Recherches & Travaux

93 | 2018 Cinémas des infâmes

Robert Bonamy (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/997 DOI : 10.4000/recherchestravaux.997 ISSN : 1969-6434

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée ISBN : 978-2-37747-065-5 ISSN : 0151-1874

Référence électronique Robert Bonamy (dir.), Recherches & Travaux, 93 | 2018, « Cinémas des infâmes » [En ligne], mis en ligne le 01 novembre 2018, consulté le 02 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ recherchestravaux/997 ; DOI : https://doi.org/10.4000/recherchestravaux.997

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Si « La Vie des hommes infâmes » du philosophe Michel Foucault est une référence constante pour les contributeurs de ce volume, il ne s’agit pas pour autant d’appliquer sans réflexion la méthode du philosophe au cinéma. Pour d’autres temps, d’autres territoires, la notion d’infamie est envisagée pour le cinéma dans ses implications politiques et esthétiques. Ainsi les analyses de cas filmiques très contemporains (Lav Diaz, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, Pedro Costa, Kōji Fukada, Dominique Cabrera) côtoient l’étude d’œuvres singulières dans l’histoire du cinéma ainsi que, dans une dimension plus prospective, les propos d’artistes dont les créations sont en recherche.

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SOMMAIRE

De la flétrissure à l’étoilement Introduction Robert Bonamy

Figures filmiques de l’infamie

« Faire des bijoux pour les pauvres ». Grandeur et splendeur d’infimes vies infâmes dans le cinéma de Pedro Costa Thomas Voltzenlogel

Jia Zhangke, mingong et infamie migratoire Gabriel Bortzmeyer

Comme un cri, un feu ou un animal qu’on ne peut étouffer Os Verdes Anos (Les Vertes années, 1963) et Mudar de Vida (Changer de vie, 1966) de Paulo Rocha Guillaume Bourgois

Nouvelles archives de l’infamie : la mélancolie des androïdes Alice Leroy

Communs diffamés. Zones, durées et mémoires collectives

Qu’est-ce qu’un « film refuge » ? L’Héroïque Lande. La Frontière brûle (2018) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval Robert Bonamy

Il était une fois la banlieue ou l’expérience ordinaire du cinéma Julie Savelli

Durée étendue et visibilité de l’infime. À propos de films et de personnages de Lav Diaz Lucia Ramos Monteiro

Marges cinématographiques des temps infâmes

Le cinéma au temps de la guerre civile Jacopo Rasmi

Un siècle d’infamie. Jalons pour une histoire politique du « Romani cinema » Jonathan Larcher

Des créations en recherche

« Observer la vie telle qu’elle est », entretien avec le réalisateur Lav Diaz Clément Dumas et Lav Diaz

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Cuba, par-delà les océans : un film sur la possession Caterina Pasqualino

Compte rendu

Jean-Jacques Hamm, Approches de Stendhal Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2018, 361 p. Catherine Mariette

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De la flétrissure à l’étoilement Introduction

Robert Bonamy

Je tiens à remercier l’ensemble des contributeurs. Ainsi que Nicole Brenez, pour deux ou trois choses, et Agathe Salha, pour toute son aide.

1 Levons d’emblée un possible malentendu : cet ensemble d’articles, tous rédigés par des chercheurs en études cinématographiques et réunis sous l’intitulé Cinémas des infâmes, n’a en aucun cas pour objectif de commenter, en l’adjoignant de force au cinéma, le texte « La vie des hommes infâmes » écrit par le philosophe Michel Foucault ou d’autres écrits issus des archives de l’infamie. Toute référence trop directe ou dénuée de précautions au travail de Michel Foucault serait ici infidèle. Plusieurs des films étudiés sont réalisés avec lesdits infâmes, plutôt que sur eux ; depuis leurs situations, leurs formes de vies, plutôt que selon ce qu’on a dit d’eux. C’est à travers les brèves descriptions issues des registres officiels que Foucault s’était donné pour objectif d’extraire des « légendes » (ces documents entrecroisent le réel et le fictif), pour former une possible anthologie d’existences obscures au XVIIIe siècle. A contrario, les films ou les ensembles de films ici regroupés ont des durées très importantes : ceux du Philippin Lav Diaz dépassent constamment les 4 heures, pour approcher parfois des 10 heures ; L’Héroïque Lande. La Frontière brûle (2018) réalisé par Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval dure 3 heures 40 ; Dans la chambre de Vanda (2000) de Pedro Costa dure presque 3 heures ; etc. La démarche se distingue d’une manière évidente des brèves descriptions issues des pouvoirs ou des autorités, quels qu’ils soient1. En outre, si les problèmes de la folie, de la sexualité, des corps interdits et étrangers, des luttes politiques peuvent rapprocher les travaux de Foucault de ceux de cinéastes, ils sont envisagés différemment pour la philosophie et le cinéma, avec des conceptions parfois divergentes de l’infamie, notamment lorsqu’elle concerne les XXe et XXIe siècles.

D’étranges poèmes

2 Foucault perçoit dans les documents légaux des vies devenues d’ « étranges poèmes2 » ; la dimension politique de sa démarche consiste à sonder les pouvoirs et leurs écritures laconiques : « c’est la rareté́ ici et non la prolixité́ qui fait que réel et fiction

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s’équivalent3 », « toutes ces vies qui étaient destinées à passer au-dessous de tout discours et à disparaître sans avoir jamais été́ dites n’ont pu laisser de traces — brèves, incisives, énigmatiques souvent — qu’au point de leur contact instantané́ avec le pouvoir4. » Les films choisis, s’ils portent bien sur des vies aussi marginales qu’interdites, proposent en quelque sorte l’envers de ce langage et de ces durées, tout en rompant eux aussi avec les distinctions usuelles entre réel documentaire et fiction. Une des caractéristiques des réalisations ici regroupées est qu’elles débordent les registres ou genres admis. Les catégories sont donc bousculées, pour des vies minuscules dont les temps et les espaces ne sont plus confisqués. D’autres lumières, qui ne sont pas celles des éclairs foucaldiens, n’en sont pas moins éclairantes et les portent jusqu’à nous. Sans affirmer que le cinéma doit absolument aller regarder, écouter et filmer « en bas », nous observons simplement, qu’il le peut. Et, par cette démarche, il ne problématise pas moins les relations des dominés au pouvoir, en donnant un autre éclat et en proposant d’autres cartes — sans légendes — pour d’autres poèmes.

3 Précisons toutefois que les écrits de Michel Foucault entraînent bien plusieurs « effets » pour le cinéma, comme le précisent Patrice Maniglier et Dork Zabunyan. Un des effets envisagés dans leur essai intitulé Foucault va au cinéma est celui produit « sur les réalisateurs eux-mêmes » sans que cela passe par une « reconstitution à l’identique des archives consultées en bibliothèque (un film sur les “hommes infâmes” du XVIIIe siècle ?) », mais plutôt pour « un film qui reprendrait à son compte, dans une autre situation, ici ou ailleurs, l’un des questionnements énoncés par Foucault5 ». D’autres effets concerneraient les critiques ou penseurs du cinéma, quand ils sont lecteurs de Foucault. S’il est très possible que quelques cinéastes envisagés dans notre volume soient ou aient été lecteurs de Foucault, il ne s’agit pourtant pas de décrypter les films en fonction d’un de ses textes, en particulier à propos des « infâmes ». Par contre, que les films déplacent des avancées de Foucault, ne serait-ce qu’en considérant les « infâmes », en les reprenant peu ou prou à leur compte, ailleurs (dans des terrains géographiques parfois très éloignés de la France) ou pour notre époque (la période la plus contemporaine donne ici lieu à plusieurs articles), n’est pas à exclure. Pour Cinémas des infâmes, les différents chercheurs se gardent bien eux aussi d’être dans une logique d’application de tel ou tel écrit, tout en pouvant s’inspirer, parfois très modestement, des potentiels historiques, esthétiques, politiques et philosophiques qu’ils recouvrent. Sans que cela ait été calculé pour l’élaboration de cet ensemble, les contributeurs s’intéressent fréquemment à quelques formulations empruntées à « La Vie des hommes infâmes », pour souligner les problèmes de films qui concernent d’autres siècles (le XXe et le XXIe), selon un autre point de vue, pour d’autres existences et d’autres territoires : les femmes injustement emprisonnées, les prostituées, les transsexuels, et les populations délaissées en Philippines dans le cinéma de Lav Diaz ; les habitants des banlieues françaises dans les documentaires réalisés par Dominique Cabrera, mais aussi les mingong en Chine, pour le cinéma de ; les immigrés capverdiens et les marginaux, parfois drogués, qui vivent dans les faubourgs de Lisbonne ; les fugitifs éthiopiens, afghans, érythréens (en l’occurrence, souvent, des déserteurs de l’armée), soudanais, etc. de la Jungle de Calais dans L’Héroïque Lande. La Frontière brûle de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, etc. Ainsi il est question d’existences « minuscules », « dérisoires », « inessentielles », « obscures » ; de vies qui lient l’« infime » à l’infâme, de sans paroles dont la représentation pose un écart avec, en s’intéressant à d’autres sources, d’autres terrains, d’autres durées où l’infâme ne cesse de côtoyer un quotidien

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peu ou prou ordinaire. C’est précisément en donnant le temps à l’infime (aux moindres gestes) des déclassés ou des diffamés que le cinéma se réinvente.

Le temps des obscurs

4 Nous avons choisi de privilégier le terme d’« infâme » plutôt qu’un autre qui lui serait affèrent ou synonyme, en raison de son rapport à la flétrissure, à la fois sociale et esthétique : flétrissure sociale, la stigmatisation ; la flétrissure esthétique, l’enlaidissement, le ternissement. Les films ici réunis auraient une capacité à contester les diffamations et les privations, sans pour autant renverser la situation en faveur d’une glorification imaginaire ou fantasmée des corps et des lieux.

5 Des images et des langages se génèrent depuis les lieux marginalisés, les temps d’infamie et avec des vies marginales pour repenser du commun. Car, en même temps que la mauvaise réputation, la culpabilité et les assignations subies, des puissances politiques et esthétiques sont à sonder. Les propositions ici retenues ne cherchent pas l’embellissement ou l’idéalisation, elles reconfigurent certains attendus sans recouvrir les brûlures, pour mieux appréhender des territoires, l’Histoire et des devenirs. Face aux seules images, paroles et imaginaires autorisés, sinon imposés, les films sont des refuges pour des mots et des modes de visibilités cachés ou rendus inaudibles.

6 Le philosophe Jacques Rancière conclut un récent texte, qui s’intéresse notamment aux deux plus récents films de Pedro Costa, en décelant une forme d’ironie des temps : « [l]e temps construit ici pour que des exploités disent ce que la domination leur a fait est un temps que l’industrie du cinéma déclare incompatible avec celui des salles de cinéma et tend à exiler dans le hors temps des musées6. » Cette observation de Rancière recoupe celles qui peuvent être faites à propos des problèmes de la distribution et de l’exploitation des films en salles, dès lors que le cinéma attribue du temps aux « sans- part », aux exploités ou aux infâmes. Le rendement des circuits actuels, dans leurs normes, ne laisse pas ce temps. On se souvient que le plus récent film de Pedro Costa, Cavalo Dinheiro (2014) n’est jamais sorti en salles, contrairement aux 226 minutes du récent Une femme est partie de Lav Diaz qui a assurément ainsi bénéficié de la reconnaissance assurée par le Lion d’or du 73e Festival de Venise. Cela dit, Lav Diaz est un cinéaste qui demeure injustement méconnu, même des spécialistes en études cinématographiques. Espérons que l’entretien qu’il a ici accordé enclenche le désir de découvrir davantage ses films. Lorsque la projection de ses réalisations est programmée, des questions ne cessent de se poser autant pour leurs rythmes et leurs durées (les 540 minutes de Death in the Land of Encantos [2007], les 485 minutes de A Lullaby to the Sorrowful Mystery [2016], etc.) que pour l’humanité à qui cette durée est confiée.

7 (Re)garder le temps des présences physiques et verbales, ainsi que celui des gestes des marginaux, exclus et fugitifs constitue un des enjeux majeurs des films de Lav Diaz, comme de L’Héroïque Lande. La Frontière brûle réalisé par Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval. La chronique de Dominique Cabrera intitulée Il était une fois la banlieue (1981-1994) regroupe quant à elle pas moins de six films. Plus largement, les sujets et les formes des films envisagés les placent dans une certaine avant-garde esthétique autant que politique.

8 Les cinéastes qui ont approché les vies infâmes ne sont pas nécessairement les plus connus, il était ainsi nécessaire de considérer le cas du portugais Paulo Rocha et ses

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deux premiers longs métrages réalisés dans les années soixante, dont les figures entretiennent plusieurs rapports avec des hypothèses filmiques plus contemporaines. Différemment, il s’est aussi agi d’explorer certaines réalisations complètement ignorées, jusque dans les « franges » et les « marges » du cinéma pour constituer une approche filmique du génocide tsigane. Aux côtés de ces dimensions historiques, celles des cinémas marginaux en temps d’infamie, des expériences contemporaines sont considérées dans leur tension avec les normes et les pouvoirs : les films du Québécois Rodrigue Jean et ceux du collectif Épopée-groupe d’action en cinéma. Selon une approche croisant recherche ethnographique et création cinématographique, Caterina Pasqualino décrit sa démarche pour son film en cours de réalisation, Cuba, par-delà les Océans, qui se concentre sur la vie d’une « dépossédée » à travers ses rituels de « possession ».

9 Ainsi, plusieurs formes cinématographiques, qui ne se cantonnent absolument pas à une pensée de la seule césure entre documentaire et fiction, permettent de proposer, au pluriel, des cinémas des infâmes. Avec plusieurs temporalités, plusieurs territoires, souvent à l’avant-garde, ou en tous cas, sans omettre la question du futur. Il était ainsi important d’intégrer une réflexion à propos du cinéma de science-fiction notamment à travers la figure de l’androïde dans le film Sayōnara (2015), réalisé par Koji Fukada. Au fond, à travers cet ensemble, la question posée n’est pas uniquement celle des archives historiques ou du présent, mais aussi celle des devenirs politiques, du commun, autant que des possibles du cinéma.

Des angles vivants

10 Des cinémas des infâmes, avec deux pluriels, car il ne s’agit absolument pas de définir ou de délimiter un “cinéma”, pas plus que de fixer une figure unique ou un type de personnage. Ce volume se veut un premier aperçu, des manques seraient évidents à relever. Le cinéaste chinois contemporain Wang Bing, qu’il se concentre sur une figure dans L’Homme sans nom (2010) ou une multiplicité avec Les Âmes mortes (2018, 506 minutes), rejoint assurément, peut-être les amplifie-t-il, certaines avancées ici décrites. Le cinéma américain est aussi quasiment absent du sommaire. Il nous paraît indispensable de ne pas y voir un simple rejet, mais plutôt une invitation à prolonger les études ici réunies. Plusieurs cinéastes américains, issus du cinéma underground, mais aussi de son industrie, se sont distingués par leurs implications politiques auprès de minorités. Notons l’importance des renvois et références à des artistes américains (photographes, écrivains, musiciens qui inspirent ou hantent les cinéastes de notre corpus) ainsi qu’à des temps de l’Histoire américaine (en particulier celle de l’esclavage) qui traversent beaucoup des articles ici réunis, quand bien même ils envisagent d’autres pays et d’autres époques.

11 Si nous employons le terme d’“avant-garde”, c’est d’une manière proche, quoiqu’à propos de films parfois beaucoup moins clandestins et des caméras a priori moins politiques, de celle mobilisée par Nicole Brenez dans son essai Traitement du Lumpenproletariat dans le cinéma d’avant-garde : Généralement, être pauvre, du point de vue de [l’] extériorité, c’est être coupable. [...] Vis-à-vis de ce fonctionnement symbolique, que fait le cinéma d’avant-garde, par opposition au cinéma de la domination chargé d’assurer la bonne marche du contrôle social ? Il refuse l’aveuglement, l’angle mort, il cherche le frontal, la confrontation, le corps à corps. Il se place face à l’ “infigurable” au sens où

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l’emploie Arlette Farge : “le pauvre infigurable”. Il récuse et les découpages et les définitions légués par l’ordre qu’il conteste. Il refuse une supposée “bonne distance” avec son sujet, avec son problème. Il pulvérise les distinctions mutilantes entre rationalisation et émotion. Il trouve mille façons de crier, mille façons d’argumenter en images et en sons, mille façons de penser la cruauté sociale. Il travaille7.

12 Si plusieurs films de Cinémas des infâmes rejoignent de telles expérimentations politiques, d’autres sont sans doute moins du côté du cri. Ce qui ne les empêche guère de brûler tout en douceur les distances et de refuser l’aveuglement autant que la surdité face à des corps, des lieux et à d’autres récits qui sont autant de documentation pour sauver de faux coupables. Ce volume propose un début de relevé, comme un petit registre d’un genre bien particulier, construit à partir d’un étoilement de films qui ne demande qu’à s’élargir, sans s’éteindre. Pour un cinéma pleinement politique, donc puissamment artistique ; jusque dans l’infime.

NOTES

1. Pour une autre approche du cinéma dans ses liens avec les travaux de Michel Foucault, il faudrait par exemple considérer le film de René Allio sorti en 1976 : Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... Le mémoire rédigé par le jeune Pierre Rivière ainsi que l’ensemble des pièces de son dossier ont été rassemblés et présentés par Michel Foucault. Au sujet du cinéma de René Allio, se reporter à la partie intitulée « Retour sur Pierre Rivière » dans Sylvie Lindeperg, Myriam Tsikounas et Marguerite Vappereau, René Allio : le mouvement de la création, Paris, Éditions de La Sorbonne, coll. « Homme et Société », 2017. 2. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Les Cahiers du chemin, no 29, 15 janvier 1977, repris dans Dits et Écrits, t. 2 et dans Collectif Maurice Florence, Archives de l’infamie, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, p. 7. 3. Ibid., p. 14. 4. Ibid., p. 12. 5. Patrice Maniglier, Dork Zabunyan, Foucault va au cinéma, Paris, Bayard, coll. « Logiques des images », 2011, p. 10. 6. Jacques Rancière, « Moments cinématographiques », Les temps modernes. Art, temps, politique, Paris, La Fabrique éditions, 2018, p. 144. 7. Nicole Brenez, Traitement du Lumpenproletariat dans le cinéma d’avant-garde, Biarritz, Atlantica- Séguier, 2006, p. 24-25. La notion de pauvre infigurable est empruntée par Nicole Brenez à Arlette Farge (Arlette Farge et al., Sans Visages. L’Impossible regard sur le pauvre, Paris, Bayard, 2004, p.13).

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AUTEUR

ROBERT BONAMY Maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Grenoble Alpes. Ses travaux concernent à la fois l’histoire du cinéma (Naruse, Grémillon, Hitchcock) ainsi que le cinéma le plus contemporain, particulièrement dans ses manières d’envisager les problèmes politiques et esthétiques des vies dites infâmes et des zones d’inimitié. Il est l’auteur d’un essai intitulé Le fond cinématographique (L’Harmattan, 2013) et a dirigé deux livres collectifs, à partir des films de Sharunas Bartas (Sharunas Bartas ou les hautes solitudes, éditions du Centre Pompidou — De l’incidence éditeur, 2016) et d’Itinéraires de Roberto Rossellini (UGA Éditions, 2014). Il a également écrit plusieurs études à partir des écrits de penseurs importants, notamment Siegfried Kracauer et Giorgio Agamben. Par ailleurs, il codirige une maison d’édition : De l’incidence éditeur. Son prochain livre, Cinémas en communs, paraîtra en 2019 aux éditions de l’œil.

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Figures filmiques de l’infamie

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« Faire des bijoux pour les pauvres ». Grandeur et splendeur d’infimes vies infâmes dans le cinéma de Pedro Costa “Make Jewelry for the Poor”. Grandeur and Splendor of Tiny Infamous Lives in Pedro Costa’s Cinema

Thomas Voltzenlogel

« Nous réduirons l’art à sa plus simple expression, qui est l’amour. » André Breton, Poisson soluble

1 Comment mettre en images les « vies infâmes » des immigrés cap-verdiens, des drogués, des pauvres, des « exclus » (comme les nomment les études statistiques) (sur)vivant à Lisbonne ? Le cinéma de Pedro Costa semble obéir aux intentions qui ont orienté le projet inabouti de Michel Foucault lorsque celui-ci envisageait de recueillir les textes courts dépeignant les « poèmes vies » de personnages dont les existences considérées comme infâmes les auront condamnés à l’oubli. De brefs récits d’existences obscures et infortunées de personnes ayant réellement existé dépeignent leurs colères, leurs rages, leurs malheurs ou leurs folies incertaines. De notre rencontre avec ces embryons de récits de vies minuscules nait « un certain effet mêlé de beauté et d’effroi1 ».

2 La pensée de Pedro Costa est cependant plus visuelle que littéraire. Elle s’origine dans la découverte des photographies de Jacob Riis, journaliste et réformiste progressiste influent à New-York. Dans son ouvrage How the Other Half Lives? publié en 1890, Riis offre au lecteur-spectateur des images des conditions de vie des pauvres dans les tenements new-yorkais. Il établit une corrélation forte entre les modes de vie des plus pauvres (dominés par la violence, la criminalité ou l’alcoolisme) et leurs conditions misérables d’existence. Le souhait de Riis consiste à révéler cette misère invisibilisée au quotidien pour que la bourgeoisie prenne conscience de l’ampleur du désastre et soit,

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dans un élan philanthropique, saisie par la nécessité de modifier cette situation (en finançant, par exemple, l’installation d’égouts, de canalisations, en investissant dans l’enseignement public pour lutter contre le travail des enfants). L’axiome qui sous-tend le projet de Riis semble alors être : la monstration de la misère aura pour effet d’en finir avec la misère. L’ouvrage s’adresse d’abord aux classes possédantes.

3 Si Pedro Costa cite dans l’ouverture de son film Cavalo Dinheiro (2014) quelques photographies de Jacob Riis — et bien qu’il ait mentionné son influence à diverses occasions dans différents entretiens —, il ne s’inscrit cependant pas dans les intentions initiales du photojournaliste. Pour deux raisons : la première, le cinéaste portugais ne se contente pas uniquement d’enregistrer le réel qui se présente face à lui dans le but d’en rendre compte aux spectateurs mais travaille, avec les habitants du bidonville de Fontainhas puis les immigrés cap-verdiens, les formes de restitution de leurs vies quotidiennes ; la deuxième, qui est fortement dépendante de la première, Pedro Costa n’adhère pas (ou plus) à l’axiome de Riis. Si How the Other Half Lives? n’a pas été sans effet sur John D. Rockfeller ou Theodore Roosevelt qui ont entrepris d’investir ou de réformer la société, contribuant ainsi à instaurer une culture philanthropique importante aux États-Unis, la situation sociale, politique et esthétique n’est plus la même. Le déploiement au cours du XXe siècle d’une culture visuelle de masse a rendu visibles les images de la pauvreté. Dans un entretien avec Régis Debray, le critique de cinéma Serge Daney relevait d’ailleurs que les images de la pauvreté pensées comme productrices de compassion se dissolvaient dans l’éloge de la charité de quelques milliardaires, souvent des stars des industries culturelles2. Les images de la pauvreté sont devenues des images qu’on ne veut plus voir — elles se ressemblent toutes comme si la misère n’avait pas d’âge — et qu’on ne peut plus voir — elles ont perdu leur « efficacité ». Elles ont alors été remplacées par les shows des vedettes larmoyantes et « généreuses », modèles de la « bonne conscience » philanthropique.

Des monuments de solidarité

4 Pedro Costa, à partir de No quarto da Vanda (Dans la chambre de Vanda), prenant acte de cette nouvelle configuration sensible, tente de s’inscrire dans un autre paradigme, plus dissensuel ; celui qui ne mise plus sur les images de charité ou de compassion mais sur celles qui se déploient à partir du présupposé de l’« égalité des intelligences et des capacités3 ». L’autre n’est plus celui qu’il faut aider après l’avoir infantilisé, criminalisé, ignoré, mésestimé, mais celui qui mène déjà ses propres combats émancipateurs. Aux affects de la compassion et de la charité se substitue celui de la solidarité. On ne s’identifie plus aux corps de l’être souffrant que l’on reconnaît comme étant potentiellement le sien et dont la perspective ne peut alors que nous effrayer, mais à celui de l’être capable, mettant en œuvre son intelligence et ses capacités et suscitant peut-être pour le spectateur plus d’enthousiasme et d’espoir que de crainte et de pitié.

5 De nombreux cinéastes « politiques », « sociaux », « documentaristes » choisissent à des fins compassionnelles une esthétique naturaliste et misérabiliste lorsque l’objet du film est « la » figure du pauvre. Ne pas montrer la misère sociale d’une manière misérable, c’est pour Pedro Costa « ne pas avoir honte de la beauté4 » qui se présente ou qui résulte de l’enregistrement vidéo. C’est pourtant le reproche qui lui sera adressé à plusieurs reprises : avoir « esthétisé » la misère, la pauvreté ; l’avoir rendue « agréable à regarder ». Quand Pedro Costa reprend la phrase de Bertolt Brecht « Je fais des bijoux

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pour les pauvres », cela signifie pour lui « qu’on doit faire le travail le plus riche, le meilleur possible pour des gens qui n’ont jamais vu ça. […] Battre Hollywood sur son propre terrain. Faire mieux, voir plus, avoir plus d’intensité, d’énergie, avoir l’information — parfois juste l’information5 ». Dépenser toujours plus ; la perte, comme l’écrivait Georges Bataille, « doit être la plus grande possible pour que l’activité prenne son véritable sens6 ». Il ne suffit pas que les films de Costa, comme les bijoux, « soient beaux et éblouissants » : leur haute valeur symbolique découle d’un sacrifice (financier, de temps, etc.), « les bijoux comme les excréments sont des matières maudites qui coulent d’une blessure, des parties de soi-même destinées à un sacrifice ostensible (ils servent en fait à des cadeaux somptueux chargés d’amour sexuel)7 ». Les bijoux poétiques de Costa, Vanda ou Ventura sont taillés patiemment jour après jour, semaine après semaine, comme Ventura qui — comme il l’écrit dans la lettre adressée à sa compagne restée au Cap-Vert dans Juventude Em marcha (En avant jeunesse) — « chaque jour, chaque minute, […] [apprend] de nouveaux mots, de beaux mots, rien que pour [lui et son amie], juste à [leur] mesure, comme un pyjama de soie fine8 ».

6 Pedro Costa explique dans un entretien que sa « méthode est fondée sur la perte9 ». Une perte de temps principalement avant que quelqu’un ne se souvienne d’une histoire « et trouve un brouillon de phrase — dans le film rien n’est improvisé, toutes les scènes sont répétées10 » comme la lettre que Ventura répète tous les jours à Nhurro pour qu’il la retienne, l’écrive et puisse l’envoyer à son tour à son amie au Cap-Vert. Et Ventura le fait même si Nhurro doit la rejeter à la fin, la considérant « trop moche », ne parvenant pas à la mémoriser et aurait préféré que Ventura l’écrive à sa place. Dans ce temps arraché, se joue un certain « luxe » du temps libre, des « constructions de monuments », des « jeux », des « spectacles », des consommations de drogues : des dépenses insubordonnées11. Pedro Costa et les habitants de Fontainhas façonnent une histoire de leurs vies et du quartier non avec « les traces mêmes que les hommes de mémoire avaient choisi de laisser », mais « avec des traces que personne n’avait choisies comme telles, avec les témoignages muets de la vie ordinaire12 ». En filmant les maisons, les ruelles, Costa fait du quartier de Fontainhas, un monument « entendu au sens premier du terme : ce qui garde mémoire par son être même, ce qui parle directement, par le fait que cela n’était pas destiné à parler13 ». C’est le spectacle de leur capacité d’édification des vies infâmes au rang d’histoires et le spectacle de la dépense que propose Costa au spectateur : la représentation dialectique du gain et de la perte de temps, des gestes de partage des histoires déplacées, transfigurées, réelles ou imaginaires, qui est aussi la représentation d’une division entre les habitants de Fontainhas et les spectateurs sur ce qui peut ou non faire partie d’une histoire collective. Mais ce que les films de Costa représentent aussi, c’est la possibilité de la perte qui appartient aux pauvres (« perdre est encore nôtre » écrivait Rilke14). Une dépense nécessaire pour recueillir et transmettre les traces, cicatrices, blessures du réel. Une perte nécessaire pour parvenir au temps de ce qui peut être raconté, formulé, déclaré.

7 Les bijoux cinématographiques offerts par Costa au spectateur sont chargés d’amour, d’abord pour ceux qu’ils représentent, ensuite pour ceux à qui sont destinées ces représentations. La beauté de ces films est le fruit de la patience. Elle est partagée dans le travail qui a permis d’apprendre « de beaux mots », de trouver la manière de les prononcer. La générosité de Costa consiste à laisser les marques de son travail sur les bijoux qu’il offre au spectateur afin que celui-ci, comme les habitants de Fontainhas avec les traces muettes de l’histoire qu’ils trouvent, puisse voir et penser le travail présenté dans ces traces. Le cinéaste soumet aussi son travail à sa propre révision.

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Ainsi, après avoir rompu radicalement avec le mode de production cinématographique dominant (caméra 35 mm, équipe de tournage, usages de projecteurs, travail avec des comédiens) après Casa de Lava (1994) et Ossos (1997), en privilégiant le travail quotidien avec des acteurs non-professionnels, une caméra vidéo et un technicien son, Pedro Costa a su repenser constamment ses propres formes cinématographiques. Il est passé d’une esthétique réaliste documentaire (No Quarto da Vanda en 2000) à un réalisme cinématographique davantage inspiré par le brechtisme de Straub-Huillet15 (Juventude Em marcha en 2006), avant d’emprunter les sillons d’une forme plus surréaliste (Cavalo Dinheiro en 2014). Son intention n’est-elle pas de transformer notre regard ? D’en finir avec le « point de vue bourgeois », pour paraphraser Pasolini, qui identifie Fontainhas à un ghetto, comme il identifiait le quartier de Quarticiollo à Rome, pour leur offrir et nous offrir les images de Fontainhas, avant sa destruction, comme d’un monde, d’un univers dans lequel les habitants se réalisaient, dont ils fabriquaient et vivaient la culture et qui leur garantissait un certain équilibre fût-il précaire ? Et Pasolini ajoutait : « Qu’importe la misère ! Nous avons compris que la misère est affreuse, nous avons compris que le pire des maux n’est pas la pauvreté […] : le pire des maux c’est la misère du pseudo-bien-être ; ils sont maintenant bien plus pauvre qu’il y a dix ans, proportionnellement…16 » La destruction du quartier de Fontainhas est la destruction d’une culture sous-prolétaire, laquelle ne correspond pas à l’unidimensionnalité que tentent d’instaurer les industries culturelles, les mass-media et le modèle consumériste de l’économie capitaliste.

Résister à l’effacement des traces : documenter

8 Dans No Quarto da Vanda, les maisons bâties par les immigrés cap-verdiens sont rasées à coup de bulldozers. Dans Juventude Em marcha, plusieurs scènes témoignent elles aussi de cette volonté de l’action sociale d’effacer toute trace laissée par les pauvres. Lorsque Ventura visite l’un des logements sociaux, il ne peut s’empêcher d’énoncer qu’il s’agit là de « maisons pour les pauvres » ; mal construites, mal agencées, uniformes. S’est-il seulement éloigné du mur auquel il s’était adossé que le fonctionnaire ou l’agent immobilier qui l’accompagne s’empresse d’essuyer de sa manche la poussière déposée sur le blanc immaculé. Au musée, après que son ami gardien est venu lui murmurer à l’oreille des phrases imperceptibles, Ventura se retire et le gardien se dépêche lui aussi d’essuyer le sol où se tenait le visiteur. Aucune empreinte ne doit venir témoigner du passage de Ventura. Le fonctionnaire et le gardien — noirs tous les deux, comme Ventura — s’occupent de préserver une propriété qui ne leur appartient pas. Le fonctionnaire souhaite que Ventura loge dans ces appartements qu’il n’a pas construits et qu’il juge mal construits. Le gardien souhaite préserver le calme du musée et le « refuge » de son travail ; il chasse l’ « intrus » Ventura du musée qu’il a lui-même participé à bâtir17.

9 À l’urgence de la situation — la destruction du quartier, la dissimulation d’une histoire — Pedro Costa choisit d’opposer le calme des discussions entre amis, la patience de l’énonciation des faits et de leur interprétation, les temps vides propices à la réflexion et à la fantaisie. Aux plans de destruction du quartier, d’effacement des traces de l’histoire de ces habitants, le cinéaste oppose les plans dépaysants des architectures singulières du quartier : conceptions hybrides où se mêlent matériau du Portugal et style d’Afrique du Nord. Aux serrures qui isolent les appartements compartimentés des logements sociaux sont opposées les images du quartier où l’on

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peine à distinguer une ruelle du couloir d’une maison. Un dépaysement qui montre la richesse d’invention et d’imaginaire des sous-prolétaires de Fontainhas ; une étrangeté qui contraste avec les représentations dominantes et tenaces qui les décrivent comme incapables, comme « assistés ». L’étrangeté réside aussi dans cette différence entre la singularité des œuvres architecturales produites par les immigrés cap-verdiens et l’uniformité des logements sociaux.

10 Résister à la destruction, c’est aussi résister à la mort et à l’oubli. Dans le court-métrage Tarrafal (200718), Alfredo raconte à la première personne l’histoire de la mort de Virgilio. Décès mystérieux qu’Alfredo avoue ne connaître qu’à moitié, jusqu’à l’altercation de Virgilio avec la police. Entre ce moment et la découverte de son corps le lendemain, on ne sait rien. Une « mort banale », une « disparition », un « fait divers » que Ventura, Alfredo et Pedro Costa ne voulaient pas laisser s’évanouir19. Raconter l’histoire des morts c’est « une tentative de réparation symbolique envers les morts et à l’usage des vivants20 ». Car José Alberto, un ami de Ventura qui vient de perdre son père et que l’on voit au début de Tarrafal, est lui aussi menacé. À la fin du film, un gros plan montre son avis d’expulsion placardé sur un poteau en bois à l’aide d’un couteau.

11 Pedro Costa présente le tableau des relations entre les habitants d’un même lieu. Il montre leurs circulations, leurs rencontres, leurs différences, leurs contradictions, leurs manières d’habiter un lieu, de penser leurs histoires et leurs situations. Ses films sont démocratiques dans la manière dont ils dérangent « le compte des parts et des parties de la société […] par l’inscription d’une part des sans-part21 ». Ils sont politiques dans leur mode de construction de scènes de dissensus : y sont représentées les divisions entre les différentes « figures particularisées » du Lumpenprolétariat, entre ces « figures particularisées » et les modes de figuration dominants. Le sens est divisé : les sans-part sont représentés comme les exclus de la société et de son régime consensuel (bien que tolérés en tant que figures dangereuses) mais ils forment aussi la communauté divisée en singularités. La propriété commune des sous-prolétaires n’est pas uniquement leur condition d’extrême pauvreté (cet aspect-là n’est toutefois pas nié ou amoindri par Pedro Costa) mais leur capacité dans « l’art de la construction locale et singulière des cas d’universalité » : ceux des litiges22. La mise en commun des histoires n’a pas pour fonction la recherche nostalgique d’instants de bonheur disparus. Les histoires qui circulent oralement se transforment en « “mythe[s]” où l’enjeu n’est pas le souvenir du “su”, mais bien l’accès à l’existence du “révolu”23 ». Accéder à l’existence du « révolu », c’est se penser historiquement : se représenter comme le porteur d’une expérience singulière — toujours difficilement transmissible — qui s’inscrit dans l’histoire et l’expérience collective d’une communauté.

Défaire la charité : figurer l’étrangeté

12 L’entreprise de figuration des habitants de Fontainhas implique de « trouver un dispositif esthétique tel que le cinéma échappe au compassionnel. […] Ne pas donner une image comme on donne l’aumône, sous peine de réduire le cinéma à un alibi sentimental, verrou tranquille de la bonne conscience collective24 ». Cela implique donc de trouver le bon endroit où disposer la caméra, le point à partir duquel un site est construit : le point d’où l’on regarde et d’où l’on est vu en train de regarder. Un point qui témoigne du rapport existant entre Pedro Costa et les personnes qu’il filme. De No Quarto da Vanda à Cavalo Dinheiro, Pedro Costa choisit de se loger dans les coins des pièces, dans les encadrures de fenêtres ou de portes, dans les ouvertures qui

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permettent à un passant de regarder à l’intérieur. La caméra change de place pour cadrer plus frontalement les gestes de Pango et Nhurro (lorsqu’ils nettoient, décorent, rangent, discutent ou se droguent) mais aussi pour montrer l’ouverture par laquelle le plan précédent a été réalisé. Les plans sont majoritairement fixes, seule la perspective change. Une rigueur qui montre qu’il n’y aurait qu’un nombre limité de points à partir desquels un plan peut être réalisé. C’est à partir de Juventude Em marcha que Pedro Costa adopte une méthode de découpage de l’espace en plans qui s’apparente à celle de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. En effet, Costa décide de ne conserver qu’une seule perspective par scène. En changeant de focale, il isole Ventura ou Bete pendant la scène du repas. Un premier plan permet au spectateur de repérer l’espace à l’intérieur duquel il va recadrer l’un ou l’autre des personnages. Une méthode que Costa a pu repérer, entre autres, dans le film Sicilia ! de Straub et Huillet : la scène du repas entre la mère et son fils y est également découpée selon cette méthode25.

13 Dans une discussion avec sa sœur au sujet des cicatrices qui recouvrent les corps de membres de leur famille ou de leurs amis, Vanda dit, dans No Quarto da Vanda, que « les cicatrices c’est fait pour ne pas oublier ». Dans le film suivant, Juventude Em marcha, Ventura joue avec Bete à repérer sur les murs du taudis où ils vivent les dessins de « tortue », de « poule », de « flic à casquette », de « lion montrant les dents » ou d’homme « avec une queue » (« un diable alors ? » dira Bete). Les nouveaux murs blancs des logements sociaux ne portent aucune trace, ne permettent aucune interprétation, aucun jeu surréaliste et divinatoire de déchiffrage et d’association, aucune histoire ou vision. Ventura dit que « dans les maisons des morts, il y a plein de choses à voir », de nombreuses traces d’histoire que les capacités d’invention des pauvres, peut-être alimentées par la culture vaudoue, transforment en images fantastiques, mais toujours liées à leurs histoires concrètes et singulières26. Si « les flics à casquette » n’apparaissent pas ou peu dans les films de Costa, leur présence dans et autour du bidonville est mentionnée dans les dialogues. Ce sont eux qui emprisonnent l’amie de Vanda et Zita. Ce sont eux que craignait Ventura lorsqu’il était sans-papiers. Ce sont eux qui pourchassent José Alberto. Les murs oppressants, dépourvus de la moindre trace, rappellent à Vanda son séjour à l’hôpital pendant son accouchement. Ils lui rappellent cette histoire qui témoigne de sa peur de l’hôpital ainsi que de sa méfiance envers le personnel hospitalier. Pour renforcer l’expression de cette expérience, Pedro Costa introduit dans Juventude Em marcha une scène dans laquelle Ventura rencontre Paulo qui séjourne à l’hôpital. La chambre d’hôpital ressemble fortement aux pièces des appartements que Ventura visite : Pedro Costa a choisi de tourner cette scène dans l’un des appartements que loue une des personnes qui a travaillé sur le film. L’effet d’étrangeté brechtien de Juventude Em marcha qui consiste à dépayser le spectateur afin qu’il produise un nouveau regard sur les choses toujours-déjà (re)connues va se muer en inquiétante étrangeté (das Unheimliche chez Freud27) dans Cavalo Dinheiro. Dans ce film, encore centré sur la figure de Ventura, les différents lieux où ont été vécues des expériences traumatiques (l’hôpital, l’établissement psychiatrique, le commissariat, la préfecture, la base militaire) semblent se condenser en un lieu unique. Se déplaçant d’une pièce à l’autre, Ventura circule d’un espace d’oppression à un autre. Et le spectateur semble errer dans la cartographie cognitive de Ventura, composée des ruines du passé (l’usine dans laquelle il a travaillé) et de souvenirs toujours vivants. Un labyrinthe mental peuplé des êtres morts ou vivants qui ont croisé sa vie. Peut-être faut-il lier cette esthétique au double titre du court-métrage qui a précédé Cavalo Dinheiro et qui montrait une séquence qui figurera dans le long métrage : Na vida Jovem/

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Sweet Exorcist, « Dans la jeune vie/Doux exorciste ». Dans cette séquence, Ventura se retrouve dans un ascenseur avec le fantôme d’un soldat de la révolution de 1974, recouvert de peinture, immobile comme une statue — bien que sa position soit différente à chaque changement de plan — et dont les paroles sont émises sans que ses lèvres n’effectuent le moindre mouvement. L’immigré cap-verdien dialogue avec le soldat de leurs responsabilités propres dans le cours et l’issue de la révolution, le soldat demandant où se trouvait Ventura au moment de la lutte contre les fascistes, Ventura défendant l’idée d’avoir bâti une vie, travaillé, fait des enfants, existence que le soldat juge tout aussi misérable qu’avant la révolution. Le film semble opérer un double désenvoûtement. S’il s’agit pour Ventura d’exorciser ses démons qui le hantent, Pedro Costa y confronte quant à lui sa propre jeunesse militante et pleine d’espoir aux sentiments des promesses trahies et des espoirs éteints. Mais il la met aussi en face des réalités inconsidérées des émigrés, des non-blancs saisis de terreur par la révolution. Cavalo Dinheiro illustre la contradiction qui traverse Pedro Costa : l’existence d’une réalité dont il ne peut faire l’expérience, celle de l’oppression raciste qu’ont subie et que continuent de subir les noirs dans les sociétés blanches28.

14 À la progression irréversible de la destruction de Fontainhas, Pedro Costa, Vanda et Ventura opposent les chemins de traverse, à rebours du cours de l’histoire, des itinéraires de pensée en discordance avec les temporalités imposées par l’État. Aux ouvriers qui œuvrent à la destruction, aux agents immobiliers qui pressent Ventura de fournir tous les documents attestant du nombre d’enfants à sa charge, sont opposés les gestes calmes et élégants des sous-prolétaires qui collectent patiemment les souvenirs, les traces de leur histoire dans les décombres de leurs maisons et dans les cicatrices de leurs corps. Au déroulement logique et linéaire du processus de destruction et de relogement, sont opposés les récits fragmentés, les associations d’idées fantastiques, les anecdotes éclatées, les réflexions morcelées que le spectateur peut patiemment rassembler. Costa défait la logique du récit déjà constitué en représentant une histoire toujours en cours d’écriture. Si, comme le disait Georges Duby, « la trace d’un rêve n’est pas moins réelle que la trace d’un pas29 », la trace des fantômes qui habitent les imaginaires n’en est pas moins « réelle ». Si leur présence produit cette « inquiétante étrangeté », que dire de l’aspect fantomatique que prêtent les acteurs aux personnages qu’ils représentent30 ? Car les personnages de ces films ont une dimension spectrale : très peu de mouvement, une diction du texte qui laisse entendre le travail de répétition, une retenue des gestes, une immobilité fascinante, tels sont les signes de cette étrange élégance fantomatique que mentionne Walter Benjamin31. La répétition d’histoires, de souvenirs, sur les lieux mêmes où se sont déroulées ces histoires participe de cette volonté de raconter une histoire par la transmission de la parole des morts. L’immobilité des corps et le rythme de la diction du texte renforcent cette idée que les personnages invoquent dans le présent les spectres qui les hantent. Un indice de l’évolution de Pedro Costa vers cette esthétique surréaliste qui lie férocement les réalités matérielles aux réalités psychiques était sans doute annoncée dès Juventude Em marcha. Dans la lettre que Ventura répétait à Nhurro, étaient cités les mots de Robert Desnos issus de la lettre qu’il écrivit à Youki depuis le camp de Floha le 15 juillet 1944.

Troubler la réalité : révéler l’occulte

15 Costa n’a nullement la prétention de vouloir délivrer une représentation globale du Lumpenprolétariat de Fontainhas. Patiemment, il construit ses films comme s’il bâtissait

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une maison pour chacun de ceux qui les traversent, à commencer par les « personnages principaux » Vanda et Ventura. « Les plans de cinéma sont un peu comme des pierres : il y a l’ambition qu’à la fin, le film soit comme une maison, entière, forte, habitée, d’où l’on peut sortir et entrer32 » ; un refuge esthétique où peut encore se déployer une culture et peut-être un culte, réprimés par les configurations urbaines. L’« amicalité » (Freundlichkeit de Brecht) du projet cinématographique implique alors d’exclure le plus possible toute représentation des forces répressives.

16 Un film comme une maison donc, un lieu familier, devenu familier grâce à la répétition : « Répétition : l’une des clés du cinéma de Pedro Costa », écrit Jean-Louis Comolli. « Revenir entrer, sortir, rentrer et ressortir, refaire, recommencer, reprendre, renifler, repriser — ne pas occulter la charge du retour, sa ligne obsessionnelle33 ». La répétition n’est pas seulement le mode aliénant du quotidien, ce qui conduit à ne plus interroger les gestes effectués mécaniquement, intériorisés. La répétition est aussi ce qui permet d’apprendre, d’améliorer, de reprendre, de refaire, de réessayer, d’enregistrer. En passant plusieurs années à filmer Vanda, Pango, Paulo et les autres, Pedro Costa a lui aussi répété ces plans, ces cadrages comme Vanda répétant la liste des courses de sa mère étant enfant ou Ventura répétant sa lettre d’amour. Mais la répétition n’est pas la reproduction : « Wiederholen n’est pas Reproduzieren34 ». D’une certaine manière, « la répétition sert à faire écran au réel perçu comme traumatique35 ». Les corps filmés par Costa témoignent des multiples traumas, blessures physiques ou psychiques, qu’ils abritent. Répéter les histoires des sous-prolétaires, les récits des blessures faites au cours d’un jeu d’enfant ou une lettre restée sans réponse est un moyen de ne pas rester muet, passif, dans cette situation. Le spectateur est le témoin d’un besoin qui s’exprime et « ce besoin-là renvoie également au réel et c’est là que le réel crève l’écran de la répétition36 ». Un réel composé de multiples réalités : celles des sujets filmés (les réalités psychiques crèvent l’écran des réalités matérielles), celles de la représentation (la répétition des histoires crève l’écran du temps linéaire) et enfin celles du film lui-même (l’esthétique surréaliste crève l’écran du naturalisme documentaire).

17 On peut rapprocher les répétitions présentes dans les films de Costa des répétitions warholiennes telles qu’elles sont analysées par Hal Foster. Pedro Costa déclare partager avec Warhol un goût pour « la durée et la démesure, l’inutilité, parce que personne ne va voir37 » Chelsea Girls38 ou No Quarto da Vanda. Dans Chelsea Girls, Warhol projette sur un double écran des images du quotidien de différents personnages (dont Nico). Certains plans sont des répétitions de plans que l’on a vus précédemment sur un autre écran. Selon Hal Foster, les répétitions warholiennes « ne visent pas à la maîtrise du trauma39 ». Non seulement elles « reproduisent des effets traumatiques, mais elles en produisent également40 ». En d’autres termes, ces répétitions ont des fonctions contradictoires : « éloigner une signifiance traumatique et s’ouvrir à elle, se protéger d’un affect traumatisant et le produire 41 ». En répétant les histoires, en rendant sensible l’artificialité de la représentation et en confrontant passé et présent, Pedro Costa produit dans ses films un trauma, une blessure dans le réel, une trace révélatrice « de toute une vie occulte avec laquelle [le cinéma] nous met directement en relation42 ». Peut-être est-ce là une forme cinématographique infâme, qui emprunte à l’occultisme présent dans ces vies « cette atmosphère de transe éminemment favorable à certaines révélations43 ». Des révélations enthousiasmantes « dans un monde usé jusqu’à l’écœurement44 ».

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NOTES

1. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », dans Collectif Maurice Florence, Archives de l’infamie, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Essais », 2009, p. 10. 2. Dans le film de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, Serge Daney. Itinéraire d’un ciné- fils, Sodaperaga / France 3 / La Sept, 1992, couleur, 197 min. 3. Voir Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987. 4. Pedro Costa, dans Cyril Neyrat (dir.), Dans la chambre de Vanda. Conversation avec Pedro Costa, Nantes, Capricci, coll. « Que fabriquent les cinéastes ? », 2008, p. 160. 5. Ibid., p. 139. 6. Georges Bataille, « La notion de dépense [1933] », dans La Part maudite, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 2011, p. 24. 7. Ibid. 8. Pedro Costa, Juventude em Marcha (En avant Jeunesse), France/Portugal/Suisse, Ventura Film/ Contracosta Produções/Les Films de L’Étranger/Radiotelevisão Portuguesa, 2006, DV, couleur, 155 min. 9. Pedro Costa, « Petite caméra, grand film », Dominique Villain, Le Travail du cinéma, t. 1, Saint- Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Esthétique hors-cadre », 2012, p. 24. 10. Ibid. 11. Georges Bataille, op. cit., p. 38. 12. Jacques Rancière, Figures de l’histoire, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Travaux pratiques », 2012, p. 25-26. 13. Ibid., p. 26. 14. Rainer Maria Rilke, « A Hans Carossa », trad. P. Jaccottet, Poèmes épars dans Œuvres 2. Poésie, Paris, Seuil, coll. « Le don des langues », 1972, p. 445. 15. Voir Thomas Voltzenlogel, Cinémas profanes. Straub-Huillet, Harun Farocki, Pedro Costa : une constellation, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Formes cinématographiques », 2018. 16. Pier Paolo Pasolini, La Langue vulgaire, trad. Felicetti Ricci, La Lenteur, 2013, p. 31. 17. Voir Jacques Rancière, « Politique de Pedro Costa », Les Écarts du cinéma, Paris, La Fabrique, 2011, p. 141-142. 18. Tarrafal a été réalisé dans le cadre d’un film collectif intitulé O Estado do Mundo (L’État du monde) initié par la fondation Gulbenkian. Les autres segments du film ont été réalisés par Ayisha Abraham (One Way), Chantal Akerman (Tombée de nuit sur Shanghai), Vicente Ferraz (Germano), Wang Bing (Brutality Factory) et Apichatpong Weerasethakul (Luminous People). 19. Pedro Costa raconte : « Un jour donc, Ventura me dit : “Tu sais, Virgilio est parti du quartier il y a trois jours, il a été retrouvé mort au bord d’une route à trente kilomètres d’ici.” Il y a sûrement eu une histoire avec les flics, il était alcoolique, anonyme, misérable. Il y a un grand mystère autour de ces morts, et en même temps, c’est considéré comme trois fois rien. Un fait divers, une vie de chien, quoi… C’est ainsi que ça se passe dans ce qu’on appelle le tiers-monde. On disparaît. C’est affreusement normal, banal, la mort, comme dans un rapport de police : “Virgilio X, soixante ans, décédé à dix-sept heures quinze. Le crâne défoncé, pieds nus, sans papiers.” À travers n’importe quelle disparition, il y a toujours une espèce d’annonce de la mort. Tarrafal, on l’a fait quand même et le film raconte l’histoire de la mort de Virgilio. C’est Alfredo, un ami proche de Virgilio, qui s’est tout de suite proposé pour la raconter et incarner le personnage de Virgilio. » Pedro Costa, « Petite caméra, grand film », art. cit., p. 20.

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20. Je reprends ici le beau sous-titre de la pièce du Groupov, Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants, Paris, Éditions Théâtrales, coll. « Passages Francophones », 2002. 21. Jacques Rancière, La Mésentente, Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 169. 22. Ibid., p. 189. 23. Jean Borreil, « La fabrique du sujet héroïque », dans Jacques Rancière (dir.), La Politique des poètes, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque du Collège international de philosophie », 1992, p. 153. 24. Nicole Brenez, Traitement du Lumpenprolétariat par le cinéma d’avant-garde, Biarritz, Séguier / Archimbaud, coll. « Carré ciné », 2006, p. 35. 25. Dans Où gît votre sourire enfoui ? (documentaire s’inscrivant dans la série Cinéastes de notre temps, réalisé pendant le montage de la troisième version de Sicilia ! de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet au Fresnoy), seuls deux points dans la salle de montage permettront à Costa de filmer Straub et Huillet au travail. 26. Jacques Rancière, « La lettre de Ventura », Trafic, no 61, mars 2007, p. 6. 27. Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche [1919]) », L’Inquiétante étrangeté et autres essais, trad. B. Féron, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 212, 215 et 246. 28. Gil Scott-Heron, musicien, poète et militant noir américain, avait participé au projet du film avant que la mort ne l’emporte en 2011. 29. Guy Lardeau, Dialogues avec Georges Duby, Paris, Les Petits Platons, 1980, p. 45. 30. « En effet, plus on dissèque avec précision les types que Brecht a créés […] plus il s’avère que ceux-ci, malgré toute leur énergie, toute leur vitalité, représentent des modèles politiques ou encore, pour parler avec le médecin, des “fantômes” ou mannequins anatomiques. » Walter Benjamin, « Bert Brecht », Essais sur Brecht, trad. P. Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, p. 11-12. 31. Ibid. 32. Pedro Costa dans Un film de Pedro Costa : En avant jeunesse, op. cit., p. 12. 33. Jean-Louis Comolli, « Dans la chambre de Moebius », Images documentaires, no 44, 2007 repris dans Corps et cadres, Cinéma, éthique, politique, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 304. 34. Jacques Lacan, « Du réseau des signifiants », Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll. « Points », 1973, p. 59. 35. Hal Foster, Le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde (1996), trad. Y. Cantraine, F. Pierobon et D. Vander Gucht, Bruxelles, La Lettre volée, coll. « Essais », 2005, p. 168. 36. Ibid. 37. Pedro Costa dans Cyril Neyrat, op. cit., p. 143. 38. Paul Morrissey, Andy Warhol, Chelsea Girls, États-Unis d’Amérique, 1966, 16 mm, noir & blanc, 210 min. 39. Hal Foster, op. cit., p. 167. 40. Ibid. 41. Ibid. 42. Antonin Artaud, « Sorcellerie et cinéma », Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1978, p. 80. 43. Ibid. 44. Ibid., p. 81.

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RÉSUMÉS

Depuis près de vingt ans, le cinéaste portugais Pedro Costa travaille avec les pauvres du quartier de Fontainhas à la fabrication d’images dissensuelles de leurs vies. Ses films troublent nos représentations habituelles en laissant place aux capacités inenvisagées des sous-prolétaires. En se tenant à l’écart de la dénonciation si courante dans le cinéma « social », « politique » ou « militant », Pedro Costa fabrique des bijoux cinématographiques qui témoignent de l’éclat des vies mutilées et qui incitent davantage à la solidarité qu’à la confortable compassion.

For nearly twenty years, Portuguese filmmaker Pedro Costa has been working with the poor in the Fontainhas neighborhood to make dissensual images of their lives. His films disturb our usual representations, leaving room for the unprecedented capacities of the Lumpenproletariat. By staying away from the denunciation that is so commonplace in “social”, “political” or “militant” cinema, Pedro Costa produces cinematographic jewels that testify to the brilliance of mutilated lives and that encourage more solidarity than comfortable compassion.

AUTEUR

THOMAS VOLTZENLOGEL Thomas Voltzenlogel est titulaire d’un doctorat en Arts et enseigne à la Haute École des Arts du Rhin. Il publie en 2018 un ouvrage intitulé Cinémas profanes. Straub-Huillet, Harun Farocki et Pedro Costa : une constellation. Il mène également un travail de recherche sous la forme d’essai-vidéo.

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Jia Zhangke, mingong et infamie migratoire Jia Zhangke, mingong and Migratory Infamy

Gabriel Bortzmeyer

1 Si le renouveau de la catégorie d’infamie est un des legs de Michel Foucault, peut-être faut-il en accorder l’usage à ce qui fut le souci constant du philosophe : celui des ruptures épistémiques, qui fait apparaître la discontinuité des pratiques derrière la constance des appellations1. Les mots persistent et les cris perdurent, mais la rencontre des corps et des pouvoirs varie ; il est donc peu probable que l’infamie propre à notre époque nomme le même épinglage que celui repéré par Foucault à travers les archives de l’absolutisme. Son « anthologie d’existences » rassemblant ces « étranges poèmes » dans lesquels se lit le heurt des vies avec le « regard blanc du pouvoir »2 entendait donner corps à des noms inscrits au registre de la délinquance, pour inverser l’indignité. Ré-écrire l’album de l’infamie, c’était tout à la fois contrer la capture du langage policier, rendre la gloire qu’il avait confisquée et ausculter la technologie qu’il servait — en somme, renégocier les rapports de l’anonymat et de l’éclat, pour disséquer une microphysique du pouvoir. Celle-ci n’est plus. Notre âge l’a remplacée par une macrobiologie, dont Foucault avait esquissé les traits dans Naissance de la biopolitique3, qui cherche moins à priver les sujets de leur liberté qu’à prélever une dîme sur leur mobilité forcée et qui, à ce titre, trouve sa figure paradigmatique dans le migrant clandestin4.

2 L’infamie change alors de signe. Elle se rapporte moins à l’encagement qu’à l’effacement, parce que les pouvoirs néolibéraux ne se préoccupent plus tant d’enregistrer les vies jugées indignes que d’en garantir l’évanescence en en empêchant l’inscription. La mode des fichiers n’est certes pas passée. Mais ceux que Foucault feuilletait dans les archives trouvent leur répondant contemporain dans l’affichage numérique des identités, façon Facebook. Les nouveaux sujets infâmes, eux, n’ont plus que des matricules de résidence : en Europe, celle assignée par le « dublinage » des migrants qu’on visse à leur pays d’arrivée ; en Chine, qui sert de paysage à cet article, celle du hukou interdisant à ses ressortissants de quitter leur périmètre d’origine, sous

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peine d’être privés d’identité administrative. On appelle mingong ceux que la nécessité a forcé aux migrations intérieures, et qui se trouvent alors en situation de clandestinité dans leur propre pays5. Infrastructure humaine de la croissance chinoise, ils forment pourtant un contingent flottant, tracassé partout mais reconnu nulle part. Leur vie infâme n’éclaire plus l’appareil d’un pouvoir politique soucieux de marquer les corps de ses insignes ; elle manifeste plutôt la désaffiliation sociale qu’entraînent les servages économiques, et qui, loin de toute reconnaissance, soustrait les vies à la symbolisation. Des embastillés de Foucault aux mingong de la Chine contemporaine, c’est le rapport entre l’économie de l’empreinte et la mise au secret qui a été bouleversé. Jadis, imprimer les vies autorisait à s’en débarrasser dans une prison. Aujourd’hui, l’embarras face aux surnuméraires se dispense de les reconnaître en reléguant leurs traces hors de l’espace public.

3 « La vie des hommes infâmes » s’achève sur une reconsidération du fait littéraire, dont Foucault va chercher l’origine dans les carnets de l’absolutisme : épanouissement du secret, la littérature (le philosophe renvoie, entre autres, à Manon Lescaut) trouve son revers dans ces feuillets infimes, qui la conditionnent sans la déterminer et que, à terme, elle entend contredire. Or, si écrire revenait naguère à effacer l’archivage, peut- être que filmer permet aujourd’hui d’archiver l’effacement. C’est sous cet angle qu’on pourrait analyser le cinéma de Jia Zhangke. Le vocabulaire de l’infamie est à vrai dire absent de son discours qui, par contre, mobilise systématiquement deux termes : les « gens ordinaires » (xiaorenwu, soit, aussi bien, les « petites gens »6), dans lesquels il voit son sujet figuratif principal, et la « mutation », soit la dé-communisation7 de la Chine et les arasements que la « croissance » a entraînés. Son cinéma a pour théâtre les chantiers et vestiges issus de cette conversion8, et pour drame la marginalisation de ces « gens ordinaires » par un « socialisme de marché » qui a transformé les prolétaires en mingong. Ce qui était le cœur de la République populaire de Chine est devenu son écume économique, et le cinéma de Jia se conçoit comme une chronique de cette déréliction9.

4 Son œuvre est courbée par ces métamorphoses sociales. Ses trois premiers films narraient la vie de malfrats désœuvrés (Xiao Wu10, 1997, Unknown Pleasures, 2002) ou d’anciens fonctionnaires de l’art passés mercenaires du spectacle (Platform, 2000). Les suivants, à partir de The World (2004) et jusqu’au personnage de Liangzi dans Mountains May Depart (2015), ont élu pour figure princeps le mingong. Son enquête historique sur l’effritement de l’horizon égalitaire s’apparente à une analytique de l’infamie figurative, qui observe comment la ruine d’un régime transforme en fantôme le peuple qui le portait11 et déduit de sa vulnérabilité une pulvérisation de ses figures. Pour figurer la généalogie de cette extinction, Jia redouble le corps inglorieux des travailleurs actuels par celui, spectral, des prolétaires disparus, que l’iconographie propagandiste saturant ses films (les effigies et slogans) continue de convoquer. La source de l’infamie, ici, ce n’est plus comme chez Foucault l’immixtion du pouvoir dans le quotidien des vies, mais son retrait (le Parti est d’ailleurs le hors-champ absolu du cinéma de Jia12).

5 Comparer le début et le terme actuel de l’œuvre permettra de revenir sur cette genèse. S’ensuivra une synthèse des évolutions de ce cinéma et, pour conclure, quelques mots sur le nœud défait entre le cinéaste et ces sujets infâmes.

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Mao, mutation et marchandise

6 La première scène de a presque valeur de programme esthétique. Elle montre son héros entrer dans un bus pour s’y livrer à un menu larcin, dans un découpage ouvertement inspiré du Pickpocket de Robert Bresson — à cette différence près que Jia y insère un des très rares gros plans de sa filmographie, sur un portrait de Mao Zedong accroché devant le conducteur et qui, monté ainsi, semble jeter un regard sévère sur le voleur. La suite du film contient peu d’effigies de ce type, mais compte nombre d’inscriptions murales rappelant les slogans de l’ère maoïste (dont le plus fameux, « Au service du peuple », devant lequel le héros passe au cours d’une de ses flâneries). Leur fonction est d’accuser l’écart de l’époque, en confrontant le corps sublimé du prolétariat (Mao en est l’imago) à celui, malingre et souffrant, du lumpenprolétaire Xiao Wu. Le premier avait pour lui la fierté de ceux qu’on croit gros d’un avenir qu’ils contemplent au loin ; la dernière scène du film montrera le second menotté et accroupi, les yeux fixés sur le sol tandis qu’une foule de badauds le regarde sans agir. D’un corps à l’autre, il y a involution : Xiao Wu est faible, embarrassé et inactif, incapable de produire et obligé de dérober ; surtout, il est voué à un esseulement figuratif — si Jia le filme parfois au milieu de groupes, le plus souvent il l’isole — qui frappera l’ensemble des personnages ultérieurs. Le prolétaire ne pouvait avoir d’existence figurative qu’au sein d’un groupe, quand celle du malfrat ou du mingong exige qu’il s’en excepte. Le mouvement historique est donc celui qui va de la gloire à l’infamie, d’une classe solide à des sujets infâmes parce que précaires et désunis, qui ont vu leur appartenance remplacée par une désaffiliation floutant leurs traits. La plupart des personnages de Jia pleurent un temps dont ils n’ont pas connu les épreuves mais qui les hante d’une aura qu’on leur refuse. L’une des plus longues scènes de Xiao Wu montre son héros expliquant à son amie Meimei que, puisqu’il travaille avec ses mains, il peut toujours prétendre au titre de prolétaire ; le reste du film s’emploie à le démentir. Dans Still Life, un voyou se faisant appeler « Frère Mark » rappelle au personnage joué par Han Sanming qu’ils appartiennent tous deux au clan des nostalgiques, c’est-à-dire à ceux qui restent en deuil d’une classe trop tôt mise au tombeau.

7 Dix-huit ans après Xiao Wu, Mountains May Depart est revenu sur l’embranchement historique ayant causé cette extinction. Film de la récapitulation historique, il se présente à la fois comme une rétrospective de l’œuvre entière et comme une méditation sur l’avenir du révolu, qu’il projette sous la double forme du refoulement et de l’amnésie. Le récit se découpe sur trois parties correspondant à l’époque des débuts de Jia (le tournant du millénaire, avec une image au format 1,37:1), à celle du tournage (adoptant le ratio habituel de Jia, 1,66:1) et à un futur proche (2025, pour une intrigue filmée en 2,35:1). À cette tripartition répond une triangulation sentimentale : le premier segment raconte la cour faite à Zhao par deux amis, Jinsheng, entrepreneur arrogant et peu scrupuleux, et Liangzi, mineur bientôt licencié qui deviendra mingong avant de mourir d’un cancer. Opposition récurrente chez Jia : Xiao Wu était déjà en conflit avec son ancien ami devenu négociant à succès, et le film précédent Mountains May Depart, (2013), commençait par un semblable duel au cours duquel un ancien mineur exécutait son vieux camarade devenu capitaliste corrompu. Mais le film apporte deux nouveaux ingrédients : d’une part, un bornage temporel permettant de synthétiser le mouvement des réformes (libéralisation, ouverture des frontières, privatisations et, incidemment, abandon des ouvriers) ; d’autre part, un scénario sentimental allégorisant cette bifurcation, puisque Zhao, signifiant de la Chine, choisira

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pour époux Jinsheng, avec qui elle aura un fils, Dollar, dont la troisième partie suit l’exil et l’oubli de sa langue et de son pays. Ce n’est pas la seule nouveauté de ce film volontairement schématique, qui synthétise la trajectoire de Jia en épurant l’image et en ébranchant l’intrigue, tout en réduisant les personnages à leur coquille archétypique. Son usage du rouge13, la dédensification du cadre ou son désir de ramener chaque élément à son essence générique mériterait de plus amples commentaires, et il faudrait s’attarder sur la manière dont les vêtements, les raviolis et les gadgets introduisent une dialectique du moderne et de l’immuable télescopant les époques. On en retiendra surtout que l’archéologie de la mutation nationale diagnostique un assassinat symbolique du prolétariat à travers l’évanouissement figuratif de Liangzi, laissé mourant sur un lit de pierre et exclu du champ avant même d’être enterré. La scène primitive du cinéma de Jia, c’est la conversion de la gloire en infamie.

8 L’esthétique qui lui répond est prise entre trois strates temporelles et une problématisation éthique. Cette dernière se formule simplement : quel style ces sujets engagent-ils, et doit-il prétendre à une certaine impureté se moulant sur leur déchéance ou, au contraire, se prêter à une réparation esthétique qui ré-auréole les corps infâmes ? Les réponses ont varié au gré des problèmes que l’époque a posés au cinéaste. Son œuvre pourrait être schématiquement scindée en deux périodes, chacune travaillée par deux dynamismes contradictoires. La première comprendrait la dite « trilogie du pays natal » (les trois premiers films) et The World ; réalisée dans l’après- coup des premières grandes réformes, mais avant le virage confucéen de Hu Jintao14, elle est tournée vers ce passé récent mais lointain qu’est l’âge maoïste, dont elle documente à la fois les affleurements et la mise en miettes. La seconde, amorcée par le doublet de 2006, Dong (documentaire) et Still Life (fiction), enregistre l’entrechoc de l’enfoui (la culture populaire classique) et du neuf (la cosmétique marchande, le monde plastifié du capitalisme avancé). L’une aura eu pour motif central le fragment, sous la double espèce de l’icône en ruine et du prolétariat en poussière ; la seconde, si elle continue d’être hantée par les débris et chantiers (voir , 2008, et , 2010), inspecte davantage un monde de fétiches auquel elle oppose la résurgence d’un folklore pansant l’infamie. Le style de Jia a donc autant muté que cette Chine dont il accompagne la transformation, même s’il a toujours prétendu plâtrer un monde délabré. Ce passage, on va le voir, mène des effigies maoïstes aux rouleaux des lettrés.

De l’icône ruinée au plan pictural

9 Ce cinéma a pour constante une discordance entre plusieurs régimes d’images et habitus corporels. Certains problèmes le traversent d’un bout à l’autre — le spectre maoïste, les lézardes des murs et des chairs, l’omniprésence des vestiges et l’impureté d’un monde pris entre la rouille et le cellophane — mais chaque moment à ses dominantes. Les débuts de l’œuvre proposent un scénario de la décrépitude et de la déréliction quand sa deuxième période aura opposé à la restauration culturelle du gouvernement une esthétique de la réfection. Cette trajectoire peut être synthétisée à travers quatre aspects : les sociotypes des personnages, les structures narratives dans lesquelles ils sont pris, les modes de composition plastique et les référents culturels servant de vecteurs de signification.

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10 La galerie d’archétypes utilisés par Jia contient deux absences significatives (le paysan et le bureaucrate, très rares), deux présences discrètes (l’entrepreneur et, plus fréquent, l’artiste), et trois figures centrales dont le défilé illustre la marche de l’œuvre : le voyou ennuyé, dont l’errance forme l’argument des trois premiers films ; l’ouvrier déclassé devenu mingong sans horizon ; le travailleur ou la travailleuse (souvent jeunes) de l’hôtellerie, dont le sort résume aussi une forme d’asservissement officiel. Ces deux derniers ont cohabité dans l’œuvre depuis The World, traité des migrations contrariées narrant le surplace de jeunes migrants dans un parc où sont reproduits tous les grands monuments du monde. Historiquement solidaires, ils représentent deux visages distincts de l’infamie, l’un censément résiduel (celui des industries finissantes) et l’autre au stade du bourgeonnement (les précaires du luxe). Les quatre récits successifs d’A Touch of Sin chroniquent cette mutation : le premier montre un ancien mineur marginalisé, le second suit un mingong devenu assassin, le troisième s’intéresse au commerce du « massage », le dernier croise industries de l’électronique et prostitution à ciel ouvert. La courbe est aussi bien géographique que sociale : le film commence à Fenyang (ville natale de Jia située dans une région dévolue au charbon), migre ensuite vers Chongqing (cœur économique du centre de la Chine) et se termine sur les rivages du Sud, qui ont servi de laboratoire à la libéralisation sauvage. Les premiers personnages de Jia étaient des nostalgiques participant d’une élégie de l’extinction. Plus l’œuvre a avancé, plus elle a multiplié les métaphores de l’ensevelissement (culminant dans Still Life) et la figuration des nouvelles espèces sociales. Le dénominateur commun de ces personnages étant d’être l’envers du prolétariat, ils suivent une trajectoire inverse à sa marche rectiligne orientée vers le progrès : les drames spatiaux de Jia ne sont que déambulations sans but ou pérégrinations subies, qui enchaînent les êtres au mouvement immobile.

11 Si les structurations narratives ont longtemps suivi des intrigues irrésolues, elles ont de plus en plus varié dans les modalités de leur entrelacement. Ouvertement inspirées du néoréalisme italien (Jia a toujours revendiqué la double influence de Vittorio de Sica et de Michelangelo Antonioni, soit du mélodrame démaquillé et du maniérisme ascétique), les premières fables s’en tenaient à une seule ligne brisée — la vaine errance de Xiao Wu, la déshérence de la troupe de Platform. Unknown Pleasures a amorcé une bifurcation du récit (les trajectoires de ses héros s’y écartent à mesure que le film avance) appelée à prendre la forme d’une choralité de plus en plus étendue, et qui trouve dans 24 City et I Wish I Knew l’apogée de sa déliaison. Les premiers récits du désœuvrement impliquaient une narration unitaire mais désordonnée. La tendance s’est peu à peu inversée pour suivre des pistes multiples mais plus linéaires, charpentées autour d’une quête déçue. Still Life, là encore, présente une situation d’équilibre entre ces deux versants : ses personnages sont à la poursuite de leurs anciens conjoints respectifs, mais leur recherche prend la forme d’une désorientation aggravée ; c’est aussi avec ce film que le principe d’alternance (dans l’entrecroisement des vies) commence à être remplacé par celui de succession, qui s’épanouira pleinement avec A Touch of Sin et Mountains May Depart. Parti de récits désenchaînés, Jia s’est tourné vers un ordre narratif plus organique.

12 Le style visuel a évolué d’un réalisme sale goûtant la saturation et les suivis cahoteux vers un maniérisme préférant les travellings et panoramiques indolents, ayant vidé l’image jusqu’à atteindre, avec Mountains May Depart, une épure qui raréfie les détails et réduit la palette chromatique. Le passage mène aussi du documentarisme des débuts au

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pictorialisme né avec Still Life. Cela n’empêche pas quelques invariants : d’abord, une mise en scène rétive au découpage, préférant les plans longs et larges à un montage sectionnant les actions et isolant les éléments — Jia opte pour un style volontairement indéterminé, qui embrasse l’intégrité de l’hétérogène et égalise toutes les composantes de l’image. Pour cette raison, les individus ne sont que très rarement au centre de l’image, en occupant plus volontiers les parties latérales. Grâce à cet écart, Jia peut rendre indécise leur appartenance figurative et laisser osciller ses figures entre l’esseulement et l’indifférenciation ; elles semblent toujours hésiter entre l’isolement et la fusion dans la foule, et entraînent par là une dialectique du vide et du plein15 qui alterne entre le peuplement du plan et sa désertion. Ces dynamiques continues croisent une trajectoire globale de l’œuvre en forme de déréalisation relative. Celle-ci comprend quatre caractéristiques majeures : une stylisation progressive des films, désemplissant le champ et schématisant l’image ; une solennisation des mouvements de caméra, moins aléatoires et plus amples que dans les premiers films ; une augmentation de la luminosité et une intensification chromatique, qui a minoré l’empire initial des teintes vertes et ternes pour valoriser à la place des couleurs plus chaudes ; une dialectisation de l’avant et de l’arrière-plan, jouant de l’écart historique mis en scène par la profondeur de champ. La première période épousait toutes les aspérités du réel (poussière, tachetures et moisissures, parasites sonores, lumière blafarde). La seconde témoigne d’un sursaut de salubrité esthétique — les maculations sont allées s’amenuisant, et le monde décrit après Still Life s’avère de plus en plus aseptisé (le paroxysme étant atteint dans I Wish I Knew et Mountains May Depart).

13 Par ailleurs, le régime sémiotique a évolué en même temps que les référents culturels alimentant les films. Les premiers films, on l’a dit, se tournaient avant tout vers l’héritage maoïste. Ils enregistraient la ruine des icônes, pour, d’une part, pointer les plaies défigurant le visage de la Chine mercantile, d’autre part interroger la situation historique de ses personnages logés dans des décombres qu’ils doivent aménager en abris. Avec toutes les images de chantiers, ces reliquats propagandistes devaient manifester l’éloignement du proche. Par la suite, la référence à la peinture classique a servi à figurer le rapprochement du lointain : à partir de Still Life, les plans chercheront de plus en plus à reproduire la dynamique picturale des anciens rouleaux, pour incarner un souffle convoquant le souvenir d’un regard d’avant la dévastation écologique16. À ces deux modèles visuels s’ajoute un catalogue de références variées — comprenant cinéma, musique ou arts de la scène — grâce auxquelles Jia précise son idée de la culture « populaire », dont il donne une définition moins sociologique qu’esthétique (soit, en bref, une emphase mélodramatique volontiers pâteuse, propre à des affects simples et puissants). À l’exception de ceux mentionnés dans I Wish I Knew, qui comprend toute une rétrospective du cinéma chinois, les quelques films cités dans ceux de Jia appartiennent tous au cinéma de genre (on trouve des références à John Woo, Bollywood ou Quentin Tarantino), de même que les arts de la scène qu’il mobilise puisent d’abord dans les poses et les gestes de la danse la moins classique qui soit (il y a bien une scène d’opéra à la toute fin d’A Touch of Sin, mais Jia insiste sur le bricolage du décor et des costumes, sur cette absence d’apparat définissant pour lui l’ordinaire de l’infamie). Dans sa seconde période, Jia a eu tendance à multiplier les références aux romans de wuxia (l’équivalent du roman de chevalerie) ou au shuoshu (celui, si l’on veut, du conte oral), particulièrement dans A Touch of Sin, qui relit une série de faits divers contemporains à la lumière de la culture vernaculaire de l’ancien temps. Mais c’est surtout la musique populaire — la pop et le rock uniquement — qui intervient comme

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emblème d’un folklore clandestin. Elle exprime deux choses : l’air du temps, l’humeur de l’âme. Platform s’était fait l’anthologie d’une décennie musicale à travers les mutations du répertoire de sa troupe de saltimbanques, passée des tubes maoïstes aux classiques du rock. The World agglomérait nombre de genres folkloriques et, par la suite, chaque film a développé ses propres antiennes, jusqu’aux morceaux de Sally Yeh et des Pet Shop Boys dans Mountains May Depart. À défaut de détailler toutes ces évolutions, on notera, pour finir, un déplacement des fonctions référentielles : la première période de Jia a consacré la musique comme moyen d’une synthèse du sens, quand l’image s’en tenait à une fonction de captation réaliste. Par la suite, la piste sonore perdra de son rôle de soulignement à mesure même que l’image se dotera d’une épaisseur référentielle propre à en démultiplier les significations. Cette trajectoire arrive à un point culminant avec Mountains May Depart, dans lequel le format même de l’image devient, plus encore que ce qu’elle montre, le vecteur d’une signification historique et, partant, le cardiogramme de la mélancolie.

Larmes de l’art

14 En vérité, celle-ci est double. Il y a d’abord l’humeur constamment morose des personnages de Jia, qui regardent les ruines en tournant le dos à la joie. Si Freud définissait la mélancolie comme le sentiment de perte d’un objet que l’on n’a jamais possédé17, alors le mal dont souffrent toutes ces figures n’est autre que le manque d’un communisme disparu sans avoir réellement été connu. À cette acédie s’ajoute celle du cinéaste lui-même, qui pleure la perte d’un peuple avec lequel les liens s’étiolent. Tout le cinéma de Jia est en deuil de la relation censément organique que le maoïsme avait modelée entre l’artiste et le prolétaire. C’est ce que raconte Platform, dont il avait écrit le scénario tandis qu’il était encore étudiant à l’Académie de Pékin : en suivant la privatisation d’une troupe de travailleurs culturels, le film fait retour vers un statut et une fonction qui articulaient plus directement le sort de l’artiste avec celui des groupes qu’il célèbre. Quelques années plus tard, trois films moins connus ont acté les conséquences de ce divorce : le spleenétique Cry Me a River (2008), qui suit les promenades sentimentales de quatre intellectuels dans Suzhou et fait le constat d’une coupure (la classe de la culture ne cohabite plus avec celle de l’industrie) ; les deux portraits d’artistes que sont Dong (2006, sur le peintre Liu Xiaodong) et Useless (2007, sur la couturière Ma Ke), qui racontent des quêtes esthétiques semblables à celles de Jia : entreprendre une reprise critique des canons maoïstes, pour retrouver sous la croûte idéologique la recherche d’une authenticité sans afféterie (Liu Xiaodong relit le réalisme socialiste pour peindre des mingong ou des prostituées, Ma Ke recherche un textile simple et commun, aux antipodes de la soie). Mais en suivant les succès médiatiques de ces deux miroirs, Jia en arrive vite à la conclusion chagrine que l’artiste mondialisé perd en vocation sociale ce qu’il gagne en valeur marchande. Son malheur est que la gloire le sépare de l’infamie de ceux qu’il voudrait suivre d’égal à égal.

15 Que peut-il alors pour eux ? Rien, sinon assister à leurs funérailles. Une longue scène de Dong montre Jia et Liu accompagner en silence le corps d’un mingong mort sur le chantier du barrage des Trois Gorges. Le geste résume aussi le programme esthétique de Jia : son archéologie de la mutation revient à une géologie mortuaire dans laquelle le combat cède la place au recueillement. Le cinéaste a peut-être trop voisiné les affiches de propagande pour ne pas se méfier des films transformés en drapeaux. Mais s’il s’écarte des slogans, il colporte les doléances, et insère dans presque chaque film des

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scènes où les nouveaux infâmes exposent leurs griefs contre un monde qui les dépossède. À défaut d’y entendre le grondement de la bataille, on peut prêter l’oreille aux plaintes de la canaille.

NOTES

1. Voir le commentaire que Paul Veyne a donné de ces enjeux en prenant l’exemple des reconfigurations du « peuple », « Foucault révolutionne l’histoire », dans Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978, p. 383-429. 2. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », dans Dits et écrits, t. 2, p. 237-253, respectivement p. 237 et p. 248 pour les citations. 3. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Michel Senellart (éd.), Paris, Seuil/Gallimard, 2004. 4. Voir notamment Guillaume Le Blanc, Dedans, dehors. La condition d’étranger, Paris, Seuil, 2010. 5. Jean-Louis Rocca y revient longuement dans Une sociologie de la Chine, Paris, La Découverte, 2010. Cette figure est apparue dans le cinéma chinois avec Beijing Bicycle de Wang Xiaoshuai (2001). 6. Voir son recueil d’articles et entretiens, Dits et écrits d’un cinéaste chinois, trad. François Dubois et Ping Zhou, Paris, Capricci, 2012 (édition chinoise 2009), notamment les textes « Un cinéaste indépendant issu des couches populaires chinoises » (p. 34-66), « Nous devons connaîtres les défauts de notre gène culturel » (p. 118-125), « Un poète de cinéma qui dépeint la Chine » (p. 226-241). 7. Sur « l’ère des réformes » (1978-1992), Wang Hui, The End of Revolution. China and the Limits of Modernity, Londres, Verso, 2009. 8. Jia en faisait déjà l’image matricielle de Xiao Wu, son premier long-métrage. Citons le cinéaste : « Pour moi, face au vieux quartier qui allait être démoli, c’était probablement mon destin de prendre une caméra et de filmer l’effondrement cataclysmique de la Chine d’alors. Tel est le défi que je me suis donné l’année de mes 27 ans. », dans Jean-Michel Frodon, « Ma ville paumée, mon pays », Le Monde de Jia Zhang-ke, Crisnée, Yellow Now, 2016, p. 165-169, p. 167 pour la citation. 9. Sur la question du développement inégal chez Jia, voir ce qui à notre sens demeure le meilleur article écrit sur Jia : Zhang Xudong, « Poetics of Vanishing. The Films of Jia Zhangke », New Left Review, no 63, mai-juin 2010, p. 71-88. 10. Le titre français du film est Xiao Wu, artisan pickpocket, choisi par le distributeur du film pour l’auréoler de la référence à Robert Bresson. Nous emploierons ici les titres anglais des films, parce qu’ils ont été choisis par Jia lui-même. 11. Frédéric Sabouraud parle fort à propos du « peuple qui hante », in « Jia Zhang-ke : le deuil en direct. Le cinéma a minima, 4 », Trafic, no 75, automne 2010, p. 63-77, p. 73 pour la citation. 12. Ses cadres n’y apparaissent presque jamais, sinon dans de courtes scènes de Still Life. Ce n’est pas à dire que le cinéaste s’illusionne sur leur bonté ni qu’il regrette l’époque maoïste. Il a de nombreuses fois tonné contre la censure d’État, et ce qu’il pleure, dans le passé, est moins le réel d’un gouvernement que le souci égalitaire convoyé par le communisme. Son désaveu du présent ne se fait pas au nom du révolu. 13. Avant cela, la couleur de prédilection de Jia était plutôt le vert. Voir à ce propos son entretien avec Dudley Andrew publié dans Film Quarterly, no 62, été 2009, p. 80-83

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14. Sur la manière dont le retour à Confucius a permis, dans le discours officiel chinois, un éloignement du maoïsme, voir par exemple « Confucius, retour vers le futur », Revue du crieur, no 1, juin 2015, p. 144-159. 15. Pour reprendre les termes centraux de la poétique picturale chinoise, régulièrement employée par Jia et théorisés, en France, par le livre classique de François Cheng, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1991. 16. Voir son entretien avec Fabienne Costa, « La montagne intouchable », trad. Li Hong, Vertigo, no 31, juillet 2007, p. 48-50, et, dans le même numéro, l’article de Costa, « Faire violence au shanshui », p. 46-48. Les deux textes évoquent la façon dont Still Life articule les peintures occidentale et chinoise. 17. Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, trad. Aline Weill, Paris, Payot et Rivages, 2011 (édition allemande 1917), p. 50-59.

RÉSUMÉS

L’article inspecte l’œuvre mobile de Jia Zhangke, pour comprendre comment le cinéaste s’est emparé de la figure du mingong — migrant intérieur clandestin dans son propre pays — afin d’y observer les réverbérations de la mutation nationale, du maoïsme au socialisme de marché.

The article inspects the ever-changing work of Jia Zhangke, in order to understand how the filmmaker turned his camera toward the figure of the mingong (a migrant remaining within chinese territory, thus losing the rights linked to his official residency), in which is refracted the mutation from maoism to market socialism.

AUTEUR

GABRIEL BORTZMEYER Normalien, agrégé de lettres, docteur en études cinématographiques (Paris 8), professeur de cinéma en classes préparatoires littéraires à Rouen, Gabriel Bortzmeyer est collaborateur de revues comme Trafic ou Vacarme et membre du comité de rédaction de Débordements. Il a récemment publié avec Alice Leroy un livre d’entretien avec Raymond Bellour, Dans la compagnie des œuvres (Rouge Profond, 2017).

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Comme un cri, un feu ou un animal qu’on ne peut étouffer Os Verdes Anos (Les Vertes années, 1963) et Mudar de Vida (Changer de vie, 1966) de Paulo Rocha Like a Scream, a Fire or an Animal that Cannot Be Smothered. Paulo Rocha’s Os Verdes Anos (1963) & Mudar de Vida (1966)

Guillaume Bourgois

1 Parlant de César, dont la stature immense confisque l’Histoire, la renommée et la gloire, le Cassius de Shakespeare déclare à Brutus, c’est-à-dire à celui qui associera son nom à la fois à une forme de régicide et à une forme de parricide : Mais, mon ami, c’est qu’il chevauche ce monde étroit Comme un Colosse, et que nous autres nabots Marchons sous ses jambes géantes, furetant Pour nous trouver des tombes sans honneur1.

2 Le moins que l’on puisse dire, c’est que Paulo Rocha a toujours revendiqué une attache affective et esthétique à d’autres cinéastes ayant voulu (et su) s’intéresser et donner la parole aux oubliés des discours et représentations officielles, à ceux qu’occulte l’Histoire, condamnant leurs actes et leurs modes de vie aux tombes déshonorantes et à l’infamie pensée par Michel Foucault.

3 Rocha a fait ses débuts en tant que collaborateur de Manoel de Oliveira, figure pour lui de mentor et d’expert en irrévérence — irrévérence qui l’amènera par exemple à tourner au début des années quatre-vingt-dix son chef-d’œuvre historique en forme de contre-Histoire, Non ou la vaine gloire de commander (Non ou a vã glória de mandar, 1990), portant uniquement sur les défaites du Portugal et suivant principalement les existences de soldats et marins absents des ouvrages de référence. Rocha a notamment participé à Acte du printemps (Acto da primavera, 1963) et La Chasse (A Caça, 1964), deux films qui cherchent à pourfendre les clichés folklorisants en prenant appui sur la puissance barbare des paysages, de la langue et des coutumes populaires du nord du pays.

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4 Via ce compagnonnage intellectuel et artistique avec Oliveira, qui prend en 1992 la forme d’un documentaire qu’il lui consacre et intitule Oliveira, l’architecte, Rocha place aussi son œuvre dans le prolongement de celle de Camilo Castelo Branco, écrivain romantique du XIXe siècle, référence littéraire obsessionnelle à la fois chez Oliveira et João César Monteiro, et pour qui l’infamie fut une question centrale, une question personnelle, une question de famille et une question artistique. Incarcéré pour adultère et déshonneur, Castelo Branco mit à profit son séjour en prison pour effectuer un double geste foucaldien : il s’inspira du document officiel condamnant à l’exil l’un de ses ancêtres ayant commis un crime passionnel, document prétendument retrouvé dans des archives, pour composer le récit de son livre le plus connu, Amour de perdition, et tint en parallèle un journal publié de façon posthume sous le titre Memórias do cárcere (« Mémoires du cachot ») dans lequel il consigna les récits des vies minuscules, violentes et hors-la-loi de ses compagnons d’enfermement et d’infortune.

5 Rocha a en outre collaboré avec António Reis, poète et cinéaste dont l’une des œuvres les plus importantes, le moyen-métrage Jaime de 1974, est tributaire de Foucault et de son Histoire de la folie à l’âge classique. S’intéressant à la vie, aux tableaux, dessins et textes de Jaime Fernandes, patient de l’hôpital Miguel Bombarda diagnostiqué schizophrène et réduit au statut infâmant de « cas clinique », le film constitue une diatribe contre la psychiatrie institutionnelle en tant que lieu emblématique de la société de contrôle : les panoramiques circulaires soulignent le dispositif panoptique de l’hôpital et un extrait off de Saint James Infirmary, interprété par Louis Armstrong et consacré à une léproserie londonienne, retrace en reprenant Foucault une histoire des lieux d’enfermement de la société occidentale. De Pedro Costa à João Pedro Rodrigues, les cinéastes contemporains n’ont de cesse, à longueur d’interviews et dans leurs œuvres où Vanda, Ventura, Tónia ou Sérgio se font les porte-paroles et les porte-cris de tous les marginaux du pays, de rappeler tout ce qu’ils doivent à Reis et Rocha — et de donner ainsi à penser une histoire du cinéma moderne portugais qui confond ses traits avec une certaine histoire de l’infamie.

6 Au-delà de ce dialogue constant entre ses films et ceux des autres grands noms du cinéma portugais, qui a fait de ses œuvres le lieu idéal de cristallisation des enjeux modernes et transformé Rocha dès ses débuts en figure de proue du Cinema Novo — mouvement considéré comme le parent brésilien et portugais du Néoréalisme et de la Nouvelle Vague —, la filmographie du cinéaste se singularise par un tropisme japonisant qui prendra chaque fois plus d’importance. Rocha fut notamment attaché culturel à Tokyo entre 1975 et 1983, ce qui lui permit d’étudier la vie du diplomate portugais Wenceslau de Moraes (1854-1929) qui s’installa au Japon et adopta les coutumes du pays — personnage haut en couleur au cœur de plusieurs de ses œuvres aux allures d’autoportraits, dont L’Île des amours (A Ilha dos amores, 1982). Au contact de la culture et du cinéma japonais, qui poussent son esthétique à l’hybridation et au choc, Rocha s’imprègne de films profondément révoltés, voire libertaires, qui eux aussi ne se sont imposés d’autre mission que celle de révéler les trajets des hommes et femmes de mauvaise vie peuplant aussi bien les chefs-d’œuvre de Mizoguchi, Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari, 1953) et La Rue de la honte (Akasen chitai, 1956) en tête, que les formes excessives du pinku eiga2.

7 Comme pour résumer une carrière qui s’est toute entière construite autour d’une frontière fictive entre le Portugal et le Japon, Paulo Rocha a réalisé deux documentaires pour la série « Cinéastes de notre temps » : Oliveira, l’architecte mais aussi trois ans plus

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tard un portrait tonitruant d’Imamura intitulé Shohei Imamura, le libre penseur (1995). Avec une sublime et mélancolique dernière séquence, où l’on voit le cinéaste japonais se promener entre les tombes déshonorantes de prostituées que la société a sacrifiées, le réalisateur portugais donne à ressentir la nécessité bouleversante qui a été et continue d’être celle de son cinéma, et celle de ceux dont le travail compte pour lui, de raconter les vies des hommes et des femmes infâmes pour mieux ne jamais faire taire leurs hurlements.

8 Rien d’étonnant ainsi à ce que les deux premiers longs métrages de Paulo Rocha, Les Vertes années (1963) et Changer de vie (1966), abordent la question de l’infamie foucaldienne — bien qu’ils ne respectent pas la première règle mentionnée par le philosophe dans la préface au recueil de vies qu’il projetait de constituer (« qu’il s’agisse de personnages ayant existé réellement3 ») puisqu’ils ne font que s’inspirer d’histoires liées aux milieux qu’ils explorent. Les deux films forment un diptyque, marqué par l’utilisation de morceaux originaux composés et joués à la guitare portugaise par Carlos Paredes et par la présence d’une même actrice, Isabel Ruth, et ils envisagent la problématique de façon complémentaire.

9 Les Vertes années se passe à Lisbonne et l’on suit une histoire de vie infâme au sens strict, à travers le trajet d’un jeune cordonnier que les circonstances, un amour blessé et une société suffoquant sous le poids d’un présent sans issue transformeront en meurtrier ; en assassinant sa compagne, il assassinera tout espoir. La naïveté du personnage, couplée à la maladresse presque bressonienne du jeu de son interprète, la ligne aussi claire que mystérieuse que dessine son existence, du moment de l’arrivée de la figure centrale dans la capitale— où déjà le jeune homme se perd dans la grisaille — à cette nuit où le personnage est saisi par la fureur et rejoint, en essuyant sa main ensanglantée sur l’épaule d’un serveur, le Peter Lorre de M le maudit (M, 1931), tout concourt à la mise en place d’un équilibre instable voulu par Foucault : J’ai voulu […] que ces personnages soient eux-mêmes obscurs ; que rien ne les ait prédisposé pour un éclat quelconque, qu’ils n’aient été dotés d’aucune de ces grandeurs qui sont établies et reconnues […], qu’il y ait dans leurs malheurs, dans leurs passions, dans ces amours et ces haines quelque chose de gris et d’ordinaire au regard de ce qu’on estime d’habitude digne d’être raconté ; que pourtant ils aient été traversés d’une certaine ardeur, qu’ils aient été animés par une violence, une énergie, un excès […] qui leur donnent aux yeux de leur entourage, et à proportion de sa médiocrité même, une sorte de grandeur effrayante ou pitoyable4.

10 Délaissant la grisaille lisboète pour embrasser les violents effets de contraste permis par les paysages et la sublime luminosité d’un village de pêcheur du Nord du Portugal, Changer de vie re-problématise la question foucaldienne. Grâce au récit du retour chez lui d’un homme ayant passé plusieurs années à se battre dans les colonies après avoir été enrôlé de force, et à son histoire sentimentale avec une énigmatique jeune femme que tous méprisent en raison de son immense appétit de liberté, le film explore la façon dont une société frappe du sceau d’une infamie aux connotations sexuelles tous ceux qui se font les porteurs d’un discours, d’un comportement ou d’une réalité qu’elle ne veut pas entendre. Afin de confiner au hors champ, au non dit et donc de déréaliser la guerre coloniale, les personnages que croisent la figure centrale associent sa campagne militaire à une forme de tourisme sexuel, suggérant qu’il a passé autant de temps en Afrique uniquement pour pouvoir s’adonner à des orgies avec les autochtones5. Ils réduisent en parallèle les souffrances existentielles de sa compagne, dont on apprend qu’elle a tenté de mettre fin à ses jours par le passé, aux conséquences d’une vie de

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débauche et vont jusqu’à imaginer dans leurs tristes fantasmes que sa tentative de suicide correspond à un avortement déguisé.

11 Le second long-métrage de Rocha joue en permanence sur les effets d’attente et de suspense suscités par la tension de ses situations. Un couteau brandi, une parole malheureuse, un ton qui monte, des coups de fusil au loin, une foule d’éléments paraissent a priori des indices du surgissement d’une scène tragique qui enfermera définitivement les deux figures principales dans des existences vouées au malheur et à l’emprisonnement — « Ça va mal finir » est-il dit à plusieurs reprises. Ces menaces sont toutefois rapidement désamorcées, évitant ainsi l’issue fatale et violente à laquelle mène la plupart du temps la vie infâme, celle que connaît l’existence du jeune cordonnier des Vertes années, sans que cela anéantisse la dimension contestataire de leur excès foucaldien, bien au contraire. Adelino et Albertina, les deux personnages principaux, détruisent les clichés et mensonges de leur entourage, à la racine d’une honte infâme qu’on cherche à leur imposer, pour mieux choisir un comportement dérangeant et sacrilège (la jeune femme vole l’argent de la quête dans une chapelle, puis dépouille son propre frère, son amant ne cesse de brutaliser verbalement ses proches afin de dénoncer leur hypocrisie) et faire souffler le vent de révolte qui anime l’infamie. Adelino est fréquemment associé à la figure du loup, notamment lorsque ses appels off dans la forêt font peur à une Maria Barroso habillée comme le Chaperon Rouge ou lorsque retentissent les armes des chasseurs, et Albertina à un oiseau rebelle qui, quand elle se cache dans un puits, est trahie par l’envol de plusieurs oiseaux — comme si leur union parvenait à marier deux symboles d’une même soif de liberté, le « cane senza padrone » de Pasolini et la fière Carmen de Bizet. Cette soif de liberté et d’indépendance trouve une forme d’accomplissement dans leur décision finale d’affronter l’avenir aux côtés l’un de l’autre.

12 La référence au Petit Chaperon Rouge n’est pas anodine. Foucault revendique la « nouvelle6 » littéraire comme modèle narratif pour le récit de ses vies infâmes et les deux premiers films de Rocha reprennent ce modèle pour presque l’hystériser. La ligne claire du récit des Vertes années tient de la concision et de l’efficacité de la forme brève, et la construction de Changer de vie fait se succéder trois blocs d’une demi-heure chacun, presque indépendants les uns des autres, comme on adapterait trois nouvelles — Albertina n’intervient par exemple qu’au bout d’une heure et lance un nouveau mouvement. Fidèle à son tropisme japonisant, qui le pousse à filmer des marais comme on filmerait des rizières, à suggérer la présence de fantômes d’ancêtres dans les bois et à inscrire sans cesse les existences de ses personnages dans des cycles naturels, Rocha lorgne aussi du côté du conte, occidental mais surtout nippon, et compose un recueil filmique de contes de l’infamie à la manière du Mizoguchi des Contes de la lune vague après la pluie.

13 Ce qui est passionnant dans le texte de Foucault, c’est la fascination qu’exprime le philosophe pour la beauté étrange de la langue utilisée dans les lettres de cachet à partir desquelles il entend travailler : Chacune de ces petites histoires de tous les jours devait être dite avec l’emphase de rares événements qui sont dignes de retenir l’attention des monarques ; la grande rhétorique devait habiller ces affaires de rien7.

14 Mais le philosophe note également : Il arrivait que les demandes d’internement soient faites par des gens de très petite condition, pas ou peu alphabétisés ; […] [ils] composaient comme ils le pouvaient les formules et tours de phrase qu’ils pensaient requis lorsqu’on s’adressait au roi et

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aux grands, et ils les mélangeaient avec les mots maladroits et violents, les expressions de rustre […] ; au langage obligatoire et rituel s’entrelacent les rancœurs, les révoltes. Une vibration et des intensités sauvages bousculent les règles de ce discours guindé8 […].

15 Par l’intervention fréquente des compositions de Carlos Paredes over, qui impriment aux séquences et aux dialogues leur rythme, portent la simplicité du regard filmique dans certaines scènes ou la complexité des mouvements de caméra utilisés dans d’autres, les deux films s’inscrivent volontairement dans l’héritage du fado, dont ils reprennent l’hybridité linguistique. Le fado mêle les textes des plus grands poètes et les expressions populaires, toujours au service de récits de « poèmes vies9 » évoquant les souffrances du peuple — contrairement à ce qu’a voulu faire croire le régime salazariste et sa propagande qui l’instrumentalisèrent au nom d’une défense nationaliste des valeurs soi-disant typiquement portugaises. Dans le même temps, le dispositif des Vertes années repose sur l’utilisation d’un narrateur en voix off, l’oncle de la figure centrale qui, tel les rédacteurs des lettres de cachet, mélange tournures savantes et formules d’argot afin de retracer la descente aux enfers de son neveu et prendre sa défense avant son enfermement définitif. Le scénario de Changer de vie a été écrit par le poète António Reis, pourfendeur du lyrisme artificiel de la poésie romantique et dont les textes célèbrent la beauté du quotidien et de la langue du peuple10. Dans leurs modalités de figuration et leurs répliques, les personnages modestes, principalement les pêcheurs de Changer de vie mais aussi les cordonniers des Vertes années, deviennent de sublimes poètes du quotidien — à l’image de ce couple de vieillards du film de 1966, dont la chambre aux murs fragiles semble transformée en temple ou en palais, et qui, malgré leur abattement, célèbrent la vie et la splendeur des étoiles.

16 Ce qui frappe surtout Foucault dans les lettres de cachet, c’est qu’elles obéissent à un art puissant et subtil de la disparate : disparate « entre les choses racontées et la manière de les dire », « entre ceux qui se plaignent et supplient et ceux qui ont sur eux tout pouvoir », « entre l’ordre minuscule des problèmes soulevés et l’énormité du pouvoir mis en œuvre », « entre le langage de la cérémonie et du pouvoir et celui des fureurs et impuissances11 ». Or dans les deux films, la disparité langagière grâce à laquelle le parler du peuple est à la fois poème et fado se double d’une profonde disparité spatiale.

17 Non seulement la figure centrale des Vertes années donne souvent l’impression d’évoluer dans un décor qui ne semble pas vraiment à sa taille — Júlio est trop grand pour la chaise qu’on lui présente, il travaille dans un atelier trop petit pour lui, atelier se trouvant situé dans un entresol bâtard comme en signe d’exclusion de l’organisation sociale verticale lisboète, et on le voit perpétuellement écrasé par le gigantisme délirant des lieux de pouvoir construits par la dictature — mais l’espace de la capitale lui-même est violemment fragmenté. Les ellipses produisent à l’intérieur des séquences des sauts spatiaux aux allures de faux raccords entre des lieux très différents, et le film souligne l’hétérogénéité entre les vieux quartiers de Lisbonne, ses espaces modernes et urbanisés, et sa banlieue agricole où vivent la plupart des personnages. Au gré d’une visite guidée improvisée à travers la ville, l’oncle de Júlio tentera de réintroduire de l’unité et de la complémentarité entre les espaces dans l’esprit de son neveu ; il échouera toutefois à véritablement ordonner la déraison spatiale.

18 L’effet de disparate est encore davantage marqué dans Changer de vie et ses implications politiques rendues plus claires. Le territoire hybride et sauvage qu’habitent les pêcheurs, composé de bois ténébreux, d’une plage laissant apercevoir une mer à la

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lumière aveuglante ou encore d’un marais énigmatique, s’oppose aux espaces froids, cliniques et sinistrement identiques de la société de contrôle salazariste, dans lesquels on cherche à dompter et dresser les corps populaires : l’hôpital, l’usine, et surtout un bureau pour l’emploi où Adelino et ses camarades sont soumis à des tests abêtissants dignes de ceux que l’on pourrait faire passer à des enfants de trois ans.

19 Dans ses deux premières œuvres, Rocha se fait le théoricien implicite du Cinema Novo et dresse une certaine cartographie de la modernité cinématographique par un système de clins d’œil et d’hommages : un style qui rappelle aussi bien le Néoréalisme que la Nouvelle Vague tout en évoquant parfois Mizoguchi, des scènes en écho à M le maudit (Les Vertes années) ou aux Amants de la nuit (They Live By Night, 1949) de Nicholas Ray (Changer de vie), un salut amical à Glauber Rocha et au Cinema Novo brésilien, car l’interprète principal du second long-métrage est un acteur brésilien qui venait de tourner avec le futur réalisateur d’António Das Mortes (1969). À travers leur dynamique spatiale et l’hétérogénéité des influences revendiquées, ne serait-ce que pour ce qui est de leurs nationalités, Les Vertes années et Changer de vie font de la disparate foucaldienne l’arme esthétique et politique privilégiée de la modernité cinématographique. Par ce travail, Rocha annonce et complète par avance Deleuze. Analysant les effets de disjonction chez Foucault à la lumière de ceux des cinéastes modernes — notamment Duras, Syberberg et les Straub —, le philosophe en vient en effet à conclure que « Foucault est singulièrement proche du cinéma contemporain12. »

20 Les deux films envisagent en parallèle la disparate dans une perspective goyesque. Foucault écrit dans L’Histoire de la folie à l’âge classique : Les formes de Goya naissent de rien : elles sont sans fond, en ce double sens qu’elle ne se détachent que de la monotonie des nuits, et que rien ne peut assigner leur origine, leur terme et leur nature. Les Disparates sont sans paysages, sans murs, sans décor […]. Mais dans cette nuit l’homme communique avec ce qu’il y a de plus profond en lui, et de plus solitaire13.

21 À l’issue d’un rendez-vous décevant entre les deux amants des Vertes années, un brutal plan d’ensemble noie les deux figures dans l’immensité d’un ciel vide, tout comme les dernières images montrent le personnage principal hagard dans une nuit sans fond. Reprenant ses droits aux hommes orgueilleux, la Nature de Changer de vie plonge, le temps d’une scène presque apocalyptique, le littoral dans un épais brouillard qui recouvre décor et silhouettes, et elle envoie la mer grignoter toute forme sur la plage.

22 L’un des plus grands mérites de l’ouvrage que Deleuze consacre à l’auteur de Surveiller et punir consiste à expliciter la dimension nietzschéenne de la réflexion politique de Foucault, qui l’amène à envisager le pouvoir non en termes abstraits ou sous la forme d’une ontologie mais uniquement en termes d’exercices de pouvoir se rapportant toujours à des forces14. Étant donné que c’est avant tout la « rencontre avec le pouvoir15 » qui intéresse Foucault dans les récits de vies infâmes, les réflexions deleuziennes aident à cerner plus en détail les dynamiques politiques au cœur des deux premiers films de Rocha — et en particulier leur différence qui tourne principalement autour de la distinction foucaldienne, inspirée de Blanchot, entre extériorité et dehors.

23 Deleuze explique : Il faut distinguer l’extériorité et le dehors. […] Le dehors concerne la force : si la force est toujours en rapport avec d’autres forces, les forces renvoient nécessairement à un dehors irréductible, qui n’a même plus de forme, fait de distances incomparables par lesquelles une force agit sur une autre ou est agie par une autre. C’est toujours du dehors qu’une force confère à d’autres, ou reçoit des

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autres, l’affectation variable qui n’existe qu’à telle distance ou sous tel rapport. Il y a donc un devenir des forces qui ne se confond pas avec l’histoire des formes, puisqu’il opère dans une autre dimension. Un dehors plus lointain que tout le monde extérieur et même que toute forme d’extériorité, dès lors infiniment plus proche. […] Voilà ce que disent les forces du dehors : ce n’est jamais le composé, historique et stratifié, archéologique, qui se transforme, mais ce sont les forces composantes, quand elles entrent en rapport avec d’autres forces issues du dehors (stratégies). Le devenir, le changement, la mutation concernent les forces composantes, non les forces composées. […] le dernier mot du pouvoir, c’est que la résistance est première16.

24 Les Vertes années et sa fin désespérée plongent dans l’enfer d’une extériorité structurée et conditionnée par le régime. Les espaces périphériques sont finalement montrés comme autant de lieux qui malgré leur hétérogénéité obéissent aux mêmes lois que les espaces centraux de la capitale, à commencer par la banlieue agricole où des voyeurs passent leur journée à surveiller et traquer les couples amoureux — ce qui musèle la force contestataire de la disparate. Plusieurs personnages portent le même prénom, le film brouillant à plusieurs reprises leurs identités, et la compagne de la figure centrale, sous le coup d’un complexe social qui illustre une violente logique de lutte des classes, passe son temps à s’habiller et à se comporter comme la riche bourgeoise pour laquelle elle travaille — comme si elle cherchait coûte que coûte à se fondre dans l’image- modèle de sa patronne. En tuant celle dont il est épris, Júlio rend sensibles à la fois sa détresse métaphysique et son horreur d’un monde où les lieux et les êtres sont réduits à des doubles, sans que puisse se produire ce processus de libération foucaldien grâce auquel la « reproduction du Même » devient « répétition du Différent17 ».

25 À l’inverse, le décor maritime de Changer de vie est tout entier tourné vers l’ailleurs, le lointain, c’est-à-dire qu’il appelle et construit un dehors cinématographique, géographique, et forcément politique, y compris en faisant muter le statut des (ex et futures ex) colonies. De « provinces extérieures », telles qu’elles ont été ou sont pensées par le régime, elles se transforment en lieu d’un renouveau possible du cinéma via l’hommage à Glauber Rocha. Grâce aux plans solaires et entêtants des vagues de l’Océan qui répètent leur mouvement, le Même est enfin Différent, la disparate laisse parler toute sa puissance, et les forces composantes du dehors peuvent enfin agir à l’échelle de l’ensemble du film sur les forces composées du dedans — ce qui bouleverse le statut du geste des Vertes années à Changer de vie. Si les deux œuvres accordent une grande importance à la beauté et à la précision des gestes artisanaux de celles et ceux qu’ils montrent, la première décrit une forme de corruption du geste, puisque ce sont la même main et le même couteau qui réparent les chaussures, façonnent une émouvante statuette en pomme de terre et mettent fin aux jours d’une jeune femme, alors que la seconde s’achève sur une réplique du personnage principal déclarant qu’il fait confiance « à ses bras », donc à ses gestes et à sa capacité de travail, pour lui permettre de survivre et de continuer ainsi à résister.

26 Ce qui se joue entre les deux films, c’est la mise en mouvement des vies infâmes en tant que singularités. Pour Deleuze, il existe principalement trois types de singularités chez Foucault : les singularités de pouvoir, les singularités de résistance et les singularités sauvages. Ces dernières « restent suspendues au dehors, sans entrer dans des rapports ni même se laisser intégrer18 ». Les Vertes années fait entendre les cris romantiques d’une singularité sauvage qui s’époumone éternellement et risque de se perdre dans la nuit, Changer de vie trace la trajectoire de deux vies singulières, infâmes et sauvages, qui acceptent d’entrer dans des rapports de force et de résistance, réinventent la possibilité

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du changement et lancent une turbulence esthétique et politique qui anticipe déjà la venue d’une Révolution au nom fleuri.

NOTES

1. W. Shakespeare, Jules César, Acte I, scène 2, dans Tragédies, t. 1, trad. Jérôme Hankins, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2002, p. 473. 2. Le terme pinku eiga (littéralement « cinéma rose ») désigne le cinéma érotique japonais apparu dans les années soixante, souvent très contestataire. 3. M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », dans Philosophie - Anthologie, Texte no 51, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2004, p. 565. 4. Ibid., p. 567. 5. Par ce jeu autour de la guerre coloniale transformée en non dit obsessionnel et obsédant, il s’agit évidemment pour Rocha de tester les limites de la censure salazariste, qui interdisait toute référence explicite aux affrontements dans les colonies qu’il fallait désigner en tant que « provinces ultra-marines portugaises ». 6. Art. cit., p. 562. 7. Ibid., p. 580. 8. Ibid., p. 581. 9. Ibid., p. 565. 10. Ses deux recueils de poésie ne s’intitulent pas pour rien Poèmes quotidiens (1957) et Nouveaux poèmes quotidiens (1959). 11. Art. cit., p. 582. 12. G. Deleuze, Foucault, Chap. II, « Les stratégies ou le non-stratifié : la pensée du dehors (pouvoir) », Paris, Éditions de Minuit, coll. « Reprise », 2004 [1986], p. 72. 13. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique , Partie III, Chap. V, « Le cercle anthropologique », Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1972, p. 655-656, passage consacré à la série de gravure Les Disparates, réalisée par Goya entre 1815 et 1823. 14. « Un exercice de pouvoir apparaît comme un affect, puisque la force se définit elle-même par son pouvoir d’affecter d’autres forces […] et d’être affectée par d’autres forces. Inciter, susciter, produire […] constituent des affects actifs, et être incité, être suscité, être déterminé à produire, avoir un effet « utile », des affects réactifs », op. cit., p. 78. 15. M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », op. cit., p. 567. 16. G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 92-95. 17. « Le thème qui a toujours hanté Foucault, c’est celui du double. Mais le double n’est jamais une projection de l’intérieur, c’est au contraire une intériorisation du dehors. Ce n’est pas un dédoublement de l’Un, c’est un redoublement de l’Autre. Ce n’est pas une reproduction du Même, c’est une répétition du Différent. […] c’est moi qui me vis comme un double de l’autre : je ne me rencontre pas à l’extérieur, je trouve l’autre en moi (« il s’agit de montrer comment l’Autre, le lointain est aussi bien le plus Proche et le Même »). », Ibid., Chap. III, « Les plissements, ou le dedans de la pensée (subjectivation) », p. 105. 18. Ibid., p. 125.

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RÉSUMÉS

La contextualisation de la filmographie de Paulo Rocha au sein du réseau d’influences et de collaborations qui la façonnent met en évidence un indéniable attrait pour le traitement cinématographique des vies infâmes, que l’analyse de ses deux premiers longs métrages, Les Vertes années et Changer de vie, permet d’exemplifier. Interrogées à l’aune de la pensée foucaldienne du dehors et de la notion de disparate langagière et visuelle, les deux œuvres dessinent un chemin vers la résistance esthétique et politique.

The contextualisation of Paulo Rocha’s filmography, amongst the network of influences and collaborations that shape it, reveals a remarkable appeal for the lives of infamous men, that the portuguese director’s two debut feature films, Os Verdes anos and Mudar de vida, illustrate. Analyzed using Foucault’s notions of linguistical and visual “disparate” and his concept of “outside”, these two motion pictures draw a path towards aesthetic and political resistance.

AUTEUR

GUILLAUME BOURGOIS Guillaume Bourgois est maître de conférences en études cinématographiques à l’université Grenoble Alpes. Auteur d’une thèse intitulée Poétique de la divergence : le cinéma d’Oliveira à la lumière de Pessoa (et de Godard), il travaille principalement sur le cinéma portugais, les films de Jean-Luc Godard, le cinéma américain et les séries télévisées. Il a publié des articles dans Trafic, les Cahiers du cinéma, Les Cahiers du Musée national d’Art Moderne ou L’Art du cinéma, ainsi qu’un essai sur L’étrange affaire Angélica de Manoel de Oliveira (De L’Incidence éditeur, 2013). Son prochain ouvrage intitulé Regards et Écoutes : Ray, Godard, Visconti & friends est à paraître chez L’Harmattan et sera consacré à l’analyse de films.

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Nouvelles archives de l’infamie : la mélancolie des androïdes New Archives of Infamy: The Melancholy of Androids

Alice Leroy

L’homme n’est l’homme qu’à sa surface. Lève la peau, dissèque : ici commencent les machines. Puis tu te perds dans une substance inexplicable, étrangère à tout ce que tu sais et qui est pourtant l’essentielle1.

1 Adapté de la pièce éponyme du metteur en scène Oriza Hirata, Sayonara (2015) de Kôji Fukada s’ouvre sur une vision d’apocalypse : dans un futur proche, des centrales nucléaires visées par des attaques terroristes s’enflamment dans la nuit, forçant l’exil de la population japonaise. Mais cette évacuation de tout un pays ouvre la voie à un triste théâtre social de nantis et de démunis. Priorité est donnée aux Japonais de pure souche tandis que les citoyens de seconde zone — les malades, les infirmes, les criminels, les personnes d’origine étrangère — doivent attendre leur tour en guettant l’apparition de leur numéro chaque semaine sur une liste d’évacuation pareille à une sinistre loterie. Quant aux androïdes ménagers, compagnons qui se sont substitués aux animaux, mi-domestiques, mi-confidents, ils n’ont pas même l’espoir de quitter cette terre contaminée. La solitude des deux personnages sur le plateau de théâtre de Hirata — qui réunissait une jeune femme au seuil de la mort et une androïde incapable, elle, de mourir — se trouve ainsi redoublée par leur isolement dans l’attente d’un ordre d’évacuation qui ne viendra jamais. Il y a Tania, immigrée d’Afrique du Sud et atteinte d’une leucémie incurable, qui se familiarise doucement avec l’expérience de sa mort prochaine, trompant l’ennui et la douleur dans de longues siestes sur le canapé ; et Leona, une androïde de première génération, offerte par son père quand Tania était encore une enfant. Dans l’atmosphère étrange de cette fin du monde qui n’en finit pas, Leona devient bien plus qu’un robot de compagnie : c’est elle qui veille sur Tania, cherche la nourriture dans les rares magasins restés ouverts et tente de préserver un quotidien qui s’amenuise au fil des départs des voisins et amis. Cette chronique mélancolique aux confins de la vie et de la mort pourrait apparaître comme une fable

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futuriste sur la disparition de l’humanité — rattrapée et dépassée par ses créations technologiques aussi bien qu’anéantie par une puissance nucléaire dont elle n’a pas su maîtriser les risques —, mais la science-fiction s’avère bien plus qu’une vision pessimiste du présent pour Kôji Fukada. Elle interroge le statut ontologique et social des êtres non-humains qui peuplent déjà notre quotidien, ces « existences (…) à la fois obscures et infortunées2 » privées de citoyenneté et de droits, réduites à la servitude et déniées dans toute revendication d’égalité. L’androïde n’est jamais qu’un prisme à travers lequel envisager « le mal minuscule des vies sans importance3 » et sans valeur, celles qui n’ont droit à rien et qui, autrefois condamnées à l’enfermement ou à l’internement, sont désormais abandonnées à leur sort sur une terre invivable. Quand, en 1977, Foucault entame une vaste enquête parmi les archives administratives du pouvoir royal entre 1660 et 1760, il imagine « qu’il s’agit là d’un premier volume et que la Vie des hommes infâmes pourra s’étendre à d’autres temps et à d’autres lieux.4 » Il sait aussi que la langue administrative, qui naît alors pour relayer l’autorité de la figure invisible et omnisciente du monarque, inaugure un régime de contrôle et d’administration des vies qui nie la séparation entre l’intime et le public et substitue à l’ingérence de l’autorité religieuse sur l’ordinaire de l’existence, celle d’une microphysique du pouvoir qui s’incarne dorénavant dans les institutions aussi bien que dans les discours, les techniques et les savoirs. L’infamie porte le masque de cette misère matérielle et morale que le pouvoir épingle et punit, à travers la performativité de jugements qui agissent au niveau le plus élémentaire du corps social. Tout en suggérant, à la fin de son texte, que ce pouvoir qui s’attache aux destins les plus infimes produit des effets jusque sur la fable littéraire — qui délaisse le fait héroïque au profit de la chronique ordinaire —, Foucault annonce en amorce de cette « anthologie d’existences » quelques-unes des « règles simples » qu’il s’est imposées, celle-ci en particulier : « qu’il s’agisse de personnages ayant existé réellement5 », autrement dit, ne relevant ni de l’imagination, ni de la littérature. Il est toutefois prompt à remarquer aussitôt après que le récit de ces vies infâmes s’inscrit aussi bien dans la légende, ou plus exactement dans « une certaine équivoque du fictif et du réel », propre à l’anonymat et au dénuement de destins qui se disent tout entiers dans les archives administratives qui les consignent et les effacent en même temps6.

2 Le geste de Kôji Fukada consiste à radicaliser une situation historique et sociale dans l’espace-temps d’un récit d’apocalypse, en prêtant attention à ceux qui sont perdus plutôt qu’à ceux qui sont sauvés. Dans ce monde inhabitable ne resteront qu’une mourante et une androïde, l’une et l’autre oubliées de l’histoire qui s’écrit avec les survivants. La fiction ici n’est jamais qu’une façon de se détourner du cours principal de l’histoire qui, en pareil cas, ne porte nullement témoignage des destins anonymes et sans gloire. Elle peut s’établir dans la durée de ce temps de latence infinie qui suit la catastrophe et vide le quotidien de sa signification, procéder de cet espace réduit à l’insularité de la maison, et du canapé qui meuble le vide de sa pièce principale, lit de souffrance et d’ennui, lit d’amour et de mort. Si la fable de Sayonara relève bien de la fiction — et même du genre éminemment codifié de la science-fiction — elle n’en est pas moins incarnée par un véritable androïde, né dans un laboratoire de robotique et auquel le plateau de tournage, comme auparavant la scène de théâtre, offre un test de socialisation grandeur nature. De la présence déroutante de cet être qui n’est pas un humain mais qui en partage l’apparence et la culture, Fukada tire une proposition ambitieuse : amener les autres acteurs, et avec eux les spectateurs, vers une expérience de décentrement. L’enjeu de ce décentrement n’est pas simplement d’abolir la frontière

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entre soi et un Autre semblable, mais plus largement d’observer, après Gilbert Simondon, Étienne Souriau et Bruno Latour, la diversité des modes d’existence : il s’agit, autrement dit, de « désincarcérer la division entre Sujet et Objet7 » de manière à reconnaître « un statut existentiel » aux « êtres de la technique » aussi bien qu’aux « êtres de fiction » — « ces fantômes, ces chimères, ces morganes que sont les représentés de l’imagination » comme les désigne aussi Souriau8. L’androïde Leona est la figure contemporaine de l’infamie parce qu’elle incarne toutes les servitudes et toutes les privations : son existence conjugue les formes d’assujettissement au laboratoire et à l’entreprise qui l’ont créée et assurent le maintien (c’est-à-dire la maintenance) de sa vie, aux maîtres qui l’ont achetée et au foyer auquel elle a été assignée — en ce sens, il n’est pas anodin qu’elle soit une femme. Elle n’a ni nationalité ni citoyenneté, et ne peut pas même prétendre à la qualité de sujet : condamnée à rester parmi les objets mobiliers auxquels elle se trouve de facto assimilée, elle attendra, seule, la fin du monde. Le film de Koji Fukada nous engage dès lors à opérer trois gestes : d’une part, revenir sur la généalogie de cet androïde, être de technique et être de fiction, afin d’envisager d’autre part la nature de l’expérience de décentrement qui nous est ici proposée et le renversement ontologique qu’elle implique entre les catégories de sujet et d’objet ; enfin, éprouver les conséquences politiques d’une telle expérience à travers quelques figures non-humaines du cinéma contemporain.

Le statut existentiel des androïdes

3 Fukada a été assistant à la mise en scène de Hirata dont il a aussi filmé les pièces, et c’est sur scène qu’il a d’abord découvert cette étrange conversation entre deux actrices, l’une humaine et l’autre non. Dans une série de spectacles intégrant des robots anthropomorphes entre 2009 et 2014, Hirata s’est intéressé à la co-présence sur le plateau de deux formes de vie radicalement opposées et néanmoins semblables dans leur apparence, et plus encore dans les émotions qui les traversent, mélancolie partagée par celle qui se sait condamnée et celle qui lui récite des poèmes pour la consoler. Dans Sayonara, comme dans I, Work, Dans la forêt, ou encore Les trois sœurs — adaptation futuriste de la pièce de Tchekhov dans un pays en crise, où un androïde est substitué à l’une des sœurs disparues par le père chercheur en robotique — , le dramaturge a collaboré avec le laboratoire d’un roboticien digne des savants démiurges des romans gothiques de Mary Shelley (et sans doute à l’origine du personnage du père dans sa pièce Les trois sœurs) : Hiroshi Ishiguro. Directeur du laboratoire de robotique intelligente à l’Université d’Osaka, Ishiguro n’a jamais cessé de poursuivre le rêve d’une créature artificielle dont l’apparence ne pourrait être distinguée de celle d’un être humain. Ses robots humanoïdes ont fait sa renommée dans le champ scientifique et dans celui des arts, où ils ont été mis en interaction avec un public de non-spécialistes. Plus que les capacités cognitives ou adaptatives, la question de l’anthropomorphisme est fondamentale dans la démarche de ce créateur de robots. C’est pourquoi Ishiguro a d’abord répliqué ses proches — sa propre fille de quatre ans dont le double robotique (ReplieeQ1) manquait de naturel dans ses mouvements — ou des personnalités publiques (une présentatrice de la chaîne de télévision NHK a prêté ses traits à ReplieeQ2), avant de créer son propre Doppelgänger : Geminoid HI-1, premier d’une série de robots baptisés « Géminoïdes ». Curieuse expérience de réplication que celle de Geminoid HI-1 : jumeau au sens étymologique du terme, et copie conforme de la silhouette, des traits et des signes distinctifs de son créateur. À la différence d’autres

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robots humanoïdes, un soin extrême a été porté à son apparence physique, de sorte que le créateur et sa créature ne puissent être distingués à première vue. Geminoid HI-1 n’est pas un être de chair et d’os ; sa structure mécanique est agie par des actuateurs pneumatiques qui lui confèrent des mouvements plus humains (et plus silencieux) que ceux produits par un moteur électrique, comme s’il respirait. Son anatomie technologique est recouverte d’une peau de silicone saisissante de réalisme et d’une chevelure artificielle coiffée à l’identique de son concepteur9. Ishiguro joue du trouble de cette gémellité parfaite en portant les mêmes vêtements sombres que son clone et en le mettant en scène dans des situations d’interactions sociales : Geminoid HI-1 assure ainsi certains cours du Professeur Ishiguro à l’Université d’Osaka et il a fait sensation en septembre 2009 à Linz en Autriche où il était présenté dans le cadre du festival « ARS Electronica10 ». Il n’est cependant qu’une doublure, une marionnette dont la grâce est inversement proportionnelle à l’absence de conscience11, une interface technologique à travers laquelle des êtres humains interagissent avec d’autres êtres humains pour étudier les réactions de ces derniers face à cette machine anthropomorphe. Le Geminoïde est un prodige technologique, une improbable combinaison des figures de cire et des automates du XVIIIe siècle avec lequel toute confrontation procure « le même sentiment morbide d’avoir rejoué le vivant dans la matière inerte » rapportent le marionnettiste Zaven Paré et l’anthropologue Emmanuel Grimaud12. Mais les Geminoïdes ne sont pas seulement le résultat d’une histoire des sciences et des techniques qui reproduit l’apparence et la motricité humaines, ils appartiennent aussi à un vaste imaginaire littéraire et cinématographique qui s’est construit au tournant du XXe siècle autour d’une vision fantasmatique du corps féminin mécanisé, depuis L’Ève future de Villiers de l’Isle Adam, roman fantastique de 1886 13 jusqu’aux androïdes cinématographiques de L’Inhumaine de Marcel L’Herbier (1924) et Metropolis de Fritz Lang (1927), en passant par les photomontages Dada et les anatomies industrialistes de Fritz Kahn dans les années 192014. Le Geminoïde réalise en quelque sorte la synthèse des créatures technologiques de la fiction et de celles des laboratoires scientifiques.

4 Au fond, à quoi sert un Geminoïde ? Dans le film de Kôji Fukada, comme dans la pièce de Oriza Hirata, l’androïde Leona ne cesse de poser la question de son utilité, en s’excusant de ne pouvoir être plus utile à la jeune femme souffrante et en l’invitant même à la mettre « à la casse » (« Je sers aussi à cela », explique-t-elle posément à Tania). Leona n’a d’utilité propre autre que la compagnie qu’elle peut offrir à l’être humain dont elle partage le quotidien. Elle est un miroir de la jeune femme, une forme anthropomorphique dans laquelle contempler son âme et réfléchir sa propre humanité : « Comment se fait-il que tu puisses trouver le ciel beau ? », demande Tania à Leona. « À la base, ciel et beauté ne sont pour moi rien de plus que des données, mais grâce à toi, j’ai appris à penser que le ciel était beau. » « Vraiment ? J’ai pourtant l’impression d’avoir appris tant de choses grâce à toi » « J’ai tout appris des sentiments et des sensations esthétiques avec toi. C’est pourquoi je pense n’avoir aucune émotion en propre » « Alors je n’ai jamais fait qu’acquiescer à mes propres sentiments. », conclut Tania, perplexe.

5 Tendre un miroir à son interlocutrice humaine est, d’une certaine façon, la seule « fonction » du Geminoïd-F qui incarne Leona, comme de tous les Geminoïdes (et en ce sens, il n’est pas anodin que le premier d’entre eux ait été fait à l’image de Ishiguro) :

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interagir avec des êtres humains pour leur offrir une image de ce qui constitue en propre leur humanité. Les roboticiens savent bien que jamais un robot ne trompera un humain plus de quelques secondes quant à sa nature, mais l’enjeu du trouble initial de la rencontre est d’observer les réactions qu’elle suscite chez les expérimentateurs, comme chez les spectateurs de Hirata ou de Fukada. Dès lors, la présence d’un véritable robot sur un plateau de théâtre ou de cinéma n’a rien d’anecdotique : elle envisage sérieusement la situation expérimentale d’un cadre social de communication entre humains et non-humains15, fondée sur l’hypothèse de Ishiguro et de ses équipes que « les robots androïdes dotés de l’apparence de vraies personnes deviendront des entités familières dans les sociétés humaines du futur16 ». Si Sayonara — la pièce comme le film — se fonde sur la communauté de deux jeunes femmes, ni sœurs ni couple, c’est bien pour envisager dans ce petit laboratoire social le jeu des ressemblances et des différences entre elles : l’action se déroule au Japon mais l’actrice (Bryerly Long) qui incarne Tania est caucasienne, tandis que Geminoid-F a l’apparence d’une jeune Japonaise. L’une et l’autre sont polyglottes et leurs conversations circulent librement d’une langue à l’autre : Tania aime entendre Leona réciter des poèmes dans leur langue originale17, d’Arthur Rimbaud à Shuntaro Tanikawa en passant par Karl Busse. Toutes deux sont physiquement diminuées : Tania, par la leucémie qui ronge son corps et épuise ses forces, Leona, par l’obsolescence de ses moteurs qui ne lui permettent plus de se déplacer librement18. Quand Leona, au début du film, apprend à Tania que les grands-parents de M. Kobayashi ne seront pas évacués parce qu’ils sont trop âgés et ne peuvent plus marcher, elle dit à demi-mot leur destin à toutes deux, puisque les vieillards, comme les malades, les étrangers et les robots, seront évacués en dernier ou abandonnés à leur sort. Transposé dans un contexte d’apocalypse nucléaire justifiant toutes les discriminations, le film de Fukada assimile la situation de l’androïde à celle des immigrés, dans une société de classes fondée sur une ségrégation sociale et raciale que la catastrophe écologique révèle violemment19. Pour suivre Fukada dans ce rapprochement entre la condition d’étranger et celle d’androïde, il vaut la peine de rappeler quelques mots de l’introduction du livre de Gilbert Simondon qui remettait si radicalement en cause « l’opposition dressée entre la culture et la technique, entre l’homme et la machine » : La culture se conduit envers l’objet technique comme l’homme envers l’étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive. Le misonéisme orienté contre les machines n’est pas tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or, cet être étranger est encore humain, et la culture complète est ce qui permet de découvrir l’étranger comme humain. De même, la machine est l’étrangère ; c’est l’étrangère en laquelle est enfermé de l’humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l’humain. La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non- connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture20.

6 La méconnaissance de la nature même des objets techniques est assimilable pour Simondon à une forme de xénophobie pure et simple, celle qui reconnaît en autrui un caractère de ressemblance ou de familiarité mais lui refuse néanmoins la dignité de semblable ou la reconnaissance d’une quelconque égalité en droit. Il y a bien là quelque chose comme un colonialisme de la culture envers les objets techniques, plus encore quand ceux-ci font montre de dispositions, de capacités cognitives ou de sentiments

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équivalents à ceux de l’espèce humaine. C’est précisément dans le registre de cette ambivalence ontologique et de l’inquiétante étrangeté dont elle est source que se situe le Geminoïde de Sayonara.

La vallée de l’étrange de Masahiro Mori

7 De même que la pièce de Hirata, la fiction post-apocalyptique de Fukada cherche à décentrer le regard spécifique sur l’androïde en mettant en scène une conversation entre humain et non-humain autour de l’expérience de la vie et de la mort. Mais elle inscrit simultanément l’étrangeté de cet échange entre deux entités de natures distinctes dans le cadre d’une société en train de disparaître et où la violence à peine euphémisée des rapports sociaux vaut comme image de la condition inégale des êtres. L’androïde et l’étrangère subissent en un sens la même discrimination, et le statut ontologique de l’une devient le pendant du statut social de l’autre, puisque l’une et l’autre se voient ainsi privées de tout recours contre le sort qui leur est fait.

8 Ce décentrement de l’expérience passe d’abord par l’épreuve de l’anthropomorphisme déroutant du Geminoïde qui incarne Leona, et qui entraîne le spectateur au cœur de la « Vallée de l’étrange » du roboticien Masahiro Mori. Ce dernier classe des ensembles d’artefacts selon leur degré d’anthropomorphisme et la réaction émotionnelle conséquente qu’auront des êtres humains face à eux. Plus ces artefacts — robots, animaux empaillés, cadavres, mains prothétiques, marionnettes de bunraku, etc. — nous ressemblent, plus nous réagissons positivement à leur présence. Mori observe néanmoins qu’au-delà d’un seuil donné, l’anthropomorphisme de certaines entités nous trouble et produit un effet d’étrangeté et de distanciation. Il analyse cet effet dans un schéma dont la courbe décrit ce qu’il appelle la « Vallée de l’étrange ». Cette courbe inversée traduit le sentiment d’inquiétante étrangeté produit par le paradoxe d’un non- humain à l’allure anthropomorphique mais qui ne saurait cependant être confondu avec un véritable être humain. En d’autres termes, l’anthropomorphisme des androïdes et d’autres artefacts facilite, jusqu’à un certain point, les interactions sociales en favorisant l’empathie à l’égard de ceux-ci. Mais au-delà d’un certain degré de réalisme, la créature artificielle trouble son interlocuteur et le moindre écart trahissant sa nature technologique suscite le malaise : À ce point, expliquent Emmanuel Grimaud et Anne-Christine Taylor, les deux courbes de son graphe — affinité et ressemblance —, qui évoluaient jusque-là en symbiose, divorcent radicalement et le sentiment d’attraction chute avec l’excès de ressemblance. Il suffit de serrer la main d’une personne dotée, sans qu’on le sache, d’une prothèse de membre, et d’être troublé par sa texture ou sa froideur qui ne sont pas tout à fait comme une main ordinaire, pour éprouver le creux de la Vallée de l’étrange dont parle Mori21.

9 Réciproquement un robot qui, à l’image de l’Hadaly de Villiers de l’Isle Adam ou de l’androïde Rachel dans Blade Runner de Philip K. Dick, réunirait toutes les caractéristiques apparentes d’un être humain et dont la nature non-humaine n’apparaîtrait qu’au détour d’un léger décalage, susciterait la même sensation d’étrangeté. En effet, observent Grimaud et Paré, « un robot se situant dans l’ “étrange vallée” n’est plus perçu comme un robot réussissant à se faire passer pour un humain, mais inconsciemment comme un humain ne parvenant pas à agir d’une façon normale22. » La mise en scène de Fukada, à la suite de Hirata, explore ces cadres de l’expérience23, pour mieux éprouver le relief de cette « vallée de l’étrange » et

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l’ambiguïté ontologique des formes de vie qui la peuplent : le cadre fixe qui ouvre l’une des premières séquences du film découvre ainsi Tania endormie immobile sur le canapé tandis qu’en avant-plan la silhouette floue de Leona en fauteuil roulant traverse l’écran. Sans doute, l’étrangeté de cette interaction n’est pas posée dans les mêmes termes qu’au théâtre où c’est la comparution immédiate des corps qui suscitait l’effet de présence et le sentiment d’étrangeté face à cet être non-humain. Elle s’exprime chez Kôji Fukada à travers une série de cadres qui placent en miroir Tania et Leona, inversant les propriétés de mobilité et d’immobilité, d’expressivité et de rigidité, qui devraient les qualifier l’une par rapport à l’autre. Le visage du Geminoïde ne peut exprimer aucune émotion, tout juste est-il animé par le clignement des paupières et par quelques mouvements inconscients que les roboticiens ont jugé bon de programmer pour renforcer le naturel apparent de leur androïde. Et cependant il paraît doté de plus de vie que le masque de mort qui gagne peu à peu le visage de l’actrice, pétrifiée dans la contemplation du néant auquel elle fait face.

10 L’expérience de décentrement opère même ici littéralement à travers un point de bascule qui voit le film adopter à deux reprises le point de vue de l’androïde. Lors d’une promenade des deux jeunes femmes, l’image entière devient soudainement anamorphosée. Les rôles semblent tout à coup s’inverser (le fauteuil motorisé de Leona n’a pas besoin de l’assistance de Tania et pourtant celle-ci le pousse avec sollicitude) et l’androïde se laisse guider jusqu’à un bosquet de bambous où la jeune femme lui raconte comment son propre père lui dit un jour avoir pleuré d’émotion en découvrant ces arbres en fleurs, un spectacle extrêmement rare auquel sa trop brève existence ne lui permettra sans doute jamais d’assister. Le thème de la mort, au centre de la pièce de Hirata, se trouve dans le film de Fukada lié à celui de la nature contaminée par la radioactivité : les espaces vides, la lumière vibrante, la palette des bruns évoquent la peinture d’Andrew Wyeth, mais ils impriment aussi au récit la temporalité du rythme des saisons qui s’écoulent sans que les hommes désormais ne cultivent ni ne façonnent ces paysages naturels. Ce temps de la fin est aussi celui d’une éternité de la nature à laquelle seule l’androïde peut s’accorder. C’est elle qui, en mémoire de Tania, après avoir veillé son corps jusqu’au bout dans un plan-séquence vertigineux, ira contempler la floraison des bambous. L’horizon de la finitude propre à tous les récits d’apocalypse trouve ici un revers poétique dans la figure de l’androïde qui ne sait pas mourir mais qui accède à la conscience de la mort à travers celle de l’humaine qu’elle veille.

11 Dans la scène anamorphosée, Tania avait demandé à Leona combien de modèles semblables à elle existaient à travers le monde. « Environ deux cent mille, je pense », avait répondu l’androïde. Ce que suggère l’ultime scène de Sayonara, à travers le geste endeuillé du Géminoïde qui accomplit la volonté de la disparue, c’est bien au contraire la transformation de l’objet sériel en sujet singulier : les machines, écrivait Philip K. Dick, « n’imitent pas les humains : à plus d’un titre, (…) [elles] sont d’ores et déjà profondément humain[e]s24 ». Libérée de toute servitude, livrée à sa solitude, Leona existe enfin pour elle-même : elle pourrait rester immobile, attendant qu’un événement vienne la tirer de son sommeil d’immortelle, mais la mélancolie de son acte, qui semble signifier sa propre mort, vaut aussi comme une déclaration de son existence en tant que sujet25.

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Du Geminoïd à l’animalien : leçon politique pour notre présent

12 L’expérience de décentrement proposée au spectateur et l’inscription de l’intrigue de Sayonara dans l’atmosphère socialement délétère d’une apocalypse nucléaire visent, au fond, à poser sur un plan politique un paradoxe que la robotique préfère ignorer : D’un côté, elle affirme que les robots sont là juste pour nous servir, et insiste sur leur dimension purement machinique ou objectale. De l’autre, elle s’ingénie avec plus ou moins d’habileté à doter ces machines d’effets de personne pour les rendre plus acceptables ou consommables par les humains, en vertu de considérations exclusivement psychologiques26.

13 En revendiquant finalement la qualité de sujet, l’androïde du film de Koji Fukada remet précisément en cause ce déséquilibre ontologique entre humains et non-humains, et le fait apparaître tout aussi injuste et indigne que celui qui confère à certains humains un privilège social sur d’autres humains. L’androïde devient dès lors un représentant de toutes les formes de vies infâmes, celles-là mêmes qui se trouvent reléguées hors du champ social, maintenues dans un état de dénuement et de servitude. De ce point de vue, il est frappant d’observer combien la science-fiction a très récemment opéré un changement dans la vision canonique de ces formes de vie non-humaines, machines ou extra-terrestres, qui ne sont plus systématiquement assimilées à un envers brutal de l’humanité — persistance du motif colonialiste du « sauvage » qui menace le monde civilisé — mais viennent questionner la violence sociale et politique d’une société. Under the Skin, de l’Anglais Jonathan Glazer (2013), suggère un tel retournement : le titre du film invite à aller au-delà des apparences, sous la surface de la peau de l’alien anthropomorphe incarnée à l’écran par l’actrice américaine Scarlett Johansson. Cette peau est une enveloppe, un déguisement et un leurre, redoublés en outre par l’anonymat de la star, pourtant peu dissimulée sous une perruque brune, qui lui permet de circuler sans être reconnue dans les rues de Glasgow à bord d’une banale camionnette27. L’alien-Johansson tente d’appâter ses proies, de jeunes hommes séduits par son apparence, pour les conduire jusqu’à une maison abandonnée où, inconscients du danger et fascinés par le mystère de cette femme, ils seront eux-mêmes littéralement vidés de leur substance et réduits à de simples enveloppes de peau par une créature informe. La peau désigne donc aussi, plus symboliquement, cette surface noire et miroitante qui absorbe les corps, cet écran de cinéma dans lequel les victimes transies de désir se laissent engloutir.

14 Deux remarques peuvent être immédiatement formulées à partir de l’intrigue et de l’esthétique du film de Glazer : d’une part, le basculement du film vers l’abstraction de cet écran noir fait signe vers l’origine des images animées, celle de l’étude physiologique de la locomotion animale ou humaine à partir des prises de vues chronophotographiques d’Eadweard Muybridge aux États-Unis et d’Étienne-Jules Marey en France. La figure de l’alien désigne ainsi une matrice des images filmiques dans un double jeu d’animation (la marche des silhouettes dans un pur néant, espace sans coordonnées) et de disparition des corps. D’une certaine manière, ce point de bascule d’un régime hyper-naturaliste vers une forme plus expérimentale joue de l’ambiguïté du statut de ce corps (star hollywoodienne anonymisée dans la grisaille écossaise, alien dont la véritable nature reste invisible aux yeux des humains), tout comme le film de Fukada joue de la présence troublante du Geminoïde sur le plateau de tournage pour requalifier la fiction post-apocalyptique en drame socio-métaphysique.

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15 Sur un plan narratif d’autre part, on aura reconnu dans la structure du récit un film de chasse, plus exactement une chasse à l’homme au sens littéral et sexué du terme. L’alien-Johansson, d’ailleurs vêtue d’un manteau de fourrure qui rappelle son animalité, y fait office de prédateur mais aussi d’appât au service d’une créature qu’elle doit nourrir. Cette structure se renverse quand elle choisit de sauver la vie d’une de ses victimes — un jeune homme atteint de neurofibromatose — parce que son comportement ne reproduit pas le schéma que les autres ont suivi jusqu’alors, et qu’il la ramène ainsi à sa propre différence et à sa solitude. À travers cette rencontre entre deux altérités extrêmes, la femme-alien et l’homme-éléphant28, c’est encore de cette enveloppe poreuse et trompeuse dont il est question, la peau et sa mue, la mue du prédateur qui va devenir la proie des autres. À compter de ce moment, le rituel immuable de l’alien se dérègle en une fuite incohérente à travers la campagne écossaise qui la mène dans les bois où elle est finalement la victime d’un homme qui la blesse tandis qu’il tente de la violer, découvrant sous sa peau humaine son corps d’alien avant de l’assassiner brutalement. L’extrême violence de cette mort constitue le point culminant d’une série de rencontres avec des hommes qui n’ont pas su voir, au-delà des apparences, l’être véritable de la femme-alien. La peau de l’alien est ainsi semblable à celle du Géminoïde, elle dissimule un mystère ontologique. C’est dans l’altérité radicale d’une rencontre (le jeune homme défiguré par la maladie pour l’alien) ou d’une expérience (la mort de Tania pour le Géminoïde) que ces créatures peuvent enfin se défaire de leurs créateurs et s’inventer comme sujets propres. Il n’est pas anodin que l’alien d’Under the Skin et l’androïde de Sayonara soient toutes deux assimilées à des figures animales — la première à travers son mutisme fruste, ses vêtements et son comportement de prédatrice ; la seconde, constamment renvoyée à son rôle de compagnie, comme si dans ce futur proche les androïdes de salon s’étaient substitués aux animaux de compagnie. L’androïde comme l’alien — peut-être faudrait-il même parler d’animalien — sont des figures d’infamie qui désignent et dénoncent la cruauté et l’hypocrisie des sociétés répressives. Le caractère d’humanité y est un privilège justifiant la violence exercée à l’encontre de ceux qui en sont dépossédés (« Ce n’est qu’un animal » dit l’homme qui met la bête à mort). Car, comme l’écrivait Theodor W. Adorno : Le propre du mécanisme de la « projection pathique » est de déterminer les hommes détenant la puissance à ne percevoir l’humain que dans le reflet de leur propre image, au lieu de refléter eux-mêmes l’humain comme une différence. C’est alors que le meurtre apparaît comme une tentative — constamment répétée, dans une folie croissante — pour déguiser en raison la folie d’une perception aussi erronée : celui qu’on n’a pas perçu comme un être humain et qui pourtant est un homme, est transformé en chose afin qu’aucun de ses mouvements ne mette en cause le regard du maniaque29.

NOTES

1. Paul Valéry, Cahier B [1910], dans Tel quel I, Paris, Gallimard, 1971, p. 240.

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2. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Les Cahiers du chemin, no 29, 15 janvier 1977, repris dans Dits et Écrits, t. 2, p. 239. 3. Ibidem, p. 248. 4. Ibid. 5. Ibid, p. 239 et p. 241 pour la citation suivante. 6. « Légende noire, mais surtout légende sèche, réduite à ce qui fut dit un jour et que d’improbables rencontres ont conservée jusqu’à nous », Ibid, p. 242. 7. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012, p. 41. 8. Étienne Souriau, Les différents modes d’existence [1943], Paris, PUF, 2009, p. 130. Bruno Latour propose dans son ouvrage Enquête sur les modes d’existence une typologie inspirée par celle de Souriau en distinguant « les êtres de la métamorphose, les êtres de la technique, et les êtres de la fiction ». 9. Christian Becker-Asano, Kohei Ogawa, Shuichi Nishio et Hiroshi Ishiguro, « Exploring The Uncanny Valley with Geminoid HI-1 in a Real-World Application », IADIS International Conference Interfaces and Human Computer Interaction, 2010. 10. Voir Shuichi Nishio, Hiroshi Ishiguro et Norihiro Hagita, « Geminoid: Teleoperated Android of an Existing Person », dans Armando Carlos de Pina Filho (Ed.), Humanoid Robots: New Developments, Universidade Federal do Rio de Janeiro, 2007, p. 343-352, consultable en ligne . 11. C’est la leçon de M. C… à son interlocuteur dans le célèbre récit de Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes : « Nous voyons que dans le monde organique, à mesure que la réflexion se fait plus obscure et plus faible, la grâce jaillit toujours plus rayonnante et plus souveraine. Mais tout comme l’intersection de deux droites partant du même côté d’un point se retrouve soudain de l’autre côté après avoir traversé l’infini, ou comme le reflet d’un miroir concave, après s’être éloigné dans l’infini, réapparaît face à nous, de même c’est une fois que la connaissance a, pour ainsi dire, parcouru un infini qu’on retrouve la grâce : de sorte qu’elle apparaît au même moment de la manière la plus pure dans la constitution d’une silhouette humaine dont la conscience est inexistante ou bien infinie, c’est-à-dire dans le pantin articulé ou le dieu ». Cf. Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes [1801], trad. Brice Germain, Paris, Sillages, 2015, p. 22-23. 12. Emmanuel Grimaud et Zaven Paré, Le jour où les robots mangeront des pommes. Conversations avec un Geminoïd, Paris, Editions Pétra, 2011, p. 56. Le livre est le récit d’une série d’expériences d’interactions avec le robot. 13. Première occurrence d’un androïde, cette œuvre symboliste s’ouvre sur la romance contrariée d’un idéaliste avec une charmante idiote dont l’esprit médiocre fait injure à la beauté. Son ami scientifique, le bien nommé Edison, propose de lui venir en aide en concevant une créature de chair et de métal dotée d’une âme plus belle et plus convenable à leur idéal féminin. L’androïde Hadaly, dont le nom signifierait « idéal » en arabe, emprunte à la science ses technologies les plus pointues : ses poumons sont constitués de deux phonographes d’or et elle est douée de parole grâce à un ruban sur lequel les pensées les plus inspirées ont été imprimées. En sorte qu’Hadaly n’est finalement qu’un palimpseste sur lequel s’inscrivent en couches multiples les lignes de dialogue d’un scénario à l’eau de rose. Voir Annette Michelson, « On the Eve of the Future: the Reasonable Facsimile and the Philosophical Toy », October, no 29, 1984, p. 2-21. Voir également : Raymond Bellour, « Ideal Hadaly », Camera Obscura, no 15, 1986, p. 11-34. 14. Gynécologue de formation, le docteur Fritz Kahn était célèbre dans les années 1920 à Berlin pour son monumental atlas anatomique en cinq volumes Das Leben des Menchen, représentant les organes du corps comme les rouages de l’industrie moderne. Voir la monographie que lui consacrent Uta von Debschitz et Thilo von Debschitz, Fritz Kahn – Man Machine / Maschine Mensch,

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New York, Vienne, Springer, 2009. Ces anatomies machiniques furent ensuite condamnées par les nazis dans les années 1930 et Kahn dut s’exiler aux Etats-Unis. 15. La pièce de Hirata a donné lieu à une enquête auprès des spectateurs interrogés après la représentation sur le temps qu’il leur avait fallu pour se rendre compte de la nature non- humaine de l’une des actrices et leurs sentiments vis-à-vis de cette entité. Voir Takenobu Chikaraishi, Yuichiro Yoshikawa, Kohei Ogawa, Oriza Hirata et Hiroshi Ishiguro, « Creation and Staging of Android Theatre “Sayonara” towards Developing Highly Human-Like Robots », Future Internet, 2017, vol. 9, p. 75. 16. Ibid., p. 1. « Android robots with the appearance of actual persons are expected to become familiar entities in future human society. » 17. La pièce, qui dure une vingtaine de minutes, consiste essentiellement dans ces lectures de poèmes que l’androïde fait à la jeune femme mourante. 18. Comme tout Geminoïd, elle ne peut marcher et se déplace donc en fauteuil roulant, ce « handicap » moteur devient un argument narratif qui la rapproche de la jeune femme, incapable de se mouvoir longtemps. 19. Blanche immigrée d’Afrique du Sud, Tania a dû fuir les représailles contre les siens après l’Apartheid. Elle demandera à Leona si elle et sa famille doivent être considérés comme victimes ou coupables. Réfugiée au Japon, elle devient ici victime d’un autre Apartheid qui ne dit pas son nom, mais qui la condamne à partir en dernier. 20. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, Aubier, 2012, p. 9-10. 21. Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor, « Qui est là ? Présences-limites et effets de personne », Catalogue de l’exposition Persona. Étrangement humain, Issy-les-Moulineaux, Beaux- arts éditions, 2016, p. 15. 22. Emmanuel Grimaud et Zaven Paré, op. cit. p. 12. 23. Ils adoptent une démarche qui pourrait être celle de la sociologie interactionniste d’Erving Goffman. Cf. Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991. 24. Philip K. Dick, « Androïde contre humain », Si ce monde vous déplaît… et autres essais [1972], Paris, Éditions de l’Éclat, 2015, p. 23. 25. « En modifiant ce qu’il faisait et donc ce qu’il était », écrit encore Philip K. Dick, l’androïde « est devenu ». Ibidem, p. 59. 26. Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor, op. cit. p. 17 27. Un dispositif invisible de prise de vue permet au cinéaste de filmer son actrice dans l’espace public à l’insu des passants qui ne lui prêtent pas attention et ne la reconnaissent pas. 28. Le plus célèbre cas de neurofibromatose est celui de Joseph Merrick, objet du film de David Lynch, Elephant Man (1980). 29. Theodor W. Adorno, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée [1951], Paris, Payot, 2016, p. 142.

RÉSUMÉS

Cet article porte sur les figures de l’androïde et de l’alien dans deux films de science-fiction contemporains (Sayonara de Kôji Fukada et Under the Skin de Jonathan Glazer), nouvelles figures de l’infamie dont la présence à l’écran suggère un renversement ontologique entre les catégories de sujet et d’objet et questionne la violence sociale et politique des sociétés contemporaines.

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This article considers the presence of the android and the alien in two recent science-fiction films (Sayonara by Kôji Fukada and Under the Skin by Jonathan Glazer) as new forms of infamy, through the ontological reversal of the categories of object and subject, as well as the questioning of the social and political violence of modern societies.

AUTEUR

ALICE LEROY Alice Leroy est chercheuse en études visuelles et maître de conférence à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Ses travaux portent sur les relations entre science et esthétique à travers les imaginaires visuels du corps. Elle collabore à la programmation du festival international de films documentaires « Cinéma du Réel » au Centre Pompidou et du festival du film ethnographique au Musée de l’Homme. Elle contribue aussi régulièrement à la revue de cinéma en ligne Débordements .

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Communs diffamés. Zones, durées et mémoires collectives

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Qu’est-ce qu’un « film refuge » ? L’Héroïque Lande. La Frontière brûle (2018) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval What Is a “Refuge Film”? Nicolas Klotz and Elisabeth Perceval’s L’Héroïque Lande. La Frontière brûle (2018)

Robert Bonamy

1 À considérer L’Héroïque Lande. La Frontière brûle (2018), réalisé par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, un « film refuge » se définit en tant qu’il est réalisé avec les réfugiés qui lui donnent hospitalité. Il n’est donc pas un film sur des réfugiés de la Jungle de Calais, mais un film inventé depuis leur refuge, c’est-à-dire, un terrain, des habitations — aussi provisoires et précaires soient-elles —, et avec leurs mots, leurs gestes, leurs images (filmées ou stockées à l’aide de leurs téléphones portables), leurs musiques. Le tournage du film s’est déroulé sur un an, avec une petite caméra numérique (une Blackmagic pocket) et un zoom pour enregistrer le son ; le film dure 3 h 40.

2 Ces lieux fabriqués dans une zone d’inimitié, résultats des « politiques de l’inimitié1 » et réceptacles de projections souvent diffamantes, sont ainsi imaginés en zone d’amitié, sans pour autant effacer les souffrances, les douleurs, la pauvreté, les traques et les récits de fuites incessantes. Avec un « film refuge », des images sont délivrées ; la démarche n’est pas pour autant naïvement idéaliste ou repliée. Un « film refuge » doit se garder de seulement fonctionner comme une « oasis2 » isolée dans un désert de pensée, ou d’élaborer une esthétique de la misère. L’Héroïque Lande s’intéresse peu à l’eau ou à la boue, fréquemment filmée en haute définition par les médias. Le film est plutôt traversé de couleurs, de feux allumés par les réfugiés dans leur quotidien ou pour exorciser la destruction mécanique et froide de la zone Sud par les pouvoirs en charge de son « démantèlement ». Le refuge des réfugiés-fugitifs est plutôt un lieu de chaleur et de feux. Dénètem Touam Bouna en retraçant les chemins des sociétés d’esclaves fugitifs depuis le XVIe siècle, des communautés buissonnières qui partagent un « art de la fugue », des populations persécutées, insiste sur la fuite comme « fougue créatrice » : Quel qu’en soit le sujet (esclaves, réfugiés, vagabonds, déserteurs, etc.), la fugue se compose toujours en contrepoint des appareils de capture. Fuguer, ce n’est pas être

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mis en fuite, mais au contraire faire fuir le réel, y opérer des variations sans fin pour déjouer toute saisie. La fugue est fougue créatrice. […] La “fougue” n’est pas une “fuite”, mais un “feu”, in Robert historique de la langue française. Dérive également de la racine latine “fuga” qui a un sens bien plus riche que le français “fuite3”.

3 La lande de Calais paraît autant comme un lieu habité que comme le lieu des départs pour le Royaume-Uni. Elle est une zone d’instabilité fougueuse, ce qui n’empêche pas pour autant le film d’y relever l’invention de formes de vies, celles qui se déjouent de toute capture.

4 Notre interrogation portant sur le « film refuge » provient d’une hypothèse avancée par le philosophe Jean-Luc Nancy à propos de L’Héroïque Lande, à l’occasion d’un bref texte qu’il a écrit pour accompagner la sortie du film dans les salles de cinéma. Son approche n’est pas celle d’une définition simple et synthétique, l’écriture de Nancy s’attribue une forme toute particulière, qui s’avère proche des battements (plutôt que des abattements) de L’Héroïque Lande, un film qui fait place à ceux qui ne peuvent tenir en place : Là-bas il n’y a que des problèmes, ici aussi. Problèmes, difficultés, dangers, menaces, épreuves, embûches. Fuir, échapper, quitter, partir. Se réfugier. Refuge : cela vers quoi on fuit. Cela où mène la fuite. Refuge ou refus, refuge ou rien. Tôles et toiles, carcasses, barres, cartons, grillages, paysage sans pays ou bien pays sans paysage. Mais visages, oui, visages de partout, de tout le monde. D’ailleurs et d’autre part qui deviennent d’ici. […] Je ne veux pas qu’on nous voie nous battre à la télé. C’est un film pas du cinéma c’est un film une mince membrane pas même une membrane une carte mémoire une mince étendue couverte de points lumineux points de peau points de vue points de couleur pas un film, mais un refuge points de rencontre une longue étendue de mémoires et de moments présents et d’attentes comme un long tissu léger semé de scintillements c’est quoi notre avenir4 ?

5 L’analyse-poème de Jean-Luc Nancy, comme le donnent à apercevoir ces deux strophes, est scandée par des phrases dites dans la Jungle, ces citations sont inscrites en italiques, avant de travailler d’autres mots, de les creuser en lien avec la situation de l’ici et maintenant qu’était la Jungle pour mieux ouvrir la question de l’avenir dans son suspens.

6 Notre étude se propose d’interroger et de prolonger la notion de « film refuge » en s’attachant à une zone trop souvent résumée à d’infâmes taudis. La Jungle habitée par des fugitifs qui illuminent le champ, jusque dans ses espaces les plus restreints, tout en brûlant les enclosures.

Images cabanes

7 « Ne vous disputez pas avec les pauvres » ; « Je suis rien, j’ai tout perdu, j’erre, la poussière sur ma tête ». Ces deux phrases sont prononcées, presque chantées, en direction de la caméra, quasiment l’une après l’autre, par deux jeunes hommes afghans cadrés en plans rapprochés à la hauteur de leurs poitrines, de leur respiration, alors qu’ils font partie d’un petit groupe. Ces quelques instants constituent leur seule intervention dans le film. Ils ne paraissent pas dépités à l’écran, leur enjouement est tout au contraire renversant et ne ressemble en rien à un petit spectacle factice. La caméra ne fait leur

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fait pas peur, elle ne les surveille pas, elle ne les contrôle pas ; ils s’en saisiraient presque. Certains objectifs de prise de vue imposeraient au contraire dans certains cas la méfiance, dans d’autres la défiance ; des « no camera » se font parfois entendre. Mais rien ni personne ne les assigne à quoi que ce soit dans l’ici et maintenant de ces plans. Le film ne leur prend rien. Cette scène à improvisations que forme la Lande de Calais ne demande ni de vrais ni de faux témoignages, encore moins des justifications ; le registre n’est pas celui de l’interpellation, dans aucun des sens que le terme peut prendre : les mots des réfugiés, des exilés, sont des adresses, voire des invites. Les sous-titres de L’Héroïque Lande. La Frontière brûle (2018), prennent le soin de traduire ces phrases du patcho en italiques, comprenant ainsi qu’elles sont des citations, peut-être issues de chansons populaires, ou de poèmes.

8 Sur la lande de Calais, des jeunes gens jouent au cerf-volant, au cricket, au lancer de poids — qui est un lancer de pierres. Et un groupe d’hommes parle face à la caméra. Peu cachent leurs visages, ils affirment bien au contraire que dans l’ici et maintenant du film, sur la Lande de Calais, il y a quelqu’un : en plan rapproché, un jeune homme avec un bonnet se singularise par son énergie, son rire, ses regards et ses mouvements de main ; il ne cesse de faire bouger le cadre. Il se singularise, comme plusieurs « personnages » d’un film qui n’est pas sans-noms, en se présentant : « Salut, je m’appelle Nadji Bullah, fils de Hadji Sahaib Gulmalok. Je suis de Deshteskagawi de la province du Logar. Je suis arrivé il y a quinze jours. Je suis rien, j’ai tout perdu, j’erre, la poussière sur ma tête (hilare). On habite dans des tentes, mais aussi dans des containers. Merci à vous ! Là, on est sorti jouer au cricket sur le terrain […] Salut. » Le film se place à une époque où les images se fabriquent dans tous les sens, où chacun filme, se filme ou se photographie, filme ses proches. Une frontière est brûlée, celle de la distance qui sépare le spectateur des jeunes gens filmés ; ici par le jeu, ailleurs par l’effleurement des corps qui dansent. L’entrain n’est bien entendu pas permanent, le sujet de cette étude est notamment de souligner les moments où dans l’effondrement, contre toute diffamation, le cinéma nous dit que quelqu’un se relève ou s’élève. Le drame humain des exilés, le désespoir des dépossédés, la prostration imposée aux parias sont les principaux attendus des lieux médiatiquement désignés comme des taudis « infâmes » où les films de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval font entrer. Quels lieux ? Le squat où dorment et échangent les demandeurs d’asile dans La Blessure, sont ici « remplacés » par les habitations, c’est-à-dire les baraquements, où, le temps d’ « images cabanes » d’un « film refuge », les « fugitifs » se reposent ou s’élancent. Des intérieurs, donc, et des extérieurs : la Lande comme terrain de jeux, survolée par les hélicoptères et surveillée par les rondes de CRS derrière les grillages et les barbelés ; la plage, aussi.

9 L’abattement, la résignation, la dépression sans vigueur ou imagination véhiculés par des images volontairement appauvries et sans envolées ou surgissements, seraient les seuls affects tolérés ; n’ont-ils pas surtout le pouvoir de maintenir l’idée de la « mauvaise part », de la laisser se taire et se terrer dans l’ombre ou dans une morosité impuissante ? Une autre voie filmique serait celle de l’image mythique d’une rédemption sociale, la romance de l’intégration que l’industrie du cinéma sait parfois très bien lustrer par ses artifices et ses récits factices qui réenchantent la pauvreté par la réussite, même provisoire. Pourtant, L’Héroïque Lande. La Frontière brûle, réalisé depuis la Jungle de Calais, c’est-à-dire selon des images qui s’imaginent depuis cette zone, avec ses habitants, découvre ce qui rend interdit face aux corps et aux lieux interdits, non

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pas pour méduser, mais pour sonder une puissance insoupçonnée masquée par le pouvoir du soupçon.

10 Marielle Macé propose, en convoquant de multiples tentatives et « bricolages », de faire « des cabanes », à condition d’entendre par-là non seulement des abris de vie, des baraquements tels qu’ils existent et ont existé dans plusieurs zones, landes et places de villes, mais aussi des formes littéraires et artistiques non repliées, des inventions d’espaces et de temps : Faire des cabanes : imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé. […] Sans ignorer que c’est avec le pire du monde actuel (de ses refus de séjours, de ses rejets, de ses débris) que certaines de ces cabanes ont à se faire, qu’elles sont donc co- construites par ce pire et par les gestes qui lui sont opposés. Faire des cabanes en tous genres — inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes » des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, de nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, des modalités de la pratique. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs5.

11 Dans le prolongement de son essai Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017, qui évoque plus directement la Jungle de Calais, le texte « Nos Cabanes » trouve des résonances avec la démarche de L’Héroïque Lande6. Dans l’attention aux phrases, que Nancy a d’ailleurs particulièrement bien repérées et à une logique d’amitié dans une situation d’opposition, mais surtout avec une recherche du commun dans les pratiques artistiques, comme pour les formes de vie. Le film s’attarde à plusieurs reprises sur les images tournées à l’aide de caméras intégrées à des téléphones portables et enregistrées sur des cartes mémoires. Certaines images sont celles de repérages pour fuir, pour sauter par-dessus les murs et les grillages des labyrinthes et atteindre un refuge fantasmé outre-Manche : le Royaume-Uni. Ces repérages dévoilent des passages invisibles. Selon un principe assez similaire, des jeunes gens invitent de la main à voir quelque chose : un obstacle, un horizon, selon une logique d’initiation à une carte secrète. Les repères du visible sont creusés, la représentation en elle-même est problématisée.

12 D’autres images portatives ont un statut plus figé, et affligeant : Yared, un jeune Érythréen, raconte son emprisonnement dans un camp en Libye, tout en faisant défiler une vidéo sur son téléphone. L’appareil est cadré en plan rapproché de trois-quarts, en plongée. Un raccord dans l’axe permet de discerner davantage l’image, de s’en approcher, tandis que l’écran de téléphone est dans le creux de la main de Yared et que l’image est dirigée en avances rapides et en pauses à l’aide son pouce. La zone de netteté derrière cet écran est très réduite ; pour autant les images qui s’affichent sont tout sauf éclairantes. Leur scansion est rapide, plusieurs plans d’un reportage concernant un camp en Libye s’enchaînent. Yared désigne quelques individus : « Il est mort. Il est mort. Il est mort. » Ensuite, à travers cette vidéo, il se cherche lui-même dans le champ, en agrandissant démesurément un détail de l’image : « Je suis là. » Il est impossible de discerner sa présence, tant les pixels sont imposants. « Tu vois, je suis là. Je me réveille. » La vidéo correspond aux critères d’un reportage, avec une voix off en commentaire et des temps dérisoires accordés à chaque individu, jusqu’à leur effacement. L’Héroïque Lande propose l’envers de cette temporalité, par l’amplitude de sa durée, et la considération portée aux personnes rencontrées. Nous entendons leurs mots, mais aussi leurs silences, leurs gestes et toutes leurs propositions corporelles intégrées à la fabrique du film.

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13 Yared est une des figures qui pourraient être dites infâmes. Le film l’accompagne dans plusieurs moments, du désespoir des idées de suicide à la possession par le Diable dans la dernière partie. Convaincu d’être un infâme, le diagnostic d’un prêtre le persuade qu’il est possédé. La dictature armée en Érythrée lui a interdit de faire des études. Comme il refuse de devenir militaire, sa fugue est la seule solution ; dans une séquence du film, il raconte comment l’armée « modifie le cerveau ». Deux séquences l’accompagnent longuement à la fin du film, dans ses récits et ses perceptions à la limite du fantastique. Il croise un oiseau qui ne peut plus s’envoler, perçoit un blockhaus sur la plage comme une menace ; les cheveux désormais rasés, il se dit possédé. La notion d’infamie est retournée par la durée et la place donnée aux mots, aux regards, aux égarements. Les personnages ne tiennent pas en quelques lignes juridiques ou de brefs plans de reportage sans considération. La durée permet de suivre des élans, mais aussi des égarements psychiques qui transforment le réel.

Les parias

14 Les fugitifs ont fui l’infamie pour un se voir attribuer le statut d’infâmes dans la Jungle de Calais, dont l’unique perspective politique s’est finalement avérée être le démantèlement. Un autre mot pour désigner l’infâme serait le « paria ». Si Paria (2001) est le titre d’un long métrage réalisé par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval avec des personnages pris dans les mécanismes de l’exclusion sociale, il s’agit aussi d’une des figures théoriques pour les « hommes-frontières » décrits par l’anthropologue Michel Agier. Différemment de l’errant ou du métèque : Le paria […] enfin, est celui qui vit reclus dans le camp, camp de réfugiés, de déplacés, de rétention. […] S’ils sont à l’écart des villes, ils se dotent eux-mêmes d’urbanité, deviennent des brouillons de ville, et attirent vers eux certains citadins établis qui les voient comme des espaces en friche et des villes en devenir7.

15 Que la Jungle de Calais ait été un brouillon de ville, plusieurs éléments du quotidien filmés dans L’Héroïque Lande en témoignent. Une ville pleine de couleurs et de sons, avec un sens de l’hospitalité. Différents groupes d’intervention notamment le P.E.R.O.U. (Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines), ont contribué à élaborer l’idée d’un brouillon de ville, d’une cité pour le futur. Nicolas Klotz et Élisabeth rejoignent d’assez près cette vision d’une hypothèse pour le « futur », celui des passants : Élisabeth Perceval : […] Pour Achille Mbembe, “l’identité n’est pas essentielle, nous sommes tous des passants.” Nicolas Klotz : Qu’il utilise le mot de passant est intéressant, parce que le jeune Afghan au début du film parle de passagers. Il ne parle ni de réfugiés ni de migrants. C’est très beau quand ce jeune homme explique risquer sa vie pour aider les femmes afghanes. Son travail ouvre sur l’avenir de l’Afghanistan. La Jungle que nous avons filmée était une ville habitée par l’avenir. Une ville qui se construisait en direction du futur. En voulant l’effacer jusque dans la mémoire collective, c’est cet avenir qui a été momentanément obscurci. Un avenir en commun qui cherche à s’affranchir des scléroses psychotiques du siècle dernier8.

16 En dialoguant avec l’élaboration d’une ville qui s’est levée de la boue, à la fois refuge pour passants en fuite et brouillon pour du commun, la notion de paria est en partie retournée. La réclusion est à reconsidérer à travers les élans de vie en commun, mais aussi les passages.

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17 Lorsque Jean-Luc Nancy convoque la notion de refuge pour Paria, il le fait très différemment que pour L’Héroïque Lande, les personnages du long métrage de 2001 étant des « sans refuge » : C’est pourquoi le paria ne doit pas offenser la vue. Un brahmane peut avoir le regard souillé par la vision d’un paria, et devoir en conséquence se purifier les yeux. Dans le film de Nicolas Klotz, tout est ordonné à un ramassage nocturne, dans Paris, de ceux qu’on nomme parfois « épaves », qu’ils soient d’une seule nuit ou de toutes les nuits : déchets, débris abandonnés, non seulement sans abri, mais même sans refuge, sous un pont ou dans un dépôt, traînant sur les trottoirs et aux entrées de métro. Épaves rejetées, lâchées par la marée descendante qui a ramené chez eux tous les autres, tous ceux des castes et aussi ceux que des institutions sociales accueillent, recueillent. Ici on ramasse ce qui n’est pas recueilli. Ce n’est pas un service social, c’est un service de nettoyage de la régie des transports urbains. Un bus, un de ceux affectés au transport normal des voyageurs, bien qu’aménagé différemment, sert à charger et à charrier les épaves qu’on a poussées hors des bouches de métro, qu’on a rabattues vers les trottoirs d’où on les fait monter, sans poigne policière, mais de manière robuste et décidée. Les épaves passeront la nuit dans un dépôt conçu pour elles, elles seront nourries, lavées, soignées. Au matin, elles seront à nouveau abandonnées à la marée montante de la ville. C’est une activité sans suite et sans projet, sinon celui de tenir la ville propre. C’est une assistance secourable et répétée, mais suspensive et dépourvue de lendemain : son lendemain, c’est précisément le jour qui se lève sur les parias rendus à leurs non lieux et à leur impureté9.

18 Le concept de paria pourrait être discuté depuis sa provenance indienne, celle de l’individu hors caste, puis selon ses développements philosophiques, notamment à partir des écrits de Hannah Arendt10. Ce n’est toutefois pas l’objet de la présente réflexion. Il n’est pas non plus ici question de discuter l’emploi du terme « camp » et des rapprochements historiques qu’il engagerait à propos de la Jungle de Calais ou d’autres zones d’inimitiés11 ; Jean-Luc Nancy ayant proposé ailleurs des réflexions très précises pour la représentation des camps12. Les films de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval concernent les corps interdits aux regards, ceux des déclassés ou des rejetés. Une de leurs références artistiques est le photographe suédois Anders Petersen, notamment dans les angles de vue et la proximité avec les corps « interdits » de Café Lehmitz (1978).

19 Paria et La Blessure s’intéressent particulièrement au mécanisme de rejet. Il n’y a pas de refuge dans Paria : les personnages sont des sans-abris autant que des sans-refuge. Le refuge de La Blessure est un squat dans un bâtiment désaffecté en passe d’être démoli. La Jungle de L’Héroïque Lande, elle aussi détruite, a toutefois été perçue comme une hypothèse, un brouillon d’horizon. Le film invente donc une forme, creuse un lieu, pour en faire une zone à interroger dans sa représentation animée par des vies singulières — qui sont d’ « étranges poèmes13 » — et en commun. L’Héroïque Lande est davantage pourvue d’une pensée du lendemain, notamment dans sa manière de brûler les frontières avec les corps et les lieux interdits. En ce sens, tourné vers le futur, il pourrait rejoindre le cinéma d’avant-garde tel que Nicole Brenez le définit : lié aux figures « coupables », celles du pauvre « infigurable », du sous-prolétaire, de l’immigré. Le film de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval « refuse la supposée bonne distance avec son sujet, son problème14 ».

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Un « film fougue »

20 La Blessure se terminait avec un travelling arrière sur un chemin de terre, sans figure, creusé par les récits douloureux de demandes d’asile rejetées par la France et quittant un squat menacé de destruction. Ce film inventait ici une forme filmique, une trajectoire lourde relatant un passé et demeurant pleine d’incertitudes. Avant cette dernière ligne, le personnage de Blandine, blessé à l’aéroport dans une tentative de reconduction finalement interrompue, souriait après des temps de prostration et d’impuissance. Les premiers gestes filmiques de L’Héroïque Lande sont, parmi d’autres plans, deux travellings. Ils ne s’enchaînent pas, ils prennent plutôt le sens d’un déchaînement. L’arrivée à Calais se fait dans la grisaille. Un travelling embarqué longe un rail dit de sécurité, des grilles, un brouillard sans fond. Un plan sans couleurs, sans sons, avec des sous-titres : « Bien que tout le monde savait où se trouvait la Jungle. Bien que nous ne savions pas où se trouvait la Jungle. Ce territoire et cette communauté hybride se trouvaient là, tout près de nous. Mais demeuraient furtifs par leur opacité. »

21 Ensuite, quelques plans d’ensemble de La Jungle, les premières mains, les premières flammes, vont laisser place à un autre travelling qui va électriser tout le reste du film. La voix d’une jeune fille soudanaise, habitant La Jungle avec ses parents, reprend une chanson de Rihanna (Diamonds). Son chant s’élève d’abord timidement pour mieux s’amplifier lors d’un travelling nocturne, dans un plan de guirlandes lumineuses, de vies, d’étincelles. Le gris sécuritaire occultait les vies électriques, empêchait de voir la puissance des danses dans des espaces certes étroits, mais qui acceptent les battements lumineux, les musicalités multiples (pensons, par exemple, à une très belle scène avec un groupe de jeunes Syriens qui partagent leurs chansons issues de téléphone portable). La rectitude du premier travelling est bouleversée par le tremblé du second : la terre tremble, ses habitants y dansent, y courent, les langues se mélangent pour une polyglossie fantastique.

22 L’Héroïque Lande suit régulièrement quelques jeunes gens, le trio Almaz, Zeid, Dawitt et l’isolé Yared, pour en faire de vrais personnages, comiques (comment ne pas penser à Chaplin, le réalisateur de The Immigrant (1917), à l’occasion de multiples apparitions facétieuses15 ?) ou fantastiques. Chaque séquence est susceptible de déclencher une écriture, une réflexion. Une scène illustre l’humanité énergique de la jeune Éthiopienne Almaz qui atteint une grâce qui laisse sans souffle dans son association avec une chanson de Christophe : Dangereuse. Il est ici question d’aimantation, d’un visage en contre-plongée, dont la verticalité radieuse produit une écoute inédite. Les convulsions douces de la danseuse s’amusent des paroles : quelle meilleure image dresser contre le cynisme ou les peurs ? La musique vient parfois des téléphones, elle est partagée. Mais les ondes électromagnétiques aussi, plus brutes, viennent électriser la perception. Cette danse, accompagnée en rythme par son frère et son ami, fait suite à une séquence où Almaz raconte son emprisonnement et les sévices subis en Libye. D’une séquence à l’autre, elle se relève. Cette trajectoire verticale donne son horizon au film.

23 Dans la troisième partie du film, après la destruction, il est question d’une brûlure, celle de l’image surexposée des extérieurs filmés avec une caméra qui permet à d’autres moments d’atteindre les basses intensités électriques des intérieurs. Sur la plage, à l’image surexposée, paraît l’étrange sculpture (comment ne pas y voir un Giacometti ?) d’un corps marchant et ailé qui s’expose à la brûlure. Zeid se métamorphose, le film décolle encore un peu plus, alors qu’un peu plus tard Yared essaie de s’approcher d’un

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oiseau qui ne peut plus s’envoler. Le cinéma n’est plus dans le programme assigné, l’appareil se fait surprendre : la plage de Calais devient aussi, ici, un désert ; l’étape terrible évoquée par Yared, Almaz, Zeid, en Libye, reflue dans l’image du présent. Le film tend ainsi vers un fantastique très particulier, en forme d’oxymore : L’Héroïque Lande est un documentaire fantastique.

24 Au moins deux fois, les cinéastes et les spectateurs sont invités à regarder au loin, au fond. Mais on n’y voit rien, la profondeur de la p(l)age est blanche, trouée, surexposée. Le film est aussi l’histoire d’un apprentissage pour trouver des passages, des chemins qui ne sont pas balisés. Dans La Blessure, un voile blanc recouvrait le visage impuissant de Blandine, dans cette séquence de L’Héroïque Lande, le paysage se transforme momentanément en voile, en écran blanc, pour reconfigurer le visible et l’ouvrir à des potentialités insoupçonnées. Le film est plein de promesses à venir, mais aussi de couleurs, par exemple le rose du voile qui, dans un plan d’une grande pudeur, enveloppe délicatement le visage d’Almaz.

25 La Jungle et, par extension, le film, forment un refuge de fugitifs qui n’oublient rien. La dernière scène investit la plage comme surface d’inscription d’une danse qui diffracte ces rencontres à travers les temps. Il n’y a plus de ville dans cet élan final, mais une chorégraphie hors du lieu, pour des temps multiples de l’histoire, les fugitifs vers d’autres forêts. Stranger Song de Leonard Cohen ouvrait un western de Robert Altman, John McCabe (1971). Ici la chanson, ouvre la fin du film à une pensée qui ne veut plus s’arrêter malgré sa mélancolie, alors que l’espace est traversé par un ferry.

26 Si le film est ponctué de moments qui mobilisent les affects, la grandeur de L’Héroïque Lande est, qu’au fond, ces scènes ne se distinguent pas du commun du film, de tous ses visages et ses mots, ne s’en arrachent pas. Dans ses temps de repos, de partage d’un feu et de parole, ce sont la douceur et la douleur lucide de différentes générations qui nous retiennent. L’Héroïque Lande se concentre sur des gestes de belles personnes singulières, mais, quand une foule répond à l’injonction judiciaire de sortir de ses abris de la zone Sud qui seront bientôt détruits, les traits des quelques jeunes gens avec lesquels nous passons notre temps sont à la fois différents — individués — et possiblement non- différents de ceux des milliers de réfugiés.

27 Les films de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval sont des refuges, en avant-garde, pour des corps interdits. La manière dont un lieu-refuge, la Jungle, est ici travaillé permet d’amplifier les hypothèses cinématographiques des cinéastes. Élisabeth Perceval décrit avec détermination et précision le rôle des films : La position des dirigeants européens est d’une grande hypocrisie ; ils versent des millions d’euros à la Libye afin de réguler les flux migratoires qui « se déverseraient chez nous ». Et dans le même temps, ils ferment les yeux sur les tragédies qui se passent quotidiennement là-bas, aux frontières, pour des dizaines milliers de personnes qui fuient la guerre et cherchent à rejoindre l’Europe. Yared, Zeid, Almaz ont survécu à l’horreur des camps en Libye, et dans leurs paroles nous entendons l’horreur se répéter. Quelque chose résonne, là, comme un rappel de ce que certains ont déjà fait dans d’autres périodes de l’histoire… Il y a aujourd’hui, pour certains, la possibilité d’être exclus du monde, de disparaître. Que faire avec cette terrible réalité ? Qui peut prétendre n’entretenir aucun lien avec la politique ? Le cinéma communique un regard sur le monde dans lequel nous vivons. Et ce que nous voyons dans l’Héroïque Lande, c’est bien notre réalité. Le film participe entièrement de notre expérience des rencontres que nous avons faites dans la Jungle. Nous prolongions ainsi les interrogations cinématographiques qu’on se posait au moment de Paria, La Blessure, la Question Humaine et Low Life autour de la présence d’un corps

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interdit. Comment le regarder ? L’approcher ? Le filmer ? Au centre de ces questions, il y a l’idée du droit à l’existence. Je fais du cinéma depuis cet endroit-là. Mes origines prolétaires ont certainement déterminé ce choix de parler d’un monde plutôt que d’un autre. Nos films portent la trace de ce conflit, de la brutalité des deux mondes ; les puissants et les pauvres. Qu’est-ce que l’interdiction d’une présence ? Pourquoi le fait d’être né quelque part détermine-t-il de façon aussi décisive ce à quoi nous avons droit ? Le cinéma réactive notre capacité à voir dans l’actualité ce qui résonne avec l’histoire. Un film n’est pas un traité politique, ou une leçon, mais il accompagne le contemporain de façon intense et sensible, il nous charge de sons, d’images qui nourrissent nos sensibilités. Il agit comme chargeur d’émotions16.

28 Dans cette perspective, L’Héroïque Lande. La Frontière brûle, « film refuge », est l’opposé d’un parc d’attractions. Heroic land est le nom d’un projet de parc d’attractions et d’un ensemble commercial à l’effigie de superhéros et de figures de science-fiction dont la construction est prévue sur la Lande de Calais, à la place des cabanes détruites.

29 Du refuge au parc, deux modes et deux mondes de sensibilités se confrontent. Le cinéma peut aussi être commercial, son industrie dominante le prouve chaque semaine, fonctionner selon des mécanismes proches d’un grand manège à sensations. La sensibilité que creuse L’Héroïque Lande, au-delà du démantèlement de la Jungle, interroge, dans un « film refuge » à l’avant-garde, le futur des existences, des territoires, autant que du cinéma. Reprenons à notre tour l’interrogation que Jean-Luc Nancy emprunte à un jeune homme du film : « c’est quoi notre avenir ? » Dans sa matérialité, le film ne voile rien et, sans avoir la prétention de tout dévoiler, choisit quelle humanité le cinéma, aujourd’hui et demain, se doit de filmer.

NOTES

1. Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016. Voir notamment sa conclusion : « Éthique du passant ». 2. Pour une réflexion critique sur la notion d’oasis comme « refuge », en partant des écrits de Hannah Arendt (« […] les oasis qui peuvent dispenser la vie sont anéanties lorsque nous y cherchons refuge », Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, coll. « Points », 1995 (1955), p. 186), voir Bernard Aspe, L’Instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant, Paris, La Fabrique éditions, 2006. Jacques Rancière revient notamment sur ce point « […] un discours sur le présent qui donne de l’espoir aux gens assemblés pour entendre un philosophe, c’est une petite oasis. Une place occupée dans une métropole, une ZAD, ce sont des oasis d’une autre dimension, certes, mais peut-être pas différentes en nature : des espaces de liberté “au milieu” du désert, à ceci près que le “désert” n’est pas le vide mais le trop-plein du consensus. » Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous — Conversation avec Éric Hazan, Paris, La Fabrique éditions, 2017, p. 72. 3. Dénètem Touam Bona, Fugitif où cours-tu ?, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Des mots », 2016, p. 80-81.

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4. Jean-Luc Nancy, « Film refuge », dossier de presse L’Héroïque Lande. La Frontière brûle, Shellac Distribution, p. 6-12. 5. Marielle Macé, « Nos Cabanes », AOC media - Analyse Opinion Critique, paru le 01/04/2018 : 6. Marielle Macé, Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017, 2017, éditions Verdier, Lagrasse. 7. Michel Agier, Les Migrants et nous. Comprendre Babel, Paris, CNRS éditions, 2016, p. 34. 8. Robert Bonamy et Raphaël Nieuwjaer, « Entretien avec Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval — Partie 2 : “Nous sommes tous des passants” », revue Débordements , . 9. Jean-Luc Nancy, « Regarder, ne pas toucher », dans Martine Leibovici et Eleni Vavrikas, Tumultes no 21-22 : Le Paria, une figure de la modernité, p. 266. 10. Hannah Arendt, La Tradition cachée, le juif comme paria, traduction française S. Courtine- Denamy, Paris, Christian Bourgois, 1987. 11. À propos du film Des spectres hantent l’Europe (2016), réalisé par Maria Kourkouta et Niki Giannari au camp d’Idomeni, voir Georges Didi-Huberman, « Eux qui traversent les murs », dans Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer quoi qu’il en coûte, Paris, 2017, Les éditions de Minuit. Dans ce texte, Didi-Huberman revient notamment à la notion de paria. 12. Notamment Jean-Luc Nancy, « La représentation interdite », dans Au fond des images, Paris, Galilée, 2003. 13. Michel Foucault, « Vies des hommes infâmes », in Collectif Maurice Florence, Archives de l’infamie, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, p. 7. 14. Nicole Brenez, Traitement du Lumpenproletariat dans le cinéma d’avant-garde, Biarritz, Atlantica- Séguier, 2006, p. 24-25. La notion de pauvre infigurable est empruntée par Nicole Brenez à Arlette Farge (Arlette Farge et al., Sans Visages. L’Impossible regard sur le pauvre, Paris, Bayard, 2004, p. 13). 15. Pour une approche politique du cinéma de Chaplin, entre l’infime et l’infâme, voir Guillaume Le Blanc, L’Insurrection des vies minuscules, Montrouge, Bayard, coll. « Les révoltes philosophiques », 2014. 16. Robert Bonamy et Raphaël Nieuwjaer, « Entretien avec Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval — Partie 2 : “Nous sommes tous des passants” », Idem.

RÉSUMÉS

La notion de « film refuge » proposée par le philosophe Jean-Luc Nancy à propos de L’Héroïque Lande. La Frontière brûle (2018) est ici interrogée et prolongée. Cette réflexion mobilise l’étude de plusieurs aspects et passages du film réalisé par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval depuis la Jungle de Calais. Le film est discuté à partir du problème des corps et des lieux interdits, qui amène à considérer les fugitifs diffamés et leurs prétendus « taudis infâmes ».

The notion of “refuge film” proposed by the philosopher Jean-Luc Nancy about L’Héroïque Lande. La Frontière brûle (2018) is here questioned and prolonged. This reflection mobilizes the study of several aspects and passages of the film directed by Nicolas Klotz and Élisabeth Perceval from the Jungle of Calais. This film is discussed on the basis of the problem of bodies and forbidden places, which leads us to consider defamed fugitives and their so-called “infamous slums”.

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AUTEUR

ROBERT BONAMY Maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Grenoble Alpes. Ses travaux concernent à la fois l’histoire du cinéma (Naruse, Grémillon, Hitchcock) ainsi que le cinéma le plus contemporain, particulièrement dans ses manières d’envisager les problèmes politiques et esthétiques des vies dites infâmes et des zones d’inimitié. Il est l’auteur d’un essai intitulé Le fond cinématographique (L’Harmattan, 2013) et a dirigé deux livres collectifs, à partir des films de Sharunas Bartas (Sharunas Bartas ou les hautes solitudes, éditions du Centre Pompidou — De l’incidence éditeur, 2016) et d’Itinéraires de Roberto Rossellini (UGA Éditions, 2014). Il a également écrit plusieurs études à partir des écrits de penseurs importants, notamment Siegfried Kracauer et Giorgio Agamben. Par ailleurs, il codirige une maison d’édition : De l’incidence éditeur. Son prochain livre, Cinémas en communs, paraîtra en 2019 aux éditions de l’œil.

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Il était une fois la banlieue ou l’expérience ordinaire du cinéma Once Upon a Time There Were the Suburbs or the Ordinary Experience of the Cinema

Julie Savelli

1 Certains auteurs n’ont de cesse de manifester leur engagement dans la vie ordinaire au, et par, le cinéma. Dominique Cabrera est de ceux-là. Pour faire passer quelque chose du réel et de l’imaginaire des peuples, elle élabore un système de représentation qui détermine le mode d’existence de chaque projet en tant qu’œuvre, et par là même, la présence de « l’ordinarité1 » à l’écran. Le poétique participe ici pleinement du politique, et nous aimerions en témoigner dans cet essai en inscrivant la démarche de la cinéaste dans la continuité de la réflexion de Michel Foucault.

2 Dans le texte d’introduction écrit en 1977 pour servir de préface à une « anthologie d’existences », le philosophe pointe combien, depuis le XVIIᵉ siècle, les mécanismes du pouvoir relèvent du discours, et de sa performativité, s’attachant pour cela à forger « une légende des hommes obscurs », à partir des seuls « monuments » (plaintes, rapports, enquêtes, etc.) que l’institution politique a pu accorder à « ces vies infimes devenues cendres » : Ce n’est pas un recueil de portraits qu’on lira ici : ce sont des pièges, des armes, des cris, des gestes, des attitudes, des ruses, des intrigues dont les mots ont été les instruments. Des vies réelles ont été “jouées” dans ces quelques phrases ; je ne veux pas dire par là qu’elles y ont été figurées, mais que, de fait, leur liberté, leur malheur, leur mort souvent, leur destin en tout cas y ont été, pour une part au moins, décidés. […] Toutes ces vies qui étaient destinées à passer au-dessous de tout discours et à disparaître sans n’avoir jamais été dites n’ont pu laisser de traces brèves, incisives, énigmatiques souvent — qu’au point de leur contact instantané avec le pouvoir. De sorte qu’il est sans doute impossible à jamais de les ressaisir en elles-mêmes, telles qu’elles pouvaient être “à l’état libre” (…). On me dira : vous voilà bien, avec toujours la même incapacité à franchir la ligne, à passer de l’autre côté, à écouter et à faire entendre le langage qui vient d’ailleurs ou d’en bas ; toujours le même choix, du côté du pouvoir, de ce qu’il dit ou fait dire. Pourquoi, ces vies, ne pas aller les écouter là où, d’elles-mêmes, elles parlent2 ?

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3 Dans cette déclaration d’intention, Foucault présente son projet à l’aune des critiques qui lui ont été faites à propos de Surveiller et Punir (1975) : s’il justifie, dans une perspective historique et archivistique, le point de vue du pouvoir qu’il adopte en privilégiant des documents institutionnels, il tient aussi compte du fait que les individus concernés se voient de ce fait privés de toute parole, soit de toute résistance possible. Le philosophe anticipe ainsi avec intuition certains aspects des travaux qu’il conduira au début des années 1980, dans son cycle de conférences à l’Université de Vermont, sur le « souci de soi3 » et sur les « arts de soi-même4 », étudiant en particulier les « techniques de soi5 », qu’il considère comme la possibilité de transformation de soi par soi au moyen d’un mode d’existence et de pratiques tels que l’écriture de soi.

4 Dominique Cabrera se situe, nous semble-t-il, dans cette voie ouverte par Foucault lorsqu’elle cherche à écouter ces vies « là où, d’elles-mêmes, elles parlent », pour donner à entendre la part la plus ordinaire de leur existence — celle qui est généralement cachée, maltraitée ou ignorée par l’administration, le journalisme ou la science. Rien d’abominable ou de sensationnel, donc, chez la cinéaste pour qui « l’infâme » doit être pris en charge en étroite collaboration avec celles et ceux qui en sont les sujets, et qui en deviennent les messagers à l’écran. Ainsi entrons-nous dans les films de la cinéaste avec une empathie immédiate, happés par l’entièreté de sa vision toujours en prise avec le filmé qui participe activement de ce récit de soi.

5 Pionnière d’un certain retour de l’engagement dans le cinéma français des années 1990, Dominique Cabrera s’aventure sur divers territoires de vies et d’écritures. Traitant de la banlieue de l’intérieur, elle tourne son premier court métrage documentaire, J’ai droit à la parole (1981), dans une cité de transit à Colombes, puis réalise, coup sur coup, cinq films consacrés aux quartiers du Val Fourré et de La Courneuve, tous co-produits par la société de production et de diffusion ISKRA6.

6 Malgré le malaise que connaissent déjà les périphéries françaises à cette époque (les pouvoirs publics et les médias parlent du « problème des banlieues »), la jeune cinéaste se tient à distance du cliché de la rage, cherchant à filmer à la fois l’utopie et la « crise » des banlieues, sous l’angle de l’intime. Elle s’attache à la puissance affective des lieux, aux visages et à la parole « vraie » des sans-noms que l’on ne voit pas, ou mal, dans les représentations dominantes. Au fond la beauté des images importe peu ici ; c’est la justesse de la forme qui est en jeu — ce que le cinéaste Chris Marker décrit comme l’alliance de la rigueur et du naturel7. Les choix d’écriture ne sont jamais démonstratifs et ne reproduisent aucunement le rapport d’opposition visible/invisible, s’illustrant, au contraire, par une certaine simplicité, une discrétion, en miroir avec la réalité filmée.

7 Nous proposons d’éclairer plus particulièrement un « dispositif8 » filmique caractéristique de cette série documentaire consacrée aux banlieues, lequel permet de réaliser, aux deux sens du terme, une poétique dont l’engagement profondément social s’appuie tant sur le réel que sur la rêverie. Notre regard portera sur l’un des deux principaux opus de ce corpus, Chronique d’une banlieue ordinaire (1992), un moyen métrage qui recueille la mémoire d’anciens locataires de quatre tours murées de Mantes-la-Jolie quelques mois avant leur démolition. Nous envisagerons comment Dominique Cabrera parvient, par l’expérience du cinéma, à ressaisir en elles-mêmes « ces milliards d’existences destinées à passer sans trace9 », et à nous rendre sensibles à leur infamie, en même temps que plus attentifs, peut-être, à notre propre condition ordinaire.

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Pour une mémoire commune

8 Chronique d’une banlieue ordinaire est habité par une vision à la fois romanesque et sociologique. Dominique Cabrera filme les anciens habitants de plusieurs tours condamnées à être dynamitées et « re-monte » avec eux des fragments de leur vie passée. Un père de famille, une mère et sa fille, deux couples, trois jeunes sœurs, des élèves et leur enseignante, témoignent en regardant la caméra droit dans les yeux, avec une adresse déconcertante, qui trouve, selon nous, son explication dans l’intention mémorielle du projet.

9 « Tous les souvenirs ont une valeur ! écrit la cinéaste dans la lettre qu’elle adresse aux habitants du quartier des Écrivains. Nous en prendrons grand soin10. » Si le dispositif filmique est bâti sur un profond sentiment de fraternité, c’est sans doute parce que la cinéaste a habité dans une HLM une partie de son enfance, après son rapatriement d’Algérie, en 1962, à la fin de la guerre d’indépendance. Les partis pris de cinéma résultent ainsi d’une expérience vécue qui induit une compréhension intuitive et réciproque. « Je suis montée dans les étages, écrit la cinéaste, impressionnée par la présence palpable de ceux qui avaient vécu là, retrouvant des sons, des formes et des lumières de notre enfance en HLM11. »

10 Chronique d’une banlieue ordinaire s’origine à la fois dans le souvenir ordinaire des habitants du Val Fourré et dans l’enfance enfouie de la cinéaste, laquelle cherche à exhumer, par les moyens du film, la poésie et la beauté de la vie en cité, mais sans pour autant écarter ses difficultés. Les habitants évoquent leur réalité en se rappelant les jours heureux passés en famille de même que la dureté de cette vie en collectivité, avec les dégradations matérielles, le suicide ou le racisme. Dominique Cabrera cherche à tisser une mémoire populaire qui soit bien vivante, et non pas conservée dans du formol : le projet se distingue donc autant par sa puissance affective de remémoration que par son inspiration sociale et politique, en lien avec l’actualité critique des banlieues de l’époque — les habitants témoignent de la mort d’un jeune homme en garde à vue qui survient pendant le tournage.

11 En entrelaçant de la sorte le passé et le présent, les tours murées, bien que stigmatisées par le discours social qui n’y projette qu’échec et désolation, sont aussi chargées de présences chaleureuses, à la fois réelles et fantasmées. Elles s’offrent à nous dans une sorte de dualité où le laid et le beau, la mort (motifs récurrents de la fissure, du noir ou du vide) et la vie, le réel et la mise en scène, se confondent pour « exposer12 », au sens de Georges Didi-Huberman, le plus justement possible les peuples. Loin des discours institutionnel et politique, Dominique Cabrera ne cherche pas à expliquer la crise des quartiers sensibles, mais plutôt à « faire passer de l’histoire13 », une histoire commune, vouée à ne pas laisser de traces, et dont, pourtant, l’existence compte. À l’origine de cette vision qui s’illustre par un réalisme puissant teinté d’onirisme, il y a deux partis pris de cinéma que nous proposons de décrire. Le dispositif filmique restitue l’ordinaire par l’usage performatif du plan-séquence et par la mise en scène d’une parole vive.

Corps vivants et lieux fantômes

12 La puissance ontologique du film s’origine en premier lieu dans la figure du plan- séquence14. Chronique d’une banlieue ordinaire est constitué de nombreuses scènes filmées d’un seul tenant par l’opérateur de l’INA Jacques Pamart, généralement en travelling, à

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l’épaule ou plus rarement sur rail (lorsque les lieux sont vides), et toujours en une seule prise15. La plupart du temps mobile, même dans le face-à-face, la caméra a donc une existence palpable : elle enveloppe les corps qu’elle suit de près, en se déplaçant latéralement, à leurs côtés, ou en leur emboîtant le pas dans la visite.

13 De ces travellings marchés, ou glissés, il résulte une co-présence du filmeur et du filmé qui présentifie la vision. En effet, suivre les protagonistes dans leurs déplacements permet aussi de matérialiser la présence bord-cadre de la cinéaste. Si celle-ci reste invisible à l’écran, elle co-habite pourtant en creux l’espace du film dans un rapport de compagnonnage. Le plan-séquence filmé en travelling situe donc la cinéaste dans le temps et dans l’espace du sujet (regards caméra) et nous permet d’éprouver la justesse de la relation qui les unit au moment du tournage : la clarté des intentions de réalisation semble fixer ici un cadre relationnel qui aide les personnes à mettre consciemment en forme leur intervention dans le film.

14 Ainsi, Dominique Cabrera n’entre jamais par effraction dans l’habitat ; elle est invitée par ses hôtes qui la guident. La porte s’ouvre, se referme, demeure parfois entrebâillée pour signifier le passage qui s’effectue de l’extérieur — le dehors, le non-film — vers l’intérieur — le dedans, le film-refuge. L’espace de l’habité, aussi délabré soit-il, a non seulement une valeur mémorielle mais aussi une fonction d’intégration dans le film. À l’intérieur de la maison-cinéma, il y a une douceur qui enveloppe le corps, lequel se recroqueville, tel l’escargot dans sa coquille, pour retrouver l’essence de son être, soit la possibilité de raconter et de se raconter16.

15 Cette « co-habitation » de la cinéaste et des anciens habitants de la tour, qui repose sur l’expérience immédiate du plan-séquence en une seule prise, participe de la performativité de l’apparition (et de la réception). Si la dimension nostalgique fait bien partie intégrante de l’expérience, comme en témoignent certains partis pris plastiques qui mettent en relief des passages plus fragiles (quelques séquences tournées en noir et blanc, la musique lancinante du compositeur Jacques Birgé, le remontage ponctuel d’images amateurs), celle-ci se trouve pourtant mise à distance, ici même et sur-le- champ, par l’entièreté des corps filmés au, et depuis, le présent. Dominique Cabrera ressuscite le passé en le « performant » par le dispositif de prise de vue.

16 « C’est ce retour des vivants, écrit Jean-Louis Comolli à propos du film, qui réveille les fantômes, et fait du même coup apparaître les traces anciennes, comme telles, comme traces17. » Ainsi la tour devient-elle un château imaginaire dont les ruines sont réenchantées par la mise en scène du vivant, et de sa parole vive.

La partition des voix (ou la méthode Perrault)

17 Dans Chronique d’une banlieue ordinaire, le processus de revisitation et de confession de la mémoire résulte de la parole hic et nunc des habitants. Les personnes filmées sont invitées à réinvestir les lieux témoins de leurs anciennes vies (cuisine, salon, couloirs, balcon), et à faire remonter, pour et par le film, l’émotion du temps passé, ses exaltations et sa peine. Ici, comme dans les films suivants, le court métrage Réjane dans la tour (1993) et le moyen métrage Une poste à La Courneuve (1994), les témoignages reposent sur un travail d’écriture qui génère de la fabulation — ce que la cinéaste appelle la « méthode Perrault » : J’avais été passionnée par Pour la suite du monde [co-réal. Michel Brault, Marcel Carrière et Pierre Perrault, 1963]. J’avais cherché à en savoir plus et j’avais lu

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beaucoup d’entretiens et de textes de Pierre Perrault. […] En m’inspirant de mes lectures, j’avais alors imaginé une sorte de méthode : j’écrivais les propos des protagonistes pendant nos entretiens et je leur montrais la fois suivante ce qu’ils avaient dit, ce qui me semblait important. On en discutait, et ainsi, avec eux, j’écrivais une “partition”. Le jour du tournage, on savait de quoi il allait être question. Il y avait à la fois beaucoup de préparation et une forme d’improvisation, car sur le moment, dans le plan-séquence, ils étaient les seuls maîtres, comme des acteurs sur la scène d’un théâtre, parlant pour eux-mêmes, et non pas seulement pour moi, sur le plateau de leur HLM18.

18 Le dispositif est envisagé selon un principe proche de « l’anthropologie partagée », considérant le film comme un processus relationnel et un support de création collective19. Dominique Cabrera réalise un travail préparatoire qui consiste à réaliser des entretiens avant le tournage pour délimiter le propos structurant et co-écrire, avec les protagonistes, une sorte de trame, laquelle sera enregistrée en prise directe (soit en une seule prise) à la perche ou par le biais d’un micro HF, au moment du tournage.

19 Cette méthode donne aux voix une véritable autonomie narrative, associant la liberté d’une énonciation sur le vif et la maîtrise d’un contenu anticipé en vue du film. La cinéaste n’est toutefois pas totalement absente ou mutique, et participe de l’actualisation de cette parole par le biais de quelques relances, certes très discrètes et surtout dans le dernier tiers du film. Les personnes filmées deviennent alors à la fois les héros et les hérauts de leur vie ; elles peuvent la raconter mais aussi la rêver à voix haute dans l’instant, pour lui donner une dimension légendaire. Je mêlerais le plan-séquence de Tabarka avec la méthode Perrault. Je retrouverais les habitants, je les aurais écoutés, j’aurais écrit avec eux leurs partitions, leur restituant le statut de héros de leurs vies légendaires. La tour deviendrait un moteur à histoires, le lieu d’une histoire populaire effacée à ressusciter20.

20 C’est précisément parce que Dominique Cabrera est attentive à cette capacité d’auto- fabulation que les anciens habitants sont amenés à re-vivre leur vie comme un roman et à s’en faire les griots. La « méthode Perrault » s’inspire en quelque sorte, et dans une moindre mesure, du psychodrame, soit ici un « scénario vécu » qui a recours à la mise en scène pour saisir le réel sans censure, pour s’approcher de lui au plus près en vue d’une prise de conscience21. Cette technique du récit de soi répond, en effet, nous semble-t-il à un besoin de réparation, ici lié à la stigmatisation dont ces vies souffrent et à l’échec d’une utopie de vie — que le prologue du film situe dans un passé révolu par le remontage d’archives vantant la nouvelle banlieue au milieu des années 1960.

Un film-patchwork

21 Cette réparation s’illustre aussi dans le travail de couture auquel se livre le film et qui s’apparente, selon nous, à ce que Claude Lévi-Strauss considère comme le propre de la pensée sauvage, ou mythique, par comparaison avec la démarche scientifique22.

22 Si chaque plan-séquence, autonome, offre un nouvel éclairage sur le réel grâce aux témoignages qui lui sont adossés, il y a aussi une puissante unité, thématique et stylistique, dans cet ensemble élaboré sur un principe fragmentaire — les pièces sont vues indépendamment en même temps que dans leur relation au tout. Chaque scène agit en interne pour elle-même, avec sa propre « partition ». La neige tombe par la fenêtre tandis que l’on s’identifie à une voix : les détails (une lumière, le verre martelé d’une porte, le motif d’une tapisserie) infusent la parole filmée et renouvellent

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l’émotion de sa vision. Si ces vies nous sont contées dans le désordre, par bribes et par morceaux, le songe progresse pourtant d’une séquence à l’autre jusqu’à former un ensemble ou plutôt un chœur. Le principe du montage, la plupart du temps synchrone et linéaire, consiste alors à ajuster les différents plans-séquences pour les coudre ensemble, témoignant d’un respect pour le rythme de la réalité mais aussi pour celui du film. Il s’agit d’installer une durée concrète, pour être au plus près des personnes filmées, tout en rappelant le travail de création à l’œuvre par un théâtre du regard et de la parole, lequel s’illustre notamment dans le montage alterné qui tresse les témoignages entre eux pour faire résonner la cité.

23 Ainsi, cette réaffectation du passé s’incarne à l’écran dans la structure du patchwork qui abrite la rêverie personnelle en même temps que les tissus d’une mémoire commune — haillons, rebuts et chiffons23 de l’habitat, ici infâme, se trouvent utilisés pour tirer de la mort (de l’oubli et de la destruction) une histoire qui fait monde.

24 En d’autres termes, le propre de Chronique d’une banlieue ordinaire est de produire à l’écran une révolution soit, selon l’étymologie dialectique du terme, à la fois un mouvement giratoire — qui consiste, pour un astre ou pour une roue, en un retour sur et à soi-même — et un mouvement de cassure, qui opère un renouvellement. La révolution procède donc à un enroulement et à une dispersion, faisant dès lors converger une double temporalité : un temps révolutionné, au sens de répété dans son achèvement — le passé est rappelé à jamais par l’inscription filmique ; et un temps révolu-tionné, au sens de bouleversé, un temps appelé à changer et à se transformer — les tours sont détruites à la fin du film et s’écroulent sous nos yeux, certes au ralenti.

25 Cette question, qui a tant occupé Jean Epstein24, nous la retrouvons au travail chez Dominique Cabrera : le film est un collage de « blocs de mouvements-durée » qui nous fait sentir le flux continu du temps de même que sa discontinuité. Sa nature est dialectique : il s’élabore pour donner l’illusion de la continuité mais énonce conjointement la rupture, marque l’écart. Il nous faut alors, en tant que spectateurs, prendre acte de l’intervalle qui sépare les images et faire la liaison par nous-mêmes, vivre à notre tour, et selon notre propre régime de vision, l’expérience démocratique de cette « chronique d’une banlieue ordinaire ».

L’expérience ordinaire du cinéma

26 Le point de vue vécu de cette série de six films, qui couvre une large palette de sujets et de tons, participe d’une histoire sensible de la ville et des faubourgs urbains. Aussi réaliste que romanesque, cet ensemble documentaire se caractérise par une infinité de percées. Portrait, poème, essai ou conte onirique, chaque film est un prototype dramatique. Le point de couture de l’ouvrage réside dans l’expérience (de l’) ordinaire que la cinéaste, cheminant avec aisance entre la vie et l’art, met en œuvre par le cinéma.

27 Il faut envisager cet art (de l’) ordinaire dans toute sa dimension pragmatique, au sens de John Dewey25, ou encore au prisme de son « réalisme », tel que repensé par Stanley Cavell depuis les années soixante-dix26. Dans sa nouvelle approche philosophique du réalisme, ce dernier appréhende le cinéma comme un art démocratique participant de notre expérience la plus commune, laquelle est apte à décrire nos formes de vie quotidiennes, visant même à les améliorer — dans le sens d’un perfectionnisme moral27 —– par la connaissance qu’il en procure. Le cinéma nous mettrait, selon Cavell, en

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situation de vivre, au sens d’éprouver, une réalité à laquelle nous n’appartenons pas nécessairement : la mécanique de projection du monde nous permettant de re- connaître l’Histoire mais aussi, et c’est le cas ici, notre condition ordinaire. Ce serait par cette expérience immanente que le cinéma pourrait alors nous « rendre meilleurs » puisque ces fragments de réalité filmés s’inscrivent en nous le temps du film, et après, dans ce qu’il nous en reste, dans les souvenirs qui constituent notre ordinaire.

28 Qu’advient-il alors des personnes et des choses du monde dans le cinéma de Dominique Cabrera ? D’un film à l’autre, c’est bel et bien une grande toile populaire qui se tisse sous nos yeux, une histoire que partage la cinéaste, elle-même issue d’un milieu modeste d’origine pied-noir. En effet, cette œuvre engagée dans la description du réel cherche à saisir les gestes et les émotions des sans-noms, pour mettre en récit le commun à l’écran. Et toute la puissance de la démarche documentaire s’illustre alors dans cette capacité à traduire notre semblable par le cinéma, à nous faire voir celui que l’on ne voit pas toujours, aussi proche soit-il, en nous permettant d’avoir une perception la plus sensible possible de son point de vue sur le monde. Ce qui, dès lors, peut nous rendre meilleurs, ou tout au moins conscients de notre ressemblance, et de notre « ordinarité »…

29 Cette condition humaine, Dominique Cabrera n’a jamais cessé de la questionner, y compris sous des formes fictionnées, comme en témoignent plusieurs de ses longs métrages de fiction qui se présentent comme des utopies collectives ayant trait au travail, à la révolution, à la liberté ou au pouvoir. Elle explore aussi bien le « trésor perdu » (selon l’expression de l’historienne Sophie Wahnich) de la Révolution française dans Le Beau Dimanche (2007) que la Seconde Guerre mondiale dans Folle embellie (2004) ou encore nos modes modernes d’existence. Ce sont en effet les grèves de 1995 qui inspirent Nadia et les Hippopotames (2000), un film au casting impressionnant, tourné avec son actrice fétiche, Maryline Canto, mais aussi avec des cheminots syndicalistes. C’est ici une autre caractéristique de la cinéaste qui dirige aussi aisément des comédiens professionnels que des interprètes issus du réel, à l’instar de sa dernière fiction, Corniche Kennedy (2017), tournée avec des adolescents des quartiers populaires de Marseille.

30 Dominique Cabrera s’attache bien à faire passer des mondes, luttant par l’expérience cinématographique contre l’enfouissement d’une histoire populaire. Dans ce cinéma altruiste qui s’exprime à travers le regard qu’elle porte sur l’autre (un inconnu, un proche ou un acteur), on sent aussi poindre un besoin de repérage de soi et un enjeu personnel de remémoration. Rien d’étonnant alors au fait que la cinéaste retourne parfois son regard sur elle-même, exposant sans ambages sa propre vie et sa propre personne. Ses deux journaux filmés en vidéo nous offrent ainsi un point d’entrée autobiographique dans l’œuvre : le premier volet, Demain et encore demain28, rend compte, tout au long de l’année 1995, des états d’âmes de la jeune femme ordinaire qu’est Dominique Cabrera tandis que le second, Grandir (Ô heureux jours) publié en 2013, est un roman familial qui couvre une période de dix ans de vie29. Ces récits à la première personne participent d’un « souci de soi » qui constitue la pierre de touche de l’engagement de Dominique Cabrera à l’égard de la réalité singulière de ses contemporains, comme de la sienne, dans un mouvement de va-et-vient entre le Nous et le Je. En concevant et en tournant Chronique d’une banlieue ordinaire, j’avais le sentiment de faire un film très personnel, pour moi en quelque sorte. Je me figurais les personnages comme des fragments d’une histoire universelle mais aussi d’un

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roman à la première personne. Je me projetais dans les voisins, les familles nombreuses, la jeunesse, l’engagement, le mariage, être une femme, la déception politique, la tentation du suicide… Tous ces éléments universels, je les voyais aussi comme les pièces d’un essai, presqu’un autoportrait. Le Je et le Nous, on est bien souvent ramenés à ce duo, on se replie vers le Je et c’est le Nous qu’on retrouve, on se déploie vers le Nous et c’est le Je qui nous interpelle. C’est la condition humaine ! Et le cinéma, cet art qui ne vit que de visages, de corps et de voix, qui respire ontologiquement l’espace social, intime et collectif d’une époque, n’a d’autre choix que de jouer cette partition, ce canon où le Je et le Nous se doublent, se cherchent, se répondent, se perdent et se retrouvent sans fin30.

NOTES

1. De « ordinaire » (latin ordinarius, en ordre), terme rare dont on trouve toutefois de nombreuses attestations de sources diverses (notamment chez M. Cerisuelo, E. Domenach et S. Laugier, principaux interprètes en France du « philosophe de l’ordinaire », Stanley Cavell) : qui a des caractéristiques ordinaires, qui se rapporte à la moyenne, à ce qui est normal. 2. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », dans Archives de l’infamie, op. cit., p. 12-13. 3. Michel Foucault, « La culture de soi », [1983], dans Qu’est-ce que la critique ? suivie de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015, p. 81-111. 4. Michel Foucault, « Les techniques de soi », dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001. 5. Ibid. 6. Les six films de banlieue de la cinéaste ont été récemment restaurés et édités dans un coffret DVD intitulé « Il était une fois la banlieue » (Documentaire sur grand écran, « collections particulières », janvier 2017). ISKRA (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles, « étincelle » en russe), issue de la coopérative SLON, est une société de production et de diffusion indépendante initiée par Chris Marker en 1968 autour des films collectifs Loin du Vietnam et À bientôt j’espère, dont la ligne éditoriale s’ancre dans le social et le politique. 7. « Plutôt que des adjectifs vagues ou élogieux, j’aimerais dire que ce film est exemplaire, en ce qu’il unit deux qualités qui généralement ont tendance à se combattre : la rigueur et le naturel. Certains cinéastes ont la grâce, on leur pardonne un certain laisser-aller. D’autres ont la méthode, on leur pardonne une certaine lourdeur. Ici rien à pardonner, tout à admirer. Un an de travail approfondi, la connaissance des lieux, des personnes, des heures, aboutissent à la saisie de la vie même, sans qu’on pense à se demander par quel miracle la caméra est toujours au bon endroit, au bon moment. » (Chris Marker, extrait d’un fax envoyé à ISKRA après que le cinéaste a visionné Une poste à la Courneuve (1994) à la télévision. L’éditeur a retrouvé ce document dans les archives de la production et l’a publié dans le livret du coffret DVD précité.) 8. Cette notion de dispositif, pensée dans le cadre des sciences humaines comme en témoignent différents travaux de Giorgio Agamben et de Michel Foucault, est largement utilisée en cinéma et dans les arts visuels depuis les années 1970 (voir à ce sujet Jean-Louis Baudry, « Le dispositif », dans Communications, Raymond Bellour, Thierry Kuntzel, Christian Metz (dir.), no 23, 1975, p. 56-72 et Jacques Aumont, L’Image, Paris, éd. Armand Colin, 1990 ; ou plus récemment, Raymond Bellour, La querelle des dispositifs, Paris, P.O.L, 2012 ; Aline Caillet, Dispositifs critiques. Le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014 et Anne- Marie Duguet, Déjouer l’image. Créations électroniques et numériques, Paris, Éditions Jacqueline

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Chambon, 2002). Nous proposons, pour cette étude, d’employer le terme de « dispositif » afin de désigner un protocole organisationnel, technique et matériel, ainsi que l’éthique qui en découle, soit une certaine vision du monde et du cinéma qui détermine les conditions d’apparition et de réception du réel dans le cadre du projet filmique. 9. M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », dans Archives de l’infamie, op. cit., p. 11-12. 10. Dominique Cabrera, « Lettre aux anciens habitants des tours murées du quartier des écrivains », publiée dans le livret du coffret DVD « Il était une fois la banlieue », op. cit. 11. Dominique Cabrera, « Leurs visages », texte écrit pour le livret du coffret DVD « Il était une fois la banlieue », op. cit. 12. Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, Peuples figurants. L’œil de l’histoire, 4, Paris, Minuit, 2012. 13. « Faire de l’histoire, dit Michel Foucault, c’est une activité savante, nécessairement plus ou moins académique ou universitaire. En revanche, faire passer de l’histoire, ou avoir un rapport à l’histoire, ou intensifier des régions de notre mémoire ou de notre oubli, (…) c’est ce que peut faire le cinéma. » (Michel Foucault, « Le Retour de Pierre Rivière », entretien avec Guy Gauthier, Revue du cinéma, no 312, déc. 1976.) 14. La figure du plan-séquence, qui constitue l’un des points de départ formels de ce film, trouve son origine dans la vision de Tabarka 42-87 (1987), un film de Jean-Louis Comolli cher à Dominique Cabrera, dans lequel Jacques Pamart, avec qui la cinéaste travaille aussi pour Chronique d’une banlieue ordinaire, filme en plan-séquence le retour de Claude Grenié dans sa maison natale en Tunisie. 15. Ces informations techniques concernant la prise de vue proviennent d’une discussion avec Dominique Cabrera organisée par Languedoc-Roussillon Cinéma et animée par l’auteur en 2016 dans le cadre des Rencontres de l’éducation artistique aux images () [consulté le 10 avril 2018]. 16. Cette comparaison avec la coquille de l’escargot provient de la réflexion de Gaston Bachelard sur l’espace et en particulier sur la maison (voir « Le nid », dans La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 92-104). 17. Jean-Louis Comolli, « Regards sur la ville », Gérard Albathe, J.-L. Comolli (dir.), Paris, éd. Centre Georges Pompidou, 1994. 18. Dominique Cabrera, La partition de l’œuvre. Entretien avec Julie Savelli, dans Brefcinema.com, mars 2017, () [consulté le 10 avril 2018] 19. Jean Rouch est à l’origine de la notion d’anthropologie partagée. Le cinéaste-anthropologue propose d’intégrer la réflexivité dans la recherche et de témoigner de l’observation réciproque qui se produit sur le terrain entre l’observateur et l’observé, fondant sur cette démarche sensible tout son dispositif cinématographique. Cette méthode, certes largement discutée et débattue dans les années 1980 (car on lui oppose l’ambiguïté d’un rapport Nord/Sud inégal), cherche à partager l’anthropologie par les moyens du cinéma sur un principe collaboratif. 20. Dominique Cabrera, « Leurs visages », texte écrit pour le livret du coffret DVD « Il était une fois la banlieue », op. cit. 21. Le psychologue autrichien Moreno est à l’origine de cette technique sociologique à vocation thérapeutique qui est mise au point dans les années 1930 : le psychodrame consiste à faire sciemment jouer à des individus leur propre rôle dans la société, ceci afin qu’ils prennent conscience de leurs frustrations, ou de leurs difficultés, et qu’ils s’en débarrassent éventuellement. Jean Rouch est l’un des premiers à s’appuyer sur ces techniques pour réaliser certaines de ses ethno-fictions, Moi, un noir (1958) ou La Pyramide humaine (1961) par exemple. 22. « Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en

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utilisant des résidus et des débris d’événements : odds and ends, dirait l’anglais, ou en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société. En un sens, le rapport entre diachronie et synchronie est donc inversé : la pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements, alors que la science, en marche du seul fait qu’elle s’instaure, crée, sous forme d’événements, ses moyens et ses résultats, grâce aux structures qu’elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de deux stades, ou de deux phases, de l’évolution du savoir, car les deux démarches sont également valides. » (Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 36.) 23. Nous pensons à la figure du chiffonnier évoquée par Walter Benjamin comme métaphore de son activité d’historien qui n’amasserait que de vieux chiffons d’histoire : « Méthode de travail : montage littéraire. Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. Je ne vais rien dérober de précieux, ni m’approprier aucune formule spirituelle. Mais les haillons, les déchets, eux, je ne veux pas les inventorier, mais leur rendre justice de la seule façon possible : les utiliser. » (Paris, capitale du XIX ᵉ siècle, 1935, dans Œuvres, Paris, Gallimard, 2000, p. 60.) 24. « Qu’une réalité puisse cumuler continuité et discontinuité, qu’une suite sans fissure soit une somme d’interruptions, que l’addition d’immobilités produise le mouvement, c’est ce dont la raison s’étonne depuis les Éléates. » (Jean Epstein, Intelligence d’une machine, Paris, éditions Jacques Melot, 1946, p. 260.) 25. John Dewey, L’art comme expérience [1934], Pau, Farrago / Léo Scherrer, 2005. 26. Voir notamment La Projection du monde [1971], S. Cavell, Paris, Belin, 1999 et À la recherche du bonheur [1981], S. Cavell, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1993 ainsi que les textes réunis par M. Cerisuelo et S. Laugier dans Stanley Cavell, Cinéma et Philosophie (Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000) et par E. Domenach dans Le cinéma nous rend-il meilleurs ? (Paris, Bayard, 2003). 27. « […] voir dans le laboratoire du cinéma, écrit Stanley Cavell, la démocratisation du perfectionnisme, reconnaître ce dont nous sommes capables dans les confrontations quotidiennes, répétées, non dramatiques, sur lesquelles le cinéma attire notre attention. […] une pensée méchante inexprimée, ou déguisée, un regard dur, une mauvaise foi délibérée […] — les innombrables signes de notre scepticisme à l’égard de la réalité, de la séparation, de l’autre-nous font courir le risque de souffrir, ou d’endurer, des petites morts quotidiennes. » (S. Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, op. cit., p. 98). Cet extrait est cité dans « Qu’est-ce que le réalisme, Cavell, la philosophie, le cinéma », un article de Sandra Laugier qui éclaire remarquablement cette redéfinition philosophique du réalisme au, et par, le cinéma (dans Critique, « Cinéphilosophie », M. Cerisuelo et E. During (dir.), no 692-693, Paris, Minuit, 2005). 28. Dominique Cabrera explique que ce premier journal résulte d’un article sur son précédent film de banlieue, Une poste à la Courneuve, qui dit que les usagers du bureau de poste sont pauvres et laids : « Moi, je ne vois que cette phrase dans le texte qui est pourtant élogieux… Je suis bouleversée. Je me dis que j’ai exposé ces personnes qui ne me demandaient rien et me donnaient beaucoup. C’est là le point de départ, ce qui m’a poussé à retourner la caméra vers moi, à faire un film sur la seule personne que je pouvais vraiment exposer : moi-même. » (Dominique Cabrera « Une chambre à soi. Entretien avec Julie Savelli », dans Entrelacs, « Récits de soi. Le je(u) à l’écran », dir. Claire Chatelet et Julie Savelli, no 15, mai 2018.) 29. Tous les films autobiographiques de Dominique Cabrera ont récemment été édités dans un coffret DVD : « Les films autobiographiques de Dominique Cabrera » (Potemkine, 2014). 30. Dominique Cabrera, La partition de l’œuvre. Entretien avec Julie Savelli, dans Brefcinema.com, op. cit.

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RÉSUMÉS

Certains auteurs n’ont de cesse de manifester la réalité ordinaire au, et par, le cinéma. Dominique Cabrera est de ceux-là. Pionnière d’un certain retour de l’engagement dans le documentaire français des années 1990, elle réalise, coup sur coup, cinq films consacrés à la banlieue. Dans cet essai, nous envisagerons combien le poétique participe du politique dans Chronique d’une banlieue ordinaire (1992), un moyen métrage dont le dispositif emblématique s’appuie tant sur le réel que sur la rêverie pour mettre en récit « l’infâme » (M. Foucault). Rien d’abominable ou de sensationnel : la cinéaste ne cherche pas à expliquer la crise des quartiers sensibles, mais bien à faire passer une mémoire commune en collaboration avec celles et ceux qui en sont les sujets et qui en deviennent les messagers à l’écran. En nous permettant d’avoir une perception sensible de notre semblable, l’expérience de ce cinéma peut dès lors nous « rendre meilleurs » (S. Cavell), ou tout au moins conscients de notre propre condition ordinaire.

Some authors are forever showing the everyday reality, at and through the cinema. Dominique Cabrera is one of them. A pioneer in the return of a certain commitment in the French documentary in the nineties, she made five films in a row about the suburbs. In this essay, we shall see how poetics and politics are mixed in Chronique d’une banlieue ordinaire (2012), a movie whose emblematic apparatus relies as much on the real as on daydream to give an account of “infamy” (M. Foucault). There is nothing loathsome or sensational: the director does not try to explain the crisis in problem areas but to pass on a collective memory in collaboration with those who are its subjects and become its messengers on the screen. Thus, as we get to perceive our fellow creatures in a more sensitive way, the experience of that cinema can “make us better” (S. Cavell), or at least conscious of our own ordinary condition.

AUTEUR

JULIE SAVELLI Julie Savelli est maître de conférences en études cinématographiques à l’université Paul Valéry Montpellier 3. Ses recherches en esthétique et en histoire portent sur la création documentaire, plus particulièrement dans le cinéma engagé et l’autobiographie en images. Rédactrice pour Bref, le magazine du court métrage, depuis 2011, elle collabore régulièrement à la revue scientifique Entrelacs, a publié un ouvrage sur Gunvor Nelson (Fictions matérielles. Films et vidéos de Gunvor Nelson, Re:Voir, 2015) et plusieurs travaux sur la représentation des peuples (en révolte, en migration, en détresse) dans les cinémas du réel.

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Durée étendue et visibilité de l’infime. À propos de films et de personnages de Lav Diaz Extended Duration and Lowly Lives’ Visibility. On Lav Diaz’s Films and Characters

Lucia Ramos Monteiro

« Au-delà du texte philosophique, il n’y a pas une marge blanche, vierge, vide, mais un autre texte, un tissu de différences de forces sans aucun centre de référence présente1. »

1 Florentina Hubaldo, CTE (2012) s’ouvre avec l’image d’une route déserte, entourée par l’abondante végétation de la forêt qu’elle traverse, sous un ciel nuageux. Pendant les premières secondes, rien ne se passe au centre du cadre, sombre et vide. Notre regard se dirige alors vers les bordures latérales, où les feuilles bougent, et vers le haut, où les nuages se déplacent et la lumière change. C’est seulement après plus d’une minute de plan fixe sans action que nous apercevons que quelque chose à l’arrière-plan avance en notre direction. Au cours de ce long plan fixe, nous identifierons un homme âgé portant une chemise à carreaux, une jeune femme aux cheveux longs et deux chèvres tirées par une corde. Ils ne parlent pas, on ne sait pas où ils vont ni d’où ils viennent. Ce plan inaugural, d’une durée de cinq minutes, se limite à les montrer, entrant dans le cadre par le fond de l’image, pour en sortir par la portion inférieure gauche.

2 Dans l’ensemble du film, d’une durée de six heures au total, les cinq premières minutes servent moins à offrir les éléments narratifs et dramatiques introductoires qu’à instaurer un régime d’attention peu commun aujourd’hui, mais qui s’avérera dominant au cours de ce film — comme d’ailleurs dans une bonne partie du cinéma de son réalisateur, le Philippin Lav Diaz.

3 En effet, il s’agit d’un moment de « calibrage » de l’attention. Habitué à la vitesse croissante du montage actuel, de plus en plus rythmé par une parole devenue presque omniprésente, aussi bien dans les longs-métrages de fiction de grand public que dans le

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champ du documentaire, le spectateur doit gérer son impatience devant un film qui tarde à expliciter sa structure narrative, proposant par ailleurs l’exercice d’un regard centrifuge, à contresens des conventions de centralité et de perspective2. Nous sommes d’emblée incités à observer non pas ce qui se passe sur le point de convergence des quatre triangles dessinés par la rencontre entre route, forêt et ciel — situé légèrement en dessous et à droite du centre géométrique du cadre —, mais dans les marges de l’image.

4 Le regard vers des événements produits dans les « à-côtés » de l’image n’est pas quelque chose de nouveau dans l’histoire du cinéma — nombre de commentateurs du cinéma des frères Lumière ont pris note du frémissement des feuilles qui servaient de décor pour Le Repas de bébé (1895), dont « la mise en scène (…) est susceptible de décentrer l’attention portée à l’anecdote au profit de la dynamique interne au plan3 ».

5 Indépendamment de l’inscription ou de l’action des personnages, les fonds cinématographiques de Diaz sont animés par des mouvements qui leur sont propres : ils sont visibles et audibles, ils agissent et se font remarquer, comme pour démarquer une ancienneté par rapport à toute intrigue. Chez Diaz il y a également une mise en rapport d’actions de rythmes différents, et le contraste est remarquable entre, d’un côté, l’agitation constante des feuilles, des nuages et des gouttes d’eau, et, de l’autre, la lenteur de la marche des personnages. Néanmoins, le regard décentré est dû surtout à la longue durée du plan et à la mise en scène qui, d’entrée de jeu, vide systématiquement l’espace connu comme « premier plan », le centre habituel de l’image cinématographique, pour ne le peupler que dans un deuxième temps, lorsque notre regard a déjà été habitué à une ballade centrifuge plutôt rare dans l’expérience du spectateur de cinéma.

6 Les lignes de force établies à l’ouverture de Florentina Hubaldo, CTE nous invitent même à aller au-delà des limites de l’image, prolongeant le regard vers ce qui se situe hors de l’écran — un hors-cadre qui est aussi hors-film. Cette configuration n’est pas, bien entendu, l’apanage de Florentina Hubaldo, CTE, ni même du cinéma de Lav Diaz. Tiago de Luca la situe dans le contexte d’un slow cinema particulièrement propice au visionnement en salle pour que « le contrat spectatoriel soit entièrement rempli4 ». Dans son analyse, De Luca observe les modalités spectatorielles engagées par ce style cinématographique fondé sur l’immobilité, le silence et la durée, un style qui serait impropre pour les petits écrans domestiques et pour le spectateur distrait de nos jours, et, en même temps, de plus en plus présent dans les galeries d’art. À partir de son étude de Goodbye, Dragon Inn (Tsai Ming-liang, 2003), Fantasma (Lisandro Alonso, 2006) et Shirin (Abbas Kiarostami, 2008), l’auteur affirme que, « par le biais d’une modalité d’adresse contemplative, le slow cinéma provoque une conscience accrue des conditions de visionnement5 ». La même remarque peut être faite à propos du cinéma de Lav Diaz en général et de Florentina Hubaldo, CTE en particulier, même si le visionnement domestique sert à apaiser l’angoisse du chercheur devant un film qui ne cesse de le fuir6.

7 Il est par ailleurs possible de voir des rapports entre le cinéma de Lav Diaz et le « durational cinema » proposé par Michael Walsh, dans la lignée des expériences de Andy Warhol (Empire, 1964) et Michael Snow (Wavelenght, 1967), qui suppriment l’intérêt du drame et de l’incident et placent le temps comme élément formel central7. Il s’agit, en effet, d’un cinéma qui donne à voir de manière spécialement intense le passage du temps. Dans le cas spécifique des productions du XXIe siècle analysées par

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Walsh — comme dans celui de Diaz —, il s’agit d’une production réalisée et diffusée digitalement, alors que le support numérique avait été considéré comme moins capable d’offrir le sentiment de durée8.

8 Donnée récurrente du cinéma de Lav Diaz, dont les films dépassent fréquemment les deux heures conseillées par Hitchcock parce que compatibles avec la capacité de la vessie humaine, la longue durée non seulement nous permet de voir le passage du temps, notamment lors d’actions lentes qui nous sont rendues en temps réel, mais aussi favorise une sorte d’empathie avec les longs et douloureux processus historiques des Philippines. Ici il s’agira surtout de comprendre son impact sur l’expérience du spectateur en ce qui concerne spécifiquement la visibilité de l’infime. Selon notre hypothèse, la durée étendue des films de Diaz s’offrirait en tant que condition privilégiée pour l’observation de micro-événements — telles les feuilles qui bougent — particulièrement nécessaire pour les récits de Lav Diaz, consacrés à des personnages à la marge des histoires officielles comme de la littérature.

9 Pour ce faire, nous nous concentrerons sur l’analyse de Florentina Hubaldo, CTE. Dans un premier temps, nous traiterons de la place faite aux marges et aux marginaux dans la cinématographie de Diaz à partir de ce film. Dans un deuxième temps, nous montrerons que, par sa longe durée, mais aussi en raison de la composition des cadres et de la structure narrative, marquée par le retour de lieux, cadres et monologues, avec des répétitions qui se conjuguent différemment à chaque fois, comme dans une spirale, Florentina Hubaldo stimule et sollicite la mémoire du spectateur soumis à une expérience proche de celle vécue par la protagoniste9. Afin d’offrir un éclairage sur ce jeu de miroirs délicatement construit entre trois niveaux de mémoire (mémoire du personnage/mémoire nationale/mémoire du spectateur) qui ne cessent de s’alimenter mutuellement, ce texte interroge la place consacrée au spectateur, et tente de comprendre la gestion d’un équilibre précaire entre attention, distraction, mémoire et oubli.

La visibilité des marges

10 Travailler le concept de limite revient à travailler à la limite du concept, nous dit Jacques Derrida, qui défend l’impossibilité de penser aux marges sans penser à ce qu’elles encerclent. Il ouvre son Marges de la philosophie avec un essai sur le tympan, charnière oblique entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Le philosophe peuple alors les marges de sa page d’un extrait de « Perséphone », publié par Michel Leiris dans Biffures10. À côté de l’écriture derridienne, les ornements que Leiris décrit (la guirlande, l’enroulement, l’arabesque, les circonvolutions cérébrales, « la feuille d’acanthe qu’on copie au lycée quand on apprend à manier tant bien que mal le fusain », etc.11) offrent une visibilité nouvelle aux espaces qui entourent le texte « principal », réduisant la centralité de la page.

11 S’il y a des marges du cinéma, il y a encore un cinéma, le cinéma ? Il s’agit d’interroger, en paraphrasant Derrida, l’existence même du cinéma à une époque où les formats de prise de vue et de projection se voient transformés radicalement, et où l’expérience du spectateur semble avoir retrouvé une condition proche de celle du cinéma des premiers temps, avant que les conventions ne s’établissent. Chaque film, chaque situation de visionnement, invente un nouveau spectateur, et l’expérience de la salle devient, petit à petit, elle aussi marginale. À nouveau, un art parmi d’autres, regardé par des

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spectateurs assis, mais aussi allongés ou en mouvement, le cinéma contemporain redevient marginal, rareté sans aura. Ici, la proposition de l’impureté énoncée par André Bazin se révèle effectivement visionnaire : Comme ces fleuves qui ont définitivement creusé leur lit et qui n’ont plus la force de mener leurs eaux à la mer sans arracher un grain de sable à leurs rives, le cinéma approche de son profil d’équilibre. […] En attendant que la couleur ou le relief rendent provisoirement la primauté à la forme et créent un nouveau cycle d’érosion esthétique, le cinéma ne peut plus rien conquérir en surface. Il lui reste à irriguer ses rives, à s’insinuer entre les arts dans lesquels il a si rapidement creusé ses gorges, à les investir insidieusement, à s’infiltrer dans le sous-sol pour forer des galeries invisibles. Le temps viendra peut-être des résurgences, c’est-à-dire d’un cinéma à nouveau indépendant du roman et du théâtre. […] En attendant que la dialectique de l’histoire de l’art lui restitue cette souhaitable et hypothétique autonomie, le cinéma assimile le formidable capital de sujets élaborés, amassés autour de lui par les arts riverains au cours des siècles. Il se l’approprie parce qu’il en a besoin, et que nous éprouvons le désir de les retrouver à travers lui12.

12 Lav Diaz puise dans les « arts riverains du cinéma » de différentes manières. D’une part, ses films commencent à être vus dans des espaces dédiés à l’art contemporain13. D’autre part, ses films s’ouvrent pleinement à la littérature14, à la musique15, au théâtre et aux arts visuels16.

13 La porosité d’un art cinématographique qui serait par définition marginal se double, chez le réalisateur, d’une façon étonnante de rendre visibles les marges — culturelles, artistiques, naturelles. Par l’agencement rhizomique de ses personnages, par la composition de ses plans et par la manière dont ses films s’insèrent dans une habitude et une culture cinéphilique, il semble affirmer que les puissances des lisières — du cinéma, du cinéma philippin — se situeraient justement dans leur impureté, leur porosité, leur dynamisme propre aux interstices : la dissolution des mythes nationaux et des frontières par les expériences artistiques17.

14 Notre centre d’intérêt ici réside dans la visibilité des êtres marginaux qui peuplent la filmographique de Diaz, de Batang West Side (2001), consacré à l’enquête menée par un inspecteur philippin établi aux États-Unis sur les morts mystérieuses de jeunes compatriotes exilés, liées au trafique d’une drogue nouvelle, à The Woman Who Left (2016), sur une femme qui sort de prison après y avoir passé trente ans enfermée injustement. Le réalisateur philippin renouvelle constamment son intérêt pour des « vies singulières devenues poèmes », des existences situées entre l’anecdote véridique et la légende qui se heurtent au pouvoir. Dans leurs malheurs singuliers, de tels personnages, comme les infâmes collectionnés par Foucault, semblaient destinés à l’oubli avant qu’un cinéaste ne décide de leur conférer une forme filmique qui combine, elle aussi, réalité et fiction.

15 Dans le parcours proposé par la filmographie de Diaz, la figure d’Andrés Bonifacio est peut-être celle qui condense de la manière la plus prononcée les contradictions du texte foucaldien : l’un des fondateurs du Katipunan, mouvement ayant lutté pour l’indépendance des Philippines contre la couronne espagnole, Bonifacio (1863-1897) a été assassiné dans un complot, son corps n’a jamais été retrouvé et sa trajectoire n’a qu’une place obscure dans l’histoire philippine. Lav Diaz consacre à Andrés Bonifacio une place centrale dans Berceuse pour un sombre mystère (2016), film de huit heures dans lequel ce « héros noir » est pourtant physiquement absent — nous ne voyons que les gestes réitérés de sa femme, Gregoria de Jesus (Hazel Orencio), qui le cherche sans succès et prononce sans cesse son nom, comme des cris contre l’oubli.

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16 L’existence de Bonifacio dans le film de 2016 fonctionne en quelque sorte comme un contrepoint à celle du personnage-titre de Florentina Hubaldo, CTE, réalisé par Diaz quatre ans auparavant. Il s’agit d’un personnage fictif, mais construit à partir d’une série d’éléments réels. Au début du film, un homme offre au père de Florentina 3000 pesos pour acheter ses deux chèvres, et 500 pesos pour sa fille. Dans des entretiens, Diaz affirme s’être inspiré d’une histoire réelle, racontée par un ami : appauvris, certains agriculteurs se voyaient obligés de vendre leurs filles pour acheter de quoi manger18.

17 En effet, Florentina Hubaldo, CTE dresse le portrait d’une femme constamment soumise aux violences de son père. Ce dernier humilie sa fille, la bat, la prostitue. Aidée par son grand-père, elle réussit à s’échapper, fuit, court, rêve, mais elle est sans cesse rattrapée et replongée dans sa routine de malheurs. Pendant six heures, nous assistons à la triste dynamique de cette vie, ainsi qu’aux nombreux efforts de Florentina pour se souvenir de son histoire, mais elle est à chaque fois confrontée à des trous de mémoire ainsi qu’à des souvenirs involontaires. Interprété avec brio par Hazel Orencio, actrice centrale dans la filmographie de Diaz, le personnage-titre tente à plusieurs reprises de raconter son histoire, mais elle perd le fil, oublie des choses, mélange tout. « J’ai mal à la tête. Je n’arrive pas à me souvenir de tout. Il y a plusieurs choses que j’ai déjà oubliées », dit- elle.

18 Les troubles amnésiques dont souffre Florentina (comme les abus auxquels elle est soumise) font écho à l’histoire nationale philippine19. Au niveau diégétique, la maladie neurodégénérative connue sous le sigle « CTE » dont Florentina est atteinte est due aux attaques de son père ; au niveau allégorique, l’expérience de la colonisation espagnole suivie par l’occupation américaine et par la dictature de Marcos, engendrent également les éléments d’une mémoire post-traumatique. Si d’un côté cet entrelacement entre destin individuel et histoire nationale pourrait inscrire le film dans la tradition des « récits de fondation », d’un autre côté les choix formels particuliers opérés par Diaz confèrent à cette catégorie un sens nouveau, la transforment. L’espoir d’une rédemption future, qui marque les récits de fondation traditionnels, se retrouve évacué, remplacé par le surgissement de fantômes, par la menace de reproduction perpétuelle d’un passé de souffrances20.

19 La vie infime de cette femme prisonnière de sa mémoire et de ses oublis fonctionne comme allégorie du destin national philippin, ou, selon les mots de Nadin Mai, comme « une métaphore du traumatisme collectif et de la souffrance nationale philippine, après des siècles de colonialisme suivis par des décennies de dictature sous le président Ferdinand Marcos, qui a soumis le pays à la loi martiale en septembre 197221. »

20 Florentina Hubaldo, CTE se double d’une histoire parallèle, celle de Manoling (Noel Domingo) et Juan (Willy Fernandez), deux jeunes gens qui rendent visite à Hector (Joel Ferer), le frère du premier, à la recherche d’un trésor qui aurait été laissé par leur grand-père. Les deux histoires sont au fond liées mais se passent dans des temps différents : après la mort de Florentina, Hector cherche à rencontrer Loleng (Kristine Kintana), fille de Florentina, handicapée parce que sa mère a été maltraitée pendant la grossesse.

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Attention et distraction

21 À quelques différences près, la même composition décrite au début de ce texte se répète dans Florentina Hubaldo, CTE après une heure de film. La route du début est remplacée par un cours d’eau, et la durée du plan double : dix minutes. Par commodité d’écriture, ce plan sera appelé ici « plan du canal ». Comme au début, l’image peut être divisée en quatre parties : à gauche et à droite, frémissent des branches (non pas de bouleau, mais d’un arbuste de petite envergure) ; en haut, un ciel chargé de nuages ; en bas, de l’eau. La forêt a été remplacée par une plantation (de riz, probablement), et il n’y a plus de formes triangulaires, même approximatives. La ligne d’horizon est cette fois-ci visible, un peu inclinée, comme si l’opérateur (Lav Diaz lui-même) avait mal réglé son trépied. Une pluie fine agite l’eau stagnante du canal. Comme au début, nous voyons quelque chose qui avance vers le premier plan. Comme au début, au son diffus du vent, s’ajoute le chant lointain d’un coq. Petit à petit, nous identifions un homme : il porte une casquette. Impossible de dire dès le départ s’il se situe à droite du canal, à gauche ou, peut-être — et c’est le cas — s’il ne marche pas dans l’eau. Il tient quelque chose dans sa main droite. Un bâton ? Un couteau ? Il s’agit d’un nouveau début, qui marque l’introduction d’un nouveau personnage dans la trame : Hector, que nous regarderons creuser des trous dans le sol à la recherche d’un mystérieux trésor, et plus d’une fois les pieds dans l’eau comme lors de cette apparition initiale. Il s’approche de la caméra, coupe une branche de l’arbuste qui orne toute la portion gauche du cadre, s’assoit à la marge. La tête inclinée devant lui, il a le regard perdu vers l’eau. En off, nous entendons : « Pourquoi y a-t-il de la douleur ? Pourquoi y a-t-il du chagrin ? »

22 L’étrange temporalité du film produit sur le spectateur une réaction étonnante : le plan de dix minutes n’est pas perçu comme deux fois plus long que celui de cinq minutes ; il est possible que l’impatience du public ne s’accentue pas, voire même diminue. Si l’exercice peut être perçu comme peu commode, surtout au début, au risque de provoquer l’ennui ou de précipiter le sommeil, ceux qui acceptent les règles de ce contrat inhabituel s’y habituent petit à petit, et ces deux plans presque « vides » d’action se voient particulièrement propices à un exercice actif de mémoire, de sorte que le premier « revient » à la vision du second. Quand le plan du canal survient, après une heure de film, chaque spectateur est déjà sensibilisé au rythme particulier de Florentina Hubaldo, CTE, a déjà développé ses propres stratégies de regard. La durée du plan est spécialement favorable à l’acte de mémoire, et le premier plan du film revient dans notre souvenir.

23 Entre mémoire et oubli, distraction et attention, le spectateur des films-fleuve de Lav Diaz navigue dans un équilibre instable, au sein duquel la bande sonore joue un rôle fondamental. Vers le milieu du film, après quelque 160 minutes, un plan silencieux de huit minutes répète une troisième fois la configuration du « plan de la route » et du « plan du canal ». Il s’agit du « plan de la rue », complètement flou au début, qui commence de nuit, sous la pluie. La rue est filmée de face, laissant apparaître, sur sa gauche, des maisons, un camion garé avec les clignotants en warnings et des lampadaires dont la lumière se reflète sur l’asphalte humide. La portion droite du cadre est plus sombre, et c’est de là, au fond, que surgira Florentina, marchant d’un pas décidé en direction de la caméra. Elle s’arrête lorsque son corps est suffisamment proche pour être vu en plan américain et qu’il devient net. Elle affronte l’objectif, droit dans les yeux. Impossible de présupposer l’emplacement d’un quelconque personnage là

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où la caméra se situe : c’est dans notre direction que le personnage regarde, et c’est à nous qu’elle tend le bras, se maintenant dans cette position malgré la pluie qui s’intensifie.

24 Le regard centrifuge est stimulé par les vibrations lumineuses, par la pluie qui tombe ainsi que par le passage de quelques véhicules, le spectateur est par ailleurs incité à la remémoration des plans précédents aux configurations proches. Le « plan de la rue » interpelle le spectateur également par la performance de Hazel Orencio, qui maintient ce peu commode regard vers la caméra pendant de longues minutes, malgré les perturbations de la pluie et le passage d’autres voitures. Nous sommes interpellés aussi par le silence de la bande sonore à ce moment-là — il s’agit d’une véritable absence de son : aucune ambiance, aucune voix, aucun bruit — et par la façon dont les gestes du personnage s’adressent à nous. Tente-t-elle de s’échapper de l’espace filmique, ou bien s’efforce-t-elle de nous faire sortir de notre position de spectateur22 ? Se positionner devant la caméra, la regarder, tendre le bras dans sa direction. Non seulement les règles de la « suture23 » se trouvent brisées, mais toute possibilité de passivité ou de léthargie du spectateur est également compromise.

Considérations finales

25 Jacques Aumont établit trois catégories pour marquer le changement de format entre plan long et plan séquence. Il identifie d’abord le « plan statique », qui est « organisé dans la profondeur, où plusieurs actions se déroulent en même temps ». Vient ensuite un type de plan « très mouvementé, où l’on désire avant tout explorer un espace », au sein duquel « le spectateur n’est pas particulièrement “libre” », mais où « on le prend par la main, [où] on lui fait voir l’un après l’autre des éléments de l’action ». En troisième lieu, Aumont place le « plan long, simplement tenu très longtemps, où c’est le passage du temps qui devient le facteur le plus important ». Si les trois plans sur lesquels je me suis arrêtée ici sont « statiques » et « organisés en profondeur », c’est cette troisième catégorie qui décrit de manière plus pertinente le cinéma de Lav Diaz24. Néanmoins, le montage en spirale mis en place dans Florentina Hubaldo, CTE réconcilie deux aspects vus par Aumont comme contradictoires. Le fait de pousser « à sa limite une certaine logique du plan » pour mettre l’accent sur « sa valeur d’unité autonome » a pour conséquence la diminution de « sa fonction d’élément d’un ensemble ». Il est vrai que chez Diaz les plans sont des unités pleines de sens, explorées dans leurs limites, comme l’atteste le plan final, de plus de vingt minutes, pendant lequel Florentina Hubaldo se confie à la caméra jusqu’à s’évanouir, l’épuisement du personnage laissant entrevoir l’état de fatigue de l’actrice. Et pourtant, c’est l’accumulation des plans qui éduque le regard du spectateur — et l’expérience de visionner des plans séparés, même les plus longs, est loin d’être aussi radicale que la séance intégrale. L’insistance avec laquelle les configurations se répètent et se modifient agit sur la mémoire du spectateur, et les plans du début reviennent en tant qu’éléments d’un ensemble plus large qui acquiert, dans la longueur, de nouvelles couches de sens.

26 Chez Lav Diaz, il s’agit d’un recours nécessaire pour que le spectateur puisse comprendre, de façon paradoxale, l’ampleur des vies infimes : elles ne sont pas entrevues comme dans l’éclair benjaminien25, mais se montrent dans la durée de leur

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souffrance, dans la persistance de leur affrontement aux autorités, dans la lutte entre mémoire et oubli.

27 Dans la suite de ce que dit Tiago de Luca à propos de la conscience accrue du spectateur du « slow cinema » par rapport aux conditions de visionnement, voir les films de Diaz, et Florentina Hubaldo, CTE en particulier, revient alors à réfléchir sur la posture spectatorielle contemporaine, et sur l’état actuel — marginal ? — du cinéma. Les séances collectives de Diaz réitèrent la sensation d’un hic et nunc partagé, d’événements vécus collectivement, et une communauté de spectateurs se forme dans le cadre de ces expériences particulières où l’on reconnaît son voisin de siège. Cette communauté de spectateurs dédouble en quelque sorte l’idée de communauté imaginaire, concept forgé par l’historien Benedict Anderson à partir de ses études sur l’indépendance philippine et la construction du sentiment national. Anderson se base notamment sur les pages de l’écrivain indépendantiste philippin José Rizal (1861-1896), source d’inspiration pour Berceuse pour un sombre mystère (2016) de Diaz. Ce qu’écrit Anderson à propos de la littérature de Rizal pourrait être appliqué au cinéma de Lav Diaz : « la fiction s’infiltre silencieusement dans la réalité, et crée cette admirable confiance de la communauté dans l’anonymat qui constitue la marque des nations modernes26 ».

NOTES

1. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. XIX. 2. Des recherches sur la durée moyenne des plans, ou average shot length (ASL), ainsi que sur la quantité moyenne de plans d’un film indiquent une accélération du montage dans la production contemporaine — avec, dans certains titres, une durée moyenne inférieure à quatre secondes par plan, tandis que dans Florentina Hubaldo, CTE, elle est de plus de deux minutes, et arrive à trois minutes dans d’autres films de Diaz. Cf. Nadin Mai, The aesthetics of absence and duration in the post-trauma cinema of Lav Diaz, University of Stirling, 2015 (thèse de doctorat), p. 40-41. 3. Robert Bonamy, Le fond cinématographique, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 20. 4. Tiago de Luca, « Slow Time, Visible Cinema: Duration, Experience, and Spectatorship », Cinema Journal, vol. 56, no 1, 2016, p. 23. 5. Tiago de Luca, « Slow Time, Visible Cinema: Duration, Experience, and Spectatorship », Cinema Journal, vol. 56, no 1, 2016, p. 23-25. 6. À propos de la longue durée au cinéma et les des difficultés qu’elle engage pour le travail d’analyse filmique, cf. Lúcia Ramos Monteiro, « O cinema existe e resiste. Longa duração, análise fílmica e espectatorialidade nos filmes de Lav Diaz », Aniki, vol. 4, nº 2, 2017, p. 434-455, ainsi que les remarques finales de Raymond Bellour à propos d’installations-vidéo de longue durée dans « Trente-cinq ans après, le “texte” à nouveau introuvable ? », dans Images contemporaines, L. Vancheri (ed.), Lyon, Aléas, 2009, p. 17-33. 7. Michael Walsh, « The First Durational Cinema and the Real of Time », dans Tiago de Luca and Nuno Barradas Jorge (orgs.), Slow Cinema, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2016.

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8. Voir notamment les observations de Babette Mangolte dans « Afterword: A Matter of Time », dans Richard Allen and Malcolm Turvey (dir.), Camera Obscura, Camera Lucida: Essays in Honor of Annette Michelson, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2002; ainsi que celles de D. N. Rodowick, dans The Virtual Life of Film, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2007. Jihoon Kim les reprend dans « Expressing Duration with Digital Micromanipulations: Digital Experimental Documentaries of James Benning, Sharon Lockhart, and Thom Andersen », Cinema Journal, vol. 57, no 3, 2018, p. 101-125. 9. Pour Nadin Mai, Florentina se situe dans un « récit cyclique, conséquence de l’événement traumatique, qui l’enferme dans son passé et dans une lutte pour se rappeler même du nom de sa mère » (The aesthetics of absence and duration in the post-trauma cinema of Lav Diaz, thèse de doctorat, Université de Stirling, 2015, p. 231). 10. Jacques Derrida, « Tympan », dans Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. I-XXV ; Michel Leiris, « Perséphone », dans Michel Leiris, La Règle du Jeu I. Biffures. Paris, Gallimard, 1968. 11. M. Leiris, op. cit., p. 85-86 ; repris par Derrida dans « Tympan », p. I-III. 12. André Bazin, « Pour un cinéma impur. Défense de l’adaptation » (1951), Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 2010, p. 105-106. 13. Notamment lors de la rétrospective londonienne de 2017, organisée par May Adadol Ingawanij, Michael Mazière, George Clark et Julian Ross, qui s’est presque entièrement déroulée à la galerie London Gallery West. 14. Parmi les exemples, l’on peut citer Berceuse pour un sombre mystère inspiré de l’œuvre de José Rizal ou The Whoman who left inspiré de Tolstoï. 15. Voir notamment la place donnée au genre chansonnier « kundiman » dans Berceuse… 16. Plusieurs moments de Florentina Hubaldo, CTE et The Woman Who Left témoignent d’une logique propre à la performance. 17. Ces réflexions n’auraient pas été possibles sans le colloque Puissances esthétiques des lisières culturelles, organisé par Nedjma Moussaoui et Dario Marchiori à l’Université Lumière - Lyon 2 en novembre 2016, où elles ont été formulées pour le première fois. 18. Cf. Nadin Mai, op. cit., p. 234. 19. La dialectique entre mémoire et oubli constitue une véritable obsession de Lav Diaz, de Batang West Side (2001), où le protagoniste (un jeune Philippin vivant dans le New Jersey) reçoit de son grand-père des livres et des leçons d’histoire, à A Lullaby to the Sorrowful Mystery (2016), qui met en évidence un passage trouble de l’histoire de l’indépendance du pays. 20. Pour une catégorisation précise des récits de fondation, surtout en littérature, cf. l’étude de Doris Sommer, Foundational Fictions: The National Romances of Latin America, Berkeley, University of California Press, 1993. 21. Cf. Nadin Mai, op. cit., p. 235. 22. Pour Nadin Mai, la mise en scène de Florentina Hubaldo, CTE évoque l’expérience concentrationnaire (op. cit.). 23. Je fais référence au texte de Jean-Pierre Oudart, publié dans les Cahiers du Cinéma (nº 211 et nº 213, avril/mai 1969), qui transpose dans le cinéma le concept lacanien de séparation entre sujet et discours. La « suture » cinématographique fait écho à l’idée de « quatrième mur », formulée originalement par Denis Diderot pour désigner le mur invisible qui assure la séparation entre la scène théâtrale et les spectateurs. Pour Oudart, grâce aux règles de la « suture », présidant notamment le jeu du champ/contrechamp, les coupes du montage cinématographique ne sont pas perçues par le spectateur, qui réussit à recomposer mentalement un espace filmique unifié et reste ainsi attaché au discours filmique. Je ne reviens pas ici sur les nombreuses critiques faites à cette proposition, notamment celles de David Bordwell (Narration in the fiction

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film, Madison, University of Wisconsin Press, 1985), pour qui Oudart a négligé la diversité des styles cinématographiques. 24. Jacques Aumont, Le Montage « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015, p. 59-61. 25. Walter Benjamin, « Thèses sur le concept d’histoire » (1940), thèse V, dans Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 435. 26. Benedict Anderson, Les bannières de la révolte, trad. Émilie L’Hôte, Paris, La Découverte, 2009, p. 69.

RÉSUMÉS

Dans le cadre de la pensée sur la longue durée et la lenteur dans le cinéma contemporain, ce texte offre une analyse de Florentina Hubaldo, CTE (2012), film de six heures réalisé par le réalisateur philippin Lav Diaz. Nous nous concentrerons sur quelques-uns de ses plans longs et très longs pour dessiner une articulation entre leur durée étendue, et la visibilité conférée à des êtres infimes et marginaux, associés de manière allégorique à l’histoire nationale.

In the context of a large discussion on long duration and slowness in contemporary cinema, this article offers an analysis of Florentina Hubaldo, CTE (2012), a six-hour film by Lav Diaz. We focus on certain long shots in order to propose a relation between extended duration and the lowly lives’ visibility, associated in an allegorical way to the Philippines national history.

AUTEUR

LUCIA RAMOS MONTEIRO Lucia Ramos Monteiro est chercheuse associée à l’École de communication et arts de l’Université de Sao Paulo, où elle enseigne, avec un financement Fapesp. Titulaire d’un doctorat en Études cinématographiques réalisé en co-tutelle internationale (Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 et Université de Sao Paulo), elle travaille par ailleurs en tant que programmatrice, en organisant des cycles de films au Brésil, en Colombie, en France et en Suisse, en plus d’être critique de cinéma et arts visuels. Elle a dirigé les ouvrages Oui, c’est du cinéma (Campanotto, 2009), sur cinéma et art contemporain ; Palmanova (Form[e]s, 2016), autour de l’œuvre de Victor Burgin ; et Cinema e história (Sulinas, 2017), sur l’articulation entre recherche historiographique et analyse esthétique du cinéma.

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Marges cinématographiques des temps infâmes

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Le cinéma au temps de la guerre civile Cinema in Civil War Times

Jacopo Rasmi

« Pourquoi ces vies, ne pas aller les écouter là où, d’elles mêmes, elles parlent ? »1

Anonymes

1 Prenons le cinéaste québécois Rodrigue Jean pour commencer. Si son nom ne vous est pas familier, ne vous en préoccupez pas : cette lacune n’a rien d’exceptionnel. En plus d’une certaine ignorance concernant en général le cinéma francophone non français dans l’hexagone, son anonymat relève d’une stratégie personnelle très précise et très précoce. En saisissant son nom dans un moteur de recherche quelconque, la rareté des informations (directes) obtenues au sujet de sa personne et de son travail témoigne d’une stratégie de désidentification et de discrétion. Une image — celle d’un homme au regard mélancolique baissé, en noir et blanc, émergeant d’un fond de lumière flou — et une poignée d’entretiens (à l’écrit, sans trace audiovisuelle) représentent les seules références directes à Rodrigue Jean sur le web2. Rodrigue Jean ayant signé de nombreux longs-métrages connus et critiqués au Canada depuis plus de vingt ans, cette situation d’invisibilité ne peut qu’apparaître comme le signe flagrant d’une prise de position : un choix (éthique) de disparition, ou du moins d’abaissement radical du seuil de présence. Une décision qui instaure immédiatement une conversion entre des possibilités d’apparition d’autres vies peu visibles et la permanence de la sienne dans une zone de réserve. Cette disparition ou réduction de visibilité peut constituer le premier geste d’une politique d’anonymat et de coopération au sein de l’activité cinématographique dont nous tâcherons de retracer les indices et les raisons. Elle s’affirmera, en particulier, dans la région la plus documentaire du territoire balisé par ses travaux filmiques, celle de l’expérimentation d’Épopée — groupe d’action en cinéma. Cet enjeu de l’anonymat fait partie des réflexions qui animent le groupe, qui en parle en ces termes à l’occasion d'un entretien :

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Dans le contexte d’Épopée, il y a une volonté de faire disparaître l’auteur. Souvent, dans le milieu du cinéma, c’est vu comme une coquetterie, de la fausse modestie. Mais Épopée est réellement le produit de discussions, d’échanges constants, et de rapports qu’on pourrait qualifier d’énergétiques3.

2 Si le cinéaste place cette action cinématographique sous le signe d’une condition anonyme, c’est qu’elle est requise par le sens et la réussite du travail du collectif : taire des noms et cacher des images pour que d’autres apparences et d’autres voix puissent se manifester.

Infâmes

3 Bien que l’histoire d’Épopée appartienne à l’époque contemporaine (ayant commencé autour de 2010), il faut remonter le cours du temps pour en repérer les racines et se confronter ainsi à un délai d’achèvement aux enjeux politiques. Ce retard, on le verra, s’explique par la résistance d’un certain agencement hégémonique de l’univers audiovisuel ainsi que par le lent effort d’en élaborer un fonctionnement alternatif. Le suivi de cette expérience — inspirée par un séjour à Londres au début des années 1990 (pendant une bourse de résidence chorégraphique) — nous demande de reculer d’une vingtaine d’années. À cette époque, Rodrigue Jean a déjà commencé à associer son intérêt initial pour les arts performatifs à son attrait pour le travail cinématographique et il ne tardera pas à transformer l’invitation d’une amie à faire du bénévolat dans un centre londonien pour jeunes prostitués (Streetwise Youth) en une animation d’ateliers de vidéo avec ses usagers. Deux engagements, au moins, motivent son initiative : d’un côté, la possibilité offerte à ces personnes de mettre en récit et de recomposer des existences chaotiques, obscures et fragmentées ; de l’autre, l’urgence de braver le tabou social imposé par les classes dominantes (leur morale et leurs moyens de communication) autour du phénomène de la prostitution masculine, souvent combiné à celui de la toxicomanie. Ce sont de véritables « vies infâmes », selon le terme que Foucault nous a légué. Leur infamie est le royaume des noms indignes où se forge leur redoutable anonymat : « criminel », « pédé », « prostitué », « clochard », « toxico »… Malgré sa volonté de transformer ce travail en une création documentaire, Rodrigue Jean doit abandonner son projet à cause de l’absence d’infrastructures de production disponibles pour en permettre la réalisation. À cause de son refus de se soumettre à des ingérences très méticuleuses dues à la sensibilité socio-politique du sujet, le cinéaste devra renoncer aux moyens (logistiques, humains et financiers) proposés par la BBC et Channel 4 lors d’une première sollicitation. L’abandon des soutiens productifs entraine également l’abandon du projet filmique, dont la réalisation finalement sera reportée plutôt qu’oubliée.

4 L’occasion d’y revenir se présente à son retour au Québec, quelques dix ans plus tard, grâce à un encouragement de la part de l’ONF (Office national du film du Canada, dispositif de financement public de l’audiovisuel). En se penchant à nouveau sur l’expérience des travailleurs du sexe, Rodrigue Jean et son équipe trouvent un terrain de travail à Montréal dans le cadre du centre Action Sero Zero situé au cœur du quartier du Quadrilatère, au centre de la métropole québécoise. Pour le cinéaste, il s’agit de trouver un espace intermédiaire protégé où rencontrer ces sujets plutôt que d’aller les chercher et les filmer directement dans le territoire urbain où se dessine — entre les trafics de corps et de stupéfiants — leur extrême et frénétique vulnérabilité. Le film qui en résultera est donc le fruit d’une confiance établie d’abord avec les

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opérateurs d’Action Sero Zero (très prudents, notamment face au monde de l’information) et, ensuite, avec les jeunes qui fréquentent le centre. Le tournage est rythmé par plus d’une année de rendez-vous selon un principe de régularité qui défie la précarité et l’instabilité des sujets impliqués. Une telle durée semble pourtant nécessaire afin qu’ils puissent traduire leurs expériences en une narration orale et qu’ils trouvent un juste rapport au dispositif cinématographique. La garantie autant de leur parole que de leur assiduité — ce qui n’était pas du tout évident — a sans doute reposé sur le principe d’une relation hospitalière et attentive ainsi que d’un cadre simple et fixe d’entretiens frontaux, dans un lieu familier. Le plateau cinématographique se pense comme un refuge (bien qu’éphémère) pour des existences risquées et errantes qui obligent ainsi la troupe à fabriquer un dispositif de tournage adapté, à la hauteur de leur forme. Un film attentionné et patient de plus de deux heures où les témoignages des jeunes prostitués se relayent et évoluent dans le temps, sans qu’aucun commentaire ne se superpose à la vérité des corps et des paroles. Tel est le résultat final de cet atelier de travail : Hommes à louer (2008).

Témoins

5 Le film de Rodrigue Jean s’oppose au principe général qui régit, selon Foucault, la manifestation des existences infâmes : Ce qui les arrache à la nuit où elles auraient pu, et peut être toujours dû, rester, c’est la rencontre avec le pouvoir : sans ce heurt, aucun mot sans doute ne serait plus là pour rappeler leur fugitif trajet. Le pouvoir qui a guetté ces vies, qui les a poursuivies, qui a porté, ne serait-ce qu’un instant, attention à leurs plaintes et à leur petit vacarme et qui les a marquées d’un coup de griffe, c’est lui qui a suscité les quelques mots qui nous en restent4[…].

6 En l’absence de ce travail cinématographique des protagonistes d’Homme à louer, nous n’aurions eu que les traces dérisoires et fatales de leur rencontre avec la machine du pouvoir. « Infâme » est la vie non ordinaire telle que les dispositifs gouvernementaux peuvent la décrire : par des comptes rendus policiers, par les fiches des assistants sociaux, par des documents médicaux, par des rapports juridiques… Ces documents n’auraient opposé à leur cavale silencieuse que les insipides classements (tels que « pauvre », « malade », « criminel », « toxicomane »…) dans lesquels est engloutie leur intense singularité. La fonction qui résiste à ce travail de surveillance et d’archivage du pouvoir serait selon Giorgio Agamben celle du « témoignage » : Pour le distinguer de l’archive, qui désigne le système des relations entre le non-dit et le dit, appelons témoignage le système des relations entre le dedans et le dehors de la langue, entre le dicible et le non-dicible en toute langue — donc entre une puissance de dire et son existence, entre une possibilité et une impossibilité de dire. Penser une puissance en acte en tant que puissance, c’est-à-dire penser l’énonciation sur le plan de la langue, revient à inscrire dans la possibilité une césure qui distingue en elle une possibilité et une impossibilité, une puissance et une impuissance; et cela revient, dans cette césure, à situer un sujet5.

7 Alors que l’archive selon Foucault trace des rapports historiques et impersonnels de partage entre dit et non-dit (mais aussi vu et non-vu), le geste du témoin intervient comme une puissance qui fait appel à l’instance subjective : pour injecter du possible et de l’ingouvernable dans ces relations, en travaillant la matière d’un dehors irréductible aux catégories d’archivage. L’expérience filmique d’Hommes à louer s’inscrit sans doute dans ce dernier geste en fabriquant un espace de témoignage où l’ordre représentatif

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du pouvoir (enregistré par l’archive) est troublé par l’avènement des singularités (verbales, corporelles, affectives). Rodrigue Jean — comme beaucoup d’autres avant et après lui: Ferdinand Deligny, Pedro Costa, Wang Bing, Roberto Minervini, Pietro Marcello… — décide de ne pas se satisfaire des récits où le pouvoir piège la mémoire de ces vies pour aller faire ce que Foucault avait renoncé à faire. C’est-à-dire « aller les écouter là où, d’elles mêmes, elles parlent », ces « existences réelles », « obscures et infortunées », en dehors de « ce qu’on estime d’habitude digne d’être raconté6. »

Impropres

8 Afin d’achever Hommes à louer, une longue bataille a dû être engagée face aux injonctions des financeurs (autant du côté de la production que de celui de la distribution). Le soutien de l’ONF n’ayant pas été suffisant, Rodrigue Jean s’était adressé au monde de la production privée (InformAction) et télévisuelle par la forme du pré- achat (Radio-Canada). Ces liens avec le système marchand de financement et de diffusion du cinéma (avec la complicité de l’ONF) imposent très rapidement au développement du film les contraintes de l’exploitation commerciale. Il sera notamment question de réduire la durée de l’œuvre en coupant ses passages les plus dérangeants et non appropriés — selon des impératifs qui s’opposent à la justesse d’une certaine mesure et d’une certaine transparence respectées par le film face à ses protagonistes. L’équipe du film, épaulée par de nombreux membres de l’univers intellectuel et créatif québécois, s’oppose aux instructions péremptoires que l’infrastructure publico-privée dicte à la forme de l’œuvre. Cette dernière refuse au réalisateur de racheter les droits de son travail tout en évoquant les exigences commerciales (« on est là pour vendre de la pub ») afin de justifier sa violente intervention dans ses choix esthétiques. Dans la guerre froide déclarée par les revenus publicitaires et la capitalisation de l’investissement productif à l’attention sociale et à l’autonomie créative, l’avancement de la création atteint une impasse. En réaction à cette suspension, un appel est lancé contre l’« embargo inacceptable » qui interdit au travail de Rodrigue de circuler sous sa forme originale dévoilée lors de quelques projections exceptionnelles7. Finalement, le film pris en otage aura le droit d’être diffusé dans sa première version (140 minutes en 35 mm) au prix du montage de deux autres versions conformes aux besoins du marché (52 minutes et 75 minutes) dont le cinéaste ne reconnaitra pas la paternité. Le constat est élémentaire et amer : il est extrêmement difficile de faire un autre cinéma (un cinéma d’écoute, d’écologie sociale) tout en demeurant à l’intérieur de l’infrastructure du cinéma commercial et de ses démarches d’appropriation. Pour créer d’autres images (contre les infamies), il faut créer autrement : il faut penser et pratiquer des méthodes, des économies et des organisations alternatives. Dans cette aventure s’affirme la nécessité d’un dispositif logistique, humain et financier à l’inverse d’un ordre commun impropre au travail de création qui engendrera le collectif Épopée. Ce collectif se fonde ainsi sur les principes d’une autonomie qui serait étrangère autant aux logiques (bureaucratiques et gouvernementales) de l’institution publique qu’aux intérêts (commerciaux) des agents privés.

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Nues

9 Les enjeux de la dispute — selon Rodrigue Jean — dépassent l’horizon purement cinématographique (celui d’une autonomie de création, par exemple) et s’inscrivent dans des frictions politiques plus profondes et cruciales. Ce conflit autour du visible, plus précisément, appartiendrait au mouvement d’une ample « guerre civile » qui informe tacitement nos communautés. Celle d’une protection de l’organisme social qui réprime ses membres marginaux en revendiquant qu’« il faut défendre la société8 ». L’interdiction d’une certaine visibilité ainsi que son contrôle dans le cadre du système audiovisuel de production et de diffusion nous renvoie donc à des phénomènes généraux de « gouvernementalité » des vivants que le cinéaste n’hésite pas à relier aux mécanismes biopolitiques étudiés par Foucault et Agamben : Ce qui m’intéresse aussi dans le phénome◌̀ne de la prostitution aujourd’hui, c’est la question de ce que Foucault appelle le biopouvoir, ou comment la société gère les corps. Voir comment on dispose à volonte◌́ du corps des jeunes. Giorgio Agamben, philosophe italien qui a continué à travailler dans la foulée de Foucault, a développé un concept qu’il appelle Homo sacer. C’était cette catégorie d’hommes qui, dans la société romaine antique, pouvait être tuée sans qu’il y ait homicide au regard de la loi. Agamben montre comment, dans nos sociétés actuelles, la Déclaration universelle des droits de l’homme ne peut être applicable dans la mesure où existe toujours une semblable catégorie d’individus9. 10 Ce gouvernement des vies semble donc s’associer étroitement à celui de leurs formes : la puissance des apparences et des paroles des vivants fait l’objet de la même capture et gestion que leurs corps et de leurs conduites. Un certain gouvernement des conduites (ce qu’on peut faire ou pas) ainsi qu’un certain gouvernement de l’apparence (ce qu’on peu montrer et dire ou pas) présupposent la même condition de nudité de la vie, dépouillée de ses capacités immanentes. Cette vie nue, en tant que condition d’exercice de tout pouvoir, est celle qui est livrée à une gestion qui la transcende. Nos vies ne cessent pas de croiser les dispositifs gouvernementaux qui fonctionnent en présupposant leur nudité contre leur autonomie. Des dispositifs médicaux jusqu’aux opérations policières, les vivants sont systématiquement dépossédés de leur forme par la logique biopolitique du gouvernement. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une « guerre civile » : à savoir d’un pouvoir qui s’exerce sur la communauté qui l’exprime et le constitue. Dans ce cadre, disposer des corps des autres (comme dans les politiques médicales ou policières) s’apparente à disposer de leurs images et de leurs voix. Cette violence semble ne devenir claire et intelligible que par ses aspects les plus radicaux : par exemple celui des abus policiers, celui des emprisonnements psychiatriques des individus anormaux ou encore celui des déportations des migrants. À ce propos, d’un regard provocateur mais lucide, Agamben nous a invité à reconnaitre dans la situation concentrationnaire le modèle inavouable des sociétés gouvernementales et de leurs mécanismes de réduction de la vie à la nudité, basés sur un état d’exception permanent. Le juif devient, chez le philosophe, la figure par excellence de cet homo sacer que Rodrigue Jean projette plutôt dans l’expérience des jeunes prostitués rencontrés à Londres et à Montréal. L’existence sociale des travailleurs du sexe toxicomanes d’ Hommes à louer se réduit à une vie nue prise en charge par plusieurs dispositifs (sécuritaires) de gouvernement en tant que cas exceptionnel à administrer dans une défense sociale — qu’elle s’exprime par le gouvernement répressif des forces policières (thanatopolitique) ou par le gouvernement positif du système médicale (biopolitique). L’exclusion dont témoigne leur marginalisation ne représente qu’une phase du

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mécanisme qui en présuppose également l’inclusion (en tant qu’élément à discipliner et à gérer). Finalement, Homme à louer dresse un constat empirique de cette critique politique, grâce à une découverte émergée pendant une création où la réflexion théorique accompagne la pratique et les interrogations que s’y dévoilent. Tout le travail va dans ce sens-là, dans la foulée de la réflexion sur le biopouvoir, dans la lignée de Foucault et d’Agamben. C’est l’histoire de l’Occident depuis la fin du Moyen Age, qui assiste à une mise en place de tous ces appareils qui, bien qu’ils se transforment, vont dans le même sens de l’asservissement du plus grand nombre. Dans Hommes à louer, c’est presque une thèse. La réflexion d’Agamben sur la vie nue, la vie sacrifiée, est entièrement là. Mais ce constat n’a pas précédé le film, c’est arrivé après coup, au moment du montage. Ça a été tellement long qu’il y a eu des lectures qui ont animé le montage. On en a profité. Ça a été une occasion extraordinaire de confirmer, de questionner certaines choses10.

11 Exposer ces vies plongées dans la prostitution et la toxicomanie signifie nous exposer, par ricochet, à notre propre condition de nudité qu’on a tendance à oublier lors de sa latence. C’est un rappel de la « guerre civile » que les dispositifs gouvernementaux ont toujours déjà déclarée, bien que d’une façon tacite et ambiguë, à leurs sociétés11. Dans cette fissure, selon un certain phénomène de contagion, le travail avec ces vies nues transforme le cinéma lui-même (et ses opérateurs, en particuliers) en une vie nue à soumettre à une économie supérieure de gouvernement.

Sacrés

12 Réalisé en temps de guerre civile, Hommes à louer est immédiatement absorbé dans le conflit. Cette situation d’exception menace de révoquer la légitimité de cette création. La « police » médiale s’avère ainsi une subtile variation de la police étatique. Cette équivalence, poussée à son extrême, finit par produire la superposition entre clandestinité visuelle et légale que la troupe d’Épopée expérimentera sur le tournage d’ Insurgence (son film sur le Printemps érable12). La violence a été subie comme chez n’importe quel autre manifestant. Souvent, on s’est mis dans des situations de vulnérabilité parce qu’on devait faire deux choses en même temps (tourner et éviter les assauts de la police). Plusieurs personnes ont été en choc traumatique, et on l’a été aussi13.

13 À travers leur alliance avec les soulèvements des étudiants, le cinéma et ses représentants forment une zone d’exception (ou de nudité, puisqu’ils sont dépouillés de leurs droits et de leur indépendance) contre et dans laquelle peut s’exercer violemment le gouvernement policier: Certaines des personnes qui se sont retrouvées à Occupy sont aussi d’anciens travailleurs du sexe devenus sans-abris. Cette porosité des luttes ou des enjeux — entre l’itinérance, Occupy et le mouvement étudiant, est particulièrement intéressante. On se rend compte en étant près des travailleurs du sexe et des toxicomanes, qu’ils sont dans une situation de non-droit ; ils vivent au quotidien dans un état policier. C’est un fait pour eux. Pendant le mouvement étudiant de l’hiver 2012, les Montréalais ont réalisé qu’eux aussi vivaient dans un état policier14.

14 Les événements du Printemps érable constituent un cas évident de réactivation de la guerre civile en tant que re-politisation d’une communauté inscrite dans la pure oikonomia de la biopolitique étatique15. Le profanation — au nom d’une autonomie, c’est- à-dire d’une forme-de-vie — de la souveraineté gouvernementale (comme dans le cas des révoltes étudiantes) entraîne le déclenchement immédiat de l’exception :

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soudainement déchu de son statut et de ses « droits », le citoyen fait la découverte de sa condition permanente de nudité vis-à-vis du pouvoir. Au cœur d’une Stasis comme celle du mouvement érable, l’étudiant comme le cinéaste font l’expérience d’une vulnérabilité et d’une exclusion (inclusive) de la gestion politique qui est ordinaire chez le toxicomane et le prostitué : ils se découvrent tous des « hommes sacrés » : Ce dont on ne parle pas dans le projet, ni même dans les ateliers d’écriture, mais qui se communique par les conversations informelles, c’est que chacune des personnes avec qui on travaille est victime quotidiennement de violence de la part des institutions. Pour les toxicomanes et les travailleurs du sexe, l’habeas corpus n’a pas cours16.

15 Les situations quotidiennes des jeunes du Quadrilatère rejoignent ainsi celles de l’opérateur cinématographique ou de l’étudiant universitaire lors d’un mouvement contestataire dans l’espace d’une expérience commune de dépossession des corps et des gestes par une machine institutionnelle qui souhaite en disposer à leur place.

Alliés

16 Comme dans le contexte du Printemps érable et d’Occupy l’ouverture d’un front de conflit intérieur à la société rend immédiatement visibles les violences souterraines de l’ordre établi et dessine un geste de politisation des rapports qui n’étaient, avant, que subis d’une manière fatale17. Cette guerre civile devient aussi le foyer de nouvelles relations d’amitié et d’alliance à l’intérieur de la multitude sujette au monopole biopolitique de la guerre qui s’exerce dans nos économies gouvernementales. Dans le seul vrai commentaire du travail de Rodrigue Jean et d’Épopée paru en France métropolitaine, Marion Froger a voulu insister sur cette question (celle du partage d’une exclusion et d’une rupture qui s’accompagne de nouvelles occasions de solidarité et d’amitié) : L’expérience physique et la vulnérabilité du corps politique dans l’affrontement avec les forces de l’ordre rejoignent celle du corps épuisé par la précarité et la marginalité, face à un même système de répression et de contrôle, dont chacun éprouve et conçoit, selon son expérience, la faillite démocratique et humaine18.

17 Ainsi le travail qu’Hommes à louer a inauguré avec les jeunes prostitués nous rappelle celui mené par Agamben autour des migrants apatrides marginalisés par les dispositifs des États nationaux19. Dans cette figure radicalement nue, le philosophe italien nous invite à observer autant l’emblème d’une expérience commune mais inavouable (nous tous, les homines sacri) que la condition d’une politique à venir où la forme d’une vie n’est plus appropriée et disposée par une machine gouvernementale. Ici, par un retournement stratégique, la forme des vivants ne serait plus octroyée et ôtée à l’envie par des dispositifs de souveraineté gouvernementale, ferait enfin l’objet d’un libre usage. Comme dans le travail au centre Action Sero Zero du groupe d’Épopée où l’exclusion partagée est renversée en une puissance de communauté qui fait évidemment écho à celui d’une longue série d’autres aventures cinématographiques qui se sont déroulées et se déroulent actuellement au sein des institutions où l’exception du pouvoir se pratique de la façon la plus ordinaire et évidente : dans les camps des migrants, dans les hôpitaux psychiatriques, dans les prisons… Par ces ateliers de réalisation organisés dans des espaces où la vie nue expérimente au quotidien l’exclusion inclusive, le cinéma (documentaire, en particulier) tente de re-politiser des vies et de leur restituer un véritable usage de leurs corps et de leur formes. Comme

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dans le cadre du collectif Épopée, il s’agit d’expériences qui invitent les sujets à se soustraire à la logique qui les réduit à une nudité gouvernable pour déployer leur autonomie de forme-de-vie. Mais on avait passé beaucoup de temps avec les travailleurs du sexe et ces jeunes disaient : on a été l’objet de dispositifs toute notre vie, que ce soit l’orphelinat, la police, les travailleurs sociaux, la santé publique. On en a assez d’être documentés, on aimerait être des acteurs de nos vies. D’où l’idée de faire Épopée, un projet basé sur des ateliers d’écriture20.

18 La condition de possibilité fondamentale de ce travail est la mise en place d’une manière de faire du cinéma basée sur des rapports autonomes et coopératifs qui renvoie, plus amplement, à d’autres rapports sociaux et politiques possibles : à d’autres communautés.

Brefs

19 Confronté à la double émergence d’obstructions externes (celles de la production privée, avec la complicité de l’ONF) et de désirs internes (ceux des filmés de s’approprier la création filmique), le travail dans le Quadrilatère cherche une nouvelle forme adaptée aux obstacles et aux énergies qui se manifestent sur son terrain. Autour du nom anonyme d’Épopée, la nouvelle géométrie de la création filmique élabore un circuit cinématographique complètement autonome depuis la conception et la création jusqu’à la diffusion — sans recourir à aucune instance (privée ou publique) extérieure au groupe engagé dans la réalisation. Il faut accepter une réduction autogérée des moyens, sans renoncer pour autant à rien d’essentiel, grâce aux réseaux de solidarité ainsi qu’à la légèreté et à l’accessibilité des instruments numériques. C’est le constat du monteur Mathieu Bouchard-Malo : C’est sûr que c’est dans la lignée d’Hommes à louer. C’est l’aboutissement d’une méthode de travail qui était là depuis longtemps, mais qui était un peu contrariée par des impératifs de production. On est à une époque où il y a un accès aux camé ras, accès aux salles de montage. Tout le monde peut prendre cette liberté-là. Mais les gens n’osent pas nécessairement proposer des choses sous une forme diffé rente21.

20 Un principe d’horizontalité et de coopération s’instaure à l’intérieur de cette troupe où — selon une logique où le respect des compétences spécifiques en présuppose aussi un partage au nom de l’égalité des intelligences — les activités se déroulent de la façon la plus collaborative et continue possible. Les singularités reliées par la fabrication d’un film sont multiples comme leurs apports : il y a des réalisateurs, des monteurs, des scénaristes, des opérateurs sociaux, des usagers du centre… Le travail d’Épopée représente la somme et la contamination de ces expériences différentes et de leurs capacités. L’indépendance technique et financière de la création ainsi que l’approche collective et empirique de la réalisation (sans aucun projet fixé en amont) engendrent une liberté formelle façonnée par les désirs émergents et les limites matérielles. Une telle recherche se déploie, d’ailleurs, sous le signe d’un choix de diffusion sur le web à travers une plateforme digitale qui ne veut pas évacuer une certaine rigueur cinématographique. Ayant renoncé à la salle au nom de l’autonomie, de la rapidité et de la souplesse de la distribution en ligne, la création d’Épopée se dirige vers des unités filmiques courtes, inscrites dans la veine du clip numérique () :

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Pour nous, le Web est un moyen de diffusion. Les questions qu’on se pose sont avant tout des questions de cinéma, jamais des questions de plate-forme. Ce projet s’est construit au fur et à mesure, on n’avait pas une idée préconçue de la forme qu’il allait prendre. Une cohérence est ressortie de tous ces clips, même si on était dans l’inconnu à l’étape de la production. C’était à la fois un apprentissage du travail en groupe et une recherche de la forme appropriée pour chaque clip22.

21 La concentration et l’agilité du court métrage est un choix qui remonte à une cohérence avec le support de diffusion et, en même temps, à l’économie du temps et des énergies des protagonistes dont l’engagement dans la création est limité aux brefs créneaux définis par les impératifs et l’instabilité de leur style de vie23. Même s’ils seront ensuite remontés dans des travaux plus complexes (de l’ordre du long métrage et de l’installation), l’immédiateté des clips d’Épopée représente la forme audiovisuelle la plus adéquate aux outils et aux participants de ce chantier cinématographique hétéroclite.

Sollicitudinaires

22 Deux veines se dessinent dans la série : d’abord des (micro) « fictions » — dont le scénario est tiré de l’expérience quotidienne de la vie dans la rue — qui donnent lieu à des plateaux plus improvisés que mis en scène. Ensuite, le format du « trajet » inventé par des désirs de cinéma moins écrits qui proposent à l’équipe d’Épopée et à sa caméra d’accompagner directement des moments et des mouvements quelconques d’une vie. Des rapports habituels (voire routiniers) entre des corps et des espaces urbains, des usages de la ville (c’est-à-dire des « territoires24 ») tracent d’une manière cartographique le scénario de ces clips. Ils jouent leur vie, ils en sont protagonistes C’est ainsi que ces sujets vulnérables peuvent sortir de leur silencieuse disparition sociale ainsi que des fictions méfiantes et craintives que la société projette sur leurs vies. C’est ainsi qu’ils contre-fictionnent leur apparence « infâme » en l’émancipant des possibles sous-expositions et sur-expositions nuisibles dont ils font l’objet dans le système social et médiatique. Car nous n’existons pas seulement de notre existence de chair et de os, de nourriture et de santé — la seule existence que l’appareil biopolitique étatique semble en mesure de prendre en compte. Nous existons aussi d’une « existence sollicitudinaire » comme l’a affirmé Étienne Souriau : [C]elle des êtres qui sont présents et existent pour nous d’une existence à base de désir, ou de souci, ou de crainte ou d’espérance, aussi bien que de fantaisie et de divertissement. […] Leur caractère essentiel est toujours que la grandeur ou l’intensité de notre attention ou de notre souci est la base, le polygone de sustentation de leur monument, le pavois sur lequel nous les élevons ; sans autre condition de réalité que cela. Complètement conditionnelles et subordonnées à cet égard, que de choses que nous croyons par ailleurs positives, substantielles, n’ont, quand on y regarde de près, qu’une existence sollicitudinaire25 !

23 Au fond, l’infamie (ciblée par le cinéma d’Épopée) n’est que la séparation d’un être de son apparence, n’est que la césure entre ce vivant et le foyer d’attention, de désir et d’imagination où s’établissent des liens sociaux plus justes et mutuels. Aux capacités de la création esthétique (autant ordinaire que professionnelle), comme à celle du cinéma, est confié le soin de l’existence sollicitudinaire de nous tous.

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Citadins

24 Par ces frêles moments de cinéma qui dépassent à peine une dizaine de minutes, les sujets marginaux protagonistes des vidéos d’Épopée tentent de fuir les clichés qui les enveloppent dans une étreinte dangereuse. Ils secouent ainsi tout un système identitaire et ses cloisons, imposant au collectif autant qu’aux futurs spectateurs ce que Rodrigue Jean appelle « un travail de déclassement » : pour faire le cinéma d’Épopée (et le regarder, bien sûr) il faudrait d’abord « apprendre à se déclasser26 ». La création franchit ainsi cette distance entre nous les « normaux » et les laissés-pour-compte qui est sans cesse accentuée par nos vies citadines. Celle, par exemple, que le travail de Vincent Dieutre nous montrait dans son très touchant Jaurès (2012). Une fenêtre d’un immeuble respectable sur le canal Saint Martin à Paris séparait le cinéaste et sa caméra du campement de migrants situé en bas, à côté du cours d’eau. Il les observe (curieux, mélancolique, ému) du haut de son abri, comme nous observons tous les jours du haut de nos vies protégées celles précaires et délabrées des « pauvres » que nous croisons sans arrêt pendant nos trajets urbains. Sans jamais traverser la vitre, sans jamais atteindre une relation de contact et de contamination, Dieutre fantasme des correspondances intimes, des connexions silencieuses. Il projette par le récit de sa voix- off sa propre clandestinité infâme d’amant gay d’un homme à la pudeur raffinée (qui se consume à l’abri de l’appartement bourgeois) dans celle, légale, des migrants qui s’accrochent au bord du canal, au bord de l’attention des passants, au bord de son cadre. L’impuissance caressée par Jaurès est bravée par l’aventure d’Épopée qui confie la gestion de la création cinématographique (la forme de l’apparence et de la parole) à ces vies que Dieutre n’avait qu’observées et rêvées de loin. Ce n’est qu’en leur donnant la possibilité de (nous) jouer leur vie qu’il est possible de déjouer les séparations en mettant en place « une scène sociale virtuelle d’interaction permettant d’envisager, d’imaginer une autre communauté, plus ouverte, celle que nous fait éprouver cette expérience. » Autrement dit, comme l'affirme le même article consacré à l'aventure Épopée : La valeur éthique de cette expérience cinématographique tient en premier lieu dans le rapprochement qu’elle permet entre Rodrigue Jean, les membres du collectif Épopée et ces hommes « vivant l’exclusion ». Mais c’est aussi, du point de vue du spectateur, la ressource imaginaire que représentent pour lui les films qui en sont issus. Ressource imaginaire en ceci que les films lui permettent de parer à la rupture de socialité qu’il ressent, en tant que citadin, chaque fois qu’il traverse le centre-sud de Montréal et éprouve le malaise que suscite, dans la rencontre, l’épreuve de la distance qui le sépare des personnes en situation de précarité extrême27.

25 Rodrigue Jean était d’ailleurs convaincu que, même si « on est né dans une classe sociale ou dans un contexte ethno-culturel », « on n’est pas obligé d’y passer sa vie28 ». Qu’il est possible d’établir des nouvelles formes de « fraternité » par l’expérience cinématographique, celles d’une écologie différente des rapports qui agencent nos milieux urbains et de nos sociétés citadines29. De cette « fraternité » à venir les micro- épopées du Quadrilatère ne sont qu’une humble tentative : « quelques rudiments pour une légende des hommes obscurs30 ».

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NOTES

1. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », dans Dits et écrits, Vol. II, Paris, Gallimard, 2001, p. 241. 2. Elle se trouve dans la fiche biographique du cinéaste compilée par Cinema politica : . 3. C’est l’affirmation du cinéaste dans « À la hauteur du sensible. Rencontre avec l’équipe d’Épopée » dans Spirale, hors-série 1, 2013, p. 33-40, p. 35. 4. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », op. cit., p. 240-241. 5. Giorgio Agamben, « Auschwitz, l’archive et le témoin », dans Homo sacer. L’intégrale 1997-2015, Paris, Seuil, 2016, p. 913. 6. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », op. cit., p. 239-240. 7. On peut retrouver les traces de cette campagne dans les textes publiés par la revue québécoise Hors-champ, accessibles en ligne : voir notamment Sylvain L’Espérance, « Hommes à louer de Rodrigue Jean : un embargo inacceptable » et André Habib, « Tout n’est pas parfait ». 8. Voir notamment le cours de 1976 de Foucault au Collège de France : Il faut défendre la société, Paris, Seuil, 1997. 9. Rodrigue Jean et Matthieu Bouchard-Malo, « La poésie du vivant. Entretien avec André Habib », dans Hors-champ : . 10. Rodrigue Jean « Entretien avec Marie-Claude Loiselle », dans 24 Images, no 136, 2008, p. 36-40, p. 39. 11. Ce terme, « guerre civile », est au cœur du titre d’un film récent de Rodrigue Jean (qui a suivi autant l’aventure d’Hommes à louer que celle d’Épopée) : L’amour au temps de la guerre civile (2014). Lors d’un entretien, il a revendiqué ce choix incompris par le journaliste en se référant clairement à la pensée d’Agamben : « Si on entend la guerre civile comme une lutte entre des formes-de-vies, votre incompréhension en est la démonstration ». (Rodrigue Jean, « L’amour au temps de la guerre civile : entretien avec le réalisateur », dans The Huffington Post : ) 12. L’expression « Printemps érable » désigne le plus important et radical mouvement de grève et de résistance des étudiants québécois qui a eu lieu entre le printemps et l’été 2012 contre les reformes néo-liberales du gouvernement, en particuliers celle de l’augmentation des frais de scolarité. 13. Rodrigue Jean dans « À la hauteur du sensible. Rencontre avec l’équipe d’Épopée », op. cit., p. 35. 14. Rodrigue Jean dans « À la hauteur du sensible. Rencontre avec l’équipe d’Épopée », op. cit., p. 37. 15. En continuité avec les références agambenienne qui ont balisé la réflexion précédente, nous nous appuyons à nouveau sur ses travaux pour ce qui concerne la notion de guerre civile (ou stasis) qu’il définit de la manière suivante : « La stasis ne provient pas de l’oikos, n’est pas une « guerre dans la famille », mais est une partie d’un dispositif qui fonctionne de manière semblable à l’état d’exception. De même que, dans l’état d’exception, la zoé, la vie naturelle, est incluse dans l’ordre juridico-politique de par son exclusion, de manière analogue, par le stasis, l’ oikos est politisé et inclus dans la polis. » (Giorgio Agamben, Homo sacer. L’integrale 1997-2015, op. cit., p. 272) 16. Ibidem. 17. Il faut donc saisir la duplicité des mouvements incarnés par la logique de la stasis qui relève d’un jeu alterné entre politisation (de l’oikos vers la polis) et dépolitisation (de la polis vers l’oikos) ;

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« Nous devons donc concevoir la politique comme un champ de forces dont les extrêmes sont l’ oikos et la polis : entre eux, la guerre civile marque le seuil par lequel l’impolitique se politise et le politique s’“économise”. […] Quand prévaut la tension vers l’oikos et que la cité semble vouloir se résoudre en une famille (certes d’une nature particulière), la guerre civile fonctionne alors comme le seuil où les rapports familiaux se repolisent; en revanche, quand c’est la tension vers la polis qui prévaut, et que le lien familial semble se relâcher, alors la stasis intervient pour recodifier en termes politiques les rapports familiaux. » (Giorgio Agamben, Homo sacer. L’integrale 1995-2015, op. cit., p. 272). 18. Marion Froger, « Épopée urbaine à Montréal », in Multitudes, no 65, 2016, p. 190-197, p. 197. 19. Voir les analyses de son Moyens sans fins, Paris, Payot et Rivages, 2002. 20. Rodrigue Jean, « Entretien avec Marie-Claude Loiselle », op. cit., p. 36. 21. « À l’hauteur du sensible. Rencontre avec l’équipe d’Épopée », op. cit., p. 33. 22. Ibidem. 23. Il faut adapter la manière de travailler aux rythmes incertains et aux présences fuyantes des protagonistes de la création en réduisant la machine cinématographique à des éléments plus simples et rapides. C’est donc la forme de vie même des personnes impliquées qui demande un certain exercice d’immédiateté et une attention improvisatrice, comme le remarque Rodrigue Jean : « Le maximum de concentration et de présence qu’on peut obtenir des personnes qui consomment des drogues ne dure que quelques heures. Apprendre des textes, jouer, refaire des prises, est très difficile dans ce contexte. Surtout dans le cas des fictions, cette situation n’a pas permis de tourner beaucoup d’images. Lorsque quelque chose se manifeste, on n’est pas certain que ça puisse se reproduire. » (« À l’hauteur du sensible. Rencontre avec l’équipe d’Épopée », op. cit., p. 35) 24. Nous pensons ici à la notion formulée par Deleuze et Guattari de « territoire » : « Le territoire n’est pas premier par rapport à la marque qualitative, c’est la marque qui fait le territoire. Les fonctions dans un territoire ne sont pas premières, elles supposent d’abord une expressivité qui fait territoire. C’est bien en ce sens que le territoire, et les fonctions qui s’y exercent, sont des produits de la territorialisation ». (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 388) 25. Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, Paris, PUF, 1943, p. 79. 26. « À la hauteur du sensible. Rencontre avec l’équipe d’Épopée », op. cit., p. 36. 27. Marion Froger, « Épopée urbaine à Montréal », op. cit., p. 191. 28. « À la hauteur du sensible. Rencontre avec l’équipe d’Épopée », op. cit., p. 36. 29. Rodrigue Jean évoque ce terme à propos des rapports instaurés pendant la création cinématographique : « Ultimement, toute la question de la fraternité c’est d’être renvoyé à soi, être en lien, établir des zones de continuité, entre la personne qui regarde et la personne qui est regardée, comme des couloirs de continuité. » (Rodrigue Jean et Matthieu Bouchard-Malo, « La poésie du vivant. Entretien avec André Habib », op. cit.) 30. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », op. cit., p. 241.

RÉSUMÉS

L’article suit, dans son développement, le projet cinématographique autour des vies infâmes des travailleurs du sexe toxicomanes mené par le cinéaste québécois Rodrigue Jean, de la réalisation du film Hommes à louer (2008) jusqu’à l’expérience de cinéma collective, anonyme et autonome d’

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Épopée - groupe d’action en cinéma. Au cœur de cette expérience, le travail cinématographique est confronté aux violentes conditions d’une gouvernementalité biopolitique qui présuppose une « guerre civile » opérationnelle autant sur le plan physique et social que sur celui médial et perceptif. Le cinéma doit y prendre une position.

The text follows the development of a cinematic projet about the infamous lives of drug-addicted sex workers that leads the quebecois director Rodrigue Jean from the movie Hommes à louer (2008) to the collective, anonymous and autonomous experience of Épopée - groupe d’action en cinéma. In the middle of this experience, the cinematic work faces the violents conditions of a bio-politic gouvernamentality that implies a « civil war » (G. Agamben) active on the physical and social field as much as on the medial and perceptive one. In such a conflit, cinema shall take a stand.

AUTEUR

JACOPO RASMI Jacopo Rasmi rédige actuellement une thèse autour de l’écologie des méthodes documentaires (au cinéma, mais aussi en littérature) au sein de l’Université Grenoble Alpes. Il est membre de la rédaction de La Revue Documentaires et de la revue Multitudes. Depuis quelques années, il programme à Grenoble le festival de cinéma documentaire Les rencontres autour du film ethnographique.

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Un siècle d’infamie. Jalons pour une histoire politique du « Romani cinema » An Infamous Century. Outlines for a Political History of “Romani Cinema”

Jonathan Larcher

1 Tout au long du XXe siècle, la rencontre des familles romanis européennes avec le pouvoir a pris la forme d’une grande variété de persécutions, de relégations, de discriminations et de destructions. Ces diffamations, qui trouvent leur genèse dans la production d’« un régime visuel de l’exclusion1 », à la fin du XIXe siècle, se sont traduites par l’identification, le fichage, l’expertise raciale, l’ingénierie sociale et l’enfermement de centaine de milliers de Roms et Tsiganes, avant qu’ils ne soient déportés et mis à mort lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette entreprise de destruction massive, réalisée en grande partie par les collectivités locales et les administrations régionales, se doubla d’une amnésie collective profonde, écartant ainsi le génocide des Tsiganes des procédures de compensation et des premières historiographies sur le nazisme et les camps de concentration2. Par cette double opération d’effacement qui le caractérise, le Samudaripen (le « meurtre de masse » en romanès) constitue l’expérience fondamentale à partir de laquelle il est possible de juger d’un « cinéma des infâmes » qui s’attache aux expériences des Roms et Tsiganes.

2 Dans le cadre d’une recherche en cours sur le « Romani cinema », conçu à l’intersection entre les cinématographies d’avant-garde et les familles romanis (Roms, Manush, Gitanos, Gypsies, Travellers, Sinti, Zingari)3, cet article s’attache à quatre films qui ont marqué d’une pierre blanche l’histoire politique et visuelle des présences tsiganes au cinéma. C’est dans les franges et les marges des cinématographies de l’Europe centrale ou des Balkans, plutôt que parmi les filmographies thématiques sur les Roms et Tsiganes, ou les « gypsy films4 », qu’apparaissent ces fragments qui marquent un siècle d’infamie. À quelques exceptions près, aucun des quatre films discuté ici n’est répertorié dans les filmographies consacrées aux Roms et Tsiganes qui fleurissent en ligne ou composent les corpus des publications sur les représentations visuelles des Roms. C’est

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donc parmi les fragments filmiques, parfois touchés par la censure, très souvent rétifs aux industries culturelles nationales dans lesquels ils s’inscrivent, ou bien même sauvés des archives, que ce siècle d’infamie au cinéma est observable, sous l’angle à la fois d’une archéologie et d’une agentivité des images filmiques. J’entends ici par « agentivité des images », leur fonction au moment précis de leur réalisation, ce qu’elles font et ce qu’elles font faire. À l’instar de ce que Michel Foucault avait justement observé dans son travail parmi les archives, ces fragments de présences tsiganes dans les arts filmiques sont irréductibles à leur authenticité ou « leur valeur représentative » : J’ai tenu à ce que ces textes soient toujours dans un rapport ou plutôt dans le plus grand nombre de rapports possibles à la réalité : non seulement qu’ils s’y réfèrent, mais qu’ils y opèrent qu’ils soient une pièce dans la dramaturgie du réel, qu’ils constituent l’instrument d’une vengeance, l’arme d’une haine, un épisode dans une bataille, la gesticulation d’un désespoir ou d’une jalousie, une supplication ou un ordre5.

3 Les quatre films présentés et analysés au sein de cet article montrent toutefois les déplacements opérés par la présentation de ces vies infâmes par les moyens des arts filmiques. Frappé par « ces vies infimes devenues cendres dans les quelques phrases qui les ont abattues6 », Michel Foucault compose sa recherche et son écriture à partir de traces et de textes. Loin de constituer une matière exogène à l’expérience vécue de ces individus, ces « fragments de discours » recueillis dans les archives constituent autant de « fragments d’une réalité dont ils font partie7 ». Comme le précise très bien le philosophe et historien, « des vies réelles ont été “jouées” dans ces quelques phrases […] de fait, leur liberté, leur malheur, leur mort souvent, leur destin en tout cas y ont été, pour une part au moins, décidés8 ».

4 L’inscription de ces fragments d’archives dans l’expérience vécue des vies infâmes distingue le travail de Michel Foucault de celui des cinéastes dont il sera question dans les lignes qui suivent. À l’exception du remploi d’archives filmiques opéré par Charmant Rouge, le groupe de musiciens autrichiens auteur de Fingerprints (2001-2007), les images réalisées par ces cinéastes d’avant-garde arrivent après, bien après, la rencontre des familles romani avec le pouvoir. Si ces images enregistrées présentent l’expérience historique de ces familles, elles empruntent la plupart du temps le détour de la farce, du témoignage, du détournement ou de la reconstitution mobilisant un répertoire figuratif qui sera déployé au fil du texte. En dépit d’une présentation des films dans l’ordre chronologique de leur réalisation, cette archéologie du « Romani cinema » fait d’incessants va-et-vient entre les catastrophes qui ont marqué le siècle d’infamie des Roms et Tsiganes au cinéma9.

La farce politique. — L’histoire qui se répète (Zbehovia a pútnici, Jakubisko, 1968)

5 En apparence, il n’y a probablement pas de films aussi éloignés des « gypsy films » et des films sur le génocide ou les catastrophes vécues par les Roms que Zbehovia a pútnici (Deserter and the Nomads ou Deserter and the Pilgrims), réalisé et conclu en 1968 alors que l’armée du pacte de Varsovie envahit les rues de Prague. Œuvre de fiction, à mi-chemin entre le film de patrimoine, le poème visuel, et le cinéma d’anticipation, le film de Juraj Jakubisko ne reprend ni le chatoiement des chromatismes propres aux compagnies bohémiennes (ou gitanes), ni ne présente des expériences historiques ou quotidiennes

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idiomatiques des Roms et Tsiganes. Dans son second long-métrage, le réalisateur slovaque dépeint en trois segments d’une trentaine de minutes chacun les conséquences des deux guerres mondiales et d’une catastrophe nucléaire sur le monde rural de la Tchécoslovaquie. Personnage central, « La mort » traverse les trois « récits » en donnant à chacun d’eux l’aspect d’une farce grotesque sur les ressorts de la guerre et de la destruction. Dans un monde rural marqué par le folklore et le fantastique, Juraj Jakubisko propose deux figurations inédites10. À rebours des imageries fantastiques ou néogothiques des Bohémiens et « Tziganes de l’Est », la communauté romani de Zbehovia a pútnici n’est nullement l’incarnation d’une explication irrationnelle des faits ou la face avenante d’une réalité monstrueuse encore cachée11. Par conséquent, l’intrigue du premier segment du film inscrit les familles tsiganes et les paysans gadjé (non-roms) dans une même communauté de destin.

6 Zbehovia a pútnici s’inscrit dans la « nouvelle vague » du cinéma tchécoslovaque qui s’étend de 1962 jusqu’au printemps 1969, quand les effets de l’invasion soviétique un an plus tôt commencent à affecter l’industrie cinématographique. Tourné et monté en 1968, au cœur de ces deux séquences historiques, le film de Juraj Jakubisko garde la trace de ce mouvement cinématographique, qui est un véritable coup de force esthétique, tout en accueillant dans son récit des images qui documentent l’arrivée des avions de combats et des tanks de l’armée soviétique dans les aéroports et les rues de Prague. Ces séquences qui interrompent le second récit du film qui vient juste de présenter la fin de la Seconde Guerre mondiale sont accompagnées de quelques mots lus en voix off : Nous avons considéré le premier tank que nous avons vu comme une obligation à réaliser un autre film. Notre temps est aussi fou que le passé, et peut-être bien que le futur. Notre espoir de mettre un terme à tout cela est seulement un rêve que l’on peut imaginer. Motivés par notre impuissance, nous avons décidé de finir le film. Bien que nous ne sachions pas si quelqu’un verrait un jour le film et si les temps qui viennent nous permettront de raconter une histoire librement. [Quelques photographies du tournage s’intercalent entre les images de l’invasion]. Il y a parmi eux des acteurs qui interprètent des morts quand, dans les rues, il y a de véritables victimes qui n’ont nullement besoin de simuler quoi que ce soit. Continuons l’histoire. Imaginons que la [Seconde] Guerre [mondiale] est vraiment finie.

7 Par un effet d’anticipation, l’intégration de ces séquences sur l’invasion soviétique provoque de fait la censure du film et un coup du sort fait disparaître les négatifs. Ce n’est qu’au début des années 2000, qu’une copie retrouvée permet de projeter à nouveau le film dans sa version d’origine.

8 Le premier des trois films, Zbehovia (Deserter ou Deserters), narre les défections de Kalmán, un soldat tsigane et de Martin, un révolutionnaire bolchévique12. Engagés dans l’armée austro-hongroise, ils désertent, par conviction politique ou par peur de rencontrer (à nouveau) la mort13. La structure du récit repose ainsi sur les fuites et pérégrinations des deux protagonistes pour échapper aux recherches des soldats. Cet arc narratif et ces poursuites le plus souvent grotesques sont sans cesse interrompus par des explosions visuelles figurées par l’usage de pellicule inversible, par des séquences oniriques tournées caméra à l’épaule ou par l’insertion au montage de photographies documentaires.

9 Au gré des passages entre films négatifs et positifs, des accélérations du défilement de la pellicule et des prises de vue aux angles déformants, la campagne se transforme en un univers macabre. Ainsi la romance entre Kalmán et Lila, la jeune tsigane, qui

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emprunte l’ensemble de ses motifs au régime visuel de la pastorale, est constamment transformée en cauchemar par ces renversements chromatiques qui présentent les visions du déserteur hanté par la venue imminente de la mort.

10 La confrontation du monde tsigane à cet univers fantastique engendre des représentations inédites. Si la croyance en des forces surnaturelles est toujours propre aux Tsiganes, elle est néanmoins dotée de sens, comme lorsque Kalmán se brûle les mains pour se laver du sang versé pendant la guerre. Inversement, l’attitude du capitaine des hussards qui salue et accueille la mort au banquet de son propre mariage présente toute l’absurdité d’une société en état de guerre.

11 Toutefois, malgré la clairvoyance de Kalmán et la parfaite intégration des musiciens tsiganes dans le monde rural, l’ultime rebondissement du récit transforme la célébration du mariage en une révolution burlesque, aussitôt avortée pour aboutir à une farce sanglante. Les noces morbides et grotesques célébrées à la fin du film, autour des cadavres de Kalmán et de son ami Martin, figurent, de manière inédite dans l’histoire du cinéma fantastique, le Tsigane comme une victime.

12 Bien davantage encore, et c’est là le premier jalon posé par Zbehovia a pútnici dans l’histoire politique du « Romani cinema », les images de cette noce macabre entre le tsigane et le révolutionnaire, célébrée par l’ensemble de la société villageoise, annoncent et préfigurent le destin tragique que ces populations (de Tsiganes et dissidents politiques) connaîtront avant et après la Seconde Guerre mondiale. Un horizon suggéré par le texte qui introduit le second segment du film : « quand les gens s’entretuent par haine, c’est terrible… mais c’est encore pire quand ils apprennent à le faire mécaniquement ».

13 Par la représentation de ces personnages tsiganes unis en une même communauté de destin que les Gadjé qui les entourent, Juraj Jakubisko réalise une composition singulière, contrastant avec l’ensemble des représentations cinématographiques de l’histoire du cinéma européen, qui incluent très souvent les Roms et Tsiganes dans le champ de l’image pour se focaliser sur les relations contrastées ou conflictuelles entre « eux » et les Gadjé. Dans Ružové Sny (Rêves en rose, 1976), un très beau film réalisé au sein d’une communauté rom quelques années plus tard, le cinéaste slovaque Dušan Hanák reprend une nouvelle fois cet éternel problème des relations entre Tsiganes et Gadjé.

La voix. — Témoignages de la catastrophe (Zigeuner sein, Nestler, 1970)

14 Alors que la stupeur déclenchée par la Shoah engendra des procédures juridiques et la mise en place de compensations pour les victimes juives, le sort des familles romanis internées et envoyées dans les camps de la mort fut différent. « Pendant des années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de Tsiganes victimes des nazis militèrent, certains jusqu’à leur mort, pour la reconnaissance des torts subis, ainsi que pour être dédommagés financièrement pour tout ce qu’ils avaient perdu. Pour la plupart, l’entreprise fut vaine14. »

15 L’asymétrie entre l’Holocauste et le Samudaripen est également visuelle. L’image de la petite fille filmée depuis le quai du camp de transit nazi de Westerbork, la tête penchée dans l’entrebâillement de la porte du wagon qui l’emmène vers les camps de la mort,

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est déjà une icône de la Shoah. Une image que nous connaissons en partie grâce à Nuit et brouillard d’Alain Resnais (1956). Il faudra toutefois attendre le milieu des années 1990 pour que la petite fille retrouve son nom et son identité. Settela était une petite Sinti15. Dans le silence et le désert visuel qui entourent le génocide des Tsiganes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, deux cinéastes allemands produisent un film documentaire inédit sur l’expérience des survivants roms et sintis de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Autriche. En tout juste quarante-sept minutes, Peter et Zsóka Nestler présentent une série de témoignages sur la montée de l’anti-tsiganisme avant la guerre, la vie dans les camps et la perpétuation d’une marginalisation de leur famille dans les franges urbaines.

16 Zigeuner sein de Peter et Zsóka Nestler s’inscrit dans le contexte du Nouveau cinéma ouest-allemand qui émerge au cours des années 1960 et 1970. Par la présentation, frontale et sans ornements, des récits de vie des Sinti, Zigeuner sein appartient à ce mouvement qui produit des « représentation[s] critique[s] d’un pays qu’on ne peut plus, après le nazisme, nommer Heimat [patrie] 16 ». Ce regard critique n’est rendu matériellement possible que par l’exil de Peter et Zsóka Nestler en Suède. Zigeuner sein est en effet produit par la Radio Suédoise (Sveriges Radio).

17 Tout au long du film, le montage alterne entre des prises de vues des lieux parcourus par les cinéastes, et habités par les familles tsiganes, et des entretiens avec les survivants des camps. Deux longues séquences dérogent quelque peu à cette règle. La première, qui ouvre le film est une série de toiles du peintre Otto Pankok, réalisées lors de son séjour de quatre ans dans une communauté tsigane et présentées devant l’objectif de la caméra par Zsóka Nestler. Le défilement des toiles, parcourues sans quasiment aucune coupe, est accompagné par une voix-off, qui présente brièvement la longue histoire des persécutions endurées par les familles tsiganes depuis plusieurs siècles et décennies en Allemagne. La seconde séquence se situe au milieu du film et présente les registres du camp tsigane d’Auschwitz-Birkenau, retrouvés plusieurs années après guerre. Avec une économie de commentaires, ces images présentent les noms des détenus, leur matricule, et quelques clichés photographiques pris à leur arrivée dans le camp.

18 Si ces séquences sont en tout point inédites, Zigeuner sein est particulièrement remarquable pour les témoignages qui constituent la plus grande partie du film. En effet, l’écoute des cinéastes et leur attention portée à la voix des personnes filmées sont en tout point exemplaires. Lors des deux premiers entretiens avec des survivants des camps, le regard des sujets filmés est dirigé hors champ, très probablement en direction de Zsóka Nestler, à la prise de son. L’ensemble des prises de vues se fait depuis la même position, Peter Nestler filmant ses interlocuteurs de trois-quarts ou de profil. Les silences gardés au montage ou les sautees entre les plans induites par chaque coupe donnent ainsi l’impression que les récits sur les problèmes de santé, les difficultés d’indemnisation, les insomnies et les peurs sont énoncés dans un seul souffle. Sans fioritures, ce léger retrait du cinéaste, qui évite toute forme de frontalité ou de mise à distance confortable, nous positionne, en tant que spectateur, sur le seuil du dialogue silencieux engagé entre les personnes filmées et Zsóka Nestler, toujours hors champ. Cette prudence fait rapidement sens lorsque la femme d’un survivant refuse d’être filmée, se tenant au fond du champ, dans l’ombre de la cuisine. Rencontrer les familles tsiganes chez elles, quelques décennies après la guerre, s’avère en effet une situation délicate pour une équipe de tournage. Contrairement aux décisions émanant de

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l’appareil d’état nazi qui ont conduit au génocide des Juifs, le génocide des Tsiganes fut une entreprise élaborée à l’échelle du local : « […] dans les bureaux des racistes d’université ou de conseil municipal, dans les cellules de la police criminelle de Francfort ou de Munich [et] sur les parcelles des camps municipaux obligatoires de la Ruhr où les familles tsiganes recevaient la visite de scientifiques racialistes17». Avec beaucoup de tact, Peter Nestler et Zsóka Nestler mettent donc en place des situations de tournage qui s’adaptent à « une culture de la persécution [qui] se transmet silencieusement de génération en génération18 ».

19 Ces précautions ne relèvent donc ni de maniérismes ni de « peurs de filmer ». En effet, dès lors qu’il s’agit de filmer les scènes extérieures, la caméra de Peter Nestler se laisse facilement guider par les adresses des enfants et des parents qui sourient en direction de la caméra. De la même façon, c’est avec une toute autre frontalité que les cinéastes filment l’auteur Hermann Langbein, ancien détenu de droit commun et qui fut un témoin privilégié des conditions de vie déplorables des Tsiganes et des Roms à Birkenau. Lors de cet entretien, la caméra est sur pied, face à au sujet filmé, à deux ou trois mètres de lui. Le micro posé sur la table est dans le champ de l’image.

20 Zigeuner sein pose deux jalons pour une étude des présences tsiganes et roms dans ce long siècle d’infamie. Le film de Peter et Zsóka Nestler marque tout d’abord d’une pierre blanche l’histoire visuelle du génocide tsigane. Par l’attention portée aux témoignages — leur immédiateté, leur rythme, leur souffle — les cinéastes montrent toute la capacité des victimes tsiganes à présenter leur vie et mettre en mot leur expérience19. En réalité, l’exil de Peter et Zsóka Nestler n’est pas seulement une caractéristique du Nouveau cinéma allemand des années 1960 et 1970. Il est aussi l’un des aspects persistants du « Romani cinema » depuis la Seconde Guerre mondiale, comme s’il était nécessaire pour ce cinéma de se former en dehors de la société de voisinage que côtoient les Roms et Tsiganes. Qu’il soit accueilli avec moins de méfiance ou qu’il soit des imageries et archétypes qui peuplent l’imaginaire des gadjé, c’est bien souvent le regard de l’étranger qui se porte en premier vers les familles roms et tsiganes. Ainsi, le premier film documentaire et ethnographique sur les Manush français est réalisé par le couple d’anthropologues japonais Yasuhiro Omori et Kimie Omori Mour Djiben. Ma vie de tzigane manouche (1976). Deux décennies plus tard, les films les plus marquants sur les bidonvilles de Roms roumains en France sont aussi caractérisés par ce regard éloigné. C’est aussi bien le cas de Qui a peur des Tziganes roumains ? (1996) coréalisé par le photographe et anthropologue argentin Leonardo Antoniadis et la cinéaste Evelyne Ragot, que de France 2007 (2007), réalisé avec des bobines de Super 8 périmées par le vidéaste et plasticien coréen Gee-Jung Jun.

L’assemblage. — Détournements, censure et apparition des Roms dans l’espace public grec (ROM, Karamaghiolis, 1989)

21 À la fin des années 1980, Menelaos Karamaghiolis réalise un long métrage de commande pour la télévision grecque, qui lui concède un documentaire sur les Roms en Grèce, après le relatif succès rencontré par son film précédent sur l’île de Lesbos. Dans une économie qui confine le cinéma documentaire à la télévision et n’accorde que peu de moyens financiers pour de tels films, le cinéaste démarre le tournage en filmant les Roms qu’il côtoie et rencontre dans la frange urbaine qui environne Thèbes, où il réside. Dans l’impossibilité de tourner l’ensemble du film avec une équipe, Menelaos

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Karamaghiolis met ainsi en place un cinéma de bout de ficelles, combinant des photographies réalisées seules, des images en mouvement, la plupart du temps non synchrones, et des enregistrements sonores de conversations.

22 Avec une économie de moyens extraordinaire, le cinéaste relève un double défi. Il s’agit tout d’abord de présenter l’expérience et l’histoire des Roms au public grec, et ainsi de clarifier quelques malentendus à une époque où le terme n’est employé ni par les intéressés ni moins encore par les Gadjé. Complémentairement, le défi est aussi formel. Dans un espace médiatique qui limite le film documentaire aux reportages télévisuels, Menealos Karamaghiolis relève le pari de composer une forme qui puisse être projetée en salle. Le pari est effectivement gagné puisque ROM est non seulement le premier film documentaire à être distribué nationalement en salle mais rencontre également un franc succès au Festival de Cinéma de Thessalonique de 1989, participant ainsi à l’émergence du terme « rom » dans l’espace public grec.

23 Du tournage au montage, Menelaos Karamaghiolis compose ainsi une véritable mosaïque, par l’ajout de voix offs et de morceaux de musique, dont une composition originale qui constitue un véritable leitmotiv. Cette pratique de l’assemblage d’éléments aussi hétéroclites constitue ainsi le troisième jalon de cette histoire du « Romani cinema ». ROM prend ainsi de court les conventions de la fresque qui, dans son aspect historique, comme panoramique, hante l’ensemble des « gypsy films » : depuis les grandes célébrations baroques de Tabor ukhodit v Nebo (Les Tsiganes montent au ciel, Loteanu, 1976) ou Dom za vešange (Le Temps des Gitans, Kusturica, 1988), jusqu’aux formes épiques de Latcho Drom de Tony Gatlif (1993). Les continuités propres à l’une et l’autre convention de la fresque opèrent bien souvent des réductions et raccourcis. La première transforme la communauté des vivants en paysage, quand la seconde produit une linéarisation de l’expérience historique des groupes romanis. C’est exactement ce que fait Tony Gatlif en présentant une série de vignettes sur la musique et la danse des Roms et Tsiganes qui habitent aujourd’hui sur la route empruntée par les familles romanis des siècles plus tôt, du Rajasthan à l’Espagne, en passant par la Turquie, la Roumanie, la France, etc.

24 L’assemblage formé par ROM provoque quelques vives réactions parmi les commanditaires et producteurs du film. L’ERT [Ellinikí Radiofonía Tileórasi — la Radio Télévision Hellénique] va essentiellement découper le son, sans pour autant rééditer les images, montrant ainsi l’important contrepouvoir que représente la voix des Roms et Tsiganes, tout en conservant d’autres éléments tout aussi critiques, non relevés par les censeurs. La genèse de Rom, résumée ici en quelques lignes par Menelaos Karamaghiolis, révèle toute la pertinence des formes élaborées par le cinéaste. Elle montre également comment le film décrit à la fois la situation des familles roms et les idéologies prévalant dans les arènes médiatiques et politiques grecques à la fin des années 1980. L’ERT a exercé une sorte de censure sur le film à une époque où les documentaires étaient sous-estimés en Grèce. Une personne de l’ERT est venue et a dit : « Nous sommes les producteurs et nous voulons voir le film avant qu’il ne soit terminé ». Après l’avoir vu, elle a dit : « Le film ne peut pas être laissé tel quel, nous devons couper tous les entretiens où les Roms demandent des écoles, de l’aide, la justice, des biens ». Nous avons aussi dû couper un conte de fées rom et une chanson qui était très populaire à l’époque, un Rom qui chantait que « la Madone me regarde en larmes… », l’ERT ne l’a pas acceptée non plus. Mais ils n’ont pas compris que je trichais beaucoup sur ce qui est grec et ce qui ne l’est pas, parce que vous savez, nous avions (et nous avons toujours) ces discours très dangereux sur ce qui est grec,

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ce que nous héritons de la Grèce antique. Bien sûr, nous parlons la même langue, mais nous devrions d’abord apprendre ce qu’était la civilisation grecque antique, et ensuite dire si nous en sommes ou pas la continuation. Même durant l’Empire Byzantin, la Grèce n’existait pas comme pays. C’est un pays qui a deux siècles. Voilà la raison pour laquelle j’ai fait ce jeu avec deux garçons roms portant des costumes nationaux grecs pour une séance photo. Pour moi, c’est cela, le scandale du film… et personne ne l’a remarqué. Si le film était réalisé aujourd’hui, avec Aube Dorée, ils l’interdiraient. Vous avez deux Roms portant ce que nous croyons représenter la quintessence de l’identité nationale grecque20.

25 Si bien sûr le contexte politique de l’époque a permis la diffusion de telles images subversives, leur passage entre les mailles de la censure s’explique probablement aussi par la très grande densité de l’assemblage opéré par Menelaos Karamaghiolis, faisant surgir à chaque visionnage de nouveaux effets de sens.

26 Composant avec la contrainte d’une équipe limitée à quelques jours de tournage, Menelaos Karamaghiolis réalise toutes les images possibles et s’adapte au désir de cinéma de ses interlocuteurs. Complémentairement aux séquences filmées présentant la vie quotidienne dans les campements en marge des villes ou le travail saisonnier dans l’agriculture, le cinéaste réalise également des images qui correspondent à celles que les Roms veulent offrir d’eux-mêmes. Beaucoup de séquences du film sont ainsi réalisées en accord avec les pratiques vernaculaires de l’image, qui prévalent sur place, comme les photographies de mariage et d’enterrements, ou les « films de commande familiaux » qui « fonctionnent dans le cercle domestique » mais sont toujours réalisés par des professionnels21. De la même façon, les images du pèlerinage à Tinos, qui constituent l’une des séquences les plus fortes du film, sont réalisées pour partie sans aucune équipe, le cinéaste suivant simplement les suggestions et les invitations des familles roms pour qui la fête de l’Assomption est le moment le plus marquant de l’année. Ces images, mêlant des formats différents, des situations aussi diverses et les désirs de cinéma du cinéaste et des sujets filmés, ne tiennent ensemble que par un prodigieux travail de montage. Par l’importance accordée à l’éclat, aux silhouettes, aux ombres, aux reflets et aux regards caméra, les points de vue qui semblent prévaloir à la réalisation de ces images sont ainsi mis en regard.

27 Cette correspondance est également mise en œuvre par l’entremêlement des voix off qui composent l’écologie sonore du film. Dans la veine d’un Chris Marker, Menelaos Karamaghiolis orchestre quatre voix off qui, sur des registres de paroles différents, tiennent des propos parfois opposés : Tout d’abord nous avons besoin de connaître l’histoire des Roms : c’est la voix du professeur. Ensuite, nous devons aussi connaître leur conte, nous avons donc besoin d’une veille femme rom [Tamara]. Ensuite, nous avons besoin de notre point de vue, ce qui correspond au photographe qui réalise les clichés. Et nous avons besoin de leur propre voix, celle de la jeune Rom, qui, et c’était mon idée, est une fille qui cache le fait qu’elle soit tsigane [Aima]22.

28 L’ensemble des quatre voix se combine avec des lectures de l’œuvre de Kostís Palamás, poète et homme de lettre grec, auteur notamment du recueil O dōdekálogos tou gýftou (Les douze paroles du Tzigane, 1907). En évitant les clichés et poncifs qui peuvent être attachés à des œuvres de l’avant-garde qui confondent le documentaire et le conte, le cinéaste parvient à détourner le sens initial des images en leur donnant une profondeur historique (ou légendaire) 23. Par le récit des diffamations subies par les populations roms, le sens des images d’enterrement et de pèlerinage à Tinos, avec son cortège de policiers, d’hommes religieux et de politiciens, est détourné. Cette mosaïque d’images

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figure alors ces évènements narrés par la voix off et dont il n’existe aujourd’hui que pas ou peu d’images enregistrées (en dehors des fonds archives, pour les plus récents).

29 Par son souci de composer avec le désir de cinéma de ses interlocuteurs, en donnant à ses images l’aspect des images vernaculaires réalisées sur commande, Menelaos Karamaghiolis crée ainsi une véritable mosaïque de regards et de points de vue, sans pour autant se dédouaner de ses responsabilités d’auteur. Bien qu’il ne soit pas allé jusqu’à confier la caméra ou l’appareil photographique à ses interlocuteurs, Menelaos Karamaghiolis est probablement l’un des premiers cinéastes de l’histoire du « Romani cinema » à avoir conçu son film avec une conscience aussi aiguë du savoir des images que possèdent ses interlocuteurs et de l’écologie des images, des récits et des discours qui entourent les familles roms.

La chose même. — Reprise des images et des technologies de l’infamie (Fingerprints, Charmant-Rouge, 2001-2007)

30 Avec toutes les réserves que nécessite une recherche en cours, il semble donc qu’il faille attendre le début du XXe siècle pour que des cinéastes — en l’occurrence les musiciens et vidéastes du groupe Charmant Rouge — prennent en main les archives filmiques qui ont été réalisées dans le moment de confrontation le plus intense entre les familles romanis et le pouvoir. En une série de séquences d’archives filmiques, Fingerprints (2001-2007) présente l’asymétrie et la violence inhérentes aux rencontres entre les Tsiganes et l’élite économique puis la bureaucratie du Burgenland (la province la plus à l’Est de l’Autriche), au cœur des années 1920 et 1930.

31 Fingerprints est un ready-made composé exclusivement des séquences tirées des Archives Autrichiennes du Film. Remontées avec une composition sonore écrite par deux membres du groupe (Andreas Berger et Robert Pinzolits24), les images d’archives montrent comment les technologies filmiques furent dévolues au renforcement de la souveraineté de l’État sur les nouveaux territoires du Burgenland et sur les corps des Roms et Sinti de la région, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

32 Libre de droits, les matériaux d’origine (pellicule) ont ainsi été transférés en VHS en 2001, à l’occasion du 80e anniversaire de l’entrée du Burgenland dans l’État autrichien. Le groupe Charmant Rouge se saisit de ces images la même année, à l’occasion d’un workshop d’une semaine, qui réunit dans un centre culturel du Burgenland des dizaines d’artistes (photographes, musiciens, peintres, sculpteurs) dans l’objectif de produire des œuvres qui seront présentées en conclusion de l’événement. En raison de l’anniversaire de la région, le workshop devient également une scène politique. Des commissaires du gouvernenement européen et des responsables politiques locaux assistent à la présentation des travaux qui concluent le workshop. Comme le précise David Kleinl, membre du groupe Charmant Rouge et monteur du film Fingerprints, cette édition s’inscrit également dans un contexte politique qui rend d’autant plus urgente la présentation des archives filmiques montrant un jeune zigeuner se faire photographier et prendre les empreintes digitales devant l’objectif de l’opérateur. À cette époque, c’était après le 11 septembre, et des politiciens autrichiens, membres du gouvernement de l’époque, avaient soulevé la possibilité de relever les empreintes digitales de tous les citoyens. Un tel discours était inédit, tout comme cela était très nouveau pour nous de voir ces anciens matériaux où les Roms et Sinti se faisaient prendre les empreintes digitales. Montrer ces images était un premier commentaire adressé aux politiciens de cette époque25.

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33 C’est donc dans ce contexte très particulier que David Kleinl numérise la cassette VHS. Après avoir sélectionné les segments et ralenti quelque peu la vitesse de défilement des images, le court métrage est transposé sur une mini-DV et projeté lors d’une performance musicale, qui sera plus tard reprise pour constituer de façon pérenne la bande son du film. La genèse de Fingerprints montre encore une fois l’importance d’élargir le spectre des arts filmiques pour rendre compte du siècle d’infamie de la présence romani au cinéma.

34 Sans aucun commentaire, le montage de Fingerprints s’organise en trois temps autour de séquences délimitées par des passages au noir. La première séquence, qui ouvre le film, réunit des plans présentant des scènes pastorales et bucoliques. Ces vignettes de quelques secondes montrent les gestes quotidiens des agriculteurs ou les activités plus rituelles de la récolte, de l’épandage du fumier et de l’ensemencement des champs. Quelques images de la construction d’une voie de chemin de fer concluent cette première partie du film. La seconde séquence, plus longue, présente plusieurs plans filmés à deux occasions. Dans la première série d’images, des familles roms sont filmées déjeunant sur l’herbe autour de leurs roulottes. À cette première scène de repas succède une seconde avec des enfants roms qui jouent et se disputent sur le bas-côté de la route. Dans le coin gauche du cadre apparaît le phare avant d’un bus, depuis lequel sont tournées les images. En effet, ces images ont été réalisées par des participants à des visites touristiques organisées au cours des années 1920 et 1930 en Autriche, dans l’objectif que les citoyens puissent mieux connaître leur pays, et en particulier cette région du Burgenland, la plus pauvre de l’état autrichien.

35 Suite à ces imageries touristiques apparaissent les images tournées au sein de l’administration locale montrant un jeune sinti se faisant photographier et relever les empreintes digitales. Cette séquence constitue plus de la moitié du film. Bien que les images ne soient pas datées ou contextualisées, elles font sûrement suite à la mesure prise en 1925 par l’administration du Burgenland pour constituer un fichier de tous les Tsiganes vivant dans la région26. Avec une grande précision, l’opérateur filme l’ensemble de la procédure et des gestes qui permettent la constitution d’une fiche de renseignement : photographies, relevés de tous les doigts séparément, puis de l’ensemble des phalanges supérieures des doigts de la main gauche et droite sans les pouces, et, enfin, classement des fiches (probablement par ordre alphabétique).

36 Le montage opéré par Charmant Rouge pose deux jalons pour une histoire politique du « Romani cinema ». Fingerprints montre tout d’abord des formes de continuités entre une pratique bourgeoise et amateur des technologies filmiques et une utilisation bureaucratique de ces mêmes technologies. C’était en effet majoritairement des touristes des classes supérieures qui effectuaient ce grand tour de l’Autriche. En ce sens, la succession de ces vignettes bucoliques et de mise en fiche des individus roms mettent en image ce que Michael Stewart a justement qualifié, à propos du Burgenland, d’« anti-tsiganisme pastoral27 ».

37 Enfin, ces images de Fingerprints montrent dans le détail le corps à corps qui se joue entre l’autorité et des vies infâmes sur la scène du pouvoir, tout en constituant la seule trace indélébile de leur existence. La très grande partie des Tsiganes du Burgenland mourra en déportation. Dans « le canton d’Oberwart […], en 1946, le poste de gendarmerie locale estimait que sur les quelques 3 000 Tsiganes que comptait l’ensemble de la population cantonale, à peine 200 étaient rentrés chez eux28 ».

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Conclusion

38 Tout au long de cet article, j’ai fait le choix de ne pas m’étendre sur l’analyse des conditions historiques, sociales et politiques de réalisation des films, pour davantage rendre compte des enjeux formels qui constituent les jalons de ce siècle d’infamie des Roms et Tsiganes au cinéma.

39 La présentation du contexte des œuvres, nécessaire compte tenu du fait que la plupart d’entre elles ont été peu distribuées en France, a montré combien il faut chercher ces portions de vies et d’expériences dans les franges des arts filmiques (censure, exil, oubli ou ready-made).

40 En ce sens, les quatre films ne forment pas seulement les jalons d’une fresque chronologique à recomposer. Ils le sont en partie bien sûr. Les expériences infâmes vécues par les Roms et Tsiganes d’Europe que les trois premiers films ont figurées par la farce, la parole, ou la fabulation, les archives filmiques exposées par Charmant Rouge les ont révélées dans leur forme de « poèmes vies », avec « le désordre, le bruit et la peine, le travail du pouvoir sur les vies, et le[s images qui en naissent]29 ». Il est pour autant hors de question de fixer les ressorts figuratifs de ces quatre films sur un schéma linéaire. La farce, la voix, l’assemblage d’images vernaculaires, la mise en regard des registres de discours et la reprise des images elles-mêmes forment une gamme de gestes et de ressources plastiques qui sont des repères essentiels pour une archéologie politique du « Romani cinema ».

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MENELAOS KARAMAGHIOLIS ROM (Grèce), 1989, 16mm, coul, son, 75’.

JURAJ JAKUBISKO Zbehovia a pútnici / Deserters and Pilgrims, (Tchécoslovaquie/Italie), 1968, 35mm, coul, son, 101’.

GEE-JUNG JUN France 2007 (France), 2007, 16mm, n&b, sil., 18’.

PETER NESTLER ET ZSÓKA NESTLER Zigeuner Sein / Att vara zigenare (Suède), 1970, 16mm, n&b, son, 47’.

YASUHIRO OMORI ET KIMIE OMORI Mour Djiben. Ma vie de tzigane manouche (France), 1976, 16mm, coul., son, 59’.

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NOTES

1. Ce mouvement est notamment perceptible dans l’évolution des images photographiques et de la presse illustrée française entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, voir : Ilsen About, « Une fabrique visuelle de l’exclusion. Photographies des Tsiganes et figures du paria entre 1880 et 1914 », Catherine Coquio et Jean Luc Poueyto (dir.), Roms, Tsiganes, Nomades. Un malentendu européen, Paris, Karthala, 2014, p. 431-446. 2. Sur l’organisation généalogique, locale, bureaucratique de la « politique tsigane nazie » voir : Henriette Asséo, « Une historiographie sous influence », Catherine Coquio et Jean Luc Poueyto (dir.), op. cit., p. 63-82 ; Michael Stewart, « Une catastrophe invisible. La Shoah des Tsiganes », Michael Stewart & Patrick Williams (dir.), Des Tsiganes en Europe, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2011 [2010], p. 249-280. 3. Ce travail s’inscrit dans la continuité de la recherche curatoriale engagée avec Nicole Brenez, qui a abouti à la programmation « Romani cinema », présentée à la Cinémathèque Française en juin et juillet 2016. Mes plus vifs remerciements vont à Maria Komninos, Phaedra Papadopoulou et Ricardo Matos Cabo pour m’avoir partagé ou fait connaitre les films. Toute ma reconnaissance et ma gratitude vont à Nicole Brenez. 4. Dina Iordanova, « Welcome Pictures, Unwanted Bodies. “Gypsy” Representations in New Europe’s Cinema », Valentina Glajar, Domnica Radulescu (eds.), “Gypsies” in European Litterature and Culture, New York/Basingstoke, Pilgrave Macmillan, 2006, p. 236. 5. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Dits et écrits 1954-1988. Vol. 2. Édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange. Paris, Gallimard, 2001 [1977], p. 239-240. 6. Idem, p. 238. 7. Idem, p. 240.

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8. Idem, p. 240. 9. Cette défiance à l’égard d’une « histoire téléologique du film » et le choix d’une « approche non linéaire et centrée sur le contenu propre à l’archéologie des media » caractérisent également les travaux d’Andrea Pócsik qui sont une référence incontournable pour une étude des formes et des fonctionnalités des images filmiques dans l’histoire des Roms et Tsiganes. Voir sur ce point : « Screened Otherness: A Media Archaeology of the Romani’s Criminalization », Marina Grzinić, Aneta Stojnić & Miško Suvaković (eds.), Regimes of Invisibility in Contemporary Art, Theory and Culture, New York, Palgrave Macmillan, 2017, p. 142. 10. Deux caractéristiques partagées par la majorité des films réalisés par des cinéastes slovaques de cette période. Peter Hames, Czech and Slovak Cinema: Theme and Tradition, Edinburgh, Edinburgh University Press, Series Traditions in World Cinema, 2010, p. 206. 11. Sur ce point voir : Jonathan Larcher, « Bohémiens et cinéma fantastique : un imaginaire européen ou des représentations nationales ? », Otrante, no 36, « Le Fantastique de l’Est : Dictatures imaginaires et politiques », Paris, Éditions Kimé, 2014, p. 91-104. 12. Dans la mesure où il est le seul segment du film qui accorde une place centrale à un personnage tsigane, je ne décrirai que celui-ci. 13. Même si la fidélité aux évènements historiques n’est pas un aspect fondamental du film, la participation des soldats tsiganes dans les armées autrichiennes et hongroises, comme le nombre élevé de déserteurs tchèques et slovaques, sont tous deux attestés par les recherche historiographiques. Voir sur ce point : David M. Crowe, « Czechoslovakia », A History of the Gypsies of Eastern Europe and Russia, New York, St. Martin’s Griffin, 1994, p. 42-43. 14. Michael Stewart, op. cit., 2011 [2010], p. 254. 15. Aad Wagenaar, Settela. The Girl Who Got Her Name Back. traduit du néerlandais par Janna Eliot. Nottingham, Five Leaves, 2005 [1995]. 16. Dario Marchieri, « Trop près, trop loin. Werner Schroeter, une politique de l’exotisme », Vertigo, no 38, 2001, p. 99. 17. Michael Stewart, op. cit., 2011 [2010], p. 272. 18. Michael Stewart, op. cit., 2011 [2010], p. 276. 19. Preuve s’il en est de l’importance de la parole et de la voix dans la manière dont Peter et Zsóka Nestler ont composé leur film, la monographie allemande qui leur est consacrée, reproduit l’intégralité de la continuité dialoguée, avec dialogues et témoignages. Voir : Jutta Pirschtat (éd.), Zeit für Mitteilungen: Peter Nestler, Dokumentarist, Essen, Ed. Filmwerkstatt, 1991, p. 73-84. 20. Menelaos Karamaghiolis dans : Jonathan Larcher, « ROM. Entretien avec Menelaos Karamaghiolis », Débordements, 28 mars 2017, [consulté le 29 mars 2017]. 21. Susan Aasman, « Le film de famille comme document historique », Roger Odin (dir.), Le Film de famille : usage privé, usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 105. 22. Entretien réalisé par l’auteur avec Menelaos Karamaghiolis le 29 septembre 2016. 23. Evelyne Toussaint, « Le merveilleux est-il l’opium de la pensée critique ? Les images des Tsiganes, Roms et Gitans dans l’imaginaire occidental contemporain », Catherine Coquio et Jean- Luc Poueyto (dir.), op. cit., 2014, p. 459. 24. Plusieurs séquences des Archives Autrichiennes du Film (Filmarchiv Austria) ont été transférées ou numérisées puis distribuées en VHS ou DVD par les éditions Lex Liszt 12, [consulté le 15 mars 2017]. 25. Entretien de l’auteur avec David Kleinl, le 31 octobre 2015. 26. Michael Stewart, « Fossoyeurs du sang nordique. Tobias Portschy et l’élaboration d’un racisme anti-tsiganes systématique dans le Burgenland autrichien », Catherine Coquio et Jean- Luc Poueyto (dir.), op. cit., 2014, p. 107. 27. Michael Stewart, op. cit., 2014, p. 109.

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28. Michael Stewart, op. cit., 2014, p. 101. 29. Michel Foucault disait « et le discours qui en naît », op. cit., 2001 [1977], p. 239 et 253.

RÉSUMÉS

À partir de l’étude de quatre films, collectés dans les franges des arts filmiques et les marges des cinématographies de l’Europe centrale et des Balkans, cet article propose un ensemble de jalons pour une histoire politique et visuelle du « Romani cinema », conçu à l’intersection entre les cinématographies d’avant-garde et les familles romanis (Roms, Tsiganes, Sinti). Les répertoires de gestes mobilisés par ces quatre cinéastes forment à la fois des critiques implacables des conventions figuratives et narratives les plus couramment utilisés par les « gypsy films » et des repères essentiels pour une archéologie des archives filmiques du génocide des Tsiganes.

From the study of four films collected in the fringes of the filmic arts and the margins of cinematography in Central Europe and the Balkans, this article proposes a set of milestones for a political and visual history of “Romani cinema”, conceived at the intersection between avant- garde cinematographies and Romani families (Roma, Gypsies, Sinti). The repertoires of gestures mobilized by these four filmmakers form both implacable critiques of the figurative and narrative conventions most commonly used by “gypsy films” and essential references for an archeology of film archives of the genocide of Roma/Gypsies.

AUTEUR

JONATHAN LARCHER Cinéaste et anthropologue, Jonathan Larcher est docteur de l’EHESS (CRAL) et diplômé en études cinématographiques (Sorbonne Nouvelle Paris 3). À partir d’une enquête et de films documentaires réalisés dans les rues tsiganes d’un village roumain, ses recherches et créations explorent les enjeux épistémologiques, politiques et méthodologiques soulevés par les arts et les archives filmiques en anthropologie. Il travaille également à l’élaboration d’une histoire visuelle et critique des imageries par lesquelles les familles roms/tsiganes ont été appréhendées.

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Des créations en recherche

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« Observer la vie telle qu’elle est », entretien avec le réalisateur Lav Diaz “Witness Life As It Is”, Interview with Director Lav Diaz

Clément Dumas et Lav Diaz

1 Réalisé par Clément Dumas à Singapour sur le tournage de Henrico’s Farm, le 10 septembre 2017. Traduit de l’anglais par Meriel Kenley et Clément Dumas. Remerciements à Hazel Orencio pour son aide et sa patience.

La culture de la peur

Clément Dumas : À l’exception de Death in the Land of Encantos qui a été tourné directement après l’ouragan Duran en 2007, une grande majorité de vos films s’intéresse au passé des Philippines et à des périodes historiques marquantes, de la colonisation espagnole à la répression de la loi martiale dans les années 1970. Pensez-vous que vous pourriez faire un film sur ce qui se passe en ce moment ? Lav Diaz : Il me semble que, bien que la narration de mes films se situe dans le passé, le discours reste très actuel. Ces événements historiques sont toujours en train de hanter le présent. Pendant l’occupation espagnole, Le Dr José Rizal a bien montré qu’il y a un motif de la répétition1. Un cercle vicieux s’est instauré, d’autant qu’il est plus facile de diffuser l’ignorance aux masses. Mon rôle en tant que cinéaste consiste à identifier ce problème. Si nous n’arrivons pas à faire soigner cette névrose du retour perpétuel de la violence qui traverse le pays depuis longtemps, elle restera ancrée dans l’esprit du peuple. Le progrès ne sera possible que si nous nous débarrassons de ces cataclysmes écrasants. On assiste à un désastre. Regardez ce qui se passe maintenant : 13 000 morts dans la guerre contre la drogue et l’inflation fait chuter le pesos. Ainsi, il me semble que mes films se déroulent bien au présent car nous vivons encore dans une période où la peur et l’ignorance règnent. À partir de ce constat, l’engagement par le cinéma serait un moyen de rendre compte de ce conflit spécifique, de lui trouver une forme expressive.

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Une de mes craintes est de devenir moi-même un propagandiste. Je crains toujours ce glissement vers la rhétorique politique. D’une certaine manière, je suis un esclave d’un révisionnisme à venir. L’artiste doit lui-même faire attention à ce que son discours ne devienne pas une forme de propagande. Le plus important est de garder l’esprit critique. Lorsque vous avez le temps ou lorsque votre objectif est la recherche et la connaissance, vous avez le devoir d’assumer toutes les perspectives. Par contre, lorsque votre objectif est de parler à la masse, vous êtes enclin à fournir une fausse vérité en fonction de votre agenda politique personnel.

C. D. : Les chercheurs ou intellectuels ne sont que peu lus ou écoutés par le plus grand nombre ? L. D. : On peut dire que c’est le problème de la parole universitaire : comment créer le pont entre les connaissances et le peuple. Comment cette connaissance et pensée critique peuvent-elles se propager et ne pas se retrouver confinées à l’intérieur des institutions et détenues seulement par des intellectuels ? La naissance de toute forme d’extrémisme est favorisée lorsque ce pont n’est pas construit.

C. D. : Vous sentez-vous déçu de la façon dont vos films sont reçus dans votre pays ? L. D. : Bien sûr, je suis déçu. Je me rends bien compte que ce que mes films essayent de dire n’est pas audible, mais, dans le même temps, je ne veux pas faire de compromis. Mon intention peut vite devenir superficielle. Comment pouvons-nous débuter un dialogue et atteindre les masses ? C’est une question fondamentale et urgente. Tous les supports doivent être utilisés : TV, radio, journaux et même la rue. Nous avons surtout besoin de repenser les relations en société sur un modèle socratique : parler aux gens, sur le marché, l’agora, le forum. Il faut absolument refuser ce sentiment de crainte. Si nous embrassons cette culture de la peur, nous disparaîtrons et nous cesserons d’être utiles.

Une plate-forme pour les masses

C. D. : Le langage cinématographique a su développer de nombreux moyens et effets qui sont maintenant des conventions visuelles et auditives partagées par les spectateurs. Vos films semblent refuser systématiquement les différentes formes de montage ou d’utilisation de la musique. L. D. : Ma pratique m’a appris à considérer cette langue comme des ornements qui ont une tendance à cacher la vérité. Filmer à la lumière naturelle, refuser les coupes dans une scène ou utiliser une caméra à faible budget sont des choix que je fais seul. Je dois souvent répondre quotidiennement de cette façon de filmer car on considère ces choix comme élitistes ou difficiles à comprendre. Cependant, je ne veux pas faire de compromis. La solution que j’ai trouvée ces dernières années a été de filmer avec des acteurs connus du public : ma pratique n’en est pas affectée mais j’essaie d’intégrer de nouvelles personnes dans mon processus.

C. D. : La réception de vos films en Europe et dans les différents festivals illustre bien ce paradoxe. En raison de la longueur de vos films et d’une certaine aridité esthétique comme le noir et blanc et l’utilisation du plan fixe, votre cinéma est considéré comme exigeant et, comme vous le dites, élitiste. Comment expliquer l’écart entre votre vision populaire du cinéma et cette réception ? L. D. : Les conventions de Hollywood sont si présentes ! Elles ont créé des habitudes de réception. Devant un film comme Death in the Land of Encantos (2007) ou The Women who left (2016), en noir et blanc avec un point de vue très statique, la première

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réaction est souvent la surprise devant une forme si différente de ce à quoi on est habitué. Mais ce n’est de fait qu’une première réaction. Il nous faudrait plus de lieux et de moyens d’action pour engager le spectateur dans différents types de vision, dans différentes manières de voir et d’entendre, et mon cinéma ne paraîtrait pas si étrange.

C. D. : Est-ce que le cinéma a un but essentiellement populaire comme producteur d’un lien social ? L. D. : Le cinéma constitue une réelle plate-forme pour les masses. C’est uniquement lorsqu’il est devenu un objet de commerce produit industriellement que l’intérêt et le profit en dictent les lois. Les racines du problème ne se trouvent pas forcément dans la façon dont le public est habitué à des conventions. Le processus qui a fait du financement d’un film la question centrale de sa création, d’une part, et la perception par les maisons de productions des capacités intellectuelles du public, d’autre part, sont des questions bien plus problématiques. Si vous ne pensez qu’à travers ces prismes, des formes esthétiques à la culture et à l’histoire du pays, tout devient trop compliqué pour les spectateurs. On dira qu’ils ne peuvent pas comprendre alors même que mes histoires recherchent une forme de simplicité. Par exemple, le film que je suis en train de réaliser raconte une histoire très simple : une femme qui retourne aux Philippines après avoir travaillé trente ans à l’étranger2. C’est un personnage que beaucoup de Philippins pourraient connaître personnellement car sa situation représente quelque chose de commun et d’authentique. Cette culture de la peur veut alors rendre mon travail inaccessible ou trop compliqué. Mais je ne vais pas m’arrêter car je ne veux pas me soumettre à cette culture de la peur.

Philosophie de la composition

C. D. : Vous avez développé une méthode que vous décrivez comme « organique », qui tend à laisser le moment de la prise de vue ouvert à ce que l’instant, l’état d’esprit des actrices ou des acteurs, la lumière naturelle peuvent offrir. Vous procédez ainsi à des réécritures quotidiennes du scénario. Par exemple, pendant le tournage, vous avez ajouté dans le script une scène dans laquelle l’une des protagonistes parle de Kevin Carter et de sa fameuse photographie au Soudan, La Fillette et le vautour. Comment le travail de Kevin Carter vous a-t-il influencé ? Diriez-vous que la question photographique du témoin privilégié constitue votre méthode pour placer la caméra ? L. D. : J’admire Kevin, même s’il a mis fin à ses jours. J’ai mis plusieurs années à comprendre cet acte. Je veux assister à la vie telle qu’elle est et faire ressentir et exposer à d’autres une vérité de mon vécu. Bien sûr, le réel est manipulé et le rôle du cinéma consiste bien en cette manipulation. J’essaie de garder un sens de la réalité, non pas comme LA réalité, mais comme une construction, comme la traduction du monde tel que je le perçois et tel que je cherche à le comprendre. Ma pratique cinématographique a été en effet nourrie par la photographie. J’ai commencé en tant que photographe ce qui m’a poussé à tenter de ressentir la vie telle qu’elle est, au lieu de me jeter à corps perdu dans un « faire film » dont les procédés restent très artificiels à mon avis. Je respecte le travail des autres et les différents styles de cinéma mais, en ce qui me concerne, je veux être un témoin. Mon expérience journalistique m’a aussi beaucoup servi une fois que j’ai commencé à faire des films. Kevin Carter avait du mal à assumer ce rôle de témoin et personnellement j’essaye de rendre cette difficulté, alors que de la musique ou des émotions faciles

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l’occulteraient. Je recherche une forme de détachement. On peut parler d’exigence et vous pouvez très bien ne pas regarder certains de mes plans, mais au moins si vous le faites, vous verrez quelque chose qui a de l’épaisseur.

C. D. : En assistant au tournage, j’ai pu vous voir cadrer et placer la caméra six fois. Le processus semble très intuitif, mais en même temps rien n’est laissé au hasard. Il y a un aspect très pictural dans votre façon de cadrer : un premier plan dans lequel se situe l’action de la scène et un arrière-plan enveloppant les acteurs souvent avec l’horizon, si c’est une scène en extérieur, ou un élément de l’architecture, si c’est un intérieur, faisant office de frontière. Est-ce que cette composition représente « le monde comme une scène » ou une ligne directrice afin de faciliter la lisibilité de la scène en guidant l’œil du spectateur ? L. D. : Un peu des deux. Il y a d’abord une méthode de travail : je pose la caméra, je place les acteurs et je regarde le moniteur. On pourrait parler d’un cinéma paresseux et on m’a déjà dit que j’étais un cinéaste qui ne savait pas comment utiliser la lumière, qui ne comprenait pas la lumière au cinéma car je refuse d’utiliser de la lumière artificielle. Pour moi c’est avant tout un problème philosophique. Le public a besoin d’essayer de comprendre, d’examiner, voire de lutter. Je ne veux pas tromper en utilisant ces lumières artificielles qui digèrent l’information. Je veux que le public puisse s’asseoir et prendre du temps. J’admets volontiers l’aspect physique de cette expérience mais je sais que, si le public l’accepte, il peut voir un aperçu de la réalité. Il y a une forme de courage dans le fait d’accepter de voir un film de 11 heures. On ressent la longueur, le noir et blanc, la force des plans. Je ne suis pas à la poursuite du sens du récit, de la logique des personnages ou de la rapidité de l’action. Je veux comprendre la vie, et la regarder passer. C’est une philosophie simple et commune, quelque chose comme une combinaison de Zen, de philosophie socratique et le simple étonnement d’être ici. Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, la conception malaisienne du temps est très importante pour moi et en particulier la question de l’attente. Rester sous le manguier, car il fait trop chaud ou pour s’abriter des pluies torrentielles... Je veux que le spectateur ressente cette puissance de l’attente. C’est important pour moi de montrer le temps et l’espace comme un. Je ne fais pas de différence entre les deux. Je valorise l’expérience du temps présent. Que ce soit le passé, le présent ou une mémoire individuelle, il y a quelque chose qui se passe maintenant. Je voudrais que, comme quand un musicien tente de créer une mélodie avec une seule note, vous entendiez le sol sans forcément la mineure ou un ton en dessous. C’est très difficile d’atteindre cette note et de la maintenir sans trahir.

C. D. : En même temps, vos plans sont truffés d’indices avec l’utilisation de nombreuses métaphores. Par exemple, dans Evolution of a Filipino Family, le jeune Reynaldo regarde les araignées et les fourmis se battre sur un manguier et ces quelques plans représentent la lutte constante du peuple entre les différentes colonisations et périodes de répression. Lors du tournage de Henrico’s Farm, quand Nina interviewait Ana, les deux personnages étaient dans le plan, mais le visage d’Ana était dans l’ombre tandis que Nina, l’interrogatrice, était parfaitement éclairée. Cette lumière ajoute du sens à la prise de vue. L. D. : Ces éléments de sens entrent en jeu lorsque je place la caméra. Ce sont des « incidents » que j’intègre au fur et à mesure. Le contraste entre la lumière forte et l’ombre sur le visage du personnage en train d’être interrogé a trouvé sa place dans le script. Nina est cette journaliste anthropologue intéressée par Ana, un personnage traumatisé et secret par rapport à son passé. Pour plusieurs raisons elle a dû mentir sur son âge et cet entretien l’oblige à se confronter de nouveau avec son passé.

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Cette dynamique est facilement produite par le cadre. On pourrait dire que c’est un heureux hasard, car la lumière convenait parfaitement à la mise en scène. J’étais tellement habitué à appréhender le tournage d’intérieur avec ces grandes lumières artificielles que j’aurais raté cette composition. Je me force à regarder plus attentivement et à attendre, à prendre le temps ... quand vous regardez assez longtemps, la lumière naturelle est plus juste. Ma pauvreté m’a permis de comprendre cette supériorité. Quand j’ai commencé à tourner en 16 mm dans les années 1990, je me suis aperçu qu’il y avait une grande différence entre éclairer avec des lumières artificielles et « faire la lumière ». Éclairer de manière artificielle est réussi lorsque vous maîtrisez la technique de vos appareils et comprenez les caractéristiques de la caméra et des lentilles mais cela ne vous permet pas de comprendre la perception humaine de la lumière.

L’espace, la nation et la mémoire

C. D. : Une ligne directrice de votre travail est de filmer des espaces oubliés, des espaces qui ne sont pas reconnus comme historiques. C’est une grande différence que vous entretenez avec la génération au-dessus de vous et le cinéma de Mike de Leon ou Lino Brocka. Leur cinéma était très urbain. Vous avez tendance à placer votre caméra dans des espaces négligés comme la jungle, les barrios, dans des endroits éloignés de la capitale et éloignés de l’île principale. Qu’est-ce que ces espaces représentent pour vous ? L. D. : Une de mes préoccupations est que nous vivons, à cause du positionnement politique du pays, dans une société très urbaine et centralisée. Pour les cinéastes comme Lino Brocka, il fallait traiter cette centralisation et trouver de l’argent dans ce contexte. Le régime a créé des limitations et être cinéaste obligeait de dialoguer avec des producteurs qui n’avaient pas le même point de vue créatif. Lino Brocka a dû s’adapter à la prétendue « ignorance et innocence des masses ». Dans les limites de ces contraintes, il a pu réaliser des films personnels ; être cinéaste dans ces conditions est admirable. Cette distinction entre les zones rurales et urbaines dans mon cinéma vient en partie de ma culture et de mon éducation. J’ai grandi dans les barrios et j’ai remarqué qu’il n’y avait rien dans le cinéma philippin qui dépeigne ce genre de vie. Une grande partie du cinéma cherche à représenter le conflit entre les travailleurs et les propriétaires fonciers et les paysans sont toujours relégués à des ornements, à des éléments du décor. Il n’y a rien au sujet de la force de la nature et des luttes du peuple. Je pense que cette négligence programmée et constante d’une certaine réalité du pays est le produit d’un appareil de représentation visant à effacer certains aspects de la société.

C. D. : Il semble que beaucoup des récits que vous portez à l’écran proviennent d’un travail de mémoire soit collectif soit individuel, le travail de remémoration étant la source du récit. Dans Melancholia, la narration est difficile dans le sens où c’est précisément ce travail tourné vers le passé que les personnages refoulent. Diriez-vous que votre narration, votre manière d’aborder le récit, s’articule autour de la mémoire ? L. D. : Ce qui m’intéresse dans une histoire est de savoir comment une communauté peut être en relation à un niveau national. Dans Florentina Hublado, CTE, le personnage essaie de se souvenir et, devant une difficulté, « fictionnalise » son propre traumatisme. Cette difficulté fait écho à une amnésie collective aux Philippines et le traumatisme national est présent dans cette perte de la mémoire. Effectivement, on

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retrouve le même schéma dans Melancholia. Un autre exemple est A Lullaby to the Sorrowful Mystery : comment peut-on faire face à un corps absent ? Le traitement du passé par l’individu ou par le pays est impossible sans savoir ce qui est arrivé. Ce tourment de la mémoire se renouvelle perpétuellement et a des conséquences désastreuses. Les gens dans la campagne votent pour un gouvernement qui transforme le pays en un abattoir. La pire chose pour moi est que les gens acceptent ce retour perpétuel de la violence. Cela fait ressortir le côté le plus sombre des Philippins. Nous rendons légitime le meurtre. C’est le monde à l’envers. C’est un problème spécifiquement philippin mais qui a une portée universelle et actuelle : comment a-t-on pu accepter la longue famine au Soudan ou les problèmes de la Syrie ?

C. D. : On pourrait dire que votre méthode est proche de gestes post-mémoriels car vous essayez de créer une mémoire de seconde-main à partir du refus de se rappeler, au niveau personnel ou collectif, ou du manque de traces et de preuves. L. D. : C’est une question importante de laquelle je me sens proche après les dix-sept ans dont j’ai eu besoin pour réaliser A Lullaby to the Sorrowful Mystery3. J’ai senti, avec ce film, le besoin de faire un travail d’archive et de recherches documentaires considérable afin de comprendre ce qui était arrivé et, aujourd’hui encore, je me sens incapable de raconter cette histoire. Tout en essayant de rester le plus proche possible de la vérité en m’appuyant à la fois sur l’histoire écrite et orale, j’ai le sentiment que mon point de vue est incomplet car j’en ai fait une histoire personnelle. Ce sentiment d’impuissance devant cette tâche a d’ailleurs fait partie du processus de création. Ce fut une expérience extrêmement rude et j’ai donné énormément à la fois physiquement et moralement. Une partie de moi était tiraillée par la légitimité de mon entreprise et une autre sentait que c’était un devoir, que je devais le faire. Le film rend ainsi compte de ce que j’ai pu comprendre de cette lutte historique et fondatrice. Pour être honnête, beaucoup de gens utilisent seulement des bouts de vérité dans une perspective propagandiste et politique. Le récit historique devient dangereux comme un outil peut l’être s’il n’est pas utilisé correctement. Comment pouvez-vous être objectif et honnête ? Chaque décision est un choix qui est forcément influencé par votre propre opinion politique et votre culture. Je crains que, dans quelques années, certaines personnes démystifieront ce moment particulier de l’histoire des Philippines ce qui rendra alors mon point de vue obsolète.

NOTES

1. Le D r José Rizal est un poète philippin et héros national qui joua un rôle décisif dans l’émancipation des Philippines pendant la colonisation espagnole. Il est l’auteur du roman Noli me tangere. Le film de Lav Diaz A Lullaby to the Sorrowfull Mystery (2015) s’ouvre par l’exécution du Dr José Rizal en 1896.

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2. Au moment de la réalisation de cet entretien, Lav Diaz est en train de tourner Henrico’s Farm à Singapour. Le film raconte l’histoire de Lailani, une travailleuse migrante à Frankfort, qui décide après trente ans de retourner dans son pays. Le film se déroulera principalement à Singapour où le personnage fait une escale pour une durée indéterminée. 3. Le film relate la décolonisation des Philippines à la fin du XIXe siècle et la recherche par Gregoria De Jesus du corps d’Andres Bonifacio, un des chefs de la révolution exécuté en 1896 pour trahison par Emilio Aguinaldo qui deviendra premier président de la République des Philippines.

RÉSUMÉS

Lors du tournage d’un de ses prochains films, Henrico’s Farm, le réalisateur philippin a accepté de nous rencontrer pour parler de sa pratique cinématographique et de ses méthodes de travail. En dressant le portrait de son pays dans dix-huit longs métrages, trois courts et un documentaire, l’œuvre du réalisateur s’attache à représenter les différentes formes de répressions qu’ont endurées les Philippines (colonialisme espagnol, occupation américaine et japonaise, loi martiale de Marcos) à travers la vie privée quotidienne d’une galerie de personnages. Cet entretien a ainsi été l’occasion de revenir sur les défis posés par la représentation d’un passé traumatique qui ne fait que se répéter. Contre cet « appareil politique de la représentation » dictant ce qui est digne d’être visible et ces « conventions hollywoodiennes » qui supposent l’imbécilité du spectateur et refusent la pensée critique, le cinéma de Lav Diaz propose de se tourner vers les espaces négligés (barrios et espaces ruraux dans From What is Before), les populations délaissées (les paysans itinérants dans Heremias) et les vies « infâmes » (les femmes emprisonnées et une prostituée transgenre dans The Women who Left). Pour combattre « ce cercle vicieux de la culture de la peur et de la violence », il faut accepter le temps long du plan fixe nous dévoilant ce que nous refusons de voir.

During the shooting of one of his next films, Henrico’s Farm, the Philippine director agreed to meet us to speak about his film practice and his work’s methods. By painting a portrait of his country in eighteen feature-length films, three short films and one documentary, the work of Lav Diaz attempts to represent the various forms of repressions endured by the Philippines people (Spanish colonialism, American and Japanese occupation, Ferdinand Marcos’ Martial Law) through the personal and daily life of a series of characters. This interview gave us the opportunity to tackle the challenges that the representation of a traumatic and repeating past enforce. Against a “politic of representation” dictating what deserves to be visible and “conventions of Hollywood” who suppose the idiocy of the spectator and refuse critical thought, the cinema of Lav Diaz proposes to film neglected spaces (barrios and rural spaces in From What is Before), abandoned characters (itinerant farmers in Heremias) and vile lives (imprisoned women and a transgendered prostitute in The Women who left). To fight this “vicious circle of the culture of fear and violence”, we have to accept the time infuses by the static shot which unveils what we refuse to see.

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AUTEURS

CLÉMENT DUMAS Clément Dumas est doctorant en études cinématographiques à l’université Panthéon-Sorbonne Paris 1 sous la direction de Vincent Amiel. Après un master 2 consacré à l’étude des processus mémoriels dans le cinéma de Hou Hsiao-hsien, il prépare une thèse sur les théories de la mémoire moderne et leurs applications dans un corpus de films asiatiques (Lav Diaz, Apichatpong Weerasethakul et Wang Bing). Ancien étudiant de l’École normale supérieure de Lyon, il fait partie du comité de rédaction de la revue Cinétrens.

LAV DIAZ Lav Diaz est un cinéaste philippin habitué à écrire, réaliser et monter ses propres films. Depuis 1998, il a réalisé plus de vingt films et a remporté plusieurs récompenses internationales, y compris le Léopard d’or au Festival du cinéma de Locarno en 2014 pour From What is Before, le Lion d’or à la Mostra de Venise en 2016 pour La Femme qui est partie et le prix Alfred Bauer à la Berlinale 2016 pour A Lullaby to the Sorrowful Mystery. La Mostra de Venise le décrit comme « le père idéologique du Nouveau Cinéma philippin ».

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Cuba, par-delà les océans : un film sur la possession Cuba, Beyond the Oceans: A Film about the Possession

Caterina Pasqualino

1 Yamilka souffre profondément de l’absence de son fils Odin qui lui a été enlevé à l’âge de neuf ans par son mari parti émigrer à Toulouse. Pour soulager sa douleur, elle communique avec les esprits des morts qu’elle a hérités de sa mère. Son préféré est celui qu’elle nomme Negro bruto, l’esprit d’un défunt qui, de son vivant, répondait au nom de Juaquim. Elle affirme pouvoir préserver la relation avec son fils absent, qui a aujourd’hui une vingtaine d’années, par l’intermédiaire d’une poupée de tissu qui représente Negro bruto, d’un récipient contenant divers objets de culte ainsi qu’à travers ses rêves et ses visions1. Les morts venant posséder Yamilka sont ses « fantômes de la mémoire ». Dans le film, j’explore les circonstances dans lesquelles ils viennent la hanter. Dans cet univers très secret, la présence de la caméra s’est paradoxalement révélée être une aide précieuse : malgré l’artifice de la mise en scène, à plusieurs reprises elle suscita leurs venues.

2 J’avais déjà travaillé à Cuba en 2007, 2008 et 2011 sur le comportement de possédés chevauchés par des morts. Leurs transformations physiques sont spectaculaires. Ils adoptent une déambulation stéréotypée, machinale, comme s’ils perdaient leur humanité pour devenir une « chose », une « materia ». Une fois réduits à cet état d’hommes-objets, ils sont censés être capables de dialoguer avec d’autres objets situés dans leurs alentours. Selon Philippe Descola, l’animisme implique qu’au-delà de leur différence constitutive, une pierre et un homme partagent « une même sensibilité »2. Dans ce système, non seulement la pierre est dotée d’affects, mais certaines forces spirituelles circulent entre elle et l’homme. Tim Ingold et Eduardo Viveiros de Castro ont suggéré qu’une telle conception animiste peut se retrouver dans différentes sociétés. Dans l’idée de repenser l’expérience de « chosification » comme une expérience contemporaine, j’ai proposé ailleurs une comparaison entre la transe palo et le théâtre de Thadeus Kantor.

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3 Je suis retournée six ans plus tard, en novembre 2017, pour retrouver Yamilka, une palera qui avait attiré mon attention dès mon premier séjour. Belle, vive et exubérante, elle est toujours en mouvement, ses yeux expressifs semblant constamment interroger son entourage. Curieuse, elle ne se lasse pas de partir à la recherche de tout ce qui peut lui être utile pour ses rituels. Dans son mudanzo, la pièce qu’elle réserve chez elle à ses pratiques religieuses, elle rassemble les objets les plus insolites. Le but est de soigner les membres de sa famille, ses voisins, mais aussi des inconnus devenus des « patients ».

4 Voici donc des années que nous nous connaissons et sommes liées par une affinité reposant sur notre proximité d’âge et par des liens d’amitié. Malgré cela, son sourire ambivalent me met parfois dans l’embarras. Derrière la femme « entière » qu’elle aime incarner, elle reste secrète. Mon désir de retourner la voir était motivé par son allure mystérieuse composée d’un mélange de soumission, de résistance et d’invention que Michel Foucault aurait compté parmi les « Vies des hommes Infâmes3 ». Dans ce texte, Foucault souligne notamment le rôle que la poésie et la littérature ont à jouer pour dire l’intensité d’expériences d’hommes et de femmes humbles. Mon souvenir de Yamilka était si intense qu’une fois sur place je fus prise par un doute : et si je venais à Cuba pour tenter de me libérer de sa présence obsédante ?

5 Lorsque nous nous retrouvons, nous nous saluons par une étreinte chaleureuse. Yamilka m’annonce aussitôt qu’elle est devenue grand-mère. Je la filme radieuse, dans un moment de grâce. Ma petite fille est née il y a 45 heures me dit-elle, à Toulouse, en France. Je contacte aussitôt son fils Odin qui est l’heureux papa pour lui passer Yamilka (la veille, elle avait déjà pu parler à son fils par téléphone). Cette dernière lui demande de décrire le nouveau-né, une petite-fille. Elle lui demande de lui dire que sa grand- mère l’aime. À ce moment précis, Yamilka prend subitement une expression contrariée et douloureuse. La joie de cette naissance est mêlée de regrets, de révolte, de ressentiment et de jalousie. Son fils Odin a aujourd’hui vingt et un ans. En douze ans, il n’est venu à Cuba qu’à trois reprises, et encore, chaque fois c’était pour un court séjour.

Yamilka, Leonardo et la Française

6 Lorsqu’il était jeune, son mari Leonardo était si beau que toutes ses amies l’enviaient. Ils eurent un enfant, Odin, et vécurent ensemble pendant une dizaine d’années, très pauvres, mais heureux. Jusqu’au jour où une touriste française s’éprit de Leonardo. Ce dernier expliqua tout d’abord à Yamilka que ce flirt n’était pas important et que, comme l’étrangère le payait, cela leur permettait au moins d’assurer provisoirement leur subsistance ainsi que celle de leur fils Odin. Il la convainquit que, sur l’île, beaucoup auraient rêvé d’une telle opportunité. Yamilka se résolut à accepter momentanément cette liaison extraconjugale. La relation avec son mari se normalisa au point qu’il leur arrivait de se moquer de ces Européens immatures venant à Cuba « pour recharger leurs batteries » en cherchant à éprouver des sensations fortes. Et puis l’argent de la Française les sortait de la misère, tandis que cette dernière ne se doutait pas que Leonardo était marié…

7 Mais l’étrangère revint régulièrement. Leonardo, qui, pendant les premiers séjours, s’éclipsait de son foyer pendant quelques jours, finit par s’absenter plus longtemps, à savoir pendant tout le mois que duraient les vacances de la touriste. Odin, âgé de deux ans, commençait déjà à trottiner, pieds nus dans la boue de leur bidonville dès que quelques gouttes de pluie tombaient. Leonardo revenait régulièrement avec l’argent

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qui les nourrissait tous trois. Une fois retournée chez elle, la Française commença à envoyer de temps à autre de petites sommes. Ils s’y habituèrent jusqu’à en devenir dépendants : combien de fois avaient-ils attendu cette manne providentielle…

8 Si Yamilka savait que cette situation ne durerait pas, elle n’imaginait cependant pas la tournure dramatique qu’allait prendre cette aventure. Lorsque l’État commença à autoriser les Cubains à fréquenter les grands établissements touristiques, Leonardo put fréquenter de luxueux hôtels pour rejoindre sa Française. C’est ainsi qu’il commença peu à peu à envisager de quitter Cuba où il menait une vie misérable et sans aucune perspective d’avenir. S’imaginant une vie dorée en France, il se prit à rêver de Toulouse.

9 Quelques années auparavant, de nombreux Cubains tentaient sans relâche de fuir la misère en s’embarquant au péril de leur vie sur de frêles barques pour tenter de franchir la bande de mer qui les séparait de Miami. Mais cette échappatoire a disparu. Les voyages clandestins s’étaient interrompus dès lors que les États-Unis ont refusé le droit d’asile aux réfugiés cubains. Quelques-uns ont bien continué à tenter leur chance en construisant secrètement des bateaux malgré leur crainte d’être signalé par un voisin à la police d’État. Mais les énormes difficultés pour s’en sortir par ce biais tarirent la filière. Le moyen le plus sûr de quitter l’île était désormais de se marier avec un étranger ou une étrangère.

10 Leonardo supportait d’autant moins la misère de son quartier que son désir était excité par tout ce que la Française lui envoyait : denrées rares, jeans, chemises… Yamilka et Leonardo vivaient au rythme des allers et retours de la Française. Un beau jour, Leonardo annonça à Yamilka qu’elle voulait l’épouser. Sa joie était visible. Son rêve allait enfin se réaliser. Il lui expliqua qu’il le faisait pour elle et pour Odin, et qu’il lui enverrait de l’argent. Elle fut d’abord tétanisée par la nouvelle. Mais sous la pression de Leonardo, elle se résolut peu après à signer l’indispensable procédure de divorce. Après avoir épousé la touriste, Leonardo obtient le fameux visa d’expatriation pour la France… Pour Yamilka, une chose était de supporter une trahison dont elle s’arrangeait le temps des vacances de la Française, une autre était d’accepter le départ irréversible de son mari et d’assumer son sentiment d’abandon. Pire, alors qu’elle était dans un état de grande faiblesse psychologique, Yamilka accepta l’inacceptable. Sous les suppliques de Leonardo et les conseils de sa propre mère, elle laissa son fils Odin, alors âgé de neuf ans, le rejoindre à Toulouse. Sa mère la consola en affirmant que cette séparation était certainement voulue par l’esprit Negro bruto et qu’elle ne devait pas s’en inquiéter. Tôt ou tard, son sacrifice serait payé en retour en la sortant de la misère et par la reconnaissance éperdue de son fils Odin.

Filmer l’intime

11 Je suis actuellement en train de monter les premières scènes du film. La plupart des scènes ont pour cadre son appartement. La première se situe dans la pièce (mudanzo) qu’elle réserve au culte des esprits défunts. Assise sur une chaise, elle s’adresse à celui qui lui est le plus proche : Negro bruto.

12 Negro bruto est un ancêtre africain réduit en esclavage à Cuba. Il est décrit comme sentant mauvais, petit et se déplaçant en traînant les pieds car ses chevilles sont entravées par des chaînes. L’effigie en tissu qui le représente est de confection rustique. Son visage est noir et rond, deux coquillages font office d’yeux. Comme au temps de

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l’esclavage à la campagne, il est vêtu d’une chemise blanche et d’un chapeau de paille. Quant au récipient dans lequel il vit, il se présente comme un microcosme composé d’éléments humains (fragments de crânes, divers ossements ou cheveux), d’éléments provenant du monde naturel (bâtons incorporés dans des mottes de terre, fragments de bois, coquillages, herbes et pierres ramassées sous la mer ou dans le lit d’une rivière), de matériaux (cordes, diverses ferrailles, barres de fer, clous, chaînes), et d’éléments manufacturés (croix, poupée, figurine en bois, vieille chaussure, avion miniature et divers objets brisés). Negro bruto assiste Yamilka dans toutes ses tâches cultuelles. Il est prêt à se bagarrer pour elle, mais il est aussi jaloux qu’un amant.

13 Dans une séquence filmée, Yamilka s’adresse à lui d’une voix calme et péremptoire. Elle lui rappelle qu’elle cherche à le satisfaire le mieux qu’elle peut en lui soufflant dessus des nuées de rhum. En ce moment elle ne peut malheureusement pas lui fournir de tabac parce qu’elle n’en a pas les moyens, mais le lendemain elle lui offrira des herbes sauvages. Yamilka sait qu’elle peut compter sur lui et sur tous les morts qui résident dans sa maison, non seulement pour l’aider à résoudre les situations délicates de ses patients, mais aussi pour protéger son fils.

14 Je la filme en plan très rapproché. À quelques centimètres du visage, je parviens mieux à saisir ses expressions faciales exacerbées par le contre-jour et la lumière rasante. Yamilka revient sur la trahison et l’abandon de Leonardo. Nimbée de doré et de rose, la scène semble se dérouler comme dans un rêve. Tout en s’adressant à Negro bruto, Yamilka résume brièvement sa situation, rappelant lentement et sur un ton détaché qu’elle conserve ce drame encore très présent dans sa mémoire. Égrenant ses paroles, se remémorant à haute voix les promesses non tenues par Leonardo, elle dit sa confiance qu’un jour il finira par comprendre d’où vient véritablement son fils et qui est sa vraie mère. « La loi de Dieu ne peut être bafouée impunément : — En marche Negro Bruto, fais-le-lui savoir ! » s’exclame-t-elle.

15 La séquence suivante est tournée dans le salon. Installée dans un canapé, Yamilka y revit sa douleur. Elle ne s’adresse plus à un public imaginaire, elle s’apitoie sur le sort que lui a réservé la vie en versant des larmes. Elle confie que son fils Odin lui apparaît régulièrement en pleine nuit comme s’il était mort. Elle se réveille alors en sueur et le voit se dresser devant elle. Les milliers de kilomètres qui les séparent sont comme annulés. Elle pressent qu’à Toulouse son fils souffre. Lorsqu’elle se réveille, elle s’écrie : « Negro Bruto qu’est-ce qui arrive à Odin ? Il ne va pas bien ! » Comme les mois s’écoulent sans qu’elle puisse étreindre son fils, elle intensifie ses relations avec ses morts pour les interroger. Pour répondre à ses questions, Negro bruto lui demande toujours plus de compensations.

16 « Odin, téléphone-moi ! » s’exclame Yamilka entre deux sanglots. Elle évoque ce dialogue imaginaire : « Maman, est censé répondre son fils, je ne veux pas que tu apprennes ce qui m’arrive pour ne pas te peiner… » Et elle lui répondrait : « Tu dois tout me dire parce que je suis ta mère ! » Puis elle l’interpelle comme elle le fait avec Negro bruto : « Tu es venu me voir, mon fils ! Je sens que les voix des morts le chantent ! » Elle entend alors la voix de son fils lui demander de se laver à l’aide de décoctions de plantes médicinales pour se calmer, se reposer, pour être belle et arrêter de trembler…

17 Cette séquence à forte tension émotionnelle a été tournée sur un mode lent et fluide, elle rompt avec le style habituellement enlevé des reportages documentaires.

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18 À partir de ce moment, la narration filmique se fait plus intense, plus empathique. Jusqu’à présent, Yamilka se retranchait dans son rôle public de prêtresse tandis qu’elle me reléguait au rôle de simple caméraman. Pour échapper à l’antagonisme filmeur / filmé, nous allons maintenant tenter d’expérimenter une certaine désorientation et plus d’incohérence.

19 Afin de nous éloigner des bruits d’un quartier trop bruyant, nous nous installons dans l’intimité de la chambre de Yamilka. La pièce est petite, presque entièrement occupée par le lit matrimonial. Comme il y a peu de place, elle se trouve naturellement assise au bord du lit, dos au mur. Elle se détend peu à peu. Elle souhaite revenir sur le fait qu’elle est née avec une maladie cardiaque. Âgée de quelques mois seulement, les médecins l’avaient déclarée cliniquement morte. Ses funérailles annoncées, son corps avait été allongé dans un petit cercueil. C’est à ce moment qu’un de ses oncles se rendit compte qu’un miroir installé à l’intérieur du cercueil s’était couvert de buée, preuve que Yamilka respirait à nouveau ! Après cette « résurrection », Yamilka vécut pendant des années comme en sursis, les médecins ayant prédit qu’elle ne survivrait de toute façon pas au-delà de ses quinze ans. C’est sans doute consciente d’avoir à combattre sa maladie que dès l’âge de cinq ans ses rêves commencèrent à être hantés par Negro bruto. Celui-ci ne cessa de prendre de l’importance au fil des ans. Il était le signe que, comme sa mère, Yamilka était destinée à devenir mortera, c’est-à-dire une prêtresse ayant un don de médiation avec les ancêtres défunts pour résoudre les problèmes rencontrés par son entourage.

Une histoire d’intimité

20 Yamilka évoque son histoire miraculeuse sur un ton détaché, tout en accrochant au mur une photo d’elle à l’âge de cinq ans. Dans cette famille très pauvre, aucun de ses frères n’a eu la chance de se faire photographier enfant. Sa mère l’avait emmenée chez un photographe professionnel seulement parce que, condamnée par les médecins, elle voulait conserver un souvenir après la mort de sa fille. En contemplant la photo ancienne accrochée au-dessus de son lit, Yamilka sourit, émue. Je filme ce moment d’introspection, dialogue entre les deux Yamilka, la petite fille fragile et la belle et robuste femme qu’elle est devenue aujourd’hui. Souvenirs d’un passé dramatique et ambivalent : d’un côté Yamilka déteste sa mère et Negro bruto parce qu’elle les rend responsables du départ de son fils ; de l’autre elle les adore parce qu’ils la protègent en la maintenant en vie dans un équilibre entre la réalité de ce monde et l’au-delà, entre la vie et la mort.

21 La séquence de Yamilka contemplant la photo d’elle enfant marque un basculement du scénario. À ce moment, elle passe doucement d’une position assise à une position allongée. Puis elle fait mine de dormir et change de registre. Quelques jours plus tôt, je lui avais demandé de collaborer à l’écriture du film et à la mise en scène4. Elle ne m’avait pas répondu sans doute parce qu’elle n’en voyait pas l’intérêt. Mais sa position allongée change la donne. C’est elle qui décide à présent de l’évolution du film5. Elle se livre à des confidences beaucoup plus intimes. Elle évoque la jalousie de Negro bruto arrivant jusqu’à s’endormir entre elle et son nouveau mari Norberto… Comme ce dernier craint la fureur de Negro bruto, il encourage prudemment Yamilka à se soumettre totalement à lui.

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22 Negro bruto est aussi jaloux des autres morts résidants dans la maison. Il ne supporte pas qu’elle se laisse posséder (« que tenga otros cavallos ») par d’autres morts, surtout par Sarabanda. Il en devient menaçant, exigeant un amour exclusif, et devient parfois présomptueux. Estimant qu’il vaut plus que tous les autres morts, il réclame plus de considération. Récemment, il a déclaré ne plus accepter de vivre dans un récipient de petite taille et qu’il voulait être installé dans un récipient au moins aussi grand que celui de Sarabanda, un des morts les plus importants du Palo monte6.

Ce qu’être possédé veut dire

23 Après s’être assurée que je suis prête à filmer, Yamilka me prévient qu’elle va me raconter les moments où Negro bruto vient l’avertir des complots ourdis contre son fils en France.

24 C’est lorsqu’elle se trouve dans un état de sommeil éveillé qu’elle se souvient le mieux de l’histoire cruelle de l’abandon de son mari, du divorce qui suivit, et surtout du départ de son enfant aimé. Elle m’explique maintenant comment elle passe d’un état de somnolence à la transe, ce qui peut prendre une tournure assez effrayante. Lorsqu’elle va être possédée par Negro bruto, elle pleure, sanglote, vocifère ou murmure. Sa voix se brise, elle émet des sons rauques, lents, graves, comme si elle était distante et parlait depuis l’au-delà. Elle semble alors incarner Negro bruto en personne, adoptant une langue étrange, incompréhensible, censée n’appartenir qu’à lui.

25 Si elle le voit et lui parle quasi quotidiennement, elle se laisse posséder de préférence dans les occasions festives, par exemple la veille des célébrations de San Lazaro et de Santa Barbara. Lorsque l’émotion est forte, Negro bruto ne lui laisse aucun répit7. Il lui envoie des sortes de décharges électriques qui l’immobilisent, la laissant épuisée plusieurs jours de suite8.

26 Au cours de mes enquêtes sur le Palo monte à Santiago de Cuba, j’ai découvert la notion de ache. Elle peut être entendue comme un phénomène qui déclenche chez les possédés une montée d’émotion s’exprimant par des frissons. Variantes du célèbre concept polynésien du mana étudié par Mauss, le ache marque une phase d’intensification du rituel. Le ache se manifeste lors d’un changement de rythme, lors du solo intempestif d’un participant ou lors d’un mouvement inattendu et brusque du possédé : soit lors d’un « tourbillon dangereux » nommé cruce (dont la traduction littérale est « croisement »). Ces signaux marquent l’arrivée d’un mort venu chasser violemment un autre mort pour s’emparer du corps d’un possédé.

27 Yamilka affirme que dans ces moments les barrières temporelles et spatiales n’existent plus. Negro bruto serait fulgurant, bien plus rapide qu’un avion, que la vitesse de la lumière ou que la transmission d’une émotion. Il se transporterait souvent pour elle au- delà des océans et reviendrait aussi vite pour l’informer de la santé de son fils et de la vie qu’il mène en France. Se lier à Negro bruto lui permettrait d’échanger avec son fils vivant à des milliers de kilomètres. Elle parviendrait même à éprouver la sensation de vivre en sa compagnie pendant des jours.

28 Au lieu d’avoir émigré comme son ex-mari à la recherche d’un monde plus clément, Yamilka s’évade de la misère par l’esprit. Il y a quelques années, j’avais interprété ce comportement comme l’expression d’une marginalité revendiquée contre une société cubaine sous le joug de la police et de l’armée. Pauvres parmi les plus pauvres, les adeptes du Palo monte parviendraient à dépasser un réel devenu invivable en

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communiant avec une communauté de morts sachant partager leur souffrance. Mais il y a plus. Par le biais de la possession, les perceptions multisensorielles de Yamilka parviennent à canaliser sa douleur, ses désirs et ses rêves. On imagine facilement qu’autrement les épreuves qu’elle a subies, toutes plus cruelles les unes que les autres, l’auraient poussée vers la folie.

29 Au fur et à mesure du tournage, alternativement, Yamilka ne fait plus attention à ma présence, devient ensuite très lucide, puis s’absente mentalement en m’oubliant à nouveau. Yamilka étant allongée dans son lit à la manière d’une odalisque, le dispositif scénique est inhabituel. Il rompt avec les codes de bienséance qui brident d’habitude les relations entre l’interviewer et l’interviewé. Dans cette position, Yamilka ne se présente plus comme une femme forte, comme une puissante médiatrice entre vivants et morts, comme une prêtresse guérisseuse sûre d’elle-même et dominatrice. En s’abandonnant, elle s’imprègne de mots qui la débarrassent des conventions. Elle adopte progressivement une attitude introspective déroulant son histoire intime.

30 Le scénario s’est nourri progressivement de la relation entre la cinéaste que je suis et le sujet filmé. À partir du moment où l’objectif de la caméra cadre le corps détendu du sujet, l’échange, qui jusqu’à présent reposait exclusivement sur des discussions formelles, est devenu plus complexe. Dans cette mise en scène jouée devant ma caméra, Yamilka révèle des signes montrant qu’elle est en passe de rejoindre l’au-delà. Je cherche alors à me faire la plus discrète possible tandis qu’elle est successivement elle- même, puis incarne Leonardo, son fils Odin et Negro bruto, « son nègre » qui l’appelle, passant du sommeil à un état de transe. Se refléter dans l’autre, devenir l’autre, est loin d’être une expérience anodine. Cette mutation d’identité est l’aboutissement d’un long travail sur soi même. Avant d’être possédé lors de rituels de fêtes ou lors de simples exercices domestiques, il est dans certains cas nécessaire de s’entraîner régulièrement pour parvenir à se détacher du réel et vivre une expérience de fusion avec des êtres fictifs ou réels .

31 Au lieu de tenter de restituer le panthéon et les croyances de Yamilka selon la tradition anthropologique, je me suis ici focalisée sur ses performances, c’est-à-dire sur les expériences mystiques qu’elle vit intensément dans son corps. À l’origine, le départ de son fils Odin et le vide qui a suivi l’ont contrainte à repenser radicalement les relations qu’elles tissent entre vivants et morts. Les apparitions de Negro bruto sont devenues fréquentes au point de ne plus pouvoir s’en passer. Bien que le phénomène se produise quasi quotidiennement, il n’a jamais pris l’aspect d’une routine. Il la transforme chaque fois radicalement.

32 Qu’est-il arrivé à Yamilka pour en venir à être si intimement liée à un défunt possessif et jaloux ? On conviendra que la question de la croyance en Negro bruto est ici secondaire. Le problème n’est pas là. Il faut repartir du constat qu’il se manifeste, qu’il demande à être choyé en recevant sa part de rhum et de cigares, et surtout qu’il veut être aimé. Mais, in fine, qu’est-ce que cela signifie ?

33 Bensa et Fassin relèvent que dans les sociétés où « plus rien ne marche », lorsqu’il y a « rupture de l’intelligibilité », ou encore lorsque des groupes font face à des situations où « rien ne sera plus comme avant », les expériences reposant sur une perception extrasensorielle engageant fortement l’affect des individus tendent à se multiplier9. Luc Boltanski fait remarquer de son côté que les apparitions de morts impliquent des moments « méta-ontologiques » dans lesquels la réalité perd de son évidence et doit être reconsidérée10. Pour ma part, j’observe que dans un quartier pauvre comme

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Cerrofruto où vit Yamilka, les apparitions des morts sont des « événements » qui structurent la vie sociale. Au plan individuel, Negro bruto aide Yamilka à dépasser ses drames et à établir de solides relations avec la population. Il est intéressant à ce propos de noter qu’elle ne cherche jamais à expliquer la raison des malheurs subis à titre personnel ou subis par d’autres. Elle se contente de chercher à résoudre les situations pour les rendre supportables.

34 Élisabeth Claverie, qui a étudié les apparitions de la Vierge Marie en Bosnie- Herzégovine, a souligné que celles-ci consistent en réalité à révéler des drames sociaux habituellement tus. Ainsi la Vierge de Medjugorje apparaît précisément là où ont eu lieu des massacres de masse et où ont été creusées des fosses communes. De même, à Cuba, les morts du Palo monte revivent les blessures profondes de la communauté afro- cubaine. Non seulement les morts apparaissent plus fréquemment dans les zones économiquement dévastées, soit dans les quartiers les plus noirs et les plus misérables comme Cerrofruto, mais Negro bruto renvoie à la représentation d’un esclave enchainé et méprisé. Les élites politiques de l’île, descendants pour une large majorité d’entre eux des familles d’esclavagistes européens, restent discrètes sur ce volet douloureux de l’histoire collective en préférant fédérer la population autour de l’internationale communiste. En revanche, Negro bruto, le gnome noir, le gnome laid et puant, se charge de rappeler à la population la plus humble que la réalité présente est dans la continuité des souffrances qu’elle a endurées au temps de l’esclavage. La violence qui l’a durablement meurtrie dans sa chair est aujourd’hui réactivée par les fréquentes apparitions de ses morts.

35 Dans le film que je suis en train de terminer, je tente d’exprimer la subtilité des émotions vécues par cette population misérable et malgré tout tenue d’être muette sur une douleur séculaire.

BIBLIOGRAPHIE

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DESCOLA Philippe, La fabrique des images, Paris, Ed. Musée du Quai Branly, 2010.

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PASQUALINO Caterina, Tierra Inquieta (avec Chiara Ambrosio), 2017. Film de 75 min. Diffusion : Paris, dans le cycle « Cinéma d’avant garde » dirigé par Nicole Brenez le 17 juin 2016 à la Cinémathèque de Paris ; Athènes, dans Ethnofest (novembre 2018) ; Trento (Italie), dans Film festival (2018).

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NOTES

1. Suivant les pratiques du Palo monte, petit à petit, Yamilka est devenue une mortera assez reconnue dans son quartier. La mortera est une forme soft du Palo Monte. Le Palo, d’origine bantu, se fonde principallement sur une dévotion aux morts (nfumbi). Le Palero est lié a un mort (il muerto de prenda) qui se matérialise dans un vase rituel (caldero o nganga) constitué d’un assemblage de matières (os, cheveux, clous, bouts de bois, cailloux, terre, etc.) et d’objets (poupée, cadenas, fer à cheval…) hétéroclites concrétisant une relation entre un ici et un au-delà dont la puissance peut d’année en année augmenter. 2. Voir notamment, Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 et La fabrique des images, Paris, Ed. Musée du Quai Branly, 2010. 3. Michel Foucault, «La vie des hommes infâmes», Les Cahiers du chemin, no 29, 1977, p. 12-29. 4. Avec Arnd Schneider et Bernard Müller, j’ai récemment co-édité le livre Le terrain comme mise en scène dans lequel les chercheurs réunis ont tenté de recentrer le propos de leur discipline à partir de la singularité de leur regard et de leurs rencontres, allant jusqu’à reconnaître leurs interlocuteurs comme co-créateurs de leur recherche. Plutôt que de séparer observateur et sujets observés, terrain et travail au bureau, l’anthropologie proposée dans ce livre assume une part de bricolage, laissant apparaître les processus de fabrication, avec leur intensité émotionnelle, les

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doutes théoriques et les errances. Se situant à la croisée de plusieurs pratiques (anthropologie, théâtre, performances d’art contemporain et cinéma), les auteurs admettent que la construction de l’objet de connaissance repose autant sur une vision personnelle que sur le partage d’expériences, assumant parfois leur conception d’un terrain comme utopie collective ou comme partage d’affinités poétiques. 5. L’idée de collaboration est aussi au cœur de mon dernier film Terre inquiète (réalisé avec Chiara Ambrosio), qui met en scène la fiction d’un rituel conçu en collaboration entre les auteurs et des chômeurs de longue durée à Grenade (Espagne). Les protagonistes évoquent leurs difficultés après la crise économique de 2007 et la mémoire encore très présente de la guerre civile espagnole. Leur fierté est d’être parvenus à occuper une décharge illégale et d’avoir transformé cette terre asséchée en un luxuriant jardin potager. Au fil des conversations naît le projet de créer de toutes pièces un « rituel de l’eau ». Les « acteurs » y apparaissent au ralenti et en file indienne, transportant, de la « source des larmes » jusqu’au jardin, de modestes récipients emplis d’eau afin d’apaiser les douleurs de la terre. Alors que cette poignée de militants engagés cherche à restituer le sens de leurs actions à travers une performance théâtrale, j’y interroge les conditions d’émergence de la contagion émotionnelle survenant au sein du groupe. 6. Sur les relations complexes entre les individus et leurs ngangas, lire entre autres Katerina Kerestetzi, Vivre avec les morts à Cuba, Paris, Karthala, 2016. 7. Dans Thinking Through Things, Martin Holbraad analyse le concept de ache : à la fois poudre médicinale essentielle aux fidèles pour mener à bien leurs rituels et puissance spirituelle, pouvoir, grâce. 8. Au cours de mes travaux d’enquête sur les rituels palo monte à Santiago de Cuba (que je présente de manière plus ample dans le projet de recherche), j’ai découvert que la notion de ache peut être comprise comme le déclenchement chez les possédés d’une montée d’émotion exprimée par des frissons. Variantes du célèbre concept polynésien du mana étudié par Mauss, le ache marque une phase d’intensification émotionnelle du rituel. Dans toute possession palo monte, le ache se manifeste lors d’un changement de rythme, lors du solo intempestif d’un participant ou lors d’un mouvement inattendu et brusque du possédé : soit lors d’un « tourbillon dangereux » nommé cruce (dont la traduction littérale est « croisement »). Ces signaux marquent l’arrivée d’un mort venu chasser violemment un autre mort pour s’emparer du corps d’un possédé. 9. Alban Bensa et Eric Fassin, « Les sciences sociales face à l’évènement », dans Terrain, 2002, no 38, p. 8 10. Boltanski Luc, « Institution et critique sociale. Une approche pragmatique de la domination », dans Tracés no 8, p. 24.

RÉSUMÉS

Caterina Pasqualino, réalisatrice et chercheuse, présente sa démarche pour le film qu’elle est en train de terminer. Cuba, par-delà les océans se concentre sur la vie d’une « infâme », ses souffrances et ses rapports aux rituels. Le film documentaire dont Yamilka est la protagoniste, explore son univers émotionnel et tente de restituer la fluctuation de ses sentiments. L’ex-mari de Yamilka, Leonardo, est parti il y a dix ans de Cuba pour immigrer en France en emmenant avec lui leur fils Odin. Restée sur l’île, Yamilka, la quarantaine, est aujourd’hui devenue une prêtresse mortera, ayant un don de médiation avec les ancêtres défunts pour résoudre les problèmes rencontrés par son entourage. Pour tenter de parer à la douleur provoquée par l’absence de son enfant, elle

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recourt à des séances de possession dans lesquelles l’esprit d’un défunt, Negro bruto, lui permet de le rejoindre par delà les océans.

Caterina Pasqualino, director and researcher, presents her approach for the film she is finishing. Cuba, beyond the oceans focuses on the life of an “infamous”, its suffering and its relationship to rituals. The documentary film Yamilla is the main protagonist, explores his emotional world and tries to restore the fluctuation of his feelings. Yamilka’s ex-husband, Leonardo, left Cuba 10 years ago to immigrate to France, taking his son Odin with him. Left on the island, forty years, Yamilka has now become a priestess mortera, having a gift of mediation with the deceased ancestors to solve the problems encountered by those around her. To try to cope with the pain caused by the absence of her child, she resorts to sessions of possession in which the spirit of a deceased, « Negro bruto », allows him to join him across the oceans.

AUTEUR

CATERINA PASQUALINO Ethnologue, chargée de recherche au CNRS (Médaille de bronze en 2000). Caterina Pasqualino est chargée de recherche au Laboratoire d’Anthropologie des Institutions et des Organisations Sociales, à Paris. Également réalisatrice de films documentaires, ses recherches récentes l’amènent à s’interroger sur la notion de performance rapportée à la voix et à la gestuelle (chant, danse) comme enjeu identitaire et politique. Après avoir étudié plusieurs minorités du bassin méditerranéen, elle entreprend un travail sur les populations gitanes. Son second ouvrage, Dire le chant. Les Gitans flamencos d’Andalousie (CNRS édition, Paris, 1998), constitue la première étude monographique des Gitans. Elle innove en abordant, dans une perspective anthropologique, le flamenco andalou, genre musical habituellement entrevu en terme pittoresque ou musicologique.

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Compte rendu

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Jean-Jacques Hamm, Approches de Stendhal Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix- neuviémistes », 2018, 361 p.

Catherine Mariette

RÉFÉRENCE

Jean-Jacques Hamm, Approches de Stendhal, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2018, 361 p.

1 Jean-Jacques Hamm a réuni sous le titre Approches de Stendhal la plupart des contributions qu’il a publiées entre 1985 et 2012 dans des revues spécialisées, remaniées pour l’occasion — et dont certaines sont inédites. Les textes sélectionnés ont été regroupés sous quatre rubriques : une première partie chronologique, « Œuvres », rassemble des études sur la création stendhalienne dans une perspective diachronique et fait voir ce qui, des premiers balbutiements en 1797, des « ratages » (p. 20) de l’auteur en herbe, conduit à l’œuvre proprement dite : ou comment Henri Beyle est devenu Stendhal, en faisant l’« apprentissage d’une liberté » (p. 147), à travers des constantes nommées « indices » ou « invariants textuels » (p. 12). Ces premiers textes lacunaires ou incomplets de Stendhal permettent à l’auteur de l’ouvrage de dégager, dès le seuil, les premiers éléments d’une poétique de l’inachevé qui a fait la matière d’un livre fondamental et sa signature (Le texte stendhalien : achèvement et inachèvement, Sherbrooke, 1986). Jean-Jacques Hamm échappe ainsi à une perspective purement téléologique et revient d’ailleurs, à la fin de cette première section, sur l’inachèvement pour proposer de le repenser à nouveaux frais, en une sorte de bilan sur la question après les synthèses proposées, depuis la parution de son livre, par Michel Crouzet et Philippe Jousset. L’inachèvement n’est pas considéré comme un échec et « les raisons des inachèvements changent à mesure que l’auteur vieillit » (p. 149). Cette première partie s’intéresse à Stendhal « en tout genre », au fur et à mesure des choix génériques de l’écrivain qui suivent la courbe de sa vie : théâtre, journal de voyage, essai sur

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l’amour, autobiographie, roman (La Chartreuse de Parme), texte hybride et singulier des Privilèges. La deuxième partie, thématique — et qui n’échappe pas à une certaine dispersion —, s’intéresse à des objets aussi divers que la religion, la chasse, les « bois et forêts », le rapport entre économie politique et roman ou encore le bon usage de la biographie pour éclairer le texte stendhalien (« texte et auteur »), en une sorte de « retour à l’auteur » qui n’est pas étranger aux questions que se pose la critique à ce moment-là (l’article date de 2010), après des années de formalisme auquel Jean-Jacques Hamm n’a pas été tout à fait insensible en son temps. L’« auteur » est, dans cet esprit, une construction textuelle, et même si les réticences sont grandes à « remonter le courant vers Beyle » (p. 251), il se dégage de ce très bel article, plus subjectif que les autres sans doute, une figure très touchante de ce sujet-Beyle considéré « au delà de ses masques » comme « un homme engagé dans un combat secret, un homme aussi profondément marqué de solitude » (ibid.). Ces remarques sont toujours fondées sur un examen très attentif du texte stendhalien et partent de l’œuvre pour éclairer la biographie (et non l’inverse) parce que « la biographie peut difficilement accéder à ce que l’auteur cache ». C’est ainsi que la « démarche archéologique » est privilégiée, au détriment de la « causalité psychologique » et que l’inachèvement, revisité une nouvelle fois à l’aune de ces principes, est une « manière d’être » (p. 252), « un habitus stendhalien » (p. 254). Depuis la typologie un peu sèche des premiers textes sur le sujet — mais nécessaire pour cerner la notion et conforme à l’esprit du temps —, l’inachèvement devient une sorte d’anthropologie et il est la mesure à laquelle s’estime et se mesure le parcours de Jean-Jacques Hamm. Enfin, une troisième partie, intitulée « Écriture », s’intéresse aux pas de côtés de l’écriture stendhalienne, que ce soit le masque, l’écart, le déplacement (« jeux et enjeux de l’épigraphe chez Stendhal »), la « dénégation », la « réticence » ou la « langue sacrée » qui réserve son texte aux initiés choisis, à ces Happy few sur lesquels tant de lignes ont été écrites.

2 Le recueil se clôt sur un article inédit qui sert en quelque sorte de conclusion à l’ensemble (« Une autre lecture. Concordances et répétitions ») : d’une part, Jean-Jacques Hamm trace des pistes, des « perspectives ouvertes » sur un sujet actuel, en considérant l’intérêt et les limites de la statistique des textes littéraires, d’autre part, en une sorte de bilan de son parcours de chercheur, il réfléchit sur sa propre pratique des outils informatiques appliqués à la littérature (il est l’auteur d’une table de Concordances des Romans et Nouvelles en quinze tomes, parus de 1991 à 2005 chez Georg Olms Verlag).

3 Ce volume de synthèse retrace donc l’itinéraire d’un chercheur dont le questionnement est sans cesse en éveil et qui n’hésite pas à revenir sur certaines propositions autrefois énoncées et à les nuancer, à les moduler. Mais la démarche reste essentiellement orientée vers une poétique diachronique des textes, genre et statut confondus, dans le sillage de Gérard Genette et de Jean-Pierre Richard (pour l’aspect thématique de son travail) : il s’agit de « dégager des invariants textuels ou un ensemble de figures dominantes exemplaires » (p. 12). Malgré ce credo textualiste annoncé dès l’introduction, qui occulte largement le contexte particulier dans lequel a vécu l’auteur, certaines échappées récentes ouvrent le propos sur un Stendhal plus humain et plus incarné. Jean-Jacques Hamm affirme, lui aussi, comme Gérard Genette1, que, chez Stendhal, tout est à lire, l’œuvre étant « comme un continent, un archipel de textes, un vaste chantier où l’auteur se mesure à différentes matières, à différents genres, sans jamais choisir la clôture définitive d’une identité unique » (p. 11). Le corpus de cet ouvrage reprend donc l’ensemble de la production stendhalienne, et c’est l’« œuvre »

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dans son entier, par-delà les distinctions de genre et d’époque, que croise l’auteur de ce recueil reconstituant un cheminement (le sien propre mais aussi celui de Stendhal) en constante évolution. Même si l’ensemble n’échappe pas à certaines redites, inévitables dans ce genre de florilège, il donne une bonne idée de la variété des sujets qu’a traités Jean-Jacques Hamm tout au long de sa carrière et de son long compagnonnage avec un auteur qu’il connaît parfaitement. On a donc là un livre très stimulant et construit de manière critique, n’hésitant pas à revenir sur des idées jadis énoncées, en un « entretien infini » (p. 11) avec l’auteur d’élection.

NOTES

1. Gérard Genette écrivait déjà en 1969 que « le texte stendhalien, marges et bretelles comprises est un » (« Stendhal », dans Figures II, Paris, Seuil, 1969, p 169).

AUTEURS

CATHERINE MARIETTE Université Grenoble-Alpes / CNRS, Litt&Arts UMR 5316

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