Interview Avec Norman Manea XXI « La Littérature Aide À Résister » Le Héraut Des Lettres Américaines, Philipp Roth, A
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Interview avec Norman Manea XXI « La littérature aide à résister » Le héraut des lettres américaines, Philipp Roth, a beaucoup d’affection pour Norman Manea. Ce dimanche soir pluvieux à Manhattan, il plaisante avec l’écrivain roumain et son épouse en picorant des crevettes sautées sauce piquante dans un restaurant chinois de l’Upper West Side. Dans le regard de Philip Roth, il y a de la bienveillance et de l’admiration pour cet ami à la voix douce, presque chantante, dont les yeux pétillants sont voilés d’ironie et les mèches crayeuses dignes d’un savant un peu fou. A son arrivée aux Etats-Unis, il y a plus de vingt ans, Norman Manea l’a ému par sa sensibilité, son raffinement et sa culture, celles d’un monde disparu, l’univers des juifs d’Europe centrale et orientale anéanti par les imbroglios de l’histoire européenne du 20ème siècle. Norman Manea est né à Suceava, une ville cosmopolite de Bucovine en 1936. A l’âge de cinq ans il fut déporté en Transnistrie par le régime roumain du maréchal Antonescu. Après-guerre, fasciné par l’utopie marxiste, pionnier puis secrétaire de l’organisation des jeunes communistes de son lycée, Norman Manea s’aperçoit très vite cependant de la réalité cruelle et perverse du totalitarisme stalinien. Il rompt avec le parti et devient ingénieur, métier qu’il exerce jusqu’au milieu des années 1970. Il se consacre dès lors pleinement à la littérature, sa tanière dans la Roumanie national-communiste de Ceausescu. Ubuesque et perverse, la dictature tragi-comique du conducator roumain et la marginalité existentielle à laquelle elle le condamne imprègnent ses nouvelles, ses essais et ses romans traduits en plus de vingt langues. Mais la farce tourne au cauchemar dans les années 1980 : tandis que la population crève de faim, la Securitate étend encore son emprise et l’antisémitisme refait surface : Norman Manea se résout à quitter son pays a cinquante ans. Il est invité à Berlin puis à Washington et s’installe à New York où il vit depuis avec sa femme et Pogor, un escargot ramené de Roumanie à la barbe des douaniers américains. L’escargot est l’animal fétiche de Norman Manea, auteur dont la coquille est la langue roumaine : il la transporte partout et s’y réfugie par gros temps. Enfant d’une Europe multiculturelle emportée par les totalitarismes du XXème siècle, Norman Manéa s’inscrit dans la lignée de ses grands prédécesseurs de la Mitteleuropa défunte, Kafka, Svevo, Musil… Il manie le scepticisme et l’humour, aux frontières de l’absurde ou du burlesque, à distance, comme un paravent. Son ironie douce-amère l’accompagne toujours aux Etats-Unis où il continue d’observer les petites lâchetés et les moments de grâce du genre humain. XXI : Nous nous rencontrons à New York mais, en préparant nos entretiens, j’avais l’impression que vous viviez encore à Bucarest tant vos écrits sont imprégnés par la Roumanie. Le pays vous obsède encore à ce point-là ? Norman Manea : J’avais cinquante ans quand je suis parti, un âge où l’on change rarement de vie. Le Roumain reste ma langue intérieure et je suis toujours lié à mon pays qui continue de temps à autres de m’agresser même à distance, comme si la Roumanie ne cessait de me dire que j’ai bien fait de partir. En quoi la Roumanie contemporaine vous agresse-t-elle ? Je suis mal vu de l’establishment politique et culturel parce que je me suis fait connaître à l’étranger. Je suis même suspect aux yeux de certains : ils voient dans ma trajectoire la patte d’une conspiration juive, je ne plaisante qu’à moitié. Ensuite, on ne m’a jamais pardonné un texte de 1991 sur Mircea Eliade, devenu cinq ans près sa mort une icône nationale de la Roumanie post-communiste. Je rappelais son passé fasciste, son soutien aux légionnaires de la Garde de fer, le parti d’extrême-droite. L’article a eu un grand retentissement. Mircea Eliade était un intellectuel de dimension internationale, un anti-communiste fervent, un homme de droite qui n’avait jamais renié ses amours de jeunesse. L’attaquer relevait du crime de lèse- majesté. En m’en prenant à lui, j’agressais la Roumanie. S’en sont suivies des polémiques et des polémiques, lesquelles m’ont au moins permis de ne jamais trop m’éloigner de mon pays… Depuis plusieurs ouvrages ont confirmé mes dires, mais je traine mon article sur Mircea Eliade comme un boulet depuis plus de vingt ans. A cinq ans, pendant la seconde guerre mondiale, vous avez été déporté dans un camp de Transnistrie, une région d’URSS occupée par l’armée roumaine. Quels souvenirs gardez-vous de votre internement ? J’ai des images en tête, mais avant tout des sensations : la peur et la faim. Trois futurs écrivains furent internés en Transnistrie. L’Allemand Edgard Hilsenrath, adolescent à l’époque, a reconstitué de manière très réaliste les camps sous administration roumaine dans son roman La nuit. L’Israélien Aharon Appelfeld, qui avait une dizaine d’années, a bâti plusieurs histoires à partir de ses souvenirs. Moi qui n’avais que cinq ans, je n’ai que quelques instantanés émotionnels. Lesquels ? Pour commencer un sentiment de basculement, celui d’un petit garçon brusquement arraché à la douceur du cocon familial. Je me souviens du train où nous étions entassés pendant des jours et des nuits sans eau et sans nourriture. A notre arrivée au camp, les soldats roumains nous ont battus et dévalisés. J’ai découvert la mort, celle de mon grand-père, la mort qui rodait autour de nous au quotidien : les épidémies de typhus, mon père battu par un officier roumain, la retraite chaotique des Allemands – nous étions persuadés qu’ils allaient nous assassiner – ou ce groupe de volontaires ukrainiens, alliés des Allemands, qui menaçait de tous nous tuer. Lorsque je suis revenu des camps, j’ai cherché à les effacer de ma mémoire. Pendant des décennies, je n’en ai pas parlé. A personne ? Seulement avec mes parents. Et encore, ils n’étaient pas très désireux de raviver cette mémoire. Sinon à personne, ni à l’école ni à l’université sauf à un ami dont le père avait trouvé la mort lors du pogrom de Jassy en 1941 (organisé par les forces gouvernementales, il fit plusieurs milliers de morts). Je n’étais pas à l’aise. En Roumanie, à l’exception de l’immédiat après-guerre, le sujet était tabou. Le régime voulait utiliser les camps comme un instrument de propagande antifasciste mais ce n’était pas simple : les camps n’étaient pas le fait des Allemands mais des Roumains. C’était une histoire roumaine, délicate à manier pour le régime, surtout quand celui-ci a commencé à renouer avec le nationalisme. La Roumanie de Ceaucescu était un mélange de communisme et de fascisme, il ne faut jamais l’oublier, et la déportation d’une partie des juifs roumains par le gouvernement roumain n’était pas l’objet de débats. Ma déportation fut évidemment un événement tragique. Elle est ancrée dans ma chair et elle a probablement influencé la personne que je suis devenue, mais je ne veux pas me considérer comme une victime… Que vous en reste-t-il ? Je possède comme un sixième sens pour détecter les dangers potentiels. Mais je n’ai jamais voulu m’appesantir sur cet épisode. Après-guerre, à Suceava, ma ville de Bucovine, j’ai été un enfant très joyeux. J’ai rattrapé tout ce dont les camps m’avaient privé, la nourriture, les livres, l’école et bientôt les filles. Et vous êtes devenu un jeune communiste fervent… Absolument. Pour les soixante-dix ans de Staline, j’ai écrit un poème où je lui déclamais toute mon admiration. Comme Eluard, Aragon, Neruda et même Pasternak sauf que moi j’avais treize ans, ce qui est plus excusable. J’étais pionnier à l’époque et très fier de ma cravate rouge. Pourquoi étiez-vous si enthousiaste ? J’étais candide et rêveur, un gamin très impressionné par les parades gigantesques et les meetings en plein air, le théâtre et la mise en scène du communisme, dans mon école comme à Bucarest. Inconsciemment, je crois que je voulais me débarrasser de mon judaïsme, de sa mentalité de ghetto et du sentiment de fatalité dont beaucoup de juifs roumains souffraient. Pour un gosse qui sortait de déportation, le communisme était un conte de fée attirant. Il promettait un avenir radieux : tout le monde serait heureux et égaux en droits, il n’y aurait plus de pauvres ni de haines entre les peuples ! Je voulais être comme tout le monde : un bon petit Roumain. A l’époque, je n’avais pas compris qu’il était difficile sinon impossible d’être roumain et juif. Les deux sont inconciliables ? Dans son journal 1935-44, l’écrivain Mihail Sebastian décrit admirablement la montée de l’antisémitisme et ses déchirements d’intellectuel juif roumain. Aucune loi, disait-il, ne pouvait l’empêcher d’aimer sa patrie, mais il était confronté à une extrême-droite pour laquelle un juif ne pouvait être roumain. Un influent philosophe de cette période Nae Ionescu, dont Mircea Eliade fut très proche, considérait que les vrais Roumains étaient orthodoxes, même les juifs convertis ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Ce qui n’a pas empêché des Roumains de faire preuve d’un courage extraordinaire pendant la guerre. Les autorités m’ont déporté mais Maria, notre domestique, était prête à mourir pour nous. Votre engagement communiste s’est émoussé dès l’adolescence.