Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz n° 69 OCTOBRE-DÉCEMBRE 2000

Table des Matières

BARON PAUL HALTER : Editorial...... 3

YANNIS THANASSEKOS : Singularité exemplaire et universalité de la Shoah...... 5

VALÉRIE-BARBARA ROSOUX : Mémoire et résolution des conflits : La nécessaire reconnaissance des victimes...... 15

JEAN-CLAUDE METRAUX : Aux temps de la survie, le droit au silence...... 43

FRANCK SCHWAB : Le déporté face aux élèves ou de l’intérêt pédagogique d’un certain type de témoignage dans l’enseignement de l’histoire au collège...... 51

MILENA SANTERINI : Auschwitz à l’école : mémoire et projets éducatifs...... 59

Poésie : MARIE LIPSTADT-PINHAS : A mes libérateurs...... 71

Informations : ...... 75 - In Memoriam : Simon Lubitz - Voyage d’étude à Auschwitz-Birkenau - Concours de dissertation - Séminaires 2001 - Cahier international - Appel aux rescapés - Site internet - Legs et donations

Dernières acquisitions et comptes-rendus...... 83

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N°69 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2000

BARON PAUL HALTER Président de la Fondation Auschwitz

Editorial

Les contributions de ce 69ème numéro de post-traumatique. Analysant les consé- notre Bulletin trimestriel poursuivent essen- quences psychologiques du deuil vécu en tiellement les réflexions déjà largement enta- situations extrêmes, l’auteur développe le mées dans nos dernières parutions. concept de «deuil congelé». Celui-ci se carac- térise par une phase de fermeture indispen- L’article de notre Directeur, Yannis sable, préalable nécessaire au retour, si Thanassekos, aborde le débat passionné et possible, du plaisir de vivre. passionnant de la question de la «singularité exemplaire» ou de l’«universalité» de la Shoah. Franck Schwab, Professeur d’histoire-géo- C’est une question qui ne cesse de préoccuper graphie, renouvelle aussi sa contribution à aussi bien les survivants que les héritiers de la notre précédente livraison en répondant à mémoire qui militent pour la préservation et deux questions essentielles : pourquoi faire la conservation de la mémoire des crimes et spécialement appel, en milieu scolaire, à des génocides nazis. C’est une question complexe déportés et pas à d’autres acteurs témoins de qui renvoie aux représentations du passé aussi conflits plus récents ? Et quelle dimension bien par l’histoire comme discipline que par la particulière apporte le témoin des crimes et mémoire comme rapport vivant au passé. génocides nazis à l’enseignement de l’his- Nous avons le plaisir d’accueillir dans ce toire ? numéro la contribution de Valérie-Barbara Rosoux, candidate au Prix de la Fondation Milena Santerini, dans la foulée, nous expo- Auschwitz pour l’année académique 1998- se le fruit d’expériences pédagogiques menées 1999. Son étude nous fait voir, avec beaucoup en Italie s’agissant de la problématique de la de rigueur mais aussi de sensibilité, les dif- transmission de la mémoire d’Auschwitz ficiles et complexes problèmes que posent la en milieu scolaire. Les divers projets péda- gestion et les usages de la mémoire dans la gogiques et éducatifs expérimentés permet- résolution des conflits. Nous ne pouvons tent en effet de délimiter les paramètres et les que nous féliciter de cette contribution qui résultats possibles des actions éducatives élargit les horizons et donc les perspectives menées. Mais avant tout, pourquoi enseigner pour l’avenir. Auschwitz à l’école ? Quelle histoire pour quelle mémoire ? Comment aborder à l’éco- De son côté, Jean-Claude Métraux, pédo- le les notions et termes de sacralisation, psychiatre, explore les limites de l’approche d’historicisation, de banalisation ? Ou enco- clinique des personnes en situation de stress re la question du mal radical ?

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YANNIS THANASSEKOS Directeur de la Fondation Auschwitz

Singularité exemplaire et universalité de la Shoah

Du 25 au 28 novembre 1998, le Forum de l’IFRAS, l’Institut Gœthe de Nancy et la Fondation Auschwitz, tenaient à Nancy un important col- loque sur le thème. «Histoire, mémoire et éthique : comment trans- mettre ?». Les nombreux orateurs invités1 abordèrent le sujet sous plusieurs angles, variés et spécifiques, notamment du point de vue pédagogique. L’une des questions soumises à discussion était celle, épineuse, de la «sin- gularité exemplaire» de la Shoah. Evidemment, depuis lors, les réflexions autour de cette thématique n’ont pas manqué de connaître de nouveaux développements et, bien que la virulence des polémiques de jadis semble s’émousser, rien n’indique, à l’heure qu’il est, que ce débat est en passe de trouver une issue. Il resurgit régulièrement à l’occasion de nombreuses autres controverses qui lui sont connexes, comme celles autour de l’his- toricisation, des limites de nos représentations et des places respectives de l’historien, du juge et du citoyen. Il est vrai par conséquent que la repri- se de cette discussion mériterait ici une certaine actualisation en intégrant des éléments plus récents - ainsi que certains déplacements du centre de gravité du débat -, mais, faute de temps, je me suis résolu à publier sans modifications ni ajouts ma contribution d’alors.

1 Entre autres Heinz WISMANN, Denise MENDEZ, Meir WAINTRATER, Rony BRAUMAN, Emma SCHNUR, Eyal SIVAN, Véronique NAHOUM-GRAPPE, Jean-Pierre FAYE, Jacques WALTER et Josette ZARKA.

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La question de la singularité exemplaire ou qu’elle constitue, dans l’ordre précis de son de l’universalité de la Shoah, occupe, depuis discours, une donnée qui ne fait appel à une bonne trentaine d’années maintenant, le aucune démonstration - les problèmes épis- centre d’un débat récurrent soulevant, au témologiques de l’histoire se situent réso- gré de publications et de prises de positions, lument ailleurs2 -, s’agissant de la Shoah, des passions inouïes, des polémiques et des cette même singularité devient, de façon controverses sans fin. Sa persistance est, vraiment étrange, objet de démonstrations sous certains rapports, l’un des effets des laborieuses et de débats incessants et confus. difficultés que rencontre la conscience En anticipant sur ce qui va suivre, je dirais, contemporaine - dans ses trois dimensions pour faire bref, que l’erreur consiste ici à fondamentales : historique, politique et vouloir faire passer pour une controverse his- éthique - à intégrer le phénomène du IIIème toriographique un problème qui relève fina- Reich et, plus particulièrement, sa crimina- lement d’un tout autre niveau de lité spécifique. Jamais événement ne semble conceptualisation et de compréhension. Il me avoir posé avec une telle acuité, avec autant semble en effet que cette question, pour d’antinomies, le difficile problème de l’arti- essentielle qu’elle soit, ne relève point de culation entre contextualisation historique, l’histoire, en tant que savoir, mais de la déterminations politiques et exigences mémoire en tant que mère nourricière de mémorielles. Les protagonistes du débat notre rapport existentiel au passé, aux évé- sur la singularité ou l’universalité de la Shoah nements et au monde. C’est le télescopage de sont nombreux : d’une part les divers ces deux niveaux d’approche qui est à l’ori- «milieux de mémoire», associatifs ou insti- gine de biens des malentendus et de fausses tutionnels, qui élaborent et diffusent les controverses. Du point de vue historique représentations collectives de l’événement et, tout événement est singulier et cette affir- de l’autre, une impressionnante pléiade d’in- mation ne fait que stipuler l’unicité radica- tellectuels composée de philosophes, de le de tout ce qui est advenu. Bien entendu ce théologiens, d’historiens, de sociologues et, postulat épistémologique n’exclut nulle- de façon générale, de représentants de ment au niveau de l’élaboration historique, diverses disciplines des sciences humaines des généralisations et des comparaisons confrontées à la compréhension et à l’éluci- fécondes par l’étude des similitudes et des dation du phénomène. Débat donc à la fois différences entre événements et contextes. En mémoriel et académique mais aussi culturel revanche, lorsque la mémoire nous parle de puisqu’il participe de multiples façons à la singularité ou d’unicité, elle cherche par là à formation de nos représentations collec- nous signifier toute autre chose en nous tives de l’événement. renvoyant précisément non pas au passé Dans toute cette discussion passionnée et qui est l’empire de l’histoire et du singulier, passionnante, je ne peux m’empêcher de mais au présent qui actualise à chaque instant constater qu’il y a quelque chose d’étrange : notre conscience du monde et notre rap- alors que la singularité des événements - de port existentiel au passé. Loin de s’enfoncer tout événement - ne pose à la discipline his- dans le passé comme on le croit d’habitude, torique absolument aucun problème puis- la mémoire rode, affamée, autour du présent.

2 Pour faire bref, ces difficultés ne se situent pas tant au niveau de la «phase documentaire» (et de la critique historique) du travail de l’historien qu’à celui, propre à toute connaissance médiate et conjecturale, de la «légalité» des schémas explicatifs quant aux enchaînements des événements et des modes de compréhension des contextes, largement empruntés aux sciences humaines.

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Pour elle, le passé n’est pas, comme pour les immenses difficultés que rencontrent Clio, un texte à produire mais un prétexte toutes nos démarches - y compris celles qui pour revisiter ce passé comme un vécu tou- relèvent de la méthode et de la compréhen- jours actualisé. Depuis que l’on étudie la sion historiques - pour nous représenter mémoire individuelle et collective on sait l’événement, c’est-à-dire pour le ramener à que celle-ci n’est pas seulement une faculté nos catégories habituelles de pensée et d’ana- humaine qui nous permet de restituer avec lyse. La réduction de l’inconnu au connu, par plus au moins de fidélité les événements quoi progresse toute science, se révèle ici auxquels elle se rapporte, mais qu’elle est particulièrement problématique sinon aussi une activité complexe laquelle, selon les impossible en raison précisément de la sin- enjeux du présent, conserve, transmet, oublie, gularité de l’événement. Au voisinage écarte, éjecte, détruit, sélectionne, censure et d’Auschwitz - au sens paradigmatique du même sublime le passé. Le maître mot de terme - tout se passe comme si cette cul- cette activité, c’est l’identité. L’identité se mination de l’inhumanité dépassait le pou- nourrit de mémoire. J’y reviendrai. voir d’imagination et de représentation des historiens eux-mêmes. Factuellement parlant, Du point de vue historique, plusieurs argu- on peut considérer que le cours des événe- ments ont été avancés pour fonder en raison ments est aujourd’hui largement éclairci, certains éléments qui singularisent radicale- mais paradoxalement, plus on avance dans ment l’événement «Shoah» par rapport à la connaissance factuelle des processus his- d’autres meurtres et massacres de masses toriques concrets, plus la véritable énigme de qui ont jalonné l’histoire. Ces arguments la criminalité nazie semble se dérober à notre peuvent être regroupés en deux grands fais- intelligence. L’historien de la «solution fina- ceaux. Le premier se rapporte à une série de le» serait à comparer à l’homme du mythe de constats ayant pour pivot la modernité : la la caverne qui, de la réalité, n’aperçoit que de singularité de la Shoah serait liée au fait simples ombres et des reflets. Il est possible qu’elle s’est produite en plein XXème siècle, aussi que la politique nazie d’extermination au coeur de la civilisation européenne, per- fondée sur la race échapperait à toute his- pétrée par un État moderne, revendiquée torisation en raison précisément des fon- par une idéologie et une criminalité éta- dements mêmes de notre savoir historique. tiques affichées visant à l’extermination de la L’historien n’est pas seulement armé des totalité des membres d’un peuple, réalisée techniques et des procédures de validation de enfin au moyen d’une technostructure avan- ses assertions, il est aussi tributaire d’un cée, rationnelle et performante, fille aînée savoir et d’un horizon intellectuel directe- de la modernité. Ces arguments - qui ont mis ment liés aux conditions de son émergence de côté certains critères évoqués jadis, notam- en tant que savoir historique précisément. En ment du point de vue quantitatif ou relati- effet, l’histoire en tant que discipline à pré- vement à l’intentionnalité du programme tention scientifique - en ce sens qu’elle pré- criminel -, ne concernent évidemment que tend émettre non pas des «opinions» ou le passé. La question de leur validité aussi des «propos» d’auteur mais des vérités dont bien par rapport aux événements du pré- elle sait bien par ailleurs le caractère tou- sent que par rapport à ceux que l’avenir jours provisoire et lacunaire - émerge dans nous réserve, reste évidemment entièrement un contexte culturel plus vaste qui a érigé cer- ouverte. Le deuxième faisceau d’arguments taines catégories en horizon de pensée et se rapporte quant lui à un tout autre niveau, en valeurs partagées comme l’absence d’in- sans doute plus fondamental. Il concerne terventions surnaturelles et extra-humaines

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dans le cours de l’histoire, l’autonomie du turel, quasi-religieux, mettant en échec, de sujet, l’ordre du possible et de l’impossible, par sa nature, toute tentative d’explication et du concevable et de l’inconcevable, du pro- de compréhension. Même la sémantique bable et de l’improbable, de la nécessité et de utilisée pour désigner l’événement - la contingence, etc. Or, dès lors que l’on «Holocauste» et «Shoah» - nous renvoie à la approche de l’intérieur la criminalité nazie, recherche d’un sur-sens qui puiserait des toutes ces catégories - qui sont à la base et qui signifiants dans la religion ou dans la tradi- constituent les présupposés de notre savoir tion légendaire afin de suppléer au cruel historique -, semblent frappées de nullité. manque de sens qui semble frapper irrémé- Devant l’événement, aussi bien notre sens diablement l’événement. L’inflation carac- commun que nos théories les plus sophisti- térisée des qualificatifs tels que quées, se fissurent. La raison - et finalement «inimaginable», «incompréhensible», c’est tout à son honneur -, se refuse de tenir «innommable», «irreprésentable», «impen- pour possible, pour vrai, un tel événement. sable», «indicible», «irréductible» etc., pour Les témoins nous avaient déjà prévenus : évoquer l’événement, trahit elle aussi ces «Les hommes normaux ne comprennent mêmes difficultés et contribue à projeter pas que tout est possible» (David Rousset). l’événement hors histoire, hors toute ratio- Tout se passe comme si l’expérience histo- nalité et contextualisation en lui conférant le rique de la criminalité spécifiquement nazie statut d’un événement quasi irréel plom- avait infligé une défaite patente au principe bant dans l’impuissance toutes nos capacités même de réalité. De même qu’il y aurait d’intellection. Laissant la question du «com- une consistance non-juridique au principe de ment» aux techniques des connaissances vérité en tant que principe établissant la cul- positives (histoire et sciences humaines), pabilité, il y aurait aussi, s’agissant de l’étu- une telle perspective finit par interdire la de de la criminalité nazie dans ses formes question du «pourquoi» au motif que toute extrêmes, une consistance non-historique explication équivaudrait, en l’espèce, à une au principe de vérité comme principe régu- acceptation ou justification de l’événement. lateur de nos connaissances factuelles. Aucun De la sorte, parce qu’incontournable, la autre événement ne présente cette structure atypique où connaissance historique et com- question du «pourquoi» se trouve renvoyée, préhension humaine se trouvent à ce point ipso facto, à une sorte de mystique seule disjointes3. Pour beaucoup, comme George susceptible de maintenir l’événement à dis- Steiner par exemple, «le monde tance par rapport à toute explication contex- d’Auschwitz» résiderait hors discours tuelle, ce qui revient à lui garantir comme il résiderait hors raison. précisément une unicité et une singularité radicales et absolues. Une telle position du Devant ces apories majeures du point de problème relève évidemment de la pensée vue épistémologique, la tentation est forte religieuse - au sens large du terme - et fait d’ériger la Shoah en un phénomène surna- appel à une attitude tout aussi religieuse face

3 Je crois qu’une véritable confrontation globale avec le contenu de cette expérience extrême exige de mettre à l’épreuve d’Auschwitz toutes nos connaissances, tous nos critères, y compris ceux de la validité de nos savoirs, toutes nos conceptions et perceptions, toutes nos normes de pensées et d’action, sans parler de nos jugements et préjugés. Une telle démarche n’est pas chose facile. Elle exige une sorte de crise cognitive au sens d’une Krisis de la pensée dont nous parle l’épistémologie. Sous ce rapport, on peut considérer «l’événement Auschwitz» comme un test crucial - méthodologique et épistémologique - pour l’ensemble des disciplines dans le champ des sciences humaines notamment pour ce qui est des frontières qu’elles ont cru pouvoir établir entre elles.

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à l’événement devenu «mystère». Les com- phénomène ? Éluder cette question c’est mémorations et le souvenir ritualisé créent nous condamner à rester captif de la seule parfois ces espaces symboliques qui ren- émotion, voire de la fascination qui ne pro- dent possible cette «communion» qui seule duisent ni connaissance ni sens. Je pense au donne accès au sacré et au sens caché des évé- contraire qu’il nous faut impérativement nements. Mais dans le site mémoriel penser l’événement contre son impensable d’Auschwitz, la ritualisation et la commé- même. Notre effort de compréhension ne moration mobilisent massivement l’événe- peut être que le résultat d’une lutte de corps ment, non pas pour produire quelques effets à corps contre ce qui, dans l’événement, de connaissance mais pour colmater l’ef- défait en permanence cet effort lui-même, fondrement du sens et du mental que celui- contre ce qui, dans cette expérience histo- ci produit. Là où la connaissance trébuche, rique extrême, provoque l’effondrement de l’iconographie, si ce n’est l’hagiographie notre mental et paralyse nos facultés cogni- prend son envol et déploie toutes ses puis- tives. Une telle approche du problème ne sances suggestives. Alors, nous quittons le prétend pas tout pouvoir expliquer ni domaine de la connaissance et la discussion résoudre toutes les apories que l’événement vire, immanquablement, aux spéculations soulève. Il s’agit au contraire d’une investi- ontologico-théologiques qui ne sont fina- gation tâtonnante, incertaine, fragile dans lement qu’autant de variantes actualisées du ses résultats mais qui aspire à produire vieux débat sur la théodicée. Et comme chez quelques effets de connaissance sur «l’in- Hans Jonas, à défaut de pouvoir sauver trouvable sens d’Auschwitz». Car si cette Dieu on s’ingénie, tant bien que mal, à «révi- expérience ne débouche sur aucune connais- ser» le concept de Dieu. Le terme même sance objectivable et, en cela même com- d’«Holocauste» joue ici un rôle fondamen- municable, alors il faut vraiment désespérer : tal en ce sens que l’événement pourrait être Auschwitz n’aurait signé aucune instruc- assimilé à une expérience «messianique», tion pour l’avenir et sa «leçon» serait frappée sorte d’inversion négative de l’élection posi- de nullité. tive divine. L’affirmation de l’unicité de la Shoah apparaît ainsi, dans un premier temps, Je crois qu’on comprendrait mieux l’enjeu comme la conséquence directe d’une saisie des discussions autour de la singularité ou de théologico-philosophique du phénomène l’universalité de la Shoah si l’on cessait de le qui considère comme accessoire toute concevoir comme un enjeu de connaissan- contextualisation historique à prétention ce - car il n’en est pas un à ce niveau - mais, explicative. plutôt, comme un enjeu lié aux revendica- tions mémorielles, c’est-à-dire comme un Une telle perspective garantit certes la sin- enjeu lié aux usages existentiels et politiques gularité et l’unicité absolues de l’événement de la mémoire. Une telle perspective non mais, dans le même temps, elle signe l’abdi- seulement ne diminue en rien l’importance cation de la raison devant les «voies impé- cruciale du débat mais a l’avantage aussi de nétrables du mal radical». Alors, ce qui, le situer sur un terrain qui lui est propre en dans l’événement, résiste à l’intelligibilité l’émancipant d’une pseudo-discussion his- rationnelle, nous incline à adopter une sorte torique qui s’est avérée jusqu’ici stérile et de posture théologique, de désolation et paralysante. Du reste, cela permet égale- d’effroi. Mais la question demeure, crucia- ment de restituer à la mémoire ses fonc- le : Qu’est-ce qui, en nous, sujet connaissant, tions propres, notamment par rapport à résiste à une approche compréhensive du l’histoire. Nous savons que pour diverses rai-

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sons les intérêts et les objets d’étude de la revendiqués par les différentes «commu- communauté historienne se déplacent non nautés» d’expérience et de mémoire. seulement en raison de la disponibilité ou La mémoire des crimes et génocides nazis est non des fonds documentaires mais égale- une catégorie trop vaste pour qu’elle puisse ment sous la pression des contextes poli- nous éclairer de façon précise sur les mul- tiques, des traditions, de l’environnement tiples enjeux qu’elle soulève. Non seule- culturel, voire des modes. Sous ce rapport la ment cette mémoire est foncièrement mémoire peut s’avérer un puissant stimulant, plurielle mais en plus elle a évolué et s’est un véritable levier, pour orienter et aiguillon- transformée considérablement depuis 1945. ner le travail historiographique au point de Ses transformations à travers le temps et sa l’obliger à repenser un événement en révisant pluralité intrinsèque constituent, depuis le statut qu’il lui avait attribué jusque là. Tel quelques années déjà, un champ de recherche fut d’ailleurs le sens précis des activations particulièrement prisé par nombre de disci- mémorielles de ces dernières années autour plines : histoire, sociologie, psychologie, des crimes et génocides nazis : elles ont puis- sciences du texte, pédagogie etc. Impossible samment contribué à mettre sur le chantier dans le cadre de cet exposé de présenter le des questions jusqu’alors négligées, voire bilan de toutes ces recherches qui ont donné carrément éludées par l’historiographie déjà lieu à de nombreuses publications. contemporaine. Mais s’il s’agit effective- Nous avons démontré ailleurs que la mémoi- ment de revendications mémorielles, alors re des crimes et génocides, foncièrement l’analyse de l’enjeu relatif à la singularité ou plurielle et évolutive, peut se thématiser à l’universalité de la Shoah ne ferait plus selon trois types : la mémoire nationale et appel à des procédures qui relèvent de l’en- patriotique, la mémoire politique univer- quête historique mais à des méthodes qui ont salisante et la mémoire communautaire juive. cours dans l’espace argumentatif propre à Il ne s’agit évidemment ici que d’archétypes. d’autres disciplines des sciences humaines, Dans la réalité, les choses sont beaucoup comme la sociologie ou l’anthropologie par plus complexes dans la mesure où l’on y exemple, plus appropriées me semble-t-il observe la présence de plusieurs combinai- pour l’étude des groupes sociaux en tant sons entre ces idéal types. que milieux porteurs d’expériences, d’aspi- Depuis la libération, ces trois types de repré- rations, de croyances et de traditions spéci- sentations ont connu des évolutions et des fiques. Evidemment, dans une telle trajectoires propres mais avec des rythmes et perspective, l’axe de la discussion se dépla- des vitesses décalés. Leurs relations, d’une cerait dans la mesure où ce ne serait plus complexité qui défie toute simplification, sur le registre de la «vérité» historique que n’ont pas toujours été amicales. Des alliances, s’opérerait la validation des assertions avan- des oppositions et des rivalités se sont mani- cées mais sur celui de la légitimité ou non, de festées tout au long de cette période, sans la recevabilité ou non, de la compatibilité parler des stratégies hégémonisatrices mises ou non des divers points de vues exprimés et en oeuvre par l’une ou par l’autre pour

4 «Milieux de mémoire : Survivants et formation des héritiers - bilan et perspectives», Actes III du Colloque international «Histoire et Mémoire des crimes et génocides nazis», Bruxelles, nov. 1992, Bulletin Trimestriel de la Fondation Auschwitz, n° spécial 40-41, janvier-février 1994, p. 5-28. Pour une version plus actualisée de cette problématique voir ma communication «L’avenir de la mémoire. Enjeux identitaires et mémoriels» au colloque international «L’avenir de la mémoire/Die Zukunft Der Erinnerung», tenu à Lyon les 25-27 novembre 1999, in Bulletin Trimestriel de la Fondation Auschwitz, n° spécial 66, janvier-mars 2000, p. 29-41.

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conquérir les «places fortes» au sein de la ment universelle. En termes d’existence, de mémoire collective. On peut certes le regret- société et de civilisation, une strate trop pro- ter, mais ce n’est pas sans raison qu’on parle, fonde a été mortellement atteinte en ces depuis des années déjà, d’une véritable lieux, et cette atteinte, parce que radicale et bataille de mémoires qui se déroule, tambour sans retour, ne peut qu’affecter tout être battant, autour et sur les lieux de mémoire, humain. Les victimes certes ne furent pas tels les sites, les musées, les monuments et les anonymes, mais à travers elles, c’est l’hom- diverses autres inscriptions et cristallisations me par l’homme qui a été mis à mort - pré- de la mémoire. Ces lieux sont devenus des cisément dans sa qualité d’être homme. La enjeux décisifs pour les représentations col- mémoire politique universalisante pourrait lectives qui y livrent de véritables luttes prendre à son compte la formule d’Adorno d’occupation et de marquage des «terri- selon laquelle «Le fait que dans les camps ce toires» pour affirmer et faire reconnaître n’était pas l’individu qui mourrait mais leur identité propre en mobilisant leurs pré- l’exemplaire, doit nécessairement affecter supposés, leurs références, leurs stéréotypes, aussi la façon de mourir de ceux qui échap- voire leurs «intellectuels organiques». pèrent à la mesure.» Pour la mémoire poli- tique c’est par conséquent cette dimension Aussi, la question de la singularité ou de universelle de ce qui a été si absolument nié l’universalité de la Shoah doit être approchée dans cette expérience - la possibilité d’être comme l’expression de ce type d’enjeux homme - qui assure au souvenir des crimes identitaires qui se jouent à travers les rap- et génocides nazis son plein impact sur la ports, les imbrications, les controverses, les conscience contemporaine. C’est en grande rivalités et les concurrences entre les diverses partie cette universalisation de la signification représentations collectives de l’événement. du contenu spécifique de la criminalité nazie Bien que la mémoire patriotique et nationale qui a été perçue par la mémoire commu- joua jusqu’ici un rôle fondamental et à bien nautaire juive comme une occultation déli- des égards hégémonique, je ne l’aborderai bérée de la spécificité du judéocide. Ajoutons pas ici. Je mettrai plutôt l’accent sur les deux que, combinées à certains aspects de la autres types de mémoire qui nous éclairent mémoire nationale et patriotique, les formes de façon significative et plus directe sur la partisanes de la mémoire politique occu- question de la singularité exemplaire ou de paient, depuis la Libération jusqu’à une date l’universalité de la Shoah. relativement récente, une place quasi-hégé- Le temps qui m’est imparti m’interdit d’ap- monique au sein des représentations col- profondir ici les multiples aspects de la lectives des crimes et génocides nazis. mémoire politique universalisante que j’ai eu l’occasion de développer ailleurs4. Pour aller Pour des raisons tout à fait légitimes - aussi à l’essentiel je dirais que pour ce type de bien sur le plan de la vérité historique que des mémoire, c’est la signification intrinsèque du représentations mémorielles - cette hégé- contenu de cette expérience historique extrê- monie ne pouvait être que très mal vécue par me qui détermine sa portée mémorielle. En la mémoire communautaire juive, c’est-à-dire effet, pour ce type de mémoire trop de l’hu- par la mémoire de cette communauté qui a main a été enseveli en ces lieux - qui porte subi tout à la fois la persécution la plus mas- pour nom «camps de concentration et d’ex- sive, l’anéantissement le plus systématique et termination» - pour que la signification de la la destruction immédiate pour ce qui est déshumanisation subie ne puisse revêtir, de des centres de mise à mort (Treblinka, fait et de droit, une signification véritable- Sobibor, Chelmno et Belzec). Ici la mémoi-

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re se fait pleine d’un destin collectif bruta- Cette différence de statut entre la mémoire lement imposé, pleine de marques indélébiles politique et la mémoire juive des crimes et d’une entreprise de destruction inexorable. génocides nazis se répercute aussi sur les Elle avance la question - cette question qu’el- problèmes que rencontre leur transmission. le s’est posée, hélas, à de si nombreuses Pour ce qui est de la première, il n’ y a pas, reprises - : «Pourquoi nous ?» et comme pour ainsi dire, «transmission automatique» seule réponse à cette question, elle reçoit de père en fils et de génération en génération, celle qu’aucune rationalité ne peut conte- par une sorte de projection identificatrice nir : «parce que juifs». C’est une situation aux souffrances endurées. Ou plutôt, une inconnue de la mémoire politique. De fait, telle identification exigerait une adhésion pour le déporté résistant, la question «pour- préalable et volontaire aux convictions, aux quoi moi ?» ne pose absolument aucun pro- valeurs et aux projets dont le prix à payer a blème. En revanche, la thématisation de la été précisément celui de la déportation. mémoire juive se nourrit de cette aporie, de Autrement dit, pour s’approprier cette cette pensée, de cette question éternelle- mémoire, il faut reproduire et assumer - ne ment suspendue : «Pourquoi nous ?». fut-ce que virtuellement - son acte fonda- Rapportée à l’échelle du génocide cette apo- teur : celui précisément qui a fait dire à rie prend évidemment des dimensions Semprun : «J’ai choisi librement d’être dans insoupçonnées. Elle occupe et hante litté- ce wagon». Or, nous savons que ces convic- ralement toute la mémoire. Aussi, ce qui tions, projets et valeurs ne constituent plus thématise et structure en priorité la mémoi- aujourd’hui des référents mobilisateurs pour re juive, c’est davantage l’appartenance pour la conscience collective en raison, entre ainsi dire organique - par filiation, par tra- autres, de l’érosion qu’ont subie les para- dition, par religion, ou par culture - à une digmes émancipateurs classiques. Aussi la communauté de destin - d’un destin bruta- mémoire politique se heurte à présent à un lement imposé -, que n’importe quelle autre contexte politique et idéologique qui est considération sur la signification générale l’inverse de celui qui lui a permis, au lende- de l’expérience ou sur l’intelligibilité des ses main de la guerre, de conquérir les larges causes et contextes politiques. Si pour la adhésions qui furent alors les siennes. mémoire politique le récit de la déporta- tion et du vécu concentrationnaire ne prend Toute autre est, sous ce rapport, la situa- sens que comme illustration exemplaire de tion de la mémoire juive qui bénéficie elle, la pertinence des explications avancées quant d’ancrages et de ressorts d’un autre type : aux causes de l’événement, pour la mémoi- ancrage naturel par filiation, par identifica- re juive en revanche le récit de captivité est tion à une communauté, par la force inté- plein de lui-même. Il se suffit à lui-même, il grative de la religion, par les schémas occupe, mobilise et épuise toute la mémoi- interprétatifs et les «grands récits» que véhi- re. C’est le récit d’une communauté, d’une culent les traditions à travers les âges, sans identité communautaire mortellement agres- parler du rôle fondamental que joue à cet sée et violentée. C’est un récit qui a pour lui égard l’Etat d’Israël. Ici, on s’approprie la la force tragique de la répétition puisque mémoire par appartenance, par identification l’histoire lui a fait, plusieurs fois, écho. Le de fait et sans aucun préalable. La souffran- deuil de la destruction est infini et focalise ce des proches devient ma souffrance parce toute la mémoire, mémoire qui passe toute que celle-ci a frappé non pas pour fait de entière alors du côté de tous ceux, juifs, qui choix - comme c’est le cas pour la mémoire ne sont pas revenus parce que juifs. politique - mais tout simplement pour fait

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d’existence. Autant de facteurs qui contri- masses. «Génocide» au singulier ou au plu- buent puissamment à la formation et à la riel ? «Mémoire littérale» ou «mémoire-jus- transmission d’une mémoire communau- tice» ? Singularité absolue du génocide juive taire pouvant, à la limite, s’auto-suffire en ou généralisation conceptuelle culminant à libérant les structures symboliques qui per- la banalisation ? Enjeux historiographiques mettent à l’individu de ressouder son iden- ou «concurrence des victimes» chaque grou- tité et son appartenance au groupe, à la pe cherchant à «optimaliser son capital vic- communauté, voire à l’Etat. Mais c’est bien timaire» historiquement disponible ?, autant là aussi le problème majeur de la mémoire de débats et de dérives qui continuent enco- juive, laquelle, se réduisant à une simple re a faire des ravages. Si l’on accepte pourtant fonction identitaire interne, risque d’opé- la distinction entre singularité événemen- rer une fermeture sur elle-même et s’enfer- tielle et singularité mémorielle, les termes mer par là dans la répétition indéfinie d’une de la discussion pourraient s’éclaircir. martyrologie ritualisée se donnant l’allure d’une sorte de religion civile. Nous pen- Parce qu’elle se situe sur le terrain du savoir sons qu’il s’agit là d’un risque majeur qui historique, la première - la singularité évé- menace gravement en perspective la dimen- nementielle -, n’interdit, surtout au niveau du sion précisément critique de la mémoire des travail de la compréhension et de l’inter- crimes et génocides nazis. prétation, ni des analogies, ni des compa- raisons - par l’analyse précisément des similitudes et des différences des causes et des Cette réserve faite, il est évident que cette contextes des événements. La connaissance mémoire ne peut être vécue que comme historique ne saurait faire l’économie d’une absolument singulière et irréductible dans la telle démarche sauf si, d’aventure, elle prenait mesure où elle permet à toute une commu- la décision de se limiter au seul travail docu- nauté, en raison précisément de cette sin- mentaire. Elle ne produirait alors que des gularité, de se reconnaître et de se faire sources. Mais dès lors qu’elle s’élève - ce reconnaître comme telle. Ici, la singularité de qui a toujours été son projet - au niveau de l’événement se confond avec l’affirmation de la compréhension et de l’interprétation, la l’identité des victimes et avec la reconnais- démarche comparative lui est indispensable. sance publique de cette identité. Occulter Nombre de concepts historiques seraient cette identité équivaudrait donc à nier non impensables sans ce type d’approche. pas la singularité historique de l’événement - une telle négation, au sens strict, n’a aucun En revanche, la seconde singularité, la sin- sens du point de vue de l’histoire - mais le gularité proprement mémorielle, est tou- rôle singulier que joue la mémoire de l’évé- jours unique et irréductible à toute autre. nement dans la cohésion identitaire d’une Bien qu’elle puisse évoluer dans ses thèmes communauté d’expérience. Il me semble, et ses contours, elle est la seule à pouvoir sous ce rapport, que ceux qui veulent passer garantir l’identité et la stabilité d’une com- l’unicité de la Shoah pour un problème his- munauté d’expérience. Ici, toute mise en toriographique, confondent singularité his- question, toute réduction ou généralisation torique et singularité identitaire. D’où des - en vertu des concepts par ailleurs perti- controverses rarement stimulantes, souvent nents sur d’autres plans -, ne peut être per- stériles - voire même parfois irrespectueuses çue et vécue que comme une atteinte à envers les victimes - sur la question des l’intégrité et à la cohésion du groupe. Si, il y «comparaisons» eu égard au concept du a quelques années, la singularité de la Shoah génocide et au phénomène des crimes de a été si «absolument» affirmée au point

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d’obscurcir aussi bien le débat historiogra- En conclusion je dirais que pour éclaircir phique que mémoriel, c’est pour deux rai- la discussion sur la singularité ou l’univer- sons concomitantes. Tout d’abord parce salité de la Shoah, il faut déplacer les termes que l’événement lui même n’avait pas trou- du débat. Sortir d’un faux et confus débat vé, jusqu’à une date relativement récente, historiographie pour se placer du point de la place centrale et primordiale qui lui reve- vue de la mémoire et des revendications nait de fait et de droit dans la recherche his- mémorielles, c’est-à-dire du point vue des torique. Les raisons en sont multiples et significations que le groupes sociaux attri- largement analysées. On peut toutefois buent à leurs expériences vécues. Alors, ces considérer que cette «iniquité» historiogra- deux dimensions, singularité et universalité, phique a été, depuis lors, largement «réparée» ne sont ni incompatibles ni antinomiques. ainsi que l’atteste la qualité et la quantité Dans une telle perspective, ces deux signifi- des travaux - non seulement historiques cations, universalisante d’une part et singu- d’ailleurs - consacrés à la Shoah. On peut larisante de l’autre, sont, toutes deux, même dire que s’il y a aujourd’hui un inquié- parfaitement légitimes. Tout en reconnaissant tant déficit historiographique - excepté sans la singularité des différentes catégories de doute en Allemagne -, il faut plutôt le cher- victimes, la première privilégie, dans sa thé- cher de côté de travaux historiques dans les matisation, l’unicité de l’espèce humaine domaines de la déportation politique, des comme étant la victime par excellence de la camps de concentration, du travail forcé et criminalité nazie, la deuxième, sans ignorer d’autres catégories de déportés. La deuxiè- cette unicité, fait prévaloir l’identité singulière me raison qui explique la persistance avec d’une communauté que l’idéologie nazie laquelle est affirmée la singularité absolue de la Shoah réside elle, en revanche, dans une voulu définitivement éradiquer de cette unité iniquité beaucoup plus difficile à réparer, même. Il me semble donc que ces deux l’«iniquité mémorielle», à savoir l’occultation, significations, loin d’être incompatibles, depuis la libération, de l’identité même des apparaissent plutôt comme complémen- victimes, la non-reconnaissance de l’identi- taires et que l’occultation de l’une comme de té mémorielle de la communauté humaine l’autre aurait pour conséquence de mutiler qui a subi l’anéantissement le plus systéma- aussi bien la compréhension de l’événement tique. Sur ce plan aussi toutefois, un travail que les enseignements que l’on peut en tirer immense a été accompli aussi bien sur le pour l’avenir. Poser ces significations comme plan de la reconnaissance publique que sur antinomiques nous condamnerait à vivre celui de la recherche et de la pédagogie. Au dans une sorte de schizophrénie mémoriel- point que par une sorte de retour du balan- le qui nous tiraillerait entre une compul- cier, par une inversion de la tendance, ce sion à la «balkanisation» de la mémoire et sont aujourd’hui les déportés politiques et les une fuite vers une mémoire unifiante mais Résistants qui se sentent «oubliés», relégués privée de la richesse des diversités qui l’ha- en seconde zone. bitent.

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VALÉRIE-BARBARA ROSOUX* Aspirant du FNRS à l’Université Catholique de Louvain.

Mémoire et résolution des conflits : La nécessaire reconnaissance des victimes

Cette étude, déposée par Madame Valérie-Barbara Rosoux pour concou- rir au «Prix Fondation Auschwitz 1998-1999», intéressa vivement les membres de son jury qui lui proposèrent, dans le cadre d’une Convention de recherche, de poursuivre son étude et d’en publier les résultats sous la forme d’un article. Nous sommes heureux de le présenter ici.

«Le passé adhère à notre vie, mais en tant qu’il continue d’agir dans notre présent, non comme un corps étranger, non comme une simple trace deve- nue inerte : il est avec nous à chaque instant et il se livre d’une certaine manière à nous, comme une réalité qui nous concerne maintenant mais dont le sens n’est pas entièrement constitué et dépend pour une part de l’inter- prétation que nous lui donnons, dans notre pensée et dans notre action pré- sentes.» Jean Ladrière1

* Licenciée en Philosophie, Valérie Barbara-Rosoux présenta en 1998 à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’Université Catholique de Louvain son Mémoire de fin d’étude intitulé «Mémoire, responsabilité, pardon. De Ricoeur à l’éthique reconstructive». 1 Jean LADRIERE, «Auschwitz, notre mémoire», in Yannis THANASSEKOS et Heinz WISMANN (dir.), Révision de l’histoire, totalitarismes, crimes et génocides nazis, Paris, Cerf, 1990, p. 318.

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Durant la dernière décennie, les conflits chement forcent à s’interroger : comment n’ont cessé de se succéder dans certaines gérer les conséquences de ce qui est advenu ? régions du monde, telles que les Balkans ou encore l’Afrique des Grands Lacs. Ils De nombreux auteurs se sont penchés sur la ont fait l’objet de nombreuses tentatives de possibilité de reconstruire des liens violem- résolution. Celles-ci n’ont cependant pas ment rompus par la guerre, que ce soit par pu combler les fossés qui ont déchiré les le biais de la politique, de l’économie ou de 2 communautés. Les actes de représailles ne la culture . Cette étude se propose de traiter sont pas rares. Les assassinats isolés ont suivi la question sous un angle différent. Notre les opérations de nettoyage systématique. intention n’est pas d’étudier les projets qui Des années après les faits, l’onde de choc sont susceptibles de favoriser la coopéra- suscitée par la guerre continue à bouleverser tion à venir. Mais de s’interroger sur l’évo- ces régions. Malgré les discours appelant à la lution du regard que les protagonistes réconciliation, les témoignages concordent portent sur leur passé commun. Cette pers- pour dépeindre une atmosphère de méfian- pective se révèle essentielle. En effet, la ques- ce et de discrimination. tion qui se pose au lendemain d’un conflit n’est pas seulement «que s’est-il passé ?», Pourtant, un jour ou l’autre, les familles mais aussi -et surtout- «que faire avec le endeuillées devront à nouveau vivre passé ?». ensemble. Non par magnanimité, mais pour des motifs essentiellement pragmatiques. L’objectif de cet article est double. Il est tout Une certaine forme de coexistence s’impo- d’abord de dégager les principaux méca- se notamment quand les communautés en nismes de la gestion politique du passé et de présence occupent un même territoire. cerner leur impact respectif sur le plan des Lorsque les anciens adversaires vivent sur des relations internationales. Il est ensuite de ères géographiques tout à fait distinctes, la s’interroger sur la place qui est réservée - coexistence ne semble pas aussi nécessaire. ou non - à la mémoire des victimes dans la Elle n’en constitue pas moins l’une des éven- représentation officielle du passé. L’enjeu tuelles conditions pour accéder à une res- est de taille. Nous posons effectivement source particulière (telle que l’accès à la mer l’hypothèse que les anciens belligérants ne par exemple) ou pour développer des peuvent parvenir à un rapprochement échanges afin d’améliorer le niveau de vie des durable sans reconnaître officiellement les populations concernées. Dans ces condi- souffrances endurées de part et d’autre. Cela tions, l’impératif ou le souhait de rappro- signifie en d’autres mots que, pour avoir

2 Voir entre autres Raimo VÄYRYNEN, New Directions in Conflict Theory : Conflict Resolution and Conflict Transformation, Londres, Sage Publications, 1991 et Kumar RUPESINGHE (ed.), Conflict Transformation, New York, St. Martin’s Press, 1995. 3 SAINT AUGUSTIN, Les confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 269. 4 Voir Maurice HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994, p. 290 ; Walter BENJAMIN, Oeuvres, II, Poésie et révolution, Paris, Denoël, 1971, p. 279 ; Primo LEVI, Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989, p. 23 et Raul HILBERG, La politique de la mémoire, Paris, Gallimard, 1994, p. 126. 5 Voir Jorge Luis BORGES, «Funes ou la mémoire», in Fictions, Paris, Gallimard, 1957, p. 134. 6 Dans trois ouvrages : Les cadres sociaux de la mémoire (1925), La topographie légendaire des Evangiles en Terre sainte. Etude de mémoire collective (1941) et La mémoire collective (1950, publié à titre posthume). 7 Voir Pierre NORA, «Mémoire collective», in Jacques LE GOFF, Roger CHARLIER et Jacques REVEL (dir.), La nouvelle histoire, Paris, C.E.P.L., 1978, pp. 398-401.

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un impact, l’interprétation officielle du passé données mémorisées à des vers déclamés ne peut faire fi de la mémoire des hommes. en sa présence, Funes ne parvient pas à com- prendre le sens du poème récité5. Incapable de sélectionner, la mémoire de Funes ne I. CLARIFICATIONS permet tout simplement pas de penser. CONCEPTUELLES Comme l’indique cet exemple, la mémoire ne peut être intégrale : elle retient les élé- Il paraît a priori aisé de deviner les enjeux qui ments jugés pertinents et oublie le plus sou- sont sous-jacents à la problématique de la vent les autres. mémoire. Pourtant, cette notion est plus ambiguë qu’il n’y paraît de prime abord. Il Les modifications de sens que subit l’évé- est dès lors opportun de clarifier d’emblée nement quand la mémoire l’évoque révè- quelques notions clefs. lent ce qui rend cette dernière si importante dans la construction d’une identité : sa mal- 1. La mémoire comme «présent léabilité. Loin de se réduire à une simple du passé» répétition, à une conservation pure et simple, Tous les systèmes de mémoire, naturels ou la mémoire s’emploie constamment à réor- artificiels, impliquent trois étapes : le pro- ganiser le passé. C’est dans cette perspecti- cessus d’encodage de l’information, le stoc- ve que l’on perçoit la dimension téléologique kage qui permet de conserver cette de la mémoire. La référence au passé n’est information et de prévenir son oubli, et la jamais une fin en soi. Inspirée par un intérêt récupération, nécessaire pour pouvoir accé- actuel, elle tend à une fin actuelle. der et faire resurgir l’information stockée. Qu’il s’agisse de justifier ou de contester, Mais à la différence des mémoires artifi- de plaider en faveur du statu quo ou au cielles, la mémoire humaine ne se réfère pas contraire du changement, la mobilisation au passé de manière neutre et objective. Elle du passé constitue une voie royale. Ainsi, est relativement fluide et fortement conno- l’éloge inconditionnel de la mémoire ne tée par le «vécu» et le «sensible». semble ni politiquement innocent, ni his- Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui toriquement fortuit. L’utilisation d’un passé entrent dans la mémoire mais leurs images. soigneusement sélectionné constitue une La mémoire n’est pas le reflet exact et parfait arme politique de choix, dont tout Etat est du passé. Elle n’en est que la trace, l’évoca- tenté de se servir à l’occasion. Sous cet angle, tion. C’est en ce sens que Saint Augustin ce que l’on appelle souvent la mémoire col- définit la mémoire comme le «présent du lective constitue un fonds de légitimation passé»3. Les souvenirs ne sont pas littérale- inépuisable. ment conservés, mais plutôt reconstruits, remaniés en fonction des conditions pré- 2. La mémoire collective 4 sentes . Le concept de mémoire collective a été déve- En effet, aucune mémoire ne peut retenir loppé par le sociologue français Maurice l’ensemble des faits d’une période révolue : Halbwachs6. Il désigne l’ensemble des sou- la mémoire ne vit que de sélection. La quasi venirs - vécus, transmis, ou même mythifiés- impossibilité d’oublier, observée chez certains spécifiques d’une communauté ou d’une sujets dotés d’une mémoire hypertrophiée nation. La mémoire collective est, en d’autres peut les plonger dans un univers absolu- mots, ce qui reste du passé dans le vécu des ment chaotique qui fait songer au Funes de groupes, ou mieux, ce que ces groupes font Borges. Capable d’associer des milliers de du passé7.

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Les détracteurs de ce concept insistent sur Elles se constituent simultanément, selon son caractère flou et imprécis. Ils le rappro- le schéma d’une instauration mutuelle et chent de notions telles que la conscience croisée. C’est pourquoi il n’existe ni mémoi- collective, l’inconscient collectif ou la men- re strictement individuelle, ni mémoire stric- talité collective. Le risque de tels concepts tement collective. Aucune réflexion autour réside dans l’anthropomorphisme, c’est-à- de la mémoire collective ne peut contourner dire dans le fait de penser le collectif sur le la question des rapports entre l’individu et le modèle de l’individuel. groupe. Ce vieux débat semble vain et biai- La mémoire collective n’est bien entendu sé dès lors qu’un seul terme est posé en pas la mémoire d’un groupe organique dont excluant l’autre. C’est l’interpénétration du les mécanismes seraient similaires à ceux de collectif et de l’individuel qui autorise l’hy- la mémoire personnelle d’un individu. Ce pothèse d’une mémoire collective. sont les individus qui se souviennent dans un Ceci étant admis, au-delà de toutes les dif- sens littéral et physique. Seules les ficultés épistémologiques, il semble diffici- consciences pensent, même si aucune d’entre le de se passer du concept de mémoire elles ne pense enfermée dans la solitude8. collective9. Chaque société humaine déve- Ce sont souvent les groupes sociaux qui loppe des configurations de mémoire carac- déterminent ce qui est mémorable et la téristiques, des perceptions fondamentales manière dont cela le sera. Toute mémoire propres (telles que légendes, croyances et individuelle est inscrite dans des cadres col- autres commémorations) qui façonnent une lectifs : la famille, l’école, la profession, la représentation d’elle-même, largement par- classe sociale ou encore la nation. L’entrée de tagée par ses membres. L’étude des relations l’enfant dans la société, sa socialisation est tri- internationales fait sans cesse apparaître les butaire de l’apprentissage du passé tel qu’il manifestations d’idées ou d’émotions col- est par exemple présenté dans les manuels lectives au sein de communautés dont les scolaires. membres se sentent unis par une solidarité On conçoit donc sans difficulté que la repré- d’intérêts et de traditions. sentation du passé soit non seulement consti- On peut en fin de compte considérer que la tutive de l’identité personnelle mais aussi mémoire collective n’apparaît pas comme de l’identité collective : mémoire indivi- une réalité abstraite, mais comme un «fait de duelle et mémoire collective s’articulent, communication entre individus»10. Elle ne s’affrontent et se nourrissent l’une l’autre. constitue pas un phénomène a priori que

8 Maurice HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 279. 9 Ce que souligne sans équivoque Paul Ricoeur : «C’est vraiment la mémoire collective qui est le lieu de l’humiliation, de la revendication, de la culpabilité, des célébrations, donc de la vénération comme de l’exécration. Nous avons besoin, ici, du concept de mémoire collective car c’est elle que retravaille critiquement l’historien». Paul RICOEUR, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 188. 10 Marc BLOCH, «Mémoire collective, tradition et coutume», in Revue de synthèse historique, n° 40, 1925, pp. 118-120. 11 Voir Marie-Claire LAVABRE, Le fil rouge, Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1994, p. 276. 12 Voir Michaël POLLAK et Nathalie HEINICH, «Le témoignage», in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, pp. 3-29. 13 Charles de GAULLE, La discorde chez l’ennemi, Paris, Berger-Levrault, 1924, p. VII et, du même auteur, Vers l’armée de métier, Paris, Presses Pocket, 1944, pp. 22-23. 14 Notes et Etudes documentaires, 21 décembre 1962, n° 2947, pp. 15 et 16.

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l’on pourrait observer en tant que tel, mais distinction est fondamentale pour circonscrire un concept opératoire qui permet de penser notre sujet de recherche. La présente réflexion l’articulation de la mémoire vive et de la ne se base en effet ni sur les évocations indi- mémoire officielle11. Ces deux formes de viduelles du passé, ni sur la mémoire vive rapport au passé sont tout à fait distinctes. La d’un groupe particulier, ni sur la mémoire col- première comprend l’ensemble des repré- lective en tant que telle, mais sur la mémoi- sentations du passé partagées par les indivi- re officielle telle qu’exprimée par les acteurs dus, qu’il s’agisse de souvenirs vécus ou de politique étrangère. transmis, ou de connaissances historiques acquises. La seconde est quant à elle consti- 3. La mémoire officielle tuée des utilisations politiques du passé. La mémoire collective apparaît ainsi comme La mémoire officielle repose tout entière une «interaction», une «relation», une «ten- sur l’ajustement du passé au présent. Bien sion» entre la diversité de souvenirs indivi- que les éléments relatés soient souvent éloi- duels et l’unité d’une mémoire officielle. gnés dans le temps, l’ensemble des évocations La présence de ces deux composantes se officielles du passé ne concernent en réalité révèle une condition sine qua non de l’exis- que peu le passé : elles informent essentiel- tence d’une mémoire collective. Il ne peut y lement sur le présent. C’est bien en fonction avoir de mémoire collective sans trace d’une d’objectifs politiques présents que la mémoi- expérience commune. Mais la mémoire vive re officielle sélectionne les éléments histo- de cette expérience ne signifie pas pour riques qu’elle juge relevants. A cet égard, autant qu’il y ait une interprétation com- les tenants de la mémoire officielle voient mune et partagée de cette expérience12. Le davantage le passé comme un auxiliaire com- travail de construction d’une mémoire col- mode à leurs intentions, plutôt que comme lective requiert non pas l’addition de sou- un récit immuable. venirs individuels, mais l’interaction de ces souvenirs. De la même façon, l’institution- L’interprétation que la donne du nalisation d’une mémoire ne permet pas de passé franco-allemand le montre à l’envi. présumer que l’ensemble des souvenirs indi- Loin d’être constante, elle varie d’une pério- viduels sont conformes à cette mémoire. de à l’autre. Elle s’avère essentiellement L’existence d’une mémoire officielle ne suf- déterminée par le contexte. Ce sont les cir- fit donc pas davantage à l’établissement constances -sur le plan interne et interna- d’une mémoire collective. tional- qui expliquent que les acteurs de politique étrangère transforment progressi- Celle-ci ne survient que si l’interprétation des vement leur représentation du passé. Prenons souvenirs partagés par les membres du grou- un seul exemple. Entre la Première et la pe rejoint celle des souvenirs mis en exergue Seconde Guerre mondiale, Charles de Gaulle par les porte-parole, les représentants dudit décrit à maintes reprises l’hostilité naturel- groupe. C’est alors que la diversité des sou- le, l’incompatibilité ontologique et la méfian- venirs individuels se réduit jusqu’à l’homo- ce quasi-viscérale qui existent entre Français généisation des différentes représentations du et Allemands13. Quelques années plus tard, passé, le contenu de la mémoire vive et de la le même Charles de Gaulle souligne la com- mémoire officielle se recouvrant. plémentarité tout aussi naturelle des deux Un tel modèle présente l’avantage de dis- peuples et les affinités profondes qui les ont tinguer les évocations individuelles du passé toujours attirés14. N’est-ce pas parce que le et les utilisations politiques de celui-ci. Cette rapprochement avec l’Allemagne apparaît

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comme une nécessité que les évocations du le passé dont il est question est jugé embar- passé se modifient radicalement ? rassant. Entre ces deux attitudes, ils peu- vent enfin tenter de reconnaître le passé en Ce type de réinterprétation, de remanie- s’engageant dans un «travail de mémoire»15 ment du passé n’est concevable que si l’on qui ne relèverait ni de la survalorisation, ni remet en question le préjugé tenace, selon de l’oblitération. lequel seul le futur serait ouvert et indéter- miné, le passé étant fermé et déterminé. Le L’analyse de ces trois attitudes permet de passé n’est en réalité jamais pleinement révo- déterminer si dont la mémoire des victimes lu. Bien sûr, les faits passés sont ineffaçables. est prise en compte par les autorités de Nul ne peut défaire ce qui a été fait ou faire chaque partie en présence. Mais avant de que ce qui est advenu ne se soit pas pro- s’interroger sur l’éventuelle reconnaissan- duit. Mais le sens de ce qui est arrivé n’est ce des victimes, il est utile d’illustrer cha- jamais fixé une fois pour toutes. C’est dans cune des trois catégories par quelques cette perspective qu’il est possible de réflé- exemples jugés particulièrement significa- chir aux différents usages du passé dans les tifs. L’interpellation qui sert ici de fil conduc- relations internationales. teur est la suivante : dans quelles circonstances la mémoire est-elle un instru- II. USAGES DU PASSE ment de reconstruction qui mène à la coexis- tence des protagonistes - fût-ce dans la DANS LES RELATIONS tension - et, à l’inverse, quand alimente-t-elle INTERNATIONALES une dynamique d’escalade conflictuelle ?

La question de la gestion du passé se pose 1. Survalorisation du passé systématiquement au lendemain d’un conflit international ou intercommunautaire. Les Comme nous l’avons déjà suggéré, la mobi- blessures sont à vif, les victimes à peine lisation du passé, le détour par la mémoire enterrées, le pays souvent dévasté. Oublier peuvent jouer un rôle stratégique. Les tenants les heurts et les déchirements est impos- de la mémoire officielle sont souvent tentés sible. Mais si les anciens belligérants ne peu- de mettre l’accent sur le passé glorieux et vent oublier, ils peuvent adopter trois types prestigieux ou, au contraire, sur le passé d’attitudes à l’égard du passé. Ils peuvent injuste et douloureux de leur peuple. La tout d’abord accentuer, voire survaloriser mise en avant d’un passé commun peut le souvenir de l’affrontement. Une telle atti- s’avérer nécessaire sur le plan intérieur. Il tude peut par exemple servir à consolider permet de fonder et de maintenir l’identité l’identité nationale. Ils peuvent inversement du groupe16. Mais il importe de se deman- avoir tendance à dissimuler ou minimiser der quels sont les effets de la survalorisa- l’événement. C’est notamment le cas lorsque tion du passé sur la scène internationale.

15 Voir Paul RICOEUR, Temps et Récit, III, Paris, Seuil, 1985, p. 411. 16 Voir Bronislaw BACZKO, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984, pp. 24-32. 17 Voir Tzvetan TODOROV, «La mémoire et ses abus», in Esprit, n° 193, juillet 1993, pp. 38-39. 18 Cité par Mirko GRMEK, Mark GIJDARA et Neven SIMAC, Le nettoyage ethnique, Documents historiques sur une idéologie serbe, Paris, Fayard, 1993, pp. 276-278. Notons l’usage extensif qui est fait du terme «génocide». Michel Roux souligne la facilité avec laquelle ce mot est utilisé dans les Balkans : «Toute population expulsée d’une région se dit victime d’un génocide quand bien même il n’y aurait aucun mort, à cause du saccage de sa culture et de ses lieux de mémoire» (Michel ROUX, «La question serbe», in Hérodote, 4è trimestre 1992, p. 54).

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Pour ce faire, il est révélateur de se pencher restaurer une mémoire mise à mal par la sur les conflits qui embrasèrent l’ex- sous-estimation du nombre des victimes Yougoslavie peu après l’effondrement du ainsi que par l’effacement des tombes et des système soviétique. L’examen de ce cas lieux d’exécution. Bien que le message pas- montre combien les représentations que cal du patriarche Paul en appelle au par- certains peuples peuvent se faire d’eux- don, il n’en demeure pas moins ambigu : mêmes sur le mode du martyre et de la sur- «Nous devons pardonner parce que nous vivance héroïque alimentent amèrement la sommes chrétiens. (...) A dire vrai, il n’est dynamique conflictuelle. pas facile d’étouffer en soi la voix du sang Avant même le déclenchement du conflit humain lorsqu’il s’agit de crimes jamais yougoslave, les souvenirs du passé ne cessent vus, et des martyres qu’ont soufferts, justes d’attiser les animosités du moment. Certains devant Dieu, nos grands-parents, pères, événements sont sanctifiés. Leurs dates, mères, frères, soeurs et enfants» ; leurs lieux, leurs acteurs sont transformés en «Réfléchissant sur cette question, le grand symboles puissants, leur récit en mythe uni- archevêque Nikolaj de Zica, de bienheu- ficateur. Pour certains responsables serbes, reuse mémoire, a dit ceci : ‘Si les Serbes se les souffrances qu’ils infligent aux autres vengeaient en proportion de tous les crimes peuples de l’ex-Yougoslavie constituent une qui leur ont été infligés au cours de ce juste revanche sur celles qu’ils ont subies siècle, que faudrait-il qu’ils fassent ? Il dans le passé proche ou lointain17. faudrait qu’ils enterrent des hommes vivants, qu’ils rôtissent au feu des vivants, EN VERTU DU PASSÉ PROCHE qu’ils les écorchent vifs, qu’ils hachent des En 1990, alors que le spectre de la guerre civi- enfants en morceaux sous les yeux de leurs le se fait de plus en plus menaçant, la coopé- parents. Cela, les Serbes ne l’ont jamais ration entre l’Eglise orthodoxe et les autorités fait (...)’. D’un autre côté, nous avons lu serbes aboutit à une opération spectaculai- récemment les déclarations de nos sages : re : l’Eglise organise l’exhumation de Serbes ‘C’est un crime que d’oublier le crime, et massacrés pendant la Seconde Guerre mon- c’est en effet un nouveau crime’. L’oubli est diale par les Croates pro nazis - les Oustachis un péché grave, et il constitue une com- - et leurs auxiliaires musulmans. A plusieurs plicité avec les monstres qui ont effectué le reprises, aux heures de grande audience, la génocide sur un peuple innocent» ; télévision serbe montre des images éprou- «Les événements qui se déroulent encore vantes : crânes d’enfants fracassés, familles aujourd’hui, aux mêmes endroits et de la éplorées devant les restes des victimes extir- part des mêmes acteurs, prouvent, et c’est pés des crevasses montagneuses où elles un fait, que ce crime incomparable n’a avaient été jetées 50 ans auparavant. Le voeu jusqu’à aujourd’hui fait l’objet d’aucun pieux des familles et de l’Eglise -donner repentir et d’aucune expiation»18. enfin une sépulture à ces victimes oubliées- La question qui se pose ne concerne pas la devient un élément majeur de la campagne réalité du passé auquel il est fait référence. psychologique destinée à préparer la popu- Nul ne peut nier le caractère sanglant du lation à un nouveau conflit. régime d’Ante Pavelic, ni les crimes commis En mars 1991, l’Eglise demande à ses fidèles dans un camp comme celui de Jasenovac. Ce que toute l’année soit consacrée à la revi- n’est pas le souvenir en lui-même, mais son viscence des souffrances du peuple serbe au exaltation qui est problématique. La conclu- cours des dernières décennies. Son but est de sion qu’en tirent certains Serbes justifie le

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retour à la loi du talion : «La guerre en cours tiative de la sorte n’a cependant été prise à nous est imposée par les plus grands crimi- l’égard des Serbes. Au contraire. Le président nels de tous les temps, les Oustachis, les Tudjman n’hésite pas à multiplier les signes mêmes qui nous ont massacrés de 1941 à de réhabilitation du régime d’Ante Pavelic : 1945»19. la place des «Victimes du fascisme» devient Face à cette identification des Croates aux celle des «Héros de la Croatie» ; la mon- Oustachis, la presse croate désigne en répon- naie nationale, le dinar, est remplacée par la se les Serbes de Tchetniks, du nom des sol- kuna (monnaie frappée en 1942) ; sans par- dats du général Mihailovic (héros du ler du retour aux uniformes noirs pour une nationalisme serbe pendant la Seconde partie des légionnaires, de la rentrée au pays Guerre mondiale). Force est effectivement de de nombreux criminels de guerre, en exil constater, chez certains dirigeants croates, depuis 1945, ou encore de la vente libre des une tendance symétrique et tout aussi mémoires de Pavelic dans les librairies de trouble que celle de la propagande serbe à Zagreb. réhabiliter les emblèmes et la mémoire des Oustachis. EN VERTU DU PASSÉ LOINTAIN La constitution adoptée à Zagreb en Le recours au passé ne concerne pas seule- décembre 1990 exclut certes expressément ment la Seconde Guerre mondiale. Il se réfè- l’Etat indépendant oustachi de la continui- re tout autant au moyen âge. Le 28 juin té historique de la Croatie. Le 15 janvier 1989, Slobodan Milosevic, entouré de mil- 1992, le président Franjo Tudjman présen- liers de personnes, célèbre avec un faste te les excuses officielles de son pays pour les inégalé les six cents ans de la bataille du crimes commis contre les juifs durant la Champ des Merles, bataille décisive contre Seconde Guerre mondiale20. Aucune ini- les armées ottomanes qui se solda par la

19 Vladimir DIMITRIJEVIC, jeune théologien de Belgrade, in Duga, 7 décembre 1991, souligné par nous (cité par Paul GARDE, «Ex-Yougoslavie : une fausse guerre de religion», in Politique internationale, n° 58-59, hiver 1992-1993, p. 52). Il importe de préciser qu’une telle position ne fait pas l’unanimité en Serbie. De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer les dérives de ce type d’appels à l’histoire (voir Mirko GRMEK, Mark GIJDARA et Neven SIMAC, op. cit., p. 56 et p. 339). 20 C’est dans une lettre à Edgar Bronfman, président du Congrès juif mondial, que Franjo Tudjman condamne les assassinats de masse commis contre les juifs par le gouvernement de Pavelic. Le 21 août 1997, le chef de cabinet du président croate s’adresse au directeur du ministère des affaires étrangères israélien en réitérant cette condamnation : «Nous demandons pardon au peuple d’Israël et exprimons nos regrets pour les crimes commis durant le régime oustachi dans la période nazie» (Le Monde, 23 août 1997). 21 Il est bel et bien question d’un «mythe». En réalité, la bataille du Kosovo ne fut pas un affrontement des seuls Serbes contre les Turcs, mais un combat de tous les Balkaniques unis contre l’envahisseur. Une lecture historique de l’événement force à reconnaître à côté des Serbes, des Bosniaques, des Albanais et des Roumains, avec à leur tête non pas seulement le prince Lazar, mais aussi le roi Tvrko (bosniaque), le voïvode Mircea (roumain) et les comtes Balsha et Jonima (albanais). Ainsi, la bataille du Champ des Merles aurait également pu représenter le symbole de l’amitié entre les peuples balkaniques. Voir Zoran KACAREVIC, «La bataille du Kosovo», in Alain BROSSAT et al., A l’Est, la mémoire retrouvée, Paris, La Découverte, 1990, pp. 522. 22 Voir Nicolas MILETITCH, «L’Eglise orthodoxe serbe», in Politique étrangère, janvier 1996, pp. 191-192. Dans un article du Messager orthodoxe, Marko Markovitch explique que «le Kosovo est pour les Serbes ce que Jérusalem est pour les juifs et le Golgotha pour les Chrétiens» (Le Monde, 10 mars 1998). 23 Voir André FONTAINE, «L’éternelle bataille du Kosovo», Le Monde, 14 avril 1998. 24 Voir Mirko GRMEK, Mark GIJDARA et Neven SIMAC, op. cit., pp. 251-253. 25 Cité par Zoran KACAREVIC, op. cit., p. 531. Voir également Daniel VERNET, «L’histoire mouvementée du pays des Aigles», Le Monde, 14 mars 1997.

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défaite des Serbes, la décapitation de leur Mais le critère pseudo-historique qui prétend tsar Lazar et l’occupation de leur empire légitimer par les preuves du passé le droit pendant cinq siècles. Ressentie comme une prioritaire d’un peuple sur un territoire tragédie, cette défaite militaire a donné lieu déterminé est chargé d’ambiguïtés. Une à toute une mystique jusqu’à la restaura- autre mémoire s’affronte en effet à la repré- tion de la royauté au XIXè siècle21. sentation serbe. Les Albanais revendiquent également le Kosovo, au nom de la très loin- Plus de cent cinquante ans plus tard, suite au taine ascendance des Illyriens et des Thraces déclin du communisme, les anciens appa- qui occupaient la péninsule balkanique avant ratchiks devenus nationalistes ne font que l’arrivée des Slaves. L’écrivain albanais Ismaïl réactiver ce souvenir. Le Kosovo se meut de Kadaré rappelle notamment qu’»il fut un nouveau en référence politico-religieuse. temps où les Serbes étaient absolument «Le peuple serbe mène sa bataille du Kosovo absents des Balkans, avant le VIIIè siècle, à depuis 1389. Le Kosovo est notre mémoire, une époque où les Albanais y étaient déjà notre foyer, la flamme de notre être. Si l’on solidement implantés»25. L’absence de docu- retire sa mémoire à un peuple, on le tue et on ments rend très difficile la vérification de la l’anéantit spirituellement», affirme l’Appel théorie albanaise de la continuité de peu- des 21 prêtres et moines de l’Eglise ortho- plement entre les Illyriens de l’Antiquité et doxe serbe, en 198222. Les paroles de les populations albanaises. Quoi qu’il en Slobodan Milosevic, lors de la commémo- soit, ce recours aux ancêtres -typique quand ration de 1389, sont tout aussi significa- le présent trahit- dynamise véritablement tives : «Nous voici à nouveau obligés de la logique d’affrontement communautaire. combattre ou de nous y préparer. Sauf qu’il Ces deux nationalismes se nourrissent ne s’agit pas cette fois de lutte armée, enco- mutuellement : les Albanais accusent le re qu’on ne puisse l’exclure»23. Ces mots «revanchisme serbe» et les Serbes le «chau- se font l’écho du Mémorandum rédigé en vinisme albanais». La suite est bien connue 1986 par certains membres de l’Académie de tous. serbe des sciences et des arts. Ceux-ci affir- ment sans ambages que Que s’est-il passé en Yougoslavie ? Tant «Le génocide physique, politique, juri- qu’un pouvoir central, fort, éloigné des dique et culturel de la population serbe sources de conflit, a existé, les hostilités au Kosovo et en Metohija représente la mutuelles ont été maîtrisées. Les blessures de plus grande défaite de la Serbie dans les la guerre ont été pansées. La conscience luttes menées depuis Orasac en 1804 jus- d’appartenir à des identités nationales dif- qu’à l’insurrection en 1941» ; férentes s’est atténuée, permettant même «Les Serbes du Kosovo et de Metohija ont l’émergence de familles mixtes et d’une vie non seulement leur propre passé, incarné sociale commune. Mais peu après la dispa- dans des monuments culturels et histo- rition du pouvoir unificateur, les souvenirs riques, mais ils ont également une présen- des persécutions et des souffrances anté- ce vivante des valeurs spirituelles, rieures n’ont pas tardé à recouvrir la pério- culturelles et morales : ils y vivent dans la de de coexistence pacifique. Noms de rue, mère patrie de leur existence historique. Les hymnes et drapeaux ont été modifiés, violences qui décimèrent, à travers les manuels scolaires et mythes historiques ont siècles, la population serbe du Kosovo et de été revus. L’interpellation sous-jacente à la Metohija entrent aujourd’hui dans une cette reconstruction du passé tient en étape inexorable»24. quelques mots : pourquoi devrions-nous

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être gouvernés par eux ? Eux et nous ont cherchent à oublier les événements que les été définis de manière manichéenne et les Croates et les Musulmans de Bosnie se haines, dites ancestrales, ont été réactivées. remémorent, et réciproquement. Et si par hasard, deux parties se rappellent le même Les négociations qui ont lieu pour tenter événement, c’est un crime pour l’une, un de mettre fin aux hostilités ne modifient en fait héroïque pour l’autre. Une gloire pour rien ce type d’utilisation du passé. Prenons l’une, une humiliation pour l’autre. Au-delà un seul exemple. Bien que l’accord de des divergences, un seul but paraît com- Dayton prévoit le maintien d’un Etat bos- mun : effacer tout souvenir positif de la niaque, les trois entités -serbe, croate et Yougoslavie et rejeter toute histoire com- musulmane- vivent aujourd’hui de manière mune. tout à fait séparée. Et dans les écoles des trois communautés, les cours d’histoire Comme le montrent ces exemples, la sur- apprennent aux écoliers que l’autre fut valorisation des épisodes les plus conflic- l’agresseur, qu’il demeure l’ennemi. tuels du passé contribue à relancer le cycle de L’un des auteurs des manuels d’histoire en la violence. Ses effets peuvent être qualifiés Bosnie-Herzégovine précise que dans les de belligènes. La survalorisation ne prend à nouveaux textes «il est fait une grande place aucun moment en considération la manière au génocide des Bosniaques par les Tchetniks dont l’autre partie représente le passé. Son pendant la Seconde Guerre mondiale»26. but est au contraire d’imposer une et une Même scénario dans une école élémentaire seule interprétation du passé : la sienne. serbe de Sarajevo. Le jeune collégien serbe C’est sans aucun doute pour dénoncer ce s’entend dire que, déjà dans «la première type de dérive que Paul Valéry déclarait Yougoslavie» (celle de 1918), les Croates et non sans amertume : «L’histoire est le pro- les Slovènes jetèrent les bases de leur domi- duit le plus dangereux que la chimie de l’in- nation sur les Serbes27. Quant aux écoliers tellect ait élaboré (...) Il fait rêver, il enivre les croates, on leur explique que la Yougoslavie peuples, leur engendre de faux souvenirs, était un Etat centralisé «qui avait hérité de la exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles domination des Serbes»28. plaies, les tourmente dans leur repos, les L’enseignement confirme le verdict des conduit au délire des grandeurs ou à celui de champs de bataille. Loin de servir la paix et la persécution, et rend les nations amères, la stabilité, la mémoire officielle se trans- superbes, insupportables et vaines»29. Mais forme en recueil de propagande. Les Serbes faut-il pour autant faire l’apologie de l’oubli ?

26 Ana UZELAC, «Apprendre aux petits Bosniaques que leur voisin est un ennemi», Gazeta Wyborcza, cité in Courrier International, n° 325, 23-29 janvier 1997, p. 32. 27 Voir Gordana IGRIC, «Relectures de l’histoire yougoslave», in Manière de voir, n° 40, juillet-août 1998, p. 31. 28 Ibidem. 29 Paul VALERY, Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard, 1945, p. 43. 30 Paul ABRAHAMS, «Japan’s Wartime Ghosts», Financial Times, 28 novembre 1998. 31 Voir Christophe SABOURET, «L’ombre du soleil rouge», in Autrement, n° 144, pp. 176-187 et Christophe ALBAN, «Consensus social et censure au Japon», in Manière de voir, n° 26, mai 1995, p. 46. 32 Voir Antoine HALFF, «La mémoire retrouvée des crimes de Nankin», in Manière de voir, n° 26, mai 1995, p. 45. 33 Voir Sheldon HARRIS, Factories of Death, Londres - New York, Routledge, 1994. 34 Pierre-François SOUYRI, «Incidents de frontière autour des manuels d’histoire japonais», in Autrement, n° 88, mars 1987, p. 160.

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2. Oblitération commence à pratiquer des expérimenta- Plutôt que de mettre en exergue tel élément tions biologiques sur plusieurs milliers d’êtres du passé, les tenants de la mémoire officiel- humains afin de doter l’Archipel d’armes le peuvent choisir de le passer sous silence. bactériologiques. L’unité 731 n’est pas le Cette mise entre parenthèses poursuit sou- seul centre à effectuer des recherches de ce vent un objectif de politique intérieure. Son genre. Elle n’est que le maillon d’une chaî- impact sur le plan des relations internatio- ne de complexes semblables répartis dans nales est cependant loin d’être négligeable. tout le Nord-Est de la Chine. Au total, plus de 12.000 cobayes humains auraient été 33 SILENCES JAPONAIS sacrifiés . Pourtant, depuis plus de qua- rante ans, le Japon refuse de reconnaître cet L’attitude des autorités japonaises à l’égard épisode obscur de son histoire. L’unité 731 des pages les plus sombres du passé national demeure une réalité indicible. Et si, en 1982, est extrêmement significative à cet égard. les autorités japonaises admettent l’existen- Plus de cinquante ans après la capitulation de ce de cette unité, elles n’en continuent pas Tokyo, d’aucuns considèrent les réticences moins de nier les expérimentations, allé- et les silences qui caractérisent la mémoire guant le manque de preuves. officielle japonaise comme les signes d’une «amnésie collective»30. En effet, la plupart des La plupart des responsables japonais res- manuels d’histoire effacent purement et sim- tent ainsi cramponnés à une vision de l’his- plement le sang répandu en Asie par l’armée toire exonérant l’Archipel de toute impériale. C’est ainsi que, dans les livres responsabilité morale dans le déclenche- scolaires, les attaques sans déclaration de ment et la conduite de la guerre. L’objectif guerre deviennent des «incidents», les inva- immédiat de cette lecture du passé est stric- sions «des avancées», les massacres des «sui- tement interne : resserrer les rangs autour du cides collectifs de civils»31. passé glorieux de l’Etat. Mais ses effets Le Japon impérial n’a jamais mené de crimes débordent le cadre national. Le gommage d’extermination méthodique de groupes systématique des crimes commis à l’étranger humains comme l’Allemagne hitlérienne. ne fait qu’envenimer les relations que le Il est néanmoins responsable d’une poli- Japon entretient avec ses voisins. tique systématique d’agression : en 1931, le Japon envahit la Mandchourie ; en 1936, il UN CASUS BELLI envahit la Chine ; à partir de 1940, il s’ap- En 1982, un seul mot est à l’origine d’un proprie progressivement les colonies indo- incident diplomatique avec Pékin. Les chinoises françaises. Il est en outre accusé de auteurs d’un manuel sont sommés par le trois crimes majeurs : le sac de Nankin en comité ministériel de modifier le titre d’un 1937, au cours duquel les Japonais massa- chapitre consacré à la guerre sino-japonaise crent plusieurs centaines de milliers de qui débute officiellement en 1937 : à «l’in- Chinois (300.000 selon les estimations chi- vasion [shinryaku] japonaise de la Chine» est 32 noises) ; l’affaire des «femmes de récon- préférée «l’expansion [shinshutsu] japonai- fort», environ 200.000 jeunes femmes se en Chine»34. La rectification imposée (coréennes et chinoises pour la majorité) n’est pas innocente puisque le premier terme contraintes de se prostituer pour l’armée intègre la notion d’agression, tandis que le impériale ; et enfin, les crimes de l’unité 731. second sous-entend l’idée d’un progrès en Cette dernière affaire remonte à 1936. Cette direction de l’extérieur. La réaction de la année-là, une équipe de scientifique japonais Chine face à ce qui est alors perçu comme un

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révisionnisme est telle que le premier taque, sans déclaration de guerre, de la flot- ministre Suzuki est contraint de faire rétablir te américaine. le texte initial, sous la critique virulente des En mai 1998, c’est en Grande-Bretagne que milieux de droite offusqués par cette ingé- la question surgit à nouveau. Lors de la visi- rence chinoise dans les affaires intérieures te officielle de l’empereur Akihito à Londres, japonaises. plusieurs centaines d’anciens prisonniers de Mais c’est bien là que le bât blesse. La façon guerre britanniques manifestent au passage dont le passé national est présenté aux éco- de l’empereur, huant, sifflant et tournant liers ne se réduit précisément pas à une affai- ostensiblement le dos pour protester contre re strictement intérieure. La Chine n’est pas l’absence d’excuses officielles japonaises. le seul Etat directement concerné par ce Pressé de s’exprimer au sujet du traitement sujet. Les épisodes les plus douloureux de ce de ces prisonniers, l’empereur bredouille siècle sont interprétés avec une telle subjec- son «profond chagrin pour les multiples tivité que des manifestations anti-japonaises souffrances provoquées par cette guerre», éclatent un peu partout en Extrême-Orient. n’isolant en rien les responsabilités nip- 36 Pour une fois d’accord, la Chine populaire pones . et Taïwan, les deux Corées, mais aussi Hong- Cette succession de polémiques et de ten- Kong, l’Asie du Sud-Est, Hanoï et Moscou sions montre à quel point la politique offi- jettent l’anathème sur Tokyo et ouvrent cielle de l’oubli nuit à l’image du Japon à leurs archives comme autant de charniers. l’étranger. Désireux de jouer un rôle plus Des manifestations hostiles ont lieu çà et là actif sur la scène asiatique et mondiale, les contre l’arrogance de l’ancien agresseur. dirigeants japonais sont contraints de consta- Parallèlement, face à l’indifférence initiale ter que la présentation nationaliste de l’his- des dirigeants nippons, les tensions diplo- toire officielle, fût-elle en adéquation avec la matiques se multiplient avec Pékin et Séoul. mémoire vive de la majorité de la population, Bref, c’est dans toute l’Asie que l’occultation suscite réactions et tensions sur le plan des de la mémoire des victimes encourage les relations internationales. Ils ont donc été réactions d’hostilité. amenés à modifier une présentation des faits, si souvent dénoncée à l’étranger. Cette problématique ne s’arrête pas aux frontières asiatiques. Cinquante ans après En 1992 déjà, au cours d’une tournée dans l’attaque-surprise de Pearl Harbor, la ques- toute l’Asie, le premier ministre Kiichi tion de la reconnaissance du passé affecte Miyazawa reconnaît la réalité des guerres les rapports que le Japon entretient avec les d’agression menées par le Japon et promet Etats-Unis. Le 3 décembre 1991, le ministre que la perception des pays asiatiques sera des affaires étrangères japonais, Michio désormais prise en compte dans l’élaboration Watanabe, exprime le «profond remords» de l’histoire contemporaine. De son côté, que le Japon éprouve pour les «souffrances l’empereur, en visite à Pékin en octobre de la infligées au peuple américain»35. Le parle- même année, exprime sa «profonde tristes- ment japonais renonce toutefois à présenter se» pour les souffrances infligées aux Chinois officiellement les excuses du pays pour l’at- par les troupes japonaises. L’année suivante,

35 Le Monde¸ 9 décembre 1991. 36 Financial Times, 27 mai 1998. 37 Voir Philippe PONS, «Au Japon, une inquiétante liquidation du passé», Le Monde, 18 août 1999.

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l’élection de Morihiro Hosokawa au poste passé en exigeant que les autorités turques de premier ministre met fin à l’hégémonie reconnaissent officiellement les faits. Dans les sans partage du parti libéral démocrate sur la années 1970, l’action de la diaspora armé- vie politique nippone depuis 1945. La nienne se radicalise avec l’apparition de «diplomatie des excuses» se met alors en mouvements de lutte armée qui commettent place. des attentats contre les personnes et les inté- rêts turcs dans le monde. Vingt et un diplo- Les autorités de l’Archipel n’hésitent mates turcs sont assassinés entre 1975 et cependant pas à «récidiver» en réhabilitant 1982, l’une des justifications de ces crimes l’hymne national et le drapeau du Japon, étant explicitement «le droit à la mémoire». objets de sinistre mémoire pour les vic- times de «l’ancienne sphère de copro- L’impact de la négation des crimes passés est priété asiatique». Ou encore en assistant donc relativement peu probant sur le plan aux cérémonies qui commémorent la fin des relations internationales. Le refus de de la Seconde Guerre mondiale au sanc- reconnaître la violence jadis infligée à l’autre tuaire de Yasukuni. C’est dans ce temple suscite des malentendus, des tensions diplo- Shintoïste que sont honorées les âmes des matiques, voire des réactions tout à fait vio- soldats morts au service de l’empereur. lentes (l’exemple des attentats contre la Or parmi ces derniers figurent des officiers Turquie le prouve). Chacune de ces consé- condamnés pour crimes de guerre. De quences rappelle que la volonté de mettre telles initiatives témoignent de la volonté l’histoire entre parenthèses ne referme pas recrudescente du gouvernement de balayer systématiquement les blessures collectives. les séquelles de l’après-guerre et de ren- Loin d’être apaisées, les victimes de ces bles- forcer l’identité nationale, mise à mal par sures risquent au contraire d’apparenter la récession économique. «Tirer un trait l’oubli au déni de justice. De fait, si chacun sur le passé» demeure ainsi un leitmotiv de peut oublier les injures qu’il a subies, les 37 la droite japonaise . épreuves dont il n’a pas reçu les coups ne Cette attitude revient cependant à tirer une sont pas à sa disposition. Ici touche-t-on lourde hypothèque sur l’avenir. Les méca- sans doute l’une des limites fondamentales nismes d’occultation du passé lèguent de de l’oubli comme moyen de parvenir à nombreux problèmes non réglés. Ils ne per- l’apaisement des mémoires. mettent pas d’éviter la remémoration relative aux épisodes les plus sombres du passé, mais simplement de la postposer. Les groupes porteurs d’une mémoire niée et méprisée 3. Travail de mémoire se font un jour entendre. Et les «retours de Alors que la survalorisation tend à imposer mémoire» peuvent s’avérer nettement plus une et une seule interprétation du passé, violents que dans les cas jusqu’ici analysés. que l’oblitération tâche d’éviter la moindre Un exemple particulièrement révélateur de de ses interprétations, le travail de mémoire cette violence peut être trouvé dans les consé- cherche à prendre en compte le conflit d’in- quences de la négation du génocide arménien terprétations qui résulte immanquablement par la Turquie. En effet, si la première géné- d’un événement tel qu’une guerre. Son ration de la diaspora arménienne essaie de objectif est précisément de reconnaître la panser ses plaies, si la seconde s’efforce de pluralité des interprétations du passé. Il ne s’implanter dans les pays d’accueil, la troi- s’agit plus de mettre en avant une vision sième ne manque pas de renouer avec son martyrologique ou édulcorée du passé, mais

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de prendre en charge le passé dans sa com- d’ambiguïtés et de désaccords, tous les repré- plexité et ses contradictions. sentants français et allemands fondent, depuis Le travail de mémoire ne porte pas sur les lors, leur rapprochement sur la reconnais- faits eux-mêmes (que nul ne peut nier), mais sance concertée d’un passé commun qui sur le sens qui leur est attaché. C’est en «remplit de fierté, mais aussi de regrets dou- jouant sur ce sens que les protagonistes loureux»38. essaient d’établir un récit qui puisse favori- Les autorités des deux Etats mettent en effet ser le rapprochement des différentes par- systématiquement l’accent sur la mémoire ties. Son but n’est pas d’établir la vérité avec commune d’un passé ambivalent, afin de un grand «V», mais de relire le passé à l’au- ne pas s’enfermer dans des mémoires stric- ne de la coopération recherchée. La mémoi- tement nationales et de reconnaître que ces re dont il est ici question prend la forme dernières sont imbriquées et dépendantes. d’un compromis entre plusieurs représen- Leur objectif est de rechercher un «langage tations. Elle se démarque ainsi des logiques commun» sur le passé, ou tout au moins de revanche et d’oubli. un minimum d’interprétations communes Il convient de préciser que la prise en consi- pour lire l’avenir d’une manière qui les rap- dération de plusieurs points de vue ne signi- proche au lieu de les éloigner. Le premier fie pas que toutes les perspectives soient ministre français Lionel Jospin résume bien pour autant équivalentes. Reconnaître la la logique enclenchée lorsqu’il explique que, pluralité des représentations du passé ne pour lui, la mémoire n’est pas «une façon de remet pas en cause l’existence d’une réalité réveiller les anciennes souffrances, mais, en deçà de ces représentations. L’élaboration sans les oublier, une manière de faire la paix d’une mémoire partagée ne se fonde pas sur avec le passé»39. le relativisme, mais sur l’idée qu’une histoi- re commune est possible. PHASES DU TRAVAIL DE MÉMOIRE Le cas franco-allemand est révélateur d’une Le travail de mémoire qui est effectué par telle perspective. Pendant près d’un siècle et d’anciens belligérants dépend directement du demi, le rappel incessant des souvenirs d’af- contexte politique, économique et social frontements franco-allemands aboutit à dans lequel il s’inscrit. Il est toutefois inté- créer de chaque côté du Rhin, à propos des ressant de dépasser le stade de l’empirisme mêmes événements, des représentations pour dépeindre le travail de mémoire comme rigoureusement antithétiques et finalement un processus, constitué de différentes étapes. incompatibles. Ces souvenirs sont l’objet Il importe de souligner que, dans la réalité, de discours enflammés appelant à la revanche les phases que nous allons brièvement décri- et à l’écrasement de l’ennemi héréditaire. re ne s’observent jamais de manière tran- Pourtant, dès 1958, Charles de Gaulle et chée et isolée. Notre objectif n’est pas de Konrad Adenauer décident de mettre défi- réduire la complexité de toute situation poli- nitivement fin à l’hostilité d’autrefois. Et tique donnée à l’enchaînement parfaitement bien que leur dialogue ne soit pas exempt lisse d’étapes claires et distinctes. Mais de

38 Heinrich Luebke, président de la République Fédérale d’Allemagne, le 4 septembre 1962, in Notes et Etudes documentaires, 21 décembre 1962, n° 2947, pp. 5-6. 39 Colloque «Mémoire et identité», les 24 et 25 septembre 1999, à Genshagen, in La politique étrangère de la France, http : // www. france. diplomatie. fr (souligné par nous). 40 Charles de GAULLE, Discours et messages, III, Paris, Plon, 1970, pp. 428-429.

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mettre en exergue des points de repère qui permet déjà de soulager quelque peu la souf- peuvent s’avérer utiles pour l’analyse. france endurée en silence pendant des années.

Prise de contacts Le travail de mémoire n’est cependant pas toujours entrepris dès le lendemain des hos- La phase initiale du travail de mémoire entre tilités. Dans l’exemple franco-allemand, les anciens adversaires prend souvent la forme premières démarches officielles ont com- de rencontres informelles et/ou officielles mencé plus de dix ans après la fin des com- entre représentants de chaque partie en pré- bats. Dans ce cas, les phases d’information et sence. A ce stade, la méfiance et l’hostilité d’argumentation sont parfaitement connues caractérisent les relations qui lient les popu- par les parties en présence, mais elles sont lations concernées. Aussi, les dirigeants sou- tues. L’expression et la justification des inter- cieux d’un rapprochement avec l’ancien prétations divergentes, voire contradictoires, ennemi multiplient les appels à la confiance. du passé constituent le propre des mémoires Les voyages successifs que Charles de Gaulle officielles de chaque partie avant que ne et Konrad Adenauer effectuent de chaque s’enclenche le travail de mémoire. Mais en côté du Rhin entre 1958 et 1962 illustrent s’engageant dans une telle démarche, les cette première étape. Persuadés de la néces- parties en présence peuvent être à ce point sité de l’adhésion populaire pour parvenir à soucieuses d’aboutir à un rapprochement une véritable réconciliation, les deux chefs durable qu’elles ne reviennent pas explici- d’Etat s’efforcent d’aider la population à tement sur des positions initiales, par défi- surmonter les préjugés et les craintes liés au nition antinomiques et susceptibles d’éveiller passé. L’objectif de ces prises de contact est une nouvelle forme de violence. Le fait d’ex- de témoigner de «l’immense transforma- primer ses propres perceptions et ses propres tion» qui a changé les deux pays, «jadis 40 émotions reviendrait à réactiver la charge ennemis héréditaires, en amis déterminés» . affective liée aux souvenirs des combats pas- Information et argumentation sés. Or l’objectif du travail de mémoire est justement d’apaiser les blessures et la haine Les phases d’information et d’argumentation qui peuvent être liées au passé. constituent l’arrière-fond, le point de départ du travail de mémoire. Elles ne sont cepen- Reconstruction dant pas toujours explicitées. Deux situations La phase de reconstruction tente de dépas- sont en effet envisageables à cet égard. ser le stade du conflit d’interprétations. Il ne Le travail de mémoire peut tout d’abord s’agit plus de décrire, de justifier et de contes- s’inscrire dans le cadre de négociations entre- ter, mais de reconnaître la pluralité des repré- prises au lendemain même du conflit. Dans sentations du passé. Cela implique la pareille hypothèse, les phases d’informa- reconnaissance de l’expérience d’autrui et tion et d’argumentation sont clairement éta- l’examen critique de son propre vécu. blies. Chacune des parties est invitée à décrire Le cas franco-allemand est ici encore signi- ses interprétations du passé (phase d’infor- ficatif. L’ensemble des dirigeants de la mation), à justifier et à contester celles-ci République fédérale allemande soulignent la (phase d’argumentation). L’exemple de la nécessité d’affronter, de «ne pas oublier» le Commission pour la vérité et la réconcilia- passé. Tous insistent sur l’obligation d’as- tion en Afrique du Sud montre que, quelles sumer les épisodes les plus sombres de leur que soient les imperfections du système mis passé41. De l’autre côté du Rhin, Charles en place, la possibilité pour les victimes de de Gaulle montre à plusieurs reprises qu’il se chaque partie de «raconter leur histoire» refuse à toute lecture manichéenne du passé

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franco-allemand. Il décrit l’Allemagne se retourne, quant à lui, sur «les fautes et comme un «grand peuple», rappelle aux les péchés de [ses] pères», évoquant ainsi Français qu’ils ont eux aussi, «dans certaines les torts commis par les Tchécoslovaques circonstances», fait du mal à la population envers les trois millions d’Allemands des allemande42 et s’arrête à Munich devant le Sudètes expulsés en 1945-194645. Feldherrnhalle érigé à la mémoire des vic- Mémoire partagée times de 1870 et de 1914-1918. En 1984, François Mitterrand salue lui aussi «les morts La dernière phase du travail de mémoire ne allemands» tombés au combat43. En 1998, prend jamais la forme d’un accord ou d’une Jean-Pierre Masseret, alors secrétaire d’Etat déclaration que l’on pourrait considérer aux anciens combattants, rend à son tour comme définitifs. Mais la phase de recons- hommage aux «soldats allemands, nos enne- truction peut, dans certains cas, mener à mis d’alors, tués par centaines de milliers l’élaboration d’une lecture commune et apai- sur notre sol»44. sée du passé. Pour ce faire, les représentants de chaque partie tentent non seulement de Le cas franco-allemand n’est cependant pas reconnaître le passé de l’ancien adversaire, l’unique exemple de cette phase de recons- mais également de parvenir à un langage truction. Le président de la République commun pour réintégrer les différentes fédérale d’Allemagne, Richard von mémoires en présence. Il s’agit de décloi- Weizsäcker, et le président de l’ex- sonner les mémoires nationales et d’éviter le Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, se sont eux développement de mémoires agressives, aussi livrés à un examen critique de leur crispées et exclusives les unes des autres. passé national. Réunis le 15 mars 1990 à Cette perspective se base sur l’adage selon l’occasion du 51è anniversaire de l’invasion lequel «ne pas se comprendre, c’est ne pas de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne, les entendre la même histoire». deux chefs d’Etat témoignent de leur res- ponsabilité historique respective. Le prési- A ce stade, le travail de mémoire dépasse dent allemand insiste sur les «six années l’alternative du souvenir et de l’oubli : il d’occupation et d’oppression» imposées par requiert lui-même une forme d’oubli, qui ne son pays, les «cicatrices douloureuses» et se définit ni comme une défaillance, ni le «profond sentiment de méfiance» qui en comme une fuite, mais comme une faculté découlent jusqu’à aujourd’hui. Vaclav Havel d’inhibition active et curative46. Le travail de

41 Voir à titre d’exemple le discours prononcé par Helmut Kohl le 28 octobre 1987 (Helmut KOHL, L’Europe est notre destin, Paris, de Fallois, 1990, pp. 108-110). 42 Notes et Etudes documentaires, 21 décembre 1962, n° 2947, p. 7. 43 Discours prononcé le 23 juin 1984 à Volgograd, in François MITTERRAND, Réflexions sur la politique extérieure de la France, Paris, Fayard, 1986, p. 173. 44 Le Monde, 11 novembre 1998. 45 Voir Richard von WEIZSÄCKER et Vaclav HAVEL, «Echange pragois sur la culpabilité», in Esprit, n° 162, juin 1990, pp. 5-8. 46 Voir Friedrich NIETZSCHE, Seconde considération intempestive, De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, Paris, Flammarion, 1988, pp. 77-78. 47 Voir Benedict ANDERSON, L’imaginaire national, Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, pp. 189-206. 48 Déclarations du 7 mai 1975, du 8 septembre 1994 et du 11 février 1998 (La politique étrangère de la France, op. cit.). 49 Déclaration du 25 septembre 1999 à Genshagen, ibidem.

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mémoire ne cherche pas à gommer le passé. mémoire de Verdun devient le témoignage L’oubli dont il est question ici ne porte pas de tous les combattants, français et alle- sur l’événement en tant que tel mais sur le mands. Il n’est plus question de mémoires souvenir de celui-ci, sur «l’impression» qu’il nationales et victorieuses, mais d’une seule laisse. En délestant l’événement de sa char- mémoire réconciliatrice. Les soldats des ge affective, il rend possible sa réappropria- deux camps sont englobés dans un même tion. Sous cet angle, le travail de mémoire hommage. Cette relecture du souvenir de permet in fine de remémorer le passé en Verdun atteint son point d’orgue le 23 sep- oubliant son sens initial (la confrontation tembre 1984 lorsque François Mitterrand d’ennemis héréditaires) et en intégrant un et Helmut Kohl se recueillent, main dans la sens nouveau (la déchirure entre peuples main, devant l’ossuaire de Douaumont. La frères par exemple). description des guerres passées comme autant de déchirures fraternelles repose sur Les épisodes sanglants peuvent effective- l’idée d’un passé commun de souffrances ment être relus comme des «guerres fratri- collectives. Les groupes en présence ne sont cides», finalement «rassurantes» parce plus considérés comme des masses identi- qu’opposant des peuples frères entre eux. taires hétérogènes, indépendantes l’une de Une telle lecture du passé aboutit à la conclu- l’autre, mais comme des peuples frères réci- sion suivante : il est temps de tirer un trait sur proquement blessés. les anciennes querelles de famille47. Le cas franco-allemand illustre une telle évolution : Notons que cet effort d’intégration ne signi- Valéry Giscard d’Estaing dépeint la Seconde fie en aucun cas l’uniformisation parfaite Guerre mondiale comme une guerre «fra- des représentations du passé. Il n’empêche tricide pour l’Europe» ; François Mitterrand en rien la pluralité des points de vue : il sous- décrit les deux conflits mondiaux comme des entend, au contraire, l’acceptation de «désac- «guerres civiles en Europe» ; Jacques Chirac cords raisonnables» concernant la réalité du rappelle qu’en 1914 débute une «longue passé. A cet égard, le travail de mémoire 48 guerre fratricide» en Europe . reste toujours le travail des mémoires. Même La transformation du souvenir de Verdun en dans l’exemple franco-allemand qui peut témoigne également. Le nombre de victimes être considéré comme un cas d’école, l’éla- -plus d’un quart de million de jeunes soldats- boration d’une mémoire commune ne per- et la nature impitoyable du combat mar- met pas d’effacer les différences d’approche quèrent profondément les consciences de entre les deux côtés du Rhin. Comme l’in- part et d’autre du Rhin. Dès 1916, une repré- diquent Gerard Schröder et Lionel Jospin, sentation patriotique des combats s’élabore des décalages et des «malentendus de en France et en Allemagne. Du côté français, mémoire» subsisteront «tant que nous res- la mémoire officielle de Verdun témoigne de terons les Allemands et les Français, tant 49 la gloire, de l’héroïsme et de la victoire des que nos identités seront différentes» . combattants français. Du côté allemand, les Ainsi, ce qu’on appelle la mémoire com- souvenirs vécus à Verdun sont vite récupé- mune à plusieurs Etats se définit moins rés par l’idéologie national-socialiste qui comme une mémoire linéaire et lisse que inscrit directement ses objectifs dans le pro- comme une mémoire «mosaïque». Ce pas- longement de la camaraderie des tranchées. sage d’une conception à l’autre est conce- Vingt ans plus tard, le contexte du rappro- vable à partir du moment où l’on ne perçoit chement franco-allemand ouvre la voie à plus la mémoire officielle comme une véri- une nouvelle interprétation du passé : la té une et définitive, mais comme une tension

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dynamique entre différentes représentations c’est presque justifier. En effet, ‘comprendre’ en perpétuelle évolution. la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut dire (et c’est aussi le sens étymo- LIMITES DU TRAVAIL DE MÉMOIRE logique du terme) les mettre en soi, mettre Ces différentes phases étant précisées, il est en soi celui qui en est responsable, se mettre utile de mettre en lumière les limites du tra- à sa place, s’identifier à lui. Eh bien, aucun vail de mémoire. Ces limites sont essentiel- homme normal ne pourra jamais s’iden- lement de deux ordres. Elles concernent tifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à 50 d’une part le champ d’application d’une Eichmann, à tant d’autres encore» . telle démarche : le travail de mémoire s’avè- (2) Nul ne prétend par ailleurs qu’il faille, re-t-il toujours opportun ? Elles s’attachent dans un élan angélique, aimer son adver- d’autre part à l’efficacité du processus : l’in- saire. Mais à partir du moment où il exis- terprétation officielle du passé a-t-elle un te des abus des deux côtés, le travail de quelconque impact sur l’ensemble des repré- mémoire peut contribuer au rapproche- sentations partagées par les individus ? ment des différentes parties en jeu. Opportunité du travail de mémoire Contribuer seulement : les malentendus discursifs ne peuvent faire oublier les (1) Le travail de mémoire ne peut s’envisa- ressorts non verbaux à l’origine des ger que dans le cas de guerres au sens conflits (que l’on pense aux enjeux éco- classique du terme (c’est-à-dire oppo- nomiques, politiques ou encore straté- sant des combattants) et non face à des giques). Ce n’est que lorsque le conflits atypiques (qui mettent en pré- rapprochement est perçu comme néces- sence une victime et un bourreau claire- saire et avantageux par l’ensemble des ment identifiés). La victime et protagonistes que le travail de mémoire l’oppresseur ne sont pas interchangeables. peut s’avérer utile. Sur ce point, force Aussi, la volonté de prendre en compte est de suivre le cardinal de Retz selon plusieurs points de vue ne peut s’envi- lequel la maxime la plus véritable pour sager que lorsque les torts sont partagés. juger sainement des intentions des En effet, dans l’hypothèse où le crime est hommes est d’examiner leurs intérêts clairement d’un côté (songeons par exemple qui est la règle la plus ordinaire de leurs à l’extermination des juifs pendant la Seconde actions. Guerre mondiale), l’affranchissement défi- Le cas franco-allemand est manifeste à cet nitif du passé paraît inconcevable. La com- égard. Dans une Europe mise à mal par la préhension et la reconnaissance de l’autre Seconde Guerre mondiale, le processus de s’avèrent même totalement inappropriées. décolonisation et la lutte des deux super- On se souvient à ce propos la façon dont puissances pour l’hégémonie mondiale, la Primo Levi récuse jusqu’à la possibilité querelle franco-allemande apparaît ana- même de comprendre ses bourreaux : chronique et vaine. Dans de telles condi- «Peut-être que ce qui s’est passé ne peut tions, le travail de mémoire se révèle essentiel être compris, et même ne doit pas être pour les deux Etats. Il permet à la France de compris, dans la mesure où comprendre, s’appuyer sur l’Allemagne pour rester

50 Primo LEVI, Si c’est un homme, Paris, Pocket, 1997, p. 211. 51 Suzanne CITRON, Le mythe national, L’Histoire de France en question, Paris, Editions ouvrières, 1987, p. 7. 52 Gérard NAMER, Batailles pour la mémoire, Commémorations en France de 1945 à nos jours, Paris, Papyrus, 1983.

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influente, et à l’Allemagne de s’appuyer sur ponsables de chaque groupe en présence, il la France pour faire oublier son statut de ne peut s’imposer par décret. Il ne s’avère nation divisée et d’Etat à souveraineté limi- efficace auprès de la population que dans tée. Comme nous l’avons vu, ce sont égale- certaines conditions. ment des raisons pragmatiques qui poussent (1) La première concerne l’expérience des l’Etat japonais à renoncer à l’occultation de individus. La mémoire officielle est certes ses crimes passés. En reconnaissant la réali- susceptible d’influencer l’ensemble des té complexe de son histoire, le Japon fait souvenirs partagés par un groupe. bien plus que réparer une injustice à l’égard Certains symboles relayés par les de victimes longtemps méprisées. Il contri- manuels scolaires ou les commémora- bue aussi, sur le plan purement politique, à tions officielles peuvent cristalliser des désamorcer les crises diplomatiques qui ter- éléments qui sont peu à peu incorporés nissent son image en Asie. dans l’ensemble des souvenirs partagés (3) Ajoutons enfin que l’écoute mutuelle par la population. Suzanne Citron des deux récits n’hypothèque pas pour explique notamment qu’une partie de autant la recherche de responsabilités l’histoire nationale, telle qu’enseignée précises. Il convient de distinguer la par l’école de la IIIè République, conti- démarche historique qui concerne l’ori- nue d’être «intériorisée» par les gine même du conflit et le travail de Français51. Gérard Namer montre par mémoire qui s’applique davantage au ailleurs que les commémorations qui se déploiement du conflit. La première tend succèdent après la Seconde Guerre mon- à établir les responsabilités qui incombent diale donnent un sens et structurent la à celui qui déclenche l’affrontement. Une mémoire transmise sur le plan privé52. Le recherche scientifique qui prétend dire le discours officiel sur le passé peut donc se vrai et le faux se conçoit à ce stade. Par révéler un levier d’action relativement contre, le travail de mémoire qui se efficace. penche non plus sur l’origine, mais sur la Il n’a cependant pas la docilité d’un pur ins- dynamique du conflit se fonde davanta- trument. Il existe des résistances et des limites ge sur l’intersubjectivité et la compré- à l’interprétation officielle du passé. La dif- hension des diverses représentations. Il est fusion d’une interprétation historique ne un temps pour chacune de ces étapes. peut être tenue pour une simple imposi- Le travail de mémoire implique donc tion. Sa réception est une appropriation qui que les faits qui constituent le noyau dur transforme, reformule ou excède ce qu’elle du conflit soient préalablement établis reçoit. Les citoyens exposés au discours et reconnus. politique sur le passé co-construisent le mes- Efficacité du travail de mémoire sage qu’ils reçoivent. Ils ne se réduisent jamais à un pur réceptacle. Une fois que les anciens belligérants jugent qu’il est opportun de s’engager dans un tra- La question qui se pose dès lors est de savoir vail de mémoire, encore faut-il s’interroger si la représentation officielle prend trop de sur l’efficacité d’un tel processus auprès des libertés avec les faits, si elle les déforme de populations concernées. Il ne peut y avoir de façon trop brutale. La prétention à inventer rapprochement entre Etats ou communau- l’histoire est systématiquement limitée par la tés que si les individus qui les composent le trace laissée par les faits. La mémoire vive, souhaitent. De fait, bien que le travail de aussi malléable soit-elle, résiste à la néga- mémoire puisse paraître nécessaire aux res- tion pure et simple des événements qui ont

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été vécus ou qui ont été transmis par la que celui qui concerne des combats vieux population. L’interprétation du passé mise à d’un siècle ou plus. Et, bien qu’il n’y ait pas jour par les tenants de la mémoire officielle de règle en la matière, on peut raisonnable- ne peut en principe pas contredire l’expé- ment affirmer que l’élaboration d’une rience vécue ou transmise par les individus. mémoire véritablement partagée demande Ces derniers doivent pouvoir se reconnaître des générations. Elle ne peut en tout cas dans le récit officiel finalement choisi. La s’imposer à une population encore profon- mise en scène d’une déchirure fraternelle, dément meurtrie par les stigmates du passé. par exemple, risque de heurter les êtres qui sont blessés dans leur chair ou dans leur (3) Enfin, la troisième condition liée à l’effi- entourage. cacité du travail de mémoire tient dans la variable personnelle. Seules des person- (2) Le temps constitue la deuxième condition nalités respectées et légitimes peuvent de l’efficacité du travail de mémoire susciter l’adhésion de la population. L’un auprès de la population. Lui seul per- des critères de crédibilité des respon- met la réalisation du travail de deuil et par sables officiels tient dans le travail de conséquent, la transformation progres- mémoire qu’ils ont éventuellement pu sive de la relation des ennemis d’hier. réaliser sur le plan personnel. Le fait Tout comme certaines réalités vécues d’avoir eux-mêmes dépassé le poids de peuvent être indicibles, il en est d’autres leur propre ressentiment à l’égard de l’an- qui s’avèrent parfaitement inaudibles cien ennemi peut tenir lieu de modèle. pendant une période donnée. Nous tou- chons là à ce que les psychanalystes nom- Ainsi, l’influence de l’interprétation gaul- ment le «temps de latence»53. Et bien lienne du passé national ne repose pas exclu- que cette condition temporelle ne soit sivement sur le fait que cette lecture offre un 54 pas suffisante pour expliquer le rappro- «honneur inventé» aux Français . Elle s’ex- chement entre anciens ennemis, elle est plique également par la légitimité historique cependant nécessaire à cette évolution. de l’homme du 18 juin. Sans la crédibilité issue de son passé personnel, Charles de Le cas de l’Afrique du Sud le montre : l’in- Gaulle ne serait probablement pas parve- satisfaction des victimes et de leurs familles nu à réécrire l’histoire des années de guerre. devant le rapport de la Commission pour la Le même commentaire peut être fait concer- vérité et la réconciliation s’explique en par- nant l’Afrique du Sud. Les travaux de la tie par le caractère relativement récent de la Commission pour la vérité et la réconcilia- plupart des blessures. Le travail de mémoi- tion n’auraient sans doute pas pu être envi- re qui débute au lendemain des déchire- sagés sans le charisme de leaders tels que ments rencontre une résistance plus aiguë Nelson Mandela ou Desmond Tutu.

53 Voir Alexander et Margarete MITSCHERLICH, Le deuil impossible, Les fondements du comportement collectif, Paris, Payot, 1972 et Perel WILGOWICZ, «Approche psychanalytique des impasses de la mémoire. Retrouvaille de sens et transmission vivante», in Bulletin de la Fondation Auschwitz, n° 38-39, octobre - décembre 1993, pp. 163- 173. 54Avant même que la Seconde Guerre mondiale ne se termine, Charles de Gaulle met entre parenthèses la collaboration qu’il présente comme un phénomène minoritaire, les valeurs de la «France éternelle» ayant été incarnées par la Résistance. Il est presqu’inutile de préciser que cette vision patriotique de l’Occupation ne va pas sans quelques arrangements avec la vérité historique. Voir Eric CONAN et Henry ROUSSO, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994, p. 309. 55 Dobrica COSIC, Le Temps du réveil, Lausanne, L’Age d’homme, 1992, p. 30.

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III. PLACE DES VICTIMES (Slovénie, Croatie) ou dans le sud-est (Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine), DANS LA MEMOIRE la Serbie est présentée comme la victime OFFICIELLE d’une coalition anti-serbe. Cette représen- tation s’enracine dans une tradition déve- Après avoir passé en revue les attitudes que loppée par l’Eglise orthodoxe et par certains les anciens belligérants peuvent adopter à intellectuels. Dobrica Cosic, par exemple, l’égard de leur passé conflictuel, il convient n’hésite pas à affirmer que le Serbe «est le de s’interroger sur la place que chacune de nouveau juif de cette fin de XXè siècle, la vic- ces attitudes réserve aux victimes. Tout time des mêmes injustices sinon des mêmes conflit international implique, on le sait, des persécutions : le nouveau peuple martyr»55. souffrances pour l’ensemble des parties en présence. A l’issue des affrontements, chaque Le discours victimaire en appelle au redres- camp panse ses plaies. Il est souvent impen- sement du peuple pour réparer les injus- sable que l’on se préoccupe, en plus de ses tices et les trahisons historiques. Pour ce propres victimes, de celles de l’ancien enne- faire, les moyens employés sont de deux mi. Les regards sont toutefois susceptibles de types. Les uns se caractérisent par un appel se modifier lorsque les anciens belligérants à l’affectivité des interlocuteurs, les autres par se montrent convaincus de la nécessité d’un des prétentions à une certaine rationalité. rapprochement et d’une coopération poli- Quand les discours rappellent le passé afin tique et/ou économique. Différents gestes de toucher les sentiments des auditeurs, les symboliques sont alors susceptibles de révé- principaux ressorts qu’ils mettent en oeuvre ler une volonté de reconnaissance à l’égard sont l’émulation et l’indignation. du passé douloureux de l’autre peuple. Mis L’émulation : on s’attelle à réécrire une his- à part ce cas d’espèce, les victimes sont la plu- toire propre à exalter les vertus d’un peuple part du temps instrumentalisées ou tout qui a toujours traversé fièrement les mal- simplement méprisées. heurs de l’histoire. Etre digne de ses ancêtres, montrer que le courage reste intact malgré les 1. Instrumentalisation épreuves, s’inspirer des victoires d’autre- des victimes fois, tels sont les refrains qui reviennent à La première attitude que nus avons décrite intervalles réguliers. L’indignation : la des- se caractérise par une exaltation du passé cription détaillée des cruautés jadis subies, la qui identifie la nation à la victime et le voi- projection par la télévision de films d’ac- sin à l’agresseur. On peut parler à cet égard tualité focalisés sur des massacres éprou- d’une mémoire victimaire. vants ont un effet d’électrocution sur la population. L’ensemble de ces représenta- Si l’on reprend le cas yougoslave, il est frap- tions participent à la mise en scène d’un pant de constater que nombre de Serbes se passé capable de mobiliser un capital pas- présentent comme des victimes de l’Histoire. sionnel qui peut s’avérer décisif. Aux massacres subis sous l’occupation otto- mane s’ajoutent ceux des guerres de libé- Un autre type de récits vise à convaincre ration, de la Première et de la Seconde rationnellement l’auditoire. La cause défen- Guerre mondiale. L’un des points essentiels due est présentée comme juste et défensive. du Mémorandum de 1986 réside dans la Il s’agit, d’une part, de réparer le tort injus- discrimination dont la Serbie aurait été l’ob- tement causé et, d’autre part, d’adopter un jet depuis la fin de la Seconde Guerre mon- comportement préventif pour faire face à diale. Que ce soit dans le nord-ouest la menace qui pèse sur le groupe. Une pré-

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vention effective contre l’autre s’impose, les Mais l’adoption de la posture de victime ne agressions d’hier en laissant présumer de fournit pas seulement un privilège d’ordre nouvelles à venir. Les raisonnements tenus statutaire. Elle permet également de conclu- se parent ainsi d’une apparence réaliste et re au caractère haïssable d’un ennemi qui lucide. Les distorsions infligées aux faits en mérite le retour de bâton. Le réveil de la sont d’autant plus insidieuses. mémoire latente des persécutions antérieures n’est-il pas une façon d’imputer à l’ennemi Ici se pose la question de savoir dans quel- la responsabilité des crimes évoqués et, ipso le mesure cette représentation - voire cette facto, de donner bonne conscience aux com- déformation du passé - est faite de manière battants qui vont pratiquer l’agression ? De consciente ou non. Le tenant de la mémoi- fait, n’est-il pas plus facile de lutter avec la re officielle est-il libre -et donc responsable- conviction de la culpabilité absolue de ceux lorsqu’il élabore sa lecture de l’histoire ou d’en face ? bien est-il lui-même victime d’un prisme Dans une telle logique, la place qui est réser- cognitif qui biaise son interprétation histo- vée aux victimes dépend directement de rique ? D’aucuns affirment que c’est la peur l’appartenance nationale ou communautai- de disparaître qui conduit à faire disparaître re de celles-ci. La reconnaissance des souf- autrui. Cette peur est-elle véritablement res- frances passées apparaît comme une attitude sentie par les leaders de l’opinion ou est- à géométrie variable. Seules les épreuves elle consciemment réveillée et utilisée ? Il endurées par son propre peuple sont mises est toujours difficile de trancher quant à en lumière. Le regard rétrospectif des repré- l’intentionnalité des acteurs. sentants officiels ne se préoccupe à aucun ins- tant des victimes de l’ancien ennemi. C’est Quoi qu’il en soit, le fait de ne connaître ainsi que l’on peut parler d’une forme d’»ins- du passé que ses griefs, de ruminer les humi- trumentalisation». Cette notion suppose liations subies et de ressasser les épreuves sur- effectivement un calcul en vue d’un objectif montées s’inscrit dans une dynamique qui, tout à fait précis. Tel semble être le cas poussée jusqu’au bout, est loin d’être inno- lorsque les évocations du passé sont diri- cente. L’évocation des malheurs s’avère en gées contre un adversaire bien distinct, effet bien plus tentante que le rappel des qu’elles permettent de réveiller les antago- fautes. Et pour cause. Cette attitude engendre nismes et de relancer la dynamique conflic- un avantage exorbitant : «Avoir été victime tuelle. L’objectif n’est pas de remémorer, vous donne le droit de vous plaindre, de mais de justifier l’affrontement à venir. protester, de réclamer»56. Une telle posture met le monde en position de débiteur de 2. Mépris des victimes créances. La revendication du statut de vic- time permet de réclamer son dû, de faire Dans le cas de l’oblitération, les victimes valoir son droit. sont tout simplement passées sous silence.

56 Tzvetan TODOROV, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995, p. 56. 57 Waldeck-Rousseau, débat au Sénat sur le projet de loi d’amnistie des faits et méfaits liés à l’affaire Dreyfus, Journal Officiel, 2 juin 1900, p. 517. 58 Voir Nicole LORAUX, La cité divisée, Paris, Payot et Rivages, 1997, p. 155. 59 Edit de Nantes, 13 avril 1598, cité par Jacques Limouzy, rapporteur du projet de loi portant amnistie à la séance du 23 juillet 1968, Journal officiel, 24 juillet 1968, p. 2471 (souligné par nous). 60 Ibidem.

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Qu’ils concernent des fractures internes ou aucun malheur ne nous était arrivé»58. Tout des crimes commis contre l’étranger, les est dit. silences et les euphémismes qui peuvent En 1598, Henry IV ne fait que reprendre le caractériser la mémoire officielle témoignent modèle. L’édit de Nantes réitère le même ser- de l’extrême difficulté pour le pouvoir en ment : «Que la mémoire de toutes choses place de reconnaître les épisodes obscurs passées depuis mars 1585 ainsi que de tous de son passé. Défenseur de l’identité natio- les troubles précédents demeure éteinte et nale, l’Etat rechigne souvent à admettre la assoupie comme une chose non advenue»59. violence qui fut commise en son nom, ainsi La prescription et l’objectif sont identiques que les erreurs, défections et autres trahisons à ceux qui sont exprimés par les Athéniens : de ses citoyens. L’argument qui est alors interdire «d’en renouveler la mémoire, de avancé par les autorités consiste à souligner s’attaquer, de s’injurier, de se provoquer la nécessité d’une forme d’oubli, telle que l’un l’autre à propos de ce qui s’est passé» l’amnistie par exemple, pour apaiser le sou- pour «vivre ensemble comme frères, amis et venir lié aux affrontements d’hier. concitoyens»60. Tous s’accordent en défi- nitive sur ce point : l’utilité immédiate de L’amnistie implique un effacement qui l’amnistie est d’effacer le souvenir du conflit dépasse de loin l’exécution des peines. A et d’assoupir la colère. Elle doit essentielle- l’interdiction de toute action en justice, de ment permettre de continuer à vivre toute poursuite des criminels, s’ajoute l’in- ensemble après la lutte. Le retour à la vie terdiction d’évoquer les faits eux-mêmes ordinaire est un objectif qui s’impose. La sous leur qualification criminelle. paix publique, une responsabilité de l’Etat. Contrairement au pardon auquel on l’as- socie indûment, l’amnistie invite à faire Il est pourtant opportun de s’interroger au- comme si les événements n’avaient pas eu delà de cette finalité : si l’oubli semble par- lieu. L’amnistie ne remet point, elle efface. Le fois nécessaire, peut-il être volontaire ? En pardon suppose le crime, la condamnation d’autres mots, l’amnistie est-elle capable et une certaine justice. L’amnistie ne sup- d’atteindre sa finalité : la réparation des bles- pose rien. Elle «ne juge pas, elle n’accuse sures du corps social ? L’oubli proposé est pas, elle n’innocente pas, elle ignore»57. d’ordre juridique et politique. Mais peut-on réellement décréter l’oubli ? Peut-on à long Ce que l’on considère souvent comme la terme brûler, abrutir et expurger les traces du première amnistie fut décidée par Thrasybule passé ? Chacune de ces interrogations met en à Athènes, en 403 avant Jésus-Christ. C’est exergue l’écart qui peut séparer amnistie et après la sanglante oligarchie des Trente que amnésie. N’en déplaise à l’étymologie, ces l’interdiction de «rappeler les malheurs» deux termes sont rarement synonymes. La scelle la réconciliation. Comment assurer distinction entre l’oubli dans les discours la continuité de la démocratie si ce n’est en officiels et l’oubli au sein de la mémoire vive traitant la plaie ouverte de la dictature est ici essentielle. Quelle est l’efficacité d’un comme une parenthèse ? Les Trente punis, oubli institutionnel sur l’ensemble des sou- l’ensemble des Athéniens sont appelés à ne venirs partagés par les individus ? se rappeler ni le conflit, ni le meurtre, ni la Effacer le rappel public d’un conflit relève de rancune. A agir comme si rien ne s’était l’ordre du discours et de l’action politiques. produit. Isocrate dépeint la situation en Cette forme d’oubli ne peut dès lors être affirmant que «nous nous gouvernons de prise à la lettre. Les représentants d’une manière aussi belle et aussi commune que si nation peuvent décider ensemble d’amnis-

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tier, de consentir à l’oubli. Par contre, les ter autrement l’histoire, à la raconter aussi du individus ne peuvent véritablement oublier point de vue de l’autre. Plutôt que de foca- sur ordre. On peut même se demander si liser l’attention sur les injustices dont on a l’obligation d’oublier n’aboutit pas dans éventuellement été l’objet afin de les réparer, certains cas à l’effet inverse : «Penser à le travail de mémoire tente de prendre en oublier, c’est conserver dans sa pensée ce compte les souffrances infligées à l’ancien que l’on doit oublier»61. D’autant que l’ob- ennemi afin de surmonter les méfiances jet de l’amnistie est par définition un passé héritées du passé. Loin de justifier la repri- empreint de souffrances, un passé litigieux et se des combats, il cherche à fonder le rap- conflictuel, un passé «inoublieux»62. prochement des anciens belligérants. Il n’est donc pas étonnant que la mémoire En effet, dans la plupart des situations des faits juridiquement effacés subsiste de historiques, crimes et représailles s’en- manière souterraine, prête à resurgir au pre- chevêtrent à un tel point qu’il est difficile mier moment venu. Le temps écoulé ne d’isoler une causalité simple. Chacun des permet en rien d’étouffer les plaintes des acteurs est pris dans la logique de sa victimes, ni les sanglots de leurs proches. demande. Le conflit ne sépare pas seule- La plupart des «oublis» officiels relèvent ment des visées rivales. Il confronte éga- moins d’un mécanisme régulateur qui per- lement des récits formés à partir de points met d’apaiser la charge affective et vindica- de vue radicalement différents63. Des réfé- tive liée au passé, que d’un procédé qui tente rences hétérogènes se côtoient, des de la refuser, de l’omettre. Or l’occultation mémoires incompatibles s’opposent. des blessures infligées à l’autre maintient La résolution durable des conflits implique des malentendus qui peuvent, un jour ou donc la transformation progressive des repré- l’autre, se muer en revendications. sentations du passé conflictuel. Elle suppo- se sinon l’harmonisation des lectures divergentes et parfois contradictoires du 3. Reconnaissance des victimes passé, au moins l’acceptation et la recon- Contrairement aux deux premières atti- naissance de ces différentes lectures par l’en- tudes, le travail de mémoire consiste à racon- semble des protagonistes. Cette condition

61 Philippe CHOULET, La mémoire, Paris, Quintette, 1996, p. 44. 62 Nicole LORAUX, op. cit., p. 157. 63 Voir Jean-Marc FERRY, L’éthique reconstructive, Paris, Cerf, 1996. 64 Jean-Marc FERRY, «De la narration à la reconstruction», in Entre-vues, n° 26, 1995, p. 3. 65 Benjamin STORA, «La guerre d’Algérie quarante ans après : connaissance et reconnaissance», in Modern & Contemporary France, n° 2, 1994, p. 134. 66 Discours prononcé le 10 janvier 1992 à l’occasion de l’ouverture des rencontres nationales pour l’Europe, in François MITTERRAND, Onze discours sur l’Europe (1982 -1995), Naples, Vivarium, 1995, pp. 64-65. 67 Dans ses Mémoires, Willy Brandt rappelle le poids «extraordinairement lourd» qu’il avait sur ses épaules en prenant le chemin de Varsovie. Il évoque en quelques mots cette pesanteur : «Le souvenir de six millions de morts», «le souvenir de l’écrasement de la révolte du ghetto, que j’avais suivie depuis mon poste d’observation de Stockholm, et dont les gouvernements des pays en guerre contre Hitler ne firent pas plus cas que de l’insurrection héroïque de la capitale polonaise quelques mois plus tard. (...) Au bord de l’abîme de l’histoire allemande et sous le poids des millions d’hommes et de femmes assassinés, je fis ce que font les hommes lorsque les mots leur manquent». Willy BRANDT, Mémoires, Paris, Albin Michel, 1990, pp. 184-185.

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n’est bien entendu pas suffisante pour par- effet, la démarche reconstructive ne peut venir à un rapprochement effectif. Elle n’en vouloir dire que la victime est sur le même est pas moins nécessaire. plan que le coupable. Mais, même dans le cas C’est dans cette perspective que le travail d’une guerre au sens classique du terme, la de mémoire suppose une relecture du reconnaissance de toutes les victimes ne va passé qui prend en considération le récit de pas de soi. On peut faire l’hypothèse qu’el- l’autre. Loin de poursuivre l’affirmation de le dépend dans une large mesure du statut son identité à travers un récit narratif et des Etats concernés. La prise en considéra- apologétique de sa propre histoire, il s’agit tion des souffrances endurées par son enne- de «s’ouvrir aux revendications des vic- mi ne paraît-elle pas a priori plus accessible times», d’»accueillir l’histoire des autres à celui qui se trouve dans la position du comme sa propre histoire»64. vainqueur ? C’est en tout cas ce que suggè- re François Mitterrand : Une telle démarche signifie que l’on expri- me non seulement le tort subi, mais aussi le «Même aux pires moments, je me sou- tort commis. Pour l’historien Benjamin viens d’y avoir réfléchi lorsque j’étais moi- Stora, la compréhension et la reconnaissan- même mêlé à ces combats, avec une sorte ce des souffrances subies par autrui est une de malaise : ‘Oui, c’est clair, on ne peut condition sine qua non de l’apaisement des que lutter contre l’idéologie nazie (...) ; souvenirs. Selon lui, la réappropriation mais n’est-il pas dommage de voir ces consciente de la mémoire passe par la plu- deux peuples voisins, les Allemands et les ralité des points de vue. La conclusion qu’il Français, s’autodétruire ?’. Il était diffici- tire au sujet de la guerre d’Algérie est sus- le de trancher. La victoire acquise, c’était ceptible de s’appliquer à nombre de conflits plus facile. On pouvait avoir à l’égard de internationaux ou intercommunautaires : l’Allemagne des gestes que, dans une posi- «Avancer exige qu’on tienne ensemble tion de vaincu, il eût été impossible de tous les points de vue - de la France sur décider mais que, dans une position de l’Algérie, de l’Algérie sur la France, de vainqueur, membre du camp des vain- 66 l’Algérie sur elle-même et la France sur queurs, il devenait juste d’imaginer» . elle-même, qu’on en revienne à l’avant- Ces quelques lignes livrent un paramètre guerre d’Algérie, qu’on poursuive l’après- essentiel de toute réconciliation. Les gestes guerre. Les blessures sont, malgré elles, en d’ouverture et de conciliation paraissent miroir l’une de l’autre, et c’est dans cette envisageables une fois «la victoire acquise». réticence à se voir dans la souffrance de Cette affirmation mérite cependant d’être l’autre (et disons-le clairement surtout de nuancée. L’image de Willy Brandt agenouillé la part des Français dans le drame vécu par devant le mémorial dédié aux héros et aux le peuple algérien) qu’existe une résistan- victimes du ghetto de Varsovie montre ce forte à l’élaboration d’une mémoire qu’une telle attitude n’est pas l’apanage des authentique. Celle qui ne prend son sens vainqueurs67. Elle n’est certes pas non plus qu’en une compréhension des souffrances le fait d’un coupable ou d’un vaincu, le passé 65 que d’autres groupes ont subies» . du chancelier allemand étant entièrement «Se voir dans la souffrance de l’autre» ; éloigné du national-socialisme. Mais elle a «entendre son point de vue» ; «entendre tout de même pour but d’assumer l’hérita- son histoire»... Rappelons une fois encore ge de ceux qui furent un jour coupables que de tels préceptes ne peuvent s’appli- dans son pays. La démarche est semblable quer que lorsque les torts sont partagés. En quand, trois ans plus tard, devant la dalle

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du Yad Vashem à Jérusalem, Willy Brandt lit, peuvent être évalués en fonction de consi- la voix étranglée d’émotion, un psaume de dérations abstraites, mais au regard des David implorant le pardon divin. contextes dans lesquels ils s’inscrivent. La portée symbolique et la charge émotive Comme toute politique, la politique de de telles démarches peuvent difficilement mémoire ne vaut qu’en fonction des cir- être niées. La reconnaissance des souffrances constances. Les positions adoptées par les de la victime constitue une étape décisive tenants de la mémoire officielle sont loin du travail de deuil. Le caractère officiel de d’être dictées par les seuls soucis de justice et cette reconnaissance s’avère primordial de reconnaissance. Elles résultent d’un cal- puisque c’est lui qui confère et garantit la cul politique qui dépend directement des dimension symbolique de la réparation. Il données du moment. apparaît en fin de compte que l’apaisement Les responsabilités à prendre divergent selon de la charge affective liée au passé et la modi- les situations et les périodes considérées. fication du sens donné au passé ne peuvent Certaines circonstances d’ordre interne et/ou s’envisager que si l’ensemble des victimes international expliquent que les autorités ont été clairement identifiées et pleinement acceptent de mettre au jour les crimes du reconnues. passé. D’autres les poussent, en revanche, à * * faire comme si elles renonçaient à tirer toutes * les conséquences de ces crimes. Cela signi- fie que si la reconnaissance d’une responsa- A l’issue de cette réflexion, nul ne peut nier bilité historique et l’acceptation d’un passé que parmi les différentes attitudes que d’an- ambivalent comportent de nombreux aspects ciens belligérants peuvent adopter à l’égard moraux, ces derniers ne peuvent éclipser les du passé, seul le travail de mémoire est sus- données politiques en fonction desquelles les ceptible de favoriser un rapprochement des représentants officiels s’orientent de facto. protagonistes. Ni la survalorisation ni l’obli- tération du passé ne permet de reconnaître Mais le caractère pragmatique du travail de les souffrances endurées par l’ancien enne- mémoire ne modifie en rien son intérêt. mi. Dans les deux cas, chaque groupe res- Comme le rappelle Lionel Jospin, il demeu- sasse les violences subies par les siens et re l’une des seules possibilités de «dégager ignore celles qu’il a perpétrées. De plus, la des compromis»68. Il apparaît comme l’une survalorisation des épisodes les plus conflic- des seules façons d’apaiser le passage vers un tuels du passé contribue à relancer le cycle de oubli apaisé. la vengeance. Quant à l’oblitération des Cela dit, le travail de mémoire ne constitue pages les plus sombres du passé, elle ne peut ni une réponse facile, ni une solution que bloquer, ou tout au moins freiner, la magique. Les réalités héritées de la guerre normalisation des rapports bilatéraux. sont ce qu’elles sont. Le ressentiment d’une Le travail de mémoire ne peut cependant population terrorisée, niée et endeuillée est pas être considéré comme un modèle nor- inévitable. Il l’est d’autant plus quand il matif qu’il convient d’appliquer dans n’im- résulte non pas d’une guerre entre diffé- porte quelles conditions. Les processus mis rents combattants, mais de crimes contre en exergue tout au long de cet article ne l’humanité ou de génocides. Car, bien que le

68 Déclaration du 25 septembre 1999 à Genshagen, op. cit. 69 Jean AMERY, Par-delà le crime et le châtiment, Essai pour surmonter le mal, Paris, Actes sud, 1995, pp. 17-20.

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temps apaise les blessures, il ne peut les Ces paroles mettent en lumière une tension éteindre. Celui qui souffre dans sa chair ou à laquelle ne peut échapper aucune réflexion dans son entourage continue de subir les sur la gestion politique du passé : la nécessité dommages infligés et porte les stigmates du de se tourner vers l’avenir comporte toujours drame tout au long de sa vie. le risque de faire fi de vies endommagées à Nous touchons ici la principale limite du jamais. C’est donc en étant pleinement travail de mémoire. Celui qui a subi la tor- conscient de ce risque qu’il sied de réflé- ture et l’expérience concentrationnaire est chir à la transformation des relations entre dans une grande mesure privé de la «confian- anciens belligérants. ce dans le monde». Comme le rappelle amè- rement Jean Améry, «ce qui s’est passé s’est passé» et «le fait que cela se soit passé ne peut pas être pris à la légère» ; «rien n’est cica- trisé, et la plaie qui (...) était peut-être sur le point de guérir se rouvre et suppure»69.

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JEAN-CLAUDE METRAUX Pédopsychiatre*

Aux temps de la survie, le droit au silence **

N’oubliez pas que cela fut, Non, ne l’oubliez pas : Gravez ces mots dans votre cœur ; Pensez-y chez vous, dans la rue ; En vous couchant, en vous levant ; Répétez-le à vos enfants. Primo Levi *

Résumé Les théories cliniques du traumatisme aujourd’hui en vogue sont pour la plupart Aujourd’hui, dans de nombreuses régions construites sur le socle diagnostique qu’a du monde et particulièrement en Occident, fourni l’American Association of Psychiatry l’approche clinique des personnes trau- en intégrant dans sa nosographie - DSM matisées, enfants et adultes, privilégient III, puis DSM IV - le Post-Traumatic Stress la technique dite du debriefing, dont les Disorder, communément abrégé en PTSD. versions et variantes sont innombrables. Si l’utilité de cette technique est hors de cause, Cette appellation diagnostique pose un triple sa diffusion apparemment sans limite doit problème : a) elle implique, par hypothèse, nous rendre attentifs : comme toute thé- que l’exposition au traumatisme est terminée rapeutique, le debriefing ne saurait consti- - or, si un accident, une prise d’otages ou un tuer une panacée universelle. Ce sont ces viol isolés ont une fin assez aisément iden- limites qu’ici j’explorerai. tifiable, les violences liées à la guerre ne

* Président de l’association «Appartenance», rue des Terreaux 10, Case Postale 54, 1000 Lausanne 9. ** Cet article fut publié pour la première fois, en 1997, dans la Revue Médicale de la Suisse Romande (n°117). En raison de l’exceptionnelle qualité de la recherche menée par le Dr. Métraux, nous avons estimé que cet article, outre l’intérêt qu’il rencontrerait assurément auprès de nos lecteurs, méritait d’être plus amplement diffusé. Nous remercions vivement son auteur de nous avoir permis de le publier.

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s’achèvent pas par magie le jour où le gong bilité minimale nécessaire à la mise en mou- d’accords de paix retentit - ; b) corrolaire- vement du deuil, à la confrontation à un ment, elle ne distingue pas les traumatismes environnement transformé par les pertes, à selon la durée de l’exposition, alors qu’il une nouvelle immersion dans le flux du n’est pas du tout évident que le côtoiement temps (2). Une stabilité minimale acquise, des armes et de la mort à Beyrouth ou l’individu pourra passer aux phases ulté- Sarajevo puisse être assimilé à un événe- rieures du deuil. La nécessité d’un tel sas ment traumatique unique et de courte durée ; de sécurité est d’abord psychique : l’homme c) l’intégration d’un tel «syndrome» dans un a besoin de souffler pour retrouver ses manuel diagnostic, à côté des dépressions et esprits. Mais la mise en place du sas elle- des psychoses, semble faire accroire qu’il même atteste d’une certaine prise en comp- s’agit d’une pathologie quand, dans les situa- te de la perte : celle-ci n’est pas complètement tions de conflits armés et de torture, la patho- déniée, un rapport entre passé et présent, logie est d’abord et avant tout sociale ; plus au moins sous forme de comparaison, a dû même : ne doit-on pas considérer les expres- préalablement être fait. sions symptomatiques du traumatisme comme une réaction normale à une situation Cependant, lorsque le monde externe sourd anormale ? de menaces réelles - par exemple la guerre, la répression ou la famine - pour l’intégrité physique de la personne ou de la commu- Traumatismes nauté endeuillée, la survie physique, littéra- et deuils congelés lement, est elle-même en danger, voire en danger permanent. Ces menaces externes Dans les cas de guerre et de torture, le trau- peuvent persister très longtemps. Ainsi, pen- matisme, donc, dure, n’a pas de terme pré- dant les années de guerre, le deuil est inter- cisément identifiable et constitue d’abord dit car il consumerait toute l’énergie une pathologie sociale. Mais ce n’est pas nécessaire pour faire face aux bombarde- tout. Il est aussi toujours associé à des pertes, ments et aux snipers, pour se cacher ou s’en- plus ou moins nombreuses, plus ou moins fuir en cas de besoin. La société entière, dès signifiantes, plus ou moins variées : perte lors, se trouve enfermée dans le temps, de proches, perte d’une maison et/ou emprisonnée dans le présent, sans passé ni d’autres biens matériels, perte d’un village futur. On parlera alors de deuils congelés, et/ou d’un pays, perte d’un membre et/ou de forme de deuil que développe tout être l’usage d’une partie de son corps, perte d’une humain endeuillé en situation de danger, vision du monde et d’un sens donné à la réel ou pressenti. vie. Toutes ces pertes engendrent des deuils La réaction physique au stress permet d’en et, dans la psyché de l’individu affecté par de approfondir la compréhension. Par le jeu telles violences, se mêlent deuil et réaction au des vasoconstrictions et vasodilatations, la traumatisme. L’un et l’autre dès lors ne peu- circulation sanguine se voit modifiée : prio- vent être dissociés. Le concept de deuil rité est donnée aux organes dont le fonc- congelé est à cet égard très utile. tionnement est nécessaire à la survie Au cours d’un processus de deuil dit «nor- immédiate. Des feux rouges limitent l’ac- mal», une première phase, que l’on pourrait cès de l’hémoglobine chargée d’oxygène nommer phase de fermeture, fermeture dans aux systèmes digestif et urinaire. L’appareil le temps et l’espace, de durée généralement de locomotion, quant à lui, est davantage assez brève, vise à assurer, préserver, la sta- irrigué. Comme si fuite ou attaque restait la

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seule alternative. Et il est important que mode de coping passif correspond à la fuite, nulle envie de manger ou d’uriner ne vien- le mode de coping actif à l’attaque. ne entraver l’évasion ou le combat. Pour une personne que les vagues déferlantes Les modes de coping agissent pour ainsi d’une hostilité étrangère, provenant de la dire avant la mise en oeuvre des mécanismes nature ou d’un alter ego muni d’un bâton, de protection et de défense, lorsqu’au sens lit- réduisent à l’impuissance, seule la fuite, téral la survie biologique est en jeu. Soit au l’adaptation passive, est envisageable. Fuite moment même du traumatisme. La mémoi- dans la forêt voisine, repli dans la tranchée ou re des personnes traumatisées est prise au fermeture à double tour de la porte d’un piège. Elle ne parvient pas à se détacher des souterrain dissimulé sous les branchages. événements vécus et elle se met à faire du sur- Et, pour l’heure, l’élaboration psychique place. Constamment, les mêmes souvenirs du deuil est retardée. reviennent, inaltérables et les adultes et Cette typologie, attaque ou fuite, est à rap- enfants affectés par la violence revivent l’in- procher des modes de coping -moyens uti- vivable, sont la proie de cauchemars éveillés lisés par l’être humain pour faire face à une ou ne parviennent à s’endormir par peur situation difficile- construits par les adultes que les images des scènes vécues viennent et les enfants exposés à la violence des conflits perturber leur sommeil. Les souvenirs anté- armés. Les modes de coping se distinguent rieurs au fait traumatique, par contre, ne des mécanismes de défense et de protection sont plus accessibles. Le traumatisme installe dans la mesure où ceux-là ont une fonction une sorte d’écran qui rompt le fil du temps adaptative -pas toujours protectrice - alors et cache le passé antérieur. Sur lui se projet- que ceux-ci ont une fonction de protection tent tous les événements du présent : lors- -pas forcément efficace sur le plan de l’adap- qu’une correspondance est trouvée entre tation aux changements de contexte. Les ces deux images, fût-elle minime, l’alarme mécanismes de défense permettent à l’être sonne. En fait, une telle réaction est phy- humain de se protéger face à des menaces siologique : l’incessante répétition du sou- réelles ou subjectives pour sa survie psy- venir correspond à un état d’alerte maximal, chique alors que les modes de coping cher- être prêt pour la fuite ou l’attaque au chent à assurer sa survie physique. moindre indice d’une répétition de la mena- Finalement, les mécanismes de défense sont ce. Ainsi, une petite fille bosniaque de six ans des constituants de l’organisation psychique prise de panique à la vue de l’uniforme de ou sociale -interne- alors que les modes de l’officier de police qui avec les meilleures coping décrivent une interaction -sociale- intentions du monde était venu enseigner aux entre l’individu et son contexte. élèves d’une classe d’école enfantine lau- sannoise les rudiments de la prévention rou- Les psychologues sociaux qui les ont étudié tière : cet uniforme lui rappelait celui des ont montré qu’en temps de guerre la fré- soldats de son pays ; autant dire que dans son quence et l’intensité de divers symptômes lieu d’origine, la phobie scolaire qu’elle a d’anxiété et de dépression étaient corrélés développée aurait été bénéfique pour sa sur- avec la nature de ces modes de coping : un vie physique. Sa réaction était devenue pro- mode de coping passif -adaptation passive au blématique uniquement parce que le contexte- est associé plus fréquemment avec contexte avait changé. Ceci atteste du carac- des symptômes qu’un mode de coping actif tère fondamentalement sain de la réaction -action sur la réalité externe dans le but traumatique : parler à son égard de patho- d’ajuster celle-ci à ses propres besoins-(3). Le logie est un contresens.

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Métaphoriquement, le deuil congelé cor- rait lui aussi avoir des conséquences catas- respond au revêtement d’une armure ne trophiques. Sans parler du fait que le dégel laissant infiltrer ni pluie, ni soleil, surmontée simultané de si nombreux deuils fait tomber d’un heaume, étanche à la douleur et aux sur la communauté concernée un déluge de sentiments, dont le ventail a été soigneuse- larmes. Mais surtout, l’exil, l’émigration, ne ment scellé pour que mot ne passe. Que garantit aucunement l’annihilation des dan- l’individu et la communauté soient à l’étroit gers objectifs qui compromettent la survie dans cette cuirasse, que celle-ci se mue en des peuples victimisés. Tant que la commu- cachot, que l’alimentation affective y soit nauté dans son ensemble ne s’est pas vue réduite aux nourritures célestes, peu impor- confirmer le droit à l’existence, comme c’est te en ces temps premiers de la souffrance. malheureusement encore le cas des anciens Seule est signifiante cette vie que l’on chérit citoyens de Srebrenica, tant aussi que les et que l’on souhaite préserver malgré les exilés ne se sont pas vus octroyés un gîte bombes et les sévices. Ensuite peut-être protégé - à long terme - dans le pays qu’ils viendra un autre temps : temps de l’élabo- ont élu comme havre de paix, expérience ô ration d’un deuil qui permettra à l’homme, combien douloureuse que partagent tous à la femme et à l’enfant, accoutumés au les requérants d’asile et les familles provi- changement de paysage, de retrouver le goût soirement et transitoirement admises sur du plaisir, de la connaissance, de l’action, notre sol, la prolongation de cette congéla- de l’investissement affectif. Tout être humain, tion des deuils passés est presque nécessité. toute communauté, confronté à des forces Pour eux, le traumatisme n’est pas passé, il incommensurables lui révélant sa propre est encore présent. Traumatisme nouveau, fragilité, passe par là. Et il faut le respecter. irréductible à ceux subis pendant la guerre, Respecter que la survie est une condition représenté par la négation de la survie dési- nécessaire à l’émergence d’autres sens, rée dans un pays tiers. Pis encore, parfois : d’autres valeurs. lorsqu’une demande d’asile est refusée, c’est la négation même du sentiment - et de la conviction - de survie compromise, pierre L’exil, autre temps angulaire de l’identité, que nos autorités jet- de la survie tent à la face de ces damnés de la terre, pour reprendre le titre du fameux ouvrage de En Suisse, lorsque le médecin, le psycho- Frantz Fanon (4). Comment, dans ces condi- logue, l’infirmière, le médiateur scolaire ou tions, parler de post-traumatique ? l’enseignant rencontre un élève bosniaque, Comment, dans pareilles circonstances, les somalien ou angolais, s’entretient avec ses deuils pourraient-ils sortir du congélateur ? parents, ceux-ci, enfants ou adultes, sont encore au stade du deuil congelé, luttent Le droit au silence encore pour leur survie physique et psy- chique. D’abord, le dégel n’est jamais immé- Il y a donc urgente nécessité de respecter le diat. Les menaces objectives disparues, droit au silence, cette cape blanche qui restent les menaces subjectives : témoins en recouvre l’innommable aux temps de la sur- sont les réactions post-traumatiques qui vie. Ne pas précipiter les effusions de langage, frappent de très nombreux survivants. Et le nettoyage dans la mémoire de ces tiroirs puis, pour la plupart des membres des socié- où s’entassent les cadavres, les sévices, les tés que la guerre déchire, les pertes ont été si horreurs. Remettre à demain le debriefing. nombreuses qu’un dégel trop rapide pour- Calmer notre curiosité et ne pas s’enquérir,

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ni même chercher à deviner, les événements sonnes affectées, où le droit au silence en subis. Adopter cette attitude d’attente tant connaissance de cause est respecté, où le avec les enfants qu’avec leurs parents. Ce verbe pourra trouver le moment venu - qui, aucunement, ne signifie ne rien faire. moment en tout temps imprévisible - les Car il y a des choses à faire. Et elles sont mots pour le dire, où assurance est donnée nombreuses : que cette parole sera écoutée, légitimée, soi- gnée, est un impératif pour tous les profes- a) Reconnaître l’injustice. sionnels de la santé, de l’éducation et du Reconnaître explicitement l’injustice subie social désireux de mettre un frein à la spira- par les personnes affectées par la guerre et la le de la haine que les guerres alimentent. violence nous permet de relever le défi que de telles pathologies sociales posent aux profes- d) Donner la priorité à sionnels de la santé. Exprimer cette recon- l’élaboration des deuils et naissance à ceux qui l’ont subie et affirmer par traumatismes présents. là-même que la pathologie est sociale, non Si les deuils et traumatismes du passé sont individuelle. Créer ainsi avec les exilés de encore enrobés de gel, ceux du présent ne la guerre et de la violence une appartenan- sont pas condamnés à pareil destin. Les deuils ce commune : la condamnation de l’injusti- actuels, celui de l’espoir d’une demeure per- ce. manente épargnée par la tourmente, celui d’un lieu sans souci où recouvrir rapidement b) Reconnaître la «normalité» des forces aurait été possible, celui d’une sco- des «symptômes» présentés. larité tranquille où l’enfant aurait pu retrou- Ce point est corollaire au précédent. Dans les ver son rythme d’antan, celui d’une société où deux cas, l’objectif est le même : affirmer les clivages ethniques seraient inconnus, sont que les souffrances ressenties, le désir d’ou- encore chauds, brûlants même. Ils peuvent blier, les cauchemars, l’incapacité de se donc encore constituer, comme tout deuil concentrer sur une tâche scolaire ou pro- que la glace n’a pas fossilisé, une des princi- fessionnelle, constituent des réactions nor- pales opportunités pour découvrir en soi- males à des situations anormales et aider même de nouvelles possibilités jusqu’alors par là même les personnes affectées à inconnues, de par la nécessité, pour chacun, reprendre confiance en elles-mêmes, en leurs de se créer de nouveaux points de repères compétences, en leurs qualités, en leurs res- en tenant compte des modifications incon- sources. Une conséquence de ceci immé- tournables et irréversibles que ces pertes diatement s’impose : la stigmatisation des engendrent. Il s’agit en dernier ressort d’ai- difficultés et des échecs, que ce soit au niveau der individus et communautés à redevenir des apprentissages scolaires, en particulier du acteurs et auteurs de leur avenir (5). français, ou sur le plan des compétences parentales ou sociales, devrait être bannie. e) Créer des ponts entre passé et présent. c) Offrir des espaces de sécurité. L’écran que le traumatisme interpose entre Chacun doit, avant d’avancer dans son pro- l’avant et l’après, la rupture du fil du temps cessus de deuil et d’élaborer les traumatismes que les pertes accumulées parfois provo- vécus, avoir découvert un espace où il/elle se quent, tendent à rendre inaccessibles les sent suffisamment en sécurité, où les menaces expériences, les compétences, les liens acquis se sont éloignées, où il lui est donné le droit et construits dans le passé. Cette perte tem- de survivre. Offrir un tel espace aux per- poraire est probablement la plus drama-

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tique, d’autant plus qu’elle est souvent ren- bras dessous, lorsqu’il l’avait raccompa- forcée par l’attitude des professionnels gnée chez elle : les communications télé- suisses, peu sensibles à cette dimension. phoniques perdirent leur caractère La suite est malheureusement connue : ten- menaçant et les mots de ses parents purent dance à l’acculturation ou à l’inverse repli à nouveau signifier pour elle proximité sur une communauté-ghetto, affaiblisse- affective et chaleur. De même, le trauma- ment des liens avec les membres de la famil- tisme, en général, ne contamine pas tous les le restés au pays, difficultés d’apprentissage sens : et s’il est impossible de se remémorer et/ou d’insertion professionnelle. Jeter des des sons ou des images, trop souillés par la ponts entre passé et présent devient tâche souffrance, peut-être que l’odeur de la prioritaire : trouver des points communs fumée dont le feu de cheminée emplissait la entre le lieu d’origine et le lieu d’accueil - cuisine de grand-mère ou le goût d’un plat une enseignante interculturelle a ainsi pro- favori sont restés indemnes. poser à des élèves de photographier en Suisse des images, des scènes de la vie quo- f) Aider parallèlement tidienne, lui rappelant son pays d’origine : parents et enfants. un enfant photographia la rosée à l’aube Parents et enfants ont vécu dans le même dans un parc public, un autre de la lessive enfer. Parents et enfants ont congelé leurs séchant à la fenêtre d’un immeuble, un deuils. Parents et enfants ont une mémoire troisième des jeunes jouant au football -, scindée par l’écran des traumatismes souf- utiliser les connaissances acquises dans la ferts. Se contenter d’entourer les seconds langue maternelle pour l’apprentissage du peut s’avérer extrêmement dommageable. français, encourager les communications Car s’ils accèdent avant leurs parents à ces avec les membres de la famille restés au souvenirs enfouis, ils représenteront très pays même lorsque les nouvelles à don- vite une menace pour l’intégrité des méca- ner sont mauvaises. (S’il n’y a pas de nismes de protection et de défense que ceux- cadeaux matériels à s’offrir, seule la recon- ci ont érigés pour survivre, avant même que naissance mutuelle des souffrances et des garantie leur ait été donnée qu’une survie est efforts constitue un don suffisant pour possible. Guetter la maltraitance comme combler l’absence et permettre à chacun ultime recours pour sauvegarder le silence. de se rendre compte qu’il n’est pas seul, Il s’agit donc d’offrir un espace de sécurité qu’il peut continuer de compter sur ses tant aux uns qu’aux autres, que ce soit proches.) Une telle entreprise est possible conjointement ou parallèlement. malgré la permanence de l’écran trauma- tique. En effet, cet écran ne cache pas tout g) Multiplier les appartenances le passé : il n’en dissimule que la partie de Plus les individus se reconnaissent des appar- la mémoire que le traumatisme a contami- tenances diverses, plus les communautés né. Ainsi, une femme de Mostar qui n’osait auxquelles ils participent sont nombreuses et plus téléphoner à ses parents restés dans plus celles-ci s’enchevêtrent dans un tissu l’appartement où elle avait subi les pires social complexe où chacun devient à la fois humiliations par peur d’être immédiate- le même et l’autre de tout Autre. La multi- ment envahie par le souvenir de celles-ci a plicité des appartenances devient remède pu assez rapidement retrouver dans sa contre l’exclusion, la guerre, la violence. mémoire les images du café où elle avait Cessons donc de diviser le monde entre rencontré son futur mari, puis celles du ceux qui appartiennent et ceux qui n’ap- chemin qu’ils parcouraient bras dessus, partiennent pas : les suisses et les étrangers,

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les travailleurs et les chômeurs, les riches et nitoires, que l’écrivain bosniaque, Ivo les pauvres, les inclus et les exclus, les soi- Andric, Prix Nobel de littérature, lançait il gnants et les patients. Mais construisons y a près de cinquante ans : Cela ne pourra avec chaque autre une appartenance com- jamais être raconté, car ceux qui assistent et mune qui préviendra, quelles que soient les survivent à de telles choses restent à jamais circonstances, tout désir de l’annihiler. muets, et les morts, eux, ne peuvent de toute façon pas parler. Ce ne sont des choses qui ne La question éthique se disent pas, des choses qui s’oublient. En effet, si elles ne s’oubliaient pas, comment Bien sûr, tant que le traumatisme n’a pu pourraient-elles se répéter ?» (6). être travaillé, sa mémoire continuera d’être gravée dans le corps et la psyché des per- La responsabilité des médecins et des autres sonnes affectées malgré leurs tentatives déses- professionnels de la douleur est donc à cet pérées pour le faire sombrer dans l’Oubli. égard immense : nous sommes les seuls à Car la Mémoire, jamais, ne s’avoue vain- avoir les moyens de réhabiliter ces dou- cue. Et très souvent le corps prend le relais leurs infinies, leur donner le statut de du souvenir. Pendant toute la durée du deuil mémoires et donc de soigner cette éthique congelé, l’intolérable s’incruste dans le corps que les artisans des guerres et autres vio- sous forme de céphalées ou de lombalgies. lences cherchent à déchirer en lambeaux. Douleurs qui signifient Mémoire tant que Allonger la survie des victimes, accroître guette l’Oubli. Le reconnaître permet de leur capacité de s’adapter à l’injustice, n’a donner un sens à ces douleurs. Chercher à les pas de sens. Seule la mobilisation de leurs anesthésier pose un problème d’ordre ressources pour recréer du sens et construi- éthique. re un demain où le rêve a un palais dans la Après l’expérience de la guerre, de la tortu- Cité doit motiver nos gestes. Gestes d’ac- re, de l’humiliation, jamais demain ne sera teurs sociaux que le devenir du monde semblable à hier. L’architecture du monde concerne. Mais, pour ce faire, nous devons que chacun a construite ne peut ressortir d’abord nous souvenir qu’il y a un temps indemne de tels événements. Les piliers pour tout. Et qu’aux portes du Mal règne d’antan font place à de nouvelles structures. le Temps de la Survie. Qu’en ces lieux, le Certaines fenêtres resteront à jamais béton- silence est parfois la parole la plus pré- nées. D’autres peut-être seront percées. cieuse. Jorge Semprun, autre rescapé des Espérer un retour à la case-départ, comme camps de concentration, le disait à sa maniè- le Vaudois une fois sa grippe soignée ou sa re : «(...) les deux choses dont j’avais pensé fracture réduite, est illusoire. Pire même : qu’elles me rattacheraient à la vie -l’écriture, contraire à l’éthique. Car si l’on veut éviter le plaisir- m’en ont au contraire éloigné, que la barbarie n’essaime de génération en m’ont sans cesse, jour après jour, renvoyé génération, si l’on veut au moins en garder dans la mémoire de la mort, refoulé dans l’espoir, l’espoir d’une éthique et d’une digni- l’asphyxie de cette mémoire» (7). té, se souvenir devient nécessité. Comme l’a inlassablement répété Primo Levi, survi- vant de l’holocauste, au détriment peut-être de sa vie. Comme les grands-mères de la Plaza de Mayo l’ont jeudi après jeudi mar- telé sur leurs casseroles. Et ainsi démentir les propos pessimistes, et néanmoins prémo-

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Mots-clés Children, Int. J. of Psychology 23, pp. 721-739, 1988. Traumatisme, post-traumatic stress disor- der (PTSD), deuil, (4) Fanon F., Les damnés de la terre, Paris, debriefing, guerre. Maspéro, 1961.

(5) Métraux J.-C., Fleury F., Creators of Bibliographie their Future. Group Work with Traumatized Communities. Trauma, (1) Lévi P., Si c’est un homme, Julliard, Paris, Culture and Emotion : the Healing 1987, p. 265. Power of Groups, édité par Perren G, (2) Métraux J.-C., Approche systémique des Verlag Paul, Bern, 1996. familles en deuil, Paris, Neuropsy, 4, 1991, pp. 193-202. (6) Andric I., Le Pont sur la Drina, Paris, Belfond, 1990, pp. 231-232. (3) Punamaki R.-L., Historical-Political and Individualistic Determinants of Coping (7) Semprun. J., L’écriture ou la Vie, Modes and Fears among Palestinian Gallimard, Paris, 1994, pp. 119-120.

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FRANCK SCHWAB Professeur d’Histoire- géographie* Le déporté face aux élèves ou de l’intérêt pédagogique d’un certain type de témoignage dans l’enseignement de l’histoire au collège

à J.G. n°48278 au camp de Gusen-Mauthausen

A l’instar de beaucoup de collègues qui cette dernière année du collège, sur l’en- enseignent l’histoire et la géographie en semble du siècle écoulé ? Pour quelles rai- classe de Troisième, j’ai pris l’habitude, sons les déportés contactés acceptent-ils de depuis six ans maintenant, de demander venir parler ? Comment leur venue s’ef- chaque année à des déportés de venir témoi- fectue-t-elle et quelles règles pratiques sont- gner devant mes élèves. elles appliquées en cette occasion ? A l’intérieur de quel discours historique leur Pourquoi spécialement à des déportés, et intervention s’inscrit-elle ? Dans le cadre non pas à d’autres acteurs, et des acteurs de quelle progression pédagogique leur plus récents, de l’histoire du XXème siècle témoignage se produit-il ? En quoi, enfin, ce - ainsi par exemple des contemporains de la témoignage apporte-t-il, de mon point de guerre d’Algérie ou de Mai 68, de la «géné- vue, une dimension particulière à l’ensei- ration Mitterrand» ou de la «fracture socia- gnement de l’histoire et se révéle-t-il, à le» - comme le programme pourrait, après terme, très bénéfique pour la formation tout, m’y autoriser puisqu’il s’étend, dans historique et civique des élèves ?

* Membre du Comité National et de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie (France). Professeur au Collège Montaigu de Jarville-la-Malgrange (Meurthe et Moselle).

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Autant de questions auxquelles je vais ten- A l’inverse, d’autres événements, parce qu’ils ter de répondre en m’appuyant sur l’expé- ont marqué en profondeur l’évolution du rience acquise au fil des ans par la pays, du continent ou de la planète, et parce fréquentation de toutes les personnes qui qu’ils sont nécessaires à la compréhension du ont bien voulu venir témoigner dans mes monde actuel, nécessitent qu’on s’y arrête classes, je veux notamment citer, parmi celles longuement et qu’on leur consacre un effort qui me sont le plus chères : Mme Lucie d’analyse approfondi, s’appuyant, si besoin Wittmer (n° 50767 à Auschwitz), MM. est, sur des témoignages de contemporains. André Balbin (n° 41796 à Auschwitz), C’est ainsi le cas de la seconde guerre mon- Stéphane Lewandowski (n° 111426 à diale qui a été, de toute évidence, le tournant Mauthausen), René Mangin (n° 28303 à majeur de l’histoire du siècle, et sur laquel- Mauthausen), Jérome Scorin (n° B3798 à le les déportés peuvent apporter un éclaira- Auschwitz) et Pierre Thouvenin (n° 28605 ge à la fois central et tragique pour avoir à Mauthausen) à qui je souhaite exprimer été les victimes directes - parce que juifs ou une nouvelle fois ici, avec ma plus vive gra- parce que résistants, parce que juifs et résis- titude, tout le respect et la profonde affection tants, ou parce que «simples» déportés poli- que je leur voue. tiques - du système concentrationnaire nazi.

Si les déportés, et avec eux les résistants, Cela nous conduit à une deuxième raison - sont jusqu’à présent, et vraisemblablement d’ordre éthique - qui justifie l’accueil des pour longtemps encore, les seuls témoins déportés dans la classe. Le système des camps du temps passé que je suis spontanément a en effet été le produit d’une idéologie fon- disposé à recevoir dans mes classes, cela cièrement antidémocratique et raciste qui tient à trois raisons essentielles : a voulu broyer tous les «faibles», tous les «inférieurs» et tous les opposants au projet la première est une raison presque évidente : de domination universelle des nazis. Or, si le il n’est en effet pas possible de faire témoigner nazisme est mort, le racisme, la xénophobie tout le monde à propos de tout et de n’im- et le mépris du faible existent toujours dans porte quoi, ne serait-ce qu’à cause de l’éten- l’Europe d’aujourd’hui ; si la démocratie a due du programme à traiter et parce que triomphé du fascisme avec l’écrasement certains événements ne méritent manifes- d’Hitler et de ses séides, la démagogie popu- tement pas qu’on s’y attarde outre mesure. liste possède encore, à l’aube du XXIème S’il fallait prendre un exemple concret, la siècle, un bel avenir devant elle un peu par- victoire remportée par l’équipe de France de tout dans le monde et, en premier lieu, sur football lors de la dernière coupe du monde notre continent lui-même. Il est donc par- pourrait très bien être évoquée afin d’illus- ticulièrement important que des personnes trer la devise républicaine - comme cela qui ont été d’une certaine manière victimes apparaît d’ailleurs dans certains manuels - de leur combat pour la liberté, et qui ont mais faire venir en classe un spectateur du vu périr la plupart de leurs camarades dans match pour lui demander de fournir son les camps - les déportés résistants - ou qui témoignage sur le climat de fraternité qui ont été victimes de l’exclusion la plus radi- régnait entre les Français de toutes origines cale et la terrible, la plus radicale et la plus ter- au moment de l’ultime victoire sur le Brésil, rible parce que conduisant à l’anéantissement ne présenterait, il faut le reconnaître, qu’un - les déportés «raciaux» - puissent venir intérêt pédagogique fort limité, même dans témoigner devant les jeunes des valeurs en une pure optique d’éducation civique. lesquelles ils ont cru, pour lesquelles ils se

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sont battus et au nom desquelles ils ont cherche non seulement à former l’intelli- cherché à construire ou reconstruire leur gence de l’élève, mais aussi à susciter chez ce vie. dernier l’adhésion aux valeurs qui fondent notre société, valeurs pour la sauvegarde Il y a dans le témoignage du déporté un desquelles beaucoup de résistants et de enjeu civique très immédiat, qui nous déportés ont naguère, volontairement et en concerne tous et qui conditionne largement toute modestie, sacrifié leur vie. l’avenir de notre société. On comprend dès lors pourquoi les dépor- Une dernière raison, enfin, justifie aussi l’ac- tés viennent assez facilement rencontrer les cueil des déportés dans la classe, et permet, élèves. Il s’agit, pour ce qui les concerne, et de surcroît, d’expliquer que leur témoigna- à un moment où leurs rangs s’éclaircissent de ge soit recevable dans le cadre du cours : plus en plus, de défendre, par leur présence on trouvera, par exemple, avec la guerre et leur parole, l’engagement de toute leur d’Algérie un autre événement aussi impor- existence. tant et aussi porteur d’enjeux civiques forts que la seconde guerre mondiale dans l’his- L’histoire qu’ils ont à dire est douloureuse, toire récente de la France. Pourtant il serait, et la raconter s’avère toujours, pour eux, je crois, encore périlleux de faire venir témoi- une épreuve difficile à surmonter, mais ils gner devant les élèves un acteur de cette viennent quand même, non pas pour cher- guerre, d’abord parce que le phénomène cher à émouvoir, non pas pour essayer de est plus difficile à saisir dans sa complexité faire pleurer Margot au fond de sa chau- pour un public de collégiens, mais surtout mière, encore moins pour tenter de se faire parce qu’il existe toujours aujourd’hui un plaindre, mais pour témoigner, et pour décalage important entre la mémoire savan- témoigner dans le sens premier du terme te de l’événement transmise par le professeur qui est, d’après le Petit Robert, l’action de d’histoire, et la mémoire vécue transmise déclarer ce que l’on a vu, entendu ou perçu par certains acteurs du conflit algérien. Ce afin de servir à l’établissement de la vérité. Ils décalage entre le discours du témoin et le dis- le font, avant tout, au nom de leurs parents cours de l’enseignant n’existe pas pour tout et de leurs camarades disparus dans l’enfer ce qui se rapporte à la résistance et à la des camps. C’est leur devoir de mémoire, la déportation, si ce n’est sur des points tout à raison essentielle qui les pousse à se déplacer, fait secondaires qui ne tiennent pas au fond raison à laquelle s’ajoute aujourd’hui un du propos. Il y a bien, en effet, une sorte de sentiment d’urgence causé par le temps qui consensus général sur ce qu’a été cette his- passe et par la peur sourde que leur mémoi- toire, et les négationnistes, qui ne sont ni re ne finisse par être gommée, oubliée ou fal- des témoins ni des historiens, qui ne sont rien sifiée le jour où ils ne seront plus là pour la et qui ne pèsent rien, ne peuvent, quoi qu’ils défendre. le veuillent, rien y changer. En même temps qu’ils viennent pour témoi- Le professeur et le déporté travaillent donc gner, les déportés viennent aussi pour mettre la main dans la main pour transmettre la en garde, car ils sont très sensibles à tout ce même lecture de l’événement aux élèves, et qui peut évoquer, en cette fin de siècle, la pour chercher à atteindre, face à eux, le renaissance sur notre continent d’un cer- même but. Le témoignage vient ainsi à l’ap- tain danger fasciste, à travers la résurgence, pui d’un discours historique qui s’inscrit avouée ou non, des idées qui ont été à l’ori- délibérément dans une approche civique et gine du système concentrationnaire nazi. Il humaniste de la discipline, et qui, à ce titre, suffit de lire leurs journaux, et notamment Le

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Patriote Résistant, pour s’en convaincre. - en faisant surgir devant les élèves les Dans ces conditions, il ne faut pas être grand témoins vivants d’une époque révolue, leur clerc pour deviner que le retour en vogue de fait d’abord prendre brusquement conscien- la xénophobie et du racisme au sein de cer- ce que la déportation n’appartient pas à un tains cercles, ou que les derniers succès obte- temps aussi éloigné du nôtre que celui qui vit nus par l’extrème-droite à l’intérieur de tel ou jadis s’opposer les Légitimistes aux tel pays européen, en les inquiétant forte- Orléanistes, ou encore plus loin de cela les ment, les incitent d’autant plus à venir par- Armagnacs aux Bourguignons, pour des ler dans les classes. raisons qui apparaissent aujourd’hui bien obscures au plus grand nombre. Face à eux, les élèves savent grosso modo de quoi il va être question, puisqu’ils ont, au Surtout, elle a le grand mérite de rattacher préalable, étudié avec leur professeur la natu- concrètement l’histoire particulière de gens re du régime nazi, les origines et l’évolu- «ordinaires» - qui n’ont sûrement jamais tion du système concentrationnaire ainsi eu les honneurs de la télé et qui ne sont pas que les temps forts de la deuxième guerre spécialement beaux, riches, ou célèbres - à mondiale. Cette étude s’est faite - comme l’histoire générale de tous les hommes. Elle celle des autres périodes ou des autres thèmes montre ainsi que l’Histoire avec une majus- historiques abordés au collège - de manière cule ne se limite pas à la vie des grands per- très classique et selon une méthode d’inspi- sonnages, mais qu’elle est faite par tout le ration quasi positiviste, l’analyse successive monde, qu’elle concerne tout le monde - a d’un choix de documents devant permettre fortiori dans des pays bénéficiant d’institu- la construction progressive d’un discours tions démocratiques - et qu’aucun individu, explicatif destiné à être ultérieurement assi- au bout du compte, ne peut échapper au milé par l’élève. Au moment où ils rencon- destin collectif de la société à laquelle il trent les déportés, les jeunes possédent donc appartient. a priori une bonne connaissance générale Les retombées que l’on peut ainsi attendre d’un sujet qui les intéresse - il est frappant de de la venue des déportés s’avèrent donc constater, à ce propos, que la deuxième guer- extrêmement positives sur le plan pédago- re mondiale est, avec la première, la partie du gique, car, en une fin de siècle où régne un programme qui les passionne toujours le individualisme que certains peuvent par- plus - mais qui, de toute évidence, leur fois, avec raison, juger excessif, il est ainsi semble concerner une autre humanité que la prouvé à l’élève qu’il est, par essence, solidaire leur - celle des gens connus ou «impor- de sa génération et de son époque ; il lui est tants» : présidents, chefs de guerre, leaders aussi prouvé qu’il pourra demain, s’il le d’opinion - et appartenir à une autre époque désire, être l’un des acteurs conscients de pouvant, sans gêne aucune, se confondre l’Histoire à venir - en espérant qu’elle soit dans leur esprit avec celles de la révolution moins tragique que celle d’hier - et qu’il française, de la guerre de Cent ans, voire doit, dans cette attente, s’y intéresser, au même de l’antiquité romaine, la notion du risque de n’avoir jamais véritablement prise temps écoulé étant l’une des choses les plus sur sa propre vie. difficiles qui soient à percevoir pour un ado- lescent. L’intervention des déportés peut essentiel- lement s’effectuer de deux façons diffé- La venue des déportés, lorqu’elle se passe rentes : soit sous la forme d’une conférence bien - et elle s’est toujours bien passée jusqu’à dans une grande salle avec l’ensemble des présent, j’essaierai plus loin de dire pourquoi élèves réunis pour l’occasion, soit sous la

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forme d’une interview menée par un petit proche, dans ce cas, beaucoup plus du cours groupe autour d’une table. d’histoire - et d’un cours le plus souvent moins bien fait que celui du professeur qui, J’ai eu recours à ces deux manières de faire, lui, est un spécialiste du sujet - que de ce mais la première est celle que j’ai la plus pourquoi on lui a demandé de venir, c’est-à- employée, car elle est la plus simple à mettre dire du témoignage personnel sur un par- en oeuvre et ne nécessite pas de prépara- cours par nature unique. tion particulière, si ce n’est la rédaction éven- tuelle par les élèves d’une série de questions A l’inverse, étant seul, le déporté aura beau- destinées à être posées en fin de séance. coup plus facilement tendance à se livrer, et à fournir, ce faisant, une plus grande part La seconde suppose que les élèves du grou- de sa vérité. Mais pour qu’il y parvienne, il pe intervieweur aient déjà rencontré le faut que le contact ait pu se nouer avec les déporté une première fois chez lui ou dans élèves et qu’un climat de confiance se soit éta- le cadre d’une conférence. Cette prise de bli entre lui et eux. Or toutes les personnes contact initiale m’apparaît, dans tous les cas, qui sont venues dans mes classes, seules ou nécessaire pour briser la glace, et établir une à plusieurs, ont su, à chaque fois, établir ce familiarité qui sera, selon toute vraisem- contact, et elles ont su le faire parce qu’elles blance, profitable à l’interview. La prépa- appartiennent toutes à une catégorie de ration de questions écrites est ici obligatoire témoins idéale pour l’enseignant, que je me afin de structurer l’échange, de même que me dois de définir maintenant : celle du «bon semble également obligatoire la nécessité témoin». de réfléchir à une mise en ordre thématique ou chronologique des questions qui fasse Si l’on cherche, en effet, à dresser une typo- de l’interview un exercice cohérent per- logie approximative des différentes catégo- mettant au déporté de s’exprimer le mieux ries de personnes qui sont légitimées, parce possible. qu’elles l’ont connu, à porter témoignage sur un fait historique, que ce soit la dépor- Dans l’interview comme dans la conféren- tation ou tel autre événement de la vie des ce, les déportés ont le loisir d’intervenir seuls hommes, on peut d’abord distinguer des ou à plusieurs. Ils préférent fréquemment se gens qui ont vécu beaucoup de choses mais retrouver en «tête à tête» avec les élèves, et qui ne les ont pas forcément comprises : en en tant qu’organisateur je souhaite égale- conséquence, ces personnes se trouvent mal- ment qu’il en soit ainsi, même s’il ne m’est heureusement incapables de transmettre guère possible, pour des raisons matérielles, quoi que ce soit d’intéressant à leur pro- de multiplier les interventions en deman- pos ; d’autres ensuite ont vécu beaucoup de dant aux personnes invitées de venir les unes choses et les ont très bien comprises, mais il à la suite des autres. Mais à deux, trois ou leur est impossible de pouvoir les dire, et c’est quatre face aux élèves, on se sent en effet le cas encore aujourd’hui d’un grand nombre beaucoup plus contraint que si l’on est seul, de déportés qui n’ont jamais parlé et qui ne parce que le temps vous est compté, parce parleront jamais ; d’autres enfin, comme que vos camarades vous écoutent, parce que cela existe et existera toujours, n’ont rien votre témoignage ne s’inscrit pas toujours vécu, rien compris mais sont capables de dans la même tonalité que le leur, etc... La tout dire et de tout expliquer. tentation peut alors être grande, pour le témoin, de se cantonner dans des généralités, On peut rattacher ces trois types de per- en tenant une sorte de discours passe-partout sonnes à la catégorie générique de ce que sur la résistance et la déportation qui se rap- le professeur d’histoire comme le journalis-

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te ou comme le juge, dans leurs domaines de miser sur celle-ci - qui cherchent en per- respectifs, désigneraient par le terme de manence à dominer le tragique de leur vécu «mauvais témoin», en ce sens que, pour dif- pour expliquer et pour convaincre, les férentes raisons, les individus concernés impressionne vivement et exerce sur eux s’avèrent incapables de transmettre aux une très forte attraction, attraction qui jeunes une vérité fiable, et avec elle un ensei- contrebalance largement la répulsion éven- gnement utile, sur les événements qu’ils ont tuellement ressentie pour la dureté du dis- traversés ou dont ils ont été victimes. cours entendu. Par leurs défauts, ils définissent a contrario Car le discours est terrible en ce qu’il révé- ce que sont les «bons témoins», en l’occu- le aux jeunes de la barbarie et de l’inhuma- rence des personnes qui ont vécu beaucoup nité qui existent au fond de tout individu un de choses, qui ont su les analyser et qui tant soit peu manipulé et endurci par un savent les exprimer. régime totalitaire. Mais le fait même que les Ce sont ces gens-là, anonymes parmi les déportés soient présents devant eux, et qu’ils anonymes le plus souvent, que j’ai eu la puissent leur parler posément de ce qu’ils ont chance et le privilège de pouvoir accueillir connu, démontre aux élèves que l’homme est dans mes classes. capable de survivre au pire, et qu’il peut y arriver sans rien renier de ce qui fait sa valeur Reste à examiner comment ces témoins propre. Enfin, les déportés leur prouvent, par «idéaux» s’y sont pris pour nouer le contact toute leur tenue et par tout leur être, qu’à avec mes élèves. Reste aussi à essayer de condition d’avoir un peu de chance, beau- comprendre l’effet qu’ils ont pu avoir. coup de volonté et de ne surtout pas s’api- Sur le fond, les déportés sont porteurs d’une toyer sur soi-même, la vie peut l’emporter expérience extrêmement dure, et se la remé- sur la mort, la civilisation sur la barbarie, la morer constitue toujours pour eux une part de l’homme sur la part de l’animal, et le authentique souffrance. Pourtant, on l’a dit, respect de l’autre sur son mépris avoué. Les ils ne viennent pas dans les établissements déportés offrent ainsi, presque sans le vou- scolaires pour étaler leur douleur et chercher loir, une formidable leçon de vie et d’hu- à susciter, devant un public acquis d’avance, manité aux élèves, leçon dont on peut croire une compassion malsaine. Bien au contrai- que ceux-ci se souviendront pour en tirer re, ils viennent pour dire sans fard, d’une profit dans leur future existence d’adultes et manière toujours raisonnée et pudique, l’im- de citoyens européens. pitoyable vérité des camps. Et c’est, juste- Avec la venue des déportés dans la classe, on ment, parce qu’ils se refusent dans leur prise retrouve ainsi, mise en oeuvre, l’une des de parole à tout pathos, comme à toute plus anciennes fonctions de l’histoire qui outrance de même style, qu’ils réussissent à est d’aller chercher chez les Anciens des émouvoir les élèves pour finir par nouer modèles de la virtus proposés à l’imitation avec eux un contact très solide, beaucoup des Modernes. On aurait tort, je crois, de se plus sûrement qu’ils n’auraient jamais pu moquer trop vite de cette approche délibé- espérer l’obtenir autrement. rément «archaïsante» de la discipline, d’abord Les élèves ne sont pas dupes de la maîtrise parce que nous ne sommes pas, ici, dans le apparente des déportés, mais d’avoir, face à domaine de la recherche, mais dans celui eux, des gens qui refusent de se laisser enva- de la pédagogie, et qu’à ce titre, l’enseigne- hir par l’émotion brute - et plus encore, à ment de l’histoire au collège doit servir, entre l’inverse d’une mauvaise série américaine, autres, à «fabriquer» des citoyens ainsi que

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l’a encore récemment rappelé le Doyen «bon témoin», comme j’ai essayé de le défi- Borne dans son dernier entretien à la revue nir plus haut, le témoignage du déporté pré- Le Débat (n°110, Mai-Août 2000) ; ensuite sente un intérêt pédagogique absolument et surtout parce qu’il ne s’agit pas de pro- irremplaçable par tout ce qu’il est capable poser des idoles ou des statues de sel à la d’apporter à la formation des enfants sur dévotion d’élèves transis de piété civique, un triple plan moral, civique et historique. Il mais de susciter chez les jeunes une réflexion montre au minimum que l’histoire n’est pas salubre sur l’engagement d’individus qui, à écrite d’avance, mais qu’elle est faite par des un moment donné de leur existence, ont êtres de chair et de sang qui sont, avant fait, en toute conscience, le choix de se battre toutes choses dans une démocratie, res- pour défendre la liberté et/ou pour sauver ponsables de leurs choix et libres de leur une certaine idée de l’homme au coeur même destin, même si l’on ne doit pas oublier non du système concentrationnaire nazi. plus que l’influence de la famille ou le hasard des rencontres jouent également un rôle On est, pour finir, bien obligé de le consta- crucial à l’âge de l’adolescence, ainsi que l’a, ter : le témoignage du déporté n’est pas un par exemple, naguère illustré le fameux témoignage comme les autres, d’abord parce Lacombe Lucien de Louis Malle. qu’il est lourd de sens pour notre époque - comment continuer à vivre après Auschwitz et Mauthausen ?, comment garantir pour On est bien obligé de le constater enfin : la demain le «Plus jamais ça !» des rescapés ?-, question des rapports entre mémoire et his- ensuite parce que s’il est tragique et lourd de toire, si elle suscite des débats légitimes à souffrances rentrées pour ceux qui le portent, l’intérieur des milieux savants, ne se pose il est aussi, paradoxalement, lourd d’espé- pas vraiment dans le cadre de la classe. rances pour ceux qui le recoivent : après Mémoire et histoire ont plutôt ici tendance tout, les témoins accueillis au sein de mon à se confondre pour chercher à donner à établissement sont restés debout dans les l’élève, avec le goût de la connaissance his- camps, et ils sont toujours là, eux, alors que torique, un aperçu de ce qu’a pu être l’en- leurs bourreaux n’y sont heureusement plus gagement civique qui a conduit bon nombre depuis longtemps ; après tout encore, la de résistants et de déportés à se battre pour méchanceté et la bêtise ne sont pas toujours nous permettre de vivre dans une Europe gagnantes dans l’Histoire des hommes, et il débarassée du fascisme, l’Europe pacifiée est important que les élèves puissent s’en et démocratique qu’ils nous léguent en ce rendre compte suffisamment tôt dans leur début de troisième millénaire, et dont nous, développement vers l’âge adulte. leurs cadets et leurs suivants dans le cycle des On est bien obligé de le constater aussi : s’il générations, aurons désormais à tenter de est effectué par un témoin de qualité, un gérer au mieux le précieux héritage.

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MILENA SANTERINI* Professeur de Pédagogie

Auschwitz à l’école : mémoire et projets éducatifs**

Une enseignante d’histoire dans un lycée lectivité, et elle avait commencé à insérer ce raconte avoir reçu une lettre d’un survivant thème dans son travail. des camps de concentration nazis qui disait : Le projet «Eduquer après Auschwitz» de «la lecture, l’écriture, les mathématiques l’Université Catholique de Milan a reconnu sont importants dans la mesure où ils par- dans la Shoah un événement à travers lequel viennent à rendre nos jeunes plus humains». affronter les grands problèmes de notre En lisant ces mots, l’enseignante avait conclu temps au sein de l’école. Ainsi, depuis 1994 que le fait de traiter le sujet de la déportation une expérience de recherche et de formation et du génocide juif pendant la deuxième est née pour aider les enseignants à aborder guerre mondiale signifiait ouvrir une vaste le problème du souvenir et de la mémoire en réflexion sur l’homme, sur la responsabilité reconnaissant en Auschwitz un paradigme morale et civique de l’individu et de la col- de l’histoire de notre siècle 1.

* Professeur titulaire de Pédagogie générale et de Pédagogie interculturelle à la Faculté des Sciences de la Formation à l’Université Catholique de Milan. ** Nous remercions chaleureusement Madame Marie Bornand pour sa traduction de l’italien de la présente contribution. 1 Voir G. Vico, M. Santerini, Educare dopo Auschwitz, Vita e Pensiero, Milano 1996 ; M. Santerini, «Insegnare Auschwitz : un lavoro educativo intorno alla Shoah», in I viaggi di Erodoto, 29, maggio-settembre 1996, pp. 66-69 ; M. Santerini, R. Sidoli, G. Vico, Memoria della Shoah e coscienza della scuola, Vita e Pensiero, Milano, 1999.

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Bien qu’un vaste débat soit depuis long- tiviser l’autre, de le réduire à une chose, de temps ouvert sur cette question, l’exigence l’éloigner de soi et de ne pas le considérer d’éduquer à partir de l’histoire des camps ne comme un homme. Ainsi, une question fait pas toujours l’unanimité. Certains ont personnelle est adressée à chaque individu hâte d’en finir avec le passé ; d’autres consi- sur le choix à faire entre le bien et le mal, non dèrent que le sujet est sans rapport avec le seulement face au passé, mais aussi face au programme scolaire. Il y a aussi ceux qui présent 3. pensent que le mal est profondément enra- ciné dans le coeur de l’homme et qu’un pro- L’événement de la déportation des juifs, des jet pédagogique est impuissant à le déraciner. prisonniers politiques, des asociaux, des tsi- ganes, des homosexuels, est désormais ins- crit à plein titre comme événement En réalité, Auschwitz se présente comme paradigmatique dans le cadre de l’histoire du l’occasion de confronter les jeunes à une vingtième siècle et fait l’objet d’un vaste question énigmatique et ouverte sur le mal débat en cours. La discussion concerne sur- et sur le rapport à l’autre, en particulier celui 2 tout les tentatives de révisionnisme (et - plus qui est différent, étranger, ennemi . rarement - de négationnisme) mises en Auschwitz représente en effet non seule- oeuvre par des historiens et des politiciens. ment la folie ou la cruauté de quelques per- Cette question est liée à celle de l’unicité sonnes, mais aussi la complicité du grand ou non de la Shoah, elle-même liée à l’iden- nombre ; ainsi que Primo Levi l’a mis en tité juive. Le débat sur l’unicité montre la dif- lumière, les camps dévoilent la zone grise ficulté de comprendre un événement présente dans le coeur de chaque homme. En «inexplicable», bien que parfaitement inter- ce sens, une réflexion issue de ces événe- prétable sur le plan historique, qui a pro- ments empêche la banalisation du sens de la fondément marqué la conscience moderne. vie et soumet à la critique les mécanismes Ce n’est pas ici le lieu pour affronter un apparemment innocents de la vie quoti- sujet aussi complexe qui doit être inscrit dienne, l’absence de responsabilité, la sépa- dans son déroulement historique et surtout ration, la distance : elle conduit à découvrir dans ses implications théologiques pas tou- que la vie normale est toujours à la frontiè- jours comprises. re avec la différence et l’anormal, qu’elle n’en est jamais séparée. En particulier, Toutefois, la question se pose inévitable- Auschwitz met en crise la tentative de rela- ment aux éducateurs : la Shoah est-elle un

2 J.-M. Chaumont, «Auschwitz oblige ?», Cronologie, periodizzazioni, inintelligibilità storica, in E. Traverso (a cura di), Insegnare Auschwitz. Questioni etiche, storiografiche, educative della deportazione e dello sterminio, IRRSAE Piemonte - Bollati Boringhieri, Torino, 1995, p. 54. 3 Sur la «zone grise» voir P. Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Gallimard, Paris, 1989. 4 On trouvera une synthèse du débat théologique sur Auschwitz dans M. Giuliani, Auschwitz nel pensiero ebraico. Frammenti dalle «teologie dell’Olocausto», Morcelliana, Brescia, 1998. 5 Sur la reconstruction du débat autour de l’unicité de la Shoah et sur le rôle des victimes, voir J.-M. Chaumont, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, La Découverte, Paris, 1997 ; voir aussi la discussion sur les thèses de Chaumont dans le numéro monographique du Débat, 98, janvier-février 1998 et T. Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa, Paris 1998. Le thème de l’«ouverture au monde» est traité aussi dans L’idée d’humanité. Données et débats. Actes du XXXIV, Colloque des intellectuels juifs de langue française, Albin Michel, Paris, 1995. Sur le révisionnisme, voir T. Bastian, Auschwitz und die «Auschwitz-Lüge» : Massenmord und Geschichtsforschung, Beck, München, 1994 ; V. Pisanty, L’irritante questione delle camere a gas. Logica del negazionismo, Bompiani, Milano,1998.

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événement unique dans l’histoire de l’hu- les juifs déportés un nouveau statut et faisant manité ou est-elle assimilable à d’autres mas- de la particularité de l’Holocauste une invi- sacres ? peut-on parler de génocide aussi tation à ne pas diluer l’identité juive. pour le massacre des Arméniens de la part L’unicité, dans ce sens, est considérée par des Turcs pendant la première guerre mon- certains comme une «version séculaire» de diale et aujourd’hui pour le Cambodge, ou l’élection. La mémoire du génocide repré- le Rwanda ? Auschwitz est-il comparable à senterait, comme l’a écrit Neusner, une sorte d’autres tragédies, ou est-il incommensu- de «mythe laïc» qui a permis l’unité et le rable ? retour des juifs à leurs racines, surtout des Sur le plan historique, on se divise entre juifs américains, en un moment de crise partisans de la spécificité de l’extermination d’identité, c’est-à-dire à la fin des années des juifs et théoriciens du révisionnisme qui 60. Si la revendication de la singularité est liée tendent à la relativisation des événements. à ce moment historique où l’universalisme Dans le milieu sociologique, on relève un semblait se replier dans l’ombre, il est oppor- débat entre «particularistes» et «universa- tun de se demander quelles sont les condi- listes», entre ceux qui choisissent la spécifi- tions historiques et culturelles qui poussent cité et ceux qui relèvent le lien profond qui aujourd’hui à remettre en question l’unici- existe entre Auschwitz comme paradigme et té, autant du point de vue sérieusement la solidarité avec la souffrance et la mort en «inclusiviste» que du côté des tentatives de d’autres temps et lieux. révisionnisme plus ou moins masquées. Dans une perspective théologique, en Il faut en effet relever l’actuelle «névrose revanche, la discussion sur l’unicité de la comparatiste» qui pousse plus d’un à rap- Shoah a mis en lumière le lien étroit entre procher automatiquement camp nazi et l’événement Auschwitz, la question sur le goulag, Hiroshima et Auschwitz. On assis- silence de Dieu et l’identité juive : quelle te aussi à la tentative de passer trop facilement singularité, positive ou négative, dans la «de la mémoire à l’histoire», en laissant der- catastrophe ? quelle élection, dans le bien rière soi le passé. En réalité, l’interprétation ou le mal, de la part de Dieu ? Dans la pen- d’Auschwitz comme unicum, comme évé- sée juive, il s’est crée un «conflit d’interpré- nement singulier, ne peut pas être mise de tations» au sein duquel se confrontent des côté, ni non plus garantir aux victimes une théologies inclusives, qui considèrent exclusivité dans la souffrance. Elle peut, en Auschwitz à l’intérieur d’une continuité revanche, conduire à une ouverture à l’uni- dans la tradition du peuple d’Israël, et des versalité et à la solidarité envers toutes les vic- théologies exclusives, qui voient l’Holocauste times de l’histoire 5. comme un fait nouveau, une césure 4. Situer chaque jugement dans son contexte Jean-Michel Chaumont a reparcouru les historique est toujours nécessaire afin de phases de la mémoire de la Shoah dans dépouiller l’histoire et les événements l’après-guerre ; il décrit dans un premier humains de toute ambiguïté. La sacralisation temps l’honneur rendu aux déportés poli- ou l’historicisation peuvent répondre à dif- tiques et à tous ceux qui avaient résisté, à côté férentes positions et à divers critères, à des de l’oubli et de l’humiliation des victimes crises ou des affirmations d’identité. Mais coupables «seulement d’être ce qu’elles dans tous les cas le débat montre clairement étaient», c’est-à-dire juives. Ensuite, les posi- la nécessité d’éviter toute banalisation, afin tions d’Elie Wiesel et d’Emil L. Fackenheim de se confronter jusqu’au bout avec un évé- avaient renversé la situation, réclamant pour nement qui oblige à se demander «si c’est un

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homme». Le paradigme d’Auschwitz reste torique, anthropologique et religieux, qui un point clé dans l’histoire de notre siècle en ne peut pas être banalisé. Au sein de l’école tant que question sur le mal. italienne, en effet, la thématique des camps n’est pas absente. La recherche menée par Au lieu d’alimenter la «concurrence» entre l’Université Catholique dans les lycées de les victimes pour se répartir la denrée rare de Milan montre que 80% des jeunes reçoi- la reconnaissance et de la solidarité, il faut vent des informations sur cette question à puiser dans notre «infinie capacité de recon- l’école (et à l’école seulement) 6. La lecture des naissance». A travers ce que Chaumont livres et des biographies des témoins est une définit comme une communauté d’expé- pratique courante, surtout dans les classes rience entre nous et les victimes, Auschwitz, d’élèves de 11 à 14 ans. Ces dernières années, tout en étant un événement historique com- parallèlement au souvenir du cinquantième parable et mesurable comme tous les autres, anniversaire de la fin de la guerre, les écoles provoque une révision critique et une «déba- ont connu beaucoup d’initiatives et de pro- nalisation» de la vie et engage au changement. jets. Toutefois, le sujet est traité de manière Le besoin de reconnaissance, tout en ris- souvent discontinue et superficielle : beau- quant d’un côté de tendre à l’exclusion de la coup d’enseignants se demandent par consé- souffrance des autres, peut, de l’autre côté, quent comment «enseigner Auschwitz». créer un sentiment d’universalité et de soli- darité avec toutes les victimes. Beaucoup La rencontre avec la Shoah est souvent l’occa- de survivants des camps, en apportant leur sion, de la part des enseignants eux-mêmes, témoignage parmi les jeunes et dans les d’accomplir une sorte d’exploration dans le écoles, vivent ce choix et montrent où rési- passé-présent et dans les profondeurs de la de la différence : être juif après la Shoah conscience. Yannis Thanassekos écrit que «cette signifie s’ouvrir à la douleur des autres et, matière exige de la part de toute personne et par- comme l’a écrit George Steiner, «être un ticulièrement de celui qui enseigne une réflexion peu plus hommes». critique sur soi-même». Elle exige ainsi une auto-réflexion, un retour du sujet sur soi- même. La question ouverte par Auschwitz est Pourquoi enseigner en effet posée avant tout à l’enseignant, pour Auschwitz à l’école ? qu’il se laisse interroger sur sa responsabilité face aux demandes de la mémoire et du présent 7. Les enseignants et les éducateurs qui abordent ce sujet doivent donc être conscients de tou- Toutefois, cet effort d’autoréflexivité doit cher un noeud central, du point de vue his- avoir lieu non seulement avant mais sur-

6 M. Santerini, «Il ricordo e le giovani generazioni», in G. Vico, M. Santerini (a cura di), Educare dopo Auschwitz, op. cit., pp. 71-91. 7 Y. Thanassekos, «L’evento-Auschwitz nella coscienza della modernità», in G. Vico, M. Santerini (a cura di), Educare dopo Auschwitz, op. cit., p. 47. 8 Pour les projets dans d’autres pays voir, à titre d’exemple, I. Zornberg, Classroom Strategies for Teaching about the Holocaust. 10 Lessons for Classroom Use, Anti-Defamation League of B’nai B’rith, New York, 1983, J.-F. Forges, Eduquer contre Auschwitz. Histoire et mémoire, ESF, Paris, 1997 ; R.L. Millen (ed.), New Perspectives on the Holocaust. A Guide for Teachers and Scholars, New York University Press, New York and London 1996. De nombreux essais sur l’enseignement autour de la Shoah se trouvent dans Tribune Juive, Bulletin de la Fondation Auschwitz, The British Journal of Holocaust Education, etc. 9 Sur la transmission de la mémoire aux jeunes générations voir par exemple M. Geyer, «La politica della memoria nella Germania contemporanea», in L. Paggi (a cura di), La memoria del nazismo nell’Europa di oggi, La Nuova Italia, Firenze, 1997, pp. 257-304.

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tout à l’intérieur du rapport éducatif. En d’un premier contact qui se concrétise par effet, la transmission de connaissances, d’un des explications insérées dans le programme intérêt et d’un engagement, est un fait qui a d’histoire, d’éducation civique, d’italien, de lieu existentiellement et qui s’accroît dans le religion. Dans ce cas, on ne peut pas parler dialogue quotidien avec les autres. d’un véritable projet, mais plutôt d’une L’autoréflexivité s’accomplit dans la com- approche, d’un espace laissé dans le pro- munication et dans l’écoute, à travers le dia- gramme scolaire - toujours «saturé» par logue avec les élèves, par l’enrichissement manque de temps - à des sujets comme la réciproque qui se vérifie dans toute relation déportation, les lois raciales, la vie dans les éducative. camps. Pour approfondir les contenus et les ins- Le but de ce type d’action didactique est truments de cette tâche pédagogique difficile, de promouvoir la connaissance ; on veut il est nécessaire de remonter à l’analyse des montrer ce qui s’est passé à des élèves qui ne projets menés dans l’école italienne au cours savent pas, qui sont parfois sceptiques ou des dernières années et aux différents types indifférents. La nécessité de faire connaître d’intervention de la part des enseignants. conduit déjà à quelques remarques préli- Le matériau dont nous nous sommes servi minaires qui seront reprises plus loin, lors- pour réaliser ce tour d’horizon est constitué qu’il sera question des résistances rencontrées de quinze projets élaborés par des ensei- par les enseignants. gnants dans des classes d’élèves de 11 à 19 ans La mémoire des camps risque toujours l’ou- en différentes régions d’Italie ; certains sont bli ; on connaît l’angoisse de Primo Levi encore à l’état de proposition, tandis que la lorsque, dans les années qui suivent la fin de plupart des projets ont été concrétisés et la guerre, il raconte ce qui s’est passé à des diffusés, dans certains cas publiés. Il a par personnes qui voulaient tourner le dos à ailleurs été tenu compte, à travers un ques- une période si sombre de l’histoire ; la pre- tionnaire, des expériences réalisées par un mière période a été en effet celle de la groupe d’enseignants de Milan et de province «honte» des victimes, suivie de la réélabo- qui ont collaboré au projet «Eduquer après ration de l’expérience de la déportation. Auschwitz». Enfin, le travail d’analyse a Mais, par la suite également, la mémoire de rencontré des équivalents dans divers projets l’Holocauste a été confiée à des initiatives pédagogiques élaborés dans des écoles 8 sporadiques, dans le cadre d’un climat cul- d’autres pays . turel qui considérait la déportation comme A partir de cette documentation, on peut un événement lointain, qu’il était impos- tirer quelques observations sur les fins, les sible de voir se répéter. instruments et les modalités avec lesquels Cinquante ans plus tard, la situation a chan- les enseignants ont abordé le sujet de la gé. Le passage du temps, la complexité de la déportation, de l’extermination et de la condition des jeunes entre le vide et la colère, mémoire, ainsi que sur les résistances et les les changements au niveau européen et mon- obstacles qu’ils ont rencontrés. dial, le retour de l’antisémitisme, mais aussi une nouvelle réflexion sur l’enseignement de l’his- Connaître la déportation toire ont ramené au premier plan un impéra- tif : faire connaître la réalité de l’extermination, Beaucoup d’enseignants, persuadés qu’il la situer dans l’histoire du siècle, fournir les n’est pas possible de se taire sur la Shoah, informations essentielles pour qu’elle sorte commencent à aborder ce thème. Il s’agit de l’obscurité ou de la mythologie 9.

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L’approche du sujet, dans ce premier cadre la part des élèves avec d’autres enfants ou d’action, a lieu essentiellement sous la forme jeunes privés de leur famille ouvre à des de lectures et de récits ensuite discutés en sentiments d’empathie et de sympathie classe. Tous les enseignants interrogés ont en envers les victimes 11. effet utilisé comme «base» la lecture de Les récits passent de personne à personne, on textes, autant au niveau individuel que sui- se les raconte. Dans son analyse de l’acte vie de discussions en classe. de lecture, Paul Ricoeur affirme que «la pra- On pourrait faire plusieurs remarques sur le tique du récit consiste en une expérience de fait que même de «simples» éléments du la pensée moyennant laquelle nous nous travail didactique (lire, discuter,... ) sont, exerçons à habiter des mondes étrangers à particulièrement dans le cas de la Shoah, nous-mêmes». L’identification avec les vic- riches de significations. Nous nous limite- times, à travers le récit et le dialogue éduca- rons à rapporter quelques pistes de réflexion. tif qui s’est instauré, aide les élèves à ne pas Tout d’abord, il faut rappeler que le fait s’enfermer dans leurs propres émotions et d’aborder des récits biographiques ou auto- dans l’égocentrisme de la compassion. En biographiques, spécialement dans le cas de effet, la lecture comporte aussi un moment l’Holocauste, implique de se prédisposer à d’envoi, c’est-à-dire «une provocation à être en rechercher la signification ; celle-ci réside et à agir autrement». Dans ce sens, le récit fait presque toujours dans le sens que l’inter- partie du domaine éthique et relève de la prète attribue à la vie. Il s’agit donc d’une responsabilité. Celui qui lit est un agent et descente à côté de personnes qui ont touché doit choisir entre les nombreuses options «l’extrême» en profondeur. Les élèves ne éthiques présentées par la lecture. Ici entrent peuvent qu’être accompagnés dans ce voya- en jeu les «composantes non narratives de la ge, afin d’être aidés à ouvrir un questionne- formation», c’est-à-dire l’intervention de ment sur l’horreur et sur la violence à laquelle l’enseignant à travers la relation éducative. l’homme peut en arriver 10. Lecture, récit, écoute, discussion devien- nent les éléments d’un parcours formatif 12. Les récits biographiques ou autobiogra- phiques d’enfants et d’adolescents, utilisés surtout dans les classes d’élèves de 11 à 14 Le rôle du témoin dans le ans, touchent en revanche, sinon à l’extrême, projet éducatif du moins aux dimensions fondamentales de la vie comme le détachement des per- Beaucoup d’enseignants, après voir pris un sonnes chères, la séparation, la discrimina- premier contact avec la réalité de la Shoah, tion. Ici aussi le processus d’identification de invitent les survivants à parler à l’école ou

10 Dans T. Todorov, Face à l’extrême, Seuil, Paris, 1991, on trouve une reconstruction des témoignages sur les camps nazis et les goulags. 11 A. Bravo, «Un’esperienza di didattica universitaria tra problemi di ricerca e impegno di divulgazione», in ANED - Consiglio Regionale del Piemonte, Storia vissuta, Franco Angeli, Milano, 1988, pp. 201-210. 12 P. Ricoeur, Temps et récit, Tome I, Editions du Seuil, Paris, 1983. 13 A. Ceresatto, M. Fossati (a cura di), Salvare la memoria. La persecuzione antiebraica in Italia dal 1938 al 1945 nelle testimonianze raccolte da un gruppo di insegnanti e studenti dei licei scientifici «Allende» e «Cremona» di Milano, Edizioni Anabasi, Milano, 1996.

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conduisent leurs élèves à des initiatives où ils années scolaires passées, est de «sauver la sont présents. Le but de leur action consis- mémoire» 13. Le travail historique, à la suite te donc à susciter des occasions, pour leurs de la «nouvelle histoire» et de l’Ecole des élèves - ce sont les dernières générations à Annales, est considéré comme central pour pouvoir le faire - de voir et d’écouter per- la clarification et la compréhension de la sonnellement les victimes des camps. La réalité. rencontre avec un témoin est une expérien- Les objectifs de ces projets affrontent le rap- ce qui marque ; comme cela a été dit par port entre histoire et mémoire ; les élèves certains jeunes, «Ça change la vie». En effet, sont amenés à réfléchir sur le rôle de celle-ci, le récit de celui qui a survécu à l’expérience sur ses déformations, sur les «usages de l’ou- des camps rapproche la grande histoire de la bli». On affronte la manière dont la mémoi- «petite» histoire personnelle des individus. re est parvenue jusqu’à nous, en percevant le Le message touche ainsi particulièrement rapport entre particulier et général, entre les jeunes attentifs à l’expérience vécue plu- petite et grande histoire. La grande histoire tôt qu’à son élaboration théorique. est celle des conflits et des politiques natio- La question du témoignage est trop vaste nales et internationales ; la petite histoire pour qu’il soit possible de l’affronter ici. Il est celle de la personne, de l’individu. faut seulement ajouter que, d’après l’expé- Le témoignage personnel, comme on le sait, rience des enseignants interrogés, la ren- est fragile, partiel, incomplet ; toutefois il contre est toujours touchante sur le plan exprime le vécu, il réunit subjectivité et des émotions ; par ailleurs, capables de se objectivité, individuel et collectif, public et souvenir sans haine, les survivants laissent un privé. Il faut relever, comme l’a écrit Anna message de vie et d’espoir. Il se pose toute- Bravo, «la grande emprise qu’a une histoire fois le problème de donner suite à de telles incarnée dans une vie». Reconstruire des rencontres. En effet, les témoins et les ensei- histoires individuelles aide non seulement à gnants savent combien il est important que sauvegarder les questions soulevées par la les sentiments provoqués par le récit des Shoah, mais contribue aussi à transmettre les souffrances et des injustices laissent une sentiments, pont entre les générations, à trace durable en produisant des choix rendre vivant le passé en engageant les élèves éthiques et des comportements de vie. C’est dans une relation avec les protagonistes de pourquoi certaines écoles entretiennent des l’histoire. rapports fidèles avec les témoins à travers la correspondance ; d’autres ont produit un Le sens d’un tel travail est profond : donner matériau dans lequel elles ont rapporté l’his- un nom à l’histoire de chacun, ainsi qu’on l’a toire et les événements racontés de vive voix rappelé, est une manière de faire de l’his- par les survivants, concrétisant le souvenir en toire et de tirer des vies de l’oubli. Par ailleurs, un travail collectif. les mémoires individuelles concourent à éla- borer une histoire des vaincus, oubliée de l’historiographie. Se placer de leur côté équi- Histoire et mémoire vaut à construire une éducation à la paix C’est à ce groupe de projets qu’appartiennent dont les protagonistes sont les victimes. les nombreuses expériences didactiques de Les projets portant sur l’histoire/mémoire travail sur la reconstruction des faits histo- ont construit différents parcours qui, en riques inhérents à la Shoah. Le but, comme recourant à des sources orales et visuelles (à le déclare le titre d’un projet qui a impli- côté des sources littéraires) et en se mettant qué différents lycées italiens pendant les à l’écoute de personnes et de témoins, ont

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élaboré des recherches sur l’histoire locale de Il apparaît donc clairement que le fait de régions précises et apporté une contribu- situer les camps de concentration dans la tion aux interprétations historiographiques sphère exclusive de la barbarie individuelle du singulier à l’universel 14. et dans l’anomalie des choix d’un groupe déviant risque de servir la cause de l’éloi- gnement du problème de soi-même. La La banalité du mal thèse intentionaliste, centrée seulement sur la personnalité d’Hitler et des nazis, ne peut Une autre sorte de projet se donne pour pas expliquer les événements ni surtout objectif, dans les écoles, de répondre aux garantir que la société actuelle parvienne à préserver le monde de la répétition de sem- questions que les élèves posent après avoir 15 pris connaissance des faits : comment blables mécanismes destructeurs . Auschwitz a-t-il été possible ? Les ensei- Par conséquent, certains enseignants, gnants aussi sont impliqués dans le débat conscients de la profondeur du sujet, ont sur l’unicité de l’Holocauste. Beaucoup tenté de saisir les mécanismes qui ont gou- d’entre eux demandent en effet : pourquoi verné la discrimination, les déportations et fait-on mémoire des camps nazis et non pas les camps, et d’en repérer les caractéristiques du goulag ? L’unicité d’Auschwitz, comme actuelles. Le groupe de projets didactiques on l’a dit, ne le soustrait pas au débat histo- en question entend reconstruire les méca- rique ; l’Holocauste ne doit pas être confiné nismes de type totalitaire-bureaucratique dans l’indicible, dans la sacralisation, dans l’ir- de la vie des camps et du régime nazi ; il rationnel. Toutefois, il ne doit pas non plus vise à mettre en relief l’obscurcissement de être banalisé ou relativisé comme si c’était un la raison et de la morale individuelle, à la événement parmi d’autres, bien que grave. Sa suite de la pensée de l’Ecole de Francfort et singularité devient ouverture à l’universali- de la critique de la prétendue «raison ins- té et accueil, incitant à l’engagement contre trumentale» dépourvue de toute implica- toutes les formes de mal et de violence. tion éthique. Le but est de repérer une Auschwitz - en tant que volonté d’exter- éventuelle continuité, dans la société actuel- mination systématique et absolue de mil- le, des processus de réification et de réduc- lions de personnes désarmées, accompagnée tion de l’autre, à travers l’approfondissement de l’usage de la propagande et des tech- des rôles de persécuteur, victime et témoin. niques de la société moderne - ouvre une dis- cussion sur les conditions qui l’ont rendu A partir des questions soulevées - pourquoi possible. tout cela est-il arrivé, cela peut-il se repro-

14 Certaines voix des survivants sont réunies dans Voci dalla Shoah. Testimonianze per non dimenticare, La Nuova Italia, Firenze, 1995 et dans M. Impagliazzo (a cura di), La resistenza silenziosa. Leggi razziali e occupazione nazista nella memoria degli ebrei di Roma, Guerini e associati, Milano, 1997. Parmi les témoignages, en plus de Primo Levi voir E. Wiesel, La nuit, Minuit, Paris, 1958 et R. Antelme, L’espèce humaine, Gallimard, Paris, 1957. Sur les juifs italiens voir en particulier S. Zuccotti, L’olocausto in Italia, Tea storica, Milano, 1995 e L. Picciotto Fargion, Per ignota destinazione. Gli ebrei sotto il nazismo, A. Mondadori, Milano, 1994. 15 Voir M. R. Marrus, L’holocauste dans l’histoire, Eshel-Georg, Paris-Genève, 1990, pour une reconstruction historiographique de la Shoah et Z. Bauman, Modernity and the Holocaust, Polity Press, Cambridge, 1989, sur les mécanismes de la discrimination et sur la banalisation de la violence. 16 H. Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, Paris 1963. 17 Sur l’éducation contre le racisme, M. Santerini (a cura di), Processi educativi e integrazione culturale. Immigrazione in provincia di Como, F. Angeli, Milano, 1996.

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duire ? - les élèves sont amenés à comprendre l’adoption de symboles néonazis, le langa- que la possibilité de déléguer toute morale au ge offensif et discriminatoire, la violence pouvoir existe, ainsi que celle de perdre son dans les stades ne peuvent pas être ignorés autonomie critique ; ils sont amenés à saisir par les éducateurs. la pression exercée par la propagande et les Comprendre Auschwitz sans aborder la mécanismes appliqués en vue d’un tel usage problématique de l’antisémitisme du point de la violence. Il en ressort une analyse de la de vue historique (l’antisémitisme en Europe) banalité du mal - sans prétention d’expli- et psycho-anthropologique (le rapport à cation exhaustive - ainsi que l’a dit Hannah l’autre en tant que différent) est impossible. Arendt lorsqu’elle a mis en lumière le visa- D’autre part, la Shoah n’est bien sûr pas ge ordinaire et commun des persécuteurs réductible uniquement à la thématique du nazis, la suppression de la responsabilité racisme et au refus de la différence présent sociale, la distance produite par la propa- dans l’idéologie antisémite. gande et la machine de l’extermination, le rapport entre l’individu et la masse 16. Les projets sur la Shoah ne devraient pas affronter directement et frontalement les Les activités réalisées dans ce type de projets thématiques du racisme et de l’antisémitis- prévoient la lecture et le commentaire de la me, en raison des caractéristiques particu- documentation mémorielle sur les persé- lières de ces phénomènes qui requièrent cuteurs et les témoins-complices (interviews, des stratégies attentives pour ne pas susci- récits), des réflexions sur l’obscurcissement ter des attitudes de refus. Les enseignants progressif de la responsabilité individuelle, doivent par contre les connaître et les maî- surtout à travers les biographies, des simu- triser en pleine conscience et dans leurs lations du triangle persécuteur/victimes/ dimensions fondamentales : psycho-indi- témoins transférées à la situation de la clas- viduelle et sociale 17. se. On affronte aussi l’étude des mécanismes La première dimension concerne les carac- de la propagande, de la culture de masse et téristiques personnelles et familiales qui faci- le rapport avec la formation de l’autono- litent l’émergence de l’intolérance et du mie du jugement individuel. Dans ce domai- racisme, comme cela a déjà été relevé par ne, enfin, il ne faut pas oublier les les études d’Adorno ; la deuxième touche aux reconstructions des cas de banalité du bien : faits et aux évolutions sur un plan plus géné- les histoires de ceux qui, malgré des cir- ral, comme les conditions économiques, les constances exceptionnelles, ont résisté en flux migratoires, les rapports entre les opposant leur responsabilité individuelle groupes qui les influencent. aux pressions extérieures. Les projets qui, inspirés des acquis de la psychologie sociale et interculturelle, ont Projets éducatifs sur les analysé le rapport à la différence à partir de préjugés et le racisme la Shoah et abordent le thème des préjugés et de l’antisémitisme, privilégient en général C’est à ce groupe de projets qu’appartiennent la première dimension. En effet, ils consi- les initiatives d’enseignants qui mettent au dèrent avant tout les caractéristiques indi- centre de l’attention les problématiques du viduelles (le comportement des élèves, leur préjugé, du racisme, de l’antisémitisme. La capacité de gérer les rapports et les conflits, diffusion d’attitudes xénophobes parmi les les opinions sur leurs camarades, etc.) et jeunes, la facilité et l’incohérence avec laquel- s’orientent dans le sens de la prévention - sur- le est exprimée l’aversion pour l’étranger, tout dans les classes de niveau élémentaire et

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auprès des élèves de 11 à 14 ans - pour Beaucoup d’enseignants rapportent des réac- contribuer à la construction de personnali- tions de refus plus ou moins ouvert surtout tés équilibrées et ouvertes, pour favoriser au niveau du lycée. Pour beaucoup d’ado- les capacités de décentrement et de confron- lescents, il s’agit de ce qu’on pourrait carac- tation, pour développer une mentalité cri- tériser à un niveau général comme la «fatigue tique. de la complexité». Pris par des mécanismes simplificateurs, habitués par la télévision à la passivité, méfiants envers le monde des Les nouvelles générations adultes qui prêche bien et agit mal, beaucoup et la Shoah de jeunes refusent la complexité de l’histoi- re, le travail de la recherche, l’identification «Parler encore des Juifs ?» demande un élève avec la douleur des autres. Ce sont alors les qui n’a peut-être jamais affronté le sujet en stéréotypes habituels qui l’emportent («si classe et qui se révèle ignorant des connais- on les a persécutés c’est sûrement parce sances historiques les plus élémentaires sur qu’ils ont fait quelque chose»), adoptés, le sujet. L’impression qu’on en parle trop est comme l’enseignent les théories d’explication l’un des nombreux indices du malaise qu’on du préjugé, pour économiser la réflexion. relève chez les jeunes et qui s’exprime par l’indifférence ou le refus. Auschwitz est un Chez certains élèves, en revanche, la résis- événement face auquel - pensons-nous - il tance s’exprime par la peur de la souffrance n’est pas possible de rester indifférent, mais («ça suffit avec les choses tristes, on est la réaction de nombreux élèves risque d’être jeune») : exaltation de sa propre jeunesse telle. Un projet sur ces questions ne peut en tant qu’âge à préserver des souffrances ? pas ignorer la complexité des facteurs en Ou poids d’expériences personnelles qui jeu, ni tenir compte seulement des aspects ont marqué et qui ne permettent pas de se cognitifs et de la pure information, au risque charger d’autres poids ? Dans les deux cas la de laisser dans l’ombre les facteurs émotifs rencontre avec un événement si tragique sous-jacents. Auschwitz est un paradigme doit être accompagnée de respect et de capa- «synthétique» aussi du point de vue éduca- cité de compréhension de la part de l’en- tif : il touche à l’identité personnelle, au rôle seignant ; elle représente une expérience de de l’autorité, à la vision de la politique, sans libération de l’égocentrisme adolescent ou du parler des rapports en classe et avec l’ensei- désespoir sans issue des crises juvéniles. La gnant. voix des survivants, en effet, témoigne qu’il est possible de garder confiance dans la vie Traiter ces sujets exige d’accorder une impor- même après des expériences de profonde tance particulière aux modifications de la douleur. personnalité des élèves, à leurs attitudes, D’autres encore ne se soustraient pas à la fas- sans négliger la vérification du retour de ce cination de la force et de la violence et à la qu’ils ont écouté. Evidemment, cela n’arri- contemplation du pouvoir de celui qui l’em- ve pas nécessairement dans l’immédiat ou de porte ; on comprend donc la nécessité d’une la manière prévue. Au contraire, on retrou- école de vie qui éduque à la sympathie envers ve parfois un feed-back après un certain toutes les victimes. laps de temps et sous des formes inatten- dues ; il est toutefois nécessaire de com- Plus généralement, il existe une résistance dif- prendre ce qui a été reçu et, surtout, de fuse et généralisée qui s’exprime par le déta- savoir si des réactions différentes de celles qui chement de toute forme d’engagement. Des étaient désirées se sont produites. jeunes confus, à la recherche d’une identité,

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vivent comme un anticonformisme le refus les comportements de préjugé ou de mépris de l’histoire, de la politique, des célébra- des élèves envers les plus faibles, les immigrés tions, des enseignements de l’école. Certains ou ceux qui sont considérés comme «diffé- éprouvent le besoin de manifester leur auto- rents». Il s’agit en effet de faire accomplir aux nomie de jugement justement en s’oppo- élèves ce passage qui va de l’émotion spon- sant aux enseignements qu’ils craignent tanée à l’engagement, des réactions émo- politisés, qui semblent trop partagés ou tives à la transformation des rapports sociaux. imposés. L’école se trouve alors face à la Tout cela fait partie d’un programme com- nécessité de faire entendre des propositions plexe d’éducation à la citoyenneté intercul- chargées d’un sens authentique et non pas turelle, qui affronte les problèmes de stéréotypé. l’identité, des relations et de la cohabitation Enfin, certains enseignants, engagés dans solidaire, dont les projets d’enseignement l’enseignement de ces questions, après avoir autour d’Auschwitz sont une part impor- constaté des résultats positifs sur le plan des tante. connaissances historiques, déplorent une «contradiction» entre le travail accompli et

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Poésie

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A MES LIBÉRATEURS

Un jour, enfant, j’ai perdu mon nom Je n’étais plus qu’une ombre, un numéro Plongée dans un abîme sans fond D’où semblait-il on n’émergeait jamais. Des mois et des mois, j’ai lutté T’appelant au secours, si souvent, liberté Toutes mes forces dans cette bataille, jetées J’ai vu enfin le miracle s’exaucer. Merci, O tous qui ne saviez Pour qui, au juste, vous vous battiez C’était pour redonner nom et vie A une fillette qui s’appelait Marie.

KZ Turkheim (Dachau), 1945 - Avril 2000.

Marie LIPSTADT-PINHAS

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Informations

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IN MEMORIAM Non seulement il se dépensa pour soigner avec les ridiculement faibles moyens dont il disposait les détenus épuisés qui venaient Simon LUBICZ vers lui, mais au péril de sa propre existen- ce (des médecins internés ont été pendus à Auschwitz pour ce même motif 2, pour l’exemple, devant tous les détenus rassem- blés) à diverses reprises réussit à soustraire à la périodique «commission médicale» alle- mande les dirigeant vers la chambre à gaz, des détenus qu’il souhaitait à tout prix voir survivre pour témoigner. Effectivement il en sauva ainsi un certain nombre - modestement il ne s’en souvenait plus très bien - dont nous avons retrouvé trois survivants, l’un en Russie, l’autre en France, le troisième en Israël. Nous avons pu organiser, durant l’hiver 1994/1995 une ren- contre à Paris entre ces hommes (le premier n’a pas pu venir de Russie) et Simon Lubicz. Inutile d’exprimer combien l’émotion fut intense... Une belle figure vient de nous quitter Au terme d’une vie très diversifiée et bien remplie, Simon Lubicz, natif de Grodno, Nous reproduisons ici l’article nécrologique avait conservé le regard clair et l’innocence rédigé par Zvi Michaéli et Jean Carasso à la d’un enfant étonné. mémoire du Dr. Lubicz paru dans La Lettre Sépharade de septembre 2000 (n° 35). Zvi Il est mort à 88 ans comme un saint homme Michaéli, mais aussi, sans doute parmi tant qu’il était, quasiment sans souffrir. d’autres, notre Président, le Baron Paul Ce nous est une grande satisfaction que de Halter, doivent à cette grande figure de leur l’avoir honoré et aimé de son vivant. avoir sauvé la vie à Auschwitz. Nous lui rendons hommage et y associons sa veuve, la chère Esther, dont l’itinéraire au cours de la Shoah fut plus terrifiant enco- re que celui de Simon.

Nous avions évoqué, dans les numéros 13, Nous transmettons à Esther nos condo- 14 et 15 de La lettre Sépharade, la belle figu- léances les plus sincères et affectueuses. re du docteur Simon Lubicz qui, lui-même interné dans un camp satellite d’Auschwitz - Buna - en fut l’un des médecins au Revier.1 Zvi Michaéli et Jean Carasso

1 Infirmerie. 2 Avoir dissimulé des décès pour augmenter les rations servies à d’autres malades.

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VOYAGE Onze prix d’une valeur de 25.000 BEF, com- posés d’un diplôme, d’un chèque de 5.000 D’ÉTUDE À BEF (10.000 BEF pour le prix attribué par AUSCHWITZ-BIRKENAU l’Assemblée de la Commission Com- munautaire Française) et d’une invitation à Prochain voyage participer gratuitement, dans la mesure des d’étude à Auschwitz-Birkenau possibilités financières, au voyage d’étude à Auschwitz-Birkenau organisé par la La Fondation organisera son prochain voya- Fondation Auschwitz, seront attribués. Ce ge d’étude durant les vacances scolaires de voyage, d’une valeur approximative de Pâques 2001 (du 11 au 15 avril). Il sera 25.000 BEF est d’une durée de 5 jours. Il aura comme chaque année destiné prioritaire- lieu du 11 au 15 avril 2001 durant les ment aux enseignants, aux éducateurs et aux vacances scolaires de Pâques. Parmi ces onze animateurs culturels. Trois visites guidées prix, deux seront attribués aux deux lau- des camps (Auschwitz I et Birkenau) seront réats de la Région de Bruxelles-Capitale, organisées et seront suivies de discussions- l’un, couvrant également le Brabant wal- débats. Les visites des camps et les sémi- lon, étant offert par la Fondation Auschwitz, naires sur place sont encadrés et animés par et l’autre par l’Assemblée de la Commission des survivants des camps de concentration Communautaire Française. De même, deux et d’extermination. Prix seront attribués aux deux lauréats des Prix : 15.000 BEF, exclusivement pour les Provinces de Brabant wallon, de Namur, enseignants, éducateurs et animateurs (le de Hainaut, de Liège et de , solde étant pris en charge par la Fondation), l’un par la Fondation Auschwitz, et l’autre par - 25.000 BEF pour les personnes n’entrant les Députations permanentes de chacune des pas dans ce cadre. Dans ces prix sont inclus : Provinces précitées. En outre, deux prix sup- voyage en avion, logement en pension com- plémentaires d’une valeur de 3.000 BEF plète à Oswiecim, visites guidées seront offerts par la «Table-Ronde 44» à deux d’Auschwitz-Birkenau, tour de ville guidé lauréats de l’Arrondissement de Neufchâteau. de Cracovie, transport sur place en car. La Fondation Auschwitz se réserve le droit de Compte tenu du nombre limité des places : publier les travaux primés.

INSCRIVEZ-VOUS DÈS A PRESENT ! LES SÉMINAIRES DE LA FONDATION CONCOURS ANNUEL AUSCHWITZ DE DISSERTATION 2000-2001 Questions approfondies La prochaine épreuve du concours de dis- sertation se déroulera le vendredi 26 jan- d’histoire et de vier 2001. Nous invitons les directions et mémoire des crimes et les professeurs des établissements scolaires génocides nazis du secondaire supérieur souhaitant y parti- ciper à nous retourner le bulletin d’inscrip- La Fondation Auschwitz a organisé l’an passé tion que nous leur avons fait parvenir (ou un cycle de formation à destination des ensei- d’en demander un à notre secrétariat). gnants du secondaire. Quatre séminaires rési-

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dentiels abordant diverses thématiques (lit- MODALITES PRATIQUES térature, psychologie, éthique, philosophie, • Les séminaires débutent le vendredi à sources audiovisuelles) ont été proposées aux 10h00 et se terminent le samedi à 17h00. participants. En raison du succès rencontré, la Fondation a décidé d’organiser un nouveau • Le logement et la restauration sont prévus cycle de formation pour l’année 2001. Le sur place. canevas reste inchangé. Ce nouveau cycle • Possibilité d’inscription pour un week- comprendra quatre séminaires résidentiels end ou plusieurs week-ends. (vendredi et samedi) qui seront animés par des • Participation obligatoire aux deux jour- spécialistes des différentes disciplines impliqués nées du séminaire. dans les thématiques envisagées. Pour assu- rer une discussion appronfondie, des textes • Le nombre de participants est limité à seront préalablement distribués aux ensei- quarante par séminaire. gnants inscrits. Durant le séminaire, ces textes • Les textes relatifs aux thématiques abordées feront l’objet de débats après une brève pré- seront envoyés aux personnes inscrites. sentation par le formateur. Les enseignants • Un certificat de présence sera délivré aux peuvent participer à un ou plusieurs sémi- participants. naires s’ils le désirent. • Frais de participation : 1000,-Bef par sémi- PROGRAMME naire (pension complète). DES SEMINAIRES Si ce projet vous intéresse et que vous êtes CYCLE DE FORMATION 2001* prêt(e) à y participer activement, n’hésitez pas à contacter le Secrétariat de notre Fondation • Séminaire I : pour de plus amples informations. L’Art comme support de la mémoire. Problématique de la représentation. (2-3 février 2001 à Buzenol - Virton) CAHIER • Séminaire II : INTERNATIONAL SUR LE TÉMOIGNAGE Les totalitarismes. Préconditions et systèmes. AUDIOVISUEL (18-19 mai 2001 à tournai) DES VICTIMES DES CRIMES ET • Séminaire III : GÉNOCIDES NAZIS Histoire et Cinéma. Quelle transmission ? A l’initiative de la Deuxième Rencontre (28-29 septembre 2001 à Esneux - Liège) Audiovisuelle Internationale sur le témoi- gnage des survivants des camps de concen- • Séminaire IV : tration et d’extermination nazis qui s’est tenue à Bruxelles en mai 1996, l’ensemble des La science sous le IIIème Reich. équipes présentes (1) a pris la résolution de (16-17 novembre 2001 à Bruxelles) publier deux fois par an un Cahier

* Les noms des animateurs seront communiqués prochainement.

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International entièrement consacré à l’étu- not a Story : Constructing the Tellable in de du témoignage audiovisuel des victimes Recounting by Holocaust Survivors» (p.57- des crimes et génocides nazis. Les Editions 63), Michel Rosenfeldt, «Indexation des de la Fondation Auschwitz ont pris en char- interviews audiovisuelles. Compte-rendu ge cette nouvelle publication. du travail réalisé depuis la Deuxième Rencontre Audiovisuelle Internationale sur L’objectif de la publication est de réunir une le témoignage des survivants des camps de série de contributions relatives aux pro- concentration et d’extermination nazis» blèmes et questions que soulèvent le travail (p.65-75), Anita Tarsi, «The urge to draw d’enregistrement audiovisuel des témoi- was greater than the need to document. The gnages, les perspectives de leur utilisation Experience of being an Artist in Ghetto scientifique et pédagogique, leur méthodo- Terezin through the Eyes of a Survivor» logie, leurs conservation et diffusion, la coor- (p.77-82), James Young, «Les témoignages dination des différents projets au niveau audiovisuels de l’Holocauste : Rendre à international... En outre, elle a également l’histoire les visages de la mémoire» (p.83- pour but de diffuser des résultats et projets 102), Judith Hassan, «Memory and de recherche relatifs à l’étude des témoi- Remembrance. The Survivor of the gnages audiovisuels des victimes des crimes Holocaust 50 years after Liberation» (p.103- et génocides nazis. 109), Josette Zarka, «Mémoire de l’injusti- fiable - Le cri du Pourquoi» (p.111-121), Joanne Weiner Rudof, «Shaping Public and Sommaires des numéros parus Private Memory. Holocaust Testimonies, N°1, juin 1998, 187 p. : Geoffrey Hartman Interviews and Documentaries» (p.123- et Yannis Thanassekos, «Pour une étude du 130), Izidoro Blikstein, «Sémiotique de l’uni- témoignage audiovisuel des survivants des vers concentrationnaire dans l’oeuvre de camps de concentration et d’extermination Primo Levi» (p.131-139), Roger Simon, nazis/For a Study of the Audiovisual «The Contribution of Holocaust Audio- Testimony of Survivors from the Nazi Visual Testimony to Remembrance, concentration and extermination Camps» Learning and Hope» (p.141-152), Jacques (p.7-14), Nathan Beyrak, «The Contribution Walter, «Dispositifs télévisuels et identités of Oral History to Historical Research» médiatiques des survivants. ‘Vie et mort (p.15-20), Régine Waintrater, «Militantisme dans les camps nazis’» (p.153-170), Carla et recherche» (p.21-26), Sydney Bolkosky, Giacomozzi et Giuseppe Paleari, «Reflections on the ‘Education’ of Child «‘Geschichte und Erinnerung’ und’...per Victims of the Holocaust who survived» non dimenticare’. Erfahrungen von zwei (p.27-31), Alberta Gotthardt Strage, «The Gemeinden Italiens» (p.171-179). Utilisation of Audio-Visual Testimonies by Holocaust Survivors for Educational Purposes at Primary, Secondary, and Tertiary N°2, décembre 1998, 138 p. : Alexander Levels in England» (p.33-39), Manette Von Plato, «Victims’ Competitions ?» (p.7- Martin-Chauffier, «Déportés de Dieu» (p.41- 14), Sydney Bolkosky, «The Survivor Search 46), Loretta Walz, Von Kaninchen zu for ‘Meaning’» (p.15-22), Josette Zarka, Königinnen. Die medizinischen Versuche an «Les adolescents dans les camps d’extermi- polnischen Frauen in Ravensbrück am nation» (p.23-34), Eva Lezzi, «Verfolgte Beispiel von drei Polinnen» (p.47-56), Henry Kinder : Erlebnisweisen und Greenspan, «Making a Story from what is Erzählstrukturen» (p.35-63), Henry

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Greenspan, «The Tellable and the Hearable : Discussion générale/General Discussion Survivor Guilt in Narrative Context» (p.65- (p.75-87), Jacques Walter, «Pour une pério- 71), Geoffrey Hartman, «Autour de la disation des témoignages de survivants à la ‘Survivors of the Shoah Visual History télévision» (p.91-102), Roger I. Simon, Foundation’/About the ‘Survivors of the «‘What Happens When We Press Play ?’ : Shoah Visual History Foundation’» (p.73- Future Research on the Substance and Use 89), Hubert Galle, «Mais où est donc passé of Holocaust Audiovisual Testimony» le réalisateur... ?» (p.89-91), Stephen D. (p.103-111), Joanne Rudof, «Present Smith, «Beyond Testimony : Witness, Visual Research and Future Challenges» (p.113- History and Education» (p.93-98), Nathan 117), Liliana Picciotto, «Expériences et Beyrak, «Testimonies of Non-Jewish in réflexions sur le témoignage audiovisuel en Poland» (p.99-104), Loretta Walz, Italie» (p.119-125), Alberta Strage, «Zwangsarbeit für Siemens in Ravensbrück» «Opportunities Lost and Found a Review of (p.105-117), Paula J. Draper, «The Liberated the British Experience» (p.127-129), Hélène Remember Reflections of Canadian Wallenborn, Le témoignage audiovisuel et le Holocaust Survivors» (p.121-130). paradigme en histoire» (p.131-138), Iris Berlazky, «Characteristic Features of Child- Survivor Testimonies as They appear in N°3 (2), juin 1999, 256 p. : Allocutions d’ou- their Narration» (p.139-146), Josette Zarka, vertures/Opening Speeches (p.9-18), «Analyse comparative des réactions à la Présentations des travaux/Presentation of ‘pollution mortifère’. La mort dans l’âme» the issue : Yannis Thanassekos, «Du recueil (p.147-156), Anita Tarsi, «Integration of des témoignages à leur mise en oeuvre. Oral Testimony in a Planned Curricula. Rigueur scientifique et exigences éthiques» Two examples» (p.157-159), Joanne Rudof, (p.21-26), Joanne Rudof, «What next ? «Beyond Research : Education and Popular Preserving recorded Testimonies for the Culture» (p.161-163), Carla Giacomozzi et Future» (p.31-36), Manette Martin- Giuseppe Paleari, «Un sujet d’éducation : les Chauffier, «Septante témoignages. Bilans et camps de deux municipalités italiennes» Réflexions» (p.37-42), Michel Rosenfeldt, (p.165-168), Geoffrey H. Hartman, «Développement quantitatif et qualitatif de «Survivor Videotestimony : Challenges and notre programme audiovisuel depuis 1996» Limits» (p.169-172), Denise Vernay, (p.43-47), Anita Tarsi, «On the Israeli Project «‘Mémoires de la déportation’. Un Cédérom The Eyewitness, the Interviewer and the sur la déportation partie de France» (p.173- Historian» (p.49-52), Izidoro Blikstein, 176), Josette Zarka, «Pollution humaine : «Analyse sémiotique et linguistique des promiscuité et promixité» (p.177-184), témoignages de survivants juifs non-alle- Izidoro Blikstein, «La crédibilité des témoi- mands, résidents au Brésil. Etude compa- gnages des survivants et le négationnisme au rative entre les survivants allemands et Brésil : le cas des publications de la ‘Revisão non-allemands» (p.53-57), Cathy Gelbin, Editoria’» (p.185-189), Régine Waintrater, «Concluding Remarks on Potsdam’s «Enjeux et dangers de l’entreprise testimo- ‘Archive of Memory’» (p.59-63), Nathan niale» (p.191-198), Discussion générale / Beyrak, «The Holocaust as seen through General Discussion (p.199-217), Yannis the Eyes of Bystanders and Collaborators» Thanassekos, «Historisation et rapport exis- (p.65-68), Anne Van Landschoot, «D’un tentiel à l’événement. Le Cahier internatio- témoignage à l’autre : quelles démarches nal comme ‘milieu de mémoire’» pour quelles réalisations ?» (p.69-74), (p.221-224), Alberta Strage, «Future

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Possibilities for the International Journal» N°5, septembre 2000, 93 p. : Yannis (p.225-226), Manette Martin-Chauffier, Thanassekos, «Un nouveau projet audio- «Quelques thèmes de recherche ouverts par visuel de la Fondation Auschwitz. Une série la juxtaposition des divers témoignages de d’interviews post-interviews/The Auschwitz rescapés» (p.227-230), Izidoro Blikstein, Foundation’s Latest Audiovisual Project. «The thematic Prospectives and the Role A series of Post-interviews Conversations» of Cahier International for the Development (p.7-13), David Wolgroch, «Holocaust of interdisciplinary Studies of the Testimonies : The Interviewer’s Perspective» Testimonies of Nazi concentration and exter- (p.15-20), Vincent Lowy, «Nuit sur la terre : mination Camps Survivors» (p.231-232), La représentation des chambres à gaz à Discussion générale/General Discussion l’écran» (p.21-39), Alice Von Plato, (p.233-249). «Witnesses of the Auschwitz Trial in (West-Germany) in 1963-1965» (p.41-52), Izidoro Blikstein, «Un ‘modèle’ particulier d’holocauste : La marche de N°4, décembre 1999, 96 p. : Sidney Secureni (Bessarabie) vers... nulle part» (p.53- Bolkosky, «Voices, Visions and Silence : 56), Iris Berlazky, «Women about the Reflections on Listening to Holocaust Women in the Holocaust (Testimonies and Survivors» (p.7-13), Jacques Walter, «Les Memoirs : an Attempt of a New Outlook)» Histoires du Ghetto de Varsovie. Archives (p.57-73), Michel Rosenfeldt, «Evolution historiques, mise en mémoire et dispositifs quantitative et qualitative de notre pro- virtuels» (p.15-30), Stephen D. Smith, «Visual gramme audiovisuel. L’indexation de nos History : Creating New Forms of interviews audiovisuelles» (p.75-78), Carl Discourses» (p.31-36), Izidoro Blikstein, Friedman, «L’évangile selon Steven «Securini, Bessarabie : un ‘paradigme’ de Spielberg» (p.79-84). l’Holocauste» ? (p.37-41), Cathy Gelbin, «Die NS-’Vergangenheitsbewältigung’ in La prochaine livraison du Cahier der DDR und ihre Widerspiegelung im nar- International (n° 6) est prévue pour mars rativen Prozeß» (p.43-57), Josette Zarka, 2001. «Communications, fantasmes et transmis- sion. Quelques réflexions autour des com- munications entre des survivants des camps Conditions d’abonnement nazis et leurs enfants» (p.59-69), Carla Giacomozzi et Giuseppe Paleari, Editions du Centre d’Etudes et de «Erinnerungen Revue passieren lassen. Documentation - Fondation Auschwitz, Videos über Widerstand, Deportation und 65 rue des Tanneurs, B-1000 Bruxelles Befreiung. Ein Vorschlag zur Annäherung Abonnement annuel (2 numéros, frais de und wider das Vergessen» (p.71-79), Jean- port inclus) : François Forges, «Shoah, un film unique. Europe : 30,49 euros L’histoire et la mémoire» (p.81-88). Autres : 1340 BEF (US $34)

(1) Liste des participants dans Du témoignage audiovisuel, Actes de la Deuxième Rencontre Audiovisuelle Internationale sur le témoignage des survivants des camps de concentration et d’extermination nazis, Bruxelles, 9-11 mai 1996, sous la direction de Yannis Thanassekos et de Anne Van Landschoot, Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz, n° spécial 53, Bruxelles-Paris, octobre-décembre 1996. (2) Ce numéro comprend les Actes de la Troisième Rencontre Internationale sur le témoignage audiovisuel des survivants des camps de concentration et d’extermination nazis qui s’est tenue à Bruxelles les 11, 12 et 13 juin 1999.

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APPEL AUX RESCAPÉS - Bureau international de coordination des programmes audiovisuels Désirant recueillir les réactions et com- mentaires des rescapés sur l’enregistrement II. Activités pédagogiques : audiovisuel de leur témoignage, la Fondation - Voyage d’étude annuel à Auschwitz- Auschwitz souhaiterait inaugurer une nou- Birkenau velle rubrique dans le Cahier International - Exposition itinérante sur le témoignage audiovisuel, qui soit exclu- - Conférence dans les établissements scolaires sivement consacrée à cet échange de vues - Concours de dissertation avec les survivants. - Commission pédagogique Une telle rubrique pourrait, en effet, s’avé- - Séminaires pour enseignants rer très utile à tous : elle permettrait à nos III. Documentation : interviewers d’affiner leur méthodologie, aux lecteurs d’établir une première relation - Bibliothèque avec les rescapés, et aux témoins interviewés - Archives de rester proches de leur témoignage. IV. Publications : Appel est donc lancé aux rescapés qui ont été - Bulletin trimestriel interviewés afin qu’ils nous communiquent, - Cahier International sous forme d’articles, leurs impressions, cri- - Bulletin pédagogique tiques et interrogations relativement à leur - Dossier pédagogique expérience de témoins interviewés. Leurs - Actes de colloques commentaires pourraient porter sur le déroulement de leur interview, sur sa finalité ou, de façon plus générale, sur sa réalisa- LEGS ET DONATIONS tion, son utilisation, etc. POUR LES LIBÉRALITÉS Les articles, que nous espérons nombreux, TESTAMENTAIRES sont à envoyer au Secrétariat de notre Fondation. La Fondation Auschwitz, jouissant de la personnalité civile, peut recevoir des legs. SITE INTERNET Son Conseil d’Administration remercie à l’avance les personnes généreuses qui, en Notre site internet est vue de lui permettre de continuer à perpétuer consultable à l’adresse : la mémoire des victimes des crimes et géno- http ://users.skynet.be/Auschwitz.Foun cides nazis, voudront, par acte de dernière dation/index.htm. volonté, lui assurer un capital quelconque, si L’on y trouvera la présentation détaillée minime soit-il. de nos activités et services suivants : Il serait utile à cet effet de bien vouloir user de la formule suivante qui assure à la I. Activités scientifiques : Fondation la somme intégrale inscrite dans - Colloques internationaux et projets de votre testament : recherche Je donne et lègue, exempt de tous droits, à - Prix de la Fondation Auschwitz et Prix la Fondation Auschwitz, association sans de la Paix but lucratif, la somme de (en toutes lettres).... - Programme audiovisuel Date et signature :

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En toutes hypothèses, les droits de succes- sion pour des legs à des a.s.b.l. sont à taux réduit de 8,8 %. Cette disposition, à moins d’être faite devant notaire, devra être écrite en entier, datée et signée de la main du testateur sous peine d’encourir la nullité.

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ADLER H., LANGBEIN Hermann, REI- AMERY Carl, Hitler als Vorläufer. NER Ella Lingens, Auschwitz : Zeugnisse Auschwitz - der Beginn des 21 und Berichte, Eva, Hamburg, 1994, 315 p. Jahrhunderts ?, Luchterhand, München, 1998, 190 p. Cet ouvrage propose un ensemble fort bien documenté sur les camps de concen- Carl Amery tente de démontrer dans son tration et d’extermination nazi. Des sur- essai qu’Hitler et le IIIe Reich doivent vivants témoignent du travail être saisis aussi comme «messagers» des déshumanisant, de la lutte impitoyable problèmes à venir. S’agissant de la question pour la survie, de la cruauté des kapos, de notre survie dans un monde de res- de la torture, de la mort mais présentent sources limitées, de la destruction de aussi des exemples de résistance et d’hu- l’environnement et de l’explosion démo- manité. graphique, Hitler aurait apporté à cela une première réponse : celle de la barba- AFFINATI Eraldo, Terre de Sang, Seuil, rie totale et de la réduction de l’histoire à Paris, 1999, 173 p. une histoire naturelle. Entraîné par le souvenir de son grand- ARAD Yitzhak (dir.), The Pictural History père partisan fusillé par les nazis, par les of the Holocaust, Yad Vashem, Jerusalem, évocations de sa mère échappée miracu- 1990, 396 p. leusement à la déportation, et par les récits de survivants, l’auteur entreprend, de Cet album compte plus de 400 photo- Venise, un voyage vers Auschwitz telle graphies originales réunies par le Yad une descente aux enfers, vers les racines du Vashem, dont certaines sont publiées pour mal. la première fois. Retraçant chronologi- quement l’Histoire de la persécution et AGLAN Alya, La résistance sacrifiée. Le de l’extermination des populations juives mouvement Libération-Nord, Flammarion, durant la Seconde Guerre mondiale, ces Paris, 1999, 455 p. photographies, accompagnées de cartes Spécialiste de la résistance, Alya Aglan et de textes explicatifs éloquents, mon- est agrégée d’histoire et a enseigné à trent la persécution des Juifs en Allemagne l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. et dans l’Europe occupée, la vie et la mort Elle se livre ici à une étude méthodique du dans les ghettos, la déportation, les camps mouvement «Libération-Nord» dont de concentration et d’extermination, les l’histoire fut très généralement ignorée. exécutions massives menées par les D’origine syndicale socialiste et chrétien- Einsatzgruppen, des montagnes de ne, ce type de réseau de Résistance, mal- cadavres, mais aussi la Libération des gré son importance dans la zone nord, camps, la fin de la guerre et des portraits apparaît en effet comme un «parent de Résistants. Un voyage au coeur de pauvre» au vu du «mythe français des l’horreur où tout est dit. deux résistances» gaulliste et communis- ASSMANN Jan, Das kulturelle Gedächtnis. te. Son travail s’appuie sur l’analyse d’ar- Schrift, Erinnerung und politische Identität chives inédites ainsi que sur des sources in frühen, Hochkulturen, C.H. Beck, orales. München, 1997, 344 p. ALTOUNIAN Janine, La survivance. D’après l’auteur, trois facteurs justifient Traduire le trauma collectif, Dunod, Paris, l’émergence de la thématique mémoriel- 2000, 194 p. le. Tout d’abord les capacités, énormes,

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de la mémoire des médias électroniques ; Amerikaner macht, Wagenbach, Berlin, ensuite, le sentiment actuel de vivre une 1997, 157 p. phase de «Nachkultur» (d’après culture), et enfin, plus existentiellement, le fait Entre 1892 et 1924, seize millions qu’une génération de témoins du temps d’Américains transitèrent par Ellis Island, des pires crimes commis dans l’histoire une petite île située en face de New York, de l’humanité commence à disparaître. où la police contrôlait le flux des immi- grants. Après avoir été examiné, désin- AUZIAS Claire, Samudaripen, le génoci- fecté et vacciné, ces derniers devinrent, à de des Tsiganes, L’Esprit Frappeur, Paris, l’exception de deux ou trois pour-cent 1999, 204 p. d’entre eux renvoyés pour cause de mala- Entre 1938 et 1945, les nazis et leurs alliés dies contagieuses, des citoyens américains. ont exterminé des centaines de milliers Ensuite et ce jusqu’en 1956, Ellis Island de Tsiganes partout en Europe. Si la France devint une prison, notamment pour ceux a reconnu sa responsabilité dans la Shoah, soupçonnés d’antiaméricanisme. Les ce n’est pas le cas pour le Samudaripen, le auteurs ont visité l’île en 1979 en vue de la génocide des Tsiganes. Pour combattre préparation du film portant le même titre. cette amnésie criminelle, l’auteur jette ici BÖHMER Peter, Wer konnte, griff zu. une lumière crue sur l’extermination dont Arisierte Güter und NS-Vermögen im ce peuple a été victime et le problème de Krauland- Ministerium (1945-1949), Böhlau, mémoire auquel il est confronté aujour- Wien, 1999, 226 p. d’hui. Un livre engagé de grande qualité. BA Mehdi, Rwanda, 1994 un génocide fran- En 1945 fut fondé en Autriche un minis- çais, L’ Esprit Frappeur, Paris, 111 p. tère pour la gestion de l’héritage écono- mique nazi. Au lieu de rendre les biens BELTON Neil, De vrouw die luisterde, «aryanisés», les deux grands partis de Contact, Amsterdam / Antwerpen, 1999, l’époque, les conservateurs et les socia- 384 p. listes, profitèrent du ministère pour se BENZ Wolfgang, NEISS Marion (éditeurs), partager ce «butin». Les restitutions aux Judenmord in Litauen : Studien und victimes furent empêchées par des lois Dokument, Metropol, Berlin, 1999, 183 p. clairement antisémites. Presque tous les juifs lituaniens, sous l’oc- BOREJSZA Jerzy, Schulen des Hasses, cupation allemande, furent assassinés entre Fischer, Frankfurt am Main, 1999, 320 p. 1941 et 1944. Dans les ghettos de Kaunas, Wilna, Siauliai et Svenclonys, dans la forêt L’auteur analyse et compare les simili- de Ponary, dans les forts autour de Kaunas tudes et différences des principaux anciens et en d’autres lieux, pratiquement deux régimes fascistes européens. Il étudie, en cent cinquante mille d’entre eux furent outre, la droite autoritaire et fasciste en exécutés. Ce livre montre la mise en place Europe de l’Ouest tels que les Comités des conditions et de l’organisation du d’Action pour l’Universalité de Rome, processus d’extermination. Des témoi- l’«internationale» fasciste... gnages de participants et d’observateurs BORMS Kris, Tussen rode ster en davidster. des massacres sont rapportés. Waarom communisme en zionisme aarts- BOBER Robert, PEREC Georges, vijanden werden, Icarus, Antwerpen, 2000, Geschichten von Ellis Island oder wie man 390 p.

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BOST Hubert, Théologie et histoire. Au de Sion exprime la position critique de croisement des discours, Labor & Fides / l’auteur. Cerf, Genève / Paris, 1999, 111 p. BROWNING Christopher, Nazi policy, Hubert Bost, professeur d’histoire à la Jewish workers, German killers, Cambridge Faculté de théologie protestante de University Press, 2000, 185 p. Montpellier et directeur d’Etudes Théologiques et Religieuses, s’interroge sur Ce livre ouvre un certain nombre de pers- les rapports entre le discours de l’historien pectives à propos de trois questions essen- sur la théologie et celui du théologien sur tielles débattues actuellement concernant l’histoire. Que la théologie soit conçue le génocide : premièrement l’évolution comme objet historique, que l’on envi- des politiques et des décisions au cœur sage les événements historiques qui fon- du régime nazi de laquelle émergea la dent la réflexion théologique ou que l’on «Solution Finale», deuxièmement l’ex- se penche sur les éléments religieux véhi- ploitation et la destruction des travailleurs culés par certains modèles historiques, juifs, et troisièmement, les attitudes et l’attention de l’auteur reste portée sur les motivations des «allemands ordinaires», les articulations entre les deux disciplines. exécutants de la politique au niveau local. BOURGEADE Pierre, Les âmes juives, BRUNETEAU Bernard, Les Totalitarismes, Editions Tristram «Pocket», Paris, 1998, Armand Colin, Paris, 1999, 238 p. 121 p. Historien et politologue, membre du L’auteur - qui a déjà publié de nombreux centre d’études et de recherches autour romans, essais et pièces de théâtre - racon- de la démocratie à l’université de Rennes, te dans ce très beau roman l’histoire de l’auteur nous propose une étude appro- Rachel qui échappa miraculeusement à fondie des totalitarismes. Tout d’abord, l’âge de trois ans à la rafle du Vel’d’hiv Bernard Bruneteau s’attache à définir le alors que ses parents ne reviendront pas de terme de totalitarisme en se rapportant à déportation. Des années après, Rachel l’évolution du concept dans le temps, et partira à la recherche de sa propre judaï- aux différentes approches qui en ont été té à travers le souvenir des événements faites (l’approche philosophique d’Hannah qui lui ont ravi les siens. Cette recherche Arendt ou celle politologique de Carl des racines sera aussi celle de son fils Adam Friedrich par exemple), tout en insistant qui sera entraîné à son tour dans le tour- sur la nécessité de le conceptualiser. Dans ment intérieur des âmes juives. un deuxième temps, l’auteur explique les BRODER Henryk, Die Irren von Zion, totalitarismes dans une recherche de leurs dtv, München, 1999, 283 p. origines ; et enfin, il nous amène à analy- ser le fonctionnement de trois régimes Journaliste et essayiste, Broder utilise l’ar- totalitaires, le fascisme, le nazisme et le me la plus importante d’un satyrique : il stalinisme, afin de les décrire dans une laisse tout simplement parler les autres. mise en perspective commune de leurs Les interviews qu’il a effectué durant plu- singularités. Un ouvrage remarquable qui sieurs années avec des Israéliens militants nous convainc sans mal du caractère indis- ou non, et de nombreux Palestiniens dont pensable de la démocratie. des cheikhs du Hamas, font comprendre pourquoi une paix durable reste impro- CAUSTER Bénédicte, Répertoire photo- bable au Proche-Orient. Le titre Les fous graphique Espagne / Portugal -

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Fotorepertorium Spanje / Portugal, SOMA Cette encyclopédie couvre bien entendu - CEGES, Bruxelles, 1999, 155 p. l’étendue des crimes et génocides nazis Ce répertoire comprend le classement et mais également la longue liste des multiples l’indexation d’une partie du fonds pho- génocides et massacres ayant été perpétrés tographique du Centre, issu d’un mémoi- sous toutes les latitudes à travers l’histoi- re de fin d’études. re. Le terme même de «génocide» est par ailleurs discuté et présenté en fonction de CELAN Paul, Choix de poèmes, Gallimard, la variété de ses définitions. Les articles Paris, 1998, 376 p. sont rédigés par des spécialistes de diffé- Ce volume correspond au recueil composé rentes disciplines (histoire, sociologie, par Paul Celan pour les éditions psychologie, muséologie, art, littérature, Suhrkamp en 1968. Est joint aux poèmes cinéma,...). Cet ouvrage est écrit non en un dossier éclairant le lecteur sur la terme de catalogue des horreurs mais dans conception que se faisait Paul Celan de la l’espoir que la connaissance de ces événe- traduction en français de sa propre poésie. ments suscitera de nouvelles attitudes et la En annexe : une chronologie accompa- création d’un système de pacification gnée d’une bibliographie. international. CHAGOLL Lydia, Gedachten heen en CHRISTOPHE Francine, Une Petite Fille weer, EPO, Berchem, 1999, 95 p. Privilégiée : Une enfant dans le monde des CHAGOLL Lydia, Une enfance dans les camps 1942-1945, L’Harmattan, Paris, 1996, camps japonais. Baisse la tête, petite peau- 170 p. blanche, Luc Pire, Bruxelles, 2000, 117 p. CORDIER Daniel, FINKIELKRAUT Fuyant en 40 l’avancée des Allemands, Alain, PIKETTY Guillaume, Pierre Lydia Chagoll, jeune néerlandaise juive Brossolette ou le destin d’un héros, Editions de neuf ans et sa famille, prirent la route de du Tricorne, Genève, 2000, 63 p. l’exode. Débuta alors un long périple qui, Cette transcription de l’émission radio- de France en passant par le Portugal, le phonique «Répliques» de France-Culture, Mozambique et l’Afrique du Sud, abou- animée par Alain Finkielkraut, traite, avec tit aux Indes néerlandaises. Mais la guer- ses deux invités, des contraintes, enjeux et re les rattrapa. Les Japonais investirent la tensions internes de la Résistance après région et déportèrent les hommes blancs 40. Jean Moulin et Pierre Brossolette, et les prisonniers de guerre vers la deux des principaux acteurs de la Birmanie, Singapour et d’autres contrées Résistance obéissant à de Gaulle, jouè- tandis que les femmes furent dans un pre- rent un rôle considérable dans la lutte mier temps rassemblées dans le camp de pour la libération. Leur destin fut pareille- Tijdeng. Lydia, ainsi que sa mère et sa ment tragique mais la mémoire publique soeur, vécurent plus de trois ans dans cinq de l’un, depuis l’après-guerre, ne fut pas camps d’internement situés dans les envi- pareille à celle de l’autre. Considérés par rons de Batavia où elles subirent humi- l’opinion comme des rivaux posthumes, il liations, privations et mauvais traitements. était temps de reconsider à leur pleine Son vécu et son témoignage sont édifiants. valeur les actions et l’importance de CHARNY Israel W. (Ed.), Encyclopedia Brossolette au sein de la Résistance. of Genocide, ABC-CLIO, Santa Barbara, CORNWELL John, Pius XII. Der Papst CA, Denver CO / Oxford, 1999, 718 p. (2 der geschwiegen hat, C.H.Beck, München, volumes). 1999, 483 p.

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John Cornwell retrace le parcours de Pie nationaux permettant de mieux com- XII et aborde notamment la question de prendre le conflit au Kosovo. sa culpabilité durant la Seconde Guerre DIAZ- PLAJA Fernando, Los grandes pro- mondiale. L’auteur exploite un matériel cesos de la Guerra Civil espanola, Plaza & inédit tels que les dépositions sous ser- Jan, Barcelona, 1997, 292 p. ment du procès du pape en béatification et les archives des services du Secrétariat L’auteur analyse les actes juridiques, dont d’Etat du Vatican. Ces documents mon- le ton témoigne souvent de la haine réci- trent notamment l’importance qu’a eu proque, émis par les deux adversaires de la pour Eugenio Pacelli le fait d’avoir gran- guerre civile espagnole. Divers procès di et d’avoir été éduqué dans un milieu sont présentés dont par exemple celui du antisémite, antisocialiste et ensuite anti- leader de la Phalange espagnole, le fils de bolchévique. dictateur Primo de Riveira, José Antonio, qui fut accusé et condamné à mort en CREMIEUX Rosine, SULLIVAN Pierre, Alicante républicaine. Ou encore le pro- La traîne-sauvage, Flammarion, Paris, 1999, cès mené en juin 1937 contre le POUM 150 p. erronément accusé d’espionnage en faveur Un récit à deux voix entre Rosine de Franco par le parti communiste. Crémieux, psychanalyste, rescapée du DWORK Deborah, VAN PELT Robert, camps de Ravensbrück et un confrère Auschwitz. Von 1270 bis heute, Pendo, psychanalyste plus jeune. Il nous resti- Zürich / München, 1998, 469 p. tue, d’un ton très juste, le résultat de «l’ef- fort de mémoire» qu’ils ont réalisés Retraçant l’histoire de la ville d’Auschwitz ensemble : «… là se pose le problème de et celle du camp homonyme, les auteurs en la transmission. Si on veut qu’elle ne reste décrivent toutes les phases d’élargisse- pas figée comme une pierre dans le jardin ments ainsi que les projets non réalisés. de l’amitié, comme un monument aux EICHHOLTZ Dietrich (éd.), Krieg und morts sur une place publique, il faut que Wirtschaft : Studien zur deutschen l’autre l’intègre dans sa propre histoire, Wirtschaftsgeschichte 1939 - 1945, Metropol, qu’elle devienne féconde pour lui, il faut Berlin, 1999, 347 p. accepter sa différence». Cet important volume traite des ques- DAVIDSON-ROSENBLATT Bronia, tions économiques de l’occupation alle- Keine Zeit für Abschied. Von Polen durch mande en Europe. Les contributions den Ural nach Samarkand und zurück bis portent sur la réorganisation de l’Europe Amsterdam, Hartung-Gorre Verlag, en rapport à la planification économique Konstanz, 2000, 102 p. et au commerce extérieur. Ce livre DE SMET Marius, Een onverzettelijke explique en particulier les raisons écono- Groningse vrouw. Het levensverhaal van miques du travail forcé. Siet Tammens, Walburg Pers / ELSÄSSER Jürgen, MARKOVITS Andrei Verzetsmuseum Amsterdam, Zutphen, 2000, (éd.), Die Fratze der eigenen Geschichte : 111 p. Von der Goldhagen-Debatte zum DESTEXHE Alain, Kosovo. Comprendre Jugoslawien-Krieg, Elefanten Press, Berlin, pour agir, Luc Pire, Bruxelles, 57 p. 1999, 205 p. Alain Destexhe considère l’ensemble des EMMANUEL François, La question facteurs historiques, politiques et inter- humaine, Stock, Paris, 2000, 104 p.

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Un psychologue d’entreprise est pris dans Animateur sur France-Culture de l’émis- le cadre de son travail dans une intrigue qui sion «Répliques», Alain Finkielkraut abor- va le mener… loin. Où il est question du da, avec ses deux invités, des questions monde de l’entreprise, de sa gestion des telles que l’unicité, la sacralité, la singula- «ressources humaines» et des monstruo- rité ou l’exceptionnalité de la Shoah. Et du sités de notre histoire. bon usage, aussi, de la mémoire, évoquant Levi, Arendt, Nolte, et Furet, mais aussi, ENGEL Reinhard, RADZYNER Joana, entre autres, le rôle pédagogique, du Sklavenarbeit unterm Hakenkreuz. Die Musée de l’Holocauste à Washington. verdrängte Geschichte der steirischen Industrie, Deuticke, Wien / München, 1999, FISCHER Erica, Aimée et Jaguar. Une his- 283 p. toire d’amour. Berlin 1943, Stock, Paris, 1999, 322 p. Après avoir abordé les questions liées à «l’aryanisation» et au «pillage des œuvres Berlin, 1942 : Elisabeth (Lilly) Wust, anti- d’art», les auteurs analysent ici la ques- sémite, épouse et mère modèle tombe tion du travail forcé dans l’industrie nazie amoureuse de Félice, sans savoir que celle- en Autriche. Outre une présentation des ci est une juive allemande traquée par les sociétés incriminées et leurs localisations, nazis. Cette relation fondée sur le non-dit des témoignages de survivants de ces lieux va se transformer en une histoire d’amour encadrent la présente étude. doublement interdite. Les deux femmes échangent des lettres passionnées qu’elles ERNST-DRORI Edith, Des Lebensrechts signent Aimée et Jaguar. Quand Félice beraubt. Drei Jahre im Untergrund. Jüdische révèle à Lilly qu’elle est juive, l’amour est Schicksale in der Slowakei 1942-1945, déjà plus fort et Lilly abandonne ses pré- Hartung-Gorre Verlag, Konstanz, 2000, jugés antisémites. Mais en août 1944, Félice 216 p. est arrêtée par la Gestapo et déportée à ESCHEBACH Insa, Die Sprache des Theresienstadt puis Gross-Rosen. Devant Gedenkens. Zur Geschichte der l’avancée des russes, elle est évacuée vers Gedenkstätte Ravensbrück 1945-1995, le camp de Bergen-Belsen où elle n’arrivera Hentrich, Berlin, 1999, 326 p. jamais. Après la guerre, Lilly tentera en vain de retrouver sa trace. Elle tient un FEST Joachim, Speer. Eine Biographie, journal, lit et relit leur correspondance, Alexander Fest Verlag, Berlin, 1999, 539 p. entretient le souvenir de Félice. Adapté Parmi les hauts responsables du régime récemment au cinéma, cet ouvrage est nazi, Albert Speer reste certainement l’un basé sur de nombreux entretiens avec des plus mystérieux et des plus contra- Elisabeth Wust et d’autres témoins ainsi dictoires. Grand architecte du troisième que sur la correspondance entre les deux Reich, nommé Ministre des armements en femmes, abondamment reproduite dans 1942, il se désignait pourtant lui-même l’ouvrage. comme «apolitique». N’était-il qu’un FLÜGGE Manfred, Exil en paradis. Artistes opportuniste ? N’a-t-il, comme il l’affir- et écrivains sur la Riviera (1933-1945), Luc mait encore après la guerre, rien su de Pire /Arte Editions, Bruxelles, 1999, 181 p. l’assassinat des juifs ? Sanary-sur-Mer près de Toulon, sur la FINKIELKRAUT Alain, MARIENS- Riviera française, fut dès les années tren- TRAS Richard, Du bon usage de la mémoi- te le lieu de refuge d’écrivains et d’artistes re, Editions du Tricorne, Genève, 2000, 47 p. allemands réputés tels, parmi bien d’autres,

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Thomas Mann, Heinrich Mann, Lion la population aux valeurs nazies que ce Feuchtwanger, Frans Werfel, Franz Hessel que l’on imaginait. Selon l’auteur, trois et Erich Klossowski. L’on trouvera ici périodes subdivisent les chansons analy- des extraits des journaux de ces «émigrés sées : la lutte, la fondation du IIIe Reich, de qualité» ainsi qu’une intéressante des- la Grande-Allemagne. La chanson pré- cription de leurs rapports. En ces temps para les esprits à commettre ou a accepter infernaux, la Côte d’Azur demeura leur les crimes à venir. Paradis jusqu’au jour où la France décida FUCHS-LIGETI Hertha, HERRNS- d’enfermer ses ressortissants et réfugiés TADT-STEINMETZ Gundl, KRISS allemands dans des camps d’internement... Susanne, Wien - Belgien - Retour ?, Geyer FRANKENBERGER Tamara, Wir waren Edition, Wien / Salzburg, 236 p. wie Vieh. Lebensgeschichtliche Erinnerungen Trois témoignages très intéressants ehemaliger sowjetischer Zwangsarbeiterin- d’Autrichiennes qui se sont réfugiées en nen, Westfälisches Dampfboot, Münster, Belgique après «l’Anschluß». Deux d’entre 1998, 227 p. elles étaient actives dans la Résistance lors- Une description de la vie des femmes qu’elles furent arrêtées. Grâce à ses soviétiques forcées au travail en Allemagne contacts, Fuchs-Ligeti a pu survivre à sous le régime national socialiste. L’auteur Birkenau et participer à des actions de fait voir avec minutie, sur base des récits de sabotage. Herrnstadt-Steinmetz a, quant témoins, les conditions de l’oppression. Et à lui, résisté à la Gestapo. montre aussi en quoi cette expérience a Gedenkstätte Buchenwald, Konzentra- modifié la vie de ces femmes après la guer- tionslager Buchenwald 1937-1945. re. Begleitband zur ständigen historischen FRAZER James, Le Rameau d’Or, Robert Ausstellung, Wallstein Verlag, Göttingen, Laffont, Paris, 1983, 747 p. 1999, 320 p. FRESCO Nadine, Fabrication d’un anti- Buchenwald, près de Weimar, fut l’un des sémite, Seuil, Paris, 1999, 792 p. plus grands camps de concentration nazi. Nadine Fresco, historienne, chercheuse Ce livre en présente l’histoire et com- au C.N.R.S., est membre de la rédaction mente l’exposition permanente qui y est de la revue «Le Genre Humain». Elle réa- organisée. Celle-ci rassemble quelque lise ici une biographie puissante de Paul 1.500 documents montrant le sort de mil- Rassinier, fondateur du négationnisme, liers des déportés provenant de toute analysant les influences qu’il a connues l’Europe. depuis son enfance et le situant par rapport GERARD Alain, Par principe d’humanité... aux courants et événements déterminants La Terreur et la Vendée, Fayard, Paris, 1999, du XXème siècle en Europe. 589 p. FROMMANN Eberhard, Die Lieder der 1789. La Déclaration des Droits de l’hom- NS-Zeit. Untersuchungen zur nationalso- me proclame la liberté individuelle et l’éga- zialistischen Liedpropaganda von den lité en droits, consacrant de la sorte la Anfängen bis zum Zweiten Weltkrieg, disparition de l’Ancien Régime. Mais, PapyPossa, Klön, 1999, 143 p. dérivant de son projet initial, la Révolution Cette étude démontre que les chansons Française aboutit derechef à la Grande populaires du IIIème Reich furent bien Terreur. Des massacres massifs ont lieu plus importantes pour l’endoctrinement de ça et là dans tout le pays, mais c’est en

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Vendée que l’apothéose est atteinte : la GREENBERG Irving, La nuée et le feu. population est exterminée «par principe Judaïsme, Christianisme et modernité après d’humanité». Il devient peu à peu patent, l’Holocauste, Cerf, Paris, 2000, 127 p. à la lecture de ce brillant ouvrage, d’avoir L’auteur de cet essai - un rabbin qui vit à à concevoir que cette formulation fut New York - a fondé avec Elie Wiesel le reprise telle quelle pour mener à bonne fin, CLAL, un organisme d’étude et d’ensei- sans souci de mauvaise conscience, les gnement dont l’objectif est de nourrir un massacres de masse perpétrés par les dialogue entre les diverses tendances de la régimes totalitaires de notre siècle. Communauté juive, et aussi avec les GIACOMOZZI Carla, PALEARI Chrétiens et les incroyants. Le texte repro- Giuseppe, Was ein Lager ist : duit dans cet ouvrage a été prononcé lors Vergangenheitsbewältigung im Klassen- d’une rencontre internationale entre Juifs zimmer, Stadt Bozen - Stadtarchiv, Bozen, et Chrétiens qui traitait des questions 2000. radicales que l’événement Shoah repré- sente aujourd’hui pour le judaïsme et le GIOLITTO Pierre, Volontaires français christianisme ainsi que des conséquences sous l’uniforme allemand, Perrin, Paris, 1999, qu’il a induit sur la nouvelle distinction que 459 p. cet événement trace entre croyants et non- croyants. Entre septembre 1941 et septembre 1944, quelques trente mille français se sont GUILBERT Laure, Danser avec le IIIe volontairement engagés pour combattre au Reich. Les danseurs modernes sous le nazis- sein de l’armée allemande. Cet ouvrage me, Complexe, Bruxelles, 2000, 448 p. expose leurs mobiles et leur quotidien, HAHN-BEER Edith, DWORKIN Susan, qu’ils aient été membres de la Légion des La femme de l’officier nazi. Moi Edith Beer, volontaires français contre le bolchévisme, juive autrichienne, survivante..., Jean-Claude de la Sturmbrigade SS «Frankreich» ou de Lattès, Paris, 2000, 366 p. la division SS Charlemagne. Des entre- Lorsqu’en 1938 l’Autriche ouvre ses bras prises avortées telle la Légion Tricolore à Hitler, le calvaire des Juifs autrichiens et la Phalange africaine sont elles aussi commence : confinement du ghetto, port abordées par cet historien qui est aussi de l’étoile jaune, camps de travail... La pédagogue. jeune Edith Hahn, étudiante en Droit, GISSING Vera, Heimkehr in die Fremde. doit traverser seule ces épreuves. Après Die Geschichte der Rettung jüdischer Kinder que sa mère ait été déportée et que son aus der besetzten Tschechoslowakei erzählt fiancé l’ait abandonnée, elle décide de fuir von einer überlebenden, Europäische et de gagner Munich sous une fausse iden- Verlagsanstalt, Hamburg, 1999, 254 p. tité. Elle y rencontre Werner Vetter, un nazi qui, amoureux d’elle, l’épouse malgré La Tchèque Vera Gissing fut une des l’aveu de sa confession juive. Commence enfants juives évacuées de Prague vers alors pour la jeune fille une seconde orda- l’Angleterre en 1939 grâce, principale- lie : la lutte contre les fonctionnaires du ment, à l’initiative privée de l’Anglais Reich pour prouver sa «pureté raciale», Nicholas Wolton. De retour en sa patrie l’accouchement de sa fille sans analgé- après la guerre, elle s’enfuira à nouveau de siques, par peur de se trahir, la capture de ce pays pour s’installer définitivement en son mari sur le front de l’Est, les bom- Angleterre en 1949. bardements et les batailles de la libéra-

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tion avec leur cortège de sang, de viols et HARTWIG, Uta, Literatur-Kartei «Anne de rapines. Tout ceci n’est pas sans consé- Frank Tagebuch», Verlag an der Ruhr, quences sur sa personnalité. Qui est-elle Mühlheim an der Ruhr, 1999, 91 p. vraiment ? Que reste-t-il de la vraie Edith ? Un matériel pédagogique destiné aux Quels sont ses vrais sentiments à l’égard de enseignants avec une liste d’adresses et de Werner ? L’auteur raconte sans conces- sites Internet. sion mais avec une extrême sensibilité l’enfer de la guerre, la banalité du mal et le HASSEL Fey von, Les Jours sombres : le terrible dilemne de la survie. destin extraordinaire d’une Allemande anti- Hamburger Institut für Sozialforschung nazie, Denoël, Paris, 1999, 358 p. (éd.), Eine Ausstellung und ihre Folgen. Zur Ulrich von Hassell, Ambassadeur Rezeption der Ausstellung Vernichtungskrieg. d’Allemagne en Italie et antinazi de la Verbrechen der Wehrmacht 1941 bis 1944 ?, première heure participa avec le colonel Hamburger Edition, Hamburg, 1999, 322 p. Claus von Stauffenberg au complot contre L’exposition sur les crimes de la Hitler. Condamné à mort, celui-ci sera Wehrmacht a réveillé les consciences et exécuté. Sa fille, auteur du présent volume, bouleversé aussi bien la société allemande fut également arrêtée, ainsi que ses deux qu’autrichienne. Ce livre dresse le bilan de enfants, et incarcérée dans de multiples l’exposition et examine la réception qu’elle prisons et camps de concentration. Prête a eu dans la presse ainsi qu’auprès des à tout pour retrouver ses enfants, elle ne visiteurs et des témoins. doit sa survie qu’à son courage et à son obstination. HARTLAUB Félix, Paris 1941. Journal et correspondance, Actes Sud, Arles, 1999, HEID Ludger, PAUCKER Arnold (éd.), 126 p. Juden und deutsche Arbeiterbewegung bis Il s’agit du journal de guerre de Félix 1933. Soziale Utopien und religiös-kultu- Hartlaub, un jeune historien affecté à une relle Traditionen, Leo Baeck Institute / commission d’archives du Quai d’Orsay, Steinhem Institute / J. C. B. Mohr, London écrit dans le Paris occupé de 1941. Si ce / Duisburg / Tübingen, 1992, 245 p. journal présente une certaine valeur docu- HESSE, Hans (éd), Am mutigsten waren mentaire étant le récit d’un petit exécutant immer wieder die Zeugen Jehovas. perdu dans les rouages de la grande machi- Verfolgung und Widerstand der Zeugen ne bureaucratique de l’occupation, c’est Jehovas im Nationalsozialismus, Temmen, surtout par son style, celui d’un «poète né» Bremen, 1998, 447 p. comme le qualifie Paul Nizan, qui donne un prix à la lecture de cette centaine de Cet ouvrage expose l’histoire des vingt- pages d’un auteur jamais publié de son cinq mille témoins de Jehova durant le vivant. troisième Reich. Déjà interdits de pra- tique en 1933, ils refusaient le «salut à HARTMAN Geoffrey, Der längste Hitler» ainsi que le service militaire. Dix Schatten. Erinnern und Vergessen nach dem mille d’entre eux furent poursuivis direc- Holocaust, Aufbau, Berlin, 1999, 288 p. tement et deux mille furent placés en Cet essai est destiné à contrer les révi- camps de concentration. Les prisonniers sionnistes mais aussi à mettre en garde pouvaient abjurer leur foi et retrouver ceux qui font des mémoriaux et des ainsi la liberté, mais très rares sont ceux qui musées des fétiches. trahirent leur foi.

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HEYDECKER, Joe, Das Warschauer (tome 5), Psychosozial-Verlag, Giessen, Ghetto, dtv, München, 1999, 41 p. 1998. Joe Heydecker, «un soldat désespéré de Klaus Horn, (1934-1985), était directeur cette guerre», fut photographe dans une du département de psychologie sociale compagnie de propagande à Varsovie. Il de l’Institut Freud et professeur à photographia le Ghetto «pour conserver l’Université de Francfort. En tant qu’élè- l’humiliation et le cri» qu’il aurait voulu ve de Horkheimer et d’Adorno, il a déve- jeter dans le monde. loppé la psychologie sociale d’orientation psychanalytique connue sous le nom de HOBERG, Inge, Der Dom so nah und «théorie critique du sujet» (Kritische doch so fern. Das Leben eines Mädchens im Theorie des Subjekts). Les travaux de Versteck und auf der Flucht, Emons, Klön, Klaus Horn jusqu’ici difficilement acces- 1998, 135 p. sibles sont rassemblés dans ces cinq L’auteur, originaire de Cologne, appris à 10 volumes, au grand bénéfice de la discus- ans que sa mère était juive, ou plus préci- sion sociologique. sément, une «Mischling». Ce fait, vécu HUND Wulf, Rassismus. Die soziale au début comme une discrimination, se Konstruktion natürlicher Ungleichheit, transforma en une menace réelle dès les Westfälisches Dampfboot, Münster, 1999, premières arrestations. Angoissée par la 173 p. situation, la mère fera alors plusieurs ten- L’auteur examine le développement his- tatives de suicides. Il fallut attendre l’arri- torique des stéréotypes du racisme et vée des troupes alliées pour que l’énorme l’idéologie qui les sous-tend. Mettant à tension pesant sur la famille prenne fin. jour les différentes racines du racisme HÖRBST Kurt, Überlebt. Menschenbilder moderne, il constate que les races ne sont - Lagerbilder, Verlag der Provinz, Weitra, pas d’origine naturelle mais relèvent de 202 p. constructions sociales. L’auteur, qui maîtrise technique et art, HUND Wulf, Zigeunerbilder : nous montre à voir les camps - Auschwitz, Schnittmuster rassistischer Ideologie, Birkenau, Buchenwald, Dachau, Duisburger Institut für Sprach- und Mauthausen et Ravensbrück - d’une Sozialforschung, Duisburg, 2000, 138 p. manière sensible et inédite. Ce luxueux Cet ouvrage collectif a pour but de album de photographies en noir et blanc démonter les stéréotypes dont font l’ob- comporte également, sur le mode du jet les Gitans, qu’ils soient ethniques, Passage du témoin d’André Goldberg sociaux ou romantiques. Par exemple, (Ed. La Lettre volée, Bruxelles), des por- Andreas Speit traite de la vision ésoté- traits de survivants accompagnés de la rique de Sergius Golowin qui, se référant transcription d’une partie de leur témoi- à une ancienne sagesse inhérente au peuple gnage. Du bien bel ouvrage. tsigane, ne présente en fait qu’une inver- HORN Klaus, Schriften zur kritischen sion des stéréotypes communs (négatifs) Theorie des Subjekts : Politische Psychologie répétés dans les différents médias et dans (tome 1), Subjektivität (tome 2), Sozialisation les discussions politiques. und strukturelle Gewalt (tome 3), IGNATIEFF Michael, The warrior’s honor. Psychoanalyse und gesellschaftliche Ethnic war and the modern conscience, Widersprüche (tome 4), Soziopsychosomatik Vintage, Colchester, 1999, 207 p.

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Un plaidoyer pour une «culture interna- La réponse au titre ne porte pas à équi- tionale des droits de l’homme». À partir voque, bien que l’auteur se soit employé des zones de conflits et des champs de à relativiser quelque peu les propos tenus bataille actuels parcourus par l’auteur, ce par Luther en les contextualisant. A l’ori- dernier défend, le cas échéant, le droit gine du conflit entre Chrétiens et Juifs : les d’intervention. Le jeu des médias, dans commentaires et l’interprétation des textes ce cadre, pourrait être de sensibiliser le bibliques. Les Juifs ne se réfèrent, par public et de mettre les gouvernements exemple, qu’à l’Ancien Testament alors sous pression. que les Chrétiens font du Nouveau Testament et de la vie de Jésus le principal. IGOUNET Valérie, Histoire du négation- Pour les premiers le Messie doit encore nisme en France, Seuil, Paris, 2000, 691 p. venir alors que pour les seconds il est IOANID Radu, The Holocaust in Romania. mort sur la croix pour le rachat de l’hu- The Destruction of Jews and Gypsies under manité. Sont ainsi âprement discutés the Antonescu Regime, 1940-1944, Ivan R. depuis des siècles ces questions portant Dee, Chicago, 2000, 352 p. sur la Loi, le monothéisme, la Trinité, la Virginité, les miracles... Habité de cette En 1930, plus de sept cent cinquante mille volonté bien arrêtée qui consiste à vouloir Juifs vivaient en Roumanie constituant la absolument contraindre l’autre à épou- troisième communauté juive en Europe. ser ses propres croyances, Luther, argu- Cette communauté a aujourd’hui quasi- mentant, aura cherché à démontrer le ment disparue. S’appuyant sur un matériel bien-fondé de ses interprétations des auparavant largement inaccessible, l’au- textes, et finira donc, par la grâce d’une teur traite du sort des Juifs dans l’immé- religion d’Amour à condamner irrémé- diate avant-guerre et durant le conflit, et diablement ces «hérétiques» par des vio- consacre aussi un chapitre à l’étude du lences écrites et verbales dont on mesurera sort des tziganes. Il se livre à l’analyse des quelque cinq siècles plus tard l’aboutisse- options et politiques roumaines racistes de ment. persécution et d’extermination durant le KARADY Victor, Gewalterfahrung und régime de Ion Antonescu et apporte une Utopie. Juden in der europäischen Moderne, contribution importante à un sujet enco- Fischer, Frankfurt am Main, 1999, 302 p. re peu étudié. Cette œuvre propose une histoire socia- IPEMA Jan, Tegen de stroom : Ernst Jünger. le juive à partir de l’époque des Lumières. Tijd en werk 1933-1998, Aspekt, Entre maintient culturel et assimilation, Soesterberg, 1999, 274 p. entre espérance d’émancipation et persé- JACOBEIT Sigrid, PHILIPP Grit, cution, l’auteur commente le rôle des Juifs Ravensbrück. Beiträge zur Geschichte des dans le processus de modernisation en Frauen-Konzentrationslagers, Hentrich, Europe. Berlin, 1997, 156 p. KAUFHOLD Roland (éd.), Ernst Federn - Versuche zur Psychologie des Terror, JOHNSON Eric, Nazi terreur. Gestapo, Psychosozial, Giessen, 1998, 244 p. joden en gewone Duitser, Icarus, De Bezige Bij, Antwerpen, 2000, 525 p. Cet ouvrage s’ouvre sur la vie du psy- chiatre trotskiste Federn qui, prisonnier KAENNEL Lucie, Luther était-il antisé- politique à Dachau et à Buchenwald, ne mite ?, Labor et Fides, Genève, 1997, 111 p. dut pas seulement craindre les SS mais

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aussi les staliniens du camps qui essayèrent 1931 jusqu’à sa démission en 1938 après les de le liquider. La suite est dédiée aux grand procès staliniens. Il nous raconte avec un textes de Federn, tel l’ Essai sur la psy- talent exceptionnel ses débuts de journa- chologie de la terreur paru à Bruxelles en liste à Vienne, son passage en Palestine, sa 1946. On y trouvera en outre les fac-simi- condamnation à mort pendant la guerre lés des correspondances échangées entre civile espagnole sans faire mystère de ses Bettelheim et Federn. activités clandestines pour le Komintern. KEIM, Wolfgang, Erziehung unter der Un texte à (re)découvrir au plus vite car Nazi-Diktatur : Antidemokratische Poten- au-delà de la confession politique, Les ziale, Machtantritt und Machtdurchsetzung militants constitue un témoignage boule- (tome 1), Kriegsvorbereitung, Krieg und versant d’un acteur majeur de ce siècle. Holocaust (tome 2), Wissenschaftliche Buch- De plus les textes Arthur Koestler et le gesellschaft, Darmstadt, 1995, 218/505 p. communisme de Gérard Blum et Un homme contre de Dan Franck, ainsi Une analyse, en deux tomes, du système qu’une biographie succincte de la vie de éducatif sous la dictature nazie. Quelle Koestler viennent compléter cet ouvra- part occupa la pédagogie dans le fonc- ge. tionnement de la guerre ? L’auteur analyse également les contributions des péda- KREIS Georg, MÜLLER Bertrand (éd.), gogues et leur rôle dans la sélection eth- Die Schweiz und der Zweite Weltkrieg. La nique. Suisse et la Seconde Guerre mondiale, Schwabe & Co., Basel, 1997, 449/808 p. KLEMPERER Victor, So sitze ich denn zwischen allen Stühlen. Tagebücher 1945 LAENEN Gie, Paultje, ze gaan weer vech- - 1949, Aufbau Verlag, Berlin, 1999, ten. Rondom de geschiedenis van de 862/958 p. uitroeiingskampen, Lannoo, Tielt, 1999, 140 p. Les derniers journaux intimes de Victor Klemperer nous livrent la suite d’un docu- LAENEN Gie, Heen en terug, Lannoo, ment déterminant pour la compréhen- Tielt, 1999, 70 p. sion de la société allemande. Avec une LANGER Lawrence, Preempting the précision minutieuse et une sincérité impi- Holocaust, Yale University Press, New toyable, Klemperer décrit son époque et Haven / London, 1998, 206 p. sa déception de l’Allemagne d’après-guer- LAPPIN Elena, L’homme qui avait deux re. Se clôt ainsi la rétrospective d’un écri- têtes, Editions de l’Olivier / Le Seuil, Paris, vain éclairé pris dans la tourmente du 1999, 127 p. siècle. L’auteur aborde dans ce livre l’affaire KOESTLER Arthur, Les militants, Mille Binjamin Wilkomirski. Celui-ci publiait en et une Nuits, Paris, 1997, 175 p. 1995 Fragments. Une enfance (1939-1948) Ce texte de Koestler fut publié en 1950 dans lequel il évoquait son expérience dans un recueil collectif Le Dieu des d’enfant dans les camps nazis. Ce récit ténèbres qui regroupait des textes d’André fut apprécié unanimement et reçut de Gide, Louis Fisher, Ignazio Silone, nombreux prix. Mais en 1998, un heb- Richard Wright et Stephen Spender. domadaire suisse démontra qu’il s’agissait L’auteur du Zéro et l’infini se livre ici sans d’un faux et que l’auteur, de son vrai nom masque sur son activité politique depuis Bruno Dösseker, n’était nullement juif et son adhésion au parti communiste en n’avait jamais vécu l’horreur des camps de

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concentration. Elena Lappin a mené sa LEVY Paul, BLOCH Elie, Etre juif sous propre enquête et a rencontré Bruno l’occupation, Geste Editions, La Crèche, Dösseker. Elle a tenté de comprendre 1999, 316 p. pourquoi celui-ci s’est forgé une identité L’auteur - un des meilleurs spécialistes du imaginaire et a choisi d’endosser le martyre Centre-Ouest de la France pendant la juif. Elle explore le vécu et l’univers men- Deuxième Guerre mondiale - nous donne tal de cet homme en émettant l’hypothè- à lire la biographie d’Elie Bloch, un jeune se que c’est en raison de son enfance rabbin de 30 ans membre d’une petite orpheline que Bruno Dösseker s’est inven- communauté juive qui, fuyant les té ce passé. Elle soulève également des Allemands, s’était installée en Touraine, questions sur les limites entre fiction et dans le Poitou et dans les Charentes. témoignage, entre invention et authenticité. Réagissant à la politique d’exclusion des autorités de Vichy, Elie Bloch mit sur LE MANER Yves, SELLIER André, pied un réseau d’entraide et d’assistance Images de Dora 1943-1945. Voyage au cœur auquel participent beaucoup de non-juifs. du IIIe Reich, La Coupole, Centre d’histoire Il se dépense sans compter auprès des de la Guerre et des Fusées, Saint-Omer, autorités de Vichy pour obtenir le réta- 1999, 88 p. blissement des conditions d’une vie com- munautaire et cultuelle. La situation En 1944, les V1 et V2 de von Braun semè- s’aggravant continuellement et au mépris rent la terreur sur Londres et Anvers. Ces du danger, il multiplie les interventions fusées furent construites à l’usine souter- auprès des autorités françaises et aussi raine Mittelwerk par les prisonniers du allemandes obtenant parfois des résultats camp de concentration de Dora en inespérés pour protéger les membres de sa Allemagne. L’exposition réalisée par André communauté. Arrêté le 11 février 1943 Sellier, ancien déporté à Dora et histo- Elie Bloch sera transféré à Drancy et rien, en collaboration avec Yves Le Maner, déporté le 17 décembre 1943 à Auschwitz présente des documents exceptionnels : où il rejoindra dans la mort ses proches et des dessins de détenus exécutés clandes- une partie de ses protégés. En retraçant tinement, un reportage en couleurs réali- plusieurs itinéraires de personnalités juives, sé en 1944 à l’attention d’Hitler, des photos Paul Lévy nous fait partager les angoisses aériennes britanniques et des clichés pris et les souffrances quotidiennes ainsi que les par les américains lors de la libération du espoirs de ces communautés juives per- camp. Cet ouvrage, au-delà du caractère sécutées pendant l’occupation à Tours, symbolique ou émotionnel des images, Angers, Poitiers, Angoulème, Niort, La montre comment des photographies per- Rochelle et Bordeaux. mettent d’appréhender l’Histoire. LICHTENSTEIN Rachel, SINCLAIR Iain, Rodinsky’s kamer, Meulenhoff, LE PIRONNEC Jean, Les signes du destin. Amsterdam, 1999, 326 p. Matricule 13842 IB, Editions des écrivains, Paris, 1999, 171 p. MAYER Hans, Allemands et Juifs : La Révocation. Des Lumières à nos jours, LEBEAU Paul, Etty Hillesum : Een spiri- Presses Universitaires de France, Paris, 1999, tuele zoektocht, Amsterdam 1941 - 276 p. Auschwitz 1943, Lannoo / Ten Have, Tielt L’auteur retrace la faillite de la «symbiose» / Baarn, 1999, 240 p. judéo-allemande et le destin des Juifs alle-

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mands en évoquant, entre autres, les por- gande de la Wehrmacht, celles de l’éva- traits de Moses Mendelssohn, Karl Kraus, cuation et de la destruction du quartier du Hugo von Hofmannsthal, Otto Vieux-port de Marseille restent les plus Weininger, Arnold Schönberg, Walther étonnantes. La destruction programmée, Rathenau, Theodor Lessing, Ernst Bloch, sous prétexte d’hygiène, de 1.200 mai- Käte Hamburger, Anna Seghers et Hans sons fut l’occasion d’une gigantesque opé- Eisler. Des «dialogues juifs à propos des ration de contrôle des identités et d’une Allemands et des Juifs» sont analysés : rafle d’une ampleur inégalée. Le signal Max Brod et Franz Kafka, Albert Einstein d’évacuation du périmètre à détruire fut et Walther Rathenau, Sigmund Freud et donné le soir du 23 janvier. 10.000 policiers Arnold Zweig, Walter Benjamin et français et militaires allemands participè- Gershom Scholem. rent aux opérations de contrôle et d’éva- cuation qui durèrent 2 jours. 40.000 MAYER Hans, Les marginaux. Femmes, personnes furent fouillées. Parmi elles, Juifs et homosexuels dans la littérature euro- 780 furent arrêtées parce que juives et péenne, Albin Michel, Paris, 1999, 276 p. transférées via Compiègne à Drancy avant Si le héros est une figure incontournable d’être déportées dans les camps nazis. de la littérature, il en va de même des mar- MEIR Siegfried, MOUSTAKI Georges, ginaux. L’auteur allemand nous invite à Fils du brouillard, Editions de Fallois, Paris, explorer trois figures littéraires de la «mar- 2000, 72 p. ginalité existentielle», à savoir, les femmes, les homosexuels et les juifs. S’appuyant sur Georges Moustaki nous raconte sa ren- sa profonde connaissance des lumières et contre, alors qu’il débutait à Paris comme du romantisme, Hans Mayer étudie les chansonnier, avec Siegfried Meir, (né en mécanismes de l’exclusion, en passant de 1934), qui partageait le même métier. Shakespeare à Genet. Il révèle les limites Devenu amis, ce dernier, un jour, se confia de l’éthique bourgeoise humaniste qui, et lui rapporta son incroyable vécu en inexorablement, porte atteinte à la spéci- déportation. Enfant un temps caché à ficité existentielle du marginal. Une ana- Auschwitz par ses compagnons de bloc, lyse exigeante illustrée par de nombreuses il réchappa de cet enfer dans les condi- figures telles que Jeanne d’Arc, George tions les plus exceptionnelles et fut ensui- Sand, Verlaine, Rimbaud, Oscar Wilde, te déporté à Mauthausen lors de l’avancée Léon Trotski..., qui bouleverse nombre des troupes soviétiques. de nos évidences. MICHMAN Dan (Ed.), and the MENDES Bob, De smaak van vrijheid, Holocaust, Yad Vashem, Jerusalem, 1998, Manteau, Antwerpen, 1999, 401 p. 593 p. MEYER Alrich (dir.), Der Blick des MORREN Paul, De rechten van de men- Besatzers. Propagandaphotographie der sen, Garant, Leuven, 1999, 270 p. Wehrmacht aus Marseille 1942-1944. Le NOACK Paul, Ernst Jünger. Eine regard de l’occupant. Marseille vue par des Biographie, Alexander Fest Verlag, Berlin, correspondants de guerre allemands, 1942- 1998, 368 p. 1944, Temmen, Bremen, 1999, 196 p. Ernst Jünger fut durant pratiquement Parmi ces photographies de Marseille et de toute sa longue vie de 102 ans une per- ses environs prises en janvier 1943 par 13 sonnalité fort contestée. Ses ouvrages photographes de compagnies de propa- Orages d’acier et Le travailleur, souvent

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considérés comme des textes précurseurs de parvenir à en déduire une nouvelle du fascisme, furent ceux d’un nationalis- citoyenneté. te convaincu des années 20. L’auteur pro- PAUWELS Jacques, De mythe van de pose, sans critique idéologique, une «goede oorlog». Amerika en de Tweede biographie de Ernst Jünger en tant qu’in- Wereldoorlog, EPO, Berchem, 2000, 285 p. tellectuel européen. PEARCE Joseph, Land van belofte. Een OFER Dalia, WEITZMAN Lenore (dir.), familiekroniek, Houtekiet / De Prom, Women in the Holocaust, Yale University Antwerpen, 1999, 348 p. Press, London, 1999, 402 p. PELINKA Anton, MAYR, Sabine (éd.), Des contributions originales d’historiens, Die Entdeckung der Verantwortung. Die de sociologues et de spécialistes de la lit- zweite Republik und die vertriebenen Juden, térature complètent des témoignages de Braumüller, Wien, 1998, 306 p. rescapés et abordent des questions telles que la situation des femmes avant le géno- Albert Sternfeld, journaliste, lutta long- cide, leur vie dans les ghettos, leur impli- temps avec ses seuls moyens, dénonçant le cation dans la Résistance ou leur sort dans fait que l’Autriche n’acceptait non seule- les camps. ment pas sa responsabilité envers les crimes du national socialisme mais refusait de ORTH Karin, Die Konzentrationslager-SS. plus que soient dédommagés, même sym- Sozialstrukturelle Analysen und biogra- boliquement, les «émigrés» de 1938 par la phische Studien,Wallstein, Göttingen, 2000, création d’un fonds national. 332 p. PICK Milos, Verstehen und nicht vergessen. Une étude sur les camps de concentra- Durch Theresienstadt, Auschwitz und tion présentés, notamment, en tant qu’élé- Buchenwald - Meuselwitz. Jüdische ments du système de persécution du Schicksale in Böhmen 1938 - 1945, Hartung- national socialisme. L’auteur se penche Gorre Verlag, Konstanz, 2000, 90 p. sur la personnalité de ces milliers d’hommes - des soldats considérés comme POLAK Chaja, Verloren vrouw, Vassallucci, des hommes ordinaires - qui participè- Amsterdam, 1999, 160 p. rent d’une manière ou d’une autre à la POTUCKOVA-TAUSSIGOVA Jarmila, «gestion» des camps. Cherchant à déve- Die Taussigs. Jüdische Familien- und lopper les questions soulevées par Daniel Leidensgeschichte in Böhmen und Mähren Goldhagen, Orth cherche à éclaircir cette 1909 - 1989, Hartung-Gorre Verlag, question à partir des biographies de neuf Konstanz, 2000, 58 p. SS et de leur «structure sociale». PREKEROWA Teresa, Zegota. PAUL Jobst, Erinnerung als Kompetenz. Commission d’aide aux Juifs, Editions du Zum didaktischen Umgang mit Rassismus, Rocher, Monaco, 1999, 389 p. Antisemitismus und Ausgrenzung, De la liquidation du ghetto de Varsovie en Duisburger Institut für Sprach und automne 1942 à la Libération en 1945, Sozialforschung, Duisburg, 1999, 110 p. une organisation polonaise clandestine L’étude de l’holocauste n’a pas encore fut impliquée dans le sauvetage de dizaines permis de saisir l’essence des phénomènes de milliers de Juifs. Rejetée à la fois par le de marginalisation, de stigmatisation et parti nationaliste polonais et par le parti de racisme. Le but étant, au travers de ce communiste, cette organisation regrou- livre destiné à l’enseignement secondaire, pait des hommes et des femmes de toutes

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tendances. L’histoire de ce réseau, qui sion allemande. L’auteur propose une ana- n’avait pas fait l’objet jusqu’ici d’étude lyse chronologique des événements mar- importante, est retracée par l’historienne quants de l’entre-deux-guerre : le Traité de polonaise Teresa Prekerowa. Versailles, la mise en place de la Ligne RABINOVITCH Gérard, Questions sur Maginot, l’occupation de la Ruhr en 1923, la Shoah, Milan Les Essentiels, Toulouse, le réarmement allemand, la guerre 2000, 63 p. d’Espagne, l’accord de Munich de 1938 et enfin la défaite de la Société des Nations. Cet intéressant ouvrage d’une soixantai- Autant de signes, qui selon l’auteur, étaient ne de pages ne cherche pas à répondre au annonciateurs de la débâcle de 1940. «pourquoi» de la Shoah mais à son «com- ment». Ainsi l’Histoire, des origines de RAWICZ Piotr, Le sang du ciel, Gallimard, l’antijudaïsme chrétien au génocide, est Paris, 1961, 279 p. présentée dans son contexte. Le nazisme, REICH-RANICKI Marcel, Mein Leben, les camps de concentration et d’extermi- Deutsche Verlagsanstalt, Stuttgart, 1999, nation, les Einsatzgruppen, les réfugiés, 565 p. la résistance (juive et non-juive) forment autant de chapitres d’un livre qui s’achè- Cette autobiographie, fort sommaire, du ve sur une évaluation de la question du mal «pape» de la critique littéraire germano- et une bibliographie «essentielle». phone passe notamment sous silence l’époque où il travaillait comme traducteur RAHE Thomas, Höre Israel. Jüdische au «Judenrat» du ghetto de Varsovie. La Religiosität in nationalsozialistischen situation littéraire de l’après-guerre est Konzentrationslagern, Vandenhoek & cependant plus largement évoquée. Ruprecht, Göttingen, 1999, 263 p. La mort, le désespoir, la faim, et la mala- RENTON Dave, Fascism. Theory and die constituaient l’arrière-plan du vécu Practice, Pluto Press, London / Sterling dans les camps de concentration natio- Virginia, 1999, 150 p. naux socialistes. Les pensées et actions L’auteur présente une évolution des écrits des Juifs religieux en furent profondé- marxistes sur le fascisme, en dégage les ment marquées et modifiées. L’auteur principales théories et en souligne les tente de mettre à jour les principales com- apports à travers l’examen des relations posantes qui animèrent le comportement entre idées professées et pratiques réelles. religieux des déportés juifs. RICHARD Lionel, D’où vient Adolf Hitler. RAJSFUS Maurice, De la victoire à la Tentative de démythification, Autrement, débâcle 1919 - 1940, Cherche midi, Paris, Paris, 2000, 230 p. 2000, 271 p. ROTH Joseph, Automne à Berlin, La Journaliste, écrivain et historien de l’oc- Quinzaine, Paris, 2000, 259 p. cupation, Maurice Rajsfus tente dans cette nouvelle contribution de comprendre les Célèbre pour son oeuvre romanesque, raisons de l’effondrement, en quelques l’auteur a également développé en paral- semaines, de l’armée française devant l’of- lèle à celle-ci et dès 1919, une activité de fensive allemande en 1940. Il analyse les chroniqueur pour les grands titres de la choix des responsables politiques et de presse allemande. Parcourant l’Europe, l’Etat major français depuis la fin de la il dresse, par ses articles descriptifs, des Première guerre mondiale jusqu’à l’inva- portraits de lieux traversés et de person-

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nages rencontrés. Tout un monde - en Cette riche biographie illustrée de l’au- perdition - désormais disparu. teur de «L’Etat Juif» relate des événement peu connus de la vie de Herzl, tel par RUDA Nava, Zum ewigen Andenken. exemple le fait qu’il fit partie de la corpo- Erinnerungen eines Mädchens aus dem ration nationaliste des «étudiants alle- Ghetto Lwow. Jüdische Familiengeschichte mands» qu’il quitta en raison d’un 1899 - 1999, Hartung-Gorre Verlag, antisémitisme croissant. Konstanz, 2000, 66 p. SCHULMAN Faye, Die Schreie meines SCHAD Martha, Ludwig II, DTV, Volkes in mir. Wie ich als jüdische Partisanin München, 2000, 157 p. den Holocaust überlebte, Lichtenberg, SCHALEKAMP Jean, Van een eiland München, 1998, 296 p. kun je niet vluchten. Fascistische massa- Lorsque sa famille fut assassinée en 1942 moorden op Mallorca 1936, Aspekt, par les nazis, Faye Schulman rejoignit les Soesterberg, 1999, 222 p. partisans avec le courage du désespoir. Ses souvenirs témoignent d’un chapitre SCHLINK Bernard, Le liseur, Gallimard, négligé dans l’histoire du génocide, celui Paris, 242 p. de la résistance armée des Juifs. Bernhard Schlink nous livre son dernier SCHUR Grigorij, Die Juden von Wilna. roman à l’inspiration autobiographique. Die Aufzeichnungen des Grigorij Schur 1941 Michaël, jeune allemand de 15 ans tombe - 1944, Deutscher Taschenbuch Verlag, amoureux d’Hanna, de 20 ans son aînée. München, 1999, 218 p. Les amants se voient quotidiennement pendant 6 mois et l’un de leurs rites consis- Plus de la moitié des 70.000 Juifs de te à ce qu’il lui fasse la lecture à haute Lituanie périrent lors de l’occupation alle- voix. Mais Hanna disparaît mystérieuse- mande de Vilnius. Parmi les survivants, le ment. Sept années plus tard, alors étu- journaliste Grigorij Schur. Contraint au diant en droit, Michaël la retrouve au travail forcé dans un camp, il prit un énor- cours d’un procès sur les camps de me risque en y rédigeant ce journal, mais concentration. Il apprend qu’elle s’était n’échappa pas au pire : l’auteur fut assas- engagée chez les SS et était devenue sur- siné durant la «liquidation» du camp. veillante à Auschwitz. Au cours du pro- SCHWARZ Simone, Chile im Schatten cès, elle semble ne pas vouloir se défendre. faschistischer Bewegungen. Der Einfluss Michaël va finalement découvrir qu’un europäischer und chilenischer Strömungen in terrible secret explique cette attitude. Ce den 30er und 70er Jahren,Verlag für roman nous plonge dans l’ambiguïté d’une Akademische Schriften, Frankfurt am Main, époque dont l’Allemagne se remet mal. Le 1997, 131 p. jeune homme doit fait face aux sentiments L’auteur présente une analyse comparati- de culpabilité et de honte d’avoir aimé ve de trois mouvements fascistes. Les une criminelle. Il s’interroge sur l’hérita- deux premiers, le Movimiento Nacional ge à payer par sa génération et plus glo- Socialista et le NSDAP /Auslands- balement sur le sens de sa vie. organisation ont échoué dans les années 30 SCHOEPS Julius, Theodor Herzl 1860- et 40. Le troisième, la Frente Nacionalista 1904. Wenn Ihr wollt, ist es kein Märchen. Patria y Libertad a par contre, malgré sa Eine Text-Bild-Monographie, Christian petite taille, atteint son but par un coup Brandstätter, Wien, 1995, 224 p. d’Etat en 1973 au Chili. Au centre de cet

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ouvrage, la question de savoir si ces trois novembre 1932, Martin décide de retour- groupes furent des copies du fascisme ner en Allemagne. La correspondance européen, ce qui fut en fait le cas pour entre les deux hommes commence. Mais les deux premières organisations, ou s’ils les lettres envoyées par Martin devien- émergèrent de la constellation propre à nent de plus en plus laconiques jusqu’à son la société chilienne. refus pur et simple de poursuivre cette SIMONNOT Philippe, Juifs et Allemands. correspondance, par peur de la censure Préhistoire d’un génocide, Presses dans un premier temps, par choix et par Universitaires de France, Paris, 1999, 395 p. idéal ensuite. On assiste alors à la méta- morphose fasciste du nouvel allemand et Deux questions sont au centre de cet à l’évolution funeste de la relation entre les ouvrage. Comment la mutation de l’anti- deux hommes. Mêlant drame intime et judaïsme chrétien en racisme antisémite a- collectif, cet ouvrage incisif analyse en t-elle eu lieu au 19ème siècle ? Pourquoi quelques pages les mécanismes de la tra- a-t-elle eu, en Allemagne, des effets aussi hison et de la vengeance. L’auteur va à ravageurs alors que ce pays offrait, au l’essentiel, offrant un récit percutant et tournant du siècle, l’image d’une relative efficace. «symbiose» entre cultures juive et alle- mande ? L’auteur, après avoir réexaminé TEWES Ludger, Frankreich in der deux siècles d’histoire des idées, s’est inté- Besatzungszeit 1940 - 1943. Die Sicht deut- ressé à la géo-histoire de la «Nation juive» scher Augenzeugen, Bouvier, Bonn, 1998, et à ses déplacements d’Est en Ouest après 422 p. la «Grande Pologne». Les récits des soldats de la Wehrmacht STEIN Edith, La puissance de la croix. présentent habituellement la France occu- Anthologie, Nouvelle Cité, Montrouge, pée soit comme un pays de cocagne soit 1982, 127 p. comme habitée par une population hai- neuse envers eux. Cet ouvrage va plus STENGER Bep, Verzet in Nederlands- loin. Plus de 800 soldats et officiers alle- Indië. Het levensverhaal van Bep Stenger, mands témoignent de leur quotidien en Walburg Pers / Verzetsmuseum Amsterdam, France durant l’occupation. 1999, 112 p. TOIVI-BLATT Thomas, From the Ashes of STYNEN Ludo, VAN PETEGHEM Sobibor. A Story of Survival, Northwestern Sylvia, In oorlogsnood. Virginie Lovelings University Press, Evanston, Illinois, 1997, dagboek (1914-1918), Koninklijke Academie 242 p. voor Nederlandse Taal en Letterkunde, Gent, 1999, 791 p. From the ashes of Sobibor est le récit auto- biographique de Thomas Blatt, un juif TAYLOR Kressman, Inconnu à cette adres- polonais survivant du camp d’extermi- se, Autrement, Paris, 1999, 59 p. nation de Sobibor. Il était âgé de 12 ans Ce roman épistolaire, publié pour la pre- lorsque les nazis envahirent son pays. Il mière fois en 1938, nous ramène sept habitait alors à Izbica, une ville juive dans années avant le déclenchement de la le district de Lublin. Ce même district Seconde Guerre mondiale. Martin Schulse, qui deviendra un peu plus tard le lieu allemand, et Max Eisenstein, juif américain, d’emplacement de trois des six princi- sont associés dans une galerie d’art cali- paux camps d’extermination nazis : Belzec, fornienne. Ils entretiennent par ailleurs Sobibor et Majdanek. Thomas Blatt décrit un lien amical profond et fraternel. En son enfance heureuse, la vie sous l’occu-

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pation, la déportation et l’extermination de «subventions» aux «bonzes» du parti nazi, toute sa famille à Sobibor. Il y passera six aux personnalités jouant un rôle majeur mois avant de prendre part à l’évasion la dans l’économie et les forces armées et plus massive et la plus réussie de prison- aux artistes, architectes et auteurs du Reich. niers des camps de concentration nazis VAISSE Maurice (dir.), Mai - Juin 1940. pendant la Seconde Guerre mondiale. Défaite française, victoire allemande, sous Plus qu’un récit de vie, ce livre se veut l’œil des historiens étrangers, Autrement, vecteur de réflexion. Témoin de cette Paris, 2000, 222 p. volonté, la présence à la fin de l’ouvrage de la transcription de la rencontre entre l’au- VAN BEEK Flory, Aangrijpende memoires teur et Karl Frenzel, un des comman- over vervolging en overlevingsdrang tijdens dants du camp de Sobibor. de Tweede Wereldoorlog, Arena, Amsterdam, 2000, 255 p. TRIGANO Shmuel, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah, Odile Jacob, Paris, VAN DER ZEE Nanda, Om erger te voor- 1999, 361 p. komen. De voorbereiding en uitvoering van La thèse de la singularité de la Shoah est ici de vernietiging van het Nederlandse joden- posée. Etudiée sous toutes ses compo- dom tijdens de Tweede Wereldoorlog, santes, elle s’inscrit dans ses rapports à la Meulenhoff, Amsterdam, 1997, 287 p. démocratie. L’auteur suggère de com- Vereinigung zur Kritik der politischen Öko- prendre la «singularité» non pas comme nomie (éd.), Totalitarismus und Liberalismus, une exception hors de la modernité mais PROKLA Zeitschrift für kritische comme un phénomène qui lui est inhérent. Sozialwissenschaften N° 115, Westfälisches Il ne s’agirait dès lors plus de poser la Dampfboot, Münster, 1999, 176/344 p. question de la singularité de la Shoa mais de la singularité dans la Shoa. VERHEYDE Philippe, Les mauvais comptes de Vichy. L’aryanisation des entre- UEBERSCHÄR Gerd, Der National- prises juives, Perrin, Paris, 1999, 564 p. sozialismus vor Gericht. Die alliierten Prozesse, Fischer Taschenbuch Verlag, Docteur en histoire et spécialiste de l’his- Frankfurt am Main, 1999, 319 p. toire des entreprises, l’auteur s’est inté- ressé aux mécanismes de l’aryanisation La responsabilité et la participation des des grandes entreprises industrielles et élites allemandes aux crimes de guerre fut commerciales juives en France prouvée durant le procès de , (Chaussures André, Galerie Lafayette,…) mais ce fait demeura longtemps tabou. montrant la nature de ces opérations réa- Cet ouvrage montre que l’argument de la lisées sous la vigilance de Vichy. justice du vainqueur reste plutôt compris comme un instrument de propagande par VOGEL Loden, Dagboek uit een kamp, les vaincus. Prometheus, Amsterdam, 2000, 186 p. UEBERSCHÄR Gerd, VOGEL Winfried, WAJSBORT Inka, Im Angesicht des Todes. Dienen und Verdienen. Hitlers Geschenke Von Chorzow über Zawiercie, Tarnowitz, an seine Eliten, Fischer, Frankfurt am Main, Tschenstochau durch Auschwitz nach 1999, 302 p. Malchow und Oschatz, Hartung-Gorre Verlag, Konstanz, 2000, 236 p. Ce livre traite des cadeaux d’Hitler à ses élites, c’est-à-dire des sommes d’argent WALSER Martin, Een springende fontein, et des domaines allouées, sous forme de De Geus, Breda, 1999, 415 p.

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WEBER Max, Le judaïsme antique, Pocket, Elie Wiesel s’est livré, voici onze ans, à Paris, 1998, 538 p. Michaël de Saint Cheron, abordant divers sujets tels que l’amour, la mort, le Mal, Par le biais de la réédition, nous redécou- l’antisémitisme, Israël… La majeure par- vrons ce classique de grande qualité du tie du résultat de ces six jours d’entretien sociologue allemand Max Weber consacré est reprise dans la présente seconde édition au judaïsme antique, composé dans le de cet ouvrage avec en outre une nou- cadre de ses études de sociologie des reli- velles série de questions portant sur la gions. Cet ouvrage nous aide à com- mémoire et l’avenir, Primo Lévi, la prendre pourquoi et comment les juifs Pologne et la Shoah, l’Eglise catholique, la sont devenus un peuple paria, et à appré- politique israélienne. hender l’influence singulière qu’a eu le judaïsme sur l’histoire universelle. Le tra- WISTRICH Robert (éd.), The Left Against vail de recherche de l’auteur est remar- Zion, Vallentine, Mitchell & Co., London, quable. Remontant jusqu’aux origines, le 1979, 309 p. livre nous entraîne à la découverte de ce WITTMEIER Manfred, Internationale peuple antique et de son évolution reli- Jugendbegegnungsstätte Auschwitz. Zur gieuse et sociale à travers les siècles. Le Pädagogik der Erinnerung in der politischen sociologue semble n’omettre aucun détails, Bildung, Brandes & Apsel, Frankfurt am ce qui peut rendre la lecture laborieuse Main, 1997, 363 p. pour des non-initiés. Un ouvrage de réfé- rence, certainement, mais à réserver aux Ce livre propose des méthodes pédago- érudits. giques destinées à «apprendre» Auschwitz. L’auteur s’intéresse tout particulièrement WERNER Harold, Partisan im Zweiten au Centre de Jeunesse qui se trouve à Weltkrieg. Erinnerungen eines polnischen Auschwitz, en tant que lieu de rencontre Juden, Dietrich zu Klampen, Lüneburg, et d’apprentissage pour des jeunes de 1999, 252 p. toutes nationalités. Werner a (sur)vécu deux ans dans les bois WOJAK Irmtrud, HAYES Peter, de Pologne avec un groupe de résistants «Arisierung» im Nationalsozialismus. juifs qui compta jusqu’à 400 personnes. Volksgemeinschaft, Raub und Gedächtnis, Malgré les difficultés qu’ils rencontrèrent Campus, Frankfurt / New York, 312 p. pour se procurer des armes, ils réussirent WOLFFSOHN Michael, BRECHEN- à attaquer des convois allemands et à libé- MACHER Thomas, Die Deutschen und rer des détenus des camps. Emigré aux ihre Vornamen. 200 Jahre Politik und öffent- Etats-Unis en 1947, l’auteur y rédigera liche Meinung, Diana, München / Zürich, son récit de vie avant de s’éteindre d’un 1999, 463 p. cancer en 1989. Michael Wolffsohn a appliqué à son étude WIEHN Erhard Roy (éd.), Camp de Gurs une méthode empirique élaborée par 1940. Zur Deportation der Juden aus Thomas Brechenmacher. Celle-ci veut Südwestdeutschland. 60 Jahre danach zum que, sur base des prénoms donnés par les Gedenken, Hartung-Gorre Verlag, parents à leurs enfants, des orientations Konstanz, 2000, 188 p. socio-politiques puissent être détermi- WIESEL Elie, DE SAINT CHERON nées. Des conclusions sont tirées pour les Michaël, Le Mal et l’Exil. Dix ans après, deux cents dernières années en Allemagne. Nouvelle Cité, Montrouge, 1999, 397 p. Sont également mis en évidence les liens

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apparaissant entre l’attribution des pré- dans son intégralité avec les protocoles noms et les tendances de l’histoire additionnels secrets. contemporaine. ZÖCHLING Christa, Haider. Licht und WOLLER Hans, Rom, 28. Oktober 1922. Schatten einer Karriere, Molden, Wien, 1999, Die faschistische Herausforderung,DTV, 221 p. München, 1999, 279 p. La journaliste autrichienne Christa Le 28 Octobre 1922 des milliers de com- Zöchling a étudié pendant de longues battants fascistes d’Italie du Nord et du années la trajectoire du politicien le plus Centre se rassemblaient (loin) devant les contesté en Autriche depuis la guerre. Le portes de Rome dans la perspective de résultat de cette recherche menée au cœur renverser le gouvernement. Deux jours du pouvoir du FPÖ (Parti autrichien de la plus tard Mussolini y entrait sans com- liberté) nous est livré dans cet ouvrage battre. L’auteur rend compte des racines qui se présente comme la biographie poli- politiques, sociales et idéologiques du tique d’un homme partageant les nostal- mouvement fasciste, des régimes en place gies et les ressentiments d’une partie de la en Allemagne et en Italie et du dévelop- population autrichienne. pement de la coalition de guerre. ZUCKERMANN Moshe, Zweierlei WOLTON, Thierry, Rouge-Brun. Le mal Holocaust. Der Holocaust in den politischen du siècle, Lattès, Paris, 1999, 406 p. Kulturen Israels und Deutschland, Wallstein, Récit historique et essai politique, ce livre Göttingen, 1999, 181 p. défend la thèse singulière que le retour de la peste brune en Europe peut être mis L’auteur analyse les différences de per- sur le compte de la chute du communis- ception de l’événement du génocide nazi me. La formule «rouge-brun» (commu- au sein des cultures politiques en Israël niste-fasciste) ne désigne pas, selon l’auteur, et en Allemagne. Parmi celles-ci les diver- un mélange de genres idéologiques dia- gences entre l’événement historique et métralement opposés, ou un nouveau son émergence dans la culture et dans type de fascisme, mais une dérive du com- l’industrie des deux pays. Parmi les vic- munisme vers le fascisme. Dans un pre- times du régime nazi, l’exemple des tra- mier temps, Thierry Wolton revient vailleurs forcés qui n’ont pas encore longuement sur le pacte germano-sovié- obtenu d’indemnisation est avancé en rap- tique afin de mettre en évidence les simi- port à la situation actuelle des Palestiniens, litudes entre les régimes et les idéologies qui souffrent des exactions israéliennes. nazies et communistes. Ensuite, l’auteur De la guerre. Un objet pour les sciences tente d’établir l’identité de ces deux sociales, Espaces Temps, Les Cahiers régimes en recherchant leurs racines com- 71/72/73, 1999. munes. Dans la dernière partie enfin, il analyse la chute du communisme et la Neutralité et non-belligérance en Europe résurgence des rouges-bruns afin d’en pendant la Deuxième Guerre mondiale, tirer les enjeux à venir. Un ouvrage qui ne PUF, Paris, 1999, 207 p. conviendra sans doute pas à tout le monde de par son propos allant à l’encontre des Wiens schuld ? De impact van Daniel Jonah idées reçues, mais qui a le mérite de nous Goldhagen op het holocaustdebat, Standaard proposer le pacte germano-soviétique Uitgeverij, Houten / Antwerpen, 263 p.

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