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n Olivier Cariguel n Misia Sert, une “récolteuse de génies”

isia Sert reste un nom incontournable de la vie artistique de la Belle Époque à la fin des années trente. Pour ceux qui ont eu la malchance de ne pas en profiter, l’exposition Misia, reine de Mprésentée au musée d’Orsay de juin à septembre se prolonge au musée Bonnard jusqu’au 6 janvier 2013 dans une version adaptée à ses espaces (1). Ce jeune musée inauguré au Cannet en 2011 fera on l’espère le plein de visiteurs et de Misia, la reine du Cannet et de la Côte d’Azur. « Belle panthère impérieuse et sanguinaire », selon Eugène Morand, conservateur du Dépôt des marbres près du Champ-de-Mars à Paris et père de Paul, l’écrivain et diplomate, elle eut une 1. Guy Cogeval et Isabelle Cahn (dir.), Misia, vie éblouissante qui commença par un épisode tra- reine de Paris, gique. Née en 1872 à Saint-Pétersbourg, Sophie Olga Gallimard-Musée d’Orsay, catalogue de l’exposition Zénaïde Godebska, dite Misia, est le troisième enfant coproduite par le musée d’Orsaylivres et le de Sophie Servais, fille d’un violoncelliste belge, et de musée Bonnard, Cyprien Godebska, un sculpteur d’origine polonaise. à l’affiche au musée Bonnard jusqu’au Misia est venue au monde avec un parfum de scandale. 6 janvier 2013. L’exposition se divise en Le drame se noue comme dans le meilleur vaudeville. deux parties : « Misia Sophie découvre une lettre de son mari dans laquelle et le cercle de la Revue blanche » et « Misia elle apprend qu’il est amoureux de sa tante (la sœur de Belle Époque : la scène la belle-mère de Cyprien). Et elle attend un enfant de et ». (1867- lui ! Ni une, ni deux, Sophie décide de rejoindre son 1947), qui fut l’un des principaux représentants mari à Saint-Pétersbourg bien qu’elle soit, elle aussi, du mouvement nabi, a enceinte de plus de huit mois. Arrivée dans la capitale vécu au Cannet de 1922 à 1947. Il avait acheté des tsars après un voyage de trois mille kilomètres, une villa sur les hauteurs de la ville. Le musée qui elle accouche puis meurt. Orpheline hyperprécoce, porte son nom a ouvert Misia est élevée près de Bruxelles par sa grand-mère, à le 25 juin 2011 au public avec l’exposition Pierre laquelle elle sera très attachée. Son père avait poussé Bonnard et Le Cannet. le dédain jusqu’à la confier à sa maîtresse pour qu’elle Dans la lumière de la Méditerranée. l’élevât avec leur enfant illégitime. Charmant tableau de

164 critiques famille ­recomposée. Pour lui, « elle n’était qu’un paquet de linge sans défense, un fardeau dont il ne voulait pas » selon ses deux biographes. L’existence de Misia Sert a été retracée dans une biogra- phie empathique, fondée sur des archives et des lettres reproduites in extenso, écrite par deux pianistes de réputation mondiale, Arthur Gold et Robert Fizdale (2). Ils retrouvèrent le propriétaire de ses papiers, le peintre Paul Uldace, qui les avait hérités du secrétaire et dernier confident de Misia, Boulos (Pierre Ristelhueber)(3) . Une mine. Tous les livres publiés à l’occasion de l’exposition puisent­ allègrement dans cette biographie de référence aux rares imperfections de détail, qui a été réimprimée ne varietur dans la collection « Folio » (elle fut traduite en français en 1981, un an après sa parution aux États- Unis, un délai très court pour ce type d’ouvrage). La vie sentimentale de Misia et l’étendue de ses relations livres font rêver par son aisance matérielle, sa démesure, ses extravagances, la qualité de ses fréquentations qui l’éloi- gnent du commun des mortels. Muse vénérée par les plus grands poètes, peintres, musiciens et danseurs qu’elle ins- pira ou soutint financièrement, Misia fut mariée à trois hommes d’exception. À Thadée Natanson, un intellectuel, éditeur et directeur de la Revue blanche (1889-1903), à Alfred Edwards, un richissime homme d’affaires, et au peintre catalan José Maria Sert. Elle suscita la ferveur de ses contemporains : « monument d’histoire » (Proust), femme « placée dans l’axe du goût français comme l’aiguille de Louxor dans l’axe des Champs-Élysées », « la magicienne » 2. Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia. La vie (, dont elle adorait les Trois morceaux en forme de Misia Sert, traduit par ­Janine Hérisson, de poire), « l’hirondelle » (Toulouse-Lautrec). Ses amis ­Gallimard, coll. « Folio », de la Revue blanche l’appelaient « snobinette, non pas à 2011. 3. Boulos avait été cause de la somptuosité de ses toilettes, mais en raison de auparavant le secrétaire du troisième mari de son petit air hautain ». Misia, José Maria Sert. Misia n’aimait rien tant qu’être au milieu des artistes, À son décès en 1945, il devient le secrétaire de qu’elle recevait dans son parisien ou à Valvins Misia et l’entraîne dans la drogue en lui fournissant avec Natanson. Elle a connu tout le monde : Guillaume de la morphine qu’il Apollinaire, André Gide, Léon Blum, , consomme avec elle. José Maria Sert s’était, lui, Jules Renard, Stéphane Mallarmé, Alfred Jarry (elle adonné à la cocaïne.

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assista à la première d’Ubu roi) ainsi que les peintres Pierre Bonnard, Édouard Vuillard, Félix Vallotton, et Henri de Toulouse-Lautrec, qui peignit son portrait pour une célèbre affiche promotionnelle de la Revue blanche en 1895. La deuxième réédition revue et augmentée du florilège d’Olivier Barrot et Pascal Ory, la Revue blanche. Histoire, anthologie, portraits (4) offre un tableau d’une vitalité littéraire, à l’exact opposé de la Revue des Deux Mondes d’alors, dont l’un des critiques « au ton de pion », René Doumic, un « pur sectaire », est remis à sa place de professeur « profes- sionnellement un peu manieur de férule » par le chro- niqueur de poésie Gustave Kahn au sujet de Verlaine. Dans son texte « Misia fée verte », une des contribu- tions du catalogue de l’exposition Misia reine de Paris, le romancier et biographe de Jean Cocteau Claude livres Arnaud résume les cercles concentriques de son rayon- nement social : « Elle régnait sur des nains (Toulouse- Lautrec, Coolus, Vuillard, Ravel), des ogres (Edwards, Diaghilev, Sert) et des ultrasensibles (Mallarmé, Satie, Vallotton…). » Pianiste douée, elle ne fit pas une car- rière d’interprète mais enflamma les cœurs des amis de la Revue blanche. On en prendra conscience en feuille- tant l’album Misia l’inspiratrice (5), qui rassemble une cinquantaine de tableaux et dessins où cette « récol- teuse de génies » () est représentée par Vuillard, Toulouse-Lautrec, Bonnard, Renoir, Vallotton, Cocteau, Pierre Laprade et Christian Bérard. Chaque 4. Olivier Barrot et Pascal année Mallarmé, le voisin de sa maison de campagne Ory, la Revue blanche. Histoire, anthologie, à Valvins, lui offrait un pâté de foie gras et un éventail portraits, La Table Ronde, coll. « La petite sur lequel il avait écrit un poème haïku. Un seul éven- vermillon ». tail a été retrouvé dans les archives de Misia, célébrée Première édition en 1989, deuxième en par les vers suivants : 1993. Celle qui vient de paraître est une version enrichie d’une « Aile que du papier reploie quinzaine de textes et de Bats toute si t’initia notices introductives aux auteurs dont les Naguère à l’orage et la joie textes sont repris. De son piano Misia ». 5. Jo Frémontier, Misia l’inspiratrice, préface de Karl Lagerfeld, Steidl. Plus qu’un bottin mondain, Misia est un palmarès.

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Figure du Tout-Paris installée dans des hôtels particu- liers ou de vastes appartements regorgeant de meubles et de tableaux, Misia menait grand train grâce à ses maris fortunés. Bals, concerts, premières théâtrales ou de bal- lets, longs séjours à l’étranger et réceptions rythmaient sa vie mondaine. À cause des problèmes d’argent de Thadée Natanson, elle consentit à se vendre à Alfred Edwards pour éviter une banqueroute. Natanson avait perdu sa fortune dans des affaires en Hongrie que lui avait conseillées le diabolique Edwards. En réponse à la cour pressante d’Edwards, Thadée, acculé financiè- rement, rétorquait par lettre à son épouse : « Arrange tout. » Pourquoi s’en émouvoir ? À la même époque, le poète José-Maria de Hérédia « vendit » sa fille Marie (Gérard d’Houville en littérature) au poète Henri de Régnier afin d’éponger ses dettes de jeu. Magnat de la presse, propriétaire du quotidien le Matin, Edwards, livres un colosse asthmatique, brutal, vulgaire et cynique, fit construire pour Misia un yacht de quarante mètres, idéal pour donner des réceptions flottantes. Il le bap- tisa L’Aimée, « charmant jeu de mots phonétique sur les nouvelles initiales de Misia, M. E. ». Ce caprice de femme courtisée inspira une réflexion de femme riche qui peut laisser coi : « J’aimais tellement mon bateau que, même après notre retour à Paris, j’allais souvent y habiter des semaines entières. Pendant l’hiver, il était amarré quai des Orfèvres. C’était une joie pour moi de savoir que j’avais ainsi plusieurs domiciles où rentrer suivant mon humeur (en dehors de l’appartement de la rue de Rivoli, j’avais gardé l’entresol que nous avions fait installer à l’hôtel du Rhin). » Un climat de joie et d’amusement per- manent berçait notre sans domicile fixe à la mode 1900. La Belle Époque brillant de ses derniers feux, elle se reconvertit en mécène et agent artistique des de Serge de Diaghilev, qui fut son plus grand ami. Elle côtoya Nijinski, Igor Stravinsky, Léonide Massine. La mort de Diaghilev à Venise la bouleversa. Elle inter- rompit une croisière sur le Flying Cloud, qui voguait pendant l’été 1929 sur la côte dalmate avec à son bord le

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duc de Westminster, l’homme le plus riche d’Angleterre, et sa maîtresse Coco Chanel, grande amie de Misia. Elle vola au chevet de Diaghilev, veilla sur ses derniers ins- tants et força un prêtre catholique à donner l’absolution au mourant, qui était de confession orthodoxe. D’une volonté inexorable et familière des machinations byzan- tines des milieux où elle était immergée, Misia se situait au carrefour des mouvements artistique (, le cubisme), littéraire (symbolisme, présurréalisme), musi- cal (Debussy, Ravel, Fauré et Diaghilev). Le portrait le plus fin de Misia a été donné par Baudelaire dans sa définition du dandysme : « [Le dandysme] est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances… C’est le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné. » Une définition qui lui va comme un gant.n livres musique

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