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École des Hautes Études en Sciences Sociales

Ecole doctorale de l’EHESS

CENTRE DE MAURICE HALBWACHS

Thèse pour le doctorat en sociologie

Fatemeh KARIMI

Les rapports sociaux de sexe dans les forces politiques kurdes en entre 1979 et 1991 : le Komala

Thèse dirigée par: Amélie LE RENARD

Date de soutenance : le 16 novembre 2020

Co-directrice Lucia DIRENBERGER, chargée de recherche, CNRS

Rapporteurs Laetitia BUCAILLE, Professeure, INALCO

Jane FREEDMAN, Professeure, PARIS 8

Jury Michel NAEPELS, Directeur d’études, EHESS

Sepideh PARSAPAJOUH, Chargée de recherche, CNRS

i Remerciements

J’aimerais tout d’abord remercier infiniment ma directrice, Madame Amélie Le Renard, pour avoir relu mainte fois, phrase par phrase, les chapitres de cette thèse en me prodiguant avec patience ses conseils toujours extrêmement utiles. J’adresse de chaleureux remerciements à ma co-directrice, Madame Lucia Direnberger. Très gentiment, elle s’est rendue disponible à chaque fois que j’en avais besoin, et ses réponses m'ont invariablement éclairci les idées. J'admirerai toujours son savoir ainsi que sa capacité à l'exposer et à le partager. Elle m'a beaucoup appris, non seulement sur la vie scientifique, mais aussi sur le concept de la sororité dans le monde réel. J'ai énormément apprécié son enthousiasme et sa sympathie. C’est aussi pour moi un grand plaisir d’exprimer ma reconnaissance la plus profonde à l’Institut kurde de Paris, qui m’a permis de poursuivre mes études en France en m’accordant une bourse dès janvier 2013, ainsi qu’au centre Maurice Halbwachs et au chaleureux cocon de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) qui m’ont accueillie à bras ouverts. J’adresse également tous mes remerciements à Laetitia Bucaille, Jane Freedman, Michel Naepels, et Sepideh Parsapajouh d’avoir accepté de prendre part au jury de ma thèse. Toute ma reconnaissance va à ma famille, qui m’a accompagnée et soutenue tout au long de cette étude, notamment mon cher frère Yusef, dont les encouragements et le soutien ne m’ont jamais fait défaut. Je remercie toutes les personnes qui, lors de mes séjours de recherche, ont bien voulu répondre à mes questions, et celles qui ont accepté de m’héberger. Je remercie en particulier Rashahd Mostafa Soltani, Negin Vatani, Tooba Karimi, Shahnaz Moratab, Asmar Naderpour et tous ceux qui m’ont chaleureusement accueillie chez eux pendant mes séjours sur le terrain en Suède et en Allemagne, en faisant toujours en sorte que je puisse bénéficier des meilleures conditions pour avancer dans mon travail. J’exprime ici ma gratitude, avec une pensée toute particulière pour Golrokh Ghobadi, une ex-combattante du Komala. Cette étude n’aurait pu voir le jour sans son aide, elle qui a toujours répondu à toutes mes questions avec beaucoup de patience. Elle ne m’a jamais privée de ses travaux et informations sur le Komala et les expériences des femmes peshmergas. Je remercie également Roonak Shiwani, une écrivaine et traductrice kurde qui a généreusement partagé la traduction de l’autobiographie d’une ex-combattant kurde, publiée en suédois mais pas en français.

ii Ces remerciements, cependant, seraient très loin d’être complets si j’omettais les amies et amis dont la présence, au cours de cette étude, a toujours constitué le plus précieux des soutiens. Parmi eux : Magdalena Brand, Judith Bargues, Mehtab Ayik, Yann R., Fatma Çingi Kocadost, Camille et Clotilde Fauroux, Sargol Hasani, Somaye Rostampour, Hawjin Baghali, Vian Bakhtiari, Taher Khadiv, Romain Leroux, etc.

iii Résumé

Cette thèse analyse les rapports sociaux de sexe au sein du Komala, une organisation d’extrême gauche kurde qui émerge sur la scène politique dès la victoire de la révolution de 1979 en Iran. Afin de rendre visibles des évènements ignorés de cette période, tant par les recherches que par les mouvements politiques et sociaux en Iran, elle analyse la participation des femmes et les inégalités entre femmes et hommes au sein de cette organisation en se focalisant sur les expériences des femmes. Pour ce faire, cette thèse s’appuie sur des récits de vie d'ex- peshmergas recueillis dans le cadre d’entretiens.

Les trajectoires militantes des femmes kurdes analysées à l’aide des corpus théoriques des études de genre et féministes permettent d’observer l’articulation, les continuités et les reconfigurations entre la division sexuelle du travail reproductif, la division sexuelle du travail révolutionnaire et les représentations sexistes.

Selon les résultats de cette thèse, les divisions sexuelles du travail se reconfigurent au sein de l’organisation en relations inégales et asymétriques entre les hommes et les femmes. Alors que les femmes kurdes étaient jusqu’à la révolution de 1979 socialement assignées à l’espace domestique, elles jouent un nouveau rôle de peshmergas (ou combattantes en kurde), qui reste néanmoins difficilement accessibles. Leur cheminement pour entrer dans la vie politique, notamment la lutte armée, marquée par la masculinité et la non-mixité, rencontre de nombreux obstacles et empêchements. Bien que cette organisation se soit considérée comme révolutionnaire et avant-gardiste sur les normes de genre et malgré les efforts des femmes pour modifier cet ordre social, le Komala reste structurée par la division sexuelle du travail dans un contexte de conflits armés.

Mots clés : genre, division sexuelle du travail, domination masculine, Iran, minorité ethnique, Kurde, peshmerga, militantisme, conflits armés.

iv Abstract

This thesis analyses gender relations within Komala, the left-wing Kurdish organization that was emerged on the Iranian political scene after the 1979 Revolution. In order to make visible the events peculiar to this historical period, ignored and forgotten both by researchers as well as political and social movements in Iran, the thesis examines gender inequalities within the organization, focusing on women’s political participations and engament. To do so, the thesis draws on the political experiences and life stories of ex-Peshmerga (fighters in Kurdish) gathered through numerous interviews.

Analyzing the trajectories of militant Kurdish women in the organization, carried out with the help of gender and feminist studies, makes it possible to observe the inter-articulations and reconfigurations of the sexual division of reproductive labor, the sexual division of revolutionary labor, and sexist representations.

According to the results of this thesis, the sexual divisions of labor are reconfigured within the organization through unequal and asymmetrical relations between men and women. Whereas Kurdish women were socially confined to the domestic space until the 1979 Revolution, they played a new and active role as Peshmerga in the political sphere which, nonetheless, was not easily accessible to and feasible for them. To enter political life, in particular armed struggle, women had to encounter various obstacles, including masculinity and the difficulties involved in the creation of ‘non-mixed’ spaces. Although the organization has considered itself ‘revolutionary’ and ‘avant-garde’ on gender norms, and despite women’s efforts to modify those norms, Komala remains structured by the sexual division of labor in the context of armed struggle.

Keywords : gender, sexual division of labor, patriarchal domination, Iran, ethnic minority, , Peshmerga, militancy, armed struggle.

v Table des matières

Remerciements ...... ii Résumé ...... iv Abstract ...... v

Introduction ...... 1 1. Problématique ...... 1 2. Objectifs ...... 6 3. Définition de l’objet et cadre d’analyse ...... 11 3.1. Sexe, genre et rapports sociaux de sexe ...... 11 3.2. Imbrication des rapports sociaux : genre et ethnicité ...... 14 3.3. Militantisme et (re)production des rapports sociaux de sexe ...... 20 3.4. Lutte armée : lieu de transgression et de (re)production des rapports sociaux de sexe . 22 4. Approche méthodologique ...... 28 5. Présentation du plan ...... 33 6. Terrain d’étude ...... 34 6.1. Qui sont les Kurdes en Iran ? ...... 34 6.2. Komala : de l’émergence à la défaite ...... 37

Première partie: les femmes kurdes au seuil de la révolution de 1979 ...... 44 1. Premier chapitre : La participation tardive des femmes kurdes à la révolution ...... 49 1.1. La place des femmes kurdes au sein des projets sociopolitiques de la dynastie Pahlavi : entre répression et privation ...... 54 1.1.1. Les femmes kurdes face à la répression culturelle...... 54 1.1.2. Les femmes kurdes face à la centralisation et à l’autoritarisme ...... 62 1.1.3. Les femmes kurdes exclues du développement socio-économique ...... 69 1.2. La situation subalterne des femmes au sein de la société kurde ...... 74 1.2.1. Le premier rôle social des femmes kurdes : être épouse ...... 77 1.2.2. Le rôle reproductif de la famille : les femmes en tant que mères ...... 82 1.2.3. La reproduction de l’ordre social par la famille kurde ...... 86 1.2.4. Namûs : la doxa au service du contrôle des femmes...... 92 2. Deuxième chapitre : la question du droit des femmes exclue des revendications révolutionnaires ...... 101 2.1. Les politiques de l’État central à l’égard du mouvement des femmes ...... 103 2.2. La stratégie de l’opposition : tous ensemble, unis dans un seul front ...... 107 2.2.1. Le modèle idéal des femmes révolutionnaires chez les islamistes ...... 112 2.2.2. Le modèle idéal des femmes révolutionnaires chez les marxistes ...... 117

Deuxième partie: Les trajectoires militantes des femmes kurdes pro-Komala du lendemain de la révolution de 1979 à 1981 ...... 127 Introduction: les femmes dans l’après-révolution : causes et conditions de leur mobilisation ...... 128

vi Le contexte politique des régions kurdes au lendemain de la révolution (11 février 1979- 18 avril 1980) : « ni guerre ni paix » ...... 129 1. Premier chapitre : l’entrée des femmes dans la vie politique du Komala : analyse processuelle des engagements individuels ...... 135 1.1. Une rencontre entre des profils sociologiques et un contexte historique ...... 136 1.2. La politisation des femmes kurdes pro-Komala : de la vie quotidienne à la vie politique ...... 141 1.3. Les clivages genrés de la politique organisationnelle du Komala : de la sphère privée à la sphère publique ...... 150 1.3.1. Les obstacles familiaux ...... 154 1.3.2. Les obstacles sociaux ...... 160 1.3.3. Les obstacles organisationnels ...... 164 2. Deuxième chapitre : Des femmes dans l’organisation : la difficile production collective d’un sujet politique face à la stigmatisation et à la division sexuelle du travail militant ...... 173 2.1. L’émergence des institutions démocratiques de femmes (11 février-19 août 1979) ...... 175 2.2. Le rôle auxiliaire des femmes au cours du premier conflit armé (19 août-novembre 1979) ...... 183 2.3. La formation des comités de femmes du Komala (novembre 1979-avril 1980)...... 187 2.4. Les femmes dans les activités clandestines de l’espace urbain (avril 1980-mars 1981) . 191 3. Troisième chapitre : Les femmes deviennent peshmergas. La radicalisation des femmes révolutionnaires sous la pression de l’État ...... 198 3.1. Rejoindre le Komala : un moyen de sauver des vies en danger ...... 198 3.2. Rejoindre le Komala : un moyen de préserver l’honneur (namûs) ...... 203 3.3. La situation précaire des militantes dans les zones rurales ...... 209

Troisième Partie: La (re)production des rapports sociaux de sexe au sein du Komala entre 1981 et 1991 ...... 215 Introduction : La vie politique des femmes en tant que peshmergas ...... 216 Le contexte politique des régions kurdes dans les années 1980 ...... 217 1. Premier chapitre : La gestion de la mixité dans la vie politique des peshmergas ...... 221 1.1. L’intégration graduelle des femmes au sein du Komala ...... 221 1.1.1. L’engagement des femmes au Komala : des peshmergas sans armes ...... 221 1.1.2. La création de bataillons de femmes : une non-mixité sexuée subie ...... 227 1.1.3. Les femmes armées : entre déni et admission ...... 235 1.2. La construction d’une discipline des corps : un autre moyen de réduire la mixité ...... 241 1.2.1. La soumission des peshmergas aux ordres disciplinaires des corps ...... 243 1.2.2. La masculinisation des femmes comme condition de leur politisation...... 250 1.2.3. Les réponses des peshmergas à la discipline des corps ...... 254 2. Deuxième chapitre: L’expérience du couple et de la famille au sein de l’organisation ..... 260 2.1. La gestion partisane de l’union conjugale : le mariage mi-révolutionnaire, mi-traditionnel ...... 262 2.2. La valeur symbolique du travail reproductif chez les peshmergas ...... 269 2.3. Les mères peshmergas face à la maternité perdue ...... 276

vii 2.4. La domination masculine au sein des couples peshmergas dans la vie privée et la vie de l’organisation ...... 281 3. Troisième chapitre : L’enjeu du pouvoir dans la vie politique des femmes : de l’invisibilisation au désengagement ...... 289 3.1. La hiérarchie entre les tâches révolutionnaires ...... 290 3.1.1. Les femmes en marge de la promotion de la conscience théorique ...... 293 3.1.2. La marginalisation des femmes de la mémoire collective de l’organisation...... 296 3.2. L’organisation en cris : exil et désengagement ...... 299 3.2.1. Les peshmergas en voie d’exil ...... 301 3.2.2. Le désengagement politique des peshmergas ...... 304 Conclusion générale ...... 311 Bibliographies ...... 321 Index ...... 344

viii Introduction

1. Problématique

La révolution de 1979 en Iran conduit au renversement du système monarchique des Pahlavi (1925-1979) et à l’instauration d’un nouveau système politique nommé « La République islamique d’Iran1 ». Les Kurdes, notamment les femmes, y participent massivement comme la plupart des Iraniens. La révolution a permis, entre autres, de mettre en avant la cause kurde après des années de répression et de modifier l’ordre social. Ni l’ordre patriarcal qui confine les femmes dans la sphère privée ni les années de discrimination et de marginalisation du régime Pahlavi, qui exclut délibérément les régions kurdes de sa politique de développement socio- économique, n’empêchent les femmes kurdes de participer à ce mouvement politique. Ainsi, leur présence politique ne se limite pas à la période révolutionnaire afin de renverser le gouvernement central iranien. La plupart d’entre elles poursuivent également leur engagement politique au lendemain de la révolution. Durant cette période, de nombreuses organisations politiques de l’ensemble du pays lancent officiellement leurs activités, y compris dans les régions kurdes, la faiblesse du pouvoir autorisant une plus libre expression des opinions politiques de chacun. Dans un tel contexte, l’engagement politique de certaines femmes kurdes passe d’une participation individuelle et non organisée à l’engagement dans une organisation, une forme qu’elles connaissaient rarement auparavant.

Parmi toutes les organisations politiques actives dans les régions kurdes, le Komala est une organisation de tendance maoïste apparue sur la scène politique des régions kurdes seulement quelques jours après la victoire de la révolution. Elle s’allie avec un petit groupe communiste pour former le Parti communiste d’Iran (PCI) en 1983 et attire rapidement de nombreuses femmes kurdes de l’espace urbain, pour la plupart enseignantes, lycéennes ou femmes au foyer.

Au cours des mois postrévolutionnaires caractérisés par la négociation et le dialogue entre les forces politiques kurdes, y compris le Komala et le nouveau gouvernement, les femmes kurdes participent activement aux activités sociopolitiques menées par le Komala en tant que sympathisantes. Cependant, la présence des femmes au sein de cette nouvelle organisation ne

1 Yann Richard, « L’Iran : naissance d'une république islamique », Paris, La Martinière, 2006 ; Ervand Abrahamian, « Iran Between Two Revolutions », Princeton, Princeton University Press, 1982 ; Hossein Bashiriyeh, « The State and Revolution in Iran, 1962-1982 », London, Croom Helm, 1994 ; Farhad Khosrokhavar, « L’anthropologie de la révolution iranienne : le rêve impossible », Paris, Le Harmattan, 1997; Farhad Khosrokhavar et Paul Vieille, « Le Discours Populaire de la Révolution Iranienne », Paris, Contemporanéité, 1990 ; Nikki, R. Keddie, « Roots of Revolution: An Interpretive History of Modern Iran », London, Yale University Press, 1981 ; Asef Hussain, « Islamic Iran: Revolution and Counter-Revolution », London, Pinter, 1985.

1 se limite pas uniquement au statut de militantes dans l’espace urbain. La période postrévolutionnaire des années 1980 a des conséquences tragiques dans les régions kurdes. Les négociations entre les forces politiques kurdes et le nouveau gouvernement débouchent sur une lutte armée moins de deux ans après la révolution. Le combat armé dure jusqu’à fin des années 1980 et a pour conséquence une très forte militarisation de la région kurde d’Iran. C’est dans un tel contexte que les femmes deviennent membres officiels du Komala en tant que « peshmerga » en 1981 et qu’émerge pour la première fois un nouveau modèle de femme engagée sur la scène politique kurde : la femme combattante, qui prend les armes et se bat aux côtés des hommes à partir de 1982. Le mot peshmerga en kurde signifie en effet celui ou celle qui affronte la mort, mais, au sein du Komala, le mot peshmerga ne désigne pas uniquement les combattants1. Tous les membres officiels de l’organisation présents dans les zones rurales ou montagneuses ou dans le camp pendant la lutte armée, quel que soit leur domaine d’activité (armé et non armé), sont considérés comme des peshmergas. En d’autres termes, les peshmergas ne sont pas nécessairement ceux qui participent directement à la lutte armée. Au cours des années 1980, les défaites successives face aux forces gouvernementales engendrent le repli des troupes kurdes au irakien, puis, pour beaucoup, l’exil, notamment vers des pays européens au début des années 1990.

De 1979 à 1991, les femmes kurdes sont attirées par cette nouvelle organisation car en plus de la question de la justice socio-économique et de la cause kurde, elle met également l’accent sur l’évolution du traitement de la « question de la femme » dans un contexte où l’instauration de la République islamique d’Iran institutionnalise l’inégalité entre les sexes. Le Komala développe en effet un discours sur les droits des femmes afin de se différencier des politiques du régime2.

1 Ce mot est entré pour la première fois dans la littérature politique du Kurdistan iranien en 1946. Alors que le PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan, formé en 1978 au Kurdistan du Turquie) utilise le mot non kurde de « guérilla » pour ses combattants, le mot « peshmergas » est utilisé plutôt par les Kurdes en Iran et en Irak. Sur le concept de peshmerga, voir : Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the : Pastoral Nationalism », New York, Palgrave Macmillan, 2003, p.178-179. 2 Dès l’instauration de la République Islamique d’Iran sous la direction de l’Ayatollah Khomeiny, à part le droit de vote et d’éducation, les droits des femmes subissent une grande régression tant dans la vie privée que publique. Les femmes n'ont ainsi pas le droit d'accéder aux postes politiques clés tel que président et juge. La ségrégation et l’obligation du port du voile symbolisent la mise en place d'une politique patriarcale de la famille comme socle d'une nation islamique selon une lecture traditionaliste de l’islam. Également, le statut subalterne des femmes au sein de la famille et dans la vie conjugale a juridiquement été renforcé par rapport au régime précédent : la femme hérite la moitié de ce qu'hérite un homme, l’âge légal de la maturité sexuelle est abaissé à 9 ans pour les filles et à 14 pour les garçons, mesure qui fut inscrit dans la Constitution. Cet âge est aussi celui auquel les personnes peuvent être punies en tant qu’adultes pour toute infraction criminelle. La polygamie est légalisée par la loi sans nécessité du consentement de l’épouse. L’homme peut divorcer à tout moment, sans condition préalable et sans décision du tribunal de la famille. La garde des enfants revient automatiquement au père à partir des sept ans de l’enfant. La mère perd automatiquement le droit de garde de ses enfants si elle se remarie. L'avortement a été déclaré illégal. À ce sujet, voir : Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », New York, Cambridge University Press, 1995 ; Hamideh Sedghi, « Women and Politics in Iran: Veiling, Unveiling, and Reveiling», New York,

2 Même si les priorités politiques du Komala sont principalement fondées sur la question kurde et la justice socio-économique (anticapitalisme), l’organisation produit également une réflexion sur la question des femmes, même au plus fort des tensions politiques auxquelles elle est toujours confrontée. En raison de l’intensité des événements politiques et de la priorité du domaine pratique sur le domaine théorique, les membres du Komala ne peuvent pas consacrer beaucoup de temps à l’écrit entre 1979 et 1983. L’insistance du Komala sur l’égalité entre les sexes et l’appel des femmes à s’engager politiquement se font oralement, sans textes ni définitions précises. Pour la première fois et à l’initiative de certaines figures de l’organisation, la Journée internationale des droits des femmes est célébrée au Kurdistan iranien en mars 1979. Après le retrait dans les zones rurales et montagneuses à partir de l’année 1981, la question des femmes apparaît de plus en plus dans les sources écrites de l’organisation1. Le Komala se présente alors comme une organisation avant-gardiste, la première organisation politique kurde (en Iran, Irak, Syrie et Turquie) qui accepte d’armer les femmes et d’en faire des combattantes. Au sujet de l’évolution du traitement de la question de la femme, le Komala souligne dans le quatrième article de son programme pour l’autonomie du Kurdistan en 1984 « la pleine égalité des hommes et des femmes dans tous les droits et l’abolition de la discrimination selon le sexe2 ». Et dans le cinquième article, il énonce également « la pleine égalité des droits légaux pour toutes les personnes de la communauté autonome, sans distinction de sexe, de religion, et de convictions politiques3 ». Une partie de l’éducation (la formation) des nouveaux peshmergas est également consacrée à « la question des femmes et à l’égalité totale des droits des femmes et des hommes4 ». Les politiques discriminatoires de la République islamique d’Iran sont également critiquées dans certaines sources écrites de l’organisation. Un article publié à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes le 8 mars 1985 fait allusion aux facteurs externes de l’oppression des femmes (le capitalisme international) et aux facteurs internes (la culture patriarcale et le régime islamiste). Il y est écrit : « L’oppression des femmes est inévitable dans toute société capitaliste. Cette oppression trouve ses racines dans un système qui, pour préserver ses intérêts, n’hésite pas à réduire en esclavage la classe ouvrière. Ce que

Cambridge University Press, 2007; Azadeh Kian-Thiébaut, « Le féminisme islamique en Iran : nouvelle forme d'assujettissement ou émergence de sujets agissants ? », Critique internationale, n° 46, 2010, p. 45-66. 1 Il convient de noter que si cette organisation reconnaît l'oppression particulière dont sont victimes les femmes, peu de textes à l'époque font allusion à cette question. À titre d'exemple, la revue « Communiste », organe de propagande du PCI qui, en près de 63 numéros (et plusieurs centaines d’articles) ne consacre que 4 articles (écrits par trois femmes non-kurdes) à la question des femmes. 2 Cité dans « Le programme du Komala pour l’autonomie du Kurdistan », [Barname-i Komala baray-i Khudmukhtari-i Kurdistan], approuvé par le quatrième congrès du Komal, le janvier 1984 : https://cpiran.org/ketabkhane/asnad/pdf/bkbx.pdf 3 Ibid. 4 Cité dans « Un rapport des centres de formation des peshmergas du Komala », [Gozareshi az amuzeshgahaye peshmergayatiye Komala], Peshro, n° 12, 1986.

3 subissent les femmes iraniennes en matière d’oppression et de privation de droits est incomparable à l’échelle du monde. Le système de la théocratie islamique est profondément misogyne et soumet les femmes à une privation de droits presque totale. Au Kurdistan, les femmes sont victimes d’inégalités socio-économiques. Elles sont considérées comme mineures face à la loi et subissent tout un ensemble d’humiliations et de discriminations aveugles liées à leur genre. Les lois misogynes du nouveau régime couplées à une société structurée par le patriarcat donnent un caractère inéluctable à ces inégalités1. » Azar Majedi, une femme non kurde qui rejoint l’organisation à la suite de l’alliance du Komala avec un petit groupe communiste iranien en 1983, écrit dans un article de 1984 intitulé « Les communistes et les femmes » que le régime de la République islamique est foncièrement « misogyne ». Elle considère que, de manière générale, toutes les théocraties ont un problème fondamental avec l’idée d’égalité entre hommes et femmes2. Voici en substance ce que dit Azar Majedi : « La République islamique est la preuve que les théocraties rejettent intrinsèquement l’idée de l’égalité femmes-hommes et considèrent les femmes comme les esclaves des hommes. L’idéologie des religions est irréconciliable avec le principe de démocratie et d’égalité entre les sexes. Les textes et enseignements religieux promeuvent cette idée de soumission des femmes et les théocraties, une fois au pouvoir, s’appuient sur ces enseignements, pour légitimer leur politique misogyne et réprimer sévèrement toute revendication féminine3. » Ainsi, le port du voile, qui est devenu obligatoire pour toutes les femmes iraniennes après la victoire de la révolution, est manifestement critiqué dans plusieurs écrits de l’organisation pendant cette période sous le nom d’« habit noir4 », même si c’est avant tout le capitalisme qui est le coupable de tous les maux dans la narration de l’organisation. Par exemple, s’appuyant sur cette théorie dans un texte publié en 1987, Layla Danesh écrit : « Si le régime de la République islamique se montre aussi impitoyable dans sa lutte contre les femmes mal voilées, ce n’est pas nécessairement pour défendre une vision rigoriste de l’islam, mais plutôt pour servir les intérêts du capitalisme mondial et de l’impérialisme étranger. Sous couvert de lutter contre les femmes mal voilées et la culture occidentale, le régime de la République islamique s’attaque en réalité à la tranquillité, au mode de vie, aux loisirs et aux valeurs pacifiques de sa population, ce qui a pour effet de stopper sa marche vers le progrès et la condamner à rester éternellement pauvre et isolée du monde5. » Également, la vision égalitaire entre les sexes au sein de la famille illustre

1 Cité dans « Commémoration de 8 mars », Peshro, n° 6, 1985. 2 Azar Majedi, « Le Communisme et la question des femmes », [Komonist’ha va Masely’é Zanan], 1983, p. 2 : hezbe_komonist- hezbe_komonist_masleye_zanan.pdf (consulté le 10 avril 2014). 3 Ibid. 4 J. Rebwar, Poésie de « fille peshmerga », [Kiçe peshmerga], Peshang, 1989, n° 2, p. 53-55. 5 Layla Danesh, « Hijab », Communiste, n° 32, 1978, p. 44.

4 l’attention portée par l’organisation à la question des femmes. Cette organisation insiste sur l’égalité des droits des femmes et des hommes en cas de divorce et pour la filiation des enfants, l’interdiction de la polygamie, l’élévation de l’âge minimum du mariage à dix-huit ans, la liberté de toute personne de plus de dix-huit ans à former une famille de sa propre initiative et la reconnaissance du mariage civil. L’organisation n’attend pas l’autonomie du Kurdistan pour appliquer ces principes mais essaie de les appliquer en son sein pendant les années 1980. La violence faite aux femmes, le mariage forcé, la tradition d’échange des femmes et les dots sont également au centre des critiques formulées par l’organisation1. Si le capitalisme et le régime de la République islamique d’Iran sont clairement désignés comme les causes des souffrances des femmes, la culture patriarcale de la société iranienne et certaines de ses traditions sont également critiquées dans quelques écrits de l’organisation. L’article « Il est de notre devoir de répandre en masse les idées communistes » reprend une célèbre théorie marxiste selon laquelle l’opinion dominante dans la société est celle de la classe dominante. Si les classes sociales inférieures adhérent aux superstitions, au « merveilleux », aux lois divines ou encore au nationalisme, c’est par imitation des classes dominantes : « Les masses laborieuses plient à ce que le capitalisme dominant cherche à leur imposer. C’est notre devoir à nous, communistes, de leur expliquer que les coutumes d’échange des femmes ou encore les dots sont avilissantes pour les femmes. Ces coutumes ne servent que les intérêts des classes possédantes2. »

Malgré la défaite du Komala sur les plans politique et armé à la fin des années 1980, la présence massive des femmes kurdes, et notamment leur engagement en tant que militantes puis peshmergas au sein du Komala, constitue une rupture profonde dans le processus de la socialisation des femmes, confinées pour la grande majorité au statut d’épouse et de mères, permettant ainsi une reconfiguration dans la division sexuelle du travail au sein de la société kurde. Il s’agit d’un véritable bouleversement de la structure socioculturelle qui influence également l’ensemble de la scène politique kurde, non seulement iranienne mais aussi turque, syrienne et irakienne. La figure de la femme active sur la scène politique et plus encore de la femme qui prend les armes bouscule l’essentiel des normes de genre, qui présentent la femme comme « faible » et « fragile », ayant besoin de « protection », à l’opposé de l’homme « fort », « brave » et « combattant »3. Le Komala contribue à modifier plusieurs normes de genre qui

1 Cité dans « Le programme du Komala pour l’autonomie du Kurdistan », [Barname-i Komala baray-i Khudmukhtari-i Kurdistan], op. cit. 2 Iraj Azine, « Il est de notre devoir de répandre en masse les idées communistes », [Tudeh gir shodene Aghayede komonisti yek vazifiyeh tablighate mast], Peshro, n° 2, 1984. 3 Amir Hassanpour, « The (re)production of patriarchy in the Kurdish language », In Shahrzad Mojab (eds.), Women of a Non- State Nation: The Kurds, Costa Mesa, Mazda Publishers, 2001, p. 236.

5 font du « sujet politique », « combattant », « peshmerga », « martyr », des caractéristiques exclusivement « masculines ». La mort violente des dizaines de femmes du Komala, tombées au combat (48 femmes) ou assassinées en prison (41 femmes) pendant les années 1980,1 prouve que les femmes sont également capables de combattre et mourir pour leurs convictions politiques : en ce sens, elles constituent une rupture dans les normes de genre dominantes parmi les Kurdes avant 1979.

2. Objectifs

La période analysée se situe entre 1979, date de la révolution iranienne et de la création du Komala, et 1991, quand l’organisation reconnaît sa défaite à la fois politique et armée et connaît sa première scission. La plupart de ses membres s’exilent alors, notamment en Europe. La présence des femmes au sein du Komala est analysée sur deux périodes : la participation des femmes kurdes à la vie politique au sein de l’organisation des lendemains de la révolution jusqu’en 1981, où plusieurs femmes urbaines kurdes participent aux activités sociopolitiques du Komala. Puis, de 1981 à 1991, les femmes entrent officiellement au sein de l’organisation en tant que peshmergas dans les zones rurales et montagneuses.

Cette étude a deux objectifs principaux : tout d’abord, l’analyse de la participation politique et armée des femmes au sein du Komala de 1979 à 1991. Pour ce faire, il est indispensable d’analyser la situation des femmes kurdes avant la révolution de 1979 afin de comprendre pourquoi, comment et dans quels buts, comme la plupart des Iraniennes, elles participent à ce bouleversement politique. Il s’agit ensuite de mettre en lumière les expériences des femmes au sein de cette organisation dans un contexte où leur engagement est invisible. Malgré le fait que les femmes militantes soient érigées comme « martyres » par l’organisation, leur engagement dans la lutte reste invisible à trois niveaux.

Tout d’abord, bien que cette organisation se considère comme la première organisation politique kurde (en Iran, Irak, Syrie et Turquie) qui fait entrer les femmes dans ses rangs en tant que peshmergas, les traces de leur engagement sont très discrètes. Cela s’exprime par leur faible présence dans les archives de l’époque. Il existe une liste incomplète des femmes de l’organisation mortes lors des années 19802 et une vidéo réalisée par le Komala qui montre le

1 Voir l’index numéro 1. 2 Il existe une liste de 103 femmes martyres du Komala réalisée par l’organisation, mortes pour diverses raisons au cours des années 1980. Cependant, il n’est pas très exact d’après d’une part, les recherches en cours de Golrokh Ghobadi (une femme ex-peshmerga du Komala) et d’autre part, les archives consultées et les entretiens réalisés durant cette étude. Une nouvelle liste a été établie dans le cadre de cette étude, prenant en compte le plus grand nombre d'informations possible (index numéro 1).

6 premier groupe armé de femmes.1 Mais très peu d’écrits existent sur le sujet. La date exacte de l’admission des femmes par le Komala en tant que peshmergas et la date de leur armement ne sont mentionnées dans aucune archive de l’organisation. L’échec politique et armé du Komala, son exil tout d’abord au Kurdistan irakien puis l’exil de la plupart de ses membres vers d’autres pays, notamment en Europe, renforcent encore l’invisibilité des femmes. Comme Dominique Loiseau le souligne à propos de la participation des femmes à la vie politique en France : « D’une manière générale, les luttes de femmes n’ont pas laissé de trace dans la mémoire collective2. » C’est précisément le cas pour les femmes au sein du Komala.

Ensuite, la participation politique et armée de ces femmes n’a fait l’objet d’aucune recherche académique jusqu’à aujourd’hui. Si peu de recherches ont été menées sur le Komala lui-même, la présence politique des femmes en son sein n’y est jamais prise en considération. À titre d’exemple, Farideh Koohi-Kamali3, qui a conduit une recherche précieuse sur les mouvements politiques kurdes en Iran principalement pendant les années 1980, ne porte aucune attention à l’engagement des femmes en tant que peshmergas. C’est dans ce contexte que, comme Sheila Rowbotham le souligne dans son livre Hidden from History, si les femmes sont cachées, rayées de l’histoire, le but de l’histoire des femmes est d’abord de les redécouvrir, de les rendre visibles4 et d’en faire des « sujets d’histoire5 ». Ce travail s’inscrit donc dans cette volonté de documenter et d’analyser l’engagement politique des femmes kurdes dans les années 1979-1991. Et ce d’autant plus que la majorité des femmes du Komala ont aujourd’hui cinquante ans et plus et que des entretiens qualitatifs avec les premières concernées sont encore possibles.

Enfin, les femmes engagées au sein de l’organisation n’ont pas non plus une place particulière dans la mémoire collective des Kurdes, ni chez les Kurdes iraniens ni chez les Kurdes d’autres parties du Kurdistan. Alors que deux figures féminines du Kurdistan irakien,

La liste incomplète du Komala est citée dans Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], Solaimaniyeh, Ranj, p. 2009, p. 470-473. 1Cette vidéo est divisée en trois parties sur Youtube. Retrouvez-les dans : https://www.youtube.com/watch?v=gayBvjTzSug&feature=share; https://www.youtube.com/watch?v=x6xIMZFc488&t=1537s; https://www.youtube.com/watch?v=fUKhYNT35KA&t=17s 2 Cité dans Armelle Le Bras-Chopard, « Le masculin, le sexuel et le politique », Paris, Plon, 2000, p. 167. 3 Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p. 209. 4 Sheila Rowbotham, « Hidden from History », London, Pluto Press, 1975. 5 Michelle Perrot, « Les femmes ou les silences de l’histoire », Paris, Champs Flammarion, 1988.

7 Leyla Qasim1 et Margaret2, sont assez vivantes dans la mémoire collective des Kurdes, surtout ceux d’Irak, et qu’aujourd’hui les femmes guérillas du PKK au Kurdistan de Turquie et les femmes combattantes du Kurdistan de Syrie occupent aussi une place particulière aux yeux des Kurdes3, les femmes du Komala, notamment les 105 femmes de l’organisation mortes au combat, restent assez inconnues et marginalisées. J’étais également concernée par cette méconnaissance des femmes au sein du Komala avant de commencer cette recherche. Alors que je travaille depuis quinze ans en tant que chercheuse sur les femmes kurdes en Iran, je ne connaissais que quelques femmes de cette organisation, plus présentes dans les médias ces dernières années. C’est à travers cette recherche que ma connaissance de cette organisation, ainsi que de ses femmes peshmergas, invisibilisées par la mémoire collective de cette lutte, s’est progressivement améliorée.

Le deuxième objectif de cette recherche est d’analyser les rapports sociaux de sexe au cœur de cette organisation dans l’intervalle mentionné, entre 1979 et 1991. Comme l’affirme Danièle Kergoat, « il ne s’agit pas de “rajouter” les femmes comme un plus qui viendrait colorer le mouvement social, l’analyse de celui-ci restant en dehors de toute prise en compte des rapports sociaux de sexe4 ». Cette thèse s’appuie sur l’idée que « les rapports sociaux de sexe imprègnent en profondeur tous les mouvements sociaux, et que cette considération doit toujours être présente quand on les analyse5 ». Notre objectif est de restituer la (re)production des rapports sociaux de sexe au sein de cette organisation politique kurde. Shahrzad Mojab6, une féministe iranienne de tendance marxiste, observe de près, en tant que femme révolutionnaire, les événements sociopolitiques de cette période dans les régions kurdes. Elle affirme que le

1 Leyla Qasim (1952-1974) est une jeune militante du Kurdistan irakien contre le régime Baath. En 1974, alors qu'elle est étudiante à l'université de Bagdad, elle est accusée d'avoir tenté d'assassiner Saddam Hussein. Elle est arrêtée et pendue après un long procès à Bagdad, le 12 mai 1974. Aujourd'hui, elle est connue comme une martyre « nationale » parmi les Kurdes de quatre parties du Kurdistan. Voir : Nadje Al Ali et Nicola Pratt, « What Kind of Liberation ? Women and the Occupation of Iraq », Berkeley, University of California Press, 2009. 2 Margaret George Shello (1941-1969), une femme chrétienne d’origine assyrienne, est restée dans l'histoire collective des Kurdes comme la première combattante aux côtés des forces kurdes peshmergas irakiennes dans la lutte contre le gouvernement irakien lors des années 1960. La raison de sa mort est toujours contestée. Voir : Martin Van Bruinessen, « From Adela Khanum to Leyla Zana: Women as political Leaders in Kurdish History », In Shahrzad Mojab (eds.), Women of a Non-State Nation: The kurds, California, Costa Mesa, Mazda Publishers, 2001, p. 105-106. 3 Les femmes combattantes kurdes en Syrie contre l’ISIS entre 2014 et 2015 ont une place importante mais contrastée dans les médias. D’un part, elles sont considérées chez les Européens comme des révolutionnaires, des libérées et des libératrices, promettant une liberté non seulement pour un peuple mais aussi pour les femmes du monde entier. D’autre part, dans les médias turcs où il existe un conflit explicite entre le gouvernement turc et le mouvement politique kurde tant en Turquie qu’en Syrie, les femmes combattantes kurdes sont considérées comme des terroristes « déshonorantes », sans enfants mais sexuellement actives. Voir : Mar Toivanen et Bahar Baser, « Gender in the Representations of an Armed Conflict : Female Kurdish Combatants in French and British Media », Middle East Journal of Culture and Communication, n° 9, 2016, p. 294-314; Hilal Alkan, « The Sexual Politics of War: Reading the Kurdish Conflict Through Images of Women », Les cahiers du CEDREF, n°. 22, 2018, p. 68-92. 4 Danièle Kergoat et al., « Les Infirmières et leur Coordination, 1988-1989 », Paris, Lamarre, 1992. 5 Ibid. 6 Shahrzad Mojab, « Introduction: The Solitude of the Stateless: Kurdish Women at the Margins of Feminist Knowledge », In Shahrzad Mojab (eds.), Women of a Non-State Nation: The Kurds, California, Costa Mesa, Mazda Publishers, 2001, p. 9.

8 Komala se démarque des autres organisations politiques kurdes en rompant avec les rapports sociaux de sexe traditionnels. À cet égard, elle écrit : « D’autres organisations qui luttent pour l’autonomie, à l’exception du Komala, ont également poursuivi des politiques de genre conservatrices. » Olivier Grojean écrit également : « Les rapports hommes-femmes constituent une problématique légitime depuis la fondation du parti en 1969. […] D’inspiration maoïste, il s’attaque aux structures “traditionnelles” (et notamment aux tribus) qui incarnent tout à la fois la féodalité et le patriarcat1. » Cependant, il est rare de voir une organisation politique capable d’échapper complètement aux relations de domination entre hommes et femmes. Plusieurs chercheur×e ×s, comme Lucie Bargel2, Olivier Fillieule3, Xavier Dunezat4 et Marie Buscatto5, ayant travaillé sur les questions de genre et le militantisme, soulignent que « le militantisme n’échappe pas non plus au patriarcat6 ». Ils confirment que les organisations militantes mixtes font rarement de la lutte contre le patriarcat une priorité, mais que certaines se préoccupent tout de même d’intégrer davantage de femmes dans leurs rangs en essayant d’en avoir quelques- unes à leur tête et en introduisant « l’égalité des sexes » dans leurs objectifs politiques. Malgré la diversité des ancrages socioculturels et politiques des mouvements, collectifs, partis ou syndicats présentés, l’engagement et l’action politique s’inscrivent dans un système de genre qui différencie et hiérarchise les positions des militantes et des militants au sein de leurs collectifs. Autrement dit, malgré les objectifs émancipateurs de certains collectifs mixtes, ils ne constituent pas un monde éloigné de la domination masculine et des normes de genre. Ils en produisent également. La (re)production des rapports sociaux de sexe ne s’arrête pas en leur sein. Cela peut également être le cas du Komala. Si les femmes kurdes rejoignent la sphère politique au cours de la révolution et des événements ultérieurs, notamment dans les régions kurdes, on ne peut pas pour autant dire que les femmes au sein du Komala occupent une place équivalente à celle des hommes.

Cette étude se structure autour de la problématique centrale suivante : dans quelle mesure le projet politique du Komala et l’engagement des femmes dans la vie politique et la lutte armée

1 Olivier Grojean, « Penser l’engagement et la violence des combattantes kurdes : des femmes en armes au sein d’ordres partisans singuliers », In Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod, La lutte armée, instrument d’émancipation des femmes?, Presses de l’INALCO, 2019, p. 186. 2 Lucia Bargel, « La socialisation politique sexuée : apprentissage des pratiques politiques et normes de genre chez les jeunes militantes », Nouvelles Questions Féministes, n° 3, vol. 24, 2005, p. 36-49. 3 Olivier Fillieule, « Travail militant, action collective et rapports de genre », In Olivier Fillieule et Patricia Roux (eds.), Le sexe du militantisme, Lausanne, Sciences Po. 2009, p. 21-72. 4 Xavier Dunezat, « Trajectoires militantes et rapports sociaux de sexe », In Olivier Fillieule et Patricia Roux (eds.), Le sexe du militantisme, Lausanne, Sciences Po. 2009, p. 243-260. 5 Marie Buscatto, « Syndicalisme en entreprise : une activité si "masculine"... », In Olivier Fillieule et Patricia Roux (eds.), Le sexe du militantisme, Lausanne, Sciences Po. 2009, p. 75-91. 6 Patricia Roux et al., « Le militantisme n'échappe pas au patriarcat », Nouvelles Questions Féministes, n° 3, vol. 24, 2005, p. 4-16.

9 ont-ils permis une transformation des rapports sociaux de sexe au sein de ce parti ? Répondre à cette question nécessite de poser un ensemble de sous-questions concernant les différentes périodes étudiées dans cette thèse.

1) La participation des femmes kurdes à la révolution

— Dans quel contexte, à partir de quelle période, et comment participent-elles à la révolution de 1979 ?

Quelles sont leurs revendications en tant que révolutionnaires ?

2) L’engagement des femmes kurdes en tant que sympathisantes du Komala du 11 février 1980 jusqu’en 1981

— Quelles catégories de femmes s’intéressent à cette organisation et quelles sont leurs motivations pour s’engager ?

— Quels obstacles (familiaux, sociétaux et organisationnels) rencontrent-elles en s’engageant ?

— Dans quels domaines sont-elles impliquées et quelles sont leurs revendications ?

— Pourquoi quittent-elles l’espace urbain pour devenir peshmergas ?

3) L’engagement des femmes en tant que combattantes au sein du Komala de 1981 à 1991

— Sous quelles modalités deviennent-elles peshmergas armés ?

— Quelles mesures sont prises par l’organisation afin de gérer la question de la mixité ?

— Quelles sont les pratiques familiales au sein des couples peshmergas ?

— Quelle est la place des femmes peshmergas dans la hiérarchie de cette organisation ?

Pour répondre aux questions mentionnées, cette recherche s’inspire principalement du champ des études de genre (elle est interdisciplinaire entre l’histoire, la science politique, la sociologie), en particulier des travaux sur l’hétérogénéité de la catégorie « femmes », sur le genre du militantisme ainsi que le genre et la lutte armée.

10 3. Définition de l’objet et cadre d’analyse

3.1. Sexe, genre et rapports sociaux de sexe Les études sur le genre partent de questions très concrètes pour tenter notamment de comprendre comment on devient homme ou femme. En 1949, Simone de Beauvoir écrit dans Le Deuxième Sexe : « On ne naît pas femme, on le devient1 » et quelques décennies plus tard, Françoise Héritier écrit : « On ne naît pas homme, on le devient2. » Ces deux citations, qu’un demi-siècle sépare, illustrent les interrogations sur les fondements historiques et sociaux du genre. Alors que le terme anglophone de Gender en tant que construction sociale est élaboré par une sociologue féministe, Ann Oakley, afin de dénoncer l’absence des femmes comme sujets et objets de la recherche scientifique3, les études sur le genre traversent l’ensemble des disciplines de sciences humaines et sociales. Contestant une recherche qui se décline invariablement au masculin neutre, les féministes soutiennent la nécessité de penser le sexe comme catégorie sociale et les femmes comme groupe social. Rompant avec une vision biologique des différences de comportement entre hommes et femmes, elles distinguent deux notions : sexe et genre. Si le mot « sexe » indique un déterminisme biologique implicite en faisant référence à la nature, aux différences biologiques entre hommes et femmes, mâles et femelles, le concept du « genre » renvoie à la culture et concerne la classification sociale et culturelle en masculin et féminin. Parler de genre, ce n’est pas contester l’existence de différences biologiques entre hommes et femmes et ce n’est pas non plus contester l’existence de comportements, de compétences, de positions qui s’observent davantage chez les hommes ou chez les femmes. Mais c’est contester l’idée que ces différences découlent de la « nature » des hommes ou de la « nature » des femmes. Le « genre » souligne l’aspect relationnel des définitions normatives de la féminité. C’est défendre l’idée que ces différences sont socialement construites à travers un ensemble de mécanismes complexes4. Cette thèse fait notamment travailler la notion de « division sexuelle du travail5 » qui s’organise selon deux grands principes : tout d’abord, le principe de « séparation » attribue aux hommes et aux femmes des « travaux » différents, assignant prioritairement les hommes à la sphère dite productive (travail

1 Simone de Beauvoir, « Le deuxième sexe. L’expérience vécue », Paris, Gallimard, 1949. 2 Françoise HERITIER, « Masculin/ Féminin. La pensée de la différence », Paris, Odile Jacob, 1996, p. 22. 3 Ann Oakley, « Sex, Gender and Society », New York, Harper colophon Books, 1972. 4 Cette idée du biologique comme un élément invariant, totalement prédéterminé et non modifiable au cours de l’existence est aujourd’hui complétement contestée. Le biologique est lui-même objet de réélaboration psychologique et sociale. Avec les recherches sur les sexualités, et notamment le courant Queer, la normativité présente dans la notion de genre tend à être dépassée. Voir : Judith Butler, « Gender Trouble: Feminism and the Suberverion of Identity », New York, Routledge, 1990. 5 Danièle Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », In Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur, Genre et économie : un premier éclairage, Genève, Graduate Institute Publications, 2001, p. 78-88 ; Jules Falquet, « Division sexuelle du travail révolutionnaire : Réflexions à partir de l’expérience Salvadorienne (1970-1994) », Cahiers des Amériques Latines, n° 40, 2013, p. 109-128.

11 professionnel) et les femmes à la sphère dite reproductive (travail domestique). Ensuite, le principe de « hiérarchisation » attribue aux « travaux d’hommes » une valeur supérieure à celle attribuée aux « travaux de femmes »1.

La notion de « rapports sociaux de sexe », conceptualisée entre autres par Danièle Kergoat2, prend appui sur une analyse marxiste expliquant qu’il n’y a pas un monde féminin et un monde masculin, mais un système des rapports sociaux de sexe qui produit le féminin et le masculin et en fait un « arrangement social3 » informant chacun×e sur qui est dominé×e et qui est dominant. Comme le souligne Annie Bidet-Mordrel, « les rapports entre les hommes et les femmes ne sont pas de simples relations interindividuelles, car celles-ci s’inscrivent dans des rapports sociaux qui transcendent les individus. Il s’agit de rapports d’antagonisme et de pouvoir non pas naturellement définis, mais historiquement et socialement construits. Ils ont pour enjeux la sexualité et le travail, à travers des mécanismes d’exploitation et des dispositifs de domination, de production et d’intériorisation de différences, de naturalisation, de normalisation. Ils se traduisent, partout dans le monde, avec plus ou moins d’intensité, en violence, inégalités de toutes sortes, subordination, exclusion partielle ou totale du politique4. » Dans la quasi-totalité des sociétés, la distribution des ressources entre hommes et femmes comme les valorisations symboliques sont inégales. En d’autres termes, ces rapports sociaux sont d’abord et avant tout basés sur un rapport hiérarchique entre les sexes, c’est-à-dire un rapport de pouvoir, et non un simple principe de « classement » comme l’indique Colette Guillaumin : « Ces rapports sociaux reposent d’abord et avant tout sur un rapport hiérarchique entre les sexes ; il s’agit bien là d’un rapport de pouvoir5. » Ces rapports sociaux produisent une des divisions fondamentales de la société : celle entre groupes sociaux de sexe antagonique. Cette hiérarchisation est nommée de différentes façons : « patriarcat » chez Christine Delphy6 et Nicole-Claude Mathieu7 ou « domination masculine » chez Pierre Bourdieu8. Selon cette perspective, les rapports sociaux de sexe créent une « identité féminine » qui dispense et même empêche les femmes d’inventer leurs pratiques et de s’inventer, contribuant ainsi à la constitution d’un groupe minoritaire.

1 Danièle Kergoat, « Plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux », Le sexe du travail, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1994. 2 Ibid. 3 Erving Goffman, « Arrangement between ths sexes », Theory and Society, n° 3, vol. 4,1977, p. 301-331. 4 Ann Bidet-Mordrel, (eds.), « Les rapports sociaux de sexe », paris, PUF, 2010, p. 6. 5 Colette Guillaumin, « Sexe, race et pratique de pouvoir : l’idée de nature », Paris, Côté-Femmes, 1992. 6 Christine Delphy, « Penser le genre : quels problèmes ? », In Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail, and Hélène Rouch (eds.), Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes, Paris, CNRS, 1991, p. 89-101. 7 Nicole-Claude Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », Épistémologie sociologique, n°11, 1971, p. 19-39. 8 Pierre Bourdieu, « La domination masculine », paris, seuil, 1998.

12 Cependant, comme Howard S. Becker le souligne, les frontières entre ce qui serait un espace masculin et un espace féminin sont mouvantes1. Le genre est, lui-même, un concept aux frontières fluctuantes et, selon Rada Iveković, « culturellement conditionnées2 ». En effet, les rapports sociaux de sexe n’ont rien de fixe et, selon le temps et l’espace, ils évoluent, se redéfinissent et se défont en fonction des circonstances de l’histoire. À titre d’exemple, les révolutions, les conflits armés peuvent bouleverser l’ordre prédéfini des rapports sociaux de sexe3. Dès que le conflit armé éclate, les points de repère traditionnels de la communauté deviennent plus flous ou disparaissent sous la pression des événements sociopolitiques. Des travaux anthropologiques montrent que les rôles et statuts attribués aux hommes et aux femmes varient d’une société à l’autre4 mais que la valeur attribuée à ce qui relève du masculin est invariablement supérieure à celle qui est attribuée à ce qui relève du féminin5.

Le genre en tant que concept insiste sur l’aspect relationnel des rapports sociaux de sexe. Ainsi les femmes ne sont pas une catégorie indépendante de celle des hommes. Le genre met plutôt l’accent sur un système de rapports sociaux hiérarchisés. De ce fait, il est insuffisant d’étudier la place ou le rôle des femmes d’une manière isolée des hommes car cela reviendrait à occulter les rapports sociaux de sexe qui pourtant ont une influence considérable sur leur statut social. En effet, l’histoire du genre n’annule pas l’histoire des femmes, elle la complète6. En se focalisant sur le genre, on peut détourner le piège qui consiste à prendre comme objet d’analyse les femmes comme une catégorie indépendante de celle des hommes. C’est seulement à travers leurs interactions que nous pouvons mieux comprendre les raisons pour lesquelles les femmes sont marginalisées ou invisibles et pourquoi elles occupent en grande partie une place inférieure à celle des hommes7. S’intéresser au genre ne signifie pas uniquement s’intéresser aux femmes (ou aux hommes), mais appréhender les femmes et les hommes comme les éléments indissociables d’un système qui doit être regardé dans son fonctionnement d’ensemble, et notamment les rapports de pouvoir.

1 Howard S. Becker, « Biographie et mosaïque scientifique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 62-63, 1986, p.105-110 2 Rada Ivekoviç, « Le sexe de la nation », Paris, Léo Scheer, 2003, p. 33. Voir aussi : Nicole-Claude Mathieu, Mathieu, « Les transgressions du sexe et du genre à la lumière de données ethnographiques », In Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail, and Hélène Rouch (eds.), Sexe et genre, Paris, CNRS, 2002, p. 69-79. 3 Nadine Puechguirbal, « Le genre entre guerre et paix », Paris, Dalloz, 2007, p. 8. 4 Nicole-Claude Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », op. cit. ; Nicole-Claude Mathieu, « Homme-culture et femme-nature ? », L’Homme, n° 3, vol. 13, 1973, p. 101-113. 5 Françoise Héritier, « L’exercice de la parenté », Paris, Hautes études/Gallimard-le seuil, 1981. 6 Françoise Thébaud, « Écrire l’histoire des femmes et du genre », Lyon, ENS, 2007. 7 Françoise Gaspard cité dans Nadine Puechguirbal, « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 2-3.

13 3.2. Imbrication des rapports sociaux : genre et ethnicité Les rapports sociaux de sexe se (re)produisent partout au détriment des femmes, créant ainsi une « classe des femmes » en position de subalternité selon les premières théoriciennes du féminisme matérialiste en France comme Christine Delphy, Paola Tabet et Nicole-Claude Mathieu. Cependant, l’oppression de sexe n’est pas la seule source d’oppression des femmes. En effet, à partir des années 1970, le Black Feminism et les féministes issues des sociétés ex- colonisées (les féministes postcoloniales) et plus tard les féministes queer mettent en cause l’homogénéité de cette classe des femmes pour souligner les positions différentes en son sein. En l’accusant de « reproduire en son sein même le racisme et l’hétérosexisme, les hiérarchies de classe et les préjugés ethniques1 », elles mettent l’accent sur « la nécessité de penser au-delà d’une analyse du genre, lui opposant l’intersection des positions de genre avec la classe et la race, un processus qui rend visibles d’autres relations de domination, comme celles qui s’exercent entre femmes2 ». En soulignant les apories du féminisme dit de la seconde vague dans diverses sociétés occidentales, elles mettent en avant les expériences des femmes non blanches qui sont structurées certes par l’oppression sexiste mais aussi par d’autres formes d’oppression, raciste, de classe, d’ethnicité et de sexualité. Selon elles, « les principaux systèmes d’oppression sont imbriqués » car c’est la synthèse de toutes ces oppressions qui « crée les conditions » dans lesquelles vivent toutes celles qui n’appartiennent pas à la catégorie des femmes blanches, occidentales et de la classe moyenne, comme les femmes noires3. Cette critique par les féministes noires et postcoloniales a un impact considérable sur les féminismes aux États-Unis et en Grande-Bretagne depuis les années 1980 et plus tard en France, notamment chez les féministes matérialistes radicales au début des années 2000. Désormais, une réflexion importante au sujet de l’imbrication des différents rapports sociaux de domination et, par conséquent, une remise en cause de l’homogénéité de la catégorie « femmes » est engagée au sein des féminismes dans ces pays4. Considérer que les différents rapports sociaux de domination s’imbriquent revient à estimer que l’oppression des femmes varie en fonction de leur situation respective au sein des divers rapports sociaux d’oppression, que les femmes ne sont pas toutes opprimées de la même manière. Il s’agit de mobiliser des outils d’analyse tels que l’intersectionnalité proposée par la féministe africaine-américaine Kimberlé Crenshaw en

1 Nancy Fraser, « Multiculturalisme, anti-essentialisme et démocratie radicale. Genèse de l'impasse actuelle de la théorie féministe », Cahiers du genre, n° 39, vol. 2, 2005, p. 35. 2 Chantal Maillé, « Réception de la théorie postcoloniale dans le féminisme québécois », Recherches féministes, n° 2, vol. 20, 2007, p. 91-111. 3 Jules Falquet « Déclaration du Combahee River Collective », In Elsa Dorlin (eds.), Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975- 2000, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 59-73. 4 Elsa Dorlin, « Introduction. Black feminism Révolution ! La Révolution du féminisme Noir ! », In Elsa Dorlin (eds.), Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 28.

14 19891, la consubstantialité des rapports sociaux proposée par Elsa Galerand et Danièle Kergoat en 20142 ou l’articulation, l’imbrication de Patricia Hill Collins en 20003.

Parallèlement, depuis une trentaine d’années, la question de l’ethnicité attire l’attention de certaines universitaires féministes. L’ethnicité est une construction sociale, comme le montre Danielle Juteau : « Ce que je propose […], c’est une approche à la fois objective et subjective de l’ethnicité qui s’éloigne de l’essentialisme de type naturaliste et culturaliste4. » Cette approche, selon elle, « se penche sur la constitution de frontières mouvantes et fluctuantes reposant sur des relations sociales qui rendent opérantes des différences culturelles à partir desquelles se mobilisent des acteurs sociaux5 ». Dans son article « L’ethnicité comme rapport social »,6 l’auteure souligne que l’ethnicité est un fait social7 qui se construit à partir de cultures déjà existantes et que « la frontière ethnique contient une face interne, rapport à soi, et une face externe, rapport à l’autre8 ». En effet, l’ethnie est définie de manière dynamique et interactionnelle, elle peut être définie de l’intérieur par les concernés mais de l’extérieur par les autres, notamment des groupes voisins ou des observateurs lointains. Cette forme d’identité collective désigne une partition entre « Nous » et « Eux », la partition référée à une différence naturalisée9 . Le concept d’ethnicité désigne la production et l’activation de certaines formes d’identité communautaire au cœur des sociétés, chez des individus qui pensent avoir en commun une origine distinctive les distinguant du reste de la société. Il est plutôt lié au statut qu’à la culture, le statut associé au fait de se voir collectivement comme « différents » et d’être collectivement vus comme « différents » des autres.

Les dynamiques d’identification ethnique et la construction de lignes de partage entre Eux et Nous ne produisent pas des relations neutres. Elles fabriquent des normes et une

1 Kimberla Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, vol. 140, 1989, p. 139-167. 2 Elsa Galerand et Danièle Kergoat, « Consubstantialité vs intersectionnalité? À propos de l’imbrication des rapports sociaux », Nouvelles pratiques sociales, n° 2, vol. 26, 2014, 44-61. 3 Patricia Hill Collins, « Gender, Black Feminism, and Black Political Economy », The Annals of the American Economy of Political and social Science, n° 1, vol. 568, 2000, p. 41-53. 4 Danielle Juteau, « L'ethnicité comme rapport social », Mots, n° 1, vol. 49, 1996, p. 98-99. 5 Ibid, p. 99. 6 Ibid. 7 C’est, en effet, Max Weber, le premier, qui s’écarte radicalement de la vision essentialiste de l’appartenance ethnique. Il y a un siècle environ, il introduit le critère social conjointement avec le critère psychologique : il fait de l'ethnicité un produit de la cognition sociale. Les groupes « ethniques », écrit Weber, sont « ces groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté́ d'origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation -peu importe qu'une communauté de sang existe ou non objectivement ». Il faut noter que Max Weber n'emploie pas le substantif « ethnicité », qui est de formation récente, mais seulement l’adjectif ethnique, accolé à divers noms. Cité dans Max WEBER, « Économie et société », Paris, Plon, 1995, p. 130. 8 Danielle Juteau, « L 'ethnicité́ et ses frontières », Montréal, Les Presses de l'Université́ de Montréal, 1999, p. 67. 9 Françoise Lorcerie, « L’école et le défi ethnique », Paris, INRP-ESF, 2003, p. 6.

15 normalité par rapport auxquelles les individus et groupes se classent ou sont classés de manière inégalitaire en supérieurs et inférieurs ou en majorité et minorité1. D’après Danielle Juteau, « l’ethnicité est conçue comme fluide et construite à l’intérieur de relations inégalitaires, comme un rapport social possédant une face externe, rapport à autrui et une face interne, rapport à une histoire et à une origine commune2 ». Ce rapport inégalitaire n’est pas récent, mais est engendré notamment par le colonialisme, la migration (au niveau international) et la création d’États nationaux.3 Parmi les différents concepts tels que groupe dominé, exploité, opprimé ou minorité qui relèvent les rapports inégalitaires entre groupes ethniques, plusieurs chercheures comme Colette Guillaumin, Pascal Simon, Hélène Bertheleu préfèrent utiliser la dernière4. Car, le groupe minoritaire ne se voit pas seulement l’objet d’un « traitement diffèrent et inégal5 », « il est aussi limité en droit, à travers un discours et parfois un codage directement juridique qui lui impute une moindre capacité et le confine dans un particularisme, l’éloignant de l’universalité et de la généralité à laquelle prétend le majoritaire6 ». La notion de minorité renvoie à un rapport qui « a deux faces, l’une concrète et l’autre idéologico-discursive », et « unit à l’intérieur du même univers symbolique minoritaires et majoritaires »7. Contrairement au groupe majoritaire qui sont « les individus et les groupes dotés du fait de leur origine supposée d’un avantage dans l’échange social8 », les minorités ethniques en tant que dominées sont « les individus et les groupes qui se trouvent exposés à des désavantages dans l’échange social en raison de leur origine supposée9 ». Par exemple, la construction de l’État national suscite un processus d’homogénéisation ou d’assimilation dans la plupart des pays tels que France, Grande-Bretagne, Canada, Turquie, Iran10. Raymond Aron dit à ce sujet : « Le type idéal d’un État national est celui d’une unité politique, dont les citoyens appartiennent tous à une même culture et manifestent la volonté de vivre en une communauté autonome11. » Selon

1 Ibid. 2 Danielle Juteau, « Ethnicité et nation », In Helena Hirata et Daniele Senotier (eds.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 67. 3 Danielle Juteau, « L'ethnicité comme rapport social », op. cit., p. 99. 4 Cité dans Nicolas Jounin et al., « Ethnicisassions ordinaires, voix minoritaires », Sociétés contemporaines, Presses de Sciences Po, n° 70, vol. 2, 2008, p. 7-23. 5 Louis Wirth, « The problems of minority groups », In Ralph Linton (eds.), The Science of Man in the World Crisis, New York, Columbia University Press, 1945, p. 347-72. 6 Cité dans Nicolas Jounin et al., « Ethnicisassions ordinaires, voix minoritaires », op. cit., p. 9. 7 Danielle Juteau, « L'ethnicité comme rapport social », op. cit., p. 135. 8 Françoise Lorcerie, « L’école et le défi ethnique », op. cit., p. 24-25. 9 Ibid. 10 Voir : Akbar Aghajanian, « Ethnic Inequality in Iran : An Overview », International Journal of Middle East Studies, n° 2, vol. 15, 1983, p. 211-224; Alam Saleh, « Ethnic Identity and the State in Iran », New York, Palgrave Macmillan, 2013; Nayereh Tohidi, « Ethnic and Religious Minority Politics in Contemporary Iran », In Ali Gheissari (eds.), Contemporary Iran, London, Oxford University Press, 2009, p. 299-323; Touraj Atabaki, « Ethnic diversity and territorial integrity of Iran », Iranian Studies, n° 1, vol. 31, 2005, p. 23-44; Rasmus Christian Elling, « Minorities in Iran: Nationalism and Ethnicity after Khomeini », New York, Palgrave Macmillan, 2012. 11 Cité dans Nicolas Tenzer, « Philosophie politique », Paris, PUF, 1994, p. 469.

16 ce point de vue, la plupart des États nationaux et civiques s’opposent à une nation multiethnique et hétérogène et les rapports inégalitaires entre les majorités et minorités de telles sociétés commencent à apparaître. La construction de l’ethnicité s’articule avec les autres rapports sociaux. Les théoriciennes féministes se donnent alors deux objectifs pour travailler cette articulation : tout d’abord, examiner la manière dont l’appartenance ethnique s’entrecroise et s’articule avec la question de genre, puis comprendre le rapport spécifique des femmes au groupe ethnique1. Les modalités du rapport des femmes à l’ethnicité diffèrent selon qu’elles appartiennent à un groupe ethnique majoritaire ou minoritaire à deux niveaux.

D’une part, selon Colette Guillaumin, les groupes minoritaires ethniques vivent dans une situation d’oppression qui les définit en tant que minorité ethnique, et en même temps, ils se retrouvent particuliers par rapport au groupe majoritaire qui incarne le général. En d’autres termes, le groupe minoritaire ethnique évolue dans un rapport de dépendance par rapport à la majorité à différents niveaux. Selon la théorie de la domination symbolique, dans sa généralité, ils sont « exposés aux normes dominantes et subissent une pression pour s’y conformer2 ». Par exemple, malgré la composition multiculturelle et multilinguistique de la population iranienne, le nationalisme persan constitue l’idéologie de l’État depuis la fin du XIXe siècle. Avec l’avènement de l’État-nation moderne, notamment après l’émergence de la dynastie Pahlavi (1925-1979), les autres identités iraniennes non persanes, turque, kurde, arabe, sont réprimées au profit des politiques souhaitant former « un pays, une nation et une langue ». En marginalisant et criminalisant les identités non persanes d’une manière systématique et en les traitant comme des « ethnies fabriquées », le gouvernement iranien réussit à imposer progressivement l’identité persane comme seule identité de tous les peuples iraniens3. Cependant, la supériorité de la langue persane ne signifie pas l’égalité socio-économique entre le groupe ethnique dominant et les groupes ethniques dominés. Les groupes ethniques habitant majoritairement dans les régions périphériques deviennent également les groupes les plus défavorisés sur le plan socio-économique. À cet égard, les minorités ethniques souffrent d’inégalités importantes dans l’accès à l’éducation, l’emploi, etc.4. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les femmes. Dans un tel contexte, certains universitaires non persans5, afin de faire la lumière sur ce type de politique gouvernementale envers les groupes ethniques

1 Danielle Juteau, « Ethnicité, nation et sexe-genre », Les Cahiers du Gres, n° 1, vol. 1, 2000, p. 53-57. 2 Françoise Lorcerie, « L’école et le défi ethnique », op. cit., p. 17. 3 Kamal Soleimani et Ahmad Mohammadpour, « Can non-Persians speak? The sovereign’s narration of “Iranian identity », Ethnicities, n° 5, vol. 19, 2019, p. 925–947. 4 Colette Guillaumin, « L'idéologie raciste », Paris, Gallimard, 2002, p, 119-120. 5 Kamal Soleimani et Ahmad Mohammadpour, « Can non-Persians speak? The sovereign’s narration of “Iranian identity », op. cit.; Alireza Asgharzadeh, « Iran and the Challenge of Diversity », New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 179.

17 iraniens non persans, utilisent le concept du « colonialisme interne1 ». Concernant les femmes appartenant aux minorités ethniques, elles ne peuvent pas avoir la même expérience que les femmes du groupe majoritaire sur les plans culturel, politique et socio-économique. La plupart d’entre elles occupent toujours une position inférieure dans l’ensemble des sphères socio- économiques comme l’éducation, la santé et l’emploi. Au sujet de l’accès à l’éducation des femmes en Turquie, Metin Yüksel montre que l’appartenance ethnique est déterminante : « Les femmes kurdes sont beaucoup plus défavorisées que leurs homologues turques en ce qui concerne leur niveau d’éducation2. »

D’autre part, en ce qui concerne la (re)production des rapports sociaux de sexe, la question de l’ethnicité joue également. À cet égard, plusieurs questions, comme « comment les rapports de sexe interviennent-ils dans la construction des frontières entre Nous et Eux ? » et inversement, « comment le Nous se définit-il en fonction notamment des femmes et de leur place dans une collectivité ethnique ou nationale ? » se posent. Tout d’abord, selon le caractère hiérarchique des rapports entre hommes et femmes dans des groupes ethniques ou sociaux dominés3 , la distribution des ressources matérielles et symboliques au sein des groupes minoritaires ethniques fonctionne toujours au détriment des femmes4. Elles accèdent non seulement moins que les femmes du groupe majoritaire au service public (santé, éducation, emploi), mais elles y accèdent également moins que les hommes de leur groupe ethnique. Metin Yüksel affirme ainsi : « Il y a un grand fossé entre les hommes et les femmes kurdes. Bien que les hommes et les femmes kurdes appartiennent à la même origine ethnique, leur accès à l’éducation diffère considérablement. Cette différence montre que l’expérience d’être kurde n’est pas la même chose pour les hommes et les femmes kurdes5. » Les questions touchant au genre sont souvent révélatrices des frontières ethniques. La production et la transmission de l’ethnicité se réalisent au cœur des tâches dites féminines (travaux domestiques, soins et éducation des enfants). Autrement dit, le rapport des femmes à l’ethnicité passe d’abord et avant tout par leur contribution à la reproduction biologique et culturelle du groupe ethnique. Elles sont responsables de la préservation du réservoir culturel ethnique dans le temps et l’espace. À cet égard, leur comportement doit être conforme à la doxa identitaire sous peine de dissolution

1 Ismail Besikçi, un sociologue turc, est le premier universitaire à utiliser le concept du colonialisme interne pour décrire la situation socio-politique du Kurdistan en Turquie au milieu des années 1960. Cité dans Kamal Soleimani et Ahmad Mohammadpour, « Can non-Persians speak? The sovereign’s narration of “Iranian identity », op. cit., p. 3. 2 Metin Yuksel, « The Encounter of Kurdish Women with Nationalism in Turkey », Middle Eastern Studies, n° 5, vol. 42, 2006, p. 779. 3 Lise NOËL, « L’intolérance : une problématique générale », Montréal, Boréal, 1991. 4 Colette Guillaumin, « Sexe, race et pratique de pouvoir : l’idée de nature », op. cit. 5 Metin Yuksel, « The Encounter of Kurdish Women with Nationalism in Turkey », op. cit., p. 9.

18 de l’identité ethnique des générations futures. Le sexe-genre et l’ethnicité sont transmis aux enfants dans le même mouvement d’humanisation issu du travail des mères. Ces deux identités sont intimement liées et se nourrissent mutuellement1. Dans un contexte où l’identité collective des minorités ethniques peut être menacée par le groupe majoritaire, les femmes peuvent vivre des situations contradictoires. Comme la recherche de Nazli Kibria sur les femmes américaines d’origine vietnamienne le montre, la communauté ethnique peut, d’une part, être une source de solidarité entre des membres des groupes minorisés pour faire face à la discrimination extérieure au groupe ; mais, d’autre part, la communauté ethnique peut aussi être une source d’oppression pour ses membres, surtout les femmes, qui veulent s’adapter à une nouvelle société2. Selon Vanaja Dhruvarajan, les rôles des femmes créés pour renforcer la solidarité ethnique existent souvent au détriment de leurs intérêts en tant que femmes3. Autrement dit, les libertés individuelles des femmes dans de tels groupes sont souvent limitées dans le but de respecter les valeurs socioculturelles de la communauté dominée. Dans une telle situation, sans tenir compte des multiples racines de l’oppression des femmes appartenant à une minorité, leurs traditions et leur culture sont largement citées comme la seule source de l’oppression des femmes. Le racisme du groupe majoritaire les réduit à de simples victimes de leur culture patriarcale. À l’égard des femmes kurdes en Turquie, Hilal Alkan dit : « En Turquie, les femmes kurdes ont été le plus souvent associées à des taux de natalité élevés, à la polygamie, aux mariages précoces et aux crimes d’honneur. Les taux de natalité élevés par femme créent une indignation morale dans le contexte de la migration kurde vers les villes, souvent accompagnée de propos désobligeants. Les mariages précoces sont présentés par des images sensationnelles de petites filles en robe de mariée, constituant un “problème kurde”. Les crimes d’honneur sont souvent désignés comme des meurtres coutumiers, faisant référence aux traditions intemporelles du Kurdistan. Les femmes kurdes apparaissent comme une simple installation (machine) de reproduction, utilisée et violentée par les hommes, sans agency propre, conformément aux conceptions de la femme dans d’autres contextes (post)coloniaux. Elle est la femme à sauver4. »

En conséquence, si les études de genre s’intéressent principalement à la question des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, cette recherche s’inscrit dans la lignée des

1 Danielle Juteau, « L 'ethnicité́ et ses frontières », op. cit. 2 Nazli Kibria, « Family Tightrope: The Changing Lives of Vietnamese Americans », Princeton, Princeton University Press, 1993. 3 Vanaja Dhruvarajan, « The Multiple Oppression of Women of Colour », In Ormond McKague (eds.), Racism in Canada, Saskatoon, Fifth House Publishers, 1991, p. 101-104. 4 Hilal Alkan, « The Sexual Politics of War: Reading the Kurdish Conflict Through Images of Women », Les cahiers du CEDREF, n° 22, 2018, p. 71-72.

19 travaux qui montrent l’articulation de ces rapports avec d’autres rapports sociaux. Ces travaux ouvrent ainsi de nouvelles perspectives scientifiques qui saisissent de manière plus fine la complexité inhérente à l’imbrication des rapports de genre avec d’autres rapports de pouvoir. En d’autres termes, il s’agit de comprendre comment ces rapports de pouvoir, en particulier l’ethnicité, structurent et sont structurés par les rapports sociaux de sexe. Cela permet aussi de montrer la pluralité des modes d’action et d’alliance des femmes selon leur diversité en tenant compte à la fois de leurs intérêts contradictoires et de leurs intérêts convergents.

3.3. Militantisme et (re)production des rapports sociaux de sexe À partir de la fin des années 1970, l’histoire et la sociologie des mobilisations, surtout au sein des partis politiques y compris conservateurs ou progressistes, sont enrichies par des approches qui, peu à peu, veulent théoriser la sexuation du social en termes de genre ou de rapports sociaux de sexe. L’utilisation de ce concept dans l’analyse des organisations militantes fait également l’objet, depuis une vingtaine d’années, d’une attention croissante1. Ce questionnement émerge à la rencontre de la sociologie des mouvements sociaux et celle des rapports sociaux de sexe2 et des études sur le genre3. L’introduction du concept de genre modifie le modèle de réflexion sur l’inclusion des femmes dans le champ social et politique. On voit bien que dans les milieux militants comme ailleurs dans la société, les mêmes rapports sociaux de genre existent, y compris chez les groupes les plus progressistes. Le concept de genre met à nu les rapports sociohistoriques responsables des nombreuses inégalités entre les sexes. De plus, il met en évidence le fait que les militants, eux-mêmes, produisent et reproduisent également ce genre de rapports hiérarchisés.

Avant l’utilisation de ce concept au sein du militantisme, ce domaine est considéré comme neutre et les représentations et les pratiques masculines interprétées comme la norme de l’activité militante. Et les raisons de l’exclusion des femmes des mobilisations, les obstacles à leur engagement, les spécificités de leur inscription militante et leur invisibilité sont largement minimisés4. L’analyse différenciée selon les sexes dans la vie politique comporte toutefois le

1 Olivier Fillieule et Patricia ROUX, « Le Sexe du militantisme », Lausanne, Sciences Po. 2009 ; Xavier DUNEZAT et Elsa GALERAND (eds.), « Les conflits dans les mouvements sociaux », Raison présente, n° 186, 2013 ; Alban JACQUEMART, « Engagement militant », Dictionnaire Genre & science politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 215-226. 2 Danièle KERGOAT, « Se Battre, disent-elles », Paris, La Dispute, 2012 ; Lucia BARGEL et Xavier DUNEZAT, « Genre et militantisme », In Olivier Fillieule et al., (eds.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 248-255. 3 OLIVIER Fillieule et al., « Militantisme et hiérarchies de genre », Politix, n°. 78, 2007 ; Laure BERENI et Anne REVILLARD, « Un mouvement social paradigmatique ? Ce que le mouvement des femmes fait à la sociologie des mouvements sociaux », Sociétés contemporaines, n° 85, 2012, p. 17-41. 4 Michelle PERROT, « Les Femmes ou les silences de l’histoire », Paris, Flammarion, 1998 ; Ann Oakely, « Sex, Gender and Society », New York, Harper Colophone Books, 1972, P. 225 ; Joan Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du Grif, n° 37-38, 1988, p. 125-153 ; Llana Lowy et Hélène Rouch, « Genèse et développement du genre : les

20 risque de réifier les catégories de sexe et d’aboutir à une simple description des « différences » de situations vécues par les femmes et les hommes, sans forcément analyser la construction des rapports de pouvoir qui produisent ces différences au sein des partis politiques. Pour éviter cet écueil, les sociologues féministes des mouvements sociaux introduisent le concept d’« organisations genrées », emprunté à Joan Acker1. Le genre permet d’analyser les organisations comme des processus genrés dans lesquels les rapports de genre sont masqués par l’idéologie de la neutralité. L’utilisation du concept de genre mobilisé pour analyser le militantisme, quels que soient le but et l’idéologie du groupe politique permet donc de mettre en question les prétentions du militantisme lui-même, qui se voit comme exempt des rapports sociaux de sexe ou en dehors du système patriarcal de la société. Ce concept tente d’expliquer les relations de pouvoir qui éloignent les femmes de la politique. En effet, si les rapports sociaux de sexe s’imposent au militantisme « de l’extérieur », ils se fabriquent et se (re)produisent également à l’intérieur du militantisme, comme le souligne Françoise Thébaud : « La politique construit le genre et le genre construit la politique2. » Bien que la différence idéologique, le statut socio-économique, la classe, les objectifs et les activités de l’action collective du militantisme puissent affecter le niveau et la forme de ces rapports inégaux entre les sexes, ils ne se dégagent pas complètement de ce système de pouvoir. Cela permet de comprendre le concept de genre à la fois comme un système politique qui organise les rapports de domination et comme un processus que les militant×e×s mettent en œuvre dans leurs pratiques, leurs mobilisations et leurs projets politiques3. Selon cette approche, le but final de ce concept n’est pas particulièrement « de voir comment les femmes se mobilisent sur tel ou tel objectif mais de comprendre, à l’intérieur d’un mouvement social, comment les rapports sociaux de sexe concourent à formuler les objectifs de lutte, objectifs qui peuvent devenir alors des enjeux collectifs pour les hommes et pour les femmes4 ». Autrement dit, il s’agit aussi d’analyser ce que le militantisme fait à la domination masculine et d’éclaircir le fait qu’il ne peut pas facilement échapper lui-même au système patriarcal. L’objectif est de s’interroger sur la façon dont l’espace militant reconfigure les rapports de domination masculine caractéristiques de la société contemporaine. Les partis politiques ne se contentent pas d’accueillir des individus ; ils sont, eux-mêmes, des instances de socialisation5 qui façonnent l’habitus de leurs membres à

sciences et les origines de la distinction entre sexe et genre », Les Cahiers du genre, n° 34, vol. 1, 2003, p.6 ; Nadine Puechguirbal, « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 114. 1 Joan Acker, « Hierarchies, Jobs, Bodies: A Theory of Gendered Organizations », Gender & Society, n° 4, 1990, p. 139-158. 2 Françoise Thébaud, « Écrire l’histoire des femmes et du genre », op. cit., p. 118. 3 Lucia BARGEL et Xavier DUNEZAT, « Genre et militantisme », op. cit. 4 Danlèle Kergoat, « La coordination infirmière, un mouvement de femmes », In Danièle Kergoat, Françoise Imbert, Hélène Le Doaré et Danièle Sénotier (eds.), Les infirmières et leur coordination, Paris, Lamarre, 1992, p. 115-125. 5 Lucie BARGEL, « Jeunes socialistes, jeunes UMP. Lieux et processus de socialisation politique », Paris, Dalloz, 2009.

21 travers la formation politique qu’ils leur offrent1 ou, de manière plus informelle, à travers la sociabilité militante2. Selon les chercheuses dans le domaine du genre et du militantisme, à part les mouvements féministes, les mouvements militants, quelle que soit leur orientation politique, tendent à (re)produire plus ou moins les rapports sociaux de sexe en leur sein.

Comme le résume si bien Michelle Perrot, « l’histoire des femmes a d’abord été celle de leur oppression ; femmes battues, trompées, humiliées, violées, sous-payées, abandonnées, folles et enfermées […] on a fait l’inventaire des malheurs féminins sans toujours s’interroger sur les mécanismes de la domination, en voyant plutôt les effets, histoire nécessaire, mais déprimante aussi3 ». Donc, employer le concept de rapports sociaux de sexe permet de rendre visibles les inégalités jusqu’alors masquées par l’apparente évidence des rôles sexués en faisant des femmes des « sujets d’histoire4 ». Pour reprendre le concept de « mouvement social sexué » de Danièle Kergoat : « Il ne s’agit [plus] de “rajouter” les femmes comme un plus qui viendrait colorer [le militantisme], l’analyse de celui-ci restant en dehors de toute prise en compte des rapports sociaux de sexe […] Mais cela signifie que les rapports sociaux de sexe imprègnent en profondeur tous les [militantismes] et que cette considération doit toujours être présente quand on les analyse5. » Cette considération suppose de penser le militantisme à la fois comme un produit et comme un mode de (re)production des rapports de genre.

3.4. Lutte armée : lieu de transgression et de (re)production des rapports sociaux de sexe La question du genre a longtemps été négligée par les analystes de la violence politique. Peu d’analystes se sont intéressés à la nature des aspects genrés de l’engagement des femmes dans les conflits armés. Au mieux, les analystes se concentrent sur la violence contre les femmes avec deux caractéristiques :

D’une part, les femmes sont parfois considérées comme les victimes de la guerre à l’exclusion des hommes. Comme le cas de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 le montre, les deux sexes peuvent être victimes de violences, notamment sexuelles, mais les abus envers les hommes sont négligés par les relations de pouvoir pendant et après la guerre qui dictent qui

1 Nathalie ETHUIN, « De l’idéologisation de l’engagement communiste : Fragments d’une enquête sur les écoles du PCF (1970- 1990) », Politix, n° 63, 2003, p. 145-168. 2 KAREL YON, « Mode de sociabilité et entretien de l’habitus militant : Militer en bandes à l’AJS-OCI dans les années 1970 », Politix, n°70, 2005, p. 137-167. 3 Cité dans Françoise Thébaud, « Écrire l’histoire des femmes et du genre », op. cit., p. 79. 4 Michelle PERROT, « Les Femmes ou les silences de l’histoire », op. cit. 5 Danlèle Kergoat, « La coordination infirmière, un mouvement de femmes », op. cit., p. 122.

22 peut être étiqueté comme victime de violence sexuelle1. D’autre part, certaines analyses (politiques et psychosociologiques) restent également sourdes à la notion de genre et traitent le rôle des femmes indépendamment des rapports sociaux de sexe. Sans prendre en considération les inégalités permanentes entre les deux sexes au cours des luttes armées, ces analyses, proposées généralement par les organisations elles-mêmes et leurs militants, insistent sur le fait que « la participation des femmes entraîne une transformation spectaculaire et généralement positive2 ». Comme Jules Falquet le souligne, avec ce type d’analyses, « l’espace-temps de l’engagement des femmes y est ainsi présenté comme exceptionnel, détaché du reste de la société et de son évolution, et les femmes (comme les hommes) tendent à être homogénéisées et essentialisées3 ».

Contrairement à ces analyses, la violence politique a des conséquences directes et indirectes sur les rapports sociaux de sexe.4 L’analyse en termes de genre des violences politiques pendant et même après le conflit a deux objectifs.

Premièrement, elle tente de rendre visible l’engagement des femmes au sein du conflit armé et de produire leurs propres histoires au cours de cette période. Cela signifie redonner aux femmes une visibilité longtemps déniée par les récits et les recherches androcentrées à propos des conflits armés. Car, comme le souligne Élisabeth Badinter : « La guerre, toujours perçue comme l’activité masculine par excellence, est le complément symétrique de la maternité, qui donne à l’homme la spécificité dont il a tant besoin5. » Et d’après Michelle Perrot : « La construction des rapports sociaux de sexe sur le mode de la courtoisie et de la galanterie, propre à notre civilité, placerait les femmes hors de l’arène conflictuelle du politique : avec elles, on veut l’amour, pas la guerre6. » Autrement dit, la violence politique renforce les présupposés selon lesquels les hommes vont bien évidemment se battre en tant que soldats et combattants alors que les femmes les soutiennent « à l’arrière » comme épouses et mères, infirmières, assistantes sociales et travailleuses du sexe7. Étant donné ce stéréotype sur les femmes comme « naturellement » pacifistes, les femmes engagées dans la lutte armée sont souvent présentées

1 Dubravka Zarkov, « The Body of the Other Man: Sexual Violence and the Construction of Masculinity, Sexuality and Ethnicity in Croatian Media », In Caroline Moser et Fiona Clark (eds.), Victims, Perpetrators or Actors? Gender, Armed Conflict and Political Violence, London, Zed Books, 2001. 2 Voir : Jules Falquet, « La participation des femmes dans les luttes armées : une grille d’analyse féministe transversale », In Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod, La lutte armée, instrument d’émancipation des femmes?, Presses de l’INALCO, 2019, p. 47-66. 3 Ibid, p. ? 4 Bridget Byrne, « Gender, Conflict and Development », BRIDGE Report, n° 34, vol. 1, Brighton, Institute of Development Studies, 1996. 5 Élisabeth Badinter, « L’un est l’Autre : des relations entre hommes et femmes », Odile Jacob, 1986, p. 86. 6 Michelle Perrot, « Mon histoire des femmes », Paris, Seuil, 2006, p. 208. 7 Bridget Byrne, « Gender, Conflict and Development », op. cit.

23 comme des « exceptions », ou leur présence est effacée ou marginalisée. Comme le souligne Gerard De Groot, si les circonstances permettent à certaines femmes d’y jouer un rôle, elles restent des exceptions à la règle selon laquelle la femme et le combat ne peuvent être associés1 et un moment extraordinaire pour les femmes qui ne peut pas durer longtemps2.

Cependant, le stéréotype des femmes naturellement pacifiques ou protectrices ne reflète pas toujours l’expérience sur le terrain. De nombreuses études (en Algérie, en Palestine, au Liban, en Amérique latine – Mexique, Salvador, Pérou, etc.)3 contredisent la nature pacifique des femmes au vu de leur engagement dans les conflits armés, leur soutien direct ou indirect aux conflits armés et leurs contributions à la lutte armée4. De nombreuses femmes ont perdu la vie au combat ou même lors d’opérations-suicides au Liban, au Kurdistan turc au sein du PKK, au Sri Lanka, en Palestine, en Tchétchénie avec les Veuves noires, en Irak avec Al-Qaïda et plus récemment au Nigéria avec Boko Haram5. De nombreux exemples de femmes qui sont de fervents soutiens d’États « oppresseurs » montrent également à quel point les allégations sur le comportement des hommes et des femmes peuvent être naïves et simplistes. À titre d’exemple, de nombreuses femmes allemandes ont rejoint le parti nazi et ont servi dans les camps d’extermination. Au Chili dans les années 1970, le régime de Pinochet est soutenu par des femmes6 et certaines femmes participent également aux actes génocidaires envers les Tutsis au Rwanda en 19947. C’est en s’appuyant sur ces faits historiques que Nadine Puechguirbal souligne que « les femmes sont aussi capables de violence tandis que les hommes sont aussi des victimes de la guerre. […] Les femmes ne sont pas seulement des victimes impuissantes des conflits armés, elles y participent souvent activement à différents niveaux8 ». Les motivations des femmes pour s’engager peuvent être personnelles (échapper à une vie routinière et monotone, à la violence conjugale ou à un mariage forcé ou précoce) ou politiques

1 Gerard J. DeGroot, « A few good women: Gender stereotypes, the Military and Peacekeeping », Women and International Peacekeeping, London, Frank Cass, 2001, n° 2, vol. 8, p. 26. 2 Cynthia Enloe, « Does Khaki become you, The militarization of women’s lives », London, Pluto Press, 1983, p. 161-166. 3 Voir : Hanna Diamond, « Women and Second World War in France, 1939-1948 », London, Longman, 1999 ; Djamila Amrane, « Les femmes algériennes dans la guerre », Paris, Plon, 1991 ; Djamila Amrane, « Des femmes dans la guerre d’Algérie », Paris, Karthala, 1996 ; Jules Falquet, « Les Salvadoriennes et la guerre civile révolutionnaire », Clio, n°.5, 1997, p. 117-131. 4 Voir : Cynthia Cockburn et Dubravka Zarkov (eds.), « The Postwar Moment: Militaries, Masculinities and International Peacekeeping », London, Lawrence & Wishart, 2002; Caroline Moser et Fiona Clark (eds.), « Victims, Perpetrators or Actors? Gender, Armed Conflict and Political Violence », London, Zed Books, 2001; Liz Kelly, « Wars Against Women: Sexual Violence, Sexual Politics and the Militarized State », In Susie Jacobs, Ruth Jacobson et Jen Marchbank (eds.), States of Conflict: Gender, Violence and Resistance, London: Zed Books, 2000, p. 45-65. 5 Sur la participation des femmes aux opérations-suicides, voir : Carole André-Dessornes, « La place des opérations-martyres au féminin dans les stratégies d’émancipation des organisations combattantes au Liban », In Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod, La lutte armée, instrument d’émancipation des femmes?, Presses de l’INALCO, 2019, p. 117-130. 6 Susie Jacobs et al., (eds.), « States of Conflict: Gender, Violence and Resistance », London, Zed Books, 2000, p. 12-13. 7 Nicole Hogg, « Women’s Participation in the Rwandan Genocide: Mothers or Monsters? », International Review of the Red Cross, n° 877, vol. 92, 2010, p. 80-83. 8 Nadine Puechguirbal, « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 85.

24 (libération nationale, désir de vengeance, volonté de combattre les injustices subies afin d’améliorer la situation sociale après la fin de la guerre)1.

Cependant, d’une part, les convictions politiques et idéologiques des femmes sont souvent minimisées ou tout simplement niées par les observateurs, y compris les organisations elles-mêmes. À cet égard, Nadine Puechguirbal dit : « D’autres exemples dans le monde voudraient montrer que les femmes qui s’engagent dans la lutte armée ne le feraient pas de leur plein gré mais en raison de leur relation avec un homme déjà engagé dans le mouvement armé, minimisant ainsi l’action volontaire, voulue des femmes qui prennent une décision en toute indépendance d’un homme2. » Contre ces visions réductrices, Judy El-Bushra considère l’engagement des femmes dans la lutte armée comme « la composante de ce qu’elles sont, ou le moyen par lequel les individus se définissent une vie acceptable pour eux-mêmes dans les limites imposées par de diverses et possibles identités conflictuelles3 ».

D’autre part, parler de la violence faite par les femmes est tabou, et les figures historiques des combattants et des héros ne sont que des hommes. Cette vision peut être expliquée, comme Joshua Goldstein le souligne, par la reproduction de normes culturelles liant indissociablement masculinité, virilité et activité guerrière4. Les femmes, surtout les femmes guerrières, sont généralement absentes de la narration élaborée par les vainqueurs5. À ce propos, Jean Elshtain dit : « L’homme rentre au foyer et il a des histoires à raconter, enfin c’est ce qu’il paraît, étant donnée la popularité des films et des histoires de guerre ; quant à elle, elle n’a pas d’histoires à raconter parce qu’il ne s’est rien passé, elle n’a été défiée ni par la vie, ni par la mort6. » Svetlana Alexievitch, dans son livre intitulé La guerre n’a pas un visage de femme, enregistre des récits de femmes soviétiques ayant participé à la Seconde Guerre mondiale pendant les années 1970. Contrairement au titre de son livre, cette guerre a bien un visage de femme dans une situation où des milliers des jeunes femmes soviétiques adhérant à l’Armée rouge y participent activement à différents niveaux même si elles sont largement ignorées par la narration patriarcale de la mémoire de cette guerre.

1 Par exemple, pour les combattantes kurdes en Syrie, tant craintes par les djihadistes, le but de leur combat est à la fois de libérer leur peuple mais aussi de les libérer comme femmes. 2 Nadine Puechguirbal, « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 95. 3 Judy El-Bushra, « Ttransforming Conflict: Some Thoughts on a Gendered Understading of Conflict Processes », In Susie Jacobs, Ruth Jacobson et Jen Marchbank (eds.), States of Conflict: Gender, Violence and Resistance, London: Zed Books, 2000, p. 81. 4 Joshua S. Goldstein, « War and Gender: How Gender Shapes the War System and Vice Versa », Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 5 Vanessa A. Farr and Kiflemariam Gebre-Wold (eds.), « Gender Perspectives on Small Arms and Light Weapons: Regional and International Concerns », Brief 24, Bonn, Bonn International Center for Conversion, 2002. 6 Jean Bethke Elshtain, « women and war », New York, Basic Book, 1987, p. 22.

25 Deuxièmement, la recherche en termes de genre des conflits armés tente d’analyser la reconfiguration des rapports sociaux de sexe dans le contexte des conflits armés ou encore l’impact de l’engagement des femmes sur les normes sexuées de la société concernée pendant et après le conflit1. Malgré des difficultés2, il s’agit d’analyser si l’engagement des femmes dans la lutte armée peut conduire à une transformation ou à une (re)production des rapports sociaux de sexe au sein des organisations elles-mêmes, voire dans la société. Est-ce que le temps temporaire du conflit armé peut être une véritable entreprise d’émancipation des femmes ? Même si les femmes sont souvent considérées comme des victimes plus visibles de la guerre, cela accompagne fréquemment la déstabilisation des rapports sociaux de sexe qui prévalent dans la société avant le conflit en ouvrant certaines opportunités et de nouvelles responsabilités aux femmes3, leur « offrant un potentiel pour des transformations sociales4 ». De nombreuses études montrent que les hommes et les femmes vivent le conflit armé de manières distinctes, qui peuvent à leur tour altérer les rapports sociaux de sexe. L’analyse en termes de genre des conflits armés met en lumière les différences entre hommes et femmes : manière de s’engager dans le conflit armé, activités, besoins, acquisition et contrôle des ressources, accès aux processus décisionnels pendant et après la guerre, etc. Ainsi, Maritza Felices-Luna montre comment, dans le cadre du Parti communiste du Pérou pendant les années 1970, « les discours idéologiques et les politiques organisationnelles produisent parallèlement des insurgées affranchies de la domination masculine et des instruments de la lutte armée sous l’emprise d’un patriarcat révolutionnaire5 ».

Évitant une fétichisation des femmes participant à la lutte armée, l’analyse en termes de genre des conflits armés prend en considération une série d’éléments comme les conditions du recrutement des femmes dans le conflit armé, l’attribution (transgressive ou genrée) des tâches de l’organisation en fonction du sexe6, la place des femmes dans la hiérarchie de l’organisation,

1 Ruth Roach Pierson, « Did your mother wear army boots? Feminist theory and women’s relation to war, peace and revolution », in Sharon MacDonald, Pat Holden and Shirley Ardener, Images of Women in Peace and War: Cross-Culture and Historical Perspective, London, Macmillan, 1987, p.205-227; Nadine Puechguirbal, « Le genre entre guerre et paix », op. cit.; Cynthia Enloe, « Does Khaki become you, The militarization of women’s lives », op, cit.; Bridget Byrne, « Gender, Conflict and Development », op. cit., 2 L’analyse de cette transformation ou (re)production des rapports sociaux de sexe n’est pas si facile. En effet, cela peut devenir une quête infinie selon la durée du conflit armé, le type d’organisation (progressiste/conservatrice), son territoire d’action (urbain, rural, semi-urbain, semi-rural), le niveau de contrôle exercé (zones libérées, quartiers rouges ou zones sous contrôle de l’État) et les caractéristiques sociodémographiques très diverses des combattants etc. 3 Cynthia Cockburn et Dubravka Zarkov (eds.), « The Postwar Moment: Militaries, Masculinities and International Peacekeeping », op. cit., p. 11. 4 Sheila Meintijes et al., « The Aftermch: Women in Post-Conflict Transformation », London, Zed Book, 2001, p. 7. 5 Ibid. 6 Voir : Barth Elise Fredrikke, « Peace as Disappointment : The reintegration of female solidiers in post-conflict, A Comparative Study from Africa », PRIO Report, Oslo, n° 3, 2000, p. 21 ; Nadine Puechguirbal. « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 96 ; Maritza Felices-Lun, « La production idéologique des rapports sociaux de genre au sein du PCP-Sendero Luminoso »,

26 les moyens organisationnels pour la régulation de l’économie sexuelle, la vie personnelle et familiale des militants et combattants, l’impact de leur engagement sur les femmes combattantes elles-mêmes ainsi que d’autres femmes de la société pendant et après le conflit. Comme dans les cas du Népal ou du Sri Lanka dans les années 1980, le recrutement des femmes à la lutte armée ne va pas de soi et « la première condition de possibilité à la mixité sexuelle, en contexte de militantisme armé, se situe au niveau du leadership des organisations. L’existence de candidates à la lutte armée n’est jamais une condition suffisante, ni même nécessaire, pour ouvrir les rangs de ces organisations aux recrues féminines1 ».

De nombreuses analyses genrées en ce qui concerne la violence politique montrent que l’engagement des femmes dans les conflits ne leur apporte pas une vraie égalité avec les hommes. Ni le caractère rigide de la lutte armée, ni la hiérarchie et la supériorité des forces armées ne changent profondément la place des femmes, surtout après la fin du conflit et le retour de la paix2. À titre d’exemple, les Françaises ont vécu la Seconde Guerre mondiale comme une expérience libératrice montrant le courage dont elles étaient capables, mais cela ne conduit pas à une plus grande égalité entre les sexes3. Pire encore, pour la plupart des femmes, comme au Népal et au Sri Lanka, « l’égalité relative acquise par ces femmes dans le cadre de la lutte armée n’est rien d’autre qu’un droit égal à mourir4 ».

Malgré l’impact des conflits armés sur la situation des femmes en matière de responsabilisation et d’entrée dans la vie publique-politique, l’expérience post-conflit de « retour en arrière » (backlash) invite à la prudence5, de sorte que la place prise par les femmes lors de ces conflits ne représente qu’une « réponse pragmatique et immédiate de courte durée » aux problèmes auxquels la société doit faire face6. Comme Jules Falquet le souligne, l’engagement des femmes dans la lutte armée peut être considéré à la fois comme « libérateur » et « aliénant » pour les groupes opprimés, y compris pour les femmes7. Cependant, les bouleversements temporaires comme les conflits armés ne laissent rien intact et peuvent

In Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod, La lutte armée, instrument d’émancipation des femmes?, Presses de l’INALCO, 2019, p. 132-148. 1 Laurent Gayer, « Militariser les femmes. Doctrines, pratiques et critiques du féminisme martial en Asie du Sud », In Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod, La lutte armée, instrument d’émancipation des femmes?, Presses de l’INALCO, 2019, p. 149-175. 2 Nadine Puechguirbal. « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 93. 3 Hanna Diamond, « women and Second World War in France, 1939-1948 », op. cit., p. 177. 4 Pour le cas de Népal et Sri Lanka, voir : Laurent Gayer, « Militariser les femmes. Doctrines, pratiques et critiques du féminisme martial en Asie du Sud », In Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod, La lutte armée, instrument d’émancipation des femmes ?, Presses de l’INALCO, 2019, p. 149-175. 5 Nadine Puechguirbal. « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 232. 6 Ibid. 7 Jules Falquet, « Division sexuelle du travail révolutionnaire : Réflexions à partir de l’expérience Salvadorienne (1970-1994) », op. cit.

27 changer la société, mais les rapports sociaux de sexe ne peuvent changer sans une transformation radicale des mentalités sexistes1. Autrement dit, un changement de mentalités est nécessaire pour modifier les rapports sociaux de sexe, notamment la définition des masculinités/féminités et celle de l’homme comme de la femme, appréhendée dans une acception non essentialiste2.

4. Approche méthodologique

Cette recherche se fonde sur trois types de sources : sources écrites, audiovisuelles et entretiens qualitatifs. Afin de réaliser cette recherche, nous avons analysé les archives publiées de l’organisation dans les années 1980, qui sont assez dispersées et difficilement accessibles en raison des divisions internes récurrentes de l’organisation mais aussi de l’exil massif de ses membres. À cet égard, nous avons étudié 63 numéros de la revue Communiste, écrits en persan et publiés de 1983 à 1990. La revue est l’organe officiel du PCI et diffuse la position officielle de ce parti ainsi que ses analyses théoriques sur diverses questions concernant le monde, l’Iran et le Kurdistan, telles que le système politique de la République islamique d’Iran, le capitalisme, la situation des travailleurs, la lutte armée, la question des femmes, etc. Nous nous sommes également appuyés sur 12 numéros de la revue Peshro (« avant-garde » en français), écrits en kurde-persan, publication officielle de la branche kurde du PCI, le Komala, dont le contenu est proche de la revue Communiste, et sur 16 numéros de la revue Peshang (« pionnier » en français) publiés en kurde dans les années 1980 et réédités en 2012. Celle-ci est principalement axée sur l’art et la littérature prolétariens. Il existe également 25 mémoires et écrits d’anciens peshmergas publiés ces dernières années. Les mémoires des ex-peshmergas (20 ont été écrits par des hommes ex-peshmergas du Komala, 2 par des hommes ex-peshmergas du PDKI et 3 par des femmes ex-peshmergas du Komala)3 constituent une des sources importantes de cette thèse. En effet, ces mémoires, généralement assez précis et détaillés, donnent également accès au récit des hommes. Ainsi, cette étude ne se fonde pas seulement sur la perspective des femmes mais aussi sur celle des hommes, a posteriori, concernant la division du travail et les normes de genre au sein du Komala.

1 Nadine Puechguirbal. « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 238. 2 Ibid, p. 271. 3 Les trois ouvrages et autobiographies publiées par ces trois femmes ex-peshmergas sont les suivantes : Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], Suède, Auteur, 2015; Amineh Kakabaveh et Johan Ohlson, « Amineh: pas plus gros qu'un Kalachnikov: de Peshmerga à membre parlementaire » [Amineh : inte större än en kalasjnikov: från peshmerga till riksdagsledamot], Stockholm, Ordfront, 2016; Akhtar Kamangar, « Les inconvénients de la vie d’Akhtar Kamangar », [Farazhayi az zendegiye Akhtare Kamangar], Stockholm, Khanyeyh Farhange Shamloo, 2016.

28 Deux vidéos d’armement du premier groupe des femmes du Komala1 réalisées par l’organisation et suivies d’entretiens avec d’anciens militants sur différentes chaînes télévisées kurdes ou persanes lors de ces dernières années constituent d’autres sources. Nous avons également écouté plusieurs entretiens diffusés dans le cadre du projet documentaire intitulé L’histoire orale de la gauche au Kurdistan2.

Cette recherche a privilégié les entretiens qualitatifs auprès d’ex-militants, ex- combattants et militants de différentes branches du Komala, majoritairement auprès de femmes. À cet égard, leur mémoire orale est un autre moyen très utile « pour exprimer de nouveau, après le temps du silence, la volonté de témoigner3 » et attendre ce qui est jusqu’à maintenant absent des autres sources mentionnées. Dans une perspective de sociologie des récits de vie, nous avons suivi le conseil de Daniel Bertaux, qui propose au sociologue d’utiliser la chronologie historique pour éclairer les récits de vie et y déceler ce qui fait événement dans la vie des gens4. Dans une perspective d’histoire orale des femmes, il s’agit pour nous de regarder l’histoire de cette période du point de vue des « événements de faible intensité » invisibilisés par le récit majoritaire de cette période pour mettre au centre de la chronologie les transformations qui concernent les femmes kurdes militantes. Arlette Farge, spécialiste de l’histoire orale, montre que les « éléments les plus minuscules, comme les silences, les paroles, les émotions, les intensités faibles ou le cours ordinaire des choses5 » fabriquent un événement. Les événements de faible intensité qui semblent être sans importance, chaotiques ou contradictoires, sont justement ce qui permet d’éclairer les conjonctures et ce qui s’y joue dans une perspective matérialiste sur l’histoire. Un événement de faible intensité « crée de la lumière parce qu’il révèle soudain des mécanismes jusque-là invisibles ». Il s’agit à la fois d’interroger la place des femmes kurdes en tant que sujets historiques de cette époque et de relire ce contexte depuis leur perspective : qu’est-ce que ces événements de faible intensité tels que vécus par les femmes kurdes dans leurs trajectoires individuelles disent de l’organisation politique kurde de cette période, en quoi la division sexuelle du travail militant oriente les décisions politiques de l’organisation ? Nous voyons comment l’attention à ces événements de faible intensité permet

1https://www.youtube.com/watch?v=gayBvjTzSug&t=448s;https://www.youtube.com/watch?v=x6xIMZFc488&t=511s; https://www.youtube.com/watch?v=fUKhYNT35KA 2 Ce projet personnel est initié par l’un des ex-peshmergas du Komala, Mohammad Khaki, à partir de 2016. Son objectif est de capturer et d'enregistrer les expériences personnelles et organisationnelles de militants de tendance marxiste sur la scène politique des régions kurdes avant et après la révolution, en particulier dans les années 1980 : https://t.me/KULHISTORY, https://www.youtube.com/user/SuperAaram 3 Françoise Thébaud, « Écrire l’histoire des femmes », op. cit., p. 72. 4 Daniel Bertaux, « Le récit de vie », Paris, Armand Colin, 2010. 5 Arlette FARGE, « Penser et définir l’événement en histoire. Approche des situations et des acteurs sociaux », Terrain, n° 38, 2002, p, 67-78: http://terrain.revues.org/1929 (consulté le 15/08/2016).

29 de se décentrer du récit idéologique majoritaire de l’organisation. La chronologie de la lutte de ces années du point de vue de l’expérience des femmes rend visible la dimension genrée de la frontière entre sympathisants, militants et peshmergas. Nous voyons comment cela amène au fur et à mesure de l’analyse à « redéfinir les frontières du militantisme et donc des entreprises de mouvement social par le rejet des découpages usuels entre privé et public, politique et domestique, résistance et action politique1 ».

Dans ce but, une grande partie des informations de cette étude ont été obtenues grâce aux témoignages de ces interviewés depuis l’exil. À cet égard, nous avons conduit des entretiens avec 46 ex-militants, 37 femmes et 9 hommes. 41 entretiens approfondis ont été réalisés entre 2014 et 2018 dans plusieurs villes en Europe, principalement en Suède (Stockholm, Uppsala, Västerås et Göteborg), en Allemagne (Cologne et Frankfort) et en France (Paris), où les ex- militants s’installent à partir des années 1990 en tant que réfugiés politiques. 5 entretiens avec des ex-militants en Angleterre et en Norvège ont également été réalisés par Skype. La plupart des entretiens ont été conduits en kurde et trois en persan. Toutes ces interviews ont ensuite été traduites en français. En ce qui concerne l’éthique de la recherche, en utilisant la technique de l’anonymisation, les noms des personnes interrogées ont été changés pour préserver leur anonymat. Afin qu’ils puissent contrôler les représentations de leur histoire, après avoir retranscrit chaque entretien, les retranscriptions ont été envoyées aux interviewés pour s’assurer de l’exactitude des renseignements fournis et de leur accord.

Le principal problème de cette recherche est le manque de matériaux sur les femmes, tant sur les femmes kurdes en général que sur les femmes du Komala en particulier. La situation socio-économique des femmes kurdes, surtout en Iran, est généralement restée très peu étudiée. Shahrzad Mojab résume très justement le manque de données sur les femmes kurdes en tant que femmes appartenant à un groupe ethnique sans État et réparties dans quatre pays du Moyen- Orient (Turquie, Iran, Irak et Syrie) : « Le fait d’être apatrides ou, plutôt, d’être incorporées de force dans des États dictatoriaux affecte tous les aspects de la vie des femmes kurdes. Il est généralement difficile et parfois impossible de mener librement des recherches sur les femmes kurdes dans ces pays. Bien que les établissements statistiques et de recensement dans tous les États soient plutôt concentrés sur les hommes, il n’y a pas de recensement ou de données statistiques sur les Kurdes vivant à l’intérieur des frontières de chaque État. En conséquence, les femmes kurdes n’apparaissent pas dans les chiffres du recensement ou dans d’autres

1 Fillieule Olivier, « Travail militant, action collective et rapports de genre », op. cit., p. 28-29.

30 données administrées par l’État1. » Elle cite les programmes d’études du Moyen-Orient comme un exemple évident de cette exclusion des femmes kurdes des recherches académiques. Selon elle, ces programmes sont « principalement axés sur les études turques, arabes, perses et hébraïques, certains d’entre eux ayant des liens étroits avec les États du Moyen-Orient. Il y a donc une double exclusion au travail. Les Kurdes sont exclus des établissements d’études du Moyen-Orient et les femmes kurdes sont exclues des études sur les femmes du Moyen- Orient2 ». Elle souligne alors que « s’engager dans une étude sur les femmes kurdes est en soi une forme de résistance contre la répression intellectuelle3 ». C’est pourquoi cette étude manque également d’informations, et ce problème ne se limite pas qu’aux femmes du Komala. Ainsi, il y a très peu de recherches sur les femmes kurdes en Iran, surtout concernant la période avant la révolution. Comme nous le verrons dans la première partie de cette étude, l’analyse du parcours des femmes kurdes avant d’entrer dans la révolution puis dans la lutte armée souffre largement du manque de données sur le sujet. C’est pourquoi cette partie, visant à faire la lumière sur les aspects socio-économiques et politiques de la vie des femmes kurdes, est relativement générale et manque de détails. Les données présentées dans cette partie ont été obtenues en partie grâce à nos entretiens avec d’anciennes peshmergas du Komala, grâce à certaines recherches récentes et des informations récoltées ici et là. Également, en ce qui concerne les femmes du Komala, l’accès à toutes les sources écrites de la période d’étude est presque impossible. Certaines sources ont été perdues pendant la vague de répression par le gouvernement iranien ou en raison du conflit interne au sein de ce courant politique. Des branches divisées de l’organisation s’accusent mutuellement d’avoir confisqué ou fait disparaître des archives. Les sources restantes sont également très dispersées. Certaines sont accessibles sur des sites Internet liés à diverses branches divisées de l’organisation et certaines ont été temporairement empruntées aux personnes interrogées. Enfin, les traces des femmes peshmergas sont peu visibles, même parmi ces sources. C’est pour cela que cette étude est en grande partie basée sur l’histoire orale, grâce aux entretiens qualitatifs. Cependant, mener des entretiens n’est pas non plus aisé. L’une des grandes difficultés de cette étude est la méfiance des interviewés. En effet, il n’est généralement pas facile de faire confiance à quelqu’un hors du cercle interne à l’organisation. Cela est d’autant plus vrai parmi les opposants au gouvernement iranien vivant en Europe comme réfugiés. Pour faciliter les choses, les contacts ne se font que par des personnes perçues par leur milieu comme fiables. Ces personnes servent d’intermédiaire, elles sont proches de leur

1 Shahrzad Mojab, « Introduction: The Solitude of the Stateless: Kurdish Women at the Margins of Feminist Knowledge », op. cit., p. 10. 2 Ibid, p. 11. 3 Ibid, p. 12.

31 orientation politique actuelle et peuvent contacter les interviewés. Afin d’éviter la sectorisation de cette recherche, plusieurs intermédiaires dans différentes branches ont été contactés. Avant chaque entretien, les positions politiques des personnes interrogées ont été identifiées afin de ne pas les provoquer par des questions inadaptées. Malgré toutes ces divisions, les méfiances et la difficulté à obtenir des entretiens, il est important de constater qu’ils ont duré pour la plupart entre trois et neuf heures. Ainsi, le fort besoin de parole de ces interviewés, leur besoin de raconter ce qu’ils ou elles ont caché pendant des années prend le dessus sur la méfiance. En raison du fait que la plupart des interviewés ne sont plus dans la vie organisationnelle, ils racontent plus librement leurs souvenirs et leur vie politique des années 1980. De plus, le recul de trois décennies par rapport à la période étudiée et la démission d’un grand nombre de peshmergas de l’organisation ont conduit certains d’entre eux, notamment les femmes ex- peshmergas, à développer a posteriori un regard critique sur les rapports sociaux de sexe dans l’organisation. Cela permet d’enrichir cette étude. Nous avons constaté que certains ex- peshmergas critiquent parfois fortement la direction de l’organisation et la plupart de leurs camarades en oubliant quel était alors le contexte socio-économique et politique de cette période. Ils sous-estiment souvent les efforts et les obstacles auxquels les membres du parti ont été confrontés pendant cette période. Également, à cause des divisions au sein de cette organisation, connaître la vérité n’est pas facile, car les interviewés ont une vision largement imprégnée de leur position politique actuelle. Si certains se considèrent maintenant comme procommunistes en se focalisant sur la période de création du Parti communiste d’Iran (PCI), ils sous-estiment la participation massive des femmes avant la création du PCI. En effet, à partir de 1979, de nombreuses femmes participent activement aux activités sociopolitiques du Komala de l’espace urbain, puis entrent dans la lutte armée au sein du Komala en tant que peshmergas à partir de 1981 et prennent les armes à partir de 1982. Selon beaucoup d’entre eux, l’âge d’or de la vie politique des femmes au sein de l’organisation se situe en 1983, lorsque le Komala, en lien avec un petit groupe communiste non kurde, crée le PCI. En effet, après la fondation du PCI, la question de l’égalité entre hommes et femmes est de plus en plus présente dans les écrits et les publications de l’organisation. Certaines restrictions envers les femmes peshmergas sont alors abandonnées.

Face à la multiplicité des visions historiques, il est important de varier les entretiens, et de faire parler les personnes à la fois de leurs convictions idéologiques et de leurs expériences concrètes : il s’agit de leur faire évoquer à la fois les discours officiels, les pratiques et leurs vécus. C’est pourquoi il est donc souvent fait référence à des faits entendus ici ou là pour les

32 pousser à dépasser le niveau du discours idéologique. Car l’expérience des militants dispersés dans plusieurs régions kurdes avant de se retirer dans les camps situés au Kurdistan irakien n’est pas documentée ; c’est la raison pour laquelle chacun d’entre eux considère ses propres expériences comme l’unique réalité. Pour de nombreux interviewés, s’ils ne sont pas directement confrontés à une autre histoire que la leur, ils la nient facilement et présentent leur propre expérience comme représentative de celle de tous les militants ou l’ordre officiel de l’organisation. Pour certains aspects de l’analyse, les personnes interviewées ont été recontactées par téléphone ou par Skype à plusieurs reprises.

5. Présentation du plan

Cette étude est composée de trois parties formant un plan chronologico-thématique. La première partie a pour but de répondre à plusieurs questions à propos de la participation des femmes kurdes à la révolution, leurs motivations et leurs revendications, en traitant de la situation des femmes kurdes en Iran sous le régime Pahlavi (1925-1979). Dans cette partie, nous examinons, d’une part, l’impact culturel, politique et économique des politiques du gouvernement central sur la situation des Kurdes iraniens en général et plus particulièrement sur les femmes kurdes ; d’autre part, nous examinons la situation des femmes au sein de la société kurde et notamment des structures familiales. Enfin, nous parlons de leurs revendications au moment de la révolution.

Dans la deuxième partie, nous examinons l’engagement des femmes kurdes en tant que sympathisantes du Komala dans l’espace urbain de 1979 à 1981, puis les raisons pour lesquelles elles veulent adhérer à l’organisation en tant que peshmergas. À cette fin, nous analysons leur choix du Komala parmi les diverses organisations de l’époque, les obstacles multiples à leur engagement, leurs activités sociopolitiques lors de cette période et, enfin, ce qui les pousse à devenir peshmergas dans les zones rurales et montagneuses à partir de 1981.

Dernièrement, la troisième partie de cette étude se penche sur l’analyse de la vie des militants de 1981 à 1991 lorsque les femmes, en tant que peshmergas, participent à la lutte armée, dans les zones rurales et montagneuses. Dans cette partie, nous analysons le processus d’armement des femmes, les ordres disciplinaires, la vie familiale et le statut des femmes peshmergas dans la hiérarchie de l’organisation.

33 6. Terrain d’étude

6.1. Qui sont les Kurdes en Iran ? Les Kurdes sont l’un des grands peuples sans État du monde puisqu’ils sont répartis entre quatre pays du Moyen-Orient, à savoir l’Iran, la Turquie, l’Irak et la Syrie. Cette division rend la question kurde très compliquée. En 1639, le territoire du Kurdistan est pour la première fois « divisé » : une partie est intégrée à l’Empire perse et l’autre partie à l’Empire ottoman. Après la Première Guerre mondiale, la chute de l’Empire ottoman et la création de deux nouveaux États, la Syrie et l’Irak, les régions kurdes sont à nouveau divisées, cette fois en quatre parties et intégrées aux territoires de l’Iran, de la Turquie, de la Syrie et de l’Irak. Le mouvement nationaliste kurde s’avère être l’un des plus durables de l’histoire moderne1.

Les Kurdes iraniens, qui sont le sujet de cette étude, désignent une communauté ethnique vivant sous la souveraineté étatique iranienne. Cet espace, que l’on appelle « Kurdistan iranien » (ou Rojhelat en kurde)2, constitue la partie orientale du grand espace géoculturel du « Grand Kurdistan » avant sa division en quatre entités. Ils constituent une communauté ethnolinguistique et leur habitat historique dans le secteur nord-ouest de l’Iran, à la frontière des territoires kurdes en Irak et en Turquie3. Alors qu’il n’y a pas de consensus sur le nombre de groupes ethniques en Iran, les Kurdes en forment l’un des principaux aux côtés des Perses, des Turques, des Baloutches, des Arabes, des Turkmènes, etc. Parmi ces communautés, c’est en grande partie la communauté persane, majoritairement située dans les régions centrales de l’Iran, qui profite le plus des politiques socio-économiques de l’État moderne en Iran depuis le début du XXe siècle et voit sa culture et sa langue reconnues comme les symboles de l’État central iranien. Ces politiques gouvernementales commencent sous la dynastie Pahlavi (1925- 1979) et continuent avec l’instauration de la République islamique d’Iran de 1979 à aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle les autres communautés ethniques non persanes installées pour la plupart à la frontière ou dans des régions périphériques du pays sont considérées comme des minorités ethniques. Certaines minorités ethniques comme les Kurdes, les Baloutches et les Turkmènes sont encore plus discriminées que les autres, car à la différence ethnique s’ajoute la différence religieuse. Une partie des Kurdes, la plupart des Baloutches et

1 Robert W. Olson, « The Emergence of Kurdish Nationalism and the Sheikh Said Rebellion, 1880–1925 », Austin, University of Texas Press, 1989, p. 229.

2 La plupart des Kurdes nationalistes qui rejettent cette division imposée utilisent le terme non officiel (c'est à dire non reconnu par la communauté internationale) de « Kurdistan de l’est » ou de « Rojhalat » (qui signifie « Est » en Kurde) pour désigner le Kurdistan d'Iran. Respectivement, ils utilisent le terme du « Bakur » ou nord pour le Kurdistan de Turquie, du « Bashur » ou sud pour le Kurdistan irakien et du « Rojava » ou ouest pour le Kurdistan de Syrie.

3 Abbas Vali, « The Forgotten Years of Kurdish Nationalism in Iran », London, Palgrave Macmillan, 2019, p. vii.

34 des Turkmènes sont en effet sunnites, à la différence de la majorité des Iraniens qui sont chiites. À cet égard, comme le souligne Abbas Vali, « les concepts de central et de périphérie ne désignent pas ici des entités géographiques ou démographiques spécifiques, mais plutôt des constructions discursives faisant référence aux conditions de constitution de ces communautés, en particulier leurs “extérieurs constitutifs” qui expliquent leur différence constitutive par rapport à d’“autres” communautés à un moment donné1 ».

À l’origine, les Kurdes d’Iran sont un peuple montagnard et mènent une vie nomade ou semi-nomade avant le XXe siècle. Mais alors que la plupart des Kurdes deviennent des agriculteurs sédentaires appartenant à diverses tribus, le nombre de Kurdes dans l’espace urbain ne cesse d’augmenter à la suite des politiques étatiques à partir des années 1950.

Alors que, dans cette étude, le terme Kurdistan signifie une minorité « ethnolinguistique sous souveraineté iranienne2 », les limites géographiques des régions kurdes iraniennes sont problématiques. Pour des raisons politiques et dans le but d’étouffer les sentiments nationalistes du peuple kurde, le gouvernement iranien comme d’autres gouvernements de la région où vivent les Kurdes cherchent à réduire la taille réelle des régions peuplées par les Kurdes et à minimiser également le nombre réel de ceux-ci. À l’inverse, les Kurdes sont parfois connus pour exagérer ces limites géographiques ainsi que les chiffres réels de leur population.

Le Kurdistan d’Iran « n’a pas une unité juridico-politique en tant qu’entité administrative provinciale unie. Il n’est pas habilité à établir des pratiques et des processus administratifs, sociaux et culturels uniformes. Les États-nations modernes et les pouvoirs souverains iraniens ont privé le Kurdistan de son unité territoriale et politique en tant que province unique et contiguë au sein de l’Iran3 ». Bien qu’une seule région porte le nom de « Kurdistan », l’espace géographique occupé par les Kurdes en Iran est beaucoup plus large. Sous la dynastie des Pahlavi (1925-1979), cet espace géographique est divisé en quatre unités administratives plus petites et morcelées, sans tenir compte des logiques ethniques et linguistiques. Comme le souligne Abdul Rahman Ghassemlou, les zones habitées par les Kurdes en Iran s’étendent bien au-delà des frontières de la seule région du Kurdistan et sont estimées à 125 000 kilomètres4.

1 Ibid, p.46. 2 Ibid, p. xi. 3 Ibid. 4 . Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p. 26-32; Tanyel B. Taysi and Kerim Yildiz, « The Kurds in Iran », London and Ann Arbor, Pluto Press, 2007, p. 4-5; Abdolrahman Ghassemlou, « Kurdistan in Iran », In Gerald Chaliand (eds.) A People Without a Country: The Kurds and Kurdistan, London, Zed Books, 1993, p. 95-121.

35 En plus de la province du Kurdistan, les régions habitées par les Kurdes s’étendent également sur trois autres provinces administratives iraniennes, à savoir l’Azerbaïdjan de l’Ouest, le Kermânchâh et enfin l’Ilâm. Si la majorité de la population des trois provinces du Kermânchâh, du Kurdistan et d’Ilâm est kurde, dans certaines villes d’Azerbaïdjan de l’Ouest, les Kurdes vivent avec les Turcs. Très loin de ces quatre provinces et en raison de déplacements forcés de population au XIXe siècle, on trouve également des Kurdes dans les provinces du Khorassan au nord-est de l’Iran, dans les provinces bordant la mer Caspienne au nord du pays et sur la frontière avec le Turkménistan. Dans cette étude, chaque fois que nous évoquons le « Kurdistan iranien », nous faisons allusion à une définition « large », incluant ces quatre provinces et la population kurde qui les occupe.

En outre, en raison de l’absence d’études statistiques fiables, il est très difficile de définir précisément combien de Kurdes vivent en Iran. En effet, il n’existe pas de statistiques ethniques en Iran et différencier les Persans des Kurdes ou des Turcs est interdit dans la mesure où tous sont considérés simplement comme « Iraniens1 ». Loin d’avoir un chiffre exact, on est forcé de se baser sur une estimation approximative. Selon différentes estimations, les Kurdes constituent le troisième groupe ethnique d’Iran après les Persans et les Turcs. On estime que les Persans représentent moins de 50 %, les Turcs 20-30 %, les Kurdes 9 à 10 %, les Baloutches 3 %, les Arabes 2,5 % et les Turkmènes 1,5 % de la population totale en Iran2.

La division territoriale de la communauté kurde n’affecte cependant pas son unité ethnique et linguistique ou sa cohésion culturelle. En d’autres termes, elle ne constitue pas non plus une entité homogène. Les Kurdes des différentes provinces sont différents sur les plans dialectique, économique et religieux. Si, pendant des siècles, la vie tribale et rurale (avec une place importante accordée à l’agriculture et à l’élevage) est plus répandue chez les Kurdes que la vie urbaine, cela évolue progressivement au cours du temps, surtout à la suite des changements socio-économiques menés par la dynastie Pahlavi (1925-1979). Comme nous le verrons dans la première partie, à partir de cette période et en conséquence des politiques étatiques, la vie tribale est d’abord affaiblie au profit d’une augmentation de la population dans le secteur rural et ensuite dans l’espace urbain dans les années 1960 et 1970. Quant aux Kurdes qui vivent en ville, ils exercent des activités variées, ils sont enseignants, employés municipaux

1 Bernanrd Hourcade et al., « L'Iran au XXe siècle: entre nationalisme, islam et mondialisation », Paris, Fayard, 2017, p. 183. 2 Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran », op. cit., p. 27; David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », Cambridge University Press, 2006, p. 3; Bernanrd Hourcade et al., « L'Iran au XXe siècle: entre nationalisme, islam et mondialisation », op. cit., p. 183.

36 ou encore commerçants. Et comme nous le verrons dans la première partie, les Kurdes villageois se sentent désavantagés par rapport aux citadins en raison des politiques socio- économiques du gouvernement central qui néglige les zones rurales de l’Iran. Il y a donc une différence d’économie entre les régions kurdes rurales et urbaines. Les régions peuplées par les Kurdes en Iran sont très riches en ressources naturelles et en minéraux tels que le charbon, le cuivre, l’or et l’argent et prétendument l’uranium. Kermânchâh est une province productrice de pétrole, mais son exploitation est négligeable1.

Les Kurdes forment, d’un point de vue religieux, l’un des groupes les plus diversifiés du Moyen-Orient. Si les Kurdes du Kermânchâh et d’Ilâm sont majoritairement chiites, la majorité des Kurdes de l’Azerbaïdjan de l’Ouest et du Kurdistan sont sunnites. Parallèlement aux Kurdes musulmans, il existe également des groupes minoritaires qui ont d’autres religions telles que le yârsânisme et le zoroastrisme ainsi qu’une minorité kurde de cultes chrétien et juif2.

En outre, la langue kurde n’étant pas standardisée, les dialectes, à côté des religions et de leurs déclinaisons confessionnelles, constituent un important facteur de diversité culturelle à différentes échelles. Les Kurdes en Iran parlent en langue kurde, l’une des langues indo- européennes, ils sont également divisés par les dialectes mais proches les uns des autres. Le kurmandji et le sorani sont parlés par les Kurdes de l’Azerbaïdjan de l’Ouest, les Kurdes de la province du Kurdistan parlent sorani et hawrami tandis que la majorité des Kurdes de Kermânchâh et d’Ilâm s’expriment en dialecte gorani ou kalhori. En ce qui concerne l’alphabet, les Kurdes d’Iran écrivent en alphabet arabe contrairement au Kurdistan de Turquie qui utilise l’alphabet latin. Malgré cette grande hétérogénéité de la communauté kurde en Iran, cette division territoriale n’empêche cependant pas la formation d’une unité ethnique et linguistique et une plus grande cohérence culturelle entre les Kurdes d’Iran due à une volonté de se démarquer de l’identité persane dominante3.

6.2. Komala : de l’émergence à la défaite Malgré son émergence tardive par rapport au nationalisme dans la société kurde (au début du

XXe siècle)4, plusieurs organisations politiques de la tendance marxiste ont vu le jour dans

1 Abdolrahman Ghassemlou, « Kurdistan in Iran », op. cit., p. 105. 2 Tanyel B. Taysi and Kerim Yildiz, « The Kurds in Iran », op. cit., p. 5.

3 Abbas Vali, « Kurds and the State in Iran: The Making of Kurdish Identity », London, I.B. Tauris, 2011, p. xiv; Tanyel B. Taysi and Kerim Yildiz, « The Kurds in Iran », op. cit., p. 5-6; Nader Entessar, « Kurdish Ethno-nationalism », London, Lynne Rienner Publicher, 1992, p. 160; Farideh Koohi-Kamali, « The Kurds: A Contemporary Overview », In Philip G. Kreyenbroek and Stefan Sperl, The development of nationalism in , London, Routledge, 2005, p.135 -151. 4 Les racines du nationalisme kurde remontent au début du XXe siècle et plus précisément à partir des années 1920. Voir : Abbas Vali, « Kurds and the State in Iran: The Making of Kurdish Identity », op cit.; Abbas Vali, « The Kurds and Their

37 différentes parties du Kurdistan dans les années 1960 et 1970. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : 1. L’hégémonie du marxisme en tant que stratégie d’émancipation la plus radicale à cette époque afin de résoudre les principales contradictions de la société, à savoir le conflit de classes, la colonisation, l’intervention des pays impérialistes dans les différents mouvements sociopolitiques de l’époque en Chine, Amérique latine, Vietnam, Moyen-Orient notamment ; 2. Les changements socio-économiques de la société kurde à la suite des réformes agraires des années 1960 et 1970 comme l’exode rural, l’urbanisation, l’augmentation du nombre de diplômés, l’amélioration des moyens de communication ; 3. L’échec des mouvements nationalistes kurdes à résoudre la cause kurde ; et 4. La marginalisation de la cause kurde chez les marxistes des pays où les Kurdes habitaient.1

Ainsi, jusqu’aux années 1960 et 1970, comme le souligne Hamit Bozarslan, « La contestation kurde se développe dans un champ social dont il n’est qu’une composante. […] Avant d’être utilisée par les Kurdes, la doctrine a déjà été empruntée par l’intelligentsia des pays où ces derniers se trouvent2 », les jeunes militants kurdes s’associent aux courants marxistes de leur pays et n’ont donc pas d’identité politique indépendante. Cependant, les marxistes kurdes prennent conscience progressivement de la marginalisation de la cause kurde par rapport à la question économique et la centralité de la classe chez les marxistes non kurdes de leur pays. À cet égard, Abbas Vali dit que contrairement aux forces politiques libérales iraniennes qui ne donnent aucune place à la question kurde en tant que contradiction étrangère à la souveraineté nationale et à l’intégrité territoriale de l’Iran, les forces marxistes iraniennes reconnaissent la cause kurde comme une minorité opprimée3. Cependant, ils « l’attribuent au manque de démocratie en Iran et au fait que l’oppression des minorités se terminera à l’aube de la démocratie en Iran4 ».

Pour ces raisons, les nouvelles générations de marxistes kurdes tentent de fonder leur propre organisation politique à partir des années 1960 et 1970 afin de fournir une solution plus

Fragmented ‘Others’: Fragmented Identity and Fragmented Politics », Comparative Studies of South Asia, Africa, and the Middle East, n° 2, vol. 18, 2002, p. 83. 1 Comme nous allons voir dans la première partie, les politiques gouvernementales afin de moderniser le pays ne sont pas mises en place d’une manière égale. C’est pourquoi le marxisme devient le discours le plus important de l’époque pour les nouvelles générations des militants kurdes afin de comprendre le fond de l’inégalité de ces politiques. Voir : Mohammed H. Malek, « Kurdish in The Middle East Conflict », New Left Review, London, n° 175, 1989, p. 79-94 ; Abbas Vali, « The Kurds and Their Fragmented ‘Others’: Fragmented Identity and Fragmented Politics », op. cit.; Hamit Bozarslan, « La question kurde : État et minorités au Moyen-Orient », Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 123; Mémoire de Taher Khadiw, « Analyse du mouvement d’extrême gauche au Kurdistan (1970-1990) », sous la direction de Mohammad Reza Tadjik, Téhéran, 2006, Université de Shahid Beheshti. 2 Hamit Bozarslan, « La question kurde : État et minorités au Moyen-Orient », op. cit., p. 117-118. 3 Abbas Vali, « The Forgotten Years of Kurdish Nationalism in Iran », op. cit., p. 26 4 Ibid.

38 large à divers problèmes de la société kurde1. C’est dans un tel contexte et lors d’une période de proximité étroite, alors que d’autres organisations politiques de la tendance marxiste émergent dans d’autres régions du Kurdistan comme l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) au Kurdistan d’Irak en 1975, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou Krékakran en kurde au Kurdistan de Turquie en 1978, que le Komala fait également son apparition sur la scène politique du Kurdistan.

Le « Komala », ou « l’Organisation révolutionnaire des masses laborieuses du Kurdistan d’Iran » (sâzemân-e enghelâbi-ye zahmatkeshân-e kordestan-e iran), influencé par la tendance maoïste, est officiellement apparu sur la scène politique du Kurdistan iranien le 15 février 1979, seulement quatre jours après la victoire de la révolution2. Il est la deuxième organisation politique kurde en Iran après le PDKI3. Selon les fondateurs du Komala, le noyau principal de cette organisation est clandestinement créé à Téhéran en raison de l’oppression politique menée par le régime par un petit groupe de jeunes étudiants kurdes en 1969. Ils sont inspirés à la fois par le mouvement marxiste iranien et par le mouvement d’extrême gauche kurde au Kurdistan irakien notamment l’UPK à la fin des années 1960.4

Bien que ce groupe clandestin ne publie aucune déclaration sur ses positions politiques avant la révolution, il prône l’attachement au socialisme révolutionnaire et la primauté de la lutte pour la libération des ouvriers et des paysans iraniens, opprimés par l’exploitation capitaliste et la domination impérialiste. Ce discours n’est pas incompatible avec leur engagement en tant que Kurdes à éradiquer l’oppression nationale en Iran. Selon ce groupe, « la révolution socialiste en Iran est le moyen et la condition de la résolution démocratique de la question kurde5 ».

Ce petit groupe d’inspiration maoïste se place dans une catégorie politique connue sous le nom de la « troisième ligne ». Étant maoïste et analysant la société iranienne comme une société « semi-coloniale et semi-capitaliste », ce groupe choisit la troisième voie et se caractérise par le refus des combats armés, par le rejet du révisionnisme soviétique et du nationalisme kurde. La méthode non violente et les activités en direction des masses sont la base des partisans de cette ligne. Au début, ce petit groupe se concentre plutôt sur les ouvriers

1 Abbas Vali, « The Kurds and Their Fragmented ‘Others’: Fragmented Identity and Fragmented Politics », op. cit.; Hamit Bozarslan, « La question kurde : État et minorités au Moyen-Orient », op. cit., p. 123-124. 2 Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], op. cit, p. 432. 3 Abbas Vali, « The Forgotten Years of Kurdish Nationalism in Iran », op. cit., p. 148. 4 Mémoire de Taher Khadiw, « Analyse du mouvement d’extrême gauche au Kurdistan (1970-1990) », op. cit. 5 Ibid, p. 153.

39 urbains mais sous l’influence du maoïsme, il investit ensuite les zones rurales des régions kurdes. À cet égard, l’un de ses fondateurs écrit dans son livre que Marx leur apprend que la révolution est l’affaire des masses et pas des intellectuels1. Bien qu’en 1969, aucune femme ne figure parmi les fondateurs de ce groupe, quelques jeunes femmes kurdes commencent à collaborer avec eux en tant qu’enseignantes dans les zones rurales. Ils mènent une activité de propagande clandestine, qui conduit à l’emprisonnement de nombreux militants en 19752.

C’est finalement la victoire de la révolution en 1979 qui fournit les motifs pour déclarer l’existence et l’activité de ce groupe en tant qu’organisation maoïste kurde après neuf ans de clandestinité. La révolution offrant l’opportunité pour divers courants politiques tant kurdes que non kurdes de poursuivre librement leurs activités politiques, ce petit groupe commence ouvertement ses activités. Dès la victoire de la révolution, ce petit groupe, anonyme jusqu’à cette période, peut progressivement se présenter comme une organisation populaire avec de nombreux militants et sympathisants dans plusieurs villes des régions kurdes, surtout dans les provinces du Kurdistan et de l’Azerbaïdjan de l’Ouest.

Le Komala commence ses activités politiques à un moment où la situation politique n’est pas très favorable aux marxistes. Les marxistes iraniens sont dans un état de faiblesse, plusieurs figures marxistes sont tuées avant la révolution par le régime Pahlavi et la plupart des marxistes, même les dirigeants, y compris celui du Komala, sont très jeunes et inexpérimentés3. Cependant, le Komala parvient à attirer l’attention de nombreux jeunes, dont beaucoup de femmes, pour plusieurs raisons.

La première raison de la popularité que gagne le Komala sur une période très courte est liée à ses objectifs politiques. Pour le Komala, en tant qu’organisation politique d’extrême gauche kurde, la question de la classe n’est pas séparable de la cause kurde. Dans cette perspective, cette organisation se considère comme représentante du communisme kurde. Si les marxistes iraniens sont accusés de marginaliser la cause kurde, cela n’est pas le cas de cette nouvelle organisation. Le Komala envisage la question kurde comme fondamentalement entrelacée avec la question de « classe ». Car, selon cette organisation, le peuple kurde est l’un

1 Hosain Morad Baigi, « L’histoire vivante : Kurdistan, Gauche et Nationalisme », [Tarikh’é Zende : Kurdestan, Chap et Nationalism], Nasim, 2004, p.42. 2 Alors qu’il n’y avait aucune femme parmi les fondateurs du Komala, quelques femmes aident ce petit groupe afin mener ses activités dans les zones rurales avant la révolution. Cependant, en raison de l’oppression politique par l’État, le degré de ces activités est très faible et la plus petite activité aurait pu entraîner des années d’emprisonnement. 3 Hamed Shahidian, « The Iranian Left and the ‘Woman Question’ in the Revolution of 1978-79 », International Journal Middle East Study, n° 2, vol. 26, p. 223-247.

40 des peuples iraniens les plus opprimés aux niveaux politique, économique et culturel en raison de son ethnicité dès l’émergence de la dynastie Pahlavi (1925-1979).

Cependant, la présence du Komala en tant qu’organisation indépendante kurde de tendance maoïste ne dure pas longtemps et tout change peu après le déclenchement de la deuxième lutte armée entre les forces de cette organisation et les forces gouvernementales dans les zones rurales et montagneuses. Alors que le Komala se retire totalement vers les zones rurales afin de résister contre les forces gouvernementales et alors qu’il ne contrôle que des zones rurales, il constitue avec un petit groupe de marxistes non kurdes (l’Union des combattants communistes, qui s’allie avec le Komala en raison du manque de sécurité) le Parti communiste d’Iran (PCI)1 le 3 septembre 19832. L’objectif du Komala au moment de la fondation du PCI est de s’appuyer sur la conscience théorique de ce groupe, de rassembler les marxistes iraniens qui sont plus que jamais divisés sur la stratégie à adopter contre le nouveau régime iranien et ensuite de trouver des alliés iraniens à l’extérieur des frontières des régions kurdes.

Alors que la création du PCI n’a pas d’impact significatif sur la composition du Komala et que la majorité de ses membres sont toujours kurdes, le Komala apparaît désormais comme la branche kurde du PCI s’occupant des secteurs pratiques de l’organisation, notamment la lutte armée, et le petit groupe non kurde fournit plutôt le cadre théorique du PCI3. Bien qu’il ait peu de légitimité chez les autres organisations marxistes, du point de vue de son leadership, la formation du PCI constitue en effet une grande évolution4. Le Komala garde son propre comité central et son leadership, une partie du commandement, ses propres publications et le droit de prendre des décisions indépendantes de la direction dans le nouveau parti. Après la création du PCI, le changement le plus significatif au sein du Komala est le passage d’un discours théorique de du maoïsme au marxisme révolutionnaire. Selon ses membres, l’organisation passe d’une organisation populaire régionale kurde (à savoir, une organisation de masse qui, en plus de

1 Cette organisation est plutôt connue sous le nom du Komala par la plupart de ses membres, des chercheurs et des Kurdes. C’est pourquoi nous utilisons également le nom du Komala au cours de cette étude. 2 Alors que certains non-Kurdes sont toujours avec le Komala, mais à partir de 1981 et après le début de la vague de répression, de nombreux marxistes non-kurdes se rendent dans les régions kurdes dont certains d'entre eux rejoignent les rangs du Komala. Le nombre des non kurdes de cette organisation n'est mentionné nulle part. Cependant, selon l'estimation de quelques anciens Peshmergas interrogés dans le cadre de cette étude, alors que le nombre du petit groupe de l'union de combat communiste ayant rejoint le Komala est inférieur à 30, les membres non kurdes de cette organisation ne composent que 3 ou 4% des membres de l’organisation. 3 David McDowall, « Modern History of the Kurds », London, I. B. Tauris, 2004, p. 275, Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p. 181; Maziar Behrooz, « Rebels With A Cause: The Failure of the Left in Iran », London, I.B. Tauris, p.131; David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p. 239. 4 Mémoire de Taher Khadiw, « Analyse du mouvement d’extrême gauche au Kurdistan (1970-1990) », op. cit., p. 84.

41 l’insistance sur la question kurde, défend tous les groupes opprimés kurdes tels que les paysans, les travailleurs, les femmes) à un parti national et iranien (PCI) qui ne défend que les intérêts de la classe ouvrière. Alors que le marxisme populaire du Komala, sous la doctrine maoïste, combat essentiellement l’impérialisme, le nouveau discours de l’organisation, le marxisme révolutionnaire, vise au renversement du capitalisme, mettant l’accent sur la lutte de la classe ouvrière. Le PCI prône le retour aux principes du marxisme d’origine et une relecture en profondeur des textes de Marx, Engels et Lénine. Les ouvriers et la lutte pour leur émancipation deviennent le cœur de la réflexion de ce parti.1 Selon cette nouvelle doctrine, l’ennemi désigné est le système capitaliste international et le seul moyen d’annihiler ce dernier est de porter au pouvoir la classe ouvrière sous la direction d’un parti communiste. C’est à travers cette lutte que l’émancipation d’autres opprimés, notamment les minorités ethniques ou les femmes, est garantie. Le but est d’abolir le système capitaliste et d’instaurer une société socialiste. Les résolutions approuvées par cette organisation expriment leur engagement à l’égard de l’autodétermination des minorités ethniques, mais dans un esprit réductionniste, la question ethnique se déplace au profit de la question de la classe sociale et la résolution de la question des minorités ethniques est associée à la victoire du socialisme en Iran. Selon cette nouvelle doctrine du PCI, comme l’analyse Abbas Vali, « la révolution socialiste est non seulement la condition historique de possibilité de la doctrine “bourgeoise” des droits nationaux, mais également le moyen légitime de la réaliser. La double fonction assignée à la révolution socialiste à la fois comme conditions de possibilité et comme moyens de réalisation du concept des droits nationaux à l’autodétermination était gravement défaillante, notamment en ce qui concerne le lien de causalité entre le socialisme et la question nationale/kurde2 ».

À la fin des années 1980, le PCI et sa branche kurde, le Komala, ont échoué politiquement et militairement contre la République islamique d’Iran. Les militants se sont exilés dans plusieurs camps au Kurdistan irakien et la question kurde a, au fur et à mesure, été marginalisée. En plus de la lutte de pouvoir entre les dirigeants, le manque d’intérêt, voire le mépris des dirigeants du PCI pour la question kurde, est la principale raison du conflit interne au sein de cette organisation. Cette plaie ancienne de la marginalisation de la cause kurde s’est de nouveau ouverte. C’est la raison pour laquelle cette organisation se divise en 1991. En effet, si défendre l’autonomie pour les Kurdes est l’un des objectifs importants du Komala, ce n’est plus le cas pour certains dirigeants du PCI. À cet égard, quand Farideh Koohi-Kamali parle du recul

1 Ibid. 2 Abbas Vali, « The Forgotten Years of Kurdish Nationalism in Iran », op. cit., p. 162-163.

42 progressif des forces politiques kurdes vers le Kurdistan irakien, elle dit : « La position du Komala s’est également aggravée […] Le Komala, qui poursuivait toujours l’idéologie de la lutte des classes, fut contraint de s’exiler. En outre, le Komala a dû subir un revers supplémentaire : l’aliénation progressive de sa base kurde en raison de sa politique consistant à critiquer le mouvement kurde comme étant politiquement étroit d’esprit de se concentrer uniquement sur des questions kurdes1. »

En plus de cette première scission, le manque de sécurité et la déception poussent une grande partie des membres de cette organisation à s’exiler dans d’autres pays, notamment en Europe. Cependant, cette scission n’est pas la dernière. Aujourd’hui, on dénombre au moins huit tendances politiques issues de ces scissions. À la suite de ces nombreuses divisions, les différentes organisations qui émergent ne sont actives sur la scène politique du Kurdistan iranien que de nom. La majorité de leurs membres sont aujourd’hui des réfugiés politiques en Europe. Seuls un petit nombre de militants sont encore présents dans divers camps du Kurdistan irakien.

1 Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p. 211.

43

Première partie : les femmes kurdes au seuil de la révolution de 1979

44 En 1979, l’Iran connaît un bouleversement politique, passant du régime monarchique des Pahlavi (1925-1979) à un régime connu sous le nom de la « République islamique d’Iran ». Cette révolution populaire et urbaine s’étend des grandes villes du centre aux petites villes des régions périphériques du pays1, et réussit à renverser le régime Pahlavi par les manifestations non violentes du peuple iranien, principalement la jeunesse, entre 1978 et 1979. Bien que cette révolution soit au fur et à mesure reconnue, tant au niveau national qu’au niveau international, comme la « Révolution islamique », « cette révolution ne fut pas islamiste dans sa genèse2 », mais issue de forces révolutionnaires hétérogènes, aux idéologies antagonistes, un mélange de marxistes, d’islamistes et de libéraux, et regroupant différentes classes sociales et groupes sociaux. Malgré toutes leurs différences lors de la révolution, ces acteurs peuvent s’unifier autour d’un seul but : le renversement du régime Pahlavi sous le règne de Mohammad Reza Shah.

S’il n’y a pas de consensus dans l’espace académique sur les causes principales d’un tel changement sociopolitique, la plupart des chercheurs insistent sur le fait que l’État iranien, comme beaucoup d’autres États, est la principale cause de son propre effondrement. Son échec à poursuivre une modernisation autoritaire fournit aux opposants les prétextes nécessaires à sa chute lors de la révolution de 1978-1979. Cette chute est accélérée notamment par la suppression des libertés politiques, la désintégration de l’armature communautaire sous les assauts de la modernisation répressive, l’affaiblissement des fondements socioculturels de la société iranienne, la croissance des inégalités socio-économiques parmi le peuple iranien, la dépendance totale du gouvernement à l’égard des forces étrangères, en particulier les États- Unis, dépendance qui prend le nom d’impérialisme3.

L’une des particularités les plus remarquables de cette révolution est la participation massive des femmes, historiquement sans précédent4. Contrairement aux précédentes

1 Alors que les premières manifestations de rues sont lieu en janvier 1978 dans les grandes villes d’Iran comme Téhéran ou Tabriz, la vague de la révolution se propage à d’autres régions d’Iran peu de temps après. Par exemple, dans les régions kurdes d’Iran notamment, les témoignages mentionnent les premières manifestations respectivement le 10 juin à Mahābād et le 8 juillet 1978 à . Cité dans Yasin Sardashti, « Le Kurdistan d’Iran : une analyse historique du mouvement émancipateur da la nation Kurde entre 1939-1979 » [Kurdistanî Éran : Lékolineweyeki méjuyi le julanewey rizgarikhwazi netewey gali kurd (1939-1979)], Souleimaniye, Sima, 2011, p. 698. 2 Marie Ladier-Fouladi, « Iran, un monde de paradoxes », Nantes, Atalante, 2009, p. 117. À cet égard, voir aussi : Farhad Khosrokhavar, « L’utopie sacrifiée : sociologie de la révolution iranienne », Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1993 ; Farhad Khosrokhavar, « L’anthropologie de la révolution iranienne : le rêve impossible », op. cit. 3 Ervand Abrahamian, « Iran between two revolutions », op. cit., p.497; Afsaneh Najmabadi, « Depoliticization of a Rentier State : The Case of Pahlavi Iran », In Hamzeh Beblawi and Giacome Luciani (eds.), The Rentier State, London, Croom Helm, 1987, p. 214 ; Nikki, R. Keddie, « Modern Iran: Roots and Results of Revolution », op. cit., p. 140; Farhad Khosrokhavar, « L’utopie sacrifiée : sociologie de la révolution iranienne », », op. cit., p. 65-66. 4 Haideh Moghissi, « Populism and feminism in Iran: Women’s struggle in a male-defined revolutionary movement », New York, St. Martin’s Press, 1994; Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit.; Ali Akbar

45 participations politiques des Iraniennes1, un grand nombre de femmes participent à cette révolte contre le gouvernement iranien, qui se donnait pour objectif la modernisation de l’Iran et l’évolution de la condition des femmes. Bien que la situation socio-économique des Iraniennes évolue dans les années 1960 et 1970 et que les politiques menées par le régime leur soient bénéfiques, la plupart des femmes sont tout à fait convaincues, comme le reste des révolutionnaires iraniens, que le renversement du régime du Shah est le seul moyen d’améliorer la situation des Iraniennes. Les Iraniennes, quelles que soient leurs différences socio- économiques ou idéologiques, y participent individuellement en tant que militantes indépendantes ou de manière organisée et collective en tant que membres des organisations clandestines de l’époque. Ces dernières, issues en grande partie de la classe moyenne, sont les pionnières de cette révolution. Elles sont membres de diverses organisations clandestines de la tendance nationaliste, islamiste ou marxiste, notamment l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien (OGFPI)2 et l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien (OMPI)3. Ce groupe d’opposantes participe à toutes les activités politiques de cette période contre le régime du Shah. Or, deux observations amènent certains membres de l’opposition

Mahdi, « The Iranian Women’s Movement: A Century Long Struggle », Journal of the Muslim World, vol. 94, 2004, p.427- 448. 1 Lors de révolte du Tabac (1891-1892) qui est la première participation politique des femmes dans l'histoire iranienne, une série d'efforts qui aboutissent à la révolution constitutionnelle (1905-1911), les femmes organisent des troubles dans la rue, participent à des combats, rejoignent les activités souterraines contre les puissances étrangères, boycottent les importations étrangères, participent à la destruction d'une banque russe et lèvent des fonds pour la fondation de la Banque Nationale. Cependant, la participation des femmes se limite en grande partie aux femmes des classes moyennes et de l'élite de l’espace urbain. Voir : Janet Afary, «The Iranian Constitutional Revolution, 1906 –1911, Grassroots Democracy, Social Democracy, and the Origin of Feminism», New York, Columbia University Press, 1996; Eliz Sanasarian, «The Women’s Rights Movement in Iran: Mutiny, Appeasement, and Repression from 1900 to Khomeini», New York, Praeger, 1982; Mangol Bayat-Philipp, «Women and Revolution in Iran, 1905–1911», In Lois Beck and Nikki Keddie (eds.), Women in the Muslim World, Cambridge, Mass Harvard University Press, 1978, p. 295-308; Hamideh Sedghi,, «Women and Politics in Iran: Veiling, Unveiling, and Reveiling», op. cit.; Ali Akbar Mahdi, « The Iranian Women’s Movement: A Century Long Struggle », op.cit.; Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit. 2 Fondée en avril 1971, c’est une organisation de guérilla clandestine marxiste-léniniste en Iran. Inspirée par les mouvements armés de Cuba, d'Algérie et de Palestine, elle est la première à organiser l'attaque armée contre le régime de Pahlavi en février 1971 et poursuivit sa lutte jusqu'à la victoire de la révolution en 1979. Pendant cette période, certaines figures importantes et de nombreux partisans de cette organisation sont tués par le régime Pahlavi mais elle n'est pas détruite par le gouvernement. Malgré l’incapacité de cette organisation à prendre en charge la révolution de 1979, elle avait ses aspects positifs. D'une petite organisation clandestine, elle est devenue une organisation marxiste prestigieuse et populaire, qui compte un grand nombre de sympathisants dans tout le pays, y compris dans les régions kurdes. Cette organisation a été divisée en 1981 et, après la répression, a perdu un grand nombre de ses militants et le reste de ses militants ont quitté l'Iran. Voir : Maziar Behrooz, « Rebels With A Cause : The Failure of the Left in Iran », op. cit., p. 51-69. 3 L’OMPI est fondée en 1965 par un groupe de jeunes intellectuels iraniens se réclamant d'un islam libéral, teinté d'idéologie de gauche. C’est pourquoi elle est qualifiée une organisation « islamo-marxiste » par le régime Pahlavi. Elle mène la lutte armée dans l’espace urbaine visant à ébranler le gouvernement iranien contre le régime Pahlavi, jusqu’à la révolution de 1979. Elle refuse également de laisser le pouvoir aux islamistes khomeynistes après la révolution. Après le commencement de la vague de répression, elle perd un grand nombre de ses militants et le reste de ses militants quittent l'Iran. Bien que leur liberté d'action soit de plus en plus restreinte par le gouvernement islamiste, l'OMPI continue à partir de l'Irak à mener une intense activité tant politique qu’armée, lors des années 1980 dénonçant la réduction de l'espace démocratique et tentant de s'opposer à la mainmise exclusive du clergé chiite sur l'État. Elle se présente toujours comme l’une des forces opposantes du gouvernement iranien. À ce sujet, voir : Ervand Abrahamian, « Radical Islam : The Iranian Mojahedin », I.B. Tauris, 1989 ; Maziar Behrooz, « Rebels With A Cause : The Failure of the Left in Iran », op. cit., ; Mohammad Mohaddessin, « Enemies of the Ayatollahs : the Iranian opposition and its war on Islamic fundamentalism », Londres & New York, Zed Books, 2004 ; Mehdi Abrichamtchi, « Iran : Moudjahidines du peuple : la résistance aux ayatollahs », Jean Picollec, 2004.

46 politique, comme les deux organisations mentionnées ci-dessus, à conclure que l’affrontement armé est le seul moyen de protester contre le régime du Shah au début des années 1970 : l’impact satisfaisant de la lutte armée notamment en Amérique latine et en Algérie, ainsi que l’étouffement politique en Iran, ressenti en particulier par les femmes. Parmi les 341 opposants impliqués dans la lutte clandestine et armée tués entre 1971 et 1977, 39 d’entre eux sont des femmes1. Ainsi, en plus du terme de zan-e cherik, la femme « guérilla », qui entre, pour la première fois, dans la littérature politique iranienne, d’autres phénomènes font leur apparition : les prisonnières politiques (323 femmes, pour des peines allant d’une semaine de prison à la perpétuité) ou l’exécution politique de femmes (3 femmes sont exécutées en 1974)2, alors que cette peine ne s’applique jusqu’alors qu’aux hommes. De plus, certaines d’entre elles, comme Ashraf Dehghani3, sont présentées comme un symbole de lutte et de résistance au régime du Shah. Ce fait est d’ailleurs connu de Mohammad Reza Shah, le dernier monarque des Pahlavi, qui déclare : « Leur détermination et leur volonté dans la bataille est incroyable. Même les femmes continuent à se battre jusqu’au dernier souffle4. »

Cependant, le processus révolutionnaire ne se limite pas uniquement aux pionnières de la classe moyenne. Avec la propagation de la vague révolutionnaire, d’autres groupes de femmes iraniennes, comme celles des régions périphériques, des minorités ethniques, jusqu’aux femmes n’ayant pas reçu d’éducation scolaire (ou académique), rejoignent au fur et à mesure les rangs révolutionnaires. Elles jouent un rôle incontestable pendant la révolution en participant aux manifestations de rue, aux grèves, aux boycotts du travail, etc., au cours desquels certaines d’entre elles perdent la vie5.

1 Ces 39 femmes tuées y compris 14 femmes au foyer, 13 étudiants universitaires, 9 enseignants, 2 médecins et 1 employée de bureau. Cité dans Ervand Abrahamian, « Iran between two revolutions », op. cit., p. 480; Haideh Moghissi, «Populism and feminism in Iran: Women’s struggle in a male-defined revolutionary movement», op. cit., p. 114; Hammed Shahidian, « Women and Clandestine Politics in Iran, 1970-1985 », Feminist Studies, n° 1, vol. 23, 1997, p. 7-42. 2 Vida Hadjebi Tabrizi, « Les mémoires » [Yadha], Cologne, Mortezavi, 2009, p. 12. 3 Ashraf Dehghani, né en 1948, fait partie des femmes révolutionnaires iraniennes de la tendance marxiste les plus connues et fait partie de l’OGFPI. En 1971, elle est arrêtée, emprisonnée et torturée pour ses convictions politiques par le régime du Shah. Ses mémoires, intitulées « Torture et résistance en Iran », documentent les événements qui se sont déroulés avant et pendant son emprisonnement. La majeure partie de son autobiographie se concentre sur les histoires déchirantes de ses tortures brutales dans diverses prisons, ainsi que sur sa compréhension de la résistance et des stratégies pour surmonter les obstacles. Ses mémoires fournissent non seulement un récit personnel détaillé des luttes intérieures en prison, mais également une description des luttes politiques plus vastes et des conditions objectives requises pour qu'un parti révolutionnaire puisse survivre à l'intérieur et à l'extérieur de la prison. En 1973, elle organise une évasion de prison réussie. Elle rédige ses mémoires après s'être évadée de la prison vers la fin 1971. Après la révolution et le commencement de la vague d’oppression, elle quitte l’Iran. Voir : Haideh Moghissi, « Populism and feminism in Iran: Women’s struggle in a male-defined revolutionary movement», op. cit., p. 114- 118. 4 Maziar Behrooz, « Rebels With A Cause : The Failure of the Left in Iran », op. cit., p. 50. 5 Haideh Moghissi, «Populism and feminism in Iran: Women’s struggle in a male-defined revolutionary movement», op. cit., p. 57-58; Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p, 211-212; Eliz Sanasarian, «The Women’s Rights Movement in Iran: Mutiny, Appeasement, and Repression from 1900 to Khomeini», op. cit., p. 117.

47 Ces femmes accèdent à des fonctions importantes dans l’espace public. Elles acquièrent ainsi un sentiment de pouvoir, de confiance en soi, de respect envers elles-mêmes ainsi que de l’influence politique, et elles prennent une plus grande conscience d’elles-mêmes et de leur propre pouvoir collectif1. Elles peuvent se présenter, plus que jamais, en tant que sujets politiques. Elles contestent la structure du pouvoir et, ce faisant, brisent tacitement les attachements traditionnels à la famille et à la ségrégation sexuelle en entrant dans le monde public, notamment celui de la politique.

Les femmes appartenant aux minorités ethniques habitant majoritairement dans les régions périphériques de l’Iran, comme les femmes kurdes, participent également à ce moment révolutionnaire. Grâce à la révolution, la quasi-totalité des femmes kurdes participe activement à la vie politique pour la première fois dans l’histoire. Comme le reste des Iraniens, la plupart des femmes urbaines kurdes, quels que soient leur âge, leur statut matrimonial, leur situation socio-économique, qu’elles soient enseignantes, lycéennes ou femmes au foyer, participent spontanément aux journées révolutionnaires, dans le même but que les autres Iraniens : le renversement du régime du Shah.

Au sujet de l’hétérogénéité des femmes iraniennes, comme le souligne Parvin Paidar, « ces différences se recoupent souvent et créent une image complexe de la position des femmes dans la société qui reste peu comprise et très peu étudiée2 ». L’exemple des femmes des classes supérieure ou moyenne des régions centrales de l’Iran fait parfois oublier la diversité du parcours sociopolitique des Iraniennes. L’histoire des femmes kurdes, notamment du Komala, est souvent oubliée, et nous aborderons ce point en deux questions :

Tout d’abord, pourquoi et quand les femmes kurdes, en particulier celles qui continuent leur engagement politique au sein du Komala, s’engagent dans la révolution ? Ensuite, quelle place prennent leurs droits spécifiques en tant que femmes dans les revendications révolutionnaires ?

Pour répondre à ces deux questions, cette partie est composée de deux chapitres. Nous essayerons dans le premier chapitre d’aborder les raisons de la participation des femmes kurdes à la révolution de 1979 et les modalités de leur engagement dans le mouvement révolutionnaire de 1979. Tout d’abord, nous examinerons la participation des femmes kurdes dans les espaces

1 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op.cit., p. 207; Halleh Ghorashi, « From Marxist Organizations to Feminism Iranian Women’s Experiences of Revolution and Exile », The Journal of the Study of Religions and Ideologies, n° 6, 2003, p. 87-107. 2 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 30.

48 culturels, politiques et économiques pendant la dynastie des Pahlavi (1925-1979). Cette première partie montre quels éléments peuvent expliquer leur participation selon des modalités spécifiques à la révolution. Ensuite, nous aborderons la position subordonnée des femmes au sein de la famille kurde et son impact sur leur engagement politique. Enfin, dans le deuxième chapitre de cette partie, nous étudierons les revendications des femmes kurdes pendant la révolution et les raisons pour lesquelles elles ne se concentrent pas sur les questions spécifiques aux femmes.

1. Premier chapitre : La participation tardive des femmes kurdes à la révolution

Le discours du nationalisme en Iran émerge à la fin du XIXe siècle en réaction à la perte de certaines régions territoriales1, mais c’est pendant la monarchie Pahlavi que le nationalisme devient un discours d’État2. La révolution constitutionnelle (1905-1911) visant à réduire le pouvoir des monarques qâdjârs (1779-1925) et les empêcher de vendre les ressources du pays aux puissances étrangères est un exemple remarquable de ces tentatives. Elle conduit à l’établissement de la première assemblée nationale et la ratification de la première constitution iranienne. Malgré cela, cette première expérience de la démocratie en Iran ne dure pas longtemps et échoue pour plusieurs raisons : l’intervention permanente de puissances étrangères (russe et britannique) dans les affaires intérieures de l’Iran, l’occupation de l’Iran pendant la Première Guerre mondiale, les disparités régionales, les désaccords entre les différents groupes politiques (les modernistes et les conservateurs)3.

L’émergence de la dynastie Pahlavi en 1925 est une autre tentative pour réaliser le rêve de fonder un État iranien moderne. Plusieurs mesures imposées de manière autoritaire sont prises par le gouvernement sous la direction tout d’abord de Reza Shah (1925-1941) puis de son fils aîné, Mohammad Reza Shah (1941-1979) afin de permettre le développement socio- économique du pays, tant au niveau national qu’international. Si, lors des années 1920, le gouvernement iranien est décrit comme un État en faillite, Reza Shah tente alors, en imitant son homologue turc, Kemal Atatürk, de transformer l’image de l’Iran d’un pays précapitaliste, peu

1 Firoozeh Kashani-Sabet, « Frontier fictions : shaping the Iranian nation, 1804-1946 », Princeton, Princeton University Press, 1999. 2 Avant l’émergence de la dynastie Pahlavi, les premières manifestations de ce nationalisme était littéraires. Voir : Kamal Soleimani & Ahmad Mohammad Pour, « Can non-Persians speak ? The sovereign’s narration of “Iranian identity », op. cit.; Reza Zia- Ebrahimi, «The Emergence of Iranian Nationalism. Race and the Politics of Dislocation », New York, Columbia University Press, 2016. 3 Yann Richard, « L’Iran de 1800 à nos jours », Paris, Flammarion, 2016 ; Jean-Pierre DIGARD, Bernard HOURCADE et Yann Richard, « L’Iran au XXe siècle : entre nationalisme, islam et mondialisation », Paris, Fayard, 2007 ; Christian Jambet et Ali Amir-Moezzi, « Qu’est-ce que le Shî’isme ? », Paris, Editions du Cerf, 2004 ; Ervand Abrahamian, « Iran between two revolutions », op. cit.

49 centralisé, non développé et basé sur l’agriculture, dont la plupart des habitants sont illettrés, en celle d’un pays industrialisé, centralisé et développé1. C’est la raison pour laquelle Reza Shah est souvent considéré comme un grand « réformateur », « modernisateur »2 de l’Iran. La vision de Reza Shah pour l’Iran est celle d’une société homogène et moderne, avec une économie basée sur l’industrie, pour laquelle il veut fournir tous les éléments nécessaires comme l’enseignement laïc, le système bancaire, les routes, le chemin de fer et les autres réseaux de communication. Le gouvernement tente de développer l’éducation publique, les centres de santé et de services, la bureaucratie et un système judiciaire moderne. Par exemple, la première université moderne en Iran, l’Université de Téhéran, est fondée en 1936, permettant l’accès à l’enseignement supérieur. Certaines normes socioculturelles sont remises en question en diminuant le pouvoir du clergé. Les forces armées se renforcent et le service militaire devient obligatoire.

Si le rapprochement progressif de Reza Shah vers l’Allemagne nazie au début de la Seconde Guerre mondiale l’amène à démissionner sous la pression des Alliés, en particulier des Britanniques en 1941, cela ne signifie pas la fin du processus de transformation socio- économique de l’Iran au cours de cette période. Cela continue dès que le fils aîné de Reza Shah, Mohammad Reza Shah, réussit à renforcer son pouvoir après le coup d’État du 19 août 1953 grâce aux États-Unis qui deviennent désormais les alliés étrangers les plus importants du régime iranien. À partir de cette période, en plus du renforcement de son pouvoir et grâce aux ressources pétrolières3, Mohammad Reza Shah en tant que monarque absolu et sans rival à la tête d’un pays riche est aussi déterminé que son père à donner de l’Iran l’image d’un pays moderne et en voie de développement. Le gouvernement peut donc facilement mettre en place ses projets modernisateurs. Son programme correctif le plus important, appliqué en 1963, est connu sous le nom de Révolution Blanche ou Révolution du Shah et du peuple. Il s’agit d’une réforme, avant tout politique, en profondeur de la société dont les six piliers fondamentaux étaient : la réforme agraire, la nationalisation des forêts, la vente des usines appartenant à l’État

1 Abbas Vali, « Kurds and the State in Iran: The Making of Kurdish Identity », op. cit., p. 15; Ervand Abrahamian, « Iran Between Two Revolutions », op, cit., p. 140. 2 Marie Ladier-Fouladi, « Population et politique en Iran », op. cit., p. 9. 3 Dans les dernières décennies du règne de Mohammed Reza Shah, le revenu du pétrole augmente sans précédent de sorte qu’en 1974-75, il représente 84% du budget total du gouvernement. Selon les données officielles du gouvernement en 1977-1978, un an avant la révolution, le pétrole représente 34% du PNB, 77% des revenus du gouvernement et 87% des devises étrangères. Cela rend la société et l’économie entièrement dépendantes du gouvernement. En devenant un état rentier, les revenus du pétrole lui permet d'agir indépendamment des classes économiquement productives. Voir : Massoud Karshenas, « Oil, State and Industrialization in Iran », Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Fred Halliday, « Economic development and revolutionary upheavals in Iran », Cambridge Journal of Economics, n° 3, vol. 4, 1980, p. 271-92; Hootan Shambayati, « The Rentier State, Interest Groups, and the Paradox of Autonomy: State and Business in Turkey and Iran », Comparative Politics, n° 3, vol. 26, 1994, p. 307-331; Mehrzad Boroujerdi, « Iranian Intellectuals and the West : The Tormented Triumph of Nativism », New York, Syracuse University Press, 1996, p. 31.

50 à des entrepreneurs privés, la participation aux bénéfices des travailleurs industriels, l’extension du droit de vote aux femmes et l’établissement d’une « armée du savoir » chargée d’alphabétiser les zones rurales du pays afin de renforcer un système capitaliste tant dans les espaces urbains que ruraux et de développer le secteur agricole comme celui de l’industrie1.

Comme le soulignent Kumari Jayawardena2 et Deniz Kandiyoti3, les aspirations nationalistes visant la souveraineté du peuple entraînent un élargissement des droits de la citoyenneté, profitant manifestement aux femmes. L’émergence des femmes en tant que citoyennes dépendant également de la transformation des institutions et des coutumes qui les maintiennent dans les traditions particulières de leurs communautés ethniques et religieuses, l’État moderne est censé intervenir comme agent homogénéisateur, instrument potentiel d’une politique de genre plus progressiste. Sur cette base, l’évolution du statut des femmes iraniennes en tant que « femmes modernes », a une importance particulière aux yeux de l’État central de la dynastie Pahlavi. Les politiques étatiques facilitent donc l’accès réglementé des femmes instruites et « modernes » à la sphère publique4. À cet égard, l’éducation des filles est institutionnalisée et légitimée pour la première fois dans l’histoire de l’Iran. Elles autorisent également à obtenir une formation universitaire ainsi qu’à accéder à certains emplois dans l’administration. Les efforts visant à soutenir la participation des femmes aux affaires publiques s’intensifient. Cette réforme donne la possibilité aux femmes d’exercer désormais des professions qui ne leur étaient pas encore accessibles, comme celle de juge. En 1963, les femmes iraniennes obtiennent aussi le droit de vote et, dans la même année, les femmes entrent au parlement. Une femme devient également ministre de l’Éducation entre 1968 et 1976. Lors de cette période, quelques lois concernant la famille se modifient au profit des femmes5. À cet égard, une loi connue sous le nom de la Protection de la famille est adoptée en 1967. Elle fixe des conditions plus strictes pour la polygamie, relève l’âge du mariage des filles à quinze ans

1 Ervand Abrahamian, « Iran Between Two Revolutions », op. cit., p. 424-441. 2 Kumari Jayawardena, « Feminism and Nationalism in The Third World », London, Zed Books, 1986, p. 8-23. 3 Deniz Kandiyoti, « Women, Islam and State », London, Macmillan Press, 1991, p. I-II. 4 Azadeh KIAN-THIÉBAUT, « Mouvements de femmes en Iran : entre l’islam et l’Occident » In Christine Verschuur (eds.), Vents d'Est, vents d'Ouest : Mouvements de femmes et féminismes anticoloniaux, Genève : Graduate Institute Publications, 2009, p. 117-128. 5 Il faut noter que la plupart des réformes menées au profit des femmes comme le suffrage et les campagnes d’alphabétisation, les modifications du droit de la famille etc., ne sont pas uniquement faites par la seule volonté du régime Pahlavi. En plus du désir du nationalisme d’État de présenter l’Iran comme un pays moderne, ces changements se réfèrent aux efforts des militantes elles-mêmes pour tirer parti de ces désirs et ces opportunités. Voir : Eliz Sanasarian, «The Women’s Rights Movement in Iran: Mutiny, Appeasement, and Repression from 1900 to Khomeini», op. cit.; Janet Afary, «The Iranian Constitutional Revolution, 1906 –1911, Grassroots Democracy, Social Democracy, and the Origin of Feminism», op, cit.; Mahnaz Afkhami, «The Women’s Organization of Iran: Evolutionary Politics and Revolutionary Change », In Lois Beck and Guity Nashat (eds.), Women in Iran from 1800 to the Islamic Republic, Illinois, University of Illinois Press, 2004, p. 107-135.

51 et place le divorce sous l’autorité des tribunaux de la famille. En 1975, les lois sur la famille sont de nouveau modifiées pour donner aux femmes le droit de garde, alléger les peines antérieures contre l’avortement et offrir un avortement gratuit sur demande1. Les femmes iraniennes sont donc placées au cœur de la volonté de créer une nation plus unifiée et viable ; une nation moderne avec une population en meilleure santé, mieux éduquée et plus productive ; avec un système familial qui préserve non seulement l’honneur national, mais produit également de meilleures épouses et mères, des partenaires civilisées et des membres responsables de la société.

Cependant, ces réformes étatiques au profit des femmes iraniennes ont deux particularités. D’une part, ces politiques, comme nous le verrons dans ce chapitre, ne peuvent pas profondément remettre en question les inégalités entre les sexes. Comme le montrent de nombreux travaux, « les nationalismes, dans leurs processus de construction, s’appuient sur des stéréotypes de genre et de sexualité2 » et le nationalisme iranien ne fait pas exception. À cet égard, Azadeh Kian dit que « la construction d’un État moderne détenant le monopole de la question des femmes a conduit à l’inclusion des femmes dans le programme général de modernisation et de développement national. Cependant, les femmes n’ont pas obtenu les droits politiques à ce moment-là et la femme-mère restait privilégiée par rapport à la femme- citoyenne3 ». De même, non seulement les femmes accèdent généralement beaucoup moins que les hommes aux avantages socio-économiques fournis par le gouvernement4, mais le rôle social le plus important des femmes est toujours la procréation et l’éducation des enfants5. Autrement dit, même si elles ne sont pas confinées à la famille, elles sont assignées aux rôles passifs.

D’autre part, les Iraniennes n’ont pas une seule et identique expérience de la modernisation du pays durant cette période. Les expériences de la modernisation autoritaire

1 Marie Ladier-Fouladi, « Étude démographique du divorce en Iran : le cas de la ville de Shiraz en 1996 », Paris, CEMOTI, n° 28, 1999, p. 287-295. 2 Alexandre Jaunait, Amélie Le Renard et Élisabeth Marteu, « NATIONALISMES SEXUELS ? », Raisons politiques, n° 49, 2013, p. 7. 3 Azadeh Kian, « La fabrique du genre, des corps et des sexualités en Iran. Entre nationalisme et islamisme », in Lucia Direnberger et Azadeh Kian (eds.), État-nation et fabrique du genre, des corps et des sexualités : Iran, Turquie, Afghanistan, Presses universitaires de Provence, collection genre, 2019, p. 30-31. 4 Par exemple, le taux moyen de croissance annuel de la scolarisation des femmes est augmenté sur différents niveaux d'enseignement en 1961-1971 (Ce chiffre est de 13% pour les écoles primaires, 30% pour les lycées, 88% pour les collèges techniques et professionnels ; 76% pour les instituts de formation des enseignants et 65% pour l'enseignement supérieur), mais en comparaison avec les hommes dans les mêmes niveaux, il existe une grande différence en fonction du sexe. Le nombre de femmes, dans l'enseignement supérieur, notamment montre bien une discrimination supplémentaire. En 1948, on compte 6 257 étudiants dans les établissements d’enseignement supérieur, 171 sont des femmes. En 1958, les femmes représentent au total 2 613 personnes sur 14 439 ; alors qu'en 1966, 8 841 femmes sur un total de 36 742 étudiants sont inscrites dans l'enseignement supérieur. Voir : James F. Keller et Lioyd A. Mendelson, « CHANGING FAMILY PATTERNS IN IRAN: A COMPARATIVE STUDY », International Journal of Sociology of the Family, n° 1, vol. 1, 1971, p. 10-20. 5 Azadeh Kian, « La fabrique du genre, des corps et des sexualités en Iran. Entre nationalisme et islamisme », op, cit.

52 varient en effet selon la classe, la religion, l’ethnie, la géographie (périphérique ou centrale, urbaine ou villageoise). La diversité de ces vécus est restée peu comprise et très peu étudiée, comme l’illustrent celles des femmes kurdes. Il existe très peu de travaux sur ces dernières, avant et pendant la révolution. C’est la raison pour laquelle cette approche sociohistorique reste lacunaire malgré des données obtenues lors des entretiens avec les femmes ex-militantes et ex- peshmergas du Komala sur cette période et quelques éléments recueillis dans les recherches récentes sur la vie actuelle des femmes kurdes (polygamie, excision, divorce).

Comme le souligne Parvin Paidar, « le modèle de participation des femmes à l’éducation, à l’emploi et à la politique reflétait le fait que la modernisation n’était pas un processus homogène et cohérent affectant les femmes de manière globale et cohérente1 ». En d’autres termes, les expériences de femmes des minorités ethniques, y compris les femmes kurdes, situées largement en périphérie, ne peuvent pas être les mêmes que celles des femmes persanes, qui habitent majoritairement au centre de l’Iran et sont au cœur des préoccupations de la politique socio-économique de l’État. C’est dans de tels contextes qu’Elsa Dorlin dit : « Si toutes les femmes font bien l’expérience du sexisme, malgré cette commensurabilité de l’expérience, il n’y a pas pour autant d’expérience “identique” du sexisme, tant les autres rapports de pouvoir qui informent le sexisme modifient ses modalités concrètes d’effectuation et partant les vécus des femmes2. »

Dans ce chapitre, nous répondrons à deux questions. Tout d’abord, pourquoi les femmes kurdes, en particulier celles qui poursuivent leur engagement politique au sein du Komala, participent-elles à la révolution de 1979 ? Ensuite, quelles sont leurs modalités de participation ?

Pour répondre à ces deux questions, ce chapitre est composé de deux parties. Nous aborderons tout d’abord la manière dont les femmes kurdes, doublement discriminées en tant que femmes et Kurdes, vivent les politiques modernisatrices de la dynastie Pahlavi (1925-1979) dans un contexte où elles deviennent l’un des groupes les plus défavorisés et opprimés de la société iranienne. Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous verrons que les politiques étatiques ne peuvent pas non plus modifier profondément les rapports sociaux de sexe et l’institution de la famille, qui constituent une autre raison de l’oppression des femmes. Ceux- ci restent profondément inchangés, même dans l’espace urbain des régions centrales d’Iran. Ces

1 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op.cit., p. 160. 2 Elsa Dorlin, « Sexe, genre et sexualité : Introduction à la théorie féministe », Paris, Puf, 2008, p. 26-27.

53 conditions poussent alors les femmes kurdes à participer à la révolution de 1979 aux côtés d’autres Iraniennes contre le régime, mais selon des modalités spécifiques par rapport à ces dernières.

1.1. La place des femmes kurdes au sein des projets sociopolitiques de la dynastie Pahlavi : entre répression et privation

La politique de la dynastie Pahlavi dans le but de moderniser le pays touche effectivement la société iranienne. Les Kurdes, en particulier les femmes appartenant à un groupe ethnique iranien, sont également affectés par ces politiques étatiques verticales. Comme Mohammed H. Malek le souligne, « ceci est faux de penser que, lors de ces années [au Kurdistan] rien n’est arrivé1 ». De nombreuses transformations socio-économiques telles que l’exode rural, la croissance urbaine, l’augmentation du nombre des diplômés, l’impact des moyens de communication modifient les régions kurdes. Dans cette section, nous expliquerons comment les femmes kurdes sont touchées par ces programmes gouvernementaux sur les plans culturel, politique et économique. Nous verrons que, malgré le fait que les femmes kurdes sont touchées par les programmes oppressifs du régime (sur les plans culturel et politique), elles figurent parmi les plus défavorisées de la société iranienne sur le plan socio-économique. À cette fin, nous répondrons aux trois questions suivantes : comment vivent-elles les politiques culturelles du gouvernement central ? Dans quelle mesure l’oppression politique de l’État central les affecte-t-elle ? Quelle est la place des femmes kurdes dans les programmes socio-économiques du gouvernement central ?

1.1.1. Les femmes kurdes face à la répression culturelle L’une des raisons pour lesquelles les Iraniennes, et surtout les femmes kurdes, s’opposent aux politiques de la dynastie Pahlavi se réfère à ses politiques culturelles. La modernisation selon le régime autoritaire des Pahlavi est l’imposition d’une identité nationale iranienne culturellement homogène selon le sexe dans une société multiethnique, multilinguistique et multireligieuse2.

À cette fin, la « communauté imaginée3 » imposée d’en haut par le nationalisme d’État doit adopter certains caractères modernes afin de civiliser la nation iranienne en

1 Mohammed H. Malek, « Kurdish in The Middle East Conflict », op. cit. 2 Farideh Farhi, « Crafting a National Identity Amidst Contentious Politics in Contemporary Iran », Iranian Studies, n° 1, vol. 38, 2005, p. 12. 3 Dans son livre « Imagined Communities », Anderson affirme que « La nation est une communauté politique imaginée ». Il explique ensuite que les communautés sont socialement construites et ajoute que : « Elle est imaginée parce que les membres

54 l’européanisant1. À cet égard, l’homogénéisation culturelle imaginée par le nationalisme étatique a deux caractères principaux. Le premier consiste en la sécularisation de la communauté iranienne dont la majorité est musulmane. Le deuxième est l’imposition de la langue farsi comme langue officielle du pays, alors que près de la moitié des Iraniens parlent une autre langue2.

Sur le premier point, la base islamique de la société iranienne est considérée comme un grand obstacle au développement de l’Iran. En effet, d’après les intellectuels nationalistes, qui sont les premiers à être influencés par le modèle intellectuel du nationalisme européen et qui tentent d’imaginer une nation iranienne, « le monde islamique a été perçu comme l’incarnation de tout ce qui a récemment été laissé en Europe : religion englobante, despotisme politique, stagnation culturelle, ignorance scientifique, superstition, etc.3 ».

Ainsi, la nécessité d’une politique de désislamisation afin d’ouvrir la voie à la modernité est fortement ressentie, permettant ainsi de remodeler et reconstruire une identité nationale iranienne cohérente. À cette fin, alors que le gouvernement cherche à affirmer ce nationalisme en adoptant rapidement les avancées matérielles de l’Europe, une rupture du pouvoir traditionnel avec la religion se met en place4, et l’histoire préislamique de l’Iran est revalorisée par le nationalisme d’État5.

En niant l’identité islamique, l’identité du peuple iranien se fonde alors sur le patrimoine culturel zoroastrien et sur « l’histoire impériale des dynasties telles que les Achéménides6 ». Selon cette approche, l’islam, religion de la majorité des Iraniens, est présenté comme une religion étrangère imposée historiquement aux Iraniens par les Arabes et identifiée comme la source du retard de la société iranienne. L’ère islamique est diabolisée et l’ère préislamique

même des plus petites nations ne connaîtront jamais la plupart de leurs compatriotes, ils ne se voient pas et ils ne s’entendent même pas mais dans l'esprit de chacun vit l'image de leur communion ». En effet, une nation est inventée selon des processus historiques et politiques. L'identité politique est utilisée pour unifier les peuples, en jetant les bases d'un sentiment d'identité commune au sein d'une entité territoriale donnée. Cité dans Benedict Anderson, « Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism », London, Verso, 1991, p. 6. 1 Azadeh Kian-Thiébaut, « Sécularization of Iran. A Doomed Failure ? The New Middle Class and the Making of Modern Iran », Paris, Peeters, 1989, p. 32-34. 2 Malgré le fait que la définition de l’identité iranienne basée sur l’histoire préislamique et la supériorité de la langue persane sont déjà ratifiées dans la loi constitutionnelle de 1906-7, l’émergence du nationalisme étatique de l’ère Pahlavi les remirent au goût du jour en plaidant pour une renaissance nationale, où les progrès fondés sur la nécessité d'une modernisation politique et économique nécessitant un centralisme politique et administratif. Voir : Abbas Vali, « The Kurds and Their Fragmented ‘Others’: Fragmented Identity and Fragmented Politics », op. cit.; Abbas Vali, « Kurds and the State in Iran: The Making of Kurdish Identity », op. cit., p. 5. 3 Mehrzad Boroujerdi, « Iranian Intellectuals and the West », op. cit., p.7. 4 Amin Banani, « The Modernization of Iran (1921-1941) », Stanford, Stanford University Press, 1961, p. 45. 5 Nikki R. Keddie, « Qajar Iran and The Rise of Reza Khan », California, Mazda Publishers, 1999, p. 78; Azadeh Kian et Gilles Riaux, « Crafting Iranian nationalism: Intersectionality of Aryanism, Westernism and islamism », In Susana CARVALHO et François GEMENNE (eds.), Nations and their Histories, London, Palgrave MacMillan, 2009, p. 189-203. 6 Saeed Rahnema and Sohrab Behdad, « Iran after the revolution, Crisis of an Islamic State », London, I.B. Tauris, 1996, p.231.

55 glorifiée, le nom du pays change également de « Perse » en « Iran » en 19341, signifiant l’origine aryenne primordiale de la nation2. De plus, ce terme signifie « le berceau de la race aryenne » et renforce l’idée d’un seul État et d’une seule nation3.

Comme dans de nombreux contextes (Turquie, Égypte, Afghanistan, Caucase, Balkans)4, « l’abandon des habits traditionnels en faveur du port du vêtement européen pour les femmes et les hommes5 » est un outil important du gouvernement iranien impatient de rejoindre les rangs des nations modernes et civilisées, de marquer la rupture des Iraniens avec leur passé précapitaliste et d’éradiquer les diverses identités ethniques6. L’incitation à s’habiller à l’européenne est considérée comme l’une des dimensions majeures de l’entreprise moderniste et nationaliste de l’État iranien. D’un côté, l’instauration de l’État implique la construction de la nation, ce qui induit une équivalence entre l’unité nationale et l’uniformité de l’apparence. D’un autre côté, l’habillement moderne est censé donner de l’Iran l’image d’un État moderne7. Ce nouvel élément d’homogénéisation s’illustre dans la Loi sur l’uniforme des hommes et des femmes, adoptée par le Parlement en 1935 et instituant la tenue vestimentaire européenne obligatoire pour les Iraniens, hommes et femmes8.

Pour les femmes iraniennes, cette phase d’homogénéisation est plus conséquente que pour les hommes. En effet, contrairement aux autres pays mentionnés ci-dessus9, en plus de l’imposition des habits européens, le port du voile est interdit par le gouvernement pour toutes les femmes le 7 janvier 1936, en signe d’émancipation, ce qui devient l’élément le plus marquant de la modernisation de la nation iranienne, à une époque où les femmes, les femmes urbaines, sont entièrement voilées10. À partir de cette date, connue sous le nom du

1 Bien que les mots « persan » et « iranien » soient souvent utilisés de manière interchangeable, les Persans constituent une seule ethnie de la société iranienne et représentent tout au plus la moitié de la population iranienne. 2 Reza ZIA-EBRAHIMI, « The Emergence of Iranian Nationalism: Race and the Politics of Dislocation », op. cit. 3 Alireza Asgharzadeh, « Iran and the Challenge of Diversity », op. cit., p. 121-129. 4 Stephanie Cronin (eds.) « Anti-veiling campaigns in the Muslim world. Gender, modernism and the politics of dress », London & New York, Routledge, 2014. 5 Azadeh Kian, « La fabrique du genre, des corps et des sexualités en Iran. Entre nationalisme et islamisme », op. cit., p. 28- 29. 6 Joseph M Upton, « The History of Modern Iran: An Interpretation », Cambridge, Harvard University Press, 1960, p. 29; Eliz Sanasarian, « Religious Minorities in Iran », Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 5; Abbas Vali, « Kurds and the State in Iran: The Making of Kurdish Identity », op. cit., p.18; Ervand Abrahamian, « Iran Between Two Revolutions », op. cit., p. 561; Nayereh Tohidi, « Ethnic and Religious Minority Politics in Contemporary Iran », In Ali Gheissari (eds.), Contemporary Iran, London & NY, Oxford University Press, 2009, p. 299-323. 7 Houchang E. Chehabi, « Staging the Emperor’s New Clothes: Dress Codes and Nation-Building under Reza Shah », Iranian Studies, n° 3/4, vol. 26, 1993, p. 209-229. 8 Ibid. 9 A propos de Turquie, voir : Yesim Arat, « Rethinking Islam and Liberal Democracy : Islamist Women in Turkish Politics », Albany, State University of New York Press, 2005 ; Nilufer Göle, « The Forbidden Modern : Civilization and Veiling », Ann Arbor, University of Michigan Press, p. 1997. 10 Afsaneh Najmabadi, « Authority and Agency: Revisiting Women’s Activism during Reza Shah’s Period », In Touraj ATABAKI (eds.), The State and the Subaltern. Modernization, Society and the State in Turkey and Iran, London, I.B. Tauris, 2007, p.159-178.

56 « jour de la libération des femmes », les femmes ne peuvent plus porter le voile dans l’espace public1 et celles qui ne respectent pas cette nouvelle loi sont agressées et harcelées par les policiers2. Même si « pour la majorité écrasante des femmes, ne pas porter le voile équivalait à la nudité et à la perte de leur honneur3 », le gouvernement tente « de remodeler les corps des femmes (urbaines) en les assujettissant physiquement et symboliquement aux ordres du pouvoir4 ». Cette loi touche certes davantage les femmes urbaines que les femmes rurales, dans un but d’homogénéisation et de désislamisation, mais au contraire de ce que certains chercheurs soulignent, à propos « des femmes en milieu rural, [à savoir que] les femmes [qui] appartiennent aux minorités (ethniques) continuent à pratiquer le port du voile conformément à leurs traditions locales5 », les femmes urbaines et instruites des minorités ethniques comme les femmes kurdes subissent également cette loi. À cet égard, un écrivain kurde dit : « Même les femmes n’étaient pas protégées de la corruption des forces iraniennes. Selon la volonté du gouvernement, elles devaient abandonner leurs normes socioculturelles, jeter leurs propres vêtements et rester nues. Si une femme était vue avec des vêtements kurdes, elle pouvait être attaquée et ses vêtements déchirés et brûlés par les gendarmes6. » Selon un rapport d’archives nationales de l’Iran sur les régions kurdes, cette obligation ne s’impose qu’aux femmes urbaines7. En plus de l’objectif du nationalisme d’État de réduire l’influence de l’islam sur la société iranienne, l’élimination des différences régionales et tribales en faveur d’une tradition occidentale homogénéisée, correspondant à l’identité de l’Iran moderne est une autre raison de cette politique8. À cet égard, les femmes kurdes de l’espace urbain (comme de l’Iran dans son ensemble) n’ont donc pas le droit de se rendre dans des lieux publics ni avec hijab ni avec leurs habits traditionnels. Ainsi, Sayran, une femme ex-peshmerga du Komala et provenant de Sanandaj, dit : « Ma grand-mère m’a toujours parlé du temps où (à l’époque de Reza Pahlavi)

1 Jasmin ROSTAM-KOLAYI and Afshin MARTIN-ASGARI, « Unveiling Ambiguities: revisiting 1930s Iran’s kashf-i hijab campaign », In Stephanie CRONIN (eds.), Anti-veiling campaigns in the Muslim world. Gender, modernism and the politics of dress, London & New York, Routledge, 2014, p.121-148. 2 Hamideh Sedghi, « Women and Politics in Iran. Veiling, Unveiling, and Reveiling », op. cit., p. 87. 3 Azadeh Kian, « La fabrique du genre, des corps et des sexualités en Iran. Entre nationalisme et islamisme », op. cit., p. 28- 29. 4 Ibid. 5 Jasmin ROSTAM-KOLAYI, « Expanding Agendas for the « New » Iranian Woman. Family law, work, and unveiling », In CRONIN Stephanie (eds.), The making of Modern Iran. State and Society under Riza Shah, 1921-1941, London & New York, Routledge, 2003, p.159-180; Hamideh Sedghi, « Women and Politics in Iran. Veiling, Unveiling, and Reveiling », op. cit., p. 38. 6 Mohammad-Ra’uf Tavakkoli, « Histoire et géographie de », [Tarikh va joghrafiya-ye Bane], Téhéran, Tavakkoli, 1363 (1984), p. 190. 7 Shahrzad Mojab, « « Introduction: The Solitude of the Stateless: Kurdish Women at the Margins of Feminist Knowledge », op. cit., p. 6-7. 8 Fathali M. Moghaddam et David S. Crystal, « Revolutions, Samurai, and Reductions: The Paradoxes of Change and Continuity in Iran and Japan », Political Psychlogy, n° 2, vol. 18, 1997, p. 355-384.

57 les femmes n’étaient plus autorisées à sortir de leur maison en hijab à Sanandaj. Il y avait partout des gendarmes pour arracher leur hijab. C’était une situation très difficile pour les femmes. Ma grand-mère, qui portait le costume kurde avec le voile avant cette période, a été obligée de sortir de la maison vêtue différemment, ce qui était au début très étrange pour elle. Elle a eu de la chance car sa famille n’était pas très conservatrice mais certaines familles étaient opposées à cette nouvelle apparence et ne laissaient pas leurs femmes et leurs filles quitter la maison. C’est la raison pour laquelle elles ont été contraintes de rester chez elles la plupart du temps, à moins de pouvoir quitter la maison en secret ou la nuit sans être vues par les gendarmes1. » Susan, une militante pro-Komala de Mahābād, dit également, confirmant le récit de Sayran : « La génération de ma grand-mère était touchée par cette obligation. Les forces de sécurité, dites gendarmes à l’époque, interpellaient de temps en temps des femmes et leur arrachaient leur tchador. […] Selon ma grand-mère, qui habitait à l’époque à Mahābād, cette imposition était beaucoup plus dure pour les femmes des familles conservatrices et religieuses2. »

Comme Hamideh Sedghi le souligne, « à l’exception de quelques femmes riches et instruites dans les grandes villes, la plupart des femmes urbaines ont horreur de la nouvelle politique, car elle crée un espace entre les femmes et le cosmos ; le tchador leur a donné protection, sécurité et confort physique. Alors que la majorité des femmes des zones urbaines se sentaient en sécurité psychologique et physique sous du tchador, le dévoilement, en revanche, symbolisait l’insécurité et l’éloignement, comme le ferait peut-être la nudité pour beaucoup3 ». Certaines femmes issues de familles conservatrices ou religieuses tentent donc d’appliquer des stratégies de contournement des lois portant sur les vêtements contre cette imposition étatique. Elles cherchent refuge à leur domicile, ne sortant qu’en cas de besoin comme pour se rendre aux bains publics une fois par semaine. Elles sortent la nuit, sous leur tchador, empruntant de longues routes et passant par des ruelles effrayantes, sombres et étroites, dans l’espoir de rester inaperçues de la police. Certaines femmes kurdes plus âgées refusent d’accompagner leur mari en public, envoyant leurs filles à leur place4 et, comme Susan, une femme pro-Komala et issue de Mahābād, le dit : « J’ai entendu de ma mère et ma grand-mère que certaines femmes portaient également un manteau sur leur tchador et mettaient un chapeau par-dessus pour faire semblant de porter des vêtements modernes.5 »

1 Extrait d'entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran. 2 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan. 3 Hamideh Sedghi, «Women and Politics in Iran: Veiling, Unveiling, and Reveiling », op. cit., p.88. 4 Ibid. 5 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan.

58 Mohammad Reza Shah, comme son père, cherche à occidentaliser à tout prix l’apparence physique de son peuple et cela passe par l’habillement. Toutefois, pour ne pas froisser les religieux, il abolit l’interdiction du hijab imposée par son père dans l’espace public. Cependant, la mode de l’habillement à l’occidentale et sans hijab se propage par les médias et le système éducatif, et avoir cette apparence prétendue « moderne » reste toujours la condition primordiale des femmes urbaines pour obtenir l’accès à l’éducation et l’emploi1. Selon deux femmes ex- peshmergas du Komala, Mardjan et Sayran, qui enseignent pendant un temps lors des années 1978-1979 dans les villages de Marivan et Sanandaj, ce type d’habillement n’est pas imposé à l’école aux petites filles villageoises dont la plupart ont un accès à l’éducation limité au niveau primaire2.

En conséquence, sous la propagande des médias et du discours officiel du gouvernement, le dévoilement et les habits européens deviennent plus acceptables pour les femmes urbaines et instruites, et progressent dans d’autres régions du pays et parmi d’autres classes sociales. De plus, même sans l’interdiction des tenues plus anciennes lors de l’époque de Mohammad Reza Shah, les habits religieux ou traditionnels sont méprisés et considérés comme un symbole d’arriération culturelle et de mentalité rurale. Par exemple, les habits traditionnels kurdes sont considérés comme « laids » et « sales »3, symboles de « pauvreté » ou d’« analphabétisme 4». À cet égard, les propos de Mardjan, une femme ex- peshmerga du Komala, montrent bien cette assertion : « À l’époque du Shah, les vêtements kurdes étaient synonymes de pauvreté et de non-alphabétisation. Je me rappelle très bien une fois où nous avions mené une manifestation afin de soutenir la grève de la faim des prisonniers politiques devant le palais de justice de Sanandaj. Pour nous faire taire, l’un des responsables du Palais de Justice est venu nous voir et a demandé à parler à notre porte-parole. Deux personnes ont été désignées. Le responsable gouvernemental s’est mis en colère en disant : “Je vous ai demandé des personnes lettrées et vous osez me présenter deux villageoises ?” En réalité, ces deux personnes étaient professeures au lycée mais étaient habillées en vêtements kurdes5. » Comme le montre la citation de Mardjan, des éléments culturels et identitaires appartenant à des minorités ethniques, tels que les habits traditionnels, sont disqualifiés et

1 Azadeh KIAN-THIEBAUT, « Les femmes iraniennes entre islam, État et famille », Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 75; Mirjam Künkler, « In the Language of the Islamic Sacred Texts: The Tripartite Struggle for Advocating Women’s Rights in the Iran of the 1990s », Journal of Muslim Minority Affairs, n° 2, vol. 24, 2004, p. 376-42. 2 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril à Uppsala avec Mardjan ; Extrait d'entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran. 3 Shahrzad Mojab, « Introduction: The Solitude of the Stateless: Kurdish Women at the Margins of Feminist Knowledge », op. cit., p. 7. 4 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril à Uppsala avec Mardjan. 5 Ibid.

59 attribués à une ruralité et à des symboles prémodernes qui repoussent la modernité urbaine. C’est l’effet que la dynastie Pahlavi recherche dès le début de son émergence. Ils considèrent ces éléments comme des obstacles importants aux objectifs de modernisation de l’Iran, des obstacles qu’il faut éliminer progressivement par l’oppression directe ou l’humiliation. C’est contre ce type de politique que les Kurdes réagissent à des décennies de mépris en portant l’habit traditionnel kurde pour défiler contre le régime.

La deuxième composante de l’identité collective iranienne, telle que décrite par la monarchie Pahlavi, porte sur l’officialisation de la langue farsi comme langue officielle de tous les peuples d’Iran, quelle que soit leur langue maternelle1. Lors de l’adoption de la première constitution de l’Iran en 1906, la langue persane est choisie comme la seule langue officielle du pays ; mais ce n’est que lors de l’arrivée au pouvoir de la dynastie des Pahlavi que le gouvernement central met en place par les méthodes forcées l’officialisation de la langue persane dans l’éducation, l’administration et les médias. Contrairement à la Turquie où d’autres langues sont supprimées en faveur de la langue turque, comme Eliz Sanasarian le souligne, chaque groupe ethnique iranien peut toujours parler sa langue maternelle dans l’espace public2 et les langues non persanes ne sont ni reconnues ni refusées3, mais la langue persane devient la langue officielle dans les lieux étatiques et écrire et parler dans d’autres langues que le persan est déclaré illégal et puni4. Dès 1923, tous les organismes gouvernementaux reçoivent pour instruction d’utiliser le persan dans toutes les communications orales et écrites5. À cet égard, Touraj Atabaki dit : « Non seulement le persan était la langue nationale de l’Iran, mais toutes les autres langues ethniques du pays étaient interdites [à la publication écrite]. Il n’était pas permis de publier des livres et des journaux dans une autre langue que le persan6. »

Comme le souligne Larry Diamond, « la langue est un symbole de domination7 » et généraliser l’utilisation d’une langue est une méthode de domination d’autres groupes de la société. À cette fin, le nationalisme étatique tente de créer une unité nationale fondée sur

1 Eliz Sanasarian, « Religious Minorities in Iran », op. cit., p. 5; Nayereh Tohidi, « Ethnic and Religious Minority Politics in Contemporary Iran », In Ali Gheissari (eds.), Contemporary Iran, op, cit.; E. Fuat Keyman et Suhnaz Yilmaz, « Modernity and Nationalism: Turkey and Iran », In Gerard Delanty and Krishon Kumar (eds.), Comparative Perspective in Nations and Nationalism, 2006, p. 425-437. 2 Eliz Sanasarian, « Religious Minorities in Iran », op. cit., p. 9. 3 Mohamad Tavakoli-Targhi, « Refashioning Iran : language and culture during the constitutional revolution », Iranian Studies, n° 1/4, vol. 23, p. 77-101 ; David McDowall, « Modern History of the Kurds », op. cit., p. 222-223. 4 Amir Hassanpour, « The Nationalist Movements in Azerbaijan and Kurdistan », In John Foran (eds.), A Century of Revolution: Social Movements in Iran, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994, p. 78-105. 5 Amir Hassanpour, « Nationalism and language in Kurdistan (1918-1985) », San Francisco, Mellen Research University Press, 1992, p. 125-126. 6 Touraj Atabaki, « Azerbaijan: Ethnicity and the Struggle for Power in Iran », London, I.B. Taurus, 2000, p. 58. 7 Larry Diamond, « Ethnicity and Ethnic Conflicts », The Journal of Modern African Studies, n° 1, vol. 25, 1987, p. 122.

60 l’hégémonie des Persans et d’assimiler d’autres ethnies non persanes par la promotion de la langue et de la culture persane. Dans une telle situation, bien que Reza Shah remplace le mot Perse par Iran dans les documents officiels afin d’afficher sa volonté d’un pays de tous les Aryens, son imposition d’une seule langue comme langue officielle de l’Iran conteste explicitement cette volonté, niant ainsi la diversité nationale, linguistique et culturelle des Iraniens. Les autres langues non persanes, comme le turc, le kurde, l’arabe, sont qualifiées de « dialectes locaux ». C’est à partir de cette période que les groupes ethniques se voient pour la première fois comme des minorités ethniques instituées par le gouvernement central1. Le sens du terme national s’interprète ainsi comme désignant le caractère persan plutôt que le caractère iranien2. À la suite de cette interdiction, un poète contemporain kurde, Hemin, dit : « Des milliers de Kurdes vivant dans des écoles, des bureaux et même dans la rue avaient été arrêtés, torturés et déshonorés sous l’accusation de parler en kurde3 ». Hazhar, autre poète contemporain kurde, écrit dans son autobiographie : « Son père et lui avaient mis leurs quelques livres kurdes dans une boîte en métal et les avaient enterrés dans la cour de la maison de leur village qui était loin de la ville. Ils ne lisaient les livres que pendant la nuit et les enterraient à nouveau4. »

Le rôle du système éducatif lors de cette période est très important. Anne-Marie Thiesse souligne très justement son importance dans le processus de fabrication de la nation. Selon elle, « on y apprend non seulement la langue, l’histoire ou la géographie de la nation, mais aussi comment être et penser nationalement5 ». Pour qu’une petite fille kurde puisse accéder au système éducatif, il faut qu’elle se présente sans voile, sans tenue traditionnelle, et elle doit également apprendre dans une autre langue que sa langue maternelle6. Ce problème est particulièrement visible dans les zones rurales où peu d’entre elles accèdent à l’école primaire. À cet égard, Mardjan, une femme ex-peshmerga du Komala, qui enseigne pendant un temps lors des années 1978-1979 dans les villages de la région de Marivan, affirme : « À l’époque, presque tous les parents dans les villages étaient analphabètes. Par ailleurs, la plupart des familles n’avaient aucun accès à la radio qui était à l’époque le seul moyen d’écouter le farsi. C’est dans ce contexte que les petits Kurdes ont été contraints

1 Firoozeh Kashani-Sabet, « Fragile Frontiers: The Diminishing Domains of Qajar Iran », International Journal of Middle East Studies, n° 2, vol. 29, 1997, p. 227. 5 Eliz Sanasarian, « Religious Minorities in Iran », op. cit., p. 5. 3 Amir Hassanpour, « Nationalism and language in Kurdistan (1918-1985) », op. cit., p. 126. 4 Ibid. 5 Anne-Marie THIESSE, « La création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècle », Paris, Le seuil, 1999, p. 237. 6 Sur le rôle d’école à l’époque de Pahlavi, voir : Fathali M. Moghaddam et David S. Crystal, « Revolutions, Samurai, and Reductions : The Paradoxes of Change and Continuity in Iran and Japan », op, cit. ; Rudi Matthee, « Transforming Dangerous Nomads into useful Artisans, Technicians, Agriculturalists : Education in the Reza Shah Period », In Stephanie Cronin (eds.), The Making of Modern Iran : State and Society under Riza Shah, 1921-1941, New York, Routledge Curzon, 2003, p. 123-145.

61 d’apprendre en farsi, une langue autre, jamais entendue et très étrange pour eux. C’est pourquoi ces enfants avaient du mal à suivre à l’école et à s’habituer au milieu scolaire1. »

Le gouvernement réussit à promouvoir l’idée que le persan est supérieur à toutes les autres langues ethniques, et parler persan est donc perçu comme prestigieux par la plupart des non persans2. Les femmes non persanes se trouvent alors en déphasage total par rapport à la culture mère et à la langue natale via le système éducatif imposé par le gouvernement central. Elles sont conscientes du danger que peut représenter la persanisation, pour elles-mêmes et leurs enfants. Dès lors, l’apprentissage culturel que les femmes inculquent à leurs enfants inclut une posture de vigilance envers tout ce qui peut éradiquer leur rôle en tant que l’un des premiers acteurs socialisateurs et émetteurs de leur culture, de leurs valeurs, à travers leur propre langue. Comme le souligne Hamideh Sedghi, le gouvernement peut également assumer seul le rôle de patriarche, au détriment des autorités religieuses3. Le contrôle du gouvernement ne fonctionne pas de la même façon pour toutes les femmes iraniennes. C’est ainsi que les femmes urbaines kurdes doivent se moderniser à la fois en se débarrassant de leurs habits traditionnels kurdes pour adopter la tenue imposée par le gouvernement et en acceptant la supériorité de la langue persane. L’institutionnalisation de la langue persane comme langue nationale pèse davantage sur les femmes urbaines non persanes, ainsi obligées de s’adapter à l’idéal de la femme moderne du gouvernement. L’objectif de cette modernisation par le gouvernement n’est pas simplement la production d’un changement de mœurs pour libérer la femme iranienne ou progresser sur la question féminine, mais plutôt de réussir une homogénéisation culturelle et, du même coup, la diffusion d’une identité nationale irano- persane.

1.1.2. Les femmes kurdes face à la centralisation et à l’autoritarisme Les programmes étatiques de modernisation du pays de l’époque Pahlavi ne sont pas axés sur le développement des institutions démocratiques. L’instauration d’un autoritarisme qui se donne pour objectif d’affirmer une souveraineté nationale sur l’ensemble du territoire et d’assurer une stabilité politique caractérise cette période. Comme le souligne Hachem Pesaran, parmi plusieurs moyens afin de garantir la stabilité politique du pays, comme une participation politique accrue, la coopération et la répression, la dernière option est choisie par la dynastie

1 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril à Uppsala avec Mardjan. 2 Fathali M. Moghaddam et David S. Crystal, « Revolutions, Samurai, and Reductions: The Paradoxes of Change and Continuity in Iran and Japan », op. cit. 3 Hamideh Sedghi, «Women and Politics in Iran: Veiling, Unveiling, and Reveiling », op. cit., p. 65-66.

62 Pahlavi tant qu’elle dispose du pouvoir nécessaire1. La centralisation du pays va de pair avec l’étouffement de la vie politique jusqu’au renversement de la dynastie Pahlavi en 1979. Malgré les tentatives du gouvernement d’améliorer la situation socio-économique des Iraniens, la nature autoritaire de ses politiques reste inchangée, ce qui va à l’encontre du modèle de l’État- nation occidental pourtant pris par l’État iranien en garantissant la participation de différents groupes politiques. Il supprime tous les mouvements sociopolitiques et ne tolère aucune voix d’opposition. En dehors de brèves périodes, comme celle de 1941 à 1953, de l’abdication de Reza Shah à la consolidation du pouvoir de son fils, Mohammad Reza Shah, la répression devient omniprésente dans la vie des Iraniens, tant dans les régions centrales que périphériques. La liberté politique, les partis politiques et les journaux indépendants n’existent pas2. Les forces laïques et intellectuelles opposées à l’État sont réduites au silence. Toutes les institutions législatives telles que le Parlement, les ministères, le cabinet du gouvernement, les partis politiques mais aussi les élections sont sous le contrôle du gouvernement, et les personnalités et les forces politiques d’opposition sont tuées, emprisonnées ou exilées. Reza Shah et son fils, en tant que dirigeants de l’État, ne délèguent pas beaucoup d’autorité ; même les décisions mineures doivent être prises par eux. C’est dans ce contexte qu’il est dit que le régime de Pahlavi impose à l’Iran une « cage de fer brutale de la modernité3 » et que sa souveraineté nationale est plutôt basée sur la coercition que sur le consensus.

Afin de conserver la stabilité du pays, l’autoritarisme de l’état, notamment pendant le règne de Mohammad Reza Shah, s’appuie sur un puissant appareil policier : l’armée4 et la SAVAK (l’Organisation nationale du renseignement et de la sécurité)5. Si le fait d’avoir une

1 Hachem Pesaran, « The system of dependent capitalism in pre- and post- revolutionary Iran », International Journal of Middle East Studies, n° 14, 1982, p. 505. 2 À titre d’exemple, dans un contexte qu’il faut maintenir en façade les parlements et un système participatif aux yeux des autres, deux partis politiques sont créés par le gouvernement, lui-même, au milieu des années 1950 : le parti au pouvoir Melliyun (nationaliste) et le parti oppositionnel Mardom (populaire). En 1975, alors qu’il faut éviter les désaccords politiques afin de développer le pays selon la volonté de Mohammad Reza Shah, ces deux partis sont remplacés par un seul parti entièrement dépendant du monarque, Rastakhiz (Résurrection), qui se présente sur la scène politique de l’ensemble du pays. Voir : Ervand Abrahamian, « Iran between two revolutions », op. cit., p. 419-21 & 440; Homa Katouzian, « The Political Economy of Modern Iran (1926–1979) », New York, New York University Press, 1981, p. 192-93 & 197. 3 Ali Mirsepassi, « Intellectual Discourse and the Politics of Modernization: Negotiating Modernity in Iran », Cambridge University Press, Cambridge, 2000, p. 61. 4 Si lors du règne de Reza Shah, la nouvelle armée de 180 000 hommes consomme un tiers du budget du gouvernement, la part de l'armée dans le budget national lors du règne de son fils en profitant des revenus pétroliers passe de 25% dans les années 1950 à 40% au milieu des années 1970, et le boom pétrolier permet une augmentation du budget de la défense de 1,9 milliards de dollars en 1973-1974 à 9,9 milliards de dollars en 1978-79. Les forces armées sont passées de 191 000 à 413 000 entre 1972 et 1977. Comme le note Ervand Abrahimian, « En 1977, l'Iran avait la plus grande marine du Gulf, la force aérienne la plus moderne du Moyen-Orient et la cinquième force militaire du monde ». Cité dans Ervand Abrahamian, « Iran between two revolutions », op. cit., p. 435-36. 5 SAVAK est créée en 1957 avec l'aide de la CIA, du FBI et de MUSAD afin de mener à bien la répression intérieure et d'assurer le contrôle social. Les estimations du nombre d’agents de SAVAK varient largement, le Shah le plaçant à 2 000 et Eric Rouleau affirmant qu’il atteint 200 000, probablement le plus proche de son estimation de 50 000 à plein temps et jusqu’à trois millions à temps partiel. Cependant, après la révolution, les chercheurs constatent que ces chiffres sont extrêmement exagérés, l'organisation opérant avec 60 000 personnes, à temps plein et à temps partiel. Voir : Robert Graham, « Iran : The

63 armée équipée et moderne est assez efficace pour contrôler les régions périphériques du pays, la création de la SAVAK constitue un autre élément important dans la répression des dissidents dans l’ensemble du pays. L’objectif de cette organisation est l’étouffement de toute opposition de l’État1. La SAVAK joue un rôle clé en propageant « un sentiment profond de peur, de méfiance, d’incrédulité et d’apathie dans tout le pays2 » afin de forcer les Iraniens à se soumettre par le biais de meurtres de masse, de tortures et de détentions massives. S’appuyant sur cette organisation, le gouvernement peut réprimer la plupart de ses antagonistes, surtout les marxistes au milieu des années 1970. C’est la raison pour laquelle, selon Amnesty International, lors de cette période, « aucun pays au monde n’a un bilan aussi médiocre que l’Iran en matière de droits humains3 ».

Cependant, alors que dans les zones urbaines des régions centrales, les activités sociopolitiques hors du contrôle du régime sont interdites, le taux d’oppression est plus élevé dans les régions périphériques ; de sorte que, en plus de tous les mouvements issus des tribus des régions périphériques, leur structure socio-économique et leur mode de vie, comme dans les régions kurdes, soient également ciblés par le gouvernement central, en s’appuyant sur l’armée et la SAVAK4.

Dès l’arrivée de Reza Shah au pouvoir, les régions périphériques majoritairement peuplées de tribus et de groupes ethniques ayant leur propre autonomie socio-économique et armés sont considérées à la fois comme une source d’instabilité politique, surtout dans les zones frontalières, et un signe d’arriération, et sont donc sévèrement ciblées par Reza Shah. Selon le gouvernement central, ce sont des sauvages brutaux, improductifs, indisciplinés et sans éducation qui sont laissés à l’état primitif. Ils sont considérés comme des « éléments non nationaux5 » et la cause de la « désunion nationale6 ». Donc, au lieu de fournir aux tribus de

Illusion of Power », London, Croom Helm, 1978, p. 146 ; Edward. A. Bayne, « Persian Kingship in Transition: Conversations with a Monarch Whose Office is Traditional and Whose Goal is Modernization », New York, American Universities Field Staff, 1968, p. 186. 1 Donald Newton Wilber, « Iran Past and Present: From Monarchy to Islamic Republic », Princeton, Princeton University Press, Ninth Edition, 1981, p. 153; Feroz Ahmed, « Iran: sub imperialism in action », Pakistan Forum, n° 6/7, vol. 3, 1973, p. 10-18 & 20. 2 Manizheh Zavareei, « Dependent capitalist development in Iran and the mass uprising of 1979 », In Paul Zarembka (eds.) Research in Political Economy: A Research Manual, 1982, p. 152. 3 Amnesty International, Annual Report 1974-1975, cité dans la thèse de Mahmood Delkhasteh, « Islamic discourses of power and freedom in the Iranian Revolution, 1979-81 », sous la direction de Michael Burrage,London, 2007, School of Economics and Political Science, p.71. 4 Hootan Shambayati, « The Rentier State, Interest Groups, and the Paradox of Autonomy: State and Business in Turkey and Iran », op, cit.; Mehrzad Boroujerdi, « Iranian Intellectuals and the West: The Tormented Triumph of Nativism », op. cit., p. 31. 5 Richard W. Cottam, « Nationalism in Iran », Pietersburg, University of Pietersburg Press, 1964, p. 8; Ervand Abrahamian, « Iran Between Two Revolutions », op. cit., p. 141. 6 Joseph M. Upton, « The History of Modern Iran: An Interpretation », op. cit., p. 29; Ervand Abrahamian, « Iran between two revolutions », op. cit., p. 141.

64 meilleures conditions de vie, l’affaiblissement de ces pouvoirs régionaux et provinciaux est jugé nécessaire dès le début de la dynastie Pahlavi, surtout lors du règne de Reza Shah1. Dans le but de les affaiblir, beaucoup de soulèvements tribaux à travers le pays, surtout dans les régions kurdes, sont vaincus2. Par la suite, ces régions connaissent la sédentarisation forcée3, la confiscation de leurs propriétés foncières, l’exécution, l’emprisonnement, l’exil interne, la soumission des chefs et la déportation de certains tribaux4.

Par ailleurs, alors que l’autosuffisance socio-économique des tribus est anéantie, la population kurde dans les zones rurales augmente, et les villageois constituent la majorité de la population kurde. Comme nous le verrons dans la section suivante, dans une situation où le secteur de l’agriculture et les zones rurales sont marginalisés au profit de l’industrialisation, principalement concentrée dans les zones urbaines des régions centrales d’Iran, les zones rurales deviennent ainsi les zones les plus défavorisées et non développées du pays avant la révolution. Cependant, même si les politiques répressives de l’État peuvent étouffer les mouvements régionaux, comme Partha Chatterjee le souligne dans son récit sur les régimes nationalistes postcoloniaux, « l’État moderne ne peut pas efficacement réprimer les tensions très réelles qui restent non résolues5 ». Dès que le vide du pouvoir central est ressenti dans les régions périphériques à la suite de l’abdication de Reza Shah en 1941, plusieurs mouvements sociopolitiques tant dans les régions centrales que périphériques reprennent leurs activités politiques, tels que la réémergence des partis politiques et des associations indépendantes de femmes ou la fondation de la République d’Azerbaïdjan et de la République du Kurdistan en 1946, même si cela ne dure pas longtemps, et qu’après le coup d’État de 1953 règne à nouveau l’autoritarisme en Iran.

1 Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p. 41. 2 A cette égard, Hassan Arfa, qui lui-même dirige certaines des expéditions étatiques dans les régions kurdes lors de règne de Reza Shah dit que l'objectif principal de ces politiques à propos des Kurdes est de les empêcher de s'impliquer dans l'insurrection armée et tribale. Il dit : « ... le Shah a décidé que le temps était venu d'amener les tribus de la frontière kurde indisciplinée définitivement sous contrôle ... et à la fin de la campagne, les tribus rebelles ont été désarmées. Ceux qui nous ont aidés, cependant, ont été autorisés à garder leurs armes pour le moment. » Cité dans Hassan Arfa, « The Kurds : An Historical and Political Study », London, Oxford University Press, 1966, p. 65-66. 3 La sédentarisation forcée par le gouvernement et les programmes contre la résistance des tribus sont brutaux lors des années 1920-30. À ce propos, Kaveh Bayat dit : « Ce programme de sédentarisation forcée ... a pris une forme très brutale et, dans certains cas, génocidaire. En peu de temps, la vie tribale de l’Iran s’est transformée, mais cette transformation ne s’est pas concrétisée par l’adoption d’un mode de vie agricole idyllique, tel qu’il avait été conçu à l’origine, mais par des méthodes coercitives et violentes qui ont pratiquement anéanti tout un segment de la population tribale de l'Iran. », cité dans Kaveh Bayat, « Riza Shah and the Tribes : An Overview », In Stephanie Cronin, The Making of Modern Iran : State and Society under Riza Shah, 1921-1941, New York, Routledge Curzon, 2003, p. 213-219. 4 Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p.41; Richard Tapper, « The Case of the Shahsevan », In Stephanie Cronin (eds.), The Making of Modern Iran: State and Society under Riza Shah, 1921-1941, New York, Routledge Curzon, 2003, p. 220-240. 5 Partha Chatterjee, « The Nation and Its Fragments », Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 169.

65 Le nationalisme kurde s’exprime manifestement après l’abdication de Reza Shah en 1941. Pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque le rapprochement progressif de Reza Shah avec l’Allemagne l’oblige à démissionner sous la pression des Alliés en 1941, le premier parti politique kurde, le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), émerge en 1945 sur la scène politique iranienne. En outre, un organe autonome connu sous le nom de République du Kurdistan émerge à Mahābād en 1946, grâce au soutien de l’Union soviétique1. C’est à cette époque que la première participation de femmes kurdes a été enregistrée. L’objectif de la République du Kurdistan est l’autonomie des Kurdes dans les limites territoriales de l’Iran et l’administration de leurs affaires dans leur langue. De nombreuses politiques menées par la République du Kurdistan s’opposent aux projets nationalistes du gouvernement central iranien. Par exemple, la langue kurde devient la langue officielle, les traditions et les coutumes kurdes sont revalorisées, la publication en kurde prospère, l’armée officielle du pays est remplacée par des forces kurdes (peshmerga), et une administration contrôlée par des Kurdes est mise en place. La république du Kurdistan se définit comme un État distinct, avec un drapeau et un hymne2.

Bien que les Kurdes aient auparavant organisé plusieurs mouvements politiques locaux et provinciaux en Iran3, cette structure politique est un phénomène nouveau pour l’époque. En effet, il émerge en réaction aux politiques d’homogénéisation ethnique qui commencent avec la Révolution constitutionnelle entre 1905 et 1911, et aux politiques répressives de Reza Shah entre 1925 et 1941. Elle cherche à représenter politiquement son identité ethnique au moyen d’un gouvernement autonome, avec, dans une certaine mesure, des inclinations séparatistes4. Une autre particularité remarquable de cette période est que les nationalistes kurdes prennent

1 La république du Kurdistan est fondée en 1945 par les membres du premier parti politique du Kurdistan iranien, le Parti Démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI). Après la chute de la République du Kurdistan et l’exécution de son dirigent, la plupart des membres du PDKI sont emprisonnés ou obligés de quitter l’Iran. C’est la révolution de 1978-1979 qui leur donne pour deuxième fois la possibilité d’être présent sur la scène politique du Kurdistan iranien. Voir : William Eagleton, « The Kurdish republic of 1946 », London, Oxford University Press, 1963; David McDowall, « Modern History of the Kurds », op. cit.; Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran : Pastoral Nationalism », op. cit.,; David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit. 2 Nader Entessar, « Kurdish Ethno-nationalism », op. cit., p. 23; Reza M. Ghods, « Iran in the Twentieth Century: Apolitical History », London, Lynne Rienner Publicher, 1989, p. 123; Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op, cit., p.135 -151. David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p. 227. 3 Par exemple, les révoltes de Shaykh Ubayd-Allah Nahri en 1879- 80 et de Simko Şikak après la Première Guerre mondiale, sont les deux insurrections majeures avant de l’émergence de l’État Pahlavi en Iran. Voir : William Eagleton, « The Kurdish republic of 1946 », op. cit.; David McDowall, « Modern History of the Kurds », op. cit. 4 À cet égard, Abbas Vali dit que ces politiques répressives « ont donné une idée de la légitimité politique communale à l'ethnicité kurde et à ses représentations discursives dans l'opposition croissante et la résistance à la politique de répression et de déni. Cette politisation de l'appartenance ethnique kurde et ses représentations discursives comme principe de légitimité de l'opposition au souverain au niveau communal était d'une importance cruciale dans la formation de l'identité nationale kurde au Kurdistan iranien dans les années suivantes. » Cité dans Abbas Vali, « Kurds and the State in Iran », op. cit., p. 124-125.

66 en considération les femmes en tant que partie du peuple kurde1. Ils encouragent les femmes à participer aux activités publiques afin de soutenir la cause kurde, ce qui est salué par certaines femmes issues de familles connues de Mahābād2. En plus de leur participation à toutes les manifestations publiques, une branche féminine sous le nom de Parti des femmes est formée dans le but d’instaurer un climat politique favorable aux femmes afin de renforcer le mouvement national kurde et de libérer le Kurdistan, considéré comme une mère violée par plusieurs hommes. Selon l’idéologie de ce parti, les femmes kurdes, qui sont opprimées autant que les hommes par l’ennemi, doivent participer à libérer la patrie en tant qu’icônes d’une nation en voie de modernisation. À cette fin, les femmes éduquées sont plus capables que les autres de jouer ce rôle. C’est pourquoi un grand intérêt est porté à l’éducation des femmes lors de cette période3. Après la répression de la République du Kurdistan en 1946, seulement onze mois après son émergence, la participation politique des femmes kurdes est suspendue jusqu’à la révolution iranienne de 1979, à laquelle les femmes de différentes villes du Kurdistan participent activement.

À partir de cette période, d’autres révoltes sont rapidement réprimées par les forces gouvernementales et les Kurdes ne peuvent plus menacer la souveraineté politique du régime4. En s’appuyant sur les forces armées et la SAVAK, les régions kurdes, tant ses petites villes que ses zones rurales, deviennent plus contrôlables que jamais par le régime, de sorte qu’un climat de peur et de méfiance règne, même au sein des familles. Le récit de Shirin, une ancienne femme du Komala et provenant de Mahābād, montre bien cette atmosphère de peur : « J’avais grandi dans une famille plutôt politisée. Depuis mon enfance, ma famille, surtout mon frère, a toujours eu une bonne relation avec les Kurdes irakiens. Nous fréquentions les peshmergas basés en Irak et nous nous entraidions. Lorsque je me suis mariée, j’avais très peur de parler avec mon mari du passé idéologique de ma famille et de mes propres opinions politiques. Je ne voulais pas prendre de risques, même si j’étais presque certaine que mon mari avait les mêmes idées politiques que nous. Je m’étais rendu compte qu’il écoutait des chaînes de radio interdite dès que je dormais. La brutalité de la répression était telle que je n’osais pas même parler de mes

1 Sur le rôle des femmes lors de la République du Kurdistan voir Shahrzad Mojab, « Women and Nationalism in the Kurdish Republic of 1946 », In Shahrzad Mojab, (eds.), Women of a Non-State Nation : The Kurds, California, Costa Mesa, Mazda Publishers, 2001, p. 71-91. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 L'une des révoltes de cette période est une lutte armée de 18 mois menée par une petite partie du PDKI en 1967-1968, que les forces gouvernementales a brutalement réprimée en tuant tous ses membres. Voir : Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran : Pastoral Nationalism », op. cit., p. 169-170; Martin Van Bruinessen, « Agha, Shaikh and State: The Social and Political Structures of Kurdistan », London, Zed Books, 1992, p. 35; David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p. 232; Nader Entessar, « Kurdish Ethno-nationalism », op. cit., p. 28.

67 idées à mon mari. Il nous a fallu du temps pour pouvoir nous faire confiance1. » Un autre cas évocateur de cette ambiance de peur et de répression est celui de Nasrin, une femme ex- peshmerga du Komala et provenant de Bukan, dont le père est l’une des personnalités importantes de la République du Kurdistan en 1946. Afin d’éviter de mettre ses enfants en danger, il leur cache son passé politique. Nasrin raconte qu’elle ne sait rien du rôle de son père dans la République, jusqu’à ce qu’elle tombe par hasard sur son nom dans un écrit caché depuis longtemps2.

Mohammad Reza Shah autorise, contrairement à son père, la diffusion des programmes culturels en kurde uniquement à la radio afin de se montrer plus démocratique que son homologue irakien, Saddam Hussein, qui opprime brutalement les révoltes des Kurdes irakiens dans les années 1970. Cependant, la répression des Kurdes reste bien plus importante que dans les régions centrales de l’Iran occupées majoritairement par les Perses. Par exemple, alors que parler en kurde n’est en aucun cas interdit en Iran, détenir un livre en kurde fait encourir le risque d’être puni de plusieurs années de prison dans les régions kurdes3. Dans un tel contexte, où les portes sont verrouillées ou contrôlées pour les activités politiques, les femmes kurdes, doublement discriminées en tant que femmes et Kurdes, sont encore plus exclues de la vie politique que les hommes kurdes. En effet, mis à part l’expérience de la République du Kurdistan en 1946, à laquelle participent la plupart des femmes de la classe moyenne de Mahābād, les petites activités politiques restent exclusivement masculines dans les régions kurdes. Certains hommes, en poursuivant leurs études, en quête de travail ou en effectuant le service militaire obligatoire dans les grandes villes d’Iran, parviennent à entrer dans la vie politique hors des régions kurdes. Certains d’entre eux peuvent également figurer parmi les pionniers des opposants politiques au régime de manière indépendante ou comme membres d’organisations clandestines iraniennes, principalement de tendance marxiste, et passent plusieurs années de leur vie en prison. Ceux-ci ne sont libérés que lors de la révolution. Confinées dans la sphère privée et limitées par les normes socioculturelles, comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce chapitre, les femmes kurdes ont rarement l’occasion de connaître la vie politique avant la révolution. Cette possibilité est suspendue jusqu’à la révolution de 1978-1979, une année au cours de laquelle de nombreuses femmes kurdes participent activement à la vie politique, malgré toutes les contraintes auxquelles elles sont

1 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Shirin. 2 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 3 Selon les mémoires d’un homme ex-peshmerga du Komala, son frère aîné accusé d’avoir un livre en Kurde est emprisonné pour deux ans lors des années 1970. Cité dans Ra’uf Kaabi, « Plaine de Daré » [Dashti Daré], Aweneh, 2010, p. 20.

68 confrontées, ce qui devient historiquement la deuxième expérience politique des femmes kurdes en Iran après la République du Kurdistan en 1946.

1.1.3. Les femmes kurdes exclues du développement socio-économique Une autre mesure du nationalisme d’État est la transformation de la structure précapitaliste de l’Iran, économiquement basée sur l’agriculture avec une population majoritairement rurale et illettrée, en une société de type capitaliste par une industrialisation rapide de l’économie. À cette fin, en plus de la construction et l’amélioration d’infrastructures (les routes, les ports, les chemins de fer, les usines), le secteur des services publics (l’éducation, la santé, les médias, les centres culturels) se développe en Iran, tant dans les régions centrales que dans les régions périphériques largement peuplées par les minorités ethniques. L’augmentation du prix du pétrole en fait la source principale de financement des politiques du gouvernement1. Une partie de ces changements socio-économiques est liée aux femmes. Assigner l’un des piliers de la révolution blanche de 1963 aux femmes est un exemple marquant d’attention portée par le gouvernement à la situation des femmes. Non seulement les services publics concernant la santé, l’éducation et l’hygiène sont améliorés au profit des femmes, mais elles peuvent également accéder pour la première fois au système éducatif public et séculier, à l’enseignement supérieur et à l’emploi rémunéré en dehors de l’espace domestique.

Bien que des changements positifs aient lieu dans les régions périphériques d’Iran et que les politiques de modernisation des Pahlavi produisent sans aucun doute une certaine amélioration dans la vie quotidienne de très nombreux Iraniens et Iraniennes, la répartition des ressources et des revenus de la richesse, surtout au cours du règne du deuxième monarque (1941-1979), est extrêmement inégale2.

Malgré le fait qu’une des réformes réalisées par le gouvernement en 1963 est la « réforme agraire3 », la priorité des politiques étatiques est plutôt concentrée sur d’autres domaines que l’agriculture. En effet, la caractéristique la plus importante des projets étatiques pour la modernisation de l’Iran est le déplacement du centre d’attention du gouvernement de

1 Mohammed Amjad, « Iran: From Royal Dictatorship to Theocracy », London, Greenwood Press, 1989, p. 30; Pejman Yousefzadeh, « Iranian Nationalism », Persian Journal: http://www.iranian.ws/iran_news/publish/article_1639.html, 10 March 2004 (consulté le 10 mars 2015); E. Fuat Keyman et Suhnaz Yilmaz, « Modernity and Nationalism: Turkey and Iran », op. cit. 2 Ervand Abrahamian, « Iran Between Two Revolutions », op, cit., p.427; Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op, cit., p. 156. 3 Voir : Bagher Ghadiri, « APERÇUS SUR LA RÉFORME AGRAIRE EN IRAN », Revue d'économie politique, n° 1, vol. 85, 1975, p. 133-136 ; Farhad Kazemi, « Poverty and Revolution in Iran : The Migrant Poor, Urban Marginality and Politics », New York : New York University Press, 1980, P. 35 ; Akbar Aghajanian, « Ethnic Inequality in Iran : An Overview », International Journal of Middle East Studies, n° 2, vol. 15, 1983, p. 211-224.

69 l’agriculture à l’industrie et du milieu rural au milieu urbain des régions centrales du pays1, et la plupart des budgets généraux et des investissements étrangers2 sont dépensés dans l’industrialisation du milieu urbain des régions centrales3. La plupart des régions périphériques vivant dans les zones rurales et s’occupant du secteur agricole4, elles deviennent de plus en plus dépendantes des zones centrales, économiquement et politiquement5. Cela entraîne une grande partie de la population des minorités ethniques vivant dans les régions périphériques, comme les Kurdes, Baloutches, Azéris, Arabes, économiquement marginales, vers les classes populaires6. Même si le secteur agricole emploie encore plus de 50 % de la population, surtout dans les régions périphériques comme le Kurdistan, la contribution de l’agriculture au PIB diminue fortement au cours des années 1970. Cela entraîne d’énormes importations de produits agricoles, faisant de l’Iran l’un des principaux importateurs de produits alimentaires et agricoles au Moyen-Orient7. Ces politiques étatiques engendrent la baisse du revenu familial des régions basées sur l’agriculture, et surtout celui des villageois. Alors que l’accès à une meilleure éducation, à la santé et aux loisirs modernes s’améliore parmi la classe moyenne citadine des régions centrales de l’Iran lors des années 1960 et 19708, le niveau de vie de la majorité de la population des régions périphériques, y compris des zones urbaines, évolue beaucoup moins que dans les régions centrales de l’Iran.

L’impact de ces politiques est plus tragique sur la population rurale et notamment sur les femmes. Avec la baisse des revenus tirés des activités agricoles, les hommes des zones rurales tentent de trouver du travail salarié saisonnier ou permanent dans et hors du village. Dans ce contexte, les femmes ne participent pas seulement aux tâches ménagères, leur rôle dans l’agriculture est intensifié par la migration des hommes vers les villes à la recherche d’emplois

1 Pejman Yousefzadeh, « Iranian Nationalism », Persian Journal, op, cit., Akbar Aghajanian, « Ethnic Inequality in Iran: An Overview », International Journal of Middle East Studies, op, cit., p. 220-221; E. Fuat Keyman et Suhnaz Yilmaz, « Modernity and Nationalism: Turkey and Iran », In Gerard Delanty and Krishon Kumar (eds.), Comparative Perspective in Nations and Nationalism, op, cit., 2 Grace à ses ressources naturelles, l’Iran peut attirer de nombreux investissements étrangers pendant cette période. Sans surprise, ces entreprises étrangères choisissent de s’établir dans les régions les plus développées du pays. En 1976, environ 3976 entreprises étrangères sont investies en Iran. Ce chiffre est de 1563 en 1968. Cela augmente encore la privation des communautés ethniques non persanes en faveur des provinces persanes déjà développées. 3 Pejman Yousefzadeh, « Iranian Nationalism », Persian Journal, op, cit.; E. Fuat Keyman et Suhnaz Yilmaz, « Modernity and Nationalism: Turkey and Iran », op. cit. 4 En 1976, alors que le taux d'urbanisation de la population perse est de 80%, le niveau moyen d'urbanisation de toutes les minorités ethniques en Iran est de 46,8%. Ce taux pour les Kurdes est inférieur à 25%. Ces statistiques montrent bien que la majorité de la population kurde vive dans des zones rurales et est logiquement exclue de la politique de modernisation du pays qui cible surtout les zones urbaines. Cité dans Akbar Aghajanian, « Ethnic Inequality in Iran: An Overview », op. cit., p. 215. 5 Jamshid Amouzegar, « Administrative barriers to economic development in Iran », Middle East Economic, n° 11. 1964, p. 5- 7. 6 Ervand Abrahamian, « Iran Between Two Revolutions », op. cit., p. 120, 427, 529, 535. 7 Said Lailaz, « Modernisation imposée en Iran », [Nowsazi ameraneh dar Iran], Téhéran, Niloofar, 1398 (2019), p. 416-417. 8 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 162-163.

70 dans la construction ou l’industrie1. Néanmoins, malgré le rôle crucial des femmes des zones rurales, l’économie familiale devient plus dépendante des revenus des hommes travaillant dans les villes et le rôle productif des femmes se réduit. À cet égard, Erika Friedl dit : « La maison n’est plus centrée sur la productivité de la femme, mais sur la réussite économique de son mari2. » Les femmes kurdes des zones rurales se tournent également vers le marché du tapis afin de compenser la réduction du budget familial3. En plus de l’augmentation de leurs activités quotidiennes, le marché du tapis intensifie l’exploitation des femmes rurales. En 1972, on estime que 70 % de tous les emplois du secteur du tissage se situent dans ces régions4. Entre 1965 et 1971, plus de 90 % des tisseurs de tapis sont des femmes et des jeunes filles et 40 % d’entre elles ont moins de quinze ans5. Bien qu’il n’y ait aucune information sur le nombre de femmes rurales kurdes employées dans ce secteur, selon un rapport publié par le Komala en 1986, de nombreuses femmes kurdes dans les villages et même dans les petites villes kurdes sont concernées. Selon ce rapport, « le tissage de tapis est l’un des domaines les plus courants de la production domestique, impliquant souvent des femmes et de jeunes filles, en particulier dans les villages et les villes du sud du Kurdistan... cela est la principale source de revenus pour les travailleuses. [...] En plus des tâches ménagères, la mère tisse également des tapis. Toutes ces tâches prennent dans l’ensemble plus de 14 heures. Faire le tapis est un travail sans fin qui ne connaît pas le temps et prend beaucoup d’énergie6 ».

Si l’accès aux services publics est disparate entre les zones rurales et urbaines des régions périphériques, les installations y sont en tout cas bien plus basiques que dans les régions centrales du pays. La pauvreté, l’analphabétisme, le chômage, l’insuffisance des infrastructures en santé publique, le manque d’installations telles que l’accès à l’électricité et à l’eau potable caractérise ces régions périphériques, en particulier dans les zones rurales. Ce sont en effet les provinces les plus développées qui, de manière disproportionnée, récoltent la plupart des projets de développement urbain, avec un grand nombre d’industries et de services sociaux concentrés dans un petit nombre de capitales provinciales7. À titre d’exemple, la médecine est inconnue de beaucoup de villageoises kurdes, et cette lacune est comblée par les superstitions et les personnalités religieuses qui jouent un rôle décisif. L’incapacité des villageois à traiter une

1 Azar Tabari, « The Enigma of Veiled Iranian Women », Feminist Review, n° 5, 1980, p. 21. 2 Erica Friedl, « Women and the Division of Labour in an Iranian Village », MERIP Report, n°. 95, 1981, p. 17. 3 Azam Kamgouyan, « Un rapport sur le travail et la vie des travailleuses domestiques de tapis au Kurdistan », Communiste, 1986, p. 32-33. 4 Fred Halliday, « Iran : Dictatorship and Development », Harmondsworth, Penguin Books, 1979, p. 191. 5 Azar Tabari, « The Enigma of Veiled Iranian Women », op. cit. 6 Azam Kamgouyan, « Un rapport sur le travail et la vie des travailleuses domestiques de tapis au Kurdistan », op. cit. 7 Akbar Aghajanian, « Ethnic Inequality in Iran : An Overview », op. cit., p. 214-217; Ervand Abrahamian, « Iran Between Two Revolutions », op. cit., p. 449.

71 maladie simple ou prévenir une mort évitable les conduisent à la prière et à rechercher la protection de figures religieuses1. John Bradley décrit ainsi la situation des minorités ethniques iraniennes à cette période : « La stratégie de développement hautement centralisée de Téhéran a entraîné un large fossé socio-économique entre le centre et les périphéries, où existe également une répartition inégale du pouvoir, des ressources socio-économiques et du statut socioculturel. Alimentés par ces griefs économiques et culturels de longue date contre Téhéran, les troubles au sein des groupes importants de minorités ethniques du pays se multiplient2. »

L’accès inégal à l’éducation et l’emploi dans les régions iraniennes (centrales et périphériques) est un autre exemple cruel de ces politiques discriminatoires de l’État iranien lors de cette période, surtout à l’égard des femmes kurdes, alors que l’éducation peut contribuer fondamentalement au développement humain et être une source d’emploi. Alors que les femmes, quelle que soit leur appartenance sociale, ne profitent pas autant que les hommes de ces changements socio-économiques notamment l’accès à l’éducation et l’emploi, le degré auquel les femmes iraniennes bénéficient de ces avantages socio-économiques n’est pas non plus homogène en fonction de leur classe, de leur situation géographique ou de leur appartenance ethnique.

Comme le dit Parvin Paidar, « le modèle de participation des femmes à l’éducation, à l’emploi et à la politique reflétait le fait que la modernisation n’était pas un processus homogène et cohérent affectant les femmes de manière globale et cohérente3 ». En effet, la modernisation fonctionne de sorte que l’élite, les classes moyennes urbaines installées dans les régions centrales d’Iran et plutôt persanophones profitent plus de ces changements que les autres femmes non persanes qui habitent en périphérie et surtout dans les zones rurales. La centralisation et la mise en œuvre des politiques publiques de manière totalement inégale jouent un rôle important en empêchant la plupart des femmes kurdes de profiter des effets positifs du projet politique de la modernisation au cours de cette période. En plus des restrictions socioculturelles, comme nous l’expliquerons dans la section suivante, le manque d’écoles primaires dans les régions rurales, et d’écoles secondaires et professionnelles dans les petites villes est un obstacle important à l’alphabétisation des femmes. Les chiffres de 1976 montrent bien que les femmes sont les plus mal loties. En 1976, alors que 74,8 % des hommes et 56,6 % des femmes habitant dans les provinces centrales du pays sont alphabétisés, ces

1 Maria O' Shea, « Medic, Mystic or Magic? Women's Health Choices in a Kurdish City », In Shahrzad Mojab (eds.), Women of a Non-State Nation: The Kurds, Costa Mesa, Mazda Publishers, 2001, p. 161-179. 2 John R. Bradley, « Iran’s Ethnic Tinderbox », The Washington Quarterly, n° 1, vol. 30, 2007, p. 181. 3 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 160.

72 chiffres tombent à seulement 39,1 % des hommes et 15 % des femmes dans la province du Kurdistan, 51,1 % des hommes et 21,7 % des femmes en Azerbaïdjan de l’Est, 43,8 % des hommes et 19,4 % des femmes au Sistan-Baloutchistan1. À cet égard, Amineh Kakabaveh, une femme ex-peshmerga du Komala provenant d’un village de Saghez, écrit : « Dans notre village, il n’y avait que l’école primaire. Pour poursuivre les études, il fallait se rendre dans les grandes villes voisines comme Saghez ou Bukan. Et cette possibilité était réservée aux riches et en particulier à leurs garçons2. » Cette situation est bien évidemment encore pire au niveau de l’enseignement supérieur, en particulier pour les femmes kurdes. À ce sujet, Sara, une autre femme ex-peshmerga du Komala de Baneh, raconte : « Alors que j’ai commencé mes études dans ma ville natale (Baneh), en raison du manque d’école secondaire, j’ai été obligée d’aller dans une ville voisine (Saghez). Contrairement à ma situation, où ma famille, notamment du côté de mon père, m’a poussée à poursuivre mes études dans une autre ville, beaucoup de mes amies ont arrêté leurs études3. »

Alors que la plupart des Kurdes, surtout les femmes, font partie de la population la plus défavorisée, certains effets des projets politiques de modernisation ont pour conséquences des changements sociaux et politiques majeurs, avec notamment l’usage nouveau des médias comme la radio4, ou encore les nouveaux programmes d’éducation, qui alimentent à la fois le ressentiment des Kurdes envers les autorités du régime et leur revendication d’un meilleur niveau de vie. Dans ce contexte d’accroissement des inégalités, ils se sentent plus que jamais marginalisés. À cet égard, Zara, une femme ex-peshmerga du Komala provenant d’un village de Marivan, dit : « J’ai perdu une de mes sœurs, morte en couche en donnant naissance à son premier enfant. À l’époque, nous avons accepté cette tragédie en l’attribuant, comme le faisaient les anciens, à la volonté de Dieu. Puis au cours des dernières années de la période du régime du Shah, tout a changé. Des écoles et des centres médicaux ont ouvert dans les villes. Nous avons appris que de telles choses existaient et que si nous avions aussi pu y accéder, nos vies auraient sans doute été différentes. Si avant, nous justifions tout par la volonté de Dieu, nous avons compris que notre triste sort était surtout dû aux politiques cruelles du Shah5. »

1 Akbar Aghajanian, « Ethnic Inequality in Iran : An Overview », op. cit., p. 216. 2 Amineh Kakabaveh et Johan Ohlson, « Amineh : inte större än en kalasjnikov: från peshmerga till riksdagsledamot » [Amineh: pas plus gros qu'un Kalachnikov: de Peshmerga à membre parlementaire], op. cit., p. 23. 3 Extrait d'entretien du 20 avril 2015 à Uppsala avec Sara. 4 Il y a des chiffres assez intéressants et plus détaillés sur la signification de la radio dans les villages kurdes. Quelque 60% des ménages sans terres écoutent régulièrement des émissions de radio. À ce sujet, voir : Mostafa Azkia et al., « Khushnishinan-i Kurdistan », [Paysans sans Terre du Kurdistan], Université de Téhéran, 1355 (1976), p. 136. 5 Extrait d'entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara.

73 C’est dans une telle situation, d’une part marquée par les inégalités économiques et d’accès aux services publics entre le centre et les périphéries et d’autre part par la marginalisation des langues et des appartenances culturelles périphériques, que les Kurdes se mobilisent contre le régime Pahlavi pendant la révolution de 1979 et pour l’autonomie du Kurdistan. De plus, les répressions politiques et les inégalités socio-économiques, qui touchent spécifiquement les Kurdes, sont des éléments cruciaux qui permettent d’expliquer pourquoi la plupart des Kurdes, surtout les femmes, ne rejoignent les oppositions au régime que lors des derniers mois de la révolution. Cependant, comme nous le verrons dans la partie suivante, la participation politique des femmes kurdes est également entravée par les rapports sociaux de sexe, notamment au sein des familles. Cet élément les empêche de participer à la révolution en tant que pionnières, et l’une des raisons importantes poussant les femmes kurdes à participer à la révolution est justement l’envie de remettre en cause les restrictions socioculturelles et tout particulièrement la structure familiale.

1.2. La situation subalterne des femmes au sein de la société kurde

L’amélioration du statut des femmes est l’un des piliers importants du nationalisme d’État entre 1925 et 1979. Lors de cette période, en dépit des politiques répressives du gouvernement central et malgré les désaccords du corps religieux, elles peuvent accéder au droit à l’éducation, au travail et quelques années plus tard, en 1963, au droit de vote. À la suite de telles mesures, où l’éducation séculaire des femmes est institutionnalisée pour la première fois dans l’histoire de l’Iran, la scolarisation des femmes augmente, surtout dans l’espace urbain, et elles sont également autorisées à être étudiantes et à obtenir une formation universitaire. Elles peuvent aussi enseigner officiellement et accéder à certaines professions comme juge, ce qui facilite l’accès de ces femmes à la sphère publique. De plus, certaines lois se rapportant à la sphère familiale sont modifiées au profit des femmes en 1967, sans violer la charia, mais suivant une lecture plus moderne de l’islam chiite. Comme le souligne Marie Ladier-Fouladi, avant les années 1970 « les données disponibles sur la famille en Iran sont peu nombreuses, [...] trop fragmentaires et lacunaires pour permettre d’examiner les mutations de la famille iranienne au cours du temps1 », mais les résultats de plusieurs recherches dispersées montrent que les politiques modernisatrices des Pahlavi ne réussissent pas à apporter un grand changement au sein de la famille iranienne. En effet, il semble que l’institution familiale et les rapports de sexe

1 Marie Ladier-Fouladi, « La famille en Iran entre l'inflexion démographique et la naissance de l'État providence », Population, n° 2, vol. 57, 2002, p. 391.

74 en son sein restent inchangés, avec un haut degré de continuité, même dans l’espace urbain des régions centrales d’Iran. Si l’amélioration du statut des femmes va de pair avec l’industrialisation et les réformes socio-économiques, l’urbanisation, l’accès croissant à l’éducation et aux services publics surtout dans les régions centrales, l’institution de la famille, comme la plupart des normes socioculturelles, ne peut cependant pas être profondément modifiée lors de cette période pour plusieurs raisons. D’une part, selon le concept de « décalage culturel » du sociologue William F. Ogburn1, le mode de vie, les valeurs et les normes socioculturelles ont dans leur évolution un retard par rapport aux changements technologiques et économiques2. D’autre part, l’ampleur inadéquate des changements socio-économiques ainsi que la manière autoritaire, contradictoire et discriminatoire de les mettre en œuvre par le gouvernement au détriment des femmes jouent également un rôle important dans l’absence de transformation des rapports sociaux de sexe au sein de la famille en Iran lors de cette période.3 Par exemple, alors que les Iraniennes sont obligées, afin de bénéficier des services publics, de se transformer selon l’idéal du gouvernement iranien, avec un habit occidental et sans voile, cela conduit certaines familles traditionnelles et religieuses à éviter même d’envoyer leurs filles à l’école ou à leur refuser de s’impliquer dans la vie sociale après les études.4. De plus, malgré plusieurs modifications des lois de la famille au profit des femmes, la domination masculine y est conservée. L’autorité parentale reste l’attribut du père et du grand-père paternel5. En outre, les femmes accèdent moins que les hommes à l’éducation supérieure. Ainsi, seulement 8 841 des étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur (36 742) en 1966 sont les femmes6. Dans

1 Cité dans Luis Guay et al., « Mouvements sociaux et changements institutionnels », Québec, Université du Québec, 2005, p. 398 ; Gilles Pronovost et al., « Culture populaire et sociétés contemporaines », Québec, Université du Québec, 1982, p. 133. 2 Amin Banani, « The Modernization of Iran (1921-1941) », op. cit., p. 119-129. 3 James Keller et Lloyd Mendelson soulignent en 1971 que « L’Iran se situait derrière la Turquie, l’Égypte et six autres nations dans une modernisation mesurée par le degré d’urbanisation, d’industrialisation et d’éducation. L’Iran a tendance à se moderniser mais reste derrière d’autres pays en développement de la région. Les schémas de croissance se développent mais ne sont évidemment pas assez rapides pour modifier les schémas familiaux traditionnels en Iran. » Par exemple, alors qu’on dit que les effets de l'urbanisation se traduisent par une augmentation de l'emploi pour les femmes et une mobilité accrue de la famille afin de réduire la division sexuelle du travail et de l’espace, la population totale de l'Iran n'est qu’à 31% urbaine en 1956. En 1966, ce chiffre atteint 39%, soit une augmentation de 25,89% en dix ans. Donc, en comparaison avec d’autres pays en voie de développement, l’Iran enregistre la plus faible augmentation de son urbanisation de 1956 à 1966. Cité dans James F. Keller et Lloyd Mendelson, « CHANGING FAMILY PATTERNS IN IRAN: A COMPARATIVE STUDY», op. cit. 4 A cet égard, Azadeh Kian-THIÉBAUT dit : « D’autant que la police avait reçu l’ordre d’utiliser la force pour ôter le voile des femmes. En conséquence, au lieu d’encourager la présence des femmes dans la sphère publique, cette mesure a conduit la majorité d’entre elles à se cloîtrer. Cette interdiction s’appliquant aussi dans les établissements d’enseignement, beaucoup de familles religieuses ont arrêté d’envoyer leurs filles à l’école. » Cité dans Azadeh KIAN-THIÉBAUT, « Mouvements de femmes en Iran : entre l’islam et l’Occident », op. cit. 5 Par exemple, selon les articles 1042-1043 du Code civil ratifié en 1931, il est imposé aux femmes le consentement de leur père ou de leur grand-père pour contracter leur premier mariage, et selon l’article 1105, l’époux reste toujours à la tête du foyer et assigné à subvenir aux besoins de son épouse et du foyer. Voir : Azadeh Kian-Thiébaut, « Le féminisme islamique en Iran : nouvelle forme d'assujettissement ou émergence de sujets agissants ? », op. cit. ; Azadeh KIAN- THIÉBAUT, « Mouvements de femmes en Iran : entre l’islam et l’Occident », op. cit. 6 Hamideh Sedghi et Ahmad Ashraf, « The Role of Women in Iranian Development », In Jane W. Jacqz (eds.), Iran : Past, Present and Future, New York, Aspen Institute for Humanistic Studies, 1976, p. 207 ; James F. Keller et Lloyd Mendelson, « CHANGING FAMILY PATTERNS IN IRAN : A COMPARATIVE STUDY », op. cit.

75 un tel contexte, bien que la structure familiale en Iran passe de la famille élargie à la famille nucléaire1, le système traditionnel de la famille de nature hiérarchique, reposant sur le respect de l’âge et de l’expérience, patrilinéaire et patriarcale, au profit de la suprématie masculine, et sur la division sexuelle du travail (les femmes confinées à la vie privée en tant qu’épouse, mère et garante de l’honneur de la famille), perdure2. Avec sept enfants en moyenne par femme dans les années 1970, le modèle de la famille nucléaire iranienne reste très loin de celui de la plupart des pays européens3. La forte dépendance intergénérationnelle en l’absence d’un système de protection sociale et l’intervention, assez tardive, du gouvernement, pousse l’institution familiale à assumer sa fonction d’assistance et son pouvoir de contrôle jusqu’à une date récente4. En d’autres termes, bien que les changements socio-économiques de cette période puissent dans une certaine mesure modifier l’attitude des Iraniens, leur comportement reste en grande partie intact même dans les régions centrales. Par exemple, Vida Nassehi-Behnam, chercheuse iranienne qui mène une enquête sur le rôle reproductif des femmes dans un quartier au sud de Téhéran entre 1977 et 1980, explique : « Au cours de mes enquêtes dans les quartiers sud de Téhéran, j’ai demandé aux femmes combien d’enfants elles devraient avoir, et leurs réponses se situaient autour de deux ou trois. Quand je leur ai demandé combien d’enfants elles avaient, le nombre variait entre quatre et dix. [...] Nous voyons ici une tentative infructueuse de rationalisme ; ces femmes veulent avoir moins d’enfants mais ne peuvent pas ou ne veulent pas en même temps5. »

Dans ce contexte, il semble que l’ordre patriarcal au sein de la famille soit maintenu plus fortement dans les régions périphériques que dans les régions centrales du pays. Faisant le constat d’une telle différence, alors que les régions kurdes sont parmi les régions les plus opprimées politiquement, économiquement et culturellement, que les Kurdes subissent un développement inégal sous la dynastie Pahlavi et que c’est une population en grande partie

1 Selon le recensement de 1966, seuls 4,4 % des ménages urbains et 6,5 % des ménages ruraux sont constitués de familles élargies : couple avec enfants et petits-enfants mariés ou non mariés. Cependant, l’apparition de familles nucléaires brisées est un phénomène nouveau, qui résulte en grande partie de l’exode rural vers les villes en quête de travail. Le divorce et le fossé des générations, qui incitent les jeunes à vivre séparés de leurs parents une fois qu'ils sont en mesure de subvenir à leurs besoins financiers, sont des développements nouveaux mais peu répandus dans la société urbaine iranienne. Cité dans Vida Nassehi- Behnam, « Change and the Iranian Family », Current Anthropology, n° 5, vol. 26, 1985, p. 557-562. 2 Jacquiline Rudolph Touba, « Sex Role Differentiation in Iranian Families Living in Urban and Rural Areas of a Region Undergoing Planned Industrialization in Iran (Arak Shahrestan) », Journal of Marriage and Family, n° 2, vol. 37, 1975, p. 437- 445. 3 Marie Ladier-Fouladi, « La famille en Iran entre l'inflexion démographique et la naissance de l'État providence », op. cit.; Marie Ladier-Fouladi, « La transition de la fécondité en Iran », Population, n° 6, vol. 51, 1996, p. 1101-1127 ; Ali Paydarfar, « The Modernisation Process and Household Size : A Provincial Comparison in Iran », Journal of Marriage and the Family, n° 2, vol, 37, 1975, p. 446-452. 4 Marie Ladier-Fouladi, « La famille en Iran entre l'inflexion démographique et la naissance de l'État providence », op. cit., p. 391. 5 Vida Nassehi-Behnam, « Change and the Iranian Family », op. cit.,

76 illettrée, rurale et dédiée à l’agriculture, nous nous penchons dans cette section sur le rôle des femmes kurdes au sein de la famille, qui constitue un des obstacles majeurs à leur participation à la vie politique.

1.2.1. Le premier rôle social des femmes kurdes : être épouse La création de la famille est une étape importante de la vie de chaque membre de la société kurde, qui doit tôt ou tard s’engager à fonder sa propre famille, et encore plus pour les femmes. Car, selon la division sexuelle du travail, et contrairement aux hommes, qui définissent leur identité individuelle à travers leurs expériences dans la vie publique, le rôle principal des femmes est défini avant tout dans la vie privée au sein de la famille. Le mariage religieux et hétérosexuel est l’acte fondateur de la famille. Selon les normes dominantes, chaque être humain doit se marier au moins une fois1 et cela est la seule façon autorisée, recommandée de vivre la sexualité et d’avoir un enfant de manière légitime. Toutes les relations sexuelles en dehors du mariage sont mal vues. Bien que les conseils moraux et religieux s’adressent aux jeunes prêts à se marier, le mariage présente certaines particularités dans la société kurde, que nous allons détailler.

L’écart d’âge entre les conjoints est assez courant dans la société kurde. La plupart des filles kurdes se marient plus jeunes que les hommes, ce qui les conduit parfois à un mariage précoce ou forcé. Bien que ce type de mariage se produise plus souvent dans les familles traditionnelles ou modestes dans les zones rurales ou urbaines pour plusieurs raisons, notamment la pauvreté, les filles des familles urbaines de la classe moyenne et supérieure ne sont pas non plus à l’abri de cela. Ainsi, les sœurs de Roonak et de Nasrin, deux femmes ex- peshmergas du Komala, de deux familles bien connues dans leur région, se marient très jeunes, à l’âge de 12, 13 ou 14 ans. « Nous pensions que ce type de mariage pouvait être un autre moyen de protéger l’honneur de la famille qui pouvait être menacé à tout moment par de jeunes filles non mariées2. » Roonak, qui peut résister plus que ses sœurs à ce type de mariage, se marie à 17 ans3. À la suite des politiques modernisatrices de Pahlavi, il y a une tendance à retarder le mariage pour les deux sexes, et la législation civile impose aussi des âges limites à cet égard (l’âge du mariage des filles est ainsi relevé à 15 ans). Cependant, cette nouvelle loi ne peut pas surpasser les normes en vigueur et certaines familles, en préservant les valeurs antérieures, encouragent ou même forcent leur jeune fille à se marier tôt alors même que beaucoup de ces

1 Marie Ladier-Fouladi, « Étude démographique du divorce en Iran : le cas de la ville de Shiraz en 1996 », op. cit. 2 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin ; Extrait d'entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 3 Extrait d'entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak.

77 mariages ne sont pas officiellement enregistrés. De nombreuses familles tentent de contourner cette loi en falsifiant la date de naissance de leurs filles. Dans ce contexte, et bien que les changements socio-économiques puissent changer le mode de vie de certaines femmes dans les régions centrales, le mariage précoce et forcé reste le sort de beaucoup de femmes dans les régions périphériques, en particulier des femmes kurdes1.

La virginité de la future mariée est également très prisée et doit être confirmée par le mari après la première relation sexuelle après le mariage, ou pendant la nuit de noces. Le premier rapport sexuel attend normalement jusqu’à la nuit de noces, la mariée entre dans la chambre nuptiale dès que la nuit tombe et sa virginité doit être rendue publique. Traditionnellement, une femme, la barbuk ou pâ-khasû (littéralement : devant la mariée), accompagne la mariée dans sa nouvelle maison. Elle prend en charge la jeune femme avant son entrée dans la chambre nuptiale et doit rapporter le lendemain le drap taché de sang, seule preuve de la virginité. Un seul rapport sexuel est suffisant pour qu’une fille (celle qui est vierge, quel que soit son âge) devienne une femme (celle qui n’est plus vierge). Elle prouve sa chasteté et se montre comme protectrice de l’honneur de sa famille parentale. S’il s’avère que la femme n’est pas vierge, elle peut être renvoyée dans sa famille ou tuée par son entourage masculin. Dans un tel contexte, la meilleure chose à souhaiter à une fille kurde est « Bexti sur bi », ou « que sa chance soit rouge », c’est-à-dire qu’elle soit mariée avec un hymen serré.2

Les hommes kurdes sont également autorisés à être polygames et à avoir plus d’une femme en même temps, même si ce n’est pas très courant. À propos de l’étendue de la polygamie dans la société kurde, Thomas Bois, dans son étude des années 1950 sur la famille au Kurdistan, écrit : « Les Kurdes étant musulmans dans l’ensemble ont donc l’autorisation religieuse d’être polygames. Autrefois, et souvent dans des vues politiques, des chefs surtout épousaient plusieurs femmes et avaient de nombreux enfants. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. La polygamie de fait tend de plus en plus à disparaître. Elle existe encore dans le milieu urbain non instruit, mais les épouses ne sont jamais plus de deux. La monogamie prévaut dans les milieux paysans, pour des raisons économiques, et la moyenne des bigames n’y dépasse pas les 2 %. Les gens du commun évitent ainsi les tracas des ménages complexes et se souviennent du proverbe : ‘‘Celui qui épouse deux femmes fait le portier”3. »

1 Marie Ladier-Fouladi, « Iran, un monde de paradoxes », op. cit., p. 27. 2 Tomas Bois, « Connaissance des Kurdes », Beyrouth, Khayats, 1956, p.51; Amir Hassanpour, « The (re)production of patriarchy in the Kurdish language », op. cit., p. 238-239. 3 Tomas Bois, « Connaissance des Kurdes », op. cit., p.44.

78 En outre, les Kurdes privilégient un mariage endogame entre cousins germains. Avant la révolution, le mariage endogame est majoritaire même dans les zones urbaines des régions centrales, où la capacité professionnelle et la démocratisation de l’éducation permettent la mobilité sociale par le mariage1 : ce type de mariage est considéré comme un moyen de renforcer la relation entre parentés, en particulier entre les frères. S’il n’y a pas de cousin germain, d’autres membres du lignage comptent aussi parmi les prétendants. Mais tous les mariages ne sont pas endogames dans la société kurde2. Ainsi, sur les neuf ex-peshmergas mariées avant de rejoindre le Komala, une seule d’entre elles est mariée à l’un de ses cousins. Cependant, sur l’importance du mariage endogame dans les tribus kurdes avant les années 1970, l’anthropologue néerlandais Martin van Bruinessen souligne : « Il existe une nette préférence pour le mariage avec la fille du frère du père (réelle ou classificatoire). En fait, le fils du frère du père d’une fille a théoriquement le droit de refuser le mariage de sa cousine à quelqu'un d'autre. Si son père souhaite la marier à un étranger, il doit en théorie en demander l’autorisation à ses neveux, à moins que ceux-ci n’aient déjà renoncé à leur droit de première proposition. Je n’ai jamais été témoin d’un cas concret dans lequel cela s’est produit, mais j’ai entendu parler de cette coutume dans plusieurs endroits du Kurdistan. Et si le fils du frère d’un père veut épouser la fille, il est difficile, voire impossible, pour le père de la fille de refuser3. »

Le mariage, pour la société kurde comme dans le reste de l’Iran, n’est pas forcément un acte individuel. L’objectif du mariage est plus une union entre familles qu’une alliance conjugale entre deux individus. En effet, l’union des deux sexes est exclusivement envisageable par le mariage religieux, qui peut constituer une obligation et non un choix personnel des deux parties, surtout à l’égard des femmes qui se marient parfois très jeunes. De manière générale, le choix du conjoint est en fait une affaire de famille qui s’impose au détriment de la volonté de l’individu, particulièrement des filles. La permission des parents reste un facteur important pour la stabilité du mariage, car les parents refusent souvent de soutenir une union désapprouvée depuis le début. Les entretiens avec la plupart des ex-peshmergas kurdes du Komala (33 enquêtés sur les 44) montrent qu’avant la révolution, ce sont souvent les familles qui, quel que soit leur statut socio-économique, organisent le mariage de leurs enfants en fonction de

1 Selon une recherche en 1968, le mariage endogame (avec des cousins parallèles ou croisés des pères et des mères) est toujours resté une pratique courante. Ce genre de mariage représente 25% des mariages à Téhéran, 36% dans les régions rurales et 51% chez les nomades. Dans les zones urbaines, où le pouvoir de l'épouse au sein de la famille augmente, le mariage entre cousins croisés maternels devient de plus en plus fréquent, plus que dans les zones rurales. Alors qu’à Téhéran, 53,8% des mariages ont eu lieu entre des cousins croisés maternels, ce chiffre pour les zones rurales est de 38.5%. Cité dans Vida Nassehi-Behnam, « Change and the Iranian Family », op. cit. 2 Martin Van Bruinessen, « Agha, Shaikh and State: The Social and Political Structures of Kurdistan », op. cit., p. 72. 3 Ibid.

79 leurs intérêts. Roonak, une femme ex-peshmerga du Komala et issue d’une famille assez connue de Baneh, dit à ce sujet : « Dans ma famille c’était uniquement mon père qui décidait pour la vie de tout le monde. Il ne nous laissait pas continuer nos études et voulait nous marier très tôt selon son choix.1 »

Cependant, quel que soit le type de mariage, endogame ou exogame, le mariage ne peut, même avec le consentement de la femme elle-même, libérer la femme de l’autorité de son père que pour la livrer à la pleine autorité de son mari.

Selon certains ex-peshmergas kurdes du Komala (17 enquêtés sur les 44), dans les petites villes des régions kurdes, certaines filles n’ont pas accès à l’éducation, les lieux d’éducation sont parfois non mixtes et il existe peu d’espaces mixtes comme l’université. C’est pourquoi les rencontres entre les deux sexes, même « chez les riches », dans l’espace public sont moins faciles que dans l’espace rural2. Dans ce dernier, les hommes et les femmes se côtoient régulièrement pour travailler à la ferme à l’extérieur du domicile3. Dans le meilleur des cas, lorsqu’il existe un accord initial entre hommes et femmes pour le mariage, là encore ce sont généralement les hommes qui choisissent les femmes, voire c’est la famille, et en particulier le père, qui prend la dernière décision. Ce sont donc en grande partie les hommes qui décident et concluent un contrat de mariage. Dans sa recherche précieuse sur la langue kurde, Amir Hassanpour, en se référant à quelques verbes appliqués au mariage, montre notamment que les femmes ne sont pas libres de demander un homme en mariage. Selon lui, une longue liste de mots traitant de la vie conjugale met en évidence l’absence du droit des femmes à choisir leur conjoint, et le fait que ce sont toujours les hommes qui ont le droit d’initier le mariage. La proposition de mariage est donc ici un acte exclusivement masculin, et les femmes peuvent dans le meilleur des cas donner leur avis : « oui » ou « non »4. Par exemple, cela est clairement signifié dans le verbe « xuwazbeni kirdin », qui signifie « envoyer un intermédiaire aux parents de la fille pour la demander en mariage » ou « pour demander à une fille de devenir une épouse ». Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’existe aucune forme de résistance de la part des femmes. L’émergence d’une tradition dans certaines régions kurdes, « Radûkavtin », c’est- à-dire la fuite des amants, en est un exemple remarquable. Afin de se marier avec celui qui est désiré, au risque de perdre leur vie, certaines femmes s’enfuient en secret avec leur amoureux, cherchant refuge pour ne pas se faire prendre et tuer. Une fois sous la garde d’une personne

1 Extrait d'entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 2 Tomas Bois, « Connaissance des Kurdes », op. cit., p. 47. 3 Ibid. 4 Amir Hassanpour, « The (re)production of patriarchy in the Kurdish language », op. cit., p. 241.

80 respectée ou puissante, le couple est en sécurité et un compromis est généralement atteint lorsque toutes les parties reçoivent leur part dans l’économie politique du mariage1. Car le contrat de mariage se rapproche d’un contrat commercial, où un prix est attribué à l’objet à vendre. Le mariage est en effet une transaction commerciale dans laquelle la femme faisant l’objet de la transaction contractuelle est échangée contre la dot ou mârayî en kurde. Le prix de la mariée varie en fonction de la classe sociale des futurs époux. Traditionnellement, si la famille du marié est riche, on demande plus. La dot, avec tout ce qu’elle contient comme bijoux et cadeaux, est offerte à la fiancée et restera pour elle comme garantie en cas de divorce ou de la mort de son mari. Le prix du mariage être réduit dans certains cas, dans le cas d’un mariage entre cousins ou suivant la tradition kurde connue sous le nom de « Jin ba Jiné », ou « échange de femmes »2. Dans ce dernier cas, qui est aujourd’hui mal vu et rarement appliqué, deux familles, principalement des familles pauvres, dans le but d’échapper à un mariage coûteux, s’échangent leurs filles pour leurs fils sans prendre en considération l’aspect matériel. Cependant, malgré les changements socio-économiques dans la société iranienne, y compris au sein de la société kurde, le facteur économique du mariage reste aujourd’hui encore très important, en particulier pour les femmes qui manquent d’indépendance économique. Car cela peut, dans une certaine mesure, maintenir l’équilibre des pouvoirs au sein du couple, notamment en cas de divorce au profit de la femme. Dans un contexte où le droit au divorce est réservé aux hommes, certaines femmes tentent de négliger la dot, augmentant souvent leurs chances de pousser leur mari au divorce lorsqu’elles ne sont plus satisfaites de la vie conjugale.

Après le mariage et la formation de la famille, tous les efforts sont déployés pour maintenir cette nouvelle alliance mais cela ne signifie pas que le divorce se produit rarement. Le divorce est relativement courant en Iran, en particulier dans les régions kurdes avant la révolution3. Cependant, non seulement la parenté supervise les différentes étapes du mariage, mais elle est également touchée si un problème quelconque survient dans cette nouvelle alliance, surtout en cas de divorce. Plusieurs proverbes chez les Kurdes, tels que « Il faut entrer dans la famille du mari en blanc et la quitter en blanc » ou « les femmes ne connaissent que trois maisons : celle de leur père, celle de leur mari et la tombe » illustrent bien ce phénomène et peuvent être interprétés à la lumière de celui-ci. Si les femmes se voient refuser la liberté de se marier, elles sont également privées du droit de divorcer. L’un des exemples les plus

1 Ibid, p. 243. 2 Ibid, p. 244. 3 Le chiffre du divorce en Iran lors des années 1960 est entre 17,2 et 22, 25, ce qui est le taux le plus haut de la plupart des pays musulmans de l’époque. Ce chiffre est en 1960-1964 de 6,6% en Algérie, de 14,9% en Irak et de 9,8% en Syrie. Cité dans Marie Ladier-Fouladi, « Étude démographique du divorce en Iran : le cas de la ville de Shiraz en 1996 », op. cit.

81 importants qui démontre le statut particulier d’un homme kurde dans la famille est sa détermination à mettre fin à la vie conjugale, à tout moment et pour quelque raison que ce soit par le « Triple Talaq » ou talaq al-bid'ah, c’est-à-dire la déclaration du talaq répétée trois fois ou une formule différente telle que « Tu es haram pour moi ». Alors que la jurisprudence chiite ne reconnaît pas ce type de divorce, il est admis et valable selon la plupart des sunnites qui y voient un acte islamique. Ils donnent le pouvoir absolu aux hommes dans la vie conjugale1.

C’est le mari qui a le droit de mettre fin au contrat de mariage pour diverses raisons. Selon la loi, le mari peut décider de quitter sa femme sans raison particulière ou se remarier comme il le souhaite. L’inverse n’est pas vrai. Si une femme veut se séparer de son époux et ne peut pas clairement justifier sa décision, le divorce ne peut être accordé. Traditionnellement, les femmes divorcées doivent retourner chez leurs parents après le divorce. L’impact négatif du divorce est ainsi davantage ressenti par une femme que par un homme. Une femme divorcée a un statut social inférieur, ses gestes et ses comportements sont sans cesse calomniés, et c’est pour éloigner le risque de divorce que la famille de la femme essaye d’imposer une dot élevée à leur futur beau-fils. Mahrokh, une femme ex-peshmerga du Komala, dit au sujet de son divorce en 1981 : « Ma famille m’a obligée à épouser l’un de mes proches, mais un an plus tard, j’ai divorcé avec un enfant. Bien que j’aie été libérée de mon mari, le comportement de ma famille est devenu insupportable. Ils se mêlaient de tout dans ma vie personnelle, même le choix de la couleur de mes vêtements2. »

C’est pourquoi la plupart des femmes essayent donc de maintenir le cercle familial et de tout faire pour sauver leur couple autant que possible même aux dépens de la violence domestique, de l’humiliation, des insultes, du manque de satisfaction sexuelle3. Une fois la famille fondée, ses rôles reproductifs tant biologique que social commencent. Dans les sections suivantes, nous aborderons le rôle reproductif de la famille, et en particulier le rôle des femmes au sein de la famille.

1.2.2. Le rôle reproductif de la famille : les femmes en tant que mères Le rôle reproductif de la famille reste toujours en vigueur. Ce rôle est plus significatif pour les femmes kurdes dans des années 1970, où les Iraniennes mettent au monde, en moyenne, 6,8 enfants par femme4. Ce rôle reproductif peut être encore plus marqué dans les zones rurales

1 Leila Enayatzadeh, « Le nouveau célibat des femmes », [Baz tajarode zanan], Téhéran, Djamei’a shenasan, 2017, p. 151. 2 Extrait d'entretien du 7 mars 2017 par Skype avec Mahrokh. 3 Ibid, p. 187-201. 4 Marie Ladier-Fouladi, « La transition de la fécondité en Iran », op. cit., p. 1109.

82 que dans les zones urbaines en raison du besoin accru de main-d’œuvre pour l’agriculture et l’élevage1. À cette fin, d’un côté, les femmes kurdes sont de véritables machines de reproduction biologique pour la collectivité et d’un autre côté, elles sont un vecteur très important de transmission des valeurs et des normes socioculturelles aux nouveaux membres de la famille. Le principal service que les femmes rendent à la communauté et dont elles ont le monopole, c’est de lui donner des enfants ; l’être de la femme se définit tout entier dans la maternité, afin d’agrandir la famille et de maintenir la lignée aussi longtemps que possible. C’est cette différence qui, selon Françoise Héritier, structure toutes les sociétés humaines d’une manière globale2. Dans une telle société, la maternité est toujours fortement imposée aux jeunes femmes après le mariage par les normes dominantes et souvent par les programmes étatiques, où la maternité est vue comme le devoir national des femmes. Ainsi, Azadeh Kian dit : « La nation est certes genrée mais elle est aussi sexuée. Si dans l’imaginaire de la nation, les femmes étaient avant tout des mères chastes et aimantes, la féminité des femmes a été associée à la fertilité des femmes […]3 » Donner au mari de nombreux enfants est la condition nécessaire pour être qualifiée de bonne épouse. Le proverbe kurde « la femme qui ne peut pas accoucher n’est qu’une étrangère » exprime la réalité selon laquelle la nouvelle arrivée, c’est-à-dire la mariée, ne peut pas être totalement acceptée dans sa belle-famille avant d’avoir mis au monde un enfant. Devenir mère est donc le seul véritable moyen pour la mariée de s’intégrer dans son nouveau groupe d’appartenance. Car les normes dominantes considèrent un couple sans enfants comme une « maison sans lumière » et les femmes stériles sont celles dont les hommes doivent se débarrasser, comme un proverbe le conseille : « Si l’arbre n’est pas pollinisé, il devra être coupé. » Suivant ces conseils, celle qui ne peut pas procréer soit est renvoyée chez ses parents, soit doit accepter que son mari prenne une autre épouse. Sous l’angle de vue du déterminisme biologique et de l’instinct, la maternité est considérée comme le rôle universel pour toutes les femmes kurdes, qui ne peuvent exister qu’à titre de mères. Dans une telle société, « la maternité a été perçue principalement comme naturelle pour les femmes, son désir inévitable, incontestable et central pour les constructions de la féminité normale.4 » Dans ce type de discours, la féminité reste centrée sur la maternité et fait partie intégrante de la vie des femmes à l’âge de la fécondité. À l’exception des femmes stériles qui n’ont pas ce pouvoir de mettre au monde des enfants, aucune femme ne peut se débarrasser de cette responsabilité, tant familiale

1 Extrait d'entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara. 2 Françoise Héritier, « Masculin ! Féminin : La pensée de la différence », Paris, Odile Jacob, 1996. 3 Azadeh Kian, « La fabrique du genre, des corps et des sexualités en Iran. Entre nationalisme et islamisme », op. cit., p. 34. 4 Rosemary Gillespie, « When no means no: Disbelief, disregard and deviance as discourses of voluntary childlessness », Women’s Studies International Forum, n° 2, vol. 23, 2000, p. 223.

83 que sociale. Par conséquent, les femmes qui ne peuvent ou qui pour toute autre raison choisissent de ne pas avoir d’enfants sont considérées comme anormales ou déviantes dans la pensée collective de la société1. Et comme le souligne Françoise Héritier, « la jeune fille n’acquiert le statut de femme qu’au moment de la conception et la femme stérile n’est pas considérée comme une vraie femme2 ». Alors que son corps est considéré comme un instrument de reproduction biologique, sa stérilité peut également être considérée comme un handicap. On constate que devenir mère est un rôle qui pèse lourdement dans la vie quotidienne de toutes les femmes kurdes sans distinction, après le mariage. L’existence et le destin, familial et social, des femmes, sont largement liés à leur capacité à enfanter. Le statut des femmes vis-à-vis de leur mari et de leur belle-famille n’est véritablement reconnu qu’à travers leur rôle de mère3. C’est uniquement via l’enfantement comme rite de passage que les femmes accèdent à un statut valorisé, tant dans la vie familiale que dans la vie sociale. Si le couple ne peut pas avoir d’enfants, quelle que soit la raison, la stérilité du mari par exemple, c’est tout de même la femme qui est ciblée par son entourage. La suspicion, l’humiliation du mari et la frustration de toute la famille visent prioritairement la femme qui doit alors démontrer sa capacité à enfanter. La femme sans enfants est jugée par tout son entourage, en particulier sa belle-famille, et vue comme celle dont quelque chose de vital manque à sa « nature », ce qui remet en cause sa « normalité ». Cependant, le privilège ainsi acquis ne sert pas uniquement aux mères ; l’enfantement permet également d’afficher la virilité du mari, dans le cas contraire il est vu comme fragile et faible. Afin de se sauver de cette stigmatisation, le divorce ou la polygamie sont souvent choisis par certains hommes. Alors que la polygamie est plus pratiquée par les hommes riches, les hommes qui ne sont pas financièrement aisés essayent de divorcer de leur femme stérile et de se remarier avec une autre femme4.

En outre, si le plaisir accordé à la femme mariée est d’être mère, ce rôle est respecté sous condition. L’honneur d’être mère est reconnu aux yeux du système patriarcal, qui domine la société, quand les femmes mettent au monde des fils5. Alors que l’agrandissement de leur famille permet aux hommes d’accroître leur prestige, surtout s’il s’agit de garçons, la

1 Maryanne Dever et Lise Saugeres, « I Forgot to Have Children!” Untangling Links between Feminism, Careers and Voluntary Childlessness », Journal of the Association for Research on Mothering, vol. 6, 2004, p. 116–26; Gillespie, Rosemary Gillespie, « When no means no: Disbelief, disregard and deviance as discourses of voluntary childlessness », op. cit. ; Gayle Letherby, « Other than Mother and Mothers as Others: The Experience of Motherhood and Non-motherhood in Relation to “Infertility” and “Involuntary” Childlessness », Women’s Studies International Forum, vol. 22, 1999, p. 359-72. 2 Françoise Héritier, « Masculin ! Féminin : La pensée de la différence », op. cit., p. 79. 3 Cité dans la mémoire de Somayeh Rostampour, « Analyse du concept du Namûs chez les Kurdes », [Vakaviye jami’a shenakhtiye mafhume namus : Kurdistan], sous la direction d’Hassan Hosseini, Téhéran, Université de Téhéran, 2012, p. 120- 126. 4 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril à Uppsala avec Mardjan ; Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Golnar. 5 Tomas Bois, « Connaissance des Kurdes », op. cit., p. 56.

84 reconnaissance sociale des femmes est largement liée à leurs fils. Dans une telle société, l’impératif de donner naissance à des fils exige souvent des femmes qu’elles entrent dans un cycle sans fin de grossesses et d’accouchements et, en cas d’échec, qu’elles acceptent un contexte de polygamie, pour assurer une descendance masculine. Les résultats d’une recherche menée en 2014 montrent que parmi les 19 hommes polygames kurdes de différentes couches sociales dont la date du remariage remonte à au moins 25 ans, le souhait d’avoir des fils (et le fait de ne pas y être parvenu avec la première épouse) a poussé 4 d'entre eux (tous issus de la classe moyenne urbaine) à se remarier1. L’une de ces familles polygames n’a pas atteint son objectif (7 filles nées après le deuxième mariage)2.

Autrement dit, il y a peu de différences entre une femme stérile et une femme qui ne donne naissance qu’à des filles. Ces dernières sont souvent aussi stigmatisées que les premières. Si une femme ne peut avoir de fils, son mari peut être considéré comme celui qui a une « maison sans lumière », c’est-à-dire qui n’a personne pour lui rapporter de l’argent ou de la nourriture. Les prénoms choisis auparavant pour les filles montrent de manière très claire l’importance d’avoir un garçon pour certaines familles kurdes : Kafiye ou Basiye (c’est assez, ça suffit), que l’on retrouve dans des familles qui ont plusieurs filles d’affilée sans garçon, et qui nomment ainsi leur dernière fille, donnant le message qu’elles n’en souhaitent plus d’autre3. À l’inverse, une fille peut être célébrée et honorée par l’entourage, en tant que « Pieds en or », ou Paçké zeriné en kurde, celle qui apporte le bien et le bonheur à la maison, car après sa naissance, sa famille peut avoir un ou plusieurs fils. À titre d’exemple, Narmin, une femme ex-peshmerga du Komala, dit : « J’ai toujours été très respectée au sein de ma famille, en particulier par mes parents. Ils m’ont toujours appelée “les pieds en or” ou Paçké Zariné car, après ma naissance, plusieurs garçons sont nés. Ils pensaient que j’apportais avec moi la chance et le bonheur à ma famille.4 »

Si une mère ne peut mettre au monde un garçon, elle souffre de culpabilité, alimentée par l’attitude de la famille du mari et l’entourage. La femme se trouve elle-même manquer de chance du simple fait qu’elle n’accouche que de filles. En conséquence, l’accomplissement d’une mère n’est pas uniquement de mettre au monde un enfant, une femme ne peut être considérée comme une bonne épouse que si elle peut enfanter des garçons. En plus de donner

1 Fatmeh Karimi, « Polygamie, Mode de vie et ses résultats dans la société kurde d’Iran », [Chand hamsari, shiweh zist va payamadhaye an dar Iran], Londres, H & S média, 2014, p. 109-118. 2 Ibid. 3 Ibid, p. 117. 4 Extrait d'entretien du 11 février 2016 à Frankfort avec Narmin.

85 naissance à des enfants, en particulier des garçons, la famille et surtout ses membres féminins ont un rôle important à jouer, comme nous le verrons dans la section suivante, dans la reproduction des normes socioculturelles : en socialisant les enfants en fonction de leur sexe, celle-ci renforce la domination masculine, au détriment de ses membres féminins, tant au niveau de la famille que de la société.

1.2.3. La reproduction de l’ordre social par la famille kurde Après l’installation du jeune couple dans une maison séparée ou chez les parents du mari, la vie familiale qui organise toute vie en société commence. Chacun reconnaît sa place dans la nouvelle maison de manière inconsciente, car depuis l’enfance, par différents moyens de socialisation, chacun apprend sa véritable place selon son sexe. La femme kurde en tant qu’épouse et mère joue un rôle central au sein de la famille. Comme dans la plupart des cultures patriarcales, la vie à l’extérieur, publique, est le domaine réservé aux hommes, alors que la vie privée, relative à la famille et à la maison, relève du domaine féminin. Cette division sexuelle de l’espace et du travail se réfère avant tout à une notion de déterminisme biologique de la société kurde où, indépendamment des pressions socioculturelles et des structures qui définissent la société et les individus, la maternité constitue un rôle instinctif et universel pour toutes les femmes biologiques. De cette façon, la pression de la maternité qui pèse sur les femmes constitue le premier marqueur de l’identité féminine et concerne toutes les femmes, quelle que soit leur volonté d’être mère, les relègue à l’espace domestique et les exclut de l’espace public. À cet égard, comme le souligne l’anthropologue français Maurice Godelier, « c’est sur cette répartition de tâches que se fonde la capacité qu’ont les hommes d’incarner et de défendre plus que les femmes les intérêts du groupe et donc la capacité de dominer politiquement, culturellement, symboliquement les femmes1 ». Selon cette division, alors que les rôles socio-économique et politique reviennent en grande partie au père, la mère est assignée à la maison pour exécuter les tâches familiales et ménagères, accomplir la maternité, s’occuper des soins et de l’éducation des enfants. Rien ne peut briser cette division sexuelle du travail, même si les femmes occupent également un autre travail hors de la maison. Les femmes kurdes, qui considèrent le travail ménager (le nettoyage, la cuisine, les soins aux enfants et aux membres malades ou âgés de la famille) et l’éducation des enfants comme leur responsabilité naturelle, font de leur mieux pour se présenter comme de « bonnes » mères et ne pas entrer en conflit avec les normes dominantes. Comme le souligne Maria O' Shea dans le cadre de son travail à

1 Paola Tabet, « La construction sociale de l'inégalité́ des sexes : des outils et des corps », Paris, Le Harmattan, 1988, p. 11.

86 Sanandaj (le centre de la province du Kurdistan) entre les années 1992 et 1996, « la famille est l’institution centrale des soins de santé à Sanandaj. Les familles s’occupent de parents malades, les femmes étant principalement responsables de ces soins. Les femmes sont généralement considérées comme responsables de l’harmonie domestique et de la bonne santé, en particulier chez les jeunes enfants1 ».

Ces tâches ménagères restent toujours tant celles des femmes rurales que des femmes urbaines. Ni l’entrée de certaines femmes kurdes des zones urbaines dans le marché du travail à la suite des changements socio-économiques des années 1960 et 1970, ni le travail agricole à la charge des femmes rurales ne peuvent remettre en cause leur place centrale en ce qui concerne les tâches ménagères. Cependant, le moindre manque d’attention, ou le sentiment d’être incapable de concilier la vie de famille et la vie sociale, peut développer chez elles un profond sentiment de culpabilité et le sentiment d’être de mauvaises mères. Sayran, une femme ex- peshmerga du Komala, dit : « Ma mère était l’une des premières enseignantes de Sanandaj. Mon père était souvent absent, travaillant dans les zones rurales, c’était donc toujours ma mère qui s’occupait de tout à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Elle ne connaissait pas la fatigue. Elle faisait de son mieux pour répondre à tous nos besoins quotidiens2. »

Attribuer les tâches ménagères exclusivement aux femmes kurdes est plus significatif dans les zones rurales, où la plupart d’entre elles travaillent également dans le secteur agricole, souffrant ainsi d’une marginalisation totale et vivant dans des situations plus difficiles que les femmes kurdes urbaines. À l’égard de la dureté des tâches ménagères des femmes villageoises kurdes de différentes parties du Kurdistan, Tomase Bois écrit en 1956 : « On peut dire de la femme kurde, surtout dans les villages d’Irak et de Turquie, qu’elle est sur pied de 5 heures du matin à 11 heures du soir. C’est vrai que tous les gros travaux du ménage retombent sur elle. Outre la traite des brebis, la fabrication du beurre et du fromage, [...] elle est chargée aussi de la cuisson du pain. [...] C’est à la femme également qu’incombe la corvée d’eau, à la source du village distante parfois d’une demi-heure de marche ; la corvée de combustible : ramassage du bois mort ou pétrissage de galettes de bouses qu’on fait ensuite sécher au soleil en les collant sur les murs des maisons. La cuisine est aussi l’apanage de la femme, bien sûr. [...] La lessive hebdomadaire, avec planche, battoir et savon, à la fontaine commune et souvent en groupes, revient aussi à la ménagère kurde. Un peu dans tous les coins du Kurdistan, les femmes filent

1 Maria O' Shea, « Medic, Mystic or Magic? Women's Health Choices in a Kurdish City », op. cit., p. 165. 2 Extrait d'entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran.

87 leur laine en allant et venant. Dès que tout autre travail cesse, le fuseau tourne en leurs mains habiles. Certaines aussi tissent sur des métiers1. »

De plus, les mères kurdes jouent également le rôle de transmission de l’héritage socioculturel aux nouvelles générations. Elles ont un rôle efficace dans la socialisation et l’éducation des enfants, conformément aux croyances et aux valeurs socioculturelles de la société. La construction dominante de la « bonne » mère suggère que les mères doivent être intensément concentrées sur l’éducation des enfants. À cette fin, les femmes kurdes, qui en tant que mères passent beaucoup de temps à la maison, transmettent à la nouvelle génération l’héritage socioculturel de la tribu, ou des Kurdes en tant que minorité ethnique. À titre d’exemple, alors que le monde politique kurde est principalement masculin, les femmes jouent le rôle de narratrices, portent le deuil des victimes, et transmettent ces histoires passées à leurs enfants. À cet égard, Christine Allison écrit : « Un enfant kurde entend et apprend toute une gamme de chansons et d’histoires de sa mère, de ses tantes et de sa grand-mère. [...] À l’époque moderne, quand tant de pères et d’oncles ont été “en montagne” [c’est-à-dire en tant que guérisseurs], en exil, en prison ou morts, les femmes ont joué un rôle crucial dans la transmission, non seulement des formes traditionnelles du folklore, mais aussi d’une vision du monde distinctement kurde, qui a contribué à façonner la conscience nationale de la jeune génération. [...] Comme avec les lamentations pour les morts, il semble que ce soit aux femmes plus qu’aux hommes d’exprimer leurs émotions d’anxiété, de vulnérabilité, de perte et de chagrin2. »

C’est également elles qui assument en grande partie la responsabilité de l’apprentissage culturel, l’éducation et la socialisation de leurs enfants. C’est à travers leur intervention dans l’éducation de l’enfant, l’une des rares sphères où la contribution de la femme est reconnue, qu’elles s’investissent entièrement. La socialisation des enfants n’est pas un processus neutre, alors que la société kurde les considère comme totalement différents selon leur sexe biologique. Leur identité de genre détermine leur trajectoire sociale. Les différences biologiques, anatomiques et extérieures du corps des filles et des garçons poussent les familles à les traiter de manière différente, selon leur sexe. Ce type de socialisation consiste donc principalement en la transmission des rôles, des valeurs, des comportements sociaux aux enfants, de façon hiérarchique à l’avantage du genre masculin, et l’apprentissage culturel que les mères sont

1 Tomas Bois, « Connaissance des Kurdes », op. cit., p.27-28. 2 Christine Allison, « Folklore and Fantasy: The Presentation of Women in Kurdish Oral Tradition », In Shahrzad Mojab (eds.), Women of a Non-State Nation: The Kurds, Costa Mesa, Mazda Publishers, 2001, p. 182.

88 chargées de transmettre à leurs filles inclut la valeur de l’homme. Ce processus permet aussi d’inculquer dès l’enfance les valeurs traditionnelles, notamment la division sexuelle des tâches et le partage du pouvoir entre les frères et les sœurs. En d’autres termes, l’apprentissage culturel est une étape structurée et structurante de la reproduction sociale dans laquelle, de manière similaire à ce que décrit Camille Lacoste-Dujardin dans le tout autre contexte des femmes maghrébines, les femmes deviennent les complices du système patriarcal qui domine la société. À cet égard, elle dit : « les mères agissent en agent de la domination masculine dont elles se font ainsi les complices [...]1 », reproduisent à l’infini des habitus, créant ainsi des hiérarchies entre les hommes et les femmes kurdes. Ainsi, l’éducation des filles, contrairement à celle de leurs frères, est une éducation qui les prépare à supporter une situation d’opprimées, de celles qui ont toujours besoin de soutien. Cette éducation distincte doit convenir aux attentes de la société kurde, selon lesquelles les hommes et les femmes ne présentent pas les mêmes qualifications. Par exemple, comme dans beaucoup de langues, les mots femme, ou « jin », et homme, « piyaw » en kurde, sont respectivement associés à un ensemble de qualités, de valeurs et de connotations émotionnelles généralement opposées, qui sont construites et renforcées notamment dans les proverbes et les dictons populaires. Alors que le mot piyaw en kurde est utilisé au sens d’« être humain », impliquant à la fois des femmes et des hommes, il représente également tous les traits positifs tels que le courage, la puissance, l’intelligence, l’humanité, la subtilité, et tout ce qui est bon. Au contraire, les significations associées au mot jin sont diamétralement opposées. Le mot jin n’a pas de tels attributs, il est associé à « faible », ou ze'ife en kurde, et « fragile » dans le raisonnement ainsi qu’en pratique. Tandis que le mot piyaw est l’incarnation du bien et de la bonté, le mot jin représente le mal et la ruse de celles qui avec leur pouvoir de séduction peuvent détourner les hommes du droit chemin2. À cet égard, Aram, un homme ex-peshmerga du Komala, confie : « Mon père me disait toujours qu’il fallait être très gentil avec mes sœurs. Il ne fallait pas être strict avec elles car elles sont en comparaison avec les garçons plus fragiles et faibles, et il me répétait le proverbe kurde “même le chien n’aboie pas après une femme”3. » Ce proverbe illustre bien la faiblesse que l’être féminin représente dans l’esprit collectif kurde. L’homme, par contre, est considéré comme l’être fort, soucieux de sa fierté et de son honneur ; il doit protéger la femme. Suivant une telle distinction genrée, le processus de socialisation des enfants prend deux chemins différents selon le sexe, et les deux sexes ne doivent donc pas franchir les frontières qui séparent leurs mondes. Ce franchissement

1 Camille Lacoste-Dujardin, « Des mères contre les femmes : maternité́ et patriarcat au Maghreb », Paris, La Découverte, 1985, p. 71. 2 Amir Hassanpour, « The (re)production of patriarchy in the Kurdish language », op. cit., p. 235-236. 3 Extrait d'entretien du 11 mars 2017 par Skype avec Aram.

89 est cependant plus acceptable pour les femmes que pour les hommes, car être comme un homme présente des traits plus positifs, y compris pour les femmes. À cet égard, une femme kurde, Roonak, 31 ans, divorcée, diplômée, coiffeuse et issue d’une famille de la classe moyenne de Sanandaj, évoque son souvenir lors d’une étude de 2012 : « Ma sœur et moi travaillons depuis que nous sommes jeunes et nous sommes économiquement indépendantes. C’est pour cela que notre entourage nous considère comme des hommes et nous le fait savoir1. »

C’est le rôle important que jouent les mères, en tant que premières éducatrices des enfants. D’après Françoise Héritier, c’est la femme qui porte en elle la fécondité mais elle est successivement contrôlée par les hommes pour lui enlever tous ses pouvoirs2, non seulement la mère accepte la supériorité de son mari dans la vie familiale, mais elle transmet également cette situation inégale au profit du genre masculin à ses enfants. Autrement dit, le rôle principal d’une femme mariée est la reproduction à travers la procréation, mais également le rôle de femme- mère dans la reproduction sociale selon l’idéologie patriarcale, qui s’étend de la sphère privée à la sphère publique et attribue au père, à l’homme, un rôle prédominant légitimé et supérieur aux femmes. Bien qu’aujourd’hui le monopole de l’éducation des enfants, en particulier des filles, par les mères soit éclipsé par le système éducatif, la sphère amicale et en particulier les réseaux sociaux et les médias, les mères kurdes jouent malgré tout, jusqu’à récemment, un rôle très important dans ce domaine et particulièrement vis-à-vis de leurs filles. C’est la raison pour laquelle, comme Tomas Bois l’observe dans les familles kurdes dans les années 1950, « le garçonnet passe ses premières années avec les femmes. Mais dès qu’il sait courir, il passera tout son temps dans les rues avec ses camarades, tandis que sa petite sœur sera initiée progressivement à tous les travaux d’une bonne ménagère3. »

La mère a la responsabilité de former sa fille à accomplir les tâches ménagères, de lui apprendre les méthodes d’éducation et de la préparer à devenir une future femme au foyer. Elle s’identifie à ce monde, en imitant les gestes qu’elle voit faire, elle partage les soucis, les angoisses, les secrets et les rites des femmes. Ainsi, son esprit est modelé insensiblement sur la mentalité des femmes, notamment celle de sa mère, et elle emprunte leurs réactions, selon le proverbe kurde : « Pour choisir une fille comme future épouse, au lieu de prêter attention à la maison et aux biens, voyez la mère et ensuite épousez sa fille », les filles deviennent en grande partie le reflet de leur mère. Les filles n’ont pas d’autre exemple que leur mère et l’entourage

1 Cité dans la mémoire de Somayeh Rostampour, « Analyse du concept du Namûs chez les Kurdes », [Vakaviye jami’a shenakhtiye mafhume namus : Kurdistan], op. cit., p. 276. 2 Françoise Héritier, « Masculin ! Féminin : La pensée de la différence », op. cit. 3 Tomas Bois, « Connaissance des Kurdes », op.cit., p. 58.

90 familial proche, et le garçon commence après quelques années à s’identifier au père, à qui on doit respect et obéissance, et ce sentiment de supériorité et la préférence qu’on lui accorde se renforcent durant tous les stades suivants de sa vie, de sorte qu’il croit être d’une manière essentialiste supérieur aux membres féminins de la maison. Le processus de socialisation des enfants dans la famille kurde est ainsi différent selon le sexe. Le garçon qui vient au monde est accueilli par des manifestations de joie et de fierté dans la famille, « des cadeaux nombreux sont offerts à la jeune maman, à l’occasion des naissances, surtout si elle a mis au monde un fils, souvent plus désiré qu’une fille1 » et sa personnalité se base sur le rôle qu’on attend de lui dans la famille. Son rôle de futur homme responsable s’articule autour de traits de caractère tels que l’autonomie, la prise de décision, 1'autorité et la rigidité. Il correspond à une image d’assurance d’avenir pour les parents et est considéré comme l’héritier du capital matériel et symbolique de la famille en subvenant à ses besoins. Les injonctions acceptées par la femme- mère sont structurées par le droit coutumier qui la maintient longtemps dans une position d’obéissance et de conformation aux interdits. La transmission de l’héritage culturel intégré par la femme-mère à travers sa socialisation genrée est fondée sur une capacité à respecter ce que l’homme impose dans la famille. En intériorisant les structures objectives, la structure sociale se reproduit. À la suite des mères, les filles intériorisent à leur tour la supériorité des hommes tant dans la vie privée que publique. Malgré l’importance de la responsabilité assignée aux femmes vis-à-vis des enfants et des tâches de la famille, non seulement les femmes sont maintenues dans la dépendance économique, mais aussi l’extorsion de leur travail dans l’espace domestique est légitimée, les privant de pouvoir et de reconnaissance sociale. En effet, cette distinction entre l’espace privé et l’espace public découle d’une hiérarchie sociale. Les hommes sont encore plus considérés dans l’espace privé que les femmes elles-mêmes, car les femmes ne sont que la possession des hommes dans la maison et les enfants appartiennent dès leur naissance au père et à la famille du père. Une femme kurde, Chiman, 40 ans, femme au foyer illettrée et mère de deux enfants, issue d’une famille modeste de Sanandaj, souligne dans une étude menée en 2012 la propriété des pères sur les enfants : « Quand je sors mes deux enfants, je crains toujours que quelque chose leur arrive. Parce que les enfants sont à leur père. Si quelque chose leur arrive, je dis quoi à leur père et à la famille de mon mari2 ? »

Les enfants prennent le prénom du père et du grand-père afin de pérenniser la lignée ; ils sont, dans la plupart des cas, arrachés à la mère en cas de divorce, ou en cas de décès du père

1 Ibid, p. 56. 2 Cité dans la mémoire de Somayeh Rostampour, « Analyse du concept du Namûs chez les Kurdes », [Vakaviye jami’a shenakhtiye mafhumé namus : Kurdistan], op. cit., p. 122.

91 par la famille du défunt époux. Dans ce dernier cas, certaines familles kurdes laissent à leur belle-fille la garde des enfants à deux conditions. D’une part, elles peuvent garder leurs enfants si elles décident de se remarier à un proche du mari défunt, comme le beau-frère ou quelqu’un d’autre de la famille. Ainsi, le mari de Miriam (une femme au foyer kurde de 43 ans, éduquée au primaire, mère de trois enfants d’une famille de la classe moyenne de Marivan) a épousé la femme de son frère (après sa disparition) afin de ne pas laisser sa famille se disperser. À cet égard, Miriam confie : « Malgré le fait que mon mari m’aimait et que notre amour était réciproque, la mort de mon beau-frère (le frère de mon mari) a tout changé. Mon mari ne voulait pas voir ses neveux et nièces sous le contrôle d’un autre homme (l’éventuel nouveau mari de sa belle-sœur). Il s’est donc marié avec elle1. » D’autre part, on observe que certaines femmes kurdes, ayant perdu leur mari très jeune, décident malgré tout de ne pas se remarier afin de garder les enfants avec elles.

Comme nous le verrons dans la section suivante, l’infériorité des femmes dans la famille kurde s’exprime explicitement dans le concept de l’honneur de la famille. Alors que les valeurs humaines de la femme sont niées, c’est son comportement quotidien dans le cadre éthique de la société, en particulier en ce qui concerne la sexualité et la virginité, qui détermine son statut familial et social.

1.2.4. Namûs : la doxa au service du contrôle des femmes La société kurde étant peu touchée par les politiques réformatrices du gouvernement, la question de l’honneur y occupe une place prépondérante avant la révolution. Loin d’une vision culturaliste négligeant souvent les conditions matérielles des normes dominantes, le contrôle du corps des femmes kurdes et en particulier de leur sexualité sous le nom d’honneur ou namûs n’est pas uniquement le résultat d’un système fixe ancré dans la coutume, la culture et la religion. Il est également influencé par les conditions objectives régissant la société dans les domaines politique et socio-économique2.

Malgré l’importance de la femme kurde dans l’espace privé, elle peut également devenir l’un des principaux facteurs menaçant l’existence de l’institution familiale, et elle incarne alors le mal, le danger, la tentation et la perfidie à cause de sa sexualité qualifiée de dévorante et

1 Fatmeh Karimi, « Polygamie, Mode de vie et ses résultats dans la société kurde d’Iran », [Chand hamsari, shiweh zist va payamadhaye an dar Iran], op. cit., p. 124-125. 2 Lila Abu-Lughod, « Do Muslim women really need saving? Anthropological reflections on cultural relativism and its others », American Anthropologist, n° 3, vol. 104, 2002, p. 783-790; Victoria Bernal, « Gender culture and capitalism: women and the remaking of Islamic ‘tradition’ in a Sudanese village », Comparative Studies Society and History, n° 1, vol. 36, 1994, p. 36–67.

92 incontrôlable. Elle est donc susceptible de créer le désordre, la subversion sociale, à cause de sa capacité de nuire en distrayant l’homme. Dans cette double approche contradictoire du rôle « constructif-destructeur » de la femme dans la famille, le contrôle de son corps et notamment de sa sexualité devient une préoccupation importante des membres masculins de la famille, puis de la société, afin de protéger leur « honneur ». En effet, en plus des femmes elles-mêmes, qui sont les premières à respecter les codes de l’honneur, les membres masculins de la famille ou de la communauté sont également les protecteurs de la sexualité des femmes, car l’honneur des hommes est directement lié à leur capacité de contrôler la sexualité des membres féminins, ceux qui ne le peuvent pas ne sont plus considérés comme de vrais hommes et tout type d’abus sur les membres féminins devient alors une façon de « violer et démoraliser les hommes1 ». En d’autres termes, l’identité masculine dépend de la sexualité féminine, l’homme souffrant lui aussi d’une perte de sa masculinité s’il ne contribue pas à éviter ou à laver la perte de l’honneur. Le harcèlement sexuel d’une femme, considérée plutôt comme une personne déshonorée qu’une victime, véhicule le message aux hommes de sa famille qu’ils ont échoué dans leur rôle de protecteur2.

Cependant, le terme d’honneur ne se confine pas uniquement à la virginité des filles (petites ou jeunes non mariées). À part les vieilles femmes, de manière similaire à ce que décrit Camille Lacoste-Dujardin dans le tout autre contexte des femmes maghrébines, enfin libérées « du poids du collectif et du poids des traditions », les femmes kurdes, quel que soit leur statut matrimonial (mariées, célibataires ou veuves) sont considérées comme l’incarnation de l’honneur et sont acceptées comme membres de leur famille et de leur communauté si elles conservent leur haya, sharaf ou namûs (honneur) en contrôlant leur sexualité selon les normes dominantes de la société. L’un des codes d’honneur les plus importants de la société kurde est lié à la sexualité, en particulier la préservation de la virginité des filles célibataires. Cependant, il existe de nombreux codes de ce type qui vont au-delà de la virginité et régissent tout comportement susceptible d’être une menace potentielle pour l’honneur de la famille. Comme Nazand Begikhani et Gill Hague le soulignent, le déshonneur et la honte, sont causés lorsque les femmes franchissent diverses frontières sociales et sexuelles3 telles que fumer, sortir souvent de la maison, leur manière de rire ou de discuter avec des hommes étrangers, de marcher dans la rue, leur tenue, leur façon de nouer des relations amoureuses et chaque nouveau changement

1 Olivia Bennett et al., « Arms to Fight, Arms to Protect: Women Speak Out About Conflict », London, Panos, 1995, p. 8. 2 Danièle Magloire, « la violence à l’égard des femmes : une violation constante des droits de la personne », Revue Haïtianno- Caraïbéenne, n° 2, vol. 5, 2004, p. 66-113. 3 Nazand Begikhani et Gill Hague, « ‘Honour’-based violence: moving towards action and change in Iraqi Kurdistan », The Copernicus Journal of Political Studies, n° 4, vol. 2, 2013, p. 215.

93 qui se produit dans la vie des femmes, comme leur accès à l’école pour la première fois avant la révolution. Malgré le fait que la préservation de la virginité soit au centre de la construction sociale, et que la discipline des jeunes femmes et la distinction entre être une fille, kiç, et une femme, jin, sont uniquement liées à la virginité, bon nombre de comportements quotidiens des jeunes filles et des femmes kurdes peuvent être associés à l’honneur, et les codes de l’honneur s’appliquent à la plupart des comportements quotidiens des femmes. Mardjan, une femme ex- peshmerga du Komala provenant d’une famille aisée et comptant parmi les premières filles de son village à être allées à l’école dans les années 1950 explique quant à elle que son père n’était pas défavorable à l’éducation des filles mais qu’il fallait batailler ferme pour convaincre l’entourage de les laisser étudier : « Dans les années 1950, nous vivions dans un village près de Marivan où aucune fille ne pouvait aller à l’école. Mes sœurs et moi avons été les premières à y aller. Mais cette décision n’était pas si simple, ni pour nous ni pour mes parents en particulier mon père. Bien qu’il soit bien connu et respecté dans la région, il a été critiqué et moqué pour avoir permis à ses filles de s’instruire. La société très conservatrice considérait une fille éduquée comme un danger pour l’honneur de sa famille. Une fois instruite, elle pourrait essayer de séduire des hommes sans penser à la réputation de sa famille.1» Elle ajoute que le port de lunettes médicales un peu plus tard provoqua le même scandale parmi son entourage alors que ses frères les utilisaient sans problème.

Il convient de noter que d’après certaines ex-peshmergas du Komala, les familles kurdes traitent la question de l’honneur de deux manières très différentes : certaines familles préfèrent garder le silence sur le sujet ou trouver une solution pacifique pour réparer leur menace d’honneur. Shirin, une femme ex-peshmerga du Komala provenant d’une famille très modeste de Mahābād dit à ce sujet : « Le fait d’avoir une relation extraconjugale était particulièrement mal vu pour les femmes. J’ai entendu dire que certaines femmes ou même certains hommes étaient tués au nom de l’honneur. Cependant, la plupart des familles n’ont pas réagi ainsi et ont souvent préféré garder le silence. Et parfois, en cas de relations sexuelles extraconjugales entre deux jeunes célibataires, les familles les obligeaient à se marier au lieu de les tuer2. » Il existe également certaines familles qui, dans les zones rurales comme urbaines, punissent violemment ceux qui franchissent les lignes rouges de l’honneur. Si les hommes ne sont pas non plus à l’abri de ce type de punition, ce sont quand même souvent les femmes qui, en tant que source du mal et principal agent de détournement des hommes, sont sévèrement punies. En plus du meurtre

1 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril à Uppsala avec Mardjan. 2 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Shirin.

94 des femmes, celles qui ont la chance de survivre peuvent se voir couper les oreilles ou le nez, ou raser les cheveux, en guise de punition1. À l’égard du crime d’honneur, un écrivain kurde dit en 1963 que les femmes « savaient cependant qu’elles seraient tuées si elles se livraient à de “mauvaises actions” », c’est-à-dire à des rapports sexuels avant le mariage ou extraconjugaux. Il poursuit ainsi : « La menace de meurtre inculquait la peur dans le cœur des femmes et seule cette peur les empêchait de commettre de “mauvaises actions”2. »

Cependant, afin d’éviter d’en arriver à ce point ou de pouvoir préconiser à la femme la « réserve », la « pudeur », le « silence » et l’obéissance3, comme le constate Christiane Chaulet Achour, la plupart des familles kurdes tentent d’enseigner les normes dominantes ou de contrôler le comportement quotidien de leurs membres féminins à travers plusieurs moyens : imposition de limites permanentes, mariage précoce ou forcé, excision4. En plus du processus de socialisation au sein de la famille, qui consiste fortement à apprendre au petit garçon à contrôler la sexualité de sa sœur et à la petite fille en tant que « gardienne de l’honneur de la famille5 » de « préserver sa virginité » à tout prix, l’imposition de limites permanentes à ses membres féminins dans l’espace public est un autre exemple remarquable afin de préserver l’honneur de la famille. Il convient de noter qu’en dépit du fait que le respect des codes sociaux d’honneur est important partout, il existe une différence entre les femmes kurdes en ce qui concerne la liberté de circulation dans l’espace public et la relation quotidienne avec les hommes selon la classe et le lieu de résidence (ville/village). Certaines femmes urbaines de la classe moyenne sont plus libres que d’autres femmes, notamment celles de la classe inférieure. Shilan, une femme ex-peshmerga du Komala, provenant d’une famille modeste de Sanandaj, dit : « J’entendais que quelques-unes de mes camarades ex-peshmergas (issues de la classe moyenne de Sanandaj) disaient qu’elles pouvaient aller au cinéma ou ailleurs. Cela m’a beaucoup surprise et n’était jamais le cas pour moi et mes sœurs. Nous n’avons jamais été autorisées à aller ailleurs qu’à l’école (non mixte) ou chez nos proches en famille6. »

Vivre dans une grande ville comme Sanandaj (au centre de la province du Kurdistan) peut aussi donner plus de liberté aux femmes que dans les petites villes des régions kurdes comme Bukan, Marivan, Baneh. Selon certaines femmes ex-peshmergas de la classe moyenne de

1 Nazand Begikhani et Gill Hague, « ‘Honour’-based violence: moving towards action and change in Iraqi Kurdistan », op. cit. 2 Amir Hassanpour, « The (re)production of patriarchy in the Kurdish language », op. cit., p. 239. 3 Christiane Chaulet-Achour, « Autobiographies d'algériennes sur l'autre rive : Se définir entre mémoire et rupture », Paris, L'Harmattan, 1994, p. 291. 4 Bien que certaines études récentes sur les MGF montrent que cet acte ait beaucoup diminué aujourd'hui, il est pratiqué jusqu'à très récemment au sein de couches sociales différentes de certaines régions kurdes. 5 Nadine Puechguirbal, « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 29. 6 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

95 Sanandaj (9 enquêtées sur les 11), elles ont plus ou moins la possibilité de se déplacer dans l’espace public. La plupart d’entre elles peuvent poursuivre leurs études jusqu’au niveau secondaire. Elles ont la possibilité d’aller au cinéma ou de profiter de leur temps de loisir en participant à des cours de sport, de musique, etc. Ce n’est pas le cas des jeunes filles des petites villes, où la plupart d’entre elles ne peuvent même pas poursuivre leurs études secondaires en raison du manque de centres éducatifs ou des restrictions familiales. À cet égard, Nasrin, une femme ex-peshmerga du Komala et fille d’un grand propriétaire foncier de Bukan (une petite ville d’Azerbaïdjan de l’Ouest), dit qu’elle ne peut pas se déplacer librement dans l’espace public et que ses études se sont limitées au niveau du primaire.

En raison des tâches quotidiennes à la maison et dans l’agriculture, les femmes villageoises sont normalement plus libres que les femmes urbaines, dont la plupart étaient à l’époque des femmes au foyer. Zara, une femme ex-peshmerga du Komala, provenant d’un petit village de Marivan, dit : « Même si on essayait toujours de se comporter selon les normes dominantes de la société et de la famille, cela ne signifiait pas qu’on était enfermées dans une cage. En respectant les normes dominantes, il n’existait pas de ségrégation stricte entre les femmes et les hommes villageois. On était souvent ensemble pour les activités agricoles, on discutait et on plaisantait1. »

Alors que la plupart des femmes kurdes urbaines sont plutôt confinées à la sphère privée en tant qu’épouses ou mères occupées aux tâches ménagères, elles doivent montrer une bonne image de leur groupe, que ce soit la famille ou la communauté, et doivent respecter certaines normes de « dressage » ainsi que de « passage » lorsqu’elles apparaissent dans l’espace public, plutôt réservé aux hommes, notamment les lieux sacrés comme les mosquées. Selon certains témoignages de femmes ex-peshmergas du Komala provenant de différentes couches sociales de l’espace urbain (17 enquêtés sur les 31), la circulation des femmes dans l’espace public est plus ou moins conditionnée. Elles ne sont pas aussi libres que les hommes et elles subissent toutes, à différents degrés, des limitations sociales dans l’espace public. Il est préférable qu’un homme de la famille les accompagne. Elles ne doivent pas circuler seules dans la rue quand la nuit tombe, l’espace public restant alors uniquement à la disposition des hommes, pour raisons de sécurité à l’égard des femmes. Elles doivent porter des tenues appropriées, éviter les circulations inutiles, elles ne doivent pas marcher d’une manière séduisante, elles doivent éviter de se mêler autant que possible aux hommes qui ne sont pas membres de leur famille. Toute

1 Extrait d'entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara.

96 violation, même minime, peut engendrer une punition pour les femmes. Elles sont rapidement mal vues si leur circulation est plus fréquente, ou si la nature de leur déplacement est mal définie et n’a pas de but concret. Dans une société patriarcale où l’honneur de l’homme et de toute la famille est lié aux femmes et à leur conduite, tous les comportements de celles-ci sont minutieusement surveillés. Le père, la mère et les frères surveillent leurs filles, leurs sœurs, les maris surveillent leurs femmes, et même les étrangères qui connaissent de près ou de loin la famille des femmes peuvent jouer le même rôle qu’un membre masculin de leur famille. Ceci est assez fréquent parmi les familles religieuses et traditionnelles dans les zones urbaines, quelle que soit la classe. Shirin, une femme ex-peshmerga du Komala, qui a épousé un homme enseignant de Mahābād, dit : « Je voyais des femmes plus libres que nous qui circulaient souvent seules, mais la plupart des familles, comme ma belle-famille, étaient très prudentes au sujet des femmes de leur famille. Je ne sortais jamais seule. En l’absence de mon mari, un autre homme de ma belle-famille m’accompagnait toujours1. »

Cet exemple montre que dans une société comme celle-là, les femmes manquent tellement de légitimité qu’elles tentent de compenser cette situation en coopérant avec le système patriarcal. Toutes les préoccupations des femmes, et en particulier des filles, dans une telle société sont liées à ce que les gens disent d’elles. En effet, leur peur d’être stigmatisées les pousse à coopérer et se soumettre à la domination masculine. La quasi-totalité des femmes accepte ces contrôles permanents, car c’est depuis l’enfance qu’on leur inculque ce type de représentation, et qu’une femme doit respecter l’autorité masculine. C’est-à-dire qu’on impose ces limites à ces femmes depuis l’enfance, et la plupart les intériorisent comme quelque chose d’indiscutable en pensant que cela leur est bénéfique. Le contrôle perpétuel de la sexualité des femmes en tant que source du mal conduit également certaines femmes à avoir une vision négative de leur corps et de tout ce qui est lié à leur corps. C’est pour cela que pour certaines d’entre elles, l’apparition des premiers signes de la féminité, comme l’apparition des règles et la pousse des seins, ne peut pas être considérée comme un processus naturel. Shilan, une femme ex-peshmerga du Komala, dit : « Dès que mes seins ont commencé à pousser et que j’ai commencé à avoir mes règles, j’ai essayé de les cacher autant que possible à mon entourage et surtout à mes frères2. »

Dans un tel contexte, les politiques socio-économiques inégales du gouvernement central ne suffisent pas à modifier profondément les rapports sociaux de sexe au sein de la société

1 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Shirin. 2 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

97 kurde dans les années 1960 et 1970. Bien que certaines femmes citadines puissent devenir enseignantes ou infirmières, le rôle d’épouse et de mère reste leur premier rôle. Les rapports hommes-femmes ne peuvent pas radicalement changer de ce qu’ils furent dans le passé. Le code de l’honneur demeure un régime régulateur qui induit une division du travail et de l’espace, et celui de la femme est largement limité à la maison. Une des conséquences de ces conditions sur les femmes est la privation de la plupart d’entre elles de l’éducation, en particulier de la formation universitaire. Bien qu’il y ait moins de données sur l’impact du genre et le taux d’accès aux services sociaux au cours de cette période, le taux d’apprentissage à lui seul indique qu’il existe un fossé entre les femmes kurdes et les femmes non kurdes des régions centrales du pays et en partie avec les hommes kurdes, surtout au niveau supérieur. En effet, de nombreuses femmes kurdes ne peuvent pas aller à l’école et leurs études restent dans le meilleur des cas limitées au niveau primaire ou secondaire. L’accès limité des jeunes filles à l’éducation ne s’explique pas uniquement par le manque d’écoles mais également par les pressions et restrictions familiales. Cette restriction va parfois au-delà de la question de la classe et du lieu de résidence (ville/village). Tandis que la plupart des familles kurdes aisées ont un plus haut taux d’alphabétisation de leurs fils, ces familles restent très prudentes à propos de l’éducation de leurs filles, en particulier lorsqu’elles sont obligées de porter l’uniforme imposé par le gouvernement pour aller à l’école, une tenue totalement opposée aux habits traditionnels des femmes kurdes. C’est sous une telle pression que Nasrin, une femme ex-peshmerga du Komala et fille d’un grand propriétaire foncier de Bokan, raconte : « Bien que je sois issue d’une famille riche et réputée dans notre région, mon père n’était pas du tout favorable à l’éducation de ses filles. Alors que mes frères n’en ont jamais été empêchés et qu’ils ont pu poursuivre leurs études jusqu’à la fin de l’université, il a seulement permis à mes sœurs cadettes et moi de terminer l’école élémentaire1. » Cette situation est encore pire pour les villageoises, qui pour la plupart ne peuvent même pas aller à l’école ou terminer l’école primaire. Ainsi, Amineh Kakabaveh, une jeune villageoise issue d’une famille modeste, dit : « Ma mère ne m’a pas laissée aller à l’école après ma deuxième année. Ce n’était pas de sa faute, elle avait peur de notre entourage. […] parce qu’en cas de problème pour moi, elle aurait été la première cible des critiques. On l’aurait tenue responsable de mes agissements2. »

1 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 2 Amineh Kakabaveh et Johan Ohlson, « Amineh : inte större än en kalasjnikov: från peshmerga till riksdagsledamot » [Amineh: pas plus gros qu'un Kalachnikov: de Peshmerga à membre parlementaire], op. cit., p. 26-27.

98 La privation de la plupart des femmes kurdes est encore plus significative au niveau supérieur. Malgré le fait que les femmes iraniennes représentent 30 % des étudiants en 19781, les femmes kurdes sont parmi celles dont le niveau d’études est peu élevé, et très peu d’entre elles suivent des études universitaires, alors que la pensée révolutionnaire qui conduit par la suite à la révolution de 1979 circule et grandit plutôt dans le milieu universitaire. Dans les années 1970, alors que le nombre de jeunes filles qui continuent leurs études au niveau secondaire augmente progressivement, celles qui peuvent accéder à la formation supérieure restent rares. Par exemple, parmi les 34 femmes kurdes interrogées pendant la réalisation de cette étude, seule une femme peut recevoir une formation universitaire à cette époque. Contrairement à la plupart des fils de grands propriétaires fonciers ou de familles kurdes de la classe moyenne, qui peuvent aller dans une université des grandes villes d’Iran (le principal lieu de circulation des pensées révolutionnaires de l’époque), certaines de leurs sœurs (par exemple, 9 femmes ex-peshmergas du Komala) ont dans le meilleur des cas la possibilité de devenir enseignantes, principalement dans les villages, avant de commencer leurs études secondaires dans un centre à Sanandaj, le Centre de formation des enseignants2. Le service militaire obligatoire et la recherche de travail dans les grandes villes d’Iran représentent d’autres moyens pour les jeunes hommes de sortir des régions défavorisées du Kurdistan, et de se familiariser ainsi avec un autre monde où l’on peut plus faire l’expérience de la politique que dans les régions kurdes très contrôlées par l’armée et la SAVAK. À cet égard, un homme ex- peshmerga du PDKI écrit dans ses mémoires : « Le jeune homme qui avait grandi dans une petite ville, s’il n’allait pas à l’université, allait dans les grandes villes pour faire le service militaire ou pour chercher du travail afin de regarder le monde différemment, atteindre une prise de conscience et connaître les difficultés de la vie et ses contradictions3. »

En conséquence, pour deux raisons – les politiques inégalitaires et oppressives des Pahlavi vis-à-vis des minorités ethniques, notamment les Kurdes, ainsi que les rapports sociaux de sexe qui évoluent moins que dans les régions centrales –, les femmes kurdes restent beaucoup plus défavorisées que les femmes non kurdes des régions centrales du pays ainsi que les hommes kurdes en ce qui concerne les services sociaux, et notamment l’éducation universitaire comme moyen le plus important d’entrer dans le monde politique. Contrairement

1 Chahla Chafiq, « L’évolution des femmes en Iran : enjeux et perspective », Géostratégiques, n°10, 2005 : http://www.academiedegeopolitiquedeparis.com/levolution-des-femmes-en-iran-enjeux-et-perspective/ 2 Avant la révolution, le petit groupe maoïste qui, après la victoire de la révolution, devient le Komala, se concentre sur une sorte d'activité de propagande plutôt dans les zones rurales. Bien que ces femmes, contrairement à la plupart des femmes kurdes, puissent poursuivre leurs études, elles évitent délibérément d'aller à l'université en se rendant en tant qu'enseignantes dans les villages pour servir les défavorisés. 3 Taifur Bathai, « Le voyage de l’esprit », [Safare Khiyal], Khaniyeh honar va adabiyat, 2012, p. 43.

99 à la plupart des femmes kurdes, certaines femmes iraniennes non kurdes de la classe moyenne et certains jeunes hommes kurdes sont plus susceptibles de se lancer en politique même s’ils doivent payer un lourd tribut de temps à autre. Par exemple, les frères de Nasrin et de Shirin perdent la vie pour des raisons politiques et les frères de Mardjan et de Fatima passent plusieurs années en prison avant la révolution. La quasi-totalité de ces femmes reste involontairement dans les régions kurdes, loin du monde politique qui vient d’émerger en Iran. Si quelques femmes kurdes telles que Mardjan et Sayran deviennent enseignantes dans les villages pour servir les défavorisés, ce qui est considéré comme un acte politique chez le petit groupe maoïste qui devient le Komala après la révolution, la plupart des femmes n’ont rien à voir avec le monde politique. Il semble que de telles situations puissent en partie expliquer les raisons pour lesquelles les femmes kurdes ne rejoignent la révolution que dans les derniers mois de la victoire. Cependant, leur participation est plus significative que celle des hommes kurdes. Car non seulement elles peuvent exprimer leur mécontentement envers les politiques oppressives de la dynastie Pahlavi, mais elles peuvent également via cette participation remettre en cause les normes genrées de la société kurde et surtout les contraintes familiales. Comme nous l’expliquerons davantage dans la deuxième partie, selon les récits de certaines femmes ex-peshmergas du Komala, l’une des raisons de leur participation à la vie politique de l’époque, tout d’abord à la révolution et puis au sein du Komala, réside dans leur volonté d’échapper à la routine et la monotonie. Cette division sexuelle du travail et de l’espace ne peut s’arrêter à moins d’un changement majeur comme la révolution de 1979 en Iran. Cet événement vient casser le rythme répétitif de la vie des femmes kurdes, et leur permettre d’apparaître elles aussi au premier plan de la vie politique.

100 2. Deuxième chapitre : la question du droit des femmes exclue des revendications révolutionnaires

Les femmes kurdes accueillent avec enthousiasme la révolution de 1979. Comme le reste des Iraniens, la plupart des femmes urbaines kurdes, quelles que soient leurs différences (âge, classe, statut matrimonial), qu’elles soient enseignantes, lycéennes ou femmes au foyer, participent spontanément et sans orientation politique particulière aux journées révolutionnaires dans le même but que d’autres Iraniens : le renversement du régime du Shah, celui qui les prive en grande partie des politiques modernisatrices et les opprime sévèrement du point de vue politique et culturel en tant que femmes appartenant à une minorité ethnique située dans les régions périphériques. Cependant, même si la participation massive des femmes à ce bouleversement sociopolitique dans de nombreuses petites villes des régions kurdes est sans précédent et constitue leur premier engagement en commun avec d’autres femmes iraniennes, cela ne signifie en aucun cas la mise en avant des questions spécifiques des femmes par les différents groupes révolutionnaires. À cet égard, la vision des révolutionnaires iraniens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, en particulier lors de la révolution constitutionnelle (1905-1911), est assez différente de celle des révolutionnaires des années 1970. Si plusieurs figures politiques de l’époque, hommes (Mirza Agha Khan Kermani et Mirza Malkum Khan) et femmes, expriment manifestement leur intérêt pour la transformation du statut des femmes iraniennes en dénonçant leur réclusion dans l’espace privé, leur illettrisme, la polygamie, le voile1, cela n’est plus le cas lors de la révolution de 1979. Cette fois-ci, les questions spécifiques des femmes deviennent marginalisées, y compris pour les femmes révolutionnaires elles-mêmes : les femmes pionnières de la révolution, membres des organisations clandestines, ainsi que les autres femmes iraniennes qui rejoignent la révolution lors des derniers mois, dont les femmes kurdes.

Il n’y a aucune trace d’organisations indépendantes de femmes lors de la révolution de 1979. Comme le souligne Sima Bahar, « la participation des femmes faisait partie de la lutte de

1 Lors de la révolution constitutionnelle (1905-1911), les femmes tentent de profiter de cette période pour améliorer leur situation. En établissant plusieurs sociétés secrètes, publiant plusieurs magazines et créant de nombreuses écoles pour les filles, elles demandent le droit de vote, le droit à l’éducation et la modification de plusieurs lois au profit des femmes. Si les filles sont officiellement toujours privées du droit à l'éducation, à Téhéran par exemple, elles fondent 63 écoles pour les filles et 9 sociétés féminines. À ce sujet, voir : Janet Afary, «The Iranian Constitutional Revolution, 1906 –1911, Grassroots Democracy, Social Democracy, and the Origin of Feminism », op cit.; Eliz Sanasarian, «The Women’s Rights Movement in Iran: Mutiny, Appeasement, and Repression from 1900 to Khomeini », op. cit.; Mangol Bayat-Philipp, «Women and Revolution in Iran, 1905–1911», op. cit. ; Hamideh Sedghi, «Women and Politics in Iran: Veiling, Unveiling, and Reveiling », op. cit.; Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit.; Azadeh Kian-Thiébaut, « Sécularization of Iran. A Doomed Failure ? The New Middle Class and the Making of Modern Iran », op. cit.

101 toute la nation1 », et leurs revendications ne sont nullement dissociables des revendications d’autres groupes révolutionnaires2. En effet, leur but principal, quelles que soient leurs divergences idéologiques, est le renversement du régime Pahlavi, afin de mettre en place un autre type de système politique qui, quel que soit son contenu, apporterait plus d’indépendance, de liberté politique et de justice socio-économique. À cette fin, la position inférieure des femmes et les discriminations juridiques et socio-économiques confirmées par l’État qu’elles subissent en tant que femmes lors de cette période ne font pas l’objet de critiques de la part des révolutionnaires, y compris les femmes elles-mêmes. Au contraire, certaines femmes opposées au régime ont parfois même exprimé les critiques les plus intenses contre celles qui souhaitaient un mouvement indépendant de femmes pour mettre l’accent sur leurs droits spécifiques. À titre d’exemple, la déclaration d’une des militantes politiques de la tendance marxiste de cette période, Homa Nategh, qui avait fait ses études à Paris, illustre bien cette approche de la question des femmes et l’existence d’un mouvement indépendant de femmes. Elle mit non seulement en doute la nécessité d’un mouvement indépendant de femmes, mais le qualifia également de mouvement le plus « dangereux » et « réactionnaire »3 : « Je ne pense pas que les hommes et les femmes soient égaux. Alors je ne crois absolument pas en cette égalité formelle. J’admets le fait que les femmes sont plus discriminées, j’avoue qu’elles sont doublement discriminées, j’accepte le fait qu’elles étaient traitées comme des esclaves. Cependant, je veux dire que si vous accordez aux femmes la possibilité de se gérer elles-mêmes, elles ne parleront que de chaussures et de vêtements, de divorce et de maris, etc. […] Je crois que l’égalité des hommes et des femmes ne sera possible qu’à la suite d’une transformation sociale4. »

La situation socio-économique et le manque de connaissances à propos du mouvement des femmes en Europe et aux États-Unis peuvent justifier, dans quelque mesure, la négligence de la plupart des révolutionnaires des couches inférieures, comme les Kurdes, sur cette question. Le mouvement des femmes, le féminisme et même l’existence de la journée internationale des femmes (le 8 mars) restent inconnus chez la quasi-totalité des révolutionnaires kurdes, notamment les femmes elles-mêmes. À cet égard, une femme ex-

1 Sima Bahar, « A Historical Background to the Women’s Movement in Iran », In Farah Azari (eds.), Women of Iran: The Conflict with Fundamentalist Islam, London, Ithaca Press, 1983, p. 170-189. 2 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 231; Valentine M. Moghadam, « Patriarchy and the politics of gender in modernizing societies: Iran, Pakistan and Afghanistan », International Sociology, n° 1, vol. 7, 1992, p. 35-53; Hamideh Sedghi, «Women and Politics in Iran: Veiling, Unveiling, and Reveiling », op. cit., p. 203; Marie Ladier-Fouladi, « Iran, un monde de paradoxes », op. cit., p. 75; Mahnaz Afkhami, «The Women’s Organisation of Iran: Evolutionary Politics and Revolutionary Change », op. cit., p. 130; Haideh Moghissi, «Populism and feminism in Iran: Women’s struggle in a male-defined revolutionary movement», op. cit., p. 58. 3 Naser Mohadjer et Mahnaz Matin, « La révolte des femmes en mars 1979 », [Khizesh’é Zanan dar Esfand’é 1357], vol. 1, Cologne, Ghatreh, 2013, p. 552-553. 4 Ibid.

102 peshmerga du Komala, Golrokh Ghobadi, se souvient dans l’une de ses interviews de son manque de connaissances ainsi que celui de ses camarades : « On connaissait la date du 7 janvier, le jour du dévoilement des femmes. Mais le 8 mars n’était connu de personne sauf de rares exceptions. Même les organisations politiques ne comprenaient pas forcément la signification historique de cette journée. Et moi-même, en tant que militante, je ne connaissais pas cette journée1. »

Malgré cela, une autre raison de cette négligence, comme nous le verrons dans ce chapitre, se rapporte au discours idéologique des courants politiques clandestins iraniens et notamment les marxistes (le parti Tudeh et l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien), qui ont plus que les autres groupes politiques iraniens un soutien chez les révolutionnaires kurdes. Cette influence était, comme le souligne Abbas Vali, principalement due à « leur reconnaissance de la différence ethnique et nationale et le respect des droits de l’autodétermination nationale, qui s’étaient révélés attrayants pour les classes moyennes kurdes émergentes, à savoir la petite bourgeoisie urbaine moderne et les couches moyennes, depuis l’effondrement de la République en 19462. »

Ce facteur idéologique, d’une part est enraciné dans les politiques de l’ère Pahlavi, et d’autre part est lié à la réaction de l’opposition contre les politiques étatiques. Il est donc faux d’attribuer cette négligence collective au seul facteur du manque de connaissance de la plupart des révolutionnaires à l’égard des droits des femmes et cela minimise les facteurs principaux qui obligent la plupart des Iraniennes à éviter la question. Nous voyons bien que ni le régime ni les oppositions ne s’intéressent vraiment à l’égalité entre les sexes, leur confrontation constante marque tout de même fortement la politique iranienne et la lutte des femmes pour l’égalité des sexes lors de cette période.

2.1. Les politiques de l’État central à l’égard du mouvement des femmes

Après l’émergence de la dynastie Pahlavi (1925-1979), la reconstruction de la « grande civilisation » de l’Iran antique se fait à partir de projets gouvernementaux du haut vers le bas afin de faire de l’Iran, pays précapitaliste et non développé, un pays moderne et important tant au niveau régional qu’international. L’amélioration du statut juridique et socio-économique des femmes iraniennes a une importance particulière parmi les réformes appliquées par le

1 Ibid, p. 492. 2 Abbas Vali, « The Forgotten Years of Kurdish Nationalism in Iran », op. cit., p. 169

103 gouvernement. Cependant, ces changements à l’égard des femmes ne peuvent pas non plus satisfaire la plupart des Iraniens, y compris les femmes, même celles qui en bénéficient le plus. Non seulement le regard sur ces changements n’est pas positif, mais au contraire toute activité visant à protéger et améliorer les droits des femmes à cette époque est suspecte. L’une des raisons de cette négligence collective est liée aux politiques gouvernementales en général et en particulier celles qui sont liées aux femmes. En plus des politiques répressives du gouvernement, prompt à étouffer toute sorte d’opposition et augmenter les inégalités socio- économiques en Iran, les politiques genrées de l’État central augmentent le mécontentement général des Iraniens, notamment des femmes, qui les trouvent pour la plupart « autoritaires », « artificielles » et « non émancipatrices »1.

Par ailleurs, bien que l’évolution de la situation des femmes soit l’un des piliers de la modernisation du pays, à cause de ses effets contradictoires sur les femmes iraniennes ce but n’aboutit pas, d’après les opposants. Un exemple de la superficialité de ces réformes est le droit de vote accordé aux femmes en 1963. En effet, cela ne conduit en aucun cas ni à l’augmentation de la participation politique des femmes, ni d’ailleurs à celle des hommes, alors que la vie politique reste complètement verrouillée, y compris pour les activités indépendantes liées à la question des femmes. Sous la dynastie Pahlavi, la condition préalable à tout type d’activités socioculturelles, y compris les affaires des femmes, est qu’elle soit sous le contrôle du gouvernement central. L’émergence d’un gouvernement soi-disant moderne, fort et centralisé en Iran comme en Turquie dans les années 1920 est une période de « cooptation et légitimation » du mouvement des femmes, comme l’indique Eliz Sanasarian : « Désormais, le mouvement des droits des femmes est entré dans un champ d’activité institutionnalisé et légitime dans lequel des demandes étaient toujours adressées aux autorités, mais dans ce cas, les modifications demandées étaient conformes à celles qui avaient été reçues. En d’autres termes, les organisations de femmes n’ont pas formulé de revendications qui ne pourraient pas ou ne seraient pas satisfaites ; leurs activités étaient tout à fait compatibles avec la position du gouvernement2. »

Dans les années 1960 et 1970, alors que la question des femmes est monopolisée par le régime, tout type d’activités qui visent à améliorer la situation des femmes, notamment les

1 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit.; Eliz Sanasarian, « The Women’s Rights Movement in Iran: Mutiny, Appeasement, and Repression from 1900 to Khomeini», op, cit.; Mahnaz Afkhami, «The Women’s Organisation of Iran: Evolutionary Politics and Revolutionary Change », op. cit. 2 Eliz Sanasarian, « The Women’s Rights Movement in Iran: Mutiny, Appeasement, and Repression from 1900 to Khomeini», op cit., p. 79.

104 associations indépendantes de femmes, sont interdites ; le régime, ayant centralisé les organisations de femmes, unifie leurs dirigeants et dépolitise leurs revendications1. En effet, la fermeture de l’espace politique sur ces questions ne laisse qu’une seule organisation de femmes, l’Organisation des femmes iraniennes. Cette organisation, présidée par la grande sœur de Mohammad Reza Shah, Ashraf Pahlavi, est particulièrement hiérarchisée et réservée en grande partie aux femmes issues de la classe sociale la plus favorisée. Elle développe des branches dans les principales villes d’Iran, avec de nombreux bureaux pour la charité, l’éducation et la santé, et apporte certains changements au profit des femmes. Cependant, comme Azadeh Kian-Thiébaut le souligne, « en ordonnant la création de l’Organisation des femmes d’Iran, le chah, à l’image de son père, avait pour but d’assujettir les objectifs et les activités des femmes aux directives venues du haut. Ce fait a entravé la mobilisation des femmes contre les inégalités sociales entre les femmes et les hommes qui avaient persisté dans les champs politique, économique, social ou civil2 ». Dans un tel contexte, alors que le gouvernement monopolise les activités liées aux droits des femmes et que le monarque est en train de perdre sa légitimation, comme le souligne Parvin Paidar, chaque effort à l’égard des femmes est interprété comme un acte de collaboration avec le gouvernement de la part des militantes, et elles risquent de devenir l’incarnation totale de la sœur du Shah et des complices du régime3. Cela peut donc susciter du pessimisme parmi les militants politiques de cette période, en particulier les femmes elles-mêmes. À titre d’exemple, l’une des femmes révolutionnaires de la tendance marxiste, Mahnaz Matin, qui s’intéresse également à la cause des femmes lors de cette période, dit : « J’étais aussi l’incarnation de la sœur du Shah, la princesse Ashraf. Aussitôt qu’on m’a vue, on m’a dit : “Es-tu une féministe ? Ashraf, la sœur du Shah, était aussi une féministe, celle qui a torturé les prisonniers” [...] ». Elle continue ainsi : « La plupart des jeunes femmes que nous rencontrions nous disaient que si nous les considérions comme féministes, elles seraient accusées d’être pro-Shah4. » Par ailleurs, bien que les membres de cette organisation parviennent à apporter quelques modifications minimes à la législation, les rôles principaux des femmes restent ceux d’épouse et de mère. La responsabilité « civique » et « non politique » des femmes est établie comme « devoirs » familiaux et biologiques envers la nation en tant qu’épouses, mères, reproductrices biologiques,

1 Azadeh KIAN-THIÉBAUT, « Mouvements de femmes en Iran : entre l’islam et l’Occident », op. cit.; Ali Akbar Mahdi, « The Iranian Women’s Movement: A Century Long Struggle », op. cit., ; Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit. 2 Azadeh KIAN-THIÉBAUT, « Mouvements de femmes en Iran : entre l’islam et l’Occident », op. cit., p. 123. 3 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 150. 4 Naser Mohadjer et Mahnaz & Matin, « La révolte des femmes en mars 1979 », [Khizesh’é Zanan dar Esfand’é 1357], Cologne, Ghatreh, 2013, vol. 2, p. 261-274.

105 culturelles et éducatrices. Il semble que malgré l’insistance du régime à se focaliser sur la question des femmes, il y ait une tendance à ne pas prendre en compte les demandes spécifiques des femmes elles-mêmes, comme Mervat Hatem l’explique au sujet de l’Égypte de la période de Nasser (1952-1970)1. Considérant les services sociaux comme une extension des rôles maternels et éducatifs des femmes dans la famille, le régime encourage et définit cette ligne de travail comme une activité nationaliste pour les femmes, et rend l’activité politique des femmes iraniennes secondaire. Bien que les Iraniennes aient aussi le droit de voter et de travailler, et même de faire partie du gouvernement, le monarque adopte un féminisme gouvernemental descendant et totalisant, rendant les femmes dépendantes de ce que le gouvernement exige d’elles, comme le souligne Mahnaz Afkhami, la secrétaire de l’Organisation des femmes iraniennes2. À propos de la détermination du Shah à améliorer le statut des femmes, elle écrit : « Le Shah lui-même n’était pas pro-féministes. » Elle explique que si l’évolution du statut des femmes est l’un des piliers importants des réformes du régime, cela n’est que pour présenter l’Iran comme un pays en voie de développement. Mohammad Reza Shah confirme à plusieurs reprises ce fait. Certains de ses points de vue sur le rôle des femmes sont plus que susceptibles de cynisme. S’il se considère comme le champion du droit des femmes, menant certaines réformes à leur profit, il se montre souvent très conservateur sur ces questions. De manière essentialiste, il voit l’inégalité entre les sexes comme logique. Selon lui, le rôle principal des femmes n’est que dans la vie familiale, en tant qu’épouse ou mère. Il soutient que tout au long de l’histoire, les femmes se montrent inférieures aux hommes, et qu’il n’a par conséquent jamais permis à une femme de l’influencer à aucun moment de sa vie. À ce propos, lors d’une de ses interviews avec la journaliste italienne Oriana Fallaci, il dit : « Les femmes ne sont importantes dans la vie d’un homme que si elles sont belles et charmantes et conservent leur féminité… Cette affaire de féminisme, par exemple. Que veulent ces féministes ? Qu’est- ce que vous voulez ? Vous parlez d’égalité. Oh ! Je ne veux pas sembler impoli, mais… vous êtes égales aux yeux de la loi, mais si je peux me permettre, pas en aptitudes3. »

C’est pourquoi si le gouvernement se présente comme le défenseur principal de la question des femmes en menant plusieurs changements positifs, les conséquences ne sont pas acceptables aux yeux de la plupart de ses opposants et surtout des femmes. La plupart d’entre elles arrivent à la conclusion que sans un changement profond dans la société, la situation des

1 Mervat F. Hatem, « Economic and Political Liberation in Egypt and the Demise of State Feminism », International Journal of Middle East Studies, n° 2, vol. 24, 1992, p. 231-251. 2 Mahnaz Afkhami, « The Women’s Organisation of Iran: Evolutionary Politics and Revolutionary Change », op. cit., p. 127. 3 Oriana Fallaci, « Interview with History ». Traduit de l'italien en l'anglais par John Shepley, Boston, Houghton Mifflin Company, 1997, p. 271-272.

106 femmes ne peut pas non plus évoluer. Les femmes révolutionnaires essayent donc, bon gré mal gré, de s’éloigner des revendications de leurs droits spécifiques en tant que femmes. En niant leurs intérêts en tant que militantes des droits des femmes et avec un regard critique sur les réformes du gouvernement, elles rejettent tout ce qui avait été fait en faveur des femmes par le gouvernement, y compris pour les femmes défavorisées. Une telle approche des avancées de l’ère Pahlavi envers les femmes est bien connue de Minoo Djilali, un autre révolutionnaire de la tendance marxiste de cette période, qui la regrette : « Dans les années 1975 et 1976, quand il y avait des institutions et des services sociaux dans le sud de la ville pour fournir des informations aux femmes travaillant dans le domaine de la santé ou de l’information juridique, j’avais une attitude très négative envers ce genre de travail. Je pensais que le travail prévu par le gouvernement n’avait aucun effet sur la vie des gens et leur sensibilisation. […] ou sur le droit de vote, j’ai toujours soutenu que dans une société où les gens ne peuvent pas voter librement, le droit de voter pour les femmes n’a aucun sens. […] La lutte contre la répression du Shah nous avait empêchés de voir ces petites réformes. L’émergence du travail social, l’accès à la santé, en particulier dans le domaine de la contraception et de l’avortement, bien que non officiellement autorisés, ont eu des impacts significatifs chez les femmes dans les quartiers les plus pauvres1. »

Alors que le gouvernement reste le principal outil de changement pour les femmes, la plupart des mesures en faveur des Iraniennes sont essentiellement non politiques : la charité, la santé et les activités sociales, et tandis que la question politique est omniprésente, la majorité des femmes cherchent à adhérer à une autre idéologie : nationaliste, marxiste ou islamiste, qui au contraire appellent explicitement les femmes à rejoindre la politique d’opposition au régime. Cependant, comme nous allons le voir dans la section suivante, l’idéal de la femme révolutionnaire chez les différents groupes d’opposantes les empêche également de se concentrer sur leurs propres droits. Bien que la renaissance du respect et de la dignité de la femme iranienne, insultée par le régime, attire l’attention des oppositions, la question de la citoyenneté et des droits légaux et civils des femmes est en revanche marginalisée.

2.2. La stratégie de l’opposition : tous ensemble, unis dans un seul front

Alors que dès le début du XXe siècle l’adoption des valeurs des pays occidentaux, de la société et de la famille est considérée comme souhaitable pour l’Iran parce que l’Occident représente

1 Naser Mohadjer et Mahnaz Matin, « La révolte des femmes en mars 1979 », [Khizesh’é Zanan dar Esfand’é 1357], Cologne, Ghatreh, 2013, vol. 1, p. 116.

107 la force, la modernité et le progrès, lors du régime Pahlavi, les forces occidentales sous le nom d’impérialisme sont fortement critiquées pour leur exploitation socio-économique de l’Iran notamment sous le règne de deuxième monarque, Mohammad Reza Shah.

D’après les opposants au régime, quels que soient leur idéologie et leur sexe, les réformes gouvernementales ne peuvent en aucun cas favoriser la diffusion des libertés civiles et politiques, l’indépendance nationale et le progrès social auxquels aspirent les constitutionnalistes du début du siècle ; au contraire, elles renforcent la dépendance étrangère et menacent le tissu moral de la société1.

Mohammad Reza Shah étant considéré comme la « marionnette » des Américains, les réformes gouvernementales, malgré leurs effets positifs, sont dévalorisées en étant réduites aux intérêts des puissances mondiales qui cherchent à piller les ressources naturelles et spirituelles des Iraniens et à imposer une culture complètement occidentale, indépendamment des traditions et coutumes iraniennes, sans engendrer de changements positifs dans la société. Ces réformes sont interprétées par les opposants comme une « occidentalisation » de la société ; elles sont considérées comme étant « contre » l’islam par les islamistes, et comme la production d’un impérialisme « culturel » par les marxistes. D’après les opposants, le Shah et ses politiques ne représentent plus les intérêts iraniens et sont complètement au service des forces impérialistes2. À cet égard, un intellectuel iranien, Djalal Al-é-Ahmad, assimile l’« occidentalisation » à la tuberculose3. Il dénonce les politiques du régime comme révélatrices de la perte de l’identité culturelle iranienne en voulant adopter et imiter le modèle culturel occidental et les critères de l’Occident dans tous les domaines, en transformant l’Iran en un marché passif pour des produits occidentaux et un gage dans la géopolitique occidentale.

Dans un tel contexte, l’une des critiques les plus importantes des opposants concerne les politiques gouvernementales à l’égard des femmes. Car, bien que les politiques répressives du régime touchent tous les Iraniens, cet aspect de la critique des réformes, à savoir « l’occidentalisation », vise surtout les femmes. Selon la plupart des opposants au régime Pahlavi, les réformes envisagées au profit des femmes ne suivent pas le rythme du tissu socioculturel. La condition préalable pour bénéficier des réformes et aussi la forme idéale de la femme iranienne présentée par le régime, surtout dans les médias, sont considérées comme

1 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 167. 2 Pardis Mahdavi, « Iran’s Sexual Revolution: Passionate Uprising », Stanford, Stanford University Press, 2009, p. 15; Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 167. 3 Djalal Al-e-Ahmad, « L’occidentalité », [Gharbzadeghi], Ghom, Khoram,1385 (2002).

108 allant à l’encontre des tissus moraux et religieux de la société, et renforcent également l’opposition, qui commence alors à prêter attention au débat sur les femmes et à penser un idéal de la femme révolutionnaire. À titre d’exemple, si, pour le régime, la femme idéale est une femme sans voile avec le dernier style de vêtement à la mode dans les pays occidentaux, au contraire, pour les opposants, quels que soient leur idéologie et leur sexe, le modèle féminin présenté par le régime n’est que le déclin du statut de la femme vers l’« objet sexuel » ou la « poupée occidentale », « le propagateur de la prostitution » ou le « corrupteur des femmes et de la famille »1. La présence de femmes sans voile dans l’espace public représente à la fois le reflet de la subversion de la culture occidentale et le moyen par lequel l’influence occidentale affecte la société. Par exemple, si l’ayatollah Khomeiny considère le droit de vote pour les Iraniennes comme allant à l’encontre de l’islam, Djalal Al-é-Ahmad l’appelle ironiquement « accorder la liberté à ces Dames » en disant : « Certaines femmes participent désormais au cirque parlementaire (Senat et Assemblée nationale) mais ce genre de liberté est un moyen de donner une image positive au régime du Shah. Ce n’est rien en réalité, ce ne sont que des paroles. Ce n’est qu’une apparence pour tromper la politique étrangère (communauté internationale) […]2 » Selon lui, les changements apportés aux femmes ne visent qu’à les amener dans l’espace public contre les normes socioculturelles de la société iranienne. Il continue en disant : « On ne leur a donné que le droit d’être présentes dans l’espace public. Juste de paraître. D’être vues par tous. […] En somme, cela veut dire que la femme qui était autrefois la gardienne de la tradition, de la famille, de la génération et du sang, est soudain devenue un être vulgaire. On l’a poussée à la vulgarité et à l’Immoralité. Désormais elle se maquille et se vêtit chaque jour d’une manière différente et traîne dans les rues3. » C’est selon ce type d’interprétation que l’image de la femme moderne présentée par le régime devient largement la cible des critiques de l’opposition, comme le souligne l’historienne iranienne Afsaneh Najmabadi : « C’était une femme qui vivait sous l’influence de la culture occidentale et qui par conséquent incarnait à la fois tous les maux sociaux : c’était une super-consommatrice de biens impérialistes/dépendants/capitalistes/étrangers ; c’était une propagatrice de la culture corrompue de l’Occident ; elle sapait le tissu moral de la société ; c’était un parasite au-delà de toute rédemption4. »

1 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 217. 2 Djalal Al-e-Ahmad, « L’occidentalité », [Gharbzadeghi], op. cit., p. 84. 3 Ibid, p. 83-84. 4 Afsaneh Najmabadi, « Hazards of Modernity and Morality: Women, State and Ideology in Contemporary Iran », In Deniz Kandiyoti (eds.), Women, Islam and State, London, Mcmillan, 1991, p. 65.

109 Dans les années 1970, plusieurs raisons ont poussé de nombreux groupes d’opposition en Iran à reprocher au gouvernement ses politiques impopulaires, qui conduisirent l’opposition au militantisme et même à la lutte armée. En l’absence d’un mouvement indépendant de femmes et aussi en raison de l’augmentation de la perception négative du féminisme étatique, les Iraniennes cherchent une autre voie chez les opposants. Pour les Iraniennes, comme pour la plupart des femmes en Algérie, en Palestine, en Amérique latine, la lutte des femmes ne peut pas être séparée de la lutte générale de l’ensemble de la société à cette période. Elles sont déterminées à placer tous leurs espoirs dans la lutte nationale, qui peut apporter une solution à l’ensemble des problèmes de la société. Cependant, l’approche de l’opposition dans la lutte contre le régime marginalise les questions spécifiques des femmes avant et même après la révolution, sous le prétexte de devoir se concentrer sur la situation compliquée et précaire du pays.

Lors de cette période, l’atmosphère qui domine dans l’opposition présente deux particularités qui influencent largement tant le parcours final de la lutte que la question des femmes. D’une part, alors que des éléments « internes » comme le système politique et certaines normes socioculturelles sont vus par les intellectuels au début du XXe siècle comme les racines du retard de la société iranienne, cela n’est plus le cas dans les années 1960 et 1970. À cette période, ce sont largement des éléments externes, le système impérialiste mondial et le régime Pahlavi en tant que son allié interne, qui sont présentés par les opposants comme les ennemis les plus menaçants de la société iranienne. À titre d’exemple, Ali Shariati, l’un des intellectuels religieux de l’époque, influence fortement la vie politique iranienne dans les années 1970 en décrivant le chiisme comme une religion révolutionnaire contre toute forme d’injustice. Selon lui, le seul facteur qui ne permet pas à l’islam chiite de jouer son rôle révolutionnaire est le rôle négatif de clercs conservateurs qui ne sont pas en mesure d’appliquer le véritable message émancipateur de l’islam à la société islamique1. Malgré certaines réformes gouvernementales à cette période, alors que la liberté politique et l’indépendance nationale sont loin d’être atteintes en Iran, les opposants critiquent les forces impérialistes qui, sous prétexte de la modernisation de l’Iran, ne font qu’exploiter les ressources économiques en détruisant et dégradant la culture iranienne. La plupart des oppositions au régime, principalement les marxistes et les islamistes, partagent le même regard. Par exemple, si les islamistes considèrent les réformes menées par le régime Pahlavi comme « contre » l’islam, la plupart des opposants laïques sont d’accord sur le fait qu’elles sont planifiées conformément aux intérêts de

1 Ali Shariati, « Fatemeh est Fatemeh», [Fatemeh, Fatemeh ast], Téhéran, Husayniyah Irshad, 1350 (1971).

110 l’impérialisme mondial, en particulier les États-Unis, et dans une tentative de présenter une image moderne de l’Iran très loin de la réalité des Iraniens. Considérant Mohammad Reza Shah comme la « marionnette » de l’impérialisme, la plupart des opposants doivent alors s’unir tout d’abord contre son allié interne, le régime Pahlavi, afin de s’en débarrasser.

Résoudre les problèmes des femmes iraniennes fait également partie de ce projet révolutionnaire1. Au lieu de critiquer le statut civil et juridique discriminatoire des femmes, qui ne change pas profondément lors du régime Pahlavi, les opposants s’accordent sur le fait que les femmes iraniennes étant l’un des principaux sujets de la modernisation de l’Iran, elles sont les plus grandes victimes de ces politiques qui remettent en cause leur « dignité » et leur « respect » pour en faire des « objets sexuels », les « poupées » des puissances impérialistes. L’oppression des femmes est ainsi attribuée à l’impérialisme mondial et à son allié interne, le régime Pahlavi, plutôt qu’aux conditions socio-économiques, politiques et culturelles de la société iranienne elle-même. En niant le caractère patriarcal de la société iranienne, le système impérialiste, le consumérisme et l’occidentalisation sont reconnus comme la cause principale de l’oppression des femmes. Dans une telle situation, les femmes qui adoptent plus que d’autres femmes iraniennes l’image idéale du régime sont le principal sujet de critique des opposants, quelle que soit leur idéologie.

Par ailleurs, la réaction de l’opposition aux politiques gouvernementales à l’égard des femmes ne se limite pas seulement à la critique. Chaque opposant, en fonction de son idéologie, essaye également de proposer une solution. Ainsi, puisque la racine des problèmes de la société est en grande partie « externe », c’est-à-dire l’impérialisme mondial, chacun tente de faire la guerre à ces forces hostiles en faisant revivre les valeurs socioculturelles internes de la société iranienne. Alors que la solution des marxistes pour résister à l’impérialisme culturel est l’élimination des inégalités socio-économiques en instaurant le socialisme, les islamistes insistent sur le « retour à soi » et défendent un système politique basé sur l’islam, plus « juste » et plus « égalitaire », qu’ils imaginent ni conservateur ni traditionnel. Ainsi, même si les opposants considèrent les femmes iraniennes comme les grandes victimes des politiques gouvernementales, cette victimisation ne peut plus durer à leurs yeux. À cet égard, la libération des femmes de la position de victime dépend alors de la mesure dans laquelle les femmes peuvent s’intégrer au modèle de féminité défendu par les oppositions, surtout chez les islamistes et les marxistes. En d’autres termes, les femmes peuvent passer elles-mêmes de la position de

1 Valentine M. Moghadam, « Socialism or Anti-Imperialism ? The Left and Revolution in Iran », New Left Review, London, n° 166, 1987, p. 5-28.

111 « victimes » à une position « révolutionnaire » dans le cadre défini par les opposants. À cette fin, alors qu’ils promettent aux femmes un avenir meilleur, ils les exhortent à prendre part à la vie politique. Le retour à soi et la réalisation de l’islam réel, plus juste et plus égalitaire, qui restaurerait la dignité, la réelle égalité et le respect sont la solution émancipatrice des islamistes pour le peuple opprimé iranien, y compris les femmes. Pour les marxistes, il s’agit d’éliminer les inégalités socio-économiques en instaurant le socialisme1 et en considérant l’oppression des femmes en termes de classe.

Cependant, la promesse d’un monde meilleur, en particulier pour les femmes, est conditionnelle. D’un côté, elles doivent se tourner vers les objectifs plus larges des opposants, en rejetant un mouvement de femmes indépendantes, car considéré comme une « menace » ou même un « danger » pour leurs objectifs révolutionnaires communs. D’un autre côté, elles doivent également se montrer comme de vraies révolutionnaires, en recherchant des modèles authentiques de femmes iraniennes permettant de contester l’authenticité de l’État quant à l’apparence et aux comportements quotidiens. Les femmes doivent donc rejoindre l’opposition sans se concentrer sur les droits des femmes et se montrer comme une opposition politique selon l’attente idéologique des opposants. Parmi l’opposition, alors que les islamistes et les marxistes critiquent manifestement la situation des femmes sous la dynastie Pahlavi, ils tentent également, comme nous allons le voir dans les sections suivantes, de présenter un modèle idéal de femme révolutionnaire, à la recherche de modèles authentiques opposés à celui du régime. Dans les régions périphériques, surtout dans les régions kurdes, où la plupart des opposants sont sunnites ou marxistes séculaires, c’est plus le modèle révolutionnaire féminin présenté par les marxistes que celui des islamistes qui devient l’exemple des femmes révolutionnaires kurdes, pendant et après la révolution.

2.2.1. Le modèle idéal des femmes révolutionnaires chez les islamistes À partir des années 1960, en raison des changements socio-économiques du pays, les différentes forces islamistes comme le Mouvement de libération de l’Iran2, les islamistes socialistes et une partie des clergés ne veulent plus être confinées au domaine religieux. À l’instar d’autres groupes sociaux, la politique attire également leur attention. À cette fin, de nombreuses forces politiques ont recours à l’islam en l’articulant avec d’autres

1 Hamed Shahidian, « The Iranian Left and the ‘Woman Question’ in the Revolution of 1978-79 », op. cit.; Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 179 -180. 2 Le Mouvement de libération de l'Iran, est un parti politique iranien, fondé en 1961 par des membres se désignant comme musulmans, iraniens, constitutionnalistes et mossadeghistes. Il s'agit d'un des plus anciens partis politiques encore présent en Iran.

112 idéologies comme le marxisme1 ou le nationalisme afin de mobiliser les différents groupes sociaux, y compris les femmes, contre la monarchie Pahlavi2.

Selon les islamistes, l’idéologie dépendante et occidentalisée du régime est ancrée tant sur l’islamité que sur l’iranité de la nation, et il est nécessaire de chercher l’indépendance culturelle, politique et économique de la société iranienne. Les deux figures islamiques marquantes de cette période sont Ali Shariati et l’ayatollah Khomeiny. Cependant, si c’est l’ayatollah Khomeiny qui émerge finalement en tant que dirigeant absolu de la révolution, les idées et les écrits d’Ali Shariati sont en réalité plus diffusés et mieux connus, en particulier parmi la jeune intelligentsia de tendance islamiste. Il critique manifestement l’idéologie dominante du régime Pahlavi, en la considérant comme occidentalisée et importée sans prendre en considération le tissu culturel de la société. Son rejet de l’occidentalisation, ou de « l’imitation aveugle de l’Occident », qui est au centre de son discours, est partagé par des personnalités très différentes de l’opposition. Alors qu’il tente de combiner le chiisme avec des idées marxistes, contrairement à la plupart des islamistes, comme l’ayatollah Khomeiny, qui insistent toujours sur le rôle des clergés « traditionnels » comme guides du peuple, il considère également l’islam (le chiisme), sous la direction des intellectuels islamistes, comme un outil contre l’hégémonie idéologique occidentale et contre l’impérialisme économique et culturel de l’Occident3. Car, selon lui, « l’authenticité » et « l’indignité » de la nation doivent avant tout s’exprimer dans un nationalisme culturel. À cette fin, une culture révolutionnaire, islamique et nationale doit renaître en se débarrassant des éléments considérés comme occidentaux et importés qui ne suivent pas les normes socioculturelles de la société iranienne. Selon lui, les pays du « Tiers monde » ne peuvent pas lutter contre l’impérialisme sans restaurer leur identité culturelle ni retrouver leurs « racines religieuses4 ». C’est dans ce contexte qu’Ali Shariati présente son modèle révolutionnaire des femmes musulmanes avant la révolution, alors que selon lui la dignité, le respect et la liberté des femmes iraniennes sont menacés. Alors qu’il approuve, comme le reste des religieux, la division sexuelle du travail en disant que l’islam soutient « l’équité » plutôt que l’« égalité » entre hommes et femmes, « en

1 Sous l’hégémonie du marxisme lors des années 1960 et 1970, certains islamistes iraniens sont influencés par le marxisme afin de critiquer les politiques du régime iranien. Ils prennent librement certains concepts du marxisme comme l’exploitation, l’impérialisme, le capitalisme mondial, dépendance, les peuples et les termes populistes des masses laborieuses (Mostazafin en persan) afin d'actualiser leur propre notion de l'islam révolutionnaire. À cet égard, voir : Maziar Behrooz, « Rebels With A Cause : The Failure of the Left in Iran », op. cit., p. vii. 2 Minoo Moallem, « Between Warrior Brother and Veiled Sister: Islamic fundamentalism and the Politics of Patriarchy in Iran », Berkeley, University of California Press, 2005, p. 6. 3 Ali Shariati, « Histoire et destinée », Paris, Sindbad, 1982, p. 106. 4 Ervand, Abrahamian, « Ali Shariati: Ideologue of the Iranian Revolution », Middle East Report, n° 102, 1982.

113 assignant à chacun sa place naturelle dans la société1 », il propose, au contraire des clergés traditionnels, aux femmes éduquées de différents horizons religieux de remettre en cause les limites religieuses imposées au comportement des femmes par le cléricalisme iranien et le régime. Sans se focaliser sur le regard discriminatoire de l’islam sur les femmes, tant dans l’espace public que privé et surtout au sein de la famille, il essaye de présenter un modèle idéal de la femme révolutionnaire qui convienne aux femmes iraniennes qui connaissent un problème d’identité particulier2, c’est-à-dire celles qui ne peuvent ni accepter le modèle traditionnel et héréditaire, ni se rendre à cette nouvelle forme imposée. Que devraient-elles faire3 ? Ali Shariati essaye donc de leur présenter un modèle à la fois moderne et basé sur la culture authentique de la société iranienne. Il tente davantage de coopter les femmes façonnées par les changements introduits par les luttes des précédentes générations de femmes iraniennes et les réformes gouvernementales, mais qui sont également frustrées par les doubles normes gouvernementales en matière de droits des femmes et par la perte d’authenticité culturelle. Le modèle qu’il présente est ainsi une tentative de récupération des femmes qui veulent un plus grand espace sociopolitique, mais qui sont également culturellement en conflit. Il propose donc une interprétation révisée et révolutionnaire des modèles de comportements chiites pour les femmes « modernes », en conflit interne permanent avec elles-mêmes et qui, selon lui, perdent leur identité. À cette fin, dans son livre Fatemeh est Fatemeh, il tente de réformer et de redéfinir les rôles et les « lieux naturels » des femmes à travers le modèle de la fille du prophète (Fatima)4 afin de mieux prendre en compte le contexte spécifique de son époque. Cette nouvelle figure féminine islamique émerge avant la révolution comme la solution authentique au « problème d’identité » auquel sont confrontées une partie des femmes iraniennes, qui souhaitent se moderniser sans renoncer à leur véritable identité culturelle5.

Pour lui, les divers rôles de Fatemeh en tant que fille du prophète, épouse du premier imam chiite (Ali) et mère d’imam martyre (Imam Hossein) forment un modèle d’engagement politique et incarnent un modèle de féminité islamique active au sein de la communauté religieuse et politique. Selon lui, alors que Fatemeh a des caractéristiques idéales comme le sacrifice de soi, la loyauté, la modestie, la piété pour les grands hommes de

1 Ali Shariati, « Fatemeh est Fatemeh », [Fatemeh, Fatemeh ast], op.cit. 2 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 179. 3 Ali Shariati, « Fatemeh est Fatemeh », [Fatemeh, Fatemeh ast], op. cit., p. 24-25. 4 Bien que Shariati évoque à plusieurs reprises Zainab, la petite fille du prophète, comme un autre modèle féminin révolutionnaire, il adopte largement Fatemeh comme principal modèle féminin chez les femmes musulmanes. Parce que si Zainab en tant que sœur d’Imam Hossein joue un rôle révolutionnaire mais c’est uniquement Fatemeh qui peut, en jouant différents rôles de fille, d’épouse, de mère et en même temps militante, représenter toutes les catégories des femmes. Toutes les femmes en tant que femmes liées aux hommes peuvent enfin jouer leur rôle politique. 5 Ali Shariati, « Fatemeh est Fatemeh », [Fatemeh, Fatemeh ast], op. cit.

114 l’islam, son rôle ne se limite pas uniquement aux rôles de fille, d’épouse ou de mère. Elle n’est pas non plus silencieuse et passive contre toute forme d’injustice. Si besoin, elle résiste dans les épreuves. Fatemeh représente un idéal incontestable pour les femmes musulmanes1. Les modèles de femme iranienne d’Ali Shariati se complètent plutôt qu’ils se contredisent. Car les différents rôles joués par Fatemeh dans la vie familiale ne signifient pas qu’elle est indifférente aux questions publiques. Ainsi, dans le contexte d’un mouvement révolutionnaire contre les Pahlavi, l’engagement de Fatemeh contre un régime tyrannique ne contredit pas, comme Erika Friedl2 et Marcia Hermansen3 le soulignent, les caractéristiques de Fatima en tant que mère, enseignante, productrice de guerriers martyrs révolutionnaires. De manière plus significative, poursuit Ali Shariati, une femme de tout âge et de tout siècle peut imiter ce modèle4. Face aux femmes traditionnelles et « occidentalisées », hyperconsommatrices de biens étrangers, impérialistes et qui propagent la culture corrompue des pays occidentaux, le modèle de féminité islamique de Fatima permet de dépasser cette « modernité » occidentalisée tout en incarnant la pureté islamique5. Ce modèle insiste sur la loyauté, la souffrance et le sacrifice tant lors de l’éducation de martyrs révolutionnaires que dans la rébellion active de Fatima. En ce qui concerne la femme idéale musulmane, il dit que « la femme dans les pays islamiques ne doit pas devenir uniquement consommatrice de produits importés des États-Unis ou d’Europe. Elle doit au contraire être utilisée comme un facteur influençant de manière révolutionnaire la famille, les relations sociales, les générations actuelles et futures, la forme de la société, l’éthique et les valeurs, la littérature, l’art et la conviction, et tout ce qui est révolutionnaire6 ».

Cependant, alors qu’Ali Shariati peut attirer l’attention des jeunes générations, y compris des femmes, avant la révolution en leur présentant un modèle dont l’authenticité conteste celui du régime, c’est finalement l’ayatollah Khomeiny qui marque de plus en plus les mouvements révolutionnaires, surtout parmi l’opposition islamique, et qui finit par accéder au pouvoir après le renversement de la monarchie Pahlavi le 11 février 1979. Sans présenter aucun modèle pour les femmes iraniennes comme le fait Ali Shariati, en dénonçant la représentation des femmes comme objet sexuel véhiculée par l’Occident, il appelle les

1 Ibid, p. 133. 2 Erika Friedl, « Ideal womanhood in post-revolutionary Iran », In Judy Brink and Joan P Mencher (eds.), Mixed Blessings: Gender and Religious Fundamentalism Cross Culturally, New York, Routledge, 1997, p.149-151. 3 Marcia K. Hermansen, « Fatemeh as a Role Model in the Works of Ali Shari’ati », In Guity Nashat (eds.), Women and Revolution in Iran, Boudler, Colo, 1993, p. 93. 4 Ali Shariati, « Fatemeh est Fatemeh », [Fatemeh, Fatemeh ast], op. cit. 5 Afsaneh Najmabadi, « Hazards of Modernity and Morality: Women, State and Ideology in Contemporary Iran », op. cit., p. 48-76. 6 Ali Shariati, « Fatemeh est Fatemeh », [Fatemeh, Fatemeh ast], op. cit., p. 67.

115 femmes à la vie politique en tant que devoir religieux, alors que la solidarité de tous les Iraniens se montre nécessaire. Sans se concentrer sur les droits civiques et juridiques des femmes, il les assure de leur importance et leur fait croire à une révolution en leur faveur, leur permettant de retrouver la dignité, le respect et la liberté remis en question par le régime au nom de la modernisation du pays. Beaucoup de femmes répondent positivement à cette demande bien qu’il montre à plusieurs reprises son opposition aux droits des femmes, notamment le droit de vote ou la mixité dans l’éducation, prétextant qu’ils seraient incompatibles avec les préceptes coraniques. Par exemple, lors de son discours le 4 novembre 1964 sur le projet de loi sur la capitulation, l’ayatollah Khomeiny conteste la révolution blanche et les politiques réformatrices du régime en déclarant : « Je ne sais pas où se trouve cette révolution blanche qui fait tant de bruit1. » Il continue ainsi : « Si les chefs religieux ont de l’influence, ils ne permettront pas aux filles innocentes du peuple d’être placées sous la garde de jeunes hommes à l’école ; ils ne permettront pas aux femmes d’enseigner dans les écoles de garçons et aux hommes d’enseigner aux écoles de filles, avec toute la corruption qui en résulte2. »

Malgré cela et à l’apogée du mouvement révolutionnaire, il change son discours en affirmant stratégiquement que le statut des femmes dans le système politique est assuré à l’avenir : « Les femmes dans le gouvernement islamique sont aussi libres que les hommes et sont leurs égales3. » Il commence également à défendre les droits des femmes, en termes généraux leur permettant de les interpréter à leur manière. Par exemple, il souligne à plusieurs reprises : « En ce qui concerne les femmes, l’islam n’a jamais été contre leur liberté. Au contraire, il s’oppose à l’idée de la femme comme objet et lui rend sa dignité. Une femme est égale à l’homme ; elle et lui sont libres de choisir leur vie et leurs occupations. Mais le régime du Shah tente d’empêcher les femmes de devenir libres en les plongeant dans l’immoralité. C’est contre cela que l’islam se dresse. Ce régime a détruit la liberté des femmes et des hommes. C’est là que la liberté est menacée. Nous voulons les libérer de la corruption qui les menace4. » En insistant sur quelques concepts tels que la dignité, le respect et la liberté sans parler des droits spécifiques des femmes, il les appelle à participer à la vie politique : « La femme doit

1 Imam Ruhullah Khomeini, « Granting Capitulatory Rights to the U.S », In Mansoor Moddel et Kamran Talattof (eds.), Contemporary Debates in Islam: An Anthology of Modernist and Fundamentalist Thought, New York, St Martin’s Press, 2000, p. 335. 2 Ibid, p. 336. 3 Entretien avec « The Guardian », le 10 July 1978 cité dans la thèse de Mahmood Delkhasteh, « Islamic discourses of power and freedom in the Iranian Revolution, 1979-81 », sous la direction de Michael Burrage, London, 2007, School of Economics and Political Science, p. 89. 4 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 214.

116 avoir son mot à dire dans le destin fondamental du pays. Tout comme vous avez participé à notre mouvement révolutionnaire […] maintenant vous devez aussi participer à son triomphe […] le pays vous appartient1. »

Avec de telles affirmations, même venant des figures les plus conservatrices des opposants au régime, la plupart des Iraniennes sont convaincues que les islamistes révolutionnaires ne peuvent pas nier leurs droits en tant que femmes, et elles participent donc activement à la révolution. Dans ce contexte, en plus de la participation politique des femmes qui s’unissent sur les objectifs communs de l’opposition de tendance islamiste, soit en tant que membres des organisations islamistes clandestines comme l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien, soit en tant qu’individus, elles sont également encouragées à présenter une apparence et un comportement différents de ceux promus par le régime. En effet, selon une idée élaborée et répandue par les islamistes, les Iraniennes, en particulier les femmes occidentalisées, ont perdu leur modestie et leur honneur pendant l’ère Pahlavi. Ainsi, afin de retrouver le respect et la dignité, les femmes islamistes sont encouragées à porter le tchador ou le foulard notamment pendant les manifestations anti-régime. Par exemple, l’ayatollah Khomeiny lui- même ne voit pas uniquement le hijab comme un « habit islamique » mais encourage fortement la politisation de son utilisation en tant que symbole anti-impérialiste, de la moralité et de la liberté des Iraniennes : « Un musulman pourrait-il accepter ce vêtement scandaleux de femmes ? Les femmes d’Iran se sont soulevées contre le Shah elles-mêmes… “Nous ne voulons pas être forcées à l’immoralité ! Nous voulons être libres !”2 »

Alors que l’idée de retour à soi et aux normes socioculturelles en tant que moyen de résistance contre la politique occidentalisée du régime éloigne les femmes révolutionnaires de la défense de leurs propres droits, le discours des marxistes iraniens à l’égard des femmes révolutionnaires, comme nous allons le voir dans la section suivante, joue également un rôle dans la marginalisation de la question spécifique des femmes à l’époque de la révolution de 1979.

2.2.2. Le modèle idéal des femmes révolutionnaires chez les marxistes Les marxistes iraniens constituent le groupe politique le plus réprimé et ne sont pas encore arrivés au pouvoir en Iran3, mais, comme le souligne Maziar Behrooz, ils sont importants dans

1 Ibid. 2 Ruhollah Khomeini, « Islam and Revolution : Writing and Declarations of Imam Khomeini (1941-1980) », traduit de persan en anglais par Hamid Elgar, Berkley, Mizan Presse, 1981, p. 222. 3 Les marxistes (avec des tendances différentes, y compris le marxisme-léninisme, le maoïsme, le trotskysme) sont confrontés à un cycle récurrent de liberté de l'activité à la répression totale en Iran. Le début de l'émergence du marxisme en Iran remonte

117 l’histoire de l’Iran du XXe siècle pour deux raisons1. D’une part, alors qu’ils sont affectés par des événements mondiaux comme la révolution d’Octobre de 1917 en Russie, ils luttent, en tant que membres du mouvement communiste international, afin d’instaurer un nouvel ordre mondial dans l’une des plus importantes régions géopolitiques du monde. D’autre part, les marxistes iraniens jouent un rôle notable, parfois déterminant, dans l’histoire du pays dès leur émergence en Iran. Ils marquent chacun des événements majeurs de l’histoire de l’Iran et réussissent également à apporter des idées nouvelles sur la scène sociopolitique et même au sein du mouvement islamique, comme nous l’avons vu dans la section précédente.

Pour les marxistes du tiers monde des années 1960 et 1970, le rôle dévastateur de l’impérialisme et ses complots relève d’une question de bon sens, et aucun argument n’est nécessaire pour le prouver. De ce point de vue, l’enjeu national, la crise du développement et même les bouleversements internes sont tous enracinés dans la politique et la nature de l’impérialisme qui, par divers moyens socio-économiques, politiques et culturels, poursuit ses intérêts. Autrement dit, selon eux, « la lutte des peuples d’Asie et d’Afrique contre l’impérialisme américain était la condition préalable non seulement de leur indépendance politique, mais également de leur transition réussie vers le socialisme2 ». Une telle conception est nécessaire pour articuler ces discours insurgés. Cela induisait implicitement de réduire les forces d’oppression à un seul point, l’impérialisme et ses alliés internes (les sociétés transnationales, les dépenses militaires, les compagnies pétrolières, l’agroalimentaire, la cour royale corrompue, le consumérisme). Cette perspective, indépendamment de sa véracité, joue un rôle important dans la multiplication du discours marxiste tricontinental et l’homogénéisation des différents groupes sociaux. Lutter contre ce monstre impérialiste n’est possible qu’avec un front uni de tous les peuples opprimés au niveau national et international. C’est selon cette analyse que les marxistes iraniens présentent une stratégie de libération nationale appelant à l’unité du « peuple » contre le régime dans un vaste front anti-impérialiste. Selon eux, la plupart des Iraniens des « masses populaires » sont opprimés et exploités par le capital étranger, l’impérialisme américain et ses « marionnettes locales ». C’est pour cela que la libération nationale, en mettant fin à cette dépendance socio- économique, politique et

à 1917 avec la fondation du parti Edalat (justice), qui change de nom en 1920 pour devenir Ferqeh-e Komunist-e Iran (Parti communiste d'Iran). Après l’abdication de Reza Shah en 1941, un autre parti de tendance marxiste, le parti Tudeh, se voit le jour dans le centre politique iranien, qui se développe rapidement et devient une force politique majeure dans les années suivantes. Sa force est considérablement réduite après le coup d'État de 1953. Cependant, les marxistes réussissent à survivre et à jouer le rôle dans les années 1970 notamment lors de la révolution de 1979. A cet égard, voir : Maziar Behrooz, « Rebels With A Cause : The Failure of the Left in Iran », op. cit. 1 Ibid, p. xi. 2 Abbas Vali, « The Forgotten Years of Kurdish Nationalism in Iran », op. cit., p. 176.

118 culturelle de l’Iran par le renversement du régime Pahlavi devient la principale priorité de la plupart des marxistes iraniens qui continuent clandestinement leurs activités en Iran dans les années 1960 et 1970. C’est ce point de vue qu’un dirigeant marxiste exprime au début des années 1970 : « Nous n’avons aucune animosité à l’égard de la culture occidentale. Nous ne considérons pas non plus la technologie occidentale comme un ennemi pour nous et notre culture. Nous sommes opposés aux relations d’exploitation occidentales, contre le capitalisme monstrueux de l’Occident qui a maintenu notre nation dans la pauvreté et le retard1. »

La seule solution face à une telle situation est l’élimination des inégalités socio- économiques en instaurant le socialisme, système qui permettrait de résoudre tous les problèmes des peuples opprimés, notamment des femmes2. L’amélioration du statut des femmes est toujours l’une des préoccupations des marxistes dès qu’ils apparaissent au sein de la politique en Iran. Comme le souligne Haydeh Moghissi, « les marxistes iraniens ont toutefois eu des différends sérieux avec les nationalistes et en particulier avec les islamistes en ce qui concerne les questions liées aux femmes, telles que le droit de vote des femmes, l’accès des femmes à l’éducation et à un travail rémunéré3 ». Par exemple, le parti Tudeh essaye beaucoup plus tôt que le régime de donner le droit de vote aux Iraniennes. En janvier 1944, les députés de ce parti proposent à la 14e législature de conférer ce droit aux femmes4.

Critiquer la situation des femmes iraniennes sous le régime Pahlavi est également l’une des préoccupations des marxistes pendant les années 1970. Selon eux, les femmes iraniennes subissent toutes les attaques de la politique du régime. Par exemple, alors que les femmes de la classe la plus défavorisée sont présentées comme des victimes « passives » de l’oppression du régime5, les femmes favorisées de la classe moyenne sont condamnées comme objets sexuels et complices des politiques étatiques. D’après eux, les femmes iraniennes sont dans une situation inhumaine dont elles doivent sortir le plus tôt possible. À l’instar des islamistes, ils souhaitent faire sortir les femmes de cette situation en leur présentant un modèle révolutionnaire, qui malgré certaines particularités, reste proche de celui des islamistes. Dans

1 Cité dans Hamed Shahidian, « The Iranian Left and the ‘Woman Question’ in the Revolution of 1978-79 », op. cit., p. 230- 231. 2 Eliz Sanasarian, « The Women’s Rights Movement in Iran: Mutiny, Appeasement, and Repression from 1900 to Khomeini », op. cit.; Ervand Abrahamian, « Iran Between Two Revolutions », op. cit.; Hamed Shahidian, « The Iranian Left and the ‘Woman Question’ in the Revolution of 1978-79 », op. cit. 3 Haideh Moghissi, «Populism and feminism in Iran: Women’s struggle in a male-defined revolutionary movement», op. cit., p. 74. 4 Ervand Abrahamian, « Iran between Two Revolutions », op. cit, p.335 ; Hamed Shahidian, « The Iranian Left and the ‘Woman Question’ in the Revolution of 1978-79 », op. cit, p. 224. 5 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p. 171.

119 ce contexte, la question du devoir des femmes en tant que révolutionnaires prend le pas sur celle de leurs droits en tant que femmes. Premièrement, les femmes révolutionnaires doivent idéalement se sacrifier pour les peuples opprimés et participer au mouvement général de la société pour établir le socialisme. Selon les marxistes, seule une transformation radicale et profonde de la société qui s’attaquerait à l’ensemble des problèmes peut apporter le changement. Ainsi, alors que les marxistes iraniens admettent l’existence d’une discrimination significative à l’égard des femmes et que l’égalité des droits entre hommes et femmes doit être réalisée, ils n’admettent pas la possibilité d’une organisation indépendante de femmes car la liberté est un but humanitaire qui ne peut être déterminé par le sexe. Les concepts de féminité et de libération des femmes ne s’inscrivent que dans le cadre strict des concepts classiques du marxisme-léninisme russe et ils ne veulent reconnaître que les aspects négatifs de la modernité capitaliste en ce qui concerne la question des femmes et leurs acquis au cours de cette période. Les changements au bénéfice des femmes apportés par le régime, qui n’améliorent pas nécessairement leur condition, constituent un exemple frappant et de nombreux révolutionnaires, en particulier des femmes, en sont convaincus.

Deuxièmement, les marxistes comme les islamistes encouragent leurs membres féminins à apparaître comme des révolutionnaires tant au niveau vestimentaire que dans leur comportement au quotidien. Cela est considéré comme des signes de résistance contre les politiques occidentalisées du régime qui attaquent les valeurs et le tissu socioculturel de la société iranienne. Les femmes, qui constituent une partie importante des révolutionnaires, adoptent donc ces initiatives considérées comme révolutionnaires. Parvin Paidar dit à cet égard : « La femme marxiste-léniniste, habillée de la même façon que son camarade masculin, portait des cheveux courts, ne se maquillait pas et évitait de porter des chaussures à talons hauts. Elle a été encouragée à être dure et à réprimer ses émotions1. » Selon elle, « le remède marxiste- léniniste au traitement des femmes en tant qu’objets sexuels était la “masculinisation” des femmes2 ».

En conséquence, les droits juridiques et civiques des femmes ainsi que leurs libertés individuelles se heurtent aux contraintes vestimentaires qui leur sont imposées. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette tendance chez les marxistes iraniens. Premièrement, la plupart des marxistes iraniens sont encore plus ou moins attachés aux normes dominantes de la société, profondément influencée par les valeurs islamiques, qui prônent la chasteté et la pureté comme

1 Ibid. 2 Ibid.

120 attributs principaux de la féminité. Comme le souligne Farah Azari, l’éthique islamique peut également être observée dans des organisations non islamiques ou laïques de cette période1. Par exemple, les rapports sociaux de sexe établis au sein de groupes marxistes témoignent de ce style de vie patriarcal qui, en Iran, découle de l’influence durable de la culture autochtone et de l’idéologie islamique. À cet égard, Abdolrahim Javadzadeh dit : « Les marxistes en Iran ne critiquent pas la religiosité des masses et des chefs religieux, car ils partagent les mêmes valeurs. Cette révolution n’était pas une critique du passé ; c’était pour accueillir le passé. Cela ne laissait aucune place à la critique des traditions et des illusions créées par la religion. En fait, les marxistes réfléchissaient à des moyens d’interagir avec les masses par le biais de plus de religion, pas moins2. »

Ce facteur se renforce par un deuxième, dans un contexte où le marxisme et ses adeptes sont moralement influencés par certains conservateurs et islamistes. D’une part, la conception des marxistes, le matérialisme historique, fait qu’ils sont considérés comme « non-croyants » et « infidèles »3, et d’autre part, la critique des pionniers du marxisme à l’égard de la famille4 donne une mauvaise réputation aux marxistes iraniens comme étant dénués d’engagement éthique et moral en particulier en ce qui concerne la sexualité5. Pour ces raisons, si des islamistes comme Ali Shariati articulent le marxisme avec l’islam pour analyser la situation de la société iranienne de l’époque, selon Abdolrahim Javadzadeh, c’était plutôt « les marxistes (qui) ont utilisé l’islam pour obtenir le soutien de la population6 ». Dans un tel contexte, tandis que la plupart des marxistes iraniens critiquent les valeurs du système capitaliste qui favorisent l’adultère et la prostitution comme mode de vie bourgeois et corrompu, comme Hammed Shahidian le souligne, « la défense de la sainteté de la famille était devenue un thème

1 Farah Azari, « Women of Iran: The Conflict with Fundamentalist Islam », London, Ithaca Press, 1983. 2 Cité dans la thèse d’Abdolrahim Javadzadeh, « Marxists into Muslims: An Iranian Irony », sous la direction de Barry B. Levine, Florida, 2007, Florida International University, p. 48. 3 Contrairement à la plupart des islamistes, Ali Shariati essaie de ne pas considérer les marxistes comme des infidèles. Selon lui, la définition d’un vrai musulman n'est pas la possession d'une foi « subjective » en Dieu, l'âme et l'au-delà. Cela est plutôt la volonté de prendre une action « concrète » pour la vérité. A cet égard, il dit : « Examinez attentivement comment le Coran utilise le mot kafer. Le mot n'est utilisé que pour décrire ceux qui refusent d'agir. Il n'est jamais utilisé pour décrire ceux qui rejettent la métaphysique ou l'existence de Dieu, de l'âme et de la résurrection ». Cité dans Ervand Abrahamian, « Ali Shari'ati: Ideologue of the Iranian Revolution », Middle East Reports, n° 102, 1982, p. 27. 4 Il semble que ce regard se réfère aux idées de Marx et Engels sur la famille dans laquelle l’un demande la destruction de la vie de famille sous le capitalisme et l’autre ne cherche que la destruction de la famille en tant que telle et son remplacement par des formes plus élevées de liens humains. Ce qui est remarquable, cependant, c'est que les marxistes iraniens ne reconnaissent pas l'existence de l'une ou l'autre, de peur qu'elle ne dégrade le marxisme aux yeux des public, surtout des clergés et les groupes conservateurs, en montrant ainsi leur réticence à discuter de sujets sensibles. Voir : Hamed Shahidian, « The Iranian Left and the ‘Woman Question’ in the Revolution of 1978-79 », op. cit. 5 Alors que les marxistes sont moralement attaqués par les conservateurs avant la révolution, de manière dispersée et par rumeurs, ce type d'attaque est officiellement reproduit après la révolution dès l'arrivée au pouvoir des islamistes. Ainsi, l’un des dirigeants islamistes lors d'une cérémonie du vendredi souligne : « Ils ne respectent pas les valeurs familiales et cherchent à détruire les fondements de cette institution. » Cité dans Hamed Shahidian, « The Iranian Left and the ‘Woman Question’ in the Revolution of 1978-79 », op. cit., p. 231. 6 Cité dans la thèse d’Abdolrahim Javadzadeh, « Marxists into Muslims: An Iranian Irony », op. cit., p.9.

121 récurrent1 » tant en théorie qu’en pratique chez les marxistes iraniens. Par exemple, Vida Hajebi Tabrizi, l’un des membres de l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien, se souvient que la relation amoureuse entre un homme et une femme au sein de l’organisation conduit à l’assassinat du premier en 19782. Un autre exemple de ce regard chez les marxistes est leur approche du mode de vie des gens pauvres comme une valeur révolutionnaire contre le mode de vie prétendument « bourgeois » propagé par le régime. Le mode de vie simple en marge du consumérisme devient à la mode, les habitudes extravagantes des classes moyennes et supérieures sont désignées comme étant corrompues et déviantes3, ce que Haideh Moghissi désigne dans son étude par « populisme » chez les marxistes iraniens de l’époque4. Ils refusent le mode de vie élégant et chic présenté par le régime, et portent leur attention sur les peuples opprimés en leur donnant un statut supérieur aux bourgeois.

Malgré le fait que ce type d’apparence et de comportement s’impose aux militants quel que soit leur sexe, les femmes sont plus fortement touchées que les hommes. En ce qui concerne la question des femmes, en plus de la marginalisation de leurs revendications spécifiques, porter des habits simples sans utiliser de produits cosmétiques devient la solution proposée par le mouvement marxiste de l’époque pour les femmes exploitées « sexuellement » par le régime. À ce propos, comme le souligne Haideh Moghissi, « l’image d’une “bonne” femme pour un socialiste sur un plan individuel, à quelques exceptions près, est restée une femme modeste en matière de codes vestimentaires, de comportements, d’attentes et de besoins. Elle “connaissait sa place” et se conformait à l’ordre social qui a déterminé son rôle dans l’arène domestique et dans la vie publique, au moins jusqu’à ce que les problèmes sociaux plus “importants” aient été résolus5. »

Autrement dit, si la participation des femmes à la vie politique constitue une voie qui rompt avec le rôle attribué traditionnellement d’épouse ou de mère, elles entrent dans un domaine perçu comme masculin, rejetant une division sexuelle qui exerce sur elles une forte pression pour qu’elles se comportent dans le cadre prédéfini par les opposants. Car les marxistes iraniens sont focalisés sur l’idée d’intérêt commun et portent un regard très négatif sur les questions des droits individuels. Selon eux, c’est le capitalisme qui prônait les droits

1 Hamed Shahidian, « The Iranian Left and the ‘Woman Question’ in the Revolution of 1978-79 », op. cit., p. 233. 2 Vida Hajebi Tabrizi, « Yadha », [Les mémoires], op.cit., p. 184. 3 Parvin Paidar, « Women and the political process in twentieth-century Iran », op. cit., p, 218. 4 Haideh Moghissi, «Populism and feminism in Iran: Women’s struggle in a male-defined revolutionary movement», op. cit.; Hamed Shahidian, The Iranian left and the "woman question" op. cit. 5 Haideh Moghissi, « Populism and feminism in Iran: Women’s struggle in a male-defined revolutionary movement », op. cit., p. 104.

122 individuels. Les socialistes, eux, doivent se différencier et insister sur la lutte pour les droits collectifs de toute la société. Cet argument vise à l’origine à protéger les personnes contre l’exploitation. Marx insiste sur la distinction entre l’individualité comme la pleine réalisation des puissances humaines et l’individualisme comme égoïsme et faisant de l’individu « le jouet des puissances étrangères1 ». Au contraire, les marxistes iraniens opèrent un amalgame entre individualité et individualisme. Comme le souligne Hammed Shahidian, la lecture du marxisme classique par les marxistes iraniens ne fait aucune distinction entre l’individualité (fardiyyat) et l’individualisme (fardgarayi)2. Ces deux concepts sont donc considérés comme une déviation occidentale et un luxe qu’il faut rejeter. Lors de cette période, personne ne doit avoir d’identité propre. L’identité de chacun est absorbée par l’identité collective révolutionnaire qui est conforme aux valeurs traditionnelles de la société iranienne de l’époque. Il faut noter que ce genre de restriction augmente chez certains marxistes qui s’engagent dans le conflit armé contre le régime dans les années 1970. Par exemple, l’activisme politique de l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien, qui mène ses activités en clandestinité, est la lutte armée au cours de la dernière décennie du règne de Mohammad Reza Pahlavi. Ces deux aspects, la clandestinité et la lutte armée, exigent une discipline stricte à tous les membres, aussi bien les femmes que les hommes, ne laissant aucune place à des considérations idiosyncratiques.

Dans une telle situation, la différence entre la vision des marxistes et des islamistes à l’égard des femmes concernant leurs droits, leur rôle révolutionnaire et leur devoir se réduit manifestement au minimum lors de la révolution. C’est la raison pour laquelle Mohammad Reza Shah blâme souvent ces deux groupes de manière égale, en opposition à ses politiques modernisatrices, et les mentionne souvent ensemble. À titre d’exemple, dans un article paru dans un journal sponsorisé par le gouvernement, le 25 décembre 1977, il accuse à la fois les islamistes (obscurantisme noir) et les marxistes (obscurantisme rouge)3 de trahison contre le progrès et la libération des femmes : « Les réactionnaires rouges et noirs l’ont [l’ayatollah Khomeiny] reconnu comme la personne la plus appropriée pour lutter contre la révolution iranienne [faisant référence à la révolution blanche du Shah]4. »

C’est ainsi que non seulement le féminisme mais aussi chaque initiative de mouvement indépendant de femmes sont marginalisés, et les femmes qui se considèrent comme féministes

1 Sean Sayers, « Individual and Society in Marx and Hegel: Beyond the Communitarian Critique of Liberation », Science & Society, vol. 71, 2007, p. 84-102. 2 Hamed Shahidian, « The Iranian left and the "woman question" in the revolution of 1978-79 », op. cit. 3 Le code de couleur du noir symbolisant les musulmans et du rouge symbolisant les marxistes est principalement utilisé par le gouvernement. 4 Ervand Abrahamian, « Iran between two revolutions », op. cit., p. 575, 607-611.

123 sont accusées d’être « bourgeoises1 », « déviantes », traîtres, indifférentes au sort du reste du peuple, et de ne rien comprendre aux vrais problèmes de la société. À cet égard, Mahnaz Matin, l’une des femmes révolutionnaires de la tendance marxiste, dit : « Les intellectuels laïcs […] au contraire des forces religieuses croyaient en l’égalité entre les femmes et les hommes et la considéraient comme évidente. Mais dans le même temps, en donnant la priorité à quelques aspects de la révolution comme la justice et l’indépendance, ils considéraient l’égalité entre les sexes comme secondaire, marginale et comme un obstacle à la bataille principale. […] En conséquence, la question des femmes et la discrimination du genre ont été marginalisées. Pire encore, cela est devenu un facteur de division et un danger pour l’unité nationale qui était inévitable pour faire avancer la bataille essentielle2. »

Le regard des marxistes iraniens sur la question des femmes ne se limite pas à cette époque révolutionnaire. Même si après l’instauration de la République islamique d’Iran, qui attaque sévèrement les droits des femmes, porter attention aux droits des femmes n’est plus négligeable, ce type de réflexion ne change pas beaucoup. De telles interprétations en ce qui concerne la question des femmes et le rôle attribué aux femmes à l’égard de la lutte générale se reproduit entièrement chez les marxistes iraniens notamment au sein du Komala. À titre d’exemple, comme nous le verrons dans les parties suivantes, malgré le fait que cette organisation prend en considération quelques aspects de la vie des femmes comme l’obligation du voile, la polygamie, la violence faite aux femmes, l’égalité des droits des femmes et des hommes en cas de divorce et pour la filiation des enfants, etc., le sujet des femmes reste toujours à la marge par rapport à la question du peuple kurde ou de la classe. En considérant les femmes kurdes comme membres du peuple kurde et de la classe ouvrière, le Komala ne les considère pas comme une catégorie spécifique opprimée dans la société patriarcale. Les femmes doivent prendre pleinement part aux luttes sociales contre le système capitaliste dans le but d’améliorer la condition ouvrière tout en œuvrant pour l’abolition du patriarcat. Car, selon l’organisation, les luttes sociales ouvrières et celles des femmes se « servent » mutuellement : les femmes défendent les intérêts de toute la classe ouvrière et « en échange », « l’émancipation des femmes c’est l’affaire des travailleurs ».

En conséquence, malgré le rôle important des femmes révolutionnaires iraniennes dans les années 1978-1979, kurdes et non kurdes, celles-ci partagent les mêmes attentes que le

1 Cité dans Halleh Ghorashi, « From Marxist Organizations to Feminism Iranian Women’s Experiences of Revolution and Exile », op. cit., p. 87-107. 2 Naser Mohadjer et Mahnaz Matin, « La révolte des femmes en mars 1979 », [Khizesh’é Zanan dar Esfand’é 1357], Cologne, Ghatreh, 2013, vol. 1, p. 522-523.

124 mouvement révolutionnaire structuré par les dirigeants masculins. Leur expérience révolutionnaire lors de cette période peut être un autre exemple qui confirmerait le concept proposé par Nicole-Claude Mathieu, « l’arraisonnement des femmes », un concept qui, en travaillant sur les déterminants sociaux de leur « conscience dominée », explique que les femmes qui participent à des mouvements sociopolitiques prennent si peu et si mal en compte leurs intérêts spécifiques en tant que femmes1. À cet égard, la domination des hommes sur les femmes ne se limite pas à l’idéologie ou à la mentalité mais s’appuie sur une exploitation matérielle et concrète de leur esprit, de leur corps et de leur activité sociopolitique. Autrement dit, elles sont l’« objets de raisonnements réducteurs et réduites dans leur corps et dans leur raison, soumises à persuasion ou raisonnées de force, inspectées, contrôlées dans leur tête et dans leur ventre tel un navire sa cargaison, son état sanitaire, son port d’attache : ainsi sont- elles créées “femmes” dans de multiples sociétés2 ».

Les femmes iraniennes, afin de jouer un rôle politique, se mettent au service de la révolution et essayent de répondre aux attentes générales des révolutionnaires au détriment de leurs propres revendications. Les opposants qui inspirent et mobilisent les femmes les conduisent dans des directions qui ne sont pas très favorables pour aborder les questions spécifiques des femmes. Ni les idées marxistes ni l’idéologie islamique ne favorisent ou soutiennent le développement d’un mouvement autonome axé sur les problèmes spécifiques des femmes. Aucun groupe d’opposition ne présente la motivation théorique ou pratique pour lutter contre l’oppression des femmes en Iran. Comme le souligne Janet Afary, malgré la divergence idéologique entre les deux groupes principaux de l’opposition, les islamistes et les marxistes, il existe une alliance inattendue entre eux. Selon elle, s’ils sont unis dans leur tentative de renverser le régime, ils se sentent également menacés par la question du genre et le droit des femmes, qu’ils considèrent comme une menace pour leurs objectifs nationalistes, anti- impérialistes ou islamistes3. D’un côté, les affaires des femmes sont exclusivement entre les mains du gouvernement et les activistes des droits des femmes sont considérées comme l’incarnation des femmes prorégime ou de la sœur de Mohammad Reza Shah, Ashraf Pahlavi. D’un autre côté, en plus de revendiquer un combat commun à tous les peuples iraniens, les opposants imposent leurs modèles aux femmes iraniennes au détriment de leurs droits spécifiques en tant que femmes. C’est pourquoi, dans une guerre « patriarcale » entre le régime

1 Nicole-Claude Mathieu, « Quand céder n'est pas consentir », In Nicole-Claude Mathieu (eds.), Essais en anthropologie des sexes, Paris, EHESS, 1985, p. 169-243. 2 Ibid. 3 Janet Afary, « Sexual Politics in Modern Iran », New York, Cambridge University Press, 2009, p. 3.

125 Pahlavi et les opposants, la question des femmes est marginalisée, de sorte que même la plupart des femmes éduquées à l’étranger ou dans les universités iraniennes, qui font elles-mêmes partie des révolutionnaires, adoptent ce langage et prennent le même chemin de vive critique du féminisme, qui dans les années 1970 est en pleine expansion en Europe et aux États-Unis. Par exemple, dans une interview au Figaro le 10 mars 1979, Jaleh Behroozi, l’une des femmes marxistes iraniennes de cette époque, évite non seulement de se présenter comme « féministe », mais révèle également sa fausse perception du féminisme. Selon elle, le féminisme est contre les hommes. Pour elle, l’éveil politique des femmes est considéré comme une priorité plus importante pour les femmes que leurs droits : « Nous ne sommes pas féministes, puisque notre but n’est pas de lutter contre les hommes […] ce qui est important, pour nous, ce n’est pas l’égalité des salaires avec les hommes mais d’abord, le réveil politique des femmes […]1. » Et une autre femme activiste de la tendance marxiste, Zohreh Khaiyam, dit : « À cette époque, notre loyauté envers nos organisations politiques préférées était plus que notre fidélité au désir d’égalité entre les hommes et les femmes2. »

Avec un tel regard et en s’approchant de la vague révolutionnaire de 1978-1979, où chaque type de scission dans les rangs des révolutionnaires est interprétée comme une trahison, elles ne soutiennent que les revendications générales des révolutionnaires. Ainsi, au lieu de se focaliser sur la situation inégale des femmes, comme point faible des réformes étatiques, elles se mobilisent individuellement ou en tant que membres d’une organisation politique contre le régime. Dans un tel contexte, la plupart des femmes révolutionnaires, surtout les pionnières, préfèrent faire partie d’un mouvement social plus large que de se concentrer sur les questions spécifiques des femmes.

1 Naser Mohadjer et Mahnaz Matin, « La révolte des femmes en mars 1979 », [Khizesh’é Zanan dar Esfand’é 1357], Cologne, Ghatreh, 2013, vol. 1, p. 355. 2 Ibid, p. 291.

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Deuxième partie : Les trajectoires militantes des femmes kurdes pro-Komala du lendemain de la révolution de 1979 à 1981

127 Introduction : les femmes dans l’après-révolution : causes et conditions de leur mobilisation

La présence des femmes kurdes, doublement discriminées en tant que femmes et minorité ethnique, ne se limite pas uniquement au renversement du régime. La victoire de la révolution ne signifie pas le retour des femmes révolutionnaires kurdes au foyer. Elles veulent également jouer un rôle dans la construction d’une nouvelle société. Les entretiens montrent que leur participation au sein du mouvement révolutionnaire de masse se transforme en une participation au sein des organisations politiques, tout comme pour les femmes non kurdes. Au lendemain de la révolution et dans une période de vide du pouvoir de l’État central, alors qu’émergent dans les régions kurdes plusieurs courants politiques kurdes et non kurdes, les femmes kurdes adhérent à l’un des courants politiques qui leur semble être le plus proche de la réalité de la société kurde en particulier ou iranienne en général. Certaines d’entre elles rejoignent les forces politiques non kurdes, et celles pour qui la question kurde est primordiale se rapprochent des organisations politiques kurdes dont le Komala, qui attire l’attention d’un nombre important de femmes kurdes. Les entretiens permettent également de mettre en évidence la temporalité de l’engagement des femmes kurdes au sein du Komala, qui constitue un tournant important. Dans un premier temps, entre février 1979 et 1981, les femmes se mettent au service de cette organisation en tant que sympathisantes, en participant à des activités sociopolitiques se déroulant dans l’espace urbain. Dans un deuxième temps, à partir de 1981, lorsque le conflit armé est déjà enclenché entre les forces kurdes (PDKI et Komala) et les forces gouvernementales, certaines femmes rejoignent progressivement les rangs du Komala en tant que combattantes ou peshmerga et participent alors à la lutte armée. Les questions que soulève cette partie, relatives à la première étape de la participation des femmes kurdes comme sympathisantes du Komala entre février 1979 et 1981, sont les suivantes :

Quelles sont les caractéristiques sociologiques des femmes intéressées par cette organisation ? Leurs revendications seront étudiées selon la chronologie suivante : 1) Du lendemain de la victoire de la révolution jusqu’au début de la première période d’attaques des forces gouvernementales contre les forces politiques kurdes (du 11 février au 19 août 1979) : l’émergence des institutions démocratiques des femmes ; 2) Lors du premier conflit armé entre les forces gouvernementales et les forces politiques kurdes (du 19 août à novembre 1979) : le rôle auxiliaire des femmes pro-Komala au cours du premier conflit armé ; 3) Le cessez-le-feu entre les forces gouvernementales et les forces politiques kurdes (de novembre 1979 jusqu’à avril 1980) : la formation des comités de femmes pro-Komala ; 4) Le commencement du

128 deuxième conflit armé entre les forces gouvernementales et les forces politiques kurdes (d’avril 1980 à 1981) : les femmes dans les activités clandestines de l’espace urbain. Quels obstacles (familiaux, sociétaux et organisationnels) rencontrent-elles dans leur engagement ? Pourquoi quittent-elles l’espace urbain pour devenir peshmergas et quand les femmes kurdes intègrent- elles l’organisation en tant que peshmergas ?

Dans une perspective de genre sur les mobilisations, il s’agit ainsi de rendre visible et d’analyser la dimension sexuée des clivages qui organisent et structurent les pratiques militantes du Komala. Comme nous le verrons, cette partie considère que tout « mouvement social (est) sexué »1 et se fonde sur une définition de la politique qui prend en compte l’espace domestique et la vie quotidienne comme des espaces de politisation. Pour répondre à ces questions, après avoir expliqué le contexte politique des régions kurdes du lendemain de la révolution jusqu’au début de la lutte armée d’avril 1980, nous procéderons dans le premier chapitre à une analyse processuelle des engagements individuels des femmes comme sympathisantes pro-Komala au lendemain de la révolution, dans les zones urbaines, et exposerons les difficultés de la construction d’une place légitime des femmes en tant que militantes sur les plans familial, sociétal et organisationnel. Dans un deuxième temps, nous analyserons les activités sociopolitiques des femmes pro-Komala dans une perspective chronologique afin de comprendre les enjeux de leur exclusion initiale des forces peshmergas. Troisièmement, nous étudierons les raisons pour lesquelles les femmes pro-Komala veulent devenir peshmergas au sein de l’organisation.

Le contexte politique des régions kurdes au lendemain de la révolution (11 février 1979-18 avril 1980) : « ni guerre ni paix »

La révolution de 1979 bouleverse la vie politique des Iraniens et notamment des Kurdes, en tant que minorité ethnique. Si l’occupation de l’Iran lors de la Deuxième Guerre mondiale fournit une occasion en or aux forces politiques kurdes de fonder la république du Kurdistan en 1946, la révolution de 1979 leur donne une autre chance d’affirmer leurs revendications politiques dès le lendemain de la révolution2. Lorsque la monarchie est renversée en février 1979, un nombre considérable d’organisations politiques kurdes et non kurdes sont apparues, profitant de l’affaiblissement du pouvoir central dans les régions kurdes.3 Parmi les forces politiques

1 David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p. 249. 2 David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p. 249 3 Les organisations politiques non-kurdes qui ont ouvert des bureaux aux régions kurdes sont plutôt de tendance marxiste comme l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien, le Parti Toudeh et le Paykar. Comme le souligne Abbas Vali, le but principal de ces organisations et leurs branches kurdes n'est pas de renforcer l'identité kurde de leurs membres

129 kurdes, on peut distinguer trois types d’orientation politique : l’islamisme1, le nationalisme kurde (PDKI) et le marxisme (Komala).

Les révolutionnaires kurdes participent à la révolution avec le même objectif que les révolutionnaires non kurdes : le renversement du régime Pahlavi. Cependant, les revendications des forces politiques kurdes deviennent progressivement distinctes. Parmi les diverses forces politiques présentes dans les régions kurdes, le PDKI et le Komala, quoique différents sur le plan idéologique, se concentrent davantage sur la cause kurde. Ils revendiquent certains droits politiques et culturels seulement quelques jours après la victoire de la révolution (le 19 février 1979) sous le slogan de « Démocratie pour l’Iran, autonomie pour le Kurdistan » et à travers huit points2. Ils choisissent l’autonomie, une forme plus minimaliste de gouvernance que l’indépendance ou le fédéralisme, afin de résoudre la question kurde en Iran3. Ce modèle politique propose que le gouvernement central prenne en charge la politique étrangère, la politique des finances, de la défense et de l’armée, tandis que la politique intérieure et l’administration régionale restent entre les mains des Kurdes eux-mêmes. Cependant, la réalisation de ces revendications n’avance pas comme le souhaitent les forces politiques kurdes. Malgré certaines négociations entre les représentants des forces kurdes et du gouvernement provisoire, ces demandes sont, dès le début, interprétées comme une volonté d’indépendance et de séparatisme par la nouvelle autorité de Téhéran4.

Le but le plus important des nouveaux arrivants au pouvoir est le référendum des 30 et 31 mars 1979 visant à déterminer le futur système politique du pays. Sans aucun détail

kurdes, mais bien de renforcer leur propre revendication de légitimité dans la course au pouvoir et à l'influence des organisations kurdes du PDKI et du Komala. Cité dans Abbas Vali, « The Forgotten Years of Kurdish Nationalism in Iran », op. cit., p. 170. 1 Selon Farideh Koohi-Kamali, pour les islamistes kurdes, la cause religieuse est plus importante que la cause kurde. A cet égard, elle dit : « Le mouvement kurde en Iran n'a jamais été un mouvement religieux. Il y a eu des leaders religieux dans les rangs supérieurs du mouvement kurde, mais ils ont agi en tant que dirigeants nationalistes. » Cité dans Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p. 184. 2 Ces revendications sont les suivantes : « 1) Les frontières du Kurdistan seront déterminées par le peuple kurde en prenant en considération les conditions historiques, économiques et géographiques ; 2) En matière de défense, de relations extérieures et de planification économique à long terme, le Kurdistan se conformera aux décisions du gouvernement central et la Banque centrale d'Iran contrôlera la monnaie ; 3) Il y aura un parlement kurde, dont les membres seront élus par la population. Ce serait le plus haut pouvoir législatif de la province ; 4) Tous les secteurs administratifs de la province seront gérés localement plutôt que par la capitale ; 5) Il y aura une armée populaire, la police et la gendarmerie seront supprimées et remplacées par une garde nationale ; 6) La langue kurde sera la langue officielle du gouvernement provincial et sera enseignée dans toutes les écoles. Le Persan continuera à être une langue officielle ; 7) Toutes les minorités ethniques au Kurdistan bénéficieront des mêmes droits et seront autorisées à utiliser leur propre langue et à observer leurs propres traditions ; 8) La liberté d'expression et de la presse, les droits d'association et les activités syndicales seraient garantis. Le peuple kurde aura le droit de voyager librement et de choisir sa propre profession. » Cité dans David McDowall, « Modern History of the Kurds », op. cit., p. 263; Farideh Koohi- Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op, cit., p. 172. 3 Ibid, p. 174. 4 Nikki R. Keddie note : « Certains membres du gouvernement central continuent de craindre qu’une liberté accrue pour le culte sunnite et l’usage incontrôlé de la langue locale puisse renforcer les liens de ces groupes avec leurs groupes co-ethniques transfrontaliers et encouragent le séparatisme ». Cité dans Nikki, R. Keddie, « Modern Iran: Roots and Results of Revolution », op. cit., p. 313.

130 supplémentaire sur la nature du nouveau système politique, les islamistes pro-ayatollah Khomeiny n’imposent aux Iraniens qu’une seule formulation, la « République islamique d’Iran ». La question du référendum est courte et limitée, il s’agit d’une seule question avec deux réponses : « oui » ou « non » à une République islamique pour l’Iran. C’est ainsi que la République islamique d’Iran acquiert une image démocratique à travers le vote de la quasi- totalité des Iraniens. Dans ce contexte, les forces politiques kurdes, à l’exception des islamistes kurdes, boycottent massivement le référendum en raison du contenu ambigu de la République islamique et du sort inconnu réservé à la question de l’autonomie des Kurdes1, et un nombre considérable de Kurdes ne participent pas au référendum2.

Les mesures non démocratiques prises par la branche khomeyniste pour confisquer le pouvoir ne se limitent pas uniquement au référendum. Cette méthode se poursuit lors des élections de l’Assemblée des experts qui se déroule le 3 août 1979. Cette dernière assemblée est constituante et a pour but de rédiger une nouvelle Constitution. À l’inverse du référendum, les forces politiques kurdes participent activement à cette élection. Le résultat de ce vote est une grande victoire pour les islamistes, la majorité des élus étant des membres du clergé de la branche khomeyniste, alors que l’entrée de certains élus séculaires à l’assemblée leur est refusée et que les sunnites ne sont pas représentés3. Ces résultats suscitent plusieurs protestations qui sont réprimées par les forces islamistes à la demande de l’ayatollah Khomeiny et des dizaines des journaux et magazines sont fermés par les autorités. À Téhéran, le gouvernement recrute de nouvelles forces islamistes afin de s’attaquer aux librairies et aux bureaux des opposants, pour brûler des livres, détruire des affiches et lancer des combats de rue contre des groupes d’opposition4.

1 Concernant le référendum, le Komala annonce dans le quotidien de Keyhan, le 27 mars 1979 que « Tant que les programmes de la République islamique ne reconnaissent pas clairement les revendications démocratiques de la révolution iranienne et les revendications politiques kurdes fondées sur l'autonomie du Kurdistan dans un Iran démocratique, nous envisagerons la participation à un tel référendum commune négligence des revendications de tous les peuples iraniens. Nous ne voulons donc pas participer à ce référendum. » De la même manière, l’autre courant politique kurde, le PDKI l'a également boycotté « en raison de son contenu antidémocratique et de son ambiguïté en pouvant déterminer la démocratie pour l'Iran et garantir les droits des peuples iraniens. » Cité dans Ali Ezzatyar, « The last mufti of Iranian Kurdistan : ethnic and religious implications in the greater Middle East », New York, Palgrave Macmillan, 2016, p. 135. 2 Lorsque les résultats sont publiés, en dépit d'un écrasant vote « oui » à travers l'Iran (censément à 98,2 %), la participation dans la région kurde est estimée à environ 50-60% au mieux avec certaines estimations de la participation moins de 15%. A cet égard, voir : Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p. 179-186; Ali Ezzatyar, « The last mufti of Iranian Kurdistan: ethnic and religious implications in the greater Middle East », op. cit., p. 135. 3 Abdolrahman Ghassemlou (1930-1989), le leader charismatique du PDKI est élu comme seul représentant séculaire à la première assemblée constituante (Conseil d'experts). Cependant, le nouveau régime ne valide pas son élection en tant que représentant et il n'assiste jamais aux sessions de l'Assemblée en raison des menaces de l’Ayatollah Khomeiny. 4 Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p. 185-186.

131 Alors que les forces politiques kurdes s’organisent plus que jamais pour contrôler les régions kurdes et expriment cette envie à travers des manifestations quotidiennes, elles sont utilisées comme exemple par les nouveaux arrivants au pouvoir afin de montrer comment réagir de manière révolutionnaire contre ceux qui sont désormais considérés comme des traîtres ou des antirévolutionnaires. Pour faire taire ce discours politique menaçant pour le nouveau pouvoir en place, l’ayatollah Khomeiny donne l’ordre le 19 août 1979 d’une attaque, connue sous le nom de « Décret du Djihad », contre les forces politiques kurdes, sous prétexte de maintenir la sécurité. Pendant ce conflit armé qui ne dure que trois mois (du 19 août à novembre 1979), les principales organisations politiques kurdes et en premier lieu le PDKI sont interdites1. Par cette attaque et cette répression, il appelle publiquement à une guerre sainte contre les forces politiques kurdes en demandant à ses frères musulmans kurdes d’accomplir leur devoir islamique contre ces courants corrompus2. À la suite de cette attaque, il annonce que tous ceux qui soutiennent ces forces sont désormais considérés comme « antirévolutionnaires » et « anti- islam » et seront punis conformément aux lois islamiques3. En outre, les villes kurdes tombent l’une après l’autre entre les mains des forces gouvernementales4. En réponse, les forces politiques kurdes (PDKI et Komala) appellent le peuple kurde à résister face au régime5 et ils organisent leurs propres forces armées sous le nom de « peshmerga » afin de résister contre cette attaque armée. Les peshmergas, qui ne sont pas équipés de matériel militaire lourd, se retirent vers les montagnes tandis que les forces gouvernementales occupent les principales zones urbaines. Après trois mois de lutte armée, les forces peshmergas regagnent les villes occupées par les forces gouvernementales. À partir de cette période, la quasi-totalité des villes kurdes dans les deux provinces d’Azerbaïdjan de l’Ouest et du Kurdistan sont dirigées par des forces politiques kurdes. Les négociations recommencent entre les deux parties. Cependant, l’adoption de la nouvelle Constitution quelques mois plus tard, les 2 et 3 décembre 1979, confirme l’inefficacité de ces négociations en niant les droits des minorités religieuses et ethniques au nom de l’« Oumma » islamique.

1 David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p.237; Farideh Koohi- Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit., p. 185. 2 Cité dans le quotidien de Kayhan, le 20 août 1979. 3 Ibid. 4 Farideh Koohi-Kamali, « The Kurds: A Contemporary Overview », op. cit., p.145. 5 Il faut mentionner que la résistance armée kurde n'émerge pas à un moment donné. À cause du manque de confiance, les deux tendances politiques kurdes (PDKI et Komala) se préparent depuis la révolution. En visant à se défendre contre les attaques probables du nouveau régime, ils entraînent leurs forces armées. Cependant, les premières forces armées du Komala, sous le nom des peshmergas, apparaissent officiellement après la première attaque des forces gouvernementales sur les régions kurdes le 19 août 1979, six mois après la victoire de la révolution.

132 La nouvelle Constitution est en grande partie basée sur la doctrine religieuse de l’ayatollah Khomeiny. Si la supériorité de la langue persane comme l’un des facteurs unificateurs de la nation iranienne marque une continuité avec le régime Pahlavi1, le concept d’« Oumma », qui unifie les musulmans sous le « Velâyât-e faghih », est nouveau et défendu comme l’élément le plus important de l’unité de la société iranienne. Selon cette doctrine, le concept d’Oumma d’Islam unifie le peuple iranien, majoritairement musulman, sous la gouvernance d’un chef religieux et politique à la tête de l’État sous le nom de « veli-é faghih » (jurisconsulte de la loi musulmane). Selon ce discours, tous les musulmans, malgré leurs différences linguistiques et culturelles, sont unis. Autrement dit, la République islamique d’Iran, en plus des moyens unificateurs du régime précédent tels que l’armée nationale, l’éducation et la langue persane, établit l’identité islamique de rite chiite comme une base supplémentaire de l’unification de tous les peuples iraniens. L’islam de rite chiite est ajouté à l’identité dominante persane comme une forme supplémentaire de domination sur les minorités non perses, non musulmanes et non chiites. Selon article 13 de la Constitution, les seules minorités reconnues par la Constitution sont les minorités religieuses non musulmanes, telles que les zoroastriens, les juifs et les chrétiens2. À cet égard, l’ayatollah Khomeiny explique en novembre 1979 pourquoi toute mention des minorités ethniques est abandonnée : « Parfois, le mot minorité est utilisé pour désigner des personnes telles que Kurdes, Lors, Turcs, Perses, Baluches et autres. Ces personnes ne devraient pas être appelées minorités parce que ce terme suppose qu’il y a une différence entre ces frères musulmans. Dans l’Islam, une telle différence n’a aucune place. Il n’y a aucune différence entre les musulmans qui parlent des langues différentes, par exemple les Arabes ou les Persans. Il est très probable que de tels problèmes aient été créés par ceux qui ne souhaitent pas que les pays musulmans soient unis… Ils créent les problèmes du nationalisme, du paniranisme, du panturquisme, ce qui est contraire aux doctrines islamiques. Leur plan est de détruire l’Islam et la philosophie islamique3. »

1 Comme le régime Pahlavi, selon l’article 15 de la nouvelle Constitution, la langue persane est encore choisie comme la seule langue officielle du pays. Les documents officiels, la correspondance et les textes, ainsi que les manuels scolaires, doivent être rédigés dans cette langue même si l’utilisation des langues régionales et ethniques dans la presse et les médias, ainsi que pour l’enseignement de la littérature dans les écoles, est autorisée en plus du persan. Cependant, bien que la Constitution iranienne vise à protéger le droit à l’éducation dans les langues minoritaires, ce droit n’est jamais appliqué depuis 1979. Voir : Alam Saleh, « Ethnic Identity and the State in Iran », op. cit., p. 63. 2 Uriah Furman souligne : « Les minorités, dans le concept islamiste, sont des non-musulmans qui continuent à vivre sous la domination de l’islam sur la base d’un accord qui leur permet de continuer à adhérer à leur foi et leurs obligations et leurs relations avec la communauté musulmane et le gouvernement islamique […]. Le statut des autres groupes est rarement considéré de façon globale et organisée. Les différences ethniques dans la race, la langue ou la culture locale ne sont généralement pas discutées. » Cité dans Uriah Furman, « Minorities in Contemporary Islamist Discourse », Middle Eastern Studies, n° 4, vol. 36, 2000, p. 2-3. 3 Le discours de l’ayatollah Khomeiny à la radio Téhéran le 17 décembre 1979. Cité dans David McDowall, « Modern History of the Kurds », op. cit., p. 271; David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op.cit., p. 235; Alam Saleh, « Ethnic Identity and the State in Iran », op. cit., p. 29.

133 Selon cette optique et malgré le déplacement significatif du nationalisme séculaire du régime Pahlavi vers le foyer religieux de la République islamique, l’émergence de ce dernier ne change pas radicalement les caractéristiques fondamentales de l’État moderne iranien qui

émerge dès le début du XXe siècle. En ce qui concerne la question des minorités ethniques, le nouveau système politique partage la même attitude que le régime Pahlavi. En conséquence, les musulmans sunnites et les minorités ethniques sont considérés comme des frères musulmans unis sur la base de l’islam. À cet égard, Abbas Vali écrit : « La notion de minorité ethnique dans la Constitution iranienne est strictement culturelle : elle n’a pas d’identité politico- juridique […] Dans l’État islamique, l’identité du pouvoir politique est uniforme […] L’ethnicité persane définit l’identité du souverain, les conditions de citoyenneté et donc les frontières de l’État et de la société civile1. » Selon l’autorité islamique, les minorités ethniques constituent donc un obstacle au développement d’une identité islamique iranienne et peuvent également remettre en question la sécurité de l’État.

Les forces politiques kurdes considèrent donc ces politiques comme une menace existentielle pour leur citoyenneté, et c’est la raison pour laquelle la nouvelle Constitution est lourdement critiquée par les Kurdes qui pointent alors une double discrimination à laquelle ils sont confrontés, en tant que Kurdes et sunnites. Si la nouvelle Constitution est largement acceptée par les Kurdes chiites autour des régions de Kermânchâh et d’Ilam, la majorité des Kurdes sunnites la refuse en bloc2. Ainsi, avec la reconnaissance du chiisme comme religion officielle du pays, les Kurdes islamistes sunnites, qui jusqu’à cette période soutiennent sans faille l’ayatollah Khomeiny dans sa volonté d’établir un régime islamique, commencent à critiquer la nouvelle Constitution.

Dès lors, le nouveau régime s’applique à confisquer la question de l’appartenance des Kurdes à une minorité ethnique à travers l’établissement d’une autonomie culturelle limitée. La méfiance mutuelle augmente entre les forces politiques kurdes et les autorités centrales. À plusieurs reprises, il y a des accrochages violents entre les forces politiques kurdes et les forces des Gardiens de la révolution connues sous le nom de Pasdaran, qui se condamnent et s’accusent mutuellement de créer des tensions et des provocations3. Les forces politiques kurdes expriment manifestement leur mécontentement de ces politiques en publiant des déclarations,

1 Abbas Vali, « The Kurds and Their Fragmented ‘Others’: Fragmented Identity and Fragmented Politics », op. cit., p. 91. 2 David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p. 235; David McDowall, « Modern History of the Kurds », op. cit., p. 270. 3 Martin Van Bruinessen, « Agha, Shaikh and State: The Social and Political Structures of Kurdistan », op. cit., p.373

134 en organisant des manifestations quotidiennes et en faisant grève1. En conséquence, en raison des politiques non démocratiques de la République islamique d’Iran ainsi que de l’augmentation des tensions entre les forces politiques kurdes et les forces gouvernementales, l’idée de la lutte armée comme « dernière solution » gagne du terrain à partir d’avril 1980 pour la deuxième fois et persiste jusqu’à la fin des années 19802.

1. Premier chapitre : l’entrée des femmes dans la vie politique du Komala : analyse processuelle des engagements individuels

Dès le lendemain de la révolution de 1979, l’engagement politique devient une partie importante de l’identité tant individuelle que collective des Iraniens. Beaucoup d’entre eux s’orientent vers la vie politique en tant que membres officiels ou comme sympathisants dans différentes organisations. Les militants kurdes ne font pas exception. Ils cherchent à continuer leur activité politique en fonction de leurs orientations dès que les organisations politiques kurdes et non kurdes émergent ou se réimplantent dans les différentes villes des régions kurdes. Parmi ces organisations, le Komala, qui a pour spécificité de développer une perspective favorable à la présence des femmes au sein de l’organisation politique, connaît une participation importante de femmes en tant que sympathisantes. Contrairement aux hommes, qui sont soit des membres officiels soit des sympathisants du Komala, aucune femme n’appartient officiellement à cette organisation avant 1981, même si elles approuvent l’essentiel des politiques et des actions du Komala durant cette période.

Ce chapitre éclaire les profils sociologiques et politiques des femmes qui s’intéressent au discours politique du Komala. Il s’agit non seulement d’analyser leur engagement au sein de l’organisation mais aussi d’étudier leurs trajectoires pour interroger leurs motivations ainsi que les conditions de leur insertion dans l’organisation. L’objectif est donc d’articuler les trajectoires individuelles aux contextes politiques dans lesquels elles se sont déroulées3. La première partie dresse ainsi les profils sociologiques des femmes et la seconde analyse leurs motivations politiques saisies dans leurs trajectoires sociales. Cette perspective articulant

1 A cet égard, le conseil représentatif du peuple Kurde dans sa huitième déclaration dit : « La présence des Pasdaran [les gardiens de la révolution] au Kurdistan n’avait aucun autre résultat que de provoquer l'insécurité et le désordre dans la région. Leur départ du Kurdistan a toujours été l'une des demandes urgentes du peuple kurde. Mais au lieu de respecter la volonté du peuple, le gouvernement en renforçant le nombre des Pasdaran et en insistant pour les maintenir au Kurdistan, augmente l’insécurité dans la région. » Publié dans le quotidien d’Etela’at, 4 Janvier 1980. 2 Comme il est déjà mentionné, le premier conflit armé entre les forces politiques kurdes et les forces gouvernementales après la révolution, qui ne dure que trois mois, a lieu du 19 août à novembre 1979. 3 Olivier Fillieule, « Post scriptum : Propositions pour une analyse processuelle de l'engagement individuel », Revue française de science politique, 2001, n° 1/2, vol. 51, p. 209.

135 l’espace domestique, la vie quotidienne et les espaces militants permet enfin de questionner les obstacles à la fois sociaux (y compris au sein de l’institution familiale) et organisationnels rencontrés par les femmes du Komala dans leurs trajectoires en tant que sympathisantes.

1.1. Une rencontre entre des profils sociologiques et un contexte historique

Après la victoire de la révolution au cours d’une période connue sous le nom de « printemps de la liberté » (du 15 février 1979 au milieu de 1981)1, la politique prend une place importante dans la vie de nombreux Iraniens, en particulier des femmes kurdes. Si atteindre l’objectif principal de la révolution, le renversement du régime Pahlavi, exige une solidarité sans précédent, leur front uni s’affaiblit rapidement, dès les premières semaines suivant la révolution. Chacun tente de se retrouver au sein d’un courant politique qui convient davantage à ses attentes. Il arrive souvent que des membres d’une même famille soient divisés entre plusieurs courants politiques, parfois idéologiquement proches, mais parfois aussi opposés ou contradictoires. Ainsi, si toute la famille de Mahin2 ou de Sara3 s’oriente vers le Komala, la famille de Mastoure se divise entre plusieurs courants politiques kurdes et non kurdes4. Alors que son père est pro-PDKI, son grand frère devient membre de l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien. Mastoure et son deuxième frère, qui perd peu après la vie dans le cadre de son activisme politique, choisissent le Komala.

Comme mentionné plus haut, la première participation des femmes kurdes en Iran remonte à la fondation de la république du Kurdistan en 1946. En s’appuyant sur les études de Shahrzad Mojab5 et Martin van Bruinessen6, on observe que l’influence de la république du Kurdistan en 1946 est largement limitée à une seule ville du Kurdistan, Mahābād, située dans la région de l’Azerbaïdjan de l’Ouest et ses environs. La participation des femmes à la vie politique est liée à des conditions sociales et familiales bien particulières, elle est très limitée du fait des structures familiales ainsi que du niveau socio-économique de la famille. Seules les filles de certaines familles de notables ont en effet la possibilité de s’engager politiquement. Cependant, cela n’est plus le cas entre la révolution de 1979 et la fin des années 1980, période pendant laquelle la participation des femmes kurdes ne peut, par sa forme et son ampleur, se

1 Cette période dans les régions kurdes ne dure que jusqu'en avril 1980, lorsque le conflit armé éclate pour la deuxième fois entre le gouvernement et les forces politiques kurdes et se prolonge jusqu'à la fin des années 1980. La répression politique empire dans la plupart des pays un peu plus tard au milieu de l’année 1981. 2 Extrait d'entretien du 5 avril 2015 à Gutenberg avec Mahin. 3 Extrait d'entretien du 20 avril 2015 à Uppsala avec Sara. 4 Extrait d'entretien du 10 avril 2015 Extrait d'entretien du Mastoure 5 Shahrzad Mojab, « Women and Nationalism in the Kurdish Republic of 1946 », op. cit., p. 71-91. 6 Martin Van Bruinessen, « From Adela Khanum to Leyla Zana: Women as political Leaders in Kurdish History », op. cit., p. 95-112.

136 comparer à l’expérience antérieure. Leur participation est quantitativement et qualitativement différente des périodes précédentes. Grâce aux changements socio-économiques des années 1960 et 1970 qui permettent à des femmes d’accéder à la scolarisation et à l’emploi et après la vague révolutionnaire de 1979, de nombreuses femmes kurdes entrent dans la vie politique, notamment au sein du Komala qui, en tant qu’organisation maoïste, fascine une part importante des femmes révolutionnaires kurdes dans les régions où il est actif.

Une des caractéristiques importantes de l’organisation du Komala est le jeune âge de ses membres et sympathisants, hommes ou femmes. Contrairement à la période de la révolution où la majorité de la population participe à ce bouleversement politique, ce sont plutôt les jeunes, majoritairement célibataires, qui restent sur la scène politique après la révolution. Ainsi, les fondateurs du Komala sont tous jeunes1, et ce sont plutôt les jeunes gens et les adolescents qui s’intéressent à cette nouvelle organisation. Parmi les 47 personnes interrogées (hommes et femmes), 13 personnes ont, à l’époque de leur recrutement par le Komala, moins de 18 ans, 23 personnes ont entre 18 et 25 ans et 11 personnes ont plus de 25 ans. Un autre fait qui souligne la jeunesse des membres de cette organisation est l’âge des militants tués, notamment les femmes. Parmi les 122 femmes de l’organisation qui sont tuées, nous avons connaissance de la date de naissance de 41 d’entre elles, dont 3 femmes âgées de moins de 18 ans, 19 femmes âgées de 18 à 25 ans, 14 femmes de 25 à 30 ans et 5 femmes plus de 30 ans. Parmi elles, la plupart sont célibataires : parmi 47 interviewés, 36 personnes (30 femmes et 6 hommes) sont encore célibataires quand elles commencent leur vie politique à cette période.

Rappelons que la révolution de 1979 est une révolution urbaine. Aussi, à l’émergence du Komala, la majeure partie des militantes sont des citadines. Comme nous l’avons déjà mentionné, les régions kurdes d’Iran ne sont pas uniformes et homogènes. Alors qu’ils sont divisés en quatre provinces frontalières de l’Iran (Azerbaïdjan de l’Ouest, Kurdistan, Kermânchâh et Ilam), la plupart des Kurdes d’Azerbaïdjan de l’Ouest et du Kurdistan sont sunnites, alors que la quasi-totalité des Kurdes de Kermânchâh et Ilam sont chiites. Si la plupart des Kurdes citadins, toutes religions confondues, participent activement à la révolution, ce sont majoritairement des Kurdes sunnites qui revendiquent l’autonomie pour les Kurdes après la révolution. Même si de nombreux jeunes Kurdes des régions chiites sont actifs au sein du PDKI, du Komala et d’autres organisations iraniennes2, comme le souligne David McDowall, les

1 Par exemple, l’un des dirigeants charismatiques du Komala, Foad Mostafa Soltant, n’a que 31 ans quand il est tué le 31 août 1979 par les forces gouvernementales. 2 David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p. 235.

137 Kurdes chiites de Kermânchâh et d’Ilam « n’avaient aucun intérêt à l’autonomie. Ils voulaient plutôt rester sous la république chiite1 ». Après l’instauration de la République islamique d’Iran, les Kurdes chiites de Kermânchâh et d’Ilam soulignent donc leur identité religieuse plus que leur kurdicité. De plus, les régions sunnites ne sont pas homogènes sur le plan politique et idéologique. Les activités politiques des deux organisations kurdes, le PDKI et le Komala, se limitent à deux provinces en majorité sunnites (l’Azerbaïdjan de l’Ouest et le Kurdistan) ; le PDKI est plutôt actif dans le nord de ces régions, alors que le Komala se focalise au sud. En conséquence, le Komala peut majoritairement susciter une adhésion significative dans les provinces du Kurdistan comme Sanandaj, Marivan, Saghez, . Ainsi, parmi 44 interviewés kurdes, 32 personnes sont originaires des régions contrôlées par le Komala, alors que seulement 12 personnes sont originaires d’autres régions kurdes alors sous le contrôle du PDKI.

Comme nous le verrons dans la troisième partie, ce n’est qu’après le mois d’avril 1980, lors retrait du Komala dans les zones rurales et montagneuses pour échapper aux attaques des forces gouvernementales, que les origines géographiques des membres de cette organisation se diversifient. Tout d’abord, la présence du Komala dans les zones rurales attire l’attention des jeunes villageois, hommes et femmes. Alors qu’après la révolution, l’activisme politique est principalement réservé aux populations urbaines, le poids de la population rurale augmente désormais dans les rangs du Komala par rapport aux résidents urbains. La nouvelle intégration de sympathisants d’origine rurale se double de l’arrivée de militants non kurdes, même s’ils ne sont pas nombreux selon les personnes interrogées. Après la vague croissante de répression contre les organisations politiques de gauche à majorité iranienne dans les années 1982-1983, certains militants non kurdes qui collaboraient auparavant occasionnellement avec le Komala dans des grandes villes iraniennes comme Tabriz et Téhéran, en particulier au sein de groupes à tendance marxiste, rejoignent l’organisation pour être épargnés tout en continuant à militer politiquement. Le Komala, qui vient d’entrer dans une période de lutte armée contre le gouvernement iranien, joue alors le rôle de dernier refuge. Ainsi, les membres du groupe marxiste iranien l’Union des combattants communistes, qui fonde, avec le Komala, le Parti communiste d’Iran (PCI) le 3 septembre 1983, sont non kurdes. Aussi, parmi les 121 femmes du Komala tuées dans les années 1980 dont l’origine est identifiée, 5 sont non kurdes2. Alors que le cercle d’activités du Komala se restreint à la lutte armée, la diversité de ses adhérents

1 David McDowall, « Modern History of the Kurds », op. cit., p. 270. 2 Selon la liste des femmes martyres du Komala, elles sont : Pooran Jam Poor (Téhéran), Hajar Faizi (Langerood), Iran Khaksar (Téhéran), Arbian Khoshkhu (Machhad) et Fahimeh Taghadosi (Amol).

138 augmente de façon apparemment contradictoire, mais qui s’explique par un contexte qui ne laisse pas d’autres choix.

Une autre caractéristique des membres du Komala est leurs différences de classe sociale1. Malgré le fait que les fondateurs de cette organisation viennent plutôt de familles de notables et de grands propriétaires fonciers des régions kurdes, cette nouvelle organisation maoïste peut également dès son émergence attirer l’attention des jeunes issus de familles pauvres. À titre d’exemple, alors que les familles de Mardjan2, Monireh 3et Nasrin4 ont un niveau socio- économique plus élevé que la moyenne et proviennent de familles de notables, d’autres comme Shilan5 et Golnar6 viennent de familles pauvres du prolétariat urbain. Cette diversité au niveau des classes sociales s’accroît encore à la suite du retrait de l’organisation dans les zones rurales majoritairement défavorisées et de l’intégration de sympathisants non kurdes issus en majorité de la classe moyenne.

Il apparaît que la majorité des membres du Komala est éduquée jusqu’au niveau primaire et secondaire. Ainsi, parmi les 47 interviewés, 5 hommes kurdes, 2 femmes non kurdes et une femme kurde peuvent accéder à une formation supérieure, alors que 30 personnes se sont arrêtées au niveau secondaire, 5 personnes au niveau primaire et 4 sont illettrées. Parmi les femmes kurdes arrivées au niveau secondaire, 8 d’entre elles sont toujours élèves lors de leur intégration dans l’organisation et 9 sont enseignantes7. Parmi les 3 femmes d’origine villageoise que j’ai interviewées, une seulement atteint le niveau primaire de scolarisation, alors que les deux autres ne savent ni écrire ni lire.

Une autre particularité des militantes du Komala est le fait que la quasi-totalité d’entre elles n’a pas d’expérience politique collective antérieure et commence le militantisme politique en s’engageant au sein du Komala. Contrairement à certains hommes kurdes qui profitent de leur liberté individuelle, et à quelques femmes non kurdes qui profitent de leur niveau d’étude,

1 Pour la définition des différentes classes sociales opérantes à cette période dans ces régions, les personnes interrogées de cette étude, sont divisées en trois catégories sociales. Ceux qui viennent des familles de grands propriétaires fonciers sont situés dans la classe supérieure. Ceux qui viennent des familles de fonctionnaires de l'État, de marchands et de commerçants habitant principalement dans les zones urbaines, appartiennent à la classe moyenne. Et, tout ceux qui appartiennent à des familles de travailleurs urbains et ruraux ou de petits agriculteurs, sont classés dans la classe inférieure. 2 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan. 3 Extrait d'entretien du 7 avril 2015 à Stockholm avec Monireh. 4 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 5 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan. 6 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Golnar. 7 Il convient de noter que pour devenir enseignant au cours de cette période, les candidats n’ont pas besoin d’aller dans l’enseignement supérieur. Ils peuvent devenir enseignants après avoir suivi une formation de deux ans avant de commencer des études secondaires.

139 de leur condition sociale ou de leur condition de citadines dans les grandes villes pour être actives dans la vie politique, la plupart des militantes, surtout les plus jeunes, entrent pour la première fois en politique par le Komala, qu’elles soient citadines ou villageoises. Comme nous l’avons déjà expliqué dans la première partie, la plupart des interviewées n’ont pas un accès direct aux mobilisations politiques. Ainsi, le père de Nasrin cache à sa famille pendant des années qu’il est l’une des figures importantes de la République du Kurdistan de 1946 afin de ne pas mettre en danger ses enfants. C’est la raison pour laquelle sa fille découvre ce secret familial en tombant par hasard sur un ouvrage interdit sur l’histoire de cette période. Alors que son père lui refuse le droit de continuer ses études, tout simplement parce qu’elle est une fille, ses frères peuvent poursuivre leur vie politique en allant à l’université de Tabriz1. On retrouve cette configuration dans la trajectoire de Fatima. Alors qu’elle a grandi dans une famille pauvre, elle est familiarisée très tôt avec le monde politique lorsque son frère est arrêté et condamné à la prison2. De même que Shirin qui, issue d’une famille pauvre elle aussi, connaît l’engagement politique à travers le passage dans son village de forces peshmergas du Kurdistan irakien qui sont hébergées ou nourries par sa famille ainsi qu’à travers l’engagement politique de son frère3. C’est donc par des interactions au sein de la famille ou dans le village que la plupart des militantes pro-Komala connaissent la vie politique. Alors que pour certaines femmes non kurdes, leur engagement organisationnel postrévolutionnaire s’inscrit dans la continuité de leur activité politique prérévolutionnaire, y compris dans le domaine armé au sein de certaines organisations clandestines telles que l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien ou l’Organisation des moudjahidines du peuple, pour la majorité des jeunes femmes kurdes l’entrée dans une organisation politique n’a lieu que pendant et après la révolution. Ainsi, Golrokh Ghobadi, l’une des femmes révolutionnaires qui rejoignent le Komala dès son émergence, décrit dans ses mémoires : « Nous, les jeunes femmes et filles, avions grandi dans l’atmosphère du système dictatorial du régime Pahlavi. Un régime caractérisé par la répression politique et la censure. Un régime qui n’a pas ouvert une association libre ni un débat sur des questions politiques et sociales. Notre génération n’était pas au courant de l’expérience des générations précédentes. Tout devrait repartir de zéro4. » Narmin, née dans une famille sans

1 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 2 Extrait d'entretien du 12 avril 2015 à Stockholm avec Fatima. 3 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Shirin. 4 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 205.

140 aucune expérience politique, entre dans le Komala. Cinq de ses frères et sœurs rejoignent le Komala et un autre l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien1.

Si les caractéristiques sociales des femmes permettent de contextualiser leur entrée au sein des organisations politiques, il faut néanmoins expliquer pourquoi une majorité d’entre elles choisissent le Komala.

1.2. La politisation des femmes kurdes pro-Komala : de la vie quotidienne à la vie politique

Les caractéristiques sociologiques et les profils politiques des femmes sympathisantes du Komala montrent qu’elles sont moins instruites que les hommes et qu’elles ont moins d’expérience politique organisationnelle ou au sein de réseaux intellectuels, du fait de leur accès limité à la scolarisation et à l’université. Dans cette partie, nous verrons que cela ne signifie pas pour autant que leur entrée dans l’espace politique de l’organisation du Komala est moins consciente et moins informée que celle des hommes. Nous verrons comment leurs choix politiques, en s’inscrivant dans l’espace domestique de la famille et en lien avec la vie quotidienne, sont le fruit d’une décision qui fait bouger les lignes de la politique organisationnelle entendue comme une relation entre une idéologie, un programme et des actions. Leurs récits montrent bien comment les femmes militantes font de la vie quotidienne l’ancrage de leurs évaluations critiques et de leur politisation2. L’ensemble des récits des personnes interrogées permet de dessiner trois raisons principales qui les attirent vers cette organisation.

Tout d’abord, selon la plupart des personnes interrogées (40 enquêtés sur les 47), c’est le discours « révolutionnaire » et « progressiste » de cette organisation qui attire l’attention des jeunes femmes. Contrairement à d’autres organisations politiques kurdes et non kurdes, le Komala se positionne à la fois sur la cause kurde et sur la justice socio-économique. Il s’engage activement dans les négociations avec le nouveau régime iranien aux côtés de l’autre force politique kurde, le PDKI, en insistant également sur l’injustice socio-économique. Son radicalisme à l’égard du boycott du référendum de la République islamique d’Iran, le boycott du référendum de la nouvelle Constitution et son appel à la résistance armée contre les forces

1 Extrait d'entretien du 11 février 2016 à Frankfort avec Narmin. 2 Simona de SIMONI, « La ‘vie quotidienne’ : une analyse féministe », Revue période [en ligne], 2014, mise en ligne le 31 mars 2014, consulté le 15/08/2016 : http://revueperiode.net/la-vie-quotidienne-une-analyse-feministe/

141 gouvernementales le 19 août 1979 le distinguent également aux yeux de la plupart des jeunes révolutionnaires, notamment les jeunes femmes kurdes. Par ailleurs, le Komala ne néglige pas la question des femmes. Contrairement à d’autres forces politiques kurdes (PDKI ou islamistes), le Komala appelle vivement les femmes à la vie politique. Il diffuse un discours à destination des hommes et des femmes sur la nécessité d’une nouvelle société plus juste en matière de justice socio-économique et d’égalité hommes-femmes. Il insiste sans cesse sur l’égalité entre les sexes, bien qu’il ne précise pas ce qu’il entend exactement par là. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’évolution du traitement de la « question de la femme » fait partie des buts politiques de cette organisation, comme héritage du marxisme, à ses débuts de façon orale dans la propagande, puis dans ses écrits1. Le Komala articule les aspirations des femmes à la revendication globale de l’égalité totale des droits des hommes et des femmes dans toutes les sphères de la vie sociale et politique. Par exemple, au sujet de la condition des femmes, cette organisation souligne dans le quatrième article des droits politiques du gouvernement autonome du Kurdistan « la pleine égalité des hommes et des femmes dans tous les droits et l’abolition de la discrimination fondée sur la question du genre ». Et le cinquième article souligne également « la pleine égalité des droits légaux pour toutes les personnes de la communauté autonome, sans distinction de sexe, de religion, de convictions et de convictions politiques2 ».

Cela est important dans un contexte où, à peine un mois après la victoire de la révolution, les droits des femmes sont parmi les premiers à être visés par une lecture traditionaliste des règles islamiques. Non seulement le port du voile devient obligatoire pour toutes les femmes iraniennes, mais le droit des femmes se retrouve progressivement face à une grande régression tant dans la vie privée que publique et l’inégalité entre les sexes devient institutionnalisée. À cet égard, Jaleh, une des jeunes femmes sympathisantes du Komala de Sanandaj, témoigne : « Même si cette organisation était, pour la plupart d’entre nous, inconnue à sa fondation, elle s’est montrée dès le début très radicale et révolutionnaire en s’opposant tout de suite aux politiques de la République islamique d’Iran, en défendant l’égalité entre les femmes et les hommes. Pour le Komala, la victoire de la révolution n’était qu’un début et pas sa fin3. » Serveh, une lycéenne de Mahābād qui n’a que 16 ans quand elle se rapproche du Komala, ne s’oppose

1 En raison de l’intensité des événements politiques et de la priorité du domaine pratique sur le domaine théorique, le Komala ne peut pas consacrer beaucoup de temps à l’écrit entre 1979 et 1983. C’est pourquoi le soutien du Komala aux femmes se fait oralement. Cependant, après le retrait du Komala dans les zones rurales et montagneuses, la question des femmes est apparue de plus en plus dans les sources écrites de l’organisation. 2 Cité dans le « Le programme du Komala pour l’autonomie du Kurdistan », [Barname-i Komala baray-i Khudmukhtari-i Kurdistan], op. cit. 3 Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh.

142 pas seulement à son père mais également à la majorité des habitants de la ville qui est plutôt pro-PDKI. Elle trouve le Komala plus révolutionnaire que le PDKI1. La présence des peshmergas dans les zones rurales, leur engagement dans la vie quotidienne villageoise et leurs interactions avec les villageois est une des raisons pour lesquelles Amineh Kakabaveh, qui n’a que 14 ans, s’intéresse au Komala : « C’étaient les peshmergas du Komala qui nous ont ouvert les yeux sur une nouvelle vision du monde. Avant tout, l’égalité entre les deux sexes était leur principe. Ils respectaient beaucoup les femmes, une vision toute nouvelle tant en Iran qu’au Kurdistan […] ils venaient dans les mosquées tous les vendredis pour jouer des pièces de théâtre, faisaient des réunions et parlaient de nos difficultés. Ils parlaient avec les familles si elles avaient des problèmes familiaux. Ils parlaient de liberté des femmes et de sécularisation. Ils jouaient le rôle de juge entre les villageois. Par exemple, ils ont défendu une femme battue par son mari2. »

Selon certaines personnes interrogées (18 enquêtés sur les 47), la deuxième raison de l’engagement des militants et notamment des femmes est également liée à leur vie quotidienne. La nécessité sociale d’échapper au chômage, les contraintes familiales amenant à désirer l’aventure et à échapper à une vie routinière et monotone contribuent à l’engagement politique au sein du Komala. À ce propos, Mansour, un jeune homme de Marivan membre du Komala lors de cette période, explique : « Malgré le fait que la plupart des militants étaient attirés par l’idéologie progressiste et les programmes révolutionnaires du Komala, ce n’était pas le cas pour tout le monde. J’en ai vu qui se sont tournés vers la politique, en particulier vers le Komala, pour d’autres raisons non politiques, comme fuir le chômage ou le service militaire, obligatoire pour les hommes3. » Miriam, une jeune sympathisante du Komala de Baneh, explique qu’elle a notamment suivi le chemin de cette organisation dans le but d’échapper à une vie monotone : « À cette époque, la vie sociale des jeunes filles comme moi, dans le meilleur des cas, était limitée à la maison et l’école. Nous n’étions pas aussi libres que nos frères de circuler dans l’espace public. Le destin des femmes n’était que le mariage et la maternité. C’est pour vivre une autre vie et échapper à cette vie routinière et monotone que j’ai décidé de participer à la révolution puis de me rapprocher du Komala qui était considéré comme très révolutionnaire à

1 Extrait d'entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Serveh. 2 Amineh Kakabaveh et Johan Ohlson, « Amineh: pas plus gros qu'un Kalachnikov: de Peshmerga à membre parlementaire » [Amineh: inte större än en kalasjnikov: från peshmerga till riksdagsledamot], op. cit., p. 42. 3 Extrait d'entretien du 21 février 2016 à Frankfort avec Mansour.

143 l’époque1. » Jaleh mentionne une amie qui les suivit afin d’échapper à un mariage arrangé2. Amineh Kakabaveh, une femme villageoise du Komala, explique avoir rejoint cette organisation pour deux raisons, la vie difficile dans le village en tant que villageoise et en tant que femme : « La vie dans le village était la même pour les défavorisés. Nous travaillions tout le temps, à la ferme ou à la maison, mais ne pouvions même pas répondre aux besoins quotidiens. […] De plus, la vie des femmes était toujours contrôlée par des normes socioculturelles. C’est pourquoi nous n’avions aucun contrôle sur nos vies ni sur nos corps. L’arrivée du Komala dans notre village m’a donné une autre occasion d’avoir un meilleur avenir3. » En effet, si pour les hommes le fait de vouloir sortir du chômage ou d’échapper au service militaire obligatoire, surtout après le déclenchement de la guerre entre l’Iran et l’Irak, en incite certains à participer à la vie organisationnelle au sein du Komala, cela permet aux femmes d’échapper à des structures sociales et familiales patriarcales. Dans un environnement socio-économiquement défavorisé dominé par le système patriarcal où le mariage, la maternité précoce et les travaux ménagers sont le seul destin de la plupart des femmes, s’enrôler dans une organisation politique comme le Komala peut leur donner accès à d’autres activités qu’elles ne pourraient jamais connaître autrement. Pour certaines d’entre elles, rejoindre les rangs d’un courant politique comme le Komala est un moyen d’échapper au destin que leur réservent les normes dominantes de la société kurde.

La troisième raison selon la plupart des personnes interrogées (34 enquêtés sur les 46)4 se rapporte en grande partie au déclenchement de la deuxième lutte armée en 1980 et à la vague de répression qui s’ensuit et qui conduit la plupart des jeunes révolutionnaires, tout d’abord les jeunes citadins kurdes, puis certains militants iraniens, membres d’autres organisations politiques non kurdes affaiblies et menacées par la répression du gouvernement, et enfin des villageois kurdes, à s’engager progressivement au Komala en tant que peshmergas. Comme nous le verrons à la fin de cette partie, alors que la plupart des jeunes militants risquent d’être capturés, torturés et condamnés à la prison à long terme voire condamnés à mort, hommes et femmes suivent le Komala dans les zones rurales et montagneuses des régions kurdes pour sauver leur vie tout autant que pour défendre une révolution qu’ils pensent confisquée par les

1 Extrait d'entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam. 2 Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 3 Ibid, p. 74. 4 Parmi les personnes interrogées, une femme sympathisante du Komala, Susuan, est condamnée à 6 ans de prison. Elle ne rejoint plus les rangs du Komala. C’est pourquoi quand on parle des personnes interrogées en tant que peshmerga, ils sont 46 au lieu d’être 47.

144 islamistes. Ainsi, Pershing, voyant son organisation, l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien, en train de se dissoudre, quitte sa ville et sa famille afin de rejoindre le Komala pour pouvoir sauver sa vie1.

La majorité des femmes interrogées s’engage dans l’espoir d’une amélioration de leur statut de femmes et choisit le Komala qui met en avant la cause des femmes. Cette spécificité de l’entrée des femmes dans l’organisation amène à interroger l’articulation entre les contraintes des conditions sociales et l’engagement idéologique. C’est bien une combinaison de raisons idéologiques et sociales qui permettent d’expliquer l’entrée des femmes dans le Komala. La vie quotidienne est l’ancrage de leurs évaluations critiques et de leur politisation2. Les femmes interviewées accordent toutes une place importante dans leurs récits à cette articulation entre leurs choix idéologiques, les contraintes sociales qui s’imposent à elles et leur vie quotidienne pour expliquer leur engagement au sein du Komala.

Cependant, les représentations majoritaires de l’engagement des femmes dans les luttes de libération nationale taisent leur conscience politique pour ne rendre visible que leur dépendance aux structures patriarcales et aux liens familiaux. Le cas des femmes au sein du Komala n’y fait pas exception. Alors que seulement quelques femmes interrogées sur les 35 suivent les membres masculins de leur famille, surtout leur mari, les récits nationaux majoritaires tendent à généraliser ce cas à l’ensemble des femmes engagées au sein du Komala comme sympathisantes ou un peu plus tard comme peshmergas3. Danièle Djamila Amrane- Minne souligne le même phénomène sur la présence des femmes lors de la guerre d’Algérie : « Dans les quotidiens de l’époque, les récits d’arrestations de militantes montrent, presque toujours, une femme qui s’est engagée dans la lutte, non par conviction politique, mais en fonction d’un lien sentimental avec un homme qui est le plus souvent un prétendu amant, mais peut-être aussi un époux, un frère ou un fils4. » En effet, les motivations politiques des femmes sont réduites aux éléments individuels et familiaux comme des lieux non politiques, alors même que les femmes font un récit politique de leur vie quotidienne et familiale avant leur entrée dans la vie politique, notamment au sein du Komala. Contrairement aux hommes, leurs motivations politiques sont totalement ignorées et leur lieu de conscience politique, la famille et la vie quotidienne au village, est vu sous le prisme déformant du sentimental et de l’irrationnel. Elles

1 Extrait d'entretien du 16 mars 2018 à Paris avec Pershing. 2 Simona de SIMONI, « La ‘vie quotidienne’: une analyse féministe », op. cit. 3 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Asma. 4 Danièle Amrane-Minne, « Les femmes face à la violence dans la guerre de libération », In Anissa Barrak et Bénédicte Muller, femmes et guerres, confluence méditerranée, n° 17, 1996, p. 90.

145 sont présentées comme celles qui s’engagent dans la politique non par conviction politique, mais en fonction d’un lien sentimental avec un homme qui est le plus souvent leur frère, époux, ou amant. Leur participation lors des manifestations (où la plupart d’entre elles sont célibataires) est réduite au sexe, à l’amour et au mariage. Il n’y a pas que les forces gouvernementales et les conservateurs religieux qui cherchent à minimiser les motivations politiques des jeunes femmes intéressées par le Komala1. Les écrits de cette organisation n’en sont pas exempts. Autrement dit, les recodages patriarcaux de l’engagement des femmes kurdes sont le fait à la fois des forces gouvernementales et de l’organisation dans laquelle elles luttent. Dans les récits de l’organisation, il n’y a que deux motifs qui poussent les femmes vers le Komala : la pauvreté et la volonté d’échapper aux coutumes sexistes comme le mariage arrangé, l’échange des femmes et la violence. À titre d’exemple, dans le poème « Be sar hat » (« Le destin »), on lit le récit d’une femme issue d’une famille modeste qui, afin d’échapper à un mariage forcé avec un homme très âgé, quitte sa famille et rejoint le Komala2.

Cependant, la plupart des femmes interrogées (30 enquêtées sur les 37) définissent leur choix comme étant politique et influencé par la vague révolutionnaire de cette époque, même lorsqu’elles entrent aussi dans la vie politique afin d’échapper à une vie routinière et monotone ou manquent gravement des informations politiques nécessaires.

Le récit majoritaire sur l’engagement des femmes kurdes dans la lutte comme moyen d’échapper à un mariage forcé ou au travail domestique reproduit la division entre la politique et la vie quotidienne, entre le travail militant et le travail reproductif, entre la sphère familiale, la sphère privée et l’espace public comme espace de la politique3. Lorsque Amineh Kakabaveh exprime l’enjeu du « contrôle sur nos vies et nos corps », elle fait entrer la politique au sein de la sphère privée : il ne s’agit pas pour elle de fuir une condition mais de rendre visible sa dimension d’exploitation4 et de revendiquer sa transformation. Jaleh dit ainsi : « Malgré le fait que depuis le début, ni pour le Komala ni pour nous-mêmes, l’égalité entre les femmes et les hommes n’était clairement définie, à une époque où tout devenait politique, l’insistance du

1 A ce propos, l’une des islamistes proches d’Ayatollah Khomeiny dit : « Elles sont pour la plupart malavisées. […] La plupart d'entre elles ne possèdent pas de pouvoir de discernement et ont donc été influencées. Elles devraient être condamnées à une peine d'emprisonnement pour qu'elles réalisent leur folie et être ensuite libérées. » Cité dans Hossain Ali Montezeri, « Les mémoires de l’Ayatollah Montezeri », [Khterate Ayatollah Montezeri], Etehadiyé Nasherane Irani Dar Uruopa (Baran, Khavaran, Nima), 1379 (2000), p. 344-345 ; Shadi Sadr et Shadi Amin, « Crime and Impunity Sexual Torture of Women in Islamic Republic Prisons », Justice for Iran, 2012, p. 68. 2 F. Peshko, « Be Ser Hat » [le destin], Peshang, n° 9, 1989, p. 75-83. 3 Olivier FILLIEULE et Patricia ROUX, « Le Sexe du militantisme », op. cit. 4 Christine Delphy « Pour une théorie générale de l'exploitation. Deuxième partie : repartir du bon pied », Mouvements, n° 31, vol.1, 2004, p. 97-106.

146 Komala sur la participation des femmes autant que des hommes à la vie sociopolitique était l’une des preuves de cette égalité revendiquée par cette organisation. C’est-à-dire que les femmes pouvaient être libres de faire tout ce que les hommes faisaient dans la vie publique et politique1. »

La plupart des femmes interrogées (25 enquêtées sur les 37) soulignent la difficulté à obtenir des informations de base afin de connaître les différents courants politiques. Ce n’est que par des moyens indirects qu’elles gagnent une connaissance élémentaire de ces différents courants, dont le Komala.

L’un de ces médiateurs est la famille, particulièrement ses membres masculins, qui sont plus instruits et plus expérimentés que les membres féminins. La plupart des femmes (20 enquêtées sur les 37) soulignent l’influence d’autres membres de la famille, tels que leur conjoint ou leur frère, en tant que première étape pour se familiariser avec le Komala. En effet, alors que les moyens d’obtenir les informations sont limités, la « famille » joue un rôle important pour transmettre même les « intérêts politiques » en son sein. Comme le montre Laetitia Bucaille dans les cas de la guerre d’indépendance algérienne au sein du FLN et des protestations anti-apartheid au sein de l’ANC, « la socialisation politique des combattantes passe plus souvent par la famille : les femmes, plus souvent que les hommes, s’engagent au fil de liens familiaux ou affectifs, non parce qu’elles seraient, par nature, plus sentimentales, mais parce que leur insertion dans l’espace public et dans les réseaux de sociabilité militants est généralement moindre2 ». Le cas est similaire pour la plupart des femmes du Komala. Par exemple, Shirin, mère d’un garçon, se familiarise avec le Komala grâce à son mari : « J’étais aussi consciente de la répression et de la discrimination que nous subissions sous le précédent régime, mais à cause des limitations familiales, mon seul contact avec le monde extérieur était mon mari. À une époque où la plupart des femmes comme moi étaient confinées à la maison, on n’avait le droit de sortir de la maison qu’avec l’accompagnement d’un homme, c’était normal que les hommes de la maison soient nos moyens de connaître la politique. Malgré tout cela, lors de cette époque où tout est devenu politique, dès que mon mari rentrait à la maison, je l’interrogeais à propos de tout ce qui était en train de se passer3. »

1 Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 2 Laetitia Bucaille, « Louisette et Dipuo, combattantes du FLN et de l’ANC : engagement et transgression », In Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod, La lutte armée, instrument d’émancipation des femmes?, Presses de l’INALCO, 2019, p. 83-101, p. ?. 3 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Shirin.

147 Parmi les membres masculins de la maison, les jeunes frères bénéficient d’un certain prestige pour diverses raisons comme le fait d’étudier dans le milieu académique, de travailler à l’extérieur du foyer ou d’avoir effectué le service militaire obligatoire. Ils deviennent donc une référence pour le choix des orientations politiques du reste de la famille, en particulier de leurs sœurs moins âgées. La plupart des filles, contrairement à leurs frères, se voient interdire d’aller à l’université ou de se rendre librement dans l’espace public en raison de contraintes socioculturelles ; leurs frères, qui ont plus souvent accès à l’instruction dans différentes universités d’Iran, sont les médiateurs des informations politiques pour leurs jeunes sœurs, lors de discussions entre des membres masculins de la famille de la génération des pères et de la génération de frères. Comme les travaux de la sociodémographe Marie Ladier-Fouladi le montrent, les jeunes générations des années 1960 et 1970, plus instruites que leurs pères, peuvent contester leur avis politique et leur autorité en matière de position idéologique, contrairement aux années précédentes1. C’est à travers des débats politiques entre les membres de la famille (les pères et les fils) que la plupart des filles pro-Komala choisissent de se ranger du côté de leur frère, jugé plus au fait des pensées révolutionnaires. À titre d’exemple, alors que le père de Mastoure est une des figures importantes de la République du Kurdistan qui défend la cause kurde aux côtés du PDKI, ses frères sont largement influencés par la pensée hégémonique de l’époque parmi les opposants, le marxisme, qu’ils découvrent lors de leurs études supérieures. Entre ces deux fronts, Mastoure se sent plus proche de ses frères que de son père2. Susan dit également : « Non seulement moi mais aussi beaucoup de mes amies avons été influencées pour choisir une organisation politique par les hommes de notre famille et de nos cercles. Nous regardions à travers eux qui ont connu la situation politique. Le monde des hommes de la famille (pères et frères, conjoints, etc.) était beaucoup plus vaste que le nôtre en raison de leur travail, de leurs activités et de la liberté qu’ils avaient à l’extérieur de la maison et même dans d’autres villes hors des régions kurdes3. » Même si certains hommes issus de familles défavorisées ne peuvent pas accéder au milieu universitaire, ils ont plus de moyens que les femmes pour se familiariser avec le monde politique. À titre d’exemple, Jalil Muin Afshar, un ancien peshmerga du Komala, écrit dans ses mémoires qu’il est obligé d’abandonner l’école très tôt pour entrer sur le marché du travail afin d’aider sa famille mais que son magasin devient

1 Marie Ladier-Fouladi, « Iran, un monde de paradoxes », op. cit., p. 85-91. 2 Extrait d'entretien du 10 avril 2015 Extrait d'entretien du Mastoure. 3 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan.

148 un lieu de rencontre des militants politiques. Il peut ainsi au fur et à mesure se rapprocher de la vie politique et puis du Komala1.

Une des particularités du processus de choix d’orientation politique des femmes interrogées (15 enquêtées sur les 37) est leur attention accordée aux comportements quotidiens des membres masculins politisés de leur famille, en plus de leurs discours politiques. Elles se construisent des opinions politiques à travers l’observation quotidienne des membres masculins politisés au sein de la sphère familiale. Le récit de Mastoure montre qu’elle choisit une ligne politique à travers l’observation du comportement des membres de sa famille, qu’elle voit comme le reflet des principes et des valeurs de leurs organisations respectives. À l’égard de la participation des femmes à la vie politique, elle raconte l’un de ses souvenirs : « Je voulais participer à un événement politique très important de cette période. Pour cela, j’ai été obligée de sortir de la maison pendant plusieurs jours pour aller dans une autre ville avec un groupe. Mon père (pro-PDKI) et mon frère aîné (membre de l’Organisation des fedayin du peuple iranien) se sont tout de suite opposés à ma décision sous prétexte de ma faiblesse physique et de la difficulté de cette mission. Mais mon autre frère (membre du Komala) a soutenu ma décision et m’a préparé tout ce dont j’avais besoin pour ces quelques jours. C’est pourquoi j’ai trouvé que le Komala était plus déterminé que d’autres courants politiques à soutenir l’égalité des sexes2. » À travers de tels exemples, il est ainsi possible de cerner une subjectivité politique des femmes dans leurs choix d’une organisation politique dans laquelle s’engager. Ces femmes forgent leur orientation politique dans une observation des comportements concrets et quotidiens pour identifier l’éventuel fossé entre les discours et les actions au sein de la sphère familiale et donc pour déterminer leur ligne politique. À une période où le Komala n’est pas encore très bien connu, elles contribuent à sa diffusion et à son inscription en pratique dans la sphère familiale.

Les actes de certains fondateurs et membres de cette nouvelle organisation dans les régions kurdes où ils sont présents, comme Foad Mostafa Soltani3 et Sedigh Kamangar4, peuvent également jouer le rôle de moyen médiateur afin d’attirer l’attention des jeunes femmes

1 Djalil Moin Afshar, « Les souvenirs de Djamil, Djamal Khompareh, Ya Leyl », [Khaterate jamil, Jamal khompareh, Ya Leyl], 2015, p.57-58: http://etehad.se/wp-content/uploads/2015/09/Jalil_Muinafshar.pdf (consulté le 17 mars 2018) 2 Extrait d'entretien du 10 avril 2015 Extrait d'entretien du Mastoure. 3 Foad Mostafa Soltani (1948-1979) est l’un des fondateurs du Komala. Il est populairement connu comme « Kak Foad » signifiant « frère » Foad. Il incarne les principes et la pratique du Komala, à tel point qu'il devient finalement la personnalité la plus en vue de l’organisation. Au Kurdistan d’Iran, son nom est synonyme de la révolution populaire. Lui et ses quatre frères sont tués par les forces gouvernementales à peine un an après la révolution. 4 Sedigh Kamangar (1946-1989), un avocat connu sous le nom de Kak Sedigh, est l'un des dirigeants de Komala. Il est assassiné au Kurdistan irakien par un agent du gouvernement iranien en 1989.

149 vers le Komala. Ces personnages renforcent non seulement le choix politique des femmes qui s’intéressent davantage au Komala à la suite des débats familiaux, mais peuvent aussi attirer directement l’attention de certaines femmes, qui sont les seules personnes de leur famille à entrer dans la vie politique ou qui n’ont personne pour leur faire connaître les différents courants politiques. À cet égard, Zara, une femme villageoise, analphabète et mère de cinq enfants, explique : « Je n’étais pas éduquée et je ne savais pas ce que les communistes pensaient et ce qu’ils disaient. Je ne connaissais pas le communisme théoriquement mais par l’expérience et l’action de ceux qui se considéraient comme communistes. Avant la révolution, alors qu’on vivait dans la misère et la pauvreté, il y avait un médecin et quelques enseignants connus dans la région qui s’occupaient de nous. Ils nous rendaient service sans rien en échange. Sans aucune connaissance du communisme, c’était plutôt leur manière d’être et leur comportement qui m’ont poussée vers leur idéologie et enfin leur organisation politique, le Komala1. » Une autre femme, Shahdi, dit à ce propos : « Aucun membre de ma famille n’était impliqué dans la politique. C’est pourquoi mes connaissances politiques n’étaient pas suffisantes. Je ne connaissais pas bien les courants politiques présents dans notre ville, Marivan. Dans ce contexte, la première chose qui m’a attirée vers le Komala fut la réputation positive de quelques figures de cette organisation2. »

L’entrée des femmes dans la sphère politique du Komala en tant que sympathisantes s’explique non pas par une soumission aux structures familiales patriarcales, mais au contraire par une évaluation de l’organisation à travers leurs connaissances et leurs expériences des relations de domination entre hommes et femmes et au sein de la famille. Exclues ou limitées dans l’accès à l’instruction et à l’université, elles dépendent des hommes de leurs familles pour disposer d’informations politiques et sur l’actualité des activités et des événements liés aux organisations politiques, mais elles ne sont pas des réceptrices passives de ces informations : elles les évaluent au regard de leur position d’opprimée au sein des structures familiales et des obstacles matériels à leur activité politique. Dans la section suivante, nous détaillerons les différents obstacles auxquels les activistes, en particulier les jeunes femmes, doivent faire face.

1.3. Les clivages genrés de la politique organisationnelle du Komala : de la sphère privée à la sphère publique

Dans cette section, nous nous intéressons aux différents types d’obstacles rencontrés par les femmes kurdes dans leurs activités politiques au sein de l’organisation du Komala. Cette

1 Extrait d'entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara. 2 Extrait d'entretien du 28 avril à Gutenberg avec Shadi.

150 interrogation est limitée pour le moment de notre développement aux femmes urbaines : quels obstacles rencontrent-elles pour se rapprocher en tant que sympathisantes du Komala, puis pour y être intégrées en tant que membres avec un rôle et une place reconnue par l’organisation ?

Les conditions mises en avant par le Komala pour devenir membre de l’organisation concernent à la fois des engagements dans des activités collectives mais aussi l’adaptation de comportements individuels. Cette section a pour but de revisiter ces conditions du point de vue de l’expérience des femmes et des obstacles sociaux et familiaux qu’elles rencontrent dans leur engagement politique. Cette interrogation sur les frontières et les clivages genrés entre le statut de sympathisante et celui de membre permet d’analyser les articulations entre l’espace domestique et l’espace public et de remettre en cause une approche dichotomique des deux sphères. Nous analyserons les obstacles rencontrés par les femmes kurdes sympathisantes du Komala dans leur intégration à l’organisation, mais aussi les stratégies de résistance individuelle et collective qu’elles mettent en place : stratégies individuelles de contournement et stratégies collectives de transformation de l’organisation, reliées par une même expérience des contraintes matérielles et du fonctionnement du politique. Comme le montre Sophie Lhenry dans son article « Militantisme, féminisme et agency : qui de l’œuf ou de la poule1 ? », l’analyse des trajectoires des femmes militantes pro-Komala montre l’articulation entre l’expression de revendications collectives et la construction de soi en tant qu’individu autonome. Leur engagement sur la scène politique constitue à la fois une stratégie de contournement des rôles sexués prescrits, et une ressource, un savoir qu’elles vont réinvestir dans des formes d’organisation collective particulières.

Le vide du pouvoir à la suite de la victoire de la révolution, connue sous le nom de « printemps de la liberté » (de février 1979 à avril 1980), donne aux Kurdes, comme à l’ensemble des Iraniens, une rare possibilité d’expérimenter la vie sociopolitique librement. Non seulement les organisations et les groupes politiques émergent à différentes échelles sur la scène politique, mais l’espace public, qui est jusque-là dominé par le gouvernement, devient la scène de la rencontre de ces organisations, de leurs membres et de leurs sympathisants. Lors de cette période, l’espace public change radicalement. Les rues et les endroits importants des différentes villes des régions kurdes se remplissent de stands présentant des livres nouvellement imprimés, auparavant illégaux. De la musique révolutionnaire et une multitude de journaux de divers groupes politiques sont distribués. De jeunes hommes et des femmes kurdes ainsi que

1 Sophie Lhenry, « Militantisme, féminisme et agency : qui de l’œuf ou de la poule ? », Rives méditerranéennes, n° 41, vol. 1, 2012, p. 117-135.

151 les non-Kurdes venus du reste du pays prennent part à des débats et échangent leurs idées politiques dans les rues. Ils se côtoient dans tous les événements sociopolitiques de cette période, de sorte que la frontière entre vie privée et publique s’affaiblit et que le contact entre hommes et femmes s’intensifie alors qu’il n’était pas autorisé auparavant. Si la présence dans l’espace public et politique est normale pour les hommes, cette période représente un grand changement pour la plupart des femmes kurdes, qui étaient jusqu’alors confinées à la sphère privée et domestique en tant qu’épouse et mère. Parallèlement à leurs revendications politiques, les femmes doivent casser plusieurs obstacles et briser certains tabous culturels, sociaux et religieux pour se constituer comme sujets en dehors de la sphère domestique et privée. Auparavant, elles n’étaient autorisées à utiliser cet espace que pour répondre à leurs besoins quotidiens, tels que faire les courses, aller à l’école et au travail. Mais tout à coup, grâce à la révolution et ses événements ultérieurs, de nombreuses femmes font irruption dans l’espace public urbain des régions kurdes, non pas seulement pour leurs besoins quotidiens mais pour la politique. Beaucoup de femmes kurdes vont à l’encontre de la volonté de leur famille et entrent dans les lieux réservés aux hommes afin de jouer un rôle politique à côté des hommes, dans une société où la ségrégation entre les sexes était auparavant la norme. Afin de participer aux événements politiques de cette période, manifestations, grèves, débats, discours, elles sortent massivement de leur domicile et entrent dans l’espace public, y compris dans certains lieux autrefois strictement interdits aux femmes comme la mosquée, le seul endroit doté de matériel audio et d’un grand espace pour faire un discours public. Monireh, l’une des femmes pro- Komala et fille d’un clerc sunnite (imam du vendredi), raconte : « Malgré le fait que mon père était l’imam du vendredi de notre ville, je n’avais jamais pu entrer dans la mosquée où il officiait avant la révolution1. » Cette entrée des femmes à la mosquée devient le symbole des tabous brisés par les jeunes femmes révolutionnaires de l’espace urbain. Pendant cette période, de nombreuses femmes sont visibles dans les rues et certaines prolongent le temps passé à l’extérieur de leur domicile même si cela n’est pas du tout convenable au regard des normes sociales dominantes de la société. De nombreuses jeunes femmes militantes des différentes villes du Kurdistan se présentent plus que jamais au quotidien dans les espaces publics afin de participer à la vie politique et à des organisations. Cette présence des femmes est le résultat conjoint de l’appel des organisations politiques de l’époque à destination des femmes et des stratégies de contournement des femmes à destination de leurs familles.

1 Extrait d'entretien du 7 avril 2015 à Stockholm avec Monireh.

152 Les récits des femmes urbaines interrogées soulignent tous que l’extension de leur subjectivité à la vie politique visible et reconnue dans l’espace public ainsi que leur participation à un courant politique augmentent leur confiance en soi et leur capacité à surmonter les obstacles qui les attendent. À cet égard, Shilan, une lycéenne issue d’une famille modeste et membre du conseil des élèves de Sanandaj, dit : « Dès que j’ai commencé à me considérer comme une jeune fille pro-Komala s’occupant de plusieurs activités politiques, j’ai senti pour la première fois que j’étais quelqu’un. J’étais satisfaite du fait que j’étais quelqu’un. J’avais alors 17 ans. Avant cela, je n’étais responsable de rien, mais tout à coup, je suis devenue une personne responsable de certaines personnes et il y avait une personne qui était responsable de moi. La vie est devenue différente ; c’était vraiment satisfaisant pour moi. J’ai vraiment apprécié quand je suis allée à des manifestations. Ce sentiment de joie est peut-être ce qui me reste maintenant, mais à ce moment-là, je sentais que je faisais quelque chose. Je n’ai pas eu à rester à la maison et à attendre que quelqu’un franchisse la porte. C’était vraiment comme ça avant que je ne devienne politiquement active1. »

Malgré tout, comme tous les autres bouleversements politiques du monde entier, cela ne signifie pas que les femmes vivent la vie publique et politique de cette période de la même manière que les hommes. Alors que la plupart des femmes interviewées s’accordent sur le fait que cette participation les autonomise énormément, le mode de pensée traditionnel reste souvent intact, même chez la plupart des militants marxistes du Komala. Si le mouvement révolutionnaire de quelques mois en Iran peut changer le système monarchique du pays, cela ne se traduit pas par la transformation profonde des normes sociales dominantes de la société. De telles restrictions familiales et sociales se remettent en place aux dépens des révolutionnaires, en particulier des femmes.

En conséquence, alors que les jeunes femmes développent leur sphère d’action dans l’espace public où elles se présentent en tant que femmes sympathisantes du Komala, elles doivent faire face à plusieurs obstacles sociaux et familiaux. Si les hommes militants ne s’occupent que de politique, les femmes, au contraire, sont tout d’abord obligées de défier des obstacles sociaux et familiaux pour pouvoir être visibles puis reconnues sur la scène publique. Ces problèmes occupent largement leurs pensées et leur prennent de l’énergie. Bien que les hommes soient également touchés par le contrôle de leur moralité, les femmes, en entrant dans un domaine considéré comme exclusivement masculin, sont obligées de se battre à chaque

1 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

153 étape, ce que Madeline Gagnon considère comme « la guerre dans la guerre1 ». Selon les récits des personnes interrogées, il y a plusieurs obstacles à la participation des femmes à la vie politique de cette période : les structures familiales, les contraintes sociales, mais aussi des obstacles internes à l’organisation du Komala. Contre la volonté de la famille, de la société et de leurs camarades masculins, les femmes pro-Komala comme d’autres femmes révolutionnaires iraniennes doivent mener différentes stratégies. Si elles sont capables de participer à la vie politique de cette période, elles ne vivent pas la même expérience que les hommes et doivent mettre en place des stratégies individuelles et collectives pour y faire face. Dans cette section, nous nous pencherons donc sur les trois types d’obstacles rencontrés par les jeunes femmes sympathisantes du Komala pendant cette période. Nous questionnerons leurs stratégies de résistance pour y faire face et leurs spécificités : détournées ou frontales, tactiques ou stratégiques, individuelles ou collectives. Il s’agit donc aussi d’analyser comment les obstacles qu’elles doivent affronter développent chez elles des compétences politiques particulières et un registre politique différent de celui des hommes.

1.3.1. Les obstacles familiaux L’un des obstacles les plus importants rencontrés par la majorité des femmes au cours de cette période (23 enquêtées sur les 33) est la barrière familiale. Bien que les hommes soient également partiellement confrontés à de telles limitations, celles-ci sont différentes pour les femmes. Les parents, en particulier ceux qui se souviennent de la répression politique exercée pendant de nombreuses années par le régime précédent, sont plus pessimistes que leurs enfants à propos de la politique et de ses résultats irréversibles. Les parents savent que tout type d’activité politique peut coûter très cher et la peur de perdre son enfant (sans distinction de sexe) suscite l’opposition des parents et des familles à une participation politique. Cependant, il est indéniable que la majorité des parents sont plus opposés à l’engagement politique de leur fille qu’à celui de leur fils. Cela ne signifie pas que toutes les familles sont contre la présence de leurs filles dans la vie politique. À titre d’exemple, Sara2 ou Pershing3 ne rencontrent pas d’obstacles familiaux. À cet égard, Pershing, une jeune femme issue d’une famille de la classe moyenne de Marivan, dit : « J’étais l’enfant aîné ainsi que la fille unique de ma famille. Je n’avais que 16 ans, je me suis facilement impliquée dans la vie politique de l’époque. Ma

1 L’idée de « guerre dans la guerre » est mentionnée par l’écrivaine, poète et romancière canadienne, Madeline Gagnon, celle qui en traversant plusieurs pays en guerre tels que Macédoine, Kossovo, Pakistan, Israël-Palestine montre à quel point les femmes ont une approche qui leur est propre du conflit. A cet égard voir : Madeline Gagnon, « Anna, Jeanne, Samia », Paris, Fayard, 2001. 2 Extrait d'entretien du 20 avril 2015 à Uppsala avec Sara. 3 Extrait d'entretien du 16 mars 2018 à Paris avec Pershing.

154 famille, surtout mon père, était toujours derrière moi. Il n’était pas réticent comme la plupart des familles kurdes. Je pouvais facilement sortir de la maison et participer à n’importe quel événement politique de l’époque. Chaque fois que j’avais un problème ou une question, la première personne que je consultais était mon père1. » Cependant, les témoignages des personnes interrogées montrent que la plupart des familles, quelles que soient leurs différences, ne sont pas favorables à l’engagement de leurs enfants dans la vie politique au cours de cette période, en particulier de leurs filles.

L’une des principales raisons du désaccord familial concernant l’engagement politique de leurs filles est le fait que la politique est décrite comme une affaire d’hommes et qu’une participation féminine à l’espace politique public est considérée comme contraire aux normes sociales. La politique et plus largement l’accès à l’espace public2 pour les femmes kurdes dans une société où leur statut est toujours lié à un homme n’est pas facile. Un autre facteur qui peut augmenter la peur des familles est dû aux conséquences de l’activité politique qui peuvent menacer l’honneur de la famille, une peur en grande partie liée à la sexualité féminine, notamment la perte de la virginité pour les femmes non mariées et le viol par des inconnus, surtout en cas d’arrestation, en prison. En effet, la participation politique pour les femmes est souvent assimilée au risque de viol. En cas de viol, comme mentionné dans la première partie, non seulement les femmes elles-mêmes mais aussi leur famille et leur entourage sont déshonorés. Par conséquent, le risque d’un tel acte implique certainement pour les familles un coût social de l’engagement politique de leurs filles plus élevé que pour leurs fils. À cet égard, Susan dit : « Les préoccupations des familles se focalisaient plutôt sur nous que sur nos frères. Les familles étaient plus effrayées par les malheurs qui pourraient nous arriver. Des hommes engagés en politique pouvaient être tués ou emprisonnés, ce qui pouvait même donner une bonne réputation à la famille en tant que famille du martyr ; mais pour nous, à côté de ça, c’est la question de l’honneur [namûs] qui est devenue un cauchemar pour nos familles, en particulier nos parents3. » Jaleh confirme également cette inquiétude familiale en disant : « Depuis le début, ma famille et en particulier mon père m’empêchaient de participer à la vie politique. Il m’a toujours rappelé que la politique ne fonctionnait pas pour les femmes, soulignant les dangers particuliers qui pourraient en résulter. Il n’avait aucun problème avec mes frères, mais ce n’était pas le cas pour nous. Pour mon père, la participation des femmes à la politique

1 Ibid. 2 Christine Guionnet et Erik Neveu, « Féminins/Masculins », Paris, Armand Colin, 2004, p. 286. 3 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan.

155 signifiait sans aucun doute le risque d’être violée1. » La simple idée que leurs filles peuvent être intéressées par la politique (avant même qu’elles ne s’engagent réellement) effraye les familles, surtout les parents. Par exemple, Farzaneh se souvient très bien de la réaction de son père lorsqu’elle lit l’histoire de la militante algérienne Djamila Bopacha, violée en prison en raison de son militantisme2. Son père, qui regarde ce livre entre les mains de sa fille, ne cache pas sa peur qu’elle subisse un jour le même destin3.

Cependant, la plupart des femmes interrogées disent que le degré des restrictions familiales est moins fort qu’avant la révolution et que même certaines filles qui ne pouvaient pas aller à l’école en raison de la réticence familiale réussissent à participer à la vie politique. Quelques éléments et stratégies sont efficaces pour réduire ce type de restrictions. Ainsi, certaines femmes enseignantes peuvent, en profitant de leur liberté de circulation dans l’espace public et de leur indépendance financière, augmenter leur niveau de participation dans l’espace public en tant que militantes. Les jeunes femmes lycéennes profitent également des horaires éducatifs pour participer aux événements politiques. Au contraire, les femmes au foyer qui s’occupent uniquement de la famille et de leurs enfants sont plus soumises aux restrictions.

L’orientation politique de la famille peut aussi jouer un rôle important à cet égard. Par exemple, certaines femmes comme Mardjan4, Mahin5 et Sara6, qui s’intéressent au Komala en accord avec l’orientation politique de leur famille, rencontrent beaucoup moins de restrictions de la part de leur famille et peuvent au contraire être encouragées à se mettre au service des objectifs de cette nouvelle organisation. Depuis l’émergence du Komala quelques jours après la victoire de la révolution, toute la famille de Sara, y compris ses parents, s’intéresse à cette organisation. Leur maison devient même l’une des bases politiques du Komala à Baneh (une ville de la province d’Azerbaïdjan de l’Ouest). C’est la raison pour laquelle elle ne rencontre aucun obstacle familial pour s’engager dans la vie politique au sein du Komala7. Dans le cas inverse, si les femmes choisissent une organisation politique contre le choix politique de leur famille, elles doivent davantage faire face à des empêchements familiaux. Dans de nombreuses familles, le Komala comme organisation à tendance maoïste est mal vu, ce qui peut aggraver

1 Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 2 Djamila Boupacha, née le 9 février 1938 à Bologhine, était une militante du Front de libération nationale algérien arrêtée en 1960 pour une tentative d'attentat à Alger. Ses aveux, obtenus par le viol et la torture, donnèrent lieu à un jugement transformé – à l’initiative de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir – en procès médiatique des méthodes de l'armée française en Algérie. Condamnée à mort le 28 juin 1961, elle fut amnistiée dans le cadre des accords d'Évian, et finalement libérée le 21 avril 1962. 3 Extrait d'entretien du 21 avril à Uppsala avec Farzaneh. 4 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan. 5 Extrait d'entretien du 5 avril 2015 à Gutenberg avec Mahin. 6 Extrait d'entretien du 20 avril 2015 à Uppsala avec Sara. 7 Ibid.

156 ces obstacles. Pour la plupart des conservateurs kurdes ou pour ceux qui ne connaissent pas bien la pensée marxiste, tous les courants politiques se disant ouvertement d’extrême gauche sont mal vus. Cela équivaut à s’affirmer comme « non croyant », « infidèle », « mécréant ». L’ayatollah Khomeiny dit dans un discours au sujet des Kurdes marxistes : « Nous ne luttons pas contre les Kurdes, mais contre les communistes, ceux qui veulent effacer l’islam au Kurdistan. Ils émettent des publications négatives contre nous. Ils utilisent les moyens internes et externes contre l’islam. Les Kurdes sont musulmans et ils appartiennent à l’islam, les musulmans ne se battent pas. Ce sont les partis politiques kurdes qui veulent tromper les Kurdes et éloigner les musulmans de l’islam1 ». En plus d’être des non-croyants, ils sont accusés de ne pas respecter l’ordre moral de la société, notamment à propos de la sexualité. Ils sont considérés comme une menace et un danger pour l’ordre social. À ce propos, les pro-Komala et avant tout les femmes, ainsi que leurs familles, doivent sans cesse faire face aux insultes et aux rumeurs d’immoralité. On leur reproche de n’avoir aucune obligation morale, et même de coucher avec les membres de leur famille. La stigmatisation vise cependant en particulier les femmes qui doivent faire face au « stigmate de putain », qui comme l’a théorisé Gail Pheterson, vise les femmes qui sortent de la place qui leur est assignée d’épouse et de femme au foyer2. Le stigmate de putain fonctionne comme un outil concret de contrôle social qui limite les mouvements des femmes en dehors de leur foyer, comme une insulte qui sanctionne des comportements transgressifs. Il apparaît comme un des piliers de la structure familiale comme seule institution légitime pour organiser le travail reproductif des femmes. Ainsi, des femmes qui donnent du temps et du travail de reproduction ailleurs que dans la famille légitimée par le mariage, ici dans une organisation politique, sont catégorisées comme putains ou prostituées. Le stigmate qui pèse sur les femmes sympathisantes du Komala montre donc une réalité importante de l’organisation politique du Komala, pas seulement productrice de discours et de valeurs, mais également d’un mode d’organisation de la force de travail des femmes en dehors de la famille légitime. Les militantes comme les féministes apparaissent alors souvent comme des « corps- monstres » anormaux et immoraux car elles remettent en cause la dichotomie des rôles de genre et la frontière entre la famille et la politique3. C’est dans ce cadre que certaines familles considèrent le Komala comme « déviant » et « dégénéré » et empêchent leurs filles de suivre la vie politique pro-Komala. À titre d’exemple, Serveh dit : « Mon père était nationaliste et

1 Cité dans le quotidien de Kayhan, le 22 août 1979. 2 Gail PHETERSON, « Le prism de la prostitution », Paris, L’Harmattan, 2001, p. 56. 3 Caroline FAYOLLE, « La “femme monstre”. La citoyenneté à l’épreuve de la peur de la confusion des sexes », In Lisa BOGANI, Julien BOUCHET, Philippe BOURDIN, Jean-Claude CARON (eds.), La citoyenneté républicaine à l’épreuve des peurs, Rennes, PUR, 2016, p. 109-118.

157 favorable au PDKI. Il y avait beaucoup de rumeurs qui circulaient autour de l’extrême gauche et notamment le Komala. Malgré le fait que mon père était d’accord avec mes activités politiques, il était complètement contre le Komala. Jusqu’au dernier moment, il m’a demandé de suivre le PDKI. J’ai été obligée de surmonter plusieurs obstacles parmi lesquels la famille était le plus important1. »

Ces obstacles ne sont pas pris en compte par l’organisation dans l’évaluation de l’engagement de ses membres. Par exemple, en ce qui concerne l’admission d’un nouveau membre, il est écrit dans le sixième article « qu’il soit prêt à accepter une vie laborieuse et qu’il se soit déjà mis dans ce chemin2 ». Pour être intégré comme membre, un militant doit être connu publiquement par d’autres gens de son quartier, de sa ville ou de son village et doit travailler avec les gens défavorisés dans les usines et les champs. Cette définition du travail exploité comme étant limité au travail salarié ouvrier et au travail agricole rend invisible le travail domestique et reproductif non salarié3. À part pour certaines femmes enseignantes dans les zones rurales, cela n’est pas possible pour la plupart des femmes, qui lorsqu’elles sont confrontées à des barrières familiales ne peuvent pas se rendre dans d’autres milieux sociaux que le leur. C’est pourquoi jusqu’en 1981, date à laquelle toutes les femmes sont acceptées au sein du Komala, aucune femme n’est membre officiel de l’organisation. À titre d’exemple, Nasrin, une jeune femme issue d’une famille notable du Bukan, dit : « Je voulais bien participer aux travaux au profit des peuples défavorisés, surtout dans les zones rurales, mais mon père ne m’a pas du tout laissée participer à ce genre de travail révolutionnaire4. »

Face aux restrictions familiales, les femmes mettent donc en place des stratégies de contournement. Les femmes non kurdes habitant dans les grandes villes peuvent quitter leur domicile. Ainsi, Solmaz, une femme pro-Komala de Téhéran, quitte sa famille afin de poursuivre ses activités politiques5. Mais il est presque impossible pour la plupart des femmes kurdes (vivant dans de petites villes des régions kurdes où tout le monde se connaît) de fuir le domicile familial. Elles doivent donc mettre en place des stratégies de contournement et mener des discussions ouvertes avec les membres de leur famille pour essayer de les convaincre du bien-fondé de leur vie politique. Zara explique que sa famille, religieuse, ne veut pas qu’elle se présente comme une pro-Komala, mais qu’elle lui résiste. À cet égard, elle dit : « Mon oncle,

1 Extrait d'entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Serveh. 2 Hosain Morad Baigi, « Tarikh’é Zende : Kurdestan, Chap et Nationalism », [L’histoire vivante : Kurdistan, Gauche et Nationalisme], op. cit., p. 313. 3 Christine Delphy « Pour une théorie générale de l'exploitation. Deuxième partie : repartir du bon pied », op. cit. 4 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 5 Extrait d'entretien du 13 avril 2015 à Stockholm avec Solmaz.

158 une figure religieuse du village, était totalement opposé à mon choix politique et accusait le Komala d’être une organisation laïque et sans engagement moral. Mais j’ai toujours montré mes objections en me référant aux personnes pro-Komala : ceux qui aidaient les villageois avant la révolution (certains enseignants et un médecin) étaient considérés comme très respectueux et fiables. J’ai essayé de convaincre mon oncle et d’autres personnes qui pensaient comme lui en leur demandant comment ils pouvaient se méfier d’une organisation qui comptait de tels partisans et sympathisants1. »

Certaines d’entre elles réussissent à obtenir l’approbation de leur famille alors que d’autres continuent à participer à la vie politique malgré l’opposition familiale. Ni les coups ni les insultes ne peuvent empêcher les adolescentes et les jeunes femmes de vivre pleinement cette période. Les stratégies utilisées par les femmes pour maintenir une activité militante sont diverses. Jaleh explique qu’elle s’appuie sur ses convictions pour poursuivre son engagement politique, même si elle est battue à plusieurs reprises par son père2. Certaines parviennent à participer à la vie politique en respectant les ordres disciplinaires imposés par leur famille. Ainsi, la condition la plus importante du père de Fatima est de veiller à protéger son honneur, ou d’être « Ru sûr » ou « Ru Sîpî » en kurde. Elle doit respecter l’ordre moral de la société en matière de sexualité3. D’autres peuvent continuer la lutte en mettant en place des stratégies d’occultation de leurs activités politiques. Ainsi, Shadi, qui est même privée d’école par son père, poursuit ses activités politiques en secret4, une solution mise en place également par Shilan et ses sœurs5. Elles parviennent à participer à la vie politique en organisant leur temps militant en fonction des activités des hommes de leurs familles : elles sortent en l’absence de leur père et leurs frères, et rentrent à la maison avant eux. Une autre stratégie de ces jeunes femmes est de concilier leur vie domestique avec leur vie politique. À ce propos, Farzaneh raconte : « Avant tout, je devais faire toutes les tâches domestiques et après ça, je pouvais faire ce que je voulais dans la vie politique6. » Une autre femme pro-Komala, Serveh, dit : « Après la mort de ma mère, j’étais responsable de tous mes frères et sœurs. Chaque jour, j’étais obligée de faire toutes les tâches domestiques, et ensuite j’étais autorisée à participer à la vie politique7. » C’est encore pire pour les mères militantes. Alors que la plupart des militantes à cette période sont célibataires, les mères militantes ont plus de difficultés à participer à la vie

1 Extrait d'entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara 2 Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 3 Extrait d'entretien du 12 avril 2015 à Stockholm avec Fatima. 4 Extrait d'entretien du 28 avril à Gutenberg avec Shadi. 5 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan. 6 Extrait d'entretien du 21 avril à Uppsala avec Farzaneh. 7 Extrait d'entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Serveh.

159 politique. Elles doivent trouver un équilibre entre vie privée et vie politique. C’est ce que Jules Falquet nomme la dualité « travail-famille1 ». Par exemple, si le mari de Roonak poursuit ses activités politiques dans une autre ville loin de la famille, ce n’est pas le cas de Roonak qui est aussi mère d’une petite fille. Elle doit non seulement satisfaire ses beaux-parents (qui l’accusent d’avoir politisé leur fils) en faisant le travail de la maison, mais elle essaye également de participer autant que possible aux événements sociopolitiques de cette période. Afin de la décourager, ses beaux-parents ne veulent pas prendre soin de sa fille en son absence, elle l’emmène donc avec elle, ce qui suscite l’opposition de plusieurs de ses camarades.

Les récits des femmes interrogées montrent que la plupart d’entre elles ne décrivent pas la vie de famille comme un espace dans lequel développer librement leur créativité militante. Même si toutes les femmes ne connaissent pas le même niveau de restrictions, elles doivent toutes lutter à un degré différent pour convaincre leur famille qu’elles peuvent être présentes dans la vie publique et politique de cette période. Dans les récits des femmes interviewées, il est indéniable que ces limitations font partie de leur formation politique et contribuent à une prise de conscience collective sur les structures patriarcales et leur articulation à la lutte pour la libération kurde. Dans l’expérience des militantes kurdes pro-Komala, la lutte politique dans la sphère publique s’articule à la lutte quotidienne au sein de la sphère domestique. La position spécifique des femmes à l’intersection de plusieurs rapports de pouvoir permet la politisation de la sphère domestique et la transformation des interactions de pouvoir en son sein. Comme leurs frères qui utilisent leur engagement politique pro-Komala pour interroger l’autorité des pères et les hiérarchies liées à l’âge dans la structure familiale, les femmes pro-Komala amènent la lutte de l’organisation à l’intérieur des familles pour remettre en question les inégalités entre les hommes et les femmes. Elles contribuent donc, au même titre que leurs frères, à la diffusion des valeurs et du programme de l’organisation du Komala au sein des familles et parmi la population. Leur position spécifique à l’articulation entre sphères privée et publique permet d’éclairer également d’une nouvelle perspective la diffusion et le mode d’organisation du Komala sur la sphère publique.

1.3.2. Les obstacles sociaux Bien que, selon la majorité des militantes pro-Komala, les restrictions imposées par les familles soient le principal obstacle à leur entrée dans le monde politique, ce n’est pas le seul. Dans la persistance des barrières familiales, le domaine public reproduit un autre type de restriction à

1 Jules Falquet, « Division sexuelle du travail révolutionnaire : Réflexions à partir de l’expérience Salvadorienne (1970-1994) », op. cit.

160 l’égard des femmes (17 enquêtées sur les 33) : la présence sans précédent de femmes dans l’espace public (dans la rue, la mosquée ou les sièges de l’organisation), aux côtés des hommes, est considérée comme alarmante pour le grand public qui n’y est pas habitué et ne la voit pas nécessairement d’un bon œil. C’est pour cela qu’au-delà de la sphère familiale, les normes sociales tendent à décourager leur présence dans l’espace public. À cet égard, Nasrin, une jeune femme pro-Komala de Bokan, explique : « C’est vrai que grâce à la révolution, beaucoup de choses comme le système politique du pays, l’émergence des diverses organisations politiques, l’augmentation de la présence des femmes dans l’espace public ont changé, mais en revanche le regard de la majorité de la population, surtout dans les petites villes, où tout le monde se connaît, n’avait pas changé. Dans de telles conditions, nous les jeunes, en particulier les femmes, devions être plus prudentes dans la poursuite de nos activités politiques1. »

Si la participation des hommes à la vie politique est considérée comme la continuation de leur socialisation, la présence des femmes peut poser problème. Ce phénomène est contraire à l’organisation sociale basée sur une division sexuelle du travail et de l’espace qui assigne les femmes à un rôle familial en tant qu’épouse et mère. À cet égard, Farzaneh, une autre femme pro-Komala de Marivan, explique : « Certains ont constaté dans la présence massive des femmes une menace potentielle non seulement pour la société, mais également pour leur propre environnement familial. Ils craignaient que, si cette tendance se maintenait, leurs filles la suivent un jour2. » Cette panique publique à l’égard de la présence des femmes dans l’espace public s’amplifie lorsque les femmes militantes s’identifient comme étant pro-Komala, une organisation représentée dans l’imaginaire public comme non croyante en Dieu et sans morale sexuelle. Pour ces raisons, ceux qui se considèrent comme pro-Komala, quel que soit leur sexe, peuvent être confrontés à des restrictions publiques, à des niveaux différents selon leur sexe. Les femmes, censées incarner l’honneur de la famille et de la société, sont beaucoup plus visées que les hommes. Mardjan, une femme militante pro-Komala de Marivan, évoque ce souvenir : « Bien que l’atmosphère de la révolution ait largement limité les obstacles, les attaques réactionnaires contre les communistes, en particulier contre les femmes, se sont maintenues. Les communistes étaient sans cesse confrontés aux insultes et aux critiques concernant leur moralité. On disait que nous ne connaissions pas d’entraves dans nos relations sexuelles et que nous couchions avec tout le monde3. »

1 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 2 Extrait d'entretien du 21 avril 2015 à Uppsala avec Farzaneh. 3 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan.

161 En effet, les femmes sont particulièrement moquées et leurs convictions politiques sont souvent minimisées. On les accuse de s’être engagées pour se trouver un mari. Leurs familles peuvent également être insultées. Les femmes sont même parfois contrôlées par des personnes extérieures à leur famille qui connaissent cette dernière, surtout celles qui participent à la vie politique secrètement et sans la permission de leur famille. Shilan (une élève militante pro- Komala de Sanandaj) et ses sœurs, qui, contrairement à leur frère, empruntent le chemin de la politique, sont non seulement contraintes de cacher leurs activités à leur frère mais également aux amis de leur frère et à ceux qui connaissent leur famille1. Les femmes sont souvent attaquées à travers des rumeurs et des insultes sexistes. Elles sont parfois interdites d’entrée dans la mosquée sous prétexte d’être des communistes. Ainsi, Sayran se souvient qu’à l’entrée d’une des mosquées de Sanandaj où elle vient écouter un discours, un panneau mentionne que « l’entrée est interdite aux communistes », ce qui signifie en réalité que l’entrée est interdite aux femmes2. En effet, il est difficile de distinguer les hommes, dont la présence est habituelle, par leur idéologie, alors que la présence des femmes se limite généralement aux femmes de la tendance marxiste et surtout du Komala.

Le degré des restrictions sociales varie selon le statut des femmes concernées. Des facteurs tels que l’âge, le statut matrimonial et le lieu de résidence des militantes peuvent avoir pour effet de réduire ou d’augmenter les contraintes sociales. Jaleh, qui est une jeune fille de 16 ans de Sanandaj, considère que les restrictions sociales imposées aux adolescentes ne constituent pas un obstacle important pour les militantes de son âge, même si elle ne nie pas leur existence. Pour les adolescentes comme elle, le plus gros obstacle est la famille. La plupart d’entre elles sont des élèves mobilisées collectivement à partir de leur école, ce qui peut réduire l’effet dissuasif des restrictions sociales sur leurs activités politiques3. Au contraire, les femmes célibataires en âge de se marier subissent davantage de restrictions et de rumeurs dans l’espace public. Comme nous le verrons dans la section suivante sur les contraintes organisationnelles, c’est la raison pour laquelle ce groupe de femmes, identifié et constitué dans un premier temps par des insultes, rumeurs et assignations sexuées communes, crée sa propre institution afin de réduire la vague de rumeurs contre elles-mêmes et contre le Komala.

En plus de ces éléments, la région où vivent les membres et sympathisantes du Komala peut également influencer les pressions sociales exercées sur les militantes et surtout sur les

1 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan. 2 Extrait d'entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran. 3 Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh.

162 femmes pro-Komala. Comme expliqué dans la section précédente, bien qu’après la révolution les deux courants politiques kurdes (PDKI et Komala) s’unissent afin de résoudre la question kurde, cela n’annule pas pour autant l’existence de tensions et la rivalité entre ces deux mouvements politiques, qui se traduisent pendant quelques années par un conflit armé. Dans une telle situation, les femmes qui se considèrent comme pro-Komala dans les zones occupées par le PDKI sont plus susceptibles de subir des insultes morales que celles vivant dans les zones occupées par le Komala. Dans certaines villes occupées par le Komala, comme Marivan, Sanandaj, Kamyaran, Saghez, les rumeurs morales contre les militantes du Komala peuvent plus ou moins être neutralisées par la présence de certaines figures charismatiques de cette organisation, contrairement aux villes occupées en majorité par le PDKI. Les militants du Komala de ces régions vivent davantage sous la pression publique. À cet égard, Nasrin, qui habite à Bukan, une ville dans les régions occupées plutôt par le PDKI, explique : « Ils pensaient toujours que nous passions notre temps à coucher les uns avec les autres, même avec les membres de notre famille. Vous voyez un peu la façon dont on était considérés dans une telle société. Ils pensaient qu’on était constamment dans le lit de nos camarades. Il était rare que je n’entende aucune insulte à caractère sexuel de leur part quand je passais dans la rue1. » Une autre femme pro-Komala, Golnar, mariée et mère de cinq enfants et dont toute la famille est pro-Komala à Mahābād, une ville occupée largement par le PDKI, en atteste également : « Malgré le fait que toute ma famille était orientée vers le Komala et n’avait aucun problème avec ma participation politique, les habitants plus traditionnels de Mahābād, dont la majorité étaient pro-PDKI, risquaient davantage de faire pression sur nous. Le PDKI, qui comptait la majorité de la population de cette ville, propageait beaucoup de propagande contre notre organisation, en particulier contre ses membres féminins. Ils mettaient l’accent en particulier dans le cas des femmes sur leur immoralité sexuelle. Mais ceux qui connaissaient les partisans de cette organisation savaient que cette propagande n’était en aucun cas la vérité2. » C’est l’influence négative de ce type de rumeurs qui pousse le père de Serveh, une autre militante pro-Komala de Mahābād, à empêcher sa fille de s’intéresser davantage au Komala. Bien qu’il ne soit pas du tout opposé aux activités politiques de sa fille, il lui demande d’être partisane d’une organisation politique qui n’aille pas à l’encontre des valeurs morales de la société, c’est- à-dire le PDKI3. Les trajectoires militantes des femmes interrogées montrent que ce type d’obstacles a un impact réel sur les possibilités d’engagement des femmes à cette époque.

1 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 2 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Golnar. 3 Extrait d'entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Serveh.

163 Comme certaines familles empêchent leurs enfants et notamment leurs filles de continuer leurs activités politiques, le Komala, alors qu’elle se présente comme une organisation au service des peuples opprimés, prend à son compte une partie de ces critiques dans son mode d’organisation et reproduit les contraintes et les assignations sexuées à l’encontre de ses militantes, surtout concernant les femmes urbaines.

1.3.3. Les obstacles organisationnels Le Komala réussit pendant un temps à apparaître comme l’un des courants politiques les plus importants dans les régions kurdes. Cependant, cette jeune organisation sans aucune expérience antérieure, alors qu’elle se considère comme une organisation révolutionnaire de tendance maoïste se mettant au service des peuples opprimés, ne peut pas aller au-delà des normes dominantes de la société. Certains jeunes dirigeants, membres et sympathisants de l’organisation du Komala, qui ne sont pas isolés de la société, reproduisent à leur tour de nouveaux obstacles et les renforcent parfois à l’égard des militants, en particulier les femmes sympathisantes de l’organisation. Plusieurs éléments, tels que la réaction du Komala face aux contraintes familiales et sociales et ses tentatives pour neutraliser les rumeurs moralistes à son sujet, peuvent expliquer les raisons de la production d’obstacles organisationnels qui ont un impact sur la limitation de l’engagement des femmes au sein de l’organisation.

Alors qu’au début de la victoire de la révolution les femmes et les hommes sont côte à côte pendant les actions collectives, la mixité décline progressivement en même temps que l’atmosphère de révolution. Si les manifestations, les débats publics, les expositions voient se réunir des hommes et des femmes, la mixité diminue progressivement dans les réunions semi- privées (non publiques) et dans les sièges des organisations politiques, dont le Komala. Nous utilisons la notion d’espaces semi-privés pour désigner les espaces ni domestiques (se rapportant à la sphère contrôlée par l’institution et la morale familiale) ni publics (se rapportant à l’espace des mobilisations collectives publiques contrôlées par l’organisation du Komala), à savoir les réunions en petits comités et les espaces de sociabilité militante en dehors des temps formels prévus par les membres, les sympathisants et les dirigeants de l’organisation du Komala. À ce propos, une femme ex-peshmerga du Komala, Golrokh Ghobadi, écrit dans ses mémoires qu’« à l’ère de la révolution de 1979 et du début des manifestations de masse, de nombreuses femmes ont participé activement, mais lorsque les activités ont été rendues publiques et que le siège de divers organisations et groupes politiques est devenu officiel, le nombre de femmes a régulièrement diminué et elles ont au fur et à mesure assisté à moins de réunions. Cette différence dans la présence des femmes dans les manifestations publiques et au

164 siège était compréhensible pour nous parce que les familles et les normes socioculturelles de notre société n’étaient pas suffisamment libérées. Il était plus acceptable pour les jeunes femmes de participer aux rassemblements et meetings que de participer à des réunions plus petites, plus privées et dans des espaces fermés1. » Ainsi, si les femmes sont acceptées dans les rencontres politiques publiques, elles se trouvent exclues de ces espaces semi-privés, ni vraiment publics, ni vraiment privés, qui constituent des espaces importants de la socialisation militante, de la formation politique, de la constitution d’intérêts communs et d’orientations politiques communes. Nous pouvons rapprocher ces espaces de ce que Erving Goffman nomme « les coulisses », une notion que développent les travaux de la sociologue Geneviève Pruvost sur la division sexuée du travail dans la police : « Les activités de coulisses ne sont pas seulement indispensables aux néophytes qui apprennent les ficelles du métier, elles font partie des éléments du travail qui permettent de faire carrière, notamment quand l’ascension professionnelle fonctionne par cooptation2. » Les femmes sympathisantes du Komala sont exclues des coulisses du travail militant, exclusion qui reproduit les rapports inégalitaires de genre dans le travail révolutionnaire.

Face aux rumeurs et au stigmate d’immoralité, certains camarades hommes tentent autant que possible d’éviter la mixité dans ces espaces intermédiaires qui échappent au regard collectif des meetings. L’exclusion des femmes sympathisantes de ces coulisses de la scène publique de l’organisation politique permet de montrer que l’action politique des femmes est légitimée par le cadre collectif qui fonctionne alors comme un regard, une garantie et une surveillance de leur moralité. Les femmes doivent « neutraliser » les menaces des rumeurs et du stigmate d’immoralité en s’éloignant de leurs camarades masculins, ce qui a pour effet de les éloigner des espaces intermédiaires de l’organisation, les coulisses, les espaces de sociabilité militante déterminants dans la reproduction des hiérarchies militantes. Cette exclusion des femmes de ces espaces intermédiaires a pour conséquence leur absence aux fonctions militantes à responsabilité et la reproduction des postes de pouvoir décisionnels dans les mains des hommes. À ce propos, Golrokh Ghobadi écrit : « La société traditionnelle, les relations limitées entre les deux sexes et les forces réactionnaires ont poussé les femmes kurdes à la prudence et à s’éloigner des forces politiques d’extrême gauche. Parfois, certains hommes intellectuels, au lieu de combattre ces réactions classiques, les ont acceptées et ont empêché la présence des

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op, cit., p. 218. 2 Geneviève Pruvost, « Le hors-travail au travail dans la police et l’intérim, Approches interactionnistes des coulisses », Communications, n° 89, vol. 2, 2011, p. 184.

165 femmes dans les rassemblements et les réunions. Il y eut quelques femmes combattives qui ont réagi courageusement contre ces comportements réactionnaires mais globalement l’envie des femmes de se présenter aux sièges occupés par des hommes fut faible1... »

Ainsi, bien que la direction du Komala continue à mettre l’accent sur la participation politique des femmes, certains hommes militants de l’organisation essayent dans le même temps d’empêcher la proximité des femmes et des hommes autant que possible. Bien qu’une telle séparation puisse avoir des objectifs positifs pour les femmes issues des familles conservatrices en neutralisant les rumeurs morales, elle reproduit en même temps une hiérarchie genrée du travail militant et restreint l’accès des femmes kurdes aux espaces décisionnels. Cependant, les jeunes femmes qui viennent d’entrer en politique grâce à la révolution ne veulent pas lâcher la scène politique aussi facilement à leurs camarades masculins, c’est pourquoi elles commencent (certaines femmes pro-Komala ainsi que des femmes kurdes et non kurdes indépendantes ou membres d’autres organisations politiques de la tendance marxiste) à créer leurs propres institutions démocratiques dans plusieurs villes du Kurdistan. Même si ces institutions ne durent guère longtemps, leur émergence est en grande partie une réaction aux obstacles organisationnels, exacerbés par les pressions familiales et sociales, à l’égard de la présence des femmes. À cet égard, Sayran, une femme militante de Sanandaj, tente avec ses camarades femmes de réagir à ce type de restriction, en fondant une institution pour les femmes à Sanandaj : « Ces institutions ont été créées par des femmes et pour des femmes. Leur création a été une expérience sans précédent basée sur notre propre expérience et les difficultés que nous avons connues. Si les normes socioculturelles ne nous permettaient pas de participer à des réunions mixtes, nous nous présentions en créant nos propres institutions comme un fait non négligeable pour nos camarades hommes2. » Ces institutions démocratiques de femmes sont en effet une réponse à la non-mixité masculine des espaces intermédiaires de la politique du Komala. La non-mixité féminine de ces institutions démocratiques est une stratégie des femmes, à la fois pour se garantir des espaces de sociabilité militante et de formation nécessaires à leur existence politique et à la défense d’une place légitime au sein de la scène politique publique du Komala, et pour contrer les rumeurs morales et les stigmates d’immoralité sexuelle qui pèsent lourdement sur elles en tant que femmes actives en dehors de l’espace domestique privé.

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 195. 2 Extrait d'entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran.

166 Un autre effet pratique de l’organisation sur les femmes militantes est de les contrôler et d’orienter leur représentation dans l’espace public de deux manières. D’une part, contre les politiques homogénéisatrices et discriminatoires du régime précédent humiliant et interdisant les vêtements traditionnels, un modèle non écrit pousse la plupart des militants kurdes, quels que soient leur sexe et leur idéologie, à apparaître dans l’espace public en habits traditionnels kurdes. Les membres et les sympathisants du Komala ne font pas exception. Le port des vêtements traditionnels kurdes est considéré comme une distinction révolutionnaire. Si le tchador devient un symbole de résistance lors de la révolution pour certaines femmes iraniennes non kurdes, les habits kurdes jouent ce rôle pour les femmes kurdes au lendemain de la révolution, lorsque les Kurdes revendiquent leurs droits politiques et culturels. Alors que, selon Golrokh Ghobadi, l’apparence des marxistes iraniens est à la mode chez les révolutionnaires kurdes pendant la révolution où « les enseignants, les employés, les jeunes étudiants, les jeunes garçons et filles participaient aux manifestations en jeans et baskets1 », c’est l’habit kurde qui devient le signe de distinction d’un révolutionnaire dans la société kurde. À cet égard, Nasser Mohadjer, écrivain iranien, souligne qu’après le renversement du régime précédent, « si dans certaines régions d’Iran peuplées de Persans, les normes pseudo-modernes de l’ère du Shah étaient remplacées par des forces et normes religieuses, au Kurdistan, la culture et les symboles culturels des Kurdes soumis et réprimés ont été restaurés2 ». Mardjan, une femme sympathisante du Komala de Marivan, raconte également : « On a décidé de mettre des vêtements kurdes. Jusqu’ici c’était interdit dans l’espace public comme les écoles, les bureaux. D’une certaine façon, c’était le signe de la non-alphabétisation des villageois et un signe de pauvreté. Même pour aller en cours, nous mettions des vêtements kurdes3. »

D’autre part, une des priorités du Komala en tant qu’organisation d’extrême gauche de tendance maoïste est la justice socio-économique. Comme les marxistes iraniens avant la révolution, le Komala rejette non seulement les valeurs de consommation et de luxe du régime précédent mais accorde également son attention aux peuples opprimés kurdes et notamment les villageois et les populations défavorisées. À cette fin, porter des habits kurdes tout en copiant le mode de vie des personnes défavorisées devient un mode de comportement spontanément adopté par la plupart des militants du Komala. En conséquence, un vrai révolutionnaire porte à cette période des habits kurdes et se prive d’acheter et de consommer des choses luxueuses ou

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 111. 2 Cité dans Naser Mohadjer et Mahnaz Matin, « La révolte des femmes en mars 1979 », [Khizesh’é Zanan dar Esfand’é 1357], vol. I, Cologne, Ghatreh, 2013, p. 465. 3 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan.

167 inutiles comme les cosmétiques. Si ces restrictions concernent les hommes comme les femmes, les restrictions à l’égard de l’apparence sont plutôt réservées aux jeunes femmes. Les différences entre les tenues masculines kurdes sont négligeables et tous les militants portent plus ou moins les mêmes habits de couleurs unies, de tissu et de forme semblables. Au contraire, les tenues traditionnelles des femmes kurdes sont beaucoup plus variées avec de nombreuses différences au niveau des couleurs et du prix. Le discours révolutionnaire de l’époque a donc un impact plus direct sur le contrôle des habits féminins de ses sympathisantes et militantes. Elles sont poussées à choisir les habits les plus simples, les moins chers, avec des couleurs grises, sombres et non chatoyantes. La plupart des femmes kurdes de l’espace urbain pro- Komala (28 enquêtées sur les 37) portant les habits kurdes copient, comme d’autres femmes non kurdes de la tendance marxiste avant et après la révolution, le mode de vie des femmes défavorisées pour remplacer les habitudes extravagantes des femmes « occidentalisées » des élites et de la classe moyenne. Les jeunes femmes pro-Komala tentent de s’approcher de la forme idéale de la féminité prônée par les organisations marxistes iraniennes, y compris le Komala. À cet égard, Susan, une jeune militante du Komala de Mahābād, dit : « Contrairement aux habits masculins, nos habits étaient très vifs et colorés. Cependant, pendant cette période où même l’apparence est devenue l’un des symboles de l’identité révolutionnaire, nous avons tenté de ne plus porter d’habits colorés, dits attirants et non révolutionnaires. Nous avons commencé à porter progressivement des habits moins chers et moins colorés, gris, bleu foncé, etc.1» Elle continue et affirme également que « toutes les femmes pro-Komala tentaient de se rapprocher de cet idéal. Nous avons essayé de porter les vêtements les plus simples et les moins chers. Nous avons essayé d’être moins attrayantes. Tant que nous étions sous cette forme, nous pensions que nous étions plus révolutionnaires2. » Un tel modèle d’apparence est favorablement accueilli par de nombreux révolutionnaires kurdes, notamment les femmes pro-Komala. Car en plus des objectifs politiques de l’organisation, l’apparence simple et sans maquillage des femmes kurdes, un modèle loin de celui du régime précédent, considéré comme corrompu et dégénéré, peut dans une certaine mesure neutraliser les rumeurs qui les visent. Susan dit à ce sujet : « Ce type d’apparence ne pouvait pas complètement empêcher la propagation de rumeurs contre nous. Mais cela n’était pas non plus totalement inefficace. Grâce à notre apparence, certains ne croyaient pas aux rumeurs qui circulaient3. »

1 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan. 2 Ibid. 3 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan.

168 Cependant, cela n’est pas le cas de toutes. Certaines femmes pro-Komala (5 enquêtées sur les 37) évitent autant que possible de se conformer au style vestimentaire et aux normes de féminité auxquelles elles sont assignées par le milieu politique de l’époque. Certaines essayent de trouver un équilibre entre leurs désirs individuels et les critères révolutionnaires. Par exemple, si Pershing déchire ses habits, simples et peu coûteux, pour se rapprocher le plus possible du style de vie révolutionnaire1, Mahine, qui se considère tout autant comme révolutionnaire, essaye également de prendre en compte ses désirs personnels. À ce propos, elle explique : « J’avais le sentiment que copier à tout prix le mode de vie des peuples opprimés, pour nous, adolescentes et jeunes femmes, c’était trop demander. J’ai accepté de porter des vêtements kurdes mais j’essayais autant que possible de les choisir dans mes couleurs préférées2. » Une autre femme pro-Komala de Baneh, Sara, ajoute : « Je portais une robe formelle lorsque j’étais enseignante, mais après le soulèvement, nous nous sommes habillées à la kurde. Beaucoup de femmes portaient des vêtements sombres et gris, mais moi j’ai choisi plutôt des vêtements colorés et on m’a beaucoup critiquée pour ça. Je pensais qu’au lieu de se focaliser sur notre style vestimentaire, il aurait été préférable de se concentrer sur ceux qui étaient privés de soins médicaux. Mais une telle idée aurait malheureusement été marginalisée et considérée comme trop intellectuelle3. »

Ainsi, l’organisation agit aussi sur le plan individuel, en diffusant un modèle de féminité considérée comme la plus légitime dans un cadre révolutionnaire, et contribue à une standardisation des expressions et de la présence des femmes militantes dans l’espace public qui va à l’encontre des discours de liberté individuelle et d’autonomie des femmes que cette même organisation diffuse. Cette norme de féminité révolutionnaire est représentée par une figure « désexualisée » des femmes, qui valorise les attributs habituellement associés au masculin. Si les hommes font également face à certaines restrictions socioculturelles, le révolutionnaire est une figure masculine. Les femmes pro-Komala estiment devoir respecter cet idéal pour montrer qu’elles sont de véritables révolutionnaires. Tout acte considéré comme hors de cet idéal est souvent perçu comme non révolutionnaire.

Dans un contexte révolutionnaire où tout devient politique et doit être au service de l’objectif d’établir un monde meilleur, l’apparence, les comportements quotidiens comme la consommation de produits alcoolisés, de drogues et tous types de relations sexuelles

1 Extrait d'entretien du 16 mars 2018 à Paris avec Pershing. 2 Extrait d'entretien du 5 avril 2015 à Gutenberg avec Mahine. 3 Extrait d'entretien du 20 avril 2015 à Uppsala avec Sara.

169 extraconjugales (même pour des personnes non engagées dans la vie politique) sont mal vus. Également, les décisions les plus personnelles des individus peuvent faire l’objet de critiques car étant perçues comme des actes non révolutionnaires. Sous la pression collective lors de cette période, le destin politique est bien plus important que d’autres projets personnels comme le mariage ou fonder une famille. Et celui ou celle qui a l’audace de vouloir malgré tout se marier dans de telles circonstances se retrouve immédiatement accusé de « non-révolutionnaire ». La nature des débats lors du premier congrès du Komala en 1978 montre bien à quel point le mariage est considéré de façon négative en ces temps révolutionnaires. Le Komala le considère comme un risque de voir ses membres s’éloigner du militantisme. Cette crainte de la « passivité » politique des militants en cas de mariage revient souvent dans le discours de cette organisation. À cet égard, l’un des militants indique : « Ce qui pouvait faire “dévier” certains camarades du combat politique, c’était leur attachement excessif à la famille. C’est le nœud de tous les problèmes et c’est là qu’il faut chercher l’origine des peurs et conservatismes1. » Malgré la place quasi sacrée accordée au mariage dans la société iranienne, y compris dans la société kurde, se marier est considéré comme une trahison à la cause pendant cette période révolutionnaire. À titre d’exemple, Monireh, l’une des femmes pro-Komala, ose affirmer à cette période sa volonté de se marier. Elle raconte à ce propos : « Je me souviens très bien de cette époque. Dès que nous (mon mari et moi) avons décidé de nous marier, nous avons fait face à l’incompréhension de notre entourage. Tout le monde a été très surpris et ne s’est pas privé de nous critiquer ouvertement. “Quoi ? Ils veulent se marier ? Dans ce cas, ils ne peuvent plus désormais se considérer comme de véritables révolutionnaires.” Tout le monde était incrédule car à cette époque, nous ne devions penser qu’à la politique et à rien d’autre. La vie personnelle était dominée par des problèmes politiques2. » Dans un tel contexte, si la plupart des révolutionnaires kurdes cèdent à l’injonction et font primer la révolution au détriment de leur vie privée en reportant leur mariage, certaines font quand même le choix de se marier. Parmi les femmes interviewées, deux cas de figure apparaissent. Monireh, issue d’une famille de notables et non conservatrice, explique son choix de se marier par l’amour, la défense d’un choix individuel et l’affirmation d’une force de caractère. Nasrin, issue d’une classe de notables connue de la région de Bukan et d’une famille conservatrice, explique qu’elle a fait le choix de se marier avec un militant pro-Komala dans le but de contourner les obstacles familiaux : « Mon père était toujours opposé à ma participation à la vie politique. Malgré ses tentatives

1 Malekeh Mostafa Soltani et Sa’ad Vatandoost (eds.), « Les débats du Premier Congrès du Komala », [Mabahese Kongrey Awale Komala], Rebazi Komala, 2018, p. 59. 2 Extrait d'entretien du 7 avril 2015 à Stockholm avec Monireh.

170 infructueuses, il m’a encouragée à épouser un militant pro-Komala. Parce que le mariage était un moyen de soulager mon père. Selon mon père, mon mariage pouvait non seulement neutraliser les rumeurs sur ma moralité qui me visaient en tant que femme marxiste, mais en cas de problème politique, ce serait mon mari qui serait responsable1. »

Également, il semble que la direction du Komala ne soit pas suffisamment déterminée à lutter contre la violence et le sexisme de ses membres et de ses sympathisants à l’égard des femmes. La plupart des femmes (24 enquêtées sur les 28) partagent le fait que la réalité de la vie politique de cette période est très différente des rumeurs qui courent sur l’organisation. Shahla se souvient : « Pour les familles, la participation des femmes à la politique signifiait un mélange incontrôlable d’hommes et de femmes et le risque de viol par les forces gouvernementales, mais notre expérience à nous les femmes étaient très loin de cette prévision. Je me souviens très bien que le sentiment révolutionnaire nous animait lors des rassemblements. Il se passait des choses intéressantes et je voulais être présente partout. Grâce à ces expériences, lors des manifestations, discours, réunions, j’ai appris beaucoup de choses que je n’avais jamais vues ou entendues. Après la révolution, c’était tellement agréable que les gens des deux sexes puissent discuter entre eux dans la rue2. » Mais cela ne signifie pas que tous les militants se comportent de cette manière, notamment en ce qui concerne les femmes. Selon les récits de quelques femmes interrogées (3 enquêtées sur les 28), certaines femmes sont harcelées ou même violées par leurs camarades hommes. Mais ni les femmes elles-mêmes, ni les responsables de l’organisation ne veulent les prendre au sérieux. Deux raisons peuvent justifier leur silence à ce sujet. D’une part, tout sexisme est considéré comme beaucoup moins important que les actions politiques et révolutionnaires de l’époque. C’est pourquoi les dirigeants ne veulent pas protester contre le sexisme ni même en discuter. D’autre part, si les militants, en particulier les femmes, admettent les faits et discutent de tels problèmes à quelque niveau que ce soit, cela peut confirmer les craintes des familles et de la société concernant la participation des femmes à la sphère politique. Cependant, ces deux raisons ne peuvent expliquer toute la réalité. Une partie de ce silence est évidemment liée à l’insensibilité de la plupart des militants, voire de certains dirigeants de l’organisation, à la question de la violence à l’égard des femmes ou du sexisme, les considérant comme un comportement « normal » et « naturel » des hommes envers les femmes. Susan (une jeune femme sympathisante du Komala de Mahābād) raconte que plusieurs jeunes femmes militantes qui travaillent ensemble sont violées par le responsable

1 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 2 Extrait d'entretien du 21 octobre 2014 à Paris avec Shahla.

171 du groupe, quelqu’un de bien connu dans l’environnement politique de la ville : « Plusieurs jeunes filles de notre ville et moi, toutes âgées de moins de 18 ans, travaillions en groupe sous la direction d’un camarade homme. Mais les exigences de notre responsable profitant de son statut dépassaient parfois les activités politiques. Des témoignages confirmaient qu’il avait violé quelques jeunes femmes de notre groupe. Mais nous avons essayé de ne pas le rendre public parce que nous avions peur de la réaction de nos familles et des autres1. » Elle excuse alors le silence de ses camarades par ce qu’elle prend pour de l’inconscience. Mais Susan se rend vite compte qu’elle a tort : « C’est en prison que j’ai compris que les autres camarades (les hommes) en étaient conscients, mais ne voulaient pas s’en mêler. Un de mes interrogateurs, qui savait tout par l’un des camarades détenus, m’a constamment insultée, faisant référence à un viol par mon responsable. Cela m’a tellement déçue. C’est pourquoi, après ma libération, j’ai abandonné pour toujours la vie politique au sein du Komala. Notre responsable violeur n’a jamais été condamné par l’organisation2. »

Cependant, si les femmes sont davantage plus par ces restrictions et ces formes de contrôle que les hommes, elles s’accordent sur le fait que leur présence dans la vie politique de cette période contribue à leur autonomisation. Cet espace permet effectivement aux femmes, comme nous le verrons dans la section suivante, d’élargir leur pouvoir d’action et de remettre en cause la division sexuelle du travail qui les confine largement à la vie domestique. Nous allons maintenant interroger la traduction de leurs expériences de socialisation militante (et des obstacles rencontrés) dans leurs modes d’organisation et d’activisme politique. Comment les obstacles individuels qu’elles ont affrontés et contournés se traduisent-ils sur le plan de l’idéologie et de l’organisation politique ? Nous répondrons à cette question en analysant leurs rencontres et leur travail politique avec des femmes non organisées dans les zones où elles militent.

1 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan. 2 Ibid.

172 2. Deuxième chapitre : Des femmes dans l’organisation : la difficile production collective d’un sujet politique face à la stigmatisation et à la division sexuelle du travail militant

La période très courte de la transition du pouvoir se marque par l’émergence de nombreuses organisations politiques. Chaque organisation, en fonction de sa compréhension de la situation et des idéaux qu’elle défend, tente d’orienter ses militants (membres et sympathisants) afin de réaliser ses objectifs et jouer un rôle dans la construction du nouveau système politique du pays. En revanche, une partie des islamistes sous la direction de l’ayatollah Khomeiny tente de nier le rôle d’autres groupes révolutionnaires. L’ayatollah Khomeiny, qui promet pendant la révolution que des forces séculaires seront libres dans le nouveau système politique iranien, dénie leur rôle après la victoire de la révolution. Ainsi, à propos des marxistes, il dit : « Ils [les marxistes iraniens] n’ont contribué à rien. Ils n’ont pas du tout aidé la révolution… Ils n’ont pas été décisifs dans la victoire, ils n’ont rien apporté… Les peuples se sont battus pour l’islam1. »

Dans cette bataille de pouvoir, les femmes sont parmi les premières cibles de l’islamisation du pays et sont privées de certains de leurs droits les plus fondamentaux tant dans la vie publique que privée. Malgré leur présence massive pendant la révolution, l’individualité, l’autonomie et l’indépendance des femmes sont largement limitées après la victoire de la révolution. La loi de Protection de la famille adoptée en 1967 (détaillée en première partie de cette thèse) et qui instaurait des changements au profit des femmes est suspendue seulement deux mois après la révolution pour la rendre compatible avec la nouvelle Constitution affirmant la charia comme fondement des lois. L’autorité islamiste supprime non seulement les réformes considérées comme « non islamistes », mais tente également de renforcer la domination masculine au sein de la famille afin de la rendre conforme, en tant que fondement de la société, aux principes de l’islam. Ainsi, le port du voile est rendu progressivement obligatoire seulement deux semaines après la victoire de la révolution. Le hijab devient désormais non seulement un symbole religieux, mais également un symbole révolutionnaire du nouveau système politique de l’Iran. Cependant, cela n’aboutit pas à rendre visible la question des femmes dans les organisations politiques, notamment les organisations d’extrême gauche telles que le Komala, même si désormais la question des femmes n’est pas négligeable. Le Komala considère les femmes comme une partie du peuple kurde et l’égalité des sexes fait partie des objectifs généraux de cette organisation dans la continuité de l’héritage marxiste. Ainsi, la réaction de certains jeunes leaders du Komala contre l’obligation de porter le voile, à un moment où

1 Maziar Behrooz, « Rebels With A Cause: The Failure of the Left in Iran », op. cit., p. 95.

173 l’organisation n’est pas encore suffisamment connue du public, montre la sensibilité de cette nouvelle organisation à la question des femmes. Face à l’appel de l’ayatollah Khomeiny à imposer le hijab à toutes les femmes iraniennes, la plupart des organisations politiques iraniennes, dont les marxistes, préfèrent garder le silence. Car l’idéal marxiste est la révolution prolétarienne contre les forces impérialistes qui conduit à l’émancipation de tous les individus, hommes et femmes1. La seule manifestation tenue contre l’obligation du hijab est planifiée par des femmes non organisées, notamment des fonctionnaires et des infirmières. Elle dure cinq jours à partir de la Journée internationale des femmes, le 8 mars 1979, et se déroule dans plusieurs villes, notamment à Téhéran2. Contrairement à d’autres organisations politiques de tendance marxiste, quelques jeunes dirigeants du Komala appellent cependant les femmes kurdes à manifester contre cette obligation. Alors que la plupart des femmes kurdes, après des années de répression socio-économiques, ne connaissent pas le 8 Mars, elles protestent, comme d’autres femmes non kurdes, notamment celles de Téhéran, contre l’imposition du hijab en scandant « pas de hijab, pas de coup, à bas cette dictature » ou « Na roosari na too sari, marg bar in diktatori ».

Dans un tel contexte, comment les femmes militantes pro-Komala articulent-elles l’intérêt général tel qu’il est défini par leur organisation avec les enjeux spécifiques de leur condition de femmes dans la société kurde ?

Dans ce chapitre, nous examinerons donc les activités sociopolitiques des jeunes femmes kurdes en tant que sympathisantes du Komala dans l’espace urbain pendant la période de transition du pouvoir. Une période qui commence au lendemain de la victoire de la révolution et s’étend jusqu’en 1981, lorsque la plupart de ces femmes pro-Komala intègrent la lutte armée en tant que peshmergas. Afin de comprendre les effets de la conjoncture sur la place des femmes dans l’organisation du Komala en tant que sympathisantes, nous analyserons le rôle des jeunes femmes pro-Komala en quatre parties chronologiques déjà mentionnées dans l’introduction de cette partie :

1 Naser Mohadjer et Mahnaz Matin, « La révolte des femmes en mars 1979 », [Khizesh’é Zanan dar Esfand’é 1357], vol I & II, Cologne, Ghatreh, 2013. 2 La première tentative pour appliquer l’obligation du voile rencontre une résistance féminine importante lors des premières manifestations de la journée internationale des droits des femme après la révolution, le 8 mars 1979. Cette manifestation dure cinq jours dans plusieurs villes notamment à Téhéran. Elles protestent contre cette obligation, appelant à la préservation de leurs droits, y compris leur droit de porter ce qu’elles souhaitent en scandant « Nous condamnons toutes les formes de dictature », « La liberté n'est ni orientale ni occidentale, c'est universel. » A propos de ces manifestations, voir : Ibid.

174 1) Du lendemain de la victoire de la révolution jusqu’au début de la première période d’attaques des forces gouvernementales contre les forces politiques kurdes (du 11 février au 19 août 1979) : l’émergence des institutions démocratiques des femmes ;

2) Lors du premier conflit armé entre les forces gouvernementales et les forces politiques kurdes (du 19 août à novembre 1979) : le rôle auxiliaire des femmes pro-Komala au cours du premier conflit armé ;

3) Le cessez-le-feu entre les forces gouvernementales et les forces politiques kurdes (de novembre 1979 jusqu’à avril 1980) : la formation des comités de femmes pro-Komala ;

4) Le commencement du deuxième conflit armé entre les forces gouvernementales et les forces politiques kurdes (d’avril 1980 à 1981) : les femmes dans les activités clandestines de l’espace urbain.

Dans ce chapitre, nous nous intéresserons donc de près à ces deux années de transition de la présence des femmes en tant que sympathisantes de l’organisation du Komala. Nous verrons comment les femmes pro-Komala participent activement à la vie sociopolitique de l’organisation. Tout au long de cette période, bien que cette organisation, en confirmant le concept de division sexuelle du travail révolutionnaire, n’accepte les jeunes femmes que dans l’espace urbain, le rôle des jeunes femmes pro-Komala s’intensifie et se développe en fonction de la situation dans laquelle elles se trouvent. Nous analyserons à la fois les choix défendus par l’organisation et les enjeux de la conjoncture qu’ils mettent en évidence, mais aussi comment les femmes investissent cette exclusion qui, comme nous le verrons, ne signifie pas un vide politique.

2.1. L’émergence des institutions démocratiques de femmes (11 février-19 août 1979)

La nouvelle organisation politique du Komala, qui manque d’expérience et n’est pas encore connue du public, décide dès son émergence, en collaborant avec quelques organisations politiques iraniennes de la tendance marxiste, de fonder plusieurs institutions dans diverses villes des régions kurdes, comme « la société de la défense de la liberté et de la révolution » ou « la société émancipatrice des travailleurs », afin de diffuser les valeurs révolutionnaires et d’organiser le travail politique. Alors que la vie de ces institutions ne dure généralement pas plus de cinq mois et qu’elles sont supprimées lors de la première attaque par les forces gouvernementales le 19 août 1979, elles sont les principaux centres de décision, de planification

175 et d’organisation des événements importants de cette période et réussissent bien à attirer une partie importante des jeunes générations vers des activités politiques.

Cependant, comme nous l’avons déjà mentionné dans le chapitre précédent sur les obstacles organisationnels, si les femmes participent activement à la révolution, elles sont contraintes de prendre leurs distances avec ces institutions. Avec le déclin de l’atmosphère révolutionnaire, ces institutions démocratiques sont au fur et à mesure de plus en plus réservées aux hommes. La présence des femmes dans la vie politique devient de moins en moins fréquente. En conséquence, certaines femmes, en majorité des enseignantes, tentent de créer leurs propres institutions démocratiques, afin de résoudre ce problème et d’empêcher le retour des femmes au foyer. Dans certaines villes, où il y a suffisamment de femmes enseignantes, plusieurs institutions de femmes comme le Conseil des femmes à Sanandaj, l’Union des femmes à Marivan, l’Association des femmes militantes à Saghez, l’Association des femmes à Oshnaviyeh et le Conseil des femmes à Naghadeh sont créées1. Il existe un lien étroit entre les courants marxistes, en particulier le Komala, et ces institutions féminines.

Il convient de noter que la participation des femmes ne se limite pas uniquement à ces institutions féminines. D’une part, ces institutions n’existent pas dans toutes les villes des régions kurdes et, d’autre part, toutes les femmes, notamment la plupart des adolescentes, n’en sont pas membres. Comme nous l’avons déjà mentionné, les adolescentes sont moins touchées que les femmes plus âgées par les obstacles familiaux et sociaux. C’est pour cela que des groupes d’adolescentes continuent leurs activités politiques avec prudence à côté des hommes et dans les groupes mixtes. Par exemple, comme le souligne Shilan, une sympathisante du Komala et membre du conseil des élèves de Sanandaj, 7 personnes sur 12 membres du conseil sont des jeunes filles. Ce conseil est très actif et pousse les élèves à participer aux manifestations, aux grèves et aux événements ponctuels2. Cependant, le rôle des institutions démocratiques féminines est décisif lors de cette période. Alors que tous les membres de l’Union des femmes à Marivan et de l’Association des femmes à Oshnaviyeh sont des femmes kurdes pro-Komala, l’association des Femmes militantes de Saghez est composée de femmes kurdes pro-Komala et de femmes non kurdes d’autres organisations politiques iraniennes marxistes. Le Conseil des femmes de Sanandaj est formé grâce à la coopération de femmes actives dont la plupart n’ont pas une orientation politique définie. Ainsi, Galawij Rostami, une

1 Les villes de Sanandaj, Marivan et Saghez sont situées dans la province de Kurdistan et les villes d’Oshnaviyeh et de Naghadeh sont situées dans la province d’Azerbaïdjan de l’ouest. 2 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

176 militante de l’Association des femmes à Oshnaviyeh, explique : « Nous avions un certain nombre de lycéennes accompagnées d’enseignantes actives pro-Komala issues de la classe moyenne et modeste qui ont décidé de former l’Association des femmes d’Oshnaviyeh1. » Si certaines institutions, comme l’Union des femmes de Marivan et l’Association des femmes de Saghez, ont leur propre manifeste et leur agenda politique autonome, cela n’est pas le cas pour toutes. Par exemple, l’Association des femmes d’Oshnaviyeh poursuivit son activité sociopolitique sans programme ni agenda précis. À cet égard, Galawij Rostami, l’une des militantes de cette institution, dit : « Notre institution n’avait ni son propre manifeste ni ses propres initiatives. Chaque jour, lors d’une réunion, nous décidions quoi faire2. »

Face aux limitations imposées à la grande majorité des femmes militantes, la création de telles institutions non mixtes est une expérience totalement nouvelle, comme Golrokh Ghobadi le souligne dans ses mémoires. Ces institutions permettent de contourner les obstacles familiaux, sociétaux et organisationnels afin de créer des espaces de camaraderie affinitaires et d’initiatives politiques pour que les femmes défendent leur légitimité sur la scène publique de la lutte politique3. Le seul manifeste encore accessible de ces institutions démocratiques est celui de l’Association des femmes de Saghez. Il y est écrit : « Le soulèvement de février, bien qu’il ait réussi à remporter des victoires, n’a pas réussi à remporter la victoire finale en coupant toutes les racines des forces impérialistes dans la vie socio-économique et culturelle de l’Iran. Par conséquent, afin de neutraliser toutes les conspirations des réactionnaires et poursuivre les luttes jusqu’à la libération de toutes les forces laborieuses et l’abolition de l’exploitation des individus, les femmes militantes de Saghez présentent leur organisation sous le nom d’Association des femmes militantes de Saghez4. » Le manifeste énumère également les conditions afin d’accepter de nouveaux membres : « 1. Elle n’est liée à aucun parti ou organisation d’un pays étranger. 2. Elle accepte les objectifs et fait des efforts pour faire avancer les projets de l’association des femmes militantes. 3. Les membres de la communauté ne doivent pas avoir moins de 16 ans. 4. Ses qualifications sociopolitiques doivent être confirmées par l’Association des femmes militantes de Saghez5. »

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 219. 2 Ibid, p. 220. 3 Ibid, p. 219. 4 Cité dans Naser Mohadjer et Mahnaz Matin, « La révolte des femmes en mars 1979 », [Khizesh’é Zanan dar Esfand’é 1357], vol. 1, Cologne, Ghatreh, 2013, p. 473. 5 Ibid.

177 En formant ces institutions non mixtes en réponse à leur marginalisation des espaces intermédiaires de la politique (comme nous l’avons vu dans la section précédente), les femmes pro-Komala mettent en place également une tactique pour contourner les rumeurs d’immoralité sexuelle et permettent à l’organisation de défendre une image respectable et aux femmes de se défaire du stigmate d’immoralité. À cet égard, Mastoure, une femme pro-Komala et membre de l’Association des femmes militantes de Saghez, dit : « Après avoir fondé ces institutions, nous ne sommes jamais allées aux réunions des hommes. Nous n’avons pas assisté à leurs réunions, mais nous avons organisé nos réunions séparément sous la surveillance des organisations politiques. Nous allions parfois chez nos camarades hommes afin d’y tenir une réunion, mais je ne me souviens pas qu’il y ait eu un genre de mixité entre femmes et hommes dans ces institutions1. »

Bien qu’elles soient composées uniquement de femmes et qu’elles décident par les femmes et pour les femmes, ces institutions non mixtes de femmes se focalisent au départ sur les politiques générales des courants politiques de tendance marxiste et ne développent pas de revendications autonomes sur les intérêts spécifiques des femmes. Au contraire, les femmes membres utilisent ces institutions pour défendre leur rôle décisionnel sur le plan de l’intérêt décrit comme général. Les organisations politiques, y compris le Komala, convoquent ces institutions pour leur demander de prendre la parole lors de cérémonies et de rassemblements divers. Les femmes de ces institutions participent avec leurs propres slogans en confirmant à la fois leur solidarité avec la classe prolétarienne et leur soutien au programme d’autonomie du Kurdistan2. Les membres de ces institutions participent directement aux activités sociopolitiques et ne laissent passer aucune occasion de jouer leur rôle. D’après le récit d’un des membres de l’Union des femmes de Marivan, aucune décision importante politique n’est prise à Marivan sans la présence de cette institution. Dans chaque réunion des organisations marxistes, une représentante de l’Union des femmes est présente3.

Ces institutions démocratiques féminines s’organisent autour de deux activités principales. D’une part, elles tentent de programmer certaines opportunités pour les femmes défavorisées en marge des villes et pour les femmes villageoises qui, à cause du système discriminatoire du régime Pahlavi, ont moins accès aux services sociaux. À cette fin, les

1 Extrait d'entretien du 10 avril 2015 Extrait d'entretien du Mastoure. 2 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan ; Extrait d'entretien du 21 avril 2015 à Uppsala avec Farzaneh ; Extrait d'entretien du 10 avril 2015 Extrait d'entretien du Mastoure. 3 Le Komala travaille avec d’autres organisations pour organiser les événements socio-politiques ainsi que gérer les affaires des villes en générales. Pour organiser un événement, ils décident ensembles mais peu à peu le rôle du Komala devient plus important que les autres.

178 militantes de ces institutions tentent autant que possible de fournir aux femmes défavorisées un service de santé, une éducation de base, des cours de couture et de tricot et, dans certains cas, une aide financière. Elles essayent également de mobiliser les femmes défavorisées pour qu’elles revendiquent leurs besoins quotidiens. Citons par exemple la mobilisation des femmes d’un quartier très populaire de Sanandaj pour accéder à l’eau potable, ou l’encouragement des femmes tisseuses de tapis de Saghez à faire grève afin d’obtenir gain de cause sur leurs revendications salariales et les horaires et conditions de travail. Les anciennes militantes de ces institutions considèrent leurs efforts de cette période avec un regard positif et comme un outil pour approfondir le contact avec les femmes marginalisées. Farzaneh, une militante de l’Union des femmes de Marivan, explique : « Contrairement à certaines organisations iraniennes marxistes qui étaient plus intellectuelles et avaient moins de contacts avec les gens ordinaires, nous avons essayé d’être au plus près d’eux afin de comprendre leur vie quotidienne et les aider autant que possible. Donc, nous n’avons pas hésité à apporter notre aide et notre soutien aux pauvres et aux démunis des populations rurales et urbaines1. »

D’autre part, les militantes de ces institutions féminines essayent, à travers leurs activités charitables, de sensibiliser et d’attirer l’attention des femmes de ces groupes défavorisés sur des sujets politiques tant au niveau national que régional, comme la cause kurde et la discrimination socio-économique. À ce propos, ces institutions tentent d’étendre le cercle de la conscience politique des couches les plus défavorisées de la société, en particulier les femmes, souvent analphabètes et confinées au foyer. Au contraire d’autres courants politiques non kurdes qui considèrent les femmes populaires comme dénuées de toute volonté politique, les institutions démocratiques de femmes ont pour objectif de politiser le réseau de la vie quotidienne, comme le souligne l’historienne américaine Temma Kaplan2. C’est grâce à ce travail de terrain que les militantes peuvent en cas de besoin compter sur l’appui de ces femmes lors des événements sociopolitiques de cette période et sur leur participation à des manifestations de rue. À cet égard, Golrokh Ghobadi écrit : « Partout où les femmes n’étaient pas présentes, nous allions à leur rencontre, habituellement à côté de leur domicile ou chez elles directement. Nous commencions la conversation avec elles et leur donnions les nouvelles politiques de la ville. Elles ne les connaissaient généralement pas et nous écoutaient attentivement. Parfois, elles nous accueillaient chaleureusement chez elles et nous écoutaient pendant des heures et parfois, elles

1 Extrait d'entretien du 21 avril 2015 à Uppsala avec Farzaneh. 2 Temma Kaplan, « Female Consciousness and Collective Action: The Case of Barcelona (1910-1918) », Signs, n° 3, vol. 7, 1982, p. 545-566.

179 étaient réticentes à nous accepter, parce qu’elles ne voyaient aucun lien entre nos idées et la réalité de leur vie1. »

Cependant, comme les militantes de ces institutions le soulignent, leurs activités sociopolitiques ne peuvent pas prendre en considération tous les problèmes des femmes populaires et sont parfois éloignées de la réalité de leur quotidien. En d’autres termes, alors que les militantes des institutions démocratiques se concentrent au départ sur les programmes et les objectifs généraux des organisations politiques d’extrême gauche, ce sont les femmes des milieux populaires qui cherchent, à travers leurs conversations avec les militantes, à trouver une solution à leurs problèmes quotidiens comme la violence domestique, la polygamie et les mariages forcés. Autrement dit, les femmes des milieux populaires poussent les militantes à prendre conscience et à défendre certains problèmes spécifiques des femmes. À cet égard, Farzaneh, une militante de l’Union des femmes de Marivan, explique : « Les femmes défavorisées ou les villageoises nous rencontrant parlaient de leurs problèmes quotidiens tels que la question du mariage, du divorce, etc. ; nous avons dû ajouter de tels sujets à nos programmes politiques et nous avons essayé, dans la mesure du possible, de trouver une solution pour résoudre leurs problèmes, par exemple, en lançant une action en justice, etc.2. » Sayran, une militante du Conseil des femmes à Sanandaj, dit également : « Parfois, pour certains sujets comme l’excision, nous ne savions pas grand-chose. Cela était pratiqué dans certaines régions et villages et nous, en tant que militantes, n’avions pas assez de connaissances pour les informer à ce propos3. » Golrokh Ghobadi, qui est à cette période l’une des militantes du Conseil des femmes à Sanandaj, ne nie pas la sensibilisation de certaines femmes à ces sujets mais elle écrit dans ses mémoires : « Notre but en créant des institutions de femmes à cette époque n’était pas de nous concentrer sur les problèmes spécifiques des femmes. Nous pensions que les femmes pourraient mieux participer à la vie politique en créant ces institutions non mixtes. […] Mais nous avons bien compris que les femmes avaient d’autres revendications spécifiques aux femmes que les revendications politiques, largement liées à une série de discriminations fondées sur le sexe4. »

Les institutions démocratiques des femmes, alors qu’elles sont au départ un outil de participation politique, deviennent des espaces de politisation spécifiques et de formation

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 204. 2 Extrait d'entretien du 21 avril 2015 à Uppsala avec Farzaneh. 3 Extrait d'entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran. 4 Naser Mohadjer et Mahnaz Matin, « La révolte des femmes en mars 1979 », [Khizesh’é Zanan dar Esfand’é 1357], vol. I, Cologne, Ghatreh, 2013, p. 357.

180 d’intérêts communs. Elles rendent possible la construction de liens politiques autonomes entre les femmes pro-Komala et les femmes de milieux populaires des quartiers défavorisés et des villages, et permettent aux militantes de se distancer de la conscience révolutionnaire telle que définie par les hommes de l’organisation, contre ce que la féministe et historienne anglaise Sheila Rowbotham décrit comme « la paralysie de la conscience dans un mouvement révolutionnaire défini par les hommes1 ». En outre, ces institutions ne veulent pas se limiter aux événements liés aux régions kurdes. Malgré le fait qu’il est rarement arrivé aux femmes militantes de ces institutions de se rendre dans d’autres régions iraniennes, elles ont le souhait, en tant que forces révolutionnaires d’extrême gauche, de se mettre au service de tous les peuples opprimés dans l’ensemble du pays. Par exemple, lors de l’attaque des forces populaires d’une région du nord-est de l’Iran par les forces militaires du nouveau gouvernement, le 28 mars 1979, trois membres du Conseil des femmes de Sanandaj se portent volontaires pour aider les blessés dans cette région, mais ces trois femmes sont tuées lors d’un accident de voiture avec six autres camarades hommes avant d’arriver à leur destination2.

Ce type de participation permet aux femmes, comme Nadine Puechguirbal le souligne, « de participer à la reconstruction de leur société sur les bases d’une nouvelle identité et d’une nouvelle assurance qui, peu à peu, transforme leur ancien statut de dépendante ou de victime en “agency” et passer de l’identité restrictive de victime qui définit la femme selon des normes socialement acceptées à la notion d’agent ou de vecteur qui fait de la femme une actrice à part entière du processus de transformation post-conflit. La femme passe du statut de femme objet (passive) à celui de femme sujet (active)3. »

Comme nous verrons dans la section suivante, l’une des actions les plus importantes des institutions démocratiques des femmes lors de cette période très courte est leur présence dans la protestation massive de la population de Marivan, une ville frontalière entre l’Iran et l’Irak et située dans la province du Kurdistan où le Komala est très actif.

1 Sheila Rowbotham, « Women, Résistance and Revolution », New York, Vintage Books, 1974, p. 12. 2 Selon le quotidien de Kayhan (31 mars 1979), ces trois femmes sont Golriz Ghobadi, Faezeh Gotbi et Farideh Zakaryai. 3 Nadine Puechguirbal, « Le genre entre guerre et paix », op. cit., p. 230.

181 Les femmes au cœur de l’acte protestataire de Marivan

La mise en place de la République islamique d’Iran n’est pas évidente et rencontre des actes de résistance et de protestation. Il faut divers moyens pour faire taire les oppositions et monopoliser le pouvoir en Iran. À cette fin, plusieurs organismes sont créés par des islamistes pro-ayatollah Khomeiny. Entraînant la méfiance à l’égard du système de sécurité étatique précédent, ils établissent de nouveaux organismes tels que les Gardiens de la révolution islamique (les Pasdaran), les comités des quartiers et les tribunaux révolutionnaires1. Ces forces sont largement recrutées parmi les jeunes générations islamistes khomeynistes. Elles jouent un rôle décisif dans la suppression violente des divers opposants (d’extrême gauche, des libéraux et même certains des islamistes) qui sont tués sous le prétexte d’être des antirévolutionnaires, des agents internes de l’impérialisme mondial ou des Américains. Cet effort constant des forces islamistes (surtout les Gardiens de la révolution ou Pasdaran) dans le but de contrôler les régions kurdes et de réprimer les divers courants politiques de l’opposition dans les régions kurdes a accru les tensions. Le nouveau gouvernement et les forces kurdes s’accusent mutuellement d’être la source principale de l’augmentation de la tension politique, des altercations armées et des meurtres politiques dans la région. C’est dans ce contexte que la population de Marivan, sous l’impulsion du conseil municipal ainsi que d’autres institutions démocratiques de la ville comme l’Union des femmes, décide comme acte de protestation de quitter la ville le 22 juillet 1979 pour une durée indéterminée et de s’installer dans un camp, Kani Miran, à 15 kilomètres de la ville, en déclarant : « Si vous insistez pour occuper militairement la ville, pour nous massacrer, nous allons évacuer la ville2. » Cette manifestation est remarquable et imprègne la mémoire collective des Kurdes sous le nom de la « manifestation historique de Marivan ». Au lendemain du lancement de cette initiative qui dure deux semaines, environ 75 % de la population quitte la ville avec des slogans comme « nous resterons jusqu’à la retraite des armées », « le peuple : ni la guerre, ni la soumission », « les médias étatiques mentent », « la vraie révolution est ici, il faut la défendre ou sinon elle sera volée », « la lutte continue contre l’impérialisme intérieur3 ». La plupart des jeunes marxistes des différentes villes kurdes prennent également part à cette initiative en marchant vers Marivan pour soutenir les protestations des habitants de cette ville. Les femmes pro-Komala rejoignent activement la protestation, en tant que participantes mais aussi en tant qu’organisatrices en dépit de tous les obstacles familiaux, sociaux et organisationnels. C’est au cours de cette manifestation massive que la plupart des jeunes femmes de différentes villes des régions kurdes peuvent participer pour la première fois à un acte en dehors de leur ville d’origine pendant plusieurs jours. Accompagnée massivement par les femmes et les hommes d’autres villes des régions kurdes, la population de Marivan ne se sent plus seule. À propos du soutien de la population d’autres villes, et notamment de la présence massive des femmes, un envoyé spécial français parle d’une manifestation pacifique à Marivan de 3 000 personnes de Sanandaj, femmes et hommes, qui dure 6 jours4. On trouve des femmes parmi les organisatrices de la marche et du camp. Elles organisent plusieurs comités, comme le comité de la santé ou celui de la logistique. L’une des militantes de l’Union des femmes de Marivan, Mardjan, explique : « Nous ne savions pas jusqu’à quand nous

1 L’un des plus importants de ces organismes, très présentée au cours de cette période dans les régions kurdes, est les gardiens de la révolution (pasdaran), officiellement organisés sur ordre d’Ayatollah Khomeiny le 6 mai 1979. Voir : Farhad Khosrokhavar, « L’utopie sacrifiée : sociologie de la révolution iranienne », op. cit., p. 86 et 175 ; Ervand Abrahamian, « Iran between two revolutions », op. cit., p. 526. 2 Rashad Mostafa Soltani, « Kak Foad : le dirigeant, la politicien et savant politique », [Kak Foad : Rébar, siyasat madar u Zanayeki siyasi], Rojhelat, 2006, p. 366. 3 Le magazine de Téhéran Mosavar, 21 juillet 1979. 4 Le quotidien de Kayhan, le 28 juillet de 1979.

182 voulions rester dans ce camp, ce qui était certain c’était que cet acte, même très court, avait besoin d’une organisation rapide. Nous avons bien organisé les choses. Nous avons créé plusieurs comités, et nous avons distribué le matériel et la nourriture aux manifestants des villes et des villages voisins. Si nous avions déjà travaillé avec certains groupes particuliers, tels que les femmes défavorisées et les villageoises, cette fois la majorité de la population de notre ville nous voyait dans le rôle d’organisatrices1. » Si le rôle des femmes militantes dans l’organisation du domaine logistique s’inscrit dans la continuité des rôles socialement assignés aux femmes, les militantes prennent également les armes pour protéger le peuple du camp. À cet égard, Mardjan affirme : « En plus, certaines femmes en portant les armes ont assuré la sécurité du camp. Ce camp a été notre champ de bataille, la scène où nous avions montré la vérité de notre lutte. À Kani Miran, c’était nous qui faisions la garde de nuit. » Lors de cette protestation, les femmes ont redoublé d’efforts, car elles étaient surveillées par presque toute la population, comme Mardjan le souligne : « Nous nous disions qu’il fallait faire du mieux possible pour qu’ils ne puissent pas dire voici les femmes, voici les révolutionnaires qui n’arrivent pas à protéger le peuple d’une petite ville. On a donc profité de cet épisode pour s’occuper de tout2. » Les femmes militantes présentes dans ce camp aussi bien comme participantes que comme organisatrices utilisent également chaque occasion pour remettre en question les politiques du nouveau gouvernement iranien. Elles tentent de prendre la parole afin de justifier leur action auprès des représentants du gouvernement qui viennent souvent au camp pour la négociation. Par exemple, une militante pro-Komala s’exprime, en parlant avec l’un des représentants du gouvernement, contre la manipulation d’informations par les médias étatiques sur ce qui se passe dans les régions kurdes : « Apparemment les médias de l’État ne veulent pas arrêter de mentir. Ils mentent pour donner des prétextes à l’armée pour nous attaquer. Avez-vous vu le rapport sur Marivan ? Ce rapport prétend que des ennemis de l’Iran nous arment pour que nous nous battions contre l’État. Alors que ce n’est pas vrai ! Nous avons vu des tas d’injustices et nous sommes obligés de faire moins de dépenses et d’emprunter de l’argent pour acheter des armes, ce sont nos armes et on ne les donnera à personne3. » Cet acte sans précédent prend fin deux semaines plus tard, le 4 août 1979, avec la promesse des représentants du gouvernement de donner suite aux revendications des manifestants. Cependant, comme nous le verrons dans la section suivante, non seulement le gouvernement central ne tient pas ses promesses, mais ses forces attaquent les régions kurdes deux semaines plus tard le, 19 août 1979, une attaque qui dure trois mois. Au cours de cette attaque, les institutions démocratiques des femmes sont supprimées et le rôle des femmes pro-Komala entre dans une nouvelle phase.

2.2. Le rôle auxiliaire des femmes au cours du premier conflit armé (19 août-novembre 1979)

Quelques mois après la révolution, des mesures non démocratiques du nouveau système politique postrévolutionnaire telles que le référendum de la République islamique ainsi que l’élection d’une assemblée nationale d’experts, visant à renforcer le pouvoir de la branche

1 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan. 2 Ibid. 3 Téhéran Mosavar, 21 juillet 1979, cité dans Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 261.

183 khomeyniste, augmentent le mécontentement d’autres forces politiques tant dans l’ensemble de l’Iran que dans les régions kurdes. Afin de neutraliser cette tension, les forces gouvernementales attaquent les sièges des journaux, les rassemblements de divers partis et organisations politiques dans le but de les faire taire. Les forces politiques kurdes sont également attaquées sous ordre de l’ayatollah Khomeiny dans le cadre du Décret du Djihad le 19 août 1979, seulement six mois après la révolution. Alors que le gouvernement central exerce le commandement d’une offensive militaire dans les régions kurdes, les courants politiques kurdes deviennent illégaux car ils sont accusés d’être antirévolutionnaires. L’ayatollah Khomeiny les désigne et les dénonce nommément, surtout le PDKI car le Komala n’est alors pas encore assez connu du public.

Les forces politiques kurdes s’organisent en se retirant dans les régions rurales et montagneuses afin de résister contre cette attaque. Si le Komala au contraire du PDKI appelle sans cesse les femmes à participer à la vie politique, cet appel respecte la division sexuelle du travail révolutionnaire. Ainsi, seuls les hommes sont appelés lors de ce conflit armé à rejoindre les zones rurales et montagneuses. Comme nous le développerons dans la troisième partie, plusieurs raisons peuvent expliquer cette division du travail révolutionnaire mais la principale est, comme le souligne Elizabeth Ferris, le fait que « la guerre est culturellement définie comme une activité d’homme1 ». Malgré le fait que d’une part, l’engagement des femmes iraniennes dans la lutte armée existe déjà dans les années 1970 et d’autre part, la révolution de 1979 peut également bouleverser les structures sociopolitiques de l’Iran, cela ne signifie pas que la division sexuelle du travail révolutionnaire est profondément remise en question chez les organisations politiques kurdes et notamment le Komala. Malgré l’entrée des femmes dans la vie politique et publique de cette période, leur présence s’inscrit dans la continuité de la division sexuelle du travail révolutionnaire et le Komala ne leur permet pas de participer à la lutte armée. Selon les normes sociales dominantes, les femmes restent le symbole de la faiblesse et de la fragilité et ne peuvent pas intégrer le monde de la lutte armée. Seules deux femmes quittent la ville pour se rendre en zone rurale mais elles ne parviennent pas à prendre les armes2. Ainsi, contrairement à ses frères qui quittent la ville pour rejoindre les forces peshmergas dans les zones villageoises et montagneuses, Jaleh reste en ville3 car la lutte armée est réservée aux

1 Elizabeth Ferris, « Women, War and Peace: an issue paper », Uppsala, life and Peace Institute, 1992, p. 6. 2 Ces deux femmes sont Sayran et Monireh. 3 Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh.

184 hommes et le domaine de la guerre est considéré comme un domaine de « masculinité » et de non-mixité.

Cependant, l’exclusion des femmes pro-Komala de la lutte armée ne signifie pas pour autant leur inactivité : au contraire, leur rôle dans les activités politiques à l’arrière du front, dans les espaces urbains, s’intensifie et se développe. Car, comme le théorise dans un autre contexte Lætitia Bucaille, « quand la vie devient précaire et la mort probable, rejoindre la lutte est une issue rationnelle, non seulement pour de plus en plus d’hommes mais aussi pour des femmes qui n’ont pas fait initialement le choix de l’engagement. Leur présence dans les rangs de la lutte, induite par l’irruption de la violence dans les foyers, renforce la porosité entre sphères publique et privée1 ». Alors qu’un certain nombre d’hommes militants kurdes sont capturés et exécutés par les forces gouvernementales, aucun danger ne menace encore les femmes. Elles restent donc en ville pour s’occuper des affaires politiques dans l’espace urbain en collaboration avec des camarades hommes qui ne prennent pas le maquis. Le rôle de ces femmes est crucial au cours de cette période car elles peuvent circuler plus facilement que les hommes entre les foyers et les fronts de lutte en tant que forces auxiliaires. Elles sont en effet moins susceptibles d’être arrêtées ou contrôlées, car à cette époque les sujets politiques ne peuvent être aux yeux du gouvernement que des hommes.

Au cours de cette période, le déclenchement de la lutte armée dans les régions kurdes conduit à mettre un terme aux institutions démocratiques des femmes. Leurs activités auprès des femmes défavorisées sont suspendues et les jeunes femmes restées dans l’espace urbain organisent plusieurs comités temporaires dans les diverses villes des régions kurdes afin de soutenir les forces peshmergas et tenter de libérer les prisonniers politiques en danger. Tous les événements politiques de cette période se déroulent en présence des femmes organisatrices et participantes. Par exemple, c’est une femme du comité de direction à Sanandaj qui contribue à organiser tous les comités de cette ville et qui est également responsable de faire le lien avec les comités des autres villes, dont la plupart des membres sont des femmes2.

Les femmes, comme le reste de la société, s’impliquent dans deux types d’activités politiques en tant que forces auxiliaires. D’une part, elles tentent d’aider les hommes peshmergas qui s’apprêtent à combattre contre les forces gouvernementales : elles contribuent

1 Lætitia Bucaille, « Femmes à la guerre. Égalité, sexe et violence », Critique internationale, n° 60, vol. 3, 2013, p. 11. 2 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 315.

185 indirectement à cette lutte en collectant des fonds, des médicaments, des vêtements, en transmettant des messages et des articles nécessaires aux zones de combat. D’autre part, elles organisent et participent activement à des manifestations quotidiennes dans trois buts : soutenir les revendications politiques et culturelles des Kurdes (la démocratie pour l’Iran et l’autonomie pour le Kurdistan), condamner l’attaque militaire des forces gouvernementales et demander la libération de nombreux prisonniers politiques. Plusieurs manifestations sont organisées par les femmes, comme la manifestation des femmes de Marivan, la manifestation des élèves de Kamyaran, la manifestation des femmes de Saghez. Ainsi, de nombreuses femmes de Saghez scandent toutes ensemble lors d’une manifestation qu’il « faut libérer les prisonniers politiques, il faut congédier les Pasdaran1 ». À la fin de cette manifestation, l’une de ces femmes attaque un représentant du gouvernement qui est présent parmi les manifestants afin de les appeler à se calmer2. Shilan, membre actif du conseil des élèves à Sanandaj, raconte ainsi, à propos de ses activités politiques : « Alors que toutes les femmes sont restées dans les villes, nous avons organisé plusieurs actions lors de cette période. En tant que membre du conseil des élèves, je diffusais des annonces, des bulletins d’information et les écrits du Komala, ainsi que l’appel aux manifestations pour soutenir les forces peshmergas. Nous avons également transmis des informations. La nuit, nous diffusions des déclarations et des appels à participer aux manifestations sur la porte de chaque maison et sur les murs des bâtiments3. » À la surprise générale, de simples militants de la base commencent à être exécutés (sous le prétexte d’être antirévolutionnaires) dans les régions kurdes à partir du 19 août 1979 alors que jusqu’à présent, c’est uniquement les hauts fonctionnaires du régime précédent qui sont éliminés par le nouveau gouvernement. Selon les personnes interrogées au cours de cette étude, environ 80 militants kurdes sont tués au combat ou exécutés en détention lors des trois mois du conflit armé dans les régions kurdes. Parmi ceux-ci figurent cinq des frères de Mardjan (dont l’un est une figure charismatique du Komala).

Après trois mois de lutte armée, les courants politiques kurdes et le gouvernement central acceptent finalement le cessez-le-feu le 17 novembre 1979 afin d’arriver à un accord. Les forces politiques kurdes rentrent dans les vill es kurdes, une présence qui ne dure que six mois. Le Komala, grâce à son rôle important lors de la résistance armée, gagne en popularité et se focalise alors sur ses activités sociopolitiques séparément d’autres forces politiques marxistes non

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 298. 2 Ibid, p. 298. 3 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

186 kurdes. Alors que des institutions démocratiques, y compris celles des femmes, sont suspendues, les femmes pro-Komala s’organisent désormais dans des comités de femmes à travers lesquels elles continuent leurs activités sociopolitiques en tant que sympathisantes du Komala.

2.3. La formation des comités de femmes du Komala (novembre 1979-avril 1980)

Après l’annonce d’un cessez-le-feu mettant fin à trois mois de conflit armé entre les forces gouvernementales et les forces politiques kurdes, l’objectif ultime des organisations politiques de l’opposition est de recréer un espace pour le retour des forces politiques kurdes. À partir de cette date, de novembre 1979 à avril 1980, les forces politiques kurdes réussissent à rétablir les sièges de leurs organisations dans différentes villes du Kurdistan. Alors que le Komala commence ses activités en collaboration avec les forces marxistes iraniennes à travers plusieurs institutions démocratiques, il décide, à la suite du conflit armé, d’être présent en priorité sur les scènes politiques des régions kurdes en son propre nom, et en organisant ses militants, membres ou sympathisants, à travers différents comités contrôlés par le comité central du Komala sur un modèle plus centraliste et autoritaire. Les femmes, en tant que sympathisantes, s’organisent également au sein des divers comités, en priorité dans les comités de femmes créés à partir de l’automne 1979. Pendant les trois mois de conflit armé, la division sexuelle du travail assigne les femmes à un rôle de suppléantes et de soutien aux forces armées, mais le retour des peshmergas en ville et la création des comités de femmes leur permettent de retrouver une place dans l’activisme politique organisationnel, même si le rôle de dirigeant est toujours réservé aux hommes.

Alors que les comités de femmes et les institutions démocratiques de femmes ne sont pas en apparence très différents sur le plan de l’activisme, on peut relever trois différences importantes. Premièrement, les comités de femmes, comme d’autres comités du Komala, sont dirigés directement par le comité central du Komala. Un ou deux membres du comité central du Komala participent à chaque réunion des comités des femmes. En effet, cette fois, au lieu d’être sous la tutelle des différentes organisations d’extrême gauche kurdes et non kurdes, les comités de femmes sont sous la direction de l’organisation du Komala uniquement. Ainsi, chaque mois, ces comités doivent envoyer le rapport de leurs activités sociopolitiques au comité central du Komala.

Deuxièmement, alors que les institutions démocratiques féminines se limitent à quelques villes, les comités de femmes sont créés dans toutes les villes des régions kurdes où

187 l’organisation est présente. Les activités des femmes deviennent alors transversales aux différentes régions kurdes. Ainsi, les activités du comité des femmes de chaque ville ne se limitent pas à leur propre ville et créent des liens entre les différentes villes des régions kurdes. Par exemple, le premier comité de femmes sous le contrôle du Komala est créé à Sanandaj. À l’étape suivante, ce comité a pour mission de faire le lien avec les femmes pro-Komala d’autres villes kurdes et de créer une chaîne de comités de femmes. À ce propos, une jeune fille pro- Komala de Baneh, Fatima, dit : « Alors que dans notre ville, Baneh, aucune institution démocratique de femmes n’avait auparavant été créée en raison du manque de femmes enseignantes et plus expérimentées, après la prise de contact du comité des femmes de Sanandaj, un comité a enfin été créé dans notre ville. Malgré le fait que j’étais encore élève et membre du comité des élèves, je suis devenue également une militante active de ce comité1. »

Troisièmement, comme dans le cas des institutions démocratiques féminines, le rôle des femmes ne se limite pas à ces comités. Les femmes jouent également un rôle important au sein d’autres comités non mixtes comme celui des enseignantes, des femmes au foyer, des lycéennes ou des femmes des quartiers populaires. Leur rôle inclut les activités politiques, sociales et culturelles. Dans la continuation des institutions démocratiques des femmes, deux types de travail sont mis en place par les comités de femmes. D’une part, elles se concentrent sur les activités d’aide matérielle au profit des femmes défavorisées tant dans l’espace urbain que dans les villages en leur fournissant à la fois des services de santé et de formation, comme outils pour créer de nouvelles bases sociales et attirer l’attention des femmes vis-à-vis de la vie politique selon le cadre défini par le Komala. D’autre part, les militantes de ces comités sont également actives dans les affaires générales de la société, surtout dans les villes kurdes de la province d’Azerbaïdjan de l’Ouest et du Kurdistan qui sont contrôlées par les forces politiques kurdes. À titre d’exemple, à Sanandaj, 55 conseils locaux sont créés afin de diriger la ville. Les jeunes femmes et hommes de chaque quartier dans lesquels les sympathisants du Komala sont très présents tentent de prendre le contrôle de plusieurs quartiers de la ville. En plus de la sécurisation et du nettoyage des quartiers, alors que les régions kurdes sont économiquement sanctionnées, la distribution de nourriture, de carburant, de médicaments dans les quartiers favorisés et défavorisés font partie des activités de ces conseils. À travers ces comités, les premières militantes sont initiées au maniement des armes, ainsi qu’aux règles de base en matière de premier secours. À cet égard, Golrokh Ghobadi écrit dans ses mémoires : « Depuis la création de ces comités de femmes, nous avons parfois participé à la formation armée comme

1 Extrait d'entretien du 12 avril 2015 à Stockholm avec Fatima.

188 nos camarades masculins. Pendant ces cours, nous avons appris à utiliser les armes. L’un des commandants armés du Komala était responsable de ces cours1. »

Parmi les autres activités de ces comités figurent des activités socioculturelles telles que des expositions de photos et de films, ou bien la création de centres de réadaptation pour toxicomanes2. Les militantes préparent également des repas pour les forces peshmergas présentes dans les villes et pour ceux qui sont actifs dans les quartiers. À cet égard, Shahla, une des femmes pro-Komala de Sanandaj, raconte à propos du rôle des femmes dans les conseils locaux des quartiers : « Après le retour des peshmergas, les villes sont passées sous contrôle des forces kurdes. Nous avons également comme le reste de la société participé activement à l’administration de la ville en plus de nos tâches organisationnelles. Nous, les jeunes filles et les garçons, en plus de nettoyer nos locaux, avons également sécurisé les quartiers, distribué le carburant et la nourriture nécessaires dans notre quartier. Certaines des femmes actives dans ces centres ont également été formées à l’usage militaire et aux armes3. »

Elles assurent aussi une présence permanente lors de chaque événement et dans toutes les protestations anti-gouvernement, notamment lors des 29 jours de la grève de Sanandaj contre la présence des forces gouvernementales, dont les Gardiens de la révolution, ou Pasdaran, dans les régions kurdes en avril 1980. Alors que des femmes militantes mariées ayant des enfants rejoignent la grève pendant la journée, certaines femmes célibataires et des adolescentes décident de ne pas quitter la grève même la nuit, jusqu’à ce qu’ils atteignent leurs objectifs4. En plus des femmes qui participent à cette grève, certaines autres tentent également de sensibiliser les gens à un tel événement. Elles font campagne dans la ville et dans les villages environnants pour inviter d’autres femmes à y participer ou du moins, pour les informer des objectifs de cet acte politique. Les comités de femmes d’autres villes kurdes soutiennent cette grève en envoyant une assistance matérielle et médicale. Le comité des femmes d’Oshnaviyeh, dans le but de soutenir cette grève, organise une grande manifestation en envoyant de l’aide

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 202. 2 Ibid, p. 363-368. 3 Extrait d'entretien du 21 octobre 2014 à Paris avec Shahla. 4 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 370-371 ; Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh.

189 alimentaire aux grévistes de Sanandaj1. Le comité des femmes de Marivan envoie également deux de ses membres à Sanandaj pour faire un discours soutenant cette grève2.

Les méthodes pacifiques pour s’opposer à la présence de forces militaires gouvernementales dans les régions kurdes sont vaines. La dernière protestation des Kurdes contre un pilier militaire, qui veut traverser la ville de Sanandaj, donne au gouvernement le prétexte nécessaire pour se venger des Kurdes. Cela conduit au déclenchement du deuxième conflit armé entre les deux parties qui dure jusqu’à la fin des années 1980. À propos de cette dernière manifestation, Shahla, membre du conseil d’élèves de Sanandaj, raconte : « C’était à la fin du mois de mars. J’étais à l’école et la direction de mon école m’a dit que j’avais un appel téléphonique. C’était l’un de mes camarades du Komala qui m’informait qu’un convoi armé rempli d’équipements traversait la ville et qu’il fallait l’arrêter. À cette fin, il m’a demandé de motiver les élèves pour arrêter le passage de ce convoi. Donc, mes camarades de classe et moi, nous nous sommes retrouvés à un point de rendez-vous défini. La plupart des citadins nous ont rejoints peu de temps après et nous avons réussi notre mission. Cependant, cela n’a pas duré longtemps et quelques jours plus tard, le régime a décidé d’attaquer lourdement les régions kurdes3. »

Moins de six mois après la première attaque des régions kurdes à la suite de l’échec des négociations, le gouvernement décide d’en « finir » avec la question kurde et attaque les régions kurdes pour la deuxième fois. Si, lors de la première attaque gouvernementale, les troupes kurdes se retirent dans les zones rurales, cette fois le Komala décide de résister depuis les villes. Lors de cette attaque, alors que les forces politiques kurdes résistent dans plusieurs villes comme Sanandaj, Saghez, Marivan ou Baneh entre 20 et 30 jours, elles finissent par tomber l’une après l’autre entre les mains des forces gouvernementales. Les forces politiques kurdes mais également de nombreux habitants des villes payent un lourd tribut en vivant la guerre, la peur, les bombardements, la mort, des blessures graves. Malgré la présence des femmes à tous les niveaux et le déclenchement de cette guerre, la division sexuelle du travail révolutionnaire ne semble pas changer. Le rôle valorisé des peshmergas armés reste encore aux mains des hommes. Cependant, la plupart des femmes participent activement à la résistance. Elles ont la charge de nourrir, soigner, habiller, transférer des messages et des armes, créer des explosifs comme des cocktails Molotov contre les forces gouvernementales. À titre d’exemple, Roonak,

1 Le quotidien de Kayhan, le 26 avril 1979. 2 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan ; Extrait d'entretien du 21 avril 2015 à Uppsala avec Farzaneh. 3 Extrait d'entretien du 21 octobre 2014 à Paris avec Shahla.

190 une militante du comité des femmes de Baneh et mère d’une petite fille, dit : « Le conflit armé s’est poursuivi plusieurs semaines à Baneh. Pendant ce temps, la ville a été sévèrement bombardée par les forces gouvernementales. Nous, les femmes, même si nous n’avions pas d’armes pour nous défendre, nous n’hésitions pas à participer à la lutte. Bien que j’eusse un jeune enfant, cela ne m’a pas empêchée de servir la résistance populaire de jour comme de nuit. En plus de soigner les blessés, du transfert de munitions et d’armes, pendant la nuit, avec d’autres femmes, nous devions préparer de la nourriture pour les peshmergas. Pendant des jours, alors que ma fille était sur mon dos et qu’on n’avait nulle part où aller pour être à l’abri des bombardements, je distribuais des colis de nourriture partout où les peshmergas étaient présents1. »

Les forces kurdes qui ne peuvent plus résister contre l’attaque des forces gouvernementales sont obligées de quitter les villes kurdes pour la deuxième fois. Cette fois encore, seuls les hommes vont dans les zones rurales pour passer à une autre étape de la lutte armée.

2.4. Les femmes dans les activités clandestines de l’espace urbain (avril 1980-mars 1981)

La deuxième attaque des forces gouvernementales et le déclenchement de la lutte armée mettent automatiquement un terme à l’espoir des forces politiques kurdes de résoudre la question kurde en négociant avec le gouvernement central. Les forces politiques kurdes (PDKI et Komala) se retrouvent à nouveau dans les régions rurales et montagneuses contre les forces gouvernementales. Comme lors de la première étape du conflit armé, elles s’organisent séparément contre cette attaque qui est plus forte que la première. Dans une telle situation et contrairement au premier conflit armé lors duquel les femmes ne risquaient pas d’être arrêtées, des femmes se retrouvent cette fois en danger, comme nous le verrons dans la section suivante. Certaines d’entre elles sont capturées et exécutées pour la première fois dans la vie politique du Kurdistan iranien. C’est la raison pour laquelle la plupart des femmes décident de se réfugier dans d’autres régions iraniennes ou prennent le même chemin que les hommes peshmergas en allant vers les zones rurales pour devenir peshmergas. Mais ces dernières ne sont pas acceptées au même titre que leurs camarades hommes. Alors que les femmes espèrent légitimement pouvoir enfin jouer un rôle officiel au sein de la lutte armée du Komala et acquérir le statut de

1 Extrait d'entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak.

191 peshmerga, la réalité est autre à leur grand regret. Un militant pro-Komala explique : « beaucoup d’hommes comme moi ont pris les armes et rejoint le Komala en 1980 après l’incursion de l’armée iranienne dans la ville de Sanandaj lors de cette bataille fameuse qui a duré 24 jours1 », mais ce n’est pas le cas pour les femmes pro-Komala. Autrement dit, alors que les hommes, pour la simple raison d’être homme, peuvent entrer dans les rangs de cette organisation, les femmes ne sont pas acceptées dans la nouvelle phase de la lutte, c’est-à-dire la lutte armée. Cela constitue un paradoxe au vu de l’utopie de la participation égalitaire des hommes et des femmes au sein de l’organisation du Komala. Comme nous en parlerons dans la troisième partie, le Komala essaye, pour plusieurs raisons, autant que possible, d’éviter la question de la mixité en acceptant les femmes comme peshmergas en son sein.

Dans une telle situation, il n’y a que deux choix pour les femmes pro-Komala. Premièrement, comme nous l’expliquerons à la fin de ce chapitre, pour celles qui ne peuvent plus retourner en ville pour des raisons de sécurité, elles sont envoyées dans des villages, prétendument pour se familiariser avec la vie quotidienne des villageoises. Ce type de travail est très valorisé à l’époque car considéré comme un rejet du luxe ostentatoire et de la culture de consommation du régime précédent. Et deuxièmement, le choix favorisé par la direction du Komala, les femmes en danger doivent aller dans d’autres villes kurdes et non kurdes où elles ne sont pas identifiables par les forces gouvernementales pour mettre en place et développer des « activités » clandestines de l’organisation sur place. En effet, l’organisation tente d’utiliser ses forces féminines dans la clandestinité au sein de l’espace urbain, où les activités clandestines sont une nécessité politique. Contrairement aux hommes, qui s’engagent sur la base du volontariat ou seulement s’ils ne sont pas visés par la répression, les femmes n’ont pas le choix d’une autre activité politique que la clandestinité, car la lutte armée leur est refusée. Alors que les forces politiques kurdes sans aucune préparation préalable se retirent vers les zones rurales, les activités clandestines peuvent dans une certaine mesure compenser cette faiblesse logistique tant dans les régions kurdes que dans le reste du pays. À cet égard, le rôle des femmes est crucial pendant cette période.

La plupart des femmes ne sont pas d’accord avec cette décision mais finalement, en raison de la défaite spectaculaire de l’organisation qui déroute même ses dirigeants jeunes et inexpérimentés, certaines d’entre elles acceptent les conditions qui régissent leur situation. Le Komala veut utiliser les femmes comme des forces qui, malgré la vague croissante de

1 Vahid Abedi, « Revue du Komala au cours de l'histoire », [Baznegari-e Komala Dar Masir-e Tarikh], Rebazi Komala, 2012, p. 9.

192 répression, peuvent toujours être utiles dans les espaces urbains et dans des activités clandestines. À cet égard, Golrokh Ghobadi écrit dans ses mémoires : « Lors d’une réunion conjointe avec des femmes, ils nous ont demandé de faire le maximum pour aller dans les villes, nous présenter au service d’organisation et mener des activités clandestines dans l’espace urbain. C’était une approche inattendue pour nous car nous nous attendions à participer aux cours de formation armée et à nous organiser ensuite dans des unités respectives. Mais il y avait une réticence visible à notre présence dans ce domaine1. » Face à ces deux choix, c’est le deuxième qui est choisi par un grand nombre de femmes même si cette période ne dure pas longtemps et que la plupart sont obligées de quitter encore une fois l’espace urbain, surtout à partir de l’année 1981. Car, comme nous le verrons dans la section suivante, alors que la vague de répression s’intensifie et que les groupes clandestins du Komala sont identifiés par les forces gouvernementales les uns après les autres, de nombreux militants, femmes et hommes, sont contraints de quitter les villes vers des zones rurales et montagneuses.

Dans la nouvelle phase de leur activisme politique, la plupart des femmes pro-Komala restent en ville avec leurs camarades hommes et s’organisent en groupes clandestins (28 enquêtées sur les 32). Lors de cette période, pour ne pas être identifiées par les forces gouvernementales, et surtout par leurs agents locaux, on leur demande d’aller dans une autre ville kurde que leur ville natale, où elles sont moins identifiables. Certaines d’entre elles sont également envoyées dans les villes hors des régions kurdes comme Téhéran ou Tabriz. Celles qui ne prennent pas beaucoup de risques préfèrent rester dans leur propre ville. Ce maintien des femmes dans les villes permet de préserver le contact de cette organisation avec l’espace urbain. Ainsi, si Sayran quitte sa ville (Sanandaj) vers Mahābād,2 Shilan et ses sœurs restent, plus prudentes que jamais, à leur ville (Sanandaj)3 et certaines comme Farzaneh vont à Téhéran ou Tabriz4. Comme leurs camarades hommes, certaines femmes (élèves, étudiantes, enseignantes ou fonctionnaires) abandonnent leur activité afin de s’impliquer à temps plein au service de l’organisation. D’autres, comme Narmin 5et Azita6, continuent leur travail en tant qu’enseignantes dans le but de mobiliser les élèves dans les écoles ou les lycées pour mener à bien les objectifs du Komala.

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 442-443. 2 Extrait d'entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran. 3 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan. 4 Extrait d'entretien du 21 avril 2015 à Uppsala avec Farzaneh. 5 Extrait d'entretien du 11 février 2016 à Frankfort avec Narmin. 6 Extrait d'entretien du 17 février 2016 à Frankfort avec Azita.

193 C’est aussi à cette époque que, pour la première fois, les « maisons d’équipes » deviennent à la mode dans les régions kurdes. Pour avoir une relation proche avec les habitantes des villes, les militantes doivent vivre dans une maison « en équipe » avec leurs camarades hommes comme une famille, en se faisant passer pour frères et sœurs ou maris et femmes, pour éviter la stigmatisation morale et la visibilité en tant que militants. Ces expériences sont toutes nouvelles chez les Kurdes en Iran. Certaines femmes vivent avec leur camarade homme dans des villes où personne ne les connaît. Alors que ce type de vie existe déjà avant la révolution chez les opposants iraniens dans les années 1970, il devient aussi très courant lors de cette période dans l’ensemble du pays, où, selon les nouvelles lois islamiques, tout type de mixité dans l’espace public en dehors de la famille peut être puni. Sur la nécessité de ce type de vie organisationnelle lors de cette période, Yassaman Saadatmand écrit : « Pour les femmes en général, il aurait été étrange de vivre seules, de sorte qu’elles devaient vivre avec leur famille ou se marier. L’aspect de la sécurité était également important au sein de l’organisation : les personnes célibataires étaient plus facilement suspectées que les couples mariés. En outre, il est devenu dangereux pour les deux sexes d’être ensemble publiquement. Les gens pouvaient être arrêtés en marchant avec une personne du sexe opposé dans la rue, et s’ils ne pouvaient pas montrer qu’ils étaient parents ou partenaires, ils pouvaient être emprisonnés. C’était un risque que les activistes politiques ne pouvaient pas prendre1. »

Les activités les plus importantes de ces groupes clandestins, surtout les membres féminins, malgré le danger, sont : imprimer et diffuser les informations et les programmes du Komala tant dans les régions kurdes que dans d’autres régions iraniennes ; répondre aux besoins matériels et non matériels du Komala comme l’argent, les médicaments, les vêtements ; transmettre des messages entre le Komala et ses groupes clandestins ; emmener les militants vers des zones plus sûres du Kurdistan (les zones libres) ; aider les forces peshmergas à participer à certaines opérations armées dans la ville. À titre d’exemple, Golnar, qui est également mère de cinq enfants, dit à propos de ses activités lors de cette période à Mahābād : « J’ai fait ce que je pouvais faire pour le Komala comme collecter des fonds, envoyer des lettres, héberger des forces peshmergas chez moi quand ils voulaient faire une opération armée dans la ville… Cependant, ma tâche la plus importante a été de transmettre certains documents comme des lettres, des journaux, de l’argent. J’avais en effet le rôle de bureau de poste. Je faisais des allers-retours entre les villes et les villages, ainsi que dans différentes villes des régions kurdes

1 Yassaman Saadatmand, « Separate and Unequal Women in Islamic Republic of Iran », Journal of South Asian and Middle Eastern Studies, n° 4, vol. 18, 1995, p. 21.

194 et même parfois de l’Iran. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. Tandis que tout était strictement contrôlé par les forces gouvernementales, nous étions le moyen de communication le plus fiable. Par exemple, je me souviens très bien de cette fois où je me suis rendue au début de la matinée dans une région frontalière dans l’Azerbaïdjan de l’Ouest pour transmettre un colis. Je suis rentrée à Mahābād, très fatiguée, en début de soirée. Mais malgré toute ma fatigue, aussitôt à la maison, on m’a demandé d’envoyer une autre lettre, cette fois-ci à Téhéran1. » Selon les femmes interrogées, le changement d’apparence est un bon moyen pour elles d’accomplir au mieux leurs tâches organisationnelles pendant cette période. En raison de l’obligation progressive du hijab, les femmes sont plus en capacité que les hommes de faire tout ce que le Komala leur demande. Si les femmes pro-Komala, afin de protester contre les politiques assimilatrices du régime précédent, portent des vêtements kurdes, l’imposition du hijab comme l’un des symboles importants de la République islamique d’Iran est un moyen utile pour leur permettre d’accomplir leurs tâches organisationnelles en les rendant moins identifiables. À cet égard, Jaleh dit : « L’un des facteurs qui nous ont aidées à mieux faire nos tâches organisationnelles était de porter le hijab et le tchador. Après le retrait des courants politiques kurdes et la prise de la ville par le régime, le hijab est progressivement devenu très courant et moi, qui auparavant ne le portais pas, j’ai commencé à le porter pour ne pas être facilement identifiable par le régime. En conséquence, j’ai utilisé le hijab contre mon désir personnel, mais le voile a joué un rôle important dans le succès de mes activités2. »

Après le commencement de la guerre entre Iran et Irak, le 22 septembre 1980, comme nous l’expliquerons dans la troisième partie, le gouvernement irakien renforce les oppositions au régime iranien, et apporte dans ce cadre un soutien logistique et financier au Komala, surtout dans les années 1984-19853. Cependant, avant cette période, les dons publics sont des ressources nécessaires du Komala même si non suffisantes. Dans une telle situation, les membres et sympathisants de l’organisation essayent également autant que possible d’aider l’organisation en personne ou par leur famille si celle-ci en a les moyens. Par exemple, Nasrin, une femme pro-Komala issue d’une famille assez riche de Bukan, n’hésite pas à demander

1 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Golnar. 2 Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 3 La guerre Iran-Irak (1980-1988) s'inscrit dans la lignée des multiples dissensions liées aux litiges frontaliers opposant les deux pays. Elle est également due aux appréhensions des conséquences de la révolution iranienne de 1979 qui porte la république islamique au pouvoir. Le gouvernement sunnite irakien craint que cette dernière n'attise les desseins révolutionnaires de sa majorité chiite longuement réprimée. Le conflit s'explique également par la volonté de l'Irak de remplacer l'Iran en tant que puissance dominante du golfe Persique. Considérée comme l'un des conflits les plus importants du XXe siècle, la guerre Iran-Irak ne donne lieu à aucune réparation et n'induit pas de changements territoriaux. Voir : Karsh Efraim, « The Iran-Iraq War 1980–1988 », London, Osprey, 2002.

195 régulièrement à sa famille de l’aider financièrement1. Roya et les autres femmes enseignantes qui diffusent régulièrement les journaux et les écrits du Komala parmi les élèves des lycées consacrent également une partie importante de leur salaire mensuel au service du Komala2. De plus, une partie des tâches politiques fournissent des moyens financiers à certains militants. À titre d’exemple, en plus de leurs tâches quotidiennes pour le Komala, Nashmin3, Farzaneh4 ou Solmaz5 travaillent près de sept heures par jour dans l’une des usines de Téhéran. Cela leur permet à la fois de gagner leur vie, de renforcer leurs liens avec les travailleuses dans un contexte où l’espace d’activité politique se fait de plus en plus restreint et de mieux comprendre les difficultés de leur vie quotidienne. Ce type d’activité politique n’était auparavant pas possible pour la plupart des femmes kurdes en raison d’obstacles familiaux et sociaux.

Dans les maisons d’équipe des militants iraniens de tendance marxiste des années 1970, tout type de relations émotionnelles est interdit et peut avoir des conséquences inattendues, allant même jusqu’à l’assassinat des personnes considérées comme « coupables »6. Par exemple, une femme militante dit : « Nous étions très prudentes en ce qui concerne les relations émotionnelles. Nos relations devaient être très disciplinées. Les relations entre hommes et femmes étaient considérées comme tabou. Nous nous sommes censurées fortement. Nous contrôlions même nos sourires7. » Cependant, cela n’est pas le cas chez les militants du Komala. Des sentiments et des relations émergent entre hommes et femmes des maisons d’équipe. À cet égard, si Sayran refuse la demande en mariage de son camarade en raison de la non-réciprocité de ses sentiments8, Farzaneh épouse l’un de ses camarades vivant dans une maison d’équipe à Téhéran. Cependant, leur vie de couple ne dure pas longtemps et ils sont arrêtés par les forces gouvernementales quelques mois plus tard. Farzaneh est condamnée à sept ans de prison et son mari est exécuté neuf mois après leur arrestation9.

Malgré le rôle effectif de ces groupes clandestins, les récits des personnes interrogées montrent bien que ces activités ne se limitent pas uniquement aux membres et aux sympathisantes du Komala. L’assistance et le soutien de membres de la famille non considérés

1 Extrait d'entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 2 Extrait d'entretien du 24 février 2016 à Cologne avec Roya. 3 Extrait d'entretien du 16 avril 2015 à Stockholm avec Nashmin. 4 Extrait d'entretien du 21 avril 2015 à Uppsala avec Farzaneh. 5 Extrait d'entretien du 13 avril 2015 à Stockholm avec Solmaz. 6 Vida Hajebi Tabrizi, « Les mémoires », [Yadha], op. cit., p. 184. 7 Safarzadeh, Haleh, « Le cours des luttes des femmes iraniennes lors des années 1970 », [Sayre Mobarezate Zanane irani dar dahayeh 50 shamsi], 1398 (2019), p. 73 : https://persianbooks2.blogspot.com/2020/03/blog-post_10.html (consulté le 15 avril 2019) 8 Extrait d'entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran. 9 Extrait d'entretien du 21 avril 2015 à Uppsala avec Farzaneh.

196 comme sympathisants ont été fondamentaux pour les activités clandestines de cette période où tout est strictement contrôlé par les forces gouvernementales. À cet égard, Golnar dit : « Les mères âgées ayant des fils peshmergas ont joué un rôle important dans les activités clandestines de cette époque. Quoi qu’un membre urbain actif ait fait, elles ont joué le même rôle. Une des mères, qui avait déjà perdu ses deux fils lors du combat, tentait toujours de collecter des fonds, d’envoyer des messages et des lettres... Les mères dont les fils étaient peshmergas ont fait beaucoup de choses pour l’organisation sous prétexte d’aller rendre visite à leur fils1. »

Comme nous l’avons vu dans ce chapitre, les jeunes femmes kurdes sont présentes partout dans la vie politique de cette période et doivent se confronter à la division sexuelle du travail militant au sein du Komala. Elles tirent profit de chaque occasion pour se constituer en sujets politiques avec une place reconnue et légitime. Cependant, en moins d’un an, avec l’augmentation de la vague de répression et l’arrestation de certains militants, ces groupes clandestins sont graduellement identifiés, ce qui pousse les femmes à quitter l’espace urbain, comme leurs camarades hommes. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, plusieurs jeunes militantes sont arrêtées et certaines sont exécutées. Pour échapper aux forces gouvernementales, la plupart des militants quittent donc l’espace urbain où il n’existe plus aucune place pour faire de la politique.

1 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Golnar.

197

3. Troisième chapitre : Les femmes deviennent peshmergas. La radicalisation des femmes révolutionnaires sous la pression de l’État

En mars 1981, le Komala finit par accepter les femmes dans ses rangs comme membres officiels portant le titre de peshmergas. Cette décision a lieu après un an de lutte armée de l’organisation contre les forces gouvernementales. Nous analyserons comment cet acte, révolutionnaire en son temps, est une décision pragmatique résultant du contexte davantage qu’une décision idéologique résultant d’un discours sur l’égalité des sexes. Après l’intensification de la vague de répression, lancée tout d’abord dans les zones kurdes et étendue progressivement au reste du pays, des centaines de militants politiques, y compris des femmes, décident de quitter les villes vers les zones rurales et montagneuses, où les forces politiques kurdes (PDKI et Komala) s’installent. L’organisation du Komala, qui est réputée défendre la présence des femmes dans la vie politique, devient le choix de la plupart des femmes urbaines kurdes et non kurdes, surtout celles qui sont déjà pro-Komala. Dans ce chapitre, nous essayerons donc de comprendre les raisons matérielles et historiques qui conduisent à accepter les femmes au sein du Komala en tant que peshmergas. Autrement dit, il ne s’agit pas d’en faire une lecture idéologique qui se limiterait à l’analyse des discours de l’organisation sur le sujet. À cet égard, deux questions se posent : pourquoi les femmes rejoignent-elles le Komala en tant que peshmergas ? Quelles raisons poussent le Komala à accepter des femmes dans ses rangs ?

3.1. Rejoindre le Komala : un moyen de sauver des vies en danger La première vague de répression commence dans les régions kurdes en avril 1980 pour toucher ensuite l’ensemble du pays. Le gouvernement, sous prétexte de protéger la souveraineté et l’indépendance nationale, profite de la guerre Iran-Irak qui commence en septembre 1980 pour écraser et punir sévèrement les voix divergentes qui peuvent potentiellement affaiblir la République islamique. De très nombreux militants sont alors capturés, emprisonnés et exécutés, et ceux qui survivent s’exilent. Dans un tel contexte, et malgré la participation massive et remarquable des femmes iraniennes à la révolution, ces dernières perdent non seulement des droits tant dans l’espace public que dans la vie privée sous la charia, mais subissent également une répression sévère en tant que membres ou sympathisantes de diverses organisations politiques désormais considérées comme antirévolutionnaires. Cette vague de répression dans les années 1980 change radicalement la vie des femmes militantes. Beaucoup de femmes passent leur jeunesse en prison et sont torturées, voire exécutées. Certaines femmes kurdes qui viennent de découvrir la vie politique ne sont pas épargnées par cette vague de répression. Alors

198 que des femmes non kurdes ont déjà fait l’expérience de la répression sous le régime précédent, les femmes kurdes la subissent pour la première fois après la révolution, à partir d’avril 1980. Contrairement à la première vague de répression des régions kurdes du mois d’août au mois de novembre 1979, où les femmes ne sont pas concernées, la deuxième vague de répression menée par le gouvernement dans les régions kurdes cible les femmes autant que les hommes, quels que soient leur âge, leur statut matrimonial et leur degré d’engagement politique.

Après l’arrivée des forces gouvernementales, il ne faut pas longtemps pour qu’une vague d’arrestations et de sanctions s’abatte sur des militants kurdes considérés comme antirévolutionnaires. D’une part, la quasi-totalité des militants kurdes après quelques mois d’activité politique et publique dans les petites villes kurdes sont identifiés par un grand nombre de personnes. Effectivement, ces militants, après la victoire de la révolution contre le régime de Pahlavi, abandonnent dans une large mesure la prudence à propos de leurs activités militantes. Leur apparence révolutionnaire, notamment l’habit kurde des femmes, simple et sombre, est un moyen évident pour les identifier et les arrêter. À cet égard, Golrokh Ghobadi écrit dans ses mémoires : « La quasi-totalité des membres et des sympathisants du Komala ont manifestement poursuivi leurs activités politiques sans beaucoup de prudence. Ils étaient connus de presque tout le monde, aussi bien de leurs amis que de leurs ennemis. Deux années après la révolution, tout le monde se connaissait. Tous participaient au processus de promotion de la révolution et le travail révolutionnaire semblait extrêmement difficile à faire d’une manière clandestine1. » Une autre jeune femme pro-Komala de Mahābād, Susan, abonde dans ce sens : « Nous étions si sûrs de la révolution et du pouvoir du peuple que nous ne pensions pas que le nouveau régime pourrait facilement et rapidement occuper le Kurdistan pour la deuxième fois. Nous avons donc été moins prudents dans nos activités2. »

Aussi, la collaboration avec les forces gouvernementales de certains groupes locaux, connus sous le nom de « jash » (traîtres) par les mouvements kurdes et sous le nom de « peshmergas musulmans » par le gouvernement, est un autre facteur important qui explique l’arrestation rapide des militants kurdes, hommes et femmes. Plusieurs Kurdes, femmes et hommes, quels que soient leur orientation politique dans les mouvements d’opposition et leur degré d’engagement, sont capturés et condamnés à mort. Parmi les femmes, la première qui est exécutée dans la prison de Sanandaj le 24 mai 1980 est Masture Shahsavari, une élève pro-

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 359. 2 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan.

199 Komala de Saghez1, âgée de 17 ans2. Fereshteh Golanbarian, membre de l’Organisation des fedayin du peuple iranien, Farideh Golnasab et Khanom Khormali sont également condamnées à mort et exécutées lors de cette période3. Les femmes exécutées ne sont pas toutes militantes des organisations politiques. Ainsi, une infirmière, Shahin Bavafa, est fusillée à Sanandaj le 14 juin 1980 pour avoir soigné les blessés de Sanandaj lors de l’attaque des forces gouvernementales. Avant sa mort, elle parle de la situation de la ville à l’hebdomadaire français L’Express. Alors que L’Express donne comme date de sa mort le 17 juin 1980, l’article indique qu’« elle a insisté auprès de Christian Hoche [le journaliste de L’Express] pour que son nom apparaisse, afin qu’aucun doute ne puisse être soulevé quant à l’exactitude du témoignage rapporté. Christian Hoche l’a mise en garde contre d’éventuelles représailles, tout en faisant valoir que son témoignage aurait d’autant plus de poids que la source n’en serait pas anonyme. » Mais elle répond en disant : « Je n’ai pas peur de la mort. En rentrant en France, criez ce que vous avez vu. Et demandez, je vous en prie, à votre gouvernement qu’il intervienne pour que cesse cette boucherie4. » Selon ce rapport, cette infirmière est arrêtée et jugée par un tribunal islamique pour les motifs suivants : « Sabotage dans son travail et publication dans un journal étranger d’un appel insurrectionnel contre-révolutionnaire. » L’article conclut ainsi : « Mais qui a osé dire que l’ayatollah était réactionnaire en matière de condition féminine ? Pour lui, devant le peloton d’exécution, seule unité de production encore efficace en Iran, les sexes sont égaux5. »

Ainsi, deux ans à peine après la révolution, des femmes militantes sont tuées par les héritiers même de cette révolution qui leur permet d’entrer sur la scène politique. Alors que lors des répressions précédentes les femmes kurdes portent le deuil des hommes tués pour une cause politique, elles sont cette fois-ci parmi les premières victimes pour leur engagement politique. À partir des années 1980, le dualisme entre les hommes martyrs d’un côté, et les femmes en deuil de l’autre, est mis au défi pour la première fois chez les Kurdes en Iran. Ainsi, des femmes intègrent la liste des martyrs ou shahid, ceux qui sacrifient leur vie pour les buts de

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 437. 2 Il faut noter que l’exécution des adolescentes n’est pas une exception et plusieurs d’entre elles sont exécutées lors de cette vague de répression durant les années 1980 en Iran. Seulement entre le 20 juin et le 21 décembre 1981, au moins 2241 personnes sont exécutées, dont 223 femmes. Parmi les femmes exécutées, 34 ont moins de 18 ans et 120 ont entre 18 et 29 ans. Cité dans Shadi Sadr et Shadi Amin, « Crime and Impunity Sexual Torture of Women in Islamic Republic Prisons », op. cit., p. 67. 3 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 437. 4 Jean-François Revel, Express, du 5-11 juillet 1980, p. 74. 5 En plus de Shahin Bavafa, deux sœurs infirmières pro-Komala, Nasrin et Shahla Ka’abi, sont également exécutées un peu plus tard le 30 août 1980. Cité dans Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 454.

200 l’organisation. À partir de cette période, le nombre de femmes kurdes tuées pour la cause politique, qui se limite jusque-là à une seule femme kurde irakienne, Leyla Qassim, se multiplie et sort du cas d’exception, cette fois dans les régions kurdes de l’Iran. L’exécution des femmes militantes kurdes a lieu alors que celles-ci, refusées dans les rangs peshmergas de la lutte armée, mènent des activités clandestines dans les villes. Ainsi, malgré le fait qu’il n’y ait pas d’estimation précise du nombre de femmes kurdes exécutées en prison, il est possible d’affirmer que parmi les 110 femmes du Komala tuées pendant les années 1980, 41 sont mortes en prison.

Face à l’emprisonnement de leurs camarades, la plupart des militantes, kurdes et non kurdes, pro-Komala ou sympathisantes d’autres organisations politiques iraniennes, prennent à ce moment-là le chemin du Komala, comme leurs camarades hommes. Sauver sa vie en adhérant au Komala semble être logique dans un contexte où des centaines de militantes kurdes et non kurdes sont arrêtées et condamnées à mort. En observant le nombre des militants iraniens exécutés en prison pendant la même période, le choix des militantes kurdes de devenir peshmergas pour échapper à la mort n’apparaît pas si étrange. Paradoxalement, les femmes se réfugient dans les rangs du Komala afin de sauver leur vie. Bien qu’il n’y ait pas de décompte précis du nombre de femmes exécutées par le gouvernement, des estimations montrent une forte répression au cours des années 1980. Par exemple, entre le 20 juin 1981 et le 20 juin 1984, au moins 3 895 personnes sont exécutées en Iran, dont 580 femmes1. Les exécutions des militants ne se limitent pas uniquement à la première moitié des années 1980 ; quelques jours après la fin de la guerre Iran-Irak, en août 1988, commence la deuxième vague d’exécutions des prisonniers iraniens, ciblant en grande partie les membres des Moudjahidines du peuple. On dit que plus de 5 000 prisonniers sont pendus en secret dans un délai de deux mois dans différentes prisons d’Iran. Parmi les personnes exécutées en 1988, plus de 300 sont des femmes qui sont initialement condamnées à quelques années d’emprisonnement. Certaines d’entre elles sont aujourd’hui en train de terminer leur peine d’emprisonnement mais ne sont pas encore libérées parce qu’elles refusent toujours de faire des déclarations officielles dénonçant leurs anciennes convictions politiques2.

Dans un tel contexte, certaines femmes kurdes quittent les villes afin de sauver leur vie avec un ou deux membres de leur famille comme leur mari, leur frère ou leur sœur. Ainsi, Shilan, militante pro-Komala de Sanandaj, part avec ses deux sœurs3 et Jaleh part avec sa sœur

1 Shadi Sadr et Shadi Amin, « Crime and Impunity Sexual Torture of Women in Islamic Republic Prisons », op. cit., p.54. 2 Ibid., p. 54-57. 3 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

201 alors que ses deux frères sont déjà partis en tant que peshmergas1. D’autres militantes, comme Mardjan2, Sara3 et Mahin4, partent en famille. La révolution et les événements postérieurs bouleversent la situation des familles et certaines doivent s’exiler loin de leur ville natale pendant plusieurs années à cause de la répression d’un de leurs membres. Les sanctions visent aussi les familles des militants et comprennent l’arrestation d’autres membres de la famille à la place des militants ou la confiscation des biens5. Certaines militantes font le récit des coûts financiers et humains que leurs familles payent. À titre d’exemple, Mahin, l’une des militantes pro-Komala de Saghez, raconte : « En l’espace de quelques mois, ma cousine a été arrêtée et exécutée. L’un de mes frères peshmerga du Komala a été tué dans une opération, ma sœur a été capturée et tous nos biens familiaux ont été confisqués par le gouvernement. On a été obligés de quitter la ville et de rejoindre le Komala dans les zones rurales6. »

Au contraire, certaines femmes doivent rejoindre le Komala seules. Quitter la ville leur est alors plus difficile. Les jeunes femmes, qui ne quittent habituellement jamais leur famille seules et non accompagnées par un membre de leur famille, sont plus réticentes à suivre cette voie inconnue, mais elles n’ont guère le choix. À ce propos, Asrin confie : « Au printemps 1982, j’ai été identifiée. Je ne pouvais plus ni aller à l’école ni continuer mes activités politiques. Nous avions le choix entre être arrêtées et tuées ou rejoindre le Komala. Je me suis cachée pendant 3 à 4 mois. Cependant, j’ai finalement décidé de quitter la ville pour rejoindre le Komala et participer au combat armé. J’étais très sceptique à l’idée de sortir de la ville. Je ne savais pas quel destin m’attendait. Un camarade m’a dit que la vie réelle des peshmergas avait ses propres difficultés et qu’il y avait une énorme différence entre ce qui était dit et ce qui était pratiqué. Cette organisation était très populaire. Ils n’étaient pas censés être complètement révolutionnaires. Mais finalement, malgré tous mes doutes et parce que j’étais fatiguée de vivre dans la clandestinité, j’ai choisi le chemin de la plupart de mes camarades en devenant peshmerga7. »

Cependant, aller vers un destin inconnu, comme Asrin le souligne, n’est pas une décision simple pour certains militants quel que soit leur sexe, et encore plus pour les jeunes filles issues de familles religieuses ou conservatrices. Si elles essayent souvent de respecter la ségrégation

1 Extrait d'entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 2 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan. 3 Extrait d'entretien du 20 avril 2015 à Uppsala avec Sara. 4 Extrait d'entretien du 5 avril 2015 à Gutenberg avec Mahin. 5 Marouf Ka’abi, « Plaine de Daré », [Dashti Daré], op. cit., p. 68. 6 Extrait d'entretien du 5 avril 2015 à Gutenberg avec Mahin. 7 Extrait d'entretien du 24 février 2016 à Cologne avec Asrin.

202 sexuelle afin de continuer leur activisme politique, il n’est plus possible de se tenir à distance des hommes peshmergas en rejoignant le Komala hors des villes. À titre d’exemple, cette décision est très difficile à prendre pour Shadi, et cela lui coûte très cher puisqu’elle est emprisonnée pendant cinq ans. Dans une situation où elle ne peut même pas aller à l’école sous la pression de son père, elle participe sans rien lui dire et de façon très limitée à des activités politiques. Elle n’a donc pas le courage de quitter sa famille pour devenir peshmerga et choisit finalement de rester chez elle quoiqu’il arrive. Elle explique : « J’étais sûre d’être arrêtée et emprisonnée mais j’ai grandi dans une famille très conservatrice. Je ne pouvais pas quitter la ville sans ma famille. Je ne pouvais même pas imaginer une telle chose. Car j’étais très timide et je ne pouvais même pas regarder mes camarades hommes dans les yeux. Comment pouvais- je m’éloigner de ma famille ? C’est pour cela que j’ai tout simplement préféré rester et être arrêtée que d’être accompagnée d’hommes inconnus1. »

Contrairement à Shadi, la plupart des jeunes femmes, comme Asrin, militante pro- Komala de Sanandaj2, Solmaz, militante non kurde pro-Komala de Téhéran3 et même Golnar, mère de cinq enfants4, quittent la ville seules dès que leurs camarades sont arrêtés les uns après les autres par les forces gouvernementales.

Si sauver sa vie est une raison importante pour que les militants quittent les villes et rejoignent les rangs du Komala, il existe une raison genrée et spécifique aux femmes qui les pousse à quitter les villes. Il s’agit pour elles de préserver leur honneur et d’éviter d’être violées en prison. Bien que le viol en prison puisse toucher n’importe quel prisonnier, peu importe son sexe, la question de l’honneur, étroitement liée à la sexualité des femmes, devient un marqueur spécifique de l’expérience des femmes en prison lors de cette période.

3.2. Rejoindre le Komala : un moyen de préserver l’honneur (namûs)

En plus des souffrances, de la torture et/ou de la mort en prison, les femmes arrêtées subissent des viols dont l’expérience les poursuit jusqu’à la fin de leur vie, en raison de contraintes socioculturelles spécifiques. La peur du viol et de la perte de la virginité conduit des familles, jusqu’alors réticentes à l’activisme politique de leurs filles, à les encourager à quitter le domicile pour rejoindre le Komala, qui se présente comme favorable à la participation des femmes. Le

1 Extrait d'entretien du 28 avril 2015 à Gutenberg avec Shadi. 2 Extrait d'entretien du 24 février 2016 à Cologne avec Asrin. 3 Extrait d'entretien du 13 avril 2015 à Stockholm avec Solmaz. 4 Extrait d'entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Golnar.

203 lourd fardeau que représente la protection de l’honneur pour celles qui passent leur jeunesse en prison pendant cette période explique la motivation de centaines de jeunes femmes à rejoindre les rangs du Komala.

Comme nous l’avons mentionné dans la première partie, l’une des caractéristiques d’une femme respectable dans la société kurde est qu’elle limite sa sexualité selon les normes sociales dominantes. Le destin des femmes célibataires, comme le souligne Amir Hassan Pour, est lié à leur virginité telle que définie par le patriarcat. Ainsi, les femmes sont obligées de préserver leur honneur, car leur chasteté est censée représenter l’honneur des hommes de leur famille, aussi bien que de la communauté. En cas de viol, les femmes subissent la violence de l’acte même, et la violence de la culpabilité de « déshonorer » leur famille1. Comme le soulignent dans un autre contexte Christine Guionnet et Erik Neveu, « faire de la politique a des coûts différenciés selon les genres2 ». Les femmes prisonnières kurdes vivent la répression d’une manière différente que les hommes. Les récits selon lesquels le viol est l’une des expériences des femmes prisonnières politiques alimentent la panique collective et le contrôle social sur les femmes militantes.

Ashraf Dehghani, militante de l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien, parle dans ses mémoires de son viol avant la révolution. Les récits se propagent selon lesquels les femmes politiques sont systématiquement violées dans les prisons de la République islamique d’Iran. Pour beaucoup, le viol fait partie de l’emprisonnement lors de cette période3. Le sujet du viol des jeunes femmes en prison et spécialement du viol des femmes non mariées circule dans les discours partagés. Une rumeur très répandue dans les familles kurdes est : « Nous avons entendu dire que lorsqu’ils tuaient des filles, ils apportaient des fleurs et des sucreries ou des cônes de sucre dans les maisons de leurs familles et leur disaient que leur fille avait été mariée à un garde révolutionnaire la veille et exécutée ce jour-là4. » Les autorités iraniennes nient l’existence du viol au sein des prisons en argumentant qu’il s’agit de rumeurs diffusées par des ennemis de la révolution et se basant sur l’interdiction du viol dans la religion musulmane. L’ayatollah Montazeri, un des proches de l’ayatollah Khomeiny, raconte dans ses mémoires : « Lors des années 1980, où le sujet des exécutions des prisonniers [islamistes et marxistes] était d’actualité, j’ai protesté en disant que des femmes, même si c’était une minorité, étaient aussi exécutées, en argumentant que les filles [célibataires] ne doivent pas être exécutées

1 Amir Hassanpour, « The (re)production of patriarchy in the Kurdish language », op. cit., p. 239. 2 Christine Guionnet et Erik Neveu, « Féminins/Masculins », op. cit., p. 203. 3 Shadi Sadr et Shadi Amin, « Crime and Impunity Sexual Torture of Women in Islamic Republic Prisons », op. cit., p.136. 4 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan ; Extrait d'entretien du 28 avril 2015 à Gutenberg avec Shadi.

204 selon l’islam. L’imam [l’ayatollah Khomeiny] a dit “alors ne les exécutez pas”. Mais après, on a prétendu partout que j’avais dit qu’il ne fallait pas exécuter les filles [célibataires], mais qu’il fallait les marier avant de les tuer1. » Selon plusieurs témoignages de personnes interrogées, les jeunes femmes condamnées à mort sont violées avant d’être exécutées par les autorités pénitentiaires. Bien que jusqu’à présent la plupart des chercheurs gardent le silence sur ce sujet, des entretiens avec quatre prisonnières politiques pro-Komala lors de mon étude ainsi que les résultats de la seule étude menée par Shadi Sadr et Shadi Amin (deux chercheuses iraniennes) montrent que, contrairement au déni du gouvernement iranien, des abus et agressions sexuelles visant à humilier les détenues politiques sont certainement commis. Selon ces chercheuses, si « seulement quatre des témoins ont raconté leur histoire de viol, la plupart des témoins ont rapporté au moins un viol parmi leurs compagnes de cellule et certains ont signalé de multiples violences2 ». Ces chercheuses disent également : « Les témoignages de prisonnières politiques ont démontré qu’elles étaient toutes d’accord sur le fait que le viol des prisonnières politiques dans les années 1980 ne s’étendait pas à la majorité de la population carcérale féminine. En même temps, toutes croient que le viol s’est produit dans les prisons iraniennes dans les années 1980. Cependant, elles ne sont pas d’accord sur les raisons, les objectifs et la catégorie des prisonnières qui ont été violées. Certains témoins estiment que la possibilité d’un viol augmente lorsque les prisonnières résistent à tous les autres types de torture. Dans de tels cas, le viol a été utilisé comme méthode pour briser la résistance. Il y avait une augmentation exponentielle de la possibilité si la prisonnière était belle, avait fermement défendu sa position pendant l’interrogatoire tout en refusant de fournir des informations – un comportement que les interrogateurs considéraient comme audacieux et effronté – ou si sa famille possédait des attributs qui augmentaient la haine exceptionnelle et le désir de vengeance de l’interrogateur3. »

En conséquence, il est indéniable que la peur d’être violées influence sans doute l’expérience des jeunes femmes militantes, notamment les prisonnières et leur famille, lors de cette période. Ainsi, c’est l’une des principales raisons pour lesquelles des centaines de jeunes femmes quittent progressivement leur ville pour rejoindre le Komala.

Dans une telle société où le concept de namûs ou d’honneur détermine le sort des femmes, peu importe leur statut matrimonial, certaines femmes prisonnières, après avoir été violées, décident de se suicider pour éviter le déshonneur. Alors que les normes sociales dominantes

1 Hossain Ali Montezeri, « Les mémoires de l’Ayatollah Montezeri », [Khterate Ayatollah Montezeri], op. cit., p. 344-345. 2 Shadi Sadr et Shadi Amin, « Crime and Impunity Sexual Torture of Women in Islamic Republic Prisons », op. cit., p.117. 3 Ibid, p. 115.

205 valorisent les femmes sur la base de la préservation de l’honneur et la virginité, l’acte suicidaire est un moyen de se soulager de la honte du viol et de son récit. À cet égard, Azar Al’é Kana’an, membre kurde d’une organisation politique iranienne de tendance marxiste, emprisonnée entre 1981 et 1986, dit : « Après le viol, j’ai tenté deux fois de me suicider en prison. La première fois, je me suis tailladé le poignet. Je l’ai vu saigner. Il s’est infecté et c’était tout. Ils m’ont renvoyée dans ma cellule après le viol. La deuxième fois, j’ai tenté de me suicider avec des somnifères, ces mêmes pilules qu’ils nous donnaient, et je les ai laissés à la porte de la cellule. J’en ai reçu quelques-uns de quelqu’un d’autre et j’en ai ramassé dans le couloir. De toute façon, j’étais sérieusement déterminée à me suicider1. » Une autre prisonnière politique pro-Komala, Shawbo Said Zahedi, après avoir été condamnée à mort par le tribunal de Marivan, s’immole en prison et perd la vie. Il existe deux récits de la mort de cette militante : l’un affirmant qu’elle s’immole après un viol, l’autre affirmant qu’elle s’immole pour éviter le viol et échapper à l’étiquette sociale de « déshonorée »2. À la différence de ces deux récits, certaines femmes se suicident après leur libération de prison. Susan, une jeune femme kurde pro-Komala, qui est elle-même en prison pendant six ans, raconte : « Une de mes amies, originaire d’Oshnaviyeh, a été violée en prison. Elle a été brisée mentalement et après sa libération, elle s’est suicidée. L’intensité de la pression était si forte qu’elle ne pouvait plus résister3. »

En plus des effets physiques et psychologiques irréparables du viol en tant que type de torture sur des détenus sans distinction de sexe, ces actes suicidaires montrent que si les femmes ne peuvent pas protéger leur honneur, elles sont considérées comme coupables par les autres ainsi que par elles-mêmes. Car l’honneur des femmes n’est pas un bien personnel mais un bien collectif. C’est pourquoi chaque femme est obligée de préserver son honneur, même en prison. Les femmes prisonnières sont considérées comme coupables parce qu’elles choisissent tout d’abord la politique en sortant du rang et vont à l’encontre de la division sexuelle du travail et du militantisme. Ensuite, elles ne sont également pas capables de protéger leur honneur en prison. Dans ce contexte, la plus grande inquiétude des femmes prisonnières est la préservation de leur virginité ou de ne pas être violée. La peur du viol qui peut arriver à tout moment est ressentie par toutes les femmes prisonnières, quel que soit le degré de leur activisme. Shadi, une femme pro-Komala condamnée à cinq ans de prison, raconte : « Sous les coups de fouet, au lieu de penser à mes souffrances présentes, je pensais plutôt à ma virginité. Je me regardais chaque fois pour voir si j’avais saigné ou pas. Même si j’ai été chanceuse et je n’ai pas été

1 Ibid, p. 217. 2 Extrait d'entretien du 24 février 2016 à Cologne avec Roya. 3 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan.

206 violée, la peur du viol était un stress et un cauchemar permanent pendant mes cinq années de prison1. » Cette peur augmentait quand la détenue se trouvait toute seule avec un bourreau. Une autre femme prisonnière pro-Komala, Soraya, raconte : « À chaque moment j’avais la peur d’être violée. Je me disais voilà, c’est le moment2. » Mojgan est également menacée à plusieurs reprises de viol durant son année d’emprisonnement. Elle dit : « Malgré le fait que je n’ai pas été violée, les gardiens de prison me menaçaient souvent pour briser ma résistance3. »

La possibilité du viol réduit les possibilités de résistance des prisonnières et les récits des autorités de la prison nient leurs convictions politiques pour les réduire à des objets. Elles sont sans cesse accusées d’avoir couché avec untel, et ne sont considérées que comme les esclaves sexuelles de leurs camarades. Une autre femme prisonnière, Soraya, se souvient : « Ils me considéraient comme une salope, une prostituée qui couchait avec n’importe quel mec. Ce genre d’insulte n’était pas facile à supporter, surtout pour moi qui avais grandi dans une société traditionnelle. Cela m’a marquée. Ils m’ont demandé à plusieurs reprises si j’avais couché avec mes camarades hommes ou pas. Et moi, j’avais honte au fond de mon cœur d’écouter leurs mots4. » Afin de briser et d’humilier la résistance des femmes détenues, les autorités pénitentiaires les réduisent au statut d’objets sexuels au service des hommes. Elles sont parfois obligées de subir des prétendus « tests de virginité » ou des menaces en ce sens. Une autre prisonnière de cette période, Susan, est plusieurs fois menacée par les fonctionnaires de la prison de passer des tests de virginité afin de savoir si elle a eu une relation sexuelle avec ses camarades ou pas5. Les détenus hommes n’ont aucune expérience similaire.

Il est également arrivé qu’une femme prisonnière soit obligée de se marier avec l’un des responsables de la prison pour être libérée. Dans un cas, la sœur jumelle de Shilan, qui est en prison, est obligée d’épouser son bourreau afin de se libérer. En conséquence, cette décision lui coûte très cher et sa famille la rejette pendant des années. Si, en l’épousant, elle est libérée de prison, aucun des membres de sa famille n’est, pendant des années, disposé à lui parler ou à rétablir des relations avec elle6.

Même sans s’être mariées avec des fonctionnaires de la prison, d’une façon plus générale, les femmes, une fois libérées, ne sont pas les bienvenues et ne sont pas considérées comme des

1 Extrait d'entretien du 28 avril 2015 à Gutenberg avec Shadi. 2 Extrait d'entretien du 25 avril 2015 à Gutenberg avec Soraya. 3 Extrait d'entretien du 14 février 2016 à Frankfurt avec Mojgan. 4 Extrait d'entretien du 25 avril 2015 à Gutenberg avec Soraya. 5 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan. 6 Extrait d'entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

207 héroïnes. La plupart d’entre elles doivent prouver à tout le monde qu’elles n’ont pas été violées et ont réussi à préserver l’honneur de leur famille. La résistance des femmes emprisonnées est ainsi réduite à une simple question : « Ont-elles été violées ou non ? » Cette question éclipse toutes les expériences de ces femmes en prison et leur résistance se limite largement à leur virginité ou leur sexualité. Même quand elles répondent « non » à la question fatidique, on les soupçonne de mentir. Après leur libération, les femmes prisonnières ne sont pas les bienvenues, contrairement aux hommes. Parmi quatre femmes prisonnières interrogées pendant cette étude, alors que trois d’entre elles rejoignent le Komala dès leur libération, Susan abandonne la vie politique. Alors que Susan, qui a passé six ans en prison, a la chance de ne pas être trop gênée par ce type de questions de la part de sa famille et de son entourage, cela n’est pas le cas de la plupart des femmes emprisonnées durant cette période1. Une femme prisonnière se souvient que deux de ses camarades, qui ont perdu connaissance sous le coup de la torture, craignent des années après leur libération, au moment de se marier, d’avoir été violées pendant ce moment d’étourdissement. Pour l’une d’elles, toute la famille se tient derrière la chambre nuptiale pendant des heures après le mariage pour s’assurer qu’aucun viol n’a eu lieu en prison et voir le mouchoir taché de sang après les rapports indiquant qu’elle est vierge2. Ce type de pression révèle à quel point le coût de l’engagement est genré. À cet égard, Susan atteste : « La torture subie par les femmes était dix fois pire que la situation des hommes. C’était toujours un cauchemar que cette peur du viol et cette terreur de déshonorer nos familles et les personnes qui nous entourent3. »

Pour éviter cette pression, des femmes envoyées par le Komala dans d’autres villes pour leurs activités clandestines et certaines femmes cachées par leur famille sont obligées de quitter les villes et de rejoindre le Komala. L’augmentation de la répression contre les militantes alors reconnues par les forces gouvernementales comme des sujets politiques et leur arrestation rendent cette décision nécessaire, même pour celles qui ne sont pas pro-Komala, pour échapper aux forces gouvernementales. À cet égard, Pershing, membre kurde de l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien, explique : « J’étais la seule fille de la famille et j’avais seize ans. Le début de la vague d’arrestations, puis de torture et d’exécution de tous les militants politiques a commencé. Ma famille, en particulier mon père, ne supportait pas de m’imaginer arrêtée puis violée. C’est pourquoi mon père, malgré ses désirs personnels, m’a encouragée à

1 Extrait d'entretien du 25 avril 2015 à Gutenberg avec Soraya. 2 Témoignage d’une femme kurde, Kobra Bane'i, cité dans Shadi Sadr et Shadi Amin, « Crime and Impunity Sexual Torture of Women in Islamic Republic Prisons », op. cit., p.143. 3 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan.

208 quitter la ville. Alors que mon organisation politique était divisée, j’ai rejoint le Komala, la seule organisation politique de tendance marxiste à avoir déclenché la lutte armée1. » Dans un autre cas, les parents de Narmin, qui sont opposés aux activités de sa sœur âgée de quatorze ans, la conduisent finalement vers une base du Komala dans un village près de Sanandaj car elle est identifiée par les forces gouvernementales et ils craignent qu’elle soit arrêtée puis violée2. Si certaines militantes quittent les villes afin éviter d’être arrêtées et exécutées, la peur d’être violée en prison est une raison spécifique des femmes militantes pour quitter les villes et pour finalement rejoindre les rangs du Komala, cette fois-ci soutenues et encouragées par leurs familles.

Cependant, comme nous le verrons dans la dernière section de ce chapitre, le nombre croissant de femmes militantes dans les villages ainsi que leur situation précaire conduisent finalement le Komala à les admettre en tant que peshmergas.

3.3. La situation précaire des militantes dans les zones rurales

L’augmentation de la vague répressive conduit progressivement la plupart des militants kurdes et non kurdes à se réfugier dans les rangs des courants politiques kurdes, le PDKI et le Komala. La destination de la plupart des militants de tendance marxiste, surtout les femmes, est alors le Komala, qui se présente comme favorable à la participation des femmes à la vie politique. Cependant, si les hommes peuvent intégrer les divers organes armés et non armés de cette organisation, ce n’est pas le cas pour les femmes. Alors même que leur nombre augmente jour après jour, le Komala ne leur donne pas de rôle précis. C’est la raison pour laquelle Golrokh Ghobadi décrit cette période comme « le début de l’incertitude3 ». Autrement dit, les femmes qui poursuivaient précédemment leur militantisme aux côtés de leurs camarades dans l’espace urbain se retrouvent tout à coup désœuvrées. Les jeunes dirigeants du Komala, qui ne s’attendaient pas à une telle répression, subissent une dispersion inattendue dans différentes régions kurdes. Dépourvus du matériel logistique nécessaire pour pouvoir résister, ils n’ont aucun plan vis-à-vis des femmes. À ce propos, Susan explique : « Ni le Komala ni aucune autre organisation politique de l’époque n’avaient envisagé le fait que les forces gouvernementales puissent facilement les forcer à se retirer des zones urbaines. En conséquence, elles n’ont rien

1 Extrait d'entretien du 16 mars 2018 à Paris avec Pershing. 2 Extrait d'entretien du 11 février 2016 à Frankfort avec Narmin. 3 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 510.

209 prévu pour une telle situation, ni pour elles-mêmes ni pour les femmes. Mais une chose était évidente : les forces peshmergas n’étaient que des hommes et aucune femme ne pouvait jouer ce rôle1».

Dès leur installation dans les zones rurales, les ordres disciplinaires s’imposent à elles à de nombreux niveaux (apparence, comportements quotidiens) car les villageois sont perçus par les membres de l’organisation du Komala comme plus conservateurs que les citadins. Dans cette zone, les femmes pro-Komala qui sont célibataires doivent s’installer en équipe et celles qui sont mariées s’installent dans des maisons séparées avec leur famille. Les femmes doivent, quel que soit leur statut matrimonial, éviter d’être vues avec des hommes peshmergas et n’ont pas le droit de se rendre au siège du Komala, monopolisé par les hommes, sauf si nécessaire. À cet égard, Farzaneh, qui vit quelques mois dans les zones rurales avant d’aller à Téhéran pour continuer ses activités au sein des groupes clandestins, raconte : « J’étais célibataire et pour cela, je vivais dans une petite chambre d’une maison villageoise avec plusieurs filles. Nous étions tous, hommes et femmes, contraints à faire attention à tous les niveaux à nos comportements quotidiens. Par exemple, nous n’avions pas le droit d’aller au siège du Komala dans le village. Dans ce contexte, les contacts entre hommes et femmes du Komala étaient réduits au minimum2».

Cependant, les femmes qui quittent les villes doivent continuer leurs activités sans avoir de mission officielle. Durant cette période, l’existence de l’organisation dans les zones rurales repose sur une division sexuelle du travail : les hommes dans le rôle de peshmergas et de guerriers et les femmes dans un rôle de soutien et de pourvoyeuses de nourriture, comme dans la plupart des contextes de guerre3. Elles s’occupent donc de deux domaines. D’une part, elles aident les hommes peshmergas à préparer les repas ou faire le ménage. D’autre part, elles aident les villageois dans leurs travaux quotidiens, tant dans les affaires agricoles que domestiques. À cet égard, elles s’occupent de tout ce qu’une femme au foyer et une villageoise font dans la vie quotidienne : nettoyage, garde des enfants, cuisine, entretien des animaux, travaux des champs, récoltes. Ces activités ont deux buts. Premièrement, de mieux comprendre la dureté de leur vie, et deuxièmement, dans la continuité de leur activité précédente dans l’espace urbain, d’informer les femmes villageoises de la situation sociopolitique actuelle des Iraniens et notamment des Kurdes. Cependant, selon les récits des femmes interrogées, c’est bien plus facile en ville qu’à

1 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan. 2 Extrait d'entretien du 21 avril 2015 à Uppsala avec Farzaneh. 3 Cynthia H. Enloe, « Does Khaki Become You? The Militarization of Women’s Lives », op. cit., p. 10

210 la campagne car dans l’espace rural, la difficulté des tâches quotidiennes les empêche de s’acquitter efficacement de leur deuxième tâche, à savoir la transmission de la conscience politique aux villageoises. Ces jeunes femmes se noient dans les affaires quotidiennes des villageoises. Cela prend en effet beaucoup de temps et d’énergie, en raison du grand nombre d’activités épuisantes. À cet égard, Roonak, une femme pro-Komala, mère d’une petite fille, dit : « Être acceptée en tant que membre officiel du Komala n’était pas simple. Alors que nous ne pouvions pas retourner en ville, nous tentions de faire tout ce qui était possible pour adhérer officiellement au Komala, ce qui représentait un grand honneur pour nous. En conséquence, nous avons voulu redoubler d’efforts à tous les niveaux, en particulier lorsque nous aidions les villageois. En mettant ma fille sur le dos, je me suis occupée de ce genre d’activités du matin au soir1. » Malgré la dureté du travail rural, la majorité des femmes (24 enquêtées) estiment que de telles activités sont nécessaires afin de prouver qu’elles sont de vraies militantes révolutionnaires. Beaucoup d’entre elles se félicitent donc de ces activités. Susan, qui vit pour une période très courte dans un petit village près de Mahābād avant son arrestation, souligne à propos de l’importance de ces travaux : « Afin de nous prouver que nous étions de vraies révolutionnaires, nous travaillions et vivions avec les villageoises. De telles activités étaient conformes à nos idéaux et à nos objectifs révolutionnaires. Si nous, les femmes et les hommes du Komala, nous étions aussi pour la plupart éduqués et urbains, nous croyions complètement en ce que nous faisions. C’est grâce à ces travaux que les villageois sont aussi devenus plus intimes avec nous2».

Cependant, malgré l’importance de ce travail, l’assignation à plein temps des femmes à ce type de tâches les pousse progressivement à prendre conscience de la division sexuelle du travail politique et domestique et à la critiquer explicitement. Même si ces tâches rurales sont considérées comme une preuve de leur engagement révolutionnaire, les femmes pro-Komala venues dans les zones rurales, qui, peu avant, participaient avec leurs camarades hommes à tous les événements sociopolitiques dans l’espace urbain, ne supportent plus d’être cantonnées à ce type de travail. Non seulement les femmes elles-mêmes, mais aussi certaines familles favorables à la participation politique de leur fille expriment leur mécontentement de voir une telle restriction des activités de leur fille dans les zones rurales. Par exemple, alors que Malakeh Mostafa Soltani, une femme ex-peshmerga du Komala, parle de cette période comme de la

1 Extrait d'entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 2 Extrait d'entretien du 17 avril 2015 à Stockholm avec Susan.

211 « pire » période de son militantisme politique, elle fait également face aux critiques de sa mère1 qui n’aime pas la voir mener uniquement ce genre du travail : « Ma mère n’appréciait pas de me voir me concentrer uniquement sur les affaires quotidiennes des villageois et surtout des villageoises. Elle croyait que mes camarades féminines et moi-même valions beaucoup mieux que ça. D’après elle, si nous devions occuper nos journées à des tâches domestiques et à prendre soin des enfants des autres, alors à quoi bon s’engager en politique ? Autant nous marier et fonder notre propre famille. Il était finalement plus valorisant de ne pas faire de politique et nous occuper de nos propres enfants que de faire de la politique et prendre soin des enfants des autres. Ma mère répétait sans cesse : “Si vous voulez vous engager en politique, alors prenez les armes et devenez de vrais peshmergas. Vous n’avez strictement rien de moins que les hommes.” » Il faut préciser que la mère de Mardjan était une figure respectée au sein du mouvement, connue pour son soutien et le lourd tribut qu’elle a payé pour la lutte2.

Dans un tel contexte, les femmes militantes finissent par se sentir isolées et éloignées de la politique réelle de l’époque. Ces conditions conduisent à une protestation progressive de certaines femmes. Golrokh Ghobadi décrit cette situation comme suit : « Nous étions dans une ignorance totale. Nous n’avions pas accès aux livres et aux publications, même à la radio. […] Maintenant qu’une telle situation s’était produite, nous étions facilement ignorées et, dans certains cas, humiliées par des camarades de l’organisation. […] La lutte est devenue progressivement une vie normale et fastidieuse pour beaucoup d’entre nous. Lorsque nous avons protesté contre cela, on nous a traitées de “râleuses”3. » Les militantes commencent peu à peu à contester la position subalterne dans laquelle elles se trouvent. Toutes les occasions sont bonnes pour se faire entendre et exiger des changements. À ce titre, citons l’épique voyage de Mardjan qui part à pied d’un village près de Marivan et marche vingt jours en direction de la ville de Bukan où est basé le comité central du Komala. Elle entend ainsi faire entendre sa voix et exprimer sa frustration de n’être cantonnée qu’à de basses besognes4. Les femmes insatisfaites espèrent que de telles actions finiront par porter leurs fruits, alors même que de

1 Mère Bahiyeh ou « Dayeh » Bahiyeh est assez connue chez les Kurdes en Iran. Son incroyable popularité est due à ses sacrifices et au lourd tribut qu’elle paye lors de cette période. En effet, la révolution bouleverse sa vie. Cette mère courageuse perd cinq de ses fils. L’un d’eux est un leader important et charismatique au sein du Komala. Cela ne l’empêche pas d’encourager ses autres enfants notamment sa fille à prendre part à la lutte armée. Elle est également constamment harcelée par les forces gouvernementales iraniennes en raison de l’engagement politique de ses enfants : « Jusqu’à présent, vous avez toujours fait ce que vous vouliez de nous. Continuez à faire ce que vous avez à faire. » leur a-t-elle dit un jour. Après la scission du parti en 1991, elle parvient à rejoindre ses autres enfants qui s’exilent en Suède. Elle est décédée à Uppsala en 1995. Cité dans Rashad Mostafa Soltani, « Kak Foad : le dirigeant, la politicien et savant politique », [Kak Foad : Rébar, siyasat madar u Zanayeki siyasi], op. cit., p. 39-80. 2 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan. 3 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 471-472. 4 Extrait d'entretien du 19 et 20 avril 2015 à Uppsala avec Mardjan.

212 plus en plus de femmes, pro-Komala, sympathisantes et membres d’autres organisations politiques iraniennes qui n’ont plus aucun moyen de sauver leurs membres de la vague de répression, craignant pour leur sécurité, se voient forcées de quitter les villes pour se réfugier au sein du Komala. Le Komala s’engage à évoquer la situation des femmes au sein du mouvement lors de son deuxième congrès en mars 1981. Mais les cadres réunis le mettent finalement de côté, considérant qu’il y a encore et toujours des sujets prioritaires, tels que réformer la société iranienne, discuter du droit à l’autodétermination des Kurdes, remettre en cause certains discours populistes du Komala, soutenir les classes les plus défavorisées. Encore une fois, la question des femmes est reléguée à la marge. Elle est considérée comme un « non- sujet » et ne retient pas l’attention de l’organisation malgré la présence de deux femmes lors de ce deuxième congrès. Golrokh Ghobadi, qui en faisait partie, se souvient : « J’ai essayé comme j’ai pu de porter les revendications et les attentes des femmes militantes mais “ils” [les cadres] ne nous ont pas écoutées. Ils nous ont pris de haut et nous ont méprisées. Aucune des demandes nous concernant, que ce soit celle concernant la prise d’armes ou celle concernant la prise de décisions, n’a abouti1».

Alors que les réticences idéologiques sont toujours fortes, c’est pour deux raisons que la direction du Komala se voit « contrainte » d’accepter les femmes dans ses rangs comme membres officiels portant le titre de « peshmergas » en mars 1981 : l’augmentation numérique du nombre de femmes dans les zones rurales et montagneuses et le mécontentement de certaines militantes face à la situation dans laquelle elles se trouvent. S’il est impossible de définir avec certitude la date d’entrée officielle des femmes au sein du Komala comme peshmergas à part entière, c’est souvent l’année 1981 qui est retenue, soit quelques mois après le deuxième congrès de cette organisation qui a lieu en mars de cette année-là. C’est à ce moment-là que le Komala devient la première organisation kurde à faire entrer les femmes dans ses rangs. Cependant, cette évolution est plutôt due aux nécessités de l’époque. En réalité, ni les familles, ni la plupart des femmes, ni le Komala ne sont prêts à voir les femmes intégrer véritablement les rangs du Komala en tant que peshmergas. Sans nier la conviction politique qui pousse les femmes à s’engager dans la lutte armée, on peut dire que la présence de la plupart des femmes au sein du Komala n’est pas en grande partie un choix idéologique individuel, mais plutôt le résultat d’un contexte, de contraintes et de stratégies pour échapper au destin tragique de leur engagement politique pendant cette période : être tuées ou violées. En effet, si la période

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 547.

213 postrévolutionnaire se distingue par la présence massive des femmes kurdes dans la vie politique comme une évolution sans précédent, cette participation ne signifie en aucun cas la présence automatique des femmes dans tous les domaines. Comme nous l’avons vu précédemment, seulement deux femmes quittent la ville vers les régions rurales pendant la première attaque des forces gouvernementales. La plupart d’entre elles ne sont pas encore prêtes à quitter la ville pour prendre les armes. Bien que des femmes expriment le désir d’intégrer ce domaine, dans la pratique, ni la plupart des familles ni certaines femmes elles-mêmes ne sont disposées à participer à ce domaine considéré comme le monopole des hommes. Les dirigeants du Komala ne font généralement pas exception. Cette section montre donc que l’admission des femmes au sein de l’organisation n’est pas le résultat d’un principe d’égalité des genres ni le résultat de revendications autonomes de la plupart des femmes. Les transformations de la place des femmes dans la lutte armée sont le résultat de l’arrivée massive des femmes militantes dans les zones rurales pour fuir le viol et le stigmate du déshonneur. En d’autres termes, la répression grandissante des femmes par le gouvernement central et l’augmentation de leur nombre dans les zones rurales obligent l’organisation à les accepter en son sein en tant que peshmergas. Comme nous le verrons dans la troisième partie, leur admission dans les rangs de l’organisation ne signifie pas forcément l’égalité entre les sexes. Elles sont à nouveau victimes d’un ordre militaire hiérarchique, fondé sur la division sexuelle du travail, qui les assigne à un rôle auxiliaire de soutien et de pourvoyeuses à l’arrière du front. Comment les femmes construisent- elles par la suite leur rôle dans la lutte armée et défendent-elles la légitimité de leur place et leurs intérêts spécifiques ?

214

Troisième Partie : La (re)production des rapports sociaux de sexe au sein du Komala entre 1981 et 1991

215 Introduction : La vie politique des femmes en tant que peshmergas

Ce n’est qu’en mars 1981, soit deux ans après l’émergence de l’organisation, que les femmes sont officiellement reconnues par le Komala comme peshmergas. Le changement de statut des femmes de sympathisantes à peshmergas se fait parallèlement au changement de l’activité politique du Komala dans l’espace urbain, remplacée par une autre forme de lutte : la lutte armée dans les zones rurales et montagneuses à partir d’avril 1980, à la suite de l’échec des négociations entre la République islamique d’Iran et les forces politiques kurdes (PDKI et Komala). Contrairement à la première attaque du régime iranien sur les régions kurdes, le 19 août 1979, qui ne dure que trois mois, cette fois l’issue du conflit est incertaine. À partir de cette date, la lutte politique devient une lutte armée, menée par des peshmergas contre les forces gouvernementales. Tous les membres officiels de l’organisation, quel que soit leur domaine d’activité (armé et non armé), qui sont présents au sein de l’organisation sont alors considérés comme des peshmergas et une certaine mixité de genre structure désormais les relations sociales de sexe au sein de l’organisation. En plus des femmes urbaines kurdes actives depuis l’émergence du mouvement, des centaines de nouveaux membres, y compris des non-Kurdes et des villageois, hommes et femmes, de faible niveau socio-économique ou éducation et parfois sans aucune formation politique, se joignent au Komala.

Cette partie vise à répondre aux questions suivantes : quelles mesures sont prises par l’organisation afin d’encadrer la mixité de genre ? Selon quelles modalités les femmes deviennent-elles des peshmergas armés ? Quelles sont les pratiques familiales au sein des couples peshmergas ? En enfin, quelle est la place des femmes peshmergas dans la hiérarchie de cette organisation ?

Étudier la (re)production des rapports sociaux de sexe au sein du Komala de 1981 à 1991 est le but de cette partie divisée en trois chapitres. Après avoir expliqué le contexte politique de cette période, dans le premier chapitre, nous examinerons dans deux sections la façon dont l’organisation gère la coprésence hommes-femmes et ses stratégies afin de contrôler la question de la mixité. Nous verrons comment ces stratégies (re)produisent les rapports sociaux de sexe au sein de l’organisation et comment la façon dont les femmes sont intégrées dans cette organisation diffère du processus d’admission des hommes. Dans la deuxième section de ce chapitre, nous analyserons cette politique qui se caractérise par l’imposition d’un ordre disciplinaire des corps plus rigoureux envers les femmes qu’envers les hommes. Dans le deuxième chapitre, nous évoquerons les pratiques familiales au sein des couples peshmergas.

216 Nous analyserons ces relations comme le résultat d’une stratégie de l’organisation pour réguler une situation révolutionnaire, à savoir la mixité en son sein. En effet, même si le contexte socioculturel de la société kurde de l’époque est particulièrement restrictif vis-à-vis des femmes et influence l’orientation de l’organisation en matière de genre, l’organisation reproduit également la domination masculine à travers la formation des couples et des familles dans lesquelles les femmes peshmergas jouent le rôle traditionnel de la mère sur le plan à la fois matériel et symbolique. Ainsi, le troisième chapitre de cette partie est consacré aux raisons pour lesquelles les femmes peshmergas sont aussi invisibles au sein de l’organisation, et à la manière dont elles sont marginalisées par rapport aux ressources tant matérielles que symboliques.

Le contexte politique des régions kurdes dans les années 1980

Après l’échec des négociations entre les forces politiques kurdes (PDKI et Komala) et le gouvernement iranien afin de trouver une solution politique à la cause kurde ainsi que les attaques des forces gouvernementales sur les régions kurdes, une période de lutte armée entre les deux parties se déroule d’avril 1980 à la fin des années 1980. Dans le but de résister à cette attaque, les forces politiques kurdes s’organisent séparément : les deux mouvements gèrent leurs bases, leurs forces et les opérations armées chacun de leur côté et sans se concerter. Alors que le terme de peshmerga pour désigner ceux qui participent à la lutte armée est utilisé pour la première fois pendant la République du Kurdistan en 1946, il prend une autre dimension lors de cette période. Des affrontements sanglants poussent les forces politiques kurdes à abandonner les espaces urbains. C’est pourquoi des centaines de peshmergas se rendent dans les montagnes et dans des zones rurales appelées « zones libres » et deviennent une force mieux entraînée, plus expérimentée et mieux équipée1. Il n’y a pas de chiffre exact sur le nombre de peshmergas, y compris ceux du Komala, pendant cette période. Selon les estimations de certaines personnes interrogées, le nombre des peshmergas du Komala varie entre 3 500 et 4 000 dont près de 400 à 500 femmes. Pendant cette période, ce sont plutôt les villageois qui constituent la base populaire des forces politiques kurdes, même si ce n’est pas toujours leur volonté. Car cette action, considérée comme une collaboration avec les forces « rebelles » ou « anti-révolution », entraîne souvent une forte réaction des forces gouvernementales2. Cependant, certains facteurs contribuent à l’échec des forces politiques kurdes3.

1 Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran: Pastoral Nationalism », op. cit, p. 179. 2 Il n’y a pas que les forces politiques kurdes dans les régions rurales. Les villageois souvent pauvres accueillent les différentes forces politiques, kurdes et non kurdes, qui sont réfugiées dans ces régions. 3 David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p.245.

217 Loin d’affaiblir le pays, comme l’espère le régime irakien qui attaque l’Iran (1980-1988), la guerre conforte le régime de Téhéran. Les idées nationalistes et l’intégrité nationale contre l’ennemi extérieur mobilisée par l’autorité étatique légitiment le régime en place1. Le déclenchement de la guerre entre l’Irak et l’Iran apporte un autre élément dans le conflit sur la scène politique du Kurdistan iranien. Alors que les forces politiques kurdes condamnent explicitement cette guerre2, cette dernière a un impact sur le combat mené par les forces politiques kurdes. Si, d’un côté, cette guerre permet aux Kurdes de trouver des ressources financières et militaires auprès de Bagdad3, les régions kurdes deviennent une zone particulièrement touchée par le conflit entre ces deux gouvernements et elles subissent gravement les effets destructeurs de cette guerre. Seulement dans la province de Kermânchâh, selon les statistiques officielles du gouvernement iranien, près de 31 000 civils et militaires sont tués (9 900) ou blessés (19 600) à cause de la guerre4.

Au sujet des forces politiques kurdes, le gouvernement iranien profite de cette guerre pour livrer une bataille permanente au sein d’un front unique contre ses deux ennemis, internes (les Kurdes) et externes (les Irakiens), et cela rend la répression envers les Kurdes encore plus efficace5. Lors de ce conflit, les forces iraniennes visent aussi bien les forces irakiennes que kurdes, dans une situation que Farhad Khosrokhavar qualifie de « promotion de la violence aveugle6 ». Si, avant le commencement de cette guerre, la cause kurde suscite la sympathie de la plupart des révolutionnaires iraniens, notamment les marxistes, les choses changent à la suite de l’invasion du territoire par un ennemi étranger. Le sujet de l’intégrité territoriale devient une question vitale. La plupart des révolutionnaires iraniens insistent sur l’unité territoriale et la solidarité nationale entre tous les Iraniens. C’est pourquoi les forces politiques kurdes se retrouvent alors de plus en plus isolées du reste de l’Iran et du monde extérieur. L’une des principales raisons pour lesquelles les forces politiques kurdes s’associent à d’autres

1 Suzanne Maloney, « Identity and Change in Iran’s Foreign Policy », In Shibley Telhami and Michael N. Barnett (eds.), Identity and Foreign Policy in the Middle East, New York, Cornell University Press, 2002, p. 106. 2 Par exemple, dans plusieurs publications du Komala, cette guerre est considérée comme une guerre réactionnaire entre deux États bourgeois au détriment du peuple défavorisé et prolétaire de ces deux pays. 3 La perspective de cette aide pourtant considérable ne pousse jamais les courants politiques kurdes à collaborer directement avec les forces irakiennes. A cet égard, voir : David Romano, « The Kurdish nationalist movement: opportunity, mobilization and identity », op. cit., p. 237-238. 4 Cité dans Hojatolislam Hadi Asghari, « L'épopée de Mersad a été dotée de l'esprit du jihad et de la culture du sacrifice de soi », [Hmaseyey mersad be barakate ruhiyey djahadi va farhange isar bud] : http://isaar.ir/doc/news/fa/85998/ (consulté le 21 juillet 2018) 5 En plus des courants politiques kurdes, autres oppositions iraniennes sont également balayées de la scène politique de l’Iran. Si la République islamique de l’Iran est encore fragile dans les années 1980-1981, la guerre entre l’Iran et l’Irak permet d’opérer des purges militaires et d’écarter les opposants au nouveau régime de Téhéran. De nombreux militants, hommes et femmes, sont arrêtés, emprisonnés et exécutés. Certains réussissent à quitter le pays et obtiennent l’asile politique à l’étranger. Voir : Farhad Khosrokhavar, « L’utopie sacrifiée », op. cit., p. 87. 6 Farhad Khosrokhavar, « Anthropologie de la révolution iranienne : le rêve impossible », op. cit., p. 112.

218 organisations iraniennes est de sortir de cet isolement politique. Alors que les efforts du PDKI en ce sens n’aboutissent pas, le Komala réussit à s’unir avec une petite organisation communiste non kurde pour former le Parti communiste d’Iran (PCI) en 1983 ; un accord qui ne dure pas longtemps et conduit à une scission en 19911.

Un autre facteur important qui accélère la défaite des forces politiques kurdes dans les années 1980 est le conflit interne qui oppose le PDKI et le Komala. Ni les affrontements continus des Kurdes avec les forces gouvernementales, ni la guerre entre l’Iran et l’Irak n’apaisent ce conflit, qui dure de février 1985 au 23 avril 1988. La raison principale en est la lutte de pouvoir pour asseoir leur hégémonie dans les régions kurdes2. Les combats entre les deux courants kurdes sont sporadiques de 1980 à 1985 jusqu’au moment où le PDKI déclare finalement une guerre totale contre son rival en février 1985. Cela dure jusqu’au 23 avril 1988, alors que les deux parties n’ont de toute façon plus rien à perdre. Il est difficile d’avoir des données fiables quant au nombre de victimes dans chaque camp. Mais nous avons tout de même des chiffres fournis par les militants eux-mêmes. Un ex-peshmerga du PDKI estime ce nombre à « 376 victimes du côté du PDKI et 348 dans les rangs du Komala3 ». Parmi les morts du Komala tués par le PDKI, 19 noms de femmes sont également mentionnés.

Dans une telle situation, le régime iranien peut se battre avec succès face aux opposants kurdes. Peu à peu, les forces iraniennes reprennent la quasi-totalité des régions kurdes en s’appuyant sur un équipement militaire plus lourd et plus efficace que celui des forces kurdes, mais aussi sur certaines forces locales kurdes qui choisissent de combattre aux côtés de l’armée iranienne contre les peshmergas kurdes. Ces derniers, qui connaissent parfaitement la géographie de la région, ouvrent la voie aux forces iraniennes pour reprendre toutes les régions. De 1980 à 1984, les villes, les routes et les villages tombent alternativement aux mains des forces gouvernementales ou des forces peshmergas. Dans les « zones libres » (qui échappent au contrôle des forces gouvernementales), le PDKI et le Komala construisent leurs bases, des écoles, des stations de radio et des hôpitaux. Cependant, à partir de 1984, les offensives lancées par les forces gouvernementales s’intensifient et les Kurdes perdent au fur et à mesure les « zones libres ». Toutes les zones frontalières, auparavant contrôlées par les peshmergas, passent sous le contrôle des forces iraniennes et des Gardiens de la révolution. À partir de 1984,

1 Le nombre de membres non kurdes du Komala qui le rejoignent en particulier après le début de la vague de répression à partir de 1981 n’est mentionné nulle part. Cependant, selon l’estimation de certaines personnes interrogées, ils ne composent que 3 ou 4 percent des peshmergas. Le nombre de femmes non kurdes est très inférieur à celui des hommes non kurdes. 2 Maziar Behrooz, « Rebels With A Cause : The Failure of the Left in Iran », op. cit., p. 132 ; David McDowall, « Modern History of the Kurds », op. cit., p.275. 3 Taifur Bathai, « Le voyage de l’esprit », [Safare Khiyal], op. cit., p. 168.

219 alors que les forces gouvernementales commencent à prendre le dessus dans la guerre contre l’Irak, elles reprennent aussi progressivement les régions kurdes. Dans ces circonstances, les forces politiques kurdes sont forcées de se replier en Irak où leurs troupes stationnent dans des camps avec moins d’équipements et moins de vivres. Grâce au soutien du gouvernement irakien, elles peuvent mener des raids pour entrer clandestinement en Iran1. Cependant, les Kurdes ne sont plus en mesure de représenter une menace sérieuse pour le gouvernement iranien, surtout après l’annonce du cessez-le-feu entre l’Iran et l’Irak en 1988. Bien qu’il n’existe pas de statistiques exactes du nombre de victimes pendant cette période, les Kurdes paient un lourd tribut. David McDowall dénombre, de 1979 au début de 1984, 27 500 morts dont seulement 2 500 combattants kurdes. Le secrétaire général du PDKI revoit ce chiffre à la hausse en 1990 puisqu’il dénombre de son côté 45 000 victimes, dont 5 000 combattants2. Selon une liste non publiée du Komala, 1 545 de ses militants-combattants sont tués lors de cette période.

En ce qui concerne le Komala, la plupart de ses peshmergas commencent à s’exiler et quitter le mouvement à partir des années 1990. Cette tendance croissante a de multiples raisons telles que les défaites de l’organisation sur le plan armé et politique, le manque de sécurité dans les camps et l’augmentation des tensions internes, avec notamment la première scission en 1991. Alors que les forces politiques du Komala se sont déjà réfugiées au Kurdistan irakien sous la pression constante des forces gouvernementales iraniennes, la plupart des peshmergas, qui perdent espoir en la poursuite de leurs activités politiques, s’exilent de nouveau afin d’obtenir l’asile politique, cette fois-ci du Kurdistan irakien vers des pays européens (notamment l’Allemagne, la Suède, l’Angleterre) ou encore le Canada.

1 Maziar Behrooz, « Rebels With A Cause : The Failure of the Left in Iran », op. cit., p. 132; Farideh Koohi-Kamali, « The Political Development of the Kurds in Iran : Pastoral Nationalism », op. cit., p. 190. 2 Hamit Bozarslan, « La question kurde : État et minorités au Moyen-Orient », op. cit., p. 201-202.

220 1. Premier chapitre : La gestion de la mixité dans la vie politique des peshmergas

1.1. L’intégration graduelle des femmes au sein du Komala

Comme nous l’avons vu dans la deuxième partie, le mode d’organisation du Komala reproduit la division sexuelle du travail : les hommes comme peshmergas au combat dans les zones rurales et les femmes comme force auxiliaire dans l’espace urbain. Deux raisons font basculer cette approche : l’augmentation numérique des femmes dans les zones rurales et montagneuses à la suite de la violente répression opérée par le gouvernement iranien à partir de 1980 et l’insistance de certaines d’entre elles à intégrer officiellement les rangs de cette organisation. C’est ainsi que le Komala accepte les femmes à la fin de l’année 1981 au même titre que les hommes en tant que peshmergas. Cependant, les difficultés sont également multiples pour les femmes peshmergas, en particulier pour celles qui intègrent la branche armée. Non seulement les cadres de l’organisation du Komala eux-mêmes se montrent prudents sur la question de la mixité à un niveau idéologique, mais la reproduction des rapports sociaux de sexe dans les interactions quotidiennes entre les peshmergas hommes et les peshmergas femmes à l’intérieur de l’organisation complique la présence de ces dernières.

1.1.1. L’engagement des femmes au Komala : des peshmergas sans armes Le Komala accepte les femmes comme peshmergas à la suite de son deuxième congrès en mars 1981. Des jeunes femmes, quels que soient leur condition maritale ou leur niveau d’éducation, peuvent désormais rejoindre les rangs de l’organisation par choix ou par « nécessité ». Cependant, dans l’objectif parallèle de contrôler la sexualité de ses membres dans un contexte de cohabitation entre hommes et femmes peshmergas, le Komala accepte les femmes avec prudence. Ainsi cette entrée des femmes en tant que peshmergas est limitée. Bien qu’elles participent à tous les autres domaines de l’organisation, le domaine armé reste encore celui des hommes : aucune femme ne peut y être présente jusqu’en octobre 19821. De plus, bien que les peshmergas hommes soient tous systématiquement armés, qu’ils officient ou non dans le secteur armé à partir d’avril 1980, les femmes deviennent des peshmergas sans armes de mars 1981 à octobre 1982. Les femmes sont certes aussi actives que les hommes au sein du Komala mais elles exercent d’autres tâches. Les femmes peshmergas investissent des secteurs comme l’édition de

1 Ni la date exacte de l’admission des femmes en tant que peshmergas ni la date de leur admission dans la branche armée ne sont mentionnées nulle part. Aucune des personnes interrogées ne les savent également. Ces dates sont une estimation établie à partir de divers récits des personnes interrogées.

221 journaux et de brochures de propagande, la radio, l’enseignement, la logistique, l’approvisionnement, l’alimentation et le soin aux blessés, des tâches que Manuel Cervera- Marzal qualifie de « tâches de l’ombre1 ». En dépit de l’impossibilité de l’accès des femmes peshmergas au domaine armé, ainsi qu’aux armes elles-mêmes pour se défendre, les femmes interrogées s’accordent pour dire que devenir peshmergas est malgré tout une grande victoire pour elles. À travers leur intégration au sein du Komala, elles peuvent devenir indépendantes des cercles familiaux. Devenir peshmerga, même sans arme, leur permet de dépasser le rôle de dévouement familial et maternel. Tandis que les hommes peshmergas accomplissent des tâches dans la continuité de leur socialisation, l’appartenance des femmes à une organisation politique constitue pour elles une importante « rupture » avec la tutelle familiale, et avec les rôles d’épouse et de mère qui leur sont assignés socialement. Ainsi, elles peuvent effectuer des tâches considérées à cette époque comme non féminines. Ces femmes, qui ont toujours été liées à un homme de leur famille en tant que fille, épouse et mère, deviennent des femmes avec leur propre identité politique, reconnues en tant que peshmergas, et non plus seulement comme sympathisantes. Elles tirent ainsi profit des circonstances inégalitaires pour défendre une existence politique autonome. À cet égard, une femme ex-peshmerga, Miriam, raconte : « Au départ, j’ai été assignée à travailler dans la maison d’édition. J’y travaillais des heures par jour. Ça ne me dérangeait pas, ce qui était important c’était d’être utile à cette organisation2. » Une autre femme peshmerga, Shirin, commence à travailler comme cuisinière, une activité parmi les plus difficiles, en particulier à une période où le Komala souffre fortement des pénuries logistiques3 : « Je travaillais avec le minimum de moyens. Les peshmergas en me voyant étaient rassurés car ils savaient que je pouvais préparer quelque chose à manger quoiqu’il arrive. Ils me faisaient confiance. Mon seul slogan c’était “on ne peut pas combattre si on ne peut pas d’abord se nourrir”4. »

Cependant, l’une des particularités de la division sexuelle du travail productif est le fait que les femmes prennent en charge des tâches très variées sur une seule journée. L’historienne française Christine Bard souligne que les intérêts et l’engagement des femmes dans la guerre sont extrêmement divers5. La valeur attribuée à ce type de travail est toujours moindre que celle

1 Manuel Cervera-Marzal, « Domination masculine dans le militantisme », Sociologies, 10 octobre 2017 : http://journals.openedition.org/sociologies/5116 (consulté le 10 juin 2018). 2 Extrait d’entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam. 3 Extrait d’entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Shirin. 4 Ibid. 5 Christine Bard, « Les filles de Marianne, histoire des féminismes 1914-1940 », Paris, Fayard, 1995.

222 qui est attribuée au travail monovalent1. En effet, cette modalité du travail spécifique aux femmes, comme les travaux des ouvrières non qualifiées ou des petites mains, fait partie du processus d’invisibilisation et d’accaparement de la force de travail. Dans un contexte de conflits armés, les hommes sont également obligés de participer à la logistique (notamment la cuisine et le nettoyage) mais les activités des femmes sont plus diversifiées que celles des hommes, en particulier quand elles sont encore présentes sur le sol iranien. Les femmes peshmergas (après avoir terminé leurs tâches quotidiennes) organisent des réunions pour les femmes villageoises, elles tentent de former des peshmergas analphabètes ou des enfants privés d’éducation dans les zones rurales. Beaucoup d’entre elles multiplient les activités alors qu’elles sont enceintes ou mères d’un ou plusieurs enfants, comme nous en parlerons plus tard. Elles font un peu de tout, s’occupant de plusieurs tâches organisationnelles en journée, comme de se réunir avec les villageoises, participer aux brigades de santé2, faire la cuisine, le ménage. Roonak, femme ex-peshmerga du Komala qui est à l’époque mère d’une petite fille, raconte ce que représentent les tâches quotidiennes au cours d’une même journée : « J’avais déjà un enfant à l’époque et lorsque je suis tombée enceinte du deuxième, j’ai choisi de continuer mes activités politiques avec le Komala. Je partageais mon temps entre le dispensaire où je soignais les malades et la collecte et la distribution de livres éducatifs pour les enfants des villages. Je ne ratais par ailleurs aucune occasion de réunir les femmes villageoises afin de débattre de politique3. »

Alors que la traditionnelle division sexuelle du travail fondée sur la famille est remise en question par la rupture des femmes peshmergas avec la cellule familiale et leur engagement au sein d’une organisation sociale distincte, les différences dans l’accès aux armes reproduisent la division du travail en fonction du sexe au sein de l’organisation. Au début des années 1980, le besoin en combattants se fait cruellement ressentir et certaines femmes peshmergas se considèrent comme « reléguées » en base arrière, assignées aux tâches les moins visibles et les moins valorisées. Elles souhaitent donc s’engager dans la branche la plus visible et la plus prestigieuse : la branche armée. La quasi-totalité de ces femmes, comme leurs camarades hommes, considère la branche armée comme le meilleur moyen de se défendre et de se venger

1 Jules Falquet, « Division sexuelle du travail révolutionnaire : Réflexions à partir de l’expérience Salvadorienne (1970-1994) », op. cit. 2 Sur l’importance des centres médicaux dans les zones rurales kurdes lors de cette période, Amineh Kakabaveh, une femme ex-peshmerga du Komala et issue d’un petit village de Saghez, écrit : « Il n’existait pas les centres médicaux dans les régions rurales kurdes. C’est pourquoi le domaine médical du Komala a gratuitement accueilli des dizaines villageoises malades chaque jour. Il y avait beaucoup des villageois qui n’allaient jamais chez le médecin pour des raisons financières. » Cité dans Amineh Kakabaveh et Johan Ohlson, « Amineh: pas plus gros qu'un Kalachnikov: de Peshmerga à membre parlementaire » [Amineh : inte större än en kalasjnikov: från peshmerga till riksdagsledamot], op. cit., p. 98. 3 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak.

223 des attaques du régime iranien. L’une des femmes peshmergas du Komala, Narmin, dit : « Nous perdions à chaque moment nos amis ou nos proches soit sous la torture en prison soit pendant les opérations armées. Malgré le fait que chaque domaine d’action avait sa propre valeur, j’avais l’impression que la sphère armée était la seule qui nous aurait permis de nous venger du régime, celui qui nous avait imposé une telle situation1. » Cependant, le Komala continue d’éluder la question de l’inclusion des femmes dans la branche armée. Trois raisons peuvent l’expliquer.

La première raison invoquée par certains cadres et commandants du Komala fait référence à la nature, comme Nicole-Claude Mathieu l’explique dans son article intitulé « Homme- culture et femme-nature ? » : la supposée faiblesse physique et mentale des femmes, qui ne sont pas faites pour œuvrer dans un domaine aussi fortement « sexué »2. Laetitia Bucaille souligne que « la spécificité de la répression sous sa forme sexuelle et les risques que les femmes encourent dans la guerre, à travers leur corps, constituent, aux yeux de la société concernée, des arguments essentiels contre leur engagement dans les conflits armés3 ». Les femmes peshmergas du Komala ne sont pas épargnées par cette construction. Elles sont tout simplement considérées comme faibles, fragiles, douces, séduisantes et sentimentales. Elles n’ont aucune identité ou existence propre et sont réduites à n’être que le pendant négatif des hommes, automatiquement reliés aux notions de « courage » et de « bravoure ». C’est en référence à cette définition binaire et hiérarchique du masculin et du féminin que la division sexuelle et inégalitaire des tâches est légitimée, transmise et reproduite. Comme le souligne la sociologue française Sonia Dayan-Herzbrun : « Cette faiblesse qui définit les femmes ne les empêche pas d’être constamment perçues comme éminemment dangereuses. [...] Par leur fragilité les femmes suscitent la passion et le désir et elles risqueraient, au cas où elles occuperaient des fonctions publiques, de faire perdre raison aux citoyens incapables de résister à leur séduction et d’occasionner un désordre insurmontable4. » Même la plupart des peshmergas du Komala, qui se revendiquent comme « marxistes » et qui s’affirment comme « révolutionnaires », n’échappent pas à ces clichés essentialistes en considérant les femmes comme « la source du mal », séduisant des hommes par la « ruse » et empêchant ces derniers d’atteindre leurs buts. La plupart des peshmergas sont de jeunes célibataires de moins de trente ans. Cette caractéristique est considérée comme une menace pour l’ordre du travail et de l’engagement révolutionnaire ; ce qui met en lumière le versant moral du statut et de l’idéal révolutionnaire.

1 Extrait d’entretien du 11 février 2016 à Frankfort avec Narmin. 2 Nicole-Claude Mathieu, « Homme-culture et femme-nature ? », op. cit. 3 Lætitia Bucaille, « Femmes à la guerre. Égalité, sexe et violence », op. ci.t, p. 9-10. 4 Sonia Dayan-Herzbrun, « La mixité dans la politique », In Thanh-Huyen Ballamer-Cao, Véronique Mottier et Lea Sgier, Genre et politique, Paris, Gallimard, 1992, p. 292.

224 À cet égard, Amir, un homme peshmerga du Komala, dit : « Beaucoup craignaient que les hommes et femmes peshmergas obligés de se côtoyer de façon rapprochée, notamment la nuit dans les montagnes, se détournent de leurs objectifs politiques pour choisir les plaisirs terrestres. Faire se côtoyer les hommes et les femmes revenait à mettre côte à côte une allumette et de la poudre à canon1. » C’est pourquoi, selon le discours dominant de cette époque, chacun doit rester à sa place. La guerre est donc l’affaire des hommes car, selon eux, les femmes ne sont pas « naturellement » conçues pour une telle situation dangereuse. C’est pourquoi, aussi, il n’est pas étonnant que certains cadres et peshmergas du Komala aient tant de mal à accepter des femmes dans la branche armée. À cet égard, Shaho, un commandant armé du Komala, explique : « Certes, les femmes étaient présentes dans tous les domaines non armés, mais nous continuions de penser que les femmes ne pouvaient pas s’engager dans la lutte armée, beaucoup trop violente pour elles. Nous étions persuadés que faire la guerre, c’est-à-dire tuer et être blessé, n’était pas une affaire de femmes2. »

La deuxième raison qui peut également expliquer le refus de voir les femmes entrer dans la branche armée est, comme nous l’expliquons à plusieurs reprises, que l’organisation s’expose dès ses débuts à des rumeurs sur sa « morale » du fait d’être d’extrême gauche ou « communiste ». Ses membres sont perçus par les conservateurs comme des gens sans moralité notamment par rapport à la sexualité, et comme des mécréants. Alors que les femmes sont déjà acceptées au sein de l’organisation en tant que peshmergas dans les domaines non armés, la mixité est sous le contrôle tant de l’organisation que des villageois. Cependant, ce contrôle n’est pas vraiment possible avec l’entrée des femmes dans la branche armée, dont les peshmergas se déplacent en groupe et où tout peut se passer entre eux. Cela peut rendre cette organisation impopulaire dans les zones rurales. La mixité est donc un élément qui peut être considéré comme une preuve justifiant les rumeurs contre le Komala, notamment dans les zones rurales où, pour la première fois, les Kurdes voient des femmes peshmergas. À cet égard, Ebrahim Alizadeh, l’un des membres du comité central à l’époque du Komala, dit : « La situation de l’époque nous a conduits à l’idée que la société traditionnelle du Kurdistan n’accepterait jamais les femmes peshmergas. Nous avions intériorisé cette vision et en avions conclu que notre société ne les accepterait jamais3. » À cela s’ajoute le pragmatisme du Komala dans une situation où sa protection et sa survie (accès à la nourriture et à d’autres moyens logistiques pour leurs besoins quotidiens) dépendent largement du soutien et de l’appui des villageois.

1 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Gutenberg avec Amir. 2 Extrait d’entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Shaho. 3 Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], op. cit., p. 81.

225 Alors que la mixité des peshmergas armés peut être perçue comme un acte défavorable aux valeurs des villageois, l’organisation a peur de perdre sa dernière base populaire. En d’autres termes, la prise en compte de la question morale par l’organisation peut amener à mettre en contradiction la survie de l’organisation dans les zones rurales et la protection de ses peshmergas.

La troisième raison est la valeur spirituelle du combattant armé et la valeur de l’arme elle- même. Le peshmerga est considéré comme un « vrai homme » et le statut a une valeur morale indiscutable. Les peshmergas sont présentés comme des héros prêts à sacrifier leur vie pour un grand objectif. Cette mission quasi sacrée est la plus « visible » et la plus prestigieuse. Pour cette raison, certains peshmergas de la branche armée ne veulent pas partager ce prestige avec les femmes qui, comme indiqué ci-dessus, sont vues comme « faibles » et « fragiles ». D’une certaine façon, être combattant est une des tâches les plus valorisées chez les hommes kurdes. Si une femme kurde peut accéder à ce domaine, elle n’est qu’une exception. Les femmes sont donc reléguées en base arrière et ne font que les tâches les moins valorisées comme la logistique, l’approvisionnement, l’alimentation, le soin aux blessés et le « deuil » pour leurs proches tués lors d’un combat. Certains hommes peshmergas de l’époque, les plus hauts gradés comme les peshmergas ordinaires, craignent que l’inclusion des femmes dans la lutte armée sape et discrédite l’organisation, une des forces importantes qui résistent à la fois au régime central et au système capitaliste. Pire encore, la présence des femmes nuit à la réalisation des objectifs politiques et est contre-productive1. C’est pourquoi certains disent : « Si une femme prend les armes, ils n’hésitent pas un instant à déposer les leurs pour protester contre cet affront2. »

Malgré les réticences de certains cadres et peshmergas du Komala, les femmes luttent pour leur entrée par la grande porte dans la lutte armée. En plus des revendications de certaines femmes d’entrer dans la branche armée, de l’augmentation numérique des femmes dans les zones rurales et de l’impossibilité de les intégrer davantage dans les branches non armées, le soutien de certains hommes importants de l’organisation défendant la présence de femmes dans le domaine armé influence également leur intégration. La question de l’engagement des femmes dans la lutte armée divise les hommes du mouvement en deux groupes distincts. Alors que le débat interne est vif, celui-ci est finalement tranché au profit de ceux qui soutiennent la présence

1 18 personnes interrogées conforment ce genre d’opposition contre la présence des femmes dans la branche armée. 2 Extrait d’entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran.

226 des femmes dans le domaine armé1. À cet égard, un commandant du Komala, Shaho, se souvient : « Il y avait un débat entre les jeunes dirigeants de notre organisation. La moitié était contre et l’autre était favorable à l’idée de voir aussi des femmes dans le domaine armé. Cette deuxième moitié, soulignant le rôle indéniable des femmes pendant et après la révolution, a fortement insisté sur l’entrée des femmes dans le champ armé2. »

Dans une telle situation, le Komala finit par se prononcer en faveur de la participation des femmes à la branche armée. C’est ainsi que, près de deux années après avoir pris le maquis, les femmes peuvent pour la toute première fois prendre les armes en octobre 1982. Le processus de l’accès des femmes aux armes est long : le Komala fait tout pour retarder sa mise en place, pour ne pas susciter de réactions négatives parmi les villageois et au sein des rangs des peshmergas. L’organisation met ainsi en place une phase d’expérimentation de plusieurs mois en permettant à seulement dix femmes de prendre les armes.

Dans la section suivante, nous évoquerons l’entrée dans la branche armée de ce premier bataillon de dix femmes à travers une cérémonie d’accession aux armes fortement symbolique. Nous décrirons la symbolique du « franchissement » d’étape par les femmes et leur parcours dans cet univers masculin fondé sur la « virilité » et la « non-mixité ». Avant de pouvoir intégrer définitivement les rangs des peshmergas, les femmes doivent passer par une phase d’expérimentation transitoire et leur réussite de cette étape est la condition sine qua non pour devenir définitivement un peshmerga armé3.

1.1.2. La création de bataillons de femmes : une non-mixité sexuée subie À partir de 1982, les femmes armées sont donc acceptées au sein du Komala mais sous certaines conditions. Les femmes ne rejoignent pas les rangs des hommes mais le Komala fonde un groupe armé de combattantes non mixte de début octobre à la fin décembre 1982. Ce groupe est créé, composé de dix femmes kurdes alphabétisées, éduquées au moins au niveau secondaire, afin de pouvoir lire ou parler en public4. L’organisation confie aux femmes de ce

1 Selon 19 enquêtées, la présence de quelques intellectuels de la gauche iranienne y est pour beaucoup. 2 Extrait d’entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Shaho. 3 Pendant des années 1980, en plus du Komala, une autre organisation non-kurde, l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien (OMPI), ayant de nombreux membres hommes-femmes en son sein, commence également une lutte armée contre les forces gouvernementales à partir de 1986. Après avoir créé l’Armée de libération nationale d’Iran (ALNI), elle organise une opération armée baptisée « Illumination éternelle » (Foruq-i Javidan) contre les forces gouvernementales en 1988. L’OMPI admet en 1998 avoir eu 1 304 combattants tués et 1 100 blessés lors de cette opération. Ceci déclenche une vague de répression interne de l’OMPI en Iran. 4 Malgré la présence de femmes non kurdes, toutes ces dix femmes sont kurdes et instruites afin de pouvoir parler avec les villageois, ceux qui ne comprennent pas bien la langue farsi. Les membres de ce groupe sont : Nahid Bahmani (la responsable politique du groupe), Mehri Godazgar, Badri Tawhidi, Parvin Darayi, Shahnaz Naderi, Fouzieh Nosratpour, Fouzieh

227 groupe une mission plus politique qu’armée : celles-ci ont pour mission d’aller dans des villages des « zones libres », où elles doivent s’adresser publiquement aux villageois tout en étant encadrées par les hommes peshmergas. Ce groupe a donc un rôle politique et symbolique, car il est utile à la propagande de l’organisation. Selon Mastoure, l’un des dix premiers membres de ce groupe, le Komala vise trois objectifs avec la création de ce groupe : « 1. Étudier les réactions des villageois face à la présence de ces femmes peshmergas armées ; 2. Arriver à faire accepter à l’opposition interne le fait que les femmes comme les hommes peuvent être armées et 3. Ouvrir la voie afin d’attirer davantage de femmes, particulièrement des femmes rurales1. » Afin d’atteindre ces objectifs, ces femmes doivent connaître le contexte politique de l’Iran et du Kurdistan, être capables de s’exprimer sur des sujets de manière intelligible, de répondre à des questions, d’argumenter et de convaincre lors de débats publics. C’est ainsi que ce premier groupe non mixte de dix femmes est nommé Golriz en souvenir d’une femme militante tuée dans un accident de voiture peu après la révolution2. Les femmes qui composent ce groupe sont des élèves et des institutrices et ont entre 18 et 25 ans, certaines sont mariées et d’autres célibataires. Bien que l’objectif de ce groupe soit plus politique qu’armé, ces femmes reçoivent pendant un mois un enseignement armé de haut niveau de la part d’un commandant haut gradé du Komala afin de pouvoir se défendre en cas d’attaque sans le soutien des hommes. Mais il ne suffit pas de faire partie des « élues » et de recevoir un enseignement armé pour devenir une combattante à part entière. Les femmes doivent affronter un certain nombre de « rites de passage » afin d’accéder à ce qu’il y a de plus sacré pour un peshmerga du Komala : le fusil. Car porter une arme est pensé par nature comme étranger aux femmes, d’où l’importance de ce rituel instauré par le Komala. Les femmes accèdent aux armes à la suite d’une cérémonie protocolaire à laquelle sont conviés les membres les plus importants du bureau politique du Komala ainsi que les plus hauts gradés, les peshmergas ordinaires et les villageois des environs, pour un total de plus d’une centaine d’invités, alors que les hommes peshmergas, eux, doivent se plier seulement à une petite cérémonie formelle après avoir suivi la formation nécessaire. On peut y voir et entendre des prises de parole et des discours de responsables politiques et armés qui insistent sur l’importance du rôle des femmes dans la révolution et dans la lutte armée. Ces discours ont avant tout pour but d’empêcher toute contestation de la présence des femmes dans

Daneshwar (la responsable armé), Nadereh Panah, Mahssoumeh Shafiee, Parvin Pishyari. Au cours de cette étude, trois de ces dix femmes sont interrogées. 1 Extrait d’entretien du 10 avril 2015 à Stockholm avec Mastoure. 2 Golriz Ghobadi (1951-1979), est l’une des premières à avoir coopéré clandestinement bien avant la révolution avec le groupe qui devient plus tard le Komala. Elle perd tragiquement la vie avec neuf autres camarades deux mois seulement après la révolution le 29 mars 1979 alors qu’elle fait partie d’une équipe de volontaires qui apportent des soins médicaux dans la ville de Torkaman-e-Sahra au nord-est de l’Iran où elle est attaquée par les forces gouvernementales.

228 la branche armée. Un des cadres de l’UPK (Union patriotique du Kurdistan en Irak) 1 prononce (au cours d’une de ces cérémonies) un vibrant discours célébrant l’égalité femmes-hommes alors que son propre parti n’accepte les femmes que comme militantes ou comme épouses de peshmergas hommes.2 Des vidéos et des photos d’archives de ces cérémonies montrent une partie du public tenant des pancartes où il est inscrit « sans les femmes, pas de lutte possible3 ». À la fin de la cérémonie, la responsable politique de ce groupe entonne un hymne composé par un membre du mouvement et célébrant l’entrée des femmes dans la lutte armée : « L’heure du soulèvement a sonné, levez-vous pour la révolution, femmes de tous les pays. Mesdames, rejoignez la lutte aux côtés de vos camarades masculins4. » Au terme de cette cérémonie, on leur remet officiellement les armes.

Cependant, une fois armées, ce que leur demande ensuite l’organisation se distingue nettement des activités confiées aux hommes. Le mouvement envoie ces femmes récemment armées dans les villages des régions kurdes afin de propager les idées du Komala et de diffuser sa propagande socialiste révolutionnaire. Cette organisation préfère donc attribuer aux femmes armées des tâches purement politiques plutôt que de les envoyer affronter militairement les forces gouvernementales aux côtés des hommes peshmergas. Après cette cérémonie, sorte de rite de passage, les femmes de ce groupe non mixte commencent une initiation à l’usage des armes qui dure trois mois. Ensuite, elles sont chargées de se rendre dans les villages et notamment les mosquées afin de rencontrer les villageois. Elles commencent chacun de leurs discours par leur hymne Femmes en lutte. Leur présence dans les mosquées n’est pas anodine dans les sociétés kurdes et rurales de l’époque et brise un tabou essentiel : celui de la visibilité des femmes dans l’espace public et notamment dans les mosquées. Le fait de chanter en public

1 Union Patriotique du Kurdistan (UPK), créé en 1975, est l’un des deux principaux partis kurdes actifs au Kurdistan irakien. 2 Noshirwan Mostafa Amin, un leader de l’UPK précise que « La situation à cette époque était très difficile. Nous n’avions pas d’endroit stable et nous nous déplacions souvent de village en village. Nous restions parfois dans des endroits très difficiles d’accès où nous étions éloignés de toute civilisation. Afin d’avoir les meilleures relations possibles avec les gens du village et vivre en bonne intelligence avec eux, nous devions leur ressembler. Nous avons dû imiter leur mode de vie et leurs comportements afin de susciter leur sympathie. A ce moment-là, nous avions besoin de leur soutien et nous ne pouvions pas nous permettre de nous les mettre à dos. Nous ne pouvions donc pas nous montrer en public avec les femmes, les armer et les enrôler dans nos rangs. Ils auraient été trop choqués. Nous risquons de perdre le soutien des villageois or c’était notre appui principal et l’élément le plus important de notre résistance. Nous devions nous abriter dans les mosquées. Comment pouvions- nous avoir des femmes à nos côtés dans ce lieu sacré pour les villageois ? De plus, la plupart de nos peshmergas étaient jeunes et si nous acceptions les femmes dans nos rangs, nous nous serions retrouvés sans aucun doute imbriqués dans des problèmes moraux. Pour ces raisons, nous avons décidé de ne pas accepter de femmes dans nos rangs à la montagne. ». Cité dans Mostafa Amin Noshirwan, « Les problèmes des femmes et le mouvement des femmes entre la réalité et l’illusion », [Keshey afratan u bezutnewey jinan le newan wahm u waqeyiyetde], In Hama Ali Salar (eds.), Dialogue avec certains intellectuels, politiciens et militants du mouvement des femmes sur la question des femmes, [Diyalog le gal bashek le roshanbir u siyasatmadar u halsurawi bezutnaway jinan la mar keshe w bezutnaway afratan], Souleimaniye, ??, 2008, p. 28. 3 Des vidéos de ces cérémonies de remise d’armes sont disponibles sur « YouTube » : https://www.youtube.com/watch?v=gayBvjTzSug&t=448s;https://www.youtube.com/watch?v=x6xIMZFc488&t=511s; https://www.youtube.com/watch?v=fUKhYNT35KA 4 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 563.

229 et en groupe est également perçu comme une attitude radicale et peut heurter certains villageois1. Un rapport intitulé Les activités politiques et la propagande menée par les femmes armées du Komala publié le 21 janvier 1983 par le Comité national en exil du Komala décrit les discours, les prises de parole et les débats menés par ce premier groupe non mixte de femmes armées avec les villageois pendant cette période. Parmi les thèmes abordés, citons les inégalités socio-économiques qui frappent les populations rurales, en particulier les femmes rurales, les politiques brutales de la République islamique et la domination capitaliste mondiale. Ces discussions et débats ont pour objectif de convaincre les ruraux et surtout les femmes que cette organisation veut lutter pour eux et qu’il faut soutenir cette lutte.

Alors que le mouvement se compose jusqu’alors de femmes kurdes (et quelques non- Kurdes) urbaines de la classe moyenne, de nombreuses femmes rurales rejoignent pour la première fois l’organisation, notamment pour fuir une pression familiale devenue intenable, échapper à une vie de labeur aux champs voire tout simplement casser la routine du quotidien. Dès la première mission de ce bataillon, deux femmes villageoises rejoignent le groupe. Shilan, membre de ce « groupe des dix », raconte : « Dès le début, nous avons orienté nos efforts en direction des femmes villageoises et avons fait notre possible pour créer un lien avec elles car au départ, elles avaient peur d’entrer dans la mosquée. Ce fut difficile mais nous avons réussi à les faire venir. Ce n’est d’ailleurs pas l’unique succès que nous avons obtenu car dès la première semaine, deux villageoises ont manifesté le désir de nous rejoindre et nous les avons bien sûr accueillies à bras ouverts2. » À partir de cette période, la plupart des femmes qui rejoignent cette organisation sont originaires des villages. Par exemple, d’après un rapport de l’organisation, 25 % des nouveaux volontaires sont des femmes et parmi elles, 90 % sont des femmes issues du prolétariat rural3.

D’après les témoignages des femmes peshmergas, les réactions de la plupart des villageois par rapport à l’engagement de ces femmes rurales sont positives. Selon trois femmes peshmergas du groupe armé non mixte, certains villageois se montrent particulièrement respectueux et accueillants. En plus de les accueillir et de les héberger, certains villageois les aident dans leurs activités politiques comme fournir des informations à propos des forces gouvernementales ou transformer des éléments nécessaires comme les armes, etc. Cependant, selon certaines femmes peshmergas (11 enquêtés sur les 46), il y a des villageois (pro-PDKI ou

1 Extrait d’entretien du 16 mars 2018 avec Kaveh. 2 Extrait d’entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan. 3 Cité dans « Un rapport des centres de formation des peshmergas du Komala », [Gozareshi az amuzeshgahaye peshmergayatiye Komala], op. cit.

230 progouvernementaux) qui les voient plutôt comme des putains ou des femmes immorales en raison des images propagées par les deux groupes mentionnés. Le Komala peut devenir également un refuge pour les femmes rurales afin d’échapper à la vie routinière et difficile du village ainsi qu’aux violences conjugales. C’est pourquoi la présence du Komala, et en particulier des femmes au sein du Komala, dans les zones rurales n’est pas acceptée par certains hommes.

D’après trois des femmes de ce groupe armé non mixte, ce premier groupe doit faire un travail très important de légitimation auprès de leurs camarades masculins concernant leur engagement, notamment en s’impliquant fortement dans les débats et la propagande auprès des ruraux. Mais certains peshmergas hommes ne les acceptent pas. Ils les humilient et se moquent publiquement d’elles. D’après l’expérience de ces femmes, ce ne sont pas les villageois qui constituent le principal obstacle à l’intégration des femmes mais bien certains membres du Komala eux-mêmes, qu’ils soient simples soldats ou hauts gradés. La majorité des responsables du Komala qui refusent l’entrée des femmes dans les forces armées se justifient en mobilisant le supposé conservatisme des villageois, ce qui permet de ne pas remettre en cause le sexisme au sein du Komala. Les expériences des femmes peshmergas armées montrent que, contrairement au récit de certains dirigeants du Komala qui sont opposés à l’armement des femmes, ce sont bien certains membres du Komala eux-mêmes qui exercent des violences sur les femmes. Fatima, une combattante au sein de ce premier bataillon, raconte : « Certains peshmergas hommes étaient au début les plus conservateurs mais comme ils ne l’assumaient pas, ils prétendaient que c’était les villageois qui l’étaient et qui ne voudraient pas de nous dans la lutte armée. Il nous a été très difficile de convaincre nos camarades de la légitimité de notre présence alors qu’il existait des peshmergas qui n’avaient même pas de conviction politique. Ils avaient rejoint le Komala pour “passer le temps” ou pour fuir le chômage et la pauvreté dans leur région. Parfois, ils nous refusaient même l’accès au camp pour pouvoir nous reposer1. »

Après les trois premiers mois et alors que la première mission de ce bataillon féminin expérimental touche à sa fin, les femmes écrivent une lettre au comité central du Komala. Dans cette missive, elles demandent expressément aux cadres de cesser de repousser l’intégration des femmes et d’accepter de manière durable voire définitive la présence des femmes aux côtés des hommes dans des unités de combat mixtes. Leur revendication est entendue à la fin de décembre

1 Extrait d’entretien du 12 avril 2015 à Stockholm avec Fatima.

231 1982. À cet égard, Golrokh Ghobadi dit dans ses mémoires : « De cette façon, les femmes ont rompu une autre tradition patriarcale au Kurdistan1. »

L’admission des femmes dans la lutte armée du Komala confirme, comme le souligne Laurent Gayer, que : « La première condition de possibilité à la mixité sexuelle, en contexte de militantisme armé, se situe au niveau du leadership des organisations. L’existence de candidates à la lutte armée n’est jamais une condition suffisante, ni même nécessaire, pour ouvrir les rangs de ces organisations aux recrues féminines2. » Ebrahim Alizadeh, cadre éminent du Komala, qui dans un premier temps évoque la crainte des réactions négatives des villageois pour refuser la présence des femmes dans la branche armée, affirme : « Nous nous sommes rapidement aperçus que nos craintes n’étaient pas fondées. Les civils kurdes ne sont pas seulement en mesure de comprendre la lutte armée des femmes. Mieux que ça, ils la soutiennent. C’est pourquoi hommes et femmes peuvent à partir de maintenant combattre ensemble dans des unités mixtes3. »

Bien qu’il mette du temps à autoriser la présence des femmes, le Komala utilise ensuite celle-ci comme signe de progressisme tout en ne restituant pas la lutte interne des femmes en son sein. Ainsi, Ebrahim Alizadeh affirme : « Certes, les femmes sont également présentes au sein d’autres mouvements kurdes mais le Komala diffère fondamentalement pour deux raisons. Premièrement, nous avons largement fait participer les femmes dans toutes les régions kurdes à la fois à nos activités politiques mais aussi à la lutte armée. Deuxièmement, les activités politiques et armées des femmes étaient indissociablement liées à la défense de l’égalité entre les sexes. Cette valeur d’égalité entre hommes et femmes était portée par l’ensemble de nos peshmergas, hommes et femmes4. »

Ces dix femmes nouvellement armées, que l’on peut qualifier de pionnières, permettent à d’autres femmes peshmergas de prendre à leur tour les armes. Roonak, qui exerce diverses missions dans les domaines non armés au sein du Komala, raconte : « Lorsque le premier groupe de femmes du Komala a pris les armes, peu après toutes les femmes sont devenues armées. Cela ne nous empêchait nullement d’être polyvalentes. Pour ma part, j’ai continué à

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 559. 2 Laurent Gayer, « Militariser les femmes. Doctrines, pratiques et critiques du féminisme martial en Asie du Sud », In Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod, La lutte armée, instrument d’émancipation des femmes?, Paris, Presses de l’INALCO, 2019, p. ?. 3 Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], op. cit., p. 80-81. 4 Ibid, p. 81.

232 exercer les missions que j’avais avant tout en ayant des missions de type “armé”, par exemple la surveillance du terrain1. »

À partir de là, toutes les femmes peshmergas ayant la volonté personnelle et les capacités physiques et mentales peuvent choisir de participer à la branche armée aux côtés des hommes peshmergas dans des unités mixtes comme leurs camarades en Amérique latine, en Algérie ou en Sierra Leone. Zara, une mère de cinq enfants, s’engage dans la branche armée dès que cela est possible2.

Parallèlement, une partie de l’éducation (la formation) des nouveaux peshmergas se consacre à « la question des femmes et à l’égalité totale des droits des femmes et des hommes3 ». Ainsi, le discours officiel de l’organisation encourage également les femmes à adhérer en leur promettant l’égalité entre les femmes et les hommes. À cet égard, dans une publication du Komala en 1986, on peut lire la position officielle de l’organisation : « La libération de la classe ouvrière est improbable sans une libération des femmes. Il est vain de parler de démocratie et de solidarité avec les masses travailleuses sans lutter pour la libération des femmes. Le parti du Komala entend œuvrer pour plus d’égalité entre hommes et femmes et faire évoluer les mentalités sur cette question essentielle qu’est le patriarcat qui mine la société. Pour cela, le Komala encourage notamment ses militantes à prendre les armes et rejoindre les rangs des peshmergas. Les femmes opprimées du Kurdistan trouveront au sein du Komala l’opportunité de conquérir leur liberté. Elles trouveront également une réponse aux questions théoriques qu’elles pourraient se poser au sein du cadre idéologique du parti4. »

Avec l’entrée des femmes dans la branche armée, un domaine présenté comme un « droit » pour les femmes5, le Komala est la première organisation politique kurde (en Iran, Irak, Syrie et Turquie) qui accepte d’armer les femmes et d’en faire des combattantes. À part la seule femme peshmerga au Kurdistan irakien, Margaret George Shello (1941-1969), que l’on a déjà mentionnée, les femmes ne jouent dans l’imaginaire collectif kurde que le rôle des victimes toujours en deuil ou en souffrance ou les mères qui sacrifient leurs fils pour la cause kurde

1 Extrait d’entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 2 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara. 3 Cité dans « Un rapport des centres de formation des peshmergas du Komala », [Gozareshi az amuzeshgahaye peshmergayatiye Komala], op. cit. 4 Cité dans « Commémoration de 8 mars », op. cit.. 5 La participation des hommes et des hommes face aux injustices sociales, se présente différemment en fonction du sexe. Alors que la participation des hommes est considérée comme une nécessité et se présente comme un « devoir », pour les femmes devient un « droit ». A cet égard, voir : Jules Falquet, « La participation des femmes dans les luttes armées : une grille d’analyse féministe transversale », op. cit.

233 jusqu’à cette période. Ce n’est qu’en prenant enfin les armes qu’elles finissent par bousculer cet imaginaire essentialiste d’éternelle victime ou de mère en deuil. Les femmes peshmergas sont les actrices de ce changement. Grâce à leur engagement dans un domaine plus visible du public, elles contribuent à faire évoluer la littérature kurde de l’époque. La littérature et la poésie, très majoritairement aux mains des hommes, accordent alors une place particulière à ces femmes « parfaites » qui rejoignent les rangs de cette organisation animées par la fougue révolutionnaire et le désir de porter au pouvoir la classe ouvrière. Elles sont considérées comme celles qui non seulement tentent de se libérer elles-mêmes mais qui, par la même occasion, montrent le chemin de la libération à toutes les femmes. Ces femmes révolutionnaires qui luttent pour la libération de la classe ouvrière sont bien plus valorisées que les autres femmes, notamment les femmes bourgeoises. Un poème traduit en kurde par J. Rebwar en 1989, intitulé La Fille combattante, accorde aux femmes peshmergas une valeur bien supérieure aux femmes du prince, aux femmes nobles et aux riches bourgeoises élégantes1. Selon les publications de l’organisation, la seule femme respectable et digne est celle qui lutte pour l’unité des travailleurs du monde dans l’objectif de s’émanciper et d’émanciper les autres2. Les poèmes kurdes rendant également hommage à ces femmes tuées lors de combats insistent sur ce changement. Si le physique et la beauté des femmes étaient auparavant les seules sources d’inspiration du poète, cela change après leur apparition dans la branche armée. Ainsi, les poèmes de Sherko Bekas (1940-2013), le poète kurde le plus prolifique, dressent le portrait de femmes combattantes dans les rangs du Komala3. Ses poèmes décrivent désormais le courage et la force de caractère de ces femmes qui portent les armes. Sherko Bekas témoigne de ce changement dans le poème suivant : « Avant votre apparition : femmes des tranchées / je n’avais d’yeux que pour la beauté de vos colliers / mes poèmes ne faisaient que décrire l’odeur de clou de girofle de votre peau et la poudre qui orne vos visages / puis soudain vous êtes apparues / vous femmes des tranchées telles des étincelles de feu / à partir de ce jour, les femmes de mes poèmes apparaissent fusil sur l’épaule4. »

1 J. Rebwar, « Kiçe peshmerga », [La fille combattante], Peshang, n° 13, 1989, p. 58-59. 2 Dans une pièce de théâtre « Yaghi la Setam » ou « Révolté contre l’oppression » représente un groupe de femmes ouvrières dans un atelier de tissage. Après avoir enduré des années d’exploitation à l’usine, de journées de travail intense pour un salaire misérable ainsi que d’incessantes brimades dans le cercle privé (mariages forcés notamment), elles décident soudain de quitter cette vie de misère et rejoignent les rangs des Peshmerga. L’une de ces femmes ouvrières, Mina, tente de justifier son choix (rejoindre les rangs des Peshmerga) auprès de son père qui l’implore de rentrer à la maison afin de préserver l’honneur de la famille. Voici ce qu’elle dit : « Aux quatre coins de ce monde / les travailleurs se demandent au moins cent fois par jour/ Que devons-nous faire ? / Dans le ciel ou sur la Terre / Alors dis-moi toi quel est le remède à nos souffrances ? / Si ce n’est résister et nous tenir debout / Jusqu’à briser nos chaînes ? » Cité dans Peshang, n° 2, 1986, p. 29-41. 3 Cité dans Ahmad Bazgar, « Un regarde sur le poème de Bayan », [Sirenjek le shiri Bayan], Peshang, n° 9, 1989, p. 119-132. 4 Ibid.

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Si le nombre des femmes augmente progressivement dans la branche armée, la participation des femmes au combat armé demeure assez faible. Ainsi, seules deux femmes sur les dix du groupe expérimental décident de poursuivre leur lutte au sein de la branche armée. Alors que certaines femmes ne veulent jamais entrer dans ce domaine, d’autres ne souhaitent pas poursuivre l’expérience après la phase expérimentale. Nous tentons de faire la lumière sur les obstacles que rencontrent les femmes qui rejoignent la lutte armée et les raisons pour lesquelles elles restent moins nombreuses que les hommes dans ce domaine.

1.1.3. Les femmes armées : entre déni et admission Il n’existe aucune statistique précise sur le nombre de femmes et d’hommes peshmergas. Une liste fait état de 110 femmes peshmergas tuées au cours des années 1980 dont seulement 48 femmes sont tombées sur le champ de bataille : 28 en affrontant les forces gouvernementales et 20 en combattant les rivaux kurdes du PDKI, alors qu’on estime que plus de 1 440 hommes sont tués lors de cette période. Les femmes sont donc bien moins nombreuses que les hommes sur le champ de bataille.

Un facteur important qui décourage autant les femmes que les hommes peshmergas est la dureté de la guerre : les décès, l’absence de succès dans les actions militaires, le manque de capacités logistiques et les combats sur deux fronts simultanés, avec les forces gouvernementales et le PDKI. La guerre entre l’Iran et l’Irak complique davantage encore la situation dans la région. Le conflit entre les Kurdes eux-mêmes a un impact très négatif sur la majorité des peshmergas, hommes et femmes. Démoralisés, les peshmergas quittent les rangs des deux côtés. Ceux et celles qui ne sont pas parvenus à fuir à temps et qui sont à court de munitions se rendent pour beaucoup à l’armée iranienne ou meurent d’épuisement, de faim, de maladies ou de blessures. Les pertes sont très nombreuses et la fin de la décennie 1980 est une période dramatique pour le Komala. Ainsi, cette période voit une réduction drastique et régulière des troupes du Komala et, d’après Reza Ka’abi, un ancien peshmerga : « Au printemps 1987, le Komala ne compte dans ses rangs que 40 ou 50 personnes, alors qu’il était quelques années auparavant à la tête d’une mini armée1. » C’est dans ce contexte que les femmes sont autorisées à prendre les armes au moment le plus difficile pour le Komala. La difficulté et la dangerosité du terrain expliquent en partie le faible entrain des femmes à prendre les armes. Mahin, une femme ex-peshmerga de cette organisation, dit : « Nous étions souvent

1 Marouf Ka’abi, « Plaine de Daré », [Dashti Daré], op. cit, p. 198.

235 obligées de marcher des heures et des heures en ayant faim et soif et en étant privées de sommeil. Parfois, il nous arrivait de combattre plusieurs fois au cours d’une seule et même journée soit avec les forces gouvernementales soit avec les peshmergas du PDKI. De telles situations n’étaient pas supportables pour la majorité des peshmergas, peu importe leur sexe. C’est pourquoi de nombreux peshmergas se sont au fur et à mesure rendus aux forces du régime1. »

Certaines femmes évoquent également une réticence à faire la guerre. Malgré le fait que la plupart considèrent ce conflit armé comme une résistance légitime, elles invoquent leur rejet de la violence et le refus de verser le sang. Ce pacifisme lié à une approche idéologique différente de la reproduction sociale et de la vie est profondément ancré chez certaines femmes qui refusent de prendre les armes, même quand les affrontements entre le Komala et ses nombreux adversaires en sont à un stade critique. Shirin et Nashmin en sont des exemples très parlants. La première invoque son pacifisme et la réalité de la guerre qui ne convient pas à ses convictions humanistes. La seconde évoque tout simplement sa peur des combats et de la violence. Bien que Shirin rêve de devenir peshmerga depuis son plus jeune âge, elle se rend compte que le rôle de combattante armée ne lui convient pas. Pire encore, elle déteste cela : « J’ai eu plusieurs fois des armes entre les mains mais j’ai toujours refusé de m’en servir. Je disais à mes camarades qu’être un peshmerga ne se réduit pas à tenir un fusil entre ses mains et à tirer sur un adversaire. Pour ma part, j’ai une nette préférence pour les activités pacifistes. J’ai donc refusé jusqu’au bout de me servir d’une arme et de tirer sur une cible, quelle qu’elle soit. Je ne considérais pas les armes comme un moyen d’autodéfense mais comme des outils pour raviver les flammes de la guerre2. » Sa camarade Nashmin, qui refuse également de prendre les armes, va aussi dans ce sens : « Bien qu’ayant participé à plusieurs opérations de terrain avec mes camarades peshmergas, je n’avais pas le goût de la guerre et je n’ai jamais utilisé mon fusil. Au début, je pensais que ce serait chose aisée puis après plusieurs expériences de terrain, je me suis rendu compte que je n’étais clairement pas faite pour ça3. »

Les femmes évoquent également des comportements paternalistes, méprisants, humiliants et parfois insultants de la part de certains hommes. Ce type de comportement sexiste s’exprime davantage au début de l’admission des femmes dans la branche armée pour se réduire progressivement. Serveh, une femme peshmerga, raconte les différentes vexations qu’elle subit,

1 Extrait d’entretien du 5 avril 2015 à Gutenberg avec Mahin. 2 Extrait d’entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Shirin. 3 Extrait d’entretien du 16 avril 2015 à Stockholm avec Nashmin.

236 notamment ce commandant qui refuse de l’accepter dans ses rangs pour la simple raison qu’elle est une femme et qu’il n’arrive pas à concevoir qu’une femme occupe un autre rôle que celui d’épouse et de mère1. Un autre problème récurrent cité par de nombreuses femmes peshmergas au lendemain de leur arrivée dans le domaine armé est la distribution genrée des armes. La plupart des femmes interrogées (25 enquêtées sur les 33) racontent la même histoire : « Ils pensaient que les femmes étaient faibles et que le domaine armé ne leur convenait pas, mais paradoxalement, ils nous donnaient les armes les plus lourdes comme des G-32, pendant que les hommes n’utilisaient que les armes les plus légères comme des Kalachnikovs3. »

Certains hommes refusent également d’admettre que leur comportement à l’égard des femmes est dû à leur mentalité sexiste, et soutiennent qu’il repose sur un manque d’équipement général en armes du mouvement et un manque d’expérience des femmes. Reza Kaabi, l’un des hommes peshmergas, décrit ces moments dans ses mémoires. Pour justifier l’attitude des hommes à l’égard de leurs camarades féminines, il invoque tout d’abord le manque d’expérience de ces dernières. Cependant, il ne nie pas non plus l’opposition masculine à la prise des Kalachnikovs par les femmes : « Les hommes portaient des Kalachnikovs et les femmes, pourtant moins expérimentées, portaient des armes plus lourdes appelées G-3. Si jamais une femme prenait une Kalachnikov, les hommes protestaient aussitôt4. »

Pourtant, lorsqu’au milieu des années 1880, la situation logistique de cette organisation s’améliore et que les femmes peuvent enfin prendre à leur tour des Kalachnikovs (désormais en nombre suffisant), les protestations masculines ne cessent pas, de sorte que la division sexuelle pèse bel et bien sur l’accès aux armes préférées des peshmergas, c’est-à-dire la Kalachnikov5. Une autre femme combattante, Zara, explique : « Bien que le problème du manque de Kalachnikovs ne soit plus d’actualité, certains hommes peshmergas continuaient de penser que puisque les femmes ne participaient de toute façon pas aux opérations importantes, il n’y avait pas lieu de leur laisser porter des Kalachnikovs6. »

1 Extrait d’entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Serveh. 2 G3, Gewehr 3 en allemand ou Fusil 3 en français est un fusil renommé pour sa grande fiabilité. Cependant, il est lourd et encombrant, un peu plus d’un mètre de long pour plus de 5 kilos chargée, qui tire une munition puissante. 3 Les Kalachnikovs constituent toute une série de fusils automatiques. Ils sont développés par l’armée allemande en 1942 au cours de la Second Guerre mondiale et généralement considéré comme le premier fusil d’assaut moderne. En effet, une arme de ce type s’enraye rarement et résiste à tous les environnements : dans l’eau, dans le sable, en atmosphère humide, etc. C’est la raison pour laquelle les guérilleros et autres membres de groupes armés révolutionnaires en sont munis lors de leurs missions (désert, forêt et autres endroits hostiles). 4 Marouf Ka’abi, « Plaine de Daré », [Dashti Daré], op. cit., p. 83. 5 Concernant l’accès inégale des combattantes à des outils et des armes voir : Paola Tabet, « Les Mains, les outils, les armes », L’Homme, n° 3/4, vol.19, 1979, p. 5-61. 6 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara.

237 Les restrictions imposées aux femmes ne se limitent pas au port de certaines armes. Cela arrive parfois que les femmes dans la branche armée soient également sujettes au mépris et à un certain nombre d’humiliations et de moqueries de la part des hommes. Zara se souvient : « Certains hommes considéraient que le simple fait de marcher avec les femmes était une atteinte à leur virilité1. »

Certaines femmes (9 femmes interrogées) évoquent d’autres types de vexations, comme la « sous-estimation » et le manque de confiance des hommes envers elles. Certains hommes peshmergas utilisent parfois des prétextes fallacieux tels que « les femmes se fatiguent trop vite » ou « ce n’est pas approprié pour une femme de… » pour les exclure des opérations les plus importantes. Et quand bien même elles ont le « droit » de participer, elles sont rarement en première ligne mais ont plutôt un rôle de soutien et d’appui en base arrière. Elles se plaignent du fait que les commandants les excluent parfois volontairement des opérations de terrain les plus importantes et les cantonnent à un rôle d’infirmières et de soignantes. Serveh se souvient parfaitement de l’attitude de certains hommes et de leur manque de confiance envers les femmes : « Certains commandants étaient très réservés à l’idée de nous envoyer en première ligne ou de nous faire participer aux opérations d’embuscades. Pendant toutes mes années au sein de la branche armée, je n’ai pris part qu’à deux embuscades d’envergure. Ils ne nous confiaient qu’un rôle d’appui aux hommes en première ligne2. »

En plus du manque de confiance dans les capacités des femmes pour certaines opérations importantes et dangereuses, la crainte du viol des femmes après leur arrestation est invoquée par certains commandants armés pour ne pas les placer en première ligne. En plus du viol par les forces gouvernementales, il y a des rumeurs selon lesquelles les forces du PDKI violent les femmes peshmergas du Komala en cas d’arrestation. Toutefois, il convient de préciser que ce principe d’exclusion systématique des femmes des opérations importantes ne s’applique que pour des opérations planifiées à l’avance. Lorsque cette organisation se retrouve « piégée » face à des embuscades tendues par l’armée iranienne ou les forces du PDKI, cette règle ne s’applique plus. Dans ces moments difficiles, hommes et femmes peshmergas prennent part aux opérations sans distinction de genre. C’est sans doute comme cela que 19 femmes peshmergas sont tombées au champ de bataille contre le PDKI.

1 Ibid 2 Extrait d’entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Serveh.

238 Pourtant, aucun de ces obstacles n’est parvenu à faire renoncer certaines femmes qui souhaitent réellement s’investir dans la branche armée. Certaines font partie des combattantes qui, tant que les opérations du Komala peuvent continuer, restent sur le terrain l’arme à la main. Non seulement elles restent mais elles parviennent de par leur acharnement à obtenir respect et considération. Elles reconnaissent volontiers que leur présence au front ne change rien au résultat final de la guerre contre l’armée iranienne et que cette organisation est de toute façon forcée de se replier au Kurdistan irakien. Mais leurs efforts ne sont pas vains pour autant. Elles parviennent à démontrer que les femmes sont légitimes dans la lutte armée et qu’elles sont capables de faire la guerre au même titre que les hommes. À cet égard, un ex-commandant du Komala, Shaho, se souvient : « Les résistances à la présence des femmes ont petit à petit diminué, et bien qu’elles dussent faire face à une pression constante, les femmes sont parvenues à montrer de quoi elles étaient capables. Elles se sont fait accepter et apprécier comme peshmergas à part entière aussi bien dans la lutte armée qu’au village au contact des ruraux1. »

En effet, la transformation du statut des femmes en peshmergas dans la lutte armée n’est pas la conséquence du discours égalitaire revendiqué par l’organisation. Elle est plutôt liée à la réalité des interactions quotidiennes des femmes avec les hommes pendant le combat où elles prouvent leur courage et leur compétence. Jaleh, une femme qui était peshmerga à l’époque, explique : « Malgré les difficultés, les femmes ont fait preuve d’un grand courage. Les hommes se sont mis à nous respecter quand ils ont vu que nous étions capables de sacrifices ou que l’une de nous était capable de venir en aide et même de sauver la vie d’un homme. Ils ont enfin vu que les femmes mettaient du cœur à l’ouvrage et n’avaient pas peur d’aller au combat même dans des situations où le plus aguerri des peshmergas hommes y allait à reculons. Ils ont peu à peu commencé à nous considérer comme leurs égales2. »

Portrait d’une femme peshmerga de la branche armée : Zara

Zara est née dans une famille modeste d’un petit village de Marivan en 1967. Elle se marie à l’âge de 13 ans sans être jamais allée à l’école. Elle est mère de cinq jeunes enfants, âgés d’un à huit ans au moment de son engagement au sein du Komala. Zara découvre le discours marxiste par l’intermédiaire du médecin du village. Lorsqu’une de ses sœurs meurt des suites d’un accouchement, tout le monde affirme que c’est en raison de la volonté de Dieu, mais le médecin lui explique que c’est au contraire une injustice sociale. C’est ainsi qu’elle s’intéresse au marxisme, en partant de discussions sur des choses quotidiennes. Cette sensibilité politique se renforce peu avant la révolution de 1979, alors que certains militants marxistes veulent aider les villageois les plus défavorisés et connaître leur mode de vie . Après la victoire de la révolution et l’émergence du Komala quelques jours plus tard, Zara et son mari se rapprochent du Komala, une nouvelle organisation kurde de tendance maoïste. Avec

1 Extrait d’entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Shaho. 2 Extrait d’entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh.

239 l’encouragement de ses camarades pro-Komala, elle se présente aux élections municipales de son village et obtient la plupart des votes. Après le déclenchement de la lutte armée en avril 1980, alors que les militants du Komala se retirent des espaces urbains vers les zones rurales et montagneuses, Zara connaît mieux le Komala. Elle n’entre pas officiellement dans les rangs de l’organisation avant 1982, quand les femmes rejoignent progressivement le mouvement en tant que peshmergas afin de participer à la lutte armée. Zara est l’une des premières femmes à rejoindre la branche armée de l’organisation comme combattante. Après son entrée dans la branche armée, elle est obligée de mettre ses cinq enfants en sécurité loin du champ de bataille. Ils sont répartis entre trois familles. Son courage et sa détermination sont très connus, tant par ses camarades que dans sa région. Malgré toutes les difficultés qu’elle rencontre au sein de la branche armée, elle continue son activisme dans ce domaine au cours de cette période. Un domaine dans lequel les combattants doivent, en plein conflit armé entre l’Iran et l’Irak, lutter contre deux forces rivales, les forces gouvernementales et les forces du PDKI, une autre organisation politique kurde . Zara dit au sujet des conditions dans lesquelles elle participe à la lutte armée : « L’engagement dans la lutte armée à cette période n’était pas si facile. En plus d’affronter les forces gouvernementales, plus nombreuses et mieux équipées que nous, nous devions également affronter les forces armées du PDKI. » Elle poursuit : « Il nous est arrivé à plusieurs reprises que pendant une seule journée, nous soyons obligés de prendre part à deux ou trois opérations. Alors que nous étions quelques jours avant en train de nous préparer à attaquer un centre des forces gouvernementales, une opération qui pouvait prendre plus de 4 ou 5 heures, il était possible qu’au retour, quels que soient les résultats de notre opération et notre situation (la fatigue, la faim et la soif, le manque d’équipement de combat), nous affrontions également les forces armées du PDKI. Ces derniers affrontements pouvaient être plus risqués ou dangereux que les premiers, car ils arrivaient soudainement, sans que nous n’ayons eu le temps de nous y préparer, et duraient parfois plusieurs heures. » De telles situations sont assez insupportables pour la plupart des peshmergas. C’est pourquoi certains préfèrent se rendre aux forces gouvernementales . Le temps de repos n’est pas non plus très agréable selon elle. La plupart du temps, loin des bases ou des camps de l’organisation, les peshmergas sont obligés de compter sur les villageois comme leur première et dernière base populaire, surtout pour les temps de repos. En plus de la pauvreté de la plupart des familles villageoises, l’orientation politique de ces familles (pro-PDKI ou progouvernementale) peut changer la situation. À cet égard, Zara dit : « Nous pouvions aller chez les villageois plutôt en fin de soirée, quand il n’y avait presque plus rien à manger. Mais c’était mieux que rien. Et pire encore, si les familles étaient contre le Komala, il était possible que nous passions des moments désagréables « . Le rôle des peshmergas de la branche armée ne se limite pas uniquement à la lutte armée. Ils font également la propagande de l’organisation en diffusant ses publications et ses revues parmi les villageois. En cas de besoin, ils s’occupent également des affaires des villageois, par exemple pour résoudre des désaccords entre eux. Les peshmergas, surtout les femmes, jouent un rôle important afin d’aider les femmes villageoises en cas de violence domestique, de mariage forcé, etc. : « Même si nous étions très fatigués après avoir participé à plusieurs opérations, nous intervenions aussi dans les affaires des villageois s’ils nous le demandaient. En tant que femme, j’étais la confidente de nombreuses femmes et si elles me demandaient de les aider, je n’hésitais pas. J’essayais d’abord de parler avec leur famille et si cela ne marchait pas, je les menaçais« . Au début des années 1990, quand le Komala accepte sa défaite armée et politique, Zara perd son mari, tué par les forces gouvernementales. Elle parvient, en récupérant tous ses enfants, à s’exiler en Suède en 1994 et, à partir de cette période, elle travaille comme aide-soignante et n’est membre d’aucune des branches de l’organisation désormais divisée.

240 Comme nous le verrons dans les sections suivantes, l’admission des femmes au sein de l’organisation en tant que membres officiels ou peshmergas puis leur présence dans la branche armée ne sont pas suffisantes pour qu’elles soient considérées comme de vrais peshmergas, elles doivent également s’adapter de plusieurs manières à cette nouvelle situation afin de réduire la mixité.

1.2. La construction d’une discipline des corps : un autre moyen de réduire la mixité

Quand le Komala est finalement obligé d’accepter des femmes dans ses rangs, les peshmergas hommes et femmes sont constamment en contact, de manière quotidienne et rapprochée. Fonder une famille et avoir des enfants dans le cadre du mariage est autorisé au sein de l’organisation, contrairement à une autre organisation kurde basée en Turquie, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978) qui, lui, interdit formellement à ses membres de mélanger vie privée et vie politique afin de contrôler l’économie sexuelle de ses forces1. Au sein du PKK, non seulement les camps de guérillas sont séparés par sexe mais toutes les relations sexuelles et l’amour, même dans le cadre du mariage, sont interdits. Les choses sont différentes au sein du Komala des années 1980. Comme la plupart des organisations politiques, notamment au Salvador, au Pérou, en Algérie ou en Palestine2, la vie privée et familiale des peshmergas du Komala interfère avec leur vie politique. Les forces peshmergas, hommes et femmes confondus, peuvent être ensemble notamment pendant les opérations. Leur lieu de détente (chez les villageois ou dans les mosquées) est le même. Au siège du Komala, situé dans des zones rurales ou dans des camps au Kurdistan irakien, tous les peshmergas, sans distinction de sexe, sont ensemble à la cantine, lors du travail et des réunions. Ils se voient régulièrement pendant la journée. Les couples peshmergas vivent ensemble dans une petite maison de village ou une tente dans le camp et les peshmergas célibataires vivent ensemble par groupes de 4/5 personnes (ou plus) du même sexe dans une petite pièce d’une maison de village ou une tente dans le camp. En dehors de ces moments, il n’y a pas de grande séparation entre les hommes et les femmes peshmergas. À cet égard, le Komala tente donc, comme la plupart des organisations militantes mixtes, de mettre en œuvre plusieurs moyens afin de résoudre la visibilité et les effets potentiellement transformateurs de cette mixité, et de réduire la sensibilité des villageois face à cette mixité, surtout en temps de guerre où la nécessité de discipline s’impose plus que jamais.

1 Olivier Grojean, « Penser l’engagement et la violence des combattantes kurdes : des femmes en armes au sein d’ordres partisans singuliers », op. cit. 2 Djamila Amrane, « Les femmes algériennes dans la guerre », op. cit, ; Jules Falquet, « Les Salvadoriennes et la guerre civile révolutionnaire », op. cit ; Hanna Diamond, « Women and Second World War in France, 1939-1948 », op. cit.

241 L’organisation produit donc un ensemble de dispositifs pour « discipliner les combattants, en faire de véritables révolutionnaires professionnels mus par un unique objectif politique1. »

La direction du Komala tente d’imposer un modèle d’idéal peshmerga, qui convient largement aux attentes et aux normes dominantes de la société kurde. Une discipline, qui repose sur une inégalité entre les sexes, est ainsi imposée. Comme le souligne Luca Greco, « si les corps ont bien une matérialité, elle est historiquement, socialement et idéologiquement construite par un ensemble de pratiques régulatrices qui rendent le corps “docile”, au service d’une idéologie du pouvoir et d’un modèle anatomique historiquement situé2 » ; les peshmergas du Komala sont, quels que soient leur sexe et le domaine d’activité (armé et non armé), concernés par des disciplines des corps dans les années 1980. Par exemple, la consommation de produits alcoolisés ou les relations sexuelles hors mariage sont interdites. Il n’y a pas de loi écrite sur la façon dont cette discipline doit s’organiser et en raison de la dispersion de cette organisation dans différentes régions kurdes, ces règles se mettent en œuvre avec plus ou moins d’intensité d’un commandant à un autre et d’une région à une autre. Ceux qui ne respectent pas cette discipline peuvent être réprimandés verbalement ou, dans des cas plus graves, désarmés pendant une courte période de quelques jours ou une semaine. Avant d’aborder l’épineuse question des restrictions imposées aux peshmergas, il convient de préciser deux points.

Tout d’abord, ce type d’interdits ne concerne pas que cette organisation et selon l’analyse d’Eric Hobsbawm, « le libertinisme personnel est une nuisance3 » pour les révolutionnaires, et l’on peut même dire que la plupart des militantismes en sont des exemples. Chaque mouvement sociopolitique, au-delà de son idéologie et du contexte socioculturel dans lequel il s’inscrit, impose plusieurs ordres disciplinaires à ses membres. Ces conditions de mixité exigent plus que jamais l’imposition stricte de principes disciplinaires aux jeunes peshmergas. Le Komala n’en est pas privé, en particulier lorsque son champ d’activité se déplace des espaces urbains vers la lutte armée dans les espaces ruraux, considérés comme plus « conservateurs ». Puis il convient de noter que selon la plupart des personnes interrogées (30 personnes), vers la fin des années 1980, à la suite de l’installation de la plupart des peshmergas dans des camps éloignés des zones rurales et du remplacement du marxisme populaire par le marxisme révolutionnaire (dans lequel l’idée de « classes sociales antagonistes » émerge et supplante celui des

1 Olivier Grojean, « Penser l’engagement et la violence des combattantes kurdes : des femmes en armes au sein d’ordres partisans singuliers », op. cit. p. ? 2 Luca Greco, « Exhumer le corps du placard. Pour une linguistique queer du corps king », In Pierre Zoberman, Anne Tomiche et William J. Spurlin (eds.), Ecritures du corps. Nouvelles perspectives, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 275. 3 Eric John Hobsbawm, « Revolution Is Puritan », In Philip Nobile (eds.), The New Eroticism : Theories, Vogues and Canons, New York, Random House, 1970, p. 40.

242 « peuples »), on assiste à quelques changements en faveur des femmes. Une critique sévère de ce qu’elle appelle pudiquement les « valeurs » du peuple est formulée au sein du Komala. Par conséquent, alors que des avancées concernant la santé et l’hygiène quotidienne des femmes, comme le congé menstruel et le congé maternité, apparaissent, la gravité de la discipline des corps diminue progressivement, sans pour autant disparaître complètement. À cet égard, plusieurs personnes interrogées (13 enquêtés sur les 46) disent : « Après plusieurs années à être ensemble (hommes et femmes) et l’installation de la plupart des peshmergas dans les camps (loin des villageois), la discipline et les contrôles quotidiens n’étaient plus comme avant. Même à la fin des années 1980, la défaite politique et armée de l’organisation a plus que jamais permis aux peshmergas de poursuivre les discussions et les échanges ensemble. C’est à travers ces discussions que certains ont vivement critiqué les ordonnances disciplinaires, et la nécessité de relations sexuelles libres entre les peshmergas a même été soulignée par certains. »

Dans cette section, nous expliquerons comment cette organisation tente de contrôler la mixité et l’économie sexuelle dans les rangs des peshmergas, notamment dans la première moitié des années 1980. Et comment les peshmergas, en particulier les femmes, qui en sont les plus touchées, réagissent à ces attentes parfois contradictoires.

1.2.1. La soumission des peshmergas aux ordres disciplinaires des corps L’application d’une certaine discipline aux peshmergas quel que soit leur sexe est une façon de réduire ou au moins de contrôler les risques entraînés par la mixité au sein du militantisme du Komala. Comme dans le cas des Tigres tamouls (LTTE), les préjugés sur la sexualité « dangereuse » des femmes et les risques de « pollution » qu’elle induit pour les révolutionnaires armés1 ont des effets aussi bien sur les hommes que sur les femmes au sein du Komala. Le Komala impose ainsi plusieurs ordres disciplinaires des corps à ses peshmergas, même s’il n’y a pas de règles officielles et écrites à cet égard. Ces disciplines peuvent être mises en pratique directement ou indirectement aux peshmergas oralement et à chaque moment par des cadres, des commandants armés et politiques et même par les peshmergas entre eux, quel que soit leur sexe.

Comme nous l’avons évoqué dans la première partie, dans un contexte révolutionnaire où la plupart des marxistes iraniens critiquent les valeurs du système capitaliste favorisant les habitudes extravagantes des classes moyennes et supérieures, désignées alors comme étant corrompues et déviantes, un style de vie simple en marge du consumérisme est devenu à la

1 Laurent Gayer, « Militariser les femmes. Doctrines, pratiques et critiques du féminisme martial en Asie du Sud », op. cit.

243 mode. Pour le Komala engagé dans une phase de lutte armée dans les zones rurales, ce type de discipline semble plus nécessaire que jamais. Dans une telle situation, la rigueur dans le comportement, les vêtements austères, l’autodiscipline, le renoncement à soi-même sont encouragés et respectés par cette organisation. Au contraire, la poursuite des intérêts personnels et des droits individuels est rejetée car considérée comme « non-révolutionnaire » et « non- communiste ». Si la consommation d’alcool1, les jeux et les loisirs sont interdits à ce titre, les relations sexuelles ne sont pas interdites au sein de cette organisation mais le mariage est le seul moyen de les légitimer. Les peshmergas, quel que soit leur sexe, sont soumis à cette discipline. L’un des anciens peshmergas de cette organisation écrit dans ses mémoires : « Je n’avais que 17 ans, je m’entendais bien avec une femme peshmerga. Alors que nous ne parlions que de politique, notre relation a été interprétée par d’autres peshmergas comme anormale voire amorale. C’est pourquoi nous avons été interrogés pendant une semaine par notre commandant. Après cette histoire, je n’ai jamais pu avoir une relation normale avec aucune autre femme2. »

Cependant, selon la plupart des interrogés (32 enquêtés sur les 46), la discipline des corps concerne tous les peshmergas hommes et femmes mais pèse davantage sur les femmes peshmergas dans leur ensemble. En plus des ordres organisationnels, chaque peshmerga s’autorise à contrôler le comportement quotidien de ses camarades et surtout de celles qui sont célibataires. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles la plupart des femmes peshmergas sont, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, en faveur du mariage. C’est dans un tel contexte que Hamed Shahidian, historien et militant marxiste iranien de l’époque, écrit : « Avant 1981, les militants vivaient soit avec leur famille dans des maisons individuelles soit dans ce que nous appelions des “maisons d’équipe” [logement dans lequel vivait un groupe restreint de militants clandestins]. Les contacts étaient assez limités et le manque de connaissance de la vie personnelle de chacun laissait peu de possibilités de contrôler la vie de chacun et chacune. Au Kurdistan ou au Baloutchistan, cependant, vivre dans des bases organisationnelles a transformé la vie de chaque personne en un livre ouvert. Cette vie en communauté combinée à la pression des “coutumes locales” a exercé une pression très forte sur les femmes3. »

Malgré cela, toutes les femmes peshmergas ne vivent pas non plus cette période de

1 Par exemple, lorsque certaines forces du Komala découvrent la présence de boissons alcoolisées dans une base armée du PDKI, son rival kurde dans la région, ils n’hésitent pas à instrumentaliser ce fait pour diffuser l’idée que le PDKI est en réalité un parti bourgeois. Cité dans Hatam Menbari, « Préoccupation et expérience », [Azar u Azimun], Suède, Auteur, 2011, p. 238 ; Extrait d’entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam. 2 Marouf Ka’abi, « Plaine de Daré », [Dashti Daré], op. cit., p. 62. 3 Hammed Shahidian, « Women and Clandestine Politics in Iran, 1970-1985 », op. cit.

244 manière homogène. Bien que leurs histoires de vie et leurs origines soient également très différentes, certains facteurs socio-économiques, familiaux ou l’ancienne relation de camaraderie peuvent réduire ou augmenter la sévérité de ces contraintes quotidiennes imposées aux femmes. Certaines femmes ayant un conjoint ou un frère mieux placé dans la hiérarchie de l’organisation, ou grâce à leur ancienne camaraderie, sont moins touchées que les autres femmes par les ordres disciplinaires. C’est le cas de quelques femmes non kurdes membres du petit groupe d’Union des combattants communistes (qui fonde le PCI le 3 septembre 1983 en rejoignant le Komala)1. Tandis que la tâche principale des militants de ce petit groupe, quel que soit leur sexe, est plutôt consacrée au domaine théorique, les quelques femmes qui en font partie ont moins de contacts avec des peshmergas et des villageois. C’est pourquoi elles sont en grande partie exemptées des ordres disciplinaires des corps imposés soit par la direction de l’organisation soit par d’autres peshmergas. Ainsi, quand les femmes peshmergas, quel que soit leur domaine d’activité (armé et non armé), sont obligées dès leur admission en tant que peshmergas en 1981 de porter le foulard, comme nous en parlerons plus tard, elles sont réticentes à obéir à cet ordre. La situation matrimoniale des femmes peshmergas peut également jouer un rôle à cet égard. Selon les récits de certaines femmes interrogées (14 enquêtés sur les 36), bien que cet élément ne signifie pas une réduction effective des restrictions, les femmes célibataires sont beaucoup plus touchées que les femmes mariées par les ordres disciplinaires des corps. Les rapports sociaux créent et maintiennent leur infériorité économique, politique, symbolique et font de leur corps un outil de travail sous le contrôle des hommes, orienté vers le service aux autres.

Selon sept femmes kurdes interrogées, urbaines et issues de familles assez connues dans la région, elles sont, quelle que soit leur situation matrimoniale, beaucoup plus que les autres femmes (non kurdes, villageoises ou venant de familles moins connues) sous la pression de ces ordres disciplinaires. Des raisons idéologiques et familiales expliquent cela, dans un contexte où les valeurs et le mode de vie des opprimés et des défavorisés sont considérés comme un modèle révolutionnaire à suivre. À cet égard, alors que les femmes peshmergas villageoises ou issues de familles déclassées sont appréciées, les femmes peshmergas de la classe sociale supérieure, en particulier les femmes urbaines éduquées, sont parfois taxées (d’une manière humoristique) de « bourgeoises » ou de « complices » du capitalisme. C’est pourquoi certaines femmes kurdes urbaines, notamment venant de familles connues de la région, se forcent à

1 Le nombre de ce groupe (Union des combattants communistes) qui fonde le PCI avec le Komala en 1983 est moins de 30 personnes et son nombre féminin est encore inférieur, voire moins dix.

245 respecter les règles disciplinaires beaucoup plus que les autres, par soumission ou par conviction politique, en se détournant de leur mode de vie précédent ou de celui de leur famille pour se présenter comme de vraies révolutionnaires. À cet égard, Roonak, une femme peshmerga de la région de Baneh, dit : « Dans notre région où je suis devenue peshmerga, la situation des femmes villageoises était meilleure que la nôtre. Car, selon l’idéologie de l’organisation, il y avait un grand respect pour les défavorisés, y compris les femmes villageoises. Les privilégiées, considérées comme des bourgeoises, étaient davantage contrôlées par les autres que les villageoises. Et puis, certaines d’entre nous [les femmes citadines] venaient comme moi des célèbres familles de la région. Pour cela, nous étions plus contrôlées que d’autres par notre entourage. Même nos comportements quotidiens les plus insignifiants étaient étudiés au microscope. Malgré le fait que j’ai essayé de me mettre à tout moment au service de notre organisation, j’ai constamment entendu certains de mes camarades parler de mon passé et de ma situation plus favorable. En évoquant mon père et sa fortune, ils ont voulu sous-estimer ma loyauté et ma conviction politique en un seul geste. C’est pour cela que j’essayais d’obéir à tous les ordres disciplinaires écrits et non écrits de l’organisation. Je les respectais plus que d’autres et parfois j’allais plus loin pour combattre leurs clichés sur ma famille et moi. En même temps je ne voulais pas que ma famille entende quelque chose de mauvais me concernant. Le moindre faux-pas de ma part aurait pu susciter une critique vis-à- vis de ma famille1. »

Si les hommes peshmergas n’échappent pas non plus à ce contrôle, cela ne les empêche nullement de contrôler eux-mêmes leurs camarades femmes. Selon certaines personnes interrogées (26 enquêtés), si, dans la vie civile, ce sont avant tout les membres masculins de la famille qui contrôlent le comportement quotidien des femmes, ce sont désormais les camarades masculins qui peuvent jouer le même rôle en tant que les gardiens de la morale de l’organisation. Autrement dit, si l’honneur des membres masculins de la famille est lié à la sexualité des femmes de la famille, il s’agit dans ce contexte de l’honneur de toute l’organisation et de tous les hommes peshmergas, du plus haut gradé au plus simple peshmerga, qui est lié au mode de vie et au comportement quotidien des membres féminins de l’organisation. Ebrahim Alizadeh l’affirme dans ses mémoires : « Bien que nos peshmergas (hommes) fussent familiers des doctrines marxistes et socialistes, la part de machisme en eux était loin d’avoir totalement disparu. Ainsi, il n’était pas rare de voir les peshmergas surveiller

1 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak.

246 leurs camarades femmes et essayer de les dominer1. »

Cette approche favorise, comme le dit la sociologue iranienne Haideh Moghissi, l’estime de soi chez les hommes. Chez les femmes, au contraire, elle favorise l’abnégation et le sentiment d’infériorité2. Ces images légitiment automatiquement l’assujettissement des femmes au profit des hommes tant dans la sphère privée que politique. Ce type de discipline ne concerne pas seulement leur vie sexuelle mais parfois leur habillement, leur façon de parler, de marcher ou de rire. Les femmes peshmergas doivent davantage que les hommes respecter les normes morales attendues par la société : être modestes, simples, naturelles, silencieuses, respecter la morale sexuelle, rester chastes et pures. Elles ne doivent pas sortir du cadre des normes dominantes définissant la « femme idéale ». Par exemple, malgré le fait que cette organisation défend, contrairement à de nombreux courants politiques iraniens de tendance marxiste, les manifestations des femmes contre l’obligation du voile par le gouvernement, elle impose aux femmes dès leur acceptation dans ses rangs une sorte de foulard pour couvrir leur tête comme celui qui est utilisé par les militantes palestiniennes dans les années 1960 et 1970. Autrement dit, la direction du Komala, qui critique les politiques patriarcales de la République islamique d’Iran, impose dès le début le voile à ses membres féminins en justifiant cela par le fait que les villageois sont conservateurs et peuvent mal prendre le fait de voir des femmes cheveux au vent. Voici ce que dit Ebrahim Alizadeh à propos du voile des femmes : « C’était un vrai problème pour nous. Est-ce que les villageois traditionalistes allaient accepter de voir des femmes fusil à l’épaule et tête nue ? Nous pensions que non, c’est pourquoi nous avons décidé de leur imposer le voile3. » Même si les hommes peshmergas se couvrent aussi souvent la tête d’un chapeau kurde, l’imposition du voile au sein de l’organisation montre une différence genrée. Car les hommes sont libres de porter le chapeau en public. Mais ce n’est pas le cas pour la plupart des femmes, et celles qui refusent de porter le voile sont souvent harcelées et rappelées à l’ordre par les hommes. Cependant, le port du voile ne dure pas longtemps en raison des critiques permanentes de certains peshmergas de l’organisation et notamment des femmes elles-mêmes.

Les femmes peshmergas ne doivent pas non plus s’écarter des règles de bienséance et de ce qui est attendu comme la « norme » de la part d’une femme. Des actes tels que fumer une cigarette ou étendre ses jambes pour se reposer sont considérés par beaucoup comme vulgaires

1 Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], op. cit., p. 233 2 Haideh Moghissi, « Populism and feminism in Iran: Women’s struggle in a male-defined revolutionary movement », op. cit., p. 74. 3 Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], op. cit., p. 81

247 pour une femme au moment de leur admission. À ce propos, une femme peshmerga, Narmin, raconte : « Ils voyaient très bien que nous travaillions autant qu’eux et que, logiquement, nous nous fatiguions autant qu’eux. Pour autant, ils ne supportaient pas que nous étendions nos jambes pour nous reposer ou que nous allumions une cigarette pour décompresser. Ils n’hésitaient pas à nous le faire remarquer1. »

Parallèlement au processus de socialisation, que nous avons expliqué dans la première partie, qui force les femmes dès leur enfance à contrôler davantage leurs comportements quotidiens, les pressions exercées par certains camarades masculins poussent également les jeunes femmes peshmerga à se surveiller elles-mêmes, allant jusqu’à dépasser l’ordre disciplinaire de l’organisation. Cette double pression est si forte que parfois, certaines femmes peshmergas demandent la permission à un supérieur masculin pour de nombreuses actions. Car, comme Nicole-Claude Mathieu le souligne, elles n’ont pas la possibilité de résister ou de s’opposer2. Un commandant du Komala, Shaho, raconte : « Certaines femmes se sentaient surveillées en permanence et venaient me consulter avant d’allumer une cigarette ou de commencer une relation amoureuse. Elles avaient l’impression que sans la validation d’un cadre du mouvement, elles ne pouvaient pas se le permettre3. »

En effet, ce n’est pas seulement les hommes qui surveillent les femmes. Les femmes se surveillent également elles-mêmes et entre elles, puisque fumer, parler et rire trop fort, fréquenter les hommes en dehors du cadre militant, étendre ses jambes, peuvent être considérés comme des actes subversifs et loin des idéaux révolutionnaires. Miriam se souvient de ses débuts en tant que peshmerga : « Nous faisions extrêmement attention à ne pas paraître vulgaires ou immorales. Nous étions toutes jeunes et presque toutes célibataires et pourtant nous prenions garde à ne pas tomber amoureuses. Nous étouffions en nous tout sentiment qui pouvait s’apparenter à de l’amour. Par ailleurs, nous faisions attention à ne pas trop parler ou plaisanter avec nos camarades masculins. Nous surveillions notre façon de rire, notre démarche et nos postures, par exemple lorsque nous nous baissions pour attraper un objet au sol. Bien que nous soyons toujours vêtues de tenues masculines absolument pas seyantes, nous faisions attention à ce qu’aucune partie de notre corps ne soit visible4. »

Par la suite, elles sont nombreuses à mettre en place des stratégies pour minimiser la

1 Extrait d’entretien du 11 février 2016 à Frankfort avec Narmin. 2 Nicole-Claude Mathieu, « Quand céder n'est pas consentir », op. cit. 3 Extrait d’entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Shaho. 4 Extrait d’entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam.

248 « honte » et le « stigmate » de ce corps féminin. Elles considèrent leur corps comme si honteux que lorsqu’elles ont besoin d’aller aux toilettes, elles essayent par tous les moyens de faire en sorte que les hommes ne s’en rendent pas compte. La situation est particulièrement pénible pour les femmes actives dans la branche armée car elles sont largement minoritaires (surtout au début de l’admission des femmes dans la branche armée : parfois 2 ou 3 femmes parmi 40 hommes). Selon les récits de 14 femmes interrogées, quelle que soit la période de leur présence dans la branche armée, elles sont parfois obligées de faire des détours pour pouvoir faire leurs besoins loin du regard des hommes. Lorsque ce n’est pas possible, notamment lors des opérations armées où elles ne peuvent pas s’éloigner, certaines font leurs besoins sur elles afin de ne pas être obligées de montrer leur corps aux hommes. Certains hommes peshmergas ne peuvent pas ou ne veulent pas voir l’aspect social qui réside derrière ce tabou de l’intimité. Ils pensent que si les femmes peshmergas ont tant de difficultés à aller aux toilettes, ce n’est qu’à cause de leur apparence physique. Un commandant armé de cette organisation affirme dans ses mémoires : « Les femmes avaient beaucoup plus de difficultés que nous lors des opérations armées. Nous, les hommes, nous n’avions aucun mal à quitter temporairement le rang pour aller nous soulager. Mais les femmes, à cause de leur organisme, ne pouvaient pas1. »

De plus, les conséquences de la transgression de la discipline des corps ne sont pas les mêmes selon le genre. Ainsi un homme peshmerga évoque dans ses mémoires un de ses camarades qui a une aventure avec une femme villageoise sans avoir été puni ou interpellé par l’organisation2. Cependant, selon certaines personnes interrogées, s’il est indéniable que certaines femmes peuvent secrètement transgresser la discipline des corps notamment en matière de relations sexuelles, le prix de leur transgression est très fort en cas de révélation. À cet égard, s’il y a une tendance à ignorer plus facilement les écarts masculins, cela n’est pas le cas pour les femmes peshmergas. Les femmes qui transgressent font souvent face à une stigmatisation très forte et à des sanctions disciplinaires pour cause de « laxisme sexuel ». Citons ici l’exemple d’une femme peshmerga qui est tombée enceinte à la suite de rapports sexuels hors mariage. Elle n’est pas tuée selon les règles coutumières mais elle se suicide sous la pression de ses camarades hommes et femmes. Après sa mort, elle est enterrée de manière très sommaire sans aucune cérémonie commémorative et, selon un ancien peshmerga, seules huit femmes ont le courage d’assister à ses obsèques. À cet égard, Monireh, une femme peshmerga, dit : « À l’époque, le suicide de cette femme était considéré comme normal pour la

1 Mohammad Jafari, « Petitie lumière », [Roshanak], Shanbeh, 2005, p. 107. 2 Khaled Ali Panah, « Acier congelé », [Fulad’é Ab Dideh], Auteur, 2009, p. 20-21.

249 plupart d’entre nous. Parce qu’avoir des relations sexuelles en dehors du mariage était très mal vu1. » Le nom de cette femme n’est même jamais prononcé sur les ondes de la radio de l’organisation2. Même si son nom, Chiman Zamani, apparaît aujourd’hui parmi la liste des femmes martyres de l’organisation, la cause de son décès est pudiquement mentionnée comme « horrible incident ».3

1.2.2. La masculinisation des femmes comme condition de leur politisation Mener un conflit armé repose sur plusieurs conditions pour les peshmergas, quel que soit leur sexe. Il s’agit d’être strict, brave, courageux et infatigable, des valeurs considérées comme « masculines ». Cependant, si la présence des hommes dans la lutte armée est la poursuite de leur socialisation, l’accès des femmes peshmergas à la lutte armée représente une grande rupture dans leur socialisation selon trois dimensions.

Premièrement, dès leur entrée au sein de l’organisation en tant que peshmergas, et même alors qu’elles n’ont pas encore le droit de porter les armes, les femmes sont tenues de s’adapter aux normes attendues et aux « standards » masculins de cet espace4. Cela consiste alors à ressembler aux caractéristiques attribuées aux hommes, autrement dit, se masculiniser, extérieurement et intérieurement. Selon les témoignages de trois femmes du premier groupe de femmes armées, le processus de masculinisation des femmes commence par leur apparence. Elles doivent porter des vêtements d’hommes pour participer à la cérémonie de leur armement.

Elles essayent aussi de se renforcer et de se montrer puissantes physiquement, même au- delà de leur potentiel réel. Se montrer plus courageuses, intrépides et audacieuses ou encore se mettre en danger, cacher la fatigue, la faim, la soif, les menstruations et les grossesses. Ainsi, l’un des membres du comité central du Komala de l’époque, Ebrahim Alizadeh, affirme dans ses mémoires : « Les femmes devaient faire deux fois plus d’effort et faire preuve de deux fois plus d’abnégation pour se faire respecter. »5 Pour montrer qu’elles sont fortes et puissantes, les femmes effectuent exactement les mêmes choses que les hommes voire accomplissent des tâches plus difficiles, comme porter sur leur dos des objets très lourds ou utiliser les armes les plus lourdes. En même temps, elles essayent de masquer leur fatigue physique, leur faim, leur

1 Extrait d’entretien du 7 avril 2015 à Stockholm avec Monireh. 2 Extrait d’entretien du 13 février 2016 à Cologne avec Mina. 3 Liste des femmes martyres du Komala dans les années 1980 cité dans Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], op. cit., p. 471. 4 Voir : Laura Sjoberg, « Women as Soldiers from Gendering Global Conflict : Toward a Feminist Theory of War », New York, Columbia University Press, 1979, p. 234-235. 5 Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], op. cit., p. 233

250 soif ou leur douleur. Asrine, une femme peshmerga de la branche armée du Komala, se souvient fort bien de ces moments difficiles où ses camarades féminins doivent cacher leurs émotions et se montrer indestructibles en toute occasion : « Si les hommes prenaient quatre sacs sur leur dos, j’en prenais six. Je savais bien que c’était trop lourd pour moi mais il fallait bien ça pour faire taire (un peu) les hommes qui se moquaient de nous en permanence. Je m’imposais coûte que coûte dans les opérations d’embuscades les plus importantes. Lors de nos longues marches dans la montagne, mes camarades femmes et moi-même avions une astuce pour que les hommes ne remarquent pas notre épuisement. Nous bloquions de temps en temps notre respiration pour ne pas les laisser voir que nous étions essoufflées. Pourtant, il était tout à fait normal d’être essoufflées dans ce genre de circonstances mais nous n’avions pas intérêt à nous plaindre ne serait-ce qu’une seule fois sinon nous étions immédiatement cataloguées comme de faibles femmes. Nous répondions à leur mépris en nous mettant volontairement en danger afin de montrer que nous étions courageuses1. »

Ainsi, les femmes sont parfaitement conscientes que la fatigue physique des hommes et celles des femmes sont interprétées différemment et elles mettent en place des stratégies pour contourner ce traitement différencié. Quand ils marchent pendant plusieurs heures, la fatigue des hommes est attribuée aux conditions telles que la montagne escarpée, le froid, le poids des charges, alors que la fatigue des femmes au contraire est souvent attribuée à leur nature « féminine » et à leur supposée faiblesse physique. Pour les hommes, les causes sont donc extérieures et pour les femmes intérieures.

Les femmes peshmergas des villages, habituées aux conditions de vie difficiles propres aux zones rurales, s’adaptent plus facilement à la lutte armée du Komala que les femmes peshmergas issues des zones urbaines. Elles réussissent mieux que les autres à acquérir certaines qualifications nécessaires à la lutte armée, qualifications considérées comme « masculines ». C’est pourquoi la plupart des femmes peshmergas des espaces urbains endurent plus de souffrances afin de démontrer qu’elles sont suffisamment fortes, et compenser ainsi leurs faiblesses. À cet égard, Zara, une femme combattante du Komala, dit : « Ayant grandi dans les conditions difficiles d’un petit village, j’étais physiquement l’une des femmes fortes de l’organisation. Mes compétences ont toujours été appréciées par mes camarades, hommes et femmes. C’est la raison pour laquelle certaines camarades d’origine urbaine souhaitaient

1 Extrait d’entretien du 24 février 2016 à Cologne avec Asrine.

251 toujours me ressembler et regrettaient de ne pas être aussi fortes que moi1. »

En conséquence, les femmes peshmergas s’obligent à masquer leurs failles pour échapper aux critiques et pour prouver qu’elles peuvent s’approcher des capacités des hommes peshmergas. Une croyance fortement ancrée, qui revient régulièrement dans les récits des femmes peshmergas de l’époque. En effet, ces dernières sont persuadées que si chacune fait des efforts pour masquer ses faiblesses et apparaître plus forte, elles seront protégées du mépris des hommes et gagneront à long terme la légitimité de toutes les femmes peshmergas. À ce propos, Golrokh Ghobadi, l’une des femmes ex-peshmergas du Komala, écrit dans ses mémoires : « J’essayais de ne jamais me plaindre de rien ni de personne. Je devais prouver que non seulement j’étais capable d’affronter toutes les difficultés, mais aussi que dans certains cas, j’étais capable de faire mieux que les hommes. J’étais dans une situation très difficile. Chaque signe de ma faiblesse pouvait être considéré comme le signe de la faiblesse de toutes les femmes2. »

Troisièmement, un autre exemple de la masculinisation des femmes peshmergas est l’effort que font la plupart des femmes peshmergas pour dissimuler les attributs liés au corps féminin tels que les règles ou la grossesse. En ce qui concerne la grossesse, dans une telle société, elle rend visible ce qui doit rester invisible : la sexualité confinée à la relation intime du couple marié. Ainsi, les corps transformés des femmes enceintes exposent la sexualité dans l’espace public et brisent de fait une norme conventionnelle. La grossesse transforme un processus biologique en un processus moral et social marqué par la honte. Pour ne pas être discréditées ou écartées, les femmes font tout pour cacher leurs menstruations ou leurs éventuelles grossesses. À cet égard, un ex-commandant du Komala écrit dans ses mémoires : « Les femmes sont confrontées à certaines limites par rapport à nous les hommes dans la lutte armée. Cela est dû à leur métabolisme plus faible, à leur “maladie” mensuelle, au fait qu’elles peuvent tomber enceintes et de manière générale à leur moindre force physique3. »

Les menstruations attestent de l’impureté de la femme, de sa faiblesse physique et de son infériorité fondamentale par rapport aux hommes. Les menstruations sont assimilées à une « maladie » féminine. Par conséquent, les femmes peshmergas n’osent même pas prononcer le terme de « serviette hygiénique » et elles ne font pas figurer ce produit dans les listes de

1 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara. 2 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 536. 3 Mohammad Jafari, « Petitie lumière », [Roshanak], op. cit., p. 107.

252 ravitaillement transmises au Komala. Les femmes se débrouillent seules pour se procurer des protections périodiques ou des « tissus » qu’elles utilisent discrètement lors de leurs menstruations. Elles ne sont pas non plus au repos quand elles ont des règles douloureuses. Si, au milieu des années 1980, ce sujet est abordé de manière officielle lors de débats internes au sein de cette organisation, certaines femmes continuent de cacher leurs menstruations. Par exemple, Nasrin, l’une des peshmergas, se souvient : « Pendant très longtemps, notre organisation n’a accordé aucune attention à ce sujet spécifique. En revanche, un peu plus tard, les cadres ont eu une sorte de prise de conscience que les femmes pouvaient être indisposées et ils ont proposé de nous accorder un congé de 2-3 jours par mois pendant cette période spécifique. Hélas, cela nous exposait aux railleries et au mépris de nos camarades masculins. En ce qui me concerne, je faisais tout mon possible pour continuer mes activités même lorsque j’avais mes règles et que j’avais très mal1. »

Un autre aspect de la masculinisation du corps des femmes concerne le vêtement. Au sujet de l’apparence, lorsqu’on leur demande « Pourquoi portiez-vous le vêtement des hommes peshmergas ? », certaines femmes (16 enquêtées sur les 36) répondent « Ressembler aux hommes n’était pas une contrainte pour nous. Nous l’avons accepté volontairement ». Selon elles, la raison pour laquelle elles adoptent de façon unanime et spontanée une tenue masculine est due à des questions de commodité et de facilité. En effet, les tenues traditionnelles des femmes kurdes, les robes longues et parfois amples dans lesquelles les mouvements sont difficiles, ne sont pas « pratiques » pour la vie quotidienne dans les montagnes et les villages. Donc, s’habiller avec des tenues masculines est évident pour des raisons pratiques. Solmaz, une femme non kurde venue de Téhéran, le confirme : « Nous avons choisi de porter la même tenue que les hommes kurdes pour des raisons pratiques, surtout dans les zones montagneuses2. » Kajal, une autre femme ex-peshmerga, est tout à fait d’accord avec sa camarade : « Après le deuxième congrès du Komala en 1981, qui a officialisé la présence des femmes dans tous les domaines (à part la branche armée), pratiquer nos activités avec des tenues féminines était très difficile voire impossible. En conséquence, il a également été décidé que les femmes peshmergas porteraient la même tenue que les hommes3. »

Cependant, si ces réponses peuvent dans une certaine mesure être considérées comme crédibles, il est aussi vrai que la « masculinisation » et le fait d’essayer de ressembler à des

1 Extrait d’entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrine. 2 Extrait d’entretien du 13 avril 2015 à Stockholm avec Solmaz. 3 Extrait d’entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Kajal.

253 hommes s’imposent en pratique aux femmes.

Tout d’abord, la raison la plus importante qui pousse les femmes peshmergas à se masculiniser est de se conformer aux valeurs positives conférées au genre masculin par les normes dominantes de la société. Le récit de Miriam, une autre femme peshmerga de l’organisation, le montre parfaitement1 : « Je me sentais très fière et honorée chaque fois que je portais la tenue des hommes peshmergas2. » Elle poursuit : « Être peshmerga signifiait nier tout ce qui était considéré comme féminin. Plus on s’éloignait de sa féminité, plus on était considérée comme révolutionnaire. Certaines d’entre nous étaient si absorbées dans leur rôle révolutionnaire qu’elles avaient presque oublié leur féminité3. » Miriam explique : « Dès le début, j’ai compris que si je voulais prendre les armes, je devais devenir un homme. J’étais convaincue qu’être une femme serait un handicap au combat. J’estimais qu’il n’y avait que des hommes qui pouvaient se battre. C’est pour cela que je me suis dit que si je voulais participer à la lutte armée, je devais me comporter comme un homme, un vrai homme4. »

Les femmes peshmergas essayent donc de ressembler à des « hommes » pour prouver leur valeur, même quand elles ne sont pas armées, mais ce processus de masculinisation est d’autant plus visible lorsqu’elles accèdent aux armes. Se masculiniser et se comporter en homme est une stratégie pour les femmes qui espèrent pouvoir être reconnues comme des sujets politiques. Cette stratégie implique que certaines femmes peshmergas se taisent face aux difficultés qu’elles rencontrent en tant que femmes. Si aujourd’hui, trois décennies après, la plupart des femmes et des hommes peshmergas n’hésitent pas à critiquer ces inégalités et ces violences que les femmes ont subies, les choses sont différentes à l’époque. Certaines tentent certes de protester, mais d’autres se taisent. Dans la section suivante, nous aborderons les raisons de ce silence, qui participe à entretenir de telles restrictions.

1.2.3. Les réponses des peshmergas à la discipline des corps Les femmes peshmergas sont davantage ciblées par un ensemble de règles non écrites visant à contrôler leur corps et leur sexualité. Il y a principalement deux réponses chez les femmes peshmergas en ce qui concerne ces ordres disciplinaires.

1 Extrait d’entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid

254 Premièrement, il y a des femmes peshmergas qui acceptent la discipline des corps telle qu’elle est conseillée directement et indirectement par certains dirigeants ou peshmergas, des plus hauts gradés aux peshmergas ordinaires. Cependant, cela ne signifie pas qu’elles ne sont pas du tout critiques sur le sujet, mais cela reste assez rare qu’elles expriment leur désapprobation publiquement. En plus de croire à l’idée selon laquelle tous les problèmes socio- économiques, en particulier la question spécifique des femmes, sont temporaires et seront automatiquement résolus après l’instauration du socialisme, certaines personnes interrogées (21 enquêtés sur les 46) évoquent également d’autres raisons pour lesquelles elles acceptent de respecter ces ordres disciplinaires. Tout d’abord, les peshmergas ont peur des rumeurs qui peuvent courir sur eux s’ils désobéissent et contestent ces règles contraignantes. En effet, comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, se considérer comme marxiste est perçu négativement par les conservateurs et les islamistes. Cela a deux significations parallèles et équivalentes : en plus d’être des non-croyants, ils sont considérés comme n’ayant pas de principe « moral », surtout en ce qui concerne la sexualité. Le rival politique kurde du Komala, le PDKI, lui aussi présent dans les zones rurales à l’époque et qui mène également une lutte armée contre les forces gouvernementales, a pour stratégie de faire courir des rumeurs désobligeantes sur les peshmergas et en particularité sur les femmes. Un ancien peshmerga du PDKI assume totalement cette pratique et raconte à ce titre une anecdote : « Il suffisait aux forces du PDKI de repérer la présence d’une serviette hygiénique tachée de sang pour vilipender la supposée immoralité des membres du Komala et surnommer leur QG “le bordel ambulant”1. » En réaction, la direction du Komala amplifie le contrôle et oblige ses peshmergas (surtout les femmes) à se comporter de la façon la plus irréprochable possible de façon à ne pas donner l’occasion à qui que ce soit et surtout pas au PDKI de critiquer et de lancer des rumeurs. Akbar, un homme peshmerga de l’organisation, confirme que la crainte des rumeurs propagées par le PDKI et de heurter les villageois est une raison importante du durcissement des restrictions imposées aux peshmergas. C’est aussi la raison pour laquelle ils ne protestent pas contre ces disciplines parfois exagérées2.

Ensuite, la lutte armée s’intensifie et une discipline très stricte est imposée aux membres de ce courant marxiste et en grande partie aux femmes peshmergas. Beaucoup de peshmergas ont à l’époque parfaitement conscience des restrictions qui leur sont imposées mais selon eux, étant dans une situation anormale de guerre, ce n’est pas le moment de se plaindre. Dans une

1 Hatam Menbari, « Préoccupation et expérience », [Azar u Azimun], op. cit., p. 254. 2 Extrait d’entretien du 29 avril 2015 à Gutenberg avec Akbar.

255 période où la guerre fait rage à la fois contre le gouvernement central et contre le PDKI et où leurs camarades perdent chaque jour la vie sur le champ de bataille, ils considèrent que le moment n’est pas opportun pour oser s’élever contre certaines disciplines strictes. Ce n’est pas le moment car, selon un commandant armé du Komala, « ils ne mangeaient que du pain et le conflit (armé)1 ». La frustration due à l’absence de résultat de la lutte, la faim, la soif, l’insomnie, la peur de la mort et de l’arrestation qui force de nombreux peshmergas à se rendre aux forces gouvernementales, ne laisse pas de place pour critiquer. À cet égard, Nasrin, l’une des femmes peshmergas, raconte : « C’était la guerre. Une guerre brutale et inégalitaire (contre l’armée iranienne et le PDKI). Nos camarades se sacrifiaient et mourraient. Il y avait des martyrs presque chaque jour. Dans de telles circonstances, comment aurions-nous osé nous plaindre du fait que nous étions brimées en tant que femmes ? Nous avons encaissé sans nous plaindre, c’était la seule chose à faire2. »

Enfin, les femmes plus que leurs camarades masculins ont peur du jugement des autres et surtout que leur loyauté politique ne soit remise en cause. Elles ont à cœur de prouver à leurs camarades masculins que leurs motivations sont bel et bien politiques et que contrairement à ce que dit une frange conservatrice, elles ne sont pas là pour trouver un mari ou un partenaire. Par conséquent, la crainte du jugement des autres, dans un contexte de délégitimation et de disqualification de la participation des femmes, rend les femmes encore plus dures notamment envers elles-mêmes. À cet égard, Miriam dit : « Je m’imposais à moi-même une autodiscipline très stricte car j’avais très peur du jugement des autres. J’étais paniquée à l’idée que des gens puissent penser que j’étais là pour autre chose que des motivations purement politiques. J’en faisais pour ainsi dire “des tonnes” pour prouver à mon entourage que j’étais une militante politique avec des convictions inébranlables et que rien d’autre ne m’animait. J’avais totalement laissé de côté ma vie de femme qui pouvait avoir des sentiments, des désirs3... »

Contrairement à ce que note la politologue française Elizabeth Picard concernant l’impact positif de la lutte armée parmi les chiites au Liban, pour qui « l’implication dans la bataille apporta aux combattants une sorte de libération personnelle face à une vie frustrée, en leur donnant un contrôle supposé sur leur propre identité4 », il semble que ce ne soit pas exactement

1 Mohammad Jafari, « Petitie lumière », [Roshanak], op. cit., p. 122. 2 Extrait d’entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 3 Extrait d’entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam. 4 Elizabeth Picard, « The Lebanese shi’a and political violence », cité dans Hamit Bozarslan, « La question kurde: État et minorités au Moyen-Orient », op. cit., p.198.

256 le cas pour un certain nombre de peshmergas, et notamment de femmes, dans les premières années de leur intégration au sein du Komala.

Deuxièmement, si certaines femmes se considèrent comme fidèles aux valeurs et aux idéaux révolutionnaires de l’organisation, elles ne cachent pas qu’elles-mêmes ou certaines de leurs camarades femmes transgressent ou contournent parfois ouvertement ou discrètement les ordres disciplinaires conseillés par certains dirigeants ou camardes. L’un des ordres disciplinaires auquel certaines femmes peshmergas ne sont pas très favorables est le port obligatoire du foulard. En plus des quelques femmes non kurdes proches du comité central de l’organisation qui évitent toujours de le porter, le foulard est également contesté dès le début par certaines femmes peshmergas, quel que soit le domaine de leur activité. À cet égard, Jaleh proteste à plusieurs reprises contre le port obligatoire du foulard et utilise de nombreuses occasions pour faire entendre sa critique. Elle n’hésite pas à interpeller les cadres de l’organisation sur cette question et lorsqu’ils lui répondent qu’ils ne font que se conformer aux attentes des villageois conservateurs, elle leur répond ainsi : « C’est totalement faux. Ce ne sont pas les villageois qui sont conservateurs et qui attendent de nous que nous soyons voilées. C’est votre opinion à vous, les hommes du mouvement, et vous seuls. Les villageois m’ont déjà vue sans foulard (avant la révolution) et même en mini-jupe et ils n’ont jamais protesté. Les conservateurs, c’est vous. Vous pouvez vous prétendre révolutionnaires tant que vous voulez, la mentalité archaïque, c’est vous qui l’avez1. » Fatima, une autre femme combattante du Komala, tente de contourner l’obligation du foulard en le remplaçant par un chapeau2.

L’interdiction des relations sexuelles en dehors du mariage, selon des sources non écrites de l’organisation, ne signifie pas que tous les peshmergas la respectent pleinement. À cet égard, Shahla, une femme de la branche armée du Komala, dit : « Lorsque nous étions dans une unité armée pendant quelques semaines, il n’était pas très surprenant de voir ou d’entendre des choses différentes sur certains peshmergas. Par exemple, si un homme peshmerga quittait nos rangs pendant quelques heures, nous devinions qu’il était parti voir son amante quelque part dans les villages environnants. Certaines femmes peshmergas ont également eu ce genre de relation, même pour celles qui étaient mariées. Cependant, nous avons essayé de ne pas en parler

1 Extrait d’entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 2 Extrait d’entretien du 12 avril 2015 à Stockholm avec Fatima.

257 publiquement. Nous nous sommes comportées comme si de rien n’était, surtout s’il s’agissait de nos amies1. »

Certaines femmes peshmergas tentent aussi d’être de plus en plus à l’aise en ce qui concerne les actions quotidiennes comme fumer, rigoler ou discuter avec les camarades hommes. Si ce type d’actions n’est pas si facile pour la plupart des femmes peshmergas surtout au début de leur admission dans les rangs de l’organisation, cela devient au fur et à mesure normal, surtout pour les femmes de la branche armée. Étant longtemps dans la même unité armée, partageant solidarité, difficultés et participant à des opérations conjointes pendant plusieurs semaines, ils commencent à mieux se connaître et nouer des relations amicales. En effet, si les femmes combattantes, en entrant dans la branche armée, rencontrent de nombreux obstacles et ont plus de difficultés que d’autres femmes des domaines non armés, les choses changent progressivement pour elles. Elles remettent davantage en question la discipline des corps que les femmes d’autres secteurs de l’organisation. Loin des stéréotypes genrés sur la vulnérabilité ou la fragilité des femmes, elles peuvent non seulement faire leurs preuves en tant que combattantes, mais elles peuvent aussi normaliser pour elles-mêmes tout ce qui était auparavant considéré comme les droits des hommes : fumer, s’allonger, rigoler ou même faire une demande en mariage à l’être aimé. À cet égard, Shilan, une femme combattante, membre du premier groupe de femmes armées du Komala, dit : « Être ensemble pendant longtemps dans une unité armée avait créé des relations amicales et étroites entre les combattants, quel que soit leur sexe. J’avais une relation proche avec deux des camarades hommes de notre unité. Je ne leur ai rien caché. Je leur ai même dit que j’étais tombée amoureuse du commandant de notre unité, qui était bien connu pour sa détermination et son courage. Je leur ai demandé s’ils pensaient que je pouvais dire à mon commandant que je l’aimais. Leur réponse a été négative, car offrir son amour et faire une demande mariage était une prérogative principalement masculine à l’époque. Malgré le respect que j’avais pour mes amis, j’avais plus de respect pour mes sentiments. Contrairement aux prédictions de mes amis et même de moi-même, le commandant a bien accueilli mon offre et l’a acceptée sans hésitation2. » Fatima, une autre femme combattante, dit : « Lors de l’entrée des femmes dans les unités armées, rien n’était facile pour les femmes combattantes, et même certains hommes ne se sentaient pas à l’aise avec la présence des femmes à leurs côtés. Après plusieurs heures de marche dans les montagnes et des opérations permanentes, la plupart des femmes combattantes ne pouvaient même pas se

1 Extrait d’entretien du 21 octobre 2014 à Paris avec Shahla. 2 Extrait d’entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

258 reposer et s’allonger en présence des hommes, beaucoup plus nombreux. Mais cela a changé petit à petit. Car, nous les femmes, nous ne pouvions pas continuer comme ça. Nous avions besoin de nous reposer comme les hommes, nous fumions, rigolions ou nous nous allongions comme eux. »

Selon certaines personnes interrogées (12 enquêtés sur les 46), les femmes combattantes d’origine villageoise jouent un rôle très important dans la contestation de certains ordres disciplinaires pour plusieurs raisons.

Alors qu’elles grandissent dans les zones rurales où elles prennent en charge à la fois les tâches ménagères et les tâches du secteur agricole aux côtés des hommes, elles sont plus à l’aise que les femmes urbaines avec les hommes. Ensuite, l’une des principales raisons pour lesquelles les femmes rurales rejoignent le Komala est qu’elles considèrent l’organisation comme obstinément opposée à toute restriction imposée aux femmes. C’est pourquoi, quand elles sont confrontées à un type de discipline corporelle qui s’oppose au tabagisme, au rire ou à l’expression de leurs sentiments amoureux, elles tentent de se rebeller, en demandant comment il est possible qu’une telle organisation, reconnue pour sa décence au sujet des droits des femmes, leur impose à son tour des restrictions. Enfin, le respect des membres de l’organisation pour les femmes rurales et les travailleuses augmente encore leur marge de manœuvre. Mahrokh, une femme combattante d’origine villageoise, dit : « Avant d’avoir rejoint le Komala, j’avais beaucoup entendu parler des tentatives de cette organisation pour défendre la question des femmes. Mais dès mon intégration, j’ai compris qu’il y avait encore des restrictions, surtout pour les femmes. Je ne voulais plus supporter ce genre d’obstacles. Par exemple, une fois, après plusieurs opérations, nous étions très sales et fatigués. Par hasard, nous étions arrivés à un lac. Alors que les hommes ont tout de suite commencé à se baigner, les femmes combattantes ne faisaient que les regarder. Cela n’était vraiment pas supportable pour moi alors que je m’étais toujours baignée dans la rivière de notre village. C’est pourquoi, alors que personne ne s’y attendait, j’ai soudainement sauté dans le lac et nagé. Cela a créé une atmosphère contradictoire de reproche et d’admiration à mon égard. Mais ce n’était pas grave pour moi. Tout type de rupture avec une tradition nécessite de payer un coût et moi j’en étais contente. Si cela ne devenait pas normal pour tout le monde, nous étions au moins plus à l’aise qu’auparavant vis- à-vis d’autres restrictions comme fumer, rigoler, etc.1. »

1 Extrait d’entretien du 7 mars 2017 par Skype avec Mahrokh.

259 Si les exemples mentionnés ci-dessus se répètent parfois chez certaines personnes interrogées, des événements rares se produisent également. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, le mariage polygame est interdit et mal vu au sein de l’organisation. Mais cette interdiction ne pousse pas Pershing, une femme combattante d’origine urbaine, à oublier ses sentiments pour le commandant de son unité, partagés par celui-ci, qui est marié et père de plusieurs enfants. Pershing raconte qu’elle est gravement critiquée par ses camarades. Elle se marie cependant avec son commandant à condition qu’il se sépare de sa première épouse1.

Pour conclure ce chapitre, quel que soit le domaine d’activité des femmes peshmergas (armé et non armé), elles sont non seulement plus susceptibles que les hommes d’être soumises à une discipline des corps dans toutes les actions quotidiennes, comme leur façon de parler, de rire, de fumer, mais elles doivent aussi redoubler leurs efforts afin de trouver leur place en tant que peshmergas. Cependant, elles réussissent progressivement à se faire une vraie place en tant que peshmergas et combattantes et le degré de restriction de la discipline des corps se réduit de plus en plus, même si cela ne disparaît jamais. En effet, il semble que si des femmes parviennent à imposer leur présence au sein de l’organisation en tant que peshmergas notamment dans la branche armée, y compris avec restrictions, c’est quand même qu’elles arrivent à renverser le rapport de force sur ce point, sans forcément réussir sur d’autres plans.

2. Deuxième chapitre: L’expérience du couple et de la famille au sein de l’organisation

Contrairement à une autre organisation politique kurde au Kurdistan de Turquie, le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan, formé en 1978), qui impose à ses membres « une stricte interdiction de nouer des relations d’amitié́ privilégiée, et plus encore d’amour, avec l’autre sexe […] une obligation de couper tous les liens avec son ancienne existence, son ancienne vie2 », même à travers le mariage3, le Komala, comme beaucoup d’autres organisations politiques telles que le FMLN au Salvador4 ou le PLA au Népal5, autorise ses membres à se

1 Extrait d’entretien du 16 mars 2018 à Paris avec Pershing. 2 Olivier Grojean, « Penser l’engagement et la violence des combattantes kurdes : des femmes en armes au sein d’ordres partisans singuliers », op. cit, p. ? 3 Cette interdiction au sein du PKK depuis quatre décennies se justifie par l’idée que les hommes ne se sont pas encore assez libérés des normes patriarcales pour ne pas reproduire une relation de domination dans leur couple et par le fait qu’avoir une relation privilégiée peut faire courir des risques aux autres combattants. A cet égard, voir : Olivier Grojean, « Théorie et construction des rapports de genre dans la guérilla kurde de Turquie », Critique internationale, n° 60, vol. 3, 2013, p. 21-35. 4 Jules Falquet, « Entre rupture et reproduction : femmes salvadoriennes dans la guerre révolutionnaire (1981-1992) », Nouvelles Questions Féministes, n° 2, vol. 17, 1996, p. 5-38. 5 Laurent Gayer, « Militariser les femmes. Doctrines, pratiques et critiques du féminisme martial en Asie du Sud », op. cit.

260 marier. C’est même tout aussi important au sein de l’organisation que dans la société civile. Bien qu’il ne soit jamais formellement interdit de se marier au sein du Komala, le mariage est temporairement « suspendu » chez la plupart des militants de l’organisation. Car dans les débats entre militants du Komala, le fait de se marier s’interprète dans l’environnement politique de l’époque comme un acte pouvant éloigner les militantes de leurs tâches révolutionnaires et politiques. Ce contexte évolue après le deuxième congrès du Komala en 1981 lorsque les femmes ont accepté au sein de l’organisation et que le mariage entre les membres peshmergas se généralise. Les peshmergas célibataires en âge de se marier commencent alors à envisager le mariage et à fonder leur propre famille. Le mariage et la parentalité ne sont plus considérés comme « non révolutionnaires ». Même les jeunes leaders les plus révolutionnaires du Komala, qui jusqu’à présent tenaient beaucoup à leur statut de célibataires qui représentait la preuve de leur entière dévotion à la cause, se marient. Dans un tel contexte, nous analyserons dans ce chapitre les pratiques familiales au sein des couples peshmergas du Komala. Car les femmes, en participant à la vie politique, voient non seulement leur vie publique, mais aussi leur vie privée impactée par ce nouveau rôle1. Nous parlerons ainsi du mariage, de la maternité puis des relations conjugales.

Rappelons que la République islamique d’Iran, dès son instauration, engendre une régression des droits des femmes, particulièrement en ce qui concerne leurs droits au sein de la famille à travers la promotion de la polygamie masculine, l’abaissement de l’âge légal du mariage ou le fait qu’une mère ne puisse plus être la tutrice de ses enfants. Dans ce contexte, comment se positionne le Komala ? Faut-il respecter les normes dominantes ou promouvoir un nouveau type d’union entre les couples peshmergas ? Quels sont les changements au moment du mariage, de la maternité et les influences sur les relations conjugales des couples peshmergas ? Alors que la division sexuelle du travail au sein de cette organisation diminue et que les femmes peuvent finalement s’engager dans des tâches considérées autrefois comme masculines, comment les relations entre les couples peshmergas se transforment-elles dans la vie privée ? Et quelles sont les dynamiques de pouvoir au sein de ces couples ?

1 Yannick Le Quentrec, « portraits de militants et d’hommes de militants », In Olivier Fillieule et Patricia Roux (eds.), Le sexe du militantisme, Lausanne, Sciences Po. 2009, Paris, pp. 115-139.

261 2.1. La gestion partisane de l’union conjugale : le mariage mi-révolutionnaire, mi- traditionnel

Après le deuxième congrès du Komala en mars 1981, lorsque les femmes entrent dans les rangs de l’organisation, les jeunes peshmergas se trouvent désormais obligés de se côtoyer. C’est pourquoi le mariage est prôné par cette organisation. Ils commencent donc à se marier, alors qu’un grand nombre d’entre eux étaient jusqu’à présent enclins à reporter ce projet, ou n’avaient pas encore atteint l’âge du mariage. La plupart des jeunes célibataires qui en ont la possibilité se marient. Les peshmergas épousent des camarades connus précédemment dans leur vie militante, ou après avoir pris le maquis. Au contraire des femmes peshmergas, qui se marient toutes au moins une fois, pour les peshmergas hommes, il est parfois difficile de se marier. D’une part, ils sont en supériorité numérique par rapport à leurs camarades femmes. C’est pourquoi tous les hommes peshmergas ne peuvent pas épouser des femmes peshmergas, celles- ci étant déjà engagées. D’autre part, quant à épouser des femmes en dehors de l’organisation, les familles n’acceptent pas facilement de donner leur fille à un peshmerga qui risque d’être tué. En conséquence, certains d’entre eux restent célibataires jusqu’à ce qu’ils quittent le Kurdistan irakien pour l’exil à partir des années 1990.

Plusieurs raisons expliquent l’importance du mariage chez les peshmergas. Premièrement, le seul moyen légitime d’avoir une vie sexuelle est de se marier. Au sein de l’organisation, comme dans le reste de la société, les rapports sexuels ne sont pas envisagés en dehors du mariage hétérosexuel. Deuxièmement, pour cette organisation, le mariage est également le moyen idéal pour couper court aux rumeurs sur la moralité. Un processus qui commence au moment de l’émergence du Komala dans la vie politique du Kurdistan iranien après la révolution et qui atteint son apogée lorsqu’il se replie dans les villages. À l’époque, comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, être communiste signifiait en général, surtout dans l’esprit des gens du « dehors » : ne pas croire en Dieu, ne pas avoir d’engagements moraux vis-à-vis de la sexualité et de la famille. C’est pourquoi le mariage « en interne » est un moyen idéal pour cette organisation de redorer son blason et de prouver qu’elle est une organisation politique ayant une morale respectable, surtout dans les campagnes et les villages. Mais ces unions légitimes permettent également aux familles des peshmergas, surtout des femmes, d’atténuer les rumeurs qui circulent sur leurs filles communistes, les considérant comme « immorales », « contre la famille » et « libertines »1. À ce propos, Golrokh Ghobadi,

1 Extrait d’entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran.

262 une femme ex-peshmerga, écrit la réaction de sa mère en apprenant son mariage : « Dieu merci, ils sont purs, c’est tout ce que Dieu veut1. »

Le mariage tel qu’il est investi par le Komala s’inscrit à la fois dans la rupture et la continuité par rapport au mariage tel qu’il est appliqué dans la société kurde. Le mariage progressiste et égalitaire est explicitement approuvé dans le programme pour l’autodétermination du Kurdistan lors du quatrième congrès en janvier 1984. Si les lois énoncées dans ce programme ne visent pas à être imposées dans l’ensemble de la société, cette organisation s’engage à les mettre en pratique autant que possible à l’intérieur de l’organisation et parmi ses peshmergas. Selon ce programme, toute personne de plus de dix-huit ans est libre d’épouser la personne de son choix et de fonder une famille. Les époux ont des droits égaux pour ce qui est du divorce et de la garde des enfants. La polygamie, qui est pratiquée dans la société iranienne, y compris la société kurde, y est interdite. En effet, la direction du Komala se montre intraitable sur la question. Deux cas illustrent bien la mise en vigueur de cette décision au sein de l’organisation. Dans le premier, un peshmerga polygame se voit forcé de divorcer de l’une de ses épouses pour pouvoir adhérer à cette organisation. Dans le second cas, Pershing, une femme peshmerga qui veut épouser un commandant déjà marié, doit faire face à des critiques explicites de la part de ses camarades et le commandant marié est obligé de se séparer de sa première épouse. À cet égard, Pershing dit : « Je savais que ce que je faisais était strictement mal vu de mes camarades et interdit au sein du Komala. Mais j’étais tombée amoureuse et je n’avais pas d’autre choix. Malgré toutes les critiques, mon compagnon et moi étions déterminés. Mais notre décision a été prise à la condition que mon amoureux divorce de sa première femme. Après le divorce, nous nous sommes mariés, mais je ne me suis jamais débarrassée des reproches de mes camarades2. »

Comme nous l’avons déjà mentionné, tous les peshmergas, quel que soit leur sexe, ne respectent pas forcément tout ce qui est conseillé par la direction de l’organisation, notamment en ce qui concerne les disciplines corporelles. Cependant, si certaines infractions à l’ordre disciplinaire telles que la consommation de produits alcoolisés ou les relations sexuelles extraconjugales peuvent être pratiquées discrètement par les peshmergas, être dans un mariage polygame n’est pas accepté ni toléré.

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 492 2 Extrait d’entretien du 16 mars 2018 à Paris avec Pershing.

263 Un autre aspect progressiste du mariage au sein du Komala est que le mariage civil est reconnu comme valide. Dans un premier temps, les mariages au sein de l’organisation sont célébrés plus ou moins religieusement selon les normes dominantes de la société. Mais cette coutume est rapidement critiquée et associée à une pratique populiste. Ainsi, le mariage de Golrokh Ghobadi, une femme peshmerga, est l’un de ces mariages célébrés religieusement. À cet égard, elle écrit : « Comme nous vivions parmi le peuple, nous étions bien obligés de respecter leurs coutumes. Nous ne souhaitions pas les heurter, surtout sur un sujet aussi banal que le mariage1. » Ce n’est que plus tard que le mariage religieux est remplacé par le mariage civil, basé sur le consentement mutuel entre la femme et l’homme, sans aucune obligation religieuse.

En outre, ce sont les peshmergas et en particulier des jeunes femmes qui, indépendamment de leur sexe, séparées de leur famille et engagées dans la lutte armée, décident de se marier sans la permission de leurs familles et notamment de leurs pères. En effet, avant le départ précipité des villes, le mariage des femmes sans l’accord des parents, surtout du père, est inconcevable. Plus tard, la plupart des femmes peshmergas se marient avec l’homme de leur choix et non celui qui a été choisi par leur famille lorsqu’elles doivent prendre le maquis, où les contacts avec leurs proches sont réduits au strict minimum. Elles sont désormais plus libres de choisir leur futur conjoint grâce à la situation dans laquelle elles se trouvent et c’est un grand pas pour elles. Une autonomie personnelle qui découle davantage de la situation dans laquelle elles se retrouvent. À cet égard, Serveh dit : « À l’époque, bien sûr, sans l’accord des familles, aucun mariage n’était possible. Mais cela n’était plus le cas pour nous en tant que peshmergas. Car nous étions dans la lutte armée loin de nos familles et nos contacts étaient très limités. C’est pourquoi la plupart des familles n’étaient même pas au courant du mariage de leurs enfants, de la date, de la personne. Moi aussi, j’ai épousé mon commandant armé, celui qui venait d’une autre région du Kurdistan, pendant cette période et il était totalement inconnu de ma famille2. »

Un autre phénomène est la multiplication des mariages interethniques. En effet, de nombreux marxistes viennent de l’ensemble de l’Iran grossir les troupes de l’organisation afin de sauver leur vie après le début de la vague de répression ou pour des raisons idéologiques. Des histoires d’amour naissent, puis des mariages sont célébrés. Ces mariages interethniques représentent un changement social, surtout pour les femmes peshmergas. Peu de temps avant,

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 522. 2 Extrait d’entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Serveh.

264 la plupart des femmes kurdes épousaient des hommes kurdes choisis par leur père, très souvent un proche voire un membre de la famille. Désormais, les femmes kurdes épousent des hommes d’autres ethnies sans même que les parents le sachent. À titre d’exemple, Soraya, une femme peshmerga kurde, épouse un médecin originaire du nord de l’Iran, d’ethnie persane1. Quant à Solmaz, une Téhéranaise d’origine turque qui rejoint le Komala, elle épouse à deux reprises des hommes kurdes2. Certes, ces mariages interethniques ne sont pas si nombreux mais ils représentent une grande nouveauté, surtout pour les femmes kurdes. Les cas de deux hommes kurdes interrogés, Ali3 et Aram4, qui épousent deux femmes non kurdes avant la révolution, montrent que les hommes kurdes sont plus libres d’épouser des non-Kurdes et que certains d’entre eux sont mariés même avant la révolution avec des femmes non kurdes. Mais cela arrive rarement aux femmes.

Un autre point progressiste du mariage au sein de l’organisation est sa simplicité. En effet, la tradition kurde, à l’instar des autres ethnies iraniennes, promeut un modèle d’union assez complexe et très codifié. Il existe une succession d’étapes à franchir, comme obtenir l’accord du père et d’autres rituels du mariage, tels que fixer le montant de la dot et du shirbaha (la somme que le futur mari devra verser à la famille de sa future épouse afin de les « défrayer » pour avoir pris leur fille), une cérémonie religieuse d’aghd (le contrat religieux du mariage), etc. Or le Komala conçoit le mariage révolutionnaire autrement. L’accord des mariés est suffisant pour enregistrer officiellement le mariage. Une cérémonie simple a lieu et le mariage est enregistré sur le registre officiel de l’organisation. La cérémonie religieuse ne fait plus partie de la cérémonie de mariage, qui est d’ailleurs réduite à son strict minimum. Cependant, lorsque l’organisation est particulièrement implantée dans les zones rurales, et entre les villageois, le Komala encourage une forme de cérémonie plus développée. Il organise des fêtes de mariage certes modestes mais en invitant les villageois des environs. Le but est de prouver aux villageois que même sans intervention de la religion, il est possible de vivre de manière conforme à la morale. Le Komala montre ainsi que le mariage est le seul moyen de fonder la famille et d’avoir des rapports sexuels.

Pourtant, les pratiques ne correspondent pas nécessairement aux règles de ce nouveau régime matrimonial. Contrairement au libre choix promu par les règles officielles, les membres

1 Extrait d’entretien du 25 avril 2015 à Gutenberg avec Soraya. 2 Extrait d’entretien du 13 avril 2015 à Stockholm avec Solmaz. 3 Extrait d’entretien du 20 décembre 2014 à Paris avec Ali. 4 Extrait d’entretien du 11 mars 2017 par Skype avec Aram.

265 du comité central ou les responsables politiques ou armés d’un groupe de peshmergas interviennent dans les choix des alliances. Ils se réservent parfois le droit de valider ou non les mariages entre peshmergas. On peut dire qu’il y a une tentative de « réserver » les meilleures femmes pour les hommes dirigeants. Ces unions ont un but clairement politique. Les dirigeants souhaitent souvent des femmes qui les aident à réaliser leurs objectifs politiques sans représenter un obstacle pour les hommes. Sara, l’une des femmes peshmergas, affirme : « L’une de mes amies voulait épouser un homme qui occupait un poste élevé dans la hiérarchie de l’organisation. La direction y était opposée. Ils lui ont dit que la différence hiérarchique était trop importante et qu’elle constituait un obstacle à ce mariage. On lui a également dit qu’une fois mariés, ils risquaient de se “gêner” mutuellement dans leur vie politique. Donc le mariage a été tout simplement annulé1. »

Parallèlement aux pressions exercées par des cadres de l’organisation, selon les récits de certaines personnes interrogées (15 enquêtés sur les 46) ainsi que la mémoire d’un commandant du Komala, il arrive fréquemment que les peshmergas eux-mêmes s’impliquent dans les projets de mariage de leurs camarades et que des unions non souhaitées soient imposées à certains peshmergas. Par exemple, deux peshmergas qui n’ont qu’une relation de camaraderie se marient sous la pression d’autres camarades pour couper court aux rumeurs. Il y a également une concurrence entre les hommes célibataires, en supériorité numérique par rapport aux femmes peshmergas, dont les familles sont réticentes à les voir mariées à des peshmergas. Il arrive qu’une femme reçoive plus d’une dizaine de demandes en mariage en une seule journée. Une femme peshmerga, Narmin, se souvient d’une de ses camarades qui a reçu vingt demandes en mariage en l’espace de trois jours2. Dans le même sens, un commandant armé du Komala écrit dans ses mémoires : « À cette époque, il nous était difficile d’exprimer nos sentiments et de parler d’amour. Nous étions trop pudiques pour ce genre de choses. Au lieu de ça, nous abordions les filles en parlant de Marx et de Lénine puis d’Engels en passant par Brejnev, Hô Chi Minh ou encore Enver Hoxha. La fille en face de nous nous regardait avec des yeux ronds. La pauvre ! Le peu qu’elle connaissait de Marx et Engels était presque immédiatement oublié tant elle était intimidée par les nombreuses demandes en mariage qu’elle recevait. 3» Ces demandes répétées, qui peuvent parfois prendre la forme de harcèlement sexuel, sont source de stress pour certaines femmes. Elles évoquent donc des « pressions indirectes » et une « intervention permanente dans leur vie privée ». Cette pression est accrue par le fait que les

1 Extrait d’entretien du 20 avril 2015 à Uppsala avec Sara. 2 Extrait d’entretien du 11 février 2016 à Frankfort avec Narmin. 3 Mohammad Jafari, « Petitie lumière », [Roshanak], op. cit., p. 108.

266 femmes deviennent l’objet de rivalités fortes entre hommes. Le même commandant armé continue en disant : « Les hommes entraient en rivalité entre eux car la proportion hommes- femmes nous était défavorable. […] Nous considérions tous nos camarades masculins comme de potentiels rivaux amoureux. Et les femmes n’en pouvaient plus de nos demandes en mariage à répétition. Elles se sentaient sous pression en permanence. Les garçons invitaient les filles à aller se promener, abordaient des sujets politiques et cela se terminait par une demande en mariage en bonne et due forme. Le manque de femmes, notre frustration sexuelle, nos jalousies et notre étroitesse d’esprit limitaient les rapports humains1. »

Si les femmes se sentent tellement sous pression, ce n’est pas uniquement à cause du nombre important de demandes en mariage qu’elles reçoivent. Elles doivent également prendre garde à leurs réponses, car les refus peuvent entraîner des réactions parfois brutales. Certains sont furieux et se montrent violents avec celles qui rejettent leur demande, d’autres retournent leur frustration contre leurs camarades masculins en se montrant encore plus jaloux. Certains hommes se vengent en propageant des rumeurs désobligeantes sur la ou les femmes qui les ont rejetés. Une femme peshmerga connaît un destin particulièrement tragique. Alors qu’elle refuse la demande en mariage de son cousin, elle est assassinée par ce dernier en février 1984 autour de la ville de Mahābād. Le nom de cette femme peshmerga, Banafsheh Sabeti, tuée en 1983, apparaît parmi les « martyrs » de la liste des femmes du Komala tuées dans les années 1980. La cause de sa mort est pudiquement mentionnée comme « horrible incident ».2

Malgré tout cela, selon les récits des femmes peshmergas, le mariage peut leur permettre d’échapper à des formes de harcèlement sexuel et aux demandes en mariage permanentes, formulées par de parfaits inconnus3. Selon les récits de certaines femmes interrogées (21 femmes sur les 36), elles sont persuadées que ces pressions se « tassent » une fois qu’elles sont enfin mariées. L’une d’elles, Nasrin, décrypte cet état d’esprit : « Même si je ne voyais que rarement mon mari (en raison de nos activités différentes au sein de l’organisation), le simple fait de porter son nom et d’avoir le statut de femme mariée me préservait d’un certain nombre de pressions4. » Dans les années 1980, la quasi-totalité des femmes peshmergas se marient au moins une fois alors que des hommes restent célibataires. Ainsi, toutes les femmes interrogées (36 sur 36) sont mariées pendant leur militantisme au sein de l’organisation alors

1 Ibid. 2 Liste des femmes martyres du Komala cité dans Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], op. cit., p. 471. 3 Voir : Colette Guillaum, « Pratique du pouvoir et idée de Nature (1) L’appropriation des femmes », Questions Féministes, n° 2, 1978, p. 5-30. 4 Extrait d’entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin.

267 que parmi 10 hommes interrogés, 2 d’entre eux restent célibataires jusqu’à leur exil en Europe. Cependant, selon les récits de 9 personnes interrogées (7 femmes et 2 hommes), les femmes peshmergas mariées n’échappent pas à ces violences. Pour certaines, ces pressions et formes de harcèlement moral continuent de s’exercer. De nombreuses femmes peshmergas mariées rapportent qu’elles ont été harcelées par des hommes. Une autre femme peshmerga, Roonak, dit à ce propos : « Certaines femmes peshmergas mariées continuaient de recevoir des propositions de camarades masculins. Non pas pour être leur épouse évidemment, mais pour être une maîtresse occasionnelle1. »

Un autre aspect du mariage au sein du Komala est celui des critères de choix du futur partenaire. Si l’engagement politique peut être un critère important, surtout pour les hommes peshmergas les plus haut placés, la beauté des femmes reste également un critère déterminant pour eux. Cependant, le critère de beauté des femmes est moins important pour les simples peshmergas qui n’ont pas beaucoup de choix et qui sont en concurrence pour obtenir l’accord d’une camarade féminine pour se marier. De leur côté, la plupart des femmes compensent leur position minoritaire au sein du mouvement en optant pour des unions qu’elles considèrent comme raisonnables avec des hommes importants. Selon la plupart des personnes interrogées (32 enquêtés sur les 46), la majorité des femmes préfèrent des mariages de type « hypergamique », c’est-à-dire où elles se trouvent en situation d’infériorité par rapport à leur conjoint, que ce soit au niveau de l’âge ou de la responsabilité organisationnelle2. Certaines femmes ne font pas ce choix. Par exemple, Miriam décide d’épouser celui qu’elle aime sans prendre en considération son statut dans la hiérarchie de l’organisation, même si elle doit affronter les supplications de son frère qui l’implore d’épouser un plus haut gradé3. Il s’agit d’exceptions, et la majorité des femmes choisissent un mariage « hypergamique ». Ces derniers ont des répercussions contradictoires sur la vie politique des femmes peshmergas. Si certaines d’entre elles peuvent gagner en visibilité grâce à leurs liens conjugaux, l’infériorité des femmes peshmergas se renforce tant au sein de la famille qu’au sein de l’organisation. Cependant, dans une situation où la position des hommes peshmergas est en grande partie plus enviable que celle des femmes, cela peut suffire à rendre ces hommes attirants et séduisants aux yeux des femmes. Mais elles espèrent également accéder à certaines ressources symboliques et matérielles à travers leur mariage. Elles espèrent être mieux considérées, accéder à de nouvelles

1 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 2 A l’égard du Mariage Hypergamique, voir : TESTENOIRE Armelle, « Carrière féminine, résistances masculines : couples à hypogamie féminine », In Kergoat Danièle, Guichard-Claudic Yvonne, Vilbrod Alain (eds.), L’inversion du genre. Quand les métiers masculins se déclinent au féminin... et réciproquement, Rennes, PUR, 2005, p. 385-396. 3 Extrait d’entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam.

268 responsabilités ou bénéficier de certains avantages, comme avoir plus de congés (par exemple en cas d’accouchement), travailler dans les domaines les plus importants, comme la communication ou bien, quand elles ne sont pas en bonne santé, être exemptées de certaines tâches quotidiennes, comme la surveillance. Fatima affirme ainsi : « La plupart des femmes de la société civile optent de préférence pour des hommes fortunés et puissants, de la même façon les femmes peshmergas choisissaient des hommes du comité central du mouvement ou au moins un responsable armé ou politique important. Si une femme peshmerga refusait la demande en mariage d’un camarade sans position importante, sa première réaction était : “Quel est le problème avec moi ? Tu tiens absolument à épouser un homme mieux placé, n’est-ce pas ?”1 »

Un bref regard sur le mariage au sein du Komala montre que le mariage oscille entre continuité et rupture par rapport à la norme traditionnelle. En d’autres termes, le mariage au sein du Komala possède quelques avantages pour les femmes par rapport à la version qui s’applique aux civils. L’accord du père n’est plus nécessaire et ces nouvelles unions accordent des droits similaires aux époux en ce qui concerne la possibilité de divorcer et d’avoir la garde des enfants en cas de séparation. Par ailleurs, conformément à la doctrine communiste, la simplicité est de rigueur lors des cérémonies, en opposition au prix habituellement très élevé des cérémonies de mariage, en particulier pour les mariés et leurs familles. Pour autant, il n’est pas rare de voir les cadres de cette organisation politique ou de simples camarades imposer une décision sur les mariages ou mettre la pression sur les peshmergas pour qu’ils se marient au plus vite.

2.2. La valeur symbolique du travail reproductif chez les peshmergas

À l’exception de quelques femmes peshmergas (5 enquêtées sur les 36), celles qui avaient déjà des enfants avant d’adhérer au Komala (2 enquêtées) ou celles qui décident sciemment de reporter à plus tard leur projet de maternité (3 enquêtées), la plupart des femmes peshmergas deviennent mères au moins une fois dans les années 1980.

Certaines femmes rapportent que dans une telle période où rien n’est à sa place, leur grossesse est souvent non planifiée (13 enquêtées sur les 31). On peut trouver deux raisons à cela. La grossesse de certaines d’entre elles est liée à l’absence de dispositifs de contraception surtout lors des premières années, alors que l’organisation ignore ce sujet. Ainsi, la

1 Ibid.

269 contraception et plus généralement les activités sexuelles restent un tabou social. Loin de la famille et dans un contexte où toutes les pensées se tournent vers la politique, des sujets comme la contraception sont considérés comme non politiques et non révolutionnaires. À ce propos, Nasrin, une femme peshmerga, précise : « La politique et la révolution occupaient tout notre temps. Parler de choses aussi triviales que l’éducation sexuelle et la grossesse était mal vu. On nous reprochait notre passivité face aux sujets sérieux et notre absence de flamme révolutionnaire1. »

Certaines femmes tombent enceintes parce qu’elles le désirent (18 enquêtées sur les 31). Elles justifient leur désir de maternité par une envie personnelle ou par un consensus entre elles et leurs conjoints. Elles choisissent d’avoir un enfant sans attendre car elles ne savent pas quand cette période de conflit se terminera. Certaines considèrent que la route est longue jusqu’à la victoire finale et qu’après il sera peut-être « trop tard » pour devenir mères. Elles ne veulent pas ressentir de regrets à la fin du conflit. C’est donc dans ces circonstances difficiles que la plupart des couples peshmergas décident de devenir parents. Serveh et son mari évoquent leur désir de parentalité par l’envie de « laisser une trace de leur passage sur terre », notamment au cas où ils décèdent2.

Certes, les femmes peshmergas insistent sur leur désir personnel de devenir mère. Il est important de remettre en perspective ce choix dans un contexte où la maternité est considérée comme naturelle et instinctive. La non-fertilité est toujours extrêmement stigmatisante et infamante. En effet, celles qui ne peuvent pas avoir d’enfants, même pour des raisons telles qu’une stérilité diagnostiquée, sont jugées comme « défaillantes » et « anormales ». Certaines femmes peshmergas considèrent, d’une manière essentialiste, le désir d’être mère comme une tâche instinctive et naturelle et leur engagement dans la lutte armée ne les empêche pas d’enfanter. Shilan dit à ce sujet : « C’est tellement instinctif et naturel pour nous les femmes de vouloir devenir mères. Je n’ai encore jamais rencontré une seule femme qui ne possède pas ce désir au fond d’elle. Sans la maternité, une femme ne peut pas être pleinement femme3. »

Le rôle des femmes en tant que mères est également souligné depuis l’intérieur de l’organisation. Malgré le fait qu’il n’existe aucun texte officiel de l’organisation encourageant formellement les femmes à devenir mères, un certain nombre d’archives évoquent la maternité

1 Extrait d’entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin. 2 Extrait d’entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Serveh. 3 Extrait d’entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

270 comme inséparable du destin des femmes ouvrières. Ces textes abordent également l’obligation morale des partis communistes et des « vrais » communistes de prendre soin des enfants des mères ouvrières. Dans une brochure publiée par l’organisation en 1983-1984, intitulée Le Communisme et la question des femmes, qui traite de l’égalité entre les hommes et les femmes et introduit le système capitaliste comme le principal obstacle à cette égalité, la question de la maternité et l’importance de l’attention communiste à ce sujet sont également évoquées1. Selon ce texte, la maternité doit être préservée dans l’intérêt des communistes. Une fois parvenus au pouvoir, ils doivent supprimer toutes les barrières qui empêchent les femmes travailleuses de devenir mères. La maternité est donc considérée comme un processus naturel sans prendre en compte la question de la régulation des naissances, l’avortement légalisé, le droit des femmes à disposer de leur corps et leurs droits reproductifs : « Les communistes doivent prendre leurs responsabilités et faire preuve d’unité sur cette question (la maternité). Nous ne devons pas considérer cela comme une question privée. En tant que communistes, nous devons mettre en place des conditions optimales notamment pour ce qui est de l’hygiène et des conditions matérielles en général afin de permettre aux femmes de devenir mères en toute sérénité. Nous devons abolir les difficultés et oppressions qui pèsent sur les épaules des femmes dans la société capitaliste2. »

Dans une telle situation, l’injonction à la maternité continue de peser en grande partie sur les femmes peshmergas même au milieu du conflit armé, dans les régions libérées et dans les camps, et cela malgré la dureté des conditions de vie. Pour ne pas être stigmatisées, de nombreuses femmes peshmergas font le choix de la maternité souvent peu de temps après leur mariage.

Cependant, l’expérience de la maternité n’est pas la même pour toutes les femmes et n’est pas forcément simple. Cela est le cas pour les femmes peshmergas du Komala qui deviennent mères au cours du conflit armé. Certaines femmes peshmergas qui deviennent mères parlent de leur grossesse et des premiers mois de maternité, alors qu’elles sont parallèlement toujours peshmergas actives au sein de cette organisation, comme de la pire période de leur vie politique. La plupart des femmes, en particulier celles qui souhaitent a priori avoir des enfants, se trouvent dans une situation contradictoire.

1 Azar Majedi, « Le Communisme et la question des femmes », [Komonist’ha va Masely’é Zanan], op. cit., p. 1-20. 2 Ibid, p. 9.

271 Elles sont nombreuses à être enceintes en dépit de l’intensification des guerres sur plusieurs fronts, le manque de logistique et de moyens, les pertes humaines, la mort de camarades, parfois des maris ou des frères, les déplacements réguliers vers les zones frontalières et enfin le repli vers le Kurdistan irakien et leur installation dans le camp où elles manquent du strict minimum. Elles ont souvent honte de ce plaisir individuel et égoïste qui n’a rien à voir avec les idéaux révolutionnaires qu’elles sont censées porter dans une situation où à chaque instant leurs camarades peuvent tomber martyrs. Cela bouleverse totalement leur vie, certes privée, mais aussi leur façon de participer à la vie politique au sein de cette organisation. À part quelques femmes privilégiées, proches des hommes les plus visibles de l’organisation, la plupart d’entre elles soulignent la dureté de cette période et le fait qu’elles vivent seules toutes les étapes, de l’annonce de la grossesse à l’accouchement en passant par les soins au nouveau- né. C’est encore plus difficile à supporter pour celles qui tombent accidentellement enceintes. Elles éprouvent souvent de la honte, de la culpabilité, l’impression désagréable d’être une charge et de ne pas être une vraie révolutionnaire. Elles éprouvent du dégoût pour elles-mêmes et l’enfant qu’elles portent. Elles se sentent coupables d’être tombées enceintes à la suite d’un rapport sexuel qui leur procure en général du plaisir. Roonak dit : « Avant de devenir peshmerga, j’étais déjà mère d’une petite fille et c’est pourquoi je ne voulais plus avoir d’enfants, surtout dans une période où nous étions dans une guerre totale et où notre destin n’était pas connu. Mais je suis tombée enceinte involontairement pour la deuxième fois. C’était l’une des pires choses qui aient pu m’arriver pendant cette période. Dès l’instant où j’ai découvert que j’étais enceinte, je me suis sentie si mal, surtout à l’égard de mes amis martyrs qui se sacrifiaient pour nous. Je me sentais coupable. J’ai considéré le fœtus dans mon ventre comme un salaud. J’aurais souhaité qu’il ne naisse jamais. »

De plus, dans le contexte du conflit armé, la maternité devient la « faiblesse » des femmes au lieu d’être leur force. Si, auparavant, les femmes ont tenté de ressembler aux hommes en s’habillant et se comportant comme eux, là encore la grossesse, notamment dans ses derniers mois, vient changer la donne. À ce propos, Golrokh Ghobadi écrit : « Je me sentais vraiment mal, j’avais des douleurs dans tout le corps et presque plus d’appétit. » Elle poursuit : « Je me sentais totalement incapable de faire quoi que ce soit. Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie faible et vulnérable. J’avais besoin d’aide. C’était une impression vraiment désagréable. En tant que peshmerga, j’étais censée aider les autres et non pas recevoir de l’aide.

272 J’étais si stressée que cela a gâché mon plaisir de porter un enfant et plus tard de passer du temps avec mon bébé1. »

Ce sentiment de culpabilité est nourri par le fait que certains camarades hommes, du plus haut gradé au simple peshmerga, ne se privent pas de leur faire des remarques désobligeantes voire injurieuses. Elles sont traitées d’« irresponsables » et on leur reproche ouvertement d’être tombées enceintes au pire moment. Pour certains de leurs camarades, leur grossesse est interprétée comme un plan machiavélique pour échapper à leurs devoirs vis-à-vis de l’organisation. Elles sont accusées d’être des égoïstes qui ne font pas attention à ce qui se passe autour d’elles. Malgré le discours de l’organisation précédemment cité, qui affirme que la maternité n’est pas une affaire privée de femmes et que cette question doit être assumée par la société et ici par l’organisation, les femmes livrent une tout autre version de leur réalité2. À cet égard, Mahine raconte : « Aucune loi ne nous interdisait de concevoir un enfant en temps de guerre. Pourtant, lorsque nous tombions enceintes et dès lors que nous l’annoncions, le regard porté sur nous changeait. Du jour au lendemain, nous étions considérées comme des “boulets”. Certains de nos camarades masculins se moquaient de nous, voire nous insultaient3. » Elle poursuit : « Lorsque je suis tombée enceinte, je me suis sentie extrêmement coupable et j’avais peur de l’annoncer autour de moi. Je m’en sentais incapable. C’était un vrai cauchemar, j’avais presque l’impression de porter un enfant illégitime4. »

Les reproches qui tombent sur les femmes ne concernent pas leur mari. Dans le cas des grossesses désirées, les femmes peshmergas prennent la décision de concevoir avec leur mari. Mais c’est systématiquement les femmes qui sont pointées du doigt en cas de grossesse malvenue, rarement les hommes. Car d’un côté, selon la division sexuelle du travail, les affaires des enfants, de la grossesse jusqu’à l’éducation, relèvent de la responsabilité des femmes peshmergas. Si les hommes ne s’occupent que de la vie politique, les femmes peshmergas sont obligées d’être simultanément sur les deux fronts. Et d’un autre côté, au moment de la grossesse, c’est uniquement les femmes qui ne peuvent plus assurer les missions confiées par l’organisation, particulièrement pendant les derniers mois de grossesse. C’est pourquoi le processus de maternité est souvent considéré par certains hommes peshmergas comme le signe

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 572. 2A l’égard de grossesse des femmes actives, voir : Hélène Bretin et al., « Conciliation travail/famille : quel prix pour l’emploi et le travail des femmes ? À propos de la protection de la grossesse et de la maternité en France et au Québec », Santé, Société et Solidarité, n° 2, 2004, p. 149-160. 3 Extrait d’entretien du 5 avril 2015 à Gutenberg avec Mahine. 4 Ibid.

273 de la « passivité » des femmes. Même un dirigeant bien connu de l’organisation, dont la femme est devenue mère deux fois au cours de cette période, critique la maternité. À cet égard, une femme peshmerga, Mastoure, dit : « Je me souviens très bien d’une fois où l’une des figures très connues de l’organisation, s’exprimant sur le matériel médical mis à la disposition des femmes pendant leur accouchement en Europe où sa femme, profitant de son statut, a accouché deux fois, a vivement critiqué la maternité des femmes peshmergas comme signe de leur passivité1. »

Tous ces facteurs rendent une grossesse difficile, sans parler de l’accouchement et du fait de garder ou faire garder les enfants, et poussent parfois les femmes à renoncer à ce quasi « devoir » de maternité. C’est pourquoi elles essayent autant que possible de cacher leur grossesse et de continuer leurs activités jusqu’à un stade très avancé de leur grossesse. Elles en arrivent à un point où elles ne sont plus capables de se baisser ou d’attacher leurs affaires sur le dos sans se faire aider. Et quand il n’est plus possible de nier l’évidence, bien souvent elles prétendent que cette grossesse est accidentelle et contraire à leur désir intrinsèque. C’est un moyen pour elles d’atténuer la honte et le sentiment de culpabilité. Peu d’entre elles assument avoir désiré tomber enceintes en pleine guerre. Pour certaines, les pressions sont tellement lourdes qu’elles choisissent d’interrompre leur grossesse. Toutefois, la plupart des femmes peshmergas mènent leur grossesse à terme. Ainsi, Roonak raconte que durant les premiers mois de sa grossesse, elle fait tout pour le masquer. Elle essaye de serrer sa ceinture plus fermement qu’avant pour cacher son ventre2. Un homme peshmerga, Aram, dit aussi que sa femme, pour essayer de cacher sa grossesse, choisit de porter temporairement un vêtement féminin kurde, une robe longue et ample3.

Avant que l’organisation ne soit obligée de se replier au Kurdistan irakien au milieu des années 1980, les femmes peshmergas se rendent pour accoucher à l’infirmerie située en zone libre. D’autres encore sont envoyées dans des hôpitaux urbains au Kurdistan ou dans d’autres villes d’Iran comme Téhéran ou Tabriz. Comme elles sont clandestines et que les activités de cette organisation sont strictement surveillées, elles s’enregistrent sous une fausse identité. Si elles sont démasquées, cela peut être extrêmement dangereux pour elles. Au stress de l’accouchement s’ajoute le stress d’être découvertes et arrêtées.

1 Extrait d’entretien du 10 avril 2015 à Stockholm avec Mastoure. 2 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 3 Extrait d’entretien du 11 mars 2017 par Skype avec Aram.

274 Certaines meurent dans le conflit armé alors qu’elles sont enceintes ou toutes jeunes mères. D’après certaines personnes interrogées, deux femmes peshmergas du Komala ont été tuées dans le conflit armé avec les forces du PDKI alors qu’elles étaient enceintes. L’une d’elles était Farah Adman, tuée le 16 novembre 1984, et l’autre Monir Modaresi, tuée le 14 novembre 1985.1 D’autres encore sont obligées de fuir en laissant leur bébé alors qu’elles viennent d’accoucher2. Après le repli au Kurdistan irakien, où la vie de l’organisation s’organise dans des camps plus ou moins improvisés, les femmes enceintes sont envoyées, quelques jours avant le terme prévu de la grossesse, dans des hôpitaux situés dans les villes du Kurdistan irakien pour accoucher. La plupart d’entre elles poursuivent leurs activités, parfois jusqu’à quelques jours avant leur accouchement. Seules certaines femmes actives dans la branche armée demandent à pouvoir mener à terme leur grossesse dans l’un des camps. Ces dernières connaissent des changements importants dans le type d’activités menées. Ainsi Shilan, autrefois active dans la branche armée, passe les derniers mois de sa grossesse dans un camp. Sa grossesse signifie un retour à l’assignation au travail domestique : faire la cuisine et le ménage jusqu’à son accouchement3. À ce propos, elle dit : « Mon domaine de prédilection était l’armement mais quand je suis tombée enceinte, je suis allée “terminer” ma grossesse dans l’un de nos camps (du côté irakien) car au front c’était dangereux pour moi et la nourriture manquait. C’est à peu près à cette période que nous avons perdu la majorité des zones libres. Pour des raisons de sécurité, nous allions très tard la nuit dans les villages pour nous ravitailler et en général il n’y avait rien à manger. Une fois revenue au camp pour mener ma grossesse à terme, j’ai continué à exercer des tâches […] telles que la cuisine et le ménage jusqu’à la dernière minute avant mon accouchement4. »

Pour les futures mères, les problèmes ne prennent pas fin après l’accouchement. Les premiers jours et les premières semaines suivant l’accouchement sont cruciaux pour la jeune mère et son enfant. Elles doivent retourner à leurs activités parfois seulement quelques jours après l’accouchement, alors qu’elles vivent déjà dans des conditions spartiates avec le minimum d’hygiène et de nourriture. Si les femmes peshmergas remettent en cause la division sexuelle du travail en rejoignant les rangs du Komala, prennent goût à la liberté et au fait d’assumer des responsabilités politiques, cela ne signifie pas que les hommes en tant que pères s’occupent de quelque façon que ce soit du nouveau-né. La question de la maternité reste toujours

1 Contrairement à Fararh Adman, le nom de Monir Modaresi n’est pas mentionné dans la liste des femmes martyres du Komala. Son nom est apparu lors de mes entretiens, et a été ajouté à la liste finale. Voir la liste finale dans l’index numéro 1. 2 Extrait d’entretien du 30 avril 2015 à Gutenberg avec Serveh et Shaho. 3 Extrait d’entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan. 4 Ibid.

275 indissociable des femmes. Les femmes peshmergas voient leur position au sein de l’organisation ébranlée et doivent partager leur temps entre les tâches organisationnelles et leur nouveau-né alors que très souvent, les hommes peshmergas en tant que maris-pères sont absents.

2.3. Les mères peshmergas face à la maternité perdue

Les rapports sociaux de sexe impliquent une division explicite en ce qui concerne les travaux quotidiens. Tandis que la vie publique ou l’espace « productif » est réservé aux hommes, le soin et l’éducation des enfants, la vie privée, en somme, l’espace « reproductif », se posent comme le territoire exclusif de l’expérience féminine1. Cette division du travail attribue une valeur plus élevée au travail des hommes qu’au travail des femmes2. En vertu de cette division sexuelle du travail, ce sont les femmes peshmergas qui doivent, quel que soit le domaine d’activité, se « débrouiller » pour gérer leur double vie : élever des enfants et s’impliquer dans la vie de militante politique. Elles continuent leur militantisme, mais elles sont seules à s’occuper des enfants. La présence ou l’absence de père n’a aucun effet sur la division sexuelle du travail en ce qui concerne les soins aux enfants. C’est presque toujours la mère peshmerga qui est principalement responsable des enfants.

La division sexuelle du travail qui a lieu dans le foyer se prolonge également dans la sphère politique de cette organisation mais avec une grande différence. Les femmes n’accèdent généralement pas aux besoins de première nécessité (alimentation et produits d’hygiènes) ni de garde d’enfants. Akhtar Kamangar se souvient très bien de la fois où elle doit aller chercher du lait pour son bébé auprès d’un responsable logistique, mais en vain3. Elle écrit dans son autobiographie : « À cette époque, les camps n’avaient pas d’installations pour les enfants. Les enfants n’avaient aucune place officielle et le parti ne nous aidait pas4. »

De plus, si dans les couples civils, les hommes jouent le rôle de « gagne-pain » du foyer, dans les couples peshmergas, les hommes ont un rôle plus important encore. Les pères peshmergas se considèrent comme déchargés de toute responsabilité alors que la plupart des femmes peshmergas assument les deux : vie militante et vie de parent. Alors qu’elles sont seules

1 Voir : Françoise Couchard, « Emprise et violence maternelles. Étude d’anthropologie psychanalytique », Paris, Dunod, 1991, p. 66. 2 Danièle Kergoat, « Plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux », op. cit. 3 Akhtar Kamangar, « Les inconvénients de la vie d’Akhtar Kamangar », [Farazhayi az zendegiye Akhtare Kamangar], op. cit., p. 112. 4 Ibid, p. 143.

276 à garder les enfants, on leur demande de faire leur travail organisationnel comme avant. Les femmes sont occupées plusieurs heures par jour par diverses missions confiées par l’organisation comme la radio, l’édition, la communication et l’enseignement. La plupart des jeunes mères reprennent leur travail, à leur ancien poste ou à un nouveau, quelques jours à peine après avoir accouché. Par exemple, Jaleh et sa camarade essayent de s’en accommoder. Les deux s’accordent à dire que ce qui prime à leurs yeux, c’est leur devoir en ce qui concerne l’organisation et non leur vie de mère1. Certes, certains hommes acceptent parfois d’accomplir des tâches traditionnellement dévolues aux femmes. Il arrive que des hommes prennent le relais des femmes et acceptent par exemple de s’occuper de manière plus active de leur enfant. Mais ces implications sont ponctuelles et ne permettent pas de mettre un terme structurellement à la division sexuelle du travail. À ce propos, Amir, un homme peshmerga du Komala, dit : « Il nous arrivait parfois d’aider nos épouses pour garder les enfants mais la plupart des responsabilités liées aux enfants étaient assumées par nos épouses. Pour la majorité des hommes, ces choses étaient totalement étrangères. Les femmes prenaient en charge tout ce qui avait trait aux enfants. Nous ne nous occupions pas du tout des enfants. Les femmes continuaient par ailleurs à assumer leurs tâches de peshmergas aux côtés des hommes. Nous, les hommes peshmergas, ne prêtions pas la moindre attention à elles et ne cherchions pas à les aider, ce qui n’empêchait pas la direction de leur demander de consacrer du temps à leurs activités politiques, comme avant2. »

La maternité pèse plus lourdement sur les femmes qui épousent des hommes de haut rang dans la hiérarchie de cette organisation. Ainsi, Golrokh Ghobadi, qui épouse un homme du comité central de l’organisation, écrit dans ses mémoires au sujet de ces discriminations envers les mères peshmergas : « Toutes les tâches étaient assumées par les femmes. Elles portaient tout sur leurs épaules. Si jamais Sa’id [son époux] m’aidait un tout petit peu, par exemple en lavant le linge de Shaho [son fils], tout le monde y trouvait à redire. Les uns et les autres venaient me voir et me reprochaient de faire faire à Sa’id les basses besognes alors qu’il était membre du comité central du parti et qu’il avait des choses autrement plus importantes à faire. Paradoxalement, on me reprochait également d’en faire trop pour mon fils et de ne pas assez m’occuper de mon travail organisationnel3. »

1 Extrait d’entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 2 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Gutenberg avec Amir. 3 Ibid, p. 592.

277 Trois raisons poussent finalement la quasi-totalité des couples peshmergas à éloigner leurs enfants en les confiant à leur famille, du côté de la mère ou du père1. Cela concerne autant les femmes qui ont déjà des enfants au moment de rejoindre cette organisation que celles qui ont des enfants après leur engagement. Ainsi, parmi les femmes interrogées, à part trois femmes peshmergas qui n’ont pas encore d’enfants dans les années 1980, les autres font ce choix à contrecœur.

La première raison est, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, l’absence de moyens matériels et l’incapacité de l’organisation à prendre ses responsabilités pour offrir aux couples peshmergas des conditions favorables pour élever correctement les enfants, surtout dans la première moitié des années 1980. La situation s’améliore un peu grâce à l’aide de certaines organisations internationales aussi que du gouvernement irakien dans les camps situés au Kurdistan irakien à partir du milieu des années 1980. Mais cela n’est pas suffisant, surtout dans une situation où le gouvernement irakien est lui-même engagé dans une guerre meurtrière avec l’Iran (1980-1988) et n’est pas capable d’aider cette organisation. Il est alors très difficile pour les parents peshmergas de garder leurs enfants avec eux au camp, sous des tentes par un froid glacial l’hiver et une chaleur insupportable l’été. La deuxième raison pour laquelle de nombreux couples peshmergas font le choix d’envoyer leurs enfants loin d’eux est l’absence de sécurité. L’armée iranienne avance vite et est sur le point de « reprendre » les zones libres du Kurdistan. Elle bombarde fréquemment les camps de cette organisation situés aux frontières du Kurdistan irakien. Et la troisième raison est liée aux expériences propres des mères qui n’échappent pas aux insultes et au mépris de certains camarades. Elles font parfois face aux moqueries, critiques, soupirs et yeux levés au ciel chaque fois qu’elles réclament un jour de congé ou un peu d’aide pour réaliser les tâches quotidiennes ou demandent du matériel nécessaire pour les enfants. Elles sont parfois accusées d’être des paresseuses qui utilisent le prétexte de la maternité pour échapper aux tâches organisationnelles. Golrokh Ghobadi, qui est occupée du matin au soir au sein du bureau de la direction et s’occupe en parallèle de son enfant en l’absence de son mari, écrit : « Les hommes me houspillaient sans cesse. Ils étaient particulièrement sur mon dos, moi qui étais une femme seule, mais mes camarades dont les maris étaient présents subissaient les mêmes foudres. Toutes les femmes qui avaient de jeunes enfants et qui devaient s’absenter

1 Certains couples peshmergas sont forcés de garder leurs enfants dans les camps malgré tous les dangers car ils n’ont personne pour prendre en charge leurs enfants

278 quelques heures par jour pour prendre soin de leurs petits en prenaient pour leur grade. Pour moi, c’était toujours blessant et humiliant1. »

Dans une telle situation, la quasi-totalité des couples peshmergas sont finalement obligés d’envoyer leurs enfants en sécurité loin du front. Le noyau familial se disperse donc pour la seconde fois. Si une première fois, la plupart des jeunes peshmergas sont forcés de quitter leurs familles quand ils prennent le maquis pour défendre leur projet révolutionnaire ou échapper à la répression du gouvernement central, la seconde fois, ils doivent envoyer leurs enfants au loin. Quelques couples peshmergas qui n’ont personne chez qui envoyer leurs enfants les confient à des familles qui acceptent de les prendre, et une minorité de couples, n’ayant trouvé personne pour accepter leur enfant, doivent le garder dans le camp pendant ces années de conflit. Tous les couples peshmergas, surtout les mères, parlent de cette décision comme la plus déchirante qu’elles ont eu à prendre. Dans un court texte qui prend ses distances avec la propagande idéologique de cette organisation, Galewej Rostami, une femme peshmerga, s’adresse à son enfant : « Mon cher petit cœur, la distance qui nous éloigne l’un de l’autre, une mère et son enfant, est tellement grande que le jour où on se verra et où je prendrai dans mes bras ton corps doux, la scène te sera étrange et moi je te serai étrangère. Il est possible que ton regard innocent ne puisse pas s’habituer à celui de ta maman. Et à tes camarades de jeu, qui ont les mêmes yeux brillants que les tiens, tu ne saurais pas parler de tes parents 2[…] » De même, une autre femme peshmerga du Komala, Akhtar Kamangar, décrit dans ses mémoires la douleur de cette séparation : « Il m’est impossible de décrire ce que je ressens. J’aimerais pouvoir mettre des mots sur mes sentiments pour peut-être soulager mon cœur mais je n’y arrive jamais3. »

La guerre vient interrompre le processus de maternité et briser le lien mère-enfant. Si, d’abord, les femmes peshmergas se sentent extrêmement coupables envers l’organisation et leurs camarades de tomber enceintes en temps de guerre alors que leurs camarades tombent chaque jour martyrs sur le champ de bataille, une fois devenues mères, elles se sentent de nouveau coupables, cette fois, vis-à-vis de leurs enfants. Adrienne Rich parle de l’« institution » de la maternité qui « oblige » les mères à soigner, nourrir, éduquer les enfants, et les femmes peshmergas se sentent ainsi coupables d’avoir manqué à leur devoir4. Alors que les hommes peshmergas traversent la vie politique sans aucune rupture, dans un parcours « linéaire » et

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 591-592. 2 Galewej Rostami, « Le lettre d’une mère », [Nameyi daykek], Pehang, n° 10, 1989, p. 109. 3 Akhtar Kamangar, « Les inconvénients de la vie d’Akhtar Kamangar », [Farazhayi az zendegiye Akhtare Kamangar], op. cit., p. 165. 4 Adrienne Rich, « Of Woman Born : Motherhood as Experience and Institution », New York, Norton, 1976.

279 continu, les femmes peshmergas, elles, sentent au contraire qu’elles échouent définitivement à être de « bonnes mères » contrairement à ce que la société attend d’elles.

Cependant, trois éléments sont en mesure de soulager la tristesse et d’apaiser la culpabilité de ces mères peshmergas qui transgressent les codes de la famille « normale » en envoyant leurs enfants loin d’elles. Le premier est le fait que ce n’est pas le cas d’une ou de quelques mères. C’est au contraire un fait général. En d’autres termes, si le fait de vivre loin des enfants est vécu comme quelque chose d’horrible, le fait que ce soit collectif et partagé par toutes semble pouvoir réduire le poids de cette décision contrainte. En effet, les femmes se consacrent alors à plein temps aux activités politiques au sein de cette organisation. Cela leur permet d’atténuer leur sentiment de culpabilité et de se protéger d’éventuelles accusations sur la rupture de leur socialisation qui passait par la maternité. Cela met en évidence une situation contradictoire des femmes peshmergas en tant que mères, une place impossible à tenir. Alors que l’« institution » de la maternité exige des femmes peshmergas de devenir mères sitôt mariées et qu’il n’y a aucune interdiction officielle de la part de l’organisation à cet égard, leur place en tant que mères n’est pas pensée au sein de l’organisation du travail militant.

Et enfin, si ce n’est pas le cas pour tous les parents peshmergas, certains d’entre eux peuvent revoir leurs enfants dans les camps au maximum une fois par an ou quelques fois lors d’une mission dans les villes ou villages. Zara, une femme peshmerga de la branche armée, dit : « Au cours de mes missions, je pouvais voir mes cinq enfants qui étaient élevés par trois familles, deux d’entre eux chez les parents de mon mari, les deux autres chez la sœur de mon mari et le dernier dans une famille de Sanandaj. C’était possible de les voir de près pendant mes missions, surtout ceux qui étaient dans les villages, mais ce n’était pas toujours possible pour des raisons de sécurité ou à cause de la présence des forces gouvernementales. C’est pourquoi, alors que mes camarades étaient en train de se reposer, je voyais en cachette de loin mes enfants en train de jouer dans la rue1. »

Cependant, selon les personnes interrogées, certains n’ont pas cette chance en raison de la grande distance ou des difficultés à envoyer des enfants au camp, notamment quand le gouvernement contrôle étroitement les relations entre les membres des familles dispersées et n’hésite pas à prendre ces enfants comme « otages » et les utiliser comme monnaie d’échange. De plus, dans certains cas exceptionnels, deux autres raisons genrées empêchent certaines

1 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara.

280 mères peshmergas de revoir leurs enfants plus longtemps. Premièrement, en cas de décès du père peshmerga, certaines familles paternelles récupèrent l’enfant et refusent de le renvoyer chez sa mère. Car comme nous l’avons mentionné dans la première partie, un enfant reste dans sa famille paternelle en cas de mort de son père. Et c’est d’autant plus vrai lorsque le père de l’enfant meurt au combat. Deuxièmement, en cas de divorce, c’est bien souvent le père qui demande à ses parents de ne plus laisser l’enfant revoir sa mère, dans le but de nuire à son ex- femme. Si, en théorie, les femmes peshmergas ont le droit de divorcer, le risque de perdre leurs enfants est grand, c’est pourquoi elles sont plus prudentes que les hommes dans leur recours au divorce. C’est la raison pour laquelle Solmaz, une femme peshmerga non kurde, ne peut pas revoir sa fille pendant quinze ans, après sa séparation avec son premier mari1. Dans des cas comme celui-là, les enfants sont otages, non pas du gouvernement, mais du père.

Lors de cette période, à quelques exceptions près, la majorité des couples peshmergas vivent loin de leurs enfants pendant plusieurs années et ne peuvent vivre à leurs côtés qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Comme nous le verrons dans le dernier chapitre de cette partie, la plupart des couples peshmergas réussissent à les faire revenir dans les camps avant le départ afin de les emmener avec eux dans le pays de destination, mais d’autres au contraire ne peuvent les revoir qu’après l’exil, après être parvenus à les faire sortir du Kurdistan pour les faire venir auprès de leurs parents.

2.4. La domination masculine au sein des couples peshmergas dans la vie privée et la vie de l’organisation

Les inégalités de genre dans la sphère privée et militante s’imbriquent dans la plupart des expériences des femmes peshmergas. Si ce n’est pas le cas pour toutes les femmes, elles sont néanmoins nombreuses à quitter après le mariage la branche dans laquelle elles travaillent pour rejoindre leur mari. Azita, qui travaille au sein du Komala comme enseignante, épouse le commandant d’une unité armée puis abandonne son activité pour rejoindre l’unité de celui-ci et combattre auprès de son époux2.

Certains hommes peshmergas essayent en tant qu’époux de remettre en question la domination masculine au sein de leur couple, mais cela n’est pas le cas pour tout le monde.

1 Extrait d’entretien du 13 avril 2015 à Stockholm avec Solmaz. 2 Extrait d’entretien du 17 février 2016 à Frankfort avec Azita.

281 Shilan dit : « Tous les hommes peshmergas n’étaient pas pareils. Il y en avait certains qui respectaient beaucoup leurs épouses. Ils faisaient ce qu’il était possible de faire pour elles. C’est pourquoi les autres femmes leur ont aussi fait confiance et en cas de difficulté, elles comptaient sur eux. Observant quelques hommes d’une région qui se comportaient différemment des autres hommes, nous nous disions en rigolant qu’il était mieux que nous épousions des hommes d’une telle région1. » Zara dit également : « Alors que j’ai été parmi les premières femmes qui ont rejoint la branche armée, où les femmes étaient moins nombreuses, j’ai toujours été encouragée par mon mari qui était lui-même un commandant de cette branche. Notre relation allait au-delà de celle d’un couple. Nous étions plutôt amis qu’époux. Il me transmettait son expérience de la lutte armée et m’encourageait toujours2. »

Certains d’entre eux au contraire sont auteurs de violence conjugale : ils n’hésitent pas à menacer leur femme de demander le divorce, de les empêcher de revoir leurs enfants ou encore de les priver de leurs droits élémentaires. Bien que le rôle de la famille « paternelle » dans la vie privée des femmes peshmergas soit marginalisé, une autre source de contrôle le remplace. Les hommes peshmergas peuvent désormais intervenir dans la vie des femmes à la fois en tant que maris et responsables hiérarchiques.

La violence conjugale et les inégalités entre hommes et femmes sont pourtant dénoncées par le Komala. D’après le discours théorique de l’organisation, la racine de la violence domestique et de toutes les formes de discrimination contre les femmes réside dans le capitalisme. Pour exemple, une lettre écrite par une femme peshmerga, lue à la radio de la « Voix de la Révolution d’Iran », affirme : « Je suis issue d’une famille villageoise et pauvre. Dans ma vie, j’ai vécu plusieurs formes de violence et de discrimination au sein de ma famille, principalement de la part de mon père et de mes frères. Ma famille ne m’a jamais laissée aller à l’école, tout simplement parce que j’étais une fille. Par voie de conséquence, comme les autres filles de mon village, je devais m’occuper des tâches domestiques et des animaux, comme une paysanne. Avant de connaître des peshmergas, j’accusais ma famille, mon père, mes frères. Mais après avoir fréquenté des peshmergas du Komala dans notre village, j’ai bien compris que c’est le capitalisme qui est la cause de ces discriminations, et non ma famille.3» De nombreux peshmergas dans leurs activités dans les zones rurales où ils et elles tentent de résoudre les problèmes familiaux. Si une femme villageoise se plaint du projet de remariage de son mari,

1 Extrait d’entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan. 2 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara. 3 Cette femme peshmerga s’appelle Bayan et elle est tuée en mars 1985 par les forces du PDKI. Sa lettre est citée dans la revue de Peshro, n° 7, 1985.

282 les peshmergas tentent de défendre la femme et interdisent au mari de se remarier. Zara, une femme peshmerga dans la branche armée, raconte : « Nous n’avions pas beaucoup de moyens d’action mais dès qu’une femme se plaignait de ses problèmes familiaux comme la violence conjugale, la polygamie, le mariage forcé, on intervenait systématiquement au profit de la femme. Par exemple, en cas de polygamie, on essayait tout d’abord de convaincre le mari de ne pas le faire. Si cela ne marchait pas, on le menaçait1… »

Cependant, ces interventions en faveur des femmes ne signifient pas que tous les hommes peshmergas ne sont pas auteurs de violence conjugale ou qu’ils remettent en cause leur privilège masculin. Comme Yannick Le Quentrec l’évoque à travers l’exemple des syndicalistes qui combattent les inégalités professionnelles et syndicales en France, mais qui continuent d’exploiter leur compagne dans l’espace domestique2, certains hommes peshmergas ne sont pas exempts de ce type de (re)production des inégalités dans leur vie de couple. À cet égard, une femme peshmerga, Monireh, dit : « Bien que les hommes peshmergas se posent comme les défenseurs éminents des femmes du village contre leurs proches masculins, ils étaient généralement beaucoup plus enclins à l’égalitarisme dans les familles villageoises que dans leur propre vie de couple. En tant que peshmergas, ils se considéraient comme libres (ou non) de respecter cette égalité entre femmes et hommes au sein de leur famille3. »

Les récits de certaines personnes interrogées (19 enquêtés sur les 46) montrent que la violence conjugale existe bien au sein de certains couples peshmergas. Laila, l’une des femmes peshmergas du Komala, se souvient très bien d’une de ses camarades, victime de violences de la part de son mari : « Son mari, qui était un cadre important, la violait régulièrement. Coups, viols conjugaux, rien ne lui était épargné. J’étais la seule à qui elle en avait parlé. Pour échapper à cette situation, elle avait décidé d’intégrer la branche armée même si le comité central y était opposé. Ils ont fini par céder et elle a pu partir au front. Plus tard, elle a été tuée dans un affrontement avec le PDKI4. »

C’est seulement dans les cas très graves ou lorsque les femmes se montrent prêtes à porter plainte contre leur mari que l’organisation réagit. Par exemple, une femme peshmerga est tuée avec son amant par son mari le 26 octobre 1985. Le mari fuit par crainte d’être condamné et

1 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara. 2 Yannick Le Quentrec, « portraits de militants et d’hommes de militants », op. cit. 3 Extrait d’entretien du 7 avril 2015 à Stockholm avec Monireh. 4 Extrait d’entretien du 18 avril 2015 à Stockholm avec Laila.

283 puni par l’organisation1. Dans ces cas-là, l’organisation se doit de traiter l’affaire comme s’il s’agissait d’une affaire de violence conjugale au sein d’un couple de villageois et non d’une affaire interne qu’il cherche à étouffer. Mais pour deux raisons, certaines femmes peshmergas ayant subi des violences choisissent de taire ces faits. À part des cas où les traces des coups sur leur corps sont si visibles qu’il est impossible de nier l’évidence, selon les récits de certaines femmes peshmergas (16 enquêtées sur les 36), la plupart de leurs camarades femmes préfèrent garder le silence. Pourtant, à l’exception de quelques-unes qui considèrent la violence conjugale comme normale, la cacher n’est pas ce qu’elles souhaitent.

C’est avant tout à cause de ce qu’elles croient que les autres attendent d’elles. D’après la grille de lecture idéologique de l’organisation, les femmes peshmergas rejoignent le mouvement politique le plus révolutionnaire de l’époque pour servir la cause de la classe ouvrière et des déshérités tels que les femmes. En effet, elles sont là pour sauver les autres, y compris les femmes opprimées. Alors que les femmes peshmergas sont considérées comme des femmes révolutionnaires selon le discours officiel de l’organisation, la plupart des femmes peshmergas victimes de violences conjugales pensent qu’elles ne peuvent plus se présenter comme une force émancipatrice ni pour elles-mêmes ni pour les autres. Selon elles, une femme peshmerga battue ou martyrisée dans son couple peut être considérée comme une ratée, une bonne à rien, incapable de s’affirmer dans son couple. Les femmes peshmergas, qui réussissent dans la douleur à casser leur image de « faibles femmes » en prenant les armes, ne veulent pas revenir à l’époque où elles étaient considérées comme des personnes faibles, peureuses et en détresse. En d’autres termes, elles préfèrent taire ce qu’elles subissent afin de préserver leur image de « femmes révolutionnaires prêtes à tout pour aider les autres ». À cet égard, Miriam, une femme peshmerga, se souvient : « Il y avait certaines femmes peshmergas qui ne voulaient en aucun cas briser leur image de “révolutionnaires” et “peshmergas”. Celles qui étaient là pour aider les opprimés ne voulaient pas, en révélant être frappées ou battues par leur conjoint, dire qu’elles avaient besoin d’aide2. »

L’autre raison du silence de certaines femmes peshmergas est le manque de soutien adéquat. Il convient ici d’équilibrer le propos en précisant que toutes les femmes victimes de violences ne se sont pas tues. Certaines arrivent à dénoncer ce qu’elles subissent. Mais toutes les affaires de violence conjugale n’obtiennent pas un verdict favorable aux femmes. Chaque

1 Le nom de cette femme, Derakhshan Waisi, n’est pas mentionnée dans la liste des femmes martyres du Komala. J’ai découvert son nom et son histoire pendant mon entretien avec Kaveh le 16 mars 2018 à Paris. 2 Extrait d’entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam.

284 affaire est jugée au cas par cas et étudiée par un comité de cadres, souvent des hommes. Et souvent, cela se termine par un non-lieu et l’affaire est classée. Bien évidemment, cela conduit de plus en plus de femmes à garder le silence puisqu’elles ne sont pas écoutées. Solmaz, une femme peshmerga non kurde, profite du fait que les femmes peshmergas ont droit au même titre que les hommes de demander le divorce. Elle souhaite quitter son mari avec qui les points de divergence sont nombreux pour épouser un autre peshmerga. Afin de nuire à Solmaz, son ex-mari l’empêche de rendre visite à sa fille qui vit désormais chez ses grands-parents paternels. À sa grande stupeur et son plus grand désespoir, elle ne trouve aucune oreille attentive au sein de l’organisation. Personne, pas même les femmes influentes, n’est disposé à l’aider au motif qu’il s’agit d’une « affaire privée » entre deux adultes. En réalité, il est évident que son ex-mari profite de sa position dominante au sein de l’organisation. Il sait bien que son ex-femme ne peut rien contre lui et que sa plainte n’a aucune chance d’aboutir.

Cependant, comme mentionné ci-dessus, la domination masculine et les rapports inégaux entre les couples peshmergas ne se limitent pas uniquement à la vie privée. Les hommes, en tant que maris, peuvent contrôler la vie politique des épouses. Si les femmes agissent contre la discipline organisationnelle, elles sont souvent « remises à leur place » par leur mari. Dans la plupart des cas, quand d’autres peshmergas ne veulent pas intervenir, ils « transfèrent » la mission du contrôle des femmes aux époux. À cet égard, Jaleh, une femme peshmerga du Komala, raconte deux événements où son mari bride ses activités politiques, une fois en tant que cadre de l’organisation et une autre fois en tant qu’époux1 : « Une fois, il faisait très chaud et je ne pouvais pas porter le foulard. Mes camarades (masculins) m’ont critiquée vertement alors qu’eux avaient le droit de se dévêtir comme ils le voulaient. Je leur ai répondu que je mourrais de chaud sous ce foulard. Ils n’ont rien dit sur le moment. Ils ont préféré en parler avec mon mari. Car mon mari avait le droit de me dire tout ce qu’il voulait2. » Par ailleurs, son époux veut également choisir dans quelle branche elle doit s’impliquer. Alors que Jaleh préfère participer à la branche armée, son mari, qui est en même temps son responsable, menace de la quitter si elle persiste dans cette voie. Elle divorce donc pour suivre son propre choix.

En conséquence, si le cas de Solmaz montre que derrière son mari il y a tout un collectif d’hommes, le cas de Jaleh montre également que le contrôle collectif des camarades masculins est, dans une certaine mesure, remplacé par celui de l’époux. On considère que ces maris plus puissants, plus expérimentés et plus âgés peuvent décider à la place des épouses plus jeunes et

1 Extrait d’entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 2 Ibid.

285 moins expérimentées. Certains maris peshmergas exercent une surveillance étroite des activités politiques de leur épouse. Shilan fait partie du premier bataillon féminin armé de l’organisation bien avant son mariage. Elle se souvient des obstacles que lui imposait son mari pour l’éloigner des opérations dangereuses au nom de sa sécurité1 : « Je suis tombée amoureuse du commandant armé de mon unité. Après notre mariage, comme il avait peur qu’il m’arrive quelque chose, que je sois blessée ou tuée, il m’interdisait de participer aux opérations dangereuses. J’essayais bien entendu de lui montrer mon désaccord à chaque fois2. » Lorsque des rumeurs commencent à circuler stipulant que les membres du PDKI violent les femmes peshmergas du Komala qu’ils capturent, ce contrôle des femmes par leur mari s’accentue. À ce propos, Shilan dit : « Tout le monde au sein du Komala avait eu vent de ces rumeurs de viols commis par le PDKI. Lorsque nous affrontions leurs troupes, mon mari ne me laissait pas aller en première ligne. Il m’envoyait à l’arrière. Il avait très peur que je sois capturée3. »

La domination masculine dans la relation conjugale impacte également le processus décisionnel des femmes peshmergas, mettant parfois un terme à leur vie politique, ou entravant leur liberté d’action politique. Cela ne signifie nullement qu’elles n’ont pas d’opinions indépendantes mais que les relations conjugales influent fortement sur leur façon de penser et d’agir. Par exemple, plusieurs peshmergas qui ne voient plus d’issue positive dans la poursuite de la lutte armée contre les forces gouvernementales et les forces du PDKI décident progressivement de se rendre aux autorités iraniennes. En ce qui concerne les femmes, certaines d’entre elles attendent que leur mari dépose les armes pour faire la même chose. Pour certaines, leur carrière politique finit également après l’arrestation de leur mari. Dans une telle situation, une fois leur mari capturé et vivant déjà séparées de leurs enfants, certaines femmes ne voient plus d’intérêt à continuer leur vie politique. Alors que Zara est loin de ses cinq enfants et que la vie de son mari en prison est conditionnée au fait qu’elle se rende aux forces gouvernementales, elle ne le fait pas. Même si son mari est exécuté peu après, elle ne regrettera jamais son choix4 : « J’ai eu tellement peur pour mon mari et mes enfants et il n’y avait pas un moment où je ne pensais pas à eux mais j’étais déterminée à ne pas me rendre au gouvernement5. » Contrairement à Zara, certaines de ses camarades se rendent aux autorités iraniennes6. Entre la « famille » et la « politique », Shahla choisit la première option. Elle n’est

1 Extrait d’entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara. 5 Ibid. 6 Extrait d’entretien du 21 octobre 2014 à Paris avec Shahla.

286 pas la seule à prendre cette décision. Pour certaines femmes peshmergas, c’est plutôt le rôle familial d’épouse et de mère qui leur donne de la valeur. Autrement dit, leur engagement dans la vie politique, loin de la famille, de leur mari et de leurs enfants, ne peut pas être très valorisé à leurs yeux. Dans ce contexte, certaines femmes rompent définitivement avec la vie politique une fois leur mari arrêté ou quand ils se rendent aux forces gouvernementales. Cependant, la priorité que donnent les femmes à la famille sur la politique n’est pas nécessairement liée au choix personnel des femmes peshmergas, mais plutôt le résultat de leur socialisation et des normes dominantes de la société qui considère que les principaux rôles des femmes sont liés au foyer et à la famille, en tant qu’épouses et mères. Le cas de Golnar, une autre femme peshmerga du Komala et mère de cinq enfants, illustre bien ce type de pression structurelle sur les femmes peshmergas. Alors que Golnar est menacée par les services de sécurité iraniens, elle rejoint seule les rangs du Komala et devient peshmerga, sur les conseils de son mari et de ses parents, toujours favorables à ses activités politiques. Cependant, son absence permanente loin de ses cinq enfants n’est pas si facile à imaginer, et c’est pourquoi sa belle-famille et même sa propre famille poussent son mari à prendre une deuxième épouse en son absence, même s’il s’y refuse1. Son mari élève seul les enfants longtemps après le départ de son épouse.

Si les camarades hommes peuvent se considérer comme des sujets politiques à part entière qui ont le droit de lutter pour évoluer dans la hiérarchie de l’organisation, au contraire, les femmes en tant qu’épouses de ne peuvent pas revendiquer ce droit. La figure de la femme peshmerga reste donc en grande partie celle de l’épouse et de la mère des enfants absents. Elle reste liée à un homme, celui qui a pour mission d’accomplir de grandes tâches. En d’autres termes, comme les femmes non engagées, elle ne peut pas non plus se débarrasser des liens conjugaux et exister par elle-même. Malgré tous leurs efforts, l’ombre des époux peshmergas éclipse en grande partie les tentatives personnelles de ces femmes. Certaines femmes peshmergas peuvent, en particulier les épouses de quelqu’un de mieux placé, accéder à certains avantages ou postes au sein de l’organisation. Elles peuvent travailler dans les secteurs les plus importants près des comités centraux ou peuvent accéder plus facilement que les autres femmes à des postes au sein de l’organisation. Elles sont plus susceptibles d’être exemptées de certaines activités quotidiennes telles que la surveillance ou la cuisine ou avoir plus de congés en cas d’accouchement ou de menstruation. À cet égard, Galawij, une femme peshmerga, dit : « Le cercle du pouvoir était entièrement contrôlé par les hommes. Si une femme parvenait à se rendre visible, c’était en général grâce à son lien conjugal. Épouser un homme puissant pouvait

1 Extrait d’entretien du 15 avril 2015 à Vasteras avec Golnar.

287 facilement changer la position d’une femme peshmerga et lui permettre d’acquérir un statut. Il y avait malheureusement de nombreuses femmes compétentes qui ne pouvaient en aucun cas évoluer car elles n’avaient pas d’hommes mieux placés derrière elles. Celles-ci sont restées toujours marginalisées1. » L’absence de ce genre de relation peut réduire davantage l’estime de soi des femmes et encore plus leur espoir de grimper dans la hiérarchie de l’organisation. Dans une situation où les relations conjugales prévalent sur les compétences, la plupart des femmes qui n’ont pas l’appui d’un homme puissant préfèrent se concentrer sur leurs tâches quotidiennes sans espoir d’assumer un jour une autre position mieux placée.

Cependant, tout changement dans la situation des hommes ou des couples peut avoir des conséquences pour les épouses de deux façons. D’une part, si la relation conjugale peut aider certaines femmes à grimper les échelons, les choses changent irrémédiablement en cas de divorce ou de séparation. Mansour, un homme peshmerga du Komala, raconte l’histoire d’un de ses camarades, commandant d’une unité armée, dont la position de l’épouse dans la hiérarchie de l’organisation dépend complètement : « Lorsqu’il a épousé une femme peshmerga ordinaire, celle-ci a pris le commandement politique d’un petit groupe de peshmergas. Mais dès qu’ils se sont séparés, sa femme a été renvoyée de son poste sans aucune explication2. »

D’autre part, le lien conjugal peut défavorablement changer la position des femmes peshmergas au sein de l’organisation quand le mari tombe en disgrâce. Si le mari dégringole dans la hiérarchie de l’organisation, quelle qu’en soit la raison, son épouse peut perdre une situation durement obtenue. La punition des hommes peshmergas conduit irrémédiablement à des représailles dirigées vers les épouses à un poste à responsabilité, même de faible importance. Les cas de deux femmes ex-peshmergas, Azita et Sara, illustrent bien ces représailles subies par les épouses. Elles sont contraintes d’abandonner leur poste, absolument pas en raison d’une quelconque incompétence, mais uniquement à la suite du changement de statut de leur mari. Comme le dit Sara : « Au camp, j’étais la responsable du Centre de télécommunications de la région de Sanandaj. Un poste assez important et délicat en temps de guerre. J’ai occupé ce poste pendant deux ans mais à la suite de vives critiques de mon mari concernant la gestion de l’organisation, j’ai été renvoyée de mon poste. La raison était assez simple. La méfiance envers mon mari signifiait aussi la méfiance envers moi3. »

1 Extrait d’entretien du 22 février 2016 à Frankfort avec Galawej. 2 Extrait d’entretien du 21 février 2016 à Frankfort avec Mansour. 3 Extrait d’entretien du 20 avril 2015 à Uppsala avec Sara.

288 Pour conclure ce chapitre, on voit bien que l’influence de l’engagement des femmes peshmergas au sein du Komala ne se limite pas uniquement à leur vie politique. Alors que la vie familiale est autorisée au sein de l’organisation, elle n’est pas non plus à l’abri des effets de cet engagement. Si le mariage des peshmergas se différencie dans quelques mesures du mariage dominant de la société, les mariages au sein de l’organisation et notamment le mariage hypergamique transforment de manière structurelle les femmes peshmergas en subordonnées, simples soutiens de leurs maris dans la lutte. Cela se répète également dans le processus de la maternité, en particulier pour celles qui tombent enceintes accidentellement. Les femmes peshmergas, et surtout les femmes de la branche armée, subissent de nombreuses difficultés au cours du processus de la maternité, de la grossesse à l’accouchement et ensuite en élevant les enfants. C’est pourquoi la plupart des femmes peshmergas considèrent cette étape comme la période la pire de leur militantisme. Selon la division sexuelle du travail, la prise en charge des enfants n’est que la responsabilité des femmes peshmergas, quel que soit leur domaine d’activité, et rien ne change cela. Cependant, la situation du conflit armé, et surtout le manque de sécurité, suspend le processus de la maternité, et la plupart des femmes peshmergas sont obligées d’éloigner leur enfant d’elles, ce qui leur donne un sentiment de culpabilité. Reproduire la supériorité des hommes au sein de la famille et dans le couple permet de s’assurer que, dans la plupart des situations sociales, les rôles assignés aux membres de chaque sexe soient spontanément répétés, permettant de poursuivre une division matérielle du travail reproductif, de décharger les hommes du travail nécessaire à la reproduction de l’organisation. Il s’agit là d’une division du travail matérielle et structurelle. Bien que le Komala défende une position progressiste à cet égard, finalement, le mariage au sein de l’organisation se retourne contre la plupart des femmes, ce qui constitue pour elles une nouvelle forme d’oppression.

3. Troisième chapitre : L’enjeu du pouvoir dans la vie politique des femmes : de l’invisibilisation au désengagement

Le rôle des femmes au sein du Komala, en tant que sympathisantes au lendemain de la révolution jusqu’en 1981 puis en tant que peshmergas entre 1981 et 1991, est indéniable. En conséquence, la division sexuelle du travail est, dans une certaine mesure, modifiée. Cependant, les femmes peshmergas, quelles que soient leurs différences (les femmes non kurdes, kurdes, urbaines et villageoises) ne sont pas aussi visibles que leurs camarades hommes au sein de

289 l’organisation. Cela peut expliquer pourquoi elles restent également relativement inconnues et marginalisées dans la mémoire collective kurde, même parmi la plupart des Kurdes en Iran.

Afin éclairer les raisons de l’invisibilité des femmes peshmergas du Komala, ce chapitre se divisera en deux parties. D’une part, les seules raisons extérieures (plus de privation socio- économique et moins d’expérience politique des femmes peshmergas par rapport aux hommes) suffisent-elles à expliquer cette invisibilité ? Ou bien y a-t-il des raisons internes à l’organisation ? L’échec (politique et armé) de l’organisation, puis l’exil de la plupart des peshmergas peuvent expliquer d’autre part la marginalisation des femmes peshmergas. Il semble qu’une très courte période de dix ans, accompagnée d’un échec organisationnel, ne parvient pas à offrir aux femmes peshmergas la possibilité de remettre en question leur invisibilité au fil du temps, comme c’est le cas des guérilleros du PKK en Turquie1.

3.1. La hiérarchie entre les tâches révolutionnaires

L’élément le plus important qui empêche les femmes peshmergas d’être perçues et de se percevoir comme de vraies « peshmergas/révolutionnaires » est la division sexuelle du travail au sein du Komala. Celle-ci exclut largement les femmes du cercle des postes prestigieux. En brisant cette barrière, les femmes peuvent certes investir tous les domaines, mais seulement pour des tâches d’exécution liées à la vie quotidienne, polyvalentes, moins visibles et toujours sous la supervision des hommes, dirigeants et commandants, avec un moindre espoir de promotion interne. En effet, la situation est similaire à ce que décrit Danièle Djamila Amrane- Minne au sujet des femmes algériennes lors de la lutte pour l’indépendance : « Si l’égalité dans le combat et devant la mort est réelle, en revanche les tabous sont inébranlables lorsqu’il s’agit de leur reconnaissance et de leur accès à des postes de responsabilité2. » De même, les positions hiérarchiques au sein du Komala restent l’apanage des hommes.

Au cours des années 1980, les postes de dirigeants et de responsables sont occupés par les « grands » hommes, et tous les membres des comités centraux et la quasi-totalité des commandants sont des hommes. Peu de femmes parviennent à se démarquer. Si les hommes

1 Les efforts des femmes guérillas du PKK tel que la création d’organisations non-mixtes dans tous les domaines afin de remettre en question la structure masculine du PKK ne sont pas du tout négligeables. Cependant, il convient de noter que sans la poursuite de la lutte du PKK qui remonte à plus de 40 ans, le changement de statut des femmes au fil du temps ne pourra jamais exister. Alors que les femmes sont présentes au sein du PKK dès sa création en 1987, les changements de statut des femmes s’accélèrent à partir des années 2000. A cet égard, voir : Olivier Grojean, « Théorie et construction des rapports de genre dans la guérilla kurde de Turquie », op. cit. 2 Danièle Amrane-Minne, « Les femmes face à la violence dans la guerre de libération », op. cit., p. 89.

290 éduqués et citadins investissent massivement les comités centraux de l’organisation et prennent le contrôle du champ théorique, intellectuel et organisationnel, parallèlement, beaucoup d’hommes tant urbains et éduqués que villageois et peu éduqués investissent le domaine de la branche armée et s’emparent des postes importants dans ce domaine. En revanche, les femmes, quel que soit leur rang social, leur niveau d’éducation ou leur expérience, sont souvent ignorées et marginalisées lorsqu’il s’agit de distribuer les postes importants. Même la petite minorité des femmes non kurdes éduquées à un niveau supérieur, avec une expérience politique antérieure à la révolution, ne sont pas exemptées de cette exclusion. Ce n’est que lors du quatrième congrès du PCI, le 17 février 1989, que l’une de ces femmes non kurdes est élue comme membre non permanente du comité central du PCI1. D’autres femmes ont l’opportunité d’occuper des responsabilités, certes relatives, en tant que commandantes politiques et armées. Alors qu’avoir des compétences militaires est nécessaire pour devenir un commandant armé, ce sont plutôt les compétences théoriques sur le discours idéologique de l’organisation qui sont importantes pour les commandants politiques. Cependant, cela ne signifie pas qu’il faut nier la compétence militaire des commandants armés alors qu’ils accompagnent toujours les unités armées de l’organisation. Citons Mahshid, qui devient responsable des activités clandestines urbaines2, ou Jaleh3 et Sohaila4, qui deviennent temporairement commandantes politiques. Sohaila, une femme non kurde, devient la commandante politique d’un grand groupe de peshmergas alors qu’elle n’est pas du tout dans le domaine armé, et c’est pour cela que cette expérience ne dure pas très longtemps5. Quelques autres femmes, comme Zara, deviennent des commandantes armées et politiques de petits groupes de peshmergas (groupes de moins de dix peshmergas)6. Toutefois, il semble que ces évolutions ne soient pas déterminantes dans le changement de statut des femmes au sein de l’organisation.

Les femmes actives dans la branche armée parlent également de cette division pour le moins arbitraire du travail révolutionnaire. Même dans les rares cas où des femmes peuvent prendre le commandement d’un groupe, elles ne sont pas à l’aise avec ce nouveau rôle car les hommes peshmergas remettent en question la capacité et la légitimité des femmes en tant que commandantes. Dans un monde où seuls les hommes peuvent être perçus comme chefs, l’émergence d’une minorité de femmes en tant que commandantes d’un petit groupe d’hommes

1 Comme déjà mentionné, après la création du PCI en 1983, l’organisation dispose de deux comités centraux, le comité central du PCI et le comité central de sa branche kurde, le Komala. 2 Extrait d’entretien du 15 mai 2015 par Skype avec Mahshid. 3 Extrait d’entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 4 Extrait d’entretien du 13 février 2016 à Cologne avec Sohaila. 5 Ibid. 6 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara.

291 n’est pas évidente. Les hommes considèrent qu’ils font déjà un énorme effort en acceptant les femmes peshmergas à leurs côtés. Voir les femmes comme leurs supérieurs hiérarchiques n’est pas facile à accepter. Azita évoque l’une de ses amies qui prend le commandement politique d’un petit groupe de peshmergas : « Elle se faisait tout le temps insulter et était constamment critiquée par les hommes qui étaient sous ses ordres. Par exemple, une fois, elle s’est adressée aux hommes en disant “moi, votre responsable”. Cela a suffi à déclencher la colère et les critiques virulentes de ses subordonnés qui s’indignaient qu’elle ait osé se présenter à eux comme leur supérieure1. »

Si les femmes en tant que peshmergas doivent prouver leurs compétences et leur détermination aux hommes, dans le cas où elles prennent en charge une responsabilité, même mineure, elles doivent redoubler d’efforts et d’attention. À cet égard, Zara, qui prend le commandement d’un petit groupe d’hommes, raconte : « Nous, les femmes, n’avions pas le droit à l’erreur. J’ai essayé à tout prix de ne pas commettre d’erreurs ou du moins de les minimiser2. » Cependant, si quelques femmes seulement dans la branche armée parviennent à briser le dualisme « les hommes commandent et les femmes sont commandées », des postes qui peuvent accroître l’estime de soi des femmes restent inaccessibles à la plupart d’entre elles dans le domaine non armé. Miriam raconte : « Je travaillais près de dix heures par jour dans la maison d’édition du Komala. J’ai formé des dizaines de personnes à ce poste mais le comité central de cet organe était composé de cinq personnes, toujours des hommes. Pendant cette période, aucune femme n’a pu siéger au comité de direction parmi ces hommes3. »

Il existe peu de femmes qui osent accuser la structure masculine de l’organisation et dénoncer leur confinement à des positions subalternes. Jaleh tente à plusieurs reprises de prendre un poste de commandement mais sans résultat. On le lui refuse toujours, à l’exception de cette fois où son commandant est absent et où elle peut temporairement (près d’un mois) prendre le commandement politique d’une assez grande unité armée4. Si l’organisation n’interdit l’accès des femmes à aucun domaine, elle ne met par contre en place aucune politique de promotion des femmes. De plus, elle tolère les pratiques et les discours individuels qui empêchent l’accès des femmes à de meilleurs postes. Ceux-ci évoquent des différences naturelles entre les sexes ou les « défauts » supposés des femmes, comme leur manque de connaissances théoriques, de confiance en elles ou de compétences. Soraya dit : « À cette

1 Extrait d’entretien du 17 février 2016 à Frankfort avec Azita. 2 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara. 3 Extrait d’entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam. 4 Extrait d’entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh.

292 époque, la situation des femmes était très liée à la société. Selon les idées reçues de l’époque, on pensait que les femmes n’étaient pas faites pour des postes importants. On considérait qu’elles n’avaient pas les capacités nécessaires pour pouvoir diriger1. » Dans le même sens, Roonak, une femme peshmerga, affirme : « Alors même que nous avons investi tous les cercles dès les premiers jours de l’acceptation des femmes au sein de notre organisation, nous sommes toujours restées des membres ordinaires et pas plus2. » Cette hiérarchie de genre se décline sur plusieurs aspects de la participation au mouvement, que nous allons étudier ici.

3.1.1. Les femmes en marge de la promotion de la conscience théorique Pendant les années qui suivent la révolution de 1979, le domaine théorique se limite principalement à certaines figures ou certains dirigeants des organisations politiques très connus du public. Cependant, c’est le domaine « pratique » qui est généralement considéré comme le plus « révolutionnaire » pour les militants. Un vrai révolutionnaire, c’est celui qui se trouve « sur le terrain, dans la pratique » contre le régime Pahlavi, peu importe son niveau théorique. Les « martyrs », les prisonniers politiques et ceux qui se sacrifient pour la cause politique, contre le régime Pahlavi ou pour les opprimés, y compris les ouvriers, sont au centre de l’attention et du respect des autres révolutionnaires. Un militant avec une moindre connaissance politique et théorique peut, en s’engageant pratiquement dans la vie politique, compenser sa faiblesse théorique et se présenter comme un vrai révolutionnaire. Ce mépris de l’activité intellectuelle « théorique » est très courant dans la plupart des organisations politiques avant et après la révolution. Hamed Shahidian montre parfaitement dans son travail sur l’Organisation des guérillas des fedayin du peuple iranien combien la plupart d’entre eux n’ont que très peu d’intérêt pour les considérations théoriques3. Cette vision n’est pas loin de celle des fondateurs du Komala. Dans une source écrite du premier congrès du Komala, on peut voir de quelle façon un des leaders charismatiques de l’organisation critique le travail insuffisant d’un de ses camarades en lui disant : « Toi, tu passes ton temps à “écrire” et tu mets de côté l’action politique au profit de la palabre4. » Cependant, les choses changent de plus en plus, surtout au sein de l’organisation au milieu des années 1980, où la lutte armée, désormais limitée à des opérations dispersées, perd de l’importance (après les débâcles contre l’armée iranienne), et les peshmergas se retirent progressivement au Kurdistan irakien. En revanche,

1 Extrait d’entretien du 25 avril 2015 à Gutenberg avec Soraya. 2 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 3 Voir : Hamed Shahidian, « The Iranian Left and the ‘Woman Question’ in the Revolution of 1978-79 », op. cit. 4 Malekeh Mostafa Soltani et Sa’ad Vatandoost (eds.), « Les débats du Premier Congrès du Komala », [Mabahese Kongrey Awale Komala], op. cit., p. 94.

293 c’est désormais le champ théorique qui prend de l’importance. À partir de cette période, non seulement la lutte armée devient marginalisée, mais elle est également critiquée et considérée comme un grand obstacle sur la voie de la victoire des forces marxistes et de la classe ouvrière.1 En effet, la lutte armée est, au fur et à mesure, considérée comme un élément perturbateur qui vient « gêner » la lutte classique des marxistes, à savoir l’amélioration de la condition ouvrière et l’instauration d’une société socialiste. Si, peu de temps avant, le titre de peshmerga avait une connotation valorisée tant par le public que par l’organisation elle-même, ce sont désormais les plus savants, les plus compétents sur le plan de la théorie du marxisme et les plus rompus au débat d’idées qui prennent de l’importance au sein de l’organisation, de sorte que « celui qui était théoriquement plus puissant était en mesure de s’emparer de la position la plus élevée2 ».

Comme nous l’avons déjà expliqué, la plupart des femmes peshmergas kurdes sont, en tant que femmes et Kurdes, parmi les populations les plus défavorisées du peuple iranien. Très peu des femmes kurdes ont la chance d’accéder à la formation supérieure où circulent les pensées révolutionnaires. La majorité d’entre elles entrent dans la vie politique avec une moindre connaissance politique et théorique et poursuivent leur vie politique à travers des moyens intermédiaires, notamment par le biais de leurs frères. Leurs activités pratiques dans l’espace urbain et leur engagement à des luttes armées dans les zones rurales et montagneuses les empêchent également d’avoir la possibilité de promouvoir leurs idées. Nasrin, une femme peshmerga du Komala, dit : « Au cours de ces années, la connaissance théorique aurait pu donner du pouvoir à quiconque était expert dans ce domaine et cela nous manquait cruellement à cette époque3. »

Dans une telle situation, la connaissance théorique est limitée à une minorité de dirigeants de l’organisation qui appartiennent pour la plupart aux comités centraux, ou certains commandants politiques. Alors que le seul effort individuel à cette fin n’est pas suffisant, c’est l’organisation elle-même qui prend en charge cette responsabilité, alors que la plupart des peshmergas, quel que soit leur sexe, leur expérience, leur domaine d’action, souffrent de faiblesse théorique. À cette fin, l’organisation décide de mettre en place une série de cours afin de promouvoir le niveau théorique des peshmergas. L’un des cours de formation théorique les plus importants s’appelle « L’école d’octobre » et commence en mars 1984.

1 Mansoor Hekmat, « La lutte armée au Kurdistan », [Mobarezeye mosalahaneh dar Kordestan], Communiste, n° 60, 1991, p. 3-11. 2 Extrait d’entretien du 4 avril 2015 à Stockholm avec Sayran et extrait d’entretien du 8 avril 2015 à Gutenberg avec Ahmad. 3 Extrait d’entretien du 9 avril 2015 à Stockholm avec Nasrin.

294 Ces cours de formation théorique abordent des questions telles que les fondements de la théorie marxiste, les discussions sur le programme et la constitution d’organisation, les méthodes et les stratégies de l’organisation, la lutte armée et les questions de souveraineté révolutionnaire au Kurdistan, etc. Un rapport intitulé décrit les objectifs et l’importance de cette formation : « Ce cours est né de la nécessité d’éduquer autant que possible les cadres communistes qui auront la responsabilité de réaliser les ambitions de notre parti. Ils seront ainsi outillés intellectuellement pour faire avancer les objectifs du parti au Kurdistan1. » Le but de la participation à cette formation est défini ainsi : « Les camarades qui terminent cette formation ne font pas qu’améliorer leur conscience théorique. Ils seront demain des camarades remarquables dans le domaine de l’action. Plus que cela : ils seront des leaders révolutionnaires et de futurs chefs qui dirigeront les masses vers l’accomplissement de nos objectifs. Ainsi, cette formation peut non seulement faire progresser les connaissances théoriques des participants mais également leur permettre de progresser dans le domaine de la pratique, notamment pour la direction armée et la propagande massive2. »

Malgré l’importance de ces cours dans la formation des cadres marxistes, la majorité des femmes peshmergas ne peut pas y accéder (seulement 4 enquêtées sur les 36). Car, d’une part, ces cours théoriques sont très limités et plutôt dirigés vers les cadres et les commandants politiques et armés de l’organisation, qui sont très majoritairement des hommes. Des postes auxquels les femmes accèdent rarement. D’autre part, les hommes sont privilégiés par les membres des comités centraux qui effectuent la sélection3 car ils sont considérés comme plus aptes à comprendre les débats théoriques. Monireh, qui travaille dans le service administratif de cette école, affirme : « L’approche dominante des comités centraux de l’organisation était que la majorité des femmes n’étaient pas capables intellectuellement d’y participer. Selon eux, les discussions théoriques dépassaient leurs capacités4. » Donc, à l’exception d’un petit nombre de femmes, la plupart d’entre elles se retrouvent privées de ces formations théoriques.

Dans ce contexte, si, dans les années 1960-1970, ce sont plutôt des éléments socio- économiques qui empêchent la plupart des femmes kurdes d’accéder à l’éducation universitaire où les pensées révolutionnaires circulent, cette fois-ci, dans la seconde moitié des années 1980, cette privation est plutôt le résultat de la division sexuelle du travail au sein de l’organisation. Les hommes sont considérés comme les meilleurs propagandistes et promoteurs de la pensée

1 Le rapport de « La fin de la première période de l’école d’octobre », Peshro, n° 2, 1984. 2 Ibid. 3 Extrait d’entretien du 13 février 2016 à Cologne avec Sohaila. 4 Extrait d’entretien du 7 avril 2015 à Stockholm avec Monireh.

295 marxiste. La plupart de ceux qui sont choisis par l’organisation pour être formés en tant que futurs héros et dirigeants marxistes, ceux qui doivent dans un proche avenir guider le peuple, en particulier la classe ouvrière, sont des hommes.

3.1.2. La marginalisation des femmes de la mémoire collective de l’organisation Au sujet de la construction de l’histoire politique, Christine Guionnet et Erik Neveu soulignent : « Si l’on observe les manuels et autres livres d’histoire, les personnages centraux en sont les hommes : les grands hommes dirigent les pays et font de la diplomatie, les autres font la guerre, résistent, travaillent, se mettent en grève, manifestent, etc. l’histoire est ainsi souvent une histoire des actions masculines dans l’espace public. Tout au plus trouve-t-on désormais quelques pages spécifiquement consacrées aux combats de femmes ou aux femmes “exceptionnelles” ou influentes1. » Cette marginalisation de la présence des femmes dans l’espace public dans les sources historiques s’explique par ce que Michelle Perrot considère comme la « dissymétrie sexuelle des sources2. » Comme le souligne Laura Fournier- Finocchiaro, « pour des raisons historiques et sociologiques, les grands hommes sont pour la plupart du genre masculin3 », et l’histoire de l’organisation du Komala est également une histoire masculine.

On assiste au sein de cette organisation à une masculinisation des « martyrs » et des « héros », fait significatif de la marginalisation des femmes par l’organisation. Les héros et les bâtisseurs de l’histoire de cette organisation ne sont que les grands « hommes ». Par exemple, les noms et visages de martyrs, que l’on appelle « shahids » dans la terminologie moyen- orientale, entrés dans la légende du Komala, sont tous des hommes. Deux exemples témoignent de l’importance de ces martyrs dans l’imaginaire politique de l’organisation. Le premier concerne Mohamad Hussein Karimi, tué au cours d’une manifestation à Saghez (une ville située dans la province iranienne du Kurdistan) le 15 février 1979. C’est ce jour qui est choisi par le Komala pour proclamer officiellement son existence (alors qu’il formait jusqu’à présent un petit groupe clandestin). Le second exemple est que le Komala choisit la journée du 21 juin pour rendre chaque année hommage à ses martyrs. Cela correspond à la mort de Saïd Mo’ïni, un membre tué par le régime baathiste irakien le 21 juin 1978. Le nom de l’organisation est également à jamais lié à de grands hommes qui ont sacrifié leur vie pendant cette période. Pour entretenir la mémoire des grands hommes après leur mort, l’organisation essaye également de

1 Christine Guionnet et Erik Neveu, « Féminins/Masculins », op. cit., p. 186. 2 Michelle Perrot, « Les femmes ou les silences de l’histoire », op. cit.; Michelle Perrot, « Mon histoire des femmes », op. cit. 3 Laura Fournier-Finocchiaro (eds.), « Les mères de la Patrie. Représentations et construction d’une figure nationale », Cahiers de la MRSH, n°. 45, 2006, p. 9.

296 donner leurs noms à certains organes comme les lieux, les opérations armées, les unités armées comme l’unité de Chiuwan, l’unité de Shahid Arez. Cependant, les « grands » hommes de l’organisation ne se résument pas uniquement à certains hommes tués par le régime iranien ou pour d’autres raisons. Par exemple, le leader théorique de cette organisation, Mansoor Hekmat, un non-Kurde qui est l’un des piliers de la fondation du PCI mort à la suite d’un cancer, a également une place incontestable dans la mémoire collective de l’organisation, de sorte que les membres de l’une des branches divisées de l’organisation (après son éclatement) se considèrent comme les véritables disciples de ce leader théorique et se nomment eux-mêmes les hekmatistes. Aussi, les différentes branches divisées de l’organisation se considérant comme de véritables adeptes du Komala d’origine confisquent le nom du Komala dans le titre officiel de leur nouvelle organisation. La plupart des observateurs, afin de ne pas mélanger ces branches ayant presque le même nom, les associent au nom de la figure la plus connue de chacune de ces branches divisées (uniquement des hommes), comme le Komala d’Abdollah Mohtadi ou le Komala d’Omar Ilkhani Zadeh.

Contrairement aux grands hommes, ce type d’héroïsme et de courage n’est pas du tout valorisé pour les femmes peshmerga. On dénombre 1545 de ses militants-combattants du Komala dont 96 femmes tuées par les forces rivales après la révolution jusqu’à la fin des années 1980.1 Malgré le fait que le nom de certaines d’entre elles est mentionné dans quelques écrits de l’organisation et leur sacrifice est salué, leur visibilité est temporaire, alors que la visibilité des grands hommes est permanente. Ce ne sont que les hommes martyrs qui restent toujours dans la « mémoire » tant de l’organisation que de la société.

Mis à part la référence du nom d’une femme militante du Komala, « Golriz », (tuée lors d’une émission dans un accident de voiture en 1979) pour nommer le premier groupe non mixte de femmes armées du Komala, aucun autre nom de femmes martyres n’est utilisé comme symbole.

Alors que plus d’une centaine de femmes sont tuées en prison ou au combat au cours des années 1980, seulement six d’entre elles sont saluées dans les publications de l’organisation (parmi les sources qui ont été étudiées au cours de ce travail)2. À propos de Fatemeh Hakimi,

1 Selon la liste des femmes tuées du Komala dans les années 1980, parmi 110 femmes tuées, 96 d’entre elles sont tuées en prison, dans le combat ou pendant le bombardement. Voir cette liste dans l’index numéro 1. 2 Les noms de ces femmes « martyres » (Fayezeh Shahabi, Fatemeh Hakimi, Mahnaz Lotfolahi, Bashi Shokri, Saniyeh Ebrahimi, Ameneh Hassani) sont mentionnés dans les numéros 5, 6, 7, 10 et 12 de la revue de Peshro, publié du 25 janvier 1985 au 1er février 1986.

297 martyre, on lit dans un écrit de l’organisation en 1985 : « Elle est née en 1950 dans une famille de la classe moyenne de Sanandaj. L’ambiance politique de sa famille, la révolution de 1979 et ses événements ultérieurs […] la poussent à la vie politique. C’est au cours de ce processus qu’elle découvre le Komala et commence son activisme dans le cadre des activités clandestines de l’organisation en 1980. Elle abandonne ses études et vit clandestinement pendant une petite période mais, menacée d’être arrêtée par les forces gouvernementales, elle quitte Sanandaj et rejoint les rangs des peshmergas du Komala en 1981. Elle est membre des premiers groupes armés de femmes dans les régions méridionales du Kurdistan en 1982 et se montre très active et courageuse au sein de la branche armée. Elle fait partie des peshmergas qui participent à une opération très connue en 1983, qui dure dix-huit heures. Elle est saluée à plusieurs reprises pour son courage et sa détermination au cours de cette période. C’est pourquoi elle devient la commandante politique d’une petite unité armée en 1983. […] Elle est tuée dans un conflit armé avec les forces peshmergas du PDKI alors qu’elle est la commandante armée de son unité en 19831. »

Comme le montre l’extrait concernant cette femme martyre au sein du Komala, le courage et le sacrifice des femmes peshmergas ne sont pas cachés aux yeux de la direction et des publications de l’organisation. Cependant, aucune d’entre elles, ni les rares femmes martyres, dont le courage est salué dans les écrits de l’organisation, ni d’autres femmes tuées, n’a la chance d’être visible comme le sont deux figures féminines du Kurdistan irakien, Layla Qasim et Margaret (qui sont présentes dans la mémoire collective des Kurdes de quatre parties du Kurdistan en Irak, Iran, Turquie et Syrie). Ces femmes tuées en prison ou au combat, soit contre les forces gouvernementales, soit contre les forces du PDKI, sont presque toutes frappées du sceau de la marginalisation. Leurs noms ne sont jamais donnés à des comités et des unités mixtes. Selon le clivage entre privé et public, où les femmes représentent la vie privée, ici l’intérieur de l’organisation, et où au contraire, ce ne sont que les hommes qui peuvent représenter le public, l’image générale de l’organisation ne s’affiche qu’à travers l’image et le nom des grands hommes. Aucune femme, ni les femmes peshmergas tuées dans des domaines jugés inaptes aux femmes, notamment sous la torture en prison, ni certaines d’entre elles qui perdent la vie au combat, n’ont la possibilité d’être aussi visibles que les hommes peshmergas assassinés.

1 Cité dans Peshro, n° 6, 1985.

298 3.2. L’organisation en cris : exil et désengagement

À la fin des années 1980, non seulement la majorité des peshmergas décident de s’exiler dans d’autres pays, notamment en Europe, mais un grand nombre d’entre eux abandonnent également leur vie politique au sein de l’organisation. Trois raisons peuvent expliquer ces décisions.

La première raison est liée aux défaites de l’organisation sur le plan armé et politique contre le régime iranien ; le fait de se retrouver « coincés » dans les camps et l’impossibilité de retourner en Iran augmentent la frustration de la plupart des peshmergas. Selon les personnes interrogées, l’organisation n’a quasiment plus aucune chance d’atteindre ses objectifs. Golrokh Ghobadi l’écrit dans ses mémoires, la situation dans laquelle vivent les peshmergas à la fin des années 1980 est intenable : « Vivre dans les camps était synonyme d’une vie sans “créativité politique”, avec des tâches routinières. Les peshmergas travaillaient dans différents organes comme l’auraient fait des fonctionnaires. Nous étions plus loin que jamais de la réalisation de nos objectifs politiques. Nous étions une organisation politique dont le rêve était d’améliorer la vie des gens et nous avions échoué. Nous étions comme des “poissons hors de l’eau”. Nous étions malheureux et nous avions la sensation que la lutte pour atteindre nos objectifs avait été vaine et imprudente. Tout le monde cherchait à échapper à cette vie et s’enfuir loin d’ici1… »

Deuxièmement, les conditions de sécurité dans les camps se dégradent et le manque d’installations médicales et thérapeutiques se fait cruellement ressentir, ce qui accélère l’exil des peshmergas. Les camps de cette organisation sont à plusieurs reprises bombardés par les forces aériennes iraniennes. À cet égard, on lit dans un écrit de l’organisation : « Les camps du Komala ont été bombardés trois fois par les bombardiers de la République islamique le 1er et 2 avril 1988. Cette attaque a entraîné quatre morts et plusieurs blessés. » Des bombardements perpétrés par le régime irakien sont également évoqués : « Le soir du 15 mai 1988, les camps du Komala ont été bombardés. Au cours de cette attaque, 23 peshmergas ont été tués2. » Le manque de sécurité s’aggrave à partir des années 1990, lorsque le régime irakien attaque le Koweït. C’est dans ce contexte que le régime iranien ose désormais plus facilement cibler ses oppositions, y compris en Irak. En plus d’assassiner des dirigeants kurdes en Europe3, les forces

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 67. 2 Cité dans Peshro, n°. 26, 1988, p. 22. 3 Par exemple, Abdul Rahman Ghassemlou, le leader charismatique du PDKI est assassiné en Autriche (Vienne) le 13 juillet 1989 et quelques années plus tard, son accesseur, Sadegh Sharafkandi, est également assassiné en Allemagne (Berlin) le 17 septembre 1992.

299 de sécurité iraniennes commencent également à tuer des militants kurdes sur le sol irakien. À la suite de telles actions visant à l’élimination physique des opposants, 207 militants iraniens kurdes sont tués et blessés. Parmi eux, 13 cadres du Komala sont assassinés et 15 d’entre eux sont blessés pendant cette période1.

La troisième raison (la plus importante selon la plupart des interrogés) est la première scission de l’organisation. En plus de la défaite tant dans les domaines politique qu’armé, le conflit idéologique entre les dirigeants de l’organisation conduit à la première scission majeure de l’organisation. À la fin des années 1980, les disputes internes et destructrices sont en constante augmentation parmi les jeunes dirigeants. À la suite des conflits internes, toutes ces années de sacrifices, de camaraderie et d’amitié laissent place à de l’hostilité entre deux orientations idéologiques de l’organisation, ce qui conduit à la première scission en 1991. Alors que l’une des deux poursuit son militantisme au sein du Komala (PCI), la seconde tendance fonde sa propre organisation politique sous le nom de « Parti communiste ouvrier d’Iran » le 30 novembre 1991. Cette dernière, se considérant comme plus fidèle aux aspirations du marxisme, accuse l’autre tendance d’être nationaliste et à l’inverse, la première tendance accuse la deuxième de marginaliser la question kurde. La scission de l’organisation est suivie de plusieurs autres au cours des années suivantes. Aujourd’hui, il existe près de huit petites organisations provenant du Komala d’origine.

La plupart des peshmergas, surtout les femmes, qui sont toujours marginalisées et privées des cercles du pouvoir, ne font qu’assister de loin à ces débats qui déchirent les hommes puissants de l’organisation. La plupart des personnes interrogées, en particulier les femmes, se souviennent de ces moments avec beaucoup de tristesse et d’inquiétude soit pour l’avenir de l’organisation soit pour leur propre avenir. La scission d’une organisation politique devenue une partie importante de leur identité individuelle et collective n’est pas si facile à accepter. À cet égard, Roonak accuse les « grands hommes » de l’organisation de s’affronter uniquement pour le « pouvoir »2 : « Plus la situation était difficile et moins nous avions l’occasion de nous battre pour nos idées et nos aspirations politiques, nous nous focalisions de plus en plus sur de petits sujets de moindre importance3. »

Selon les personnes interrogées, les vrais responsables d’une telle situation sont les camarades qui ne cessent de rivaliser, se critiquer et s’accuser mutuellement de tous les maux.

1 Bahman Saidi, « Trois ans avec Ebrahim Alizadeh », [Sale le gel Ebrahim Alizadeh], op. cit., p. 456-468. 2 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 3 Ibid.

300 Selon elles, ce sont eux qui, en se déchirant, sont en réalité les agents de la collaboration indirecte avec le gouvernement iranien. Voici ce que dit Fatima : « Ces courants rivaux se sont éloignés du peuple et des réalités des sociétés kurde et iranienne. Ils sont devenus des mouvements “hors sol” et éloignés du peuple. En conséquence, leur influence a considérablement diminué. Au lieu de chercher des moyens d’affronter ensemble l’État iranien, leurs luttes incessantes et leurs reproches mutuels ont fait d’eux (involontairement bien sûr) le bras exécutif du régime iranien. C’est pour cela que j’ai quitté la vie politique1. »

Dans un tel contexte, où certains peshmergas décident de se rendre aux forces gouvernementales iraniennes, la plupart des peshmergas, déçus de ne pas pouvoir poursuivre leurs activités et atteindre leurs objectifs à l’intérieur de l’Iran, font un autre choix : l’exil, puis le désengagement.

3.2.1. Les peshmergas en voie d’exil À la fin des années 1980 et au début des années 1990, la plupart des peshmergas décident de s’exiler pour la deuxième fois en quittant clandestinement l’Irak et d’obtenir l’asile politique dans d’autres pays, surtout en Europe.

Avant l’exil, la récupération des enfants éloignés devient la priorité pour la plupart des couples peshmergas. Alors que les hommes peshmergas célibataires (qui n’ont pas la possibilité de se marier dans les années 1980) commencent graduellement à fonder une famille en exil, la première mesure prise par les couples peshmergas avant l’exil est de recoller les morceaux de leur famille et de retrouver leurs enfants restés loin d’eux pendant les années de conflit. Les couples peshmergas doivent s’organiser à cette fin. Certains réussissent à les faire revenir dans les camps avant le départ et à les emmener avec eux dans le pays de destination. Cependant, le processus de rapprochement des enfants n’est pas aisé. Les forces gouvernementales iraniennes détiennent un certain nombre de ces enfants et les utilisent comme otages pour pouvoir capturer leurs parents, considérés comme antirévolutionnaires. Zara, une femme peshmerga de la branche armée, réussit à récupérer ses cinq enfants dispersés dans trois familles avant de partir en exil. Mais son mari, un célèbre commandant armé de l’organisation, est tué par les forces gouvernementales lorsqu’il essaye de récupérer deux de ses cinq enfants2. D’autres au contraire ne peuvent revoir leurs enfants qu’après l’exil dans le pays de destination, après être parvenus

1 Extrait d’entretien du 12 avril 2015 à Stockholm avec Fatima. 2 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara.

301 à les faire sortir d’Iran pour les faire venir auprès d’eux. Cela constitue alors leur priorité une fois installés dans le pays d’accueil.

Si le rapprochement avec les enfants n’est que l’affaire des couples peshmergas, la direction de l’organisation tente d’aider les peshmergas à s’exiler. Les peshmergas blessés ou malades sont prioritaires. L’organisation facilite le chemin de leur exil en leur fournissant de faux passeports et une petite somme d’argent, « 10 dollars à chaque peshmerga1 ». Dès leur arrivée dans le pays de destination, les peshmergas exilés rendent dans l’aéroport leurs faux passeports à un envoyé de l’organisation afin que ceux-ci puissent être utilisés par d’autres peshmergas2. Parfois, ces peshmergas malades accompagnent aussi des enfants (un ou deux enfants de quelqu’un d’autre en plus de leurs propres enfants) afin de les faire sortir des camps. Les peshmergas exilés gardent également les enfants des autres le temps que leurs parents les rejoignent. Roonak, une femme peshmerga qui n’est pas en bonne santé, parvient à quitter l’Irak pour la Suède en 1989. Bien qu’elle soit très malade et sera hospitalisée peu après son arrivée en Suède, elle doit, en plus de ses deux enfants, prendre soin de deux autres enfants qui sont avec elle3.

Si la plupart des peshmergas arrivent dans le pays de destination avec de faux passeports, cela n’est pas toujours facile. Bien que Zara et ses cinq enfants parviennent à se rendre aux Pays-Bas, ils sont arrêtés pour possession de faux passeports. Ils sont renvoyés en Irak après 12 jours de garde à vue en Jordanie. La deuxième fois, Zara tente d’abord d’envoyer ses deux aînés en Suède. Ils n’ont que 12 et 13 ans. Elle et ses trois autres enfants vont en Turquie en raison du manque de sécurité en Irak. Ce n’est qu’en 1984 qu’ils peuvent s’exiler en Suède4.

Arriver dans le pays de destination grâce à de faux passeports n’est pas possible pour tous. C’est pourquoi certains peshmergas doivent, alors que l’Irak entre dans un autre conflit après l’invasion du Koweït le 2 août 1990, se rendre en Turquie pour demander l’asile d’un autre pays en Europe ou ailleurs en se présentant au bureau du représentant des Nations unies. Ce processus prend au moins six mois à un an. Comme Amineh Kakebava l’écrit dans ses mémoires, elle fait partie des peshmergas qui se rendent en Turquie et demandent l’asile depuis

1 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 613. 2 Ibid, p. 613. 3 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 4 Extrait d’entretien du 22 avril 2015 à Vasteras avec Zara.

302 ce pays1. Parmi les personnes interrogées, 31 personnes sont finalement exilées en Suède, 9 personnes en Allemagne, 4 personnes en France, 2 personnes en Angleterre et une seule personne en Norvège.

Une fois installés dans leur pays d’accueil, les peshmergas doivent également tenter coûte que coûte de s’intégrer dans cette nouvelle société et de s’adapter à leur situation de refugiés politiques. Épuisés par une décennie de bouleversements politiques, ils doivent affronter une nouvelle bataille : vivre dans un nouveau pays sans rien connaître du contexte, de sa langue ni de sa culture. Le premier objectif des peshmergas, surtout des femmes, est, en plus de s’intégrer, de trouver un travail afin de gagner leur vie, surtout qu’elles doivent s’occuper de leurs enfants venus les rejoindre. Le chemin de ces femmes pour devenir de « bonnes mères » est pavé d’obstacles. Pendant longtemps, mères et enfants sont incapables de se comprendre. Akhtar Kamangar écrit à propos de sa relation avec ses deux filles : « Elles ne pouvaient pas me comprendre et elles avaient raison. C’était leur droit. De mon côté, je ne pouvais pas non plus les comprendre et ça, malheureusement, je n’en avais pas le droit en tant que mère. J’entends par là qu’elles ne méritaient pas ça2. » Certaines femmes seules, les maris ayant été tués, n’ayant pas pu les accompagner dans l’exil ou bien encore étant très impliqués dans la politique, doivent élever seules des enfants qu’elles connaissent à peine. Shilan évoque ainsi les premiers temps qui suivent l’exil en Allemagne avec son mari et sa fille : « Contrairement à mon mari, qui passait son temps à faire des allers-retours entre l’Allemagne et le Kurdistan irakien (alors que les mouvements politiques nés de la scission du parti étaient plus faibles et divisés que jamais), moi j’avais choisi dès le début de me consacrer à ma fille. Lui au contraire ne pensait qu’au passé. Quand il a eu son passeport de refugié, la première chose qu’il a faite a été d’aller au marché et d’acheter une centaine de briquets pour les peshmergas qui étaient restés au Kurdistan d’Irak. Il n’avait de place ni pour notre fille ni pour notre couple dans sa vie. La politique était toute sa vie. Nous avons dû nous résigner à cette situation. Ma fille et moi avons construit notre avenir ici sans l’aide de mon mari. Pour ma fille, j’ai joué le rôle de mère et aussi de père3. »

Bien que la situation socio-économique, les restrictions socioculturelles ainsi que la révolution et ses événements ultérieurs empêchent la plupart des jeunes militants, notamment les femmes kurdes, de poursuivre leurs études supérieures, cela est également difficile en exil.

1 Amineh Kakabaveh et Johan Ohlson, « Amineh: pas plus gros qu'un Kalachnikov: de Peshmerga à membre parlementaire » [Amineh : inte större än en kalasjnikov: från peshmerga till riksdagsledamot], op. cit. 2 Akhtar Kamangar, « Les inconvénients de la vie d’Akhtar Kamangar », [Farazhayi az zendegiye Akhtare Kamangar], op. cit., p. 200. 3 Extrait d’entretien du 18 février 2016 à Frankfort avec Shilan.

303 La plupart d’entre eux doivent se mettre à travailler dès leur arrivée dans le pays où ils s’installent. Parmi les 47 personnes interrogées pendant cette étude, seulement 6 d’entre elles (5 femmes et un seul homme) peuvent continuer leurs études supérieures. Alors que certains peshmergas sont actuellement retraités, dès leur arrivée en exil, 25 femmes deviennent aides- soignantes, 11 personnes deviennent enseignants ou fonctionnaires (9 femmes et 2 hommes), 3 hommes deviennent chauffeurs de taxi, 3 personnes travaillent à l’usine (2 hommes et une femme), 3 personnes s’occupent toujours de politique (2 femmes non kurdes et un homme kurde) et un homme travaille dans la restauration.

À part pour celles qui sont blessées ou malades, la vie difficile des femmes peshmergas pendant la décennie des années 1980 leur donne de la force pour surmonter les obstacles. À cet égard, Asrin, une femme peshmerga qui s’exile en Allemagne, dit : « Toutes ces années où les femmes ont lutté sur la scène politique ont finalement donné des résultats. Pas forcément des résultats politiques ou sociaux mais plutôt individuels. Malgré la situation inférieure de presque toutes les femmes peshmergas et en dépit de tous les clichés les considérant comme faibles, fragiles et impuissantes, les femmes peshmergas ont fini par comprendre qu’elles avaient un vrai potentiel. On avait beau nier ou minimiser leurs capacités, elles ont fini par comprendre qu’elles étaient capables d’accomplir quelque chose1. »

3.2.2. Le désengagement politique des peshmergas En plus de l’exil, les peshmergas du Komala se retrouvent face à deux choix. Certains décident de suivre les scissions tantôt en s’opposant, tantôt en adhérant à telle branche. Même s’il n’y avait pas si longtemps qu’ils militaient ensemble dans les rangs d’une même organisation politique avec des objectifs communs, certains d’entre eux rejoignent l’une de ces branches divisées et deviennent désormais des rivaux politiques. Ni la première scission de l’organisation en 1991 ni les scissions ultérieures ne poussent ceux-ci à se désengager de la vie politique. Cependant, dans ces branches divisées, le nombre des militants qui se désengagent de la vie politique augmente de plus en plus. Ainsi, seulement 14 enquêtés sur les 47 (12 femmes sur 37 et 2 hommes sur 10) sont actuellement membres d’une des branches divisées de l’organisation. Quelques femmes peuvent aussi se faire une place et pousser la porte des nouveaux comités centraux. Cependant, de manière similaire à ce que démontrent respectivement Lucie Bargel et Jules Falquet dans leurs travaux sur les militants du Parti socialiste français (PSF)2 et sur les

1 Extrait d’entretien du 24 février 2016 à Cologne avec Asrin. 2 Lucia Bargel, « La socialisation politique sexuée : apprentissage des pratiques politiques et normes de genre chez les jeunes militantes », op. cit.; Lucie BARGEL, « Jeunes socialistes, jeunes UMP. Lieux et processus de socialisation politique », op. cit.

304 mouvements révolutionnaires au Salvador1, les femmes ex-peshmergas du Komala ne peuvent se rendre visibles qu’après la scission de l’organisation où les postes considérés auparavant comme prestigieux ne sont plus si importants, où et l’adhésion aux comités centraux perd de sa valeur. Ces branches divisées, à peine formées, manquent alors de cadres et doivent se développer. C’est plutôt cela qui permet aux femmes d’y accéder.

Certains autres peshmergas décident de se désengager de la vie politique du Komala. Si, pendant un temps de la vie en exil, la plupart des peshmergas exilés poursuivent leur intérêt politique au sein de l’un de ces courants divisés, le désengagement politique est au fur et à mesure le destin de la plupart des peshmergas, surtout les femmes, qui sont largement invisibles au sein de l’organisation à partir des années 1990. En effet, contrairement à ce que démontre l’historienne française Annie Krigel sur les membres féminins au Parti communiste français (PCF) qui restent plus fidèles que les hommes au PCF2, ce n’est pas le cas pour la plupart des femmes peshmergas au sein du Komala. Cependant, comme Philippe Gottraux le suggère en disant que « porter le regard analytique sur le moment de l’abandon des activités politiques, dans la mesure où celui-ci – au carrefour d’une tension entre plusieurs logiques – […] peut être pensé comme un révélateur de “quelque chose” qui n’apparaît pas spontanément à l’observateur3 », le désengagement de la plupart des femmes peshmergas n’est pas dû à leur approche passive de la vie politique ou à une reproduction de la division sexuelle du travail après des années du conflit, c’est-à-dire un « retour au foyer ». Cela est plutôt dû à une vision réaliste de la situation que nous avons déjà expliquée. Selon elles, le militantisme au sein d’une organisation qui parvient à obtenir si peu de résultats est une perte de temps. Certaines femmes, lorsque la passion et la ferveur politique diminuent, lorsque l’aspect bureaucratique et les tâches d’organisation du quotidien prennent le pas sur la lutte politique, décident comme certains de leurs camarades masculins de tourner le dos à l’activité politique de l’organisation. Une telle approche les pousse progressivement à se retirer définitivement de la vie politique ou à chercher d’autres possibilités, surtout après l’exil.

Le choix du désengagement, qui commence à partir des années 1990 et s’accélère plus tard en exil n’est pas si facile à prendre pour deux raisons : premièrement, cette décision est, surtout dès le début, très mal vue et considérée comme le signe de la faiblesse et de l’infidélité

1 Jules Falquet, « Division sexuelle du travail révolutionnaire : Réflexions à partir de l’expérience Salvadorienne (1970-1994) », op. cit. 2 Cité dans Geneviève Dermenjian et Dominique Loiseau, « Itinéraires de femmes communistes », In Olivier Fillieule et Patricia Roux (eds.), Le sexe du militantisme, Lausanne, Sciences Po. 2009, p. 93-113. 3 PHILIPPE GOTTRAUX, « Socialisme ou Barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre », Payot, Lausanne, 1997, p. 174.

305 des peshmergas aux aspirations de l’organisation ainsi qu’à son discours révolutionnaire, le marxisme. Elle est aussi un marqueur de leur collaboration indirecte avec le gouvernement. Les peshmergas démissionnaires peuvent être taxés de « collabos » involontaires du gouvernement, comme le souligne Roonak, toujours membre d’une des branches divisées de l’organisation et qui considère ces démissions comme « un cadeau fait à la République islamique d’Iran1 ». Deuxièmement, être peshmerga constitue une partie importante de leur identité tant individuelle que collective, surtout pour les femmes peshmergas qui peuvent adhérer à l’organisation au même titre que les hommes après avoir surmonté plusieurs obstacles (familiaux, sociaux et organisationnels). Leur présence constitue également une grande rupture dans leur processus de socialisation et peut représenter une grande fierté pour elles. C’est la raison pour laquelle leur désengagement n’est pas une étape si facile, surtout lorsqu’elles font preuve d’un profond dévouement à leur organisation. Pendant des années, elles rejettent l’identité individuelle au profit de l’identité collective, ce qui est la marque des vraies révolutionnaires dévouées aux valeurs de l’organisation et au marxisme. La décision de démissionner fait naître chez la plupart des peshmergas, surtout les femmes, des sentiments de vide, de confusion, d’anonymat et de résignation. Elles en souffrent pendant longtemps. Golrokh Ghobadi, qui démissionne deux ans après son exil en 1990, se souvient de cette période avec une grande tristesse. Elle écrit : « En quittant le Komala, je me sentais comme une mère qui a perdu son enfant après avoir sacrifié toute sa vie pour lui. J’avais l’impression que j’avais tout perdu. Mon âme et les meilleures années de ma vie s’étaient envolées sans aucun résultat ni réalisation concrète2. » Elle poursuit : « Après avoir quitté le Komala, j’avais l’impression d’errer comme une âme en peine. J’ai ressenti un énorme vide en moi3. » Sa camarade Miriam partage le même sentiment : « En dehors de ce mouvement politique, j’avais l’impression d’être insignifiante. La vie me paraissait absurde. Mon identité individuelle n’avait de sens qu’à travers le Komala. Il m’a fallu beaucoup de temps pour me convaincre que je pouvais mener une vie sociale sans être liée à une organisation politique4. »

Cependant, le désengagement des peshmergas, en particulier des femmes, ne signifie pas qu’elles ne s’intéressent plus à la vie sociopolitique. Alors que la plupart des ex-peshmergas sont occupées par la vie quotidienne, le monde politique est toujours au centre de leur attention. Nasrin dit : « Même si aujourd’hui je ne suis plus officiellement impliquée dans la vie d’aucune

1 Extrait d’entretien du 14 avril 2015 à Stockholm avec Roonak. 2 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 621. 3 Ibid, p. 627. 4 Extrait d’entretien du 6 avril 2015 à Stockholm avec Miriam.

306 organisation politique, le monde politique m’intéresse toujours. Je suis attentivement ce qui se passe, en particulier dans les régions kurdes. En regardant les femmes guérillas en Turquie et en Syrie, je me souviens de tout ce que j’ai vécu dans les années 1980 au Kurdistan iranien. »

Certains peshmergas désengagés, en particulier les femmes, cherchent d’autres moyens de participer à la vie sociopolitique. Ils poursuivent leurs activités dans d’autres organisations politiques kurdes ou non kurdes dans les pays où ils s’installent. Susan, une militante pro- Komala qui abandonne la vie politique au sein du Komala après sa libération de prison, continue actuellement son activisme politique comme sympathisante du PKK en Suède. Mandana et Amineh Kakabaveh poursuivent également leur activisme au sein de partis politiques suédois. Mandana, exilée en Suède depuis 1978, ayant dû quitter sa précédente organisation politique, coopère actuellement avec le parti d’extrême gauche de ce pays, Ung Vänster, depuis vingt ans1. Amineh Kakabaveh rencontre un certain succès. Elle est actuellement membre du parlement suédois depuis 2008.

Deux idées principales ressortent des enquêtes menées avec les femmes sur leur engagement politique au sein du Komala dans les années 1980. Certaines femmes peshmergas ne nient pas le lourd tribut qu’elles ont payé afin de participer à la vie politique au sein de l’organisation : différentes restrictions (familiales, sociétales et organisationnelles), prison, torture, perte de proches, situation terrifiante de la lutte armée, manque d’accès aux services de santé et de nutrition les plus élémentaires, éloignement des enfants et finalement exil. Néanmoins, la majorité d’entre elles (28 sur 37 enquêtées) s’accordent trois décennies plus tard pour dire que la période pendant laquelle elles participent activement à la vie politique en tant que peshmergas au sein du Komala est la meilleure période de leur vie, en dépit de tout ce que cela leur a coûté. À la question « Si vous pouviez revenir en arrière, choisiriez-vous le même chemin ? », elles répondent par l’affirmative et valident à nouveau leur choix de jeunesse. Comme Jules Falquet le souligne, « après une guerre, le passé est idéalisé2 », elles se souviennent avec nostalgie des valeurs de ces années au sein du Komala telles que le sacrifice, la priorité de la vie collective sur la vie individuelle, le combat au sein d’une organisation qui pour son époque est assez progressiste et qui défend les peuples opprimés, l’égalité entre homme et femme, la justice socio-économique, etc. C’est finalement Soraya qui en parle le mieux : « Lorsque nous nous réunissons entre anciennes camarades, nous ne parlons que de

1 Extrait d’entretien du 25 décembre 2017 par Skype avec Mandana. 2 Jules Falquet, « Division sexuelle du travail révolutionnaire : Réflexions à partir de l’expérience Salvadorienne (1970-1994) », op. cit.

307 cette période. De nos difficultés, de nos souvenirs collectifs, de nos camarades disparus, etc. Nous ne parlons que de ces moments, ni de nos vies avant cette période, ni après. Nous nous sommes noyées pour toujours dans les souvenirs de cette période1. »

D’autres femmes (moins nombreuses que les premières : 9 enquêtées), alors qu’elles ne nient pas les points positifs de leur engagement dans la vie politique des années 1980 au sein de l’organisation, évoquent le prix très « cher » et « différent » que les femmes doivent payer par rapport aux hommes en participant à la vie politique. Elles disent toutes que leur engagement au sein du Komala, avec sa structure masculine, leur coûte très cher. En plus de tous ces sacrifices des années de combat, elles sont également contraintes de sacrifier leur vie de famille. Certes, les hommes se sacrifient également, mais le coût n’est pas le même. Elles vont jusqu’à affirmer que si elles avaient la possibilité de revenir en arrière, elles ne choisiraient plus la politique comme moyen pour être présentes dans la vie publique. À ce propos, Shahla dit : « Il n’y a aucun doute sur le fait que l’engagement politique au sein du Komala a changé ma vision et mon approche du monde. Je suis devenue plus consciente de moi-même en tant que femme et en tant que Kurde. Mais ma vie de famille a été sacrifiée et, pendant que je perdais mon mari, mes enfants vivaient une vie pleine de stress et de peur. J’ai connu la prison, la vie dans les camps puis l’exil. Pour les femmes qui participent à la vie politique, les problèmes sont bien plus nombreux que pour les hommes. Nous avons vécu des choses que les hommes ne connaîtront jamais2. » Elles en parlent comme de la principale motivation de leur démission politique.

Même aujourd’hui, l’idée d’un mouvement indépendant de femmes ou d’une organisation féminine au sein des partis communistes n’est pas dans les plans de la plupart des femmes toujours membres des branches divisées de l’organisation. Azar Majedi, l’une des figures du Parti communiste-ouvrier d’Iran (une branche divisée du Komala d’origine) et la présidente de l’Organisation pour la libération des femmes, ne cache pas sa réticence à cet égard : « Selon nous, cette idée est pour le moins étrange et à long terme néfaste pour l’achèvement de notre idéal (qui est l’abolition du système capitaliste). À notre avis, cette ségrégation féminine n’est pas pertinente. Il n’est en effet pas cohérent que les femmes luttent “séparément” des hommes. Les femmes ouvrières sont victimes de la même oppression capitaliste que les hommes et elles doivent lutter au côté de leurs camarades masculins et non à la marge. Nous rejetons fermement le principe de non-mixité dans la lutte. C’est pour nous la seule façon de lutter et il n’existe pas

1 Extrait d’entretien du 25 avril 2015 à Gutenberg avec Soraya. 2 Extrait d’entretien du 21 octobre 2014 à Paris avec Shahla.

308 selon nous de “voie” intermédiaire. L’idée d’un mouvement autonome de femmes est véritablement ringarde à nos yeux. Il faut, encore une fois, lutter contre cet “apartheid” sexuel au sein du Parti et mener la lutte tous ensemble, hommes et femmes main dans la main1. »

Cependant, certaines femmes désengagées s’intéressent de plus en plus à des activités liées à la question des femmes en critiquant la place subalterne des femmes au sein du Komala dans les années 1980. Les années de vie en exil et la comparaison de leur position subalterne avec la situation des femmes au sein de la société européenne et d’autres mouvements sociopolitiques comme les femmes guérillas kurdes en Turquie et en Syrie les amènent à critiquer davantage leur place inférieure au sein du Komala. À cet égard, Jaleh dit : « Certaines femmes ex-peshmergas sont aujourd’hui déçues par leur expérience politique au sein du Komala. Nous avons tout fait pour cette organisation, nous avons sacrifié nos vies, nos enfants et, en fin de compte, nous n’avons rien obtenu. Cette organisation était et est même aujourd’hui très fière d’avoir eu des femmes dans ses rangs, mais nous, les femmes peshmergas, nous n’avons pas de quoi être fières. Nous avons payé un lourd tribut mais sans résultats, pas même un statut symbolique. C’est pourquoi certaines de mes camarades et moi, nous avons décidé de fonder une association de femmes indépendante des branches divisées du Komala2. »

Certaines femmes désengagées se renseignent alors désormais sur le féminisme. Sur ce tournant, Golrokh Ghobadi écrit : « En fréquentant quelques associations de femmes en Suède, je me suis concentrée de plus en plus sur la question des femmes. Je comparais toujours mon expérience lors de mes années de militantisme avec d’autres mouvements et […] j’ai compris que j’avais besoin de m’armer avec le féminisme. C’est pourquoi, en participant à quelques cours féministes, j’ai appris beaucoup de choses, sur la manière de voir et d’analyser3. »

Également, certains peshmergas désengagés (hommes et femmes) fondent une association de femmes en 2006, « Droits des femmes kurdes », avec différentes branches en Suède, Norvège et Angleterre. Dans le manifeste de cette association, on lit : « Nous tentons de fonder une société séculaire et démocratique qui reconnaît les droits des femmes dans tous les domaines. […] Nous tentons également d’être la voix des femmes dans les médias mondiaux

1 Azar Majedi, « Organisation indépendante des femmes ouvrières et la généralisation d’apartheid sexuel au mouvement ouvrier », [Tashakolé Mostaghele Zanane Kargar Tamime Apartaidé Jensi be Jonbeshe Kargari], 2013 : https://www.mobarez- k.com/arshiv (consulté le 6 janvier 2014) 2 Extrait d’entretien du 27 avril 2015 à Gutenberg avec Jaleh. 3 Golrokh Ghobadi, « Anémone sur le rocher, la vie et le temps d'une femme kurde », [Shaghayg-ha bar sanglakh, zendegi u zamaneye yek zane Kurd], op. cit., p. 628 & 637.

309 et, en défendant les militantes kurdes en Iran, nous voulons promouvoir leur lutte émancipatrice1. »

En conséquence, comme nous l’avons expliqué dans ce chapitre, en dépit de la présence sans précédent des femmes dans les domaines non armés (radio, publication, appui logistique, santé, communication) mais aussi dans le domaine armé, malgré le fait qu’elles prennent les armes au même titre que les hommes, elles ne sont pas aussi visibles que ceux-ci dans la hiérarchie de l’organisation. Si des raisons externes comme les connaissances et l’expérience politique moindres des femmes kurdes peuvent expliquer l’invisibilisation de la plupart des femmes peshmergas, elles ne justifient pas tout. En plus de celles-ci, la reconfiguration et la reproduction des rapports sociaux de sexe au sein de l’organisation, où les femmes sont considérées comme « faibles » et « fragiles » et peu légitimes pour des postes prestigieux, sont une autre raison de l’invisibilité des femmes. À l’aune de la division sexuelle du travail révolutionnaire qui se produit au sein de cette organisation, les femmes entrent dans la vie politique du Komala pour occuper une position hiérarchique subalterne. Elles peuvent certes gagner certaines responsabilités, mais cela ne garantit pas l’égalité des droits et des chances entre les deux sexes au sein de ce mouvement. Les femmes ont bien moins d’espoir que leurs camarades hommes d’évoluer hiérarchiquement au sein de l’organisation. La répartition des postes importants, comme dans la plupart des mouvements sociopolitiques, reste largement entre les mains des hommes. Ce ne sont que de grands hommes (dirigeants, commandants armés et politiques, martyrs) qui représentent l’organisation. Plusieurs raisons peuvent expliquer la marginalisation des femmes peshmergas, telles que le machisme, la division sexuelle du travail au niveau exécutif de l’organisation (hommes/commandants et femmes/commandées) ainsi que la consolidation de cette division au niveau symbolique également.

Non seulement la majorité des femmes peshmergas sont, selon la division sexuelle du travail, privées des postes prestigieux et de direction mais l’organisation elle-même renforce aussi cette division au détriment des femmes. De plus, l’échec armé et politique de l’organisation, sa première scission en 1991 ainsi que l’exil de la plupart des peshmergas aggravent davantage encore l’invisibilisation des femmes peshmergas.

1 Ibdi, p. 639.

310 Conclusion générale

Cette recherche a eu pour objectif d’analyser les rapports sociaux de sexe au sein du Komala entre 1979 et 1991. Alors que la participation politique et armée des femmes au sein du Komala n’avait jamais fait l’objet de recherches académiques jusqu’à aujourd’hui, cette thèse analyse les expériences des femmes en s’appuyant sur des récits de vie d’ex-peshmergas. La constitution et l’analyse d’un corpus d’entretiens ont rendu visibles des événements ignorés par la production scientifique sur cette période, et ont permis de mettre au centre de la chronologie des transformations concernant les femmes kurdes au sein de l’organisation. Les corpus théoriques des études de genre ont été notre outil principal pour observer et analyser les inégalités entre femmes et hommes au sein de cette organisation, ainsi que les mécanismes de leur (re)production. Les trajectoires militantes des femmes kurdes analysées à l’aide des corpus théoriques des études de genre et féministes ont permis d’observer l’articulation, les continuités et les reconfigurations entre la division sexuelle du travail reproductif, la division sexuelle du travail révolutionnaire et les représentations sexistes.

Afin d’atteindre nos objectifs, cette étude s’est faite en trois parties. La première partie a examiné la situation des femmes kurdes à la fois dans la vie publique et dans la vie privée avant la révolution, en particulier celles qui continuent leur engagement politique au sein du Komala, afin de comprendre pourquoi et comment elles ont participé à ce bouleversement politique. Ainsi, nous avons analysé les conditions culturelles, politiques, socio-économiques et familiales des femmes kurdes sous le régime Pahlavi (1925-1979). Cette première partie, plus qu’une mise en contexte, nous a permis d’élaborer un angle d’approche utile pour analyser la formation politique du Komala du point de vue de la condition de ses membres en tant que femmes et en tant que minorité ethnique. Adopter une perspective féministe sur cette période de l’histoire a signifié prendre en compte l’articulation entre l’espace privé et l’espace public, entre l’espace de la famille et l’espace politique. Nous avons montré qu’au contraire de certaines femmes iraniennes, la quasi-totalité des femmes kurdes, doublement discriminées en tant que femmes et Kurdes, n’ont pu participer à la vie politique des années 1970. Leur participation politique dans la révolution de 1979 était également restreinte.

Notre étude a identifié deux moments distincts de mobilisation des femmes au sein du Komala, après la victoire de la révolution, qui correspondent à deux parties différentes. La deuxième partie a ainsi examiné l’engagement de nombreuses femmes kurdes de l’espace urbain en tant que sympathisantes dans tous les événements sociopolitiques organisés par le

311 Komala après la victoire de la révolution (11 février 1979) jusqu’en mars 1981. La troisième a analysé l’engagement des femmes dans la lutte armée au sein du Komala de mars 1981 à la fin des années 1980. C’est au cours de cette dernière période que le Komala a pu se présenter comme la première organisation politique kurde (en Iran, Irak, Syrie et Turquie) à avoir accepté d’armer les femmes et d’en faire des combattantes.

Cette recherche a pu montrer que le Komala suscitait l’intérêt des femmes pour trois raisons principales:

Tout d’abord, cette organisation, en raison de son ancrage marxiste, s’est distinguée du reste du paysage politique kurde et non kurde dès son émergence, en articulant dans son idéologie la « question de la femme » avec la question de la justice socio-économique et de la cause kurde dans une période où, dans l’ensemble du pays, le rayonnement de la révolution s’est propagé jusque dans la plus petite institution de la société kurde, la famille. L’attention portée à la « question de la femme » était l’une des préoccupations de l’organisation, même au plus fort des tensions politiques auxquelles elle a été confrontée. Ainsi, certains dirigeants du Komala faisaient partie des rares marxistes iraniens qui encouragèrent les femmes à protester contre l’obligation du voile dès le lendemain de la révolution, obligation qui fut aussi critiquée dans plusieurs écrits de l’organisation. La Journée internationale des droits des femmes fut célébrée pour la première fois à l’initiative de certaines personnalités de l’organisation dans deux villes des régions kurdes d’Iran (Sanandaj et Marivan) en mars 1979. La pleine égalité des hommes et des femmes dans le droit et l’abolition de la discrimination selon le sexe sont soulignées dans le quatrième article du programme du Komala pour l’autonomie du Kurdistan en 1984 et cela devient également une partie de l’éducation (la formation) des nouveaux peshmergas. Le Komala tente aussi de respecter cette égalité en pratique au sein de l’organisation elle-même, en y instaurant l’égalité des droits des femmes et des hommes en cas de divorce et dans la filiation des enfants, l’interdiction de la polygamie, la liberté de toute personne de plus de dix-huit ans à former une famille de sa propre initiative, la reconnaissance du mariage civil. La violence envers les femmes ainsi que des pratiques comme le mariage forcé ou l’échange des femmes ont été également au centre des critiques formulées par l’organisation au cours des années 1980. C’est pourquoi échapper à des contraintes familiales constitua une autre motivation à rejoindre le Komala pour certaines femmes.

Enfin, la volonté de se protéger de la vague de répression organisée par la République islamique d’Iran et la peur d’être violées en prison à partir de 1981 furent les raisons les plus

312 importantes qui incitèrent les femmes à rejoindre les rangs du Komala à l’époque de la lutte armée en tant que peshmergas. À partir de l’année 1980, lorsque la négociation fut remplacée par la lutte armée, des femmes kurdes urbaines et villageoises ainsi que certaines femmes non kurdes ont peu à peu rejoint cette organisation en tant que peshmergas. L’étude de cette période a montré l’articulation entre la formation des convictions politiques des femmes kurdes, leurs conditions matérielles de vie et leurs trajectoires d’engagement dans un contexte de forte répression. Sans nier la conviction politique de toutes les femmes à s’engager dans la lutte armée, nous avons montré que la présence de la plupart des femmes au sein des camps de la lutte armée du Komala n’était pas seulement un choix idéologique individuel, mais le résultat d’un contexte, de contraintes et de stratégies pour y faire face. Pour de nombreuses femmes kurdes, s’engager dans la lutte armée était une nécessité pour échapper à un destin tragique pour les femmes identifiées comme militantes marxistes pendant cette période : être tuées ou violées en prison par les forces gouvernementales.

L’engagement des femmes kurdes dans la vie politique lors de ces années était une nouveauté dans la société kurde, en Iran comme dans les autres régions kurdes en Turquie, en Syrie et en Irak. Plusieurs normes de genre qui faisaient du « sujet politique », « combattant », « peshmerga », « martyr », des caractéristiques exclusivement « masculines », ont été progressivement modifiées. Les femmes du Komala s’engageaient dans la vie politique et en particulier dans la lutte armée, qui était traditionnellement considérée comme un domaine masculin, incompatible avec la réputation de « fragilité » et de « faiblesse » des femmes. Ces militantes ont non seulement élargi leur champ d’action, mais elles ont également battu en brèche ces définitions essentialistes. Plus de cent femmes du Komala tombées au combat ou en prison pendant cette période ont constitué des preuves indéniables de cette rupture et du fait que les femmes étaient également capables de combattre et de mourir pour leurs convictions politiques. Les faits évoqués dans la thèse rappellent que les frontières entre ce qui serait un espace masculin et un espace féminin sont mouvantes et n’ont rien de fixe ; que les frontières entre le monde féminin et masculin sont socioculturelles et peuvent être modifiées et reconfigurées en fonction de changements sociopolitiques tels que la révolution et la guerre. Ces frontières reposent sur une division sexuelle du travail reproductif. Mais si les femmes peuvent intégrer la sphère masculine, la division sexuelle du travail se reconfigure. Les femmes kurdes, qui étaient auparavant largement cantonnées à leur rôle d’épouse ou de mère et sur qui reposait l’honneur de la famille, ont pu se présenter en tant que sujets politiques, tant dans

313 l’espace urbain que dans l’espace rural, à la suite de leur adhésion à la lutte armée à partir de 1981.

Cette étude (dans la deuxième et la troisième partie) montre aussi la reformulation des divisions sexuelles du travail au sein du Komala. En effet, remettre en question les rapports sociaux de sexe enracinés depuis longtemps n’est pas chose aisée et des changements sociopolitiques tels que la révolution et la guerre ne peuvent pas les abolir facilement. À l’instar des discours idéologiques et politiques examinés dans la première partie de cette étude, comme le discours modernisateur du régime Pahlavi (1925-1979) et le discours révolutionnaire de l’opposition iranienne, notamment émis par les organisations marxistes dans les années 1970, le discours porté par le Komala ainsi que ses pratiques entre 1979 et 1991 n’étaient pas non plus à l’abri de la (re)production des rapports sociaux de sexe. L’analyse menée dans la deuxième et la troisième partie de cette étude montre avec force combien, malgré la présence des femmes, les politiques menées par le Komala s’inscrivent dans une vision essentialiste et inégalitaire du genre. Par conséquent, l’expérience politique des femmes au sein du Komala est ambivalente au regard du genre. En effet, il existe un grand écart entre le discours officiel de l’organisation et les pratiques en son sein. Les femmes peshmergas ont participé au conflit armé aux côtés des hommes sur plusieurs champs de bataille, à la fois contre les forces gouvernementales et contre les forces politiques kurdes du PDKI. Elles ont vécu dans des camps au Kurdistan irakien, libérées de leurs tâches maternelles et éloignées de leurs enfants. Elles ont souffert de la guerre, de la soif, de la faim, de la peur, des bombardements, comme les hommes, pourtant cela n’a pas bouleversé les rapports sociaux de sexe. Ces rapports se (re)produisent au sein du Komala pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les rapports sociaux de sexe s’imposent aux peshmergas du Komala de l’extérieur. La jeunesse de ses membres, son manque d’expérience organisationnelle au moment de la révolution et l’entrée de l’organisation dans la lutte armée y contribuent. Cependant, ces rapports se fabriquent également à l’intérieur de l’organisation elle-même, tant sur un plan théorique que pratique. Ce dernier, auquel est consacré l’essentiel de cette étude, montre mieux la (re)production de ces rapports à différentes étapes. Les résultats de cette étude montrent aussi que le Komala n’était pas une « exception » à la règle au sujet des rapports sociaux de sexe, contrairement à ce qu’affirmait Ebrahim Alizadeh, un des dirigeants de l’organisation. En effet, il considérait la présence de femmes peshmergas comme le signe de l’engagement de l’organisation en faveur de l’égalité entre les sexes. Ces résultats contredisent également Shahrzad Mojab, qui a récemment souligné que le

314 Komala s’était distingué d’autres organisations politiques kurdes ayant des « politiques de genre conservatrices ».

Bien que cette organisation se soit considérée comme révolutionnaire et avant-gardiste, elle était toujours dans une forme « d’aller-retour1» entre les normes dominantes de la société et les ruptures qu’elle provoquait. Alors que la « question de la femme » était l’une des préoccupations de l’organisation, en considérant les femmes comme membres du peuple kurde opprimé de 1979 à 1983 ou comme membres de la classe ouvrière à partir de la formation du PCI en 1983, l’idéologie de l’organisation ne les considérait pas comme une catégorie spécifique opprimée par le système patriarcal et les normes dominantes de la société. Ainsi, selon le discours du PCI, l’abolition du patriarcat n’était pas possible si les femmes ne s’engageaient pas pleinement dans les luttes sociales générales, notamment contre le système capitaliste, dans le but d’améliorer la condition ouvrière. Car, selon le discours de l’organisation, les luttes sociales ouvrières et celles des femmes se « servaient » mutuellement.

Cependant, la situation des femmes du Komala était dans la réalité plus problématique que cela. Les pratiques quotidiennes de l’organisation dès son émergence ont différencié hommes et femmes. Le coût de l’engagement pour les femmes était plus élevé que pour les hommes du Komala.

Les récits des femmes ex-peshmergas de la première étape de leur engagement, entre 1979 et 1981, ont montré comment elles ont fait de la vie quotidienne l’ancrage de leurs évaluations critiques et de leur politisation conduisant au choix de devenir sympathisantes du Komala. Les femmes, bien plus que les hommes, étaient obligées de défier des obstacles familiaux, sociaux et organisationnels pour pouvoir être visibles puis reconnues sur la scène publique de la vie politique du Komala. Elles ont dû faire face au stigmate de « putain » qui visait plutôt les femmes qui sortaient de la place assignée au foyer, parce que leur travail n’était plus accaparé par l’institution sociale légitime de la famille mais contribuait à celui d’une organisation politique. Les femmes ont dû faire face aux menaces de rumeurs et du stigmate d’immoralité en s’éloignant de leurs camarades masculins, ce qui a eu pour effet de les éloigner des espaces de socialisation militante intermédiaires. L’action politique des femmes au sein du Komala devait être légitimée au contraire par une mise en scène publique, à travers une tenue

1 Jules Falquet, « Entre rupture et reproduction : femmes salvadoriennes dans la guerre révolutionnaire (1981-1992) », op. cit, p. 20.

315 vestimentaire et une tenue sociale, le cadre collectif de l’organisation fonctionnant alors comme un regard, une garantie et une surveillance de leur moralité.

Après leur admission à partir de 1981 en tant que peshmergas, elles ont subi beaucoup plus fortement qu’avant un contrôle collectif de la part de leurs camarades peshmergas hommes de leur façon de se représenter et d’interagir. La surveillance familiale pour protéger l’honneur et contrôler la sexualité des femmes a été remplacée par la surveillance organisationnelle des femmes. Certes, l’organisation imposait une discipline à l’ensemble de ses membres, mais les femmes ont été l’objet d’une surveillance supplémentaire et particulière parce qu’elles étaient des femmes. De plus, leurs activités militantes étaient à la fois cantonnées à des tâches considérées comme moins nobles et moins dangereuses et caractérisées par leur polyvalence, qui s’accompagnait d’une invisibilisation de leurs savoirs spécifiques.

La branche armée du Komala est restée masculine jusqu’en 1982 alors que la lutte armée a commencé en avril 1980. Ce sont la répression des femmes par le gouvernement central et l’augmentation du nombre de femmes dans les zones rurales qui ont poussé l’organisation à accepter les femmes en tant que peshmergas en 1981. Cependant, elles ont été tout d’abord investies comme des forces auxiliaires de soutien et pourvoyeuses de nourriture dans des secteurs comme l’édition de journaux et de brochures de propagande, la radio, l’enseignement, la logistique, l’approvisionnement, l’alimentation et le soin aux blessés, des tâches que Manuel Cervez-Marzal appelle les « tâches de l’ombre1 ». Lorsque les femmes intègrent le Komala en tant que peshmergas et les camps de peshmergas dans les zones rurales, la reconfiguration de la division sexuelle du travail révolutionnaire s’exprime par la polyvalence des activités des femmes, qui marque l’infériorité accordée au travail qu’elles produisent et son invisibilisation.

Ce sont l’augmentation du nombre de femmes dans les zones rurales et les demandes permanentes des femmes d’être acceptées dans la lutte armée qui obligèrent finalement le Komala à faire entrer les femmes dans la branche armée en 1982. Il semble que sans ces arguments décisifs, la division du travail fondée sur le sexe aurait pu se poursuivre au sein du Komala : les hommes dans le rôle de peshmerga et de « guerrier » et les femmes dans le rôle dans de « soutien ». Cependant, l’admission officielle des femmes dans l’organisation s’est faite difficilement et graduellement. Leur présence s’est faite étape par étape et de manière conditionnelle. Les discriminations envers les femmes ont également perduré après leur

1 Manuel Cervera-Marzal, « Domination masculine dans le militantisme », op. cit.

316 admission dans la branche armée, avec notamment la distribution genrée des armes (des G-3 pour les femmes et des kalachnikovs pour les hommes), et leur exclusion parfois volontaire des opérations de terrain les plus importantes.

La nouveauté pour les femmes au sein de l’organisation du Komala, en matière d’expérience de genre, a été de devoir gérer une ambivalence et une position difficilement tenable : occuper un espace traditionnellement réservé aux hommes, devenir fortes et dures comme des hommes pour légitimer leur place ; et en même temps être renvoyées sans cesse à leur condition de femmes devant constamment faire attention aux conséquences de leurs transgressions. L’organisation du Komala a d’ailleurs nourri cette tension en faisant référence à la figure du « villageois » : exiger des femmes peshmergas d’être fortes comme des hommes pour défendre une image de la femme émancipée, mais pas trop pour ne pas choquer les représentations des villageois et compromettre la réputation morale de l’organisation.

Un des arguments de notre travail est que cette position paradoxale repose sur la non- remise en cause du travail reproductif par l’organisation. Pour maintenir son image morale, l’organisation a officialisé l’institution du mariage à l’intérieur de l’organisation. Les femmes, au sein de l’organisation, ont été réassignées au travail reproductif. La structure du système familial en défaveur des femmes persistait après leur admission. La place des femmes inférieure à celle des hommes et la domination masculine au sein des couples peshmergas au sein de l’organisation, la préservation des rôles sexués, surtout au sujet de la maternité (les femmes étaient seules responsables des enfants), le manque de détermination de l’organisation pour combattre la violence et les discriminations envers les femmes en étaient encore des preuves. Ainsi, si le mariage des peshmergas s’est différencié en quelque mesure du mariage dominant de la société, les mariages au sein de l’organisation, et particulièrement le mariage hypergamique, renforçaient la domination masculine dans les couples peshmergas. Bien que le Komala ait défendu une position progressiste à cet égard, le mariage à l’intérieur de l’organisation s’est retourné en grande partie contre les femmes, constituant pour elles une nouvelle forme d’oppression.

Comme nous l’avons vu dans le dernier chapitre de cette recherche, la plupart des femmes étaient invisibles tandis que les « grands » hommes avaient un rôle décisif dans le destin de l’organisation. C’est pourquoi, à la fin des années 1980, les femmes se sont retrouvées face à une double défaite. Défaite sur les plans politique et armé face aux forces gouvernementales, mais également vis-à-vis de leurs camarades hommes, qui ont su accaparer tout le capital

317 symbolique généré par la lutte politique : le nom de l’organisation, l’exclusivité de l’engagement héroïque, la mémoire officielle du passé et la reconnaissance des nouvelles générations d’opposants.

Toutes ces raisons expliquent pourquoi les rapports de sexe au sein du Komala n’ont pas pu être profondément modifiés. L’organisation du Komala a (re)produit les rapports sociaux de sexe à l’instar de la plupart des mouvements sociopolitiques kurdes et non kurdes, sur la base de dynamiques à la fois externes et internes à l’organisation. Les récits des ex-peshmergas, en particulier ceux des femmes qui ont vécu cette période, montrent bien les faits structurants. À titre d’exemple, dans ses mémoires, Akhtar Kamangar, un ancien peshmerga de cette organisation et membre actuel du PCI, écrit : « Bien que des femmes en armes se soient jointes à la lutte du Komala, ce n’était pas pour autant la fin du patriarcat, ni dans la société ni dans notre mouvement politique. Mais c’était tout de même une étape historique très importante. Malheureusement, la tradition et la culture patriarcale qui gagnaient notre société ont empêché l’ascension et la prospérité des femmes1. »

Bien qu’un événement aussi soudain que la révolution de 1979 marquant la fin de cinquante-cinq ans de tyrannie et l’affaiblissement de certaines normes dominantes dans la société kurde aient permis aux femmes de briser les serrures de leur maison, certains aspects du patriarcat n’ont pas pu être effacés. Notre étude montre que la perspective du travail appliquée à l’espace politique est essentielle pour former une perspective critique radicale sur les inégalités entre les hommes et les femmes. Il s’agissait donc pour ce travail de rompre avec l’approche idéologique développée par l’organisation du Komala sur l’oppression des femmes comme étant la conséquence de contraintes socioculturelles traditionnelles prenant racine au sein de la famille, pensée comme une structure arriérée, en opposition à l’organisation collective des peshmergas, pensée comme révolutionnaire.

Les analyses de cette thèse viennent également de déconstruire une représentation « très positive » de la libération des femmes kurdes dans les médias occidentaux, notamment français, une représentation qui est tout d’abord liée aux travaux des voyageurs orientalistes, des diplomates occidentaux ou du personnel militaire et des superviseurs2. Les femmes kurdes sont présentées comme des révolutionnaires, des libérées et des libératrices ayant de fortes

1 Akhtar Kamangar, « Les inconvénients de la vie d’Akhtar Kamangar », [Farazhayi az zendegiye Akhtare Kamangar], op. cit, p. 209. 2 Janet Klein, « En-gendering Nationalism: The Women Question in Kurdish Nationalist Discourse of the Late Ottoman Period », In Shahrzad Mojab (eds.), Women of a Non-State Nation: The Kurds, Costa Mesa, Mazda Publishers, 2001, p. p.25-51.

318 caractéristiques de leadership et plus libres que les femmes des peuples voisins, comme les femmes arabes ou turques. Cette présentation positive arrive à son sommet avec la diffusion des images des femmes combattantes kurdes en Syrie contre l’État islamique entre 2014 et 20161. Ces images peuvent dans une certaine mesure être considérées comme crédibles. Cependant, cette présentation idéalisée des femmes kurdes, surtout celles qui s’engagent dans la vie politique, est très superficielle et ne peut pas montrer la complexité et les nuances de la situation des femmes kurdes tant dans la société que dans les mouvements sociopolitiques kurdes. Car, comme nous l’avons vu dans cette recherche, leur situation de double discrimination, en tant que femmes et Kurdes, est directement liée à la situation socio- économique discriminatoire dans laquelle elles se trouvent, étant dans une position inférieure aux hommes kurdes ainsi qu’aux femmes non kurdes des régions centrales de l’Iran. C’est pourquoi il reste assez difficile de modifier les rapports sociaux de sexe même si leur engagement dans la vie politique peut, dans une certaine mesure, remettre en cause la division sexuelle du travail. Comme le cas du Komala le montre, malgré le fait que l’évolution de la situation des femmes figure dans les programmes de l’organisation, les revendications spécifiques des femmes restent invisibles et ce sont plutôt les figures intellectuelles ou politiques masculines qui déterminent les demandes et les objectifs des mouvements. Les femmes militantes doivent agir conformément à la politique du parti sur les questions féminines.

De plus, l’organisation réduit l’inégalité entre les sexes, qui est un phénomène que l’on retrouve dans le monde entier, aux conditions politiques de l’époque, et affirme que la liberté des femmes kurdes dépend de la liberté du peuple kurde ou des ouvrières, ce qui rend indispensable la participation des femmes kurdes. Celui-ci rend invisible la (re)production des rapports sociaux de sexe à la fois dans la société kurde et dans ses organisations politiques et l’activisme des militantes des droits des femmes pourrait être remis en cause comme une lutte secondaire. Les normes dominantes de la société kurde, qui s’imposent certainement aux mouvements sociopolitiques kurdes, peuvent à tout moment (re)produire les relations de genre en leur sein. Même si des changements relativement importants surviennent au regard des rôles du genre et de la participation effective des femmes à la politique, notamment au sein des organisations marxistes, la (re)production des rapports sociaux de sexe est souvent à l’œuvre, comme nous l’avons montré au cours de cette étude, au sein du Komala.

1 Hilal Alkan, « The Sexual Politics of War: Reading the Kurdish Conflict Through Images of Women », op. cit.

319 L’engagement politique des femmes kurdes ne s’est pas limité au Komala. Il constitue toujours un sujet de réflexion important. Comme le cas des Kurdes en Turquie et récemment le cas des Kurdes en Syrie nous le prouvent, l’engagement des femmes dans la vie politique constitue une dimension déterminante de la lutte du mouvement politique kurde. Alors que la présence des femmes dans les rangs des guérillas au sein du PKK en Turquie était relativement basse à la fin des années 1980 et au début des années 1990 (10 %), leur présence a aujourd’hui fortement augmenté et atteint 40 %1. Cependant, sans prendre en compte l’analyse en matière de genre ou de rapports sociaux de sexe, la transformation du système patriarcal passera aux yeux des militants kurdes, y compris des femmes elles-mêmes, pour un but annexe, sous d’autres prétextes. Dans une telle situation, alors que les rôles sexués se transforment au cours du temps, la présence des femmes militantes au sein des mouvements sociopolitiques kurdes dans tous les domaines, armé et non armé, ainsi que tous les sacrifices qu’elles ont endurés ne seraient qu’une féminisation au service de la cause kurde ou des objectifs organisationnels. Leur militantisme politique en faveur de cette cause peut à tout moment se retourner contre elles et leurs droits spécifiques en tant que femmes. Le cas du Komala nous a bien montré l’issue d’une féminisation qui ne fait pas de la situation spécifique des femmes l’une des priorités.

Cette recherche a enfin permis de mettre au jour les spécificités de la participation politique de femmes qui n’appartiennent pas à l’ethnie majoritaire en Iran et qui au contraire subissent une domination de genre et d’ethnie. La participation politique de ces femmes minoritaires a été occultée, tant dans les mouvements sociaux en Iran que dans la production scientifique traitant du genre en Iran. En effet, ce sont surtout les vécus des femmes persanes des classes supérieure ou moyenne des régions centrales de l’Iran qui se présentent comme l’exemple de toutes les Iraniennes. C’est pourquoi cette recherche participe à l’écriture d’une histoire des femmes, confrontées à de multiples oppressions dans un contexte impérial. Cette histoire peine à s’écrire, comme le montrent les travaux de Silyane Larcher et de Myriam Paris sur l’empire colonial français2.

1 Mélanie Dubuy, La contribution des femmes à la revendication du peuple kurde à l’autodétermination, Civitas Europa, n° 34, 2015, p. 99. 2 Silyane Larcher, « The End of Silence. On the Revival of Afrofeminism in Contemporary France », in Félix Germain et Silyane Larcher (dir.), Black French Women and the Struggle for Equality, 1848-2016, Lincoln, University of Nebraska Press, 2018, p. 69-88 ; Myriam Paris, « La terreur des femmes. Esclavage et loi du silence à la Réunion », Revue du Collège international de Philosophie, n° 62, 2008, p. 107-109 ; Myriam Paris, « La page blanche. Genre, esclavage et métissage dans la construction de la trame coloniale (La Réunion, XVIIe-XIXe siècle) », Les cahiers du CEDREF, n°14, 2006, p. 31-51.

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Thèse de Javadzadeh Abdolrahim, « Marxists into Muslims: An Iranian Irony », sous la direction de Barry B. Levine, Florida, 2007, Florida International University.

Documentaires Khaki Mohammad, Les interviewes avec les anciens militants d’extrêmes gauches sous le nom de « L’histoire orale de la gauche au Kurdistan », [Tarikhe shafahiye chap dar Kurdistan], 2016- 2019 : https://t.me/KULHISTORY, https://www.youtube.com/user/SuperAaram.

Trois vidéos du premier groupe de femmes armées du Komala : https://www.youtube.com/watch?v=gayBvjTzSug&t=448s;https://www.youtube.com/watch?v=x 6xIMZFc488&t=511s; https://www.youtube.com/watch?v=fUKhYNT35KA.

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342 « Le programme du Komala pour l’autonomie du Kurdistan », [Barname-i Komala baray-i Khudmukhtari-i Kurdistan], approuvé par le quatrième congrès du Komal, 1984 : https://cpiran.org/ketabkhane/asnad/pdf/bkbx.pdf

343

Index

344 Index 1. Liste d Index 1. Liste des femmes tuées au sein du Komala lors des années 1980

Nom et prénom Date et lieu Date de mort Raison et lieu de mort de naissance 1 Azami, Nayereh 1979 Exécution en prison 2 Shahsawari, Mastoure 25 mai 1980 Exécution en prison-Sanandaj 3 Ka’abi, Nasrin 29 août 1980 Exécution en prison-Sanandaj 4 Ka’abi, Shahla 29 août 1980 Exécution en prison-Sanandaj 5 Golnasab, Farideh 1980 Exécution en prison 6 Badjalani, Zarifeh 1980 Exécution en prison-Kamiaran 7 Shabani, Ameneh 1980 Exécution en prison 8 Khormali, Khanim 1980 Exécution en prison 9 Darayie, Fazilat 1964 23 novembre 1981 Exécution en prison-Saghez 10 Chamanara, Shahla 1981 Exécution en prison 11 Daneshwar Fazli, Zahra 16 juin 1982 Exécution en prison-Téhéran 12 Vakilzadeh, Farnoosh Juin 1982 Exécution en prison-Shiraz 13 Karimian, Sadieh 1982 Exécution en prison 14 Pakniya, Nasrin 1982 Exécution en prison 15 Djamshidi, Fatemeh 1982 Exécution en prison 16 Yousefi, Farideh 17 mars 1983 Exécution en prison-Téhéran 17 Sayed Zahedi, Shaboo 4 mai 1983 Suicide en prison-Marivan 18 Hassani, Ameneh 1936 31 mai 1983 Morte sous la torture dans la prison d’Urmiyeh 19 Arabian Khoshkoo, 1965- 14 juin 1983 Exécution en prison- Téhéran Fereshteh Mashhad 20 Hashemi Mahin, Monir 1954 13 août 1983 Exécution en prison-Téhéran 21 Vahidi, Vahideh 14 août 1983 Exécution en prison-Saghez 22 Taraghi, Marie 1961 1983 Exécution en prison 23 Farshchi, Fariba 1964 1983 Exécution en prison 24 Ghazi Zadeh, Khoshnam 1983 Exécution en prison 25 Karimi, Narmin 1972-Mahabad 1983 Exécution en prison 26 Sarhangi, Masooumeh 1975- Mahabad 1983 Exécution en prison 27 Abdollah zadeh, Mahin 1983 Exécution en prison 28 Ebrahimi, Sholeh 1983 Exécution en prison 29 Modaresi, Shahrbanoo 1958 1983 Exécution en prison 30 Khaksar, Iran 1961-Téhéran Octobre 1984 Exécution en prison-Téhéran 31 Mohammadi, Safiyeh 1363-Mahābād Décembre 1984 Exécution en prison-Sanandaj 32 Zamani, Mehri 1984 Exécution en prison-Téhéran 33 Djam Pour, Pooran 1953-Téhéran 13 juillet 1984 Exécution en prison 34 Vaisi-Ashrafi 1959 1984 Exécution en prison 35 Abbasi, Latifeh 1967 1985 Exécution en prison 36 Taghadosi, Fahimeh 1953-Amol 30 juillet 1985 Exécution en prison-Téhéran (Nord d’Iran) 37 Nawdinian, Azizeh 1949 9 septembre 1985 Exécution en prison 38 Parastar, Ameneh 30 juillet 1988 Morte sous la torture en prison 39 Kolahghoochi, Shahla 1961-Sanandaj Septembre 1989 Exécution en prison-Sanandaj 40 Sharifi, Atiyeh 1968 Septembre 1989 Exécution en prison-Sanandaj 41 Ghaderi, Zamaneh 1963 L’automne 1989 Exécution en prison 42 Dayeh Khorshid 1980 Tuée par les forces gouvernementales-Divandarah (sympathisante) 43 Azhar, Kalebey 1981 Guerre contre les forces gouvernementales- Diwandarah 44 Khalendi, Zibandeh 1981 Guerre contre les forces gouvernementales-Mahābād 45 Hakimi, Fereshteh 1958-Sanandaj 15 février 1984 Guerre contre les forces gouvernementales- Divandarah 46 Madjnoon, Asmar 15 mars 1984 Guerre contre les forces gouvernementales-Mahābād 47 Rahmani, Fatemeh 1966 10 avril 1984 Guerre contre les forces gouvernementales-Sardasht 48 Mohammadi, Shahla 29 avril 1984 Guerre contre les forces gouvernementales-Baneh 49 Nasseri, Mastoure 19 mai 1984 Guerre contre les forces gouvernementales-Saghez 50 Mahmoud Zadeh, Roonak 25 mai 1984 Guerre contre les forces gouvernementales-Piranshahr 51 Amadji, Tahereh 24 juin 1984 Guerre contre les forces gouvernementales- Ourmia

345 Nom et prénom Date et lieu Date de mort Raison et lieu de mort de naissance 52 Shahabi, Fayzeh 1964- 24 août 1984 Guerre contre les forces gouvernementales- Salas Sanandaj Babadjani (Kermânchâh) 53 Madani, Mahnaz 1963- 4 octobre 1984 Guerre contre les forces gouvernementales- Piranshahr Diwandarah 54 Hakimi, Fatemeh 1965-Sanandaj 12 mars 1985 Guerre contre les forces gouvernementales 55 Bahrami, Saniyeh 1967- 18 mai 1985 Guerre contre les forces gouvernementales-Divandara Divandara 56 Sa’id Panah, Mariam (Kobra Sanandaj 18 mai 1985 Guerre contre les forces gouvernementales Marendj) 57 Talebi, Sharifeh 5 septembre 1985 Guerre contre les forces gouvernementales 58 Daneshfar, Zahra 8 septembre 1985 Guerre contre les forces gouvernementales-Baneh 59 Faizi, Tooba 28 novembre 1985 Guerre contre les forces gouvernementales-Bukan 60 Hoshiarian, Shahdokht 1961 2 mai 1986 Guerre contre les forces gouvernementales (Azar) 61 Zangi, Roshanak 1967-Sanandaj 31 août 1986 Guerre contre les forces gouvernementales-Marivan 62 Banavand, Fatemeh 1964- Septembre 1987 Guerre contre les forces gouvernementales Naghadah 63 Rashidi, Zivar (Ziba) 1966 17 mars 1988 Guerre contre les forces gouvernementales-Kurdistan irakien 64 Farighi, Susan 1966-Marivan 17 mars 1988 Guerre contre les forces gouvernementales-Kurdistan irakien 65 Doustkami, Arezoo 1965 17 mars 1988 Guerre contre les forces gouvernementales-Kurdistan (Sabriyeh) irakien 66 Azami, Azizeh 17 mars 1988 Guerre contre les forces gouvernementales-Kurdistan irakien 67 Ahmadzadeh, Rezvan 1962- 17 mars 1988 Guerre contre les forces gouvernementales-Kurdistan Sanandaj irakien 68 Moradizar, Fereshteh 1953-Kamiaran Guerre contre les forces gouvernementales-Kamiaran 69 Hadjiji, Nazdar Septembre 1989 Guerre contre les forces gouvernementales 70 Kurdian Targhi, Mahbubeh 1968- 19 décembre 1983 Guerre contre le PDKI-Divadareh Sanandaj 71 Aliramayi, Tali’ah 1965-Paveh 16 novembre 1984 Guerre contre le PDKI-Paveh 72 Adman, Farah 1965-Sanandaj 16 novembre 1984 Guerre contre le PDKI-Paveh 73 Ghafari, Djamileh 6 avril 1984 Guerre contre le PDKI-Sanandaj 74 Andalibi, Jila 1959 - Sanandaj 26 janvier 1985 Guerre contre le PDKI-Paveh 75 Nasseri, Sahebeh 1965- 26 janvier 1985 Guerre contre le PDKI-Paveh Kamiaran 76 Lotfolahi, Nazifeh (Mahnaz) 1958- Sanandaj 12 mars 1985 Guerre contre le PDKI-Baneh 77 Sharifi, Servat 12 mars 1985 Guerre contre le PDKI-Baneh 78 Rahimi, Tooran Srdasht 12 mars 1985 Guerre contre le PDKI-Baneh 79 Shokri, Bashe (Bayan) 1966 - Mars 1985 Guerre contre le PDKI Marivan 80 Sharfi, Azita 1967- Sanandaj 31 mars 1985 Guerre contre le PDKI 81 Fathi, Naskeh 31 mars 1985 Guerre contre le PDKI 82 Rostamgorji, Pirshing 2 septembre 1985 Guerre contre le PDKI-Kamiaran 83 Basami, Homaira 2 septembre 1985 Guerre contre le PDKI-Kamiaran 84 Zahedan, Miriam 8 septembre 1985 Guerre contre le PDKI-Baneh 85 Ahmadi, Khadijeh 13 novembre 1985 Guerre contre le PDKI-Ourmia 86 Hasankhali, Nasrin 1964- 13 novembre 1985 Guerre contre le PDKI-Ourmia Mahābād 87 Modaresi, Monir 14 novembre 1985 Guerre contre le PDKI-Ourmia 88 Rezapour, Hanifeh 1961 - Bukan 3 octobre 1986 Guerre contre le PDKI-Sanandaj 89 Sa’idpanah, Shahin 1967- 20 septembre 1989 Guerre contre le PDKI Kamiaran 90 Hossainpanahi 1984 Bombardement-Sanandaj 91 Rostam Gorji, Parvin 1961- 16 septembre 1986 Bombardement des camps du Komala par les Forces Sanandaj irakiennes

346

Nom et prénom Date et lieu Date de mort Raison et lieu de mort de naissance 92 Rostam Gorji, Nasrin (Vida) 1959- 16 septembre 1986 Bombardement des camps du Komala par les Forces Sanandaj irakiennes 93 Shirwani, Habibeh 17 février 1987 Bombardement par les Forces irakiennes-Sanandaj 94 Shahoyi, Farangisse 1958- 15 mai 1988 Bombardement des camps du Komala par les Forces Sanandaj irakiennes 95 Majnoon, Mariam 1963- 15 mai 1988 Bombardement des camps du Komala par les Forces Naghadah irakiennes 96 Rezayi, Fereshteh 15 mai 1988 Bombardement des camps du Komala par les Forces irakiennes 97 Ghobadi, Golriz 1951 29 mars 1979 Accident de voiture 98 Ghotbi, Faezeh 29 mars 1979 Accident de voiture 99 Zakariayi, Farideh 29 mars 1979 Accident de voiture 100 Rasoulpour, Nashmile 1943 1980 Accident de voiture 101 Atlasi, Farakh 1962-Sanandaj Avril 1980 Accident de voiture -Sanandaj 102 Ameneh Khaiat 16 septembre 1980 Accident de voiture-Sanandaj 103 Fathi, Djamila 22 septembre 1982 Maladie 104 Gageli, Asieh L’été 1986 Maladie 105 Fayzi, Hadjar 1962- 22 mai 1984 Tuée par les membres pro-gouvernementaux d’une Langrood usine- Langrood 106 Sharifi, Badri 1969-Bukan 1989 Non-mentionné 107 Fariba Non-mentionné 108 Zamani, Chiman 1965 1984 Suicide 109 Waysi, Derakhshan 30 juillet 1985 Tuée par son ex-mari 110 Sabeti, Banafsheh 1958 Février 1984 Tuée par son cousin, un peshmerga du Komala

347 Index 2 : répertoriant les personnes interviewées

Prénom Date et lieu Situation Niveau scolaire État Vie politique Réfugié Métier actuel Lieu et date de naissance socio- actuel matrimonial politique: d’entretien économique actuel Lieu et de la famille Date

1944 - Licence de Prisonnier politique pendant 7 ans avant A la retraite après Sanandaj Paris, le 20 Classe Mathématiques la Révolution et membre du Komala France, des années de 1 Ali Marié décembre (capitale de la supérieure à l’université jusqu’au 1984. Il est actuellement Paris travail comme 2014 province du de Téhéran militant politique indépendant. chauffeur de taxi Kurdistan)

Alors qu’elle est au lycée, elle s’intéresse 1964 - au Komala comme sympathisante sans expérience politique précédente. Elle France, Sanandaj Paris, le 21 Classe devient le peshmerga de l’organisation Paris 2 Shahla Licence Veuve Femme au foyer octobre (capitale de la Moyenne dans la branche armée en 1982. Elle se depuis 2014 province du rend au gouvernement en 1985. Elle est 2010 Kurdistan) actuellement militante politique indépendante.

Membre clandestine du petit groupe qui 1956 - devint le Komala après la révolution. Suède, Sanandaj Sympathisante et peshmerga du Komala Stockholm, Classe Stockhol 3 Sayran Secondaire Mariée du 1979 au 1989. Elle est actuellement Aide-soignante le 4 avril (capitale de la Moyenne m depuis une militante politique indépendante et 2015 province du activiste des droits des femmes. 1990 Kurdistan)

348 Sans expérience politique précédente. En raison de ses 1960 - Saghez séquelles suite à un Sympathisante et peshmerga du Komala entre Suède, Stockholm, bombardement (ville située Classe 1979 et 1991, plutôt dans le domaine radio. Stockholm le 5 avril 4 Mahin Secondaire Divorcée d’armes chimiques dans la Moyenne En 1991, elle est envoyée en Suède suite à ses depuis 2015 à à la fin des années province du blessures lors d’un bombardement aérien par 1991 Stockholm 80, elle ne travaille Kurdistan) des forces iraniennes. Elle n’est plus membre pas. d’aucune branche de l’organisation.

1962 – Baneh Sans expérience politique précédente. Suède, Sympathisante et peshmerga du Komala entre Stockholm, (ville située Classe Stockholm 5 Miriam Secondaire Mariée 1979 et 1991, plutôt dans les maisons Aide-soignante le 6 avril dans la Moyenne depuis d’édition. Elle n’est plus membre d’aucune 2015 province de 1992 branche divisée de l’organisation. Kurdistan)

1959 – Comme le reste de sa famille, elle soutient le Naghedeh Komala dès son émergence. Elle devient le Suède, membre du conseil des Femmes à Naghadeh Stockholm, Classe Stockholm Interprète pour les 6 Monireh (ville située Secondaire Mariée et la responsable du Comité des femmes de le 7 avril Moyenne depuis demandeurs l’asile. dans la cette organisation à Mahābād. Elle rejoint le 2015 1993 province de Komala en tant que peshmerga en 1981. Elle l’Azerbaïdjan est toujours membre d’une branche de de l’ouest) l’organisation Komala. 1948 - Petit village dans le Sans expérience politique précédente. Suède, Marivan Classe Stockholm, Sympathisant et peshmerga du Komala entre Stockholm Enseignant à la 7 Ahmad Licence Marié le 8 avril (comté situé 1979 et 1991. Il n’est plus membre d’aucune depuis retraite supérieure 2015 dans la branche de l’organisation. 1992 province du Kurdistan)

349 1959 – Bukan Sans expérience politique précédente. Suède, (ville située Depuis un accident Stockholm, Classe Sympathisante et peshmerga du Komala entre Stockholm 8 Nasrin dans la Primaire Divorcée de voiture, elle ne le 9 avril supérieure 1979 et 1994. Elle n’est plus membre depuis province de travaille plus. 2015 d’aucune branche de l’organisation. 1993 l’Azerbaïdjan de l’ouest)

1959 – Saghez Sans expérience politique précédente. Sympathisante et peshmerga du Komala entre Suède, Stockholm, (ville située Classe Licence de 1979 et 1995. Elle est également membre du Stockholm 9 Mastoure Mariée Psychologue le 10 avril dans la supérieure Psychologie premier groupe des femmes armées de cette depuis 2015 province du organisation. Elle n’est plus membre 1990 Kurdistan) d’aucune branche de l’organisation.

1957-Petit village dans le Kamiaran Suède, Alors qu’elle est la mère de deux petites Stockholm, Classe Stockholm 10 Zohreh Secondaire Veuve filles, elle rejoint le Komala. Elle est toujours Aide-soignante le 11 avril (comté situé inférieure depuis membre du PCI. 2015 dans la 1990 province du Kurdistan)

1963 – Baneh Sans expérience politique précédente. (ville située Suède, Sympathisante et peshmerga du Komala dans Stockholm, dans la Classe Stockholm 11 Fatima Secondaire Mariée la branche armée entre 1979 et 1996. Elle Aide-soignante le 12 avril province de inférieure depuis n’est plus membre d’aucune branche de 2015 Kurdistan) 1990 l’organisation.

350 Sans expérience politique précédente. Suède, Solmaz Stockholm, Classe Sympathisante et peshmerga du Komala entre Stockholm 12 (non- 1955 - Téhéran Secondaire Mariée Aide-soignante le 13 avril inférieure 1979 et 1998. Elle n’est plus membre depuis kurde) 2015 d’aucune branche de l’organisation. 1990

Il est le porte-parole Baccalauréat en pour les réfugiés sciences option kurdes auprès du 1948 – Saghez Géologie de Il rejoint le Komala en famille (avec sa CICR à Genève et l'Université de femme et leur enfant) en 1983 et devient le Suède, des Sociétés Stockholm, (ville située Classe Shiraz en 1972 et représentant de cette organisation en Europe. Stockholm 13 Amir Marié scandinaves de la le 14 avril dans la Moyenne Master Il démissionne de l’organisation en 1994 et depuis Croix-Rouge. Il a 2015 province du d’Hydrologie de n’est plus officiellement membre d’aucune 1990 travaillé dans un Kurdistan) l’Université de organisation politique. bureau de poste et Bordeaux est actuellement à la (France) en 1978 retraite.

1957 – Baneh Sans expérience politique précédente. Alors Suède, En raison d’une Stockholm, qu’elle est mère d’un enfant, elle devient (ville située Classe Stockholm 14 Roonak Secondaire Mariée sympathisante puis peshmerga du Komala maladie, elle ne le 14 avril dans la supérieure depuis lors des années 1980. Elle est toujours travaille pas. 2015 province du 1989 Kurdistan) membre du PCI. 1946 – Sans expérience politique précédente. Alors Mahābād qu’elle est femme au foyer et mère d’un Suède, enfant, elle rejoint le Komala en 1981. Durant Après des années de (ville située Classe Vasteras Stockholm, 15 Shirin dans la Primaire Veuve les années 1980, elle y travaille dans le travail comme aide- inférieure depuis le 15 avril province de domaine logistique. Elle n’est plus membre soignante, elle est à 1990 2015 l’Azerbaïdjan d’aucune branche de l’organisation. la retraite. de l’ouest)

351 1948 – Sans expérience politique précédente. Mahābād Alors qu’elle est femme au foyer et mère de cinq enfants, elle s’intéresse au Suède, Après des années Stockholm, (ville située Classe Komala en tant que sympathisante et Stockhol de travail en tant 16 Golnar Primaire Mariée le 15 avril dans la inférieure devient peshmerga en 1981. Lors de cette m depuis que tailleuse, elle 2015 province de période, elle travaille dans le domaine 1989 est à la retraite. l’Azerbaïdjan logistique. Elle n’est plus membre de l’ouest) d’aucune branche de l’organisation.

Jeune femme diplômée et célibataire, elle Après son exil en 1961 – est d’abord membre d’une autre Suède au début Suède, Sanandaj organisation politique de tendance des années 1990, Stockholm, Classe Stockhol 17 Nashmin Licence Divorcée marxiste, Paikar, et devient peshmerga elle continue ses le 16 avril (capitale de la Moyenne m depuis du Komala après le début de la répression études et travaille 2015 province du 1990 Kurdistan) en 1982. Elle n’est plus membre actuellement dans d’aucune branche de l’organisation. un pôle d’emploi.

Jeune lycéenne, elle devient 1959 – sympathisante du Komala. Bien qu’elle Mahābād ait quitté sa ville dès le commencement Suède, (ville située de la deuxième attaque contre les régions Stockholm, Classe Stockhol 18 Susan dans la Secondaire Mariée kurdes, elle est arrêtée lors d’une Aide-soignante le 17 avril supérieure m depuis province de émission le 11 décembre 1980. Elle passe 2015 1988 l’Azerbaïdjan 6 ans en prison. Après sa libération, elle de l’ouest) ne rejoint pas le Komala. Elle est actuellement militante au PKK. Après son exil en 1960 – Après le commencement de la vague de Suède, elle répression, elle rejoint le Komala avec Suède, poursuit ses Stockholm, (ville située Classe son mari en 1981, bien qu’ayant un Stockhol 19 Laila Secondaire Mariée études en le 18 avril dans la Moyenne enfant en bas âge. Elle n’est plus membre m depuis informatique et 2015 province du d’aucune branche de l’organisation. 1990 devient Kurdistan) enseignante.

352 Elle a fait le choix politique d’abandonner ses études secondaires afin de devenir enseignante. Elle a alors travaillé activement avec un petit groupe, qui devint le Komala 1957 - Petit après la victoire de la Révolution. Elle est village du Après son exil en l’une des fondatrices de l’Union des Femmes, Marivan Suède, Suède, elle n’a pas et membre du Comité des Femmes du Uppsala, 19 Classe Uppsala travaillé 20 Marjan Secondaire Veuve Komala à Mariwan. Après la deuxième et 20 avril (comté situé supérieure depuis régulièrement en attaque des forces gouvernementales contre 2015 dans la 1990 raison d’une les régions kurdes, au cours de laquelle elle province du maladie. perd ses cinq frères et voit tous leurs biens Kurdistan) familiaux confisqués par le gouvernement, elle quitte la ville en famille et devient peshmerga. Elle n’est plus membre d’aucune branche de l’organisation.

1951 – Baneh Alors enseignante, elle soutient avec le reste de sa famille le Komala dès son émergence. Suède, (ville située Classe Licence en Après la deuxième attaque, elle quitte la ville Uppsala Uppsala, 20 21 Sara Mariée Enseignante dans la Moyenne Géographie en famille en devenant peshmerga. Lors des depuis avril 2015 province du années 1980, elle perd son père, un de ses 1991 Kurdistan) frères et sa sœur. Elle n’est plus membre d’aucune branche de l’organisation. Comme toute sa famille, elle soutient le Komala dès son émergence. Elle devient membre de l’Union des Femmes puis du 1957 - Petit Comité des Femmes du Komala à Marivan. village du Elle travaille Quelques mois plus tard, alors qu’elle est Suède, Marivan actuellement Classe membre clandestine du Komala à Téhéran, Uppsala Uppsala, 21 22 Farzaneh (comté situé Secondaire Mariée comme interprète Moyenne elle est arrêtée avec son mari. Elle passe 7 ans depuis avril 2015 dans la pour les en prisons et son mari est exécuté. Après sa 1993 province du demandeurs d’asile. libération, elle rejoint le Komala. Elle n’est Kurdistan) plus membre d’aucune branche de l’organisation.

353 1957 - Petit village du Alors qu’elle est femme su foyer, illettrée et Suède, Marivan mère de cinq jeunes enfants, elle rejoint la Stockholm, Classe Vasteras 23 Zara Primaire Veuve branche armée du Komala avec son mari en Aide-soignante le 22 avril (comté situé inférieure depuis 1982. Elle n’est plus membre d’aucune 2015 dans la 1990 branche de l’organisation. province du Kurdistan)

Pour avoir soutenu le Komala pendant ses 1945 – Saghez études à Sanandaj, elle est arrêtée en 1985 à l’âge de 19 ans et passe 2 ans en prison. Après Suède, Gutenberg, (ville située Classe sa libération en 1987, elle rejoint le Komala. Gutenberg 24 Soraya Secondaire Mariée Aide-soignante le 25 avril dans la Moyenne Elle n’est plus membre d’aucune branche de depuis 2015 province du l’organisation. 1991 Kurdistan)

Dès l’émergence du Komala, elle le soutient. 1963 – Elle devient membre du Conseil des Elèves à Sanandaj. Après le début de la vague de Suède, Sanandaj Elle travaille en Gutenberg, Classe Licence en répression, elle rejoint le Komala en 1982 Gutenberg 25 Jaleh Mariée mairie dans le le 27 avril (Capitale de la moyenne Sociologie avec sa sœur et deux de ses frères. Durant les depuis domaine social 2015 province du années 1980, ses frères perdent la vie. Elle 1991 Kurdistan) n’est plus membre d’aucune branche de l’organisation.

1965 - Village de Paveh Il est sympathisant du Komala et rejoint la Suède, branche armée de l’organisation dès avril Gutenberg, Classe Gutenberg Travail dans une 26 Akbar (comté situé Secondaire Marié 1980. Il est actuellement membre d’une le 28 avril inférieure depuis usine Volvo dans la branche du PCI, le Parti communiste-ouvrier 2015 1991 province de d'Iran. Kermânchâh)

354 Après des années de 1959 – Elle rejoint le Komala en 1981 avec son mari Suède, travail dans une Sanandaj Gutenberg, Classe et ses deux enfants. Elle est toujours membre Gutenberg petite entreprise, 27 Mehri (capitale de la Secondaire Mariée le 28 avril moyenne d’une branche du PCI, le Parti communiste- depuis elle ne travaille plus province du 2015 ouvrier d'Iran. 1991 en raison de Kurdistan) problèmes de santé Elle est la seule personne de sa famille qui s’engage dans la politique en soutenant le 1968 – Komala. Elle est membre de l’Union des Marivan Femmes puis membre du Comité des Suède, Après des années de Gutenberg, (ville située Classe Femmes du Komala à Marivan. Pour ses Gutenberg travail en tant que 28 Shadi Secondaire Divorcée le 29 avril dans la moyenne activités politiques, elle est arrêtée le mai depuis secrétaire, elle est à 2015 province du 1982 et passe 5 ans en prison. Après sa 1991 présent à la retraite. Kurdistan) libération, elle rejoint les rangs du Komala. Elle n’est plus membre d’aucune branche de l’organisation. Il est sympathisant du Komala après la 1961 - Village Révolution. Dès le début des attaques des de Paveh Suède, forces gouvernementales contre les régions Depuis son exil, il Gutenberg, (comté situé Classe Gutenberg 29 Shaho Secondaire Marié kurdes en avril 1980, il rejoint la branche travaille comme le 30 avril dans la inférieure depuis armée du Komala et en devient le chauffeur de taxi 2015 province de 1991 commandant armé. Il n’est plus membre Kermânchâh) d’aucune branche de l’organisation. 1963 – Elle est la seule de sa famille à s’impliquer Mahābād dans la vie politique, notamment au sein du Suède, (ville située Koamala, qu’elle rejoint en 1982 comme Gutenberg, Classe Gutenberg 30 Serveh dans la Secondaire Mariée peshmerga de la branche armée. Elle n’est Aide-soignante le 30 avril inférieure depuis province de plus membre d’aucune branche de 2015 1991 l’Azerbaïdjan l’organisation. de l’ouest)

355 Alors qu’elle est fonctionnaire de l’Etat, elle s’intéresse à la politique et s’implique ???? – notamment au sein du Komala comme Allemagne Après des années de Sanandaj Frankfurt, le Classe l’ensemble de ses sept frères et sœurs. Elle -Frankfurt travail dans un 31 Narmin (capitale de la Secondaire Divorcée 11 février moyenne rejoint la branche armée du Komala avec depuis bureau de poste, elle province du 2016 plusieurs membres de sa famille en 1981. Elle 1991 est à la retraite. Kurdistan) n’est plus membre d’aucune branche de l’organisation. 1966 - Petit Après le recul des forces politiques kurdes – village du y compris le Komala – dans les régions Allemagne Kamiaran rurales, elle participe à la vie politique. Frankfurt, le Classe -Frankfurt Assistante pour 32 Mojgan (comté situé Primaire Divorcée Enceinte après avoir épousé un peshmerga, 14 février inférieure depuis enfants handicapés dans la elle passe 9 mois en prison. Après sa 2016 1991 province du libération, elle rejoint le Komala en 1982. Kurdistan) Elle est toujours membre du PCI. Elle est enseignante et la seule de sa famille à 1956 – s’engager dans la vie politique avec le Allemagne Sanandaj Komala, qu’elle rejoint en 1981. Elle se Elle travaille Frankfurt, le Classe -Frankfurt 33 Azita (capitale de la Secondaire Mariée consacre alors au secteur de la actuellement dans 17 février moyenne depuis province du communication de l’organisation. Elle n’est un bureau de poste 2016 1991 Kurdistan) plus membre d’aucune branche de l’organisation. Contrairement à leurs frères, elle et ses sœurs s’intéressent à la politique du Komala. Après la révolution, alors qu’elle est toujours élève au niveau secondaire, elle devient membre du Conseil des Élèves du Komala à Sanandaj et 1960 – participe activement à tous les évènements Allemagne Sanandaj Frankfurt, le Classe socio-politique de cette période. Sa petite -Frankfurt 34 Shilan (capitale de la Secondaire Mariée Aide-soignante 18 février inférieure sœur es tuée lors du bombardement de depuis province du 2016 Sanandaj par les forces gouvernementales, 1991 Kurdistan) une autre est emprisonnée, et Shilan rejoint le Komala en 1982 avec deux de ses sœurs. Elle est l’une des dix femmes du premier groupe de femmes armées de l’organisation. Elle est toujours membre du Komala.

356 1952 - Petit village du Comme le reste de sa famille, il devient Allemagne Marivan membre du Komala. Dès le début de la vague Frankfurt, le Classe Master de -Frankfurt Il travaille comme 35 Mansour (comté situé Divorcé de la répression, il rejoint le Komala avec sa 21 février supérieure Langue anglaise depuis chauffeur de Taxi dans la famille. Il n’est plus membre d’aucune 2016 1991 province du branche de l’organisation. Kurdistan) 1969 - Petit village du Allemagne Marivan Après son mariage avec un peshmerga, elle Elle travaille Frankfurt, le Classe Master en -Frankfurt 36 Galawij (comté situé Divorcée rejoint le Komala en 1986. Elle n’est plus actuellement en tant 22 février inférieure Psychologie depuis dans la membre d’aucune branche de l’organisation. que psychologue. 2016 1991 province du Kurdistan) Alors étudiante en médecine, elle est aussi militante politique contre le régime Pahlavi. Après la Révolution, elle continue son militantisme au sein du Komala. Après le début de la vague de répression, elle rejoint le Elle s’engage Komala en 1980 et travaille à la radio du PCI, toujours dans la vie Alors qu’elle est 1956 – Abhar et devient également commandant politique politique. Elle est étudiante en Allemagne Sohaila (ville située d’une grande unité de peshmergas. Après la l’une des Cologne, le Classe médecine, elle -Cologne 37 (non- dans la Mariée première division de l’organisation et son exil dirigeantes du Parti 23 février moyenne abandonne ses depuis kurde) province de en Allemagne, elle devient l’une des communiste-ouvrier 2016 études après la 1990 Zandjan) dirigeantes du Parti communiste-ouvrier d'Iran. Révolution. d'Iran. Elle est également militante pour la laïcité, pour la promotion des droits civiques, investie dans les Comités internationaux contre les exécutions et la lapidation, et la principale fondatrice du conseil central des ex-musulmans en Allemagne. Elle est le seul membre de sa famille à 1963 – s’intéresser à la vie politique pendant la Révolution. Elle devient d’abord membre d’un Allemagne Sanandaj Cologne, le Classe petit groupe non-kurde de tendance marxiste, -Cologne 38 Asrin (capitale de la Secondaire Mariée ?? 24 février Moyenne mais après le début de la vague de répression, depuis province du 2016 elle rejoint la branche armée du Komala en 1992 Kurdistan 1983. Elle est toujours membre d’une branche du Parti communiste-ouvrier d'Iran.

357 En tant qu’enseignante, elle soutient le Komala, comme le reste de sa famille. Elle 1957 – devient membre du Conseil des Enseignants Sanandaj Allemagne de Marivan où elle travaille. Elle rejoint le Cologne, le Classe -Cologne 39 Roya Secondaire Mariée Komala en 1982 et travaille dans la Aide-soignante 24 février (capitale de la moyenne depuis commission éducation ainsi que dans la 2016 province du 1991 branche armée. Elle est toujours membre Kurdistan d’une branche du Parti communiste-ouvrier d'Iran.

Elle est militante politique de tendance marxiste avant et pendant la Révolution. Après le début de la vague de répression, elle Depuis rejoint le Komala en 1983. Elle est une 1987 1953 – femme assez en vue à cette période et accède d’abord en Mahshid Machhad à plusieurs postes, y compris celui de Suède et Elle s’occupe Le 15 mai Classe Licence en 40 (Non- Mariée responsable des noyaux clandestins de actuelleme toujours de 2016 par (ville située inférieure Psychologie l’espace urbain, et celui de membre non- Kurde) nt en politique. Skype dans le nord- permanente du comité central du PCI le 17 Angleterre est de l’Iran) février 1989. Elle est actuellement membre (à du comité central d’une branche du Parti Londres). communiste-ouvrier d'Iran.

Elle habite à Londres.

1964 - Petit Divorcée à la suite d’un mariage forcé et mère village du d’une petite fille, elle rejoint le Komala en Suède, Après des années de 1985, à une période où cette organisation est Le 7 mars Classe Helsingbor travail dans un 41 Mahrokh Primaire Divorcée désormais présente dans l’espace rural. Elle 2017 par (département inférieure g depuis service hospitalier, s’engage dans la lutte armée. Elle est toujours Skype situé dans la 1991 elle est à la retraite. membre d’une branche du Parti communiste- province du ouvrier d'Iran. Kurdistan)

358 Militant politique contre le régime Pahlavi, il est arrêté deux fois avant la Révolution, d’abord pour 2 mois et ensuite condamné à 12 ans de prison en 1976. En prison, il s’intéresse à une organisation iranienne de 1953 – Saqqez tendance marxiste, le Paykar. Il est libéré de Angleterre, (ville située prison après 3 ans et devient enseignant, Le 11 mars Classe Master en Londres Militant politique 42 Aram dans la Divorcé membre du Paykar après la victoire de la 2017 par moyenne Sociologie depuis indépendant province du Révolution, puis sympathisant du Komala. Skype 1989 Kurdistan) Après le début de la vague de répression, alors que sa fiancée est exécutée en prison, il devient peshmerga du Komala en 1981. Il travaille plutôt à la radio de l’organisation. Avant la première division, il démissionne en 1988. Ayant un bébé, elle est arrêtée à la place de son mari. Elle quitte la ville pour rejpoindre les rangs du Komala lors d’une courte 1966 – libération conditionnelle en 1983. Elle est Suède, Le 25 Sanandaj Classe transférée en Suède suite à une blessure 4 ans Eskilstuna décembre 43 Mandana (capitale de la Secondaire Mariée Aide-soignante inférieure plus tard, en 1987. Quittant sa précédente depuis 2017 par province du organisation politique, elle coopère depuis 20 1978 Skype Kurdistan) ans avec le parti d’extrême gauche de ce pays, vänster.

1950 - Village Pendant ses études, il devient membre d’un du Bukan petit groupe clandestin en 1975, qui deviendra le Komala après la Révolution. Il est toujours (comté situé Classe Licence en Pour ses activités politiques, il passe 9 mois France, Paris, le 16 44 Kaveh Marié engagé dans la dans la inférieure Génie électrique en prison. Lors du premier congrès du Paris mars 2018 politique. province de Komala en 1979, il devient membre du l’Azerbaïdjan Comité Central du Komala. Il est de l’ouest) actuellement secrétaire général du Komala.

359 Accompagnant son Sa vie politique commence pendant la mari, dirigeant du 1966 – révolution. Elle est tout d’abord membre Komala, elle fait Mariwan Suède, continuellement des officiel de l’organisation des guérillas des Stockholm aller-retour entre Classe fedayin du peuple iranien. Cependant, après Paris, le 16 45 Pershing (ville située Secondaire Mariée du début l’Europe et les moyenne la division interne de cette organisation et le mars 2018 dans la des années camps du Komala début de la vague de répression, elle rejoint le province du 90 au Kurdistan Komala en 1981 pour se mettre en sécurité. Kurdistan) irakien. Elle en est toujours membre.

1962 – Sanandaj Suède, Dès l’émergence du Komala, il en devient Stockholm Stockholm, (capitale de la Classe Il est mort pendant 46 Hamed Secondaire Marié sympathisant puis l’un des peshmergas de la du début le 22 avril province du inférieure cette étude. branche armée. des années 2015 Kurdistan) 90

Enseignant, il est le seul de sa famille après la 1954 – victoire de la Révolution à poursuivre la vie Après des années de Sanandaj Norvège, politique en soutenant le Komala. Il en travail dans une Le 31 Classe Halden 47 Hamid Secondaire Marié devient membre en octobre 1979 et usine, il est octobre 2018 (capitale de la moyenne depuis commandant d’une grande unité armée actuellement à la par Skype province du 1991 jusqu’en 1988. Il n’est plus membre d’aucune retraite. Kurdistan) branche de l’organisation.

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