ait été précurseur en matière de droits des femmes, les mentalités restèrent longtemps en deçà des innovations législatives. L’idée que le premier rôle de la femme juive/israélienne est de produire des enfants citoyens reste, encore aujourd’hui, bien ancrée dans l’idéologie nationale. Enfin, le mythe égalitaire rendit la lutte contre les discriminations plus difficile, puisque toute protestation était écartée comme sans fondement légitime. Tandis que les mythes nationaux jouent un rôle important dans tous les pays, note I. Lacoue-Labarthe, ils sont particulièrement forts en Israël, car cet État est fondé sur une entreprise idéologique – le sionisme – qui est toujours contestée. Dans ce contexte politique, la loyauté nationale a nécessairement la priorité sur la loyauté de genre. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1980, avec l’avancée de la question palestinienne sur l’échiquier politique mondial, et l’émergence des « nouveaux historiens » qui contestent les mythes fondateurs de l’État hébraïque, que nous voyons la naissance d’un féminisme israélien libéré du mythe nationaliste. Ce livre constitue une bonne ressource pour le lecteur francophone qui voudrait se renseigner sur l’histoire des femmes et du féminisme en Israël. Toutefois, il est difficile de déterminer ce qui est original dans ce livre par rapport à la littérature existante ; l’auteure ne le précise ni dans son introduction, ni dans le reste du livre. Le fait que l’ouvrage ne contienne aucune référence en hébreu suggère que l’auteur ne le maitrise pas, ce qui a forcément limité son accès aux sources. Enfin, le livre est une version remaniée d’une thèse soutenue en 1997, et, sauf dans le dernier chapitre où sont mentionnées quelques sources récentes sur la participation des femmes dans la société israélienne d’aujourd’hui, Lacoue-Labarthe n’a pas mis à jour la bibliographie : l’accablante majorité de références secondaires sont des ouvrages et articles publiés avant 1995 (surtout dans les années 1970 et 1980). Les deux appendices qui recensent des associations et des personnalités sont très utiles, mais la bibliographie est divisée en une dizaine de sous-sections, ce qui n’aide pas à retrouver facilement les informations. En outre, le livre ne contient pas d’index, ce qui me semble rédhibitoire pour un ouvrage de recherche en histoire.

Nadia MALINOVICH Laboratoire CORPUS Université de Picardie Jules Verne

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Susan Martha KAHN, Reproducing Jews: A Cultural Account of Assisted Conception in Israel, Durham (NC), Duke University Press, 2000, 240 p. Susan Kahn rend compte dans cet ouvrage d’une recherche ethnographique menée en Israël sur l’usage des nouvelles techniques de reproduction et sur les interrogations qu’elles soulèvent concernant la parenté, la paternité, la maternité et la fabrique de citoyens juifs. Son travail s’appuie sur des entretiens avec des Israéliennes non mariées qui ont eu recours à une insémination artificielle, des rabbins et des juifs orthodoxes, ainsi que sur une observation participante dans une clinique de fertilité où les procédures reproductives sont déterminées par la Halakha (la loi juive). Une lecture minutieuse des textes de la tradition juive et une analyse des lois civiles israéliennes lui ont permis d’explorer les significations culturelles que ces technologies reproductives ont pour les rabbins et les personnes impliquées. Israël est le pays qui dispose du plus grand nombre de cliniques de fertilité par habitant au monde et qui présente le taux le plus élevé de fécondations in vitro. La procréation médicalement assistée est prise en charge par le système de santé israélien et accessible à tous les Israéliens, quels que soient leur religion et leur statut marital. Tout Israélien peut recourir aux traitements gratuitement jusqu’à l’obtention de la naissance de deux enfants. Le droit de devenir parent est perçu par la plupart des Israéliens comme un droit élémentaire essentiel. La « Loi sur l’embryon » adoptée en 1996 a fait d’Israël le premier pays au monde à légaliser la gestation pour autrui. Toutes ces dispositions traduisent les préoccupations d’un État qui perçoit la fertilité juive comme une priorité nationale, notamment pour reconstruire le peuple juif après la Shoah et pour contrebalancer les taux de naissance des nations palestiniennes et arabes entourant Israël. De plus, les textes traditionnels du judaïsme font de l’infertilité un état stigmatisé qu’il faut « soigner » par tous les moyens. En Israël, la tradition juive et la loi séculière sont formellement liées dans la « Loi de la fondation » (1980), ainsi que dans d’autres lois régissant le statut personnel. Il en résulte que certains domaines légaux s’appuient explicitement sur des considérations religieuses orthodoxes. La question de la reproduction étant vitale pour la pérennité de l’héritage juif en Israël, la compréhension religieuse juive de la parenté est manifeste dans de nombreuses lois séculières concernant le statut personnel. Susan Kahn explore les réponses rabbiniques aux questions éthiques et légales impliquées par l’insémination artificielle, la fécondation in vitro, le don d’ovocyte, le don de sperme et la gestation pour autrui. Elle montre

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comment les conceptions rabbiniques de la parenté se concrétisent dans les usages sociaux de ces nouvelles technologies de reproduction en Israël, en insistant particulièrement sur la construction de la maternité et de la paternité dans la cosmologie rabbinique de la parenté. Elle met en évidence les recouvrements conceptuels et pratiques entre les usages séculiers et religieux de ces technologies et montre notamment comment le corps des femmes israéliennes non mariées est pensé comme une ressource reproductive dans le discours légal, tant séculier que religieux. La loi juive ne permettant que le mariage entre juifs, il est crucial de déterminer qui est juif et qui ne l’est pas. De plus, il ne suffit pas d’être juif pour pouvoir se marier, il faut encore être « mariable » selon les critères du judaïsme orthodoxe, c’est-à-dire ne pas être frappé de mamzerout. La mamzerout est un état hautement indésirable qui entache les enfants fruits de l’adultère ou de l’inceste, et qui entraîne pour ceux qui en sont frappés une impossibilité de se marier pendant dix générations, sauf avec un autre mamzer. La mamzerout est vécue comme un stigma puissant, ce qui permet aux autorités rabbiniques d’exercer un contrôle implicite et explicite sur l’élaboration des lois encadrant les techniques de reproduction. Les règlementations du ministère de la santé sur les PMA, de même que les lois relatives au mariage et au divorce, s’appuient sur les définitions traditionnelles de la parenté de la loi juive. Tant les règles religieuses juives que séculières partagent les mêmes fondements concernant l’identité juive, la mariabilité et la mamzerout et le même objectif : créer les bases légales pour que naissent des citoyens israéliens pleinement juifs selon la Halakha. Pour les rabbins dont le discours est analysé par Susan Kahn, les nouvelles règles rabbiniques concernant la reproduction assistée doivent permettre de fabriquer des juifs mariables en évitant la mamzerout, c’est-à-dire tout risque d’inceste ou d’adultère. Pour cela, il faut savoir répondre à des questions telles que : « Un juif peut-il donner du sperme pour inséminer une femme juive mariée qui n’est pas sa femme sans que cela constitue un adultère ? ». Pour éviter que le don ne puisse être perçu comme un adultère, il existe un consensus rabbinique pour interdire l’insémination avec le sperme d’un donneur juif autre que le mari et pour autoriser, en revanche, l’insémination des femmes non mariées. Les rabbins préconisent d’utiliser du sperme non juif pour l’insémination car ce sperme réduit le risque d’inceste et n’a pas de conséquences sur le statut de l’enfant à naître, tant du point de sa judéité qui dépend de la mère, que de sa mariabilité. Quant aux enfants nés du recours à l’insémination artificielle d’une femme juive non mariée, ils héritent de la même identité sociale, culturelle et religieuse que ceux qui sont nés d’une femme mariée, puisque l’identité juive est déterminée par celle de

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la gestatrice, qu’elle soit mariée ou non mariée. Les grossesses obtenues de cette manière n’ébranlent donc pas la filiation juive, et ne créent pas d’enfants mamzerim. Susan Kahn analyse aussi les interrogations rabbiniques devant la possibilité de dissocier la maternité génétique de la maternité gestationnelle. Les rabbins contemporains sont en prise avec un dilemme halakhique pour déterminer le lieu de la maternité. La mère halakhique est-elle celle qui a donné son ovocyte ou bien celle qui a accouché ? La question est d’autant plus cruciale que la judéité et la citoyenneté israélienne qui en découle, se transmettent par la mère. Il n’y a aucun consensus rabbinique sur ces questions, bien que la majorité penche en faveur de la femme porteuse. Concernant la gestation pour autrui, Susan Kahn met en évidence là aussi la prise en compte par la loi séculière des préoccupations halakhiques. Ainsi, la recommandation que la femme porteuse soit une juive non mariée est clairement une concession faite aux religieux car nombre d’entre eux considèrent que l’enfant né d’une porteuse mariée serait le fruit d’un adultère et serait donc frappé de mamzerout. N’autoriser que les femmes juives non mariées à porter un enfant pour autrui élude la question de l’adultère et permet de produire un enfant juif. En résumé, Kahn fournit une analyse en profondeur de la parenté juive et de ce qui permet de produire un enfant juif dans le contexte des technologies reproductives. Son examen de la construction de l’identité et de la filiation juives met en évidence la manière dont les nouvelles techniques de reproduction sont appliquées pour fabriquer de nouveaux citoyens juifs légitimes du point de vue halakhique. Elle montre notamment comment les femmes juives non mariées sont instrumentalisées tant par l’État que par les rabbins pour produire des enfants juifs. La plasticité dont fait montre la loi juive permet aux nouvelles techniques reproductives de donner littéralement corps aux représentations juives traditionnelles de la parenté.

Martine GROSS Centre d’études en sciences sociales des religions CNRS-EHESS

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OUVRAGES COLLECTIFS

Marion A. KAPLAN & Deborah Dash MOORE (eds) Gender and Jewish History, Bloomington, Indiana University Press, 2010, 428 p. Par leurs contributions à ce livre, vingt-trois chercheur.e.s rendent hommage à leur collègue qui souvent fut aussi leur professeure, l’historienne juive Paula Hyman. Comme le rappelle Richard I. Cohen dans son avant-propos, P. Hyman fut une historienne des Juifs de France et les publications qu’elle a consacrées à la vie des Juifs dans la France contemporaine ont constitué un apport considérable à ce champ de recherches. Toutefois le volume dont il est ici question célèbre P. Hyman pour ses travaux sur l’histoire des femmes juives et du genre, un terrain qu’elle a ouvert dans les années 1970 avec une poignée d’autres féministes juives. Ainsi, Gender and Jewish History témoigne non seulement de la stature de Paula Hyman, chercheuse et mentor, mais éclaire aussi la gamme des recherches dues à sa génération d’historien.ne.s des femmes juives et du genre. Le volume contient plusieurs superbes études d’histoire sociale : Rebecca Korbin consacre son texte à une affaire new yorkaise de meurtre en 1875, et nous introduit dans le monde quotidien peu étudié des domestiques juives de l’époque (chap. 5) ; Todd M. Endelmann présente une étude comparative des types genrés de conversion dans cinq villes d’Europe au XIXe siècle et au début du XXe (chap. 11) ; une lecture précise de lettres et de journaux personnels permet à Marsha L. Rozenblit d’éclairer le processus par lequel l’arrangement des mariages laissa la place au choix personnel dans les pratiques matrimoniales de la Vienne des années 1920 (chap. 6) ; enfin, Marion A. Kaplan analyse les dynamiques genrées dans une colonie agricole de la République Dominicaine, fondée par des réfugiés juifs allemands ayant fui les Nazis (chap. 7). Ajoutons à ces contributions l’essai de ChaeRan Y. Freeze sur un romancier juif russe du XIXe siècle, et celui de Lev Levanda qui montre que l’attention portée aux personnages féminins permet de nuancer la compréhension des fidélités aux valeurs soit russes soit juives de l’auteur (chap. 12). Shulamith S. Magnus présente une nouvelle recherche sur la mémorialiste juive russo-allemande Pauline Wengeroff et sur les conditions qui lui ont permis de composer et publier ses souvenirs (chap. 1). Enfin, Michael A. Meyer examine le rôle des femmes dans le judaïsme réformé européen du XIXe siècle. Caractéristiques d’une génération, celle de P. Hyman, qui s’est concentrée sur l’histoire des femmes, toutes ces contributions enquêtent sur le statut et la position sociale des femmes, les réintègrent dans le récit historique et montrent comment l’attention qui leur est portée éclaire des domaines qui resteraient

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sinon peu explorés par les chercheurs. Toutefois, aucun des essais de Gender and Jewish History ne prend en considération les théories plus récentes du genre ni n’interroge les catégories « homme » et « femme » ou ne discute la formation de la différence ou de la cohérence genrée. Le seul texte qui soulève des questions de ce type est celui – brillant – de Michael Scott Alexander ; il s’interroge sur la manière de rendre compte théoriquement de l’insistance de Golda Meir à souligner que son sexe n’entrait en rien dans sa personnalité politique, et des protestations similaires de Henry Kissinger que ce n’était pas son background juif qui inspirait sa politique, alors que G. Meir et H. Kissinger ont été respectivement perçus couramment comme les archétypes de la féminité maternelle et de la judéité (chap. 20). D’autres contributions présentent quelques faiblesses. Ainsi du texte de David Ellenson sur les écrits de deux rabbins orthodoxes du XIXe siècle allemand (chap. 10) : l’auteur montre à l’évidence son peu de familiarité avec les études de genre dans ce domaine. Toutefois, le fait même que cet éminent spécialiste de l’orthodoxie moderne ait contribué au volume – en exprimant son « respect et son affection » envers sa collègue Paula Hyman (p. 168) – atteste l’influence de celle-ci non seulement sur de jeunes féministes mais sur une génération plus ancienne de chercheurs masculins. On pourrait en dire autant d’Ismar Schorsch, une spécialiste de l’histoire intellectuelle germano- juive, qui offre un très bel article sur la vie matrimoniale de l’un des fondateurs de la recherche juive moderne au XIXe siècle (Wissenschaft des Judentums) et de son épouse (chap. 2). Quant à l’historien du social feu Robert Liberles, écrire sur les femmes lui fut certainement moins difficile ; son essai sur le café et sa consommation chez les juifs (surtout les hommes) et les femmes (non juives) suscite la curiosité et foisonne de détails sans pourtant pleinement développer une analyse de genre (chap. 3). Dans ce volume, la focalisation sur l’histoire juive américaine reflète l’implication de Paula Hyman dans un domaine qui est resté longtemps dans l’ombre de l’historiographie juive d’Europe. De ce domaine de recherche relève l’article de Judith Rosenbaum sur les activités de femmes juives qui soutinrent en 1916 une clinique de birth control dans un quartier de New York (chap. 16) ; celui de Lauren B. Strauss sur la vie et les idées politiques d’artistes juives de la première moitié du XXe siècle (chap. 17) et celui d’Anne Lapidus Lerner sur Ève et Pénélope dans l’œuvre de la poétesse juive contemporaine Linda Pastan (chap. 13). Lila Corwin Berman étudie les dynamiques réglant les déplacements successifs de juifs de Detroit entre différents quartiers de cette ville en portant son attention sur les femmes, mais sans développer une analyse de genre (chap. 21). Plus grave, Beth S. Wenger parle de la masculinité juive en Amérique de façon anecdotique et

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peu théorisée (chap. 22). A contrario, la contribution de Deborah Dash Moore sur les jeunes juives photographes dans la New York des années 1930 est plus convaincante, car l’auteur y livre une lecture précise et sensible au genre des images qu’elles ont produites, ainsi que des réflexions bien informées sur le milieu social dans lequel elles évoluaient et son ordre genré (chap. 18). Le volume inclut un très bel essai bibliographique dû à Dalia Ofer, qui s’interroge sur la manière dont les chercheur.e.s ont depuis un quart de siècle abordé la question des femmes et du genre dans la Shoah (chap. 8). Et pour finir, Gender and Jewish History comprend deux articles importants et stimulants sur le féminisme juif contemporain. Dans un essai fascinant, Chava Weissler soutient que certaines pratiques religieuses féminines tant à l’époque moderne qu’au XXIe siècle sont des formes analogues à ce qu’elle appelle la « Kabbale vernaculaire » (chap. 14). Quant à Claire E. Sufrin, elle analyse la bataille où le féminisme contemporain affronte la Halakha (la Loi juive) pour conclure que la pensée féministe juive est entrée aujourd’hui dans une nouvelle ère (chap. 15). Paula Hyman est décédée presque exactement un an après la publication de ce volume, et il faut applaudir ses éditrices Marion Kaplan et Deborah Dash Moore ainsi que Janet Rabinowitch, qui dirigeait alors l’Indiana University Press, pour avoir érigé un tel monument à cette figure éminente de la recherche et du militantisme féministe juif.

Benjamin M. BAADER University of Manitoba Traduit de l’américain par Christiane Klapisch-Zuber

Firoozeh KASHANI-SABET & Beth S. WENGER (eds), Gender in Judaism and Islam: Common Lives, Uncommon Heritage, New York University Press, New York & London, 2015, 372 p. Cet ouvrage est issu d’un colloque organisé à l’Université de Pennsylvanie en 2010 par les éditrices du volume, toutes deux historiennes. Les articles de cette anthologie sont d’une lecture très accessible, malgré leurs références érudites, et présentent un panorama de travaux menés essentiellement aux États-Unis, à la croisée du genre et de la religion. Ces recherches démontrent que les innovations théoriques des études de genre (gender studies) contribuent à renouveler les études juives et musulmanes et à dégager des convergences, alors que les traditions religieuses elles-mêmes sont trop souvent présentées comme opposées ou concurrentes. À travers les différents chapitres se dessinent des formes d’« agentivité » et de négociation féminines à l’intérieur

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du cadre religieux. Une part est faite aux revendications et aux résistances prônées par les féminismes juifs et musulmans, tandis qu’une attention particulière est portée aux relations de genre et aux structures patriarcales des deux religions. L’ouvrage est divisé en quatre parties, chacune précédées d’une courte introduction des deux éditrices qui dégage astucieusement une problématique commune à des articles parfois disparates. Deux textes d’ouverture (S. Heschel, A. Sonbol) offrent une perspective comparative, en examinant parallèlement les théologies féministes et les traditions juridiques juives et islamiques. Un second ensemble de textes a trait au corps. Y sont abordés les thèmes de l’impureté rituelle féminine en islam (M. Katz), celui du statut de l’androginos dans les textes du Talmud – celui-ci défiant la logique binaire masculin/féminin au fondement de la pensée rabbinique (C. Fonrobert) – et celui des positions de clercs chiites d’Iran face à la contraception et à la procréation médicalement assistée (S. Tremayne). Une troisième partie comprend un article sur la figure de Joseph et les représentations de sa masculinité dans la Bible et le Coran (L. Leifkovitz). C. Warrick étudie les rapports entre droit (islamique ou civil) et pratique coutumière à travers la question des crimes d’honneur commis dans le monde arabe et des crimes passionnels commis en Occident. L. Fishbayn Joffe se penche sur le monopole du droit familial qu’avaient les tribunaux rabbiniques dans la Palestine mandataire, monopole dont les effets sur la condition des femmes perdurent jusqu’à nos jours en Israël. Enfin, une dernière série de travaux explore les représentations culturelles des relations de genre dans les productions littéraires et artistiques, à travers romans, autobiographies et films. Une postface de l’historienne Joan W. Scott clôt l’ouvrage, en rappelant à la fois les représentations divergentes du judaïsme et de l’islam dans le contexte politique actuel et les parallèles que l’ouvrage a su dégager entre ces traditions religieuses qui ont été intimement liées au cours de leur histoire. Si ce sont les convergences que ce recueil met en lumière, il est en revanche dommage qu’il n’y ait pas davantage de dialogue (ou de « conversation ») entre les articles sur des questions qui se posent aux deux religions – à l’exception des chapitres d’ouverture et de l’article sur la figure de Joseph. Par exemple, les débats entre sages musulmans sur le caractère menstruel ou pathologique des écoulements sanguins – et le statut rituel pur ou impur de la femme qui en découle – auraient pu être mis en parallèle avec des débats talmudiques similaires. De même, l’article qui aborde les discussions autour de la PMA en islam ne met malheureusement pas en

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perspective ces questionnements dans le judaïsme (pourtant traités dans les travaux récents de S. Kahn ou R. Irshai). Il est donc regrettable qu’on passe à côté d’un comparatisme dont l’ouvrage souligne par ailleurs la nécessité et la légitimité. D’ailleurs, aucun article ne tente de théoriser ce comparatisme, en faisant, par exemple, appel aux travaux de C. Bromberger sur la « différence complémentaire » de certaines pratiques dans les trois monothéismes. La raison en est peut-être que l’ouvrage est en priorité axé sur les études anglophones, les travaux de chercheurs francophones (S. Latte-Abadallah, V. Pouzol, S. Lipsyc, L. Vana, C. Fortier, N. Weibel entre autres) en étant absents. De plus, certains sujets qui mobilisent intensément les deux religions aujourd’hui, tels l’homosexualité, l’accès des femmes aux fonctions cléricales ou la prière mixte, ne figurent pas dans l’ouvrage (en dehors d’une mention rapide dans le chapitre 1), alors que le sermon et la prière mixte menés par Amina Wadud à New York ou les lectures de la Torah par les « femmes du Mur » à Jérusalem dérivent souvent de revendications proches. Néanmoins, l’ouvrage a le mérite d’offrir un large ensemble d’études sur la vie des femmes juives et musulmanes. De la Bible aux débats contemporains que connaissent l’Iran ou Israël, en passant par les débuts de l’islam ou l’époque médiévale, les différents articles portent sur des contextes, des courants religieux et des écoles juridiques diversifiés. Diverses sont aussi les approches méthodologiques interdisciplinaires, qu’il s’agisse de l’analyse textuelle de la Bible et du Coran, de l’examen scrupuleux de codes de lois islamiques ou de commentaires talmudiques, de l’analyse d’archives historiques ou de textes législatifs d’États, d’ethnographie in situ, ou encore de la lecture innovante de romans ou de productions cinématographiques. Une telle variété de situations ouvre un champ infini de comparaisons à défricher à l’avenir et permet de comprendre la richesse de cette entreprise qui n’en est qu’à ses débuts. En effet, les travaux sur le genre dans chacune des religions ont connu un essor dans les deux dernières décennies, avec des études sur le statut des femmes, l’exégèse féministe des textes sacrés et les rôles rituels féminins dans les deux traditions, ainsi que sur les féminismes juifs et musulmans. En revanche, trop peu d’ouvrages examinent en parallèle ces développements en croisant étude du genre, judaïsme et islam (à l’exception des recherches d’Y. Yazbeck Haddad et de J. Esposito, J. Feldman, L. Anteby-Yemini ou N. Weibel). Cet ouvrage met aussi l’accent sur les liens entre texte écrit et interprétation orale, pas toujours articulés dans les travaux de ce type, montrant ainsi les décalages mais aussi les « accommodements » entre lois religieuses et pratiques des femmes, entre normes coutumières et injonctions juridiques. Les femmes négocient ainsi

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certaines pratiques à leur avantage (comme ces femmes juives qui se rendaient dans des tribunaux non juifs pour divorcer ou ces Iraniennes faisant aujourd’hui appel à la PMA pour repousser l’âge du mariage), réinterrogeant les institutions et les structures patriarcales de ces religions monothéistes. Il est enfin appréciable que les articles de l’ouvrage ne portent pas uniquement sur les femmes, comme c’est le cas dans trop d’études sur le genre, et qu’ils abordent à la fois les questions de masculinité et les relations entre les genres. Cette collection de textes porte finalement l’espoir qu’un dialogue puisse être renoué entre juives et musulmanes, au-delà de leur cloisonnement en raison des réalités géopolitiques au Moyen-Orient.

Lisa ANTEBY-YEMINI CNRS, IDEMEC Aix-Marseille Université

Lisa ANTEBY-YEMINI (dir.), Juives et musulmanes. Genre et religion en négociation, Paris, Karthala, 2014, 248 pages. Ce recueil d’essais dont les chapitres sont tous écrits « à quatre mains » par des spécialistes de l’islam et du judaïsme est le résultat de trois ans de rencontres entre des chercheurs qui souhaitaient privilégier le genre comme catégorie analytique en examinant les pratiques quotidiennes de ces deux religions dans le cadre géographique du bassin méditerranéen. Les recherches se sont focalisées sur trois axes majeurs : l’accès des femmes aux textes sacrés et la création de théologies et cérémonies féministes spécifiques ; l’accès des femmes aux lieux de culte publics et le réaménagement qu’elles opèrent de l’espace genré des mosquées et des synagogues ; et, enfin, la manière dont les femmes négocient les lois et coutumes liées à la pureté du corps, à l’orientation sexuelle et à la reproduction médicalement assistée. En se penchant sur ces thèmes, les auteurs font des va-et-vient entre l’analyse des prescriptions que délivrent les autorités religieuses juives et musulmanes sur les pratiques des femmes, et la manière dont leurs interlocutrices musulmanes et juives interprètent ces prescriptions (et, dans certains cas, dont elles les défient). Les auteurs travaillent autour du bassin méditerranéen (surtout en France, Algérie, Maroc et Israël) mais les États-Unis et le Royaume-Uni servent aussi de points de comparaison. Dans l’introduction, l’éditrice explique que le livre cherche à mesurer l’impact de l’im/migration dans l’élaboration des pratiques religieuses des femmes, ce qui est néanmoins davantage mis en avant dans les chapitres sur la France. Bien que le recueil ait pour objectif de s’intéresser aux femmes toutes tendances religieuses confondues – aux

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« juives » et « musulmanes » « de culture » –, tout en prenant en compte la classe, l’ethnicité et les origines nationales, la plupart des chapitres sont centrés sur les femmes pratiquantes qui jouent un rôle actif dans leurs communautés respectives. Le recueil s’ouvre sur l’introduction de Lisa Anteby-Yemeni et sur un chapitre de Nadine Weibel, qui expliquent les motivations intellectuelles et militantes du projet. Leurs textes plaident explicitement non seulement pour l’analyse comparative des tentatives juives et musulmanes de réinterprétation (ou réappropriation) des textes canoniques et de contournement des normes patriarcales, mais pour ces tentatives elles-mêmes. L. Anteby-Yemeni identifie ces stratégies comme « l’un des champs les plus fructueux de rapprochement judéo-musulman » (p. 43). Dans la section consacrée à la première thématique, la contribution d’Annie Benveniste et Marie-Laure Boursin, basée sur les recherches qu’elles ont menées à Sarcelles et dans la région de Marseille, se penche sur les multiples lieux des pratiques religieuses publiques et le réaménagement des espaces au fil des temps. Les deux auteures insistent aussi sur l’importance des espaces privés, où le genre a parfois été marqué différemment par rapport à la mosquée ou la synagogue. Le deuxième chapitre de Sonia Sarah Lipsyc et Belkacem Benzenine explore l’accès des femmes à l’autorité religieuse, en Israël, dans le cadre des écoles religieuses, et en Algérie, au Maroc et en Égypte, où les femmes sont devenues des conseillers religieux. La deuxième thématique, celle du mariage, du corps et de la sexualité, comprend trois chapitres. Les deux premiers, respectivement écrits par Hanane Sekkat Hatimi et Emanuela Trevisan Semi, et par Barbara Peveling et Simona Tersigni, sont les plus réussis grâce à l’attention particulière qui y est portée à un seul pays. H. Hatimi et E. Semi examinent les contrats de mariage des musulmans et des juifs du Maroc tandis que B. Peveling et S. Tersigni traitent des pratiques des juives et des musulmanes ayant trait à la pureté du corps, à Marseille et Paris. Ces chapitres démontrent plus clairement que les autres comment l’âge, la classe sociale, l’ethnicité et les origines influent sur les lectures faites par les femmes de leurs traditions. Enfin, le court chapitre de Martine Gross et d’Andrew Kam-Tuck Yip sur l’homosexualité féminine en France et au Royaume-Uni décrit le « queering » des textes religieux que certaines femmes cherchent à provoquer, et les réseaux de soutien qu’elles ont su créer. La dernière section comprend un seul chapitre, rédigé par Liliane Vana et Sandra Huot, qui examine les prescriptions religieuses sur la procréation médicalement assistée. Ce chapitre s’intéresse davantage aux questions de genre et de filiation qu’à la

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manière dont les femmes cherchent à contourner ou vivre avec les règles et pratiques religieuses. Ce projet est particulièrement important au regard de certains discours contemporains qui verraient les femmes pratiquantes comme forcément soumises aux hommes, ou de ceux qui ne voient que divisions entre « Musulmans » et « Juifs ». Il représente une contribution interdisciplinaire à une littérature scientifique de plus en plus rigoureuse sur les femmes, le genre et les pratiques religieuses quotidiennes, particulièrement celles qui traitent du corps. Néanmoins, malgré les innovations structurelles qu’apporte ce recueil, les conclusions présentées ne vont pas aussi loin que ce qui est suggéré par l’introduction. Alors que chaque contribution comprend un éclairage sur le judaïsme et l’islam, les exposés sont parallèles plutôt que croisés. Qu’aurait-on pu apprendre de plus si les chercheur-e-s avaient travaillé leurs thématiques ensemble ? Pour ne citer qu’un exemple issu du chapitre sur les espaces sacrés, le rôle des jeunes femmes nées en France dans les lieux de culte est très différent de celui de leurs mères et grands-mères nées au Maghreb : il aurait été donc intéressant de consacrer un paragraphe à la comparaison des jeunes femmes musulmanes et juives, plutôt que deux descriptions parallèles de chaque communauté, tous âges confondus. De plus, la focalisation sur la Méditerranée se réfère surtout aux relations entre la France et le Maghreb, mais seuls les chapitres qui traitent explicitement de la migration du Sud vers le Nord évoquent des contextes historiques spécifiques qui structurent, au moins en partie, la vie des femmes. Enfin, la plupart des chapitres cherchent à couvrir trop de terrains ethnographiques, théologiques ou légaux, ce qui du même coup, les rend plus descriptifs qu’analytiques. Ce dernier point est particulièrement important dans la mesure où il existe, dans la plupart des chapitres, une tension entre les analyses et réflexions des interlocutrices juives et musulmanes, et celles des chercheur-e-s qui les observent. Consacrer plus d’espace à l’analyse aurait probablement permis aux auteur-e-s d’atténuer plus efficacement cette tension. Ce recueil important a le mérite d’introduire les non-spécialistes aux travaux de nombreux chercheur-e-s interdisciplinaires dont les recherches sur le genre et la religion devraient intéresser les historien-ne-s du genre. S’il soulève autant de questions que de réponses, il aura réussi son pari.

Naomi DAVIDSON Université d’Ottawa

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Benjamin Maria BAADER, Sharon GILLERMAN & Paul LERNER (eds), Jewish Masculinities: German Jews, Gender, and History, Bloomington, University of Indiana Press, 2012, 242 p. Cet excellent recueil d’articles constitue une contribution particulièrement originale à la croisée des études de genre et de l’histoire des Juifs en Allemagne en plaçant au premier plan la question des masculinités. Chaque article examine à nouveaux frais l’idée communément admise que la masculinité juive aurait toujours été perçue comme efféminée et faible alors que la masculinité germanique idéale aurait été au contraire définie comme guerrière et virile. Le recueil offre ainsi un large spectre de recherches, allant de l’étude des témoignages judiciaires du XVIIe siècle concernant les affaires de violences domestiques, à celle des sermons des officiants juifs durant le long XIXe siècle, en passant par l’analyse des textes rédigés par les réfugiés juifs allemands en 1942. Dans l’ensemble, il souligne de façon convaincante la grande diversité des idéaux de la masculinité qui participent de la façon dont Juifs, et Allemands en général, négocient les bouleversements politiques et sociaux depuis le XVIIe siècle jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Ce recueil est tiré d’un colloque sur les masculinités juives dans l’histoire de l’Allemagne organisé en 2005 par les directeurs de l’ouvrage afin de susciter de nouvelles réflexions et de mettre en œuvre un dialogue interdisciplinaire entre les études juives, les études de genre et les études germaniques. L’introduction, nuancée, guide les lecteurs au travers des thèmes complexes de l’ouvrage en consolidant et clarifiant les problématiques en jeu, à l’instar de celle des Juifs adoptant des préjugés antisémites. Par là même, ces thèmes encouragent les lecteurs à assimiler, mais également à questionner les recherches antérieures et fondatrices de ce champ. Les chapitres sont organisés de façon chronologique et proposent des recherches originales ainsi que de nouvelles perspectives de réflexion sur le sujet. À partir de l’étude d’une histoire fascinante de mariage ayant mal tourné, Andreas Gotzmann mobilise une importante érudition concernant la vie familiale juive pour étayer sa démonstration principale : les normes sociétales favorisent les hommes mariés avec enfant, que leur comportement soit ou non acceptable, obligeant ainsi les femmes à manœuvrer dans le cadre contraint des attentes familiales à leur égard. Comme il le souligne, « la virilité constituait la base de l’ensemble des expressions du comportement masculin et sexuel juif, elle caractérisait autant la conduite sexuelle des maris et des pères idéaux que celles des violeurs et des adultères » (p. 37). L’exploration de la vie en communauté des Juifs du XIXe siècle souligne dans les deux chapitres suivants que les idéaux de la masculinité se seraient

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diversifiés au fil du temps. Dans son étude consacrée à Samson Raphael Hirsh et Adolf Jellinek, grandes autorités religieuses de ce siècle, Ben Baader montre que l’hommage qu’ils rendaient aux qualités supposément féminines des hommes juifs est révélatrice non seulement de leur acculturation aux normes de la bourgeoisie allemande, mais également du fort accent qu’ils mettaient sur les traits distinctifs des Juifs. Il avance que rien dans les textes de ces religieux n’indique qu’il y ait eu quoi que ce soit de problématique ou d’inapproprié à associer la judéité et les Juifs avec la féminité – une idée qui sera fortement remise en cause au début du XXe siècle. Portant son attention sur les figures du mohel (le circonciseur) et du shohet (l’abatteur rituel), Robin Judd montre comment, avant même que les antisémites décrivent ces praticiens du rituel comme « assoiffés de sang et hypersexualisés » (p. 72), les communautés juives se sont efforcées de professionnaliser ces pratiques, soulignant tout à la fois leurs préoccupations à l’égard de la question de la masculinité et des valeurs de la bourgeoisie allemande ainsi que leur acculturation à un processus culturel plus large. Dans sa lecture avisée de l’autobiographie datant de 1928 d’un homme d’affaires de Königsberg, Aron Liebeck, Stephanie Schüler-Springorum constate que, relatant son histoire de pauvre négociant de province devenu homme d’affaires à succès, Liebeck tente sans surprise de se dépeindre à partir de valeurs typiques de la bourgeoisie comme l’intégrité, la discipline et l’autonomie. Cependant, elle souligne également l’absence de référence aux normes dominantes de la masculinité militaire dans un récit qui jette la lumière sur l’expérience de Juifs n’appartenant pas à la classe moyenne éduquée : l’acculturation aurait ainsi moins fait problème pour la masse des négociants et des marchands juifs que pour les écrivains et intellectuels juifs vers lesquels l’historien se tourne le plus souvent pour étudier la vie des Juifs en Allemagne. En étudiant la participation des Juifs à l’un des rites les plus masculins de l’Allemagne de Guillaume II – le duel – Lisa Fetheringill Zwicker montre la façon dont les étudiants juifs étaient obligés de faire face à des difficultés particulières qui les différenciaient d’autres minorités, comme les catholiques. Certains Juifs ont pu se joindre à la critique grandissante de la pratique du duel, d’autres ont pu au contraire vouloir créer leurs propres cercles afin de défendre leur honneur contre les antisémites et ont ainsi tenté de se conformer à ce qu’un des libelles du XIXe siècle a défini comme « le plus allemand et le plus masculin » des sports (p. 115). Qu’ils le firent, insiste-t-elle, souligne qu’il n’y avait pas alors de véritable consensus sur ce qui constituait la masculinité idéale.

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Sander Gilman, dont le travail pionnier constitue la base de nombreuses analyses du recueil, offre une étude originale sur l’autobiographie de Karl M. Baer, publiée sous le pseudonyme de « N.O. Body » en 1907, soit un an après qu’il eut changé légalement d’identité de genre, de femme à homme. Son analyse, qu’il déploie à partir d’un savoir pointu sur la sexualité, la médecine et l’histoire juive, offre une importante – et presciente – illustration venant révéler d’une part les présupposés établis sur le genre comme identité « intrinsèque », et d’autre part, l’idée que la masculinité est construite. Faisant le lien entre cette histoire et celle d’un auteur juif plus connu abordant des thèmes similaires, ceux du corps et de sa transformation, Gilman remarque qu’« il est, d’une étrange façon, le “vrai” Gregor Samsa – une personne qui s’est réveillée un jour dans un corps qui n’était pas le sien » (p. 138). Ce ne sont pas seulement des individus, mais aussi des couples qui sont ici étudiés. L’étude de cas d’Anne Goldberg sur le célèbre universitaire et professeur de littérature Frederich Gundolf et sa femme, Elisabeth Salomon, révèle la complexité des ambivalences qui traversent les tentatives des Juifs pour se positionner dans la culture germanique. Gundolf avait cherché à tous prix à se défaire des stéréotypes sur la sexualité efféminée des Juifs en adoptant une masculinité agressive propre à la culture occidentale. Il a néanmoins pu construire une relation harmonieuse avec E. Salomon, une femme moderne et émancipée, ce qui apporte un nouvel éclairage sur son romantisme conservateur et son adoption des stéréotypes négatifs sur les Juifs. L’article nous aide ainsi à comprendre que ces contradictions forment une part importante du processus d’acculturation. Dans son travail sur l’hercule de foire polonais yiddishophone Siegmund Breitbart, l’un des artistes de cirque les plus célèbres de l’Europe des années 1920, Sharon Gillerman constate que, dans les spectacles qu’il présentait à travers l’Europe de l’Est, ce dernier « avait intégré certains des idéaux et des représentations germaniques typiques de la masculinité tout en incorporant des valeurs clé de la culture juive traditionnelle » (p. 199). Son admiration manifeste pour les hommes de lettres, les rabbins ou encore les écrivains, de même que l’admiration des autres à son égard complexifie les notions traditionnelles de la masculinité et met en lumière le fait que le public yiddish ne le percevait pas nécessairement comme conforme à l’idéal d’hyper- masculinité mis en avant dans ses spectacles. Si la mise en ordre chronologique de ces articles fonctionne bien, un classement thématique aurait pu également permettre d’articuler ces derniers les uns aux autres. Cependant, même présenté ainsi, ce recueil réussit un véritable tour de force : sans gommer le rôle des femmes et l’importance de

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la féminité dans la construction des idéaux de genre, il parvient à montrer que la diversité des modèles de masculinités idéales constitue un élément significatif de l’acculturation des Juifs à la société allemande. Ainsi, nul doute que les articles de cet ouvrage soient à la hauteur du projet de ses coordinateurs : représentatifs de la modernité, les Juifs demeurent un excellent terrain d’études pour cette première exploration systématique du champ des masculinités dans l’histoire de l’Allemagne.

Lisa SILVERMAN University of Wisconsin-Milwaukee Traduit de l’américain par Clyde Plumauzille

Nelly LAS (dir.), Le Féminisme face aux dilemmes juifs contemporains, Sèvres, Les Éditions des Rosiers, 2013, 181 p. Cet ouvrage est issu d’un colloque sur « Le féminisme face aux dilemmes juifs contemporains » qui s’est tenu à Paris le 11 décembre 2011, avec le concours du Centre Communautaire de Paris. Il a accompagné la publication par Nelly Las de Voix juives dans le féminisme – Résonances françaises et anglo- américaines (Honoré Champion, 2011). Le projet de cette manifestation consistait à rassembler des personnalités (religieuses, universitaires et, plus largement, intellectuelles) venues de « sensibilités diverses et parfois antagoniques », des laïques, des religieux de différentes confessions (juive, chrétienne ou musulmane), des Juifs venus de la droite et de la gauche de l’échiquier politique, sionistes ou pas, orthodoxes ou libéraux… Nelly Las souligne dans l’introduction de cet ouvrage ce qu’une telle rencontre a d’exceptionnel, tant par la diversité des personnes en présence que par l’ambition du programme. Le titre choisi éclaire sur le cadre temporel de la réflexion : le temps présent. Quels sont les dilemmes contemporains mentionnés ? L’ouvrage permet d’en identifier quelques-uns : la confrontation du judaïsme au processus de sécularisation, la place de la Shoah dans l’identité juive, le rapport des Juifs à l’État d’Israël, l’émergence de ce qui est parfois désigné comme des formes de communautarisme etc. Pour autant, le questionnement principal de la rencontre porte sur l’articulation entre féminisme et judaïsme. Être juif/juive incite-t-il à devenir féministe ou bien le judaïsme est-il, au contraire, misogyne et par définition antiféministe ? Comment le judaïsme reçoit-il le féminisme et comment le second appréhende-t-il le premier ? Le colloque ici restitué se propose d’aborder ces questions sans souci d’ancrage disciplinaire : sont ainsi représentées la philosophie, l’anthropologie, la sociologie, l’histoire, dans une perspective comparative,

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entre la France et les États-Unis par exemple, entre le judaïsme et les autres religions monothéistes etc. Son angle d’approche est à la fois celui des itinéraires particuliers et celui de mouvements plus larges. Dans un premier temps, quelques propos de Françoise Collin sont rapportés par Nelly Las en forme d’hommage à la philosophe disparue en septembre 2012 ; ils établissent un parallèle entre judaïsme et mouvements de femmes. Le premier s’appuie sur une tradition et des textes, tandis que les « femmes n’ont pas de livre fondateur » : elles construisent leur mouvement par un « être-ensemble ». Pour F. Collin, rappelle Nelly Las, « nous avons affaire à deux formes de mode d’appartenance qui ne sont pas de même stature ni de même nature », ce qui rend la confrontation des deux délicate. Nelly Las poursuit la comparaison initiée par la philosophe : les femmes ne sont pas un peuple, elles existent « une par une » et seul le féminisme leur confère une existence collective. Être juif aujourd’hui consiste à partager une même oscillation entre désir d’« invisibilité », véritable « phobie de la différence » et « remords de la différence négligée » (Jankélévitch), entre assimilation et affirmation d’une identité spécifique. Nelly Las souligne à cet égard la proximité de la perception des Juifs et des homosexuels, respectivement par des antisémites et des homophobes qui, tout à la fois, redoutent de ne pas détecter l’objet de leur haine et le fustigent lorsque son auto-affirmation le rend facile à identifier. Visibilité et invisibilité sont tout autant sources de persécutions. Pour l’historienne, le débat sur la différence et l’identité trouve également place « dans le contexte de la différence des sexes et de l’universalisme poussé à son extrême », d’autant que, comme la sécularisation pose la question de ce que signifie être juif, le post-féminisme « déstabilise les identités sexuelles » et met en cause le « sujet femmes » (p. 33). Cette partie de l’ouvrage, rédigée par Nelly Las, est stimulante, en ce qu’elle propose une brève mais véritable réflexion sur ce qu’est le judaïsme et ce que signifie être juif, prenant notamment le cas d’Israël où ces questions se posent avec la plus grande acuité. Dès ces premiers chapitres, l’ouvrage révèle combien étudier le féminisme et, plus largement, le sort des femmes conduit à des relectures beaucoup plus vastes de l’histoire et des sociétés concernées. L’historienne précise d’ailleurs que les réflexions qu’elle propose ici autour de différents binômes (dévoilement et acceptation de soi ; exemplarité/normalité ; séparatisme/universalisme) peuvent être mobilisées, au moins partiellement, pour analyser « toutes sortes d’identités et d’appartenances » (p. 35). Le deuxième chapitre de l’ouvrage propose un tour d’horizon de la place des femmes dans les différentes religions monothéistes, en s’interrogeant notamment sur leur caractère misogyne. Quoique faisant appel à des

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expertes (Dounia Bouzar, anthropologue spécialiste de l’Islam, Liliana Vana, spécialiste du Talmud, Élisabeth Dufourcq, auteure d’une Histoire des chrétiennes en 2008) mais aussi à des responsables religieuses (Martine Millet, pasteure de l’Église réformée de France, Delphine Horvilleur, rabbine du mouvement libéral, Janine Elkouby, vice-présidente du Consistoire Israélite du Bas-Rhin), il est rapide et nombre d’aspects abordés sont déjà largement connus et documentés : les grandes figures féminines de la Bible, le caractère patriarcal des sociétés dans lesquelles ont émergé judaïsme, christianisme et islam, les féminismes juifs, chrétiens et musulmans… L’on peut regretter que le propos n’aille pas au-delà de ces rappels parfois un peu superficiels et surtout que la table ronde rassemblant l’ensemble de ces personnalités soit davantage une succession de courtes communications qu’un véritable espace d’échanges. Quelques points émergent néanmoins de ces textes, entre autres différentes rigidités propres au judaïsme français orthodoxe (sur la conversion, le get1, la présence des femmes dans l’espace synagogal…) et la nécessité de procéder à une contextualisation des textes religieux et à leur réinterprétation dans le monde d’aujourd’hui. La troisième partie, plus réflexive, reste un peu frustrante car les textes sont courts, brièveté imposée par le format du colloque, mais dont on aurait apprécié une version écrite allongée. Les réflexions proposées par Yeshaya Dalsace suscitent en effet un vif intérêt, en particulier à propos du binarisme de la Loi juive, sur lequel le rabbin du mouvement massorti2 s’interroge, comme Édouard Glissant avant lui sur le « fait d’enfermer les individus dans des catégories prédéfinies » : le judaïsme est-il par essence obligé de considérer de façon binaire la problématique féministe ? En d’autres termes, faut-il s’en tenir au binarisme hommes/femmes tel que le pense le patriarcat, ou le judaïsme offrirait-il la possibilité d’une « créolité » au-delà des catégories sexuées qu’il propose a priori ? […] Comment une loi peut-elle considérer que les hommes et les femmes sont par essence différents en droits et en devoirs ? ». Puis plus loin : « La Loi juive serait-elle binaire par essence, donc fondamentalement antiféministe ? » Il conclut qu’« un rabbin qui se respecte ne devrait pas considérer une telle question comme accessoire… », et ne pas craindre d’afficher les divisions internes au judaïsme (p. 89-90). Incontestablement, les chapitres 4 et 5 sont les plus riches et intéressants ; introduits en quelque sorte par le texte de Judith Friedländer

1 Acte de divorce religieux accordé par l’époux à l’épouse et permettant à cette dernière de contracter un nouveau mariage. 2 Courant du judaïsme contemporain favorable à la prise en considération des contraintes de la modernité et, dans le même temps, à une approche traditionnelle du culte.

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(chapitre 3) qui mêle point de vue personnel et réflexions plus générales, il s’agit essentiellement de témoignages individuels, excepté un débat, bref lui aussi. Si le papier de Finkielkraut (sur « l’affaire DSK » alors toute récente) paraît a priori décalé, il permet de guider la réflexion vers l’articulation entre différentes appartenances (sexe, race, classe), sans que le terme d’intersectionnalité soit pour autant prononcé. Puis les textes de Liliane Kandel, Jaqueline Feldman, Catherine Garson-Itzhaky, Régine Dhoquois- Cohen, Rédith Estenne-Geismar, Françoise Basch et Danielle Bailly viennent approfondir les questionnements posés par le colloque et, au-delà des généralités, les incarner en interrogeant la complexité et la diversité des articulations femme/féminisme/judéité vécues par les auteures de ces petits essais autobiographiques. Une récurrence s’y dessine : l’antériorité de l’engagement féministe sur la prise de conscience de la judéité, souvent redécouverte dans les luttes politiques, anticoloniales et pour l’égalité femmes/hommes. Régine Dhoquois pourrait parler pour la plupart des auteures, lorsqu’elle affirme que « l’identité de femme [lui] rendait possible celle de juive ». Liliane Kandel propose une synthèse des relations entre judaïsme et féminisme, entre être femme et être juive : « Que sommes-nous alors ? “femme” ? “féministe” ? “juive” ? “révolutionnaire” ? Peut-être le plus simple – sinon le plus confortable – est-il, finalement, de renoncer à chercher une quelconque harmonie préétablie (…) entre ces “identités” et ces choix » et de « se dire que nous sommes, comme l’écrivait Élisabeth de Fontenay dès 1976, “divisées à l’infini” » (p. 116). Ces récits de vie, sources précieuses pour des études à venir, donnent à voir l’émergence de sujets autonomes, femmes et juives, femmes puis juives, « double difficulté, double lutte », dit Danielle Bailly, entrelacs dont le sens est à construire pour chacune et pour toutes.

Isabelle LACOUE-LABARTHE LaSSP (Laboratoire des sciences sociales du politique) IEP de Toulouse

Clio a reçu

« Récits de femmes en Méditerranée. Genre, écriture, réflexivité (XXe-XXIe siècle) », Rives Méditerranéennes, 52, 2016. ABOUDRAR Bruno Nassim, Qui veut la peau de Vénus ? Le destin scandaleux d’un chef d’œuvre de Velázquez, Paris, Flammarion, 2016, 253 p. ARDENER Shirley, ARMITRAGE-WOODWARD Fiona & Lidia Dina SCIAMA (eds), War and Women across Continents. Autobiographical and Biographical Experiences, New York & Oxford, Berghahn Press, 2016, 204 p. BINARD Florence & Guyonne LEDUC (dir.), Mères célibataires. De la Malédiction au libre-choix ? Regards croisés France/Grande-Bretagne, Paris, L’Harmattan, coll. « Des idées et des femmes », 2016, 211 p. Préface de Marie-Claire PASQUIER. BLANCHARD Véronique & David NIGET, Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles, Paris, Éditions Textuel, 2016, 191 p. Préface de Michelle PERROT. Postface de Coline CARDI. BONNET Marie-Josèphe, Un Réseau normand sacrifié. Manipulations anglaises sur un groupe de résistants infiltré par les Allemands, Rennes, Éditions Ouest- France, 2016, 190 p. BOUSTANI Carmen, Andrée Chédid. L’écriture et l’amour, Paris, Flammarion, 2016, 398 p. BREJON DE LAVERGNÉE Mathieu (dir.), Des Filles de la charité aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Quatre siècles de cornettes (XVIIe-XXe siècle), Paris, Honoré Champion, 2016, 556 p. BRIQUET Fortunée, Dictionnaire historique des Françaises connues par leurs écrits, édition commentée de Nicole PELLEGRIN, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2016, 403 p. CAHEN Fabrice, Gouverner les mœurs. La Lutte contre l’avortement en France, 1890- 1950, Paris, INED Éditions, 2016, 415 pages. CARMENA Manuela, Parce que les choses peuvent être différentes, Montpellier, Éditions Indigène, 2016, 158 p. Préface de Michelle PERROT. CHEDALEUX Delphine, Jeunes premiers et jeunes premières sur les écrans de l’Occupation (France, 1940-1944), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2016, 319 p. Préface de Pascal ORY. 342 Clio a reçu

CRON Adeline, Mémoires féminins de la fin du XVIIe siècle à la période révolutionnaire. Enquête sur la constitution d’un genre et d’une identité, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016, 286 p. DELALOYE Magali, Une Histoire érotique du Kremlin, Paris, Payot, 2016, 400 p. DRUILHE Émilie, Farouche Atalante. Portrait d’une héroïne grecque, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 200 p. DUVOUX Nicolas & Jacques RODRIGUEZ (dir.), « Pauvretés », Communications 98, 2016. FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL Dominique & Florence ROCHEFORT (dir.) Penser avec Françoise Collin. Le Féminisme et l’exercice de la liberté, Donnemarie- Dontilly, Éditions iXe, 2015, 191 p. GARCIA Hurtado Manuel-Reyes (dir.), El siglo XVIII en femenino. Las Mujeres en el Siglo de las Luces, Madrid, Editorial Sintesis, 2016, 436 p. GARCIA Marie-Carmen, Amours clandestines. Sociologie de l’extraconjugalité durable, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 273 p. GARCIN Jean-Claude, Les Mille et Une Nuits et l’Histoire, Paris, Non-Lieu, 2016, 204 p. GAUVARD Claude et al. (dir.), Présumées coupables. Les grands procès faits aux femmes, Paris, Archives Nationales/Iconoclaste, 2016, 320 p. GOTMAN Anne, L’Identité au scalpel. La Chirurgie esthétique et l’individu moderne, Montréal, Liber, 2016, 300 p. GUÉRANDEL Carine, Le Sport fait mâle. La Fabrique des filles et des garçons dans les cités, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 225 p. Préface de Christine MENNESSON. HERMAN Elisa, Lutter contre les violences conjugales. Féminisme, travail social, politique publique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2016, 309 p. Préface de Rose-Marie LAGRAVE. JACQUEMOND Louis-Pascal, L’Espoir brisé. 1936, les femmes et le Front populaire, Paris, Belin, 2016, 440 p. Préface de Michelle ZANCARINI-FOURNEL. KNIBIEHLER Yvonne & Martine SAGAERT, Les Mots des mères du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Robert Laffont, 2016, 1176 p. MACHIELS Christine, Les Féminismes et la prostitution (1860-1960), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Archives du féminisme », 2016, 329 p. Préface de Xavier ROUSSEAUX. MASSON Sabine, Pour une critique féministe décoloniale. Réflexions à partir de mon engagement avec des luttes indigènes au Mexique et au Honduras, Lausanne, Éditions Antipodes, 2016, 259 p. Clio a reçu 343

MEFTAHI Ida, Gender and Dance in Modern Iran: biopolitics on stage, London, Routledge, 2016, 186 p. MÉNISSIER Patricia, Être mère XVIIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2016, 208 p. MONTANARO Mara, Françoise Collin. L’Insurrection permanente d’une pensée discontinue, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Archives du féminisme », 2016, 388 p. NAVARRE Maud & Matthieu GATEAU, La Parité, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll « Essais », 71 p. OBERHUBER Andrea, ARVISAIS Alexandra & Marie-Claude DUGAS (dir.), Fictions modernistes du masculin-féminin, 1900-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 313 p. RENNES Juliette (dir.), Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux, Paris, La Découverte, 752 p. REVILLARD Anne, La Cause des femmes dans l’État. Une Comparaison France- Québec, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2016, 266 p. RIPA Yannick, Les Femmes dans la société. Une Histoire des idées reçues, Paris, Le Cavalier Bleu, 2016, 163 p. ROGERS Rebecca & Pascale MOLINIER (dir.), Les Femmes dans le monde académique. Perspectives comparatives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 226 p. SOFIO Séverine, Artistes femmes. La parenthèse enchantée (XVIIIe-XIXe siècle), Paris, CNRS Éditions, 2016, 380 p. STUDER Brigitte, The Transnational World of the Cominternians, Palgrave Macmillan, 2015, 227 p WAGENER Françoise, L’Énigme Fersen, Paris, Albin Michel, 2016, 310 p. WOLLSTONECRAFT Mary, Œuvres. Défense des droits des femmes, Maria ou le Malheur d’être femme, Marie et Caroline, Édition Isabelle BOUR, Paris, Classiques Garnier, 2016, 629 p. YOUNG Antonia, Les Vierges jurées d’Albanie. Des Femmes devenues hommes, Paris, Éditions Non-Lieu, 1916, 190 p. Traduit de l’anglais par Jacqueline DÉRENS (version anglaise, 2001). Préface de Nicole PELLEGRIN. ZIMPFER Nathalie (dir.), Mary Wollstonecraft : aux origines du féminisme politique et social en Angleterre, Textes traduits et présentés par N. ZIMPFER, Lyon, ENS Éditions, 2015, 247 p.

Résumés / abstracts

ANTEBY-YEMINI Lisa De l’Éthiopie à Israël : migration et rôles rituels des femmes Beta Israel Cet article examine les rôles rituels des femmes parmi les juifs Éthiopie (qui se désignaient comme Beta Israel) au cours de leur migration en Israël dans les années 1980 et 1990. Une première partie explore l’absence de fonctions féminines dans la religion Beta Israel et l’invisibilité des femmes elles-mêmes dans l’espace du culte en Éthiopie. Une seconde partie se penche sur les rôles rituels dévolus aux femmes dans les cérémonies du cycle de vie et dans les rites de pureté, à la lueur de l’expertise et du pouvoir qu’octroyaient ces fonctions spécifiquement féminines. Une dernière partie tente de comprendre comment les bouleversements rencontrés avec la migration en Israël, en particulier concernant les rites de pureté féminins, sont négociés dans une société d’accueil où les pratiques Beta Israel fondées sur une lecture littérale du texte biblique ne s’accordent pas avec les lois rabbiniques et où ces conflits prennent des enjeux identitaires pour toute la communauté éthiopienne-israélienne.

From Ethiopia to Israel: Migration and the role of Beta Israel Women in Ritual Practices This article examines the role of women in ritual practices among Ethiopian Jews (who designated themselves as Beta Israel) in Ethiopia and following their migration to Israel in the 1980’s and 1990’s. The first section explores the absence of female practices in the Beta Israel religion and the invisibility of women in the space of Jewish worship in Ethiopia. The second part focuses on the ritual role of women in life-cycle ceremonies and in purity rituals, in light of the expertise and power conveyed by these specifically female roles. The final section analyzes how the Beta Israel have negotiated the challenges to their rituals of female purity after their migration to Israel. Beta Israel practices are based on a literal reading of the Biblical text and do not align with rabbinic laws. These conflicts between the host society and the immigrants have implications for the identity of the entire Ethiopian-Israeli community.

Mots clés : femmes, Beta Israel, rituels, Éthiopie, Israël, pureté Keywords: women, Beta Israel, rituals, Ethiopia, Israel, purity 346 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

BATSCH Christophe La mère profanée : retour sur une innovation juridique dans la Judée antique Cet article propose la relecture d’une anecdote transmise à la fois par Flavius Josèphe et par le Talmud : l’affrontement entre les dirigeants pharisiens et la dynastie hasmonéenne conduit à une création juridique dans le domaine de la « loi orale » (halakha ancienne). Cette innovation concerne la filiation des prêtres et la situation de leur mère au regard des lois de pureté. L’auteur s’est donc efforcé de replacer cet événement dans le contexte historique des lois et des usages concernant la sexualité et les rapports entre hommes et femmes en Judée à la fin de l’époque du deuxième temple (IIIe s. av. – Ier s. ap.)

The profaned mother: a rereading of a legal innovation in Ancient Judea This article re-interprets an event recounted both in Josephus and in the Talmud – an innovation in halakha (Oral Law). That innovation concerned the priests’ filiation and their mothers’ position with regard to the laws of purity. In most accounts, it was the opposition between the Pharisian leaders and the Hasmonean dynasty that led to this change. The paper, by contrast, places this event in the historical context of the laws and practices concerning sexuality and gender relations in Judaea at the end of the period of the Second Temple (IIId c. BCE – Ist c. CE).

Mots-clés : filiation, halakha, Hasmonéens, pharisiens, pureté, judaïsme du deuxième temple, sexualité Key-words: filiation, halakha, Hasmonean, Pharisaism, purity, Second Temple Judaism, sexuality

BAUMGARTEN Elisheva Prier à part ? Le genre dans les synagogues ashkénazes médiévales (XIIIe-XIVe siècle) Cet article explore la place et les activités cultuelles des femmes juives dans la France du Nord et surtout dans l’Allemagne des XIIIe et XIVe siècles. La place centrale de la synagogue dans la vie juive des communautés ashkénazes au Moyen Âge incite à retracer le rôle qu’y tenaient les femmes et à évaluer leur participation rituelle. La démonstration est menée à partir de quatre études de cas. La première concerne les gestes cultuels de la fameuse Dulcea, épouse du rabbin allemand R. Eleazar b. Judah. Sont étudiées ensuite les questions relatives à la présence des femmes menstruées dans les Résumés / Abstracts 347

synagogues, à leur participation à la cérémonie de la circoncision et, enfin, à l’évolution des attitudes vis-à-vis des femmes donatrices. Fondé sur des sources liturgiques, archéologiques, halakhiques et poétiques, cet article montre à quel point les femmes étaient actives et présentes dans les synagogues du monde ashkénaze, et apporte des éléments de compréhension à une évolution, sensible à partir du XIIIe siècle, qui vise à les séparer voire les marginaliser.

Praying separately? Gender in medieval Ashkenazi Synagogues (thrirteenth-fourteenth centuries) This article explores the place and religious activities of medieval Jewish women in northern France and especially in Germany during the High Middle Ages. The centrality of the synagogue in Jewish life in medieval Ashkenazi communities invites a reassessment of the role of women in the synagogue and of their ritual participation more generally. The article is based on four exemplary case studies, the first of which relates to Dolce, the famous wife of the German rabbi R. Eleazar b. Judah. The article then addresses the question of women’s presence in the synagogue when menstruating and during the circumcision ceremony, and ends with a look at changing attitudes toward women benefactors. Based on an analysis of liturgical, archaeological, halakhic and poetic sources, this article demonstrates the extent to which women were active and present in Ashkenazi synagogues and provides an explanation of their gradual segregation and marginalization starting in the thirteenth century.

Mots clés : Genre, communautés juives médiévales, synagogue, charité, pureté, mixité cultuelle Keywords: Gender, medieval Jewish communities, synagogue, charity, purity, mixed gender religious practice

CIUCU Cristina Un messie au féminin ? Mystique juive et messianisme aux XVIIe et XVIIIe siècles Cet article explore la question du rapport entre la valorisation symbolique et religieuse de l’élément féminin et les idées émancipatrices véhiculées par les mouvements messianiques sabbatéen et frankiste (XVIIe et XVIIIe s.). Sans nier l’influence des cultures environnantes et le rôle des bouleversements sociaux qui affectent les communautés juives de l’Empire ottoman, il apporte des éléments en faveur de la thèse selon laquelle ces idées inhabituelles, certaines même révolutionnaires pour l’époque, ont leur 348 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

fondement dans la tradition mystique juive, notamment dans l’aspiration à une libération de l’élément féminin divin, dans une sotériologie de l’égalité entre les principes masculins et féminins, ainsi que dans la féminisation de la figure messianique.

A female messiah? Jewish mysticism and messianism in the seventeenth and eighteenth centuries The article explores the relationship between the symbolic and religious valorization of the feminine principle and the emancipating ideas of Sabbatean and Frankist messianism (seventeenth and eighteenth centuries). Without minimizing the influence of the surrounding cultures or the role played by the social upheaval affecting the Jewish communities in the Ottoman Empire, it provides evidence to support the thesis that these ideas, unusual or even revolutionary for their time, were rooted in the Jewish mystical tradition. Critical elements of that tradition were: its aspiration for the liberation of the divine female element; soteriological equality between the masculine and feminine principles; and,the feminization of the Messianic figure.

Mots-clés : émancipation des femmes, messianisme, sabbataïsme, frankisme, kabbale Keywords: Women’s emancipation, Messianism, Sabbatianism, Frankism, Kabbalah

GASQUET Béatrice de « Dépasser l’interdit ». Le châle de prière des femmes en France au XXIe siècle À partir d’une enquête ethnographique menée dans les années 2000 dans des synagogues non orthodoxes en France, cet article interroge l’accès des femmes à un vêtement rituel longtemps réservé à la pratique religieuse des hommes. L’histoire française du port du talit (châle de prière) par les femmes donne à voir l’exemple d’une circulation internationale d’argumentaires religieux autour de l’accès des femmes au rituel, où les logiques de distinction entre courants religieux jouent un rôle au moins aussi important que les débats féministes français. Les observations montrent que dans le contexte juif français, où les synagogues non orthodoxes sont minoritaires, les femmes sont plus que les hommes contraintes à une forme d’hyper-réflexivité sur le corps qu’elles engagent dans la prière publique. Cela se traduit par des discours et des pratiques variables et ambivalents sur le talit des femmes – si certaines cessent de le percevoir comme genré, d’autres l’associent à un travestissement, et d’autres préfèrent le « féminiser » par la couleur.

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« Overcoming the prohibition ».Women wearing prayer shawls in twenty-first century French synagogues Drawing on ethnographical research in French non-Orthodox synagogues in the first decade of the new millennium, this article explores how women appropriated a ritual garb which until recently was only worn by men. The story of how the tallit (prayer shawl) came to be worn by women in France is an example of how religious justifications for women’s access to ritual practices circulate cross-nationally, with religious dynamics within Judaism playing a bigger role than arguments from within feminism. Ethnographical research shows that in the French Jewish context, where non-Orthodox synagogues are a minority, women are more obligated than men, to be “hyper-reflexive” in their bodily engagement in public prayer. This results in varied and ambivalent discourses and practices surrounding women’s use of the tallit. While some have ceased to perceive it as gendered, others think of women’s use of it as an act of transvestism, and still others insist on wearing a “feminized” (colored) talit.

Mots-clés : judaïsme, religion, rituel, vêtement, travestissement, féminisme, France Keywords: Judaism, religion, ritual, clothing, transvestism, feminism, France

GOLDBERG Sylvie Anne Lien de sang – lien social. Matrilinéarité, convertis et apostats, de l’Antiquité tardive au Moyen Âge Autant que la position de la femme dans la société, le principe de la matrilinéarité juive est révélateur des normes qui régissent le lien social. Le système de filiation matrilinéaire s’est installé dans le judaïsme sur la base de l’interprétation du dit talmudique affirmant Ton fils né d’une idolâtre n’est pas ton fils mais le sien (Qid. 68b). Il entérinait un processus enclenché quelques siècles plus tôt, à l’époque de la Mishna, autour du premier siècle de l’ère, mettant un terme à la longue tradition biblique qui ne percevait de filiation que patrilinéaire, et instaurait, ce faisant, un modèle de transmission de la judéité qui perdure jusqu’à nos jours. Cette transformation majeure était-elle due à une évolution interne de la pensée rabbinique rationalisant la judéité au regard des affiliations ? Ou à des contraintes extérieures liées à l’imposition de nouvelles réglementations du statut de la personne ? Les deux hypothèses d’interprétations sont débattues – et parfois se rejoignent – dans les recherches menées sur la filiation ou l’identité juive. Cet article examine les conditions de la transmission de l’identité de la personne, telles qu’elles ont été traitées et définies au long des siècles par l’institution de normes juridiques et sociales régulant la filiation, la conversion et l’héritage, toutes 350 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

normes qui éclairent les évolutions du statut de la femme dans l’histoire du judaïsme entre l’Antiquité tardive et le Moyen Âge.

Blood ties – Social ties. Matrilinearity, converts and apostates, from Late Antiquity to the Middle Ages The principle of matrilineage reveals as much about the norms governing the social bond in Jewish society as it does about the status of women. The matrilineal system in Judaism is grounded on an interpretation of the Talmudic saying “Your son born to an idolater is not your son but hers (Qid. 68b).” It perpetuated and fixed a process that had begun a few centuries earlier, during the time of the Mishnah, around the first century CE, which put an end to a long biblical tradition that allowed only patrilineal descent and established a model for the transmission of Jewishness that endures to this day. Was this major transformation the result of changes internal to rabbinic thought in an effort to rationalize Jewishness through descent, or to external constraints such as the imposition of new regulations stemming from changes in the status of the individual in surrounding societies? Both interpretations are discussed – and sometimes blended together – in historical research about parentage and Jewish identity. This article examines the conditions under which the transmission of the identity of the person have been defined over the centuries by the implementation of legal and social norms regulating descent, conversion and inheritance. It thus sheds light on the changes in the status of Jewish women between Late Antiquity and the Middle Ages.

Mots clés : matrilinéarité, filiation, citoyenneté romaine, conversion, mamzer Keywords : matrilinearity, descent, Roman citizenship, conversion, mamzer

LACOUE-LABARTHE Isabelle L’émergence d’une « conscience féministe » juive. Europe, États-Unis, Palestine (1880-1930) À partir de la fin des années 1880, des femmes juives participent à l’émergence d’une « conscience féministe », en Europe, aux États-Unis, puis en Palestine. Certaines d’entre elles militent au sein de mouvements généraux, d’autres contribuent à la création d’organisations ayant pour point commun de rassembler des Juives, mais par ailleurs d’une grande diversité dans leurs revendications et ses positionnements. Quelque peu négligées par l’historiographie, ces femmes juives de la fin du XIXe siècle tissent des liens, par-delà les frontières, et proposent un nouveau regard sur la place des Résumés / Abstracts 351

femmes dans les communautés juives. Un peu en retrait à partir de la fin des années 1920, elles ouvrent néanmoins la voie à celles qui, dans les années 1960, entament un nouveau chapitre des luttes féministes, et contribuent à éclipser leurs aînées.

The emergence of a Jewish “feminist consciousness.” Europe, the United States and Palestine (1880-1930) From the late 1880s onwards, Jewish women participated in the emergence of a “feminist consciousness” in Europe, the United States, and Palestine. Some of them chose general movements; others chose to found Jewish organizations. The latter are characterized by their diversity of claims and positions. Neglected by historians, these Jewish women created a network of international relations and exchanges and provided a new vision of women’s place in Jewish communities. Although they lost ground from the 1920s onwards, they paved the way for Jewish women activists in the 1960s, who opened a new chapter in the history of feminist struggles, and in the process, inadvertently obscured the accomplishments of their predecessors.

Mots clés : féminisme, première vague, réseaux féministes, organisations juives, Yishouv Keywords : feminism, First Wave, feminist networks, Jewish organizations, Yishuv

LE FOLL Claire Moïseï Berlin, ethnographe du mariage juif en Russie (1861) Dans la première ethnographie sur les Juifs de Russie (1861), Moïseï Berlin décrit les rituels du mariage et les rôles respectifs des hommes et des femmes. En gommant les aspects les plus folkloriques et en insistant sur la virginité de la femme et l’observance stricte des codes moraux et rituels religieux, il s’efforce de donner du judaïsme et de la population juive une image respectable, pour favoriser leur acceptation au sein de la société et l’Empire russe.

Moïseï Berlin, an ethnographer of Jewish marriage in Russia (1861) In the first ethnographic study of the Jews in Russia ever done (1861), Moïseï Berlin described Jewish wedding rituals, as well as the roles of men and women in them. Rather than focusing on the folkloric aspects of the wedding, he emphasized the centrality of the woman’s chastity and the strict observance of Jewish religious rules and moral values. He thereby produced a positive and respectable image of Judaism and the Jews, in an effort to ease their integration into Russian society and the Empire.

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Mots clés : Empire russe, Juif, ethnographie, mariage, rituels, Nicolas Ier, Moïseï Berlin, femmes, Biélorussie Keywords: , Jew, ethnography, marriage, rituals, Nicholas I, Moïseï Berlin, women, Belorussia

MELAMMED Renée Levine Femmes juives en pays musulman au Moyen Âge : deux documents de la Genizah du Caire Le fonds documentaire de la Genizah du Caire livre de nombreuses informations sur la vie des femmes juives des sociétés méditerranéennes au Moyen Âge. Les deux lettres reproduites ici pour la première fois sont traduites du judéo-arabe. La première, un contrat passé par un mari avec sa femme afin de lui permettre de subsister durant son absence, révèle la grande mobilité que connaît cette société. La seconde, une lettre écrite au XIIe siècle par une femme de Fustat, en Égypte, à son frère, alors qu’il voyage pour son commerce, exprime des soucis personnels ainsi qu’une relation frère/sœur particulièrement forte.

Jewish Women in a Muslim Country in the Middle Ages: Two Documents from the Cairo Genizah The Cairo Genizah has yielded much information about Jewish women’s lives in medieval Mediterranean societies. The two letters published here for the first time have been newly translated from the original Judeo-Arabic. One, a commitment by a husband to his wife to support her during his absence, reflects the high degree of mobility in this society. The second, a twelfth century letter sent by a woman in Fustat, Egypt to her brother, a businessman, reveals her personal concerns as well as a strong sibling relationship.

Mots clés : Genizah du Caire, femme juive, judéo-arabe, société méditerranéenne, marchands Keywords: Cairo Genizah, Jewish women, Judeo-Arabic, Mediterrean society, merchants

NAIWELD Ron Le sacrement du langage et la domination masculine. Le neder dans le judaïsme ancien L’article trace quelques évolutions de l’institution du « vœu » (neder) dans la littérature biblique et rabbinique (période de l’antiquité et l’antiquité tardive). Du point de vue du système politique patriarcal imaginé par les auteurs bibliques et rabbinique, cette institution est risquée : elle permet aussi à la femme de transformer sa parole en une loi, et mettre ainsi en question la Résumés / Abstracts 353

domination masculine. Ce n’est donc pas un hasard si la plus grande partie et du discours biblique et rabbinique sur le neder est consacrée aux femmes et à la question de savoir comment on peut maîtriser et manipuler leurs vœux.

The sacrament of language and masculine domination: the neder in ancient Judaism The article traces some developments of the votive institution (neder) in biblical and rabbinic literature (in the period of Antiquity and Late Antiquity). From the perspective of the patriarchal political system articulated by the biblical and rabbinic authors, this institution was risky: it allowed a woman to turn her speech into a law and thereby undermine masculine domination. It is not a coincidence that most of the biblical and rabbinic discourses concerning the neder are dedicated to women and to the question of how to control and manipulate their vows.

Mots clés : vœu, judaïsme ancien, neder Key words: vow, ancient Judaism, neder

PIGUET Laure De la jeune fille à la femme mariée. La correspondance d’Augusta de Pourtalès (1903-1918) De 1903 à 1918, Augusta de Pourtalès a expédié à sa sœur de multiples lettres et cartes postales destinées à raconter de manière détaillée son quotidien. L’épistolière ayant vécu une longue période de célibat avant de se marier, ce corpus présente la particularité de contenir autant de lettres de la jeune fille que de la femme mariée. La comparaison de la manière avec laquelle l’épistolière relate, durant ces deux périodes, sa vie privée révèle les transformations sur l’écriture épistolaire suscitées par ce changement de statut social. Explorer ce phénomène de métamorphose permet d’approfondir les connaissances sur le rôle de cette pratique pour les femmes au dix-neuvième siècle, mais également le rapport entretenu par celles-ci à cet objet singulier qui requiert l’accomplissement d’un geste délicat : une écriture de soi destinée au groupe familial.

From maiden to married woman. The correspondence of Augusta de Pourtalès (1903-1918) Between 1903 and 1918, Augusta de Pourtalès wrote to her sister several hundreds of letters and postcards, extensively describing her everyday life. Because the letter writer was single for a long time before her marriage, a particularity of this corpus is that it contains as many letters of the maiden as 354 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

of the married woman. The comparison of the way the letter-writer narrates her private life during those two periods reveals the multiple transformations caused by the modification of her social status. An investigation of those changes deepens our knowledge of the role of epistolary practice for women in the nineteenth century. It also enables us to grasp the strategies women found to accomplish the difficult task of writing about their inner life to their family as a whole.

Mots clés : correspondance, écriture ordinaire, jeune fille, femme mariée, statut social, Pourtalès Keywords: correspondence, ordinary writing, maiden, married woman, social status, Pourtalès

POUZOL Valérie Les Femmes du mur (Jérusalem, 2016-1880) En janvier 2016, le gouvernement israélien présentait un projet d’aménagement d’un espace cultuel où hommes et femmes juifs pourraient prier ensemble dans une zone excentrée du Mur des Lamentations, zone non régie par les autorités orthodoxes. Ce « compromis » du Mur censé mettre fin au long combat d’un groupe de féministes juives religieuses désireuses de pouvoir prier publiquement au Mur (les Femmes du Mur), permettait également de reconnaître territorialement et symboliquement l’existence et l’influence d’un judaïsme libéral en quête d’affirmation dans le pays. Ce sont en effet les autorités juives orthodoxes qui sont en charge, depuis la création de l’État et surtout depuis la conquête de Jérusalem, en 1967, de l’administration du Mur et de sa partition genrée. Dans cet espace réaménagé comme une synagogue orthodoxe, femmes et hommes ne prient pas ensemble (installation et construction d’une Mehitza) et la prière des femmes est reléguée à une prière privée, seuls les hommes étant habilités à conduire une prière publique. L’examen et la confrontation d’une photographie des années 1880 et d’un texte des renseignements français de 1928, permettent de comprendre comment une géographie genrée du Mur s’est patiemment construite le long de lignes aux enjeux clairement nationalistes et politiques. L’installation et la construction de frontières entre les sexes renvoient dans ce haut lieu religieux et nationaliste à la question des frontières au sens large et, par là même, à la question du conflit israélo-palestinien.

Résumés / Abstracts 355

Women of the Wall (Jerusalem, 2016-1880 In January, 2016, the Israeli government presented a project to create a space at the Wailing Wall where Jewish men and women could pray together. This space was to be off to the side, in an area not controlled by the Orthodox authorities. It was hoped that this « compromise » would bring to an end the long battle of the group of religious Jewish women (the Women of the Wall) who sought to pray publicly at the Wall. The decision would also entail symbolic and territorial recognition of the influence of Liberal Judaism which has long been seeking legitimacy in Israel. Since the founding of the state, and particularly since Jerusalem’s capture in 1967, Orthodox Jewish authorities have been in charge of the Wall and enforced gender segregation there. The space in front of the Wall has been turned into an Orthodox synagogue where men and women pray separately, divided by a Mehitza. Women are, furthermore, relegated to private prayer; only men are allowed to pray publicly. Analysis of a photograph from the 1880s and a 1928 French text show that the gendered geography of the Wall was patiently constructed following nationalist and political agendas. The creation of barriers between men and women in this key religious and nationalist place speaks to larger boundary issues and, specifically, to the Israeli-Palestinian conflict.

Mots clés : Mur des Lamentations/Kotel, femmes juives, prière mixte, féminisme orthodoxe Keywords: Wailing Wall/Kotel, Jewish Women, gender integrated prayer, Orthodox feminism

TREMPÉ Rolande Les cigarières toulousaines en grève (1870-1875) L’auteure analyse trois grèves menées entre 1870 et 1875, par les femmes cigarières toulousaines dont elle souligne la détermination et la cohésion.

“Women cigar makers on strike in Toulouse (1870-875)” The author analyzes three strikes led by women between 1870 and 1875. She underscores the women’s determination and solidarity.

Mots clés : grèves, femmes, Toulouse, années 1870. Key Words: strikes, women, Toulouse, 1870s

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VASSAS Claudine Présences du féminin dans le judaïsme Dans le judaïsme, la préséance masculine instaurée par le Code de l’Alliance fondatrice contractée entre Dieu et le peuple élu se maintient dans le rapport que chaque juif entretient avec la Lettre, et se renouvelle tout au long de sa vie au travers des rites et des objets qui le mettent en rapport avec le « sacré ». La Torah en est l’incarnation majeure aux côtés de la Shekhinah, manifestation féminine de la présence de Dieu qui, animant des figures bibliques comme Rachel, Léah ou Esther, s’attache aussi à chaque femme. Cela suffit-il à combler l’écart, à résoudre la question que les femmes d’aujourd’hui posent : celle d’un recouvrement effectif dans le judaïsme entre la place réelle qui leur est accordée en tant que personnes sociales et la reconnaissance du « féminin » comme composante du sacré voire du divin ? Cet article qui retrace le parcours de recherche de l’anthropologue Claudine Vassas donne profondeur tant aux revendications portées par les femmes d’aujourd’hui qu’aux résistances des hommes à céder sur ces points et vis-à-vis des lieux et objets d’où justement les femmes ont été si durablement écartées.

The feminine in Judaism Judaism’s privileging of the masculine, dating the foundational contract between God and the Chosen People, has been maintained across the centuries through the relation between male Jews and sacred texts. Furthermore, every male Jew’s lifespan is marked by repeated performance of the rituals, and contact with the objects, that allow him access to the sacred, most notably both the Torah’s textual content and the scroll that carries those words. In parallel, the Shekinah, the feminine manifestation of God’s presence, which came to life in the biblical figures of Rachel, Leah and Esther, exists in every woman. This acknowledged duality of the masculine and the feminine presences of God poses the question of the legitimate role of men and women in religious practice. Does the co- existence of the Torah and the Shekinah mean that women’s exclusion from many ritual practices does not really matter? Or does it, in fact, provide a legitimation for gender equality in Judaism? These are the questions that have animated the life work of the anthropologist Claudine Vassas’, The voyage along her intellectual path provided here sheds light on the logic of Jewish women’s demands for full participation in the synagogue life, study, and ritual practice from which they have traditionally been excluded, as well as on some men’s resistance to those demands.

Mots clés : rites, shabbat, circoncision, Shekhinah, bar mitzva, femmes de la Bible Keywords: rituals, Sabbath, circumcision, Shekhinah, bar mitzva, women of the Bible Auteurs / Authors

Leora AUSLANDER occupe la chaire Rasmussen à Université de Chicago, où elle a été la première directrice du Center for Gender Studies. Spécialiste de l’histoire de l’Europe et du Monde Atlantique, elle a notamment publié Taste and Power: Furnishing Modern France (University of California Press, 1996) et, aux PUM, Des Révolutions culturelles. La politique du quotidien en Grande-Bretagne, en Amérique et en France. Elle travaille actuellement sur un livre intitulé, Jewish Parisians and Berliners: Citizenship and Homemaking, 1910-1960. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Clio, FGH et a codirigé avec Rebecca Rogers et Michelle Zancarini-Fournel, le numéro 40, Objets et fabrication du genre et, avec Michelle Zancarini-Fournel, le numéro 12, Le genre de la nation. [email protected]

Lisa ANTEBY-YEMINI est anthropologue, Chargée de Recherche au CNRS et membre de l’Institut d’Ethnologie Méditerranéenne, Européenne et Comparative (IDEMEC) à l’Université d’Aix-Marseille (AMU). Elle travaille depuis plus de 20 ans avec la communauté éthiopienne-israélienne et a publié en 2004 Les juifs éthiopiens en Israël : paradoxes du paradis, aux Éditions du CNRS. Elle mène aussi des recherches sur les migrations africaines en Méditerranée et a publié plusieurs articles sur les demandeurs d’asile d’Érythrée et du Soudan en Israël. Elle s’intéresse également aux questions de genre dans le judaïsme et l’islam et a dirigé un ouvrage paru en 2014, Juives et musulmanes : genre et religion en négociation, aux Éditions Karthala/MMSH. [email protected]

Christophe BATSCH est maître de conférences d’hébreu à l’Université de Lille et membre du laboratoire Cecille (Centre d’Études en Civilisations, Langues et Lettres Étrangères). Il est spécialiste de l’histoire et de l’anthropologie du judaïsme et du Proche-Orient anciens ainsi que des littératures juives anciennes. Il dispense des cours d’araméen ancien à l’ENS Paris et a animé le « Séminaire Qumrân » de Paris (CNRS). Il est l’auteur de nombreuses traductions, articles et ouvrages dont La Guerre et les rites de guerre dans le judaïsme du deuxième Temple, Leyde, Brill, 2005.

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Elisheva BAUMGARTEN occupe la chaire Yitzhak Becker d’études juives et enseigne dans les départements d’Histoire et d’Histoire juive à l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle a récemment fait paraître Practicing Piety in Medieval Ashkenaz: Men, Women and Everyday Religious Observance (Univ. of Pennsylvania Press, Philadelphia, 2014), et co-édité avec Judah D. Galinsky, Jews and Christians in Medieval France (Palgrave, New York, 2015). Ses travaux portent sur l’histoire sociale et, plus particulièrement, sur le genre et les relations entre juifs et chrétiens en Allemagne et dans le nord de la France au haut Moyen Âge. [email protected]

Cristina CIUCU est maîtresse de conférences à l’EHESS (Paris), membre du Centre de Recherches Historiques (CRH). Ses publications et ses recherches portent principalement sur la tradition mystique juive et ses rapports avec la philosophie, sur la contribution de la pensée juive à la modernité européenne, et sur la tradition manuscrite hébraïque. Elle assume, depuis 2012, la responsabilité de l’étude et de la description de manuscrits de Kabbale de la Bibliothèque nationale de France. [email protected]

Agnès FINE, historienne et anthropologue, est directrice d’études honoraire à l’EHESS. Ses recherches ont porté sur l’anthropologie historique de la parenté. Ses principaux ouvrages concernent le parrainage, l’adoption, la nomination. Elle s’est aussi intéressée aux processus de production du masculin et du féminin dans les sociétés européennes, à travers différents thèmes ((lecture, écriture, liens familiaux, musique, sexualité), choisis par la revue Clio, Femmes, genre, histoire, dont elle est cofondatrice et membre du comité de rédaction. [email protected]

Béatrice de GASQUET, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Paris Diderot, travaille sur les questions de genre dans les organisations religieuses, à partir de recherches sur le judaïsme français contemporain. Elle s’intéresse en particulier aux configurations historiques dans lesquelles les questions de genre sont au centre de la conflictualité religieuse, ainsi qu’à la circulation internationale des féminismes religieux. [email protected]

Judaïsme(s) : genre et religion 359

Sylvie Anne GOLDBERG, directrice d’études à l’EHESS, est directrice du Groupe d’études juives du Centre de recherches historiques (CRH). Elle est membre du bureau éditorial de Modern Jewish Studies (Oxford), du comité scientifique de la revue Les cahiers du judaïsme (Paris) et du conseil d’administration de la Société des études juives (Paris). Elle a enseigné dans de nombreuses universités européennes, américaines et israéliennes, écrit et dirigé de nombreux ouvrages, notamment La Clepsydre, I et II, Paris, Albin Michel, 2000 et 2004, et, avec Yosef Yerushalmi, Transmettre l’histoire juive (2012). [email protected]

Isabelle LACOUE-LABARTHE est maîtresse de conférence à Sciences Po Toulouse et membre du LaSSP (Laboratoire des Sciences Sociales du Politique, EA 4175). Elle co-dirige la revue Diasporas. Circulations, migrations, histoire. Ses recherches actuelles portent sur les écrits autobiographiques de chercheurs en Sciences Humaines et Sociales, en France, depuis les années 1980. Elle a publié Femmes, féminisme, sionisme dans la communauté juive de Palestine avant 1948 (Paris, L’Harmattan, 2012). Elle a co-dirigé avec Sylvie Mouysset et Agnès Fine le numéro de Clio. Histoire, femmes, sociétés, « Écrire au quotidien », n°35, 2012. [email protected]

Claudine LEDUC a enseigné l’histoire grecque à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Ses recherches ont porté – et portent – sur les thèmes : femme, religion, parenté, politique et sur leur mise en miroir. Elle a été membre fondatrice du comité de rédaction de la revue Clio, et a codirigé un certain nombre de ses numéros : Femmes et religion (2, 1995), Femmes du Maghreb (9, 1999), Festins de femmes (14, 2001), écrit de nombreux articles et comptes rendus de lecture. Elle a aussi consacré à Nicole Loraux un numéro spécial de Clio associée à la revue Espaces Temps (Les voies traversières de Nicole Loraux, 2005) avec Patrick Garcia et Michelle Zancarini-Fournel. [email protected]

Claire LE FOLL est maître de conférences à l’Université de Southampton (Grande-Bretagne). Elle est spécialiste de l’histoire des juifs de l’Empire russe et de l’Union soviétique. Elle est l’auteur de L’École artistique de Vitebsk (1897- 1923). Éveil et rayonnement autour de Pen, Chagall et Malevitch (L’Harmattan, 2002) ainsi que de nombreux articles en français et en anglais sur la culture des juifs en Biélorussie. Elle prépare la publication de La Biélorussie dans l’histoire et l’imaginaire des Juifs de l’Empire russe, 1772-1905 (à paraître en 2017, Honoré Champion). [email protected]

360 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

Renée Levine MELAMMED est professeure d’histoire juive à l’Institut Schechter d’Études juives de Jérusalem et responsable scientifique de la revue Nashim, consacrée à l’étude des femmes et du genre dans le judaïsme. Ses recherches portent sur les itinéraires des conversos, les femmes juives sépharades et orientales, la communauté de Salonique et les traces que les femmes ont laissées dans le fonds de la Genizah du Caire. Elle a publié trois livres : Heretics or Daughters of Israel: The Crypto-Jewish Women of Castile (Oxford University Press, 1999), A Question of Identity: Iberian Conversos in Historical Perspective (Oxford University Press, 2004), et An Ode to Salonika: The Ladino Verses of Bouena Sarfatty (Indiana University Press, 2013). [email protected]

Ron NAIWELD, historien du judaïsme ancien, travaille sur les dimensions éthiques et politiques des discours post bibliques juifs et chrétiens de la fin de l’Antiquité. Il a publié, entre autres écrits, le livre Les Antiphilosophes : pratiques de soi et rapport à la loi dans la littérature rabbiniques classique (Armand Colin, 2011), a co-édité L’identité à travers l'éthique : Nouvelles perspectives sur la formation des identités collectives dans le monde gréco-romain (Brepols, 2015). [email protected]

Michelle PERROT, professeure honoraire de l’Université Paris 7-Denis Diderot, est historienne et écrivaine. Elle a développé ses recherches dans plusieurs directions : le travail, la délinquance et les prisons, la vie privée et surtout l’histoire des femmes, qu’elle a contribué à faire émerger en France. Elle a co-dirigé avec Georges Duby l’Histoire des femmes en Occident. De l’Antiquité à nos jours (5 volumes, Plon, 1991-1992) et publié de nombreux livres parmi lesquels on peut citer : Les femmes ou les silences de l’histoire (2003), Mon histoire des femmes (2008), Histoire de chambres (Prix Femina/ Essai 2009). Elle prépare actuellement un livre sur George Sand. Michelle Perrot a été chroniqueuse à Libération, co-productrice des « Lundis de l’Histoire » (France Culture) de 1986 à 2014 et des « Rendez-vous de l’Histoire » de Blois depuis l’origine. Elle a reçu le Prix Simone de Beauvoir (2014) pour l’ensemble de son œuvre. [email protected]

Laure Mélanie PIGUET est assistante suppléante au département d’Histoire générale de l’Université de Genève. Elle a présenté son mémoire de master intitulé Entre geste familial et récit de soi : les lettres d’Augusta de Pourtalès (1902- 1918). Elle entreprend actuellement une thèse sur le discours des Organisations internationales entre-deux-guerres sous la direction de Sandrine Kott. [email protected]

Judaïsme(s) : genre et religion 361

Valérie POUZOL est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Paris 8 et chercheure au LEGS (Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité/Paris 8-CNRS). Elle a publié sur l’histoire du militantisme des femmes israéliennes et palestiniennes contre la guerre, avec un intérêt particulier pour la construction et l’instrumentalisation des identités de genre par les deux nationalismes. Elle est l’auteure d’un ouvrage Clandestines de la paix. Israéliennes et Palestiniennes contre la guerre, Paris, Complexe, IHTP-CNRS, paru en 2008. Dans le cadre d’un programme de recherche international (MOFIP/ mofip.mmsh.univ-aix.fr), elle a mené des recherches sur le militantisme LGBTQ en Israël et en Palestine. Depuis 2011, elle étudie le militantisme féministe dans les communautés juives orthodoxes en Israël en s’attachant à la question de la ségrégation spatiale entre les sexes. [email protected]

Sylvie STEINBERG, directrice d’études à l’EHESS, dirige le groupe d’histoire du genre au Centre de recherches historiques (CRH) et préside le conseil scientifique du Groupement d’Intérêt Scientifique/Institut du Genre (CNRS/Universités). Spécialiste de la France moderne, elle a publié La Confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution (Fayard, 2001) et, en 2016, Une tache au front. La bâtardise aux XVIe et XVIIe siècles (Albin Michel). Elle est membre du comité de rédaction de la revue Clio, FGH et a codirigé avec Violaine Sebillotte Cuchet le numéro 31 Érotiques (2010). [email protected]

Claudine VASSAS est ethnologue, directrice de recherche émérite au CNRS, membre du LISST (Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires à Toulouse). Ses recherches portent sur les nourritures identitaires, sur le « féminin du religieux » (relation entre le rite, le corps et la Lettre dans le judaïsme). Elle s’intéresse également au corps féminin et au genre dans les rites théâtralisés ou dansés ainsi que dans les spectacles chorégraphiques. Elle a publié La Bête singulière. Les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, 1993 et, tout récemment, Esther. Le nom voilé, Paris, CNRS éditions, 2016. [email protected]

Glossaire

Alya, alyah ou aliya (plur. alyot) : Cohen : prêtre du Temple dont littéralement « ascension ». Désigne la l’origine remonte à Aaron, le frère de montée à la Torah durant l’office et la Moïse. La Cohenia désigne l’ensemble migration vers Israël. des familles sacerdotales qui ont conservé, jusqu’à aujourd’hui des traits Ashkénaze : juif d’Europe de langue et devoirs distinctifs. germanique (yiddish). Littéralement, « d’Allemagne ». Conservative Judaism : voir Massorti.

Aufrufen ou oyfrufen (yiddish) : * appeler à lire dans la Torah. Dibbouk ou dybbouk : possession par * un esprit malin ou par un défunt que l’on chasse par un exorcisme. Bad’han, badkhan ou badchen : amuseur public. Personnage qui animait * les mariages chez les Ashkénazes. Eretz-Israël : la terre sainte ou la terre Bar mitzvah, bar mitzva ou bar promise. mitsva : « fils du commandement ». Désigne la majorité religieuse des * garçons (13 ans) et la cérémonie Gartel : « petite ceinture » (yiddish) ou religieuse de passage à l’âge adulte. ceinture pieuse portée par les hommes pour leur prière. Bat mitzvah, bat mitzva ou bat mitsva : cérémonie religieuse pour les Gilg ul ou gilgoul : « réincarnation », filles (12 ans). liée à la croyance kabbalistique en la transmigration des âmes. Bedeken ou (yiddish) : geste de voiler la fiancée avant le mariage. Get ou guet : acte de divorce donné à l’épouse. Bethoulim : virginité (bethoula ou Bethoulah : vierge). *

* Hadassah : organisation philanthropique sioniste féminine ou : tradition Cabale Kabbale internationale. ésotérique et mystique juive. Hadlakah ou hadlakat : allumage des ou : nourriture préparée Cacher casher bougies du shabbat. selon les règles relatives à l’alimentation et à la consommation (cacherout). 364 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

Haggadah ou Haggada : « récit ». La Ketouba ou Ketoubah : contrat de Haggadah de Pessah relate la sortie mariage qui prévoit une compensation d’Égypte. Elle est lue lors du Seder. pour la femme en cas de divorce. Halakha ou Halakhah : Ensemble Kibboutz (plur. kibboutzim) : des prescriptions, normes et lois communauté ou collectivité créée dans traditionnelles issues de la Bible et du le Yishouv puis en Israël d’inspiration Talmud. sioniste et socialiste. Hallah : désigne la séparation d’un Kippa : couvre-chef en forme de calotte. morceau de la pâte des pains du Kittel (yiddish) : tunique blanche shabbat ainsi que le pain blanc brioché utilisée lors des grandes cérémonies et et torsadé du shabbat. comme suaire. Haloutsa : divorcée léviratique, en fait Kotel : « mur ». Désigne à Jérusalem la dispensée d’être épousée par le frère de partie du mur occidental de la vieille son défunt époux. ville considérée comme le dernier Hannoukah : fête des lumières durant vestige du Temple. huit jours, commémorant le rétablissement du culte dans le temple * profané de Jérusalem après la révolte Mamzer (plur. mamzerim) : enfant né des Maccabées. d’une liaison illicite. Hapoel Hatzaïr : le « jeune Mapaï : « parti des travailleurs d’Eretz travailleur ». Premier parti sioniste Israël ». Parti politique de gauche socialiste fondé en Palestine en 1905. israélien qui a fusionné avec le parti travailliste en 1968. Hashomer Hatzaïr : « la jeune garde ». Mouvement de jeunesse sioniste et Mappah (plur. mappot) : bande de tissu socialiste née en 1913 en Pologne. utilisée comme lange de circoncision et servant ensuite à envelopper le rouleau Haskalah ou haskala : mouvement de la Torah. des Lumières juives né au XVIIIe siècle. Maskil (plur. maskilim) : juif éclairé. Hassid (plur. Hassidim) : « Pieux ». Adepte du mouvement Hassidique Massorti (ou Conservative Judaism) : fondé au XVIIIe siècle par Israël Ba’al courant contemporain du judaïsme qui Shem Tov (Israël ben Eliezer). adapte l’interprétation de la Halakha à la vie moderne tout en conservant les lois Hatan Torah : « fiancé de la Torah », et les rites traditionnels. jeune garçon honoré le jour de la fête de la Torah. Meguilah : « rouleau » (voir Torah). Histadrout : Confédération générale Michna, Michnah ou Mishnah : des travailleurs juifs au Yishouv puis en « enseignement ». Ensemble des traités Israël. consignant la loi orale et formant avec la Guemara, le Talmud. Houppah : dais nuptial. Glossaire 365

Midrash (plur. midrashim) : « Étude », Pessah : Pâque juive qui commémore exégèse et méthode d’interprétation des la sortie d’Égypte (période de 8 jours). Écritures pratiquée dans le bet midrash Pourim : carnaval ou fête d’Esther qui (« la maison d’étude »). commémore la délivrance des Hébreux Midrash Rabba : Recueil de du « méchant » Aman, ministre commentaires sur la Torah et les Cinq d’Assuerus, qui avait projeté de les Rouleaux (Cantique des cantiques, Ruth, exterminer. Lamentations, Ecclésiaste, Esther). * Mikveh ou Mikvé : bain rituel. Qadosh ou kadosh : ce qui est sacré, Minyan ou Minian : quorum de dix ou saint. hommes adultes, nécessaire pour la récitation des prières publiques. * Regalim : les trois fêtes du pèlerinage Mitnagdim : « opposants ». Désigne durant lesquelles, avant la destruction les opposants aux hassidim dont le plus du Temple, les juifs devaient se rendre à fameux fut le Gaon de Vilna au XVIIIe Jérusalem (Pessah, Chavouot, Souccot). siècle. Roch Hachana : nouvel an juif. Mitsvah ou mitsva (plur. mitsvot) : « commandement divin », obligation * morale, bonne action. Seder : repas et rituel de Pessah au cours Mochav (plur. mochavim) : coopérative duquel est lue la Haggadah (la nuit du 15 agricole réunissant des fermes Nissan), le récit de la sortie d’Égypte. individuelles, créée dans le Yishouv, Séfarade ou sépharade : juif originaire d’inspiration sioniste et socialiste. de la péninsule Ibérique. Mohel : circonciseur. Sefer Torah : rouleau de la Torah. * Sefira (plur. sefirot) : principe ésotérique Nazir : personne ayant prononcé un de la Kabbale. Dix sefirot expriment des vœu d’ascétisme et nom du traité de la degrés et formes d’émanation de Dieu. Mishna qui y est consacré. Shabbat : « samedi ». Jour chômé Neder : Vœu ou déclaration par consacré à Dieu soumis à de laquelle, au nom de Dieu, quelqu’un nombreuses interdictions et s’engage à respecter un engagement qui prescriptions rituelles. a force de loi. Shekhinah ou Chekhinah : forme Niddah : « séparé ». État de la femme féminine de la présence divine. ayant ses règles ou accouchée et nom Shéol : lieu du séjour des morts. du traité relatif aux lois régissant son statut durant ces périodes. Sheqel ou shekel : unité de poids utilisée par les anciens Hébreux. * Actuellement la monnaie d’Israël. 366 Leora Auslander & Sylvie Steinberg

Sheva Brachot ou Berakhot : les sept Tsitsit : franges ou tresses du châle de bénédictions de mariage. prière façonnées par le pratiquant. Shohet ou shoihet : abatteur rituel. * Simhat Torah : « Joie de la Torah ». Yeshiva : académie rabbinique dans Fête marquant la fin et la reprise du laquelle on enseigne le Talmud aux cycle annuel de la lecture publique de la étudiants. Torah. Yihut : ascendance spirituelle du père

* qui signale la lignée ou la dynastie savante ou rabbinique. Talit, tallit, talith ou taleth (plur. talitot) : châle de prière. Yishouv : communauté juive de Palestine avant la création de l’État Talmud : « étude », « enseignement ». d’Israël en 1948. Codification de la loi orale comprenant la Michna et la Guemara. Il existe deux Yizkor : « qu’il se souvienne » ; Talmud, l’un dit de Jérusalem, l’autre dit commémoration des membres de la de Babylone. famille et prières pour les personnes décédées, quatre fois par an. Tefilin ou tefilines : de tefilah, « prière ». Phylactères enroulés au bras Yom Kippour : Jour du Grand pardon et à la tête par les hommes pieux pour marqué par un jeûne. la prière du matin. * Tehine : prière de supplication. Zakhor : « souviens-toi ! », de zakhar se Tevilah : immersion complète pour se souvenir. purifier. Zemirot : chants et chansons chantées Torah : « enseignement », dans différentes langues les jours de « révélation ». Désigne dans la Bible fêtes. hébraïque les cinq livres formant le Zohar : œuvre maîtresse de la Kabbale, Pentateuque (Genèse, Exode, exégèse ésotérique de la Torah. Lévitique, Nombres et Deutéronome) et plus largement la loi juive. Zonah : prostituée.