A la mémoire de ma Mère, Marie..Josèphe PELLEN, fille de Ridiny et Bretonne du vieux Monde, ce livre est pieusement dédié.

Augustè^BERGOT

Du même auteur, déjà paru aux Editions Poésia, Brest : Paraboles, poèmes philosophiques 3 fr. Pour Elle, poèmes intimes i5 fr. L'Espionne maquillée, roman ... 12 fr. Le Florilège, anthologie de poètes bre- tons : 8 tomes à ...... 5 fr. l'un. A paraître : Divers romans, poèmes, études. /^S^pnste BEIM6T / Sécrctaifc eux Floraux de Bretagne

Au Pays de mes Ancêtres (BREST ET SES ALENTOURS) . , Le Folgoët, Kersaint-Portsall, Ouessant, , St-Mathieu, , Camaret, etc...

EDITIONS POÉSIA - BREST

Prêche liminaire.

Je viens de rencontrer un cortège funèbre, celui d'un homme fauché en pleine maturité et qu'hier encore j'approchais. — Par bonheur, il a laissé à ses enfants une œuvre, une belle œuvre, solide, vivante, qui met à l'abri du besoin leurs jours... — Et moi, me disais-je par un naturel retour sur moi-même, quelle œuvre ai-je laissé à ceux qui doivent me survivre ? Une chanson et rien de plus ! Mais une chanson tout de même, une chan- son qui berce et qui console, qui fait aimer la vie quand on est apte à la connaître, à la pénétrer, à la sentir... Ma petite Régine-Annaïk que je mêle désormais à tous mes espoirs jouait à mes côtés insouciant, à mes graves pensées comme je le fus jadis à celles de mon père. Elle représente pour moi, pour ma famille, le dernier rejet de la plante vi. vace que nous fûmes à travers les âges, depuis le temps lointain — le quatrième siècle j'imagine — où venus d'Hybernie, — à moins que ce ne soit du pays de Galles dont un village porte à peu près mon nom — mes aïeux débarquèrent avec les saints d'alors (qui naviguaient, dit la légende, en des auges de pierre) sur les côtes de Portsall où ils se fixèrent, essaimant dans un rgyon de quel- ques kilomètres à peine leur presque ture ainsi que l'attestent les pierres tombales de Ploudalmézeau (1), de , de Plouguerneau, de Porspoder... Invinciblement, le cours de mes rêveries m'a- mena donc à songer à mes ancêtres, humbles laboureurs, dans la lignée de ma mère mystique et généreuse, marins aventureux et rudes du côté de mon père qui, adolescent, roula sous toutes les latitudes... Il combattit, en effet, à Madagascar, doubla le Cap de Bonne-Espérance, respira l'air de Sainte-Hélène, dormit sous le ciel brûlant de l'Equateur et de la Croix-du-Sud, pour échouer à Lisbonne et rentrer au port, au nid natal, où l'attendait celle qui devait être son épouse et qui dort aujourd'hui comme il dormira demain, com- me je veux dormir moi-même sous les ormes et les marronniers du cimetière de ce grand port maritime où j'aurai coulé le meilleur de ma vie... Or, chemin faisant, il m'est arrivé d'écrire quel- ques pages au hasard de mes courts loisirs... Réunies, coordonnées, et sans même que j'aie eu à les vouloir ainsi, elles sont une sorte de sym- phonie un peu barbare, un peu disparate, mais toute imprégnée d'une même atmosphère, celle de La lande rase, rose et grise et monotone Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs...

(1) Aux dires d'un aimable facétieux, Ploudalmézeau, vocable breton traduit d'une façon un peu libre signifierait : Terre des aveugles et des ivrognes ! (Plou-dal-mézeau). Il va sans dire que ce ne peut être qu'iiae plaisanterie,.. ' - 1 - . Ces pages, ami lecteur, les voici. Ce sont polir la plupart des contes ou des nouvelles. Ils témoi- gneront à mon enfant, à mes amis, de l'amour profond du sol antique qui m'a vu naître. Et quel meilleur moyen de le servir sinon celui d'en par- ler comme je l'ai fait en épanchant tout naturelle- ment, tout simplement mon coeur ? AUGUSTE BERGOT. Initiation au pays des légendes.

Nous parlions, ma femme et moi, de son pays d'adoption Boulogne-sur-mer et des nombreux souvenirs que l'histoire y a laissés, entr'autres les guerres des Anglais et l'occupation espagnole. — Ici aussi, lui répliquai-je, à Brest, nous avons « de l'autre côté de la mer », comme disent les habi- tants de , une « Pointe espagnole ». Char- mant pays, soit diten passant, que toute cette rive un peu nue sans doute, un peu sauvage, mais d'un panorama qui apparaît d'une réelle beauté quand on dirige ses regards vers la rade... D'ailleurs, tout le Finistère est fertile en sites pittoresques : l'intérieur avec le Ménez-Hom, le Ménez-Bré, mont sacré de la Bretagne où nos patrio- tes rêvaient d'ériger un jour la haute stature de Conan Mériadec ou du roi Arthur, puis le Yeûn marécageux et légendaire, les routes sinueuses et prenantes de , de la Feuillée, quand tombe le crépuscule sinistre de l'hiver, enfin, notre petit Fontainebleau breton, le , avec sa mare aux sangliers, son gouffre, ses rochers chaotiques... Quant à la côte, à l'Armor, que l'on oppose fré- quemment à l'Argoat, le pays des bois, le pays des terres, elle est incomparable de Roscoffet Saint-Pol de Léon à Pont-Labbé, et Pont-Aven, le paysdes moulins et des jolies filles, aux collerettes de dentelles si gracieuses... Mais que pourrais-je dire qui n'ait pas été - raconté par des plumes plus habiles, plus érudites sur l'Ile de Batz, sur le château du Taureau, sur les Iles d'Ouessant, l'archipel farouche, toujours en proie à la furie des vents et des vagues ?... As- tu entendu parler des proëllas, sortes de veillées funèbres que je te ferai lire dans Anatole Le Braz? du naufrage du Drummont Castle qui a tant frappé l'imagination des riverains, de YEgypt qui coula avec un chargement de un million de livres d'or?... Terre de tragédies, vois-tu, bien fidèlement traduite par le sombre pinceau d'un Charles Cottet, plutôt que de voluptés paresseusescomme celles que nous connûmes sous les cieux bénis de Nice et de la Côte d'azur.. Attentive, ma compagne écoutait cette initiation au pays devenu désormais le sien.. — Tu me parlais de la tour d'Odre, de Caligu- la... Je m'en souviens. Vestiges bien insignifiants aujourd'hui, n'est-ce-pas ? Les Romains en ont laissé bien d'autres sur leur triomphal passage ! Rappelle toi la tour d'Auguste que nous vîmes en- semble, la tour altière, quoique ruinée, de la Tur- bie... Hé bien, dans mon pays natal, je te montre- rai aussi quelque jour une ruine qui n'est pas sans grandeur, le château écroulé de Trémazan (1), dont le donjon il y a quelques années avait en-

(t) Voir les œuvres de Le Janniç de Keryiz»} sur Tannegqy du Chatel. core une hautaine allure. Une brèche énorme ouvre maintenant son flanc menacé, et les corneil- les tournent sans cesse autour de sa cime qu'elles habitent, vol noir et croassant d'âmes anciennes, celles des mauvais chevaliers sans doute... Ce château a une histoire. La raconterai-je moi-même ici ? Non. Laissons plutôt la parole à Henry du Cleuziou qui tira le récit de l'œuvre bien connue d'Albert Le Grand : Sous le règne de Judual, roi de Domnonée, le- quel s'était réfugié pour lors en à la cour du roi Childebert, environ vers l'an de grâce 525, vivait au Château de Trémazan un riche seigneur du nom de Galonus. Il avait eu de sa première femme, la belle Fleu- rance, fille d'Honorius, prince de Brest, deux enfants, Éode et Tanguy, que leur mère avait élevés en belles-lettres et exercices séants à leur qualité. Mais la belle princesse, étant tombée malade, mourut subitement les laissant à la seule garde de leur père. Galonus qui était encore jeune et qui souffrait bien fort de la solitude de sa demeure, s'en fut en Angleterre chercher une autre épouse ; il en ra- mena une dame riche et de bonne maison, mais infectée de l'hérésie de Pélagius et fort opiniâtre en ses erreurs. Cette nouvelle dame ne fut guère en son ménage qu'elle commença à regarder de travers les reje- tons de la belle Fleurance. Elle les rudoya de paroles, maltraita de gestes et fit tant enfin que Tanguy, déjà grand, à qui le sang commençait à bouillonner dans les veines, obtint congé de son père, quitta le pays, monta sur mer, descendit en Neustrie et s'en vint par terre à Paris dans la cour du roi de France, où se trouvait déjà son souve- rain légitime. Il y passa douze ans, paraissant aux tournois et se signalant en tous lieux parmi les plus vaillants et les plus courageux. La méchante marâtre anglaise pendant l'absence du fils, fit endurer mille tortures à la douce Éode, demeurée près de son père. Elle congédia d'abord ses demoiselles et servantes, puis la força à faire le service de la maison, à puiser de l'eau, à ba- layer les salles, à se mettre de cuisine, à laver la vaisselle, ne la nourrissant que de gros pain sec et de viandes grossières, lui enlevant ses beaux ha- bits pour la forcer à se revêtir de rude laine ; finalement l'envoya en une sienne métairie où on lui fit garder les vaches comme une simple pau- vresse en haillons. Éode, à laquelle jamais n'échappa parole d'im- patience, y demeura près de douze ans, conservant inviolablement le lys de sa virginité. Dans sa pénurie elle trouvait encore moyen de porter l'au- mône aux pauvres gens, et ne murmurant pas même en son cœur une plainte contre sa cruelle marâtre. Vers cette époque, Tanguy s'en vint au pays, si brave et en tel équipage qu'on ne le pouvait re- connaître. Comme il s'informait d'Éode à la marâtre, celle-ci, le prenant pour un riche sei- gneur qui voulait la rechercher en mariage, la lui déchiffra comme une fille perdue et abandonnée, et lui affirma qu'elle avait été obligée d'éloigner du logis cette peste pour ne pas tolérer les infamies qu'elle commettait journellement dans sa maison. Tanguy crut aussitôt les calomnies de cette femme, et laissant ses gens au château de son père s'en alla chercher sa sœur. L'ayant trouvée près d'une fontaine en train de laver quelques hardes, il l'appela par son nom : Éode 1 Éode ! Celle-ci, qui ne le reconnaissait pas, ne sachant à quelle fin ce riche gentihomme l'interpellait, lais- sa ses hardes et s'enfuit. Alors Tanguy, se figurant qu'elle n'osait se présenter devant lui parce qu'elle avait forfait à l'honneur, mettant en main l'épée, la poursuivit vivement et, l'ayant rattrapée, lui déchargea un si grand coup sur le col qu'il lui trancha la tête. Les habitants du hameau étant sortis de leurs maisons, et fondant en larmes à cette vue, il s'en- quit d'eux, seulement alors, quelle vie avait me- née sa sœur, il apprit que c'était une sage, sainte, vertueuse demoiselle, qui avait étonné tout le pays par son admirable patience à supporter les outra- ges de sa marâtre. Ayant ouï ce récit, et voyant qu'au seul rapport de l'infâme épouse de son père, dont il connais- sait pourtant la malice, il avait si malheureuse- ment massacré son innocente sœur, il pensa mourir de douleur et de déplaisir. De retour à la maison, il se fit reconnaître, puis alors récita à son père ce qu'il avait fait et que, de sa propre main, il avait tué sa chère Éode. Galonus fut extrêmement affligé de cette triste nouvelle. Quant à sa femme, elle ne put retenir sa joie tant elle haïssait sa belle-fille. Mais Dieu, qui fit sortir l'huile du rocher, tira de ce massacre la conversion de Tanguy et la punition exemplaire de la marâtre, ainsi que nous allons voir. Comme ils étaient en la salle, mangeant et bu- vant à l'ordinaire, Éode, tenant sa tête à la main, entra, puis l'ayant posée sur ses épaules se réca- pita d'elle-même, et interpellant sa belle-mère, lui reprocha sa perfidie et sa lâcheté inique, et lui annonça la soudaine vengeance de Dieu. Alors il se fit un grand éclat de tonnerre, et la marâtre, tombant à terre, vida ses boyaux et intes- tins, (1) et blasphémant Dieu en vraie hérétique qu'elle était, rendit son âme en présence de tous les assistants terrifiés. Tanguy, subitement touché, se jeta aux pieds d'Éode qui, lui mettant la main sur l'épaule lui pardonna de tout son cœur, puis l'ayant accolé, lui ordonna pénitence. Alors elle s'assit près de la pierre du foyer, regarda quelque temps les siens en souriant, puis laissa échapper sa belle âme. Ce fut le 18 novembre de l'an 545, ainsi que les bré- viaires du pays en font mémoire. Son corps fut

(1) Depuis, là seulement, pousse une fleur qu'on a appelée en souvenir de l'événement : bouzellou an itroun, (les boyaux de la dame]. inhumé en l'église paroissiale de . gu sépulcre de ses ancêtres. Quand à Tanguy, étant sorti de la maison de son père, il s'en vint trouver saint Pol à Occismor, confessa son péché et fut reçu à merci par le grand apôtre de Léon. Puis alors, il se retira au monastère de l'abbaye du Relec, en ce temps nommé l'Oratoire de Gerber, qui signifie « courte parole », parce que le silence était la règle de cette sainte maison. Mais à cette époque advint sur un rocher de Pen ar bed le naufrage d'un navire Léonais qui allait trafiquer en Egypte. Ce navire portait la relique de saint Mathieu, apôtre et évangéliste. Poussé par les flots, il heurta de rudesse un grand écueil qui paraissait à fleurd'eau. Les matelots du dedans crièrent miséricorde, pensant être tous perdus, mais, chose merveilleuse, le roc se fendit en deux, donnant passage au vaisseau chargé du précieux trésor. En mémoire de ce miracle, Tanguy, auquel cette côte appartenait, pour terminer sa repentance construisit en ce lieu la fameuse abbaye qui depuis, s'est appelée Saint-Mathieu, puis mourut quelque temps après, vénéré par tous et sanctifié par les larmes qu'il répandit en expiation du meurtre de sa sœur bien-aimée. C'est de ce saint que les seigneurs du Chastel, qui tenaient la terre de Tremazan, ont retenu le nom de Tanguy, que les Français écrivent Tanne- guy en prononçant le nom à la manière armori- caine (1).

Le mot tan-gwir, veut dire vrai feu- (1) Les sires du Chastel tiraient leur titre de ce même donjon de Tremazan qui s'appelait dans le pays Tremazan le CAa.!/e/ ; leurs armes se composaient d'un fascé d'or et de gueules de six pièces avec la devise De vad e teui, tu viendras à bien. Ils ont toujours été plus Français que Bretons. Outre Bernard le Croisé, on trouve dans leur généalogie un grand maître de la maison du roi en 1449 et un grand panetier de France tué au siège de Pontoise en 1441. Ils se sont fondus dans la maison de Rieux, puis leur terre a passé aux Scepaux, aux Gondi et en fin de compte aux Gontaut-Biron. Malgré la conversion de leur premier ancêtre ils gardèrent dans le caractère je ne sais quoi de féroce. On se souvient que c'est un Tanneguy du Chastel qui, sur le pont de Montereau, asséna sur la tête de Jean sans Peur le fameux coup de hache qui fit le trou par lequel, comme le disait plus tard à François 1er le prieur des Chartreux de Dijon, les An- glais pénétrèrent au royaume de France. Brest, figure de proue...

Brest, l'antique Brivates Portus de Ptolémée, la Gesocribale de la table de Peutinger... Les hivers en Bretagne sont interminables. Chaque année, reconnaissent eux-mêmes de bonne grâce les Brestois, il y a six mois de mauvais temps, deux mois passables, et quatre mois beaux, quelquefois très beaux, rarement sans pluie ce- pendant... Je les connais ces hivers au ciel sale, bas, pesanl sur nos têtes comme un couvercle. Les murs sont jaunes, éclairés par une lumière bilieuse, les rues chaotiques et mal pavées, les passants moroses, détrempés par les ondées incessantes, et certains jours, — les jours où, à bout de patience, s'exhale malgré nous notre mauvaise humeur — il nous semble voir s'affaisser, se contracter, ou se déten- dre, comme un accordéon les maisons grises, aux toits d'ardoise ou de zinc... Mais voici que revient le soleil, pâle, lymphati- que, si on le compare aux ardeurs du soleil niçois ou monégasque. Alors, je reprends aussitôt ma promenade quotidienne sous les arbres du Cours, au Bois ou aux éventaires rares, — trop rares, — des bouquinistes. Fréquemment, je m'arrête dans une rue jadis mal réputée, aux relents de lucre et dé débauche, la rue Suffren, et là j'évoque en feuilletant distraitement, au hasard des rencontres, Balzac ou Mme Penquer, la poétesse locale, j'évo- que, dis-je, avec mon vieil ami, Eugène Allary, nos jeunes années et nos ambitions d'alors... Nous rêvions passionnément d'explorer le mon- de. Les terres lointaines, les terres vierges nous semblaient les plus attirantes : Tahiti, Ceylan, les iles Fidji, et ces archipels inexplorés du Pacifique, atolls de corail, ou encore, à l'autre pôle, les ban- quises même du Spitzberg... L'avenir était là devant nous, avec ses mille, ses cent mille portes ouvertes sur l'infini... Et les femmes que nous connaîtrions ! Celles du Japon, de l'Espagne, de la Turquie, et ces belles indigènes sud-américai- nes, brunes, au teint doré comme un fruit mûr, au sourire vertigineux qui nous ferait oublier tou- tes nos pauvres misères d'Occidentaux terrés dans un village perdu... Les bricks argentins, les transats new-Yorkais, les hauts vapeurs anglais, retour d'Egypte ou des Antilles nous jetaient, en passant sur les quais, leurs senteurs de grands fauves évadés des jungles de la mer et lourds de proies désirables, de senoras vagabondes, de li- queurs colorées riches d'alcool salubre et de tous les trésors des Tropiques... Depuis, que de rêves éteints, que de cada- vres d'illusions sur notre route ! N'importe. J'ai gardé la foi de mon adoles- cence dans la beauté des jours, j'ai gardé le goût voluptueux de la vie, malgré de pénibles traverses et bon nombre de blessures envenimées... Et je vis dans ma ville maritime, abritée des bourras- ques de l'Océan par les mâchoires puissantes de Saint-Mathieu et du Raz, des heures consolantes, des heures bénies. Mon enfant qui gazouille sans cesse à mes côtés reprendra peut être plus tard l'outil tombé de mes mains, l'outil rouillé que, si souvent, j'ai dû délaisser, la mélancolie au cœur, pour des tàches serviles, et elle, qui est mon es- poir et mon orgueil sculptera, j'espère, plus ample, plus rayonnant le visage que j'ai, avec tant d'a- mour, essayé d'esquisser dans ces pages... Car c'est une étrange énigme que de porter en soi une dévotion sans bornes à sa ville et de n'en jamais parler ou presque... Aurais-je craint jus- qu'ici, en la livrant sans défense au papier, de l'exposer à quelque soudain sacrilège, à quelque redoutable profanation ? Brest, forteresse française, au tréfonds de la patrie bretonne, porte de l'Occident, demain sans doute base navale géante, tête de pont de l'Atian- tique, Brest est le bastion avancé qui garde le sanc- tuaire de mes aïeux, qui enferme aussi dans sa ceinture de pierre et de mysticité le corps sacré de mes morts, leur àme diffuse mais réelle, vivante... Alors, comment, pour en dire la touchante splendeur, hésiterais-je à en amorcer dès mainte- nant le récit ? Il sera tout entier dans un humble symbole. Nous parlions quelques amis et moi, à une table de Saint-Marc, une table de ces petites guin- guettes où, en semaine, il fait bon s'attarder les après-midi d'été à regarder la rade et l'immensité de la mer. Les contours de Plougastel sont devant nous nettement visibles, quelques voiles blanches se dirigent vers le Moulin-Blanc et le pont auda- cieux que le Président Doumergue vient d'inau- gurer ; des cuirassés dorment parfois là-bas, au loin, du côté du goulet. Devant un bock ou à l'heure de l'apéritif, on passe là, au temps chaud, des heures de farniente et de causerie délicieuses... Comme il m'arrive fréquemment depuis quel- ques semaines, depuis quelques mois tout au plus, nous parlions des survivances de l'atavisme et des races, des conflits inévitables donc, que, malgré toutes les plus généreuses théories humanitaires, nous devrons tôt ou tard subir encore. — En tous cas, vous, me fit remarquer le barde séparatiste Guyomarch, vous n'avez plus grand chose de breton, vous ne croyez plus guère à notre race... — Vraiment ? ripostais-je, un peu étonné. Par- ce que je ne porte pas l'habit de mes ancêtres ? — Oui, d'abord. Et puis vous parlez mal le bre- ton que vous comprenez à peine, m'avez-vous avoué. — J'ai fait mieux que bien d'autres qui l'ont ou- blié et le méprisent, complétais-je encore. Mon père, effrayé de la médiocrité à laquelle se con- damnent peut être involontairement les autochto- nes, ceux du moins qui ne daignent pas apprendre le français, mon père, dis-je, ne m'a pas enseigné sa langue, mais moi, j'ai tenté de l'apprendre, mon cher ami, et à travers mes clartés, déjà, je l'aime... Ma tâche, mon ambition, je vous le confesse, ne sont pas celles que vous désireriez. Les Bretons, eux-mêmes, ont perdu la foi iédemptrice dans leur idiome, dans leur langue. La France, sans doute, a tout fait pour les combattre, pour les chloroformer, mais un peuple ne se sauve que par lui-même comme les travailleurs par leurs orga- nisations syndicales, selon le lucide conseil de Karl Marx. Et restaurer dans son antique indé- pendance, celle de Nominoë, le vieux duché de Bretagne, quel travail (l'Hercule, mon cher barde illusionniste !... Par qui, d'ailleurs, seriez vous suivi, même si le peuple savait ?... Et, — entre nous, — quel peuple a jamais su autre chose que marcher en troupeau derrière ceux qui lui promet- tent le mieux-être ? Etes vous là de taille à concurrencer la France ? Je fis un geste découragé, un geste de paresse. — L'Irlande, déclara sentencieusement mon ami Guyomarch, après huit cents ans d'oppression ne vient-elle pas d'obtenir le Home-Rule? — Et la Pologne ? Et l'Inde, qui est en marche ? — Et L'Egypte ?. Le visage de mon interlocuteur irradiait, se transfigurait. A vrai dire, il semblait beau de jeunesse et d'espoirs. — Appuyés sur l'Alsace, sur les Basques de- main, sur les Flamands... — Et sur l'Allemagne dont, en 1914, vous espé- riez secrètement la victoire, interrompis-je... — Non. Nous n'espérions que la défaite de la France. Nos comités étaient prêts. L'effervescence de la déroute, du désastre, aurait donné le champ libre à notre action... — Vous étiez combien ? — Hélas... — Hélas ! mon cher GUYOlnarch, avec qui pour la minute je sympathise, hélas, voilà bien le mot cruel de la situation. Pour libérer la Bretagne, il est désormais trop tard... Mais une dénégation vive, une dénégation de croyant passionné fut la réplique du barde incor- ruptible...

Malgré moi, le soir même, des pensées tumul- tueuses bourdonnaient sous mes tempes au sou- venir de notre discussion de l'après-midi. La France, me disais-je, qui peu à peu annexe à son domaine déjà vaste des colonies comme le Maroc (après-Madagascar, le Congo et l'Indo-Chine), la France ne fera t'elle rien pour notre patrie mal- heureuse, notre patrie déshéritée ? Paris, ville de prestiges incomparables, pompe, aspire sans cesse toute la jeunesse des provinces ne lui laissant, somme toute, que d'impossibles charges. Cette hypertrophie de la tête, cette léthargie du corps longtemps encore s'accentueront-elles ? Paroles trop graves pour être écoutées, paroles trop justes que le vent a toujours emportées sur son aile... — Brest, figure de proue, me surpris-je alors à murmurer, et aussi cratère du génie celtique. La Bretagne y fond comme dans un creuset ses qua- tre lingots de bon sens, de grâce, de loyauté et d'énergie. Brest, synthèse des quatre terroirs, je suis à ton image puisque tu m'as formé dès mes premiers regards et dès mes premiers souffles. — Sur son enclume monstre, l'arsenal forge l'arme terrible, l'épée indomptable qui va tracer notre avenir. Fais qu'elle soit au service de ceux qui, de tout leur cœur, de tout leur amour, l'étreignent dans leurs mains vigoureuses, j'ai nommé les ma- rins de nos côtes, ceux de Landévennec et du Con- quet, ceux de Crozon, d' et de Paim- pol... Ils sont des fils de notre terre. Ils ont fait proclamer par l'un des plus nobles enfants de la Vendée, tant leurs exploits étaient vivants au cœur de tous, que la mer, la mer qui baigne le monde du levant au ponant, du pôle Nord au cap Horn, que la mer est bretonne (1)... — L'orgueil- leuse Albion ne pâlirait elle pas d'envie devant pareil éloge ? Sur toutes les routes du monde, nos gars robus- tes ont passé ; les ports grouillants de l'univers, grâce à eux, ont vu flotter nos trois couleurs... — Quand ce devrait être le drapeau d'hermine ! a tout à coup raillé en moi une voix, celle du barde. — Non, le drapeau de la France, repris-je alors, plus sûr en effet de mieux dire, avec ses fanions provinciaux que j'aime, divers, multiples dans leur unité comme les sept couleurs de l'arc-en-ciel qui, fondus, composent la lumière, ô barde, la lumière, répétais-je avec force, le cri sublime de Gœthe mourant, la Lu-miè-re... (1) Marc EIder. Colloque d'un soir, à propos d'un Ancêtre.

On parlait après diner des évènements de jadis. — Napoléon, prétendait Gérard Jacquillot, n'était d'ailleurs pas le Corse que l'on a complaisamment dépeint. Sa mère ayant eu des relations coupables avec le Général Marbeuf, Breton de vieille souche, il en était probablement le fils et alors, d'un seul coup, tombe, s'écroule toute la légende du « Corse aux cheveux plats », chanté par Barbier dans ses Iambes... — Vous parlez sérieusement? répliqua Charles Guyader, incrédule. Ainsi, c'est l'usage dorénavant de falsifier la vérité ? La gloire de Napoléon ne pourrait déplaire au Quimpérois que je suis, mais rappelez-vous que Abel Lefranc, l'éminent professeur au Collège de France, contesta aussi l'authenticité des œuvres de Shakespeare, que Jé- sus, Orphée, Vercingétorix, (pseudonyme, il est vrai, mais qui fut porté par un véritable héros, celui de l'indépendance gauloise, donc celtique), que tous ces grands hommes, dis-je, sont, paraît- il, des personnages mythiques, symboliques, fabriqués de toutes piéces par la collaboration des générations comme le père Ubu fut le produit col- lectif des imaginations estudiantines de Rennes... — Sans doute, reprit Gérard Jacquinot, il y a des légendes mais qui sont plus vraies souvent que l'histoire. Car elles représentent un état d'esprit, une mentalité d'alors et les faits n'en sont que la manifestation plus ou moiiib heureuse. Voyez Jeanne d'Arc.. — Eh bien, Jeanne d'Arc ? — Elle représente le premier état de la patrie. La France déchirée par les partis, occupée par les Anglais, prend conscience enfin d'elle-même à travers elle, plus qu'à Bouvines, peut-être, plus qu'à Poitiers à coup sûr et pourtant l'exploit for- midable de Charles Martel est une date dans l'His- toire... C'est toute une race, c'est toute une invasion qui est à jamais refoulée. Elle reparaîtra sous d'au- tres formes mais les Sarrazins, les Musulmans, du moins, sont contenus, d'abord, puis affaiblis, en- suite, enfin dominés malgré l'enseignement belli- queux de leur Mahomet, moine — si l'on peut dire, — d'une certaine sorte et chef militaire à la fois... — Un « capucin botté»... J'ai souri, parait-il, à ce rappel du mot de Clemenceau sur Castelnau, le vieil ami de Joffre. — Hé ! mais Bergot, vous aussi, vous souriez, remarque Jacquinot. Seriez-vous par hasard Jacobin ? — Ma foi, je n'en sais rien, ai-je répondu. Je ne sais trop ce que je suis. Plus je vieillis et plus je trouve que les partis se ressemblent par leur âpre té au gain, à la recherche des places et des honneurs. Or, je voudrais être du parti de la Bonté. Existe- t-il ? A vrai dire, ma formation serait plutôt laïque, malgré l'exemple de mes ancêtres immédiats, ceux de Ridiny et ceux de la mer que j'aime tant pour leur vie humble et sans tache, pour leur pureté native et leur absence peut-être trop complète d'ambitions. Mais au point de vue révolutionnaire, j'ai de qui tenir ! Savez-vous que j'ai découvert un jour, en fouillant des archives, qu'un de mes ancêtres était tout bonnement un ardent ami de Robespierre (1) et l'un des administrateurs de la prison Saint-Lazare, la maison Lazare, comme il disait par horreur des dénominations pieuses, et qu'il avait parmi ses captifs, entre cent ducs, comtes, nobles, marquises ou prêtres respectables, le fameux poète André Chénier, décapité à 31 ans. — Par exemple ! Racontez-nous ça, firent à la fois, intéressés par cette révélation subite, les convives... — Ce sera, en effet, nous rappeler brièvement quelques épisodes de la Révolution et cette Chouannerie qui, par son caractère régional, m'a toujours passionné... Voici donc, en quelques mots, ce que j'ai trouvé. Ce sont deux listes dres- sées par Fouquier-Tinville, l'accusateur public, et déposées au greffe. Celle du 5 thermidor que j'ai là, que voici : — C. M. Alain, âgé de 28 ans, né à Paris, instituteur, rue Eloy. L. Dessinard, âgé de 23 ans, né à Versailles, commis banquier, chez Mézières. T. Sellé, âgé de 44 ans, entrepreneur de farines,

1. Voir page 29. Pages Nocturne, face à la rade 156 Le beau voyage 163 Islandes 171 Un héros 172 Conte de Noël ' 180 Sarabande 184 L'Oiseau d'Orage 185 Ingratitude - • 189 Ernest Renan 197 Ultima verba 206 Jos Parker 207 Elégie 215 « Panorama du génie celtique, » 217 Marie-Pellan (,I) ' - 241 Mort de Charles Le Gofrie, 245 Saint-Pol-Roux (1) ^ Auguste Bergot ...... TVYSA

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