SOUVENIRS PROVISOIRES DU MÊME AUTEUR

chez d'autres éditeurs : THÉATRE L'EMPEREUR DE CHINE. L'ILE HEUREUSE. UN BEAU DIMANCHE. JEAN-PIERRE AUMONT

SOUVENIRS PROVISOIRES

RENÉ JULLIARD 30, rue de l'Université PARIS IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE SUR CORVOL L'ORGUEILLEUX DES PAPETERIES PRIOUX TRENTE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 30 PLUS QUELQUES EXEMPLAIRES D'AUTEUR LE TOUT CONSTITUANT L'ÉDITION ORIGINALE

© 1957, by René Julliard. IMPRIMÉ EN FRANCE. Ces souvenirs, ces joies, ces larmes, c'est à toi que je les dédie, Maria-Christine. A les revivre, je m'en suis un peu libéré, et je me sens rajeuni pour accepter mon lot futur. Mes armes les plus sûres : une curiosité inces- sante, un incessant besoin d'admirer, et d'aimer. Pour le reste, Maria-Christine, tu en sais tellement plus avec l'instinct de tes onze ans, que moi, avec cette longue expérience... qui ne m'a rien appris. Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres que publie l'éditeur de cet ouvrage ? Envoyez simplement votre carte de visite aux Editions René JULLIARD, service « Vient de paraître », 30, rue de l'Université, Paris 7 et vous recevrez chaque mois, gracieusement et sans aucun engagement de votre part, son bulletin illustré « Vient de paraître », qui présente, avec les explications nécessaires, toutes les nouveautés, romans, voyages, documents, histoire, essais, etc., que vous trouverez chez votre libraire. PREMIÈRE PARTIE

LOUIS JOUVET

Je suis né à l'âge de seize ans (et vlan, seize ans de moins d'un seul coup). Pour un acteur est-il d'autre naissance que le jour où il pénètre pour la première fois dans les coulisses d'un théâtre ? Ces coulisses étaient celles de la Comédie des Champs- Elysées. A cette époque, y jouait Amphi- tryon 38, et je ne me doutais guère, entrant dans cette salle, le cœur battant, qu'un jour, dans ces mêmes lieux, je jouerais à mon tour cette même pièce. Sur la pointe des pieds, je m'aventurai dans le réduit attenant au plateau. Par bouffées, la musique de parvenait jusqu'à moi : « Je n'accepte mon plaisir que sans bornes, mon abandon que sans limites. » Valentine Tessier étirait des bras charnels dans la lumière glauque de Thèbes. « Un enfant doit naître de la rencontre de ce soir, il a nom, Hercule. » « Pauvre petite fille, elle ne naîtra pas. » « C'est un garçon, et il naîtra », répondait Jouvet, et les rires en houle venaient mourir à ses pieds. « C'est la future chambre historique ? » Lucienne Bogaert apparaissait, couleuvre éclatante et blanche, une rose à la main. « Si le mot plaire ne vient pas seulement du mot plaisir, mais du mot biche en émoi, du mot amande en fleurs, Alcmène, tu me plais. » C'était la voix grave, le regard fixe, l'immobilité de Pierre Renoir. Nul avertissement prophétique, nulle prescience, nul espoir même, ne vinrent m'avertir que des années plus tard, cette phrase, ce poème en deux lignes, c'est moi qui les dirais. J'attendais immobile, envoûté, comblé. Je comprenais que ces sortilèges, ces textes, cette lumière et cette pénombre, seraient à jamais mon univers, ma joie, ma vie. Jouvet sortait de scène. Tout était bleu en lui. Vêtu de la cape et du bonnet de Mercure, l'œil plus bleu encore que son costume, souriant avec ironie mais aussi, déjà, avec tendresse, il me tutoya avant de me dire bon- jour : — Qu'est-ce que tu travailles en ce moment ? — Perdican. — Pourquoi pas ? Et qu'est-ce que tu en penses de Perdican ? Je perdais pied, j'avais préparé un discours pour lui dire mon estime et mon admiration, mon désir aussi de travailler avec lui, et voilà que, sautant toutes formules de politesse, il me demandait à brûle-pourpoint ce que je pensais de Perdican ! J'étais incapable de répondre. J'étais rivé à l'œil bleu de Jouvet, j'avais envie de pleurer. Il enchaîna : « Je vois... Tu ne penses pas grand-chose de Perdican, ça ne fait rien, mon petit gars, ça ne fait rien, reviens me voir demain. » Le lendemain il m'expliqua qu'il voulait nous engager, Janine Crispin et moi, pour jouer avec sa troupe Le Prof' d'anglais de Régis Gignoux. Ah ! comme je l'aimais déjà ! Vingt ans plus tard je l'appelais encore « Monsieur », lui continuait à m'appeler « Mon Jean-Pierre qui res- semble tant à mon Jean-Paul » (Jean-Paul était son fils, plus jeune que moi de plusieurs années). Je lui disais « vous », et il me tutoyait ; je lui témoignais de la déférence, et il me flanquait des claques. Après la pre- mière répétition du Prof' d'anglais, je lui demandai : « Vous croyez vraiment que je fais l'affaire ? », il éclata de rire, me gifla, m'embrassa : « Mais oui, imbécile, tu fais l'affaire. » Janine Crispin, brune avec un nez retroussé, un corps ravissant, et des yeux étonnés, avait l'air d'une midi- nette curieuse de l'amour. Jouvet lui demanda : « Que fait ton père ? », elle répondit : « Mon père, il fait dans le vide. » (Nous comprîmes plus tard qu'il vendait des aspirateurs.) Jouvet trouvait que Janine manquait de passion, il me prenait dans un coin : « Il faut qu'elle prenne un amant, peux-tu t'en occuper ? » Dans les couloirs (et ceci n'a rien à voir avec cela) errait un jeune homme secret, myope, hâve. Il servait plus ou moins de secrétaire à Jouvet : c'était .

Jusqu'alors, mes expériences théâtrales s'étaient bor- nées à prendre des leçons de diction chez monsieur Eugène Larcher. Emmitouflé dans une couverture douil- lette, il habitait rue d'Aumale, au 7 étage, un petit appartement rouge comme un théâtre. Le salon, par- tagé en deux par une marche, s'ornait d'une estrade où sévissaient les élèves et d'une partie en contrebas où le maître officiait. Moustaches blanches bien lissées, rides roses, œil malin, il avait la silhouette classique du vieux beau retiré des affaires, et qui lorgne, encore, mi-attendri, mi-narquois, les boulevards, théâtre de ses exploits. Quand mon père s'était rendu compte qu'il n'obtien- drait jamais rien de moi s'il ne consentait pas à me laisser prendre des leçons de diction, il était allé trouver monsieur Larcher, et lui avait tenu ce langage peu rai- sonnable : « Je consentirai à laisser mon fils faire du théâtre, si vous m'assurez qu'il deviendra un grand acteur comme son oncle Georges Berr. C'est un métier qui ne permet pas la médiocrité, vous êtes bien de mon avis, n'est-ce pas ? » Sans doute fut-il pénible à Larcher de répondre, il murmura cependant que ce n'était pas en entendant un garçon de quinze ans réciter : « Au roy pour avoir été dérobé » qu'on pouvait garantir une car- rière, qu'il fallait au moins quelques semaines pour se prononcer, etc... A peu près à la même époque, j'eus l'idée hardie de susciter l'avis des sœurs Picard, Gisèle et Nadine. Elles m'écoutèrent et parurent effondrées par le zézaiement qu'elles me découvrirent. Quant à mon oncle, quand je le forçais à m'entendre déclamer mon épître de Clément Marot — décidément ma mule de bataille —, il hochait tristement la tête et distillait : « Je ne dis pas que ce soit inintelligent, mais de là à faire du théâtre... » Ce manque d'enthousiasme de la part de mes auditeurs ne me décourageait nullement. En même temps que des rôles, Larcher, pour assouplir ma diction, me faisait tra- vailler des syllabes, et j'emplissais les rues de Paris de consciencieux : « beda, bede, bedi, bedo, bedu ».

De mon enfance, et c'est heureux pour le lecteur, je ne me rappelle rien. On m'a raconté depuis que, voyant les pompiers dans la rue éteindre un incendie, j'avais voulu à tout prix que nous ayons notre incendie, nous aussi, et que, par jalousie pour ces privilégiés qui flam- baient, j'avais essayé de mettre le feu à notre appar- tement. On m'a accusé d'avoir voulu crever les yeux de ma grand-mère avec un porte-plume. Bagatelles... quel est l'enfant qui n'en fait pas autant ? Mon premier souvenir précis est, quand j'avais neuf ans, la visite faite à un éducateur, à Ville-d'Avray. Il habitait une de ces horribles maisons de banlieue qu'on qualifie hardiment de « coquettes ». Son système d'éducation consistait à fouetter les malheureux enfants confiés à sa garde. Mais il avait un tel ascendant sur nous, il nous effrayait à tel point, que jamais aucun de nous n'osa se plaindre à ses parents des tortures qu'il endurait. Un jour, le professeur fit couper mes cheveux. Je n'y vis guère d'inconvénient jusqu'au moment où le travail du coiffeur terminé, je me regardai dans la glace, et aperçus un être chauve qui ressemblait à un forçat. Sur l'ordre du professeur, le coiffeur m'avait complètement rasé la tête. Nous devions partir en vacances, je rejoignis mes parents sur le quai de la gare, et reconnus ma mère à la portière d'un des wagons. Je me précipitai pour l'em- brasser, j'enlevai poliment mon chapeau, un hurlement retentit, tout le monde s'affola, on crut à un accident ; c'était seulement la réaction de ma mère qui venait de s'apercevoir de ma calvitie. Elle cria, sanglota, tira la sonnette d'alarme, piqua une crise de nerfs, ameuta toute la gare. Mon père essayait en vain de la calmer. Quant à moi, j'avais envie de pleurer. Ce n'était guère l'accueil dont je me réjouissais depuis un mois. Le train s'ébranla tandis que ma mère, avec la voix de Sarah Bernhardt, hurlait : « Une perruque, qu'on lui achète une per- ruque ! »

Un dimanche, ma grand-mère m'emmena à la Comé- die-Française. C'était la première fois que je mettais les pieds dans un théâtre. On jouait Andromaque et Il ne faut jurer de rien. Je me souviens de cette salle rouge, sombre, frémissante, comme si j'avais été au centre d'un volcan. Je posais des questions sans cesse : « Pourquoi applaudit-on De Max ? Pourquoi est-il en chemise de nuit ? » Enfin et surtout : « Pourquoi, puisqu'il est tombé raide mort au cinquième acte, pourquoi, après que le rideau se soit baissé une fois, s'est-il mis à envoyer des baisers un peu partout ? » Ce phénomène de survie me troublait si profondément que je ne portais guère attention à la pièce de Musset. Je n'en comprenais même pas très bien le titre, je m'imaginais que c'était le nom de deux personnages : « Infaujure et Derien ». Mais comme Cécile et Valentin étaient interprétés par Made- leine Renaud et Pierre Fresnay, il n'est pas surprenant que je sois tombé ce jour-là amoureux du théâtre. Quelque temps plus tard, chez le professeur, on parla de l'avenir de chacun. Je déclarai que je serais acteur. La foudre tombant sur la maison n'eût pas déchaîné un tel cataclysme. Tout le monde se pencha pour voir de près ce phénomène vicieux et malsain. Le professeur fulminait : « Acteur, acteur, est-ce que tu comprends l'énormité de ce que tu viens de dire ? Tu feras une heure de piquet après le dîner pour te remettre les idées en place. » A dater de ce jour, la vie devint plus infer- nale encore pour moi. Je ne pouvais plus dire un mot ou faire un geste sans qu'on me réplique : « Ah ! je t'en prie, ici, tu n'es pas sur les planches. » Peu impor- tait, je savais, dans mon cœur, que mon destin, sur terre, était d'être un acteur.

Les années passèrent. Mon supplice à Ville-d'Avray se termina. J'errai de lycée en lycée, mais plus souvent au hasard des rues ou, quand je pouvais me l'offrir, au poulailler des théâtres. De mes camarades de collège, deux seulement ont surnagé dans ma mémoire : Jean Mercure et Jean Martinelli. Peut-être pensaient-ils déjà au théâtre et c'est ce qui nous rapprochait. Je revois Jean Martinelli arrivant en retard dans la classe enfan- tine sous les quolibets des autres élèves. Il était alors très gros et avait le plus grand mal à se glisser entre le pupitre et le banc. Je me souviens encore du regard noir qu'il nous lança et que j'ai retrouvé plus tard quand il joua Perdican. De mes professeurs je ne garde qu'une suite d'images lugubres. Non, je n'ai rien appris pendant ces longues années. De mon enfance, il ne m'est rien resté qu'une sourde révolte contre toute autorité, qu'un goût effréné de la liberté.

Mes parents ne s'opposèrent jamais réellement à ma passion du théâtre. Je pense même que, sans oser en convenir, ils l'approuvaient. Ma mère, avec un don inné d'exagération poétique, déformait et dramatisait tout. Est-ce André Gide qui a écrit : « Quand on raconte quelque chose, il faut, pour être vrai, exagérer, sinon le récit perdra les couleurs de la réalité. » Ma mère exagérait, transformait, embel- lissait tout. Pendant la dernière guerre, déjà très éprouvée par une maladie de cœur, alors que les docteurs lui avaient interdit toute émotion, elle restait suprêmement indif- férente aux signaux d'alarme, aux coups sourds de la D. C. A., mais que quelqu'un fasse tomber une petite cuillère, elle bondissait et invectivait le criminel ; quand nous en riions avec elle, elle répondait, parfaitement logique : « Les bombes, nous n'y pouvons rien, tandis que les petites cuillères... » Elle me traita toujours plus comme un amoureux, que comme un fils, mais, pour s'inquiéter de ma santé, elle retrouvait des impatiences bien maternelles : « Qu'est-ce que tu as encore fait pour être dans cet état, mon pauvre petit ? Tes amis veulent ta peau ! Tous les soirs chez Maxim's à rouler sous les tables, je te demande un peu ! Si tu continues à ce régime-là, dans huit jours ce sera la montagne et la petite voiture... Et je ne te dis rien de ta carrière, puisque tu me considères comme une idiote. Bien sûr je suis idiote, mais j'ai tout de même un peu de bon sens ! Voilà trois jours que tu n'as pas eu la moindre proposition de films ; note bien, moi personnellement, je te préfère au théâtre, mais toi qui tiens tant à tes films, tu devrais tout de même faire attention ! » Chaque Noël, elle me forçait à offrir mes vœux, et des étrennes, aux domestiques. Enfant, je haïssais l'ins- tant où je devais glisser dans leur paume quelques billets de cent francs, en bafouillant : « Pour vous acheter un petit souvenir. » « Qu'est-ce qu'a dit la « nne-bo », s'inquiétait ma mère, car dès qu'il s'agissait des domestiques, elle avait cou- tume, même en leur absence, de parler en renversant les syllabes : « La « nne-bo » m'a encore « dé-deman » de la « ter-augmen ». Je vais la « tre-fou » à la « te-por », est une phrase qui a bercé mon enfance et ma jeunesse. François, dit Poum, mon jeune frère, était une boule ronde et rousse. Très jeune, je le forçais à me donner la réplique dans les tragédies de Racine. Je l'affublais d'un vague rideau, il figurait Andromaque, je lui deman- dais : « Et que résolvez-vous ? » Sous la menace d'une gifle, il était contraint de me répondre : « Allons sur son tombeau consulter mon « apoux ». Qu'il soit resté mon meilleur ami, après avoir subi de pareils traite- ments, prouve son indulgence et sa sérénité. Nous passions à table, Louis Beydts venait déjeuner avec nous. — D'où venez-vous encore, mon pauvre petit ? sou- pirait ma mère. — Ma pauvre amie, d'où voulez-vous que je vienne ? J'ai été embrasser quelques indifférents, je n'ai vu que des gens qui me répugnent. Heureusement j'ai rencontré Reynaldo Hahn, nous avons méprisé ensemble l'huma- nité, c'est quelqu'un de grand, il sait mépriser ! Le mépris est un sens qui vous manque, Jean-Pierre ; Poum saura mépriser, je le sens. D'ailleurs Poum a en lui de la grandeur. Poum avait huit ans, il mettait ses doigts. dans son nez, et pensait à autre chose. — Louis, qu'est-ce que vous allez nous jouer ? deman- dait timidement ma grand-mère, quand nous passions au salon pour le café. Il s'installait au piano et chantait deux airs de Moineau. Ma mère bondissait soudain : « Je sens que je vais faire un mauvais coup. Trois jours que je ne suis pas sortie ! Ah ! Louis, pourquoi ai-je épousé cet homme ? (Elle désignait mon père d'un doigt vengeur.) Il ne pense qu'à se coucher de bonne heure... pour ma santé paraît-il... Je vous demande un peu ! Ce n'est pas ma mort qui vous empêchera de sautiller aux lumières ; le soir même de mes obsèques, vous danserez tous avec Mistinguett ! Je sors... Alex, dis quelque chose ! — Bien, mon adorée, murmurait mon père, en tirant sur sa pipe. Cette patience, cette souriante philosophie, cette humeur égale, cette aptitude à voir le point de vue des autres, à comprendre leurs problèmes, à deviner leurs désirs, à excuser leurs fautes, mon père, aujourd'hui, à soixante-quinze ans, les a conservées. Jamais je ne l'ai vu montrer d'animosité, d'injustice envers quiconque. Il aime l'humanité, et son sens cri- tique, sa lucidité, loin de le rendre intransigeant, lui font immédiatement percevoir ce qu'il y a de meilleur dans chacun. « Il n'y a pas un être qui n'ait quelque beauté, physique ou morale, dit-il en souriant, pourquoi s'attarder à ses fautes ? »

Louis Beydts enviait ces heureuses dispositions, dont son caractère l'éloignait. Il habitait un sombre rez-de- chaussée. Je lui demandais souvent pourquoi il ne choi- sissait pas d'endroit plus clair, fût-ce un grenier à Mont- martre, où il aurait plus d'air et de lumière. Il évitait de répondre. Je crois qu'il supportait mieux sa solitude dans un endroit très clos et très sombre, persiennes fermées, où ne venait pas le distraire, l'attrister peut- être, la vie à l'entour. Des livres, des partitions, rem- plissaient la pièce minuscule où l'on avait peine à mar- cher entre le piano et le bureau. Sur la cheminée, des photos de ses amis : Sacha Guitry, Yolande Laffon, Ninon Vallin, François Périer, Pierre Dux, etc. Il s'amusait à en changer l'ordre chaque jour selon ses préférences du moment. « Vous ne m'avez pas téléphoné hier, disait-il, voyez où vous êtes, le dernier. » Sous cette boutade, se cachait, pour ceux qu'il aimait, un sentiment profond. Il avait le culte de l'amitié et ne supportait pas qu'on y manquât. Rigide, misanthrope, intransigeant, profon- dément honnête, c'était Alceste. Je ne veux nulle place en des cœurs corrompus Je veux qu'on soit sincère et qu'en homme d'honneur On ne lâche qu'un mot qui vienne du cœur. Mais ce grand seigneur égaré dans notre siècle, ce pro- vincial tombé dans le milieu le plus factice, où les compromissions sont de règle, et qui fustigeait ces mœurs avec une drôlerie agressive et impitoyable, témoi- gnait pour ses amis d'une bonté inépuisable. Disait-on du mal de X... qu'il ne pouvait décemment défendre, il répondait : « X... est malheureux, et c'est être innocent que d'être malheureux. » Ou encore : « L'important n'est pas ce que l'on fait, mais ce qu'on est. » Que de conseils utiles je lui dois à mes débuts ! Il me détournait de la facilité. « Songez à la bassesse inté- grale de ces sortes de spectacles », m'écrivait-il quand j'étais sur le point d'accepter n'importe quoi. Et encore : « Ne perdez donc pas votre vie à vouloir la gagner. » Sa grande joie était de nous inviter à dîner. C'était une cérémonie dont il se réjouissait et qu'il établissait méti- culeusement. Il choisissait avec soin le restaurant, composait le menu plusieurs jours à l'avance. Faire un bon dîner dans un bon bistrot où il était connu, avec un ou deux amis, y rester à bavarder jusqu'à minuit, prolongeant ses confidences à travers les rues désertes de Paris, volontiers jusqu'à l'aube, était une de ses plus grandes joies. Il rentrait alors chez lui et se mettait à composer des mélodies, une opérette, de la musique de films. Plus tard, il fit de la critique musicale, puis accepta la direction de l'Opéra-Comique. Il s'est rendu malade de travail. Il en est mort.

DÉBUTS

Où ma passion pour le théâtre avait-elle puisé ses racines ? Certes l'atavisme a pu jouer, mais Georges Berr, alors dégoûté des intrigues de la Comédie-Française, et en ayant démissionné, fit tout pour m'en détourner. Il avait eu une carrière heureuse et exceptionnelle. Petit, myope, d'un aspect ingrat, il ressemblait plus à un frileux notaire de province qu'à l'image qu'on se fait d'un héros de théâtre. A force d'intelligence, de travail, de passion, il était devenu sociétaire à part entière, membre des deux comités, directeur des études clas- siques, professeur au Conservatoire, commandeur de la Légion d'honneur, et auteur de pièces qui connurent des triomphes, du Million à Azaïs, de Maître Bolbec à Ma Cou- sine de Varsovie, qu'il écrivit, comme tant d'autres comé- dies, en collaboration avec Louis Verneuil. Comme acteur, sa réussite était d'autant plus éton- nante, qu'il l'avait obtenue dans l'emploi qui demande le plus d'éclat, les dons les plus opposés aux siens : « Figaro », « Scapin », « Don César de Bazan », rôles héroïques, claironnants, qui exigent de la voix, de la taille, du souffle, du panache. Dans les dernières années de sa carrière, il était devenu presque aveugle. Dans la vie, il s'avançait en tâtonnant. Sur scène, il sautait par-dessus les bancs des Fourberies de Scapin, dégringolait la cheminée de Ruy Blas, courait à travers les charmilles du Mariage de Figaro, sautait, cabriolait, dansait dans Le légataire universel ; à tel point que les spectateurs, avertis de sa cécité, avaient imaginé, à travers la scène, un système de fils, grâce auxquels il se serait guidé. Bien entendu, il n'en était rien ! Simplement, sitôt le rideau levé, il retrouvait sa jeunesse, son agilité et sa vue : c'est le miracle du théâtre. Sa sœur, ma grand-mère, ne vivait, elle aussi, que pour le théâtre. A chaque pièce que, par la suite, j'ai jouée, elle venait assister tous les dimanches après-midi. — Je suis un peu sourde, disait-elle au contrôleur, pour qu'il la place au premier rang. Coquetterie de vieille dame. Elle n'aurait pas dit : « Je ne vois pas bien », parce que cela était vrai, mais elle disait sans honte : « Je suis un peu sourde », parce que cela n'était pas. A chaque fin d'aste, se dressant sur son fauteuil, elle m'envoyait des baisers en murmurant : « Mon cher trésor », puis, par le trou du rideau, je pouvais la voir, malgré ma défense, confier à ses voisins : « Vous savez, c'est mon petit-fils », avec la même fierté que, pendant si longtemps, à la Comédie-Française, elle avait dit : « Vous savez, Georges Berr, c'est mon frère. » Chaque jeudi, j'allais déjeuner chez elle ; elle me guet- tait du balcon, ou bien quand je sonnais, elle se pré- cipitait pour ouvrir en criant : « Ne vous dérangez pas, Marie, j'y vais », car elle ne voulait pas que quelqu'un d'autre puisse m'accueillir. Si j'allais me laver les mains, elle suppliait ; « Ne sois pas trop long, nous avons si peu de temps à passer ensemble », et si le téléphone sonnait, elle pleurait : « Ah ! chienne de vie, on ne peut pas nous laisser seuls deux minutes, ils sont tous jaloux de notre amour ! » Puis elle me faisait réciter un texte que j'avais à apprendre, ou tâchait de m'arracher la promesse que j'irais voir sans faute « cette bonne tante Titille qui demande toujours de tes nouvelles ».

« Cette bonne tante Titille qui demande toujours de tes nouvelles » je l'allais voir régulièrement chaque pre- mier janvier, poussant un soupir de soulagement : « Ouf. En voilà pour un an », à la fin de ma visite. Elle habitait boulevard des Batignolles, près du Théâtre des Arts, un petit hôtel particulier tout noir, précédé d'un jardin rachitique. Et pendant longtemps, le seul plaisir que me procura la cérémonie des souhaits de nouvel an fut de contempler devant la façade du théâtre voisin, les photos et les affiches de Ludmilla Pitoeff dans Suinte Jeanne, d'aspirer, à l'entrée des artistes, le relent de la scène, de me griser, tel Don Cesar « de l'odeur du festin, de l'ombre de l'amour ». Tout autant que l'approche des théâtres, les colonnes Moriss étaient l'objet de mon culte. Chaque jour, je rôdais autour d'elles, certain, au trouble qui m'oppres- sait, de commettre un péché, et j'apprenais subreptice- ment par cœur chaque ligne des petits carrés multi- colores, d'autant plus mystérieux pour moi que je ne connaissais alors du théâtre que ce qu'ils m'en révé- laient. Je lisais avec ferveur non seulement le nom des pièces, des auteurs et de tous les acteurs, mais jusqu'aux heures des représentations, jusqu'aux numéros de téléphone des bureaux de location : Comédie-Française 1639-1932. Mardi 28 décembre 1932. Soirée d'abonnement A. Cou- pons roses. Bureau à 19 h. 30. — Rideau à 20 h. 30. — Marion Delorme, drame en cinq actes, en vers de Victor Hugo. Jacques Fenoux : Un seigneur. Albert Lambert : Didier. Denis d'Inès : L'Angely. Chambreuil : La voix du Cardinal. Ah ! Mieux que monsieur Bourny, régisseur général, je savais par cœur chaque distribution, jusqu'aux plus petits rôles, jusqu'aux utilités : monsieur Falconnier, le geôlier — madame Lherbay, une comédienne — jus- qu'aux élèves du Conservatoire : monsieur Maurice Don- neau, un ivrogne — monsieur Marchat, un bourreau — monsieur J. Weber, un duelliste. Il y avait les carrés blancs ponctués de rouge du Théâtre Michel, les rectangles bleus du Théâtre Sarah- Bernhardt annonçant Véra Sergine dans La Princesse Lointaine, les longs placards du Gymnase avec des noms de rêve : Gaby Morlay, Charles Boyer, Pierre Blanchar, les sourires emplumés de Mistinguett fixés par Gesmar, la belle ordonnance des affiches du Théâtre Edouard-VII; Sacha Guitry, Yvonne Printemps, dans Mozart, d'autres encore, celles de la Renaissance ou du Concert Mayol... Les colonnes Moriss étaient pour moi les Tables de la Loi et aujourd'hui encore, j'ai conservé, en dépit des sarcasmes de mes amis, l'émerveillement dont fut mar- quée mon enfance envers une affiche, un programme, le frémissement d'un rideau, le son rouge des trois coups. « Cette bonne tante Titille qui demande toujours de tes nouvelles » avait l'air d'une souris noire. Elle trot- tinait, avançait par saccades un petit museau effilé d'où fusait une petite voix pointue. On était toujours sur- pris de la voir dans un fauteuil plutôt que dessous. Veuve d'un sculpteur qu'on appelait « Jojo », elle furetait entre des bustes, des tapisseries, des trépieds, des poufs, sur lesquels ses neveux, ses nièces, au pre- mier janvier, posaient une fesse impatiente. Mes parents s'étant refusés, une fois pour toutes, à la comédie des vœux de nouvel an pour tante à héritage, c'est la sœur de ma mère, Dédée, qui m'amenait boulevard des Bati- gnolles. Dédée Warnod, emmitouflée de châles, de fichus et de petits tricots, aimait tant la vie (elle continue à tant l'aimer) qu'elle avait beaucoup de mal à se décider à une visite, de peur d'en manquer une autre, peut-être plus amusante. Mais à la visite chez Titille, elle ne pou- vait échapper. Nous entrions et retrouvions dans la pénombre du salon ma grand-mère et une autre vieille dame, tante Mimi, qui offrait à qui voulait l'entendre sa définition de l'existence : « Brouki on, brouki uit. » C'était du hollandais et signifiait « On met sa petite culotte, on enlève sa petite culotte ». Ces deux occupa- tions étaient les seuls événements notables de sa vie. Sur un petit carnet, elle écrivait religieusement chaque jour : « Je m'emmerde. » Il y avait encore un vieux monsieur, l'oncle Léon... qui, à soixante-quinze ans, passait pour folâtrer avec de jeunes marchandes de violettes, et ses deux filles Hélène et Alice. Hélène Jourdan-Morhange avait à mes yeux un grand prestige. Elle pouvait s'honorer de l'amitié de Colette et de Maurice Ravel. Sa sœur Alice Charpentier, si douce pourtant, avait terrorisé mon enfance par la constante menace de me donner des leçons de solfège. Quand elle arrivait à la maison, je me cachais dans des armoires pour la décou- rager à jamais de me trouver une voix juste. Son mari, Raymond, de compositeur était devenu directeur d'un hebdomadaire intitulé Chantecler, puis chef d'orchestre de la Comédie-Française. Une ou deux fois par an, il se déguisait en Mamamouchi pour diriger sur scène le divertissement du Bourgeois Gentilhomme et c'était pour toute la famille une soirée mémorable. Le visiteur le plus redouté était un cousin colonel, Zizi. Zizi nous ter- rifiait, au moins autant qu'il avait terrifié les Boches de 1914 à 1918. Avec autorité il accaparait toutes les che- minées qui avaient la faiblesse de lui offrir leur console et contait, devant un auditoire somnolent et secrètement hostile, sa conduite aux Eparges. Chez les moins défé- rents, le récit des Eparges était vite devenu le récit des Arpèges, puis le récit des Asperges. Les délicats, eux, guettaient le début de la tirade comme les habitués de l'Odéon le récit de Théramène : « A peine nous sortions des portes de Châlons... » Georges Berr était, en général, absent de ces cérémo- nies, parce qu'il « recevait », lui aussi, ce jour-là. Marié à une femme qui fut longtemps célèbre pour sa beauté, il conviait dans son hôtel de la rue de la Pompe ses camarades du Français, ses élèves du Conser- vatoire, ses interprètes du Boulevard et sa famille. Georges, souriant derrière son monocle, Jeanne, exces- sive, avec du bleu, du gris, du vert, répandus au hasard sur ses joues, étaient entourés de leur fils adoptif Gaston, de sa femme Edith, que nous appelions l'Edith de Nantes (j'ose espérer qu'au moins elle provenait de cette ville) et qui offrait aux baisers des bandeaux à la Cléo de Mérode. Il y avait encore la sœur de Jeanne, tante Yette, qui servait de secrétaire à Georges et sa petite-nièce Jac- queline Morane, qui voulait devenir actrice. On disait que Jeanne la faisait beaucoup travailler et cela me ren- dait profondément jaloux. Louis Verneuil serrait rapi- dement les mains de tout le monde, avec une courtoisie affairée. On rencontrait encore les sœurs Laugier qui étaient à la grande bourgeoisie théâtrale ce que les sœurs Picard étaient au Boulevard, et un couple tout ratatiné, tout myope, les Marnis. Lui, Pierre Marnis, distillait dans les salons : Et voilà pourquoi nous nous aimâmes... pour des prunes. Elle, Clora Bergès, avait abandonné le théâtre en pleine gloire, après avoir créé le troisième pintadeau dans Chantecler. Nous quittions, cadeaux sous le bras, la rue de la Pompe, pour la rue Rodier, où ma grand-mère avait organisé un petit dîner, et je commençais la nouvelle année, chez elle, plein des meilleures résolutions.

Tout en jouant le soir, tout en apparaissant au Conser- vatoire le matin, tout en traînant dans les bars, j'essayais en vain de passer mon deuxième bachot et je servais de secrétaire dans la journée à mon oncle André Warnod. Il avait aux Annales un bureau contigu à celui de Pierre Brisson. Parfois, je me trouvais seul dans ce bureau, et Pierre Brisson entrait, à la recherche de Warnod. J'étais terrorisé. Son profil de César, son œil sans indulgence me glaçaient. Quand je l'entendais arriver, je me cachais sous la table. Bien des années ont passé, et Pierre Brisson s'est toujours montré cordial envers moi, mais je conti- nue à ressentir une profonde envie, chaque fois que je le rencontre, de disparaître sous un meuble.

Où suis-je ? Et dans un lieu que je croyais barbare, Quelle savante main a bâti ce palais ? Ce palais c'était l'Athénée où l'on répétait Romance, pièce américaine adaptée par de Flers et Francis de Croisset. Un camarade, Jean-Pierre Martin, réussit à me faire engager pour figurer un des jeunes gens qui, au deuxième acte, escortaient Madeleine Soria — alias Cavallini. Après quelques répétitions, Rosenberg un beau jour s'écria : « Vous, le blondinet, restez ! » — Le blondinet, c'était moi. — « Lisez-moi le rôle du petit-fils, au prologue. » Je lus. « Ah ! c'est tout de même autre chose ! » décréta-t-il. Autre chose que quoi ? Je ne l'ai jamais su, je ne le saurai jamais, mais je jouai le rôle du petit-fils du pasteur, rôle créé par Fernand Gravey quelques années plus tôt. Paul Bernard reprenait le rôle du pasteur qu'il avait créé avec un grand succès. Il était à l'époque le jeune premier le plus recherché de Paris. Une affiche de Kieffer célébrait son profil sen- sible dans un smoking luisant qu'il trimbalait avec bon- heur des comédies de Birabeau à celles de Jacques Deval. Sa voix, heureusement mariée à celle de Marthe Régnier, berçait les rêves de femmes friandes de tangos, de gar- çonnières, et de courses à Longchamp. Romance ! Simone Héliard et moi figurions les petits- enfants de ce pasteur qui, à la veille de sa mort, nous racontait sa passion pour la Cavallini. On baissait le rideau, on le relevait : Paul Bernard avait rajeuni de soixante ans pour revivre avec Madeleine Soria cette idylle digne d'Alexandre Dumas fils. Parfois dans la coulisse, Rosenberg me saisissait par le bras et désignant Soria en larmes sur la scène, il me disait : « Regardez, regardez bien, c'est la Duse, c'est mieux que la Duse ! » Nous l'avions surnommée « la Duse et demie ». Vers minuit moins vingt, Paul Bernard remettait sa perruque blanche, et on nous retrouvait, Simone Héliard et moi, attentifs — du moins pendant les premières représentations — au récit de notre grand-père. Par la suite, que de fous rires ! : « Vous voyez ce théâtre, me hurlait Lucien Rosenberg, eh bien ! je vous donne ma parole que vous n'y remettrez plus jamais les pieds ! » Trois ans plus tard, il devait me redemander pour jouer, cette fois, le rôle principal de ce même Romance. C'est ainsi que je compris, tout jeune, que ce que disent les gens, n'a ni le moindre rapport avec ce qu'ils font, ni la moindre importance. LE CONSERVATOIRE

C'est dans un hôtel de la rue Bénouville, rue provin- ciale et aristocratique dont le sommeil parfois était troublé par le galop d'un manège voisin, qu'officiait mademoiselle Renée Du Minil, ex-sociétaire de la Comé- die-Française, professeur au Conservatoire ; à elle aussi je demandai des leçons. Une figure blafarde et ronde couronnait un corps boudiné, des mains replètes, une voix chantante, des cheveux trop blonds. Chaque année, elle élisait parmi ses élèves mâles, son favori. J'eus l'honneur d'être élu, j'eus aussi la cruauté de faire pleurer souvent mademoiselle Du Minil, tant j'étais inexact, infidèle et distrait. Des jeunes filles du monde se pressaient à ses cours particuliers. Avant d'at- teindre l'atelier, on leur faisait traverser des entrées, des salons, des boudoirs emmaillotés de housses. La ser- vante apeurée qui entrebâillait le portail, avait l'air, elle aussi, d'être couverte d'une housse. Mademoiselle Du Minil m'appelait « mon enfant » et parlait de mes cama- rades féminines en les appelant « Mademoiselle ». Il y avait mademoiselle Crispin, mademoiselle Gabare et mademoiselle Brou, ses préférées ; mademoiselle Montlor et mademoiselle Marquis. Mademoiselle Marquis devint plus tard mademoiselle Duc, sans qu'on puisse affirmer que cet anoblissement ait beaucoup ajouté à sa gloire. Un jour, une pittoresque jeune femme arriva de Dijon avec un premier prix de comédie, un premier prix de chant et une plume verte dans son chignon. Cette pro- vinciale se transforma très rapidement — déjà Napoléon perçait sous Bonaparte — en la Parisienne la plus élé- gante, la plus racée. Secouant plume verte et chignon, Edwige Cunati devint Edwige Feuillère. Si la tendre sollicitude de mademoiselle Du Minil ne fit jamais défaut à ses élèves, son enseignement se basait sur d'étranges conceptions. C'est ainsi que, lui deman- dant un jour pourquoi elle s'opposait à ce que je dise : « Trouvez-vous à midi à la petite fontaine » comme il me semblait bon de le dire, je m'entendis répondre : « Mon enfant, en 1882, monsieur Delaunay le disait de telle façon (là, elle l'imitait) ; vous n'avez tout de même pas la prétention de faire mieux que monsieur Delau- nay. » Elle nous faisait jouer « les mots » de préférence à la situation ; il fallait mettre de la force dans le mot « fort », de la grâce dans le mot « grâce », et prononcer « charme » en chuintant le « ch » pendant quelques secondes. Epaulé par mes deux professeurs, j'entrai au Conser- vatoire. Comme je n'avais pas encore l'âge requis, j'y fus seulement admis comme auditeur, c'est-à-dire qu'on m'accordait le droit d'assister aux cours, et d'y donner quelques répliques. L'enseignement, dans les autres classes, était tout aussi surprenant que dans celle de mademoiselle Du Minil. Jules Leitner faisant travailler à ses élèves une scène du Pardon de Jules Lemaitre qui se terminait par : « Essayons de vivre », leur demandait de compter mentalement « un, deux, trois » entre « essayons » et « de vivre ». Leitner était haut comme trois pommes. Comme il avait dans sa classe un élève encore plus petit que lui, et que certaines bonnes âmes doutaient qu'avec une taille si réduite on puisse jouer les jeunes premiers, Leitner s'étonna : « Tiens, tiens, X est petit... Eh bien ! j'y songerai. » C'est encore Leitner qui, à soixante-quinze ans, jouant un rôle dans une pièce de Sacha Guitry, et se faisant des pommettes bien rouges pour tenter de se rajeunir, se campa devant Guitry et lui demanda, inquiet : « Pas trop gamin ? » Raphaël Duflos, sanglé, bardé, la barbiche conqué- rante, professait avec une brillante condescendance. Georges Le Roy, passionné déjà de vitraux religieux autant que d'art dramatique, enseignait avec une confuse ferveur. La classe la plus animée était à coup sûr celle de Jules Truffier ; d'instinct, il choisissait pour élèves les frénétiques, les fous, et, du maître et de ses adeptes, c'était à qui hurlerait, sangloterait, trépigne- rait, et s'évanouirait le plus à chaque cours. Maryse W... et Jean S... amants effrénés et négligés, arrivaient tou- jours en retard. Maryse se tordait aux pieds de Truffier : « Maître, maître vénéré, pardon, pardon, nous avons travaillé toute la nuit, nous avons travaillé Hugo, nous avons essayé de pénétrer sa pensée. » Alors Truffier, d'une voix perchée : « Mauvaise excuse, mon mimi, il n'y a pas de pensée dans Hugo. » Le Conservatoire ! Roger Clairval descendant les esca- liers de la rue de Madrid comme Louis XV les marches de marbre rose. A distance respectueuse, sa cour le sui- vait. Les grandes coquettes marchaient en tête : Made- leine Foujane, déjà mariée à Pierre Dux et déjà mère, Simone Guisin, Yvonne Hébert, Raymonde Alain, Annie Ducaux, Eliane d'Elian. Un peu plus loin, ingénues et jeunes premiers formaient l'escorte du Bien-Aimé ; il y avait Paul Bertrand toujours prêt à mourir d'amour, Jean Martinelli qui avait à nos yeux le prestige d'avoir déjà joué dans un vrai théâtre, Pierre Faubert que l'on prenait pour la réincarnation de De Max, René Fleur qui ressemblait à Charles Boyer, et, vêtue d'une peau de bique, étonnée, chaste et craintive, rose et délicieuse, Hélène Perdrière. Elle s'intéressait fort à l'astrologie, aux taches d'encre, à la chiromancie ; on avait envie de lui murmurer : Tu crois au marc de café, Aux présages, au grand jeu, Moi, je ne crois qu'en tes yeux bleus. Un jour que René Fleur venait de lui dévoiler son avenir dans les lignes de la main, elle le supplia de le faire à nouveau ; il s'étonna : « Mais je viens de tout te dire, il n'y a pas deux minutes ! » Alors Hélène, sin- cère : « Oui mais, depuis... ça a pu changer. » Gyliane Balmaceda, qui devint vite ma meilleure amie, sortait des pampas chiliennes ; Madeleine Brandt, Minerve harnachée, avait choisi de travailler Hermione avec Fréhel plutôt qu'avec un des professeurs du Conserva- toire. Les poings sur la hanche, foulard rouge au cou, elle entamait devant les membres du jury soudain réveillés : « Prince, dans cet aveu dépouillé d'artifices » du même ton que les chanteuses de caf'conc' ses idoles, entonnaient : « Quand il me joue de l'accordéon, son morceau est long, très long. » Ces membres du jury, qu'à chaque examen on voyait arriver, entourés de notre déférente terreur, étaient : Marcel Prévost, sanglé dans son monocle ; madame Bartet, coquette et furtive ; Emile Fabre, rapide et sombre ; mon bon oncle Georges Berr, tatillonnant ; Paul Abram ; Henri Rabaud et sa lugubre barbe blanche. Et nous étions tous certains que, de l'oracle de ces dieux, dépendait notre vie entière.

Cependant, je m'ingéniais à me manifester dans des troupes de jeunes, et c'est ainsi qu'à des matinées don- nées au profit de Dieu sait quelles œuvres obscures, je parus dans Circé du professeur Charles Richet aux côtés de Roger Clairval et d'une élève de Sarah Bernhardt qui s'appelait Halka Ducraine. Un jour, je fus convoqué par une charmante jeune femme : Colette A.... Elle me demanda si je connais- sais une pièce à deux personnages que nous pourrions jouer ensemble chez elle pour une soirée privée. Je lui citai : La Paix chez soi, le Baiser, le Passant, mais elle répondait à tout par une moue désapprobatrice. Après maints détours, elle finit par m'avouer qu'elle cherchait un acte où elle eût l'occasion de se montrer toute nue ; je n'en connaissais pas, elle parut fort déçue, mais me rappela quelques jours plus tard, ayant fait écrire une saynète par quelqu'un de ses amis. Le grand soir arriva, elle avait transformé son salon en théâtre ; tréteaux, rideau, projecteurs roses. Elle joua son rôle toute nue, je jouai le mien tout habillé, et tout le monde trouva cela fort bien. Le mari de Colette A.... se tenait au pied de la scène et frappait une cymbale avec un gong pour annoncer le début de la représentation. Comme l'écrivit André Warnod dans Le Figaro : « C'est le mari qui faisait le gong. » Je jouai également à Genève Britannicus avec Roger Gaillard ou Jean Marchat, qui alternaient dans « Néron ». Madame Delvair jouait « Agrippine ». L'acteur qui figu- rait « Burrhus » avait la mauvaise habitude de toucher Agrippine au bras en s'adressant à elle, ce qui déplaisait fort à madame Delvair. Un jour n'y tenant plus, elle lui dit très gentiment : « Cher ami, moi, Jeanne Delvair, je suis enchantée que vous me preniez le bras », puis, soudain terrible : « mais moi, Agrippine, je ne le sup- porterai pas ». Je continuai à me produire un peu partout et dans les tenues les moins raisonnables : en pâtre grelottant pour je ne sais quelle garden-party sur les pelouses de la Malmaison ; avec barbiche et perruque dans le notaire de l'Ecole des maris à Bécon-les-Bruyères ; dans le Pauvre d'Assise de Georges Rivolet, salle Oedenkoven (où diantre peut bien se trouver la salle Oedenkoven ?) ; dans le Péché d'orgueil d'un certain Alfred des Garets au Théâtre Esotérique ; aux côtés de Marie Leconte à Chinon dans l'Amour veille. En même temps je m'étais fait inscrire à la Comédie-Française comme figurant. On me désigna d'abord pour faire danser madame Ventura à la fin du deuxième acte de Antoinette Chabrier. J'étais éperdument amoureux de Marie Ventura. Quand, trem- blant, je m'approchai d'elle pour la faire danser, elle me regarda d'un air horrifié et zézaya à mi-voix : « La prochaine fois on les prendra au berceau ! » Me repous- sant vers les coulisses, elle choisit pour me remplacer Jean Martinelli, qui pourtant n'était guère plus âgé que moi. Me voyant assidu, consciencieux et émerveillé, le direc- teur de la scène me confia un rôle important dans Marion Delorme. Une tremblante hallebarde au poing, titubant dans des bottes trop grandes, la perruque enfoncée de guingois, je devais empêcher Madeleine Roch, toni- truante Marion Delorme, d'entrer chez Louis XIII : « Madame, on n'entre pas », susurrai-je d'une voix qui muait. D'une trompe d'airain, Madeleine Roch s'in- dignait : « Ici contre une femme on met la dague au poing, ailleurs c'est pour ! » De plus en plus nerveux je bredouillais : « Madame, on n'entre point. » De plus en plus majestueuse, Madeleine Roch rugissait : « Il faut, monsieur le garde, que je parle à l'instant au duc de Bellegarde » ; monsieur le garde avait l'air d'avoir douze ans, il avait envie de pleurer, Madeleine Roch, d'une pichenette pouvait le réduire à néant, tout cela n'était pas raisonnable. Une autre fois je figurais dans Athalie. Au centre de la scène, Jean Hervé criait : « Qu'on me donne une arme, quelque épée », Jean Marchat qui se trouvait der- rière moi me poussa : « Vas-y, offre-lui ton épée, ça lui fera plaisir », je m'avançai vers Jean Hervé qui faillit m'étrangler. Enfin, m'étant livré à un fou rire homérique dans Œdipe roi au moment où Albert Lambert sort du palais les yeux crevés, je fus (et pour toujours, semble-t-il) jeté à la porte de la Comédie-Française. Quelques années plus tard, quand, à mon tour, je devais créer l' « Œdipe » de La Machine Infernale, me dessina sortant d'un temple sous les huées, avec cette légende : « A Jean-Pierre, chassé de Thèbes pour fou rire. » Au Conservatoire, je fus admis à concourir en pre- mière année et choisis la scène des gants de Il ne faut jurer de rien. Oh ! mes camarades, oh ! mes amis, qu'êtes-vous devenus ? Quinze femmes et treize hommes, cette année-là, affrontaient leur destin. Sur les quinze femmes, je ne vois guère, en relisant le programme, que Janine Crispin qui ait surnagé. Tombées dans l'oubli le plus silencieux, les quatorze autres, mariées et ayant abandonné le théâtre, ou au contraire courant le cachet de Tourcoing à Palavas-les-Flots ? Jamais je ne revis leurs noms sur une affiche, dans le moindre journal, jamais je n'en rencontrai aucune dans la rue. Le concours des hommes fut marqué de tragique façon. Je cite un journal de l'époque : « Deux concurrents devaient encore interpréter leurs scènes, lorsque l'un d'eux, monsieur Fleur, livide, s'avança vers la rampe et sollicita un médecin pour son camarade Elie Calvé, sans connaissance depuis un quart d'heure, et que rien ne pouvait ranimer. Monsieur Henri Rabaud suspendit la séance. Trois médecins aussitôt appelés s'empressèrent auprès du jeune comédien, mais frappé d'une syncope cardiaque, celui-ci demeurait ina- nimé ; tous les soins qu'on lui prodigua furent inutiles, on ne put que constater son décès. »

Je commençai la nouvelle année par une tournée de Zaïre en Alsace et en Lorraine. La compagnie qui orga- nisait ces représentations s'intitulait « La Langue pour tous ». Qu'y puis-je ? Il s'agissait, par le truchement de Voltaire, d'apporter à nos frères de l'Est les bienfaits de la culture française. On a trop souvent dépeint ce genre de tournée pour que je m'y attarde. Traînerie dans les cafés, attente nocturne dans des gares avec un fond de teint mal lavé, public clairsemé, acteurs vêtus de probité candide mais certainement pas de lin blanc... Nous étions cependant pénétrés de notre mission, et pensions que nous faisions davantage pour les Alsaciens et les Lorrains, que n'avaient fait les soldats de 1918 en les libérant.

De retour à Paris, je repris mes cours au Conserva- toire, lorsqu'un directeur hardi — il le faut avouer — m'offrit de jouer au Studio des Champs-Elysées, Le Péché d'Adolphe Orna. La distribution comprenait : Isabelle Kloukowsky, France Ellis, Camille Corney, et moi. Au bout d'une dizaine de répétitions, mes camarades me déclarèrent « impossible », et je fus renvoyé à mes chères études ; mais il faut croire que tous les garçons qu'ils essayèrent alors, furent encore plus « impossibles » que moi, puisque, quelques jours plus tard, ils vinrent me rechercher. Mon désir de faire une création à Paris l'em- porta sur ma dignité, et je jouai Le Péché. Les coulisses du Studio des Champs-Elysées commu- niquaient avec celles de la Comédie. Jouvet, qui depuis notre première entrevue suivait d'un œil amusé ce que j'appelais pompeusement « ma carrière », me convoqua pour jouer Le Prof' d'anglais de Régis Gignoux. Janine Crispin et moi étions les deux héros de cette histoire d'amour, où nous avions pour dieux tutélaires, sur scène et hors de scène, Valentine Tessier et Louis Jouvet. Quelques jours avant la répétition générale, je dus m'aliter avec une forte jaunisse. Jouvet sans hésiter, décida d'attendre ma guérison. Je décidai, moi, de n'en rien faire. M'échappant de mon lit, jaune encore sous un fond de teint rose, j'affrontai la critique dans mon premier grand rôle. Auparavant j'avais passé mon deuxième concours au Conservatoire. Contre l'avis unanime, j'avais choisi la scène de la fontaine de On ne badine pas avec l'amour. Tout le monde m'avait prévenu, non sans raison, que cette scène avait été trop rabâchée ; quand les critiques et le jury voient s'avancer un élève, un billet à la main, et l'entendent réciter : « Trouvez-vous à midi à la petite fontaine », ils s'endorment. J'avais donc résolu de tri- cher, c'est-à-dire que je commençais par une autre scène moins connue, et que, par un subterfuge dont devaient s'horrifier les mânes de Musset, je rejoignis bientôt la scène de la petite fontaine. Peu importe d'ailleurs, j'étais complètement aphone ! Du premier rang, personne n'eût été capable de dire si je concourais dans les Erinnyes ou dans Champignol malgré lui. Je n'obtins, bien entendu, pas la moindre récompense ; Jouvet me prit dans ses bras : « Laisse tomber, imbécile, ne fais pas ta troisième année dans cette maison où tu perds ton temps, viens avec moi, je t'engage à l'année. » Mes parents se lamentaient de me voir abandonner le Conservatoire et sans doute la Comédie-Française, pour ce qui était alors l'Avant-Garde. Gérard Bauer écrivait dans les Annales, parlant de Janine et de moi-même : « Ah ! qu'ils ont de la chance d'avoir dix-huit ans, du talent, et Louis Jouvet pour professeur. » C'est lui qui avait raison, nous avions bien de la chance !

Autour du Conservatoire gravitaient deux étranges créatures, Mercédès A... et Suzanne C... Suzanne était déjà une petite femme tout émue, toute dévouée qui nous vénérait parce que nous balbutiions quelques vers de Racine. Affublés d'un nom que je ne répéterai pas ici parce qu'il est injuste et désobligeant, combien d'êtres errent ainsi dans les coulisses pour se griser au contact des acteurs ? Pourquoi me moquerais-je, j'étais comme eux. L'étrange était que cette brave Suzanne trouvait autant de joie à s'approcher de nous, pauvres débutants, que des vedettes les plus consacrées. L'autre, Mercédès, n'était pas aussi émue que sa rivale et tranchait avec beaucoup d'autorité sur toutes les choses du théâtre. Depuis, elle a connu bien des vicissi- tudes. Elle vend aujourd'hui des fleurs, dans les boîtes de Cannes, toujours impatiente, toujours enthousiaste, après avoir connu une heure de gloire en figurant « Œnone » dans une parodie de Phèdre interprétée par O'dett. Elles sont là toutes les deux dans mon cœur, comme dans un herbier, et je ne peux penser à cette période de ma vie sans les y associer.

Cette « coulissomanie », cette passion irraisonnée de tout ce qui touche de près ou de loin au théàtre, combien d'exemples nous en avons tous eus ! Mèches de cheveux réclamées arrogamment, boutons de costumes arrachés, offres de mariage, demandes d'argent, cela va d'humbles lettres sincères et touchantes jusqu'au coup de couteau (c'est arrivé à Huguette Duflos) à la sortie d'un théâtre. Pour n'être pas aussi dramatique, j'ai été la victime d'une histoire triste et qui prouve à quel point une folie collective peut s'emparer d'une famille bourgeoise et parfaitement équilibrée. Juste avant la guerre, alors que je jouais Famille au Théâtre Saint-Georges, je reçus quotidiennement dans mon courrier des lettres d'une jeune fille de Lyon. Appelons-la Odette. C'était à l'époque mon père qui répondait à ce genre de missives en envoyant une photo qu'il signait de mon nom. Aux lettres succédèrent les paquets. Là encore, mon père répondit en imitant ma signature. Un beau jour, Odette, escortée de son père, de sa mère et de son parrain s'installa au premier rang du Théâtre Saint-Georges. Puis ce fut régulièrement tous les diman- ches, pendant six mois, que cette famille prit le train de Lyon, pour venir me voir. Ils arrivaient dans ma loge, se contentaient de quelques mots et repartaient contents. La guerre survint. Quelques mois plus tard, j'étais stationné à Reims quand je les vis arriver. Nous déjeunâmes ensemble. Le père et la mère étaient de braves bourgeois dans le genre le plus classique, le plus traditionnel et le plus noble du mot. Le parrain avait dû être général ou contrôleur des contributions. Quant à Odette, elle se montrait pudique et effacée ; cependant, à la fin du déjeuner, j'entendis sa mère me dire : « Vous pouvez l'embrasser maintenant, puisque nous vous considérons tous deux comme fiancés. » Après un instant de stupeur, je pris mon parti de rire de cette méprise qui ne reposait absolument sur rien. Les missives de la fille se succédèrent, peu à peu enflammées ; je décidai d'abord de ne pas répondre, afin de ne pas entretenir cette flamme ridicule et aussi pour qu'elle ne découvre pas la supercherie de l'écriture de mon père. Peu à peu arrivèrent des lettres de la mère affolée : la petite dépérissait, la mère me suppliait de lui répondre. Deux ans plus tard, une amie à moi, pas- sant par Lyon, fut reçue par les parents d'Odette. Elle constata l'étendue du mal qu'involontairement j'avais causé. Par pitié, par solidarité féminine, peut-être aussi par une inconsciente jalousie, elle entreprit de démon- trer à Odette la folie de ce mirage ; sa passion ne reposait sur rien, les quelques lettres qu'elle possédait n'étaient pas même de mon écriture ; ce fut pour la jeune fille un coup affreux. Le seul espoir matériel auquel elle pouvait accrocher ses fantômes, ces vagues lettres de remerciements polis, n'étaient pas de moi. Les privations engendrées par l'occupation, furent, j'en suis sûr, plus responsables que sa folie de l'état navrant où je retrouvai Odette quand, cinq ans plus tard, je rentrai à Lyon avec les armées libératrices. La curiosité, je l'avoue, me poussa chez eux ; je pensais retrouver Odette mariée, mère de famille, je l'espérais heureuse et comblée. Hélas, il n'en était rien ; les cinq ans de séparation, la guerre, la nouvelle qu'elle avait eue de mon mariage, n'avaient pu dissiper le mirage, et, ce qui était plus grave, beaucoup plus grave, ses parents continuaient à l'entretenir dans cette chimère. La famille au grand complet attendait, en s'étiolant, Dieu sait quoi. Refusant la réalité, ils se berçaient d'un songe imbécile, engendré par les sortilèges dangereux du théâtre.

Comme tant d'autres de mes camarades, j'entends sou- vent ce refrain : « Votre carrière a été facile, vous avez eu la chance de jouer La Machine Infernale et de tourner Lac aux Dames à vos débuts. » Bien sûr, j'ai eu de la chance. La chance joue un rôle capital dans toutes les professions, et dans la nôtre particulièrement, dont le succès repose sur des impon- dérables ; mais il est curieux de constater que le public pense toujours qu'un acteur a débuté par un succès, pour la simple raison qu'il ignorait cet acteur pendant ses années d'effort, où il ne jouait que des comparses. Bien qu'il m'ait été donné de jouer, jeune encore, des rôles importants, dans combien de pièces me suis-je glissé avant La Machine Infernale ou même avant Le Prof' d'anglais ? Tournées minables, auditions, doublures de comédiens qui ne tombaient jamais malades... J'ai connu, comme tous mes camarades, de longs mois d'es- poir et de désespoir. Je me revois dans les coulisses, guettant la défaillance de Louis Allibert dans Amis comme avant ou de Hubert Prélier dans Le Paquebot Tenacity, je me revois auditionnant pour dans Une balle perdue ou pour Maurice Rostand dans Le Tzarewitch, j'entends encore la voix de la Tzarine psalmodier : Ne nous oubliez pas, loin de nos capitales Envoyez-nous, parfois, quelques cartes postales. Ce qui était l'unique chose qui me restait à faire, car j'étais toujours refusé. Même Jouvet, après m'avoir confié le rôle principal du Prof' d'anglais, ne me donna plus que des pannes pendant longtemps « pour me faire les pieds », disait-il. Et comme il avait raison ! Dans une tournée de Siegfried, je ne faisais qu'ouvrir une porte, dans une reprise de Knock, je jouais le rôle muet du paysan secoué de rires pendant l'auscultation du docteur ; dans Le Menteur de Corneille, j'arpentais gra- vement la scène dans des bottes de mousquetaire qui devenaient, portées par moi (c'était du moins l'avis de René Rocher) des bottes d'égoutier. Dans Le Taciturne de Roger Martin du Gard, je devais créer un grand rôle, mais fus débarqué pendant les répétitions au profit de Daniel Lecourtois. Ce n'est que plus tard que je devais reprendre le personnage. Au cinéma, mêmes efforts, mêmes tentatives, figura- tion (pas même intelligente) dans un film de Carmen Boni, dans d'autres films encore, dont j'ai tout oublié. Avant Lac aux Dames, six films. D'abord Jean de la Lune première version ; Jean Choux qui s'attendait à une catastrophe, avait abandonné son film à son assis- tant. Je m'endormais dans un train sur les genoux de Madeleine Renaud, elle se rendait compte de ma jeu- nesse, regrettait d'avoir quitté son mari et sautait du train à Laroche-Migennes en m'abandonnant à mes puériles rêveries. Puis Echec et Mat à Pathé-Natan avec Dolly Davis et Jean Marchat. Il y avait dans l'équipe technique un jeune accessoiriste hilare et rubicond qui ne nous apportait jamais les objets dont nous avions besoin ; il avait mieux à faire, c'était Charles Trenet. Puis Faut-il les marier ? tourné à Vienne avec Annie Ondra. Je faillis bien ne pas terminer le film car en le signant j'avais oublié un détail : mon service mili- taire. Des gendarmes autrichiens me reconduisirent à la frontière où des gendarmes français les remplacèrent ; on me jeta, couvert de honte, dans le train des équipages à Versailles.

Un an après, ce fut un film au titre alléchant, Eve cherche un père, que je tournai en Italie ; le jeune pre- mier qui jouait mon rôle dans la version italienne s'appelait 0.... V...., nous étions devenus de grands amis. Je n'entendis plus parler de lui jusqu'au jour où, en 1945, je vis la photo de quelques traîtres pendus haut et court aux poutres d'un garage, avec Mussolini ; 0.... était l'un de ces cadavres que lapidait la foule, Drogué, embarqué, puis compromis de plus en plus par le fascisme, recherché par les partisans et par les alliés pour des crimes d'une cruauté dont je l'aurais cru bien incapable, il s'était accroché à Mussolini jusqu'à la fin...

Après Eve cherche un père, je tournai Dans les rues avec Madeleine Ozeray, un film de Victor Trivas, puis- sant, personnel, et qui se réclamait plus de l'avant-garde que d'une production commerciale, puis La tragédie de Lourdes avec Hélène Perdrière. Je devais pousser une petite voiture dans laquelle elle se trouvait, infirme. La caméra était cachée, et nous jouions sans maquillage pour ne pas nous faire remarquer. Un jour, nous tournâmes, toujours mêlés aux malades, un gros plan où Hélène Perdrière devait se redresser, et, le miracle étant intervenu, retrouver l'usage de ses membres. Le soleil lui faisait mal aux yeux. Entre ses dents, elle murmura : « merde ». Plus tard, au studio, elle synchronisa « merde » pour « maman », et tout le monde s'accorda pour trouver ce plan le plus émouvant du film. DE LAC AUX DAMES A JEAN COCTEAU

1934 devait être l'année de ma chance. La Machine Infernale et Lac aux Dames. Le film était destiné à Johnny Weismuller, glorieux Tarzan, à l'apogée de ses muscles. Hollywood ne le lâcha pas et Marc Allégret se mit à la recherche d'un jeune premier français. Je fus parmi les centaines de comédiens ou de sportifs qu'il interviewa. J'arrivai dans son atelier de la rue Vaneau où il recevait en compagnie de deux autres hommes auxquels il jugea inutile de me présenter. Après quel- ques instants d'entretien, il me demanda de me désha- biller afin de pouvoir juger si j'étais assez bien bâti pour jouer le maître nageur, héros de ce film. Intimidé, confus, ne sachant où me fourrer, je restais là, en slip, devant ces trois inconnus qui étaient : Marc Allégret, Philippe de Rothschild et André Gide. Ils ne parurent pas spécialement impressionnés par ma musculature, mais l'un d'eux suggéra qu'en me confiant aux soins d'un entraîneur, je pourrais peut-être faire meilleure figure. Je me soumis donc à un essai avec dix autres postu- lants auxquels Simone Simon donnait la réplique. Simone, qui avait une grande influence sur Marc Allé- gret, poussa ma candidature ; je fis un second essai et fus finalement engagé. Mais il n'était pas question de me reposer sur mes lauriers, je partis pour Cannes avec un professeur de culture physique qui me fit courir, nager, soulever des barres, lancer le javelot, sauter, boxer, lutter de l'aube au crépuscule. Du crépuscule à l'aube, il montait une garde sévère devant ma porte. Enfin nous partîmes pour le Tyrol où avaient lieu les extérieurs. Il paraît que je fus galant et offris mon wagon-lit à la script-girl qui n'en avait pas. C'est Fran- çoise Giroux qui me l'assure, car c'était elle, la script- girl. Elle était alors rondouillette et répondait au nom pittoresque de : Bouchon. Le lac où nous tournions, bien que beaucoup trop froid à mon gré, était d'une grande beauté. Simone Simon, comme un tendre bourgeon, semblait mise au monde pour jouer les ingénues pures et perverses de Colette. Elle offrait à la caméra un visage de pékinois saupoudré de taches de rousseur, une personnalité, une sincérité et, en même temps, une rouerie qui balayaient toutes les conventions théâtrales des actrices de ce temps. Nous nous roulions dans la paille, nous grimpions aux arbres, nous fendions le lac immaculé, entourés de filles aussi belles que Maruska Bésabrasoff et Illa Méry. Rosine Deréan, si belle, elle aussi, était mon autre par- tenaire. Colette avait écrit les dialogues du film, Georges Auric en avait composé la musique. Marc Allégret y avait mis le plus tendre et le plus secret de lui-même. Lac aux Dames fut un triomphe.

Le couple que Simone Simon et moi avions formé dans Lac aux Dames se trouva réuni à nouveau dans Les Beaux Jours et dans Les Yeux noirs. Dans Les Yeux noirs je jouais un professeur de piano timide et maladroit. Je devais casser toutes les potiches qui se trouvaient sur mon chemin. Dans mon exubérance, j'en- voyai valser une de ces potiches qui atterrit sur le nez de Simone Simon.. J'avoue qu'il fallait bien viser ! On dut interrompre les prises de vues jusqu'à ce que le nez de ma partenaire ait retrouvé ses délicates propor- tions. Dans Les Beaux Jours, je retrouvai Simone, Marc Allégret, Raymond Rouleau et Roland Toutain. Les exté- rieurs, tournés près de Narbonne, furent heureux. Mau- rice Baquet s'était joint à notre groupe. Le seul qui ne participait pas à nos jeux était un jeune débutant maigre et grave qui n'arrêtait pas de lire dans un coin, et ne nous adressait guère la parole. Son sourire — rare — avait quelque chose de tendre et de douloureux. On le sentait ardent sous sa réserve, débordant de projets sous son mutisme, avide d'action dans sa solitude. C'était Jean-Louis Barrault. Depuis cette époque, il a réalisé ses rêves. Si son regard est devenu plus perçant et sa parole plus aisée, il a gardé la même candeur dans le sourire. C'est qu'il vit dans le seul but qu'il s'est fixé. Il mène sa carrière comme un paysan trace son sillon. Sa foi et sa puissance de travail, son goût unique des grands textes, son enthousiasme, font de lui quelqu'un de pur, qu'il fait bon d'admirer. Jouvet continuait à me bousculer, à me faire pro- gresser, à veiller sur moi avec une sévère et jalouse affection. Après m'avoir fait reprendre Le Taciturne, après m'avoir fait jouer en tournée avec lui Le Carrosse du Saint-Sacrement et Le Médecin malgré lui, il me confia le rôle du jeune amant de Madeleine Ozeray dans une reprise de Au grand Large. La pièce se passe sur un bateau qui vogue entre la vie et la mort. Jouvet y était, merveilleusement, le barman satanique qui, seul, connaît la destination des passagers. Le Vigan jouait un ivrogne. Ses outrances me faisaient rire. — Au lieu de rire, apprends, me disait Jouvet. Le Vigan tourne autour de son personnage comme un chien affamé autour d'un os, c'est ça notre métier, c'est beau. Après Au grand Large, Jouvet monta au Théâtre Pigalle La Pâtissière du Village d'. La pièce se passait dans un village en 1918. Tout le monde fêtait la victoire, sauf le vieux général et la pâtissière sur le retour qui, grâce à la guerre, avaient connu, l'un et l'autre, un regain de gloire et de jeunesse. La guerre ter- minée, ils se retrouvaient solitaires, inutiles, perdus. Marguerite Pierry était cette pâtissière qui se nourrissait de l'amour des jeunes aviateurs, et les envoyait à la mort. Je jouais Guynemer. J'avais une entrée que Jouvet voulait enthousiaste et victorieuse ; je devais escalader trois marches et bondir en scène en m'écriant que j'avais abattu un avion de plus. Le jour de la géné- rale, je manquai mes trois marches, m'étalai de tout mon long et arrivai en vol plané dans le trou du souf- fleur. Mon pantalon déchiré, mon genou saignant, je continuai à jouer, et le public goûta fort le réalisme de cette entrée.

Enfin, ce fut La Machine Infernale, Jouvet avait reçu la pièce avec enthousiasme quelques mois plus tôt, mais il ne m'en avait pas parlé. Il envisageait, pour le per- sonnage d'Œdipe, Charles Boyer ou Pierre Blanchar. Cocteau me convoqua, j'arrivai chez lui, derrière la place de la Madeleine, et le découvris, assis dans son lit, tel un pharaon sec au fond d'un antre fumeux. Il était alors beaucoup moins jeune qu'aujourd'hui. Il ne bougeait guère de cette caverne où, dans une obscurité rouge et noire, ses doigts squelettiques formaient des arabesques. Il ne jeta qu'un coup d'œil sur moi et me dit : — Vous serez mon Œdipe. Je bredouillai : — Mais vous ne me connaissez pas... — Vous serez mon Œdipe. Il griffonna d'un doigt nerveux une lettre pour que je la remette à Jouvet : « Oublie que tu connais Jean- Pierre, regarde-le d'un œil neuf. » Je portai la lettre à Jouvet, et nous commençâmes à répéter. Pour « Jocaste », Popesco n'étant pas libre, Suzanne Dantès répéta pendant de longues semaines, mais ce fut Marthe Régnier qui joua. Le « Sphinx », tout natu- rellement, c'était Lucienne Bogaert ; Jouvet s'était réservé le rôle presque muet d'un messager au dernier acte. Comment penser à ces longues répétitions et à ces 80 représentations de La Machine Infernale sans émo- tion. Comment voir, sans pleurer, cette affiche violette où six de nos amis sont morts : Jouvet, Renoir, Bébé Bérard, Romain Bouquet, Jeanne Laury, et Marcel Khill, tué au début de la guerre. Oui, quatre mois de répétitions, pour deux mois et demi de représentations. Bérard en était à son premier décor de théâtre. Jouvet, dévoré de scrupules, penché sur une rangée de fauteuils, l'œil aux aguets, le visage tendu, tournait autour de son chef-d'œuvre comme autour d'un classique, car il savait que c'était un clas- sique dont il tenait la destinée présente. Quand il n'obtenait pas d'un acteur ce qu'il voulait, il lui arrivait de le bousculer, de lui dire des choses désagréables non par cruauté, mais parce qu'il savait que c'était un moyen de toucher sa sensibilité, en le piquant au vif, en le faisant se cabrer sous les bande- rilles. Quitte à ne pas les suivre, il demandait à tous ceux qui l'entouraient, leurs avis, et peut-être était-ce aussi une question d'habileté, de connaissance du cœur humain, cette attitude que Saint-Exupéry recommandait au chef : « Donner à ses subordonnés l'impression qu'il a besoin d'eux, et non pas qu'eux ont besoin de lui, pour en obtenir le meilleur rendement. » Louis Jouvet, que le succès inquiétait, qui « touchait du bois » chaque fois qu'on l'en félicitait, et qui se demandait d'un air sombre à la 200 d'une pièce, s'il y aurait jamais une 250 acceptait d'un cœur léger les rares insuccès qu'il connut ; peut-être les considérait-il comme salutaires, peut-être se réjouissait-il de la courte carrière d'une comédie, pour avoir la joie d'en mettre une autre, plus vite, en préparation. Pourquoi provisoires ? Eh bien, parce que l'au- teur n'a pas fini de nous livrer ainsi son journal au jour le jour ; simplement, parvenu à un tour- nant de sa carrière, il regarde son passé, il s'in- terroge sur l'avenir et il nous livre au fil des jours mille anecdotes étincelantes, mille portraits parfaitement réussis. En suivant Jean-Pierre Aumont, nous assistons au triomphe de Louis Jouvet, aux derniers succès d'Henry Bernstein, aux rebondissements extraordinaires de la car- rière de Jean Cocteau. Nous voyons évoqués l'adorable figure de Valentine Tessier, la grande ombre de Pierre Renoir. Nous pénétrons dans le domaine du cinéma : Jean-Pierre Aumont débuta dans Le Lac aux Dames, aux côtés de Simone Simon. Il tourna cinquante films, de Paris à Rome, de Londres à Hollywood, dont il nous donne une savoureuse image. Jean-Pierre Aumont nous livre également quelques fragments de son journal de guerre ; nous assistons au débarquement dans le Midi et à la marche vers l'Alsace, à la mort du général Brosset dont il était l'aide de camp. Du théâtre d'aujourd'hui, du cinéma contem- porain, Jean-Pierre Aumont nous dresse à pré- sent un portrait très animé, bourré d'anecdotes, de mots drôles, de personnages extravagants. Et nous nous apercevons que de cette promenade se dégage une sorte de philosophie souriante, un goût particulier du mot et de la situation, un ton qui s'impose et séduit.

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