Du Commerce à l'Aristocratie terrienne THIEBAUT DE HEU, CITAIN DE (vers 12G5-1330)

par

M. JEAN SCHNEIDER Membre titulaire

Parmi les familles patriciennes de Metz, celle qui descendait d'immigrés hutois et garda le nom de sa ville d'origine, Huy-sur- Meuse ou Heu, fut du XIVe au XVIe siècle l'une des plus riches et des plus influentes. Ses destinées illustrent en un cas particuliè­ rement typique des faits connus de l'histoire sociale: Implanta­ tion dans une ville de certains marchands itinérants qui la fré­ quentaient habituellement, entrée de quelques-uns de ces « fo­ rains » dans l'oligarchie patricienne, évolution de ces familles vers la noblesse terrienne. Dans cette ascension sociale de sa fa­ mille, Thiébaut de Heu eut un rôle décisif, en lui assurant, en trente ans d'efforts, une des premières places dans la cité (1). La conjoncture était, à la vérité, favorable à de telles entre­ prises. C'est autour de 1300 que l'histoire situe l'une des étapes importantes de l'évolution sociale des villes du moyen âge. Les abus du gouvernement patricien ne suffisent pas à expliquer la crise qui secoue toutes les villes à partir de 1275 environ; la pous­ sée démographique constante n'était pas compensée par un ac­ croissement parallèle des ressources; la colonisation rencontrait de sérieux obstacles dans le Levant et dans l'Est slave; elle était proche du point de saturation, imposé par les techniques agri­ coles de l'époque. La montée des prix, suivie à la fin du XIIIe siè­ cle par les premières graves perturbations monétaires, étaient les 14 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) symptômes les plus évidents de ce climat de crise, aggravée encore pour les pays d'Outre-Mont par une révolution commerciale que les compagnies italiennes, grâce à leur technique supérieure, opé­ raient à leur profit. Le long des grandes routes commerciales et dans leur voisinage l'Occident se couvrait de comptoirs tenus par des «Lombards». Dans le monde rural comme dans le milieu urbain cette accélération dans le rythme de l'évolution économi­ que posait bien des problèmes. Cette crise fut également sensible à Metz, comme le prouvent les révoltes communales de 1283 et 1326 et les concessions tempo­ raires que le patriciat dut faire aux notables du Commun. Mais comme les industries d'exportation ne tenaient pas une place pré­ pondérante dans le commerce de la ville, la crise y fut moins sensible qu'ailleurs. Cependant les fortunes seigneuriales, déjà ébranlées, se défendaient difficilement contre l'effritement que favorisaient au surplus les partages de successions. Dans la ville même d'aniennes familles qui avaient joué un rôle dans la révo­ lution communale s'effaçaient devant des hommes nouveaux. Or sans négliger les opérations financières qui se concentrèrent en quelques mains cette génération se tourna vers la terre comme vers un placement plus sûr. Le phénomène a été observé ailleurs, mais il prit à Metz une ampleur particulière. Le commerce des produits agricoles trouva sans doute jusque vers 1350 des conditions très favorables; les céréales trouvaient toujours preneur dans les pays rhénans et les guerres incessantes dans la région lorraine exigaient pour les troupes et les forte­ resses un ravitaillement important, La terre restait donc un pla­ cement rentable, à condition de l'exploiter d'une manière plus rationnelle que ne l'avaient fait les seigneurs ruraux et les an­ ciennes générations de patriciens. Dans cette génération qui se tourna vers la terre, Thiébaut de Heu donna l'exemple de la réussite la plus éclatante; il devint un des personnages principaux de la cité, tout en assurant à sa fa­ mille pour plus de deux siècles une des premières places parmi les notables de la cité. Sa vie nous est mieux connue que celle de ses contemporains, grâce au fonds d'archives qu'il constitua et que ses descendants développèrent et conservèrent avec un soin exceptionnel. Plus de 150 documents, concernant directement Thiébaut de Heu, permettent d'étudier ses origines, son ascension sociale, comme de suivre ses opérations financières et de mesurer l'importance de ses placements fonciers (2). THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 15

I

Les marchands hutois à Metz

De récents travaux ont souligné le rôle de la ville de Huy dans le commerce européen du XIe au début du XVe siècle (3). Exportateurs des produits métallurgiques de la vallée mosane, puis des draps de fabrication locale, ses marchands rayonnèrent de l'Angleterre à l'Autriche et par delà les foires du Lendit et de Champagne jusqu'en Espagne. Metz, étape sur les anciennes rou­ tes lotharingiennes, attira les Hutois. Bien qu'ils n'apparaissent dans les documents messins qu'au début du XIIIe siècle, il est vraisemblable qu'ils prenaient déjà auparavant le chemin de la ville mosellane. Les relations tradi­ tionnelles de Metz avec le pays de Liège s'étaient renforcées en­ core, lorsque les comtes de Dabo et Moha acquirent le comté de Metz. Le monastère du Val Notre-Dame, fondé non loin de Huy par Albert, comte de Metz, avait des biens dans la région messine (4). De Basse-Lorraine des immigrants vinrent de plusieurs villes prendre bourgeoisie à Metz, mais les Hutois furent les plus nom­ breux. Les marchands de Huy avaient déjà des installations à Metz au début du XIIIe siècle; avec d'autres étrangers dont l'origine n'est pas précisée, ils entrèrent en conflit avec le chapitre de la cathédrale et avec l'avoué de la cité, qui se partageaient les re­ venus du tonlieu. Comme les Hutois possédaient des maisons à Metz, ils prétendaient être exempts de cette taxe. Le jugement pro­ noncé en cette affaire, en présence du jeune roi Frédéric II, par l'archevêque Thierry de Trêves et le duc de Lorraine Thiébaut Ier, comte de Metz, donna tort aux Hutois; ils ne faisaient à Metz « ni feu ni fumée», leurs familles n'y habitaient pas et ils n'y pre­ naient pas la garde avec les autres bourgeois. Manifestement les Hutois ne pouvaient revendiquer le droit de bourgeoisie et Huy ne comptait ni au nombre des possessions épiscopales, comme Saint- Trond, ni parmi les « chambres l'empereur », comme Cambrai (5). Un texte hagiographique situe vers la même époque l'aven­ ture d'une jeune Hutoise, séduite par un clerc et emmenée jusqu'à Metz. La jeune fille avait été confiée à une recluse messine; ello 16 THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) rencontra dans la ville des marchands de sa parenté qui la rame­ nèrent à Huy (6). A cette époque les Hutois apparaissaient encore à Metz com­ me des marchands itinérants; les maisons qu'ils y possédaient leur servaient d'entrepôts. Certains Hutois restèrent fidèles à ce commerce jusqu'à la fin du XIIIe siècle; en 1300 encore l'un d'eux faisait son testament à Metz devant un aman de la ville ; il prenait comme exécuteur testamentaire trois bourgeois messins dont son hôte, Martin de Troyes (7). La mention de ce dernier permet de supposer que des relations s'étaient nouées entre Messins et Hu­ tois aux foires de Champagne, comme ce fut le cas pour un dra­ pier de Saint-Nicolas-de-Port à la même époque (8). Dans la pro­ che famille de Thiébaut de Heu, les descendants de son oncle Gilles ne rompirent leurs attaches avec Huy qu'en l'année 1322 où ils vendirent les rentes leur appartenant dans la ville mosane (9). Alors que vers 1214 les Hutois n'étaient pas encore fixés à Metz, on rencontre un quart de siècle plus tard les premiers exem­ ples d'enracinement. Heces de Hoi (Huy) fut reçu bourgeois en 4240; il n'est pas connu par d'autres documents messins (10). Jennat de Heu, mort avant 1245, est sans doute un des membres de la famille qui devait s'illustrer plus tard à Metz; il était déjà installé en Saint-Nicolasrue, l'actuelle rue de la Fontaine. C'est d'ailleurs dans ce quartier, au Neufbourg, au Quarteau ou au Champ-à-Seille, que tous les Messins d'origine hutoise auront leur maison, à l'exception de Lambert de Heu, établi en Fourni- rue, l'artère des heaumiers, fourbisseurs d'armes et des orfèvres (11). A la génération suivante on les compte déjà parmi les fa­ milles influentes du Commun, puisque Gilles de Heu est admis à jurer la paix urbaine de 1250 avec d'autres représentants de la communauté bourgeoise, mais non pas au titre des cinq par^iges ou lignages patriciens (12). Le fils aîné, Jennat, fut le premier à occuper un office municipal; il était maire de Port-Sailly, son quartier, en 1269. Un autre fils, prénommé Gilles (Le Bel) comme son père, fit de nombreux placements fonciers (13). Cette famille s'éteignit en ligne masculine après 1350; le nom de Gilles Le Bel fut repris par les descendants de Gilles II, issus de Simelo 1?, mar­ chand, gendre de Gilles Ier le Bel. D'autres bourgeois d'origine hutoise sont connus par les tex­ tes. Godefrin de Heu fut le grand-père de Jennat III de Heu qui devint échevin vers 1302 et d'Afélix, la première femme de Thié- THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) 17

haut de Heu (14). Quant à Robin Blancmoxon de Heu. reçu bour­ geois en 1288, il appartient à une famille connue à Huy, mais il n'apparaît pas autrement dans les documents messins (15). Les activités économiques de ces familles nous échappent. La nature des opérations foncières, celles de Gilles en particulier, laissent supposer qu'elles s'occupaient du commerce de vins avec les Pays-Bas; ces opérations portent en effet surtout sur des vi­ gnes et cens en vin. Or les vins de Metz continuaient à trouver des débouchés dans la région mosane jusqu'à l'époque moderne, et dès la fin du XIe siècle les Hutois ramenaient du vin de leurs expéditions marchandes. De toutes manières les difficultés éprou­ vées par le commerce du vin à Metz dès la fin du XIJP siècle du­ rent contribuer à orienter la famille vers d'autres négoces, en mê­ me temps que les Hutois délaissaient la Lorraine et les foires de Champagne. Thiébaut de Heu sut s'adapter à ces conditions éco­ nomiques; la fortune qu'il amassa en moins de vingt ans donna à ses descendants une assiette solide, maintenue jusqu'à l'extinc­ tion de la famille en ligne masculine dans la seconde moitié du XVIe siècle.

II

L'ascension sociale de Thiébaut de Heu

Les destinées de Thiébaut ne s'annoçaient pas comme devant être très brillantes, lorsqu'il apparaît dans les documents. Dernier fils d'un cadet, il perdit prématurément son père en 1271 ; celui-ci disposait d'une fortune mobilière non négligeable, puisque les legs, stipulés dans son testament, atteignent la somme de 660 lb. mt. Ses stocks de marchandises devaient constituer sa principale richesse, car on ne lui connaît d'autre bien foncier que sa maison, située au Neufbourg, à côté de la halle des tanneurs, donc sur le côté est de l'actuelle rue de la Fontaine (16). A sa mort ses trois enfants étaient encore mineurs; il leur donna comme tuteurs sire Jacques Bazin, un praticien du paraige de Jurue, et Gilles II de Heu, son propre neveu. Son fils Colignon devait lui aussi mourir jeune, puisqu'il testa en décembre 1285 et qu'on ne trouve plus mention de lui par la suite; l'unique fille de Roger, Marguerite, 18 THIÉBAUT DE HEU, GIT AIN DE METZ (1265-1330)

épousa Jacques Le Gronnais, qui devint maître échevin en 1285 (17). Thiébaut paraît avoir débuté dans les affaires cette même année; il fut mis en possession du legs de 160 lb. mt. provenant de son père, mais il fallut un jugement du maître-échevin pour en obtenir la délivrance. Son frère Colignon lui laissa par testament la modeste somme de 20 lb. mt. ; avec le reliquat des biens meubks de son père et l'habitation de ce dernier, c'était là sans doute le plus clair de sa fortune, au moment où il se lançait dans l'existen­ ce. Vingt années se passeront dans un labeur dont on saisit mal la nature; trois actes permettent cependant de conclure qu'en 1297-1298 ses affaires allaient bien: il achète deux rentes et un jardin. Il avait épousé Afelix, la fille de Wériat de Heu; trois filles étaient nées de ce mariage, quand leur mère mourut avant 1303. Thiébaut bénéficiait du moins de l'accession aux grandes magis­ tratures de Jacques de Heu, son cousin, élu maître-échevin en 1303, et de son beau-frères Jennat qui dut sans doute à cette cir­ constance son entrée dans le conseil échevinal. La réforme du maître-échevinage, intervenue en 1300, réservait cette magistratu­ re à un représentant du Commun tous les six ans ; il allait se for­ mer ainsi, parmi le Commun, un groupe de familles scabinales d'où devait sortir le sixième pariage. Dans ce groupe d'hommes nouveaux la fortune de Thiébaut fut exceptionellement rapide et brillante. Après avoir vécu obscu­ rément, il passa brusquement au premier plan des affaires comme de la vie politique. Cette étape coïncide avec son second mariage qui le fit entrer dans un des lignages les plus anciennement con­ nus de la cité. Vers 1303-1305 il épousa Alix de la Cour, fille de Nicole de la Cour, le maître-échevin de 1304. Cette famille appar­ tenait au paraige de Jurue et avait déjà fourni deux maîtres- échevins à la cité, en 1208 et en 1259. Nicole de la Cour était chan­ geur depuis 1285; il était le principal créancier des comtes de Bar. Après sa mort survenue vers 1305, ses affaires furent conti­ nuées par sa veuve, dame Poince, et par son fils Jean (18). De ses autres enfants trois étaient entrés dans les ordres, Willaume, dé­ cédé avant 1316, était chanoine de la cathédrale, Aubert devint moine à l'abbaye cistercienne de Villers-Bettnach, Thiébaut en­ tra chez les Frères Prêcheurs; il restait une fille, Amiate, qui épousa Jean Le Hungre, d'une famille de marchands et financiers originaires de Hongrie ou du moins en relations avec ce pays (19). Par sa seconde femme, Thiébaut de Heu devenait l'allié de nom- THIÉBAUT DE HEU, GIT AIN DE METZ (1265-1330) 19

Lreuses familles patriciennes, comme les Ghameur, les Raige- court et les Gronnais qui étaient entrés depuis 1275 environ au paraige de Port-Sailly. Il est très vraisemblable qu'il avait acquis l'une des 60 tables de change de la cité. A une date indéterminée, vers 1303-1305, il devint aman de la paroisse Saint-Martin; d'après la législation messine il avait dû à l'occasion de son élection à cette charge dé­ poser une caution de 400 lb.mt. Mais il est probable que ces offi­ ces ne contribuèrent guère à l'enrichir directement; comme aman Thiébaut n'instrumenta pas souvent, puisque parmi les milliers d'actes qui nous sont conservés pour les années 1300-1330, on n'en trouve que cinq qui portent sa souscription d'aman (20). Il est plus vraisemblable que la table de change lui permit de se livrer à des opérations financières d'envergure plutôt qu'à la manipulation des espèces ou du métal précieux; quant à l'office d'aman il facilitait l'entrée dans les magistratures, puisque la coutume prévoyait la présence d'amans au Conseil des Treize Ju­ rés de la cité. Dès lors il accède aux fonctions les plus élevées. En 1302, il était entré pour la première fois au Conseil des Treize où il devait siéger plusieurs fois par la suite, comme représentant du Com­ mun (21). Lors qu'en 1314 le maître-échevin dut être choisi dans le Commun, selon le tour fixé en 1300, les suffrages se portèrent sur Thiébaut de Heu; il prit dorénavant le titre de « sire », comme le voulait la coutume messine depuis 1257, mais il ne se fit pas armer chevalier. Il bénéficia sans doute le premier de l'ordonnance de janvier 1314 qui obligeait le maître-échevin en exercice de prendre, s'il n'en occupait pas déjà, le premier siège scabinal va­ cant ; Thiébaut est en effet mentionné par la suite comme membre du conseil des échevins; sous sa présidence, l'activité du conseil échevinal fut assez marquée pour que quatorze des jugements prononcés par lui fussent retenus par les recueils de droit coutu- mier. Pendant cette année, Thiébaut fit procéder à la réorganisa­ tion de l'hôpital Saint-Nicolas dont il était le voisin; il eut à intervenir dans une grave affaire criminelle, le meurtre du moine dominicain Ferry d'Epinal, assassiné à l'instigation des héritiers du banquier Philippe Le Gronnais (22). La ruine de cette branche de la maison Le Gronnais devait lui profiter, puisqu'il reprit une partie de ses affaires. Son attitude politique ne peut guère être définie avec précision. Il fit certainement partie de ce groupe de notables qui à l'intérieur des conseils de la cité avaient un rôle prépondérant. La ville avait 20 THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330)

à faire face à deux problèmes. A l'extérieur l'hostilité des princes lorrains entre eux permettait habituellement à la ville de pratiquer une politique de bascule; tandis que sa belle-famille penchait vers le comte de Bar dont son beau-frère Jean de la Cour était conseil­ ler, Thiébaut de Heu était plutôt orienté vers les adversaires de ce prince. Ses relations furent fréquentes avec le duc de Lorraine Ferry IV et avec le comte de Luxembourg, Jean, roi de Pologne et de Bohême. Les armoiries de la famille de Heu évoquent d'ail­ leurs l'écu lorrain, indication qui ne doit pas être sous-estimée pour ces générations éprises de symbolisme héraldique. A l'intérieur de la ville la prépondérance du patriciat était menacée par les gens de métiers. Dans la grave crise que provoqua la révolte communale de 1326-1327, Thiébaut de Heu semble avoir choisi le parti de l'oligarchie, comme le fit son cousin Gilles le Bel, maître échevin de cette année. Le patriciat sut gré à Thiébaut de cette attitude; le traité de paix, conclu en 1327 pour mettre fin à la révolte prévoyait l'attribution de deux sièges scabinaux va­ cants à Colignon et à Willemin de Heu, fils de Thiébaut. Comme leur père et Perrin, leur frère aîné, faisaient déjà partie du con­ seil échevinal, avec leur cousin Gilles le Bel, les descendants d'im­ migrés hutois représentaient un quart du conseil vers 1330; les Roucel, sortis comme eux du Commun, avaient trois sièges à la même époque. Accédant aux magistratures toujours en qualité de représentants du Commun les de Heu comme les Roucel avaient en fait quitté les rangs de la moyenne bourgeoisie pour rallier, sur le plan social du moins, les familles patriciennes. Pas plus que son beau-père et son beau-frère, Thiébaut de Heu n'accéda à la chevalerie, honneur que recherchaient de nom­ breux patriciens. Il adopta un sceau, entre le 27 juin 1319 et le 6 juillet 1320 (23). Bien que nous n'en ayons pas conservé d'em­ preintes, il est vraisemblable qu'il portait les armoiries connues pour les générations suivantes de cette famille: De geule à la bande d'argent, chargée de trois coquilles de sable. Son train de vie fut celui d'une grande maison; il avait à son service un valet, sorte d'intendant qui lui servit souvent d'intermédiaire dans ses affaires; l'administration de ses domaines exigea la présence d'un clerc, familiarisé avec la rédaction des actes (24) ; il est fort pro­ bable que ce clerc était également employé dans l'amandellerie de Thiébaut. Un signe non équivoque de la réussite de Thiébaut est donné par l'établissement de ses enfants; sauf ceux qui étaient d'Eglise, ils entrèrent tous dans des familles patriciennes ou dans la no- THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 21 blesse rurale. Certains de ces lignages patriciens étaient, comme la famille de Heu, d'illustration récente; c'était le cas des Métry et des Guenordin (25); d'autres jouaient depuis longtemps un rôle dans la cité, comme les Bertrand (26) ou les Hesson (27). Mais les familles anciennes qui avaient réussi à surmonter la crise écono­ mique de la fin du XIIIe siècle, comme les Baudoche ou les Raige- court, ne s'allièrent pas aux de Heu à cette génération. Malgré ses nombreux enfants la descendance de Thiébaut de Heu faillit s'éteindre en ligne masculine dès la génération sui­ vante. Pierre, l'aîné des fils, et Colignon n'eurent chacun qu'une fille; Roger tomba sur le champ de bataille de Crécy sans laisser de descendance. Quant à Willaume qui devait perpétuer la li­ gnée et réunir la majeure partie des acquisitions de son père, il perdit son fils aîné, prénommé Thiébaut, près de vingt ans avant de décéder lui-même; Colignon, le fils cadet, survécut à Willaume avec deux sœurs. Cette différence très nette entre le nombre d'en­ fants aux deux générations successives ne semble pas devoir être imputée aux effets de la famine et épidémie de 1315-1318 ni à la peste noire; en effet, Pierre, Colignon et Roger n'étaient pas en­ core mariés en 1318 et ils étaient décédés avant 1348.. Il convient donc de chercher d'autres causes à cette baisse de la natalité que l'on observe d'ailleurs dans toutes les familles patriciennes de l'époque.

III

Les activités économiques de Thiébaut de Heu

Le commerce de l'argent et des vivres connut à Metz un re­ gain d'activité, lorsque le développement de la politique française vers la Meuse accrut les besoins des princes lorrains. Ceux-ci avaient déjà leurs hôtes et banquiers attitrés quand Thiébaut de Heu put reprendre une partie de la clientèle et des créances de Philippe Le Gronnais, mort dans l'automne 1314.

I. — FINANCE ET COMMERCE

Ses premières opérations financières sont des acquisitions de cens de peu d'importance; dans ses affaires comme dans sa vie 22 THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330)

publique son second mariage semble avoir contribué à pousser ses activités. C'est sans doute à l'influence de sa parenté qu'il dut de recevoir en dépôt d'importantes sommes, destinées au trésor municipal; à un moment où l'administration des finances urbai­ nes n'avait pas encore été réorganisée, les magistrats lui confiè­ rent les produits de la maltôte, établie en 1309, et d'autres deniers pour lesquels quittance lui fut donnée le 21 décembre de cette année. Sa première grande affaire date de 1306; Poincignon et Jean de Volmerange-lès-Boulay se reconnaissent débiteurs de la somme de 4.000 lbp.t. envers Thiébaut et lui donnent en mort-gage ce qu'ils possèdent à Malroy et dépendances; cette obligation était sans doute en grande partie une dette fictive, car les seigneurs de Malroy avaient obéré leur fonds de rentes dont la charge incom­ bait dorénavant à Thiébaut. Le mort-gage sera le mode d'opéra­ tion préféré par Thiébaut. Mais plutôt que des opérations finan­ cières proprement dites, il s'agissait de placements fonciers aux­ quels il voulait conserver le caractère de meubles que la coutume messine reconnaissait aux engagères. Ces opérations seront étu­ diées plus loin; elles absorbèrent en tout cas la plus grande part des capitaux de Thiébaut de Heu. Comme les financiers messins de son temps Thiébaut de Heu fut créancier des princes lorrains; mais tandis que sa belle-fa­ mille traitait avec le comte de Bar, lui-même avait la clientèle des adversaires de ce dernier, le duc de Lorraine et le comte de Lu­ xembourg. Les dettes du duc de Lorraine sont mieux connues; elles représentent probablement des sommes dues pour fournitu­ res de blé et de vin aux forteresses et aux troupes lorraines. A cela s'ajoutaient les avances faites par Thiébaut pour les achats faits au compte du duc chez des fournisseurs messins; le finan­ cier était en effet Y hôte du prince à Metz. A la différence des comtes de Bar, les ducs de Lorraine recou­ rurent rarement au mort-gage pour payer leurs dettes. Thiébaut fut remboursé d'abord par des rentes; il partagea en 1314 avec Jennat de Laître une rente fieffée assignée sur les revenus de Pagny-sur-; les deux étaient rachetables chacune pour la somme de 500 lb. ; le taux habituel de ces placements, faits dans les seigneuries et principautés étrangères était de 10 %. En outre Thiébaut devait percevoir certaines sommes sur le produit des forêts et salines du domaine ducal; la quittance donnée en 1315 pour la somme de 200 lb. représente sans doute un de ces paye­ ments. Le financier connut les difficultés qu'éprouvèrent tous les THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) 23 créanciers de princes à se faire payer. En 1322 le duc avait dû mettre en gage chez Thiébaut une partie de son trésor, entre autres la couronne ducale. Le compte arrêté à la date du 29 Mai 1322 fait apparaître au crédit de Thiébaut d'abord une somme de 1218 lb.5 s.p.t. de dettes commerciales, puis deux termes en retard, de 500 lb. chacun, à faire valoir sur les produits des forêts ducales. A quoi s'ajoutaient les rentes fieffées et les dettes de l'abbé de pour lesquelles le duc avait fourni sa caution. A la veille de sa mort, le 4 septem­ bre 1330, Thiébaut semble avoir voulu faire remise à la duchesse- régente de Lorraine d'une partie des dettes du duc défunt. Sans compter les rentes fieffées qui restaient acquises, le financier donnait quittance générale moyennant la somme de 2.500 lb.p.t. Avec le comte de Luxembourg, Jean, roi de Bohême et de Pologne, Thiébaut traita des affaires plus importantes. Les pre­ mières opérations remontaient peut-être au règne de Henri VII ; il est possible que Thiébaut ait repris à son compte les créances de Philippe Le Gronnais qui avait contribué à financer l'expédition du souverain en Italie. En 1315, le financier percevait une partie des revenus de la prévôté luxembourgeoise de , comme rémunération d'un prêt dont le montant nous échappe. Lorsque Thiébaut mourut, Jean de Luxembourg lui devait encore, sous la caution de son oncle, l'archevêque Baudouin de Trêves, la som­ me de 4.080 livres tournois. Au total les princes lorrains étaient, en 1330, débiteurs de Thiébaut pour une somme vraisemblablement supérieure à 7.500 livres tournois. Plutôt que des prêts, ces créances représentaient sans doute la valeur de fournitures diverses. Thiébaut était l'un de ces hôtes auxquels en veHu du traité de paix en 1326, les princes pouvaient continuer à recourir pour l'approvisionnement de leurs châteaux et de leurs troupes. C'est donc dans les fourni­ tures de vivres et les avances de fonds que Thiébaut fit sa fortune. Ainsi s'explique également le fait que ses opérations prirent brus­ quement de l'ampleur dans les années 1315-1318, au cours desquel­ les la région de Metz fut touchée par la grande famine, accompa­ gnée d'épidémies et d'épizooties, qui ravagea l'Europe. Dans ces conditions les placements fonciers présentaient non seulement un emploi plus sûr des capitaux, mais ils permettaient également d'alimenter directement le commerce de produits agri­ coles. 24 THIÉBAUT DE HEU, GITA1N DE METZ (1265-1330)

IL — LES PLACEMENTS FONCIERS DE THIÉBAUT DE HEU

De 1306 à 1323, Thiébaut de Heu acquit des propriétés fonciè- à 1323, Thiébaut de Heu réunit un ensemble de propriétés fonciè­ res qui firent de lui le plus important seigneur rural du Pays Mes­ sin, en dehors des grands établissements ecclésiastiques. Sa part dans l'héritage paternel et l'apport de sa première femme ne de­ vaient pas représenter grand'chose dans cet ensemble. Les biens qui lui vinrent de ses beaux-parents n'en constituèrent pas non plus les éléments les plus importants. Il s'agit surtout d'acquisi­ tions faites par le patricien qui sut utiliser avec une rare habilité la conjoncture favorable; l'abondante documentation permet d'étudier la répartition géographique des acquisitions, les procédés employés pour les réaliser et les premières tentatives de remem­ brement. Dès qu'il fut entré dans les conseils de la cité et qu'il eût commencé ses tractations foncières, Thiébaut de Heu se préoccu­ pa de s'installer plus luxueusement; il le fit dans le quartier même que les immigrants hutois avaient préféré, le Neufbourg avec les places voisines du Quarteau et du Ghamp-à-Seille. Quittant la maison de son père qui devait avoir double issue sur le Ghamp- à-Seille et sur Saint-Nicolasrue, il s'installa sur l'autre côté de cette dernière artère. Il y acquit plusieurs immeubles dont il fit une « grande maison ». Là se trouvait la vaste cour de sire Jacques Bazin, jadis tuteur de Thiébaut; elle comprenait entre autres bâ­ timents une chapelle, un cloître et un préau; le tout semble être resté en indivision entre les treize héritiers de sire Cunon du Neuf- châtel, gendre de Jacques Bazin. Thiébaut de Heu en acquit une partie, séparée par un mur nouvellement construit du reste de l'immeuble. Puis il acheta deux maisons et une grange contigues. C'est là qu'il bâtit son hôtel qui, plusieurs fois remanié par ses descendants, dresse encore sa façade sévère sur la rue de la Fon­ taine, l'ancienne Saint-Nicolasrue. En outre il acquit par héritage ou par achat plusieurs autres maisons dans divers quartiers de la ville ainsi que de nombreux cens fonciers. Il est fort probable que la plupart de ces autres propriétés urbaines provenaient de la famille de la Cour, car si Thiébaut les avait acquis, le cartulaire établi par son fils Willaume aurait mentionné au moins une par­ tie des actes d'acquisition. Il en est de même fort probablement pour la plupart des terres, vignes et redevances dans la banlieue qui figurent dans un des actes de partage de sa succession. Sans être négligeables, ces propriétés urbaines ou suburbaines avaient THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) 25 moins de valeur que les terres et seigneuries, acquises dans le plat pays.

Les biens de Thiébaut de Heu 26 THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330)

1. La répartition géographique des acquisitions. — Thiébaut de Heu marqua dans ses achats une nette préférence pour les ter­ roirs à céréales de la rive gauche de la Moselle. Sur une vingtaine de kilomètres, le long de cette rivière et de son affluent la Seille, s'échelonnent en une bande presque continue les villages où Thié­ baut acquit des biens fonciers et des droits seigneuriaux. La vieil­ le route de Metz à Mayence et le ban de Borny que ce chemin limite partiellement séparent les deux complexes territoriaux les plus importants. Au nord de cette route, la belle-famille de Thiébaut tenait une seigneurie à , Antilly et Olgy que le comte Henri III de Bar avait cédée à Nicole de la Cour son créancier (28) ; d'autres fiefs de la région en dépendaient. C'est autour de cet héritage es­ compté par Thiébaut qu'il groupa ses acquisitions les plus impor­ tantes, et d'abord à Malroy. Comme la plupart des villages des en­ virons de Metz, celui-ci était divisé en plusieurs seigneuries dont la mouvance était difficile à établir. Ancien domaine de la cathé­ drale de Metz, Malroy avait encore une seigneurie dépendant du princier du chapitre; mais, sans doute à partir de droits d'avoue- rie, une autre seigneurie s'était formée et avait été placée sous la suzeraineté luxembourgeoise; enfin le cours de la Moselle, au pied de l'escarpement portant Malroy, avait été détaché du domaine seigneurial. Le fief le plus important, de mouvance luxembour­ geoise, avait été aux mains de sire Poince Troiesin, sénéchal du comté de Luxembourg et descendant d'un maître-échevin de Metz; à sa mort, Malroy avait été attribué à sa fille Marguerite, mariée à Raoul de Volmerange, d'une branche de la famille du Neufchâ- tel. Thiébaut entreprit de regrouper cet ensemble déjà obéré de lourdes rentes foncières. Il acquit successivement le fief luxem­ bourgeois, la seigneurie dépendant du princier de la cathédrale et une partie du bief de la Moselle, dit Encrefosse, en se faisant d'abord céder les créances que des patriciens messins détenaient sur ces terres et biens. La confusion des mouvances dans cette région avait favorisé les entreprises de Thiébaut Fauquenel qui de 1262 à 1281 avait multiplié les acquisitions foncières dans le Pays Messin; entre Saint-Julien et Malroy, il avait construit, en dehors des cadres féodaux, une grange à Mont-sur-Moselle, la­ quelle fut achetée par Thiébaut de Heu en 1321 à Anel FauqueneL Cette exploitation qui comptait une centaine de journaux pouvait facilement s'accroître des terres éparses que Thiébaut avait acqui­ ses sur les bans voisins; il est probable en effet que l'acquisition de Mont-sur-Moselle permit de regrouper rationnellement d'an- THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 27 ciens domaines seigneuriaux, morcelés par des partages et des in- féodations. Dans des conditions analogues Thiébaut entra en possession de la moitié de l'avouerie d'Argancy qui semble avoir comporté des droits et des dépendances dans les villages voisins. Non loin de Malroy et d'Argancy s'élevait le château de Buy, sei­ gneurie vassale de l'évêché de Metz; dès 1238 elle avait été aliénée par Thiébaut Louve à Huin Bazin, l'un des principaux financiers messins de l'époque (30) ; Jacquemin et Jean Sauvage, descendants de Huin Bazin, vendirent Buy à Thiébaut en 1318 et ce dernier li­ béra le fonds des rentes dont les anciens propriétaires l'avaient grevé. L'acquisition qui devait se révéler la plus importante pour l'avenir de la fortune foncière de la famille fut celle de la châtel- lenie d'Ennery et de ses dépendances dans les bans voisins d'Ay- sur-Moselle, Trémery, Rugy, Bourray et Gevrey; ce domaine im­ portant avait appartenu à une branche cadette de la maison de Lorraine, mais les partages successifs n'avaient laissé entre les mains de Jean et Robert d'Ennery, contemporains de Thiébaut, qu'un important château-fort avec une exploitation réduite à quelque 20 ha de terres, 50 ha de bois et de nombreux prés de su­ perficie réduite, sur divers bans. Même en tenant compte des droits seigneuriaux et d'une partie des dîmes, ce domaine ne pou­ vait suffire à l'entretien d'une maison-forte et de deux familles seigneuriales. Les mouvances s'y enchevêtraient, puisque le don­ jon relevait de l'évêché de Metz et que la seigneurie était fief luxembourgeois, les dîmes avaient été inféodés à d'autres sei­ gneurs. La famille d'Ennery avait déjà contracté d'importantes dettes auprès de financiers messins après 1300;lorsque s'ouvrit la succession du principal créancier, sire Mathieu Hesson, Thiébaut de Heu en profita pour racheter les créances et se faire céder en­ suite le fond par les d'Ennery. Le remembrement de la seigneurie ne devait s'achever qu'à la génération suivante. Par l'acquisition d'Ennery les de Heu entraient en possession d'une des principales forteresses du plat pays, située aux limites du Pays Messin; son rôle militaire était analogue à celui des châteaux-forts de , des Etangs, d'Ancerville et de Goin qui couvraient les principales routes menant vers Metz. On comprend moins à première vue l'intérêt que Thiébaut de Heu porta aux villages de , Villers-l'Orme et Méy dont les seigneuries étaient peut-être plus morcelées et les terroirs moins étendus. A une date inconnue il devint engagiste de l'avouerie de 28 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330)

Villers-l'Orme,tenue par des patriciens messins depuis la fin du XIIe siècle,A Failly, il acquit d'abord un sixième de la seigneurie, puis un vingt-quatrième. Méy avait été acheté par le financier Burthignon Paillât à une branche de la famille du Neufchâtel; à sa mort ses fils durent en abandonner une partie à Thiébaut de Heu. Dans ces seigneuries le domaine seigneurial ne devait pas représenter des superficies importantes; il est probable que le fi­ nancier a voulu s'assurer sur ces terroirs, peu éloignés de ses autres possessions, des droits de parcours pour ses troupeaux, le seigneur ayant le privilège d'y tenir un troupeau particulier. Au sud de la route de Metz à Mayence les domaines de Thié­ baut furent plus compacts. Son installation à et à Grépy avait été facilitée par le morcellement de ces terroirs en plusieurs seigneuries, elles-mêmes partagées entre les héritiers de patriciens messins qui depuis le milieu du XIIIe siècle y avaient fait des placements. Il devint seigneur en partie de Peltre; à ce titre il entra en possession d'un château, de 160 journaux de terre, 9 journaux de vigne, de nombreux prés, pâturages et fourières et de quelques cent journaux de bois. Cette terre s'arrondit des achats faits en 1317-1318 aux fils de Thiébaut Le Gronnaix de leur part dans la seigneurie de Crépy, soit un autre château, des étangs 218 journaux de terre, des vignes et des prés, sans omettre les bois dont la superficie ne peut être évaluée exactement. Le domai­ ne de Crépy provenait en grande partie de défrichements, opérés en marge de l'ancienne clairière culturale. Des champs et des « crouées » sont situés aux lieux-dits significatifs de Rouwalbois, Hérinhaie, Arbois, Sart-Colard. Il n'est pas surprenant que les descendants de Thiébaut aient porté leurs principaux efforts sur ces domaines déjà importants qu'ils agrandirent considérable­ ment par la suite. Dans la vallée de la Seille où la propiété ecclésiastique était fort dense, l'installation des bourgeois s'avérait plus difficile. On ne sait ce que comportait exactement la cession faite en 1322 par Jean des Etangs à Thiébaut de Heu de ses biens et droits à ; à en juger d'après des documents ultérieurs cette part de seigneu­ rie passa à un gendre de Thiébaut; elle paraît avoir consisté en quelque 150 journaux de terre, en prés et vignes, sans oublier une «grande maison». Un autre domaine de la famille du Neufchâ­ tel à laquelle appartenait Jean des Etangs, avait déjà été vendu à la famille Le Gronnaix: La seigneurie de Grosyeux passa des héritiers de sire Nicole Le Gronnaix à Thiébaut de Heu. Il est THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 29

possible que dans ces parages également la famille de la Cour ait possédé des terres. Sur la rive gauche de la Moselle les acquisitions de Thiébaut eurent moins d'importance; la propriété ecclésiastique y était également très dense sur ces terroirs principalement couverts de vignes. Depuis la vallée de l'Orne où dominait l'influence barroise la mouvance des comtes s'étendait jusqu'à Norroy-le-Veneur et ; or Thiébaut de Heu semble avoir évité les relations avec les comtes de Bar. Dépendant des sires d'Apremont une seigneurie importante avait été formée par la famille du Neufchâtel, sans doute en par­ tant d'un fief d'avouerie, dans les villages de Vaux, Jussy, Sainte- Ruffine et Rozérieulles. Le patricien Gilles Haike l'avait acquise vers 1287 à sire Cunon du Neufchâtel; à sa mort ses héritiers du­ rent obérer cette seigneurie de lourdes rentes foncières; par ce biais elle passa entre les mains de Thiébaut de Heu. Comme ses héritiers disposaient du château de Moulins-les-Metz, il est possi­ ble que Thiébaut ait déjà tenu cette demeure et ses dépendances; il avait en effet acquis une rente, assise sur ce château (31). A sa mort, il se trouvait en possession d'autres biens situés sur la rive gauche de la Moselle; il est fort probable que la plupart prove­ naient de la famille de la Cour; c'était le cas pour la part de sei­ gneurie à Lorry-les-Metz et à Vigneulles. Il est difficile de chiffrer l'étendue des terres acquises en une vingtaine d'années par Thiébaut de Heu; nous ne possédons pas les inventaires exacts de toutes ces seigneuries, mais seulement ceux de Peltre, Crépy, Ennery. On ne peut recourir aux indica­ tions du terrier que Colignon de Heu fit établir en 1406 (32), car dans l'intervalle la propriété foncière de cette famille s'était en­ core augmentée, parfois dans des proportions considérables. Thié­ baut de Heu était devenu seigneur en partie dans une vingtaine de villages ; il possédait à la campagne au moins six « grandes maisons», la plupart avec une tour: comme les documents mes­ sins ne parlent guère de «châteaux», mais de «grandes mai­ sons » ou de « maisons fortes », on peut admettre que ces demeu­ res seigneuriales restaient relativement modestes. Quant à la superficie des terres, nous n'en connaissons l'im­ portance exacte que pour une partie des domaines achetés: Crépy, Peltre, Mont, Ennery; des inventaires faits dans les décades sui­ vantes nous donnent encore des chiffres, voisins sans doute de ceux qui étaient valables pour le temps de Thiébaut de Heu (33). 30 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330)

Domaine Terres Vignes Prés Bois

Peltre 220 j. 9 j- 15 chars 86 j. Crépy 234 j. 6 j. 14 chars Mont 103 j. 5 chars 2 j- Ennery 55 j. 1 j- 6 j. 150 j. Buy-Argancy ... 140 j. 39 fauchées

A ces chiffres, il faudrait ajouter ceux des domaines de Mal- roy, Villers-l'Orme, Failly, Grosyeux, Vaux et dépendances, Lor- ry-les-Metz et Vigneulles, sans parler d'autres héritages de la fa­ mille de la Cour. On ne sera sans doute pas très loin de la réalité en admettant un total d'un millier de journaux pour le terres la­ bourables, soit plus de 300 ha. Ces indications disent assez l'importance des acquisitions de Thiébaut de Heu.

2. Conditions et modalités des acquisitions. — Les circons­ tances qui favorisèrent la formation de cette fortune foncière éclairent certains aspects de l'histoire sociale du XIVe siècle dans la région messine. Dans ce premier tiers du XIVe siècle la liquidation des fortu­ nes seigneuriales dans le Pays Messin était déjà fort avancée. Le plus souvent Thiébaut de Heu succédait, dans les seigneuries ru­ rales, à des patriciens messins qui connaissaient à leur tour les difficultés qui avaient jadis affecté la noblesse du plat pays. Il est certain que les partages de successions ont fourni à Thiébaut de Heu l'occasion de la plupart de ses placements. Sans doute la coutume de Metz admettait le droit d'aînesse en matière de fiefs, mais l'avantage reconnu de ce fait à l'un des héritiers était de peu d'importance; en réalité le partage par parts égales s'étendait à tous les bien fonciers d'un patrimoine, reconnus comme propres. Gomme la plupart des villages du Pays Messin étaient avant le XIIIe siècle partagés en plusieurs seigneuries, les divisions, im­ posées par les successions aboutissaient souvent à créer des parts infimes ; c'était le cas par exemple à Failly où l'une des seigneuries était divisée en 24 parts; une seigneurie était difficilement ren­ table dans ces conditions. Aussi Thiébaut de Heu eut-il l'occasion de réunir des parts d'héritiers, gênés par l'ouverture d'une succès- THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 31 sion; il en fut ainsi pour l'acquisition de Peltre, de Grépy, de Méy, Malroy et Argancy. Parfois les héritiers tentaient de reculer l'échéance en faisant des emprunts; ils réussissaient rarement à se dégager de leurs obligations. Les lourdes dettes pour lesquelles Malroy, Argancy et Ennery étaient déjà données en gage, facilitè­ rent les opérations de Thiébaut. La famine et l'épidémie qui rava­ gèrent la région messine en 1315-1318 servirent singulièrement les desseins de Thiébaut. La plupart des seigneuries dépendaient féodalement de l'évê- que de Metz, du duc de Lorraine ou du comte de Luxembourg. Dans la partie orientale de l'ancien comté de Metz, les mouvances étaient particulièrement enchevêtrées. La suzeraineté de l'évêque qui devait jadis s'étendre sur tout ce territoire était réduite, pour les acquisitions de Thiébaut, au donjon d'Ennery, à une partie d'Argancy et dépendances et à Grépy. On ne sait dans quelles cir­ constances la suzeraineté luxembourgeoise s'était étendue sur En­ nery, Argancy, en partie, Malroy et Failly; il faut y voir, sans doute, l'un des effets de la politique territoriale des comtes plutôt que des survivances d'anciens liens. Gomme seigneur de l'abbaye royale de Saint-Pierre-aux-Nonnains de Metz, ie duc de Lorraine était suzerain de Méy; on ne sait à quel titre il l'était pour Cuvry. Pour l'acquisition de ces fiefs Thiébaut de Heu mit générale­ ment les suzerains devant le fait accompli, ne sollicitant l'autori­ sation du transfert que lorsque l'affaire était déjà conclue. Le duc de Lorraine et le comte de Luxembourg étaient d'ailleurs ses débi­ teurs; quant à l'évêque de Metz, son autorité était battue en brè­ che. Seul le sire d'Apremont ne semble pas avoir admis ces pro­ cédés, puisqu'il imposa à Thiébaut de Heu la reconnaissance for­ melle de son droit. Dans un cas le nouveau seigneur réussit à libérer une acquisition de toute suzeraineté; Robert d'Ennery abandonna ses droits sur le fief de Peltre à Thiébaut qui devint par le fait suzerain des autres seigneurs de Peltre, mais ne devait plus lui-même l'hommage pour cette seigneurie. Les reconnais­ sances féodales furent d'ailleurs faites par Thiébaut dans les ter­ mes les plus généraux; les mutations ne donnaient lieu au paie­ ment d'aucune taxe. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que le comportement des bourgeois de Metz à l'égard des princes et seigneurs du voisinage ait été l'une des raisons de la Guerre de 1324-1326. Les transactions par lesquelles Thiébaut de Heu entrait en possession des seigneuries rurales étaient généralement fort com­ plexes. Rarement il n'y eut en présence que le vendeur et Tache- 32 THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330)

teur. Le plus souvent Thiébaut ne procédait pas aussi directement. Pour Malroy et Ennery, deux actes sont passés à 24 heures d'in­ tervalle; le premier est une reconnaissance de dettes pour lesquel­ les la seigneurie est mise en gage, le second un acte de vente; le procédé était déjà en usage à Metz à la génération précédente; il avait l'avantage de donner à volonté à l'acquisition le caractère d'une engagère, donc d'un bien meuble, ou d'un bien propre, en­ trant dans le patrimoine de l'acquéreur. L'achat, en effet, n'annu­ lait pas la reconnaissance de dettes. Lorsque les biens fonciers étaient déjà précédemment mis en mort-gage, Thiébaut achetait les créances et se sustituait aux engagistes; c'est ce qu'il fit pour Moulins, Vaux et dépendances, pour une partie de Malroy, Ar- gancy et dépendances et peut-être aussi pour Buy. En traitant ainsi, Thiébaut de Heu avait un but précis qui apparaîtra dans son testament; les engagères, étant réputées propriétés mobilières, restaient à la disposition du testateur, alors que le testament ne pouvait entamer qu'exceptionnellement le patrimoine, pour des fondations pieuses ou le paiement des dettes, à condition que les biens meubles he pussent y suffire. Thiébaut de Heu se préoccupa de libérer ses acquisitions des rentes dont les précédents propriétaires les avaient grevées. Ces rachats ont exigé au moins 750 lb. de mt. au total, les documents n'étant pas assez précis pour chiffrer exactement les sommes em­ ployées.

Montant Montant Date- Localité de la rente du rachat

1308 28 lb.mt. Malroy 400 lb.mt. 1320 60 s.mt. Crépy 9 1321 4 lb.p.t. Buy ? 1322 14 s. mt. Metz (hôtel) ? 1322 100 s.mt. Méy 100 lb.mt. 1323-4 100 s.mt. Vaux, Jussy ?

Si l'on consulte les archives de la famille pour les générations suivantes, on constate que Thiébaut avait libéré ses acquisitions foncières des obligations les plus lourdes. Il restait encore des cens assignés sur des pièces de terre au profit de quelques sei- THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) 33

gneurs fonciers et des rentes domaniales, dues à ces derniers sur des terres de quartier. Thiébaut avait tenu à lever l'hypothèque que représentaient les charges financières pesant sur ses terres.

III. — ACQUISITIONS DE DÉTAIL ET REMEMBREMENT

Cet ensemble très vaste de propriétés foncières se caractéri­ sait cependant par le morcellement des domaines; la surface moyenne des parcelles cultivables était inégale selon les seigneu­ ries, mais elle était généralement faible; si l'on fait abstraction des crouées, parties de l'ancien indominicatus ou défrichements opérés en marge des terroirs, la plupart des champs avaient une superficie égale ou inférieure à un journal. Un propriétaire avisé devait se préoccuper de remembrer ses biens; plusieurs procédés étaient à sa disposition: les échanges, les achats, les acquisitions de rentes assignées sur des biens fonciers par les paysans ou bourgeois possessionnés dans la seigneurie. On connaît la répugnance que les paysans de l'époque con­ temporaine ont marquée à l'égard des projets de remembrement, prévoyant des échanges de terres. Leurs ancêtres du XIVe siècle semblent avoir été dans les mêmes dispositions, puisque Thiébaut de Heu ne réussit que trois échanges: l'un à Peltre, ne portait que sur un demi-journal de terre, l'autre, à Malroy, était fait avec Thiriat Béliard, un bourgeois de Metz, qui se constituait à Charly une exploitation importante; Thiébaut et Thiriat échangèrent deux pièces de terre qui complétaient un de leur champ; un troi­ sième échange se fit à Argancy. Il est vrai qu'avec la superficie générale réduite des exploitations paysannes et la dispersion des parcelles, la possibilité d'échange qui supposait un double voisi­ nage des même propriétaires devait être rare. Le remembrement se fit donc surtout par achats; mais Thié­ baut se garda de disperser ses efforts, en tentant de remembrer les domaines seigneuriaux trop petits, comme celui de Méy, ou bien ceux dont il devait partager la seigneurie avec des étrangers, comme Ennery. Il donna par contre son attention aux deux grou­ pes les plus compacts, Peltre-Crépy d'une part et Argancy-Mal- roy-Buy de l'autre. Dans le premier groupe onze achats de terre s'échelonnent de 1317 à 1323; la plupart des parcelles acquises sont des terres labourables; on y compte seulement deux pièces de pré; quant au verger de Peltre acheté en 1323 à Thiébaut de Saint-Arnoul, citain de Metz, il présentait l'avantage d'être à pro- 34 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) ximité des bâtiments d'exploitation de Thiébaut. Dans cette même intention de remembrement Thiébaut devint débit-rentier d'un de ses paysans pour un jardin, voisin de sa bergerie de Peltre. L'in­ tention de remembrer est suffisamment apparente du fait que dans la plupart des cas les acquisitions portent sur des biens si­ tués au voisinage immédiat de champs ou maisons appartenant à Thiébaut. Dans le groupe Malroy-Argancy-Buy il fit entre 1317 et 1324 neuf achats de terre à des paysans, et deux à des patri­ ciens de Metz. Ici encore les acquisitions concernent des terres et prés, souvent voisins des champs de Thiébaut. Notons qu'aucun de ces achats ne porte sur des vignes. Thiébaut en possédait suffi­ samment à Jussy, Rozérieulles et dans les villages de la rive gau­ che de la Moselle.

ACQUISITIONS DE DETAIL, FAITES PAR THIEBAUT DE HEU

Nature Qualité Localité Date de l'acquisition du vendeur

1317 Peltre 1 p. pré, parc, terre Paysan 1317 Argancy 1 p. terre Paysan 1317 Peltre 1 j. terre Paysan 1317 Peltre 1/2 j. terre Paysan 1318 Argancy 1 f. 1/2 pré. Paysan 1318 Peltre 1/2 j. terre Paysan 1318 Peltre 1 j. terre Bourgeois 1318 Peltre 1/2 j. terre Paysan 1319 Malroy 2 j. terre Paysan 1321 Peltre 3 j. terre Paysan 1321 Argancy prés Patricien 1321 Argancy 5 1/2 j. terre Paysan 1323 Grépy 1 j. terre Paysan 1323 Argancy 1 j. terre Paysan 1323 Peltre verger Patricien 1323 Grépy moitié de 2 p. terre Paysan 1323 Buy toutes les terres Paysan du vendeur 1324 Argancy 1 p. terre Patricien 1324 Buy 1 verger Paysan 1324 Buy 1 p. terre Paysan THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 35

Un dernier moyen de préparer le remembrement de ses pro­ priétés était fourni par les achats de rentes foncières, qui venaient s'ajouter aux redevances domaniales anciennes. Bien que ces der­ nières fussent peu onéreuses, elles pouvaient en temps de crise représenter une charge trop lourde. Une veuve de paysan, qui avait déjà vendu des parcelles de son maigre bien à Thiébaut, dut encore lui abandonner en 1320 trois pièces de terre et un pré, sis à Peltre, parce que trois termes de rentes seigneuriales n'avaient pas été payés. Deux pièces de vignes, jadis accensées par un pa­ tricien messin à un paysan d'Argancy, furent abandonnées par celui-ci à Thiébaut de Heu. Mais dans l'ensemble les exploitations paysannes résistaient encore à cette époque à la pression des diffi­ cultés économiques. Les abandons de terre pour défaut de paie­ ment des rentes seigneuriales seront plus fréquents par la suite, notamment après 1340. Vers 1300-1330 les paysans préfèrent généralement obérer leurs biens par la constitution de rentes foncières. Les contrats sont pour les paysans rédigés selon le formulaire même qui ser­ vait en ville; la rente est en principe perpétuelle, «à tous jours maix » ; en pratique cependant les contrats prévoient souvent le rachat au taux, traditionnel à Metz, de un sou de rente pour une livre. Des sûretés sont baillées au crédit-rentier, soit que le pre­ neur constitue des pièges, soit qu'il mettre en contregage un bien spécifié, soit qu'il s'engage sous l'obligation de tous ses biens. Gomme les abandons de censaux se multipliaient, on voit appa­ raître à l'époque une clause stipulant que dans ce cas le preneur devra une pénalité particulière, différente de l'amende que le contrat prévoit pour défaut de paiement. Il est vraisemblable que ces acquisitions de rentes n'étaient pas tant des placements d'argent que des spéculations foncières, orientées vers le remembrement. Thiébaut de Heu ne manquait pas d'occasions pour faire des placements financiers moins dis­ persés et plus facilement contrôlables. D'ailleurs les rentes qu'il acquit à des paysans étaient toutes assignées sur des biens fonds situés dans ces deux groupes de possessions où il avait limité ses achats de terres en détail. Sur 17 cas, trois seulement concernent Peltre, les autres, Argancy, Olgy, Malroy et Buy. A une exception près ces rentes sont payables en argent, dans la plupart des cas le preneur doit s'acquitter à Metz dans l'hôtel de Thiébaut de Heu; les termes de paiement sont le plus souvent la Saint-Martin, exceptionnellement la Saint-Jean ou la Saint- Etienne. 36 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330)

ACQUISITIONS DE CENS

Dates Localité Cens

1315, 27-10 Argancy 10 s. 1316, 10- 1 Argancy 10 s. 1318, 2-11 Argancy 5 s. 1318, 27-11 Olgy 40 s. 1318, 3-12 Argancy 6 s. 1318, 27-12 Peltre 4 s. 1319, 11- 1 Buy 3 s. 1319, 29-12 Malroy 10 s. 1322, 8- 7 Peltre 6 s. 1322, 22-12 Argancy 3 s. 1323, 18- 1 Peltre 3 s. 1323, 24-11 Argancy 4 s. 1323, 7-12 Argancy 2 s. 1324, 8- 2 Argancy 1 s 1324, 4- 3 Buy 3 quartes de blé Argancy 3 s.

ASCENSEMENTS FAITS PAR THIEBAUT DE HEU

Date Nature Rente

1318 Peltre 1 j. de plantey 2 s. 6 d. 1318 Peltre 1 paquis 7 d. 1318 Peltre 1 j. terre 6 1/2 d. 1324 Argancy 2 p. de vigne 15 s. 6 d. 1324 Malroy maison, grange 34 s. 1328 Peltre masure (demie) 15 d. 1328 Peltre 1 p. de terre 3 chapons 1330 Argancy 1 vigne, 1 chenevière 11 s. 1330 Argancy 1 vgne 2 s. 1330 Peltre 1/2 j. de terre 3 s. THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 37

Si préoccupé qu'il fût de rassembler des terres, Thiébaut de Heu trouvait parfois son intérêt à accenser des parcelles. Dix contrats d'accensement nous sont parvenus; leur examen est ré­ vélateur. Dans quatre cas sur dix l'accensement porte sur des vignes, deux fois sur des bâtiments, une fois sur un pâquis de peu de valeur, et trois fois seulement sur des pièces de terre la­ bourée. La répartition des acquisitions foncières de Thiébaut, qui préfère aux vignobles des côtes les labours du plateau, les achats de terre au détail portant uniquement sur des champs labourables ou des prés, les accensements qui n'aliènent qu'exceptionnelle­ ment des champs, autant d'indices qui révèlent les préoccupations du patricien et permettent de conclure à des projets économiques précis.

IV

Un exemple de l'exploitation de domaines seigneuriaux : Thiébaut de Heu, seigneur de Peltre et de Crépy

On peut suivre les efforts de Thiébaut pour tirer de ses biens de Peltre le plus d'avantages; il y avait comme propriétaire fon­ cier soucieux de la bonne exploitation de son domaine, puis com­ me seigneur, préoccupé de défendre ses droits féodaux contre d'autres patriciens messins. Il se préoccupa d'abord d'équiper son domaine en vue d'un meilleur rendement. C'est ainsi qu'il y fit construire une bergerie, le marché de la laine connaissant une grande activité à Metz à cette époque; de plus il éleva une nouvelle grange (34). Pour l'ex­ ploitation de ses terres il recourut à des métayers; le contrat de métayage, passé par Thiébaut le 18 décembre 1322 est peut-être le premier qu'il fit pour son domaine de Peltre. Ce contrat est sans doute pour les clauses principales em­ prunté au style de l'amandellerie; mais son étude permet cepen­ dant de saisir certains aspects des méthodes de culture et d'ex­ ploitation. La métairie était confiée à trois paysans de Marcilly, village éloigné d'environ 7 kms du centre de l'exploitation à Peltre. Thiébaut n'avait peut-être pas pu trouver à Peltre de paysans 38 THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) assez fortunés pour pouvoir prendre à ferme une exploitation aussi importante; peut-être a-t-il voulu éviter de prendre comme métayers des hommes de Peltre qui auraient été dans la dépendan­ ce d'autres seigneurs et dont les terres, sujettes d'autres seigneu­ ries, n'auraient pu servir de garantie au même titre. Le contrat portait sur la totalité des terres arables apparte­ nant à Thiébaut sur le territoire de Peltre et celui des villages voi­ sins; il est cependant possible qu'une partie des terres de Crépy aient formé une métairie distincte. Le propriétaire en exceptait un pré et un fourière et retenait à son usage la tour de sa maison seigneuriale; les autres bâtiments étant à la disposition des mé­ tayers. Toutefois il ne semble pas que les métayers aient eu la charge de la bergerie, et les vignes restaient en exploitation di­ recte. Pour se prémunir contre les malfaçons, Thiébaut impose aux métayers de joindre à l'exploitation une quantité considéra­ ble de terres leur appartenant en propre, 60 journaux au moins, le partage portant sur l'ensemble des récoltes. A l'exception de la paille et du foin réservés à la bergerie, tout le fourrage produit sur ces terres devait être utilisé sur place, de même le fumier. Les métayers disposaient du fumier de la bergerie de Peltre, et il était prévu que Thiébaut pourrait en acheter, le transport étant à la charge des métayers. L'exploitation se faisait selon les règles de l'assolement trien­ nal; comme le conseillaient les agronomes du XIIIe siècle, les jachères étaient labourées quatre fois. L'amendement des terres était un sujet de préoccupation; on sait qu'à cette époque même on chaulait les terres du ban de Peltre. Les métayers se char­ geaient évidemment de l'entretien des bâtiments, mais aussi de celui des haies et des fossés qui entouraient certaines parcelles, et notamment celles qui étaient voisines de la maison seigneuriale. Au moment des moissons Thiébaut envoyait à Peltre un garde particulier dont l'entretien était à la charge des métayers; ceux- ci devaient également assurer les charrois des vendanges. Pour prévenir une exploitation abusive des terres, Thiébaut spécifiait que les preneurs n'étaient autorisés à tenir des vaches, porcs, oies et autres bêtes que dans la mesure où le propriétaire en aurait la moitié, après avoir fourni la moitié du capital nécessaire pou/ l'achat de ce troupeau. A l'expiration du contrat, passé pour neuf ans, les métayers devaient laisser sur place autant de paille et de foin qu'ils en avaient trouvé en arrivant. Cinq paysans, sans dou­ te apparentés aux preneurs étaient garants de l'exécution fidèle du contrat. THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) 39

Ce contrat pour succinct qu'il soit, jette tout de même quel­ que lumière sur le mode d'exploitation de l'époque. On y saisit l'importance croissante de l'élevage, notamment du troupeau ovin qui faisait généralement l'objet d'un bail à cheptel. L'amende­ ment des terres au moyen de fumier restait une préoccupation continuelle dans l'agriculture qui gardait un caractère extensif. On s'imagine les difficultés que représentait l'exploitation d'une métairie dont les terres comprenaient au minimum 200 journaux, et probablement 300, éparpillés sur les terroirs de quatre villages au moins, les plus éloignés étant distants de quelque 8 kms. D'après les estimations de l'époque on comptait 80 journaux pour une charmée de terre, soit environ 26 ha; la métairie de Thiébaut de Heu exploitait donc environ trois à quatre charruées. On com­ prend ainsi que, vu l'importance des terres et leur dispersion, Thiébaut ait préféré traiter avec trois paysans associés dont l'un restait sans doute au village natal, Marcilly, les deux autres tra­ vaillant à Peltre et sur les bans voisins de cette seigneurie. Le rendement escompté pouvant faire défaut le contrat pré­ voyait le cas où la récolte ne suffirait pas à fournir la semence pour l'année suivante: dans ce cas la semence devait être achetée à frais partagés. Le propriétaire partageait ainsi les risques de la culture, mais par contre l'entretien des bâtiments était laissé en­ tièrement à la charge des métayers, même pour la couverture. Il suffira de comparer avec les contrats postérieurs pour voir que ces conditions onéreuses ne purent être maintenues, lorsqu'après la crise générale des années 1340-1350, la main-d'œuvre fut devenue plus rare. Si Thiébaut de Heu disposait seul de ses terres de Peltre et de Grépy, sans être gêné par les seigneuries foncières dont cer­ taines de ses terres dépendaient, il devait par contre tenir compte des patriciens messins qui partageaient avec lui la haute justice de Peltre comme de ceux qui y possédaient des terres allodiales. Gomme dans la plupart des villages voisins de Metz, le morcelle­ ment féodal avait atteint à Peltre des proportions qui devaient inciter les nouveaux seigneurs bourgeois à simplifier le statut juridique et féodal de la seigneurie. Dès l'abord l'entrée des bourgeois dans le terroir de Peltre n'avait fait que compliquer encore la situation. Sans parler des paysans de Peltre qui s'étaient installés à Metz et avaient gardé ce­ pendant la disposition de leurs biens ruraux, la famille de Saint- Arnould avait obtenu dès 1240 le droit de troupeau particulier 40 THIÉBAUT DE HEU, GIT AIN DE METZ (1265-1330) pour son exploitation de Peltre, mais pour les seuls bestiaux lui appartenant en propre (35). Un alleu assez important, dont dé­ pendaient des serfs, appelés «hommes d'alleu», appartenait au XIVe siècle à Baudouin de Laître, patricien messin, dont les ascen­ dants l'auraient possédé depuis deux siècles (36). Divers établisse­ ments ecclésiastiques y avaient des seigneuries foncières; la ca­ thédrale de Metz avait vendu son breuil, mais l'abbaye de Sainte- Glossinde et celle de Chéhéry conservaient des droits importants (37). Des fermes voisines du terroir de Peltre y avaient des champs et leurs droits d'usage sur le ban de Peltre avaient dû être régle­ mentés. Enfin la haute justice qui avait été attachée jadis à la seigneurie de la famille de Bratte, était passée entre les mains de deux patriciens qui avaient partagé cette seigneurie en 1261; ce partage répartissait les tenures paysannes entre les deux acqué­ reurs et aboutissait à la formation de deux bans séparés, pourvus chacun d'un maire (38). Le terroir de Peltre étant, comme tous les terroirs lorrains de l'époque, ordonné en vue de l'assolement triennal, les champs allongés qui se succédaient dans les trois soles en bandes parallè­ les étaient de statut juridique fort divers. Par delà ces divisions il avait fallu maintenir l'unité économique du terroir. Aussi le par­ tage de 1261 avait-il prévu que les chemins avec les droits qu'on y exerçait, tels le rouage et la centaine, les fontaines, les puits, les pâtures seraient communs aux deux bans. Les efforts des patri­ ciens messins, propriétaires à Peltre, allaient tendre pendant tout le XIVe siècle à éliminer progressivement les autres propriétaires importants et les seigneurs fonciers; la famille de Heu devait se trouver au début du XVe siècle seule bénéficiaire de ces efforts, grâce à une habile politique d'acquêts et de mariages. A l'époque de Thiébaut, devenu co-seigneur de Peltre en 1317, ces efforts étaient surtout dirigés contre un autre patricien messin, Baudouin de Laître. Ge personnage qui avait repris le nom de famille de sa mère, Mariate de Laître, était fils de Perrin Isembard et petit-fils de Thiriat Isembard. Les documents ne per­ mettent pas de suivre plus haut son ascendance, mais il est possi­ ble qu'il se rattache à quelque patricien messin de la première moitié du XIIIe siècle qui portait le nom d'Isembard (39). Pour la politique foncière des seigneurs de Peltre, Baudouin pouvait devenir un concurrent redoutable, car outre ses biens de Peltre et de Crépy, il possédait des terres et parfois des droits seigneu­ riaux dans nombre de villages voisins, comme à Jury, Ghampel, Borny, Grigy, Pouilly, Magny; mais sur le terroir de Peltre même THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 41 sa situation était plus difficile, car il possédait à la fois des alleux, des censaux et des terres de meis et quartier; pour ces dernières il était sujet des seigneurs, alors que les alleux et censaux prove­ naient du démembrement de propriétés ecclésiastiques et se trou­ vaient par le fait exempts de la justice seigneuriale. Thiébaut de Heu allait se trouver associé aux nombreuses tentatives que fit Garciriat Blanchard, le co-seigneur de Peltre, pour ramener les biens de Baudouin de Laître à la condition commune des tenures du ban. L'année même où Mariate de Laître laissait à son fils la dis­ position des biens de Peltre qui lui avaient été assignés en douaire (40), Garciriat Blanchard provoqua son concitoyen, en se faisant ouvrir la maison de Baudouin et en y logeant ses chiens, afin de démontrer clairement devant une suite nombreuse, qu'il avait le droit de gîte dans les maisons de Baudouin; le Conseil des Treize donna tort à Garciriat et le condamna à payer des dommages- intérêts à Baudouin. Deux ans plus tard un nouveau procès oppo­ sait Thiébaut de Heu et Garciriat Blanchard à Baudouin au sujet de la procédure à suivre en cas de dommages champêtres. Dans ce cas encore il y eut provocation de la part des seigneurs de Peltre. En effet ces derniers avaient fait défense aux paysans de Peltre, par l'intermédiaire de leurs maires respectifs, de garder les champs et prés de Baudouin; celui-ci était venu s'en plaindre devant le Conseil des Treize où siégeait précisément Thiébaut de Heu; il demandait que les seigneurs de Peltre fissent commande­ ment exprès à leurs sujets de ne pas faire de dommages aux biens de Baudouin. Or Baudouin fut averti ce même soir que les gens de Peltre s'apprêtaient à profiter de la situation. Vers minuit, Baudouin se rendit à Peltre et y trouva deux chevaux attachés dans un de ses prés ; il les prit et les mena en sa maison de Peltre à titre de gages pour les dommages subis. Puis il se rendit dans ses champs d'avoine où il trouva le métayer de Garciriat avec seize bœufs; Baudouin voulut prendre un gage sur le métayer, mais celui-ci se défendit et fut blessé. Les seigneurs engagèrent une procédure devant le Conseil des Treize de Metz contre Baudouin. Les argu­ ments présentés de part et d'autre manifestent les inextricables difficultés qu'occasionnaient le morcellement du terroir et la com­ plexité de la condition juridique des diverses propriétés. Les seigneurs faisaient valoir que seuls leurs maires avaient le droit de détenir des gages pris pour délits champêtres et que les coups et blessures subis par le métayer relevaient de la haute 42 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) justice de Peltre. Baudouin répondait en déclarant que ses biens étaient des alleux et que lui comme ses ancêtres n'avaient jamais été justiciables de la seigneurie de Peltre, et qu'ils avaient de temps immémorial porté les gages pris sur des délinquants, soit dans leur maison de Peltre, soit à l'hôtel du doyen de Metz. Au surplus, affir- mait-il,remettre le jugement des délits champêtres commis à ses dépens à Peltre, aux maires et échevins de la localité, reviendrait à en faire juges les délinquants eux-mêmes. Quant aux coups et blessures, Baudouin rappelait que la coutume ne reconnaissait aucun droit au délinquant qui surpris nuitamment s'opposait par la force à la prise d'un gage. Le Conseil des Treize donna raison à Baudouin, sous la réserve que les terres où les délits avaient été commis n'étaient pas de meis et de quartier, c'est-à-dire ne faisaient pas partie des anciennes tenures domaniales. Déboutés sur ces points, les seigneurs firent une troisième tentative en 1323. La coutume de Peltre prévoyait qu'à la Saint- Jean les maires devaient proclamer les bans des prés, champs et vignes, c'est-à-dire qu'ils en interdisaient l'accès jusqu'à ce que la seigneurie ait donné l'autorisation de commencer la récolte. Ces bans qui se sont conservés jusqu'au XXe siècle dans les vigno­ bles du Pays Messin, avaient déjà perdu de l'importance au XIVe siècle, car de nombreux contrats d'ascensements exemptaient pré­ cisément les preneurs de l'observation de ces bans sur le terroir de Peltre; Thiébaut de Heu lui-même accorda plusieurs fois des dispenses semblables, comme l'avait fait son prédécesseur dans la seigneurie, Jacquemin de Riste. Or dans l'été de 1323, Baudouin commença la fenaison en même temps que les seigneurs qui avaient en principe le droit de le faire plusieurs jours avant leurs tenanciers. Les deux maires firent chasser les faucheurs de Bau­ douin, leur prirent un gage qui fut rendu à Baudouin en séance du Conseil des Treize. Baudouin réclama et obtint de ce Conseil des dommages-intérêts. Il convient d'observer que dans cette lutte contre un alleutier l'initiative revenait à Garciriat Blanchard plutôt qu'à Thiébaut de Heu et que les paysans de Peltre, et notamment la justice seigneu­ riale, ont saisi avec empressement l'occasion d'ennuyer un patri­ cien de Metz. Thiébaut de Heu semble s'être montré conciliant par la suite, comme il apparaît en deux circonstances. Les pourceaux de sa métairie ayant causé du dommage sur les terres de Bau­ douin, il accepta de les voir gagés par ce dernier et lui fit porter des chaudrons, pelles et pots contre lesquels gages Baudouin ac­ cepta de relâcher le bétail. Dans une autre occasion, Thiébaut ré- THIÉBAUT DE HEU, GIT AIN DE METZ (1265-1330) 43 gla directement avec Baudouin une affaire de dommage. Vers 1337 la lutte devait reprendre entre Baudouin et les seigneurs de Peltre; elle ne se termina que par le mariage d'une fille de Bau­ douin avec Aubert Blanchard, fils de Garciriat. Ces menus faits divers et délits champêtres n'ont d'autre in­ térêt que de faire saisir sur le vif les procédés des bourgeois de­ venus seigneurs ruraux envers d'autres bourgeois. Il apparaît que la nouvelle couche seigneuriale était âprement attachée à la dé­ fense des droits féodaux et domaniaux et qu'elle les utilisait pour arrondir ses domaines.

V

Les dernières années de Thiébaut de Heu et le règlement de sa succession

La Guerre des Quatre Seigneurs et la révolte communale de 1326-1327 marquèrent une coupure sensible dans les activités ur­ baines. A consulter les archives, on est frappé de voir combien peu de documents sont conservés pour la période correspondante. Même après le rétablissement de la paix en 1327 les affaires ne re­ prirent que lentement. L'activité de Thiébaut de Heu se trouva ralentie pour ces raisons; il devait également sentir le poids de l'âge (41). Après 1325, il ne fit que des acquisitions foncières in­ signifiantes; par contre il donna divers immeubles à cens perpé­ tuel; sur dix contrats de ce genre qui nous sont parvenus, cinq se situent entre 1328 et 1330, il renonça même en 1328 à un cens dû par un paysan de Malroy, sans doute en raison des destructions causées par la guerre. Cette même année, il abandonna ses droits sur une maison, sise à Metz en Saint-Martinrue, pour n'avoir pas à payer les arrérages de cens. Entre temps, il s'était trouvé en difficultés avec l'abbaye de Saint-Symphorien au sujet d'une vi­ gne de , sur laquelle il refusait de payer une redevance. Cette vigne était venue à sa femme à la mort de dame Poince de la Cour vers 1323; dès avant l'été 1324 Thiébaut était poursuivi devant la justice du ban Saint-Symphorien de Plappeville, mais

s 44 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330)

il refusa toujours d'en reconnaître la compétence et partant de payer la redevance. Il fallut attendre 1334 pour voir le maître- échevin de Metz régler l'affaire avec Jean de Heu (42). Dès avant la guerre de 1324 il avait recueilli divers héritages du chef de sa femme. Sa belle-mère, dame Poince de la Cour, était décédée vers 1322, sans doute le 12 juin de cette année. Selon l'usage messin on avait alors partagé ses biens propres ainsi que ceux qu'elle tenait à titre de douaire depuis la mort de son mari, Nicole de la Cour. Cette succession importante ne fut partagée qu'en trois lots, car les autres enfants de Nicole et de Poince étaient entrés dans les ordres. Le partage ne nous étant pas par­ venu, nous en sommes réduits à des indications sporadiques, gla­ nées dans d'autres documents pour apprécier la part de la femme de Thiébaut. Comme domaines importants elle reçut certainement la seigneurie de Lorry-les-Metz et de Vigneulles, et probablement les biens d'Argancy, Olgy et de Crépy qui appartenaient à la fa­ mille de la Cour; à Metz elle hérita de deux maisons, de nom­ breux cens ainsi que de terres dans la banlieue, avec des rentes foncières importantes et des terres éparses dans le plat pays. Les nombreuses et importantes créances que Nicole et Poince de la Cour avaient sur les princes lorrains passèrent par contre, à titre de meubles, entre les mains de Jean de la Cour (43). A cet héri­ tage s'ajouta celui de deux sœurs de Nicole, décédées sans héri­ tiers directs; mais le grand nombre d'héritiers ne permit d'attri­ buer à chacun qu'une part modeste dans des biens au demeurant peu importants. La femme de Thiébaut le précéda dans la tombe; elle fit son testament le 3 avril 1330 et mourut le lendemain. Son mari était désigné comme exécuteur testamentaire et devait, à ce titre, dis­ poser de tous ses biens meubles selon les indications qu'elle lui avait données verbalement. C'est sans doute pour répondre à un désir de sa femme, sans qu'elle eût à violer la législation messine sur ce point, qu'il s'occupa aussitôt d'assurer des ressources à son beau-frère, dom Aubert de la Cour; ce dernier était entré au monastère cistercien de Villers-Bettnach pour en sortir dans des conditions que nous ignorons. Avec Jean de la Cour et Pierre de Heu, Thiébaut constitua au moine une rente de 110 livres messi­ nes, acquise à l'hôpital Saint-Nicolas. Cet établissement dont les ressources considérables étaient parfois mises à la disposition du trésor communal, avait été obligé de supporter une partie des frais, occasionnés par les guerres récentes. THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) 45

Thiébaut lui-même estima le moment venu de régler les affai­ res qu'il traitait avec la cour de Lorraine. Outre les rentes fieffées, constituées à son profit, il détenait des créances anciennes, rache­ tées sans doute à d'autres financiers, et des arrérages lui étaient dus, sans parler des obligations, contractées envers lui-même. Il se rendit à Nancy avec quelques patriciens messins et par un acte, rédigé en l'église Saint-Epvre de cette ville, il renonça à toutes ses créances pour la somme forfaitaire de 2.500 livres tournois, paya­ bles en plusieurs termes ; il ne réservait que les rentes fieffées (44). Il est fort probable que Thiébaut entendait prévenir les difficultés qu'en raison de la législation canonique contre l'usure, la duches­ se douairière de Lorraine n'aurait pas manqué de soulever contre les héritiers du patricien. La semaine suivante Thiébaut fît son testament. Il mourut le 14 septembre 1330 et fut inhumé, comme beaucoup de patri­ ciens, au cloître des Frères Prêcheurs près de la fontaine, sous une dalle de cuivre. Son épithaphe a été conservée par la chroni­ que familiale, en une langue quelque peu remaniée (44) : Gy gist Ly sires Thiébaud de Heu amant et eschevin de Mets qui mourut le jour de lexaltation saincte croix l'an mil IIIc et XXX. Priey Dieu pour luy. Le règlement de la succession de Thiébaut dura plus de deux ans. Selon la coutume messine Thiébaut n'avait pu disposer par testament que de ses meubles; ses héritiers des deux lits devaient partager entre eux ses propres et ceux de leur mère. Le testament de Thiébaut de Heu est l'un des documents les plus curieux de ce type qui nous soit parvenu. Voici l'analyse de ce document:

LEGS DU TESTAMENT DE THIEBAUT DE HEU 1) Legs fait à Perrin, Colignon, Willaume et Roger, fils de Thiébaut. Créances et Rentes

Montant de la dette Débiteur GAGE

1.000 lb.mt. Simon de Taney Rente de 27 lb.mt. due par Simonin de Moielain sur sa seigneurie de Vil- lers-FOrme. 600 lb.mt. Jennat Zondac Rente de 34 lb.mt. due par Philippin Haike sur sa seigneurie à Vaux, Jussy, Sainte-Ruffine et Rozérieul- les. 46 THIEBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330)

Montant de la dette Débiteur GAGE

240 lb.mt. id. Rente de 6 lb.mt. 16 s.mt. par le mê­ me sur ces biens. 200 lb.mt. id. id. 200 lb.mt. id. Rente de 61b. 4 s.mt, par le même sur ces biens. 400 lb.mt. Simon de Taney Rente de 10 lb.mt. par le même sur doublés ces biens.. . ~ 200 lb.mt. id. Rente de 51b.mt. par le même sur ces biens. 300 lb.mt. id. Renie de 9 lb. 7 s. mt. due par Henri Le Gronnais sur la seigneurie de Grò sy eux. 200 lb.mt. Jean Rente de 51b. mt, due par Jean Martel, de Strasbourg frère de Henri Le Gronnais, sur Grosyeux. Cette rente avait été ac­ quises par Jacquemin Jallée dont les exécuteurs testamentaires l'ont vendue à Thiébaut. 500 lb.mt. Simon de Taney Moitié d'une dette de 1.000 lb. pour laquelle est donnée en gage une ren­ te de 30 lb.mt. due par Colignon Paillât sur une grande maison au Champ-à-Seille et sur la moitié de la seigneurie de Méy. 4.000 lb.mt. Jean et Robert Seigneurie d'Enneuy et dépendances, d'Ennery sauf les dons déjà faits à des tiers. 300 lb.mt. Poincignon Moitié de l'avouerie d'Argancy, AJI- le Vaudois tilly et Olgy; dette contractée en­ vers Perrin Anchier dont les exé­ cuteurs testamentaires l'acquittent à Thiébaut. 200 lb.mt. id. La moitié du bief de la Moselle dit Encrefosse, et l'avouerie de Malroy avec d'autres bien dans ce lieu. Créance de Perrin Anchier cédée à Thiébaut par les exécuteurs testa­ mentaires de Perrin. 500 lb.mt. 500 lb.mt. 4.000 lb.mt. Poincignon Seigneurie de Malroy. et Jean de Volmerange

Rente de 28 lb.mt. rachetée à Jacquemin Aixiet, due sur la seigneurie de Malroy. Rente de 4 Rxt. rachetée à Boucquin Chielairon, due sur la seigneurie de Buy. THIÉBAUT DE HEU, GIT AIN DE METZ (1265-1330) 47

Rente de 11 lb. mt, rachetée à Jean de la Cour, due sur la seigneurie de Buy.

2. Autres legs: a) 600 lb. à Gontesse et Isabelle pour les doter, quand elles se ma­ rieront, à condition qu'elles épousent des Messins. Si l'une d'elles meurt avant d'être mariée, la somme répartie entre les autres enfants de dame Alix, sauf Jeannette, religieuse au Petit-Glairvaux. b) 1.000 lb.t. pour donner pour le repos de son âme, la répartition en étant laissée au soins des exécuteurs testamentaires. c) Le reste de ses biens meubles doit être distribué entre les dix enfants qu'il a de dame Alix de la Cour; Jeannette est donc exclue.

3. Exécuteurs: Sont nommés « mainbours » du testament et des enfants mineurs, c'est-à-dire exécuteurs testamentaires et tuteurs de Jean, Roger, Com­ tesse et Isabelle, les deux fils aînés, Perrin et Colignon avec leur sœur Poincette, femme de Forquignon le de Jurue autorisée par son mari.

4. Témoins. La coutume exigeait la présence de deux témoins qui ne fussent pas apparentés au testateur; ce furent Henri Le Gronnais, fils de feu sire Nicole Le Gronnais, et Stévenin de Bruville, notaire de la cour de l'archidiacre de Vic-sur-Seille.

Le testament était déposé dans l'arche de Thiébaut Wiel, aman de la paroisse Saint-Victor. La mauvaise copie par laquelle nous connaissons ce testa­ ment n'a peut-être retenu que les legs destinés aux enfants de Thiébaut et d'Alix de la Cour; comme cependant la forme paraît cohérente et que les clauses finales, notamment dans la désigna­ tion des exécuteurs testamentaires il n'est pas fait mention d'en­ fants du premier lit, il est fort possible que Thiébaut les ait ex­ clus du partage de ses meubles, La plupart des dispositions ont pour but de sauver une par­ tie importante du complexe de propriétés foncières, acquises par Thiébaut, en évitant une trop grande dispersion. Dans cet esprit il usa du procédé, auquel se prêtait la coutume messine, en consi­ dérant les engagères comme des biens meubles; toutes ses enga- gères furent léguées à quatre fils, Perrin, Colignon, Roger et Willaume, le jeune chanoine de la cathédrale étant exclu; il 48 THIÉBÀUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330)

s'agissait des seigneuries de Vaux et dépendances, de Malroy, d7Argancy et dépendances, d'Ennery et dépendances, de Villers- l'Orme et de Méy. Malroy et Ennery avaient fait l'objet d'une cession par leurs anciens propriétaires, mais Thiébaut de Heu entendait néanmoins garder à ces biens le caractère d'une enga- gère. Quant aux acquêts faits à Buy et dans les dépendances de cette seigneurie, il suffisait de léguer aux quatre fils avantagés les rentes qu'il avait lui-même rachetées pour leur permettre éventuellement de faire valoir ces titres de Buy. La partie la plus importante des biens fonciers de Thiébaut ne tombait donc pas dans la masse sur laquelle, sans compter le chanoine et la reli­ gieuse, treize enfants faisaient valoir leurs droits. Les deux filles encore mineures se virent attribuer chacune 300 lb.t. que leur frère Perrin devait gérer jusqu'à leur mariage. Une condition cependant était posée à la délivrance de ce legs; ces filles devaient épouser un « homme qui soit en la cité et manans de Mets». Il n'est sans doute pas indiqué de voir dans cette clause inattendue l'expression d'un loyalisme messin ou d'un ressentiment de Thiébaut envers ses gendres luxembour­ geois. Il est plus vraisemblable que le patricien voulait éviter que ses filles fussent demandées en mariage par des seigneurs du plat qui auraient vu dans cette alliance un moyen de reconstituer leurs domaines. Les 1.000 livres, léguées pour donations et fondations pieu­ ses, devaient être distribuées par les exécuteurs testamentaires; ce type de clause se retrouve dans nombre de testaments du XIVe siècle. Nous savons que des fondations furent faites au Petit- Olairvaux et à la paroisse Saint-Martin-en-Curtis ; il y en eut probablement une chez les Frères Prêcheurs; le nom de Thiébaut figure également au nécrologe de l'Hôpital Saint-Nicolas (44 bis). L'exécution du testament ne semble pas avoir soulevé de difficultés majeures. Les autorités ecclésiastiques ne firent pas intervenir la législation contre l'usure, et, plus heureux que le financier Thiébaut Le Maire, le patricien ne fut pas troublé dans son dernier sommeil par des procédures posthumes. Les enfants du premier lit contestèrent cependant l'attribution de Malroy aux quatre fils de Thiébaut; l'acte de vente de la seigneurie qui avait suivi à 24 heures d'intervalle l'acte d'engagère était, il est vrai, déposé dans une arche messine. Mais Ancel l'aman, chargé de rapporter cette contestation devant le Conseil des Treize, refusa de faire l'enquête ou d'en donner les résultats et Perrin de Heu thiébaut de heu/gitain de metz (1265-1330) 49 ainsi que ses frères se déclarèrent prêts à porter le différend de­ vant le suzerain du fief de Malroy, c'est-à-dire le comte de Lu­ xembourg, leur débiteur. Les fils de Thiébaut semblent avoir eu gain de cause, puisque Malroy resta à l'un d'eux. Le partage de la succession se révéla laborieux. Il fallut en effet déterminer la part respective des enfants des deux lits. Chaque groupe se vit d'abord attribuer globalement ce qui lui revenait, c'est-à-dire les propres de la mère et une part dans ceux du père; l'acte fut sans doute établi le 9 janvier 1331 n.s. Après le procès dont il a été question plus haut les répartitions se pour­ suivirent. Le 13 février 1332 n.s. les enfants du premier lit procé­ dèrent à la division de leur lot. Pour les enfants du second lit l'affaire fut réglée en trois étapes. Les filles mariées reçurent d'abord leur part, les autres enfants obtenant le reste. Puis un second partage précisa les lots de Jean de Heu et de ses deux sœurs encore mineures; enfin les quatre fils se répartirent les fiefs, censaux, alleux et engagères que le testament de leur père et les partages successifs leur avaient attribués globalement. Pour les fiefs la coutume messine reconnaissait le droit d'aînesse, mais sous une forme modérée; Pierre de Heu reçut à ce titre la tour du château de Buy. De tous ces documents un seul nous est parvenu, l'acte dé­ terminant les parts de Jean, Confesse et Isabelle. Or à l'exception du droit d'aînesse reconnu pour les fiefs et d'ailleurs très réduit, la coutume messine exigeait le partage par lots égaux pour tous les enfants d'un même lit. Il est possible d'évaluer les parts attri­ buées à Jean, Confesse et Isabelle; elles sont constituées d'abord de rentes en argent qui s'élèvent pour Contesse à 13 lb. 1 s. 7 d., pour Isabelle à 13 lb. 8 s. 4 d.; Jean reçoit des rentes en argent, 8 lb. 2 s. 4 d., et des rentes en vin, chargées elles-mêmes de cer­ taines redevances, si bien que sa part doit être à peu près équiva­ lente à celles de ses sœurs. Pour les immeubles Contesse paraît avantagée, puisqu'elle reçoit la part de seigneurie à Lorry-lès-Metz qui appartenait à sa grand'mère Poince de la Cour, en plus de terres et d'une maison à Metz. Mais la seigneurie de Lorry ne devait pas être très importante et l'on peut estimer que les 7 jour­ naux de vigne, d'une valeur marchande de 175 lb.mt. environ et le loyer de 6 lb. dû pour une maison à Metz, représentaient dans la part de Jean l'équivalent de la seigneurie de Lorry dans celle de Contesse. Dans le lot d'Isabelle les propriétés foncières ne peu­ vent être évaluées exactement, puisque nous n'en connaissons pas la superficie. On ne sera pas loin de la vérité en estimant que 50 THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) chacune de ces parts pouvait donner un revenu annuel d'environ 25 livres messines ou 30 au plus, ce qui capitalisé au taux de 5 %, habituellement en usage pour les placements fonciers, donnerait une valeur d'environ 500 à 600 livres messines, soit 1.000 à 1.200 livres tournois. En supposant que les dix enfants du second lit, admis au partage aient eu tous des parts semblables, cette partie de la fortune de Thiébaut pourrait être évaluée à 10.000 ou 12.000 livres tournois. Les quatre fils auxquels avaient été attribués les engagères se trouvaient donc nettement avantagés, comme leur père l'avait souhaité. Nous ne savons exactement dans quelles conditions ils se répartirent ce legs ainsi que l'héritage qui leur avait été attribué globalement. Ils semblent en tous cas avoir fait bloc contre les autres héritiers, car il ne paraît pas que les groupes les plus im­ portants de biens fonciers aient été entamés sérieusement au bé­ néfice des filles déjà mariées.

Conclusion

Si Thiébaut de Heu connut une réussite éclatante dans son ascension sociale, son exemple n'est pas unique à l'époque. Sans doute la précieuse source que sont les rouleaux de prises de ban nous fait à peu près complètement défaut pour les années 1298 à 1335. Mais les archives messines sont assez riches pour per­ mettre de suivre d'autres destinées analogues; toutefois bien des fortunes manquèrent de stabilité; celle d'Arnoul Aixiet ne fut pas conservée par ses descendants, pas plus que celle de Burthi- gnon Paillât, le créancier du duc Ferry III de Lorraine. Après la mort de Jean de la Cour, le beau-frère de Thiébaut de Heu, le nom de ce puissant lignage est rarement mentionné dans les tex­ tes. Mais il restait les Baudoche, les Raigecourt, les Gronnais pour maintenir, avec les Hungre des traditions remontant à la pre­ mière moitié du XIIIe siècle. A côté de ces anciens lignages les de Heu faisaient figure d'hommes nouveaux; cependant malgré leur fortune considérable, ils ne semblent avoir joué dans la politique de la ville qu'un rôle secondaire jusqu'au XVe siècle. L'exemple de ces immigrés hutois montre en tout cas qu'il n'était pas facile de forcer l'entrée de l'oligarchie patricienne; comme c'était déjà le cas pour les pode­ rosi étrangers de Macon au XIe siècle (45), ils n'y parvinrent THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 51 qu'en épousant des filles de patriciens. D'ailleurs parmi les nom­ breux Hutois, installés à Metz, un seul réussit à se hausser au niveau des vieilles familles de paraige. Si nous possédions plus de documents pour les Xe et XIe siècles, on observerait sans doute la même chose dans les cités anciennes en voie de renaissance. L'orientation que ce descendant de marchand hutois donne à ses activités économiques est très significative. Il adopte les pratiques déjà anciennes sur lesquelles le patriciat messin avait fondé sa richesse et sa puissance: Vente de denrées alimentaires, fournitures et prêts aux cours princières, recours habituel au mort-gage et placements fonciers importants. Ces traits dont cer­ tains apparaissent déjà au XIIe siècle se marquent avec plus de netteté depuis le début du XIIIe. Mais, dans ses acquisitions fon­ cières, Thiébaut de Heu usa du mort-gage et d'autres modes de placement avec une souplesse et une efficacité inégalée jusqu'a­ lors. Il convient de faire, dans cette réussite, la part de la conjonc­ ture; mais il faut bien reconnaître à Thiébaut une habileté et un esprit d'organisation que ses contemporains ne semblent pas avoir possédés au même degré. Avec lui s'affirme, dans l'histoire sociale du patriciat messin, un nouveau type de seigneur rural dont certains signes annon­ çaient depuis deux générations le prochain avènement. Tout en gardant les formes extérieures de la seigneurie féodale, il les utili­ se dans un esprit mercantile, assez étranger au premier âge féo­ dal. Tout est en effet orienté vers de lointaines perspectives de remembrement des seigneuries morcelées. Les droits seigneuriaux n'ont parfois que l'intérêt de lui laisser la facilité d'organiser plus rationnellement ses exploitations, notamment ses bergeries. Il lui est assez indifférent que les anciens bans des vignes ou des mois­ sons soient observés; car, si jadis le seigneur féodal avait intérêt à jeter ses denrées sur le marché avant les paysans, le marchand avisé qu'est Thiébaut de Heu sait que les cours les plus élevés sont atteints à la fin du printemps pour les céréales et que le caractère aléatoire de la viticulture lorraine assure des profits à celui qui peut conserver le vin jusqu'aux années suivantes. Dans le même esprit les « droitures » seigneuriales et les cens fonciers, sans être négligeables, ont surtout l'intérêt de représenter une sor­ te d'hypothèque sur les fonds paysans et de permettre, aux dépens des débit-rentiers défaillants, d'avantageux remembrements de la propriété seigneuriale. La terre est devenue une marchandise dont on escompte le rendement. Loin de devenir rentiers du sol, Thié­ baut de Heu et d'autres grands propriétaires bourgeois, entendent 52 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330) accroître leurs biens fonds et les exploiter en vue du commerce des denrées agricoles. Ce type a certainement existé ailleurs. La fortune édifiée par Thiébaut de Heu fut conservée par ses descendants pendant près de deux siècles et demi; fait rare, la fa­ mille resta, dans l'oligarchie patricienne, la plus riche en biens fonciers. Elle oublia ses origines marchandes pour s'attribuer une ascendance noble; la tradition familiale conserva le souvenir de Thiébaut et de sa richesse (46). Il fallut les bouleversements du XVIe siècle pour obliger ses derniers descendants à quitter Metz; peu après la fortune fut dispersée et le nom même disparut. THIÉBAUT DE HEU, GITAIN DE METZ (1265-1330) 53

NOTES Le présent article comportant un catalogue des actes de Thiébaut de Heu, les références ont été réduites à quelques notes complémentaires.

Abréviations utilisées au cours de cette étude: A.S.H.A.L.: Annuaire de la Société d'Histoire et dArchéologie de la Lor­ raine]'(Metz). H.M.B.: Histoire de Metz, par des religieux bénédictins, t. III, nreu- ves, Metz, 1775. J.G.L.G.: Jahrbuch der Gesellschaft für lothringische Geschichte und Altertumskunde (Metz). M.B.R.: K. Wichmann, Die Metzer Bannrollen des dreizehnten Jahr­ hunderts, Leipzig-Metz, 1908-1914, 4 vol. M.M.: Département ou Archives départementales de Meurthe-et-Mo­ selle. Mos: Département ou Archives départementales de la Moselle. La principale source de cette étude est le fonds d'archives de la famille de Heu entré, avec le chartrier du château luxembourgeois de Glervaux, aux archives départementales de la Moselle où il forme la série 7 F. Le cartulaire, composé pour Willuame de Heu, vers 1350-1370 (Mos. 7 F 43), sera cité sous Cartulaire de Heu. Quelques documents, détournés de ce onds, se trouvent à la Bibliothèque Nationale, nouvelles acquisitions françaises 22.037. Le Trésor des Chartes de Lorraine, par­ tagé entre la Collection de Lorraine à la B.N., et les Archives départemen­ tales de Nancy, a fourni quelques pièces. Le recueil, conservé à la Bibliothèque Royale de Bruxelles, fonds Goethals, ms. 1327, contient des copies ou extraits de documents, des généalogies et chroniques de la famille de Heu; nous préférons le citer sous Chronique de Heu, pour le distinguer du manuscrit n° 5028 de la Bibliothèque de l'Arsenal qui est la Généalogie de Heu. 2) La famille a déjà fait l'objet de recherches; le meilleur article est celui de E. Muesebeck, « Beiträge zur Geschichte der Metzer Patrizier­ familie de Heu», J.G.L.G., XVII-2, p. 97-128. Les archives de la famille ont été étudiées au point de vue paléographique et diplomatique par F. Ginsberg, «Die Privatkanzlei der Metzer Patrizerfamilie de Heu», J.G.L.G., XXVI (1914), p. 1-115, avec nombreuses reproductions de docu^ ments. 3) L'histoire de Huy a été renouvelée par M. André Joris auquel l'auteur du présent article dit sa gratitude pour les renseignements qu'il a bien voulu lui fournir. Voir notamment: Recherches sur le patriciat urbain de Huy au moyen âge, Huy, 1950 (Extrait des Annales du Cercle hutois des Sciences et Beaux-Arts). — «Les origines commerciales du patriciat hutois et la charte de 1066 », La Nouvelle Clio, t. III, (1951), p. 172-193. L'économie hutoise est replacée dans les grands courants d'échanges par l'importante étude de M. H. Ammann, « Huy an der Maas in der mittelalterlichen Wirtschaft», Städteivesen und Bürgertum als geschi­ chtliche Kräfte. Gedächtnisschrift für Fritz Rörig, Lübeck, 1953, p. 377-399. 54 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DE METZ (1265-1330)

4) Mos., H 1335 (Cartulaire de l'abbaye Saint-Symphorien), p. 58-59; charte de 1311, concernant une acquisition de cens, faite par l'abaye du Val Notre-Dame, en remploi d'une vente de biens fonciers.

5) Le diplôme de Frédéric II est édité par G. WOLFRAM, dans J.G.L.G., I (1889), p. 160; la notification de la sentence par les échevins de Metz dans P. MENDEL, Les atours de la ville de Metz, Metz, 1932, p. 404-405. Le jugement est motivé comme suit: « ... (homines de Hoyo et quidam alii)... licet haberent in urbe mettensi domos, nichilominus debitores essent thelonei, cum in eadem civitate nec ignem nec fumum facerent, nec eorum uxores et familie ibidem meurent, nec ipsi in eadem civitate sicut alii facerent excubias». 6) Acta Sanctorum, Janvier I, p. 878 {Vie de sainte Yvette de Huy). 7) Chronique de Heu, f° 41 r°- Testament de Gérard de Heu. du 17 oc­ tobre 1300, arche Saint-Jacques. 8) Les gardes des foires de Champagne, ayant requis le paiement d'une dette du duc de Lorraine envers Irois marchands de Huy, Jean de Montroyal, Gautier d'Andelle et Domision de Han, cette dette est acquittée par le drapier Evrard, de Saint-Nicolas-de-Port. Arch. dép Meuse, B 256, f° 208 r°. 9) Chronique de Heu, f° 52 r°, acte de la fin de décembre 1322, par lequel Jean, fils de Jennat de Heu et neveu de Gilles le Bel, du Quar- teau, vend tous les cens qu'on lui doit dans la ville de Huy.

10) Ch. E. PERRIN. ((Le droit de bourgeoisie et l'immigration rurale à Metz au XIIP siècle» A.S.HA.L., XXX (1921), p. 587 A. 11) M.B.R., II, p. 214. 12) H.M.B., III, p. 201. 13) M.B.R., III, p. 213. 14) Chronique de Heu, f° 41 r°.

15) [Ch.] E. PERRIN, art. cit., p. 602. 16) La maison de Roger de Heu se trouvait (derrière l'hôpital Saint- Nicolas» et «à côté de la halle des tanneurs», donc entre la rue de la Fontaine et le Champ-à-Seille, alors que l'hôtel de Thiébaut de Heu est situé sur l'autre côté de la rue. Voir acte de 1277, Mos. H. 4.200. 17) Chronique de Heu, f° 43 r°.

18) Sur les affaires de cette famille, voir J. SCHNEIDER, La ville de Metz, p. 530 et s.

19) Ibidem, p. 191-192. 20) Analyse d'un acte dans Bibl. Mun. Nancy, m. 177, p. 604; quatre transcrits d'arche: Arch. Hôpital Saint-Nicolas, A 52; Arch. Corn. Metz, AA 54; Moselle, 7 F 47 THIEBAUT DE HËÛ, CITAIN DË METZ (1265-1330) 55

21) Aux listes publiées dans J. SCHNEIDER, La ville de Metz, p. 522-524, il convient d'ajouter celles de 1302 et 1308, conservées dans B.N., latin 10 023, f° 149 r°, 151 r°.

22) J. SCHNEIDER, La ville de Metz, p. 270 et 464-471. 23) A la première date Thiébaut déclare n'avoir pas de sceau, tandis qu'il scelle un acte à la seconde date. 24) Simon de Taney (Gros-Tenquin) est souvent cité dans les documents analysés à la suite du présent article, comme valet de Thiébaut. On connaît son clerc Stévenin, Cartulaire de Heu, f° 116 r° et f° 194.

25) Général comte de MITRY, Généalogie de la Maison de Mifry, Moulins, 1930, 1927, analyse de nombreux documents messins; sur François de Métry, voir t. I, p. 58, t. II, p. 17-18. 26) Cette famille forme l'une des branches du paraige de Jurue; l'ascen­ dance de Rémion Bertrand, gendre de Thiébaut, est donnée dans • M.B.R., III, p. 249; sa parenté proche est mentionnée dans un acte de 1336, Moselle H 681 bis, p. 148-149. 27) Voir M.B.R., III, p. 212. 28) Mos., 7 F 633, (juillet 1294). 29) M.B.R., III, p. 418; Poince Troiesin était devenu homme lige du comte Thiébaut de Bar dont il avait repris l'eau de Malroy, B.N., fr. 11 853, f° 192 v°. 30) Cartulaire de Heu, f° 132 v°. 31) Chronique de Heu, f° 60 v°. 32) Moselle, 7 F 50. 33) Les superficies sont données par les actes d'acquisitions de Thiébaut de Heu, sauf pour Buy-Argancy où l'héritage de Colignon, fils de Thiébaut, est connu par un partage de succession de 1350, Mos. 7 F (ancien Clervaux, ,n° 290 b.). 34) Mentionnée dans le document n° 111. 35) Moselle 7 F 725. 36) D'après les affirmations de Baudouin au procès de 1321 analysé plus loin. 37) L'abbaye de Sainte-Glossinde possédait au ban de Peltre une mairie dont dépendaient 9 quartiers de terre d'après diverses listes de re­ devances conservées dans Moselle, 7 F 725. 38) Ce partage ne mentionne pas par quelle voie les deux patriciens ont acquis cette seigneurie de Peltre, Mos. 7 F 725. 39) M.BJI., III, p. 9 et 224. 40) Moselle, 7 F 725, acte de mai 1321, cité avec d'autres pièces dans un rouleau d'enquête. 56 THIÉBAUT DE HEU, CITAIN DÉ METZ (1265-1030)

41) La Généalogie de Heu, f° 39 r°, lui donne 85 ans à sa mort, mais d'après les documents il semble difficile d'estimer son âge à plus de 65 ou 70 ans au plus. 42) Texte du jugement dans Moselle, H 1587. 43) Jean de la Cour continue notamment les affaires de sa famille dans le comté de Bar où il contrôle avec deux autres patriciens les forges de la vallée de l'Orne, voir J. SCHNEIDER, La ville de Metz, p. 350. 44) Chronique de Heu, f° 14 r°.

44 bis) Pour le Petit-Glairvaux, voir i'cbituaire publiée par G. THIRIOT dans A.S.H.AL., 1927, p. 273. Au nécrologe de Saint-Nicolas (Archives hospitalières, H 476, f0 4 r°) se trouve cette mention: « Si prierons pour le signour Thiebault de Heu et pour sa femme et especialment pour le signour Piere de Heu, lour filz, que ait recuvert les poures malades de sceans de nueves contres».

e 45) G. DUBY, La société aux XI et XXE siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, p. 341. 46) La Généalogie de Heu comme la Chronique de Heu rattachent la fa­ mille à la noblesse du pays de Liège; cette tradition se rencontre également dans les chroniques liégeoises qui sont d'ailleurs citées dans la Chronique de Heu, f° 67 v°, 68 v°. Il suffit de se reporter au Miroir des Nobles de, Hesbaye de Jean de Hemricourt, édité par G. DE BORMAN, BORMANS et E. PONCELET, Bruxelles, 1910-1932, t. I, p. 401 et s., t. II, p. 141, 153 pour se rendre compte que l'arbre généalogique, donné par les chroniques familiales des de Heu, est erroné.