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L’É RUDIT FRANCO -ESPAGNOL , VOLUME 4, DECEMBER 2013

La force féminine dans Lettres d’une Péruvienne et

Erin Lamm Boston University

En 1747, Françoise de Graffigny 1 publiait une première édition de son roman épistolaire, Lettres d’une Péruvienne (l’édition définitive date de 1752), et, en 1942, faisait paraître une version de ce qui deviendra sa nouvelle Gigi , sous le titre L’attardée dans la revue Présent .2 Les deux héroïnes, Zilia et Gilberte, au seuil de leur vie d’adulte, sont en cours d’achever une formation qui est censée mener à leur entrée dans le monde ou dans le demi-monde en France. 3 Ces deux milieux représentent deux sociétés aux mœurs divergentes, bien que, sous certains aspects, les comportements de la noblesse française puissent être comparables à ceux du demi-monde à la Belle Époque. L’étude suivante entend examiner les similitudes et les différences entre les conceptions de la construction sociale de la femme, tant au niveau corporel que spirituel, chez Madame de Graffigny et chez Colette. Pour accomplir leur analyse, chaque auteur(e) 4 explore la condition féminine au travers d’une description détaillée et nuancée de la formation des jeunes filles à leurs époques respectives. En raison des convenances sociales en vigueur, Madame de Graffigny favorise un sentimentalisme représentatif d’une femme cultivée du dix-huitième siècle. En revanche, Colette exploite le genre de la nouvelle/du roman court, souvent drôle, où les sentiments se mélangent avec l’humour. Au contraire de Madame de Graffigny, Colette n’essaie pas forcément de convaincre ses lecteurs de la vérité de Gigi .5 Elle écrit, tout simplement, une fiction drôle, pour amuser et instruire ses lecteurs : le public bourgeois. Le sentimentalisme l’ennuyait, et elle savait que pour vendre

1 Graffigny est parfois épelé avec deux f et parfois avec un seul f. J’ai choisi de maintenir l’orthographe avec deux f en raison de la Correspondance qui est souvent citée comme l’édition de référence. 2 Lettres d’une Péruvienne et Gigi ont connu un succès triomphant auprès des premiers lecteurs (Bray et Landy-Houillon, Notice 239 ; Pichois et Brunet 450). 3 Le demi-monde désigne un milieu féminin où les femmes exerçaient le pouvoir. Ce milieu a existé jusqu’à la Grande Guerre. 4 Le e se trouve entre parenthèses car une telle dénotation du sexe de Madame de Graffigny pourrait être considérée comme un anachronisme flagrant. Je la désignerai en tant que femme écrivain tandis que pour décrire Colette j’utiliserai le terme écrivaine (elle l’emploie pour se décrire dans Le fanal bleu ). 5 Dans Près de Colette , Maurice Goudeket donne une source possible pour Gigi qui suggère que cette histoire se fonde sur une personne réelle. Pourtant, à ma connaissance, Colette n’a fait aucune déclaration catégorique à ce sujet.

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son texte à ses contemporains — une de ses préoccupations majeures (Ladenson 26) — il fallait exprimer les sentiments autrement. 6

Les œuvres au regard de la biographie Les différences et les similitudes de nos deux romancières s’avèrent instructives : elles permettent une mise en parallèle de leur carrière littéraire, et elles contribuent à la compréhension de nos deux récits. Toutes deux étaient des femmes libres qui examinaient les relations et les rapports de force entre les sexes au travers de leur écriture. Le degré de familiarité dont elles pouvaient jouir par rapport aux hommes relève essentiellement d’une différence d’époques. Colette se permet un style plus familier et plus intime car elle avait l’habitude de se dévoiler en partie sur la scène, et, au moment où elle rédige son texte, les convenances sociales sont en pleine mutation. À titre d’exemple textuel, Gilberte appelle Gaston Lachaille « Tonton », ce qui souligne leur niveau d’intimité. Madame de Graffigny doit a contrario se préoccuper davantage de la pudeur puisqu’elle ne recherche pas le mariage (voire le rejette complètement) : par conséquent, elle ne peut se permettre de paraître aussi engagée que Colette. D’ailleurs, l’ami intime de Madame de Graffigny, François-Antoine Deveaux, a probablement inspiré le personnage de Déterville sans que la femme écrivain n’ait jamais complètement dévoilé son identité. Elle a entretenu avec lui une correspondance riche et florissante qui met en relief des similitudes facilement repérables entre la femme auteur et son héroïne Zilia (Graffigny, Correspondance ). Chacune des deux femmes de lettres a connu un succès littéraire distinct, peut-être en raison d’une évolution des valeurs sociales qui favorisaient le succès de Colette plutôt que celui de Madame de Graffigny. Marie-France Silver et Marie-Laure Girou Swiderski affirment que les femmes épistolaires ou les femmes en marge étaient libérées « de la hantise des règles ». Pourtant, des biographes tels que English Showalter soutiennent que Madame de Graffigny respectait à la lettre les convenances sociales, à l’exception de celles qui réglementaient le mariage : « She herself had almost nothing, except pride and virtue— like the heroines of eighteenth-century sentimental literature » ( Françoise de Graffigny 45). En revanche, Colette a su enfreindre légèrement les conventions gouvernant la conduite féminine à une époque où cela loin d’être acceptable représentait une nouveauté (Ladenson 32). Paradoxalement, briser ces règles était relativement apprécié, bien que toujours sévèrement sanctionné. Ce goût pour l’insolence expliquerait qu’autour de 1830 les lecteurs se soient lassés de Madame de Graffigny, une époque où George Sand, une femme qui bravait aussi ouvertement qu’elle le pouvait les convenances françaises, commençait à connaitre une certaine renommée (Showalter, Françoise de Graffigny xv). Au cours de cette période, Madame de Graffigny perd de son prestige, le public n’appréciant plus ses observations. Cette indifférence peut s’expliquer par l’accommodation de ses anciens lecteurs aux critiques sociales plus incisives de Sand, suivies par celles de Colette. Les deux textes que nous nous proposons d’étudier occupent une place privilégiée dans les œuvres respectives de nos auteurs, illustrant certains traits caractéristiques de leurs styles et de leurs époques. Lettres d’une Péruvienne est un roman épistolaire rédigé à la première personne qui présente un intérêt marqué pour la condition féminine au dix-

6 Madame de Graffigny aussi cherchait à combler les attentes de son public et de ses protecteurs : la noblesse et la haute bourgeoisie françaises.

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huitième siècle. Cette préoccupation de Madame de Graffigny pour le sort des femmes frappe à la fois les lecteurs de sa correspondance 7 et ceux de sa biographie. Il est important de préciser que les Lettres d’une Péruvienne ne sont pas qu’une simple fiction : elles entretiennent une relation de proximité avec la vie personnelle de leur auteur. Showalter affirme que la femme écrivain se sentait aussi étrangère à Lunéville que Zilia l’était en France. Qui plus est, Madame de Graffigny, partage avec son héroïne une certaine forme d’instabilité, elle qui dépendait de ses mécènes pour la soutenir financièrement :

. . . Madame de Graffigny stayed on in Lunéville after the court left. Her protectors and many other friends were gone. Her ducal pension fell into arrears. . . . She ran up more and more debts, living hand to mouth, looking for a way out. Although her situation was growing increasingly desperate, by remaining in Lunéville, Mme de Graffigny had time to meet some members of the incoming court and new administration. (Showalter, Françoise de Graffigny 33)

La phrase « [h]er protectors and many other friends were gone » illustre l’étendue de sa dépendance. Les références répétées aux dettes et à sa situation extrêmement précaire reflètent l’ampleur de ses difficultés. La dernière phrase de cette citation met clairement en relief la motivation de Madame de Graffigny de rester à Lunéville : elle tient en effet à créer des relations utiles qui pourront remplir à la fois son esprit et sa bourse. Aux prises avec une situation comparable à celle de sa créatrice, Zilia écrit : « Cependant je ne puis encore juger de rien ; mon esprit flotte toujours dans une mer d’incertitudes ; mon cœur seul, inébranlable, ne désire, n’espère, et n’attend qu’un bonheur sans lequel tout ne peut être que peines » (Lettres 280). Si l’on accepte l’analogie entre la femme écrivain et son héroïne dans ce contexte, l’énoncé « je ne puis encore juger de rien » et l’énoncé « mon esprit flotte toujours dans une mer d’incertitudes » mettent en relief l’ignorance et l’indécision de ces deux femmes. La portée féministe de l’œuvre de Madame de Graffigny ressort clairement dès la première lecture, la femme écrivain prônant l’importance de l’instruction féminine. Sa biographie révèle qu’elle critiquait aussi sévèrement que sa protagoniste les précieuses, comme Madame de Stainville, qu’elle trouvait profondément ennuyeuses. Elle ne les jugeait intéressantes que lorsque ces femmes transmettaient leurs connaissances qui portaient sur les convenances parisiennes et sur l’importance des courtisanes célèbres de la capitale telles que la comtesse de Verrue, Madame de Mailly et Madame de Montmartel. Ce n’est que par leur habileté à perfectionner leur réputation que ces femmes pouvaient lui servir de modèle. Sans surprise, son roman épistolaire accentue également l’importance de l’instruction et de l’intelligence que Zilia doit acquérir. Cette formation est beaucoup plus littérale et langagière que celle que Showalter attribue à Madame de Graffigny. En analysant son écriture, Zilia s’exprime ainsi : « Je suis encore si peu habile dans l’art d’écrire, mon cher Aza, qu’il me faut un temps infini pour former très peu de lignes. Il arrive souvent qu’après avoir beaucoup écrit, je ne puis deviner moi-même ce que j’ai cru exprimer » ( Lettres 300). Le temps infini qu’elle met « pour former très peu de lignes » peut faire référence à l’étrangeté de Zilia mais aussi au temps qu’il fallait à Madame de Graffigny pour s’exprimer

7 Dans l’édition de Correspondance de Madame de Graffigny , Showalter soutient que ces lettres constituent une des clés primordiales pour la compréhension de son œuvre (Introduction xviii-xix).

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convenablement par écrit. La réputation de cette dernière et sa situation financière dépendaient de la qualité de ses écrits et de son habilité à maîtriser et à gravir l’échelle sociale. Colette entamait au vingtième siècle une trajectoire similaire. Gigi est un court roman dont le genre s’avère adéquat compte tenu du souci de concision et de précision de l’écrivaine. Colette savait que les qualités textuelles de Gigi combleraient ses lecteurs qui recherchaient un divertissement pendant l’occupation. D’autre part, les contemporains de Colette voulaient comprendre leur nouvelle société, qui tout en conservant certaines traditions anciennes (voir l’importance de la Belle Époque) vivait une évolution quant aux convenances. Gilberte personnifie cette évolution, comme on le verra par la suite. La part accordée à la biographie de Colette suscite des polémiques primordiales pour la critique de son œuvre, et Gigi est un de ses seuls ouvrages à ne pas explicitement contenir un personnage du nom de Colette. Qui plus est, chez l’écrivaine, la question du féminisme est également épineuse en raison de son attitude ambivalente envers cette idéologie (Kristeva 432). Contrairement à l’enfance et à la majorité de Madame de Graffigny où la désignation féministe n’existait pas, pendant les années formatrices de Colette (son adolescence et sa maturité), le féminisme revêtait une connotation péjorative. Malgré tout, Gigi se prête à des interprétations qui ont clairement inspiré des chercheuses féministes telles que Michèle Sardre et Jennifer Flock, notamment en ce qui concerne le premier refus de l’héroïne d’entrer dans le demi-monde (Sardre 37 ; Flock 53).8 L’œuvre de Madame de Graffigny, quant à elle, recèle un refus de la part de Zilia, qui, tout en étant plus subtil, est formulé en termes comparables, surtout s’il l’on prend en considération le degré de formalité qui existait entre les sexes dans son cercle social. Pourtant, à la différence du refus de Gigi, celui de Zilia n’a pas suscité autant de commentaires, sans doute à cause du fait que toute l’œuvre de Madame de Graffigny n’a pas bénéficié d’autant d’attention critique que celle accordée à Colette.9

La formation des jeunes filles et l’étude d’un milieu La formation des jeunes filles, et par extension l’étude de la condition féminine, constitue une problématique privilégiée que Madame de Graffigny et Colette abordent de manière différente. Ainsi, avant de détailler l’expérience de son héroïne Zilia, dans son « Avertissement », Madame de Graffigny affirme clairement la vérité de son récit (Lettres 250),10 et l’ « Introduction historique aux Lettres péruviennes »11 explique soigneusement les coutumes des Incas, afin de fournir aux lecteurs le contexte d’un récit authentique et moralisateur ( Lettres 251-56). Madame de Graffigny, en se conformant aux servitudes du roman épistolaire, tentait de ne pas offusquer son public. Rappelons à ce propos que les Lettres d’une Péruvienne , tout comme sa correspondance, passaient par la censure. Afin de préserver la couleur d’authenticité de son texte, toujours dans son « Avertissement »,

8 Michel Mercier et d’autres spécialistes colettiens ont soigneusement étudié ce refus, qui constitue le point culminant de la nouvelle (1216-25). 9 Malgré le succès triomphant des Lettres d’une Péruvienne à leur première parution, leur popularité a peu à peu diminué. 10 Une telle affirmation constitue une des conventions du genre littéraire, même si le public se révélait être parfaitement conscient de la nature fictive des propos rapportés. 11 Antoine Bret pourrait en être l’auteur (Bray et Landy-Houillon, Notice 242).

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Madame de Graffigny prévient ses lecteurs que son récit risque de leur paraître quelque peu étrange à cause de leurs mœurs et de leurs préjugés : « Que ne doit donc pas craindre l’éditeur de cet ouvrage, en présentant au public les lettres d’une jeune Péruvienne, dont le style et les pensées ont si peu de rapport à l’idée médiocrement avantageuse qu’un injuste préjugé nous a fait prendre de sa nation » (Lettres 249). Le verbe « craindre » souligne ce risque que Madame de Graffigny dément par la suite, avec les termes « injuste préjugé ». Cette expression révèle la médiocrité des Français qui se traduit paradoxalement par un complexe de supériorité face à la nationalité péruvienne de l’héroïne. Or, c’est précisément grâce à ce statut d’étrangère que Zilia va pouvoir analyser la société française. Pour comprendre les critiques de la jeune Péruvienne, les lecteurs doivent prendre en considération les origines de Zilia qui permettent parallèlement à Madame de Graffigny de faire passer ses propres attaques,12 ce qu’une Française n’aurait pas pu faire convenablement puisqu’elle aurait porté atteinte aux valeurs traditionnelles de la France. Une dame issue de la noblesse française, au dix-huitième siècle, ne pouvait aborder ni la condition féminine ni les rapports de force entre les sexes sans se soumettre à certaines contraintes. Le roman épistolaire permet dès lors à la femme écrivain de rester pudique vis-à-vis des hommes, tout en fournissant à Zilia — et à elle-même — la possibilité de s’exprimer ouvertement. En effet, d’une part, l’héroïne de Madame de Graffigny a la capacité de juger justement en raison de ses particularités, et d’autre part, elle exprime adroitement les sentiments de Madame de Graffigny relatifs à la condition féminine méprisable :

Il m’a fallu beaucoup de temps, mon cher Aza, pour approfondir la cause du mépris que l’on a presque généralement ici pour les femmes. Enfin je crois l’avoir découverte dans le peu de rapport qu’il y a entre ce qu’elles sont et ce que l’on s’imagine qu’elles devraient être. On voudrait, comme ailleurs, qu’elles eussent du mérite et de la vertu. Mais il faudrait que la nature les fît ainsi ; car l’éducation qu’on leur donne est si opposée à la fin qu’on se propose, qu’elle me paraît être le chef-d’œuvre de l’inconséquence française. ( Lettres 341)

Ce passage accentue le mépris que Madame de Graffigny attribue aux Français et aux Françaises par rapport à la condition féminine. Elle souligne, à plusieurs reprises, cet état d’esprit et le lien entre les sentiments des femmes et la place qu’elles occupent dans l’imaginaire social. L’expression « est si opposée à la fin qu’on se propose, qu’elle me paraît être le chef-d’œuvre de l’inconséquence française » révèle que ce décalage provient précisément de l’éducation des filles qui comprend leur formation, les reléguant ainsi à une place inférieure. La formulation « le chef-œuvre de l’inconséquence française » annule l’adoucissement suggéré par l’emploi du verbe « paraît ». Madame de Graffigny semble tout à fait consciente de la construction sociale féminine mise en œuvre en France, et elle critique explicitement sa propre formation 13 et par voie de conséquence la société et sa vision de la formation féminine. Celle-ci met effectivement l’accent sur l’apparence

12 Ce caractère autobiographique des propos de Madame de Graffigny a été soigneusement relevé et discuté par Suzanne Roth (84). 13 À ce propos, on relève des fautes d’orthographe et de syntaxe dans ses lettres, qui sont comparables à celles de Zilia. À titre d’exemple, Madame de Graffigny écrit « et » au lieu de « est », « loulange » pour « louange » et « nesse pas » à la place de « n’est-ce pas » ( Correspondance 2, 5, 18 ; Showalter et al. , « Texte » 7-19). Pourtant, chez la jeune Péruvienne, on attribue ces fautes à sa nationalité et non pas à sa formation.

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corporelle de la femme, que l’homme privilégie au-dessus de la nature cultivée de l’esprit : « Régler les mouvements du corps, arranger ceux du visage, composer l’extérieur, sont les points essentiels de l’éducation » ( Lettres 342). Les verbes « régler », « arranger » et « composer » rappellent la méthodologie des précieuses que l’auteur trouve néfaste, surtout en tant que principe d’éducation : cette fixation sur le physique contribue, selon Madame de Graffigny, à l’infériorité des femmes. En revanche, Colette assume que son public connaît — et est sensible à — la séduction du demi-monde, celle des demi-mondaines qui recherchent des stratégies savantes pour enseigner aux filles comment séduire un homme. Ces femmes dominent clairement ce milieu social grâce à ce pouvoir. D’ailleurs, les demi-mondaines rejettent sans équivoque l’idée d’un mariage précoce, comme on peut le constater dans les propos de la tante Alicia à sa nièce : « Le mariage ne nous est pas interdit. Au lieu de se marier ‘déjà’, il arrive qu’on se marie ‘enfin’ » ( Gigi 457). L’emploi de l’adverbe « enfin » à la place de « déjà » témoigne que, dans ce milieu, un mariage est le produit d’une mûre réflexion et ne constitue pas nécessairement l’objectif d’une demi-mondaine. Les leçons de Madame Alvarez qui préparent l’entrée de Gilberte dans le demi-monde comportent elles-mêmes deux parties. Certaines d’entre elles visent à avertir Gilberte des comportements à éviter, la grand-mère considérant sa petite-fille comme étant en retard et naïve. Par exemple, Colette précise qu’elle respire comme « les enfants qui ont couru » (Gigi 445). En affichant de tels comportements, Gilberte pourrait passer pour une femme légère qui ne sait pas prendre soin d’elle-même. La répétition de l’énoncé « Défense de » accentue l’avertissement, tandis que celle du verbe « gâte[r] » en désigne le caractère nuisible ( Gigi 445). Les premiers conseils de Madame Alvarez ressemblent à ceux qu’une mère demi-mondaine ou une bourgeoise donnerait à sa fille, et ils ne sont pas sans rappeler les instructions des précieuses chez Madame de Graffigny. D’autres conseils préparent plus explicitement l’avenir de Gilberte, tel l’avertissement concernant les pères de ses camarades bourgeoises : la réputation de facilité des demi-mondaines pourrait en effet amener ces derniers à profiter d’une jeune fille formée dans ce cercle. La tante de Gilberte, Alicia, la prépare à retourner la situation en sa faveur en lui enseignant à reconnaître les préférences d’un viveur 14 et à en tirer parti afin de pouvoir mieux le séduire. Alicia n’interdit pas le regard masculin à sa nièce, mais elle précise qu’elle doit maîtriser l’art de savoir l’attirer à un moment propice (Gigi 445). À la différence de Madame Alvarez, la liste d’Alicia — qui incarne une demi-mondaine traditionnelle — ne comporte pas uniquement des interdictions mais également des convenances à suivre. Alicia tente en effet d’inculquer à Gilberte la construction sociale du demi-monde, représentée par les leçons de maintien et la connaissance d’un carat. La fin de la liste met en évidence les modèles à ne pas suivre, à savoir les actrices. La particularité de Gilberte revêt une importance égale à celle que Madame de Graffigny confère à l’étrangeté de Zilia. Comme cette femme écrivain, Colette explique la différence de la jeune fille par rapport aux autres demi-mondaines, dès le début de son texte, précisant que celles-ci recherchent, tout comme les précieuses, à perfectionner l’échange corporel. Pour éviter toute confusion, Colette analyse soigneusement les coutumes de ce milieu en décrivant la vie familiale de Gilberte : « Car M me Alvarez avait fortement inculqué à sa

14 Le terme viveur désigne le prétendant habituel d’une demi-mondaine.

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descendance, entre autres vertus, le respect de certains rites et de maximes telles que : ‘La figure, tu peux, à la rigueur, la remettre au lendemain matin, en cas d’urgence et de voyage. Tandis que le soin du bas du corps, c’est la dignité de la femme’ » ( Gigi 449). Cet extrait présente les principes fondamentaux de la formation proposée dans le demi-monde, qui s’oppose à celle offerte à la bourgeoise à la Belle Époque. Notre citation met en évidence les similarités entre le demi-monde chez Colette et les précieuses chez Madame de Graffigny. Contrairement au visage, que les demi-mondaines peuvent oublier de temps à autre, les soins intimes ne sont jamais à négliger dans le demi-monde puisqu’ils font partie de la dignité féminine. Malgré les apparences, au dix-huitième siècle, les précieuses, toutes comme les demi-mondaines colettiennes, maîtrisaient consciemment l’art de séduire qui devenait féminin. L’emploi des termes « rites » et « vertus » dans Gigi connote une vénération religieuse. Madame de Graffigny, quant à elle, n’ose pas mentionner les parties intimes féminines, mais elle fait allusion aux ajustements du visage qui sont liés à l’attirance sexuelle. En dépit des différences, un parallèle existe entre la vénération religieuse décrite par Colette et la caractérisation de Madame de Graffigny. Les deux femmes qualifient ces principes comme la base de la construction sociale féminine, bien qu’une lecture attentive de Colette montre que dans Gigi elle ne juge pas les femmes aussi sévèrement que Madame de Graffigny. Selon cette écrivaine, ce savoir représenterait la force, et non la faiblesse, féminine. Suite à une observation naïve de Gilberte sur le mariage, Colette affirme que son héroïne échoue apparemment à sa formation : « Mme Alvarez et sa fille échangèrent un regard de stupeur. ‘Cette enfant me décourage’, avait murmuré Andrée. ‘Elle tombe d’une autre planète’» ( Gigi 440). Le nom « stupeur » trahit l’incompréhension des deux femmes par rapport à la philosophie de leur jeune protégée. L’expression « d’une autre planète » souligne précisément le décalage entre les perceptions de la jeune fille et celles des autres demi-mondaines, une divergence comparable à celle de Zilia avec les Français ou les Françaises. Zilia découvre et tente de s’assimiler à ce qui est explicitement décrit comme la société française, mais les lecteurs constatent facilement que Madame de Graffigny dépeint en réalité un milieu précieux. Pourtant, tandis que le point de vue de Zilia provient nettement de son statut d’étrangère, Colette ne fournit pas de motivation aussi claire à la différence de Gilberte ; elle procède plutôt par inférence. Le texte indique que la vision de Gilberte constitue une attitude bourgeoise, qui lui permet de faire passer certaines de ses critiques concernant son milieu, en le rendant socialement acceptable. 15 En effet, le premier refus de Gilberte conforte les rapports de sexe présents dans la bourgeoisie.16

15 On peut se demander si Colette partage les critiques de Gilberte et si cette méfiance de la censure comporte une motivation comparable à celle de Madame de Graffigny. Vu la longueur de ce travail, je n’apporterai pas ici de réponse précise à la première question ; quant à la deuxième, rappelons-nous que Colette écrivait pour un public essentiellement bourgeois pendant l’occupation. Il est toutefois intéressant de mentionner que chez Colette on constate une réticence à se dévoiler pleinement, ce qui est visible dans la citation qui commence La naissance du jour : « Imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle » (275 ; italiques dans l’original). Colette se soucierait donc de l’opprobre public tout autant que Madame de Graffigny. 16 On peut facilement trouver d’autres exemples textuels où Colette met en question ce rapport des sexes bourgeois, notamment dans La vagabonde (1124-26).

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Les sociétés respectives de Zilia et de Gilberte destinent ces deux jeunes femmes à s’unir à un parti avantageux. Leurs prétendants (Aza et puis Déterville pour Zilia ; Gaston Lachaille pour Gilberte) leur rendent visite pendant leur formation, et ils jouissent même d’une certaine familiarité avec elles, leur permettant une communication plus ou moins libre, bien qu’au commencement des deux intrigues les auteurs précisent que leurs héroïnes ont mené des existences protégées. Zilia écrit : « Arrachée de la demeure sacrée, traînée ignominieusement hors du temple, j’ai vu pour la première fois le seuil de la porte céleste que je ne devais passer qu’avec les ornements de la royauté. . . » ( Lettres 259). Dans cet extrait, l’héroïne raconte son bonheur au moyen d’un flashback , et Madame de Graffigny y souligne qu’avant le traumatisme de la conquête espagnole, Zilia avait habité dans un temple qui constituait une demeure sacrée. Cette précision accentue implicitement la virginité de la jeune femme et le caractère précieux de celle-ci. Le terme « arrachée » et l’opposition entre ce participe passé et les ornements de la royauté mettent en exergue le bouleversement qui s’opère chez la jeune femme. Par le biais du genre épistolaire, Madame de Graffigny garde la suite du récit au présent et annule son aspect de souvenir. Le lien avec Aza, ou du moins ce que Zilia qualifie de lien, n’est jamais interrompu en raison des lettres, et c’est précisément cela qui creuse le conflit central du récit dans les sentiments de Zilia pour Déterville.17 Chez Zilia, sa formation constitue une entreprise voulue par la jeune femme elle-même. Elle se plie aux exigences de la société péruvienne sans les critiquer en les rendant même sacrées, et elle affirme que la connaissance et le respect des coutumes sociales lui sont très utiles. Ce constat deviendra primordial pour la compréhension de la fin du livre, puisque cette déférence de Zilia à l’égard de ces traditions motive son refus de Déterville, ce qui sera analysé par la suite :

Quoique j’aie pris tous les soins qui sont en mon pouvoir pour acquérir quelque lumière sur mon sort, mon cher Aza, je n’en suis pas mieux instruite que je l’étais il y a trois jours. Tout ce que j’ai pu remarquer, c’est que les sauvages de cette contrée paraissent aussi bons, aussi humains que le Cacique ; ils chantent et dansent comme s’ils avaient tous les jours des terres à cultiver. Si je m’en rapportais à l’opposition de leurs usages à ceux de notre nation, je n’aurais plus d’espoir ; mais je me souviens que ton auguste père a soumis à son obéissance des provinces fort éloignées, et dont les peuples n’avaient pas plus de rapport avec les nôtres : pourquoi celle-ci n’en serait-elle pas une ? ( Lettres 280-81)

La jeune femme perçoit sa formation comme un élément en son pouvoir qui va lui conférer un certain contrôle ainsi que « quelque lumière » sur son sort. Les termes « acquérir », « instruite », « remarquer » et « rapportais » représentent les tentatives de Zilia pour approfondir sa connaissance des usages français. Elle prend conscience de son étrangeté, et la phrase qui commence par « Si je m’en rapportais » et finit par « n’en serait-elle pas une » signale qu’elle voudrait l’annuler, tout en conservant ses traditions. Déterville, désigné ici sous le nom de Cacique , lui fournit la plupart de ses connaissances utiles. Cependant, l’incapacité de l’héroïne à accepter qu’il lui prodigue ses soins en la prenant pour femme crée le point de chute du récit. Gilberte, la jeune demi-mondaine colettienne, affiche une attitude très différente à l’egard de sa formation. Bien que l’écrivaine précise que Gilberte « ne cherchait presque

17 Chez Madame de Graffigny, le genre épistolaire permet à la subjectivité féminine d’éclore pleinement.

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jamais à échapper à la modération familiale », l’héroïne n’en critique pas moins explicitement sa formation dès le début du texte (Gigi 436). Plus loin, la jeune fille questionne frontalement l’utilité de la leçon à propos des cigares, et l’explication qu’elle reçoit ne fait que ressortir sa différence :

« Pourquoi ? » Elle reçut une petite claque sur la joue. « Parce que. Je ne fais rien sans raison. Si je m’occupe de toi, il faut que je m’occupe de tout. Quand une femme connaît les préférences d’un homme, cigares compris, quand un homme sait ce qui plaît à une femme, ils sont bien armés l’un contre l’autre. . . . » (Gigi 461)

Le participe passé « armés » met en évidence la tendance de la tante à comparer la vie de couple à une bataille. Cette citation dévoile également l’attitude de Colette vis-à-vis de l’éducation de Gilberte, une attitude qui diverge radicalement de celle de Madame de Graffigny à propos de la formation des Françaises. Comme la phrase le résume, « quand une femme connaît les préférences d’un homme, . . . ils sont bien armés l’un contre l’autre », Colette pense que, tout au moins dans le demi-monde, les femmes aiguisent la perspicacité des filles en leur transmettant une stratégie qu’elles perfectionneront. Ainsi, elle ne voit pas le décalage entre le sentiment des femmes et ce qu’on attend d’elles dans le demi-monde. Ce décalage feint serait plutôt une arme féminine. Cette citation rend explicite les raisons pour lesquelles Colette considère cette stratégie comme une force féminine. Le verbe « connaît » met en relief la connaissance possédée par les femmes chez Colette, et que Zilia recherche. En effet, Madame de Graffigny qualifie les précieuses de femmes qui savaient « le métier de courtisane » (Correspondance 47). Cette activité les rapproche de la demi- mondaine qui exerce elle aussi un métier clair. Cependant, contrairement aux demi- mondaines, les précieuses valorisent le mariage de Zilia que sa créatrice rejette pourtant. Dans la citation ci-dessus à propos de la formation de Zilia, le nom « raison » étaye et redouble la connaissance (Lettres 280). Quant aux traditions de sa société, Gilberte les questionne et recherche une autre voie que celle proposée. Cette motivation marque une différence cruciale entre elle et Zilia.

Les refus des soliloques déterminants Les deux jeunes filles refusent de prime abord les propositions d’union de leurs prétendants. Une analyse détaillée du refus de Zilia à la demande en mariage de Déterville s’avère instructive : « Nous lirons dans nos âmes : la confiance sait aussi bien que l’amour donner de la rapidité au temps. Il est mille moyens de rendre l’amitié intéressante et d’en chasser l’ennui » ( Lettres 361). Déterville propose à Zilia le mariage, mais elle répond en précisant que l’amitié vaut autant que l’amour. Zilia a déjà ressenti de l’amour pour Aza, et un attachement à Déterville signalerait une adoption des traditions françaises. Bien qu’elle ne chérisse plus Aza autant qu’avant, ce dernier symbolise encore les usages péruviens que l’héroïne tient à respecter. Force est de constater que le genre du nom tradition est féminin : Zilia ne sort donc pas de son rôle sexuel en refusant Déterville pour cette raison. En effet, la Femme se charge de faire respecter les traditions. L’héroïne ne peut pas aimer Déterville en raison de ses principes, mais elle lui offre sa simple amitié ; la jeune Péruvienne lui propose ainsi d’explorer « mille moyens de rendre l’amitié intéressante et d’en chasser l’ennui ». Elle précise par la suite à Déterville : « Vous me donnerez quelque

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connaissance de vos sciences et de vos arts ; vous goûterez le plaisir de la supériorité ; je la reprendrai en développant dans votre cœur des vertus que vous n’y connaissez pas » (Lettres 362). D’après Zilia, l’amitié amène à la connaissance, à la science et à l’art, trois éléments qu’elle valorise avant tout et qu’elle aborde à plusieurs reprises dans ses lettres avec son amant Aza. Ces notions lui offrent la capacité de former son propre jugement sur l’amour, et ses lettres lui fournissent l’occasion de l’exprimer, malgré les rapports de force entre les sexes. Pourtant, elle précise : « . . . tout ce que l’amitié inspire de sentiments est à vous, vous ne les partagerez avec personne, je vous les dois » (Lettres 361). Par là même, Zilia fait une distinction nette entre l’amour et l’amitié qu’elle offre à Déterville. Encore une fois, Madame de Graffigny trahit l’influence de son autobiographie sur son œuvre. Après son veuvage, elle avait juré de ne jamais se remarier, car elle craignait de ressentir un manque de liberté suite à la brutalité de son premier époux. À l’amour, elle préfèrait l’amitié (Showalter, Françoise de Graffigny 21). Il est intéressant de mettre en parallèle la précédente citation avec la suivante, tirée de la fin de Gigi , où Gilberte refuse la première proposition de Gaston. Colette précise que cette proposition n’implique pas le mariage, puisque les demi-mondaines ne recherchaient pas ce genre de relation. Cette citation contient également un jugement singulier quoique pour des raisons différentes. Le lecteur constate que Colette accorde la même importance à l’amitié, et son texte renferme un refus de l’amour qui impliquerait une notion de sexualité. Gilberte s’exprime quasiment de la même manière que Zilia, mais elle le fait en renversant ses traditions qui toutefois, rappelons-le, ne représentent pas celles de la société dominante : « Grand-mère a voulu me faire voir tout en beau. Mais j’en sais plus qu’elle ne m’en a dit. Je sais très bien que si vous me faites un sort il faudrait que j’aie mon portrait dans les journaux, que j’aille à la fête des Fleurs et aux courses et à Deauville. Quand nous serons fâchés, le Gil Blas et Paris en amour le raconteront… Quand vous me laisserez en plan pour de bon, comme vous avez fait quand vous avez eu assez de Gentiane des Cévennes… » ( Gigi 470). Ici, Gilberte explique que, à la différence de Zilia, elle trouve ces convenances néfastes. Elle condamne les « aventures abominables » que dissimule la fantaisie, mettant en relief la nature publique et l’artifice extravagant du demi-monde (Gigi 472). Contrairement à sa grand-mère, Gilberte trouve cette vie affreuse. Conformément à ses habitudes, Colette manipule les conventions du conte de fées dans Gigi , et Gilberte finit par accepter la deuxième proposition de Gaston impliquant le mariage. Son consentement à la fin du roman signale que les résolutions de Gilberte ne sont pas aussi inébranlables que celles de Zilia : « . . . il faut donc vous dire quelles sont mes résolutions plus inébranlables que les autres » ( Lettres 361). Les refus des deux jeunes filles concordent dans une certaine mesure avec les mœurs de leurs époques et les servitudes des genres littéraires choisis par leurs créatrices. Pourtant, nos deux femmes de lettres étendent les limites des convenances. Colette clôt son récit par le mariage de Gilberte, ce qui renverse les attentes de ses lecteurs, tout en les confortant dans leurs sensibilités bourgeoises. En revanche, Madame de Graffigny n’achève pas la fin de son roman afin de suggérer une suite possible à l’intrigue qui pourrait aboutir au mariage de Zilia avec Déterville. 18

18 Gigi n’est pas aussi fermé qu’il paraît, puisque le roman se termine par l’expression « m’accorder la main… » (Gigi 476)

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Colette et Madame de Graffigny analysent et exploitent le thème de la construction sociale féminine dans des limites clairement définies. Les deux femmes de lettres respectent et subvertissent à la fois les convenances littéraires. Leur intrigue romanesque dépeint les rapports des sexes et le devenir des jeunes filles à des époques différentes. Les similitudes et les divergences entre ces deux portraits sont instructives. Le roman épistolaire offre à Madame de Graffigny un moyen astucieux de faire communiquer Zilia avec la même franchise que celle que Colette octroie à son héroïne. Cette franchise est osée à la Belle Époque, mais elle ne dépasse guère les limites. Par contre, au dix-huitième siècle, si les lettres de Madame de Graffigny s’associent avec la subjectivité et l’intimité, elles deviennent paradoxalement un moyen de rendre les sentiments publics. Contrairement à Gilberte, Zilia ne critique pas ses propres traditions, mais elle questionne ouvertement les traditions françaises en raison de son statut d’étrangère. Madame de Graffigny analyse ces traditions, et Zilia lui permet de critiquer sa propre éducation. Afin d’adoucir ses attaques, Colette se sert d’un procédé analogue avec Gilberte, issue du demi-monde alors que la bourgeoisie dominait la société française. Les critiques de l’héroïne confortent l’idéologie bourgeoise et ne changent pas excessivement l’image de la sexualité. Si les procédés restent identiques, les conclusions de Madame de Graffigny et de Colette s’opposent : pour la première les apprêts physiques d’une femme sont perçus comme une faiblesse, tandis que pour la seconde ils représentent une force, une force féminine.

Œuvres citées

Bray, Beranard, et Isabelle Landy-Houillon. Introduction. Notice. Lettres d’une Péruvienne. Lettres portugaises, Lettres d’une Péruvienne , et autres romans d’amour par lettres . Éd. Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon. Paris : Flammarion, 1983. 239-47. Imprimé. Colette. Gigi . Œuvres . Éd. Claude Pichois et Alain Brunet. Vol. 4. Paris : Gallimard, 2001. 435- 76. Imprimé. ---. La naissance du jour . Œuvres . Éd. Claude Pichois. Vol. 3. Paris : Gallimard, 1991. 275-371. Imprimé. ---. La vagabonde . Œuvres . Éd. Claude Pichois. Vol. 1. Paris : Gallimard, 1984. 1065-1236. Imprimé. ---. Le fanal bleu . Œuvres . Éd. Claude Pichois et Alain Brunet. Vol. 4. Paris : Gallimard, 2001. 963-1060. Imprimé. Flock, Jennifer. « Jacqueline Audry, adaptatrice de Colette : Le desir féminin au premier plan ». Iris 26 (automne 1998) : 49-64. Imprimé. Goudeket, Maurice. Près de Colette . Paris : Flammarion, 1956. Imprimé. Graffigny, Françoise de. Correspondance de Madame de Graffigny . Éd. English Showalter et al. Vol. 1. Oxford : Voltaire Foundation, 1985. Imprimé. ---. Lettres d’une Péruvienne . Lettres portugaises, Lettres d’une Péruvienne, et autres romans d’amour par lettres . Éd. Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon. Paris : Flammarion, 1983. 249-362. Imprimé. Kristeva, Julia. Le génie féminin. Tome III — Colette . Paris : Fayard, 2002. Imprimé.

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Ladenson, Elisabeth. « Colette et le XIX e siècle ». Cahiers Colette 31 (2009) : 23-33. Imprimé. Mercier, Michel. « Notice de Gigi de Colette ». Œuvres . De Colette. Éd. Claude Pichois et Alain Brunet. Vol. 4. Paris : Gallimard, 2001. 1216-25. Imprimé. Pichois, Claude, et Alain Brunet. Colette . Paris : Fallios, 1999. Imprimé. Roth, Suzanne. « Zilia : Plaisir d’être ou de connaître ? » Vierge du soleil/Fille des Lumières : La Péruvienne de M me de Grafigny et ses suites . Éd. Groupe d’étude du dix-hutième siècle. Strasbourg : PUS, 1989. 77-92. Imprimé. Sardre, Michèle. Colette : Libre et entravée . Paris : Stock, 1978. Imprimé. Silver, Marie-France, et Marie-Laure Girou Swiderski, éds. Femmes en toutes lettres : Les épistolières du VIII e siècle . Oxford : Voltaire Foundation, 2000. Imprimé. Showalter, English. Francoise de Graffigny: Her Life and Works . Oxford : Voltaire Foundation, 2004. Imprimé. --- . Introduction. Correspondance de Madame de Graffigny . Éd. English Showalter et al. Oxford : Voltaire Foundation, 1985. xviii-xix. Imprimé. Showalter, English, et al. « Texte ». Correspondance de Madame de Graffigny . Éd. English Showalter et al. Oxford : Voltaire Foundation, 1985. 7-19. Imprimé.

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