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Appareil

Articles | 2009

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/appareil/2604 DOI : 10.4000/appareil.2604 ISSN : 2101-0714

Éditeur MSH Paris Nord

Référence électronique Articles, 2009, Appareil [En ligne], consulté le 31 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/ appareil/2604 ; DOI : https://doi.org/10.4000/appareil.2604

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SOMMAIRE

Le secret de « Septembre » Dans La Mort de Danton de Büchner Littérature et événement à travers la pensée de Gilles Deleuze Ilai Rowner

D’une lecture croisée d’Agamben et d’un concert des Young Godsou de la question de la contemporanéité dans la pop’ Sébastien Thibault

Le cinéma, de Walter Benjamin à Pier Paolo Pasolini Alain Naze

Des normes spatiales aux normes temporelles : le polymorphisme de la médicalisation Conférence présentée à la MSH Paris Nord, le 10 décembre 2008, dans le cadre de la journée d’études doctorales Nicolas Moreau

Fonctions de l’anachronisme chez Pasolini Alain Naze

La pratique musicale comme contre-conduite chez Fela Kuti Julien Perez

Ni liquidation, ni restauration de l’aura. Benjamin, Pasolini et le cinéma Alain Naze

Alex invictus - Orange mécanique ou l'inservitude volontaire Alain Brossat

Alberti, Vasari, Leonardo, from disegno as drawing to disegno as projective milieu Jean-Louis Déotte

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Le secret de « Septembre » Dans La Mort de Danton de Büchner Littérature et événement à travers la pensée de Gilles Deleuze

Ilai Rowner

1 L’œuvre de Büchner, écrit Peter Szondi dans l’Essai sur le Tragique1, s’intitule La mort de Danton non seulement parce qu’elle présente les derniers jours de son héros, mais plus principalement parce que la mort constitue le problème propre du tragique. La mort n’est plus l’issue du destin tragique classique qu’on connaît chez Phèdre ou chez Hamlet, mais elle constitue le problème tragique lui-même. À savoir, écrit Szondi, « il n’y a aucune issue à une vie qui se vit comme état de mort ». Le paradoxe est construit dans cet ordre : la vie de Danton est devenue impossible à vivre, elle se retourne contre elle-même, mais puisque sa mort se confond avec sa vie, rien ne peut l’arracher à son destin. Danton ne cesse alors de mourir, ou bien il « ne peut mourir parce qu’il est déjà mort 2».

2 Danton est a priori destiné à la mort, l’opinion publique le condamne à la guillotine pour avoir mené une politique modérée et une vie bourgeoise. Certes il peut fuir, mais en se réfugiant, il sauvera sa propre mémoire, son « ennemi », celui qui le ronge, celui qui l’accuse des actes douteux du des prisonniers royalistes et du clergé en septembre 1792, par lesquels il a acquis, paradoxalement, sa gloire révolutionnaire.

3 L’effondrement de Danton est à la fois privé et social, l’un suppose l’autre et l’un s’oppose à l’autre. Non seulement il éprouve une distance face à sa propre politique révolutionnaire, mais il souffre aussi d’une étrangeté plus profonde vis à vis de sa propre conscience personnelle. « Danton, nous dit Szondi, n’est pas seulement victime de la révolution en tant que révolutionnaire, il est victime aussi de lui-même en tant qu’homme. »3

4 Szondi nous renvoie plus précisément aux deux scènes précédant l’arrestation de Danton. La quatrième scène du deuxième acte est un monologue en plein air dans lequel le conflit tragique est énoncé consciemment. On voit manifestement les hésitations qui l’empêchent de fuir ou de combattre, qui prévoient l’obsession de la mémoire ou qui aspirent à trouver le repos dans sa tombe. Cette formulation des

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arguments éclaire l’état actuel de Danton et guide éventuellement son action. En revanche – la cinquième scène est d’autant plus subtile – les éléments qui étaient explicitement analysés lors du monologue précédant surgissent involontairement pendant la nuit dans sa chambre tout comme un événement qui l’arrache hors de lui et qui l’expose à la violence de sa situation.

5 Szondi croit que la clé d’une interprétation psychologique et historique de la pièce toute entière réside dans cette scène. Là se révèle le plan caché de l’œuvre qui fournit l’explication à l’effondrement personnel et révolutionnaire de Danton. Il y est question non seulement de savoir pourquoi Danton se meurt tout en étant vivant, mais également par quoi et comment cela se produit, qui conditionne cet état. Jusqu’à ce point, Danton tenait un discours désillusionné qui laissait entendre une humeur mélancolique et fatiguée. Cette scène permet en revanche d’entrevoir quelque chose de la fêlure qui le tourmente, des forces immaîtrisables qui le hantent. Dans l’intimité de sa chambre, dans les longues heures de l’insomnie, Danton est en proie à des hallucinations, la mémoire du massacre de « septembre » le poursuit sous la forme d’un cri impersonnel, la mémoire individuelle embrasse le présent collectif de la ville : « Quand je suis venu à la fenêtre – ça criait et braillait dans toutes les rues : Septembre ! »4.

6 Szondi nous signale par là que Danton est essentiellement sous l’emprise de la mort justement là où sa propre vie se détermine dans l’histoire. Non seulement ses devoirs historiques tournent en « péchés affreux », ce qui le dépouille de ses habits révolutionnaires, mais de ce fait, plus encore, il ne peut assumer ni comprendre sa propre « physionomie morale ». Non seulement l’acte historique peut engendrer des remords et entraîner un regret, mais il comporte en lui, plus radicalement, le germe de la mort de celui qui le réalise. On comprend par là le paradoxe tragique de Danton, la présence irréductible de la mort qui trahit toute confiance et qui défait toute mesure de connaître l’expérience.

7 En d’autres termes, Szondi nous amène à concevoir dans l’apparition du « Septembre » une nécessité qui régit l’ensemble de la pièce. La révolution revendique pleinement son pouvoir par le massacre des royalistes et du clergé, et c’est également par cet acte qu’elle s’assigne sa propre fin. « Septembre » est le moment où Danton accomplit le mouvement de l’histoire, et c’est là tout autant que l’histoire le vainc. La nécessité tragique du « Septembre » suggère somme toute que l’histoire ne peut être vécue que par l’anéantissement de celui qui l’institue. En d’autres termes,« La Révolution est comme un Saturne, elle dévore ses propres enfants »5.

8 C’est autour de cette idée que le drame personnel de Danton se déploie et que la confrontation politique et philosophique avec ses adversaires, Robespierre et Saint Juste, se concrétise. C’est donc par là que la mort de Danton devient inévitable et que Szondi considère finalement le cours des événements dans une visée obligatoirement fataliste. Danton lui-même en est conscient, sans pouvoir pour autant se soulager : …Il faut que le scandale arrive, mais malheur à celui par qui le scandale arrive. Il faut, c’était ce même « il faut ». Qui maudira la main sur laquelle est tombée la malédiction du « il faut » ? Qui a prononcé « il faut », qui ? Qu’est-ce qui en nous fornique, ment, vole et tue ?6

9 Cet « il faut » historique dont parle Danton, ce « il fallait du septembre 1792 », constitue donc la nécessité de l’événement de Danton. Nous venons de remarquer que Szondi l’évoque comme le plan caché qui préétablit la tragédie et qui assure sa cohérence par

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une conception de déterminisme paradoxal. Pour lui, la scène de « septembre » fait allusion à un contexte historique spécifique sur lequel se fonde le drame psychique de Danton et où se précisent les questions philosophiques et politiques de l’œuvre.

10 On se trouverait plus près d’une approche événementielle de la scène de « Septembre » par l’emprunt de la notion dramatique d’objective correlative que T. S. Eliot propose dans son court essai sur Hamlet7. Cette notion insiste sur l’importance de soutenir l’intensité émotive de l’héros tragique par un fait extérieur adéquat. Selon Eliot, l’expression des émotions devient immédiatement et parfaitement accessible à condition qu’elle s’accorde avec l’ensemble d’éléments qui mobilisent l’action : l’atmosphère, la situation, les objets sur lesquels le sentiment se projette. Pour que l’art acquière une nécessité, nous dit Eliot, il ne faut pas que l’émotion reste sans objet extérieur, donc trop abstraite, ni qu’elle excède son objet et devienne ainsi inexprimable. Par contre, l’émotion doit former une unité avec l’action extérieure : “The artistic ‘inevitability’ lies in this complete adequacy of the external to the emotion”8.

11 Là aussi, la scène de « Septembre » apporte une solution à l’état psychique de Danton. Si le mystère de la scène ne se résout pas ici par une explication historique, elle est dotée d’une intention animiste qui consiste à refléter la conscience du sujet dans l’univers qui l’entoure. Ainsi, les éléments objectifs se confondent avec l’expression des émotions de Danton : la nuit, le silence de la ville, le cri qui traverse les murs de la maison ou qui trouble sa pensée, le cri que Danton entend par la fenêtre ou qu’il émet à travers ses lèvres. Cette atmosphère soutient la mémoire sanglante de « Septembre » ; le problème psychique du personnage baigne toute la scène, et forme par là une structure nécessaire qui justifie la souffrance de Danton et qui assure la cohérence de l’œuvre.

12 Comme Szondi, Eliot nous permet de considérer l’apparition de « Septembre » comme un événement indispensable qui condense la nécessité de l’œuvre. Szondi le situe dans la visée déterministe de l’ensemble de la pièce, alors que d’après la notion d’Eliot nous le comprenons plutôt comme une structure esthétique fondamentale dans laquelle l’adéquation entre l’émotif et l’objectif détermine la fiabilité de l’action. Cependant, Szondi et Eliot conçoivent tous les deux la question de la nécessité comme une unité cohérente qui impose un ordre au désordre créatif, ou comme un programme initial qui modalise les diverses circonstances dans une seule dynamique. Eliot et Szondi suggèrent l’illusion d’une plénitude créative qui a dû obligatoirement prendre une telle forme d’existence. L’œuvre doit être ce qu’elle est, un travail de rigueur et d’exactitude. L’événement doit être toujours ainsi, de sorte que les éléments contingents qui y participent ne servent que pour l’accomplir ou pour le confirmer.

13 Certes, l’œuvre doit acquérir une dimension nécessaire qui est le moteur du processus créatif et qui peut lui assigner une essence. Or, dans ce cas, chez Eliot comme chez Szondi, elle dépend d’une stratégie des lectures préalables, d’un plan caché ou d’une structure profonde qui domine la liberté créative et qui l’enferme dans une forme fixe. Le déroulement de la pièce suit un programme général, il accomplit un ensemble de conditions et d’actions dans le but d’atteindre un résultat spécifique. De sorte que les éléments contingents qui s’y trouvent ne réduisent pas la cohérence de l’œuvre mais la renforcent et l’enrichissent. En d’autres termes, tout ce qui reste inachevé, tout ce qui est imprévu, tout ce qui échappe à la règle dans la littérature, sera sous-estimé ou bien assimilé par une logique constante.

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14 La question de la nécessité d’une œuvre se pose différemment chez Gilles Deleuze. Deleuze n’exclurait pas probablement tout horizon d’attente qui détermine la lecture ou la création, mais il insisterait plutôt sur le fait que la nécessité d’une œuvre doit être éprouvée sans que soit niée sa propre construction contingente. Il s’agirait simplement de renverser la perspective : au lieu de chercher comment la contingence confirme la nécessité, il faudra restituer la valeur nécessaire de l’œuvre à partir de sa construction contingente. Il serait question de concevoir une nécessité à mesure que l’œuvre s’efforce de déborder ses propres conditions initiales, en soulevant non pas ce qui reste identique ou semblable, mais au contraire, les éléments étranges et les moments de différences qui exposent les failles de l’œuvre et l’emporte à ses extrémités, au bord même de la possibilité de son effondrement.

15 Avant de juger l’œuvre comme un objet achevé, cette approche nous invite à parcourir l’expérience artistique dans son inaccomplissement. Avant de l’analyser rétrospectivement comme un fait fini, la critique a besoin d’entrer dans l’œuvre comme à l’intérieur d’un corps à l’état vivant9, dans la continuité et dans la fragilité d’une expérience vivante. C’est en ce sens que nous empruntons à Deleuze le terme d’événement10. Avant même de se demander pourquoi l’œuvre est ce qu’elle est, l’événement envisage la littérature comme une « aventure » ouverte. Au lieu de voir dans l’œuvre une créature préformée et passive, il nous introduit au milieu de ce qui advient, afin d’admettre toute la créativité et l’agitation des accidents et des variations qui s’y jouent, afin de constater comment les éléments imprévus modifient le dessin de l’œuvre.

16 C’est pourquoi la scène de « Septembre » nous importe plus particulièrement comme point de départ d’une critique événementielle. Nous y assistons à une rupture dans le déroulement causal de la pièce et nous y sommes immergés par une force nouvelle et inconditionnée qui trouble les limites de ce qui s’est constitué jusqu’alors11. Les circonstances inattendues et inexplicables de cet événement nous donnent l’impression que ce qui se produit ne repose que sur le hasard, c’est-à-dire, sur ce qui a pu ne pas se produire du tout. L’événement s’ouvre et résiste tout autant à l’expérience de celui qui l’éprouve12, il appelle un mouvement d’appropriation tout en restant inapproprié par principe, tout en brouillant la possibilité de le mesurer. Car « ce qui fait événement procède d’une dissociation des effets et des causes »13. Car pour la première fois les actions de Danton s’exposent sans intention, sans choix ni règle. Danton est pris dans le processus impersonnel de l’événement qui l’envahit et qui le détermine hors de lui- même. L’événement ne dissout pas l’univers objectif de l’œuvre sans dissoudre également l’unité subjective du personnage principal.

17 Or, à mesure que l’événement survient dans toute sa puissance contingente, il nous impose de lui assigner une nécessité. Même s’il reste inintelligible, l’événement nous demande de capter les sensations et les forces qui apparaissent en lui. L’événement nous invite à les rassembler dans toute leur autonomie constructive, dans toute la condensation de leur rapport, afin d’éprouver la nécessité d’un mouvement vital, tel que Deleuze le définit dans le concept de devenir. La nécessité vitale d’un événement devrait donc dépendre d’une déviation incertaine dans l’organisation de la pièce, au cours de laquelle se dégageraient des nouvelles compositions de sensations, des nouveaux modes d’individuation qui seraient éventuellement capables de marquer la conscience constitutive de l’œuvre toute entière.

18 À ce stade, il faut proposer une nouvelle réflexion sur la scène de « Septembre ».

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Une chambre. C’est la nuit. Danton, à la fenêtre : Cela ne cessera donc jamais ? Cette lumière ne va-t-elle jamais s’éteindre et cet écho ne jamais pourrir, n’y aura-t-il jamais de silence et d’obscurité, que nous ne voyions plus et n’entendions plus les uns les autres nos répugnants péchés ? – Septembre !14

19 Nous entendons l’aborder comme un événement qui s’actualise de façon singulière. Dans ces conditions, il nous faudra avoir recours à une modalité d’événement spécifique, l’Heccéité, qui permettra de saisir de plus près les forces qui sont appliquées dans la scène. Deleuze et Guattari réservent le terme d’heccéité15 pour désigner un mode d’individuation fait de coordonnées spatio-temporelles qui ne sont ni sujet ni chose.

20Avec ce terme, les scolastiques médiévaux et notamment Duns Scot posent le problème d’un être individué réfléchissant à ce qui, dans l’expérience, le rend particulier et à ce qui le distingue de tout autre individu. L’heccéité permet de penser à titre d’exemple comment l’espèce commune « Homme » se divise en propriétés autonomes et indivisibles de la personne « Jean », « Pierre », « Jérôme »16.

21Chez Deleuze et Guattari le recours à l’heccéité est une occasion de concevoir une forme d’individualité qui ne soit ni une personne psychologique ni un sujet du langage. Si l’heccéité ne désigne pas la forme essentielle d’une personne, d’un sujet ou d’une chose, elle permet à Deleuze et Guattari de différencier la présence d’un événement accidentel qui traverse les sujets et les choses tout en les regroupant. En termes concrets, l’heccéité serait l’individualité d’un jour, d’une saison, d’une heure, d’une atmosphère, d’un air ; « un degré de chaleur, une intensité de blanc sont des parfaites individualités » écrivent-t-ils17. Et c’est à ce titre même que nous avons accès à l’heccéité de « Septembre » dans La Mort de Danton.

22 L’individualité d’un jour, d’une saison, d’un degré de chaleur ne serait donc ni un simple décor, l’arrière plan dans lequel le sujet se situe, ni l’objet sur lequel l’émotion se projette pour s’exprimer comme nous venons de voir avec Eliot. L’heccéité indique premièrement une coordonnée spatio-temporelle qui devient une entité parfaitement particulière : les peintres y sont bien sensibles. Delacroix voit les mouvements des couleurs qui imprègnent le lion avec le cheval et le chasseur. Cézanne cherche la sensation de la couleur du violet, la force de pesanteur de la montagne. Le peintre français Marchand dit dans un entretien : « Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui regardais la forêt… »18. Mais nous trouvons également des heccéités dans toute grande œuvre écrite, dans la présence du Minuit d’ Igitur chez Mallarmé et dans les heures alphabétiques de Valéry : « Au commencement sera le sommeil. Animal profondément endormi ; tiède et tranquille masse mystérieusement isolée »19. On la trouve partout chez Proust. Ou alors, plus près de nous, chez Robbe-Grillet et le travail du regard dans La Jalousie. Et quand Claude Simon voit dans la lumière qui pénètre par la fenêtre la lettre T l’initiale du mot temps se dessinant dans la chambre d’une vieille dame mourante.

23 Nous apercevons cependant que dans chacun de ces moments l’heccéité ne se sépare pas complètement du principe d’individuation du sujet ou de la chose. L’heccéité et le sujet s’entrelacent et cependant ils ne se fusionnent pas. Le sujet en fait partie et l’atmosphère se condense comme un tempérament. Il ne reste du sujet qu’un regard, des regards qui s’efforcent de voir, des yeux qui s’accoutument au noir, transperçant comme transpercés par l’univers, submergés, ensevelis. « J’apprends à voir, je ne sais

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pas pourquoi tout pénètre en moi plus profondément »20 écrit Rilke. Et Yaïr Horowitz, un poète israélien : « Silencieux passe le soir / dans le cœur et dans l’arbre. »21

24 L’heccéité est donc non seulement une coordonnée spatio-temporelle particulière, mais aussi une composition intensive des corps et des vies, un assemblage individué dans lequel le sujet devient un événement et l’atmosphère devient un corps, se donnant comme une entité de sensation. Le climat, le vent, la saison, l’heure ne sont pas d’une autre nature que les choses, les bêtes ou les personnes qui les peuplent, les suivent, y dorment ou s’y réveillent. Et c’est d’une seule traite qu’il faut lire : la bête-chasse-à-cinq-heures. Devenir-soir, devenir-nuit d’un animal, noces de sang. Cinq heures est cette bête ! Cette bête est cet endroit ! « Le chien maigre court dans la rue, ce chien maigre est la rue », crie Virginia Woolf. Il faut sentir ainsi. Les relations, les déterminations spatio- temporelles ne sont pas des prédicats de la chose, mais des dimensions de multiplicités22.

25 Il faut encore insister sur ce point : le mode d’individuation de l’heccéité repose sur les principes de composition et de multiplicité. Si un sujet ou une chose s’articulent dans l’individualité d’une heure ou d’un endroit, ils ne s’y positionnent pas simplement comme la cause première, psychologique ou sensible, ni comme le centre d’une composition linéaire, ni comme le sommet d’une composition pyramidale. Si en effet le sujet participe dans l’heccéité c’est que sa forme n’est plus celle d’un déjà advenu, d’un déjà constitué, mais qu’elle se laisse dissoudre et se recomposer dans les différentes relations à venir, dans la multiplicité advenante qui a lieu tant que le sujet est pris dans l’événement23.

26 Dans ces conditions, l’apprentissage d’une heccéité consiste à suivre une démarche descriptive de l’événement qui procéderait par l’entassement plutôt que par l’organisation des composantes, tout en mettant entre parenthèses le savoir qui se dégage de l’expérience, afin de remarquer au plus près quel est son mouvement singulier, et afin d’entrevoir, sans porter de jugement, sans hiérarchie et sans profondeur préalables, les divers objets et les rapports qui agissent dans la composition.

27 C’est dans cette perspective que nous entendons étudier la scène de « Septembre ». Nous la retrouvons en y lisant le lieu même d’une heccéité, qui est, plus particulièrement, celui d’une composition particulière entre le corps atmosphérique du « septembre » et le corps de Danton. La présence de « Septembre » envahit l’appartement de Danton, elle retentit à travers les murs, elle est partout dans la ville, et si elle témoigne de l’âme de Danton, elle se dit d’autant plus elle-même. « Septembre » c’est le moment où l’événement arrive à l’homme, le moment où l’homme parvient à se naître dans l’événement et de là provient également sa vitalité.

28 « Septembre » nous semble être un cas concret d’heccéité, il nous montre comment l’heccéité se déploie, comment examiner sa composition, quelle est sa propre temporalité et comment son mouvement se dédouble entre le contingent et le nécessaire.

29 « Septembre » apparaît dans la durée. Il est une expression, il est prononcé, il est le cri de Danton. Ou bien, ce n’est pas Danton, mais ce sont les murs qui ont émis sa pensée, ce sont les « lèvres de pierres » qui ont parlé, les lèvres qui sont devenues froides. Or à y regarder de plus près il semble que « Septembre » vient de plus loin, d’auparavant, comme un écho qui ne cesse jamais, Danton s’est approché de la fenêtre et « ça criait »,

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du dehors, dans toutes les rues, un cri neutre, « n’y a-t-il pas eu un cri : septembre ? », demande-t-il à Julie. « Oui, je l’ai entendu à travers toute la maison », répond-elle.

30 Désormais « Septembre » est un mot, c’est le contenu d’un mot, un mot qui regarde Danton d’un œil incompréhensible. Et puis, c’est un mot qui fait violence, qui fait- signe : « Pourquoi celui-là ? », ce signal-là ? Il tend ses mains trempées de sang, et Danton doit réagir d’emblée et se défendre : « je ne l’ai pas tué ». Il évoque un passé, il s’est passé quelque chose en septembre, « n’était-ce pas en septembre ? », que s’est-il passé en septembre ? Il ne reste que le nom du mois, l’année est effacée et, quelques bribes de phrases : les rois, les aristocrates, la République, perdue, sauvée, nous les avons tués, il le fallait.

31 Enfin, « septembre » est cet « il faut » historique ou éthique, « c’était ce même il faut », d’après lequel nous ne sommes plus nous-mêmes, en dessous duquel on devient qui- que-ce-soit, un quelqu’un ou un quiconque, « une marionnette » qui tient une épée et qui tente de trouver une identité dans l’anonymat : Qui est-ce ? Qui l’a dit ? Qu’est-ce qui est en nous ? Une marionnette tirée par des forces inconnues, qui n’agit qu’en rapport à l’unique loi de pesanteur du « il faut », et pourtant elle le sait, « malheur à celui par qui le scandale arrive », par qui l’« il faut » arrive. Ce ne sont plus les circonstances mêmes du scandale qui importent, mais l’impossibilité d’y échapper, l’impossibilité de désobéir ou de consentir à ses lois, l’impossibilité qui multiplie les visages : Qui a fait ? Qui a jugé ? Qui a condamné ?

32 Cependant, cette description de l’événement n’est pas tout à fait suffisante. L’observation des objets qui réagissent sous le signe de « Septembre » suppose un travail complémentaire qui consiste à déterminer leur relation, à localiser le mouvement qui les lie. Il est nécessaire de se demander, plus encore, quel est l’élan interne à l’événement ? Par quel motif l’entassement des éléments peut-il se produire ? Est-ce le lien temporel des conséquences historiques ? Est-ce le lien spatial d’un inventaire des phénomènes qui se placent visibles dans le présent ? Peut-on dire que la description est régie par le lien moral d’un péché originel ou d’une arrogance immortelle (hybris), qui conduirait Danton à révéler les ombres de ses actions et à reconnaître sa culpabilité ? Ou bien, est-ce un principe psychologique, des éléments refoulés, des souffrances personnelles, des déplaisirs qui conditionnent la conscience, qui reviennent à se manifester comme des pulsions inconnues qui menacent le soi ?

33 Tout ce que nous pouvons constater pour le moment c’est que « Septembre » advient comme une répétition. Qu’il se répète comme des reflets qui font superposer l’extérieur et l’intérieur, le mauvais rêve et l’état d’éveil, la victime et le bourreau. « Septembre » apparaît comme une révélation incertaine à la fois réelle et imaginaire, sur la fenêtre qui sépare la ville et la chambre, il retentit à travers les murs de la maison, d’un corps à un autre, de Danton à Julie.

34 « Septembre » n’est pas un fait historique ou un plan caché qui sous-tend le visible. Le massacre de Septembre 1792 n’apporte rien de spécifique, sauf en introduisant sur la scène la rumeur d’une violence déjà passée qui est encore à venir. « Septembre » est avant tout un cri, un mot, une mémoire non-déclarative, un secret qui se propage dans une durée répétitive. Tant que sa face antérieure se dévoile, tant que le passé se précipite à se découvrir, l’événement tarde à se donner tout entier et sa nécessité reste inconnue. Danton continuera à l’éprouver comme un « jamais vu » qui est toujours déjà-là, puisque « cequi répète, écrit Deleuze ailleurs, ne le fait qu’à force de ne pas “comprendre”, de ne pas se souvenir, de ne pas savoir ou de n’avoir pas conscience. »24

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35 Ce double mouvement entre le « jamais vu » et le « déjà vu » illustre la définition que Deleuze confère à la temporalité de l’événement25. Le temps de l’événement est envisagé en tant que pur passage entre le passé et le futur, il est marqué par la division continuelle entre ce qui est déjà-passé et ce qui est encore à venir. Étant donné que l’instant de l’événement est saisi par son milieu, dans sa durée interne et dans l’intensité de sa croissance, il n’est jamais un instant discontinu, mais il se dédouble à la fois comme étant toujours déjà commencé sans jamais atteindre son achèvement. Il oscille entre ce que nous ne sommes pas encore et ce que nous cessons d’être.

36 De même ici, lorsque Danton est pris dans ce double piège de l’événement, dans cet espace creux, dans ce temps sans présent qui n’a ni commencement ni fin, quand il est capturé entre l’abîme de « qu’est-ce qui s’est passé ? » et l’incertitude de « qu’est-ce qui va se passer ? ». Danton ne peut se défaire de la sensation que quelque chose est préalablement arrivé, or ce n’est pas le passé en tant que tel qui le trouble, c’est le fait même que le passé continue, que le passé ne finit pas de se passer, qu’il se reproduit ou se déplace, qu’il devient différent, tel un cri, tel un signal, tel un secret, qui surgira bientôt, qui renversera bientôt tout ce qui vient.

37 Une fois de plus on pourra adhérer avec conviction au déterminisme de Szondi en disant que Danton n’a pas encore fini de faire la révolution alors que trop tôt la révolution le prend pour sa victime. Certes, peut-être Büchner lui-même n’a-t-il songé qu’à explorer la force de cette formule, mais il nous semble que dans ces conditions l’événement de « Septembre » se fixerait dans un processus fini, dont l’état initial et l’état terminal lui assigneraient une justification plus que son mouvement lui-même.

38 L’événement n’est pas un processus fini entre un passé et un avenir, mais le mouvement infini par lequel l’instant se divise, devance et retarde, par la double attraction du passé et du futur. Ainsi, plutôt qu’une information finie qui enrichit le programme de la pièce, « septembre » apparaît comme un secret perceptible. Tant qu’il se manifeste, la stupeur le passé et sa face antérieure disparaît. Tant que le passé se précipite à se répéter et à se découvrir, l’événement se suspend et se différencie, l’attente se prolonge.

39 « Septembre » est enfin l’instant où un corps étranger vient s’installer dans la pièce. Le nom d’un mois, d’une conscience atmosphérique indéfinie cherche à délivrer son énergie. C’est l’instant où la composition impersonnelle de l’heccéité se déploie, l’univers parle et l’imperceptible surgit visiblement. « Septembre » apparaît ainsi comme un secret perceptible. Il ne s’agit pas simplement de remarquer que Danton a un secret qu’il faut révéler tout comme on ouvre une boîte de Pandore qui permettrait d’expliquer l’inconscient de l’œuvre et son fatalisme tragique. Il s’agit plutôt de laisser entrevoir un secret absolu. L’heccéité ne suggère pas des clés pour déchiffrer le contenu fini du secret de Danton, elle se manifeste, au contraire, comme une composition particulière qui fait voir « la forme infinie » du secret26.

40 L’heccéité investit le perçu, le contingent, pour déceler la nécessité de l’imperceptible. Le secret de « Septembre » est un inconnu qui transparaît dans l’œuvre, qui trouble la matière de l’écriture tout en persistant en tant que tel. Sous la forme d’un secret absolu, l’événement devient donc une nécessité qui se construit accidentellement. À mesure que le secret résiste à son déchiffrement, les éléments contingents se multiplient tout en réfléchissant le poids d’une nécessité inouïe. À travers le secret, l’œuvre s’ouvre à la pression de ce qui l’excède tout en étant troublée par une nécessité qui n’apporte pas un soulagement. Certes, la stupeur menace l’établi, le désordre

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pénètre dans la création et cependant le nécessaire s’impose sans pour autant se nommer clairement. En quelque sorte, le secret expose l’impossible ou au moins l’improbable, ce qui pourrait arriver autrement se confond avec ce qui arrive éventuellement, et pourtant la nécessité trace une limite dans le chaos du hasard en y posant des exigences finies.

41 Il n’existe pas de rapport hiérarchique entre le nécessaire et le contingent qui ferait voir dans le nécessaire une pure essence ou bien un plan unique sous les manifestations contingentes. Le nécessaire du secret dépend simultanément de ses aspects contingents, l’imperceptible n’a d’autre existence qu’en devenant visible, sa densité est liée directement à sa dissémination. Le secret devient plus impénétrable et d’autant plus pénible à supporter qu’il vibre partout, dans des objets et des phénomènes variables. Tout se passe comme si la diversité des phénomènes qui apparaissent sous le signe de « Septembre » évoquait la dissimilitude d’un double de Danton. C’est là que « Septembre » est une instance générative d’une nouvelle individuation, car c’est Danton lui-même qui n’arrive pas à se reconnaître dans sa propre ombre ou son propre fantôme : qui était-il ? Qui sera-t-il ? Secret absolu qui nous laisse de nouveau dans l’attente d’une nécessité, avec la construction bouleversante du hasard. C’est pourquoi l’événement du secret « ne peut être autrement qu’il n’est » tout en s’affichant comme une composition mouvante et hétérogène. C’est là peut-être le propre de l’art, propose Deleuze avec Guattari tout en assignant à l’événement du secret une définition générale, « Peut-être est ce le propre de l’art, passer par le fini pour retrouver, redonner l’infini ».27

42 « Septembre » est le moment où Büchner, Danton et le lecteur se voient éblouis devant l’infini du secret, capturés par lui. Le secret résiste, mais il ne cache pas son énergie, son mouvement vital. L’œuvre saisit et émet ce qui la traverse, le bruissement et la blessure qui l’affectent. C’est sous l’empreinte de l’événement de « Septembre » qu’on arrive à un point à partir duquel il n’y a plus de retour : l’identité de Danton se dissout et la honte de son époque, l’« accord monotone » et le « même habit » de sa civilisation se révèlent.L’apparition de « Septembre » n’est pas le jugement de l’histoire ou l’accusation de la mémoire qui oblige Danton à se résigner à la mort tout en restant vivant.Il s’agit, au contraire,d’un excès de vie qui l’arrache à sa place propre, à l’ordre révolutionnaire, et qui le retire en dehors de ses mouvements corporels, en dehors de l’histoire. Mais Danton, tout en se détachant, tout en étant arraché à sa place, n’arrive pas à se libérer dans l’événement, il est de plus en plus inséré dans l’histoire, il vient en elle, il subit la dénonciation de la révolution trop tôt sur son propre corps, en découvrant la prise de ses chaînes, quandil se reconnaît être l’homme par qui le malheur de l’histoire arrive, quand« Septembre » l’expose, plus que le tribunal révolutionnaire, à l’épreuve de sa « physionomie morale ».

43 Avant même que le drame historique se prolonge par l’arrestation et la mise à mort de Danton, l’événement de « Septembre » marque toute la pièce par la force corporelle qu’il introduit, par la physionomie moralequ’il constitue, par un même mouvement vivant qui subit et qui s’arrache à la fois, par ce combat, cette épreuve, dans lequel Danton ne peut accepter totalement l’« il faut » du « Septembre » ni se dégager complètement de ses besoins historiques.

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BIBLIOGRAPHIE

Büchner G., Œuvres complètes inédits et lettres, « La Mort de Danton », Seuil, Paris, 1988.

Deleuze G., Logique du sens, Minuit « Critique », Paris, 1969, p. 174-178, 190-197.

Deleuze G., Parnet C., Dialogues, Champ Flammarion, Paris, 1977.

Deleuze G., Guattari F., Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie II, « Devenir-Intense, Devenir- Animal, Devenir-Imperceptibe », Minuit « Critique », Paris, 1980.

Eliot T. S., The Sacred Wood, “Hamlet and His Problems” Faber & Faber, 1920, p. 81-87.

Szondi P., Essai sur le Tragique, Circé, Paris, 2003, p. 128-135.

NOTES

1. P. Szondi, Essai sur le Tragique, Circé, Paris, 2003, p. 128-135. 2. Ibid, p. 133-135. 3. Ibid, p. 130 4. G. Büchner, Acte II, scène 5, p. 132. 5. Ibid, Acte I, scène 5, p. 118. 6. Ibid, Acte II, scène 6, p. 133. 7. T. S. Eliot, The Sacred Wood, “Hamlet and His Problems” Faber & Faber, 1920, p. 81-87. 8. Ibid, p. 86 9. Cf. P. Valéry,« Questions de Poésie », « Au sujet du “Cimetière Marin” » in Variété III, p. 37-55, p. 59-72. 10. Cf. G. Deleuze, Logique du Sens, p. 174-178 ; Deleuze, Parnet, Dialogues, p. 77-81 ; Deleuze, Guattari, Mille Plateaux, p. 111-112, ch. VIII et X ; Qu’est-ce que la Philosophie ? p. 92, p. 107-108. 11. On peut également évoquer ici un autre moment fascinant dans la pièce, qui excède la trame principale et qui semble être aussi étrange et aussi pertinent que la scène de « Septembre ». Il est question du monologue unique de Marion, personnage qui reste complètement anonyme et dont les mots et la mélancolie s’ouvrent comme le seuil d’un trajet non exploré, tout en contribuant à la pièce sa pulsion interne et son humeur : « Le soir, j’étais à la fenêtre, je suis très sensitive, comme liée à tout ce qui m’entoure par une unique sensation, je sombrais dans les vagues du crépuscule… » Acte I scène 5, p. 115. 12. J. Derrida in Le « concept » de 11Septembre, Galilée, 2003, p. 139. 13. J. Baudrillard, Power Inferno, Galilée, 2003, p. 22-23. 14. G. Büchner, Acte II, scène 5, p. 131. 15. Cf. Deleuze, Guattari, Mille Plateaux, 309-326 ; Deleuze, Parnet, Dialogues, p. 109-111. 16. Cf. Encyclopédie philosophique universelle, « Heccéité », « individuation », les notions philosophiques, Puf, Paris, 1998. 17. Deleuze, Guattari, Mille Plateaux, p. 319. 18. G. Charbonnier, le monologue du peintre, éd. de la Villette, Paris, 2002, p. 110-111. 19. P. Valéry, Œuvres I, Bibliothèque de la pléiade, 1957, « ABC », p. 1725. 20. Rainer Maria Rilke, les Cahiers de Malte Laurids Brigge, 1929, pour la traduction française : Maurice Betz, Point Seuil, Paris, 1966, p. 13. 21. En hébreu, Recueil de poésie israélienne, éd. Aked, 1969. Notre traduction. 22. Deleuze, Guattari, Mille Plateaux, p. 321.

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23. Cf. A. Sauvagnargues, De l’Animal à l’Art dans la philosophie de Deleuze, PUF, 2004, p. 131. On peut évoquer ici la thèse de C. Romano qui propose de voir dans le sujet un « advenant », bien qu’il reste encore dans une logique subjective : « ce participe présent substantivé (l’advenant) s’efforce de nommer davantage un processus en instance qu’une réalité constituée : moins un « sujet » au sens classique que des modes diversifiés de subjectivation par et à travers lesquels un « je » peut advenir, répondre de ce qui lui arrive à partir de ces noyaux de sens qui sont pour lui les événements » L’Evénement et le Monde, Puf, 1997, p. 2. 24. Deleuze, Différence et Répétition, Puf, Paris 1968, p. 26. 25. Deleuze, Logique du Sens, p. 190-197. 26. Deleuze, Guattari, Mille Plateaux, p. 353-354. Nous trouvons le même problème chez Derrida quand il commente le sceau de la date dans la poésie de Paul Celan : « le poème ne dévoile un secret que pour confirmer qu’il y a là du secret, en retrait, à jamais soustrait à l’exhaustion herméneutique. Secret sans hermétisme, il reste, et la date, hétérogène à toute totalisation interprétative. » (J. Derrida, Schibboleth, Galilée, p. 50) et Heidegger, et Blanchot : « … le dédoublement à l’intérieur duquel un tel événement se retire comme pour préserver le vide de son secret ». (L’espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 202). 27. Deleuze, Guattari, Qu’est ce que la Philosophie ?, Minuit, Paris, 1991, p. 186.

RÉSUMÉS

Une nouvelle lecture de La Mort de Danton de Büchner, en particulier d’un moment extraordinaire dans la pièce, permettrait d’y lire une conception de l’œuvre littéraire comme événement. La littérature est un lieu privilégié pour accueillir dans son expression des événements, à savoir une composition impersonnelle des sensations et des forces dont il faut analyser les rapports et l’animation. L’ontologie de l’événement de Gilles Deleuze et, plus précisément, sa tentative pour concevoir des nouvelles formes d’individuation, qui rompt avec l’unité substantielle du sujet dans la tradition métaphysique, nous offre la possibilité de pénétrer dans la présence de l’événement de Danton et de mettre en évidence les divers éléments qui le compose. En-deça du cadre formel de la structure narrative, de l’organisation de l’œuvre et de son ordre représentatif, le terme d’événement indique pour la littérature la nécessité de saisir les sensations et les forces corporelles qui agissent à l’intérieur de ce qui arrive, de tirer les sous-éléments qui s’articulent dans le mouvement d’écriture pour produire un fait social, un fait historique ou un fait personnel. Si le terme d’événement évoque l’intuition active que quelque chose arrive, a dû arriver ou va bientôt arriver dans la littérature, il ne faut pas se contenter de rapporter le récit ni d’induire son message, mais il est nécessaire de maintenir son attente et sa surprise, de soulever son éclat et son secret, d’accéder au mouvement et au bruissement de son espace vital. Isoler l’événement et rester dans sa propre durée serait assigner à la critique littéraire un cadre de recherche non formel, un cadre dont les contours se déplacent sans cesse et resteront toujours à découvrir. Vu de l’intérieur de son processus, l’événement est formé des composantes contingentes, nouvelles et imprévisibles dont les liens causals ne sont pas évidents. Et pourtant, l’existence même de l’événement dans la littérature doit être nécessaire. L’œuvre littéraire doit forcément acquérir une mesure qui associe les diverses composantes dans un ensemble indivisible, dans un ensemble unique de rigueur et d’exactitude. Que l’œuvre soit nécessaire, cette condition lui accorde la valeur déterminée d’une création qui « ne peut être autrement qu’elle n’est », telle est du moins la définition aristotélicienne de la nécessité (gr. Anankaion), le

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caractère obligatoire d’une création dont toutes les parties se tiennent et qui se dit en somme ne pouvoir être autre que telle. Suivant la perspective événementielle de la pièce de Büchner, nous nous proposerons de poser les conditions par lesquelles il serait possible de concilier l’aspect nécessaire et l’aspect contingent d’une œuvre littéraire. Mieux encore, il nous faudra introduire les notions de « nécessaire » et de « contingent » dans un mouvement de dépendance réciproque afin de se demander comment on peut accorder à l’œuvre une nécessité sans dominer sa construction contingente ? Ou bien, au contraire, comment il est envisageable d’accéder au déploiement complexe d’une œuvre sans qu’elle tombe dans un chaos absolu.

INDEX

Mots-clés : contingence, Danton, événement, Georg Büchner, Gilles Deleuze, hasard, Heccéité, littérature, Mort, nécessité, objective-corrélative, œuvre, Peter Zondi, secret, Septembre 1792

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D’une lecture croisée d’Agamben et d’un concert des Young Gods ou de la question de la contemporanéité dans la pop’

Sébastien Thibault

1 Dans Qu’est-ce que le contemporain ?1, le philosophe Giorgio Agamben parvient une fois encore à opérer le redéploiement du paradigme esthétique dans lequel s’inscrit l’irrésistible synthèse de théologie et de matérialisme de la pensée de Walter Benjamin qui trouve son acmé dans les ultimes thèses Sur le concept d’histoire. En s’attachant à renouveler la question de la contemporanéité par une réactualisation des motifs benjaminiens de « force » et de « royaume messianique », de « discontinuité historique », d’« origine », de « sauvetage », de « citation », de « Chute » et de « Rédemption », Agamben parvient par une sorte de méthode poético-dialectique consistant en diverses séries de déclinaisons sémantiques et métaphoriques et cela avec une concision déconcertante à réinscrire ici le concept de contemporain dans le cadre plus général d’une réflexion sur l’histoire et la temporalité historique.

2 Parallèlement, tout l’enjeu serait de tenter d’utiliser l’essai d’Agamben à la manière d’un outil herméneutique pour mettre à jour les tensions s’exerçant dans cet évènement hautement paradoxal qu’est la tournée acoustique intitulée Knock on Wood2 de ce trio helvétique phare du rock industriel au début des années 1990 nommé (composé de , Al Comet, Bernard Trontin et auquel s’est joint pour l’occasion un quatrième guitariste, Vincent Hänni). Pour bien saisir le caractère paradoxal et assez inouï de cette série de concerts acoustiques dont le rock est pourtant coutumier (Nirvana, Metallica, Radiohead, Alice in Chains, Korn, Oasis, etc.), il faut comprendre que ce groupe fut un des tout premiers à échantillonner des guitares dès les années 1980 qu’ils reproduisaient en les empilant par strates à l’aide d’un sampler Akaï ce qui avait déjà pour effet de créer une sorte de tension paradoxale dans la mesure où le déferlement assourdissant des guitares se doublait de leur absence sur scène, créant dès lors une sorte de présence fantomatique, de musique hantée de

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bout en bout par le son épais et puissant d’un instrument totalement exclu du show – les L’eau rouge (1989), le remarquable The Young Gods play Kurt Weill (1991) puis surtout TV sky (1992)et Only heaven (1995)ainsi que le dernier Super ready/Fragmenté (2007) sont particulièrement représentatifs de cette tendance. Or voilà que ce groupe novateur dans les techniques d’échantillonnage, de composition et de prestation scénique avec des samplers se produit en 2008 avec guitares classiques, folks et sitar, steeldrum, marimba et glockenspiel éthérés en guise de percussions, le tout assis, en chaussettes et colliers de perle, les yeux fermés, souriant au milieu d’un décors/ éclairage intimiste à base de lampes de chevet et de guirlandes étoilées, c’est-à-dire à mille lieux de l’esthétique techno-industrielle et machinique dans laquelle puisaient leurs précédentes performances. Tâchons donc dès à présent d’utiliser les thèses d’Agamben sur le concept de contemporain pour les confronter à cet étonnant concert afin d’élever ce qui pourrait sembler relever uniquement de l’anecdote historiographique du rock à la puissance d’un geste esthétique et artistique visant justement à prendre à revers et suspendre la prégnance conformiste des postulats de cette historiographie.

3 Ainsi dans un premier moment, le philosophe italien commence par poser – en reprenant une note de Roland Barthes – que « le contemporain est l’inactuel3 ». Or, « l’inactuel », « l’intempestif » pour le jeune Nietzsche de la Deuxième Considération auquel fait allusion Barthes, c’est avant tout un regard critique porté sur ce que l’on tient habituellement pour sacré ou noble à savoir la « culture historique » (appelée « historicisme » ou « historiographie » par Benjamin) et que Nietzsche interprète comme un « mal », une « infirmité » et un « vice4 » pour le développement vital de l’humanité.

4 En effet, comme le montre bien Agamben, être contemporain – du moins politiquement parlant – de son époque, cela suppose une sorte de mise en perspective, de distanciation, de déphasage ou de non-coïncidence avec cette époque où celle-ci nous apparaît dès lors pour ce qu’elle est, c’est-à-dire avec toute la distance critique que cet écart suppose. Comme l’écrit Agamben, la contemporanéité désigne « très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme5 ». Ce qui signifie réciproquement qu’une trop forte coïncidence, une adhésion monophasée, parfaitement synchrone à l’époque correspond en fait à une non-contemporanéité car ceux qui s’y adonnent – ceux que Benjamin nomme précisément les « vainqueurs », les « puissants6 » de l’Histoire – y sont aveuglés, « n’arrivent pas à voir l’époque » écrit Agamben, « ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle », totalement éblouis par les lumières de son actualité. On le voit bien ici, Agamben insiste sur une manière d’anachronisme qu’il faut entendre comme manque, absence au temps présent fondant paradoxalement la contemporanéité authentique d’un être, d’une chose ou d’un évènement à son époque. La question essentielle en esthétique consisterait alors non plus à déterminer en quoi un artiste, une œuvre sont représentatifs d’une époque mais bien plutôt en quoi ils ne le sont pas, ce qui en eux fait défaut vis-à-vis de l’époque, ce vent d’inactualité qui les traverse pour les propulser à l’avant-garde de l’époque, dans le contemporain, là ou art et prophétie se confondent.

5 Ainsi, les Young Gods reprenant leurs morceaux en acoustique, c’est a priori aussi inactuel, aussi improbable que n’importe quelle bizarrerie dont la pop’ regorge, sauf que ça possède cette qualité en plus, extrêmement rare, qui est d’être absolument nécessaire. Mais quelle peut-être la caractéristique d’un être, d’une chose ou d’un

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évènement contemporain de son époque qui en fonde le caractère d’absolue nécessité ? Agamben répond que cette caractéristique est celle par laquelle la chose adhère à l’ « essentielle hétérogénéité » du temps, à sa « discontinuité mettant en œuvre une relation particulière entre les temps » et faisant du point de « fracture » de cette discontinuité le « lieu d’un rendez-vous et d’une rencontre […] entre les générations7 ». Il ne fait aucun doute qu’Agamben fait ici allusion à la deuxième thèse Sur le concept d’histoire dans laquelle Benjamin confère une dimension théologique à cette « rencontre » lorsqu’il écrit : Il y a un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie nous-mêmes. Nous avons été attendus sur terre. Car il nous est dévolu à nous comme à chaque équipe humaine qui nous précéda, une parcelle du pouvoir messianique. Le passé la réclame, a droit sur elle.8

6 On reconnaît ici à mots couverts la catégorie centrale de la philosophie de l’histoire de Benjamin, celle de « Rettung », de sauvetage d’éléments opprimés dans l’histoire et oubliés par l’historiographie dominante qui attendent dès lors du geste « messianique » de citation de l’historien matérialiste une résurrection qui rende possible cette « mystérieuse rencontre entre les générations ». Or il nous apparaît nettement que l’idée de la possibilité d’un sauvetage évoquée par Benjamin et relayée par Agamben non seulement peut s’appliquer mais s’applique tout particulièrement à l’histoire de la pop’ qui, d’avantage peut-être encore qu’aucune autre, a elle aussi ses « vainqueurs » et ses « opprimés », son « historicisme » et son « historiographie » médiatique dominante, son idée de « progrès linéaire » des formes s’inscrivant dans un « temps homogène et vide » qui n’est autre que celui de la catastrophe conformiste de ses tendances prises dans le cycle infernal de la mode mais qui révèle aussi des gestes de citation messianiques capables d’en extirper les éléments les plus purs comme celui des Young Gods en acoustique et quelques autres encore.

7 Ainsi, ce qui fonde l’authentique contemporanéité des Young Gods au sens d’Agamben, c’est bien la nécessité dans laquelle ils se trouvent pris de répondre à l’appel de certaines générations défuntes ; par exemple lorsqu’ils jouent Alabama song celle à l’époque de Weimar des compositeurs allemands d’avant-garde qui engendra le Kurt Weill de l’Opéra de quat’ sous (Die Dreigroschenoper, 1928) ou encore celle bohème de la no-wave new-yorkaise à la fin des années 1970 qui, entre Soho et le Lower East Side, vit émerger en son sein d’étranges formations « no wave » commeDNA, Mars, James Chance & The Contortions ou encore Suicide dont les Young Gods reprennent dans une étonnante version folk psychédélique le titre électro lo-fi . Ainsi, il faut concevoir un tel geste de citation, bien connu sous le nom de « cover » ou « reprise » dans la pop’, comme un geste de sauvetage impliquant une idée du temps telle que comme l’écrit Mosès : […] “le rendez-vous secret entre les générations passées et la nôtre” […] renvoie à l’aspect le plus fondamental du “temps de l’aujourd’hui”, celui où le présent est vécu comme une réactualisation permanente du passé, comme la tentative toujours reprise de redonner vie à ce qui, autrefois, a été méconnu ou sacrifié.9

8 Et il faudrait ajouter à cette dimension d’exhumation de la Rettung résolument tournée contre l’oubli des éléments vaincus une autre dimension moins archéologique et qui serait d’avantage apparentée à une sauvegarde contre le conformisme (assimilé rien moins qu’à « l’antéchrist » chez Benjamin10) menaçant jusqu’aux tendances les plus avancées d’une époque. C’est en tout cas en ce sens qu’il faut comprendre tout le travail d’autocitation à l’œuvre dans la tournée acoustique des Young Gods reprenant leurs

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morceaux les plus massifs (Longue route, Our house, Gasoline man, Skinflowers, I’m the drug, Everythere…) dans d’étonnantes versions acoustiques aussi épurées que fantomatiques, telles des empreintes évanescentes de clichés sonores, des « négatifs » dans le dépouillement desquels résonne comme en creux peut-être moins leur puissance initiale que de leur aura ce qui avait dû être comme le dit Mosès « sacrifié » à l’époque, à la manière d’un visage qu’on aurait fait qu’entrapercevoir dans la lumière du jour et qu’on découvrirait métamorphosé dans la pénombre quelques temps après. Car ce qui peut-être menaçait ces morceaux, c’était la mode, soit une insertion conforme à l’historiographie pop’ dominante, une actualité, une coïncidence trop évidente avec l’époque qui aurait transformé les compositions électroniques du trio en morceaux de référence, « tubes » ou « standards » auxquels se serait référée chaque nouvelle formation œuvrant dans cette mouvance, se pétrifiant alors en un nouveau format, un nouveau genre, un nouveau conformisme, un nouvel « antéchrist ». Or en élaborant ces reprises folk psychédéliques, c’est comme si le trio suisse avait introduit un de ces éléments « inactuels » invoqué par Agamben afin de redéfinir la contemporanéité de leurs compositions, c’est-à-dire cette distance avec l’époque qui en dernière instance signifie aussi la plus grande connivence avec elle parce qu’elle en révèle la part d’inachèvement pour la soumettre au Jugement messianique des générations passées.

9 On nous opposera peut-être ici que la mode justement n’est rien d’autre qu’un immense système de citation interne et cyclique donnant au temps la consistance infernale de « l’éternel retour du même », pendant négatif benjaminien de « l’éternel retour » affirmatif nietzschéen, et qu’en ces conditions, la « citation » peut tout aussi bien jouer dans un sens conformiste « infernal » (ainsi dans le rock la « citation » sans cesse réitérée du rock des années 1960 ou dans la mode le retour systématique de ce qui se portait 20 ans auparavant). Mais il nous faut affirmer ici avec force qu’il ne suffit pas de « citer » pour pratiquer une ouverture messianique dans le présent, c’est-à-dire un « arrêt », un « blocage du temps11 » arraché au continuum de l’histoire car il est un type de citation qui appartiendra toujours au camp des vainqueurs : celui justement pratiqué par l’historiographie dominante et qui ne peut proposer autre chose qu’une image du passé conforme à l’ordre social dominant dans le présent où cette historiographie s’effectue.

10 Dans son article sur les représentations opposées chez Nietzsche et Benjamin de l’idée de « l’éternel retour », Mosès a bien vu combien chez Benjamin il y avait « deux formes opposées du nouveau, l’une authentique, l’autre qui n’est qu’un masque de la répétition de l’identique12 » définissant la temporalité « moderne » avec l’hyper-phénomène de la mode. De même chez Michael Löwy dans sa lecture de la thèse XIV « Sur le concept d’histoire » lorsque celui-ci écrit : Apparemment, elles [la mode et la révolution] ont la même démarche. […] Mais la temporalité de la mode est celle de l’enfer : tout en cultivant « l’absurde superstition du nouveau » (Paul Valéry), elle est la répétition éternelle du même, sans fin ni cassure. Elle sert donc de camouflage aux classes dominantes pour camoufler leur horreur de tout changement radical (Brecht). La révolution, au contraire, c’est l’interruption de l’éternel retour et l’avènement du changement le plus profond. Elle est un bond dialectique, hors du continuum, d’abord vers le passé et ensuite l’avenir. Le « saut du tigre dans le passé » consiste à sauver l’héritage des opprimés et s’en inspirer pour interrompre la catastrophe présente.13

11 Il y aurait donc bien deux types de citation, deux « sauts du tigre », deux gestes opposés de référence à l’histoire par lesquels un être, un groupe, une chose, un évènement

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prêtent serment d’allégeance ou bien à la tradition des vainqueurs (celle dont les louanges sont chantés par l’historiographie dominante), ou bien à celle des vaincus qui sans cesse menacée par l’oubli doit être perpétuellement réécrite par chaque nouvelle génération combattante prise dans l’immense processus de ruinification historique de l’humanité et de sa mémoire14.

12 C’est pourquoi tout geste de citation comme exhumation d’une tradition opprimée par le passé ou extirpation d’une tradition présente des sables mouvants du conformisme – tout geste véritablement « contemporain » selon Agamben – comporte selon ce dernier une forme de « neutralisation des lumières dont l’époque rayonne » car « contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps15 ». Il s’agirait pour l’artiste, le philosophe ou l’historien matérialiste (qui sont le même chez Benjamin) de s’approprier une part d’ombre, de négativité comme pendant affect-if de leur essentielle « inactualité » car ce qui menace, c’est bien l’ éblouissement du regard que chacun porte sur sa propre époque, ce sentiment d’évidence tyrannique que font naître les êtres, les évènements, les choses, scintillant sous les feux des sunlights de l’actualité présente, dans l’ « arène où commande la classe dominante16 », camouflant tous ceux et celles qui sont restés au dehors, dans l’ombre, invisibles et anonymes, virtuels, inachevés, vaincus.

13 Si, comme l’écrit Agamben, « tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité17 », c’est qu’il est toute une part d’actualité comme transparence du regard ébloui qu’une époque présente porte sur elle-même qui s’éprouve telle une blessure pour celui dont le regard se porte incrédule sur la grande marche des vainqueurs alors que dans sa mémoire (du fin fond des profondeurs obscures de l’inconscient) rejaillissent les noms de ceux dont l’historiographie dominante nie jusqu’à l’existence. En ce sens, Agamben ajoute que l’élément éthique propre au contemporain ne peut être que le « courage [auquel nous ajouterons l’humour désenchanté] parce que cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment18 ». On reconnaîtra ici à mots couverts la posture paradigmatique de l’esthétique benjaminienne (qui est aussi bien celle de l’Ange de l’histoire) selon laquelle la beauté ne saurait surgir qu’à partir d’une dramaturgie biblique de la Chute et de la perte irrémédiable comme fragment anamnestique, rappel, signe, rétrovertige désespéré vers une plénitude édénique perdue.

14 En ce sens, toute beauté nous renvoie en dernière instance à un geste proche d’un volte-face déchirant vers l’Origine, que cette origine soit théologique comme chez Benjamin ou phylo- et ontogénétique comme chez Nietzsche écrivant à propos de la musique qu’elle fait battre le cœur de l’espèce « selon un rythme oublié » et « ne commence à avoir un effet magique qu’à partir du moment où nous entendons parler en elle le langage de notre propre passé19 ».

15 Gardez les Esprits/Ghost Rider : lentement un chant s’élève qui n’est pas celui de la mélodie des notes, des instruments et des voix, ici épurés jusqu’à l’état gazeux, mais un chant faisant corps avec le silence, s’enroulant avec lui dans une étreinte d’outre- monde ; comme les vagues de l’océan la musique roule autour d’une éternité silencieuse inaccessible – ce pourquoi leur volupté nous déchire. Ça commence par quelques craquements organiques puis très vite une boucle de trois notes de guitare descendant sur la gamme – do la# sol –, enregistrées, reproduites et enchaînées presto sans variation, comme un motif de papier peint, invariable, sériel, hypnotique : Franz et Al

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ont les yeux fermés, le premier au chant pinçant des cordes, le second tapotant un rythme du bout des doigts sur le caisson de sa guitare retournée sur les genoux, des lampes de chevet diffusant une lumière veloutée à leur côté ; guirlandes, étoiles, figures de divinités peintes sur des étoffes, lueurs fixes propices à la concentration, au voyage intérieur ; scénographie de type « rock de chambre », ondulation des corps qui se frôlent dans le noir. Puis Bernard aux percussions, debout, frappant avec un long marteau de bois quelque chose produisant un son clair et mat, « tac/tac tac tac tac », « 1/2 1 2 3 », une nouvelle boucle s’enroulant en hélice comme autour d’un brin d’ADN avec la première, s’enroulant et s’élevant, appelant comme le chant de Franz affleurant sous forme d’incantations :

Gardez les esprits Gardez les esprits On dit qu’il faut… Garder les esprits

16 Muezzin cyber-folk, voix qui appelle dans des limbes de reverb peuplées de spectres écholaliques, voix venue d’ailleurs, comme une mélopée, un vortex de couleurs et de sons creusant dans la nuit, cherchant à s’élever encore ; puis c’est au tour de Vincent d’ajouter des touches de guitare plus froides, avec une attaque très lente et beaucoup de delay, se mettant à tourner lui aussi, à tourner autour de ce qui déjà tournait précédemment, mouvement circulaire, elliptique, circonvolutions glaciales indispensables à l’élévation de la température de l’ensemble ; tout le monde ferme les yeux, tout le monde sait à présent ce qu’est l’éblouissement et ce qui peut apparaître lorsque derrière le voile des paupières tombe la nuit en plein jour. Puis à la faveur d’une accalmie, sans transition, à la manière d’un fondu enchaîné dans le cinéma, Gardez les esprits cède ses boucles rythmiques à la reprise de Suicide émergeant tel un spectre hypnotique du morceau des Young Gods…

Ghost Rider motorcycle hero Bebebebebebebe he’s lokkin’ so cute Sneakin’ round round round in a blue jumpsuit Ghost Rider motorcycle hero Bebebebebebebe he’s a-blazin’ away Packin’ stars stars stars in the universe Ghost Rider motorcycle hero Bebebebebebebe he’ a screamin’ the truth America America is killin’ its youth Bebebebebebe he’s a screamin’ away America america is killin’ its youth America america is killin’ its youth Ghost rider Ghost rider

17 On ne s’étonnera pas que Franz précise à un autre moment du concert à propos du morceau Speak low qu’il « est de Kurt Weill, compagnon de Brecht » ; la bande suisse ne peut pas ne pas connaître la fameuse théorie de la distanciation du dramaturge marxiste. Les paroles mêmes de Suicide avec leur lot de références à la sous-culture consumériste américaine (le héros solitaire, la bécane, les fringues, la liberté sous le ciel peint comme une bannière étoilée, etc.) tranchent si profondément avec la voix chaude et réverbérante, shamanique, toute en transcendance et appelant à la communion avec le monde des esprits que cette distance (cette « inactualité du contemporain » comme

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dit Agamben)devient le thème du morceau ou plutôt de sa reprise. De la même manière, lorsque les Young Gods chantent en riant « All electric now All electric » en jouant assis de la folk et de l’harmonica comme un vieux blue-grass band ou lorsque Franz joue du ukulélé branché sur une pédale de distorsion ou produit un chant saturé à l’aide d’un porte-voix type « Fisher price » ou bien encore lorsque le percussionniste sur la reprise de Ghost Rider,plutôt que d’utiliser un sample ou un séquenceur pour reproduire l’espèce de riff lo-fi invariable et synthétique de Suicide, préfère utiliser un cordon jack relié sur un ampli avec lequel il produit des interférences en appuyant en rythme son pouce dessus (et cela le pouce en l’air, de manière évidente, visible, signifiante), il faut considérer qu’ils disent quelque chose ou plutôt jouent de manière prémédité à quelque chose et qui n’est pas uniquement des instruments de musique.

18 Alors à quoi ou de quoi jouent-ils ? Comme l’indique la thèse essentielle de l’essai sur L’œuvre d’art de Benjamin, la réponse est technologique : les Young Gods jouent et se jouent d’un dispositif ; celui de l’électrification, de l’amplification et de l’enregistrement du son. En un geste paradoxalement très proche de celui d’un Bob Dylan qui en 1965 fit scandale en « branchant » pour la première fois ses instruments au festival folk de Newport, les Young Gods débranchent les leurs et sèment le trouble par une scénographie beaucoup moins sage qu’elle n’y parait dans l’usage conforme du dispositif d’amplification des concerts de rock actuels ; une musique folk est produite avec des machines et des méthodes d’empilage de boucles qui sont celles de la techno ; les guitares retrouvent les accents de nos premières boîtes à musique alors que des instruments d’enfants se mettent à sonner comme des tronçonneuses ; on joue des instruments comme on joue de l’amplificateur, du microphone ou du sampler et la voix de Franz entonne les louanges d’un super héro à moto comme un sorcier indien implorerait l’Esprit de la pluie de se manifester ; nos icônes rock sont assises en chaussettes face à nous et leur musique si douce que nous n’avions pas vue venir ne tarde pas à bientôt saturer tout l’espace dans un brouillard sonore (ô la pétrifiante Gorgone noise contemporaine…) venant dissoudre toutes les catégories que nous avions échafaudées sur ce que nous pensions être de la musique douce et de la musique dure, de la musique enregistrée et de la musique live, de la musique profane et de la musique sacrée, et même de la musique que nous aimions et de la musique que nous n’aimions pas.

19 En un sens pour reprendre la belle formule d’Agamben, les Young Gods « profanent le dispositif20 » d’amplification, d’enregistrement et scénographique actuellement en vigueur dans le rock et dont il faut considérer qu’il existe un usage conforme (à l’historiographie rock dominante) que le geste des Young Gods vient délibérément prendre à revers en renouant une alliance secrète avec les générations passées de tous ceux qui ont cherché à s’émanciper des dispositifs plutôt que de les alimenter. Comme l’écrit Agamben, « profaner signifie : libérer la possibilité d’une forme particulière de négligence qui ignore la séparation ou, plutôt, qui en fait un usage particulier21 » et encore « restituer à l’usage commun ce qui [dans les dispositifs] a été saisi et séparé en eux22 ». Ainsi lorsque les Young Gods réactualisent l’esthétique brechtienne de la distanciation en performant une scénographie intimiste en rupture avec l’usage dominant du dispositif d’amplification et de reproduction propre au concert rock actuel, il faut considérer qu’ils prennent leur distance, qu’ils se séparent de ce qui dans le dispositif dont ils ont été échu appartient à l’univers de la séparation en imposant certaines images, certains usages mais aussi certaines formes de réception conformes à la

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reproduction indéfinie du dispositif dans l’Histoire. De ce fait même qu’ils se séparent en quelque sorte d’une certaine actualité dans l’usage « négligeant » qu’ils font du dispositif rock, ils deviennent dès lors « inactuels » au sens de Barthes, c’est-à-dire prêts à renouer des alliances avec certaines générations de l’Ombre, redonnant au temps cette courbure sacrée par laquelle les expériences opprimées du passé acquièrent comme une faculté d’exigence quant à la « faible force messianique23 » dévolue à chaque nouvelle génération faisant l’expérience de la profanation d’un dispositif comme celle des Young Gods.

20 Dans le cadre plus général d’une réflexion sur les appareils, l’hypothèse serait la suivante : dans la pop’, il n’y aurait constitution d’un véritable « appareil » – c’est-à- dire d’un ensemble technico-esthétique capable de faire époque en en appariant les éléments comme le musée ou le cinéma24 – qu’à partir du moment où l’inscription dans le dispositif de composition, d’enregistrement, d’amplification ou scénographique normalisés dans les différentes mouvances musicales ne s’effectuerait que sur le mode critique d’une profanation, d’un déphasage, d’un décodage, d’un « désenchantement » ne pouvant s’actualiser qu’à partir d’une praxis rédemptrice à rebours de tous les usages conformes – rédemptrice car seule capable de ruiner le strass des icônes paradant au sommet des dispositifs pop’, retournant et dénudant leur aura jusqu’à la racine de leur apparat, de leur apparition, c’est-à-dire littéralement jusqu’à ce qu’elles dis-paraissent, ocellées de noir dans un brouillard de formes désassujettissant notre perception de l’innervation propre à la prédation du Pouvoir, nous éblouissant de ténèbres jusqu’à ce qu’enfin les figures opprimées du passé ressurgissent comme traces du Sacré revenues pour hanter et faire valoir leur exigence messianique aux vivants tel des fantômes émergeant des brumes de l’Insane – Ghost Rider.

NOTES

1. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, (Che cos’è il contemporaneo ? [2008], trad. de Maxime Rovere), éd. Payot & rivages, coll. Petite Bibliothèque, Paris, 2008. 2. Knock on Wood est le titre d’une chanson d’Eddy Floyd de 1965 repris dans une version disco en 1979 par Amii Stewart qui devint alors un « tube » planétaire. De l’aveu même du chanteur Franz Treichler, l’idée de travailler à des reprises acoustiques ou « unplugged », c’est-à-dire avec des instruments en bois, de morceaux essentiellement et initialement composés et interprétés avec des instruments électroniques (samplers, sequencers, synthétiseurs, expandeurs, laptops, pédales multi-effets,etc.) n’est pas uniquement de leur fait (quelques morceaux acoustiques faisaient partie du répertoire et une panne de sampler leur avait une fois imposé de poursuivre un concert avec des guitares sèches) mais aussi de celle de quelques journalistes d’un magazine culturel zurichois ( ?) qui voulaient consacrer leur premier numéro au groupe et la leur avaient soumise (Cf. Olivier Drago, « Interview des Young Gods » in Noise,Rock culture magazine, mensuel n° 1, éd. Travel Media, 2007, p. 15 et cf. aussi le disque The Young gods, Knock on wood (2008), PIAS rec. 3. Ibid., p. 8.

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4. Friedrich Nietzsche, Deuxième considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire du point de vue de la vie, (Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben [1874], trad. de Henri Albert), éd. Mille et une nuits, 2000, p. 8. 5. Ibid., p. 11. 6. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [1940], in Écrits français, éd. Gallimard, Paris, 1991, p. 434/435. 7. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 37-38. 8. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 433/434. 9. Stéphane Moses, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem [1992], éd. Gallimard, coll. Folio/Essais, Paris, 2006, p. 254. 10. Rappelons en effet que Benjamin dans les ultimes thèses Sur le concept d’histoire n’hésite pas à conférer au “conformisme” d’une époque un statut proprement théologique en l’assimilant à l’“antéchrist”, toute tentative d’échapper à ce conformisme se voyant en retour élevée à la puissance d’un “messianisme rédempteur”. Cf. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 436. 11. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [1940], in Œuvres III, éd. Gallimard, Paris, 2000, p. 440. 12. Stéphane Moses, « Benjamin, Nietzsche et l’idée de l’éternel retour » inrevue Europe, « Walter Benjamin », n° 804, Paris, avril 1996, p. 156. 13. Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses sur le concept d’histoire [2001], éd. PUF, coll. Pratiques théoriques, Paris, 2007, p. 102/103. 14. On rappellera ici le pessimisme essentiel de la philosophie de l’histoire de Benjamin, bien sûr dans la dernière période avec la figure de l’Ange qui assiste impuissant à « l’amoncellement des ruines à ses pieds » provoqué par la « tempête du progrès » de la IXe thèse mais aussi dès L’origine du drame baroque allemand avec la représentation allégorique de l’histoire comme « visage douloureux », « paysage primitif pétrifié » et même « tête de mort ». Cf. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand [1928], éd. Flammarion, coll. Champs, Paris, 1985, p. 178/179. 15. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 21/22. 16. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » in Œuvres III, op. cit., p. 439. 17. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 19. 18. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 24/25. 19. Frederic Nietzsche, Humain, trop humain [1878], éd. Librairie générale française, coll. Le Livre de Poche / Classiques de la philosophie, 1995, p. 148 et Le Voyageur et son ombre [1879] in ibid., p. 607. 20. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, (Che cos’è un dispositivo? [2006], trad. de Martin Rueff), éd. Payot & rivages, coll. Petite Bibliothèque, Paris, 2007, p. 50. 21. Giorgio Agamben, Profanations, (Profanazioni ? [2005], trad. de Martin Rueff), éd. Payot & rivages, coll. Petite Bibliothèque, Paris, 2006, p. 98. 22. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 50. 23. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » in Œuvres III, op. cit., p. 429. 24. cf. Jean-Louis Déotte, Qu’est-ce qu’un appareil ? Benjamin, Lyotard, Rancière, éd. L’Harmattan, coll. Esthétiques, Paris, 2007. Par exemple lorsqu’il est noté que « la recherche [sur les appareils] devrait se porter vers ces moments de conjonction réguliers entre le comparaître et l’appréhension » (p. 115). Ainsi dans la pop’ tout l’enjeu serait de parvenir à une comparution de l’inouï (par déphasage) tout en restant l’objet d’une appréhension possible, étant entendu que la conjonction entre l’un et l’autre n’est envisageable qu’à partir de la technicité immanente de l’appareillage pop’, à savoir la centralité de l’enregistrement qui en est la racine.

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RÉSUMÉS

Agamben a montré qu’on ne pouvait saisir la véritable contemporanéité d’un être, d’un évènement, d’une chose en dehors d’une certaine forme paradoxale d’ « inactualité » par où ceux-ci apparaissent comme déphasés par rapport à l’époque et que c’est dans ce déphasage même qu’un regard véritablement contemporain aiguise son acuité. Par le geste de citation s’enracinant dans l’élément d’inactualité propre au contemporain, certaines expériences passées oubliées ou déchues dans l’enfer du conformisme (la mode) conquièrent une faculté d’exigence quant à la « faible force messianique » dévolue à chaque nouvelle génération combattante qui les cite [Benjamin] ; ainsi être contemporain de son époque, c’est interrompre le cours historique et linéaire de celle-ci pour se plonger dans l’essentielle « interpolation d’un présent » capable de renouer des alliances secrètes avec des figures vaincues, oubliées ou dévoyées de l’historiographie dominante. Nous faisons ici l’hypothèse que le concept de contemporain tel que façonné par Agamben à l’aune de la philosophie de l’histoire benjaminienne constitue une clé herméneutique de premier ordre pour appréhender les gestes les plus radicaux des tendances avancées travaillant souterrainement les industries culturelles comme la pop’ music (ainsi par exemple de la récente tournée acoustique du groupe suisse les Young Gods).

INDEX

Mots-clés : citation, contemporain, sauvetage, Young Gods, Agamben

AUTEUR

SÉBASTIEN THIBAULT doctorant/chercheur en philosophie esthétique à Paris 8

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Le cinéma, de Walter Benjamin à Pier Paolo Pasolini

Alain Naze

1 Une mise en écho des œuvres et démarches respectives de Benjamin et de Pasolini peut trouver son point de départ du côté d’une certaine pensée de l’histoire, qui, tout en n’étant pas romantique, fait du passé « ce qui peut sauver la révolution », selon la belle formule pasolinienne concluant le film La rabbia ; on pourrait évoquer alors, dans cette direction, le marxisme si peu orthodoxe de l’un et de l’autre ; mais le parallèle pourrait tout autant s’esquisser à partir de la conception du langage que tous deux développent, conception intempestive dans les deux cas, pour l’accent qu’elle fait porter sur la question de l’origine du langage, là où la science linguistique du XXe siècle avait pourtant frappé d’interdit ce type de questionnement, pour la dimension métaphysique dont elle serait porteuse ; et alors on pourrait évoquer les accents prophétiques qu’a pu emprunter la parole de l’un ou de l’autre – et la liste de telles correspondances entre Benjamin et Pasolini pourrait être aisément poursuivie, faisant apparaître ainsi une résonance, significative en elle-même. Mais ici, c’est autour de la question du cinéma que la mise en relation des deux œuvres va plus spécifiquement nous intéresser, du moins à travers quelques-uns de ses aspects. Bien sûr, l’interrogation de Benjamin relative à la question du cinéma reconduit à toute sa réflexion sur l’œuvre d’art. Rappelons-nous qu’en ce qui concerne la photographie, il se demandait moins s’il s’agissait encore d’œuvre d’art, qu’il ne s’interrogeait sur les effets que l’apparition de la photo avait pu avoir sur l’art lui-même – et cette remarque peut évidemment être reportée, à l’identique, dans le champ de l’apparition du cinéma. Mais ici, donc, en restreignant le champ de la question, on va s’interroger sur un certain rapport que le cinéma entretiendrait, du moins selon l’optique de nos deux auteurs, entre la narration et le choc. Il ne s’agit bien évidemment pas de faire du cinéma l’appareil par excellence de la narration, mais seulement d’envisager le fait que, si une dimension narrative est nécessairement présente dans tout film (ce que soutient Pasolini, on le verra), la spécificité du cinéma, dans le cadre d’une narrativité peut-être indépassable, pourrait bien consister en la provocation d’un certain type de choc, ou de télescopage qui, par la rupture ainsi introduite dans un continuum temporel, ne serait pas sans rapport avec

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cet « arrêt dialectique » que Benjamin désigne comme constitutif de « l’image dialectique », pensée comme un certain rapport entre « l’Autrefois » et le « Maintenant ».

2 Si la question de la narration paraît centrale dans le rapport au cinéma qu’entretiennent Benjamin et Pasolini, c’est essentiellement en ce que le cinéma, forme artistique moderne par excellence, semble susceptible de prendre le relais des formes traditionnelles de narration. Par conséquent, il ne s’agit pas là du tout d’envisager un cinéma qui aurait à se plier, par exemple, aux conditions d’énonciation narrative propres à la littérature, mais de considérer que si la narration survit dans le cinéma, alors se trouve ainsi dessinés les contours d’une manière spécifiquement moderne de raconter. Là encore : au lieu de nous demander si le cinéma relève bien de l’ordre de la narration, demandons-nous plutôt comment le cinéma transforme la narration. D’ailleurs, l’ultime livre de Pasolini (Pétrole), qu’il présente essentiellement comme une « forme », emprunte fréquemment les voies d’une écriture de type cinématographique, ce qui montre bien que si le cinéma a partie liée à la narration, cela ne signifie pas nécessairement qu’il doive obéir aux exigences hétéronomes de la littérature, puisqu’il serait lui-même capable d’influer sur les formes littéraires de la narration.

3 On sait que Benjamin s’est particulièrement intéressé aux formes traditionnelles de l’art de raconter, et le lien qu’il établit entre la narration et les formes sociales montre bien que l’univers en lequel elle restait possible ayant disparu, si quelque chose comme de la narration subsiste, ce ne peut être que sous des modalités très différentes. Leskov tracerait ainsi la figure du dernier narrateur traditionnel, celle d’un monde disparaissant, mais on se tromperait en concluant pour autant à la mort de la narration, Benjamin soutenant bien plutôt que « [l]a narration, elle, demeurera. Mais pas sous sa forme “éternelle”, dans sa chaleur familière et souveraine ; plutôt sous des formes inédites, audacieuses, desquelles nous ne savons encore rien »1. Si, de cette façon, le lien n’est pas positivement établi entre cinéma et narration, la prudence de Benjamin rend au moins son propos accueillant à l’idée selon laquelle le cinéma constituerait peut-être une des sources inédites de formes non traditionnelles de narration. L’attrait de Benjamin pour Eisenstein et peut-être surtout, même s’il ne paraît jamais l’évoquer directement, pour Vertov, semble pourtant nous orienter vers un cinéma de montage avant tout, c’est-à-dire pas directement narratif, et même, dans le cas de Vertov, résolument opposé à un cinéma de récit. Cette contradiction semble susceptible d’être dépassée, si l’on s’appuie sur l’idée pasolinienne selon laquelle il n’y a pas de cinéma qui ne soit narratif, au moins malgré lui. Pasolini dit en effet continuer à « croire au cinéma qui raconte », jugeant qu’un film ne peut pas ne pas raconter quelque chose : face aux tentatives de nombreux réalisateurs cherchant à obtenir que « même au cinéma “il ne se passe rien” »2, s’alignant en cela « sur le nouveau roman » et sur certaines avant-gardes qui parlent d’ « anti-roman », Pasolini, lui, déclare ne pas y croire, « parce que toute forme d’art ne fait qu’évoquer la réalité, et rien d’autre, et dans la réalité il se passe toujours quelque chose, comme le temps passe, ou du moins donne-t-il l’impression de passer : et ceci est l’illusion de notre vie »3. La question qui se pose ici est de chercher à comprendre comment Pasolini en arrive à cette conclusion, c’est-à-dire à l’idée d’une impossibilité d’un cinéma non narratif, tout en opposant un « cinéma de prose » à un « cinéma de poésie ».

4 En fait, il faut bien saisir que par l’expression de « cinéma de poésie », il ne désignait qu’une « notion abstraite », et ne cherchait à définir par là ni « la forme principale du

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cinéma moderne », ni celle qu’il aurait lui-même adoptée, puisque tout au contraire, il visait ainsi à cerner une notion « valable pour tous les temps », et qui aurait même dominé avec « le cinéma des origines »4. Par conséquent, lorsqu’il parlait de « cinéma de poésie », loin de considérer qu’il désignait ainsi un cinéma absolument non narratif, Pasolini visait d’abord des films relevant d’une « poésie narrative », à l’image de cet Homme d’Aran, de Robert Flaherty, à propos duquel il écrit qu’on se trouve ici face à « une idée du montage assujetti à une technique narrative du cinéma de poésie »5. Et en effet, si le personnage central du film est sans doute l’île irlandaise elle-même et la population qui l’habite, précisément contre vents et marées – et cela pourrait en effet nous conduire vers un cinéma non narratif, consistant seulement à enregistrer ce qui est, à la manière de Vertov éventuellement – il n’en reste pas moins (et ce fut d’ailleurs l’objet des critiques de la part des tenants du documentaire au sens strict) que le film de Flaherty est monté de façon à faire apparaître comme une épopée les activités de travail qui conditionnent la survie sur ces rochers désertiques – qu’on pense seulement au caractère haletant des scènes relatives à la pêche au requin-pèlerin, lors desquelles naît une inquiétude pour les personnages eux-mêmes (à l’unisson de Michaël et sa mère), et plus largement pour l’issue de l’épisode. Autrement dit, si le cinéma de poésie se distingue bien d’un cinéma de narration, « [l]a différence ressorti[r]ait à la technique : plutôt que la technique narrative du roman, de Flaubert ou de Joyce, la technique narrative de la poésie »6, et c’est en cela que la sorte de poème épique de Flaherty peut être rejoint dans son genre par « les histoires parisiennes d’intérieurs, chambres à coucher ou bars, de Godard, [qui] sont montées avec une technique narrative typique de la poésie »7. Il existe donc bien une certaine porosité entre les deux formes typiques de cinéma répertoriées par Pasolini, et cette remarque est utile pour saisir les passerelles entre « pseudo-récit » des films relevant d’un cinéma de poésie, et « poésie interne » propre à certains films narratifs, ni l’un ni l’autre ne relevant, en tout cas, d’un « cinéma de poésie non narrative », c’est-à-dire de « poésie- poésie »8.

5 Pour définir de la manière la plus simple possible le « cinéma de poésie », Pasolini propose de reprendre la formule que les spécialistes utilisent : « Faire sentir la caméra » ; les films relevant d’un cinéma de poésie prendrait donc le contre-pied de la formule valant pour les « cinéastes sages », jusqu’au début des années soixante : « Ne pas faire sentir la caméra »9. Dans ces conditions, Pasolini se doit de reconnaître que s’il y avait une poésie propre aux « grands poèmes cinématographiques, de Charlot à Mizoguchi et à Bergman »10 (et qu’on retrouverait, à sa manière, dans L’homme d’Aran), du moins n’obéissait-elle pas aux canons définissant le cinéma de poésie – on n’y sentait pas la caméra. C’est donc bien que la poésie de ces films se situait « ailleurs que dans le langage en tant que technique du langage », autrement dit, qu’elle n’en passait pas par l’adoption d’un « langage spécifiquement poétique », et que par conséquent, « ce n’étaient pas des poèmes, mais des récits : le cinéma classique a été et reste narratif : sa langue est celle de la prose » ; on se trouverait donc face à une poésie « interne », à l’image de celle qui traverserait « les récits de Tchekhov ou de Melville » 11. Pasolini réservera donc le terme de « pseudo-récit » aux films relevant du cinéma de poésie : « [l]a formation d’une “langue de la poésie cinématographique” implique donc la possibilité de faire, au contraire [au contraire des récits propres au cinéma classique], des pseudo-récits, écrits dans la langue de la poésie : la possibilité d’une prose d’art, d’une série de pages lyriques, dont la subjectivité est assurée par l’usage, servant de prétexte, de la “subjective indirecte libre” ; et dont le véritable protagoniste

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est le style »12. Ainsi, s’il n’y a pas de cinéma non narratif, ce qui explique que Pasolini parle de « pseudo-récits » pour les films relevant d’un « cinéma de poésie », c’est d’abord parce qu’il n’y a pas de cinéma usant d’une langue lyrique. Mais si l’impossibilité, au moins actuelle, d’une poésie non narrative au cinéma implique que le cinéma de poésie relève de la prose (poétique), on peut dire aussi, en sens inverse, qu’il existe également une poésie « interne » propre au cinéma de prose, ou peut-être plutôt qu’il existait une telle poésie interne – le passage à l’imparfait se justifiant par le fait que Pasolini décrive ces récits à partir de conditions de possibilité qui ne semblent plus à notre portée : « [l]e fait que l’on n’y sentît pas la caméra signifiait que la langue adhérait aux significations, en se mettant à leur service : elle était transparente jusqu’à la perfection : elle ne se superposait pas aux faits, en les violentant à travers les folles déterminations sémantiques que l’on doit à sa présence comme conscience technico- stylistique continue »13. Pour comprendre ces mots de Pasolini, il ne faut pas oublier que pour lui, le cinéma est expression de la réalité par la réalité, et que dans ces conditions, les modifications de la réalité elle-même (c’est-à-dire tout autant des ressources du langage cinématographique) rejaillissent sur les possibilités d’expression propres au cinéma. Semblerait ainsi révolue l’époque d’une certaine transparence de la langue utilisée, où il était encore possible de filmer sans faire se déplacer la caméra, tout en obtenant des effets remarquables (Pasolini évoque ici Les lumières de la ville, à travers « le comique stupéfiant du ballet de Charlot », boxant face à un champion beaucoup plus fort que lui, comique obtenu à partir d’une caméra restant immobile, prenant « un plan d’ensemble quelconque »14). Par ce biais, on retrouve, cette fois dans le cadre du cinéma, une remarque de Benjamin relative à la littérature, plus précisément à l’impossibilité moderne de raconter selon les canons de la narration traditionnelle : « […] s’il n’y a plus de bonnes histoires à écouter, c’est aussi que les choses ne durent plus de la bonne manière »15. Ainsi, le cinéma connaîtrait peut-être, en accéléré, une évolution qui ne serait pas sans rapport avec la littérature : tout comme il n’est plus possible aujourd’hui d’écrire, simplement : « La marquise sortit à cinq heures », la transparence du narrateur ayant vécu, de même, le cinéaste ne pourrait plus filmer en toute transparence la marquise, sortant en effet à cinq heures. Car ces évolutions, en apparence essentiellement stylistiques, signifieraient d’abord une transformation de la réalité elle-même : de la même manière que Benjamin indique bien que les grandes figures (nomades et sédentaires) de la narration ont disparu avec l’avènement du monde moderne, et du roman bourgeois, Pasolini indique pour sa part que le caractère expressif de la réalité tendant à se dissoudre (dans le cadre d’une réalité devenue technique, pour les objets, et, plus tard, sous les coups de « l’homologation consumériste » pour les corps, les voix, etc.), il est devenu impossible de réaliser des poèmes cinématographiques à la manière de Bergman, Dreyer, ou Mizoguchi, qui supposaient le caractère « poétisable » de la réalité. Pasolini, à cet égard, écrit : « […] il y a quelque chose dans la vie moderne qui n’est plus poétisable […] [o]u qui n’est poétisable qu’une seule fois », à l’image de l’usine filmée dans Les temps modernes, vis-à- vis de laquelle Charlot pouvait rester « expressif », en se détachant sur le fond de fonctionnalité propre à la technique – alors qu’aujourd’hui, selon les mots mêmes de Pasolini, « la vie à l’usine tend à s’imposer comme modèle fondamental et même unique de toute la vie », ce qui implique que le personnage de Charlot serait à présent intégré à la réalité elle-même, laquelle ne serait plus capable de sécréter quoi que ce soit échappant à la fonctionnalité, et donc surtout pas un équivalent de Charlot, ce personnage qui était « tout expressivité »16. Soit, donc, la réalité n’est plus poétisable,

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soit elle ne l’est qu’une seule fois. Par conséquent, le cinéma lui-même participerait à cette technicisation par laquelle la réalité ne pourrait plus faire l’objet d’un poème cinématographique : la réalité ayant elle-même intégré les films réalisés (au sens où ces films font partie de cette réalité, et conditionnent en partie la manière dont on la perçoit), c’est à un appareillage redoublé de la réalité auquel on assiste ici (comme l’appareil narratif spécifiquement littéraire avait constitué un appareillage antérieur), et c’est donc à un retour de la médiation qu’on doit conclure (là où Pasolini visait, par le recours au cinéma, à supprimer une médiation entre lui et la réalité), dans le sens où un signe cinématographique peut désormais renvoyer aussi à un autre signe cinématographique – ainsi, les films à la poésie « interne » dont parle Pasolini auraient connu une situation idyllique, qui aurait proprement été celle de la mise en place de l’appareillage cinématographique appliqué à une réalité qui en était encore vierge. C’est donc cette intégration de la technique cinématographique à la réalité que Pasolini veut rendre visible, afin de déjouer les mystifications de la technique : « Les techniques audio-visuelles constituent désormais une grande part de notre monde, c’est-à-dire du monde du néo-capitalisme technique qui avance, et qui tend justement à rendre ses techniques a-idéologiques et ontologiques ; à les rendre tacites et absolues ; à en faire des habitudes ; à en faire des formes religieuses. Nous sommes des humanistes laïques, ou au moins des platoniciens non misologues : c’est pourquoi nous devons nous battre pour démystifier l’ “innocence de la technique”, jusqu’au bout »17. On retrouve ici une préoccupation qui sera aussi celle de Benjamin, à travers son opposition entre une « première technique » (visant essentiellement à une maîtrise des forces naturelles) et une « seconde technique » (envisagée comme plus émancipatrice, précisément en sa tendance à s’écarter d’une forme d’imitation de la nature), englobant bien évidemment le cinéma ; Benjamin s’interroge en effet sur les capacités effectivement émancipatrices de cette seconde technique : « En face de cette seconde nature, l’homme, qui l’inventa mais qui, depuis longtemps, n’en est plus le maître, a besoin d’un apprentissage analogue à celui dont il avait besoin en face de la première nature. Une fois de plus, l’art est au service de cet apprentissage. Et notamment le cinéma. […] Faire de l’immense appareillage technique de notre époque l’objet de l’innervation humaine, telle est la tâche historique au service de laquelle le cinéma trouve son sens véritable » 18. On sait que Benjamin définit cette tâche libératrice propre au cinéma comme le renversement de la testabilité (passive) en maîtrise (active), autrement dit, un renversement du sens de la caméra qui, d’appareil d’enregistrement devient ce qui rend le test lui-même exposable – loin de tout pas en arrière, l’émancipation se gagnerait donc à l’intérieur même de la seconde technique. C’est précisément en ce sens que Pasolini, tout en s’interrogeant à voix haute (« Devrai-je rendre compte, dans la vallée de Josaphat, de la faiblesse de ma conscience face aux séductions, qui s’identifient, de la technique et du mythe ? »19), poursuivra jusqu’à sa mort ses expérimentations au sein du médium cinématographique, tout en continuant à l’interroger – mais de l’intérieur – quant à sa capacité politique de résistance.

6 L’ultime film de Pasolini, Salo ou les cent vingt journées de Sodome, constitue, par excellence, un film sur la capacité du cinéma à demeurer un moyen politique efficace, malgré (et du sein même de) son autoréférentialité, ici pleinement assumée. La proximité avec Benjamin se révèle encore ici, en ce que le questionnement de Salo, au fond, consiste à rechercher la brèche susceptible de briser la temporalité homogène du présent, d’interrompre la continuité du temps de la catastrophe ; et si cette proximité

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est encore celle qui les relie au cinéma en tant que tel, c’est que la réponse de Pasolini sera de part en part cinématographique.

7 Dans Pétrole, Pasolini utilise une métaphore du cinéma, à travers l’idée du personnage central du « roman », Carlo, en caméraman, dont les visions (dans le viseur de l’objectif) sont expliquées et commentées par trois petits dieux présentés comme l’élément rationnel du dispositif. Par là, Pasolini illustre son idée selon laquelle, quelle que soit la visée du réalisateur, en termes de signification, les images d’un film débordent toujours cette intention volontariste et consciente, en ce que c’est la réalité elle-même qui se présente au spectateur, avec son poids de simple présence, malgré tout, brute : les éléments d’un film provenant de la réalité elle-même, « les images sont toujours concrètes, jamais abstraites », et donc, si le cinéma peut atteindre le stade de la « parabole », à aucun moment il ne peut se faire « expression conceptuelle directe », la « matérialité onirique » de ses images s’y opposant formellement20 – irrationalité cinématographique que le dispositif de Pétrole souligne, tout en y apportant un remède, mais spécifiquement littéraire. En revanche, la faille dans la manière de filmer, que le roman évoque, trouve, elle, un prolongement cinématographique dans l’œuvre de Pasolini. C’est le passage de Pétrole en lequel Carlo, filmant la réalité d’une Italie de l’époque succédant à ce que Pasolini appelle le « génocide culturel », va se trouver face à un « déphasage », une sorte d’erreur technique, qui aura pour effet de substituer à la hideuse réalité contemporaine (constituée d’ « immeubles neufs ») un monde immémorial, à travers « des masures et les piliers d’un Aqueduc » de « ce qui fut autrefois une grande métropole plébéienne »21. Cinématographiquement, cette erreur technique prendra la forme d’une manière de filmer contrevenant parfaitement aux règles de la narration, lorsque, en particulier dans Les mille et une nuits, on se trouve face à des figurants du Tiers Monde qui fixent du regard la caméra. Un anachronisme comparable à celui qu’évoque le roman se produit alors, les corps plébéiens crevant ainsi littéralement l’écran (du moderne cinéma), en opérant une rupture dans la continuité temporelle de la narration, enrayant le récit par la fixation ainsi effectuée. On se trouve ici face à un équivalent cinématographique de ce que Benjamin appelle « image dialectique », c’est-à-dire, en l’occurrence, face à un télescopage entre la modernité du médium cinématographique et « l’Autrefois » propre à des corps sans âge, rencontre susceptible de faire briller, un instant, une réalité disparue, précisément à la faveur de « l’arrêt dialectique » ainsi opéré. L’homogénéité du présent a donc su être percée par le surgissement d’une extériorité. C’est, dans une certaine mesure, le même problème qui se pose dans Salo ou les 120 journées de Sodome, à ceci près qu’à la différence des films de la Trilogie de la vie, Pasolini a renoncé à chercher des corps plébéiens susceptibles de briser la triste répétition des corps soumis à l’homologation consumériste, par où la sortie hors du dispositif carcéral de Salo devra nécessairement emprunter d’autres voies.

8 De ce dernier film de Pasolini, on peut dire qu’il constitue une réflexion théorique en acte sur le cinéma, en ce qu’il pose la question de la place du spectateur comme voyeur (à la fois parce que nous regardons des actes de torture, des crimes, sans nous y opposer, et également parce que le film lui-même représente aussi les bourreaux qui, tour à tour, seront les spectateurs jouissant des crimes qui se commettent dans la cour), mais aussi celle de la complicité du réalisateur avec ce qu’il montre, quelles que puissent être ses intentions de dénonciation (le poids de réalité des images qu’on évoquait tout à l’heure, s’imposant à l’écran, se trouve ici métaphorisé à travers les paroles littéraires de Pasolini lui-même, qui seront, parce qu’elles sont prononcées par

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les bourreaux du film, compromises avec celles de tous les autres auteurs cités). C’est bien l’enfermement qui caractérise ce film, formellement et aussi du point de vue de l’histoire, et l’on est bien ici – si l’on ajoute l’autoréférentialité de l’œuvre, empêchant tout surgissement d’un dehors – dans ce que Deleuze a pu appeler, parlant de Salo, « un pur théorème mort, un théorème de la mort » (en opposition à Théorème, qui constituerait, lui, « un problème vivant », à travers la solution provenant du dehors, l’hôte)22. Que ce film dût être mal compris, c’est ce que Pasolini prévoyait, qui comptait défendre son film, au moment de sa sortie, comme on mène une « guérilla » – c’est qu’en effet, le risque est grand de l’indistinction entre le film lui-même et ce qu’il dénonce. Dans ces conditions, et Pasolini connaissant la puissance suggestive des images, la faille se doit d’être cherchée à une hauteur comparable, c’est-à-dire sur un terrain strictement cinématographique, une signification de parabole ne pouvant destituer tout à fait ce que des images ont constitué, à un niveau autrement profond. Dès lors, le sens que Pasolini confère à ce film, et qui en fait une dénonciation de l’univers consumériste (du « nouveau fascisme »), à travers une représentation empruntant les oripeaux du nazi-fascisme, ne peut valoir qu’à titre indicatif, quelque chose de plus puissant devant agir dans ce film, sans quoi il serait digéré, absorbé par ce qu’il était censé combattre.

9 Or, si l’on considère Salo en son ensemble, on peut s’apercevoir qu’il se caractérise, notamment, par la présence de quelques moments de pur cinéma, c’est-à-dire de cinéma muet, que Pasolini, d’ailleurs, affirme préférer au parlant. Et il se trouve que ces moments sont particulièrement expressifs, que l’on songe à cette tentative de fuite d’un prisonnier, lors de son transfert, geste de rébellion intervenant dans un moment muet du film, seulement troué par les rafales qui abattront le fugitif ; ou qu’on envisage ce point levé du milicien ayant désobéi au règlement en couchant avec une servante, et qui se défait de son statut de collaborateur à travers cette nudité, moment muet là encore, auquel il est à nouveau mis fin par les coups de feu des bourreaux, l’exécutant ainsi. Mais c’est finalement toute la dernière partie du film (le « Cercle du sang ») qui s’avère également être quasiment muette, silence au sein duquel a lieu la défenestration suicidaire de la dernière narratrice (pianiste bien plutôt, puisque presque muette), après avoir vu par la fenêtre quelque chose que le spectateur ignore (sans doute des crimes dans la cour), et silence auquel met fin le bruit mat du corps au moment où, on l’imagine sans le voir, il touche le sol. Ces trois moments pourraient être enregistrés comme des moments de résistance, mais tous s’achevant par la mort des contrevenants à l’ordre nazi-fasciste, c’est l’impossibilité de sortir de cet enfer qui se trouverait ainsi affirmé, témoignant peut-être alors du désespoir du réalisateur lui- même. Mais, si l’on considère ces trois moments comme des actes de résistance en tant qu’ils se produisent de façon muette, et non pour eux-mêmes, alors une échappée devient envisageable. En effet, ce serait par le recours au silence qu’une trouée s’effectuerait, permettant d’échapper à cet univers, puisqu’au fond, c’est la parole en tant que telle qui se trouve compromise dans Salo, en ce que même les paroles de résistance parviennent à être récupérées par le fascisme. À travers le silence, c’est donc, paradoxalement, quelque chose de l’univers des « purs parlants » pasoliniens qui surgit, là où nous l’aurions, justement, le moins attendu. La pièce Orgie nous permet de confirmer que Pasolini considérait bien qu’une telle fonction pouvait être attribuée au silence : « Homme : Et que disaient les gens ? / Femme : C’étaient les mêmes que chez toi. / Homme : Alors on ne parlait pas. / Femme : Oh si, les voix montaient de partout. / Le soleil frappait sur les gouttières bleues de sulfate ? / Ou sur les murs de pierre au-

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dessus des fumiers ? Et ces voix / rayaient de paix l’angoisse, tranquille, du jour. / Le crépuscule descendait doucement, comme une sorte de moût versé par les planètes / et son rouge était lourd comme une pâte divine ? / Eh bien ces voix étrangement joyeuses montaient, / du côté du clocher, ou des fermes sur la route asphaltée. / ET POURTANT PERSONNE NE PARLAIT. / […] Homme : En vérité les miens étaient un peu différents. On vivait / dans une grande ville de province. […] / ET POURTANT PERSONNE NE PARLAIT. […] / Femme : Que les voix aient été / modulées dans un moyen âge rustique, passé / par le bon sens du XIXe siècle, ou / dans une langue (une langue mal assimilée) / sur ce point il n’y a pas de doute : PERSONNE NE PARLAIT. / […] Homme : Personne dans ce monde n’avait rien à dire à / quelqu’un d’autre : et pourtant tout résonnait de voix. / Et toi, comment as-tu appris à parler ? / Femme : En écoutant ces voix. / Homme : Mais elles te disaient quelque chose ? Quoi alors ? / Femme : Oh non, ce n’était que des voix. Elles disaient / mon nom, c’est vrai, et montraient / toutes les choses qui nous entouraient et dont nous nous servions / dans ce monde : MAIS ELLES NE PARLAIENT PAS / […] Femme : Nous communiquions entre nous uniquement en faisant quelque chose. / Homme : Les Huns ou les Lombards avaient fait un petit temple / de la plus dure et la plus blanche des pierres ; / l’Étrusque avait fait une tombe de tuf avec des sexes roses. / Femme : Ma mère faisait le poulet à la sauge, / et la tarte de farine jaune, sous la cendre. / […] Homme : En nous apprenant à ne pas parler / voici ce qu’ils ont fait de nous. / Femme : Des personnes suffoquées par la joie de la honte »23. Cette absence de parole apparaît donc avant tout comme une rupture vis-à-vis du langage instrumental, et comme un retour à la réalité, autant dire, par conséquent, à un univers plébéien, puisque le monde bourgeois est toujours caractérisé par Pasolini comme relevant de l’irréalité. Dans un tel monde où « personne ne parle », la seule communication possible est action, et sous ce rapport, la dernière partie de Salo laisse le langage cinématographique assumer sa performativité spécifique, celle d’un langage d’action qui, par définition, en faisant, dit. Dans notre univers sursaturé de communication, où même l’éthique se veut communicationnelle, le saut par la fenêtre de la pianiste revêt une valeur de révélation, en ce qu’il initie un pur anachronisme, faisant surgir dans l’univers de Salo, surchargé de paroles et de commentaires littéraires croisés, ce qui lui est le plus contraire, l’innocent langage d’action propre à un univers précapitaliste – autant dire que ce moment muet du film ressuscite un monde englouti. Le cinéma provoque ainsi l’émergence d’une image dialectique pleinement cinématographique : c’est en faisant se télescoper le cinéma contemporain de 1975 avec l’ancien cinéma muet, que Salo parvient, de façon immanente, à faire surgir une extériorité du sein même de l’autoréférentialité cinématographique, transperçant elle-même l’autoréférentialité culturelle et bavarde de la bande-son.

10 Ainsi, par-delà un cinéma de prose et un cinéma de poésie, on peut envisager que Pasolini expérimentait, à travers Salo ou les cent vingt journées de Sodome un cinéma d’ action, très proche d’un cinéma muet, mais non par retour à une forme passée : là où le cinéma des origines était muet par nécessité, celui qu’inaugurait peut-être Pasolini, dans ce qui restera son ultime film, n’était que partiellement muet, et surtout ne l’était que par décision délibérée, c’est-à-dire sans réaliser le moindre pas en arrière du point de vue technique. C’est en cela que cette dernière forme cinématographique consonerait encore profondément avec les conceptions benjaminiennes, telles qu’on peut les appréhender, notamment du point de vue de la question du langage : parlant de la langue adamique, Benjamin se pose une question : « si la lampe, la montagne, le renard ne se communiquaient à l’homme, comment alors pourrait-il les nommer ? » ; et

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il en dégage cette réponse : « […] il les nomme ; il se communique en les nommant »24. Or, du langage adamique des « noms », nous serions tombés dans un langage instrumental de simples « mots », incapables de nommer les choses en vérité, mais ce n’est pas là, pour Benjamin, une raison suffisante pour renoncer à entendre quelque chose d’un écho de la langue des origines, précisément à partir du lieu qui est le nôtre aujourd’hui, et non pas en cherchant à renouer de façon nostalgique avec le langage des origines. Le dernier film de Pasolini recueille ainsi quelques échos de la langue cinématographique des origines, sans renoncer pour autant à l’actualité de son cinéma – là est sa puissance intempestive.

NOTES

1. Walter Benjamin, cité par J. M. Monnoyer in Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard, Paris 1991, p. 201. 2. Pier Paolo Pasolini, L’expérience hérétique, Payot, Paris 1976, p. 228. 3. Ibid., p. 205. 4. Ibid., p. 203. 5. Ibid., p. 228. 6. Ibid. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Ibid., p. 153. 10. Ibid. 11. Ibid. 12. Ibid., p. 153-154. 13. Ibid., p. 153 (c’est moi qui souligne). 14. Ibid. 15. W. Benjamin, Rastelli raconte… et autres récits, Seuil, Paris, 1971, p. 61. 16. P. P. Pasolini, Dialogues en public, Sorbier, Paris, 1980, p. 153. 17. P. P. Pasolini, L’expérience hérétique, p. 196. 18. W. Benjamin, Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p. 80-81. 19. P. P. Pasolini, L’expérience hérétique, p. 87. 20. Ibid., p. 140. 21. P. P. Pasolini, Pétrole, Gallimard, Paris, 1995, p. 357. 22. Gilles Deleuze, L’image-temps, Minuit, Paris, 1985, p. 228. 23. P. P. Pasolini, Théâtre, Actes Sud, Arles, 1995, p. 398-402. 24. W. Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000, p. 147.

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Des normes spatiales aux normes temporelles : le polymorphisme de la médicalisation Conférence présentée à la MSH Paris Nord, le 10 décembre 2008, dans le cadre de la journée d’études doctorales

Nicolas Moreau

1 Stérilité, apparence déplaisante, organes fatigués ou malades, refus de vieillir, la science médicale a la mainmise sur des domaines pour lesquels la prière, la sorcellerie ou encore la résignation représentaient les solutions vers lesquelles les hommes se tournaient depuis des siècles. La médecine actuelle s’empare de nos visages, de notre intérieur organique, de nos mystères génétiques comme du trou noir de la conception. À en croire Atlan, elle capturerait même dans le filet de ses réalisations techniques les rêves et fantasmes qui ont hanté l’imaginaire des hommes depuis des millénaires, ces fantaisies que l’on jugeait folies, apanage des dieux ou des mondes sans limites des histoires d’enfants.

2 De fait, le corps n’a jamais autant été soigné qu’aujourd’hui. Confirmant les analyses de Foucault, les vingt dernières années ont doté la médecine, tant somatique que psychiatrique, d’une capacité de gestion des différents « systèmes » du corps humain, jusque-là inégalée. Or ce « corps-machine » (pour reprendre la terminologie foucaldienne) dont s’emparent le discours et la pratique médicale s’inscrit dans une conception de plus en plus idéologique de la santé, où la pathologie est conçue comme la punition d’un écart par rapport aux normes en vigueur, normes biologiques, socioculturelles, voire morales.

3 Permettez-moi ici un petit aparté. Je comprends le concept de norme en tant que mesure se référant à une moyenne. Dans cette perspective, le couple normal/anormal, normal/pathologique, conforme/non-conforme ne s’oppose qu’en termes statistiques, sans barrière catégorielle. Notons également qu’il n’est pas possible d’échapper à cette mesure. Nous nous comparons systématiquement à elle, même si c’est pour la rejeter. Autrement dit, on ne peut pas vivre ni penser en dehors des normes sociales.

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4 L’existence contemporaine tourne ainsi de façon prédominante autour de la recherche constante d’un bien-être physique et psychique, d’une sécurité intérieure et relationnelle, dans une culture thérapeutique imprégnant l’ensemble du social. Cette imprégnation accrue de l’influence médicale a abondamment été abordée par la littérature sociologique, que ce soit à travers les analyses de la médicalisation de la ménopause1 ou du phénomène de la dépression 2. Définie par Peter Conrad comme le processus par lequel des problèmes non médicaux sont traités par le filtre de la maladie ou du trouble, la médicalisation prend la forme d’un investissement toujours plus poussé du « corps objet » et d’un élargissement de la catégorie du pathologique qui devient une potentialité contre laquelle il convient de s’outiller. Si cela était déjà le cas depuis longtemps pour les maladies somatiques, le phénomène de prévention concerne maintenant les troubles mentaux. À ce titre, le site Internet du ministère québécois de la Santé demeure des plus instructifs : Prévenir la maladie mentale Plusieurs facteurs de risque menacent la santé mentale. Alors qu’il s’avère difficile, voire impossible d’agir sur certains d’entre eux, il est possible de contrer les autres. S’il est impossible, par exemple, d’influencer l’hérédité ou certaines caractéristiques biologiques négatives, on peut réduire le stress auquel est soumise une personne en agissant sur son milieu de vie (famille, école, travail) et sur sa façon de gérer le stress ou en modifiant ses conditions de vie (niveau de revenu, qualité de l’environnement physique, etc.).

5 À travers l’analyse de plusieurs domaines d’interventions médicales, je vais essayer de montrer que le phénomène de la médicalisation semble actuellement changer de paradigme, passant d’un investissement de l’espace du corps à une modification de son inscription temporelle.

1. 1. Un espace corporel modifié

6 Foucault fait du corps la topie première de l’être humain, ce lieu auquel il ne peut échapper. Définissant l’espace de notre existence, le corps n’en est pas moins simultanément l’acteur principal de toutes les tentatives utopiques. En effet, parce que l’être humain cherche fondamentalement (voir ontologiquement) à s’y soustraire, le corps a toujours fait l’objet de multiples transformations. Que ce soit dans les sociétés traditionnelles ou dans l’environnement contemporain, le corps, conçu comme contour charnel, n’a donc cessé d’être modifié permettant au sujet de mieux correspondre aux normes sociales en vigueur (marques sur la peau, maquillages, ou de nos jours, musculation, tatouages, etc.). Le corps apparaît ainsi comme le lieu privilégié d’inscription du social, porteur de la marque d’un groupe autant que des stigmates qui l’en excluent3.

7 Dans cette transformation des corps, la médecine occupe une place centrale. Fondée scientifiquement sur le savoir donné par la dissection, puis par celui des connaissances physiologiques apportées par l’approche expérimentale, la médecine appréhende le corps comme un fragment d’espace. Celle-ci instaure une normalisation calquée sur sa représentation anatomique, travaille à en faire une cartographie et à se doter des moyens de le maîtriser dans ses dysfonctionnements.

8 L’accroissement du savoir sur le corps couplé à celui des possibilités techniques et chirurgicales actuelles dessinent ainsi l’image d’un corps modifiable à l’infini sans autre limite que celles des interventions actuellement possibles. Si la science-fiction a décrit

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abondamment cette hybridation du corps, cette dernière fait aujourd’hui partie de la banalité de la médecine : organes greffés, pace makers et autres prothèses se fondent dans l’espace intime du corps. Tel un brouillon inlassablement rectifié, le corps est désormais remplaçable en pièces détachées, remodelable, lissé, voire programmable, carte génétique à l’appui.

9 Accessible dans le mystère de ses organes, le corps l’est également dans son extériorité visible. La chirurgie esthétique permet ainsi de modifier notre corps, comme reconstruire un fessier, au regard du corps rêvé ou vanté par l’idéal en vigueur.

1. 2. Une régulation des corps fondée sur l’espace

10 Selon les époques et les paradigmes, la régulation des corps malades dans l’espace a pris différentes formes. Si la médecine des espèces prône pour la maladie (et je cite ici Foucault dans Naissance de la clinique) « une spatialisation libre sans région privilégiée, sans contrainte hospitalière » il, se met en place, au milieu du XVIIIe siècle, une nouvelle ère tant médicale que sociale, où la répartition des sujets va se faire en mettant en place des espaces clos. L’hôpital général, par exemple, va enfermer dans un même lieu les pauvres, les fous, les vagabonds, les sans-abri, les insoumis. Cette structure n’a pas grand chose de médical et on y retrouve un certain nombre de personnes dites déviantes, enfermés davantage pour contrôler des comportements gênants vis-à-vis de la morale et de l’ordre que pour entamer un quelconque processus de guérison. Les asiles mis en place un peu plus tard, même s’ils se distinguent de l’hôpital général par leur organisation et leur objectif, ont une approche similaire : isoler un certain nombre de sujets dans des espaces particuliers.

11 Dans les sociétés contemporaines occidentales, il semble que ces techniques d’isolement spatial soient de moins en moins présentes. Les pratiques de désinstitutionalisation, actuellement très en vogue, permettent ainsi de renvoyer les individus dans leur milieu de vie, en régulant leurs comportements et symptômes par la prise surveillée de médicaments psychotropes.

12 Sur ce point précis, je me dois, compte tenu de l’actualité, d’ouvrir une petite parenthèse. En effet, le 2 décembre 2008, le président Sarkozy annonçait un retour à une politique d’enfermement ainsi que la mise en place d’un dispositif de géolocalisation pour les patients présentant des troubles mentaux sévères (ce qui consiste à assujettir les sujets à un territoire donné). Je dois vous avouer que j’ai été surpris par cette annonce qui s’inscrit en porte à faux en regard des propos que je tiens aujourd’hui devant vous. Pour autant, est-ce à dire que ce que ma conférence n’a plus de sens ? Honnêtement, je ne crois pas. En effet, il s’agit pour moi (et à la lecture que j’ai pu en faire, de nombreux psychiatres français abondent dans ce sens) d’un dispositif normatif caduc de gestion des problèmes psychiatriques. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il faut comprendre le tôlé survenu suite aux propositions du président français. En effet, entre devoir ingérer un médicament modifiant chimiquement les réactions de notre cerveau et respecter un territoire géographique prédéfini, difficile de dire quelle est la forme de régulation des conduites la plus humaine (ou la moins barbare). En fait, poser cette question n’a pas vraiment de sens puisque cela dépend du contexte social, autrement dit, ici des normes sociales dominantes. Ainsi, la condamnation du plan de sécurisation du président Sarkozy vient, en réalité, appuyer mon hypothèse sur la fin de la régulation des comportements potentiellement

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problématiques au travers des politiques spatiales et ce au profit d’une gestion temporelle que je qualifierais de ProZaïque tant les médicaments psychotropes (symbolisés ici par le ProZac) ont pris une place prépondérante dans ce processus de régulation.

2. 1. Le nouvel enjeu : la maîtrise des temps du corps

13 Ma principale hypothèse est donc que la médicalisation porterait moins aujourd’hui sur un encadrement objectivé du corps (c’est-à-dire sur le corps matière et dans l’espace social) que sur la possibilité de modifier à travers le corps, ses repères symboliques. La prise en charge médicale dont fait l’objet le corps semble ainsi changer de paradigme et se fonder sur une inscription temporelle inédite du corps, à travers notamment le contrôle du temps biologique. Je vois ici deux niveaux. Le premier est définit par les temps de naissance et de mort et le second, par la place tout à fait nouvelle du corps dans la triade passé présent avenir.

1er niveau

14 En ce qui a trait au premier niveau, ce contrôle du temps biologique se marque tout d’abord par la médicalisation des bornes de l’existence, au niveau de la naissance et de la mort. Une des fonctions essentielles de la biopolitique déjà révélée par Foucault consiste en une surveillance accrue des naissances et des morts : « [La biopolitique] est centrée sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier; leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs […] »4

La naissance

15 Les techniques de procréation médicalement assistées, en rendant possible le « gel » d’un embryon à son stade originaire, instaurent une rupture paradigmatique dans la « gestion » de la vie humaine. La reproduction se voit donc possiblement modifiée dans sa modalité (accès à une reproduction en dehors d’une relation sexuelle), mais également dans sa régulation temporelle (congélation d’embryons surnuméraires). De même, le temps de latence, entre la prise de décision (vouloir un enfant) et le résultat (la grossesse effective) tend aujourd’hui à devenir « anormal » ou difficilement tolérable. Si le corps ne répond pas à l’injonction du désir, la consultation médicale s’impose de plus en plus rapidement. Je cite ici Nicole Athéa « Un exemple éclairant (nous dit-elle) est fourni par la prise en charge des stérilités inexpliquées, ainsi désignées du fait de la négativité des examens qui sont tous normaux : la stérilité en l’absence d’une cause repérable se définit donc par un délai d’attente ». Vous voyez ici que la pathologie se définit strictement par rapport à l’écart à la norme temporelle dominante sans aucune cause étiologique. En ce qui a trait à la grossesse, vous conviendrez que le dépassement du terme entraîne le déclenchement de l’accouchement et une prise en charge médicale imposant parfois une véritable escalade technique.

Appareil , Articles 37

La mort

16 Le contrôle du temps de la mort constitue l’autre facette de cette médicalisation. Le prolongement de grands malades par des appareillages techniques, les débats autour de l’acharnement thérapeutique ou du suicide assisté témoignent de ce besoin de contrôler le terme de la vie.

2e niveau

17 Un deuxième niveau rendant compte du changement de paradigme dans la médicalisation actuelle résulte donc de la place inédite du corps dans la triade passé présent avenir. En agissant sur la mémoire transmise par le corps à travers ses gênes, le génie génétique participe d’un processus de normalisation vis-à-vis des corps jugés viables et socialement acceptables (diagnostic génétique préimplantatoire et en cours de grossesse, possibilité d’avortement en cas de handicap détecté, etc.). Le corps ne se réduit pas à une structure matérielle immédiatement présente, mais devient, dans sa substance même, à la fois mémoire du passé et annonciateur de l’avenir, le patrimoine génétique permettant de prédire les maladies que l’individu risque de développer.

18 L’exemple de la contraception pharmacologique illustre également la manière dont le corps est inscrit différemment dans une norme temporelle. En effet, les nouvelles pilules supprimant totalement les menstruations (commercialisé aux États-Unis sous le nom Lybrel ou en France selon la technique de prise continue d’œstroprogestatifs vantent pour leur part la possibilité d’une productivité sans limites, les temps « d’arrêt » occasionnés par le cycle biologique se devant d’être jugulés au profit d’un corps que l’on souhaiterait presque stable. Est donc ici voulu un temps continu, sans pause.

2. 2. De l’espace au temps : la modification des formes de régulation des corps

19 Ainsi, si la régulation des corps « anormaux », « pathologiques » ou « déviants » dans l’espace social fut effectuée essentiellement par le biais de l’enfermement dans des lieux spécifiques (même si je suis conscient que la dimension temporelle faisait bel et bien partie du processus disciplinaire tel que Foucault le décrit dans Surveiller et punir), tout se passe comme si aujourd’hui cette régulation passait essentiellement par le jeu de normes temporelles. C’est que je m’apprête à vous montrer à présent au travers d’un exemple concret, celui du recours aux antidépresseurs.

20 Vous me croirez aisément si je vous dis que le nombre de personnes diagnostiquées dépressives, depuis le début des années 1980, est en constante augmentation dans les sociétés contemporaines occidentales, à tel point que certains en ont parlé comme d’une épidémie. Parallèlement, le recours aux antidépresseurs n’a cessé de croître et ceux-ci sont devenus le traitement de choix de la dépression. Je ne m’attarderai pas ici sur les causes possibles de cette double croissance, mais plutôt sur la façon dont on régule ses symptômes afin de vous montrer la prégnance de la dimension temporelle.

21 Mes recherches empiriques sur les effets des antidépresseurs ont montré que leur rôle, sous l’angle temporel, était celui d’une fonction de réinscription du sujet dans un

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espace normatif. Par exemple, les individus présentant des troubles dépressifs présentaient deux types de situations en ce qui a trait à l’enchaînement des activités. Le premier était celui d’une difficulté à enchaîner les activités, opposée à une succession excessive d’activités. L’antidépresseur semble avoir parfaitement joué son rôle de vecteur de conformité, en désinhibant ou en calmant l’individu afin qu’il puisse enchaîner les activités dans un tempo normalisé. En ce qui concerne le rapport au temps futur, l’antidépresseur semble ramener les individus dans les normes temporelles s’ils présentent un déficit de projet, une difficulté à gérer avec sérénité les événements futurs ou encore une tendance à se projeter de façon trop lointaine. De même, ce rôle de « distributeur » de comportements « normaux » peut être appliqué aux fonctions de coordination et de connexion. Ainsi, l’antidépresseur permit, d’une part, à certains répondants de se présenter aux rendez-vous et, d’autre part, d’être davantage connecté avec soi (aide à la concentration). Il est intéressant de mettre en exergue ici le fait que les antidépresseurs semblent permettre autant une accélération dans l’enchaînement des activités qu’une décélération. De même, une inscription dans le futur n’en exclut pas une dans le présent. Si elles sont multiples, complexes et parfois opposées selon les besoins individuels, ces propriétés présentent toutes la même fonction sociologique, celle d’opérer des distributions autour des normes temporelles en vigueur.

22 Si les antidépresseurs permettent donc une normalisation du sujet sur le plan du rapport au temps, constituent-ils, pour autant (et par excellence), l’incarnation contemporaine du bio-pouvoir ? C’est guidé par cette interrogation que je me propose, à présent, de continuer dans l’analyse des antidépresseurs, ce qui me permettra d’aborder une autre forme de pouvoir sur la vie : le psycho-pouvoir (je pense ici à la place de la psychologie contemporaine en tant qu’instrument de légitimation normative et donc de régulation des conduites des sujets).

23 Chez Foucault, le concept de bio-pouvoir s’articule autour de deux pôles : le corps- machine ainsi que le corps-espèce. En ce qui concerne le corps-machine, il apparaît que le corps tel que définit par le DSM5 est un corps muet, c’est-à-dire un corps discipliné, normalisé et réduit en un ensemble de signes et de comportements. Ce corps muet, sans histoire, et tel que défini par le pouvoir psychiatrique contemporain, est tout à fait dans la lignée du corps machine discipliné foucaldien (il est à noter que j’oppose à ce corps-muet, un corps parlant, c’est-à-dire compris dans une histoire singulière, une trame narrative pourrait-on dire).

24 Le second pôle est ce qu’on appelle le corps-espèce (ou bio-politique de la population). Il s’agit6 du « corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier […] ». Ce corps-espèce n’est nul autre que celui visé par les champs médical et psychiatrique. En effet, ce processus visant la régulation de la vie reflète parfaitement le champ de la santé mentale contemporain qui est presque devenu le problème de santé publique numéro un. À ce titre, le gouvernement du Québec a même décidé de lancer une campagne nationale afin de combattre les préjugés contre le phénomène de dépression. Dans ce contexte, l’antidépresseur n’a donc rien de mortifère (malgré le lien établi entre la consommation d’antidépresseurs et le risque de suicide) ; il investit la vie en tant qu’élément du complexe médical ou plutôt pharmaco-médical si on y inclut les médicaments psychotropes.

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25 Ainsi, les antidépresseurs constituent bel et bien une forme contemporaine du bio- pouvoir. En effet, nous avons vu qu’une de leurs fonctions principales était de répartir les comportements des individus « dépressifs » autour des normes temporelles en vigueur et ainsi juguler ce que l’on pourrait qualifier de comportements temporels « déviants » potentiels. Or (et vous ne serez guère étonné que je me réfère ici à Foucault), avec le bio-pouvoir : « Il ne s’agit plus de faire jouer la mort dans le champ de la souveraineté, mais de distribuer le vivant dans un domaine de valeur et d’utilité. Un tel pouvoir a à qualifier, à mesurer, à apprécier, à hiérarchiser, plutôt qu’à se manifester dans son éclat meurtrier ; il n’a pas à tracer la ligne qui sépare, des sujets obéissants, les ennemis du souverain ; il opère des distributions autour de la norme. »7

26 Interrogeons-nous à présent sur une technique complémentaire permettant de réadapter l’individu présentant des troubles dépressifs : les stratégies d’inspiration cognitivo-comportementale. Comme c’est le cas pour les antidépresseurs, ces techniques s’inscrivent parfaitement au sein du bio-pouvoir puisqu’elles comprennent l’individu uniquement sous l’angle d’un corps-machine. Ainsi, nous dit Otero : « Pour les partisans du comportementalisme, l’analyse de la situation sur laquelle on veut intervenir devra se faire “en termes de comportement observé ou observable”. » Nul doute que le corps ciblé est ici le même que pour les antidépresseurs, celui d’un corps- muet réduit en un ensemble de signes et de comportements.

27 De plus, ces techniques opèrent des distributions autour de la norme. Je cite ici encore Otero qui nous rappelle fort justement que : « Dans une perspective cognitive, les stratégies d’intervention doivent se concentrer sur les différentes dimensions des sujets censées réguler leur comportement afin de contribuer à leur adaptation (motivation, attributions, perspective future, habiletés, valeurs, etc.). »8

28 Malgré leurs similitudes avec les antidépresseurs, ces techniques (qu’elles soient béhavioriste, comportementaliste, cognitive ou cognitivo-comportementale), semblent beaucoup moins sujettes aux critiques. Cela renvoie à de multiples facteurs que nous n’aborderons pas ici (statut du médicament, représentation et histoire des antidépresseurs, etc.). Néanmoins, il apparaît étonnant d’observer que, bien que ces techniques participent de la même façon à ce que beaucoup dénoncent comme une normalisation du sujet, celles-ci sont peu enclines aux critiques, et ce, particulièrement de la part des associations de défense des patients qui préfèrent axer leur lutte principalement sur les médicaments psychotropes. Soyons clair, je ne fais pas ici l’apologie des antidépresseurs. Mon propos est simplement de souligner que les antidépresseurs et les stratégies d’inspiration cognitivo-comportementale participent du même mouvement.

29 Il est d’ailleurs intéressant de constater la place tout à fait surprenante que peut prendre la sphère psychologique comme facteur d’explication dans les domaines les plus divers. Si on simplifie à l’extrême et qu’on exagère un peu le trait, on constate que les psychologues dans le domaine médiatique sont devenus les experts pour commenter n’importe quelle nouvelle. Dernièrement, lors des aveux de dopage de la cycliste québécoise Geneviève Jeanson, nous avons pu remarquer, en plus de la responsabilisation totale de cette pratique attribuée à l’athlète, la psychologisation de l’analyse. Furent mentionnées comme raisons majeures afin d’expliquer son recours à des substances illicites : sa fragilité psychologique, ses relations ambiguës avec son entraîneur, etc.

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30 La sphère psychologique est devenue tellement englobante qu’elle semble aujourd’hui être en mesure de tout expliquer : l’échec comme la réussite scolaire, le chômage, les problèmes de relations familiales, etc. Bien entendu, ce phénomène est à mettre en lien avec les normes d’autonomie et de responsabilisation. En effet, dans une société où chacun est invité à l’autonomie la plus complète tout en prenant la responsabilité entière de ses actes, il semble qu’on assiste parallèlement à l’émergence d’une psychologisation populaire de l’ensemble des actes sociaux. Wacquant, au travers de son étude sur le milieu carcéral, a très bien montré les dérives absurdes d’une société où chacun (et particulièrement le pauvre ou le délinquant) est l’unique responsable de sa situation sociale.

31 Si l’on assiste à la fin des « excuses sociologiques » afin d’expliquer la pauvreté ou le vol, ne serait-on pas également témoin d’une certaine dérive, où une approche psychologique et surtout psychologisante prend le pas sur l’ensemble des explications possibles afin de rendre compte des comportements sociaux les plus divers ? Les tests psychologiques ont déjà remplacé les tests de compétences dans les procédures de recrutement aux États-Unis9. Cependant, cette norme de responsabilisation totale de l’individu à laquelle se joignent certains écrits de croyance personnelle semble plus grave encore.

32 Je pense particulièrement ici à « la loi d’attraction », idée selon laquelle la croyance attire la réussite. Selon cette théorie, l’état de pauvreté dans laquelle se trouve une personne s’explique par le fait qu’elle pense comme quelqu’un de pauvre. Dans ce contexte, pour être riche, il suffit simplement de développer des réflexes et des schèmes de pensée positifs. Conséquemment, si cela ne marche pas, c’est parce que le doute s’est installé chez l’individu puisqu’il a émis des ondes négatives. La boucle apparaît ici bouclée.

33 Je rappelle pour finir que cette responsabilisation totale de l’individu a des limites tout comme celle d’être soi par soi, qui relève en réalité d’une impossibilité sociologique. Je terminerai sur ces quelques lignes de ma collègue Dahlia Namian : « Le fait que la consommation d’antidépresseurs soit institutionnalisée comme la réponse adéquate et efficace à la souffrance dépressive montre de nouveau l’impossibilité de l’injonction sociale d’être soi par soi. Le médicament rouvre le rapport à l’autre en témoignant de l’insuffisance chronique du soi, codée comme déséquilibre neuronal ou trouble mental, se manifestant par des dérèglements comportementaux quotidiens. Véritable révélateur des règles de l’individualité contemporaine, à elles seules productrices en creux de l’univers normatif de la dépression, l’antidépresseur nous rappelle donc métaphoriquement que le soi, peu importe ses ressources ou son manque de ressource, est en bout de ligne un autre. »

34 L’individu est un être social. Peut-être ne faudrait-il pas l’oublier.

NOTES

1. L’auteur recommande ici l’ouvrage de Turner Regulating Bodies. Essays in Medical Sociology. 2. Voir les travaux d’Alain Ehrenberg par exemple.

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3. Voir ici, en outre les travaux de David Le Breton. 4. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, La Volonté de savoir, Paris Gallimard, 1976, p. 183. 5. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. 6. Voir Histoire de la sexualité, vol. I, La Volonté de savoir, op. cit. 7. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, La Volonté de savoir, op. cit., p. 189. 8. Marcelo Otero, Les Règles de l’individualité contemporaine. Santé mentale et société, Presses de l’université Laval, collection « Sociologie contemporaine », 2003, p. 229. 9. Le dernier livre de Barbara Ehrenreich, On achève bien les cadres. L’envers du rêve américain, est une très belle illustration de ce phénomène, (Grasset, 2007).

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Fonctions de l’anachronisme chez Pasolini

Alain Naze

1 La question de l’anachronisme constitue un des fils à partir desquels on peut envisager pour ainsi dire l’ensemble de l’œuvre de Pasolini, et surtout, l’atteindre en son centre même, en ce qui en constitue le cœur, et comme le ressort intime. Ce fil rouge, d’ailleurs, n’est pas sans croiser un autre guide pour s’orienter dans l’œuvre, qui est celui de l’autobiographie, entendue comme reconstruction fictive consciente. C’est au point de rencontre de ces deux lignes travaillant l’œuvre de Pasolini qu’on peut situer un de ses poèmes les plus célèbres, cité par le personnage du réalisateur, incarné par Orson Welles, dans La ricotta, et qui énonce notamment ceci : « Je suis une force du passé. / À la tradition seule va mon amour. / Je viens des ruines, des églises, / des retables, des bourgs / abandonnés sur les Apennins ou les Préalpes, / là où ont vécu mes frères », mais, poème qui profère en même temps cette autre chose : « Et moi, fœtus adulte, plus moderne / que tous les modernes, je rôde / en quête de frères qui ne sont plus »1. À travers ce raccourci, par lequel le poète s’énonce comme appartenant de toutes ses fibres à un monde révolu, en même temps qu’il se revendique d’une extrême modernité, on peut saisir cela même qui constitue l’anachronisme en tant que tel comme étant au centre, non seulement des techniques artistiques de Pasolini, mais plus profondément, de toute l’expérience existentielle et politique qui sous-tend l’œuvre. En effet, cette tension entre temporalités irréductibles traverse tout le travail de Pasolini, et s’enracine dans une opposition radicale entre « préhistoire » et « histoire », qui correspond au fait, sur lequel il est revenu si souvent, que l’Italie des années cinquante a connu, quasiment en un seul moment, les deux révolutions industrielles, celle du passage d’un monde rural à celui de l’industrie, puis, aussitôt après, la transformation de ce « paléo-capitalisme » en un « néo-capitalisme », à travers l’avènement de la société de consommation. On sait que Pasolini vivra cette transformation accélérée à la manière d’un traumatisme, mais il ne s’agit pas pour lui de prôner le moindre retour vers un monde des origines posé comme édénique, et c’est en cela que son usage de l’anachronisme, entendu comme technique artistique cette fois, peut nous intéresser, quant à la mise au jour de vertus politiques et heuristiques propres à cet entrechoc des

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temporalités. Pasolini n’a pas persisté dans son activité d’écriture poétique en dialecte frioulan (mais on doit considérer que même cette période n’a jamais consisté en un retour romantique à une forme ancienne de langage, Pasolini usant, dans ces premiers poèmes, d’un frioulan artificiellement reconstitué, et qui, donc, n’avait jamais été parlé par qui que ce soit), et il alla même jusqu’à investir la forme cinématographique, moderne par excellence, sans toutefois renier son amour du passé. C’est précisément ce refus de choisir une temporalité plutôt qu’une autre qui donne tout son prix à la pratique de l’anachronisme : s’il s’agissait seulement de valoriser le passé dans un jeu binaire d’opposition, le résultat de l’opération présenterait la stérilité propre à la nostalgie, alors qu’en partant de l’idée d’une appartenance indépassable à la modernité, l’anachronisme peut se révéler capable de produire des effets pour notre temps. De ce point de vue, Pasolini aurait pu se contenter, pour La séquence de la fleur de papier, d’opposer la poéticité du personnage de Riccetto à l’hyperactivité de la ville contemporaine, mais aussi aux violences politiques dont témoignent les images d’actualité s’inscrivant en surimpression vis-à-vis de celles qui donnent à voir le personnage incarné par Ninetto Davoli, déambulant, insouciant, dans les rues de Rome ; or, au lieu de cela, le réalisateur va finir par se reconnaître le devoir de tuer son personnage, parce qu’innocent. Autrement dit, et quoi qu’il en coûte, humainement, à Pasolini, il va préférer, dans ce film de 1969, décréter coupable l’innocence elle-même, au motif qu’ « il y a des moments dans l’histoire où on ne peut pas être innocent, il faut être conscient ; ne pas être conscient signifie être coupable »2. Bien sûr, en ce cas, ce choix un peu forcé, aux relents existentialistes, reconduit à une opposition binaire, mais au moins a-t-elle le mérite d’insister sur la volonté de Pasolini de ne pas se retirer du présent, et d’en être, au contraire, un acteur – et d’ailleurs, le plus souvent, c’est à une solution plus complexe que l’on parvient, par laquelle, sans renier son appartenance au présent, le cinéaste, ou l’écrivain, arrive à ne pas sacrifier pour autant le passé, dont l’action même sur notre temps (preuve du sauvetage ainsi réalisé d’un monde ancien) donnera alors toute sa valeur à la pratique de l’anachronisme.

2 Peut-être y aurait-il un temps pour l’anachronisme, ou plutôt, un temps pendant lequel l’anachronisme aurait valeur de prophétie ? C’est en tout cas ce que donneraient à penser, notamment, les apparitions du spectre, dans Hamlet, le temps étant alors caractérisé comme « hors de ses gonds ». Que l’expérience vécue par Pasolini constitue celle d’un temps « désajointé », cela ne fait aucun doute pour lui, qui ira jusqu’à parler d’un « génocide culturel », à propos des transformations subies par les corps pauvres et/ou ruraux, soumis à ce qu’il nomme « l’homologation consumériste », à partir des années soixante. Dès lors, c’est toute sa pratique artistique (mais également ses interventions polémiques dans la presse) qu’il s’agirait d’envisager comme mise en œuvre d’anachronismes, dans une optique de résistance à l’uniformisation anthropologique réalisée par la société de consommation. C’est bien comme anachroniques qu’apparaîtront les corps sous-prolétaires d’acteurs non professionnels, dans Accatone ; c’est encore, délibérément, une telle opposition des temporalités que cherchera à obtenir Pasolini dans La trilogie de la vie, démarche consistant à projeter, aux yeux de notre époque, le spectacle d’une altérité – et ce n’est que parce qu’il considèrera avoir échoué dans cette tentative qu’il décidera d’abjurer ces trois films. Son texte de l’ « Abjuration » insiste bien sur les deux versants de l’opération : pourquoi il a réalisé ces films : « […] dans la première phase de la crise culturelle et anthropologique dont le début date environ de la fin des années soixante, lorsque commençait à triompher l’irréalité de la sous-culture des mass médias et donc de la

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communication de masse, le dernier rempart de la réalité semblait être constitué par les corps « innocents », avec la violence archaïque, sombre, vitale de leurs organes sexuels » ; pourquoi il abjure ces films : « […] pendant quelques années il m’a été possible de me leurrer. Le présent dégénérescent était compensé tant par la survie objective du passé que, en conséquence, par la possibilité de le représenter. Mais aujourd’hui, la dégénérescence des corps et des sexes a pris une valeur rétroactive. Si ceux qui étaient alors de telle ou telle manière ont pu devenir maintenant de cette autre manière, cela signifie qu’ils l’étaient déjà potentiellement : donc même leur manière d’être d’alors est dévaluée par le présent » 3. Par ce commentaire, Pasolini met en évidence sa volonté d’agir sur le présent, au moyen du passé ; et c’est parce que le passé n’était déjà plus vraiment le passé que ces trois films n’auraient pas eu l’effet escompté, mais auraient subi une récupération consumériste. Ce n’est donc pas un aveu selon lequel le passé en tant que tel serait inopérant dans le cadre d’une tentative visant à inquiéter le présent, c’est plutôt le constat que ce qui, dans ces trois films, devait remplir la fonction de l’anachronisme (les corps pauvres), était insuffisamment autre pour atteindre un tel but. Le sens même de la démarche anachronique n’est donc pas dénoncé ici, l’est seulement la manière dont elle a avorté dans le cas présent, le passé qu’il s’agissait de projeter ayant été en quelque sorte « éventé ».

3 Au fond, on pourrait dire que l’abjuration de la Trilogie constitue elle-même une intervention de type anachronique, et prolonge ainsi l’intention supposée manquée de l’œuvre cinématographique. Lisons en effet cet autre passage de l’ « Abjuration » : « Les jeunes et les adolescents du sous-prolétariat romain – qui sont d’ailleurs ceux que j’ai projetés dans la vieille et résistante Naples, et ensuite dans les pays pauvres du Tiers Monde –, s’ils sont maintenant des déchets humains, cela signifie que même alors ils l’étaient potentiellement. C’étaient donc des idiots contraints à être adorables, de minables criminels contraints à être des malandrins sympathiques, des lâches ineptes contraints à être saintement innocents, etc. L’écroulement du présent implique celui du passé. La vie est un amas de ruines insignifiantes et ironiques »4. Ce qu’il faut voir en effet, c’est que Pasolini, à travers ces mots, donne une description plutôt apocalyptique du présent, que l’on retrouve, dans bien d’autres passages de l’œuvre, et qui fait des jeunes gens de cette époque des « déchets » et des « criminels », alors même qu’ils n’apparaissent tels à Pasolini que sur un fond d’homologation – c’est donc le présent en son ensemble qui est réduit à l’état de déchet et d’univers criminel, précisément au moment où il semble le plus pacifié, le plus anodin, le plus petit-bourgeois. Par conséquent, si « [l]’écroulement du présent implique celui du passé », cette fois, l’anachronisme semble fonctionner à front renversé : c’est le présent qui éclaire la compréhension de ce proche passé ; mais en même temps, ce passé n’est éclairé que par un présent encore en gestation, les « visions » de Pasolini projetant sur ce présent ce qui en constituerait en fait l’à-venir. Les mots selon lesquels « [l]a vie est un amas de ruines insignifiantes » semblent ainsi faire écho à une catastrophiste de l’histoire, dans le sillage de celle de Benjamin. Et c’est un ton prophétique que sait adopter Pasolini, lorsqu’il déclare, dans une discussion, en 1974 : « Quand je vois que les jeunes sont en train de perdre les vieilles valeurs populaires et d’absorber les nouveaux modèles imposés par le capitalisme, en courant le risque de se déshumaniser et d’être en proie à une forme d’abominable aphasie, à une brutale absence de capacité critique, à une factieuse passivité, je me souviens que telles étaient les caractéristiques des SS – et je vois s’étendre sur nos cités l’ombre horrible de la croix gammée. C’est certainement une vision apocalyptique. Mais si, à côté d’elle et de l’angoisse qui la suscite, il n’y avait pas

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aussi en moi une part d’optimisme, autrement dit la pensée qu’il est possible de lutter contre tout cela, je ne serais tout simplement pas ici, au milieu de vous, pour parler »5. Ce n’est donc pas une simple description du présent que nous livre ici Pasolini, mais plutôt la vision intempestive du présent à partir du souvenir du passé – une image apparaît donc, qui délivrerait la vérité du présent, au point de jonction entre un passé apparemment révolu et un actuel non encore advenu. Si, dans ces paroles, Pasolini manifeste une volonté de comprendre le présent, c’est essentiellement afin de rendre possible une action, aussi apocalyptique que puisse être le tableau qu’il dresse. Sa préoccupation n’est alors guère éloignée de celle de l’historien, du moins telle que quelqu’un comme Nicole Loraux l’envisage, c’est-à-dire, sans exclure aucunement la pratique, méthodologiquement encadrée, de l’anachronisme : « On ne dira jamais assez à quel point la peur de l’anachronisme est bloquante […]. De fait, une telle censure interdit toute prise en compte, à l’intérieur du temps des historiens, d’un « autre temps » – cet autre temps que, dans un exposé récent, Jacques Rancière baptisait du nom d’ « achronie » et dont je dirai seulement pour l’instant qu’il est ce que l’on expérimente lorsque le temps est, de façon très shakespearienne, « hors de ses gonds », cet autre temps qu’il faut en tout cas postuler, ne serait-ce que pour donner un statut à tout ce qui, dans une époque, se pense en avant d’elle, sur le mode de l’anticipation »6. C’est, en partant de cette idée, qu’elle propose, par exemple, d’interroger les pratiques contemporaines d’oubli des violences, au sein de nos sociétés démocratiques – et elle pensait essentiellement, en 1992, à l’ajournement perpétuel de certaines actions juridiques à l’encontre de responsables de Vichy –, en les éclairant à partir de l’amnistie qui, en 403 avant notre ère, fut décidée à l’encontre des crimes commis par la dictature des Trente. Nicole Loraux y perçoit l’amorce de ce qui constituerait une spécificité du régime démocratique en tant que tel : la démokratia éprouverait des difficultés à assumer le kratos (le pouvoir) qui la constitue, un peu comme si, nous dit-elle, « le démos n’assumait pas d’avoir eu la victoire et d’occuper le pouvoir, car il lui faudrait par la même occasion reconnaître qu’il n’est pas le tout »7. De là dérive le sens de l’anachronisme qu’elle propose : « Je fais l’hypothèse que, de cette inquiétude face au mot [kratos8], il est resté, dans la tradition occidentale, par-delà ruptures et – évidentes – modifications, l’habitude d’édulcorer la démocratie. […] De cet oubli […], il se pourrait que nous soyons encore les héritiers »9. Et lorsque Pasolini semble plaquer l’apocalypse nazie sur la période des années soixante-dix, un certain souci méthodologique n’est pas non plus absent de sa démarche, comme en témoigne cette justification de l’anachronisme pratiqué : « Pensez à ce que peut signifier une récession dans ces conditions [celles de l’Italie de 197410], vous ne pourrez vous empêcher de frissonner si, ne serait-ce que pendant un instant, le parallèle – peut-être arbitraire, peut-être romanesque – avec l’Allemagne des années trente se présente à vous. Notre processus d’industrialisation de ces dix dernières années a quelque analogie avec celui de l’Allemagne d’alors : c’est dans de telles conditions que la consommation, avec la récession de 1920, ouvrit la voie au nazisme »11. Bien sûr, lorsque Nicole Loraux cherche à donner, par le biais de la levée de l’interdit portant sur l’anachronisme en histoire, un statut à ce qui « se pense en avant » d’une époque, « sur le mode de l’anticipation », elle vise essentiellement à rendre possible un éclairage du temps présent par l’insertion en son sein de préoccupations ou d’événements relevant du passé, et donc, ce qui se penserait en avant de l’époque, c’est ce qui, donné dans un autre temps, antérieur, permettrait, mutatis mutandis, de penser la logique à l’œuvre dans certains événements actuels. C’est bien le type de démarche de Pasolini, lorsqu’il fait interférer l’époque du

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nazisme avec notre présent, et les propos de Nicole Loraux, s’ils ne permettent certes pas d’encadrer, méthodologiquement, la portée prophétique des paroles de Pasolini, rendent cependant possible, indirectement, leur saisie selon la même logique. En effet, si l’on accepte l’idée que le passé est susceptible d’éclairer le présent, on ne peut pas en exclure la conséquence, logiquement inévitable, selon laquelle l’époque passée contenait alors bel et bien en elle quelque chose qui annonçait notre époque, de la même manière, donc, que notre présent contiendrait quelque chose qui annonce l’avenir12. Pasolini utilisera les deux versants de l’anachronisme ainsi entendu, mais au fond, c’est d’une manière assez inextricable qu’il aura recours aux deux aspects indiqués ici de l’anachronisme, car il est en effet toujours difficile de faire le départ entre les moments où l’auteur évoque le présent déjà advenu, ou un présent contenant déjà ce qui ne lui est pas encore advenu, c’est-à-dire de distinguer la pratique de l’anachronisme préconisé par Nicole Loraux pour le travail de l’historien, et celle, seulement inférée à partir du propos de l’historienne, pouvant déboucher sur une anticipation prophétique plus que prévisionnelle, tant il est vrai que Pasolini est plus attentif aux signes d’une époque qu’à une évaluation raisonnée de données objectives. Mais la relation de cause à effet supposant qu’on se situe sur un plan homogène, en l’occurrence, celui d’un temps continu, si l’on rompt avec ce modèle continuiste, il devient fort délicat d’indiquer en quoi la démarche de Pasolini serait moins légitime que celle de l’historien attentif à une diversité des temporalités, qui aurait décidé de faire une place à l’anachronisme. Difficulté soulevée par Georges Didi-Huberman, commentant lui-même le texte de Nicole Loraux : « Audace cohérente [que celle consistant à proposer une « levée du tabou historien de l’anachronisme »13]. Mais audace difficile à légiférer – faire de l’histoire, serait-ce donc une question de tact ? – parce que l’anachronisme, comme toute substance forte, comme tout pharmakon, modifie complètement le visage des choses selon la valeur d’usage qu’on veut bien lui accorder. Il peut faire lever une nouvelle objectivité historique, il peut tout aussi bien nous faire tomber dans un délire d’interprétations subjectives. C’est qu’il révèle immédiatement notre manipulation, notre tact du temps »14. Dans ces conditions, la difficulté méthodologique devant laquelle se trouve l’historien rendant délicate la distinction entre le bon et le mauvais anachronisme, il s’ensuit, selon Jacques Rancière, que « [c]’est l’idée même de l’anachronisme comme erreur sur le temps qui doit être déconstruite »15, d’où l’on pourrait peut-être conclure, avec Alain Brossat, concernant les prophéties pasoliniennes, qui sont comme « des verdicts sur l’avenir en tant que celui-ci lui apparaît irrévocablement contenu dans la catastrophe du présent », que « la question n’est […] pas celle de ce qui pourrait être “sauvé” des diatribes, excès, débordements et coups de gueule qui tissent les Écrits corsaires, mais bien au contraire, tout simplement : les prédictions et jugements sur l’avenir qu’y énonce notre prophète furieux se sont-ils vérifiés ou ont-ils été invalidés ? »16.

4 Envisageons à présent quelques cas de pratique de l’anachronisme dans l’œuvre même de Pasolini, et voyons quels éléments d’une pensée de l’anachronisme il est possible d’en dégager. Concernant le scénario de Saint Paul, Pasolini aura recours à deux modalités distinctes de ce paradoxe temporel, l’une qu’on pourrait désigner comme relevant du déplacement, l’autre, de l’intégration. Les temporalités opposées (le présent comme temps de l’histoire, le passé comme préhistoire) se trouvent seulement déplacées, lorsque Pasolini modifie tous les lieux de l’époque de la prédication de Paul, et les reconfigure dans une géographie contemporaine (Rome remplacée par New York, Jérusalem par Paris, Antioche par Londres, le bassin méditerranéen par l’Atlantique),

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mais aussi lorsqu’il transpose les forces sociales en rapports d’opposition, sans pour autant modifier la lettre même du message de saint Paul ; en revanche, les temporalités opposées se trouvent prises dans un mouvement qui est bien d’intégration, lorsque Pasolini pratique délibérément l’anachronisme, à l’intérieur du récit, dans le scénario. Dans ce dernier cas, en effet, le sens est privilégié par rapport à toute idée de chronologie, notamment quand il évoque explicitement, dans ce texte, l’anachronisme qui, donnant à voir le Paris de l’Occupation, dans une période où pourtant elle a cessé, s’apparente donc, selon sa propre interprétation, à un moment onirique. Il s’agit alors de mettre en évidence l’idée d’une société de consommation relevant d’un « nouveau fascisme ». En effet, après avoir fait remarquer que, à l’encontre de la rectification effectuée par le traducteur français du Saint Paul, Pasolini situait la période d’occupation de Paris de 1938 à 1944, Hervé Joubert-Laurencin établit nettement que « la France de Vichy qui intéresse Pasolini reste occupée et telle quelle, sans souci de vraisemblance historique chronologique, pendant près de trente ans, jusqu’à la scène 84 dans laquelle, brusquement, les SS se transforment en GI’s par un “saut figuratif onirique ” (traduit : “comme dans un rêve”) » – et c’est un tel allongement de cette période d’occupation qui permet de comprendre comment il se fait que « l’occupation de Paris [décrite dans la scène 76] évoque […] irrésistiblement le mois où Pasolini a écrit son Saint Paul : mai 68 »17. C’est donc parce qu’il est capable de jouer un rôle de révélateur, y compris au sens photographique du terme (sa capacité à donner naissance à une vision, faisant apparaître des éléments absents de la réalité actuelle, en tant que disparus, ou non encore advenus), que l’anachronisme peut être utilisé, délibérément, comme instrument de connaissance. Ne nous trompons donc pas, lorsqu’on parle de « moment onirique », à propos de ces anachronismes délibérés, en ce que si l’on se réfère à l’idée des rêves dont parle le film Les Mille et une nuits, il faut comprendre qu’ils contiendraient, en leur ensemble, ou plutôt à travers leur manière de se réfléchir les uns les autres, « la vérité ». Il ne s’agit pourtant pas de redonner vigueur à la simple idée de Cocteau, selon laquelle les mythes seraient des mensonges qui disent la vérité, puisqu’en ce cas, il faudrait considérer qu’il y a dans ces récits un noyau de vérité, inoxydable, susceptible de traverser les époques, tout en demeurant égal à lui-même ; on est très loin d’une telle conception chez Pasolini, en ce que, chez lui, le texte de saint Paul, par exemple, ne peut délivrer quelque enseignement pour notre époque, qu’à la condition qu’on opère une transposition – ce qui ne signifie certes pas seulement la nécessaire actualisation des références historiques, mais aussi la prise en compte du retournement subi par le message paulinien lui-même. Autrement dit, la parole de saint Paul serait si peu « parole d’évangile », à reprendre en tant que telle par notre époque, qu’elle-même se retournerait déjà en son inverse, en ce que son message potentiellement universaliste se doublerait en effet toujours du conformisme propre aux créateurs d’Église. Dès lors, l’aspect libérateur de Paul (permettant de sortir d’une appartenance sectaire) se doublerait d’un aspect répressif – et c’est cette dualité qui le rend apte à nous apprendre quelque chose sur notre époque, notamment sur le fait que les discours de libération sexuelle ont pu déboucher sur le conformisme de l’hédonisme, ou encore sur le fait que les promesses des mouvements de la Résistance et de l’antifascisme ont pu s’achever dans les formes d’un « nouveau fascisme ». Hervé Joubert-Laurencin, à cet égard, touche très juste, lorsqu’il écrit que « [l]a transposition pasolinienne est fondée non sur la permanence mais sur le glissement des idéologies, l’enjambement perpétuel. Ce qui reste permanent, poursuit-il, permettant et induisant ainsi la balade anachronique, c’est le changement, c’est que tout se retourne toujours en

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son contraire »18. De fait, que le capitalisme industriel ait eu pour objectif premier de nourrir les enfants de la bourgeoisie, cela n’empêche pas qu’il finisse par les dévorer, comme l’enseigne Porcherie, et comme le rappelle Salo ou les 120 journées de Sodome, au moment où les filles des quatre criminels sont brutalement introduites, par des miliciens, dans la pièce où se tiennent leurs pères respectifs, le Duc déclamant alors ces mots, de Pasolini lui-même : « […] la bourgeoisie n’a jamais hésité même à tuer ses fils ». C’est sur la base de ce renversement que s’effectue la fusion du paléo et du néo- capitalisme, dans Porcherie, mais tout autant la transposition de l’univers nazi-fasciste dans celui de la société de consommation, dans Salo. Au demeurant, plutôt que d’évoquer une inversion, un retournement en son contraire, il serait sans doute préférable de parler de répétition accompagnée de variations, d’écarts, de différences, manière de parler susceptible de laisser la place à l’idée d’une latence donnée dans les phénomènes eux-mêmes, et qui permettrait de comprendre, par exemple, en quoi les régimes démocratiques des sociétés industrielles ne sont pas l’autre absolu des régimes fascistes, leçon qu’on peut retirer de la fusion anachronique opérée entre paléo et néo- capitalisme, dans Porcherie, à travers la fusion des entreprises de Klotz et de Herdhitze.

5 En ce qui concerne Pétrole, on peut dire que la pratique de l’anachronisme traverse le livre de part en part, à travers des images mêlant les époques, à travers les « visions » de certains personnages, à travers les descriptions donnant à percevoir diverses couches de temporalité cristallisées en un phénomène, etc. On va donc privilégier ici un moment où Pasolini s’explique quant à la distinction qu’il effectue entre anachronismes conscient et inconscient. Plongeant dans l’univers de l’homologation consumériste, les épisodes de la « Vision » du « Merde » peuvent nous être utiles à cet égard, précisément dans ce décalage entre les images enregistrées par un Carlo caméraman et le discours (rationnel) des « trois Dieux qui entraînent le chariot de Carlo »19. En effet, enregistrant la monstrueuse expressivité de certaines manifestations corporelles, capillaires, vestimentaires propres à notre époque actuelle, Carlo bénéficie, grâce au discours des dieux, de la mise au jour des références historiques inaperçues que ces formes d’expression charrient inconsciemment. Autrement dit, là où la seule image cinématographique donnerait à percevoir ces corps contemporains, les paroles des dieux permettent de la sous-titrer, et donc de porter à la conscience du spectateur les anachronismes en acte dans ces effets de mode. Certains, ayant « la tête pleine, gonflée de cheveux aux racines serrées sur le front et sur les tempes » renvoient ainsi à la « mise en plis », ou à la « permanente » des « dames des années quarante » – même si le visage actuel n’est pas laid, il est comme « humilié par cette coiffure “citée” d’une période qu’il ne connaît pas, au point de paraître monstrueuse, au point de donner des pincements au cœur » ; d’autres citeront inconsciemment les années vingt ou le début des années trente, avec des cheveux tombant de part et d’autre du front, « tout lisses », mais laissant se dessiner, « le long du front […] une longue frange soignée » – que d’autres remplaceront par des « accroche-cœurs » ; il y en a qui citeront « des Grands du passé qui leur sont parfaitement inconnus : l’un le Christ, l’autre Cavour, un autre encore un intellectuel réactionnaire du XVIIIe siècle, un autre un magistrat dont un peintre néo-classique a fait le portrait, etc. » ; il n’est pas jusqu’aux barbes qui ne charrient leurs citations inaperçues, comme celle de « certains blonds », au « poil léger », chez lesquels « la barbe tombe en ondulant, comme chez un apôtre “liberty” » ; etc.20 Dans ces manifestations, comme dans celles relatives à l’uniformisation des vêtements, on se trouve, selon l’auteur, face à « un humiliant et déplorable phénomène de mélange de classes », spectacle susceptible de provoquer, en serrant le cœur, « une

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profonde et irrémédiable consternation »21. Mais si ces citations sont jugées déchirantes par Pasolini, c’est essentiellement parce qu’elles défigurent des corps à leur insu, parce que ce sont des citations inconscientes, qui émanent d’un simple conformisme. De ce point de vue, si Benjamin peut écrire que « [l]a mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois », et qu’en cela, « [e]lle est le saut du tigre dans le passé », c’est qu’il précise dans le même temps que la mode constitue « une arène où commande la classe dominante »22, ce qui fait toute la différence avec le phénomène décrit ici par Pasolini. Autrement dit, si la mode est capable de citer des époques passées comme la Révolution française citait l’ancienne Rome, c’est qu’on la considère comme un phénomène pleinement conscient : à l’image de Robespierre, pour qui « la Rome antique était un passé chargé d’ “à présent”, qu’il arrachait au continuum de l’histoire »23, la mode saurait débusquer dans l’Autrefois ce qu’il convient d’actualiser. Benjamin évoquait bien sûr la mode bourgeoise, et nul doute que les créateurs en la matière, en effet, ne puisent pas de manière irréfléchie dans le passé, pour en exhumer certains costumes – à l’inverse, les effets de mode dont parle Pasolini, concernant ici la pilosité essentiellement, tiennent bien davantage à des effets de masse, à un conformisme, qui ignore tout des époques citées (et même qu’il y a citation). C’est donc l’anachronisme qui est, à cette occasion, dans notre ère consumériste, ramené à l’insignifiance, et là est le plus grave ; Pasolini, en effet, ne regrette pas du tout la mode consciente d’elle-même, en ce qu’elle ne concerne que la bourgeoisie – ce qu’il regrette, c’est bien la puissance galvaudée de l’anachronisme, car, selon les mots de Benjamin, « [l]e même saut [que celui de la mode], effectué sous le ciel libre de l’histoire, est le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx »24.

6 Au fond, dans ce décalage temporel entre les expressions corporelles de cette « nouvelle jeunesse » et les périodes citées, l’anachronisme devenu conscient pourrait se révéler fort intéressant du point de vue d’une résistance possible à l’ère consumériste. De fait, la puissance de l’anachronisme en tant que tel est altérée, voire éteinte, du fait des puissances d’intégration de notre époque qui, travaillant à l’uniformisation de la réalité, suppriment le passé en l’absorbant (la citation inconsciente est un modèle de ce type d’absorption). Il ne suffit pas que les corps pauvres du film Les Mille et une nuits constituent un anachronisme pour notre univers consumériste, il faut que le mouvement du film s’arrête sous le coup de leurs regards plongés dans la caméra pour qu’ils percent réellement l’écran de tout l’éclat de leur présence – et encore faut-il bien relever que l’abjuration à laquelle se livra Pasolini est bien le signe de cette puissance d’intégration propre à la société de consommation. Il y aurait donc nécessité de faire naître une conscience de l’anachronisme (aussi difficile qu’il puisse être de trouver les corps susceptibles, encore, de jouer ce rôle, et de quelque manière qu’on arrive à provoquer cet anachronisme, si en effet ces corps devenaient réellement introuvables), susceptible de réaliser un « arrêt dialectique » (Benjamin) de la temporalité présente, capable de mettre hors-circuit les puissances d’intégration propres à notre « enfer hédoniste » (Schérer).

7 Un autre paragraphe de la « Vision », dans Pétrole, désigne comme « déphasage » une quasi erreur technique susceptible de faire surgir un monde immémorial : à la faveur d’une brume s’étant levée subitement, le caméraman n’aperçoit plus les immeubles neufs, et à leur place, bientôt, il voit « des masures et les piliers d’un Aqueduc » ; les dieux « instillent » alors en l’esprit de Carlo qu’on a là « ce qui fut autrefois une grande métropole plébéienne », et, à partir de là, observant, « Carlo […] voit dans le double – dans l’hallucination du déphasage (presque une coquille d’imprimeur) – fourmiller

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l’antique plèbe : ce ne sont que des haillons, vieux pantalons grisâtres, chemises blanches, tricots de couleurs, et quelques pièces de vêtement surprenantes, un petit foulard rouge, une casquette de “Marine” vissée sur les yeux et avec la nuque à découvert »25. On a là l’illustration de ce qui constitue pour ainsi dire une erreur, un scandale pour les règles de la narration, comme lorsque les figurants des Mille et une nuits regardent la caméra de face, mais plus profondément, on trouve ici l’idée d’un nécessaire dynamitage de la réalité, ou du moins, en l’occurrence, de sa représentation, de façon à y introduire ce qui n’y a aucune place – c’est le principe même de l’anachronisme, mais cette fois rendu à sa claire conscience, ouvrant alors sur ce que Benjamin pourrait nommer un « réveil ». Dans Pétrole, ce n’est donc pas au moyen du recours à la contamination linguistique de la langue écrite par la langue orale que s’effectue l’irruption de la plèbe, comme c’était le cas pour les romans romains par exemple, la langue standard partout répandue empêchant pratiquement cette solution, et si un tel surgissement a lieu, il se réalise au sein même de l’écriture se voulant le plus possible informative – et ne pouvant de toute manière qu’être telle, s’il est bien vrai que c’est la langue elle-même qui est passée sous le règne de l’instrumentalité. C’est donc par la pratique de l’accumulation qu’on atteint ici à une modification linguistique affectant la langue informative : les informations elles-mêmes, accumulées, comme chez Sade, finissent par gagner une forme d’expressivité. Les corps pauvres sont si souvent décrits, évoqués, qu’ils en finissent par gagner une forme de présence, quand bien même nombre de remarques de Pétrole établissent l’effectivité du « génocide culturel » les ayant engloutis. Dans son dernier film, Salo ou les 120 journées de Sodome, Pasolini saura se souvenir de cette unique possibilité d’altérité puisée au sein même de l’autoréférentialité, façon d’indiquer qu’aucun ailleurs n’étant possible, seules des pratiques de résistance, telles que Michel Foucault, par exemple, a su en tracer les contours, restent possibles.

8 Finissons par l’évocation encore d’une « vision » extraite de Pétrole. Il s’agit de celle par laquelle Carlo voit son père, et que Pasolini, dans le « roman » même, commente ainsi : « En tant qu’auteur et inventeur de cette Vision, je dois dire que l’Anachronisme peut retrouver réalité et actualité, mais que cela ne se produit pas par hasard. C’est la nécessité de maintenir du Passé dans le temps moderne arrogant qui le rend éloquent. Il est vrai qu’il s’agit d’un retour et d’une réinstallation éphémère, mais au moment où c’est, c’est »26. Il y a donc un moment pour l’anachronisme (« cela ne se produit pas par hasard »), comme il y a un moment pour l’arrêt du temps susceptible de donner naissance à une « image dialectique » – et de la même façon que cette dernière est fragile et ne dure que le temps d’un « éclair », l’anachronisme reste « éphémère ». Par ailleurs, arrêtons-nous un instant sur le terme de « retour » utilisé par Pasolini. On pourrait l’entendre d’abord comme retour du refoulé, ce qui permettrait de retrouver le voisinage entre l’image dialectique de Benjamin et « l’image-symptôme » chez Didi- Huberman, étant entendu alors que c’est en temps de crise que les contenus latents seraient susceptibles de percer27, mais également comme retour de ce qui diffère, comme on l’a indiqué déjà à propos du scénario de Saint Paul. Que l’anachronisme pasolinien cherche en effet à conjurer le retour du même, c’est ce que Pétrole affirme à sa manière, en opérant une distinction entre une répétition monotone et une « véritable répétition » : le Carlo dont il est question à ce moment « aimait alors les corps des femmes et des petites filles bourgeoises, et il était contraint par la nécessité à répéter tous les soirs la scène de sa passion sexuelle, pour s’accommoder du monde du travail et de la pauvreté. En tout cas, l’organisation (le rendez-vous, la chambre, le lit, la

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femme ou la petite déjà apprivoisée et obéissante) était atrocement anti- aphrodisiaque : parce qu’elle supprimait la joie si élevée, si désespérée de la véritable répétition, qui est celle du miracle, avec son risque mortel s’il le faut, ou presque »28. On comprend en quoi l’univers de l’hédonisme rend donc cette « véritable répétition » impossible, en ce qu’en produisant des corps indistincts, il a rendu impossible la rencontre de l’altérité corporelle, conservée « dans sa “pâte” populaire, qui était santé, barbarie, criminalité »29. C’est donc à l’anachronisme qu’est confiée la tâche de rendre à nouveau possible le « miracle », c’est-à-dire de faire revenir l’inanticipable. Lors de la célèbre note 55, décrivant un grand nombre d’actes sexuels réalisés par Carlo, Pasolini indique en effet, à propos d’un garçon (parmi les vingt annoncés), qui vient déjà après bien d’autres, que le « miracle » va pourtant se répéter, sans que ce Gianni puisse être considéré comme un élément d’une série : « Et du reste, précise Pasolini, cela ne se serait pas produit différemment, si les garçons au lieu d’être vingt, avaient été mille. Ce puissant piquet de chair, chaude, molle et durcie jusqu’au ravissement, qui avait pénétré en lui, était un véritable miracle : le voir se vérifier apparaissait à Carlo, une fois encore, comme éperdument nouveau »30. Quand on sait le rôle central que Pasolini attribue aux corps et à la sexualité, aussi bien en ce qui concerne la connaissance que la politique, on peut déceler dans cette description érotique un modèle de la bonne répétition, à-même d’être réinvesti dans le cadre de sa conception, résolument non romantique, de l’anachronisme, comme susceptible de faire revenir le passé, mais sur le mode de la remémoration, en ce que, selon les mots de Benjamin, « [c]e que la science a “constaté”, la remémoration peut le modifier »31, ce qui signifie au fond, dans l’optique de Proust cette fois, que ce qui revient, c’est ce qu’on n’a jamais vécu.

NOTES

1. Pier Paolo Pasolini, Poesia in forma di rosa, Garzanti, Milan 1964 – pour la traduction : www.pasolini.net/français03.htm. 2. Pier Paolo Pasolini, cité in Martine Boyer, Muriel Tinel : Les films de Pier Paolo Pasolini, Dark Star, Paris, 2002, p. 118. 3. Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, Seuil, Paris 2000, p. 82-83. 4. Ibid., p. 83-84. 5. Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, Paris, 1976, p. 266 (c’est moi qui souligne). 6. Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », in Le genre humain, juin 1993, p. 23-24 (c’est moi qui souligne). 7. Ibid., p. 33. 8. Alain Naze 9. Ibid., p. 33-34. 10. Alain Naze 11. Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, p. 266. 12. Un écho leibnizien se fait ici entendre, précisément lorsqu’en évoquant la vision immédiate, en Dieu, de la suite des événements, au moment même où Il les choisit, Leibniz écrit : « C’est une règle de mon système de l’harmonie générale que le présent est gros de l’avenir, et que celui qui voit

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tout, voit dans ce qui est ce qui sera » (G. W. Leibniz, Essais de théodicée, Garnier-Flammarion, Paris, 1969, p. 329). 13. Nicole Loraux 14. Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Minuit, Paris, 2000, p. 34. 15. Jacques Rancière, cité in G. Didi-Huberman, ibid. 16. Alain Brossat, « De l’inconvénient d’être prophète dans un monde cynique et désenchanté », in Lignes, n° 18, octobre 2005, p. 59. 17. Hervé Joubert-Laurencin, Portrait du poète en cinéaste, Cahiers du cinéma, Paris, 1995, p. 178. 18. Ibid., p. 172. 19. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, Gallimard, Paris 1992, p. 352. 20. Ibid., p. 354-355. 21. Ibid., p. 358. 22. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, p. 439. 23. Ibid. 24. Ibid. 25. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, p. 357. 26. Ibid., p. 268. 27. « […] nous ne pourrons produire une notion conséquente de l’image sans une pensée du temps impliquant la différence et la répétition, le symptôme et l’anachronisme, c’est-à-dire une critique de l’histoire comme soumission unilatérale au temps chronologique » (G. Didi-Huberman, op. cit., p. 49). 28. Pier Paolo Pasolini, Pétrole, p. 205-206. 29. Ibid., p. 205. 30. Ibid., p. 242 (c’est moi qui souligne). 31. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Cerf, Paris, 1989, p. 489.

INDEX

Mots-clés : anachronisme, histoire, image, mode, Pasolini, répétition, vision

AUTEUR

ALAIN NAZE Doctorant en philosophie, université Paris 8

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La pratique musicale comme contre- conduite chez Fela Kuti

Julien Perez

1 À l’orée des années soixante-dix, le musicien nigérian Fela Kuti forge un style musical qu’il baptise l’Afrobeat, mélange de chansons et d’instruments du terroir au highlife ghanéen, avec des influences rhythm’n’blues, soul, jazz et funk venues d’Amérique. En 1977, il n’a de cesse de propager son hymne, Zombie, chanson dont le destin conditionne l’extradition de Fela à la fin de cette même année. Nous nous proposons de revenir sur cette décennie au cours de laquelle Fela tente de créer une rupture, à la fois artistique et politique, à partir du champ musical. Plus précisément, l’art et le politique, ces deux sphères que l’on juge volontiers hétérogènes, paraissent ici enchevêtrés à un point qui force l’interrogation de leurs rapports. Notre ambition n’est pas de faire émerger à l’aune de cette étude des connexions objectivantes entre musique et politique mais plutôt de comprendre comment un musicien peut formuler, envisager et vivre ces rapports possibles.

2 Il nous semble également intéressant de faire dialoguer les faits et gestes de Fela en cette période avec l’élaboration conceptuelle des notions de résistance et de contre- conduite chez Foucault. Cet intérêt réside notamment en ce que le contexte dans lequel Fela tente de renverser certains rapports de domination est éloigné de celui, principalement occidental, à partir duquel Foucault échafaude sa réflexion, bien que comportant des traits de ressemblance, particulièrement à travers des formes de gouvernementalité telles que le pastorat ou la raison d’État. En effet, le Nigéria durant cette période est un pays aux mains de l’armée. Le pays est dirigé par des militaires dès 1966, soit trois ans après s’être constitué comme une république démocratique. Dès l’indépendance acquise en 1963 éclatent des guerres ethniques qui enlèvent rapidement toute légitimité de représentation au gouvernement constitutionnel. L’armée accède alors au pouvoir pour rétablir l’ordre, justifiant son ingérence dans la sphère politique par l’argument démocratique suivant lequel le gouvernement élu n’est plus apte à représenter et à protéger les intérêts de la nation. Cohabitent alors de manière paradoxale le modèle d’une société militaire calqué sur la relation univoque qui lie l’État-major à son armée et le modèle d’une société démocratique où un espace

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de discussion public est censé assurer une dynamique de l’équivocité selon laquelle les impulsions du peuple sont reprises par le gouvernement dans un mouvement perpétuel. Du fait de cette situation, la contestation embrasse souvent à la fois l’autoritarisme militaire et la légitimité de la représentation démocratique.

3 Alors que Foucault analyse l’émergence de sociétés occidentales modernes dans lesquelles le contrôle et la gestion de la population passent davantage par une homogénéisation et un conditionnement diffus que par la coercition, le Nigéria des années soixante-dix est un pays où la violence d’État est omniprésente. À ce titre, on ne peut qu’être frappé par l’abîme qui sépare Fela d’individus occidentaux étant à la même époque dans une position de résistance, comme par exemple les acteurs du mouvement punk. Si la musique peut être contestataire en Occident, elle met rarement en jeu l’intégrité physique des artistes. À l’inverse les grèves de la faim, les attentats suicide ou les immolations en guise de protestation interfèrent peu avec des considérations artistiques. Or l’avènement de Fela comme grand musicien se déploie dans une proximité déconcertante avec la mort et la destruction. Des paroles de Zombie décrivant la cruauté de l’armée nigériane au dépôt du corps de la mère de Fela devant la résidence du général Obasanjo semblent s’élaborer des stratégies de résistance qui, en l’absence d’un espace de dissensus sauf, sont infiniment moins discursives que les tentatives occidentales contemporaines. Ces stratégies se déploient plutôt dans ce champ de bataille que constitue le corps dont le statut oscille constamment entre celui de véhicule d’aliénation, d’humiliation, d’anéantissement et celui de transe, d’instrument polyvalent d’action et de création, moyen de libération individuelle et collective. Il n’en fut pas toujours ainsi dans la vie de Fela et c’est pour cela que nous nous limitons à cette période. Quelques années plus tard, dans un climat politique apaisé, il donnera à sa lutte une forme plus argumentée et conventionnelle en se présentant aux élections présidentielles, mais l’année 1977 nous semble plus intéressante en ce que la musique de Fela, dans sa pratique et sa réception, est alors incitation à se conduire différemment face à la mort.

4 L’Afrobeat affiche différentes ambitions contenues dans la polysémie de son nom : battement cardiaque, rythme, combat.

5 Fela pose les bases de ce style musical au Nigéria en 1963, mais cette appellation désigne alors moins la naissance d’une forme artistique révolutionnaire qu’une tentative pour tenir le choc face à son concurrent Geraldo Pino, qui joue la musique de James Brown et des autres artistes soul américains et dont le succès nigérian est immense. En effet, la musique de Fela est à cette époque un mélange de highlife, musique populaire urbaine d’origine ghanéenne occupant alors la majorité du paysage musicale nigérian, et de jazz sans grande portée novatrice, et celui-ci demeure un musicien relativement insignifiant. Quelque temps plus tard, en 1967, les atrocités perpétrées pendant la guerre civile nigériane ayant lieu au Biafra ébranlent son patriotisme mais ne changent pas radicalement son approche de la pratique musicale. En 1969, il fait un voyage aux États-Unis et rencontre Sandra Isidore, une militante de la cause noire américaine. Il découvre alors les écrits du militantisme noir radical comme ceux de Malcolm X. Il devient immédiatement un fervent défenseur du panafricanisme et décide de refonder l’Afrobeat auquel il incorpore des éléments soul, rythm’n’blues et funk américains ainsi que des chants africains traditionnels. La théorisation de l’Afrobeat comme synthèse de toutes les grandes musiques noires

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semble totalement solidaire d’une prise de conscience des humiliations dont la diaspora africaine est victime.

6 L’analyse de la genèse de l’Afrobeat ne semble donc pas autoriser la séparation entre une certaine pression de la modernité artistique qui pousse le musicien à repenser sa pratique, à se réinventer, et la nécessité, quant à certains effets de pouvoir et états de domination extérieurs à la sphère musicale, de situer cette pratique artistique. Elle nous intéresse sous deux aspects. D’une part, elle semble être un matériau propice à dialoguer avec la conceptualisation foucaldienne des contre-conduites et des stratégies de résistance. D’autre part, elle permet de penser certaines intrications entre musique et pouvoir.

7 L’Afrobeat est d’emblée un combat et le premier point de croisement avec les analyses foucaldiennes réside dans le fait que cette arme a des cibles multiples qu’on ne saurait résoudre en un pôle de pouvoir situé et homogène. Les relations de pouvoir contre lesquelles s’élabore l’Afrobeat ne se limitent pas à un seul type de gouvernement politique ou économique mais s’étendent à de multiples niveaux de la vie sociale et culturelle. Il suffit d’explorer la discographie de Fela dans les années soixante-dix pour rendre compte de cette multiplicité. Avec les morceaux Shakara et Yellow Fever, il dénonce la manière dont les femmes nigérianes s’occidentalisent, par leurs tenues et par l’usage de crèmes blanchissantes. Sur , il s’adresse aux hommes africains en leur demandant de ne pas s’habiller à l’occidentale alors que Confusion ou No Bread appellent à une meilleure répartition des ressources, notamment le pétrole nigérian, et fustigent le colonialisme et le néo-colonialisme. Enfin, Zombie marque son entrée en guerre contre le gouvernement militaire nigérian.

8 À l’éclatement de ces cibles répond une multiplication plutôt anarchique des stratégies et tactiques de résistance adoptées par Fela qui interdit la réduction de ce combat à une opposition simpliste entre deux positions stables. Ici encore, les caractéristiques que donne Foucault de la résistance comme n’étant pas « antérieure au pouvoir qu’elle contre » mais « coextensive et absolument contemporaine »1 ainsi que son analyse, dans ses cours au Collège de France, des contre-conduites relatives à la pastorale chrétienne qui ne se révèlent pas extérieures au christianisme mais dont les éléments tactiques sont inhérents au régime dont elles tentent de se dissocier2 semblent éclairer l’apparente incohérence des choix de Fela.

9 Ce dernier choisit de chanter en anglais pidgin, l’anglais du peuple, au détriment de sa langue maternelle, le yoruba, afin d’être compris par un plus grand nombre d’Africains. Il critique le régime militaire nigérian à partir du concept occidental de droits de l’homme alors qu’il combat violemment l’influence de l’Occident sur le continent africain, allant jusqu’à considérer le sida comme l’une de ses mystifications. Il oppose aux symboles militaires le poing levé des Black Panthers et un nom de chef de guerre, Anikulapo, « celui qui porte la mort dans sa bourse ». Il proclame sa grande demeure nigériane « république libre de Kalakuta » et la dote d’un studio d’enregistrement, d’un marché, d’un hôpital et d’une prison. Dans cette liste des quelques mesures phares entreprises par Fela et qui eurent les effets escomptés de déstabilisation des rapports de domination visés, on ne peut que constater l’absence d’extériorité de ces stratégies de résistance vis-à-vis de ce qu’elles combattent. D’une part, elles lui empruntent souvent les mêmes armes en en modifiant le champ d’application et la portée. D’autre part, elles ne semblent pas aboutir à une libération mais à une modification des rapports, ainsi nous pourrions aussi bien prolonger le travail de Surveiller et punir ou de

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Naissance de la clinique dans l’analyse des prisons et des hôpitaux de la république nigériane des années soixante-dix que dans l’analyse de la prison et de l’hôpital de la « république libre de Kalakuta ».

10 Le deuxième aspect mobilisant notre attention dans la formation de l’Afrobeat vise les relations entre musique et pouvoir. Compte tenu des éléments biographiques que nous venons de citer, on peut en effet se poser la question de savoir si l’engagement de Fela dans sa lutte contre le gouvernement nigérian et l’impérialisme occidental est contingent quant à son apport artistique. On peut en effet penser qu’il existe un devenir militant du musicien, ni plus ni moins que pour quiconque, lorsqu’il juge la nécessité d’agir en vue d’une émancipation quelconque mais que cela ne le prémunit pas d’endurer l’irrémédiable scission entre musique et politique, en comprenant ce dernier terme comme champ d’action permettant d’agir sur l’action des autres. Or, nous soutenons qu’on ne peut effectuer cette scission dans la naissance de l’Afrobeat. Autrement dit, la découverte des écrits du militantisme noir permet à Fela de penser ce style musical révolutionnaire qui, en retour, lui donne une incidence nouvelle sur les rapports de pouvoir qu’il entend renverser. Dans ce cas précis, le musicien et le militant sont indissociables même si le partage peut s’effectuer sur certains faits biographiques. L’Afrobeat n’est pas une musique appliquée, une musique censée soutenir un élément hétérogène en l’esthétisant, comme la musique inaugurant une allocution présidentielle ou les nappes de violons accentuant le pathos d’une scène de cinéma. Il ne s’identifie pas non plus à la pulsation du chant guerrier qui vient donner du courage aux combattants ou exalter leur appartenance à un groupe. Les textes de Fela ne se greffent pas à la musique comme un surplus hétérogène qui aurait pu être tout autre. À ce sujet, il déclare dans un entretien : « It is very difficult for me not to have music that is not politics. Even if it’s not politics, it would have to be music that is very culturally aware for people to see the beauty of the African concept. »3Ces mots suggèrent la pratique d’une musique comportant une charge politique qui ne se situe pas dans le caractère engagé des paroles d’une chanson mais dans la forme musicale elle-même. Selon Fela, ce qui doit restaurer la fierté de l’Afrique noire et de ses ressortissants est une pratique musicale censée exacerber la grandeur de leurs facultés sensibles et intellectuelles. L’enjeu consiste à montrer que l’Occident n’a pas le monopole de la virtuosité et de la création de nouvelles formes capables de changer la sensibilité commune. De plus, et ce malgré l’influence de la pensée panafricaine dans la formation de ce style qui pourrait laisser croire que ce dernier répond à un certain phantasme unitaire, il nous semble que par ses origines multiples, la musique Afrobeat possède également quelque chose d’apatride qui marque une volonté d’émancipation artistique vis-à-vis du pouvoir officiel incarné par le gouvernement d’un pays quelconque. Il est à propos de rappeler que la modernité musicale africaine, contrairement à celle ayant cours en Occident, est intimement liée au pouvoir politique. Le highlife, par exemple, dont il était question précédemment, naît au sein de fanfares militaires et d’orchestres accompagnant le cortège officiel du président ghanéen Nkrumah au cours de ses déplacements. L’Afrobeat, par l’éclatement volontaire de ses bases, est structurellement barbare vis-à-vis de n’importe quel territoire étatique et tend à affirmer que les intérêts africains qu’il défend ne sont pas les mêmes que ceux des divers gouvernements dispersés sur le continent.

11 On pourrait dire que l’Afrobeat peut se penser par rapport aux différents nœuds de pouvoir décrits précédemment selon un double mouvement : une distanciation créatrice à partir de laquelle il établit ses propres normes et un mouvement plus

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offensif en ce que ces nouvelles normes remettent en question l’apparente immuabilité des relations de pouvoir selon lesquelles l’art occidental est supérieur à l’art africain et les différentes musiques africaines sont une collection de célébrations étatiques.

12 Il nous importe maintenant d’examiner plus soigneusement les contre-conduites et les stratégies de résistance qu’oppose Fela au pouvoir qui s’exerce sur lui de la façon la plus directe alors que le général Obasanjo est à la tête du gouvernement nigérian.

13 En 1977, Fela et son groupe Afrika 70 composent le morceau Zombie à la fois reconnu comme l’une des plus grandes réussites musicales de l’Afrobeat et comme la première charge frontale envers l’armée nigériane. Ce morceau nous paraît particulièrement digne d’intérêt en ce que semble s’enrouler autour de son devenir l’histoire d’une lutte entre différents corps : corps de zombie, corps de danseur, corps de musicien, corps de théâtre, corps de martyr.

14 Le premier corps, le corps dont la description déclenche le combat, est un corps dépossédé de toute singularité. Il ne possède aucun attribut, il est un corps inactif au sens où il ne saurait être sa propre cause.

15 Zombie no go go, unless you tell am to go Zombie no go stop, unless you tell am to stop Zombie no go turn, unless you tell am to turn Zombie no go think, unless you tell am to think.Ce corps indifférent est commun aux soldats qui exécutent les ordres et aux civils qui laissent faire sans questionner la légitimité de ces actions. C’est un corps séparé de sa puissance d’agir dont les mouvements sont déterminés par une cause extérieure. Zombie est un mot qui désigne, dans le vaudou, quelqu’un qui est sous le contrôle total d’un sorcier. Après avoir été affectée par une drogue puissante, la victime aurait tous les aspects d’un mort par un arrêt complet apparent des fonctions vitales. Le zombie est donc celui que l’on a privé de son âme, coupé de sa volonté.

16 Dans Surveiller et punir, Foucault décrit ces corps dociles que fabrique la discipline comme des corps dont les forces sont « majorées en termes économiques d’utilité et diminuées en termes politiques d’obéissance »4. Il ne nous parait pas anachronique d’effectuer ce rapprochement entre cette description du « moment historique des disciplines »5 que Foucault situe au XVIIIe siècle européen et la condition des soldats nigérians dont parle cette chanson car les techniques disciplinaires dont ils sont l’objet sont directement héritées du colonialisme britannique. Il est difficile de ne pas reconnaître ce rapport qui rend le corps humain « d’autant plus obéissant qu’il est plus utile, et inversement »6 dans un pays qui fut aux mains de l’armée de 1966 à 1979, les principaux protagonistes se succédant au gré des coups d’État, puis de 1983 à 1999. Cette omniprésence de l’armée dans cette partie de l’histoire nigériane consacre l’efficacité de ses agents et la non remise en cause de sa légitimité. Les soldats décrits par Fela sont d’autant plus efficaces qu’ils sont soumis.

17 Go and kill – joro, jara, joro Go and die – joro, jara, joro Go and quench– joro, jara, joro

18 Ces soldats tuent, détruisent et meurent sans que rien ne fasse obstacle à leur funeste labeur. L’assaut de Kalakuta est la triste confirmation de ce constat.

19 Pour déstabiliser l’efficacité de cette « anatomie politique »7 ou « mécanique du pouvoir »8 il semble qu’il faille réactiver ces corps tristement matériels, réduits à n’être qu’agents ou objets de destruction. Le morceau de Fela n’est pas une simple description de cet état d’apathie politique et d’efficacité sanguinaire caractéristique du zombie mais est une véritable entreprise de désenvoûtement véhiculée par la musique. On s’interdirait probablement de comprendre cela en se limitant à l’étude de

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l’enregistrement audio officiel de ce morceau qui conserve une force manifeste mais qui ne peut rendre compte à lui tout seul de ses répercutions à l’extérieur d’une sphère strictement esthétique. Il faut donc rappeler que Fela, dès 1973, possède un club, l’Afro- Shrine, dans lequel il se produit plusieurs fois par semaine, l’industrie du disque n’étant alors pas assez développée en Afrique pour permettre aux musiciens de vivre de leurs ventes de disques. Il apparaît donc nécessaire d’envisager Zombiedans sa réactualisation constante au cours de concerts marathoniens où se mêlent improvisations chorégraphiques, rythmiques, mélodiques et martèlement de la ritournelle Zombie, oh zombie. Ajoutons également que la musique africaine n’envisage pas l’œuvre musicale comme conçue et fixée par l’écriture mais comme un ensemble formel plus ou moins complexe, plus ou moins défini selon les cas, à partir duquel prend naissance l’œuvre proprement dite au moment où elle se joue. Elle prend donc corps véritablement lorsqu’elle se réalise dans le temps concret, lorsqu’elle se joue. Il est ainsi salutaire de visionner les rares images de ces performances pour sentir ce combat au corps à corps, pour entendre la répétition de ces paroles décrivant l’état du zombie jusqu’à l’essoufflement, en faisant ainsi surgir le caractère absurde et insoutenable, pour approcher cette tentative de réanimation par la transe. En effet, il nous semble que la lutte que constitue ce morceau, et d’une manière plus générale l’Afrobeat, se situe davantage dans une opposition entre le corps envoûté et le corps en transe que dans une volonté de prise de conscience, comprise comme réappropriation de qualités premières ayant fait l’objet d’une confiscation. Le corps n’est pas le dernier bastion de révolte au sens où il serait une citadelle inexpugnable en tant que réalité close et intime. Zombiedit tout le contraire. En revanche, le corps du musicien-danseur a un pouvoir de dématérialisation, une capacité fugitive au sens propre. Au rythme atrophié par la cadence de la marche militaire, enferré dans l’enclos d’une arithmétique binaire auquel Zombie fait référence – quick march, slow march, left turn, right turn – s’oppose une autre forme de répétition. L’Afrobeat est éminemment répétitif. D’abord, il constitue l’une des formes les plus abouties d’un art de la polyrythmie caractéristique des musiques africaines. La polyrythmie est une suite de formules rythmiques plus ou moins irréductibles qui s’organisent par rapport à une pulsation régulière et isochrone, exprimée ou sous-entendue. La répétition est donc traversée de subtiles variations d’accentuation, de résonance, de timbre et de durée, la formule apparemment répétitive est fondamentalement mouvante. Il en va de même pour le chant qui se déploie en répétitions de quelques motifs vocaux sujets à d’infimes variations d’intensité et de répartition chant/contre-chant, chant/chœurs. Enfin, les mouvements répétés des danseurs provoqués par cette forme musicale tendent à provoquer, au moyen d’automatismes musculaires, une sorte d’inconscience. La frénésie rythmique provoquant trépignements, déhanchements, balancements et tournoiements aboutit à l’éclipse de la vie consciente, à la déprise de soi. À l’image du zombie dont la conscience appartient désormais à celui qui l’a envoûté s’oppose donc la transe suscitée par la pratique de la musique et de la danse en ce qu’elle interdit la correspondance entre état d’inconscience et état d’assujettissement. Nicole Sindzingre, dans un article consacré à la possession dans les sociétés traditionnelles, établit une distinction entre transe et possession. Le premier terme met l’accent sur « la dissociation de la personnalité, qui s’accompagne de manifestations telles que l’hypnose ou les automatismes »9 alors que le second n’entraîne pas forcément la transe, « la maladie, par exemple, étant fréquemment perçue comme un état de possession, la transe pouvant survenir seulement au cours du traitement consécutif à ce diagnostic, notamment lors de

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cérémonies d’exorcisme »10. La transe est circonscrite à sa condition de phénomène extatique et correspond à l’état d’un individu inspiré dont l’âme voyage dans l’univers non humain, alors que la possession a davantage le sens d’une évaluation culturelle par les membres du groupe de la condition du possédé. On peut donc envisager le corps du musicien et du danseur en transe comme instance de résistance à la prise de pouvoir d’un agent extérieur. Cela permet peut-être d’éclairer cette description de la pratique musicale par Fela « Music is a spiritual thing. You don’t play with music. If you play with music you will die young. See, because when the Higher Forces give you gift of music, musicianship, it must be well used for the good of humanity »11.

20 La musique n’est pas simplement source de divertissement, de plaisir, et le moyen possible d’un enrichissement ou d’une reconnaissance. Elle est aussi ce par quoi le corps peut se spiritualiser et acquérir une humanité qui déborde son caractère mécanique et périssable.

21 On pourrait reprendre ces mots d’Alain Badiou au sujet de la danse qui n’est qu’un corps et qui force pourtant à admettre que dans sa pratique complexe et virtuose se joue quelque chose comme un « corps spirituel ou un corps spiritualisé ou un corps allégé de toute pesanteur, un corps à la fois terrestre et supraterrestre »12. Il dit du corps du danseur qu’il est « un corps disposé comme pensée dans l’espace, disposé comme spiritualité artistique dans l’espace »13. Nous ajouterons dans le cas étudié que cette pensée n’est pas de l’ordre de la maîtrise, mais d’une pensée fluidifiée, en mouvement perpétuel.

22 « Ne pas jouer avec la musique » c’est à la fois prendre au sérieux sa puissance effective, sa capacité à susciter de la pensée et ne pas la considérer comme le simple fruit d’un apprentissage, la stricte application de techniques et de normes n’ayant qu’une visée affective inoffensive. C’est aussi ne pas la considérer comme un outil, le véhicule d’un discours, ce que suggère le « with ». « Music is the weapon »14 conclue Fela, la musique elle-même agit sur les êtres, elle envole la pensée, elle est une force de frappe et une force de résistance.

23 Cette arme est utilisée par Fela au début de l’année 1977. En réponse au FESTAC (Festival for Black Arts and Culture) organisé par le gouvernement nigérian afin d’asseoir son autorité et de promouvoir les cultures noires venues du monde, il organise pendant la même période un contre-festival dans son fief de Kalakuta afin de marquer son désaccord avec la politique que mène alors Obasanjo, ex-chef des armées, qui vient de remplacer le général Murtala Mohammed assassiné l’année précédente et ayant lui-même pris le pouvoir à la faveur d’un coup d’État en juillet 1975. D’une part, on peut remarquer que le FESTAC, organisé dans une période où cohabite misère économique et haute instabilité politique au Nigéria, est un exemple parfait de politique culturelle visant à créer le consensus et à désamorcer les séparations et ruptures inhérentes à un espace politique vif, dynamique omniprésente dans les démocraties occidentales contemporaines tel que le montre Alain Brossat dans Le grand dégoût culturel15. L’organisation d’un contre-festival auquel sont conviés de nombreux artistes n’ayant pas été retenus dans la programmation du FESTAC est une façon pour Fela de mettre à mal l’ambition exhaustive de la version de la modernité artistique africaine proposée par le gouvernement nigérian et de donner à voir l’aspect illusoire de cette manifestation en tant qu’espace de concorde et d’entente.

24 D’autre part, l’action de Fela semble être éclairée par l’analyse foucaldienne de la « désertion-insoumission »16 qui intervient lorsque l’engagement militaire est assimilé

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à une conduite politique et dans laquelle « refuser de faire le métier de la guerre ou de passer pendant un temps par cette profession et cette activité, ce refus de porter les armes apparaît comme une conduite ou une contre-conduite morale, comme un refus de l’éducation civique, comme un refus des valeurs présentées par la société, comme un refus également d’un certain rapport considéré comme obligatoire à la nation et au salut de la nation, comme un refus du rapport à la mort des autres ou du rapport à la sienne propre »17. À l’occasion de son contre-festival, Fela chante Zombie devant la presse internationale et les populations des ghettos de Lagos qui en font immédiatement leur chant de protestation. Ce morceau devient l’hymne de Fela, son refus de la conduite du soldat, en tant qu’elle est l’acceptation de tous les états de fait sociétaux et politiques qu’implique son engagement militaire, et du rythme martial qui la conditionne. Cet épisode qui est tout à la fois refus du salut proposé par l’État et démonstration de stratégies de résistance et de contre-conduites possibles inquiète considérablement les autorités nigérianes qui lancent peu de temps après un assaut contre Kalakuta au cours duquel les danseuses de Afrika 70 sont violées, la mère de Fela défenestrée et ce dernier gravement blessé.

25 Derrière le corps du zombie désamorcé par le corps dansant de Fela, se dresse le corps de théâtre au sens où l’entend Nietzsche dans ses derniers écrits. Dans Nietzsche contre Wagner, il conceptualise deux pratiques possibles de la musique en opposant la danse comme pensée énergétique et élan vital au théâtre comme pensée démagogue. C’est une conception du théâtre comme art de la représentation dans lequel le comédien joue un rôle et se donne en spectacle, une conception qui n’en retient que l’aspect histrionique. « Personne n’apporte au théâtre le sens le plus subtil de son art, pas même l’artiste qui travaille pour le théâtre, – il y manque la solitude, tout ce qui est parfait ne tolère pas de témoins... Au théâtre, on devient peuple, troupeau, femme, pharisien, électeur, fondateur-patron, idiot – wagnérien : c’est là que la conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du plus grand nombre, c’est là que règne le voisin c’est là que l’on devient voisin... »18. Voila semble-t-il une description assez fidèle de ce que Fela combat en dernière instance. Le soldat et l’homme du peuple sont dociles car ils ont abandonné leur puissance d’agir à un autre, à un représentant. Alors que le véritable musicien, dans la compréhension nietzschéenne, ne peut se réaliser que dans la solitude la plus complète, « dans les recoins de maisons en ruine » où « caché, caché à lui-même, il compose ses vrais chefs-d’œuvre »19, c’est-à-dire dans un oubli de soi aérien, qui lui confère une supériorité, une immunité vis-à-vis de son absorption par la masse, celui qui s’adonne au théâtre accepte de se fondre dans le public, mettant ses facultés affectives et spirituelles à la merci du comédien, de celui qui convainc par la débauche d’effets spectaculaires. C’est ce corps de théâtre, qui incarne le corps du zombie aux dépens de son hôte, que Fela semble avoir voulu désarticuler en invalidant ses stratégies dont le FESTAC n’est qu’un exemple parmi d’autres.

26 L’autre dimension théâtrale de l’État consiste en la façon dont il met en scène sa violence et qui est théorisée par Foucault comme « pratique théâtrale de la raison d’État »20. Par cette raison d’État il s’agit « de repérer ce qui est nécessaire et suffisant pour que l’État existe et se maintienne dans son intégrité, au besoin, si c’était nécessaire et suffisant pour rétablir cette intégrité, si elle venait à être entamée »21. Cette raison d’État n’est pas un principe de transformation mais une force conservatoire qui dans la recherche de son but peut utiliser la violence, théorisée comme « coup d’État »22, une violence théâtralisée. La raison d’État, qui « se donne elle-

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même et volontairement les lois comme cadre et comme forme »23 devient violente lorsqu’elle devient coup d’État. « Violente, c’est-à-dire qu’elle est obligée de sacrifier, d’amputer, de faire du tort, elle est amenée à être injuste et meurtrière »24. Alors que le gouvernement pastoral tel qu’il s’exprime dans une politique culturelle est une recherche de salut pour tous, le coup d’État correspond à une pastorale de l’exclusion et du sacrifice. Enfin si le coup d’État, cette violence des sages, doit s’élaborer dans le secret, sa manifestation doit être la plus éclatante possible, car elle doit signifier à la fois puissance de l’État et exalter la nécessité qui la justifie. Elle est donc mise en scène et théâtralisée. Et en effet, l’assaut contre Kalakuta que donne l’armée, quelques jours après la fin du festival, est des plus spectaculaires. Le nombre de soldats, qui s’élève à près d’un millier est totalement démesuré, le quartier est entièrement détruit, et des violences inouïes sont exercées sur tous ses habitants dont la mère de Fela défenestrée qui succombera à ses blessures quelques jours plus tard. Ces milliers de soldats que l’État nigérian ne reconnaîtra pas, à la fois corps de zombie et corps de comédiens jouant les soldats inconnus, feront l’objet d’un morceau en 1979, l’ironique Unknown Soldiers dans lequel Fela décrit la destruction de sa demeure. Ces soldats non identifiés ressemblent aux juges établis par Charlemagne pour juguler la révolte des Saxons et dont les particularités étaient d’être inconnus du public, de juger sans connaissance de cause et de juger sans procès. Pour exercer sa violence, l’État a besoin d’assassins qui tuent « qui ils veulent, comme ils veulent et sans dire pourquoi »25.

27 Ces événements du début de l’année 1977 constituent un passage fulgurant d’une gouvernementalité de type pastoral au crime d’État, dans un souci de maintien d’intégrité étatique.

28 À ce passage, correspond un changement de tactique de la part de Fela qui nous fait quitter alors définitivement le monde de la musique abandonné aux ruines de Kalakuta. Dans un premier temps, il entreprend d’exhiber ses blessures et ses contusions au plus grand nombre de médias, transformant son corps amoindri matériellement en corps martyrisé, donc politique car adressant des signes forts à la communauté. Fela avait déjà utilisé cette mise en scène des humiliations subies par son corps en 1976, illustrant un disque de photos de son bras cassé et de blessures au crâne que lui avaient infligé des soldats nigérians et donnant à voir par ce procédé la brutalité aveugle de l’armée dans les stigmates de sa chair. Ensuite, assigné à résidence avant son extradition du Nigéria, comme une ultime démonstration de résistance il parvient, malgré les nombreux barrages militaires, à déposer le cercueil de sa mère devant la résidence du général Obasanjo, démentant ainsi la version officielle des soldats inconnus et préférant à la conduite du cérémonial funéraire celle de la négation d’une mort qu’il juge injuste.

29 Il nous semble que l’étude de ces quelques événements de la vie de Fela possède l’intérêt de montrer une autre voie de résistance par le corps à une époque où celle-ci se résout souvent en une simple négation de ce dernier par la destruction. Elle permet aussi de peser, par son aspect paroxystique, les périls auxquels s’exposent certaines créations artistiques en tant qu’elles constituent de profondes ruptures alors même que beaucoup d’« artistes engagés » n’ont du sauvage que la panoplie et satisfont avec zèle le besoin d’exotisme d’un vaste consensus culturel.

30 Enfin, nous pouvons évoquer un ultime écho de cette histoire dans le travail de Foucault autour de la notion de parrêsia. Dans Le gouvernement de soi et des autres s’élabore une conceptualisation de ce courage de la vérité et du franc-parler autour

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d’une histoire du passage de la parrêsia politique à la parrêsia philosophique. Il est dit de cette dernière qu’elle est une pratique « qui fait, dans son rapport à la politique, l’épreuve de sa réalité », « qui trouve, dans la critique de l’illusion, du leurre, de la tromperie, de la flatterie, sa fonction de vérité », enfin « qui trouve dans la transformation du sujet par lui-même et du sujet par l’autre son objet d’exercice »26. Nous reconnaîtrons volontiers au Fela des années soixante-dix l’exercice de cette pratique ambiguë, car à la fois nécessaire et dangereuse, constamment menacée par l’impuissance, l’échec, et également menace pour la vie de celui qui l’exerce ; motivée par un sentiment de devoir, accueillie comme une vertu et un talent, et nécessitant une technique, en l’occurrence musicale ; structurellement extérieure à la politique, jouant sa propre vérité dans sa confrontation à cette dernière, et privilégiant la transformation de soi et des autres à la libération.

BIBLIOGRAPHIE

A. Brossat, Le grand dégoût culturel, Paris, Seuil, 2008.

Encyclopédie Universalis, articles « Musique africaine », « Nigéria » et « Possession ».

M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2004.

M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, t. I-II, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2008.

M. K. Idowu, Fela le combattant, Le Castor Astral, 2002.

F. Mazzoleni, L’Épopée de la musique africaine. Rythmes d’Afrique atlantique,Hors Collection, 2008.

F. Nicolas, « À quel titre rapporter musique et politique », 2004, http://www.entretemps.asso.fr/ Nicolas/Textes/Politique.html

F. Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, 1889, dans Œuvres philosophiques complètes, tome VIII, volume 1, Paris, Gallimard, 1974.

The Rough Guide to World Music, Africa & Middle East, livre audio, World Music Network, « Rough Guide », 2007.

Lien vers la vidéo « Fela in performance (1971) » : http://www.youtube.com/watch?v=p-SQH94Pifc&feature=related

Lien vers le morceau Zombie par Fela Kuti et Afrika 70 : http://www.youtube.com/watch?v=iBgewcFh-cg

NOTES

1. « Non au sexe roi » Le Nouvel Observateur, n° 644, mars 1977.

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2. Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Leçon du 1er mars 1978. 3. Music is the weapon, documentaire de Stephane Tchal-Gadjieff et Jean Jacques Flori pour France Télévision, 1982. 4. Michel Foucault, Surveiller et punir, partie III « Discipline », chapitre 1er« Les corps dociles », 1975. 5. Ibid. 6. Ibid. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Nicole Sindzingre, article « Possession » dans Encyclopédie Universalis. 10. Ibid. 11. Music is the weapon, documentaire de Stephane Tchal-Gadjieff et Jean Jacques Flori pour France Télévision, 1982. 12. Alain Badiou dans un entretien donné au cours d’une soirée de présentation de Petit Manuel d’Inesthétique organisée par le Gtep-mp, 11 février 1999. 13. Ibid. 14. Music is the weapon, documentaire de Stephane Tchal-Gadjieff et Jean Jacques Flori pour France Télévision, 1982. 15. Alain Brossat, Le grand dégoût culturel,2008. 16. Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population,Leçon du 1er mars 1978. 17. Ibid. 18. Friedrich Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, 1889. 19. Ibid. 20. Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Leçon du 15 mars 1978. 21. Ibid. 22. Ibid. 23. Ibid. 24. Ibid. 25. Ibid. 26. Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Leçon du 9 mars 1983 – Première heure.

AUTEUR

JULIEN PEREZ Master 2 de philosophie

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Ni liquidation, ni restauration de l’aura. Benjamin, Pasolini et le cinéma

Alain Naze

1 S’il est possible de considérer que des œuvres, aussi différentes soient-elles à bien des égards, que celles de Benjamin et de Pasolini, se rejoignent quant à une certaine pensée de l’histoire, au moins convient-il d’affirmer d’emblée, contre une pente propre à bien des interprétations, que cet accord se réalise autour d’une conception résolument non romantique de l’histoire. Une intention parallèle semble en effet guider la démarche de Benjamin relativement à la question de la narration traditionnelle (et tout l’essai sur Leskov peut être considéré comme relevant essentiellement de la philosophie de l’histoire) et celle de Pasolini, relativement à son passage au cinéma (mais on pourrait aussi considérer à cet égard ses prises de position théoriques quant à la littérature), en ce que dans les deux cas on se trouve face à une absence de déploration d’un point de vue théorique. Quelque regret personnel et sentimental que l’un et l’autre puissent entretenir à l’égard des mondes qui disparaissent, leur réflexion et leur pratique échapperont à tout passéisme. La réflexion qui suit, essentiellement orientée autour de la question du cinéma, cherche à l’établir nettement, en particulier à travers une reprise non “mélancoliste” de la question de l’aura.

2 On pourrait d’ailleurs soutenir que c’est toute la démarche de Pasolini qui témoigne d’un tel état d’esprit. C’est ainsi que sans abandonner la poésie, il va cesser de recourir à la langue du Frioul, et dans les années cinquante, passer à la forme romanesque, avec les deux ouvrages qu’on désigne généralement comme les « romans romains », les Ragazzi di vita et Una vita violenta. En cela, son choix d’une forme d’expression résolument moderne est évident, d’autant que ses modèles avoués en la matière sont alors Verga, Joyce et Gadda, autant de références montrant bien que son intention n’est nullement documentaire (bien que certains aient voulu y voir une forme de « document à l’état brut »), et qu’il ne s’agit pas pour Pasolini de faire œuvre d’ethnologue recueillant des parcelles de cultures, de langues en train de disparaître, mais bien de créer une œuvre littéraire contemporaine, bien conscient de la “crise” du roman

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bourgeois, ayant affecté « la belle confiance du XIXe siècle »1. Son passage à l’expression cinématographique au début des années soixante constitue bien sûr l’aspect le plus visible de son engagement artistique au sein de formes artistiques spécifiquement contemporaines, mais en cela Pasolini ne renie pas pour autant ses modes antérieurs d’expression, seulement, les jugeant alors impraticables, ou engagés dans une impasse, il change de technique – à l’intérieur même du cinéma la même logique sera discernable, comme au moment où, abjurant la Trilogie de la vie, il considèrera que ce type de films n’est plus possible (les corps non homologués nécessaires à ces films sont alors considérés comme étant en voie d’intégration) et passera à son ultime expérimentation au cinéma à travers la réalisation de Salo ou les cent vingt journées de Sodome. On n’a cependant aucunement en cela une fuite en avant de la part de Pasolini, comme s’il avait progressivement abandonné toute tentative artistique de manifester son amour pour le passé, puisqu’il s’agit au fond à chaque fois d’adopter une position artistique tenable, lui permettant de ne pas céder sur l’essentiel, c’est-à-dire de ne pas sacrifier le passé – sans pour autant l’enfermer dans un écrin qui le figerait en reliques et nous ferait manquer “l’inoubliable”. Il lui arrive, certes, d’éprouver parfois un certain vertige face à la modernité à laquelle il lui semble céder : « Devrai-je rendre compte, dans la vallée de Josaphat, de la faiblesse de ma conscience face aux séductions, qui s’identifient, de la technique et du mythe ? »2. Benjamin, de son côté, n’hésitera pas, malgré son amour évident pour les formes de littérature populaire, à manifester un intérêt pour le cinéma, et plus généralement, son attitude consistera à enregistrer l’impossibilité moderne de raconter selon les formes traditionnelles, sans s’accrocher désespérément à celles-ci, considérant notamment que si le roman triomphe dans notre époque, c’est là le signe qu’on est face à « la forme que les hommes se procurèrent, lorsqu’ils ne furent plus capables de considérer que du seul point de vue des affaires privées les questions majeures de leur existence »3, en particulier la mort, qui est alors entrée dans un processus de privatisation. Une autre note, que ne reprendra pas l’essai sur « L’œuvre d’art… », témoigne même de la satisfaction de Benjamin face à cette modification du statut de la mort : « tant mieux », dit-il, si dépérit « toute l’aura de consolation, de sagesse, de solennité, dont nous avons entouré la mort », note qui se conclut par ces mots : « Ne pleurons pas. Absurdité des pronostics critiques. Le cinéma au lieu de la narration. Nuance de la vie éternellement animée »4. Cette évolution quant à notre attitude relative à la mort se trouve donc explicitement reliée à la disparition de la narration, comme si nous avions à choisir entre le cinéma et la narration. En fait, les choses sont un peu plus subtiles, en ce que Benjamin n’évoque que la perte d’autorité de « l’ancienne narration »5, ce qui implique qu’il n’exclut donc pas par principe la possibilité de formes de narration spécifiquement modernes, auxquelles il serait alors possible que le cinéma puise, ou mieux encore, dont le cinéma pourrait être l’origine. La suite de la note, même si elle ne concerne que les transformations des techniques littéraires, semble bien confirmer cependant cette dernière interprétation en ce que Benjamin écrit ceci : « La narration, elle, demeurera. Mais pas sous sa forme “éternelle”, dans sa chaleur familière et souveraine ; plutôt sous des formes inédites, audacieuses, desquelles nous ne savons encore rien »6. La prudence qu’on entend dans ces lignes, et qui témoigne d’un refus des “pronostics”, nous conduit tout naturellement à maintenir l’idée selon laquelle les mots de Benjamin ne peuvent pas exclure a priori du champ cinématographique l’usage de techniques narratives modernes, “inédites”, ou plus précisément de possibilités de récits7. Maintenant, et au- delà des explications historiques et sociologiques fournies par Benjamin lui-même, et

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qui concernent le passage d’un univers traditionnel à un monde moderne, si l’on veut saisir plus profondément la raison même pour laquelle le récit, sous ses formes traditionnelles, a perdu son autorité, il faut s’intéresser à la question de l’aura et de son apparent dépérissement, d’autant que seule une telle réflexion saura conférer à certaines formes artistiques le statut qui leur permettra de jouer le rôle de substitut du récit traditionnel, dans une époque supposée sans aura. Si le cinéma, par exemple, semble apte à produire cet effet de “choc” par lequel, depuis Baudelaire, on reconnaît la marque spécifique de la modernité, et du type inédit d’expérience qui s’y déploie, et que de cette manière il se révèle comme l’art par excellence dans une ère livrée à la valeur d’exposition, il resterait à évaluer sa capacité à produire des formes spécifiques de récit. Ce serait alors le moment de se demander, par exemple, comment Pasolini peut parvenir à faire des films justifiés par le seul « plaisir de raconter », et faire passer en effet en eux le plaisir d’entendre / voir un récit qui ne nous replonge d’aucune manière vers des modes traditionnels de l’art de conter. En cela non plus le réalisateur de la Trilogie n’avait pas oublié la leçon de Proust : « Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il faudrait beaucoup de nuits, peut- être cent, peut-être mille. […] Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, Les Mille et Une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu’aucun des livres que j’avais aimés dans ma naïveté d’enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, ne pouvant sans horreur imaginer une œuvre qui serait différente d’eux. Mais, comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant. »8

3 La question de l’aura ne peut être laissée dans l’ombre par notre interrogation, en ce que c’est dans le cadre d’une époque ayant vu l’expérience s’appauvrir que, précisément, l’ère de la transmissibilité de l’expérience serait parvenue à son terme. S’il n’est donc plus temps, pour les vivants, de quêter quelque enseignement décisif auprès des mourants, c’est que la mort elle-même a cessé d’être source d’autorité, qu’elle s’est trouvée, en quelque manière, désensorcelée. Y a-t-il cependant lieu d’énoncer la disparition pure et simple de l’aura dans notre époque, entérinant ainsi la conception selon laquelle cette aura relèverait entièrement d’une ère dominée par la valeur cultuelle, là où notre période constituerait celle du triomphe sans partage de la valeur d’exposition ? Cette vision des choses s’avère simpliste, à plus d’un titre et, à cet égard, il s’agira notamment de résister à l’opposition massive entre deux époques de l’histoire de l’art, opposition qui n’aperçoit pas le rapport dialectique entre culte et exposition, lequel, pourtant, relance la question de l’aura pour notre époque, et permet en particulier d’éviter de considérer le cinéma en tant que tel comme nécessairement facteur d’émancipation – mais cette complexification de la réflexion permettra tout autant d’éviter d’envisager le cinéma, dans une optique alors nostalgique, comme la forme artistique piétinant impitoyablement cette aura, que la photographie aurait encore su conserver, à la marge. Reconnaissons que cette question a été passablement obscurcie à travers les différentes versions du texte de Benjamin sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », défiguré du fait des injonctions de Horkheimer visant à expulser du texte toute référence explicitement politique, de façon à maintenir l’orientation dite “scientifique” de l’Institut für Sozialforschung, mais surtout à cause des interventions répétées d’Adorno, ingérences dont la logique, d’apparence souvent contradictoire, est minutieusement reconstituée par Bruno Tackels9.

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4 Si, sur la base d’une distinction d’origine marxienne opérée par Benjamin entre « première technique » et « seconde technique », on en vient à reconnaître avec Jean- Louis Déotte la narration comme « l’appareil » qui, dans le domaine artistique, correspond à l’ère de la production artisanale, alors que le cinéma constituerait « l’appareil » propre à une époque de production industrielle, on devra pourtant rester prudent pour ne pas mettre en place une césure sans reste entre récit et cinéma : lorsque Jean-Louis Déotte défend l’idée que « le cinéma n’a rien de narratif », et qu’à ce titre, il convient de distinguer deux « temporalités », « celle du don et du sacrifice » pour la narration, celle du « jeu » pour le cinéma10, il ne faut cependant pas entendre par là que le cinéma serait rétif à toute forme de narration. C’est seulement que le cinéma, en tant que tel, n’est pas essentiellement narratif, ce qui le distingue radicalement de « l’appareil » propre à l’art traditionnel de raconter, sans pour autant qu’il s’agisse de conclure à une interdiction de narration qui frapperait la forme cinématographique en tant que telle. On remarquera d’ailleurs que Benjamin soulignait, on l’a vu, qu’il ne faisait pas de doute que la narration survive à la disparition de ses formes traditionnelles, seulement sous des formes qu’il se refusait à anticiper – il ne parlait que de « nuances » entre anciennes et nouvelles formes de la narration, et à partir de là, il est plus que tentant d’envisager le cinéma comme forme susceptible d’accueillir de nouvelles formes de narration. Que « l’ancienne narration » en tant que telle n’ait aucune place au sein d’une œuvre cinématographique, cela va de soi11, mais s’il s’agissait de soutenir que c’est la narration qui, en tant que telle, n’a aucune place dans un film, alors, par le biais cette fois du cinéma, on retrouverait quelque chose de la thèse selon laquelle notre époque en aurait fini de façon radicale avec toute forme de récit. Il s’agit donc d’opérer une distinction entre le récit (l’istoria) et « l’appareil » qui, le mettant en scène, constitue la dimension propre à « faire époque » : « […] comme l’istoria respecte les règles de la Poétique aristotélicienne, c’est-à-dire celles de la mimesis au sens fort, si on la retrouve selon Rancière aussi bien comme but de la tragédie de Sophocle, comme but de l’art de la Renaissance, et au cœur de la Fable cinématographique comme chez Hitchcock, alors l’istoria, et plus largement la fable, n’est pas un concept discriminant et ne peut donc faire époque. »12

5 L’important, ici, serait de considérer « la construction légitime de la scène de la représentation », telle que « l’appareil perspectif » a pu la définir, puis telle que l’appareil cinématographique l’a fait, pour une époque ultérieure 13. Ces remarques ne sont évidemment pas sans avoir d’importantes implications dans le cadre d’une histoire de l’art, puisque s’il est possible de faire remonter la naissance de l’esthétique seulement à la fin du XVIIIe siècle, c’est qu’on peut considérer que ce sont les « appareils modernes » qui ont « configuré la sensibilité commune » (face à un public qui n’est pas préalablement donné, une œuvre nouvelle doit être capable de le « sensibiliser » pour qu’il l’a reconnaisse comme œuvre d’art), alors que si « [l]es artisans et les artistes qu’ils sont devenus à partir du XVe pouvaient avoir des débats […], ils partageaient tous la même croyance dans la destination de leur art parce qu’ils l’appareillaient semblablement » – il en résulte que la question de la définition même de l’art est devenue celle du public, ce qui implique « une crise permanente de l’adéquation de l’art et du public »14. Or, c’est bien le type de raisonnement auquel se livre Benjamin, notamment dans ses réflexions relatives à la photographie, en lesquelles il ne s’attache pas à un canon invariable de l’art (fondement des discussions sans fin entre la photographie et le tableau), mais se demande bien plutôt ce que devient l’art lui-même, sous l’impulsion de l’appareil photographique.

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6 Les réflexions de Benjamin relatives à l’œuvre d’art vont en effet nous amener jusqu’au cœur de sa réflexion sur la technique, non pas en ce qu’ainsi il reconduirait simplement le questionnement banal du lien entre les arts et la technique, mais bien en ce qu’« il a inventé une question nouvelle : celle de la nécessité de la reproduction pour les arts, celle de la répétition pour l’événement »15. C’est en ce sens qu’on peut comprendre en effet le retournement auquel nous invite Benjamin, et qui consiste à substituer à la question de savoir si la photographie relève bien de l’art, celle qui viserait plutôt à établir « si l’invention même de la photographie n’[a] pas, du tout au tout, renversé le caractère fondamental de l’art »16, raisonnement qui étend ses effets, bien entendu, à l’invention du cinéma. Autrement dit, au lieu de partir de l’idée d’une autonomie de l’œuvre d’art à l’égard de la technique, cette dernière se contentant alors de rendre seulement possibles les modalités d’effectuation de l’œuvre, Benjamin propose d’envisager la technique comme ce qui détermine « le caractère fondamental de l’art ». C’est ainsi qu’on peut alors comprendre le sens de cette « variante » qu’apporte Benjamin à sa dernière version du texte sur « L’œuvre d’art… », selon laquelle l’art aurait partie liée, dès la « préhistoire », avec la technique (en l’occurrence la « première » technique, celle qui visait à « la maîtrise des forces naturelles ») : « L’art est une tentative d’amélioration de la nature, une imitation, qui dans son fond le plus caché consiste à servir d’exemple. En d’autres termes, l’art est une mimesis parachevant la nature. »17

7 Mais il y a bien une spécificité propre à la seconde technique, qui empêche qu’on la pense comme simple prolongement de la première, et qui la vide même de sa fonction d’imitation de la nature : « Cette société [celle de la préhistoire, où l’art avait partie liée à la magie] fut le pôle opposé à la nôtre, dont la technique est la plus émancipée. Or, cette technique émancipée s’oppose à la société actuelle comme une seconde nature, non moins élémentaire – les crises économiques et les guerres le prouvent – que celle dont disposait la société primitive. En face de cette seconde nature, l’homme, qui l’inventa mais qui, depuis longtemps, n’en est plus le maître, a besoin d’un apprentissage analogue à celui dont il avait besoin en face de la première nature. Une fois de plus, l’art est au service de cet apprentissage. Et notamment le cinéma. […] Faire de l’immense appareillage technique de notre époque l’objet de l’innervation humaine, telle est la tâche historique au service de laquelle le cinéma trouve son sens véritable. »18

8 Avant de commenter cette longue citation de la première version de « L’œuvre d’art… », joignons ces remarques supplémentaires, apparaissant dans la troisième version, en français : « Technique naturellement arriérée [il s’agit de celle qui correspond à “l’art de la préhistoire”] en comparaison de la technique mécanique. Mais ce qui importe à la considération dialectique, ce n’est pas l’infériorité mécanique de cette technique, mais sa différence de tendance d’avec la nôtre – la première engageant l’homme autant que possible, la seconde le moins possible. L’exploit de la première, si l’on ose dire, est le sacrifice humain, celui de la seconde s’annoncerait dans l’avion sans pilote dirigé à distance par ondes hertziennes. Une fois pour toutes – ce fut la devise de la première technique […]. Une fois n’est rien – c’est la devise de la seconde technique (dont l’objet est de reprendre, en les variant inlassablement, ses expériences). L’origine de la seconde technique doit être cherchée dans le moment où, guidée par une ruse inconsciente, l’homme s’apprêta pour la première fois à se distancer de la nature. En d’autres termes : la seconde technique naquît dans le jeu. […] Le film sert à exercer l’homme à l’aperception et à la réaction déterminées par la

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pratique d’un équipement technique dont le rôle dans sa vie ne cesse de croître en importance. »19

9 S’il m’a paru utile de citer longuement ce passage de la troisième version, en complément de celui qui lui correspond dans la première, c’est que la plus ancienne version dessine essentiellement un rapport de continuité entre les deux techniques, car même si en insistant sur le caractère de « seconde nature » pris par la seconde technique, elle ouvre sur la domination de l’homme par la technique (en opposition avec la domination de l’homme à l’égard de la nature), malgré tout, donc, elle laisse dans l’ombre un aspect essentiel par lequel la seconde technique se distingue de la première : par la notion de « jeu », correspondant à une mise à distance de la nature, la troisième version empêche qu’on puisse encore assimiler la seconde technique à une simple imitation de la nature, et permet de saisir, on le verra, tout le sens de la notion d’« innervation », dont parle certes la première version citée. C’est en effet le « une fois n’est rien » qui ouvre sur la perfectibilité du cinéma, en ce que « [l]a notion de jeu est au centre du film sur un fond d’indifférenciation des matériaux »20 - à l’image des Straub, dont Bruno Tackels souligne qu’ils ont remonté quatre fois la Mort d’Empédocle.En cela, ils auraient réussi à dépasser l’opposition entre théâtre et cinéma, qu’instaurait Brecht, lorsqu’il refusait au cinéma la capacité de dissocier la pièce de la représentation, puisqu’à travers ces montages successifs, ils aboutissent en effet à « la dissociation de la pièce et de la représentation, dans un film capable d’adapter “autant de fois qu’on veut un même thème”. »21 Mais en cela, les Straub administrent aussi la preuve que le cinéma est essentiellement répétition, qu’il n’est donc pas fondé sur « la prise, la saisie d’un événement prétendument unique », et par là, « ce travail […] déjoue la fausse unicité du cinéma », quand pourtant « le cinéma […] voudrait dire qu’il saisit sur le vif un événement qui n’a lieu qu’une fois – l’aura des choses. » 22 Autrement dit, puisque les Straub finissent par retenir des prises qu’ils avaient initialement écartées, c’est bien qu’ils les jugent « quasi aussi bonnes que celles qui constituent “le” film », et donc, le montage qu’ils effectuent avec ces nouvelles prises demeurant le même, cela signifie qu’ils réalisent en effet le même film. De cette façon, conclut Bruno Tackels, « [e]n remontant quatre fois le même film, les Straub dénoncent cette imposture [celle qui consiste à faire passer le cinéma comme le lieu du Une fois pour toutes, du fait de l’unicité de la prise - AN] et font droit à la réalité de la répétition : l’image n’existe que dans la répétition. »23

10 La mise à distance de la nature, réalisée dans le cadre de la seconde technique, par le biais du cinéma, se révèle bien à travers la distinction opérée par Benjamin entre le peintre et le caméraman, en ce que l’image réalisée par le premier (qui conserve, en peignant « une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même ») est “globale”, quand celle du second (« le cameraman pénètre en profondeur dans la trame même du donné ») « se morcelle en un grand nombre de parties qui se recomposent selon une loi nouvelle »24 – la loi que lui assigne le montage. Dans ces conditions, il devient évident que « [l]a nature illusionniste du cinéma est une nature au second degré », au point que, « les appareils, sur le plateau de tournage, ont pénétré si profondément la réalité elle-même que, pour la dépouiller de ce corps étranger que constituent en elle les appareils, il faut recourir à un ensemble de procédés techniques particuliers : choix de l’angle de vues et montage réunissant plusieurs suites d’images du même type. » 25

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11 Il s’agit donc si peu de saisir l’événement en son unicité, que celui-ci est d’emblée appareillé, et qu’il ne présente donc nulle antécédence vis-à-vis de la technique cinématographique elle-même – l’effet de naturalité n’étant lui-même obtenu que par le recours à un surcroît de technique. Il s’ensuit notamment que l’acteur de cinéma diffère radicalement de l’acteur de théâtre, en ce que le premier n’a pas à jouer un rôle, sinon le sien propre, d’homme quelconque, puisé dans la masse26, puisqu’au fond, il s’agit seulement pour lui de bien passer à l’image, autrement dit, de réussir ce test auquel l’appareil de prise de vues le soumet. On doit donc bien en conclure que la seconde technique réalise en effet une rupture radicale vis-à-vis de la première, en ceci que « le cinéma ne relève plus d’une poétique de la mimesis », pour autant que « l’industrie ne parachève pas la Nature »27. Mais c’est précisément par là, aussi, que le cinéma, bien qu’ayant partie liée avec la seconde technique et la domination de l’homme qui la caractérise, peut se révéler émancipateur.

12 En effet, il s’agirait de ne pas assimiler l’acteur de cinéma au travailleur de l’industrie « rivé à sa machine », car, choisissant de « donner ses apparences », l’acteur reste « maître de ce qu’il livre de lui », c’est-à-dire qu’« [il] renverse la passivité de la testabilité en activité de la maîtrise, parce que la caméra lui ouvre un espace de jeu […], c’est-à-dire une surface de réversibilité. »28 C’est bien en cela que la notion de “jeu”, essentielle pour saisir l’écart entre les formes de la technique, constitue aussi le ressort émancipateur, situé au cœur même de cette seconde technique, propre au cinéma : ce n’est donc pas au moyen d’un pas en arrière (en deçà de l’aliénation humaine entraînée par l’industrie) que le cinéma aurait à agir dans une optique libératrice, mais bien en assumant cette “testabilité” sur laquelle ouvre l’ère des appareils propres à la seconde technique. En effet, Benjamin fait remarquer que « [l]e film permet que l’exécution d’un test (professionnel) soit exposable en jouant cette exposabilité elle-même comme un essai » ; autrement dit, à la différence d’« une grande majorité des habitants des villes [qui, “devant l’appareil”] se trouve dépouillée de son humanité dans les bureaux et les usines », « l’acteur va assumer l’exigence de l’essai, ce qui signifie qu’il va sauvegarder son humanité face à l’appareil » – moyen pour les masses venant le soir au cinéma de « faire l’expérience de la revanche que l’acteur de cinéma prend pour elles, non seulement en affirmant son humanité – ou ce qui leur apparaît tel – face à l’appareil, mais surtout en se servant de celui-ci pour son propre triomphe. »29 C’est parce que le geste de l’acteur, tout en restant dans la continuité de celui du professionnel, ne laisse pas la finalité de l’acte s’effectuer (restant un essai), et par là s’avère « proche de la finalité sans fin chez Kant »30, qu’il pourra se caractériser par cette capacité de renversement, qui consiste, fondamentalement à retourner l’appareil industriel, de sa fonction d’aliénation à celle d’émancipation. Rappelons-nous que Benjamin conditionnait ce renversement à une adaptation de la structure économique aux « nouvelles forces productives mises en mouvement par la seconde technique ».31 Toutefois, il précisait en même temps, en note dans cette troisième version, que le cinéma constituait bel et bien un instrument d’innervation de la seconde technique (autrement dit qu’il était capable d’animer cette technique, de lui donner vie), et donc, à ce titre, avait une fonction politique : « Cette technique [la seconde] constitue un système qui exige que les forces sociales élémentaires soient subjuguées [je souligne – AN] pour que puisse s’établir un jeu harmonien entre les forces naturelles et l’homme. […] C’est précisément parce que cette technique ne vise qu’à libérer davantage l’homme de ses corvées que l’individu voit tout d’un coup son champ d’action s’étendre, incommensurable.

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Dans ce champ, il ne sait encore s’orienter. Mais il y affirme déjà ses revendications. Car plus l’élément collectif s’approprie sa seconde technique, plus l’individu éprouve combien limité, sous l’emprise de la première technique, avait été le domaine de ses possibilités. Bref, c’est l’individu particulier, émancipé par la liquidation de la première technique, qui revendique ses droits. »32

13 Ainsi, le cinéma, relevant de cette seconde technique, est apte à subjuguer les « forces sociales élémentaires » (les masses), condition pour que s’établisse une harmonie de type fouriériste entre l’homme et les forces naturelles, c’est-à-dire, pour que s’établisse entre l’homme et la nature un type de rapports que la première technique ne permettait pas. L’homme aurait donc un espoir de se libérer de la seconde technique (laquelle reste en effet aliénante, par la « seconde nature », totalement artificielle, qu’elle introduit, et qui fonctionne comme « ensorcellement de l’homme par la technique »33), à partir du lieu même de cette technique, et la « liquidation » de la première lui laisse entrevoir la possibilité d’une libération dessinant les contours d’une harmonie vis-à-vis de la nature. Il s’agit donc de la « tâche historique » consistant non en un quelconque retour à la nature, mais bien à « [t]ransformer le gigantesque appareillage technique de notre époque en matière de l’innervation humaine »34, autrement dit, d’opérer « une réappropriation du corps par lui-même – une redécouverte de la matière à même l’univers technique »35. Ainsi, le « primat du regard extatique » prévalant dans la peinture, sous l’empire de la première technique, devrait, par exemple, en suivant le commentaire que fait Tackels d’un texte de Benjamin sur le théâtre, être remplacé par « le travail tactile du geste » – d’anesthésiée l’imagination devrait ainsi devenir innervée36. On sait en effet que Benjamin définissait « imagination » et « copie » comme « deux modalités de l’essence artistique », et donc, qu’il distinguait les œuvres tournées essentiellement vers la « reproduction » de celles orientées vers « l’imagination », ces dernières relevant alors plus d’une pratique de la « déformation » que de la « mis[e] en forme ».37 Le rôle ici assigné à la peinture passerait donc du côté du cinéma dans le texte sur « L’œuvre d’art… », ce qui se conçoit aisément si l’on songe aux remarques de Benjamin relativement au gestus de Chaplin, qu’il démarque d’ailleurs résolument du jeu de l’acteur de théâtre, pour la bonne raison qu’« il n’aurait pas pu tenir sur scène », et qu’il désigne comme le fait, qu’avec Chaplin, « l’ensemble des gestes de l’homme – envisagé dans son comportement corporel autant que spirituel – est “assemblé” mécaniquement dans la structure du film », ce qui constitue proprement « la nouveauté de Chaplin : il décompose le mouvement expressif de l’homme en une suite d’innervations infimes. » 38 Il ne s’agit donc pas de reproduire simplement les mouvements corporels, mais de les déformer, ce qui relève donc bien de « l’imagination authentique [qui] n’est pas constructive, [mais] pure déformation. »39 C’est donc la structure du film (continuité) qui ouvre sur la discontinuité des mouvements, saccadés, de l’acteur. Or, définissant la « structure dialectique du film » comme « des images discontinues s’enchain[a]nt au sein d’une succession continue », Benjamin fait effectivement signe vers l’organisation capitaliste de la production, faisant correspondre à l’aspect de continuité « le défilement de la chaîne [de production] », à laquelle répondrait « la pellicule du film », chaque image valant alors comme une marchandise, et faisant correspondre à la discontinuité des images (le fait de décomposer les mouvements « en une suite d’innervations infimes ») - du moins on peut le penser avec Bruno Tackels – le fait que « ces images portées à l’écran comme marchandises sont des produits de l’homme, et, à ce titre, […] l’exposent comme pur produit, coupé de lui-même »40, façon par laquelle, donc, Tackels fait jouer à « l’exposabilité de la performance »41 le rôle consistant à introduire du discontinu. On

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comprend en effet ici que le cinéma rendant le test exposable, c’est l’homme lui-même qui, à travers son image, prend la place de la marchandise, tout en cherchant à « sauvegarder son humanité »42. On doit donc comprendre ici que la « structure dialectique » du film repose précisément sur cette opposition entre continuité et discontinuité : aussi longtemps qu’on ne considère les images que comme suite de marchandises défilant, la continuité est assurée, et elle n’est au fond rompue qu’à travers la considération du fait que par le biais de ces images, c’est la figure humaine en tant que telle qui se trouve marchandisée. Autrement dit, aussi longtemps qu’on considère le pur et simple défilement des images, elles demeurent indifférenciées, à titre de marchandise, et ce n’est que lorsqu’on s’arrête sur l’image pour la considérer en elle-même que la dimension d’exposition absolue propre au cinéma apparaît évidente. C’est en ce lieu que pourrait s’opérer cette « déformation renversante » dont parle Jean-Louis Déotte, et par laquelle le cinéma passerait du statut de « surface de reproduction » donnant naissance à des « images de surveillance » au service des dominants, selon la généalogie benjaminienne de la naissance du cinéma, à celui de « surface de reproduction idéalement politique parce qu’habitable par la masse. »43 C’est “l’énergie” susceptible de rendre possible un tel renversement qui reste à penser, et l’on comprend qu’à cet égard Benjamin ait pu considérer le cinéma comme un apprentissage, en ce que pour lui « l’appareillage du corps producteur de sens n’était pas mécaniste […] mais quasi organique », par où, si la technique se révèle émancipatrice pour Benjamin, « c’est qu’elle procède par innervation du corps et donc du collectif, et qu’elle est entendue dans une acception “vitaliste”. »44 Si l’on ajoute que, du point de vue du spectateur, le film est reçu sous l’aspect discontinu de chocs répétés, comparables à ceux ressentis au sein d’une grande ville, on comprendra que, « [d]ans sa production comme dans sa réception, le film est une espèce de condensé du mode d’organisation de travail qui définit l’Europe de la modernité ».45 Dans ces conditions, il reste à saisir de plus près le processus par lequel le cinéma, tout en étant source possible de la plus grande aliénation qui soit, reste cependant susceptible de constituer le lieu d’une nouvelle “innervation”, émancipatrice. Comprendre cela demande qu’on se penche sérieusement sur la question de l’aura, qu’on la distingue notamment de la trace, mais encore qu’on la situe par rapport aux valeurs d’exposition et de culte, sans quoi il s’avèrera difficile d’entendre ce que Benjamin veut réellement signifier lorsqu’il écrit que « [s]ans le film, on ressentirait la perte de l’aura à un degré qui ne serait plus supportable. »46 Finalement, il reste à saisir comment, bien que la figure humaine soit soumise à la plus pure exposition dans le domaine cinématographique, l’acteur de cinéma parvient à ne pas équivaloir au travailleur de l’industrie, le premier conservant une maîtrise qui échappe au second, tout comme il reste à comprendre de quelle façon le public, transformé en masse sous l’action du cinéma, peut malgré tout faire de cette forme d’art le moyen de son propre réveil.

14 L’individu quelconque définissant l’acteur de cinéma se situe aux antipodes de l’acteur de théâtre, et plus largement, il serait le signe même de la perte d’aura, étant l’homme de la masse. Et l’on aurait tendance à déplorer la recherche, par la masse, de la simple “distraction” au spectacle de l’œuvre d’art, en opposition avec l’attitude valorisée de “recueillement” propre à “l’amateur d’art”. Or, nous dit Benjamin, « [i]l faut y regarder de plus près. L’opposition entre distraction et recueillement peut encore se traduire de la façon suivante : celui qui se recueille devant une œuvre d’art s’y abîme ; il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte que, contemplant son tableau achevé, il y disparut. Au contraire, la masse

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distraite recueille l’œuvre d’art en elle ; elle l’entoure de ses vagues, elle l’embrasse de ses flots. »47

15 On reconnaîtra sans peine l’opposition entre la valeur cultuelle de l’œuvre d’art (qui survit dans le “recueillement” des spectateurs lors d’expositions muséales) et sa stricte valeur d’exposition (portée à son sommet dans l’attention distraite propre au spectateur de cinéma), mais le plus important ici est que cette dualité nous introduit à une autre, celle qui existe entre “l’aura” et la “trace”. En effet, le recueillement constitue une attitude en adéquation avec ce qui se donne entouré d’une aura, du moins si l’aura est bien « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », et s’oppose ainsi à l’attitude des “masses”, cherchant à « rendre les chose “plus proches” de soi ».48 La “trace” ne constituerait-elle donc pas, pour les masses, l’équivalent de l’aura pour l’amateur d’art, s’il est vrai que « [l]a trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée »49 ? Dans le passage de l’aura à la trace se lirait donc l’évolution selon laquelle « [d]e jour en jour le besoin s’impose de façon plus impérieuse de posséder l’objet d’aussi près que possible, dans l’image ou, plutôt, dans son reflet, dans sa reproduction. »50 On pourrait certes y lire la transformation du monde en marchandises, disponibles, reproductibles, et donc juger négativement cette perte d’aura, à l’image d’une résorption quasi complète de l’art dans le champ de la marchandise, d’une réduction à l’extrême de sa dimension d’ autonomie. Il est cependant peut-être plus utile de jeter un regard sur l’envers de ce mouvement, c’est-à-dire sur l’émancipation qui accompagne le passage tendanciel51 de l’aura à la trace : « Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. »52 Ainsi, l’aura tendant à être remplacée par la trace, dans notre époque, c’est à un désensorcellement du monde auquel on assisterait, avec les effets d’un dépit comparable à celui de l’amoureux désenchanté – libéré, l’ancien amoureux regrette ses chaînes adorées. L’amateur d’art est dominé par le tableau en lequel il se perd, ou plutôt par ces lointains évoqués par l’œuvre, à l’image de ce peintre chinois qu’évoque Benjamin, quand la masse distraite, elle, ne se recueillant plus devant l’œuvre, la recueille bien plutôt. L’image même de la proximité propre à la trace nous est donnée par l’intérieur bourgeois du XIXe siècle, auquel le XXe aurait largement mis fin : là où « [l]e XIXe siècle a cherché plus que tout autre l’habitation […], a considéré l’appartement comme un étui pour l’homme »53 (tout un parallèle avec la figure du collectionneur serait possible ici), le siècle suivant, lui, se donnera pour tâche d’effacer ses traces, selon les mots déjà cités de Brecht. L’ancienne façon d’habiter, selon laquelle « [l]es étuis, les housses, les gaines qui recouvraient le mobilier bourgeois du siècle précédent étaient autant de dispositifs pour recueillir et conserver des traces » 54 disparaît donc sous les coups de boutoir d’un vingtième siècle affirmant un goût prononcé pour « la porosité, la transparence, la pleine lumière et l’air libre »55. La lutte du XXe siècle contre l’univers des traces du siècle précédent atteint peut-être son point culminant dans la perte des savoir-faire, des savoirs intégrés par l’ouvrier professionnel de l’industrie, qui le distinguaient des autres producteurs, le “machinisme” ayant chassé la “pratique” du processus de production ; un phénomène comparable aurait eu lieu dans l’administration, d’où il ressort que « [l]a connaissance des hommes que l’employé expérimenté pouvait acquérir n’est plus quelque chose de décisif ».56 Or, si la figure de l’ouvrier (ou du fonctionnaire) quelconque consone bien avec celle de l’acteur de cinéma, on comprend que là où la testabilité est subie par l’ouvrier de l’industrie, elle fera l’objet d’une exposition réappropriante de sa performance de la part de l’acteur. Cependant, si le vingtième siècle est bien celui de

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l’effacement des traces, jusque dans son architecture de fer et verre, que peut donc bien encore recueillir le spectateur, distrait, du cinéma, qui n’est en tout cas plus un collectionneur ? En fait, c’est moins ce qu’il recueille que la manière dont il le recueille qui importe, Benjamin écrivant en effet que « la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle », ce qui fait clairement porter l’accent sur la perception elle-même.

16 Analysant certaines propriétés et certains effets du mouvement dadaïste, Benjamin fait remarquer sa lutte impitoyable contre l’aura, notamment vis-à-vis de ses propres productions, mais aussi la volonté de ce mouvement de faire de l’œuvre d’art un objet de scandale, ce qui a fortement contribué au développement d’un rapport de “distraction” à l’égard de l’œuvre : « Au recueillement, qui est devenu pour une bourgeoisie dégénérée l’école du comportement asocial, s’oppose ici la distraction en tant que modalité de comportement social ».57 C’est donc à ce titre qu’on peut dire qu’en transformant le spectacle, de plaisir pour l’œil ou l’oreille, à l’état de “projectile”, le mouvement dadaïste tendait à redonner à l’œuvre d’art « la qualité tactile qui, aux époques historiques de grande transformation, est la plus indispensable » – sous ce rapport, on peut bien dire que ce mouvement a participé à l’essor du cinéma, en ce que « l’aspect distrayant du film a lui aussi en premier lieu un caractère tactile, en raison des changements de lieux et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups. »58 Le cinéma aurait donc repris l’intention de faire de l’œuvre un projectile, mais en la libérant de l’ancrage moral consistant à provoquer nécessairement un outrage public, autrement dit, l’effet de “choc” physique constitue l’élément sauvegardé, et en effet, si la fixité de l’image picturale invitait à la contemplation, à « s’abandonner à ses associations d’idées », en revanche, rien de tel ne peut intervenir face au flux d’images d’un film, aucune fixation ne peut s’effectuer, « [l]e processus d’association du spectateur qui regarde ces images [étant] aussitôt interrompu par leur métamorphose ». 59 Le “choc” dont on parle ici correspond à cette capacité d’innervation, propre au cinéma, qu’on a déjà évoquée, et qui « correspond à des modifications profondes de l’appareil perceptif », précisément à des modifications comparables à « celles mêmes que vivent aujourd’hui, à l’échelle de la vie privée, le premier passant venu dans une rue de grande ville, à l’échelle de l’histoire, quiconque combat l’ordre social de notre époque. »60 Le cinéma est donc bien le lieu même de la modernité, en ce que les chocs par lui provoqués ne se distinguent pas essentiellement de ceux engendrés par l’univers de la grande ville, mais il est aussi présenté comme le lieu d’un combat pour la libération à l’égard de l’aliénation capitaliste. Plus que par ses thèmes, le cinéma contient des potentialités émancipatrices liées à sa technique même, notamment sa capacité à toucher les masses : « La réception par la distraction, de plus en plus sensible aujourd’hui dans tous les domaines de l’art, et symptôme elle-même d’importantes mutations de la perception, a trouvé sa place centrale au cinéma. Ici, où la masse cherche à se distraire, la dominante tactile, qui commande la restructuration de l’aperception, ne manque point. »61

17 Pur mouvement d’images, le film de cinéma ne se laisse pas recueillir comme un bien, et les traces qui sont les siennes sont celles qu’il inscrit en notre corps, par innervation. Quant à cette dernière, lorsqu’elle concerne la vue, elle ne peut qu’en passer par la main (ce qui constitue bien un saut qualitatif), laquelle « détache la chose de l’ici- maintenant et de l’immédiateté de la saisie sensible »62 en la constituant en œuvre, puisque « [s]eule la forme artistique peut stabiliser et configurer ce qui, sinon, fuirait toujours. »63 C’est donc en représentant l’animal tué par une flèche qu’elle a elle-même

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tenue que la main rend visible l’objet, ce qui signifie donc que « la “représentation” artistique rend possible, en retour, la présence sensible », d’où « le paradoxe benjaminien d’une mimesis originaire », autrement dit d’une mimesis qui ne reproduit rien64. Mais, appliqué au cinéma, ce concept d’innervation, que Benjamin emprunte à Fiedler, renvoie d’abord aux techniques elles-mêmes (que le cinéma innerve), en ce que le film servant à exercer l’homme à une aperception en adéquation avec la technique moderne, « [c]e rôle lui enseignera que son asservissement momentané à cet outillage […] fera place à l’affranchissement par ce même outillage […] »65 Et cet apprentissage s’effectue donc par l’habitude acquise de la distraction, qui se distingue des activités de travail comme de celles liées à la connaissance objective : en ce sens, l’œuvre cinématographique, qui ne peut se résumer à la seule technique, réaliserait bien une “ mimesis originaire”, puisqu’en “poétisant” les techniques, le cinéma les rend “pensables”, quand elles ne sont « pas nécessairement objectivables. »66 Autrement dit, comme entre la main et la vue il y a un saut qualitatif nécessitant le recours à une mimesis, non de reproduction, mais “originaire”, de même, entre ce que sont en elles- mêmes les techniques, et l’image qu’en forme le cinéma en les innervant, il y a un saut du même type, qui fait de la tâche du cinéma aussi une “mimesis originaire”. C’est que, comme le fait remarquer Jean-Louis Déotte, « les techniques, qui sont au fond la condition de la connaissance objectivante ne peuvent être véritablement connues », en ce que « [l]e milieu transindividuel est condamné à une sorte d’état quasi nouménal. »67 Selon cette logique, le stade supérieur de la déconnexion entre mimesis et reproduction serait atteint dans le cadre du cinéma en couleurs, en ce que, selon Benjamin, le corps ne peut produire la couleur, ce qui fait de cette dernière le medium de l’imagination, qu’il définit non par sa capacité à reproduire, mais par celle qui consiste à déformer. C’est en ce sens qu’on peut soutenir que « [l]’apparition colorée est bien un effacement de la forme », sa dissolution « dans le mouvement, introduisant la vitesse d’un déplacement de ce qui se métamorphose sans fin » ; et qu’ainsi, le cinéma qui aurait pleinement satisfait Benjamin aurait été en couleurs, comme cet Ivan le Terrible, mettant en scène « la dissolution des formes des danseurs dans le rouge qui envahit tout dans la seconde partie » – puisque « [l]es formes architectoniques de foules insurgées en mouvement [on pense bien sûr à Octobre, du même Eisenstein – AN], mais en noir et blanc, pouvaient le satisfaire politiquement, mais pas totalement selon l’exigence de la vérité de l’apparition ».68 Le cinéma en couleurs présenterait donc l’écart maximal possible pour cette technique vis-à-vis de la “trace”, du moins si on laisse de côté tout ce qui pourrait relever de la « trace mnésique »69, mais aussi tout ce qui fait de la trace le propre de l’intérieur au XIXe siècle, pour ne la définir que dans le sillage du dispositif cinématographique entendu comme technique de surveillance, comme semble nous y inciter cette remarque de Benjamin : « Multiplication des traces grâce à l’appareil administratif moderne »70. Ainsi entendue, en un sens rigoureusement restreint, la trace reconduit le cinéma à son antipoésie de pure technique d’enregistrement – et c’est dans ce cas que l’aura peut se révéler comme ce dont la perte ne serait peut-être pas supportable sans le film de cinéma.

18 La difficulté de la question de l’aura chez Benjamin tient essentiellement à plusieurs raisons, parmi lesquelles on peut évoquer les suivantes : la définition de l’aura est intimement liée à celle de sa disparition ; la fonction aliénante de l’aura se double parfois d’un rôle émancipateur ; l’aura peut se définir comme ce qui se donne de soi (l’aura d’un paysage), mais aussi comme ce qui peut se construire techniquement (les conditions de l’aura pour la photographie). Bref, étudiée isolément, l’aura présente des

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difficultés redoutables, qu’on a pu éviter jusqu’ici, notamment en détournant la question vers la dualité aura/trace. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’on s’intéresse à présent à l’aura : en quoi constitue-t-elle une dimension susceptible de permettre l’arrachement de l’appareil cinématographique à sa fonction de pure surveillance, qui ramènerait la caméra à son simple statut d’appareil d’enregistrement ? Le texte sur la « Petite histoire de la photographie » est lui-même porteur de ces ambiguïtés autour de la notion d’aura. Envisageons par exemple certaines études de Hill, portant sur des images de personnes anonymes, qui sont évoquées par Benjamin à travers l’idée qu’en ces clichés quelque chose ne peut se résorber dans “l’art”, et résiste à l’oubli : ce quelque chose peut difficilement s’interpréter autrement que comme une forme d’aura, saisie dans le regard baissé de cette pêcheuse de New Haven. Or, on a là « quelque chose qu’il est impossible de réduire au silence et qui réclame impérieusement le nom de celle qui a vécu là, qui est encore réelle sur ce cliché »71, autant dire qu’on est face à l’aura en sa dimension libératrice : l’anonyme, regard baissé, réclame un nom (de toute sa faiblesse), demande qu’on réponde au regard, et qu’on fasse droit à cette demande. A côté de cette dimension libératrice ainsi définie de l’aura, le même texte évoque le travail d’Atget, considéré également comme progressiste, bien que consistant essentiellement, lui, à libérer l’objet de l’aura : des photos en question, Benjamin écrit qu’« [e]lles pompent l’aura du réel comme l’eau d’un navire en perdition »72. Or, ce mouvement consistant à « dégager l’objet de son enveloppe » (donc à le priver aussi de la possibilité de faire trace), en même temps qu’à « détruire son aura », se trouve concomitant d’un mouvement complémentaire (et cette fois porteur d’une dimension constitutive de la “trace”) visant à « posséder l’objet d’aussi près que possible, dans l’image ou plutôt dans la reproduction. »73 Si le travail d’Atget, avec ses vues de la ville sans habitants, est considéré comme relevant d’un « mouvement salutaire », c’est qu’il participe de la tendance à rendre étrangers l’un à l’autre l’homme et son environnement, ouvrant ainsi « la voie au regard politiquement éduqué, qui renonce à toute intimité au profit de l’éclairement des détails. »74 Mais, si Benjamin en tire la conclusion que cette école pour un nouveau regard devrait fuir le portrait comme ce qui nie par définition sa visée, il fait pourtant remarquer que « l’homme est ce à quoi la photographie est le moins capable de renoncer »75 – et d’ailleurs un certain cinéma russe aurait réussi à filmer des visages capables de transporter la caméra loin de tout art du portrait : « A celui qui l’aurait ignoré, les meilleurs films russes ont appris que même le milieu et le paysage ne se révèlent qu’au photographe qui sait les saisir dans leur anonyme manifestation sur un visage. Mais, cette possibilité, à son tour, dépend largement de celui qui est photographié. […] Pour la première fois depuis des décennies, le cinéma russe a de nouveau permis de faire paraître devant l’objectif des hommes à qui leur image photographique n’était d’aucun usage. Aussitôt, le visage humain prit, sur la pellicule, une signification nouvelle et immense. Mais il ne s’agissait plus de portrait. »76

19 On n’est plus ici dans le cadre de la photographie de portrait, misant sur « le conditionnement technique de l’aura »77, et ce ne sont plus des membres de la classe bourgeoise qui viennent se placer devant l’objectif ; cette fois, c’est le caractère “anonyme” des visages qui importe, en ce qu’ils sont le reflet d’un “milieu”, d’un “paysage”, autrement dit, en ce qu’ils sont bien autre chose que des individualités, plutôt des blocs de réalité. Mais si ces visages ne révèlent plus la présence auratique spécifique du portrait, il s’en faut pourtant qu’aucune aura ne vienne nimber ces images – il serait en effet difficile de nier que les paysages se lisant sur ces visages sont

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comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Dès lors, que Benjamin considère que c’est à August Sander qu’est revenu le mérite de dégager « la signification nouvelle et immense » de ces visages humains fixés sur la pellicule, dans les conditions qu’on vient de dire, importe peu quant au fond : que de telles images (qu’on trouve, outre chez Sander aussi chez Eisenstein et Poudovkine, que cite Benjamin) puissent devenir le matériau permettant de s’exercer à l’art de la physionomie, cela n’empêche pas qu’elles puissent, par ailleurs, manifester une charge auratique irrépressible. L’indication de Benjamin est cependant intéressante pour le renversement qu’elle initie, en ce que s’il juge utile, lors des « périodes de bouleversement politique », de former « le sens physionomiste » (« [q]u’on vienne de la gauche ou de la droite, il faudra s’habituer à ce que les gens cherchent à lire sur votre visage d’où vous venez »78), on comprend qu’il s’agit là d’un retournement du sens de ces catégorisations, dans une optique libératrice. Au bout du compte, et à suivre ainsi Benjamin dans les méandres de sa réflexion relative à l’aura, il apparaît qu’on peut certes dire de cette dernière qu’elle enchaîne, qu’elle ensorcelle, qu’elle est essentiellement mythification de la réalité, et qu’à cet égard il faudrait s’en libérer – de ce point de vue, on pourrait d’ailleurs faire valoir que la démarche de Pasolini, consistant à n’avoir recours qu’exceptionnellement, et avec des visées bien précises, à des comédiens professionnels, relève sans doute pour partie d’une volonté d’échapper à l’aura de la star. Pourtant, par un tel jugement, on ne ferait pas droit à la complexité qui caractérise la pensée benjaminienne de l’aura. De la même manière, d’autres considérations, plus positives, demandent à être prises en compte, pour saisir la nécessité, chez Pasolini, d’avoir recours à des acteurs non professionnels, enracinés dans le sous-prolétariat, pour incarner ses personnages, et à ce propos, l’éloge qui lui est si souvent adressé d’être un maître dans l’art du casting, pourrait bien révéler une science de la “physionomie” proche de celle dont parlait Benjamin. Mais de ce que Pasolini n’a guère eu recours à des acteurs professionnels, il ne s’ensuit évidemment pas pour autant que la question de l’aura, le concernant, soit réglée. Les derniers films de Pasolini (avant Salo ou les 120 journées de Sodome, du moins) font immanquablement penser à cette évocation des visages dans certains films russes, par Benjamin, en ce qu’à ce moment, le réalisateur italien va se tourner vers des figurants du tiers monde, considérant ne plus pouvoir trouver les corps pauvres qui l’intéressent et l’émeuvent dans les pays développés, soumis à « l’homologation consumériste ». Ce sont réellement des paysages, des milieux bien typés que ces figurants évoquent par leur seule présence, intempestive pour les spectateurs occidentaux – ces visages à la peau brune, souriants, édentés, parfois ravagés par les rides, sans âge. Et il n’est pas vrai que ces figurants constituent simplement une galerie de physionomies : la présence de ces visages humains réintroduit une dimension d’aura, qu’on peut cette fois juger libératrice.

20 N’oublions pas que chez Pasolini, notamment dans les Mille et une nuits, c’est aussi le mode d’apparition des corps sous-prolétariens qui importe, en ce que leur intrusion effectue une brèche dans le temps continu du récit. Si le temps du film (artificiel, présentant une continuité simplement “synthétique”) diffère du temps de la réalité (posé comme relevant d’une continuité “analytique”), on peut se demander si certains passages, dans le cinéma de Pasolini, ne remettent pas en cause un tel partage des temporalités79. Dans les Mille et une nuits, certains figurants regardent directement la caméra (plongent donc leur regard dans les yeux du spectateur), contrairement aux règles de la narration cinématographique. En cela on peut voir une rupture dans le

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temps du récit, l’irruption, dans l’histoire racontée, d’une autre temporalité : puisque le temps du récit imite la continuité du temps de la réalité (en en reproduisant artificiellement l’apparence), une rupture dans le temps de ce récit introduit par conséquent un temps discontinu80, même si c’est, formellement, celui de la réalité elle- même qui opère cette césure81. On aurait là un télescopage, caractéristique de ce que Benjamin appelle « image dialectique », entre un univers ancestral et notre monde moderne – et si le surgissement d’un monde ancien a bien lieu ainsi, c’est que l’interruption ainsi effectuée dans le continuum temporel (que celui-ci soit sa simple reproduction, dans le cadre de ce film, n’importe pas ici, sauf à penser une temporalité soustraite à tout appareillage) crée la possibilité d’une telle rencontre, d’un tel événement, par l’arrêt ainsi provoqué dans la continuité temporelle. Ces blocs de réalité que sont ces figurants pasoliniens, déchirant l’écran, ou aussi ces personnages des films d’Eisenstein ou de Poudovkine, ou encore cette pêcheuse de New Haven, tous, au fond, témoignent d’une présence auratique, libératrice, pour l’image d’une autre humanité dont ils témoignent. Entre les Mille et une nuits et Monika, apparemment, on retrouve une même façon de fixer la caméra, même si dans le film de Bergman, cet effet est explicitement voulu, avec une actrice professionnelle, alors que dans celui de Pasolini on peut douter que le cinéaste ait demandé à quelque figurant de fixer la caméra. Or, dans un cas, ce procédé aboutit à un renforcement de la proximité entre œuvre d’art et marchandise (le devenir-pornographie et publicité de cette technique), alors que, dans l’autre cas, le même procédé (mais en est-ce bien un encore dans ce cas ?) aboutirait à une sorte de résurgence de l’aura, au beau milieu d’un film, c’est-à-dire dans le cadre d’un effet du medium par excellence de la modernité artistique. Si c’est bien dans les images des visages de paysans du tiers-monde que, au cœur du film de Pasolini, se joue comme l’apparition d’un lointain, il nous faut constater que cette apparition est en même une quasi-disparition, par homologation. Se rejouerait donc, cette fois sur la pellicule cinématographique, l’adieu de l’aura, dans l’ancienne photographie : « Dans l’expression fugitive d’un visage d’homme, sur les anciennes photographies, l’aura nous fait signe, une dernière fois »82, au point qu’on est fondé à se demander s’il existe des manifestations de l’aura, qui ne soient pas en même temps un chant du cygne.

21 Après ces remarques relatives à Pasolini, les mots de Benjamin concernant l’aura résonnent de façon particulière, et il est intéressant de citer tout un passage produit par Bruno Tackels : « Les conditions dans lesquelles vit la majorité des exploités s’éloignent de plus en plus de celles de la minorité qui prédomine. Plus s’accroît l’intérêt de ces derniers à contrôler les premiers, plus la satisfaction de cet intérêt devient précaire. Ceux qui tirent profit du travail du prolétariat ne s’exposent plus guère au regard des prolétaires. Les regards qui les attendent là menacent d’être de plus en plus méchants et, dans ces conditions, la possibilité d’étudier tranquillement les membres des classes inférieures sans faire l’objet en retour d’une étude de leur part, est de la plus haute importance. Une technique qui rend ceci possible a quelque chose d’immensément rassurant, même si elle est employée à d’autres fins. Elle peut dissimuler à plus longue échéance comment la vie dans la société humaine est devenue périlleuse. Sans le film, on ressentirait la perte de l’aura à un degré qui ne serait plus supportable. »83

22 Ce qui est appelé ici « perte de l’aura », c’est l’impossibilité, pour celui qui est regardé, de lever les yeux vers qui le regarde, puisque nous ne conférons d’aura à un être que pour autant que, tout en le regardant, nous lui accordons le pouvoir de nous regarder84. Or, dit Benjamin, les exploiteurs ne s’exposent plus guère à être regardés par les

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exploités – il en va de même dans le cas du tiers monde, où, en l’absence de la caméra de Pasolini, il y avait peu de chance pour que ces pauvres entre les pauvres nous retournent un jour notre regard, autrement dit, pour qu’ils sortent de cette objectivation dans laquelle la caméra des ethnologues ou des journalistes, à l’occasion, peut les enfermer. Mais en même temps, « [l]’aura d’un être produit un rapport qui brise tout rapport, un rapport déréalisé qui enchaîne celui qui regarde dans le rêve de l’autre, un rêve qu’il provoque lui-même en le regardant »85, et par conséquent, la manifestation de l’aura dans les Mille et une nuits resterait inséparable d’un non rapport effectif à l’autre. Mais, comme cette manifestation de l’aura, chez Pasolini, prend la forme d’un adieu86, elle se double donc des avantages propres à la disparition de l’aura : « L’œil éveillé ne désapprend pas la force du regard, quand le rêve s’est complètement éteint en lui. Au contraire, ce n’est qu’alors que son regard devient fort ».87 Autrement dit, les rêveries des Mille et une nuits trouvent un support dans les corps de figurants, mais leur regard plongé dans la caméra rompt le fil du récit, de l’enchantement, et donc s’il y a bien manifestation de l’aura à travers ce regard, il y a en même temps désamorçage de la rêverie88, les visages nous regardant apparaissant dans leur réalité corporelle prosaïque, misérable. Une réponse à ces regards bouleversants devient alors possible à travers cet éveil par lequel « le lointain est totalement éradiqué » – mais pas l’altérité elle-même, celle que Pasolini se devait de chercher de plus en plus loin.89

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NOTES

1. Pier Paolo Pasolini : Dialogues en public, Sorbier, Paris 1980, p. 27. 2. P.P. Pasolini : L’expérience hérétique, Payot, Paris 1976, p. 87. 3. Walter Benjamin, cité par J.M. Monnoyer in Walter Benjamin : Ecrits français, Gallimard, Paris 1991, p. 201. 4. Ibid. (c’est moi qui souligne). 5. Ibid. 6. Ibid. (c’est moi qui souligne). 7. C’est le terme allemand Erzähler que Benjamin traduit par “narrateur”, Pierre Rusch, quant à lui, préférant recourir à la traduction par “conteur”, jugeant que « pour traduire l’allemand Erzähler, qui désigne celui qui raconte une histoire », il est préférable d’utiliser le terme français de “conteur”, en ce que « le “narrateur” tend de plus en plus à désigner une figure interne au discours, en quelque sorte le “représentant” de l’auteur dans le texte » (Pierre Rusch, in Walter Benjamin : Ecrits III, Gallimard, Paris 2000, p.114). Traduisant certains passages de Benjamin, inédits en français, et tirés de ses œuvres complètes en allemand, Jean-Maurice Monnoyer utilise les termes de “narrateur” et de “narration”, en conformité avec le choix fait par Benjamin lui- même en ce qui concerne son essai sur Leskov, qui évoque notamment « l’art de narrer ». On pourrait donc tout autant utiliser les termes de “conteur”, de “récit”, d’“histoire”, ou encore celui de “raconter” si l’on suivait les indications de Pierre Rusch. Dans l’usage que nous faisons ici des termes de “récit” et de “narration”, les deux peuvent être considérés comme synonymes, sauf lorsque la distinction indiquée par Pierre Rusch revêt une signification particulière dans

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notre propos, et alors les choses seront précisées, si le contexte à lui seul laisse planer quelque ambiguïté. 8. Proust : Le temps retrouvé, Gallimard 1989, p. 348 (c’est moi qui souligne). 9. Bruno Tackels : L’œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin. Histoire d’aura, L’Harmattan, 1999. 10. Jean-Louis Déotte : L’époque des appareils, Lignes & Manifestes, Paris 2004, pp. 249-250 (c’est moi qui souligne). 11. Sauf peut-être à titre de citation, comme inciterait à le penser en particulier le début de la deuxième partie d’Ivan le Terrible, lorsqu’un souvenir de l’enfance du tsar est évoqué, qui est celui de la mère mourante, qui donne un conseil à son enfant : « Mon fils, crains le poison, et garde-toi des boyards ! ». Les anciennes formes de la narration sont ici maintenues en marge du récit principal (séparées par un écran de fumée réalisant l’ellipse nécessaire pour passer à un temps révolu), et l’autorité puisée aux lèvres de la mort elle-même n’est ainsi que citée – même si le récit central en reçoit malgré tout une forme d’autorité dérivée. Concernant le film d’Eisenstein, on doit par ailleurs faire remarquer que la lutte entre la tradition et l’innovation est thématisée dans l’œuvre elle-même, constituant un des thèmes centraux d’Ivan le Terrible, la volonté du tsar d’écarter les boyards se heurtant à une très forte résistance, résumée en particulier par ces mots du pope : « Il n’est pas de destin plus grand que de gouverner comme par le passé. D’écouter les boyards, à l’exemple de tes pères, et de partager avec eux le pouvoir ». Dès lors, la citation précédente de la mère reçoit un autre éclairage, en ce qu’au lieu de rejaillir sur le récit central, en lui procurant une forme d’autorité seconde, elle devient une manifestation de la tradition qui peut se heurter, s’opposer à d’autres formes d’expression de la tradition, révélant alors le caractère non homogène de cette dernière : l’autorité de la tradition serait ainsi sapée en sa base, en ce que, porteuse de paroles divergentes, elle témoignerait tout autant que notre époque d’une division de la société, d’intérêts divergents. On pourrait donc voir en ce thème traité par Eisenstein la lutte consciente du cinéaste contre l’autorité de la tradition en tant que telle, et donc, à ce titre, une défense du cinéma contre les formes anciennes de narration ; mais on pourrait tout aussi bien y voir une forme de continuité, et l’affirmation, par Eisenstein, de la nécessité pour l’époque présente, de faire revivre la volonté d’Ivan de maintenir à tout prix l’unité de la Russie, sauvegardée par les pères – ce film revêt bien une telle intention patriotique. La tension demeure donc, ici, entre une tendance à lutter contre les illusions entretenues à l’égard de la tradition, et en même temps, une tentation d’utiliser ces illusions pour le supposé progrès de notre époque – c’est au fond la tension entre le cinéaste et le membre du Parti communiste soviétique. 12. J.L. Déotte : Qu’est-ce qu’un appareil ? Benjamin, Lyotard, Rancière., L’Harmattan, 2007, pp. 12-13. 13. Ibid., p. 12. 14. Ibid., pp. 11-13. 15. J.L. Déotte : L’époque des appareils, p. 226. 16. Walter Benjamin : Ecrits français, p. 152. 17. Ibid., p. 181. 18. Walter Benjamin : Œuvres III, pp. 80-81 (c’est moi qui souligne). 19. Walter Benjamin : Ecrits français, pp. 148-149. 20. J.L. Déotte : L’époque des appareils, p. 258. Cette caractéristique du film (la “perfectibilité”) est ce qui nous libère de la « valeur d’éternité » propre à la statuaire grecque (ibid.). 21. Bruno Tackels : op. cit., p. 84 (il cite Brecht). 22. Ibid., p. 85 (c’est moi qui souligne). 23. Ibid. 24. Walter Benjamin : Œuvres III, pp. 99-101. 25. Ibid., p. 98. 26. De cette manière le cinéma pourra donner à la masse un droit à apparaître (« Chacun aujourd’hui peut légitimement revendiquer d’être filmé ». Walter Benjamin : Œuvres III, pp. 94-95). 27. J.L. Déotte : L’époque des appareils, p. 248.

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28. Ibid., p. 258. 29. Walter Benjamin, cité in J.L. Déotte : L’époque des appareils, p. 259. 30. J.L. Déotte : L’époque des appareils, p. 259. 31. Walter Benjamin : Ecrits français, p. 149. 32. Ibid. 33. J.L. Déotte: L’époque des appareils, p. 249. 34. Walter Benjamin, cit. in B. Tackels : op. cit., p. 108. 35. B. Tackels : op. cit., p. 75. 36. Ibid. 37. Walter Benjamin : Fragments, PUF, Paris 2001, pp. 145-147. 38. Walter Benjamin : Ecrits français, pp. 175-176. 39. Walter Benjamin : Fragments, p. 147. 40. B. Tackels : op. cit., p. 76. 41. Walter Benjamin : Œuvres III, p. 88. 42. Ibid. 43. Jean-Louis Déotte : L’époque des appareils, p. 234 (c’est moi qui souligne). 44. Ibid., pp. 235-236. 45. B. Tackels : op. cit., p. 77. 46. Walter Benjamin, cité in B. Tackels : op. cit., p. 150. 47. Walter Benjamin : Œuvres III, pp. 107-108. 48. Ibid., p. 75. 49. Walter Benjamin : Paris, capitale du XIXe siècle, p. 464. 50. Walter Benjamin : Œuvres III, p. 75. 51. Par l’idée d’un passage “tendanciel” de l’aura à la trace, il s’agit d’éviter de les présenter de manière absolument antinomique, comme si la présence de l’une excluait tout à fait celle de l’autre. Il n’y a en effet pas de sens à penser une disparition pure et simple de l’aura, à travers ce que Benjamin nomme son « déclin » : « […] si l’aura chez Benjamin nomme une qualité anthropologique originaire de l’image, l’ origine chez lui ne désigne en aucun cas ce qui demeurerait en amont des choses, comme la source est en amont du fleuve : l’origine, chez Benjamin, nomme « ce qui est en train de naître dans le devenir et dans le déclin » ; non pas la source, mais « un tourbillon dans le fleuve du devenir, [qui] entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître » ». (Georges Didi-Huberman : Devant le temps, Minuit, 2000, p. 235). 52. Walter Benjamin : Paris, capitale du XIXe siècle, p. 464. 53. Ibid., p. 239. 54. Ibid., p. 244 (c’est moi qui souligne). 55. Ibid., p. 239. 56. Ibid., p. 245. 57. Walter Benjamin : Œuvres III, pp. 105-106. 58. Ibid., p. 106. 59. Ibid., pp. 106-107 (c’est moi qui souligne). 60. Ibid., p. 107. 61. Ibid., p. 109. 62. J.L. Déotte : Qu’est-ce qu’un appareil ?, p. 76. 63. J.L. Déotte : L’époque des appareils, p. 208. 64. Ibid. 65. Walter Benjamin : Ecrits français, p. 149. 66. J.L. Déotte : Qu’est-ce qu’un appareil ?, p. 77. 67. Ibid. 68. J.L. Déotte : L’époque des appareils, pp. 240-245.

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69. Eprouvant la “fécondité” de la corrélation établie par Freud entre mémoire involontaire et conscience, Benjamin évoque « le principe de Freud selon lequel « la conscience naîtrait là où s’arrête la trace mnésique » (Walter Benjamin : Charles Baudelaire, Payot, Paris 2002, pp. 155-156). Or, Freud écrivant par ailleurs que « une seule et même excitation ne peut à la fois devenir consciente et laisser une trace économique dans le même système », Benjamin en tire la conséquence, « en langage proustien », que « ne peut devenir élément de la mémoire involontaire que ce qui n’a pas été expressément et consciemment “vécu” par le sujet » (ibid., p. 156). Dès lors, ne contenant « aucune trace mémorielle », la conscience aurait avant tout une fonction de protection à l’égard des sensations, vis-à-vis des “chocs” possiblement traumatiques – la poésie de Baudelaire, fondée sur le choc, précisément, témoignerait d’un haut degré de conscience : « Le choc ainsi amorti, ainsi paré par la conscience, donnerait à l’événement qui l’a provoqué le caractère d’une expérience vécue au sens propre. Il l’incorporerait directement dans la série des souvenirs conscients, il le stériliserait pour l’expérience poétique. On est en droit de se demander comment la poésie lyrique pourrait se fonder sur une expérience où le choc est devenu la norme. D’une poésie de ce genre, on attendrait nécessairement un haut degré de conscience […]. Ce trait convient parfaitement à la poésie de Baudelaire » (ibid., pp. 158-159). Dès lors, la performance la plus élevée de la réflexion consisterait à faire de “l’événement” une “expérience vécue” – si l’on n’y parvient pas, “l’agréable” ou bien « la désagréable frayeur » peut venir sanctionner « le défaut de protection contre le choc » ; or, « [i]l n’est pas rare que Baudelaire s’abandonne à la frayeur, voire qu’il la provoque » (ibid., p. 160). Si, donc, le cinéma constitue le lieu même d’une esthétique du choc, c’est bien parce qu’il réclame une distraction d’esprit chez le spectateur, quand « l’effet de choc exercé par le film […], comme tout choc, ne peut être amorti que par une attention renforcée » (Walter Benjamin : Œuvres III, p. 107 – c’est moi qui souligne). 70. Walter Benjamin : Paris, capitale du XIXe siècle, p. 243. 71. Walter Benjamin : Œuvres II, Gallimard, Paris 2000, p. 299. 72. Ibid., p. 309. 73. Ibid., p. 311. 74. Ibid., p. 312. 75. Ibid. 76. Ibid., pp. 312-313 (c’est moi qui souligne). 77. Ibid., p. 308. 78. Ibid., p. 314 – On remarquera que Pasolini, précisément, soulignait l’impossibilité contemporaine de distinguer, d’un point de point de vue physionomique, un ouvrier d’un fasciste, du fait que droite et gauche avaient fusionné, corporellement. 79. Contradiction que Pasolini avait très bien aperçue, et qu’il jugeait seulement “apparente”, déclarant à cet égard : « […] le même amour inconsidéré de la réalité, traduit en termes linguistiques, me fait voir le cinéma comme une reproduction fluide de la réalité, alors que, traduit en termes expressifs, il me fixe devant les divers aspects de la réalité (un visage, un paysage, un geste, un objet) comme s’ils étaient immobiles et isolés dans l’écoulement du temps » (P.P. Pasolini : L’expérience hérétique, p. 201). 80. A l’image de cette discontinuité dont on a déjà parlé, et que le gestus de Chaplin introduisait dans la continuité propre au temps du film lui-même, l’interruption intervenant dans les Mille et une nuits aboutirait de la même façon à mettre en évidence le caractère d’exposition absolue, propre au cinéma. 81. Précisément parce que Pasolini se refuse à voir le monde comme “naturel” : « Mon amour fétichiste pour les “choses” du monde m’empêche de les considérer comme naturelles. Ou il les consacre ou il les désacralise avec violence, une par une : il ne les lie pas dans un juste flux, il n’accepte pas ce flux. Mais il les isole et les idolâtre, plus ou moins intensément, une par une » (P.P. Pasolini : L’expérience hérétique, p. 201 – c’est moi qui souligne).

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82. Walter Benjamin : Œuvres III, p. 285. 83. Walter Benjamin, cité in Bruno Tackels : L’oeuvre d’art à l’époque de Walter Benjamin, pp. 149-150. 84. Si Benjamin considère que la photographie a joué « un rôle décisif » dans le déclin de l’aura, c’est qu’il juge que le daguerréotype constituait « un appareil qui recevait l’image de l’homme sans lui rendre son regard », alors que, précisément, « il n’est point de regard qui n’attende une réponse de l’être auquel il s’adresse ». Dans ces conditions, « [q]ue l’attente soit comblée […], l’expérience de l’aura connaît alors sa plénitude ». (Walter Benjamin : Charles Baudelaire, p. 199. 85. Bruno Tackels : L’œuvre d’art…, p. 152. 86. Conformément à la nature même de l’aura, comme l’indique Georges Didi-Huberman, lorsqu’il fait remarquer que « [l]’aura fait […] système avec son propre déclin », comme, d’ailleurs, « [e]lle l’a sans doute fait pour toutes les époques de son histoire : il suffit de lire Pline l’Ancien, qui se plaignait déjà du déclin de l’aura à l’époque de la reproductibilité des bustes antiques ». (G. Didi-Huberman : op. cit., p. 236). 87. Walter Benjamin, cité in Bruno Tackels : op. cit., p. 153. 88. On notera avec Georges Didi-Huberman que Benjamin rend de toute manière poreuse la frontière entre rêve et éveil : « C’est au moment fragile du réveil qu’il s’en remettait, moment dialectique à ses yeux [et en position de seuil – AN] parce qu’à la frontière évanescente, ambiguë, des images inconscientes et de la nécessaire lucidité critique. Voilà pourquoi il concevait l’histoire de l’art elle-même comme une Traumdeutung à développer sur le modèle freudien » (G. Didi-Huberman : op. cit., p. 242). 89. Aussi loin que le conduisait son désir, si l’on accorde, avec Georges Didi-Huberman, que la relation conduisant ce qui est donné à voir à regarder le spectateur relève bien d’ « une dialectique du désir, qui suppose altérité, objet perdu, sujet clivé, rapport inobjectivable ». Il ne s’ensuit certes pas pour autant qu’on doive réintroduire les jugements “sentencieux” de la critique d’art, pas plus que le vocabulaire de “l’empathie” ou de la “transcendance”, selon Didi- Huberman, en ce qu’il s’agirait de lutter à la fois « contre un discours de la spécificité qui postule ses mises à mort dogmatiques (l’aura est morte, tant mieux) » et « contre un discours de la non- spécificité qui invente des entités éternelles et anhistoriques » – et c’est précisément en ce point que la démarche de Pasolini nous semble pouvoir être utilement envisagée à partir de ce cadre théorique. En effet, à travers cette double exigence formulée par Didi-Huberman, « il s’agit de chercher, en chaque œuvre, l’articulation des singularités formelles et des paradigmes anthropologiques », autrement dit, de trouver le « point d’articulation » entre « deux ordres de grandeur apparemment contradictoires », dont l’hypothèse défendue ici est que ce point est lié à « la dynamique du travail, du processus à l’œuvre ». Ainsi, il s’agirait de « chercher à comprendre comment un tableau de Newman suppose – implique, glisse par en-dessous, enveloppe, sous- entend, replie à sa façon – la question de l’aura », c’est-à-dire, « [c]omment il agence sa « substance imageante » pour s’imposer au regard, pour fomenter un désir », autrement dit encore, « [c]omment il devient par là « une réalité dont aucun œil ne se rassasie » (G. Didi- Huberman : op. cit., pp. 238-239). Selon cette logique d’analyse, il s’agirait de chercher, dans l’œuvre de Pasolini la manière dont est supposée la question de l’aura, c’est-à-dire la manière dont les Mille et une nuits , par exemple, parviennent à faire naître un certain désir, de façon immanente, c’est-à-dire à partir d’un « processus à l’œuvre » dans le film, à partir d’une certaine « dynamique du travail ». Il n’est dès lors pas du tout nécessaire d’opérer une coupure sans reste entre la forme de l’œuvre et ses soubassements anthropologiques, la seule chose intéressante consistant à voir comment s’articulent ces deux niveaux, étant entendu que la simple analyse formelle de l’œuvre ne peut permettre d’aborder la question de l’aura, qui plonge effectivement ses racines au sein de « paradigmes anthropologiques » qui demeurent inaperçus si l’on part du postulat de la liquidation de l’aura (tout comme le fait d’envisager l’œuvre à partir de ces seuls “paradigmes” aboutit à manquer la singularité de cette œuvre). Pour mener à bien cette tâche,

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Georges Did-Huberman nous indique qu’il faut détenir « un modèle temporel capable de rendre compte de l’ « origine » au sens benjaminien ou de la “survivance” au sens warburgien », c’est-à- dire, au fond, d’« un modèle capable de rendre compte des événements de la mémoire, et non des faits culturels de l’histoire » (G. Didi-Huberman : ibid., p. 239). C’est ainsi que la résorption pure et simple de l’aura dans une historicité culturelle, tout comme son exhaustion supra-historique d’ailleurs, aboutissent à manquer la définition de l’aura comme origine, la seule qui permette de penser le surgissement de regards autres dans les Mille et une nuits, surgissement par lequel s’opère cet arrêt du temps, propre à l’image dialectique (cette « dialectique à l’arrêt » dont parle Benjamin). Le caractère intempestif de ces regards dit assez qu’il s’agit bien en effet d’une affaire de mémoire, et pas de patrimoine culturel, comme c’était déjà le cas dans le film Les murs de Sana’a, dans lequel le télescopage entre la tradition incorporée dans l’architecture de la vieille ville et la modernité du medium par lequel nous en parviennent des images, aboutit à un réveil de ces images, autrement dit, à leur définition (indissociablement au sens technique ou photographique du terme, et à son sens théorique) comme images dialectiques. Une telle conception de la temporalité à l’œuvre dans ces images emporte bien une définition de l’origine elle-même comme « présent réminiscent où le passé n’est ni à rejeter, ni à faire renaître, mais tout simplement revient comme anachronisme » (G. Didi-Huberman : ibid., p. 240).

RÉSUMÉS

Puisant dans la réflexion de Benjamin les éléments permettant de penser un passage des formes traditionnelles de narration à d’autres formes, contemporaines et susceptibles d’être accueillies au sein de l’appareil cinématographique lui-même, cet article cherche à situer les implications politiques émancipatrices propres à la conception benjaminienne du cinéma et à les articuler avec la difficile question de l’aura. Le parallèle ici développé entre Benjamin et Pasolini permet de relancer la discussion autour de l’aura, les regards évoqués dans La petite histoire de la photographie consonant étrangement avec ceux qui crèvent l’écran dans les Mille et une nuits, les uns et les autres faisant également signe vers une conception non romantique de l’histoire.

INDEX

Mots-clés : appareil cinématographique, aura, Benjamin (Walter), cinéma, image, mimesis, narration, Pasolini (Pier Paolo), récit, regard, spectateur, technique, temps, traces

AUTEUR

ALAIN NAZE Doctorant en philosophie Université Paris 8

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Alex invictus - Orange mécanique ou l'inservitude volontaire

Alain Brossat

1 A peu près tous les films de S. Kubrick élaborent la question de la violence, et ce dans les registres les plus différents : violence de l’émancipation dans Spartacus, violence du crime dans Ultima Razzia, violences guerrières, selon des modalités bien différentes dans Les Sentiers de la gloire, Barry Lyndon et Full Metal Jacket et Dr Folamour, violence de la folie dans The Shining, violence de la passion amoureuse dans Lolita, violence de l’espèce humaine, tout simplement, dans 2001 : l’Odyssée de l’espace, etc. On pourrait aussi bien décliner cette constance dans le traitement cinématographique de la violence comme question en termes de pouvoir ou d’institution : violence de l’institution militaire, violence du pouvoir psychiatrique, violence de l’institution pénitentiaire (Orange mécanique), violence de la police, l’Etat, l’institution familiale aussi…

2 Ce qui singularise Orange mécanique (1971) dans cette constellation, c’est la confrontation de deux violences : celle, naturelle en quelque sorte, de la jeunesse indomptée, non encore saisie par les dispositifs d’apprivoisement, de domestication, et celle du processus même de civilisation activé ici par un certain nombre d’appareils ou de pouvoirs – la police, la prison, les travailleurs sociaux, les partis politiques… Ces deux violences sont symétriques en ce sens qu’elles sont portées aux extrêmes : la violence juvénile dont Alex et sa bande de “drougs” sont les vecteurs est nommée ultraviolence, dans le film comme dans le roman d’Anthony Burgess – A Clockwork Orange (1962) dont il s’inspire. La violence de l’autorité, de l’Etat, des pouvoirs et des institutions est aussi une violence extrême : au sens où elle se déploie, elle, sur le versant totalitaire, puisque son propre est de priver l’individu de sa liberté, de toute liberté en le soumettant à des formes de domestication et de conditionnement de ses comportement qui font de lui une mécanique, le séparent de son désir, le privent de toute autonomie.

3 Le modèle qui prévaut, dans le déploiement de cette violence de l’Etat destinée à domestiquer les individus et à les arracher à leur sauvagerie native, première, est un modèle médical, celui d’une médecine policière. La violence d’Alex est considéré comme une maladie et, dans le cours du film, on voit comment les partisans du soin

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correctif, qui passe par un reconditionnement de l’individu (de ses réflexes et de ses affects) l’emportent sur ceux de la sanction punitive. Alex va donc échapper à l’enfermement punitif pour être “soigné” en milieu ouvert par des méthodes “scientifiques” d’inspiration pavloviennes (le réflexe conditionné) renforcées par une pharmacopée appropriée. L’enjeu de l’extrême est ici saillant, puisque Kubrick reprend ici à son compte l’impeccable démonstration effectuée par Burgess : ce qui se présente et se légitime comme « traitement humain » paré des prestiges de la sciences et équipé d’un alibi humaniste (extraire Alex hors du monde carcéral, le réintégrer dans la société, le “guérir”) s’avère, au bout du compte, confiner dangereusement avec la torture et reposer sur des techniques de conditionnement qui rappellent fâcheusement celles des régimes totalitaires… Alex, aux mains de médecins cyniques, est un cobaye, un pur objet d’expérimentation. La notion de la “santé mentale” à laquelle font référence ces médecins est fondée sur une conception purement policière de la conformité des conduites et de l’ordre social.

4 L’apologue qui semble ici suggéré par Kubrick – qui, ici, diffère sensiblement de celui qui se dégage du roman de Burgess – serait le suivant : le procès de la civilisation destiné à “guérir” les individus de leur violence native et à les rendre aptes à vivre en société est un “remède” pire que le mal. La “maladie” première des individus (leur agitation sauvage, productrice de chaos et de destructions, leur “anarchisme” spontané ou bien leur insociabilité naturelle, leur rétivité aux institutions et pouvoirs – Alex et l’école, Alex et les flics…), tout ceci est “traité”, soigné et “guéri” sur un mode tel que l’individu “civilisé”, c’est-à-dire domestiqué, soit réduit à une condition quasi-animale. C’est Alex qui, après avoir subi le traitement censé le rendre allergique à toute violence, se fait, chez Burgess, cette réflexion : « Am I just like some animal or dog (…) Am I just to be like a clock-work orange ? »

5 Dans la fable racontée par Burgess, il apparaît qu’au bout du compte, ce processus de civilisation de l’individu, avec toute sa violence, lui laisse néanmoins une possibilité de retomber, in fine, sur ses pieds : il y a un avenir possible au delà de ces épreuves de déconditionnement et reconditionnement, et c’est cet avenir qu’évoque le dernier chapitre du livre que Kubrick ne connaissait pas lorsqu’il a élaboré son scénario (il ne figure pas dans l’édition américaine du livre sur laquelle il a travaillé), un avenir équivoque mais ouvert : Alex, dans ce dernier chapitre, entrevoit la possibilité de se “ranger”, de convoler, d’avoir des enfants. Tout se passe comme s’il avait, conformément au schéma kantien, introjecté les normes et les valeurs qui supportent la sociabilité et la moralité commune, au point d’en faire les siennes propres et d’agencer sa liberté sur elle ; il ne va pas nécessairement devenir un pur et simple homme de la masse, un conformiste, il va plutôt, selon cette fable, se donner à lui- même un destin social conforme à son désir propre, une fois les fièvres de l’adolescence apaisées, un destin personnel agencé sur le destin collectif…

6 Mais chez Kubrick, il en va tout autrement : Alex s’en tire, in fine, en sauvant par ruse son propre désir face aux exigences exorbitantes du procès de civilisation. Sauver son désir est ici égal à sauver son goût naturel pour la violence, c’est sauver sa réserve propre de violence, tout en apprenant à la réorienter, à entrer dans la comédie humaine. Donc, au fond, il ne cède sur rien, il demeure en rupture avec le procès de la civilisation, il demeure indompté, il n’est pas devenu un esclave ou un animal, simplement, il a appris la règle du jeu – une règle selon laquelle seuls s’en tirent les cyniques, les expédients, les stratèges clairvoyants et ceux qui savent être du côté du

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manche. A la fin du film, il demeure un anarchiste, mais un anarchiste qui a perdu sa naïveté. Il évitera désormais les confrontations sans issue avec les institutions, et sa liberté anarchique, son goût pour la violence, il les cultivera désormais dans des jeux de connivence plus ou moins nihilistes avec les maîtres du monde. Il finira probablement vieil anar de droite, comme tant d’autres.

7 La différence entre la fable montée par Burgess et celle que propose Kubrick est donc que la première s’énonce aux conditions d’une dialectique, assez classique, celle du roman de formation : les années ou mois d’apprentissage que décrit le roman ont été terribles – mais pas vains : il y a une issue, on est dans un domaine d’expérience, pas de pure épreuve. Alex, au terme de ce processus, est mûr pour tomber amoureux, pour fonder une famille, pour vivre avec ses semblables… Alors qu’au contraire, la version kubrickienne, elle, est plutôt de facture nietzschéenne : c’est une impitoyable déconstruction du processus de la civilisation, dont la seule “leçon” qui pourrait s’en tirer serait que la seule issue pour un sujet rétif à son devenir équivalent à un animal domestique, est de préserver à tout prix et par tous les moyens sa force vitale, c’est-à- dire sa réserve sauvage d’irrégulier, d’indompté, de dissident – au moins intérieur. Ne pas oublier la date du film : 1971 – on est dans les années incandescentes, l’attaque contre la psychiatrie policière, contre le système pénitentiaire, la vision désenchantée des élites politiques et intellectuelles portent la marque de l’irrespect généralisé qui s’étendait sur ces années-là. Il n’est pas sûr que l’on puisse qualifier cette “leçon” – qui consiste à nous dire qu’au fond l’Etat qui protège et qui civilise, les savants qui élaborent les savoirs nouveaux, les humanistes qui humanisent (etc.) sont pires que la première petite brute (blonde, en l’occurrence) venue – de cynique. Ou alors au sens du cynisme antique, un cynisme diogénique qui s’assigne la tâche première de nous ouvrir les yeux sur le jeu des puissants, de déchirer le drapé de la vie civilisée pour nous en montrer les poulies et les ficelles. Et surtout, qui, face au mensonge constitutif de la civilisation, de la culture, adopte le parti d’en rire plutôt que de succomber aux facilités d’une interminable déploration.

8 C’est ici que nous rejoignons directement notre sujet.

9 Kubrick est, en revanche, totalement fidèle à Burgess quant au ton de la narration, lequel est lui-même tout entier calqué sur ce qui constitue la grande invention du roman anglais du XVIIIème siècle, le ton d’une narration d’une ironie plus ou moins bienveillante ou mordante, mais en tout cas destinée à établir une distance critique, une distance propice à la réflexion, entre le “héros” ou, plus généralement, les personnages et le lecteur. Fielding, Thackeray – et dont le modèle, pour moi, est le roman de Thackeray – Les Aventures de Barry Lyndon, où l’on retrouve Kubrick, ce n’est pas un hasard, tous les films de Kubrick entretenant entre eux des correspondances plus ou moins distinctes ou secrètes, mais qui assurent la solidité de l’œuvre… Ici, l’originalité du procédé mis en place par Burgess et repris par Kubrick est celle qui consiste à faire d’Alex le propre narrateur de ses propres faits et gestes, heurs et malheurs, mais dans une langue et sur un ton qui établissent une disjonction permanente avec ces faits et gestes, créent un effet de distanciation, et, au bout du compte, suscitent le rire ou bien quelque chose comme un sentiment de jubilation.

10 La narration repose en effet sur une série de procédés visant à casser l’identification du spectateur aux images violentes, aux scènes violentes, à en désamorcer la séduction : ton sentimental du roman à la Richardson (le mélo – que l’on retrouve dans la scène du retour de l’enfant prodigue) totalement out of time, langue du XVIIIème, adresse au

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spectateur (au lecteur), et aussi, bien sûr, la grande trouvaille de Burgess, recours à cet espéranto d’anticipation mêlant des mots de russe à de l’argot anglais, ceci destiné à créer un effet de trouble chronotopique en suscitant une impression de présent décalé, légèrement déplacé vers un avenir unheimlich, mais sans tomber dans le registre du roman d’anticipation. Enfin, dernier élément de narration destiné à contrarier la fascination exercée par l’ultraviolence et à déplacer celle-ci du côté d’une sorte d’excès bouffon ou de carnaval – la musique, la “grande musique” maltraitée, mutilée, dénaturée, torturée à l’électricité du synthétiseur. Ici, Kubrick dénature la musique classique pour les fins de sa narration sarcastique en pensant sans doute à ce que les nazis lui ont fait subir, en matière de détournement – qu’est-ce qu’on ne fait pas faire à la “grande” musique ! Une profanation ironique.

11 Et donc, ce serait un contresens massif sur le film que d’y voir un usage opportuniste de l’ultraviolence – et de son antagonique, la violence totalitaire, celle de l’Etat et de ses institutions. Ce serait ignorer l’usage systématique de l’excès, de la surcharge, de la parodie, de la surenchère – la part déterminante du sarcasme. Le côté opérette gore, particulièrement saillant dans certaines scènes – la bagarre des drougs contre la bande de Billy Boy, notamment –. Toutes les scènes d’ultraviolence sont en quelque sorte des chorégraphies, avec un rythme trop parfait, des images trop fortes, qui sont celles de la caricature même. Tout est surjoué – ce n’est pas pour rien que Kubrick a choisi pour le rôle-titre Malcolm Mc Dowell, qui est une sorte de clown, tout comme Nicholson dans The Shining. On ne peut pas faire à Kubrick le reproche de tomber dans le panneau de l’« esthétisation de la violence », puisqu’au contraire, il est en quête, avec ce film, d’une solution esthétique au défi que constitue le traitement au cinéma (donc en images/sons et par les moyens du montage) la présentation de formes de violence extrêmes, de conduites ultraviolentes, d’actions extrêmement violentes, y compris des actions comme l’homicide (involontaire) ou le viol sur un mode qui ne les magnifie pas, mais les expose comme problème. Alex n’est à aucun moment présenté dans le film comme un “héros”, et ses drougs sont de sinistres imbéciles, comme le montre leur destin ultérieur. Leur violence n’est pas héroïsée, mais plutôt exposée comme un mirage, un faux enchantement, un misérable mirage, une drogue – une extase éphémère, suivie d’une chute sans fin. Un domaine d’intensités superficielles et fallacieuses. Ici, d’ailleurs, le premier à se tromper est Burgess qui trouve que le « passage à l’image » des scènes de violence décrites dans son film en dénature le sens et suscite une fascination suspecte pour cette violence. Mais on comprend bien pourquoi Burgess se trompe – il est un homme du livre, et il ne s’oriente pas très bien dans le monde des images.

12 Kubrick récuse également toute approche sociologique de l’ultraviolence, que ce soit celle d’une sociologie policière qui ferait d’Alex un primo-délinquant puis un récidiviste, ou bien celle d’une sociologie humaniste qui verrait en lui une victime de la société, du chômage, de la démission de l’autorité parentale et d’un urbanisme déshumanisé. Le film ne travaille aucunement dans ce type de catégorie sociologique, Alex est, comme personnage de l’ultraviolence, beaucoup plus proche des gouapes des romans de Genet (Querelle de Brest, Pompes funèbres…), des films de Pasolini (Accatone) que des « casseurs des cités » dont nous parle à longueur de pages la sociologie de bazar des journaux. Il est un curieux mélange d’insouciance sauvage, polissonne, prédatrice et de satanisme baudelairien. Dans son ultraviolence, entre en composition non seulement sa rétivité à la domestication, à la normation sociale, mais aussi un solide attrait pour le mal. C’est son côté non seulement indompté, mais pervers aussi. C’est

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sans doute ce qui a plu à Kubrick, dans le personnage imaginé par Burgess : qu’il vient nous rappeler qu’il n’est pas de vraie grande passion pour la vie, de vraie liberté sauvage sans un doigt d’attrait pour le mal, de démesure, de méchanceté et de perversité (Nietzsche). C’est le côté “diable” d’Alex.

13 Mais le trait de génie de Burgess auquel, ici, Kubrick emboîte le pas, est d’avoir construit son récit non pas en donnant la parole en premier lieu aux représentants de la norme appelés à juger les écarts de conduite et les exactions commises par ce diable, mais au diable lui-même dont la disposition subjective est, de façon désarmante, celle d’un innocent, d’une sorte d’enfant joueur qui s’amuse à organiser des rixes, des intrusions violentes chez les bobos, des parties à trois avec des gamines… Là encore, la narration désoriente le spectateur et l’empêche de se laisser gagner par l’esprit de sérieux d’une perception indignée de tous ces accès de violence “gratuite” : car toute cette débauche de violence “montrée” est constamment débranchée par les interventions du narrateur, avec son ton tantôt enjoué, tantôt sentimental, tantôt larmoyant – propre en tout cas à introduire la dimension d’une sorte de second degré permanent.

14 L’enjeu du film de Kubrick n’est pas de séduire en exhibant la « belle violence », celle du sang bien rouge qui se met à couler, comme dit Alex (mais nous ne sommes à aucun moment appelés à nous identifier à Alex), mais de construire un apologue, qui tourne autour d’une philosophie noire et dé-moralisée de la civilisation : civiliser ne consiste pas à transformer l’enfant qui est une sorte de petit animal sauvage en être moral et sociable, mais à refouler une violence avec une autre, laquelle est plutôt pire que la première. Il est bien clair que si nous ne sommes pas convoqués à nous identifier à Alex, le dispositif narratif du film étant ainsi fait que nous éprouvons à son égard toute une gamme de sentiments variés, allant de l’horreur à la compassion, le coupable se transformant en victime dans le cours du film, selon un processus destiné à brouiller tous les repères identificatoires, néanmoins, s’il est un parti de l’auteur qui se manifeste dans le film, sous une forme plus ou moins cryptée, ce serait plutôt en faveur d’Alex que de l’autorité, à travers ses différents représentants. Bien sûr, politiquement, l’alliance qui s’annonce à la fin entre le représentant de l’autorité politique (« The Minister of the Interior or Inferior », dans la version déjà très sarcastique de Burgess) dessine bel et bien les contours d’une espèce de fascisme. C’est une fin d’un “immoralisme” absolu, mais seulement pour autant qu’elle vise à nous montrer une vérité cachée de la politique contemporaine et, au delà, du processus d’apprivoisement des passions sauvages dans nos sociétés. Mais, avec tout cela, Alex demeure celui qui conserve en lui quelque chose comme une part de l’indompté, de l’ingouvernable. Et il semblerait bien que si quelque chose se garde, tous comptes faits, in , d’une qualité proprement humaine, de la liberté, de la capacité d’être singulier, quelque chose qui résiste à la normation homogénéisante, c’est bien, malgré tout, Alex qui l’incarne, avec ses gros fantasmes de film X, avec la sauvagerie vraiment primaire, dans tous les sens (sans élaboration) de son désir… Et c’est la raison pour laquelle le film peut s’achever sur un formidable éclat de rire plutôt que sur une mise en garde solennelle contre les dangers du nouveau totalitarisme, des nouveaux fascismes, etc. C’est pour cela que le film de Kubrick se présente ici comme l’antagonique même du 1984 d’Orwell, un livre non seulement médiocre, au plan littéraire, mais vraiment pénible voire affligeant par l’esprit de sérieux et le sérieux d’église qui le mine.

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15 Le Orange mécanique de Kubrick est, à ce titre, tout sauf une de ces anti-utopies destinées à avertir les vivants sur le ton de solennité requis, des dangers mortels qui menacent leur intégrité s’ils laissent proliférer les dangers que recèlent les pouvoirs modernes ; c’est au contraire une démolition joyeuse et même jubilante du récit d’édification (dans les deux sens du terme) de la modernité. Le fait que, fondamentalement et en dépit de tout, le conducteur du récit soit le rire, même dans les scènes les plus éprouvantes (le viol et l’homicide involontaire, le reconditionnement d’Alex, au cinéma…) est, fondamentalement une position philosophique. C’est un film vitaliste qui aimerait nous convaincre que le cercle de la domestication ne se referme jamais tout à fait, parce que la vie, comme flux, comme impulsion, comme énergie, finit toujours par trouver des brèches et des lignes de fuite. Alex c’est la vie, et la vie, comme principe vital, c’est fondamentalement immoral, en deçà ou par-delà la morale et, si nous le savons, alors nous ne perdons pas tout à fait le goût de rire, nous ne sommes pas encore passés du côté des araignées et des cancrelats (Zarathoustra). L’idée vitaliste, ici, qui rejoint Nietzsche, encore une fois, c’est que la vie ne peut pas s’affirmer contre tout ce qui conspire à l’éteindre sur un mode civilisé, tempéré. Elle a nécessairement un pacte avec la violence, et la violence extrême, car elle seule permet de rompre l’encerclement de la domestication, de l’animalisation du bétail humain. Donc, l’ultraviolence dont Alex et sa bande sont le vecteur ne peut pas être montrée, mise en scène sur un mode tout entier péjoratif, car ce mode péjoratif coïncide avec le regard que les ennemis de la vie, les promoteurs des disciplines, les vicaires de la police des conduites, portent sur elle. L’ultraviolence doit être aussi montrée dans son caractère éruptif et strident, comme ce qui rompt l’encerclement de la vie par les veilleurs de nuit de la domestication – même si elle s’avère à l’usage être davantage un piège qu’une solution.

16 Le rire n’est pas seulement “possible”, dans cette optique, il est la seule perspective possible, celle de la résistance de la vie à la violence de cette forme (moderne, occidentale…) du processus de la civilisation. Le rire signale que l’espérance n’est pas éteinte : l’affaire n’est pas entendue, le zoo humain (Sloterdijk) n’est pas encore entièrement clôturé – c’est le sens de la fin “ouverte” du film, où se célèbre le retour triomphant des forces primaires de la vie : la grande santé d’Alex contre la santé médicale/policière promue par les fossoyeurs de la vie. La dimension sarcastique du film s’agence autour de la “double guérison” d’Alex : une première fois, guérison sinistre en forme de déchéance aux conditions des disciplines et des traitements de reconditionnement, une seconde aux conditions de sa résurrection (Zarathoustra, encore). Le film tourne le dos aux processus actuels sans cesse accentués, puisqu’il est un manifeste contre la médicalisation de la vie, contre son immunisation toujours croissante. Une image terrifiante et comique de cette tendance : Alex nourri à la cuillère, comme un bébé, le Nanny State et le re-devenir mineurs des sujets dans nos sociétés. Cette violence-là, qui se montre sur un mode inversé comme protection et prise en charge, ne peut être traitée que sur un mode de dérision. Et pourtant, elle est terrifiante : Alex, réduit à l’état de légume, à l’issue de son traitement et des malheurs afférents. De même, des personnages comme le gardien-chef de la prison, incarnation d’une autorité certes démodée, mais toujours agissante : il fait rire, précisément parce qu’il est le représentant pathétique d’une autorité en perte de vitesse (le disciplinaire/ punitif), et qu’au fond il est moins un salaud que bien d’autres dans le film (il est ici au même plan que le prêtre – les pouvoirs anciens) – les autres, qui portent moins à rire, ce sont les représentants des pouvoirs qui montent, Ludovico, le savant qui

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expérimente sur le vivant (cf. Milgram et son fameux test) et le ministre de l’Intérieur, manipulateur en chef et apôtre de la société de contrôle. Ces derniers font moins rire, parce qu’ils se sont emparés des motifs avantageux de la “réforme” et de l’humanisation des peines pour tenter de promouvoir leur politique sécuritaire et démagogique - ça ne vous rappelle rien ?

17 Aux dispositifs de pouvoir traditionnels - police, justice, PJJ protection judiciaire de la jeunesse - dispositifs alliant surveillance et répression viennent se substituer de nouvelles alliances : représentants de la démocratie du public le regard rivé sur les sondages et l’horizon des élections à venir, “savants” (pouvoir médical) et, éventuellement élites intellectuelles. Une “modernité” du pouvoir qui, à l’usage, s’avère pire que les “archaïsmes” des formes antérieures.

18 Ici, on retrouve le procédé qui avait cours dans le roman de Vonnegut : là où se présente un certains seuil de saturation dans ce qui suscite l’effroi, l’horreur, le dégoût, le mépris, l’indignation, le découragement et qui, toujours, s’associe à des formes de violence extrême, apparaît ce débouché risqué, mais toujours possible du rire libérateur, que l’on pourrait appeler le rire trotz alledem (Heine, Biermann), le rire malgré tout, le rire-plutôt-qu’-en-pleurer (Tucholsky). Un rire qui peut se moduler selon toutes sortes de modalités : sarcastique, ironique, humoristique, mordant, énorme (Jarry), absurde, déchaîné… C’est par exemple sur ce mode que se construit la scène où s’effectue la démonstration de la guérison d’Alex, devenu tout à fait allergique à quelque violence que ce soit – le sexe, la baston. « Lerne lachen ohne zu weinen » (Tucholsky).

19 Le rire a ici une fonction critique. Il exprime cette sorte d’horreur sacrée que nous inspirent cette engeance. Alors qu’Alex, c’est différent, parce qu’il est pour nous au- delà de toute critique, au sens où il est quelque chose comme “notre inconscient”, l’inconscient de chacun d’entre nous…

RÉSUMÉS

Ce texte s'attache à montrer la proximité du grand art cinématographique développé par S. Kubrick dans ce film avec l'analytique des pouvoirs entreprise par Michel Foucault. Le motif de la plasticité et de la variabilité des dispositifs de pouvoir y est central, de même que le questionnement sur les normes et leur relativité. Pour Kubrick, comme pour Foucault, chaque dispositif de pouvoir est une singularité susceptible de se brancher sur d'autres, de l'influencer, de l'affaiblir ou au contraire de le renforcer. De même, la question de la violence est envisagée non pas tant en relation à des institutions qu'à des relations de pouvoir.

INDEX

Mots-clés : dispositif, hyperviolence, pouvoir(s), prison, psychiatrie, violence

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Alberti, Vasari, Leonardo, from disegno as drawing to disegno as projective milieu

Jean-Louis Déotte

1 1) The main contribution of Rancière’s aesthetic (Le partage du sensible, 2000 – The Distribution of the Sensible, 2004, Le Destin des images, 2003 – Future of the Image, 2007, Malaise dans l’esthétique, 2004 ) consists in showing that in and of themselves the arts are not essential in the sense that each art, during the course of history, has been characterized in quite different ways. According to him, what gives the arts their properties are the rhetorical ‘regimes’ in the broad sense of the term (ethical: Plato, representative: Aristotle, aesthetic: Flaubert). These regimes offer a site for social and political struggle, which divide the “sensible”1, because for political players to come into being they must appear in a public arena that they configure anew each time according to these sensory regimes. The arts are therefore implicated in a “struggle for the organization of the sensible” to use Stiegler’s expression (Colloquium at Cerisy, 2004).

2 2) But this primacy of rhetoric is itself quite classic, it’s the idea that poetry founded the fine arts. Rancière in his combat against the notions of “modernity” and the “avant-garde”, in his systematic struggle against Lyotard, who he reduces to promoting a Kantian sublime, must also combat on another front. Indeed he must reject that technical revolutions could have some influence on the definition of the arts, he would reject the Benjaminian idea that there have been revolutions of a shared sensibility, revolutions provoked for example in the 19th century by the “mechanical” arts such as photography or cinema (Le partage du sensible, The Distribution of the Sensible). Thus the idea that there have been and will again be cultural revolutions, that arediscontinuities,integral to semio-technical revolutions. Significantly in the work of Rancière, Aristotelian mimésis acts in the background as a principle of continuity for the history of western culture since the Greeks, enabling an account of classical Greek tragedy, as well as the perspectival representation theorized by Alberti and Hitchcockian cinema (La fable cinématographique, 2001, Film Fables). Thus there is a

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paradox in Rancière’s work from which one can start afresh, if we take seriously the fact that there is history, a history of the arts, and thus discontinuities that can’t be ignored in the history of culture as Lefort, Lyotard or Kracauer and Benjamin all evoke.

3 3) Discontinuities exist because the arts are “apparatused” (framed – appareillés), from one epoch to the next, by semio-technical devices that are the conditions for these arts. But these epochs are quite highly differentiated, configuring the arts as well as their reception, knowledge as well as the way in which beings appear, inscribing themselves in much longer temporalities which are surfaces of inscription. It’s currently more or less possible to distinguish three surfaces of inscription, according to the norms of legitimacy that are integral to them. These surfaces have successively imposed themselves, which hasn’t prevented them from co-existing, and enables them to be superposed, even causing conflicts or cosmetic différends to arise. Because each one, which is considered a fact, finds its legitimisation in being a type of right, according to a norm of legitimacy. Since the Lyotard of The Differend (1983), it’s possible to isolate three norms of legitimacy, three important relations to the law, to power and to knowledge.

4 a) When the (savage) law is totally heteronomous, external to being-together (être- ensemble) and the singularity, the norm of legitimacy becomes narration, which is its apparatus (appareil): the narrative, and the privileged surface of inscription is the body, the human body, a surface of artefacts. For Lefort (Formes de l’histoire, 1978), heteronomy signifies that in this era of law and therefore of the surface of inscription, society has no influence on the law which always predates it, because it is given by the mythical “forefathers”. The narrative in general, and myth in particular, are the focus of this narration that exposes the conditions of how the law is given. The ritual is its literal application, the law isn’t meantto be commentated upon, but to be applied in its strictest and most literal sense, until the Being corresponds point by point to regulated-being(forced-being?) (devoir-être). Now, it’s possible to characterize the “savage” society (according to Clastres’ use of the term, La société contre l’Etat, 1974) saying that it is against the State, but also against self-rule and democracy because the body and arts have always and definitively been “apparatused”. A society without promise and without projects because it repeats its nature which is the Good.

5 b) When the law is revealed (monotheistic religions) or integral to the existential journey of a sage (Buddha), then it is destined to be commentated upon indefinitely in the margins of the sacred text. In monotheistic religions, the giving passes by the inscription of the law of the infinite in a finite book, that for this reason becomes sacred, thus entailing the need for a mediator (writer or not) through whom the infinite is inscribed in the finite. This figure of the mediator can be the “son of God”, God in human form. In Christianity this figure receives a special theologico-political determination, that of the incarnation and therefore of the embodiment (incorporation). The embodiment of the law was imagined by Saint Paul as “circumcision of the heart”. There is no sphere autonomous from politics and the arts, the community should be incorporated into the body of Christwhich in turn must penetrate each believer according to the “theologico-political” schema of a double inclusion. In monotheistic religions, the need for a mediator entails witnesses of the mediator who will relate his words and his great acts. It is religions that have an aspect of witnessing (the Evangels, etc) and therefore the interpretation of witnessing. The arts (painting, sculpture,

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architecture, etc.) are the visible side of the legible sacred text. The hope is carried by the effective creation of regulated-Being (devoir-Etre).

6 c) When the law is said to be autonomous, the society gives its own lawwhose place of enunciation, which is empty, is ideally situated “among men” (Lefort). It’s the condition of an indefinite deliberation on the laws that it agrees to adopt. In modern conditions, not the ancient ones of deliberation, representation is vital (Crignon on Hobbes, thesis). Everything happens as if the separation brought about by the footlights of Italian-style theatre became the condition of politics and knowledge: a transfer of power took place from the represented to the representatives, the represented were in the audience and the representatives on stage. In this framework, the representatives (the politicians, and in their respective domains, the artists and the scientists) have an essential role in declaring new laws and therefore constantly reconfiguring being-together. The figure of the representation that imposes itself gives presence to what wasn’t, or what was only hollow, didn’t have any substance or proper identity: being-together and singularity. The city-state of Florence in the 15-16th centuries doesn’t have any substance other than that accorded a priori by the paintings in perspective of the city and the dome of Santa Maria del Fiore by Brunelleschi. We must not look for in representation what comes after naked presence, the presence of a people always already there who would represent themselves after the fact ideologically and artistically.But, on the contrary, we must look for in representation, what allows presence, what configures it and thus separates it from itself: through disassociating from the outset representation and “immediate” presence. The structure of “presence”, and hollow presence, is thus paradoxically representative. It’s the representation that makes presence possible and not the inverse. It involves a political and artistic performance each time: the representatives perform being together, the representatives compensate for the drawbacks of the origin of being together through representation. This representation isn’t necessarily parliamentary, it can be the existence of a simple spokesperson, of an abstract work. The main thesis, is that the One, to exist, must be divided, must be Two, according to very different modes. What distinguishes the modern public arena from the , in fact of this essential retro-projection, is the rejection already initiated by the Roman Empire of all political myths of autochthony as in Athens. The modern citizen is not the son of his Mother- Earth (for example Athena), no more than he is integrated into the body of Christ. Since the Italian Renaissance and especially in Florence, the norm of deliberation is integral to the projective apparatus, particularly that of perspective. That’s the reason why modern societies, which are representative, have always been in crisis and thus recorded in history. The regulated being having always had the natureof a project.

7 4) The distinguishable norms: narration, revelation, deliberation and their respective surfaces of inscription: the skin of human bodies and artefacts, the incarnation or embodiment, scientific objectification of bodies, are integral to the archi-apparatuses that become the milieux (“milieu” as both the centre and the environment) for being together, préindividuel milieux (Simondon), before the individualizing differentiation into singularity on one side and collective on the other. It’s in this sense that apparatuses are in the middle (au milieu) of the world. The norm of disclosure was created by different heterogeneous apparatuses: for Christianity, the oriental Byzantine icon is one example (Mondzain, Image, icône, économie, 1976), as is the gothic miniature that epitomizes medieval European painting, another example is Sunnite Islam’s

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interdiction of representation that privileges calligraphy and a geometry applied to architectural decoration, and for Shiite Islam the figurative painting of suffering bodies, etc. (Lyotard: Discours, figure, 1971). The norm of deliberation, that objectifies everything on which it is possible to deliberate, is integral to the projection apparatuses. These are the “symbolic forms” (term borrowed from Cassirer with some modifications) that create the epoch and create a destination for the singularity and being together.

8 5) Many indices lead us to think the era of the projective and representative archi- apparatus and therefore historic projective apparatuses of representation (camera obscura, perspective, museum, photography, cinema, analytical therapy, video, etc.) are quickly replaced by another era and another world that can be characterized by other terms (digitalisation of knowledge and archives and thus of memory, the transformation of the contents of knowledge of information acquired without Bildung (education), dematerialization of supports, simulation and no longer representation, separation of temporality in relation tothe cosmos, ubiquity of works, always available here and there, etc). It is a fact, the “ancient” projective apparatuses are reconfigured and synthesized according to the characteristics of a new milieu which Lyotard baptized paradoxically with the term “post-modern”. It was an obvious paradox given that it referred to characterizing modernity by its capacity to present important political figures of being together (a narrative of the emancipation of the people according to the thinkers of the Enlightenment, from the proletariat as an “universal class” according to Marxism, to an absolutely unique people according to Nazism, etc.). The constitutive narrative of being together, or the intrigue (Ricoeur, Temps et récit, 1983 – Time and Narrative), become integral to modernity, understood as a narrative of alienation, a loss of identity, followed by emancipation, a self-reconciliation, that is to say as a text form of the realization of a project. We know that according to Lyotard, anti-Aristotelian that he was, (for whom the sensible is understood as resistance, irreducible to logos, in short an inverted Neoplatonism), a collapse of intrigue, without which, it seems, there isn’t any subjective viewpoint, contributing to liberating the sensible for itself, by a sort of purification where art (painting) has the most important role(Que peindre? 1987). The discourse of emancipation isn’t possible without the dimension of the project and representation, against which Lyotard wrote numerous texts (from Discours, figure to L’économie libidinale, 1974). In fact, the project perfectly characterises the temporality and the relation to being in this milieu generated by the perspectival apparatus. Lyotard should have characterized postmodernism (what he called “immatériaux”) by the end of project and not by the end of the Great Narratives, those which don’t challenge the sensible.

9 6) It can be said that with the perspectival archi-apparatus, perfectly described by Alberti when he wants to create rules for the three arts (painting, sculpture, architecture), the milieu in an initial sense (knowing what supports and is located “before” and “between” apperception and artistic production, preceding the division between the intelligible and the sensible, form and matter, being-together and singularity), has entered in an era so new that we could not have been conscious of it sooner, precisely when the synthesis is madeaccording to other norms and criteria. The synthesis from which the Renaissance proceeded has a name: disegno. At first sight, according to Alberti, drawing provides the foundation for the three arts, however it was separated from painting (colour), emancipated and totally “apparatused” by perspective. In other words, if the apparatuses are the condition for the arts, then the

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perspective would have “apparatused” painting, sculpture and architecture, like it would have done for theatre (Italian-style staging, the Theatre of Vicenza, Palladio), urban planning (in particular Florence under Lorenzo di Medici), privileging drawing through which it was also presented (the treatises of perspective). Even so, it would have apparatused knowledge and know-how (from the Galilean kinematics to Cartesian geometry, from botany to anatomy (modern sciences), from stone cutting to geography (Map of Rome by Alberti), from archaeology to knowledge of the literature of the Ancients, to politics (Machiavelli) and finally to philosophy (Descartes, Hobbes), without forgetting the treatises on art (Trattatistica)). Thus paradoxically, it’s an artistic technique that is privileged, disegno, drawing, that would become an autonomous art when collectors started desperately trying to get their hands on the sketches of Treatises that were recovered in the Albertina of Vienna. But this technique constitutes the matrix of knowledge and know-how, their new site,since the best translation that one can give the terms eidos and form, inherited from the double Greek tradition dating from Plato and Aristotle, is disegno. As J. Ciaravino demonstrated, the notions of idea (the famous idea hypostasized by Panofsky: Idea, contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, 1924), like the notion of Plato’s eidos, Aristotle’s form, concept, with all the antonyms and opposites possible (sensible, matter, etc.) are recovered, absorbed, reconfigured by something that isn’t a concept, because disegno, is also a technique: an action of thought, the trace of this action, the plan of this action and final work, that is its archive. Ciaravino: “Disegno is the spirit, the idea, the intention, the drawing, the project, the structure, the support, the sheet of paper, the black of the line, the line on white, the line alone. It is also the beauty, the quality, la bella maniera, the criteria of evaluation… It is the sketch, the outline, the rendering, the work itself. It is the work even before it exists; it is the work that already exists. It is the shadow of the image that will spread across the surface and the completed image already before our eyes. It is the transparency of the work that is revealed in all its perfection, the opacity of emptiness from which it appears. <> Disegno reaches designing: simply the beauty, the pleasure and the enjoyment that creates harmony, the perfect harmony between the varied elements of the picture; on the other hand the validity of the formal structure of the work. As a general rule, the term disegno, isolated, refers to the foundation of the arts or indeed to the expression of the idea which is achieved by this means. When the term is followed by colorito, the two notions being distinguished, the term lends itself to be read as contour, like a linear frame that establishes the first, but not the ultimate power of the work. When the term is followed by giudizo, it refers above all to the general quality of the work, to the capacity that only the artist has to createan interpretation of the subject of the work. Disegno alone relates to all aspects of the arts; accompanying other terms and adjectives, it designates expression, talent, quality, the different characteristics of the work, also in relation to the reaction of the viewer.” (Un art paradoxal, La notion de disegno en Italie aux XV-XVIè, p. 160, 2004)

10 Disegno has a unique role, because it is both an artistic technique and cognitive and at the same time a milieu and epoch (what we will call Humanism, or at least an InitialHumanism) that constitutes the spine of the new surface of inscription, a role that can be attributed today to the notion of information or to that of immatériaux so dear to Lyotard. It’s possible, furthermore, to hypothesize that it’s because Lyotard introduced in his thesis Discourse, figure, a long analysis of the epoch of perspective as a “block of writing”, that he was able to identify by 1985 what was still in limbo: our milieu and our epoch.

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11 We must give a holistic sense to it, we could say that the sense of being was disegno, because beings, like all activities, experienced its supremacy. Then Disegno became an international destination.

12 7) Disegno would have been the sense of sense, but because it is irreducible to a single domain of signification and since it is also a practice that doesn’t distinguish between a drawing and design, between abstract delineation and practical configuration. Designo is not only an idea, nor the idea of idea, because it comes from a gesture. It’s not a sign, nor the sign of sign (in the linguistic sense) in spite of it’s etymology (designare = to designate) because there is a thickness (graphic and therefore plastic) and thus it is related to the Lyotardian figural. Ultimately, it’s like a contour that would be a colour (a hachure surrounding a figure that is about the light-dark, that forms a shadow, a non-configured colour according to Leonardo). Thus we must not confuse it with the symbol (which is, of course, a drawing but with a fixed signification), because as a work of art it is always being interpreted in new ways. Disegno isn’t univocal. A buon disegno respects the laws of proportion, it starts with a form, from a totality, but it can also be a fragment, a sketch, a “future project” as wrote the Romantics of Jena. If, in a certain number of Treatises, there is opposition to colours, in the work of Leonardo, the patch of colour (macchia) has all the properties of a disegno since it functions like a support for projection for the artist lacking inspiration, the patch being this non-form where figures can appear.

13 8) The attempt by Panofsky (Idea, opus cited) to subsume all the meanings of disegno under the notion of Idea (a synthesis of the Platonic eidos and the Aristotelian form) could not succeed, because it wanted to join what has the nature of the subject with that of the nature of the object, while remaining immersed in metaphysics.

14 But at the same time, Panofsky challenged the common idea (which would be taken up again by Cassirer in his important book on the Renaissance: Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance (1927)) of a philosophical supremacy of Neoplatonism (Ficin) in making an unnecessary gesture towards empiricism. On the other hand, the Idea understood in this manner isn’t reducible to a drawing strictly created after the fact from a visible thing. Moreover, the opposition subject/object only means something due to the imposition of the perspectival apparatus onbeing-together and on the singularity, on one hand, like on things on the other. But Panofsky’s stroke of genius consists of asking the question of milieu or of the “between” (entre), between subject and object, outside of the philosophical references inherited from the classics. What helps him here is his excellent knowledge of Dürer and hisengravings that enable us to see devices of perception in operation.

15 It was inevitable that such a reflection on milieu (of the between (entre), and this will be the second meaning of “milieu”) raises the question of medium, this medium resulting in subjects like objects, facing each other. In 1927, the articulation (one of the meanings of the Greek word logos) between the two entities will become the phenomenon of a “symbolic form”: perspective. This assignation (still hidden behind the mask of a philosophy of language) will constitute a genuine epistemological revolution since the idea (“universal judgement” in the text of Vasari) can only be understood from a geometry of proportional triangles.

16 9) Perspective is only “legitimate” because it is “artificial”, geometrical, that is to say not natural, because it doesn’t theorize the optic, unlike the way of producing Greek sculpture and architecture. What separates the two “perspectives”, is the decision

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taken by the Renaissance (its essential invention): that the support of disegno should be transparent because it involves a plan of projection. It’s from here that the choice of paper as the preferred material support comes. What we then add (thanks to Lyotard) to the “milieu” of the Renaissance, and that doesn’t appear in the long list of meanings of disegno like “milieu”, is that these drawings can only be inscribed on a plan of projection that isn’t an opaque screen, that isn’t a support for inscription like the sacred book is or the “savage” body. What is therefore already very immaterialised and digitalised. That’s the reason why Vasari can speak of “universal judgement”, because he knows disegno doesn’t exist without the plane. Disegno has already fallen under the law of digitalisation, he knows the famous layout of Rome carried out by Alberti according to alphanumerical coordinates (Descriptio urbis Romae, 1445-1455 (?)).It’s only because of this that the drawer’s sketches can be an instrument of knowledge and artistic production.

17 10) The philosophical references coming from Neoplatonism (Ficin) such as alchemy or astrology might have been dominant (Cassirer), and constituted the “common philosophy” of the Renaissance, but it doesn’t change the fact that they weren’tcontemporary to the perspectival apparatus. It would take Descartes, or even Kant, that is to say two or three centuries later, for philosophy to be contemporaneous with the apparatus of its epoch. Philosophy always comes after the apparatus because philosophy exposes the axioms. It is the same today, academic philosophy is totally out of step with the new digital “milieu”.

18 11) But there is still a distinction to be made: if the perspective apparatus framed the epoch (faire epoch), it’s according to the following paradox: there is a historic beginning and yet it always remains (in the same manner in which there are always believers in Judaism, Christianity or Islam, just like there are always “savages”), it is obvious for the projective apparatuses that still coexist. It isn’t the same for the “milieu”. If disegniowas a milieu, it’s firstly that it was between all the pairs of oppositions (from form to matter, etc.) and because of this it put them all into circulation and communication: resulting in its dissemination. In certain respects, responding in this way would enable the articulation of what has never been and probably will be no more (for example: to thinking through drawings). Secondly, this power enabled disegno to constitute a milieu, but this milieu, like all milieu, is both geographically and historically delimited. Disegno was the milieu of Florence in the 15th and 16th centuries. Today, it’s a research subject for art historians, it belongs to this domain of “the last things before the last” as Kracauer specified in relation to history (History: The Last Things Before the Last, 1969). But history cannot be reduced to the positivism of historicism. A certain régime of ideality inaugurated by disegno always endured, precisely as ideality. This is obvious in the European philosophy of science developed by Husserl (Krisis). It is perhaps easier to understand the articulation of the norm of legitimisation of “deliberation” of “democratic and capitalist” modernity (cf. Lyotard, Le Différend) with the definition of the surface of inscription in terms of project. It’s possible to return to the distinction between the “representatives” and the “represented” that we limited to the political sphere and distinguish it from the sphere of theologico-political incarnation- embodiment, and that of “savage” heteronomy. Because the project isn’t the interpretation of a revelation, even if we limit ourselves to drawing (it’s not a gothic miniature), nor the literal inscription an already existing law (loi déjà-là). The “representatives” create a temporality of the achievement which is a formal

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conception that must be followed by a material execution according to the constitutive model in the West for doing architecture. This demonstrates that the project has a fundamental value (arché) because it structures the future. Since then, temporality induced by the projective era is that of the achievement of an ideality, that is to say an idea that opens an ideal (like Kant’s idea of reason), which implies that the effective achievement is always judged according to the ideal that it won’t be, by definition, accomplished. It’s the reason why, among others, the Lives of the artists written by Vasari progresses in function of an inadequacy of each work in relation tothe ideal: one painter follows another according to a progressive temporal vector. Disegno immediately possesses this authority and legitimacy which is that of an architectural drawing on a building site: even if in previous epochs architecture was always projective (we can imagine this was the case for the construction of the pyramids), the project can not be dissociated from the execution, evolving in relation to the work (this was true of the construction of cathedrals). This is the reason why architecture, like painting and sculpture, became the liberal arts, disegno is related to knowledge (of the spirit), thus an autonomous programme (for example : projects for utopian cities, real war machines – apparats in the words of G. Martini – to the radial structure). As we know, since the Renaissance, disegno is accompanied by models, it was almost only that (J. Boulet). The “political” representatives were thus model makers: practical thinking proceeded by volumes, from where the importance of models in the aesthetico-political avant-gardes of the beginning of the 20th century comes (from cubism to the Bauhaus of Moholy Nagy including Suprematism to Nicolas Schöffer, etc.). We can even wonder if some contemporary architecture isn’t basically commemorative, taking the form of full-scale models (Les Folies by Tschumi in the Parc de la Villette, Frédéric Borel in Menilmontant)?

19 Our political representations were at the base aesthetic: models (which can be collected, like at the FRAC Centre). The “modern” political gesture was always that of circumscription and construction: the condition for drawing and design, image and project, line and intention. But what remains of that today? A programme, in any sense of the word, isn’t a project, because it is destined to end with its actualisation, which will never be the case with a project. Of course the alphanumerical programme was one of the elements of disegno (the famous map of Rome by Alberti), but it finally supplanted it by imposing on the era of “immatériaux” an uni-dimensionality and a mono-directional temporality. Thus representation which scarcely has any meaning, risks giving a “naked presence” to itself, without mediations. Certainly the “programme” could have been conceived beforehand as a declination of the project, its concretisation, a political project giving rise to a set of measures that were programmed. But when a genocide was programmed in the 20th century (for example, the extermination of the “Jews” of Europe or the extermination of the Tutsis by the Hutus in Rwanda both followed a plan cleverly calculated and put into operation), we clearly understand that it’s about something quite different than a project, even an insane one, because the dimension of the ideality of the idea has, itself, already, been annihilated. What makes the difference, isn’t the intention (that exists in every project), it’s the systematisation or instrumentation of reason to adapt Adorno’s manner of speaking: the nature given must be totally applied, in the smallest nooks and crannies of reality, there must not be any remains: the Nazis went looking for the “Jews” in the furthest corners of Europe, as far as Thessalonia. That has nothing to do with the project of the conquest of a territory, with all the destruction that involves, like in the

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case of the “conquest of the West”. It’s enough to read the Worker by Jünger: which outlines the programme of total mobilisation of a people according to the Type of worker. But this Type isn’t a representation, it’s closer to what Porchet shows with social engineering without limits. I would propose therefore to say that a Type relates to an ontotypology (Lacoue-Labarthe) and that characterizes post-totalitarian societies.

NOTES

1. The ‘sensible’ does not refer to what shows good sense or judgment but to what is aisthèthon or capable of being apprehended by the senses. [le partage du sensible = the partition/distribution of the sensible – refers to the implicit law governing the sensible order that parcels out places and forms of participation in a common world by first establishing the modes of perception within which these are inscribed. The distribution of the sensible thus produces a system of self-evident facts of perception based on the set horizons and modalities of what is visible and audible as well as what can be said, thought, made, or done.]

ABSTRACTS

It can be said that with the perspectival archi-apparatus, perfectly described by Alberti when he wants to create rules for the three arts (painting, sculpture, architecture), the milieu in an initial sense (knowing what supports and is located “before” and “between” apperception and artistic production, preceding the division between the intelligible and the sensible, form and matter, being-together and singularity), has entered in an era so new that we could not have been conscious of it sooner, precisely when the synthesis is madeaccording to other norms and criteria. The synthesis from which the Renaissance proceeded has a name: disegno. At first sight, according to Alberti, drawing provides the foundation for the three arts, however it was separated from painting (colour), emancipated and totally “apparatused” by perspective. In other words, if the apparatuses are the condition for the arts, then the perspective would have “apparatused” painting, sculpture and architecture, like it would have done for theatre (Italian- style staging, the Theatre of Vicenza, Palladio), urban planning (in particular Florence under Lorenzo di Medici), privileging drawing through which it was also presented (the treatises of perspective).

Au XVè et XVIè siècle en Italie des artistes comme Alberti, Léonard de Vinci, etc, vont du fait de l'imposition qui va se généraliser de l'appareil (apparatus) perspectif, redéfinir le dessin dans ses rapports aux autres arts (peinture, architecture). Le dessin va d'une part devenir le modèle des arts de l'espace, mais surtout, sa compréhension, en termes de disegno, va déborder largement le champ artistique pour influencer la philosophie. Le concept va être défini selon la prérogative du disegno, la temporalité de l'action va devenir celle du projet, qui n'est pas un programme.

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C'est dire que l'ère projective à laquelle nous appartenons toujours en partie s'enracine toujours dans une sensibilité commune qui nous fait toujours voir dans un dessin, une réalité possible.

INDEX

Mots-clés: appareil, architecture, dessin, disegno, dorsale de la sensibilité, Panofsky, peinture, perspective, préindividuel, programme, projet, Rancière, Simondon

AUTHOR

JEAN-LOUIS DÉOTTE Professeur de philosophie, Université de Paris 8 Saint Denis

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