12 HORIZONS Dans le , le gouffre de Padirac

génération) de William Bea- Mais la vraie raison des retards pavé d’obstacles comme la pe- Rouverte depuis le 22 mai, la visite mish, premier associé de Martel. tient à la guérilla judiciaire qui tite route menant au gouffre et du site souterrain le plus fréquenté Depuis quinze ans, elle n’a pas oppose depuis des années la dont on se dispute encore la pro- chômé. Automatisation de la propriétaire aux collectivités lo- priété. de est un enchantement. billetterie, nouvelle grille des sa- cales. « Pour faire avancer le laires, formation des guides, mu- Dans son bureau de la mairie moindre projet sur un site Mais son enrichissement, qui nécessite sée en ligne, audioguides, visites de Martel (Lot), Raphaël Daubet, classé, il faut une motivation un partenariat entre privé et public, à la bougie, projets éditoriaux, le nouveau président de la Com- énorme à cause de la sclérose ad- triplement du chiffre d’affaires munauté de communes Cauval- ministrative et je vais me voir n’est pas un long fleuve tranquille (8 millions d’euros en 2019, l’an dor (1), soupire : « À mon arrivée, obligée de réduire la voilure », de référence) : le bilan est flat- je me suis retrouvé en conflit déplore Laëtitia de Ménibus-Gra- teur et le public a suivi. Rouvert à avec Madame de Ménibus car vier. « Rien que pour replanter Dossier réalisé « Avec 500 000 visiteurs par la visite le 22 mai après une an- mon prédécesseur, au motif que par Christophe Lucet an, Padirac est le troisième site le née 2020 en partie perdue, Padi- les Padiracois redoutaient un af- [email protected] plus visité d’ après le rac ne veut pas se reposer sur ses flux de visiteurs, avait fait voter la pont du Gard et les remparts de lauriers. création d’une ZAD (zone d’amé- « Il faut une motivation Dordogne Carcassonne. Et dans la niche du Car le site est à un tournant. « Il nagement différé). Et la délibéra- énorme à cause de la tourisme souterrain, c’est le faut moderniser nos infrastruc- tion a été attaquée par la société Sarlat- A20 deuxième d’Europe après Post- tures (escaliers, ascenseurs, d’exploitation en février 2020. sclérose administrative la-Canéda D840Lot D704 ojna en Slovénie », souligne Ar- fond du gouffre), réaménager Ce conflit est regrettable car Pa- et je vais me voir Padirac naud Bamvens, nouveau direc- les abords et les stationne- dirac a besoin d’être remis au obligée de réduire ments, indignes de Padirac, et goût du jour, renaturé, embelli, apporter de la valeur ajoutée », et pour cela, un partenariat est la voilure » D653 D811 souligne la PDG. « Nous voulons indispensable. » P.N.R. des Causses Pour remplir ses aussi enrichir la visite, en mon- trois arbres, il a fallu dix- du Quercy Aveyron objectifs, la société trant des parties cachées du ré- Le tapis rouge et la herse huit mois de procédure à la stu- D911 privée a prévu d’investir seau souterrain, créer des ate- L’élu de 44 ans l’affirme : « J’étu- péfaction de la paysagiste tou- ©Mapcreator.io/©HERE liers pédagogiques pour les sco- die la possibilité de renoncer à la lousaine qui a redessiné les e « Trou du diable » qui fai- 10 millions d’euros laires, introduire le multimédia ZAD car il faut concilier nos ob- abords. Or nous sommes les sait si peur aux Causse- au musée, rénover la restaura- jectifs et assurer l’avenir d’un plus attachés à protéger le site : L nards de jadis ne méritait teur d’exploitation du gouffre lo- tion, proposer une hôtellerie no- site dont la région a besoin. » Un s’il a été classé en 2001 (2), c’est à pas sa sinistre réputation. La tois. Détail qui n’en est pas un, le made aux visiteurs désireux de discours bien reçu à Padirac. notre demande pour éviter la promenade et la navigation sou- vaste réseau de la grotte proche rester sur le lieu. » « Mais j’attends des preuves d’a- construction d’une piste de kar- terraines au milieu des sublimes de Ljubljana fut exploré en 1879 mour », prévient la PDG qui s’a- ting au-dessus du Grand Dôme. » concrétions calcaires du gouffre par un certain Martel. « Mais sans Une guérilla judiciaire gace des obstacles récurrents : de Padirac évoquent plutôt le Pa- faire injure à nos amis slovènes, Pour remplir ses objectifs, attirer « On ne demande aucun argent L’enjeu au-delà de Padirac radis que l’Enfer de Dante. Grâce Padirac présente un tout autre plus de visiteurs étrangers (20 % public, on veut créer de l’emploi, Actuellement, la protection de en soit rendue à Alfred-Édouard intérêt géologique », tranche du total) et porter la fréquenta- et au lieu de nous dérouler le ta- Padirac porte sur 72 ha : « Les hy- Martel et ses amis spéléologues Laëtitia de Ménibus-Gravier. tion au niveau de Postojna pis rouge, on dresse la herse. » drogéologues voudraient la tri- qui ont exploré les premiers le (800 000 entrées), la société pri- Au XIXe siècle, il avait fallu à pler pour éviter les pollutions fabuleux réseau karstique du À un tournant vée a prévu d’investir 10 millions Martel des trésors de persuasion souterraines. Mais les ministères Causse de en 1889, et À la tête de la Société d’exploita- d’euros. Or les projets patinent. et l’appui du curé de la paroisse s’y opposent car cela impacte- l’ont ouvert à la visite dix ans tion spéléologique de Padirac, sa La crise du Covid, qui a coûté pour acheter aux paysans les rait trop de communes. » Et la plus tard au prix d’incroyables dynamique présidente descend cher malgré le soutien du chô- parcelles nécessaires au projet. PDG ajoute : « Si l’État veut pro- travaux (lire en page 14). en ligne directe (à la cinquième mage partiel, est passée par là. Un siècle après, le chemin reste téger ce trésor naturel, il doit Dimanche 13 juin 2021 SUD OUEST DIMANCHE HORIZONS 13 en quête de modernisation

Du fond de ses 103 mètres, le gouffre de Padirac s’ouvre dans le calcaire du causse de Gramat et ses impression- nantes concrétions qui longent la rivière souterraine aux couleurs changeantes. La visite s’effectue en barque et à pied. La pro- priété de la route d’accès au site est encore objet de contestation, repoussant les travaux de modernisation que souhaite entreprendre Laëtitia de Ménibus-Gravier, la présidente de la société d’exploitation du gouffre. GUILLAUME BONNAUD / “SUD OUEST”

éviter de prendre des décisions dangereuses comme celle consistant à autoriser un épan- Sous le Causse, un voyage au centre de la Terre dage en amont du gouffre pour lequel nous demandons un À103 mètres sous terre, à pied et en barque, découverte des joyaux géologiques plusieurs fois millénaires plan raisonné. » La résolution de ce conflit lo- Elle connaît déjà Padirac cal dépasse le seul gouffre de Pa- mais désirait faire partager à dirac. « La vallée de la Dordogne ses amies ce périple au est une destination touristique centre de la terre. Entamé phare mais il faut mieux par une longue descente – à construire le produit », plaide pied et en ascenseur – dans Raphaël Daubet. La proximité de la bouche béante aux parois Rocamadour, transformée grâce tapissées de fougères et de àun syndicat mixte qui y investit scolopendres, il se poursuit un million d’euros par an, doit dans la galerie sèche dite « de être mieux exploitée. Comme la la Source ». présence d’autres trésors sou- Marchant les yeux en l’air, terrains des environs : Pech Nathalie contemple les Merle, la grotte des Demoiselles voûtes jurassiques aux ou celle, peu connue, de 65 millions d’années. « Une Presque, à quelques kilomètres beauté hors du temps », de Padirac. souffle la visiteuse avant d’embarquer sur la Rivière (1) Causses et vallée de la Dordogne. plane. Propulsée par son batelier, (2) Sur la liste des Monuments naturels et la barque de métal glisse jus- des sites du département du Lot. Et pas sur qu’au Lac de la pluie, criblé celle des grands sites de France comme on de gouttelettes et surplombé pourrait s’y attendre. par la Grande Pendeloque, gi- gantesque cascade pétrifiée Ce parcours d’une heure trente mène au terminus du Lac des Gours. GUILLAUME BONNAUD / “SUD OUEST” PADIRAC PRATIQUE qui se mire dans l’eau sombre. Au débarcadère, on que le sol du gouffre conti- suit son cours dans ce réseau au recueillement des lieux Situé sur le causse de Gramat grimpe les marches de ci- nue millimètre par millimè- dont Alfred-Édouard Martel grâce au ballet huilé des (Lot) à quarante-cinq minutes de ment vers le Lac supérieur, tre son cours immémorial. n’avait reconnu en 1889 tours de barque et au départ Brive et une heure de Cahors, le où les barrages de calcite (les qu’une infime partie et dont cadencé des groupes, fluidi- site est ouvert tous les jours sauf « gours ») ondulent sur des L’électricité depuis 1901 les 42 kilomètres jusqu’aux fié par la réservation sur In- les vendredis jusqu’au 14 no- fonds bleus. Et voici la salle Installée dès 1901, une exsurgences de Saint- ternet. Et on n’est pas surpris vembre. La visite souterraine dure du Grand Dôme, vertigineuse prouesse dans ce lieu diffi- Georges et La Finou gardent de voir les 500 bouteilles 1 h 30. Les billets doivent impéra- cathédrale souterraine dont cile d’accès, la lumière élec- des replis secrets malgré les d’une cuvée de vin de Cahors tivement être achetés en ligne. le sommet n’est qu’à 11 trique a remplacé la bougie expéditions spéléologiques vieillir dans la fraîche cavité Prix : 18,50 € pour un adulte, 14 € mètres de la surface du pour ce parcours d’une ultérieures. aux 13 degrés en attendant pour les enfants. Réservations et Causse. En voyant la stalag- heure trente sur le kilomètre La forte fréquentation (jus- ceux qui les boiront en por- renseignements sur www.gouffre- mite en forme de « pile d’as- qui mène au terminus du Lac qu’à 8 000 visiteurs par jour tant un toast à la splendeur de-padirac.com siettes » penchée, on devine des Gours. Mais l’eau pour- en haute saison) ne nuit pas du lieu. 14 HORIZONS Édouard-Alfred Martel, découvreur de Padirac et père de la spéléologie Premier à tenter l’exploration de Padirac, l’ancien avocat ne s’est pas contenté de révéler au monde le gouffre lotois. Par ses expéditions tous azimuts, il a tout bonnement créé cette science moderne

Christophe Lucet [email protected] PREMIERS VISITEURS

oilà un homme qui de- Padirac a ouvert au public le vrait avoir sa place ou son 1er novembre 1898, après six mois avenue partout. Et pas de travaux, moins de dix ans V après son exploration. Un an plus qu’en France. Car Édouard-Al- fred Martel (1859-1938) mérite la tard, il a déjà accueilli 6 000 visi- reconnaissance des amoureux teurs, éclairés à l’électricité dès du monde souterrain dont il a, 1901 et qui peuvent, dès 1930, en pionnier, révélé les mer- emprunter un ascenseur. Et veilles. Et son pays peut être lorsque Martel meurt en 1938, la fier que partout dans le fréquentation approche déjà les monde, on reconnaisse cet in- 100 000 visiteurs. trépide Français comme « père de la spéléologie ». aguerri pour publier « Les En apparence, rien ne prédis- Abîmes », acte de naissance de pose pourtant ce fils d’une fa- la jeune science du monde mille de juristes de région pari- chtonien. Avec plus de sienne (il est né à Pontoise) à se 200 grottes et cavités explorées passionner pour l’exploration et autant de kilomètres par- géologique. Car Martel a d’a- courus dans les entrailles de la bord exercé comme avocat. terre, il est devenu une réfé- Mais enfant, il a lu Jules Verne, rence. dont le « Voyage au centre de la En même temps que la So- Terre », publié en 1864, racon- ciété de spéléologie, il lance la tait une expédition vers les pro- première revue spécialisée, fondeurs terrestres en em- « Spelunca ». Avec le forgeron pruntant le cratère d’un volcan Louis Armand, il explore en islandais. 1897 en Lozère une grotte tapis- Édouard-Alfred Martel démarre ses premières descentes dans le gouffre en juillet 1889. sée d’une impressionnante fo- La mule et le Trou du diable JEAN-DANIEL SUDRES/AURIMAGES VIA AFP rêt de stalagmites bapti- Féru de voyages en France qu’il sée l’Aven Armand. Et en 1906, il sillonne avec l’appétit vernien lorsque Martel et son cousin trifiée. Mais avec quels landais est déjà mort lorsque le est le premier à reconnaître les du géographe, le jeune homme Gaupillat plongent dans l’a- moyens ? gouffre, équipé de ses premiers gorges de Kakuetta dans les Py- a un penchant marqué pour bîme au bout d’un câble avec Sa chance s’appelle George escaliers métalliques et rénées basques. les plateaux karstiques des leurs escarpolettes et des Beamish. Cet Irlandais de Paris marches en ciment, ouvre à la Et élargit ses recherches à Causses creusés par les rivières. échelles de corde en chanvre, trouve un jour, oublié dans un visite. Mais son fils William re- l’international. Exploration du Avec des amis, il est le premier les Caussenards assistent en fiacre, le dossier où le spéléo- prend le flambeau. gouffre de Gaping Gill dans le à explorer le gouffre de Brama- frémissant à l’intrigant spec- logue détaille son projet à l’at- Yorkshire, du lac souterrain de biau (Gard) et la grotte de Dar- tacle. Il publie « L’Abîme » Marble Arch Caves en Irlande gilan (Lozère). Nanti de cette Entre-temps, Martel a multi- du Nord, expéditions en Bel- expérience spéléologique, il Le providentiel Beamish plié les expéditions. « Pragma- gique, à Majorque, en Dalmatie, s’attaque au gouffre de Padirac. Armés de simples bougies, les Avec plus de tique et observateur, il ne se au Monténégro où il suit la plus Nous sommes le 9 juillet explorateurs font chou blanc. 200 grottes et cavités prétendait pas scientifique, longue rivière souterraine 1889. Les légendes courent au La seconde tentative est la mais était un excellent dessina- connue, il ira même en 1912 re- sujet de l’immense bouche ou- bonne. Cette fois, l’équipe a des explorées et autant de teur et cartographe », souligne connaître une grotte outre-At- verte sur le plateau. Comme lampes à magnésium et des kilomètres parcourus, Arnaud Bamvens, le nouveau lantique dans le Kentucky. Mar- celle qui prétend que saint barques. Leur progression sur il est une référence directeur d’exploitation de Pa- tel s’intéresse aussi aux enjeux Martin, défié par le Malin, fit la rivière souterraine parmi les dirac. de protection : c’est à son in- bondir sa mule au-dessus du défilés jurassiques est pé- tention de potentiels investis- Autre coup de chance, son fluence qu’on doit, en 1902, la Trou du diable, parvenant à rilleuse, mais la découverte est seurs. Beamish est fortuné, il a beau-frère, Louis de Launay, est loi de santé publique prohi- sauver des âmes de la damna- à couper le souffle. Et Martel des relations. Séduit, il propose professeur de géologie, un ren- bant de jeter dans les grottes tion. Depuis le XVIe siècle, on n’aura de cesse que de per- à Martel de s’associer et en 1898 fort de poids pour donner cré- des cadavres d’animaux dont gratte le salpêtre sur les parois, mettre à d’autres que lui d’ad- naît la Société d’exploitations dit à leurs premiers articles sa- la décomposition empoison- mais le lieu inspire la peur. Et mirer cet univers de beauté pé- spéléologiques de Padirac. L’Ir- vants. En 1894, Martel est assez nait les eaux souterraines.

Le groupe des découvreurs de la Rivière souterraine, avec de gauche à droite : Un buste d’Édouard-Alfred Martel au fond du gouffre Gabriel Gaupillat, Édouard-Alfred Martel, Louis Armand, Louis de Launay, Émile Foulquier. de Padirac. GUILLAUME BONNAUD / “SUD OUEST” E. RUPIN/COLLECTION RENOUARD