REVUE DE PRESSE D’ Version intégrale restaurée SORTIE CINÉMA 28 OCTOBRE 2015

« Somptueuse fresque d’Akira Kurosawa » TÉLÉRAMA

« Cette version restaurée rend justice à l’œuvre d’origine. Kagemusha s’impose en cette fin d’année » POLKA MAGAZINE

« Un artiste total, capable de transformer la période la plus sombre de son parcours artistique en une œuvre au flamboiement inattendu. » CRITIKAT

« Une splendeur visuelle de tout instant » DVD CLASSIK

« Un chef-d’œuvre à la fois épique et intime » ÀVOIR-ÀLIRE

« Le chef-d’œuvre du grand réalisateur Akira Kurosawa » CINÉSIX M6

« Le futur réalisateur de Ran arrive de façon extraordinaire, à passer de la grande fresque historique haute en couleur, aux tourments et aux dilemmes intérieurs du protagoniste » CULTUROPOING

STUPEUR ET DÉBORDEMENTS - Par Nicola Brarda (27/10/2015)

Blessé au cours de l’assaut d’une forteresse, le puissant seigneur de guerre Shingen Takeda, sur le point de prendre et d’étendre ainsi son empire sur le Japon tout entier, réunit son clan pour donner ses dernières dispositions : cesser toute offensive, rentrer dans les terres. Et surtout, faire en sorte que l’ennemi ignore pendant trois ans la mort du chef, en ayant pour cela recours à un sosie. Ce sosie, voleur sauvé de la potence par Nobukado, le frère de Shingen, se retrouve alors à la place de ce dernier et devient Kagemusha, « l’ombre du guerrier ». La figure d’un simple voleur confronté à la tâche surhumaine d’incarner l’homme sur lequel repose l’existence de tout un clan offre à Kurosawa l’occasion d’une méditation tragique sur le lien entre le pouvoir et sa mise en scène. De l’apparence à l’aura On retrouve dans l’opposition entre Shingen et Kagemusha, voleur roturier destiné à prendre sa place, un héritage de la tragédie shakespearienne, notamment Le Roi Lear (que Kurosawa adaptera quelques années plus tard avec Ran) avec ses deux figures fondatrices du roi et du bouffon. Là où le premier incarne le pouvoir, le second est une figure basse, dépourvue d’autorité, mais capable pour cette raison d’une distance critique et d’un jugement plus profond que celui de son maître. Mais si Ran mettra en scène le paradoxe shakespearien d’un roi fou et d’un fou sage, Kagemusha détourne ce schéma pour donner vie à un paradoxe d’un autre ordre : celui d’un bouffon contraint de se faire roi. Un tel décalage a des airs de jeu, au sens propre et figuré, puisque le sosie doit apprendre à jouer le rôle du défunt seigneur. Mais cette définition semble un peu fragile, tant la relation qui lie Kagemusha à Shingen dépasse l’imitation pour atteindre une forme d’aura. C’est ce dont témoigne une scène éloquente : alors que le sosie se gratte le nez, ses gardes du corps le réprimandent avant d’éclater de rire. Celui-ci imite alors, non sans une solennité affectée et moqueuse, le défunt Shingen en se lissant la moustache. Mais la parodie prend subitement fin avec la stupeur de son public, saisi d’effarement devant la ressemblance entre les deux hommes. Un jeu douloureux Le jeu, donc, dépasse l’imitation, puisque Kagemusha est Shingen, qui à son tour est le clan Takeda. La représentation n’a de valeur que dans la mesure où elle n’est pas envisagée comme telle : elle permet alors le déploiement d’une transcendance. D’où l’omniprésence des codes du théâtre, non seulement à travers le jeu des acteurs mais aussi dans l’attachement de Kurosawa à mettre en scène la dimension de cérémonie que revêt l’exercice du pouvoir. Ainsi la première apparition publique de Kagemusha advient au moment où celui-ci assiste en public à une danse rituelle : on ne saurait dire énoncer plus clairement le lien qui unit la représentation au pouvoir, et ces deux dimensions au sacré. Kagemusha est donc investi par quelque chose qui le dépasse : cette condition, qui est le fondement de la représentation symbolique du « corps du roi », est aussi celle sur laquelle repose le tragique de l’œuvre. Car le jeu auquel s’adonne l’ombre est, pour employer les termes de Nobukado, un « jeu douloureux ». Le registre comique dont le film est émaillé (on songe notamment au regard meurtri du sosie lorsqu’il apprend qu’il ne pourra pas passer la nuit avec les concubines royales, pour ne pas qu’elles voient la différence avec Shingen) n’a pas vocation d’interlude comme dans d’autres films de Kurosawa : il participe, au même titre que les scènes attachantes où Kagemusha s’acquitte du rôle de grand-père, à construire l’humanité du personnage. Or, c’est précisément parce qu’il est humain que Kagemusha ne saurait accomplir la tâche qui lui est confiée : celle qui consiste à devenir une « ombre », à se vider de son identité pour devenir l’emblème impersonnelle du pouvoir. Sitting samurai La difficulté de cette tâche se résume à un seul acte : tenir. Un geste unique dont les multiples ramifications irradient l’œuvre : si Kagemusha a pour devoir de maintenir les apparences, il doit aussi prendre la place de celui que son clan surnomme « la Montagne ». C’est que la guerre, tel est l’enseignement stratégique de Shingen, se mène assis, comme en témoigne une scène de bataille magistrale où son sosie doit rester inébranlable alors que les combats se déroulent à quelques dizaines de mètre de son campement, et où sa seule présence suffit à mettre en déroute la cavalerie ennemie. Tenir, enfin, est la tâche assignée au fils du seigneur, soudain contraint à renoncer à la conquête du Japon pour rentrer défendre son territoire. Mais le maintien et la conservation se révèlent ardus précisément parce qu’ils s’entrechoquent de façon systématique avec un pôle opposé : celui du désir. D’où cette hubris tragique qui pousse les personnages à dépasser leur rôle et les limites qui assurent la stabilité du clan, mais plus en profondeur, la stabilité du monde. Shingen est blessé parce qu’il se rend, de nuit, aux pieds de la forteresse assiégée pour entendre si le flûtiste qui donne du courage aux ennemis jouera encore, et il meurt avec la vision hallucinatoire de la prise de Kyoto. À son tour, son fils, désireux d’émuler son père, franchi l’arc en ciel qui délimite le territoire des Takeda pour entraîner le clan à sa perte ; enfin le masque de Kagemusha tombera avec une chute de cheval, alors que celui-ci tentait de monter l’étalon du défunt. Ombre et couleurs Il n’est pas de pouvoir sans aura, mais la contrepartie de cette aura n’est autre que la hantise : celle qui affecte tous les personnages, y compris les ennemis de Shingen qui ne cessent de se demander si celui-ci est vraiment mort. Le jeu entre l’homme et son ombre, entre le sosie et son original, ne peut être dissocié du jeu entre le survivant et le fantôme, comme en témoigne la confrontation de Kagemusha avec la figure momifiée de Shingen, et la transformation progressive du héros lui-même en un spectre, un masque tragique témoin de la destruction du monde. À cet égard, on peut s’étonner qu’un film consacré à une ombre soit l’occasion d’un surgissement de couleurs sans précédents dans la filmographie du cinéaste. Mais Kurosawa, qui met en scène la fin d’un empire, fait de son film une œuvre crépusculaire dans un sens pleinement visuel : tout Kagemusha semble baigné dans cette atmosphère si particulière où la venue de l’ombre coïncide avec l’extrême éclat des couleurs, et l’on ne peut que demeurer en contemplation devant les plans de l’armée marchant sous un ciel fauve, ou cheminant à contre-jour dans la poudre et le soleil aveuglant. Il est donc facile de parler de l’œuvre comme d’une fresque, un film-tableau, ce dont en témoigne l’éclat des costumes, la composition des cadres et la beauté des paysages mis en scène. Mais la place de la peinture va bien plus loin, tant elle parvient à envahir et transformer l’image filmique : elle nous renvoie à la genèse du film. On sait que Kurosawa conçut son projet au cours d’une violente crise créative – après les difficultés financières faisant suite à Barberousse et l’échec de Dodeskaden notamment – et que, dans l’impossibilité de le réaliser, il continua à le bâtir et à lui donner forme des années durant à travers la peinture. Dès lors, celle-ci en vient à jouer un rôle similaire à celui du théâtre : elle traduit la distorsion du réel et fait apparaître ses marges, le sacré et la mort. C’est ce que traduit la scène magistrale du rêve de Kagemusha où celui-ci se retrouve face à Shingen, en armure, dans une scénographie miniaturisée qui reproduit le territoire des Takeda. Une salle au sol de sable, et dont les murs sont entièrement recouverts d’une fresque fauve, mordorée, striée de couleurs vives, pour représenter le ciel. Ce tableau onirique nous restitue une image du film mais aussi du cinéaste lui-même : celle d’un artiste total, capable de transformer la période la plus sombre de son parcours artistique en une œuvre au flamboiement inattendu. par François Bonini (28/10/2015)

Un chef-d’œuvre à la fois épique et intime, qui fait d’une interrogation personnelle un drame sombre et d’une inventivité constante. L’argument : En 1573, le Japon est le théâtre de guerres incessantes entre clans rivaux. Le plus puissant de ces clans est commandé par Shingen Takeda. Au cours du siège du château de Noda, Takeda est blessé à mort par un tireur embusqué. Pour éviter que son clan perde de sa cohésion dans des luttes intestines, Shingen demande que sa mort reste cachée pendant trois ans. Un ancien voleur, épargné pour sa ressemblance avec le seigneur de la guerre, fait alors office de doublure avec la complicité des généraux, afin de duper leurs nombreux ennemis à l’affût. Notre avis : Kagemusha représentait pour Kurosawa une sorte de renaissance ; après l’échec de Dodes Ka-den, l’exil de Dersou Ouzala, après dépression et tentation suicidaire, il lui fallut cinq ans et l’aide de Lucas et Coppola pour revenir aux films en costumes (Kagemusha, puis Ran) qui avaient fait sa gloire. Mais il ne s’agissait pas pour lui de refaire Les sept Samouraïs et on peut voir cette œuvre comme une méditation sur le sort du cinéaste autant que sur le cinéma lui-même. Car, pour qui attendait une fresque épique, avec batailles et couleurs flamboyantes, Kagemusha commence par une déception : un plan-séquence de 6 minutes, qui présente le sosie en un dialogue long et quasi-immobile, le tout sur fond gris. Mais si l’on est attentif, ces paroles lancent le programme du film : qu’est-ce qu’une crapule ? Qu’est-ce qu’un meurtrier ? Qui est l’imposteur ? Ce début sonne aussi comme une interrogation personnelle, celle de la quête d’identité, comme si Kurosawa se demandait ou nous demandait si lui-même n’était pas un imposteur, un falsificateur du cinéma. Suivre le chemin de croix du sosie, son questionnement sur le devoir et l’honneur, résonne bien comme la traduction magistrale d’une angoisse profonde. Après le générique, la « déception » continue : un magnifique travelling suit un messager qui sur son passage réveille des soldats colorés ; c’est la résurrection de l’épopée, ou celle du maître du genre. Mais ce plan qui semblait appeler le bruit et la fureur se poursuit par des discussions, des récits. Nous sommes au théâtre, dans l’intime, comme si le cinéaste nous frustrait consciemment de notre goût du spectacle. Et cette frustration se poursuit méticuleusement en des séquences longues et farcies de détails : voir par exemple ces balayeurs qui aplanissent le sol avant l’arrivée du sosie ; mais aussi par un jeu sur le point de vue : l’urne qui contient le corps de Shigen est jetée dans un lac, mais le brouillard nous empêche (et empêche les espions) de voir l’action. Kurosawa va jusqu’à expédier une bataille en plans larges, qui mêlent fumée et corps indistincts. Et le combat final, cruel et pathétique, en grande partie hors-champ, sonne comme une délivrance, celle du spectateur, celle aussi du cinéaste, qui donne la pleine mesure de son talent après des interrogations et des doutes. Kagemusha ressemble ainsi à une purge, celle de ses démons intérieurs, qui lui permettra de réaliser ensuite Ran, point d’orgue et adieu au film historique et épique. L’intelligence du récit se double d’une quête passionnante, celle du sosie qui découvre l’honneur et la rédemption. Le thème du double, celui du pouvoir et des apparences, s’entremêlent et chaque séquence est une station d’un chemin de croix suicidaire : les rencontres avec le petit-fils, avec les maîtresses, et avec le cheval indompté, annoncée plusieurs fois et préparée par une première chute, entretiennent un savant suspens qui enserre le sosie dans un piège inextricable, que la scène du cauchemar matérialise en un délire coloré. Souterrainement travaillé par la mélancolie, Kagemusha comporte peut-être aussi en creux une interrogation sur l’identité japonaise du réalisateur : la musique hollywoodienne, l’introduction du vin occidental ou l’image des prêtres, le bannissement surtout, avec jets de pierres, contribuent à composer une geste masochiste et purificatrice. Évidemment, chez un cinéaste comme Kurosawa, la dimension esthétique ne peut être évacuée. L’inventivité est ici constante : à un plan sur-signifiant, celui de l’ombre qui gagne le plafond sur le passage du sosie, répond un autre incongru, par exemple celui de la bénédiction des soldats. À des extérieurs géométriques et quasi abstraits, s’oppose un luxe de détails des plus concrets, voire triviaux. Dans le choix des couleurs qui vont jusqu’à l’irréel, dans la composition des plans (voir en particulier la scénographie des intérieurs), dans l’alternance de séquences très colorées et de plans austères, le réalisateur impose une noblesse et une grandeur solennelle qui s’accordent aux nombreux dialogues shakespeariens (mais on pourrait tout aussi bien valoriser le silence, ou l’utilisation parcimonieuse de la musique, orientale et occidentale, ou la richesse du bruitage) pour faire de Kagemusha l’un des sommets d’une œuvre majeure.

« Kagemusha » d’Akira Kurosawa (1980) – un grandiose « eastern » crépusculaire Par Enrique Seknadje (03.11.2015)

Kagemusha vient de ressortir en salles dans sa version longue – 3h00 -, et restauré. Le film date de 1980 et il avait obtenu cette année-là la Palme d’Or au Festival de Cannes- ex aequo avec All That Jazz de Bob Fosse. À partir de 1965, ayant des difficultés récurrentes pour trouver des financements, le cinéaste japonais ne réalisera plus qu’un film tous les cinq ans. En 1975, il met en scène Dersou Ouzala avec sa première production non japonaise : une production russe. Le film est significativement remarqué… Georges Lucas, flanqué de Francis Ford Coppola, souhaite aider Kurosawa – qu’il admire ; on rappelle souvent que Star Wars fut inspiré par La Forteresse cachée (1958) – pour son œuvre suivante, et pour mieux faire connaître le réalisateur en Occident. Lucas et Coppola se font producteurs exécutifs de Kagemusha pour sa distribution hors Japon (Fox). Leur apport financier aurait été de 1,5 million de dollars pour un budget global de 7 millions de dollars.

Pour raconter l’histoire d’un voleur à qui l’on fait jouer le rôle d’un chef de clan mort, parce qu’il en est le sosie, Kurosawa se serait inspiré, mais en partie seulement, d’un événement historique concernant le gouverneur Shingen Takeda (1521-1573). Le réalisateur situe bien son action au XVIe siècle. Son film a, entre autres, une dimension de représentation historique.

Il est question de nombreux clans, personnes – souvent seigneurs de guerre, gouverneurs (daimyos) – de châteaux leur appartenant, de batailles. Les noms se multiplient et il est à parier que nombre de spectateurs sont vite perdus. Les noms se ressemblent souvent. Pour celui qui n’est pas Japonais, il est difficile de les identifier bien, de les mémoriser. De leur faire correspondre facilement et rapidement un visage de personnage-acteur. On pense à ces romans russes qui ont effrayé tant de lecteurs – Kurosawa connaît bien Dostoïevski, qu’il a adapté, ou Tolstoi -, ou au Dit du Genji. Il faudrait presque créer une liste, un arbre pour aider celui qui s’apprête à visionner Kagemusha à s’y retrouver… Comme cela a été fait par exemple pour le film La Cérémonie de Nagisa Oshima.

Que le lecteur nous laisse nous prêter à ce type d’exercice. Il y a Shingen Takeda – chef du clan Takeda. Son frère est Nobukado Takeda. C’est lui qui gère au plus près la situation à travers laquelle les Takeda font survivre Shingen. Le fils de Shgingen, que celui-ci a déshérité et qui cherche à s’affirmer coûte que coûte, est Katsyori Takeda. Le petit-fils, et futur héritier, est Takemaru Takeda. Parmi les principaux chefs rivaux, appartenant donc à d’autres clans, on distingue Ieyasu Tokugawa – dont le chef des samouraïs est Heilhachiro Honda – et Nobunaga Oda. Ce sont pour beaucoup des personnages ayant réellement existé. Ils sont considérés comme ayant contribué à l’unification du Japon.

Les principaux événements guerriers qui sont nommés ou auxquels il est fait implicitement référence sont l’une des batailles de Kawanakajima (1561) et la bataille de Mitagahara (1573). Shingen a été blessé durant la première, a trouvé la mort durant la seconde. Le siège de la forteresse Takatenjin (1574), à travers lequel Katsyori Takeda prend l’avantage sur le clan Ogasawara – qui est lié à celui de Ieyasu Tokugawa. La bataille de Nagashino, où l’entêtement guerrier de Katsyori Takeda contre les troupes de Ieyasu Tokugawa et de Nobunaga Oda, équipées de façon moderne – avec des arquebuses -, mène le clan Takeda à un suicide subi et assumé, à sa perte totale.

Shingen veut que ses proches et alliés cachent la nouvelle de sa mort pour que son clan ne soit pas attaqué et détruit. Les ennemis de Shingen, qui ont des doutes sur la réalité des faits, veulent à tout prix savoir s’il est toujours vivant, si celui qu’ils voient après la bataille de Mitagahara est bien le vrai Shingen, et ce pour agir en conséquence. Sans leur chef, le clan Takeda est bien sûr affaibli et la décision peut être prise plus facilement de l’attaquer.

Ce qui frappe d’emblée est la lenteur de certains passages du film, les longues scènes en plans fixes, parfois uniques pour une séquence – plans-séquence. Dans le champ, les personnages sont souvent immobiles, assis ou debout. Il y a un statisme, un hiératisme qui sont très beaux et qui peuvent en même temps gêner un spectateur impatient. Kurosawa adopte un filmage théâtral – qui peut évoquer certaines œuvres du genre jidai-geki – et il représente un monde où chacun a une place bien définie dans la hiérarchie militaro-sociale et dans l’espace ; ou chacun obéit comme un robot à des ordres, se soumet à une étiquette, à une mise en scène au quotidien et à un mode vie spartiate, réglés au millimètre de façon maniaque. Le Kurosawa qui apparaît bien aussi dans Kagemusha est le Kurosawa-peintre – une activité artistique qu’il a voulu faire sienne dans sa jeunesse. Que l’on pense à l’incroyable scène du rêve douloureux du Kagemusha, qui erre à la recherche de son sosie dans un paysage multicoloré et hoûleusement irréel.

Cependant, à ces moments importants sont associés souvent, et assez abruptement, non seulement des scènes de bataille qui ont tendance à devenir plus nombreuses au fur et à mesure que le récit filmique avance, mais aussi d’impressionnantes cavalcades de chevaux, des courses effrénées de fantassins. Le bruit parfois assourdissant de ces mouvements contraste avec le silence feutré de beaucoup de scènes se déroulant dans les intérieurs. On pense ici, comme à un repère utile, à la distinction faite par Gilles Deleuze, dans Image-Mouvement, entre cadrage géométrique et cadrage physique.

On a reproché à Kurosawa – par exemple Aldo Tassone dans sa monographie de 1990 – la froideur de son film et son manque d’humour. C’est lui faire, nous semble-t-il, un mauvais et un faux procès. La raideur glaciale que l’on peut observer est celle du monde dans lequel se trouve catapulté le voleur. Mais de celui-ci émane une humanité réelle et évidente. Lui, qui a peur de jouer à l’ombre du guerrier, hésite quant à la posture à adopter, mais peut manifester aussi une étonnante assurance, s’amuse à entrer dans la peau de son personnage ; parfois se trahit sans se trahir, avec une ironie qui donne des sueurs froides à ceux qui le manipulent. Le Kagemusha est merveilleux à voir, la performance de l’acteur qui l’incarne est admirable. Par de simples expressions du visage, des bombements de torse ou des affaissements du corps, il peut exprimer avec force et profondeur ses états d’âme, la joie qui est la sienne d’acquérir une identité glorieuse et inespérée, et les terribles effets de la condition dans laquelle il est plongé le plus souvent malgré lui. Il réussit en un mouvement dialectique à être la montagne Shingen, immobile contre vents et marées, et un être doué d’affection, agité de forts mouvements affectifs dont le défunt, le vrai Shingen, n’avait jamais fait montre – notamment à l’égard de son petit-fils. Il réussit à montrer les désirs contradictoires de ce personnage qui accomplit parfois à la perfection sa mission de pantin, mais qui a besoin de bouger, d’exprimer sa fougue et sa liberté personnelle – et quand il le fera, cela lui sera fatal.

Le Kagemusha vit une expérience qui lui donne une raison d’être, qui lui fait trouver une Famille. Mais, à travers elle, il découvre la vanité de l’existence, l’hypocrisie de la vie sociale et féodale, les horreurs et l’absurdité de la guerre – que Kurosawa filme comme une hallucination cauchemardesque ; une vision où parfois les chefs ne savent rien et ne voient rien ; où l’agonie des combattants ou des chevaux qui ne sont pas morts immédiatement est atroce et interminable. Le Kagemusha participe à la Tragédie que vivent tous les membres du clan Takedo, vit une Passion. Il est un réprouvé, un être cruellement chassé par ceux qui l’ont utilisé, puisqu’il faillit dans la mission qui lui a été confiée. Il est un Christ dont le calvaire émeut.

Le futur réalisateur de Ran arrive de façon extraordinaire, en synthétisant des styles venus à la fois d’Extrême Orient et d’Occident, à passer de la grande fresque historique haute en couleur, dépeignant un Japon sur la voie de l’unification – qui s’ouvre à la modernité et à l’influence occidentale et qui élimine ce qui l’immobilise et le divise –, aux tourments et aux dilemmes intérieurs du protagoniste, à ses affres intimes.

Les années 70 sont une plaie pour un Akira Kurosawa profondément dépressif qui considère sa vie comme un échec et ne veut plus tourner au Japon. Il est remis en selle une première fois avec Derzou Ouzala, financé par l’URSS. Puis George Lucas et Francis Ford Coppola produisent Kagemusha qui marque le retour du cinéaste dans son pays. Que les spectateurs ne s’attendent pas à une fresque épique et mouvementée, et parsemée de scènes d’action. Kagemusha est avant tout une épopée spirituelle et politique, une allégorie sur le pouvoir et les relations complexes qui se tissent entre un individu et le rôle social qu’il est amené à jouer. Cette œuvre au rythme lent et envoûtant, qui pourra en désarçonner plus d’un, est servie par une réalisation d’une précision extraordinaire et composée de véritables tableaux figuratifs d’une fulgurance plastique à couper le souffle. Dans le double rôle principal, le célèbre comédien Tatsuya Nakadaï, collaborateur régulier du maître, livre l’une de ses plus grandes compositions. Un film majeur de la carrière du cinéaste que Splendor Films nous invite à redécouvrir sur grand écran ce mercredi dans une copie numérique restaurée et dans sa version intégrale de 180 minutes.

ANALYSE ET CRITIQUE - par Christophe Buchet

Palme d’Or à Cannes en 1980, ce monument de cinéma trop souvent sous-estimé par rapport à son successeur Ran n’aurait probablement jamais vu le jour sans le soutien financier de Francis Ford Coppola et de George Lucas, tous deux grands admirateurs du maître. Ce chef-d'œuvre, Akira Kurosawa l'a porté en lui plusieurs années. Il en a peint les plus infimes détails, pensant même ne jamais pouvoir porter à l'écran cette « tragédie bouffonne » selon les propres paroles du sensei, conçue à l'origine comme une comédie dont Shintaro Katsu devait tenir le rôle principal. Mais un différend fameux entre l'interprète et le réalisateur (« Il ne peut y avoir qu'un seul metteur en scène sur ce film ! » [Kurosawa]) oblige ce dernier à repenser le film en fonction de son nouvel interprète. Bien plus qu'une simple fresque historique, Kagemusha est un formidable drame poignant et intimiste sur un homme confronté à une tâche qui le dépasse et qui finira par le détruire.

JE SUIS UN AUTRE - UN LENT VOYAGE VERS LA FOLIE « Et tu sais, moi qui ai longtemps fait office d’ombre, je comprends… Combien c’est difficile. Tuer sa propre personnalité pour devenir autre. De temps en temps, on a envie d’être soi-même. Mais si tu réfléchis, tu verras que c’est de l’égoïsme. Telle une ombre, tu ne peux ni te détacher, ni t’échapper. Pendant longtemps, j’ai joué mon frère… Et maintenant qu’il est mort… Et bien… Je ne sais plus quoi faire… » (Nobukado) « Quand Takemaru saura tout, il ne sera pas le seul à plaindre. Le sosie, que deviendra-t-il ? Peut-il exister seul telle une ombre ? Lorsque tout le monde saura que le chef n’est plus en vie, que deviendra son ombre ? » (Nobukado) Ces paroles pleines d'amertume prononcées par Nobukado résument à merveille la principale thématique du film et le drame de ce personnage pathétique qu'est le "Kagemusha". Dès le début, il n'est que "le voleur", un être à l'existence insignifiante sauvé in extremis de la potence et dont on ne saura que très peu de choses à peine délivrées dans le prologue. Comme pour accentuer cette insignifiance et favoriser la négation de cet être et son devenir en tant "qu'ombre", Akira Kurosawa ne lui donne jamais de nom. Il est juste "le voleur", "l'ombre"… Dès lors qu’il devient l’ombre de Shingen, il se doit d'éluder sa propre personnalité pour épouser au mieux celle du chef, et ce de façon à être crédible aux yeux de tous. Ce processus d'aliénation au sens étymologique du terme, c'est- à-dire "devenir autre", est au centre du drame que vit le personnage. Si, dans un premier temps, sa nature est plus forte (cf. la scène du bris de la jarre), il va petit à petit prendre conscience de l'importance de sa tâche après l'immersion du corps de Shingen et surtout, au contact de Takemaru qu'il prend en affection, s'imprégner de la personnalité du chef. La séquence du rêve est à ce titre très intéressante en ce qu'elle traduit toute l'angoisse et le combat intérieur du voleur dont la personnalité voudrait s'éloigner de celle de Shingen, mais ne peut s'empêcher de revenir vers lui. Cette identification au chef sera telle qu'à plusieurs moments, les généraux se demanderont si ce n'est pas le chef lui-même qui possède le voleur et parle à travers son corps. Une identification qui sera aussi la perte de ce dernier lorsque la barrière qui le sépare de Shingen tombera complètement dans son esprit avec la tentative de chevaucher le cheval noir… Cette aliénation totale coïncidera alors avec la déchéance et son renvoi comme un chien dans le monde "normal". Le voleur sera alors incapable d'oublier complètement le clan pour lequel il a donné corps et âme pendant plus de trois ans et demi. Incapable de retrouver complètement sa propre personnalité, il finit par sombrer dans une sorte de folie qui l'amènera à un ultime sacrifice au nom de clan. LE POUVOIR DE L’IMAGE Au travers de ce jeu d'illusions auquel vont se prêter les généraux pour accéder aux dernières volontés de Takeda Shingen, Kurosawa pose aussi la question de l'image et de son pouvoir. Bien plus que le chef du clan, Shingen en est le symbole vivant. Il est craint et/ou vénéré bien plus pour ce qu'il représente que pour ce qu'il est, un simple mortel certes à la tête de tout un clan mais qui décédera blessé comme un simple soldat. Il est "La Montagne", celui sur lequel ses hommes s'appuient et il sait que ce symbole, cette image qu'il véhicule sont extrêmement importants ! Peu importe qu'il soit là tant qu'il reste visible de par son étendard ou à travers l'utilisation d'une ombre (son frère d'abord, puis le voleur). Celle-ci n'est qu'une représentation du chef, une image destinée à prendre des risques à sa place mais qui, sur le champ de bataille, a autant si pas plus de pouvoir que lui. C'est parce qu'il a bien compris cela qu'il demande à ses généraux de dissimuler sa mort, et c'est grâce à cela qu'il va en quelque sorte survivre au-delà de la mort au travers de l'illusion qu'est "Kagemusha". Nobukado sait très bien que seul, il ne peut tromper indéfiniment les troupes et la cour. "L'ombre" se fait accepter en tant que Shingen par l'armée, par ses concubines, par les espions, mais il a plus de mal à duper Takemaru, un enfant naïf, et se fait démasquer par l'étalon "Nuage noir". Peut-on en s'appropriant la gestuelle de l'autre, en quelque sorte, devenir l'autre aux yeux de son entourage ? Jusqu'où peut-on aller dans la manipulation avec un leurre, jusqu'où peut-on tromper avec une illusion ? Kurosawa aborde ces questions et la notion de double dès le superbe prologue, où l'ambiguïté due à la ressemblance physique des trois personnages - joués par et - introduit un trouble dans l'esprit du spectateur. A ce titre, l'idée d'utiliser le même acteur pour jouer deux des trois rôles est excellente et renforce la thématique. Pendant tout le dialogue entre Nobukado et son frère, on ne sait jamais très bien qui parle et chacun des deux personnages répète en miroir les gestes de l'autre. A ce moment-là, le voleur a encore son identité, seuls ses vêtements et son apparence (barbe…) le rapprochent de Shingen. Kurosawa fait une autre belle démonstration de ce pouvoir falsificateur du double dans la scène où un coursier vient annoncer que les douves du Château Noda sont asséchées. Le spectateur peut aisément, s'il n'est pas attentif, être trompé par la ressemblance physique entre Nobukado et Shingen et croire que c'est ce dernier qui est présent. (« Ce ne sont pas seulement les ennemis qui le croient là, nos propres hommes aussi… ») ORGUEIL ET VANITÉ Au-delà de ces thématiques, L'Ombre du guerrier est aussi une réflexion sur l'orgueil, la vanité et leurs terribles conséquences. Orgueil de Katsuyori Takeda, fils bâtard amer et frustré de la reconnaissance de son père (« Je ne suis pas son enfant. Shingen ne m'a jamais traité comme son fils ! ») et des autres généraux (« Ils ne me reconnaissent pas »), mis de côté dans la succession au profit de son propre fils Takemaru (« Bien que je sois le mandataire de Takemaru, il m'a interdit de hisser son drapeau, l'étendard du chef des Takeda ! »). Akira Kurosawa oppose la sagesse et la prudence de Shingen et des anciens généraux à l'assurance et à la fougue imprudente d'une jeunesse imbue d'elle-même qui veut se prouver qu'elle existe au-delà de la figure du père. C'est de la frustration que Katsuyori tire sa rage. Quand, enfin, après la découverte de l'imposture de l'ombre, cette frustration s'éteint ; quand, enfin, le bâtard se retrouve à la tête du clan et décide de passer outre les volontés de son père, c'est pour précipiter le clan vers sa perte.

« Si je meurs… Trois ans durant, dissimulez ma mort à tout le monde ! Protégez nos terres et ne les quittez jamais. Le jour où vous désobéirez à ces volontés, la famille Takeda mourra… » (Shingen)

A travers cette opposition entre Katsuyori et ses généraux, ce sont deux systèmes de valeurs que Kurosawa oppose comme il l'avait déjà fait par ailleurs ; l'ancien système samouraï dont il est héritier et la nouvelle génération contestant ces valeurs surannées. Le maître, qui n'a jamais caché son antimilitarisme, pointe aussi du doigt les lourdes conséquences qui peuvent résulter d'un orgueil inconsidéré de la part de dirigeants.

« Moi, je n'ai que quelques sous… Je n'apprécie pas qu'un grand voleur qui a tué des centaines de gens pour s'emparer de tout un pays… me traite de criminel ! » (Le voleur) « Il est vrai que je suis un odieux criminel. J'ai chassé mon propre père et tué mon propre enfant pour m'emparer de ce pays. Je ne recule devant rien. A notre époque où le sang fait couler le sang, si je n'étais pas là pour régner sur ce pays… La rivière de sang ne se dessècherait jamais… Et la montagne de cadavres ne cesserait de croître ! » (Shingen)

En ce sens, comment ne pas comparer le comportement arrogant de Katsuyori, son entêtement à vouloir sortir des terres du clan, contre les dernières volontés de son père avec la politique d'expansion du Japon lors de la Deuxième Guerre mondiale et le refus du gouvernement et des généraux de l'époque de répondre aux injonctions des Etats-Unis ? Comment ne pas effectuer un douloureux parallèle entre les désastres vers lesquels ces deux politiques ont mené ; d'un côté la bataille de Nagashino qui signera la fin du Clan, et de l'autre les hécatombes de Hiroshima et de Nagasaki qui marqueront le Japon à jamais et signeront la fin de toute une époque pour le pays? En opposant les forces Takeda uniquement équipés d'armes blanches aux forces alliées disposant d'une puissance de feu conséquente, Kurosawa prend quelques libertés historiques (Shingen fut un des premiers à utiliser des fusils à poudre !) mais renforce cette analogie passé/présent. Il fait de la boucherie qu'il met en scène un constat et un réquisitoire sans appel contre les politiques belliqueuses inconsidérées. Le clan Takeda et le Japon de 1945 sont tous deux mis à genoux par un armement qui les dépasse, et leur entêtement se conclut par le massacre de milliers d'"innocents" victimes de la vanité de leurs dirigeants, des généraux plus à l'écoute de leur ego, de leur honneur et de leurs préoccupations matérielles que de la vie de leurs soldats. Que cela soit dans les plans de ces serviteurs morts en protégeant l'ombre ou dans ces terribles plans au ralenti à la fin du film, Kurosawa semble nous interroger : « Une cause, quelle qu'elle soit, mérite-t-elle de telles horreurs ? » Kagemusha est une splendeur visuelle de tout instant dont on n'a pas fini d'épuiser la richesse thématique. La réussite du film doit beaucoup à Tatsuya Nakadai qui injecte beaucoup d'humanité et de désespoir à son personnage, pathétique et émouvant, sacrifié en quelque sorte aux intérêts du Clan. Kurosawa signe ici probablement une de ses plus belles œuvres et l'un de ses plus grands films, à voir de préférence dans sa version intégrale de 180 minutes pour bien en apprécier l'ampleur. par Thierry Carteret (24/10/2015)

♥♥♥♥♥ Attention chef-d’œuvre ! Le splendide Kagemusha de Akira Kurosawa ressort en salles en version longue restaurée le 28 octobre prochain. Ce drame guerrier flamboyant, qui appartient au jidai-geki (fresque historique), est une œuvre puissante et poétique, aux accents shakespeariens. Il a été couronné par la Palme d’or au Festival de Cannes en 1980 (ex-aequo avec Que le Spectacle commence de Bob Fosse), le César du meilleur film étranger et deux BAFTA (meilleurs réalisateur et costumes) en 1981. Tatsuya Nakadai (Les Sept Samouraïs, Le Garde du Corps, Ran) joue à la fois le seigneur Shingen Takeda et le sosie chargé de le remplacer après sa mort sur le champ de bataille, pour préserver le prestige de sa grandeur et la stabilité de son clan durant trois années. Il est « La force de la Montagne » comme cela est exprimé symboliquement. Le « Kagemusha » (Ombre du guerrier), incarné donc par un vagabond pauvre, s’avère à la hauteur de son modèle, du moins en apparence. L’amitié naissante entre le « Kagemusha » et le jeune Takemaru, véritable successeur de Shingen, provoque le chaos au sein de la cour. Jalousies et rancœurs se font jour dans l’entourage du seigneur défunt, surtout avec Katsuyori Takeda (Kenichi Hagiwara), l’héritier bâtard de Shingen. Sur un thème universel, le cinéaste exploite plusieurs réflexions sur le pouvoir, l’ambition et l’apparence. Mais la force de Kagemusha est de mêler le fond et la forme, à l’image du cinéma de Kubrick ou de Welles où l’ensemble se répond constamment, faisant ainsi office de grammaire cinématographique remarquable. Le propos, enrichi considérablement, offre une succession de visions fabuleuses et oniriques, comme la très belle scène de rêve et la bataille finale. L’intense partition musicale de Shinichiro Ikebe, pleine de lyrisme et aux accords parfois morriconien des westerns de Leone, ajoute à la fascination et à l’émotion. Quand on songe que ce joyau puissant et magnifique a failli ne jamais voir le jour, c’est édifiant. En effet, durant les années 70, Akira Kurosawa peinait à trouver des producteurs pour ce scénario. Désespéré de ne pouvoir montrer sa vision au public, il a conçu lui-même près de 300 dessins en couleurs. L’aide providentielle est venue de George Lucas en collaboration avec son ami Francis Ford Coppola, en bouclant le budget à hauteur de six millions de dollars, avec le soutien des studios Toho et 20th Century Fox. Ce dernier était rassuré suite au succès immense de La Guerre des Étoiles, sachant que nos droïdes légendaires furent inspirés des paysans de La Forteresse Cachée de Kurosawa, de l’aveu de George Lucas. À l’écran, la dimension picturale prend son sens ; les illustrations du cinéaste japonais habitent les plans comme autant de tableaux sublimes au sein d’un musée. Les teintes y tiennent un rôle essentiel jusque dans les costumes des soldats ; chaque ton rouge, vert et bleu exprime le feu, la forêt et le vent. C’est en outre le premier film tourné en couleurs par le cinéaste. Dans cette version longue restaurée de vingt minutes supplémentaires, le montage de trois heures ajoute ainsi six scènes, transformant l’intrigue de manière plus complexe, voire même plus alambiquée. La narration semble étirée et surtout moins compréhensible pour la culture occidentale, en témoigne la très longue séquence sans dialogue de théâtre japonais (nô). Si le rythme devient également plus lent et répétitif, certains passages, autrefois coupés, sont particulièrement grandioses comme celui du château enneigé de Kenshin Uesugi (Eiichi Kanakubo), le seigneur rival de Shingen. Enfin, la bataille finale apparaît dans toute sa splendeur visuelle, funèbre et tragique. On peut donc apprécier cette version longue comme la plus aboutie de Kagemusha en respect à la vision initiale de son réalisateur. Cette œuvre miraculée de Akira Kurosawa avait été très bien accueillie par les critiques et le public à l’époque de sa sortie. L’occasion aujourd’hui de tenter de renouveler cette prouesse, d’autant que la restauration numérique est tout simplement superbe.