La pratique du breton de l'Ancien Régime à nos jours Dans la même collection : Corentin Canévet, Le modèle agricole breton, 1992. Michel Phlipponneau, Le modèle industriel breton, 1993. Jacqueline Sainclivier, La résistance en Ille-et-Vilaine 1940-1944, 1993. Pierre Corbel et François Vatin (Sous la direction de), Mondes ruraux en mutation, 1993. Pierre Merle (Sous la direction de), La compétence en question, 1993. Jean-Jacques Monnier, Le comportement politique des Bretons 1945-1994, 1994. A paraître : Rémi Allain, Un siècle d'urbanisme en Bretagne, 1995. I Fanch Broudic

La pratique du breton de l'Ancien Régime à nos jours

Presses Universitaires de Rennes avec le concours du Centre de Recherche Bretonne et Celtique 1995 Cet ouvrage a bénéficié d'une aide de l'Institut Culturel de Bretagne (Conseil Régional)

Dépôt légal - 2e trimestre 1995 ISBN 2-86847-128-5 ISSN 1242-8523 @ Presses Universitaires de Rennes, 1!1595 La Harpe, 2, rue Doyen Denis-Leroy,.. 35043\V Rendes, \ Cedex A tous ceux avec qui nous avons eu l'occasion de parler en breton et... de breton.

AVERTISSEMENT

Cet ouvrage est l'édition allégée et partiellement remaniée de la deuxième et de la troisième parties de la thèse de doctorat que nous avons soutenue devant l'uni- versité de Bretagne Occidentale à Brest en juin 1993 sur l'« évolution de la prati- que du breton de la fin de l'Ancien Régime à nos jours ». Différents éléments constitutifs de la première partie ainsi qu'un certain nombre d'autres développe- ments feront l'objet d'éditions ultérieures. Pour la présente publication, l'appareil de notations ainsi que la bibliographie ont été conservés pour l'essentiel. Mais faute de place, les index des noms de lieux et de personnes n'ont pu être reproduits. S'il le désire, le lecteur pourra toujours se référer à la thèse originale, consultable dans différents dépôts d'archives et bibliothèques, notamment au Centre de Recherche Bretonne et Celtique (CRBC), à Brest.

REMERCIEMENTS

Etudier la pratique du breton sur une période aussi longue que deux siècles était un projet considérable. Si nous avons pu y prétendre, c'est parce que nous avons bénéficié d'aides et de conseils multiples. Nous tenons à remercier le Professeur Jean Le Dû (UBO, Brest), qui a bien voulu diriger cette recherche sur un sujet « sensible », ainsi que Mme Fernande Krier et M. Michel Lagrée (Université de Rennes 2), M. Yves Le Berre (UBO, Brest) et M. Jean-Baptiste Marcellesi (Uni- versité de Rouen). Nos remerciements vont également aux Archives Départementales du Finistère (Brest et Quimper), à celles des Côtes d'Armor, du Morbihan et d'Ille-et-Vilaine, aux Archives Nationales, à la Bibliothèque Nationale ; aux chanoines Jacques Raison du Cleuziou et Jean-Louis Le Floc'h, archivistes de l'Evêché à Saint-Brieuc et Quimper ; aux Archives de l'Evêché de Vannes ; à Mme Chantal Guillou et à ses collaboratrices du Centre de Recherche Bretonne et Celtique de Brest. Le sondage dont les résultats sont publiés dans cet ouvrage n'aurait pu être réa- lisé sans l'aide de nombreux partenaires. Nous voulons témoigner notre recon- naissance au Conseil Général du Finistère, au Conseil général des Côtes-d'Armor, au Crédit Mutuel de Bretagne, à l'association « Ar Skol Vrezoneg », ainsi qu'à la société TMO-Ouest de Rennes, et plus particulièrement à Mme Pascale Louvel, chargée d'études. Sans pouvoir citer toutes les personnes et organismes auxquels nous sommes redevables de l'avancement de cette recherche, nous mentionnerons spécialement M. Jean-Pol Guguen, ancien Directeur Régional de 3 Ouest ; l'AFAUDI (le Fonds d'Assurance Formation de la Communication Audiovisuelle) ; Mme Anne Guillou, MM. René Abjean, Humphrey Lloyd Humphreys, Maurice Haslé, René Le Bihan, Ronan Le Coadic, André Le Mercier, Bernard Tanguy. Merci enfin à Jean Le Calvez pour son « Minervois ». Nous reconnaissons avoir une dette particulière à l'égard de M. Charles Le Gall, à qui nous devons d'exercer aujourd'hui le métier de journaliste, ainsi qu'envers le Professeur Yves Le Gallo : nous avons eu le privilège d'être non seulement l'un de ses étudiants, mais également son collaborateur pendant plusieurs années. A l'occasion de la parution de cet ouvrage, nous aurons aussi une pensée pour notre épouse Marie-Françoise qui a été notre première lectrice, et pour nos enfants, Tekla et Gweltaz. Sans leur bonne volonté et leur compréhension, nous aurions difficilement pu concilier notre vie professionnelle et les nécessités de la recherche. Nous remercions enfin les Presses Universitaires de Rennes d'avoir bien voulu accueillir cette édition dans le cadre de leur collection « Des Sociétés », et le Cen- tre de Recherche Bretonne et Celtique d'avoir pris part à ce projet de co-édition.

INTRODUCTION

POUR UNE SOCIOLINGUISTIQUE HISTORIQUE

S'il est un sujet qui, en Bretagne, et singulièrement en Basse-Bretagne, ne laisse personne indifférent, et peut même susciter les passions, c'est à l'évidence la lan- gue bretonne. Si certains sont tentés de minimiser la réalité qu'elle représenterait toujours, d'autres affirment son existence avec véhémence s'il le faut, et réclament avec force qu'on en respecte les droits. Les uns et les autres, en tout cas, s'interro- gent sur les chances concrètes de survie du breton. De fait, l'on peut aujourd'hui traverser la Bretagne de part en part, ou même y séjourner quelque temps, sans entendre parler le breton. Il serait, par contre, dé- sormais bien difficile de voyager en Basse-Bretagne en ne s'exprimant qu'en bre- ton exclusivement. Les signes extérieurs ne manquent pas, pourtant, qui témoi- gnent que l'on parle à l'ouest de la Bretagne une langue qui n'est pas le français. La toponymie et l'anthroponymie sont bien connues. Mais il est aussi des enseignes de magasins (1), des noms de maisons (2) ou de bateaux (3) bretons et des campagnes publicitaires (4)- etc..., qui continuent d'être rédigés en breton. (1) Exemples d'enseignes de magasin : - bars, cafés : le « Gwell mad » à Bannalec ; le « Breiz-Izel », le « Jabadao », le « Lak atao », à Brest ; « l'y ar pesketer » à Crozon ; « l'y chouchen » à Loctudy... - audio-visuel : « Radio Sell » à Brest ; « Al lutig » à Lampaul-Plouarzel - dépannage auto : « Breiz Remorquage » à Brest - librairies : « Ar Bed Keltiek » à Brest et Quimper, « Ker Ys » à Moiiaix, « Barzaz Breiz » à Pont-L'Abbé - vêtements pour enfants : « Babig koant » à Saint-Renan. Relevés personnels et dans les pages jaunes de l'annuaire téléphonique du Finistère. (2) Exemples relevés sur la commune de Carantec : « Ker Jeanne », « Bro Nevez », « Amzer zo », « Didrous », Ty mammig », « Ti mam-ich », « Avel Komog », « Taol Avel », « Mouez an Dour », « Liorz an eol », « Goudor an Avel », « Villa Ty-Nod », « Ar Vriniquet », « Ar lochen valan », « Picou Panez », « Ker By », etc... Relevé effectué par Mme Marie-Anne Guéguen-Porzier, en mars 1991. Noms de résidences, à Brest : « Ker-Digemer », « Ker-Gwenn », « Ker-Heol »... Relevé dans l'annuaire téléphonique du Finistère. En Bretagne, la question linguistique présente un caractère d'acuité et d'actua- lité tout à la fois. Le breton fait en permanence l'objet de débats, mais également de prises de position (de la part d'associations culturelles, d'organisations syndi- cales ou politiques, d'élus, voire des pouvoirs publics...), de démarches ou même de manifestations (5). Il n'est guère de semaine que la presse n'ait à diffuser des informations relatives à la langue bretonne, à son enseignement, à sa présence dans les médias, etc... : sur une période d'un mois, du 16 octobre au 15 novembre 1982, ce sont 34 chroniques ou articles différents qu'ont publiés les deux princi- paux quotidiens de la région sur ce thème, soit une moyenne de plus d'un article par jour de parution. Dix ans plus tard, « Ouest-France » en publie cinq en deux jours (les 4 et 5 décembre 1992). L'importance de la production journalistique témoigne d'un certain niveau de préoccupation : la langue bretonne est, d'évidence, l'un des thèmes les plus présents de l'actualité régionale. La question linguistique est, à bien des égards, incontournable en Bretagne. Même si la France « est l'exemple d'un territoire national à base pluri-ethnique où l'unification linguistique a été poussée bien plus loin que dans la plupart des Etats à base ethnique plus homogène » (6), à la fin du XXe siècle, cette unification n'est tou- jours pas achevée. Il est assurément impossible de déterminer à quel moment les langues de France, par exemple le breton, pourraient être amenées à disparaître, mais l'on ne peut exclure que ce processus puisse un jour parvenir à son terme. Les défenseurs les plus actifs de la cause bretonnante eux-mêmes sont bien conscients que « le point zéro » (7) pourrait bien, un jour, être atteint : pour eux, le breton est aujourd'hui en danger de mort : « ce sera la reconquête ou le tombeau », écrit par exemple Jorj Gwegen, dans un livre paru il y a déjà près de vingt ans (8).

(3) Bateaux inscrits à la vente des 9 et 10 août 1990 : « Atlantel », « Ar-Zantez », Gwaien », « An diou bleizi » (sic), « N'hoU zent », « Sant Erwan », « Traezh Aour », à Loctudy ; « Eon an Hent », « Mab ar Moor », à Penmarc'h ; « Pena-Wouez », « Breizh-Izel », « Frankiz », au Guilvinec ; « Sant-Julian », « Bugale San Yan », « Lapart Bihen », « Pors Melen », « Dalc'h mad bihen », etc.... à Douarnenez. D'après « Ouest-France », 8 août 1990, p. 12. Au port de plaisance du Moulin Blanc, à Brest, nous avons nous-même relevé, le 11 novembre 1990, les noms suivants : « Araog atao III », « Pen Baz », « Goanag », « Tann avel », « Neizig baradoz », « Santez Anna », « Edan Mor », « Stulten »... (4) Fin 1975, la société Sony, par exemple, a fait une campagne de publicité pour ses téléviseurs, affirmant : « rouez ar postou-tele-liou gwenn-mad warno ar gwenn ha du-mad an du » (rares sont les postes de télévision couleur sur lesquels le blanc est bien blanc et le noir bien noir). Voir : R. (A.). Les Japonais ont-ils les yeux moins bridés que les français ? LE PEUPLE BRETON, n° 146, janvier 1976, p. 12, ill. Nous aurons, cependant, l'occasion d'observer que la fonction de la publicité en breton n'est pas la même aujourd'hui qu'il fut un temps. Il s'agit toujours de vendre. Mais une publicité rédigée en breton cherche désormais à attirer l'attention en jouant sur l'originalité. (5) En 1990, par exemple une manifestation a rassemblé environ 1 500 personnes, à Landerneau, le 9 juin, pour réclamer justice en faveur des écoles « Diwan ». En février, une autre manifestation avait réuni 300 à 400 manifestants à Vannes pour soutenir la grève de la faim menée pendant 39 jours par Yannig Baron pour obtenir des postes d'enseignants de breton en Morbihan. D'autres rassemblements pour la langue bretonne ont encore eu lieu en mars à Rennes, à l'occasion du Congrès du PS ; en décembre à Brest, à l'initiative de « Stourm ar Brezhoneg », pour revendiquer une chaîne de télévision en breton, etc... (6) Daniel BAGGIONI. La langue nationale. Problèmes linguistiques et politiques. LA PENSÉE, n° 209, janvier 1980, p. 39-40. (7) Youenn Bodennec au meeting Diwan de Landerneau. Cité dans : OUEST-FRANCE du 11 juin 1990. (8) Joij GwEGEN. La langue bretonne face à ses oppresseurs. Quimper : Nature et Bretagne, 1975, p. 70. Pourtant, parallèlement à ce constat, et paradoxalement, de nombreux discours font état d'observations contraires. Des propos, officiels aussi bien que militants, se réfèrent ainsi plus ou moins explicitement au « développement de la langue bretonne ». C'est l'italien Ricardo Petrella qui publie, en 1978, un livre dont le titre est explicite : « la renaissance des cultures régionales en Europe » "". Per Denez, le leader du mouvement culturel nationaliste, parle du « renouveau » in- tervenu depuis 1968 : « le renouveau se faisait sentir partout, et d'abord dans les formes d'expression les plus aisément accessibles — par exemple la musique et les festou-noz - mais aussi dans le mouvement de défense et d'apprentissage de la langue bretonne » (101. F. Morvannou, pour sa part, analysant le « regain certain » dont bénéficie la langue bretonne dans l'opinion publique, affirme que « les jeu- nes redécouvrent la langue... » (II). Le texte de couverture du livre de J. Gwegen, « La langue bretonne face à ses oppresseurs (12), est encore plus symptomatique de cet état d'esprit, et il vaut, pour cela, d'être largement cité : « alors que les prophètes de malheur prédisaient sa mort prochaine, la langue bretonne marque des points. Des cours de breton sont donnés jusque dans les plus petites villes du pays et s'introduisent peu à peu dans les écoles. Une riche production littéraire a vu le jour. Des enfants, de plus en plus nombreux, sont à nouveau élevés en breton (...). Grâce à Stivell et à d'autres chan- teurs, la langue et la musique bretonnes que l'on disait moribondes, partent à la conquête des grandes capitales européennes, à commencer par Paris. Nous assis- tons à un phénomène en apparence surprenant : un réveil se produit à deux pas de la tombe. Une véritable lame de fond secoue la Bretagne (...) ». Tout le monde, en tout état de cause, considère aujourd'hui le breton comme une langue minoritaire, ou encore comme la langue d'un peuple minoritaire. L'épais dossier publié en 1973 par « Les Temps Modernes » sous la direction d'Yves Person, s'intitule « Minorités nationales en France » (11) et inclut bien entendu la Bretagne. Plus récemment, le rapport Giordan, rédigé en 1982 à la demande du Ministre de la Culture, se proposait de définir « une politique de réparation histo- rique pour les langues et cultures minoritaires » (14). Michel Tozzi, en évoquant le droit à la différence dont la langue bretonne devrait légitimement bénéficier, ad- met qu'« un certain nombre de régions de l'Etat français répondent à la définition qui est généralement donnée des "minorités nationales " : une histoire (...), l'exis- tence d'une langue et d'une culture différentes de la langue et de la culture natio- nales » (11). Petrella, s'il parle de « langues régionales », raisonne en terme de «peu- ples minoritaires (16).

(9) Riccardo PhIRELLA. La renaissance des cultures régionales en Europe. Paris : Ed. Entente, 1978, 317 p., c. (10) Per DENEZ. La langue bretonne. Mémoire de la répression. In : Ving-cinq communautés linguistiques de la France. Tome 1 / sous la direction de Geneviève Vermes. Paris : L'Harmattan, 1988, p. 123. (11) Fanch MORVANNOU. Le breton, jeunesse d'une vieille langue / Préface de R. Lafont. Brest : Presses Populaires de Bretagne, 1988, 87 p., ill. (12) Joij GWEGEN. La langue bretonne..., op. cit., p.4 de couverture. (13) Minorités nationales en France. Les Temps Modemes, n° 324-326, août-septembre 1973, 555 p. (14) Henri GIORDAN. Démocratie culturelle et droit à la différence. Rapport au Ministre de la Culture. Paris : La Documentation Française, 1982, p. 43. (15) Michel Tozzi. Apprendre sa langue. Paris : Syros, 1984, p. 96. (16) Riccardo PETRELLA. La renaissance des cultures régionales..., op. cit., p. 256-258, notamment. Minoritaire, le breton l'est, certes, sur le territoire de l'Etat français. La zone dans laquelle on le parle correspond à moins de trois départements, soit à moins de 3% du territoire national, comme à moins de 3% de la population de la France entière. Minoritaire, il l'est aussi, désormais, dans la zone même où on le parle. Il est notoire qu'aujourd'hui ceux qui savent encore le breton sont moins nombreux que ceux qui ne le savent pas. Que ceux qui le savent s'en servent de moins en moins. Que le nombre de ceux qui le savent est en régression constante, au point que, selon les chiffres les plus récents, il n'est plus parlé, en Basse-Bretagne même, que par quelques centaines de milliers de personnes, les estimations allant... « de moins de 100 000 jusqu'à plus d'un million » de personnes (17) ! Mais le breton n'a pas toujours été une langue minoritaire dans la zone même où on le parle. Ce n'est qu'aux alentours de la première guerre mondiale qu'il a cessé d'être la seule langue connue de la majorité de la population de la Basse-Breta- gne. Et ce n'est que tout récemment, dans les années 1970, qu'il n'a plus été connu de la majorité de la population en Basse-Bretagne. Il est désormais difficile, pour beaucoup, d'imaginer que l'on entendait surtout parler breton, en dehors des villes les plus importantes, jusqu'aux années 1950. Il est encore bien moins aisé de se substituer rétrospectivement à Prosper Mérimée, voyageant en Bretagne en 1835, et obligé d'apprendre ne serait-ce qu'une phrase de cette « langue que le diable a inventée (...) Lavarèt d'in pélèc'h azo unenbennak ago zéfé gâllec ? Voilà tout ce que j'ai pu apprendre à dire en m'écorchant le gosier : Dites-moi où il y a quel- qu'un qui parle français... » (18). Il est pourtant communément admis que l'on ne dispose pas de données précises et actualisées, ni pour le présent, ni pour le passé, sur le nombre des bretonnants. C'est Per Denez qui souligne que le nombre des bretonnants, « d'ailleurs inconnu », étant à la baisse, « on en est donc réduit, en ce qui concerne la pratique du breton, à des conjectures, des évaluations qui, bien souvent, sont la projection, parfois non consciente, sur la réalité du choix culturel du descripteur » (19). Yann-Ber Piriou écrit également : « l'Etat n'a donc jamais jugé utile de recenser ceux qui dans les départe- ments de l'Ouest, utilisent autre chose que le français. Aussi en est-on réduit à des estimations... » (20). J. Le Dû et Y. Le Berre considèrent aussi que « rares » sont les sources disponibles sur la pratique quotidienne du breton (21). Les spécialistes de sociolinguistique ne peuvent que reprendre à leur compte les assertions contenues dans les études publiées par les Bretons eux-mêmes : F. Laroussi et J.-B. Marcellesi insistent ainsi sur la « pénurie de chiffres » qui prévaut, non seulement pour la lan- gue bretonne, mais, de manière générale, pour toutes les langues de France (22). (17) Cette estimation figure dans le catalogue d'une exposition sur les « livres d'enfants dans les pays celtiques », organisée par la Bibliothèque de Cologne, et ensuite présentée à la Maison de la Culture de Rennes, puis à celle de Saint-Brieuc, en 1987. (18) Correspondance générale de Prosper Mérimée / rassemblée et classée par Maurice Parturier. Paris : Plon, 1934. La citation est extraite d'une lettre adressée par Mérimée à Requien, le 12 janvier 1836, publiée p. 6-7 de l'année 1836. Cité par : F. MORVANNOU. Le breton, jeunesse d'une vieille tangue.... op. cit., p. 19. (19) Per DENEZ. La langue bretonne, mémoire de la répression..., op. cit., p. 106 et 132. (20) Yann-Ber PIRIOU. Usage spontané et usage littéraire du breton. LES TEMPS MODERNES, n° 324-326, août-septembre 1973, p. 195. (21) Jean LE Dû et Yves LE BERRE. Contacts de langues en Bretagne. TRAVAUX DU CERCLE LINGUISTIQUE DE NICE , n° 9, 1987, p. 31. (22) Foued LAROUSSI et Jean-Baptiste MARCELLESI. Le français et les langues en France. LA PENSÉE n° 277, septembre-octobre 1990, p. 46. Il n'est pas d'usage en France, c'est vrai, de poser des questions quant aux prati- ques linguistiques dans le cadre des recensements généraux de la population. L'ab- sence de toute question relative à la pratique du breton a, maintes fois, été criti- quée. Déjà, à l'occasion du recensement de 1982, un mot d'ordre de boycott avait été lancé pour ce motif par quelques associations bretonnantes : il a été repris plus vivement encore lors du recensement de 1990. Si, à l'occasion des recensements, l'on avait cherché à connaître le nombre de personnes sachant le breton, nous aurions effectivement pu disposer d'un chiffre précis. Aux USA, l'on sait que 32 722 personnes y résidant ont déclaré le breton comme langue maternelle au recensement de 1970 (23). La réponse à une question identique, en France, ne serait certes pas sans intérêt, puisqu'elle pourrait être croisée avec toutes sortes d'autres données, tels que l'âge, la zone de résidence, la profession, etc... Il est donc à souhaiter qu'elle puisse être posée lors des prochains recensements. Il ne faut ce- pendant pas méconnaître que l'intérêt en serait forcément limité, dans la mesure où, par le moyen d'un recensement, l'on ne peut prétendre à une saisie suffisam- ment détaillée et pertinente de la réalité des pratiques linguistiques. W.-F. Mackey, de l'Université Laval à Québec, l'a souligné : « venant surtout des recensements décennaux, les statistiques nous apportent peu d'informations, puisque les rensei- gnements demandés au public se limitent à une ou deux questions simples et for- cément ambiguës (24). Le besoin d'évaluation ou de quantification existe pourtant : « quand on songe à l'importance d'une langue, ce qui vient d'abord à l'esprit, c'est certainement le nombre de personnes qui la parlent » (25). Cette autre observation de l'éminent directeur du Centre International de Recherche sur le Bilinguisme s'applique bien sûr au breton comme à n'importe quelle langue. Et l'argument démographique est utilisé, entre autres, explicitement ou implicite- ment, aussi bien par ses défenseurs que par ses détracteurs. Notre recherche n'a pas pour objet de se situer entre les uns et les autres. Elle vise, en premier lieu, à déterminer le nombre de personnes qui, à différentes dates, ont su le breton, et combien le savent toujours aujourd'hui. L'on a trop souvent dit et répété que l'on ne savait rien sur le niveau de pratique du breton ni pour le passé ni pour le présent. Or, contrairement aux idées reçues, l'on peut disposer, pour les différentes périodes qui nous séparent de la Révolution française, de données qu'il importe d'analyser et qui peuvent apporter un éclairage pertinent sur le niveau de pratique du breton. Ces données proviennent des sources les plus diverses. Ce sont : • Les notations d'auteurs ou de voyageurs qui font référence à la pratique du breton, ou — nous venons de le voir avec P. Mérimée — à la (mé)connaissance du français. • Les enquêtes qui ont été effectuées dans le passé, généralement peu connues, ou dont seules les conclusions sont habituellement citées. • Quelques études partielles, menées dans le cadre d'une recherche universitaire. • Enfin de nombreuses sources, archivistiques aussi bien qu'imprimées, inex- ploitées à ce jour, tout au moins sous l'angle d'une pratique linguistique.

(23) Joshua A. FISHMAN, Michael GERTNER, Esther Lowy, William MILAN. Maintien des langues, « re- nouveau linguistique » et diglossie aux Etats-Unis. LA LINGUISTIQUE, vol. 18, n° 1, 1982, p. 48. (24) William F. MACKEY. Bilinguisme et contact des langues. Paris : Klincsieck, 1976, p. 442. D'autre part, une question semblable n'ayant pas été posée dans le passé, nous manquerions de points de comparaison. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas commencer... (25) William MACKEY. Bilinguisme et contact des langues..., op. cit., p. 203. • La réalisation de nouvelles enquêtes ou de sondages spécifiques peut apporter un éclairage inédit sur les usages linguistiques actuellement en vigueur. L'exploitation systématique de toutes ces sources documentaires nous conduira à proposer une évaluation du niveau de connaissance et de pratique du breton, pour toute la période contemporaine. Il s'agit en quelque sorte de collecter tout un corpus que l'on pourra considérer comme une série de photographies de l'état de la langue bretonne à différentes dates, du point de vue de la sociolinguistique : il s'agit, autrement dit, d'en établir la démographie historico-linguistique. Les don- nées que nous aurons rassemblées dans ce corpus devraient dès lors permettre de savoir comment, pour la période contemporaine, le breton et le français ont coexisté dans la moitié ouest de la Bretagne, l'un passant du stade de langue de la quasi-totalité de la population à celui de langue la moins pratiquée, l'autre suivant le mouvement inverse. Non que les explications sur le processus de minoration du breton fassent défaut : tout ouvrage ou tout article traitant de la situation du breton ne manque pas de fournir une version particulière des raisons pour lesquelles la pratique du breton est en régres- sion et d'en désigner les causes ou les responsables. Mais ayant établi les faits, nous pourrons définir une chronologie et, dès lors, envisager une nouvelle présentation des différents facteurs qui sont intervenus pour transformer la pratique du breton depuis deux siècles, mais aussi des causes qui, en dernière analyse, peuvent faire comprendre pourquoi et comment, dans cet espace de temps, la langue régionale a dû céder devant la langue nationale. Précisons que notre propos s'applique essentiellement au devenir de la langue bretonne, et qu'il n'est donc pas, directement du moins, d'analyser le processus de pénétration du français en Basse-Bretagne. Faut-il déjà qualifier ce processus ? Nous venons d'utiliser, délibérément, l'ex- pression « langue régionale » pour nommer la langue bretonne, par opposition à la « langue nationale » qu'est le français. Nous n'ignorons évidemment pas que bien d'autres appellations sont préconisées pour nommer les langues telles que le breton : langues dominées, langues minoritaires, etc..., et Jean-Baptiste Marcellesi en fait une critique pertinente pour leur préférer le terme de langues minorées : << La dénomination par langues régionales, purement géographique, a l'inconvénient de masquer justement les problèmes posés par la recherche et l affirmation d 'iden- tités culturelles. Langues dominées met uniquement l accent sur les ressorts poli- tiques qui infériorisent tel ou tel système linguistique et a pour inconvénient de substituer au couple classe dominante / classe dominée, le couple langue domi- nante / langue dominée. Langues minoritaires se réfère à l espace national pour des systèmes souvent encore heureusement majoritaires dans leur espace propre. Langues minorées au contraire référé au processus de minoration par lequel des systèmes virtuellement égaux au système officiel se trouvent cantonnés par une politique d'Etat certes, mais aussi par toutes sortes de ressorts économiques, so- ciaux dans lesquels il faut inclure le poids de l'histoire, dans une situation subal- terne, ou bien sont voués à une disparition pure et simple » (26).

Ce qui est arrivé au breton, et que nous venons de dire en d autres termes, est très exactement ce « processus de minoration » qui l 'a conduit, au fil du temps, a se trouver en « situation subalterne ». Mais s'il importe de ne pas ignorer la nature (26) Jean-Baptiste MARCELLESI. De la crise de la linguistique à la linguistique de la crise : la sociolin- guistique. LA PENSÉE, n° 209, janvier 1980, p. 15. du phénomène dont il s'agit — et c'est précisément lui que nous visons, pour notre part, à analyser ici — il ne paraît pas indispensable de changer de terminologie. Ce débat sur le statut théorique des langues autres que le français et qui sont par- lées sur le territoire national est — en raison de la complexité historique et politi- que du problème en France, en raison aussi de la multitude des notions qui inter- fèrent — typiquement français, ou breton. A la liste établie par J.-B. Marcellesi, il convient en effet d'ajouter la dénomination de langue nationale que certains ont hardiment adoptée par rapport à la langue bretonne (27).

Du point de vue de la recherche, langues minorées paraît assurément la formu- lation la plus adéquate : elle traduit au mieux, à la fois l'histoire qui a fait de ces langues ce qu'elles sont désormais et leur situation présente. Mais quinze ans après avoir été proposée, elle ne s'est malheureusement pas imposée. Les termes les plus couramment utilisés sont langues régionales et langues minoritaires. L'ob- jection de J.-B. Marcellesi à l'égard de ce dernier ne tient plus, dans le cas du breton tout au moins : il est effectivement devenu minoritaire dans la zone même où on le parle. S'il est exact que l'expression langues régionales occulte les pro- blèmes que la recherche a pour vocation de se poser et qu'elle apparaît de ce point de vue antinomique par rapport à langues minorées, elle n'a pas qu'une connota- tion géographique : la région, depuis longtemps déjà, n'est pas seulement un terri- toire, elle est aussi une identité. Les deux mots accolés peuvent bien impliquer l'idée d'une limitation : le fait est que l'usage social du breton concerne un espace, plus restreint à tous égards que celui du français avec lequel il est en concurrence. Toujours est-il que langues régionales s'est imposé depuis les années 1960 et que le grand public considère bien le breton comme une langue régionale. Dans ce contexte, il ne nous paraît pas incongru de continuer à nous servir de l'expression la plus couramment utilisée à ce jour (28).

Tant qu'à évoquer ces problèmes qui ne sont pas que de terminologie, nous pouvons aussi nous interroger sur l'opportunité qu'il pourrait y avoir à définir la situation bretonne en termes de diglossie. Depuis que l'article de Charles Ferguson l'a imposé en sociolinguistique en 1959 (29), diglossie désigne l'usage différencié de deux variétés d'une même langue, l'une caractérisant les usages au quotidien (variété L, low), l'autre s'imposant comme norme officielle (dans l'enseignement, (27) C'est en particulier la terminologie avancée par le parti politique indépendantiste « Emgann », ainsi que par le mouvement revendicatif « Stourm ar Brezhoneg » qui lui est lié, sur la base de l'idée que la Bretagne est elle-même une nation. L'expression a également été proposée dans une perspective radicalement différente, considérant que le breton fait partie du patrimoine national de la France, et qu'il est donc, au même titre que le français ou les autres langues parlées en France, l'une des «langues nationales » de la France... Il arrive aussi, à l'inverse, que l'on entende encore occasionnellement parler de « dialectales » à propos de ces langues. Cette terminologie, en tout état de cause, paraît com- plètement désuète. (28) L'approche de Roland Breton, de l'Université de Paris VIII, est convergente. Selon lui, le breton fait partie des 9 langues régionales (LR) qui, sur un total de 74 ou 78 langues différentes parlées en Europe, sont « implantées dans une aire linguistique traditionnelle et compacte » et ne bénéficient même pas d'une reconnaissance administrative de leur aire. C'est ce qui les différencie des langues territoriales (LT) telles que le corse en France, le catalan ou le basque en Espagne, le français du Val d'Aoste en Italie, etc..., qui bénéficient quant à elles « d'une reconnaissance statutaire territorialement délimitée ». Roland BRETON. L'approche géographique des langues d'Europe. In : Le plurilinguisme européen = European multilingualism = Europaische Mehrsprachigkeit / publié sous la direction de Claude Truchot. Paris : Champion, 1994, p. 41-68, c. (29) Charles FERGUSON. Diglossia. WORD, n° 15, 1959, p. 325-340. au tribunal, dans la presse, etc... : variété H, high). Par extension, et en s'appuyant sur les travaux d'auteurs tels que J. Gumperz et J. Fishman, l'on entend par diglos- sie « une situation socio-linguistique où s'emploient concurremment deux lan- gues de statut socioculturel différent, l'un étant un vernaculaire, c'est-à-dire une forme linguistique acquise prioritairement et utilisée dans la vie quotidienne, l'autre une langue dont l'usage, dans certaines circonstances, est imposé par ceux qui détiennent l'autorité » (30). Sur la stricte base de cette définition, le terme caracté- rise exactement la situation de la langue bretonne vis-à-vis du français en Basse- Bretagne, jusqu'à une époque assez récente. Mais le breton n'étant généralement plus que le moyen d'expression occasionnel de la plupart de ceux qui le parlent, doit-on considérer que diglossie n'est plus approprié à la description de la situa- tion dans laquelle il se trouve, ou doit-on en étendre le sens ? A vrai dire, le terme diglossie a été employé selon bien des acceptions, et plu- sieurs auteurs, notamment A. Tabouret-Keller et G. Kremnitz (31), se sont attachés à en analyser les emplois souvent divergents. Kremnitz en particulier souligne combien « la diglossie est une situation extrêmement mouvante ». Il est certain que dans le cas du breton, ainsi que nous allons l'analyser, elle est évolutive : en l'espace de deux siècles, la pratique du breton s'est singulièrement transformée. La diglossie breton-français n'est donc pas de même nature à la fin du XVIIIe siècle et en cette fin de XXe siècle. De surcroît, ce n'est que récemment, depuis une quinzaine d'années, que léterme s'est répandu, et A. Tabouret-Keller admet que l'on aurait peut-être pu s'en passer, soulignant même à propos de deux articles précisément consacrés à la situation du breton qu'on pouvait la décrire « de manière tout à fait claire sans l'appui de notre terminologie ». Le problème est que bien des préoccupations (épistémologiques, politiques, identitaires, etc...) interfèrent, et le Professeur de l'Université de Stras- bourg en vient à poser la question de savoir « jusqu'à quel point la situation des minorités linguistiques en France est-elle exceptionnelle ? », tout en considérant qu'« il n'y a effectivement pas de compréhension du langage sans la prise en compte des facteurs sociaux ». Dans le même numéro de la revue « La linguistique », A. Martinet se prononce pour une prise en compte « dynamique » des faits. Reprenant à son compte la formule de Fishman (« qui parle quelle langue, à qui et quand »), il inventorie la batterie de questions à poser dès qu'il s'agit d'étudier une situation de « plurilinguisme collectif » : le nombre d'idiomes en présence, l'importance numérique des usages, la différenciation des usages, le degré d'unité de la langue L, les différences d'âges, etc... Il invite également à observer si l'on va vers l'éli- mination graduelle du vernaculaire, le recul de la « langue supérieure », ou la fusion des deux langues. Il suggère par là que l'on prenne en compte l'évolution des pratiques linguistiques sur longue période, mais alors que, selon lui, « il con- vient de confronter la situation linguistique à tous les critères distinctifs dégagés (30) André MARTINET. Bilinguisme et diglossie. Appel à une vision dynamique des faits. LA LINGUISTI- QUE, n° 1, vol. 18, 1982, p. 10. (31) Andrée TABOURET-KELLER. Entre bilinguisme et diglossie. Du malaise des cloisonnements universi- taires au malaise social. LA LINGUISTIQUE, n° 1, vol. 18, 1982, p. 17-43. Georg KREMNITZ. Diglossie : possibilités et limites d'un tenne. LENGAS, n° 22, p. 199-202. G. KREMNITZ. Du « bilinguisme » au « conflit linguistique », cheminement de termes et de concepts. LANGAGES, n° 61, mars 1981. par les sociologues », il ne préconise pas explicitement de faire appel à une disci- pline comme l'histoire dans le but de parvenir à la compréhension générale des phénomènes en cause. Autrement dit, sa méthode s'inscrit plus dans l'observation du présent que dans la mise en relation du présent et du passé. André Martinet développe en outre sa réflexion sur la base du postulat selon le- quel « la tendance à la réduction et à l'élimination finale de la situation bilingue en est un trait général et permanent ». La sociolinguistique dite « périphérique », prin- cipalement représentée par les auteurs catalans et occitans, reconnaît également que la substitution d'une langue à une autre est l'une des issues possibles de la situation diglossique, mais affirme qu'elle n'est pas la seule, puisque l'on peut, par la « norma- lisation », rétablir la langue dominée dans toutes ses fonctions. La même école vise aussi à mettre en évidence une dynamique. Mais alors que la problématique d'A. Martinet ne se préoccupe que d'aboutir à une explication appuyée sur des des- criptions considérées comme objectives, la sociolinguistique périphérique se veut dénonciatrice : elle revendique « une prise en compte centrale de l'inégalité, de la dominance, que masque l'identification classificatoire des fonctions. La répartition des usages n'est qu'un moment d'un processus. Contre un modèle statique il s'agit de mettre en évidence une dynamique : celle de la minoration, de l'exclusion et de la substitution » (32). Il n'est plus ici question d'objectivité, puisque la substitution de langue est « perçue comme un scandale » et que « la mise en évidence de la dominance linguistique se développe fondamentalement du point de vue de la lan- gue dominée ». C'est ce qu'en d'autres termes, Kremnitz formule comme « la rup- ture entre linguistes observateurs et linguistes "natifs" ou engagés, c'est-à-dire mem- bres de la société où la diglossie a sa place ». La situation du breton, si elle est souvent présentée d'un point de vue politique en termes de dénonciation ou de revendication, n'a pas à ce jour, à la différence de l'occitan, suscité une importante production scientifique ni en termes de diglossie, ni sous l'angle de la sociolinguistique, ni, a fortiori, du point de vue d'une socio- linguistique périphérique. Deux auteurs bretons en tout cas, considérant le faible développement des recherches en sociolinguistique sur le cas du breton qui font que l'on répète sans cesse les mêmes généralités sur le changement de langue, refusent de se « transformer en militant(s) de la langue (33). Pour J. Le Dû et Y. Le Berre, c'est « au plan de la réalité manifeste » que doit se situer prioritairement la démarche de la sociolinguistique, afin de décrire les données observables, soulignent-ils également, « à l'aide de méthodes inspirées, en l'oc- currence, de celles de la sociologie ». Leur position est formelle : la sociolinguis- tique n'a pas à être interventionniste. Il s'agit là d'une critique implicite des posi- tions considérées comme idéalistes de la sociolinguistique périphérique. Les faits que nous allons, pour notre part, présenter dans ce livre pourront-ils être considérés comme une contribution suffisante à l'exploration de la réalité manifeste ? Il est certain que bien des recherches pourraient et devraient être me- nées sur la pratique du breton : nous ne disposons pas, en particulier, d'enquêtes sociolinguistiques approfondies sur les usages linguistiques actuels et passés dans

(32) Patrick SAUZET. La diglossie : conflit ou tabou ? LA BRETAGNE LINGUISTIQUE, vol. 5, 1989-90, p. 8. Le modèle statique critiqué est celui de la première sociolinguistique, d'origine américaine. (33) Jean LE Dû, Yves LE BERRE. Contacts de langues en Bretagne..., op. cit., p. 33. telle ou telle localité, ni d'historiques du comportement linguistique des indivi- dus (34). A tout le moins, le corpus que nous analyserons constituera l'inventaire aussi exhaustif que possible du matériau disponible en l'état. Mais cet inventaire ne suffit pas. Puisque substitution ou changement de langue il y a, il faudra bien l'expliquer. Or, une telle explication ne peut pas seulement prendre en compte l'état actuel de la langue et des pratiques linguistiques. C'est en l'inscrivant dans l'histoire que nous pourrons espérer parvenir à la compréhension des phénomènes dont nous observons aujourd'hui l'aboutissement. Il nous faut en quelque sorte inventer une sociolinguistique historique (35). Sans histoire, la socio- linguistique ne peut proposer aucune explication satisfaisante des transformations qui ont fait passer le breton de la situation de langue majoritaire à celle de langue minoritaire sur son propre territoire. Il s'agira donc, et contrairement à une pratique trop courante, de situer les cons- tats que nous aurons opérés précédemment dans le contexte de leur époque. La pratique du breton ne peut être isolée de l'ensemble des données historiques qui ont marqué la Basse-Bretagne depuis la Révolution. Il est même probable que certains événements ont eu une influence décisive sur son devenir. Il ne s'agit évidemment pas, pour expliquer la régression de son usage, d'établir par une sorte de procédé mécaniste une relation de cause à effet entre, d'une part, l'évolution de la société bretonne dans ses diverses composantes, et, d'autre part, l'évolution de la pratique du breton. A propos de changements de langues, d'autres chercheurs ont précisément dénoncé le danger de « schématisme économiste caractérisé par le postulat erroné de liens directs, linéaires, immédiats, entre tout fait social, en particulier ici les maniements langagiers, et la structure économique de la société, les rapports de production » (36). Christian Baylon aussi, après avoir fait l'inventaire des travaux consacrés depuis 1938 au parler de Beuil, une petite communauté rurale def arrière-pays niçois, con- sidéré comme un îlot de conservatisme linguistique en voie de disparition, estime que « le linguiste doit faire appel à la science du langage, à la géographie, à la démographie, à l'économie, à la politique, pour tenter de rendre compte de l'évolu- tion d'un parler, c'est-à-dire d'un fait relevant de la "microsociolinguistique". Mais

(34) Il serait intéressant de pouvoir disposer pour le breton de monographies rassemblant des données du type de celles qui ont été analysées par Marguerite Gonon, concernant ce qu'elle appelle le patois franco-provençal de Poncins, au cœur de la plaine de Forez. A partir des listes des recensements, cet auteur a répertorié les personnes parlant ou ignorant le patois aux différentes dates de recensement. Marguerite GONON. Etat d'un parler franco-provençal dans un village forézien en 1974. ETHNOLOGIE FRANÇAISE, tome 3, n° 3-4, 1973, p. 271-286. (35) A certains égards, Ferdinand Brunot peut être considéré comme ayant esquissé une telle sociolinguisti- que historique dans sa monumentale « Histoire de la langue française ». Mais ses ouvrages, s'ils fournissent nombre de faits sur la connaissance du fiançais, concernent moins la période contemporaine que les périodes médiévale et moderne. Ils traitent aussi de l'évolution plus proprement linguistique de la langue française. Brunot, d'autre part, ne quantifie guère et il ignore donc les données démographiques. Il n'est pas, enfin, sans parti pris, puisqu'il privilégie les facteurs qui témoignent des progrès de la «francisation ». F. BRUNOT. Histoire de la langue française des origines à nos jours. Paris : A. Colin, 1966-1972, 22 vol. (36) J. LEGRAND. Classes et rapports sociaux dans la détermination du langage. LA PENSÉE, n° 209, janvier 1980, p. 25. ce n'est qu'en tenant compte aussi des facteurs socio-psychologiques et en construi- sant des "théories-passerelles" entre toutes les disciplines impliquées qu'il pourra espérer parvenir à une explication satisfaisante de la mort des langues (37). Pour ce qui est du breton, on n'en est pas encore à son acte de décès. Il n'en faut pas moins expliquer pour quelles raisons sa pratique a régressé au point où elle en est aujourd'hui. Au minimum, nous pouvons affirmer que l'évolution s'est faite parallèlement aux autres mutations ou transformations intervenues dans la région. Il importe dès lors de rappeler, ne serait-ce que succinctement, le contexte — économique, social, politique, etc... — qui caractérise chacune des périodes que nous allons prendre en compte. Il convient aussi de mentionner, en complément des enquêtes ponctuelles décrites précédemment, un certain nombre de faits parmi les plus significatifs survenus à chaque époque, concernant la langue bretonne elle-même, son usage social ou les différents modes de son expression (littérature, presse...). Ce n'est qu'ensuite que nous pourrons repérer les causes et les facteurs de l'évolution en cours. Être bretonnant, aujourd'hui n'a pas du tout la même signification qu'au siècle dernier. Ce livre s'articulera donc en trois parties : • 1. la présentation des faits, par la mise à jour des enquêtes principales pouvant nous renseigner sur le niveau de pratique du breton à différents moments.

Carte 1 : La frontière linguistique d'après TIMM en 1976. Source : Lenora A. TIMM. The shifting linguistic frontier in Brittany. In : Essays in honor of Charles F. HOCKETT / ed. by A. and V.B. MAKKAI. Hamburg : New-York : The fress at Twin Willows, s.d., 26 p.

(37) Christian BAYLON. Sociolinguistique. Société, langue et discours. Paris : Nathan, 1991, p. 145. • 2. les étapes de la substitution : afin de mener l'indispensable étude compara- tive, il s'agira de procéder à la périodisation des pratiques linguistiques en Basse- Bretagne. • 3. l'analyse de la substitution, pour comprendre comment et pourquoi l'usage du breton régresse-t-il devant la progression du français. Encore une précision concernant le cadre géographique de notre recherche : on l'aura compris, il s'agit de la Basse-Bretagne, c'est-à-dire de la zone que l'on con- sidère depuis l'époque moderne comme celle où se parle le breton. Les limites en sont tracées, depuis l'enquête de Paul Sébillot en 1886 (38), par ce qu'on appelle la frontière linguistique : celle-ci s'étend de , au nord, à l'embouchure de la Vilaine, au sud, incluant Mûr-de-Bretagne dans le centre. En réalité, la frontière n'a jamais été stable, ayant subi des variations avant Sébillot et ayant continué à en subir depuis, jusqu'à la période actuelle y compris (39). C'est cependant cette limite qui, par commodité, nous servira de référence tout au long de cet ouvrage (40).

(38) Paul SEBILLOT. La langue bretonne. Limite et statistiques. REVUE D'ETHNOGRAPHIE, tome V, n° 2, janvier 1886, p. 1-29. (39) La plus récente enquête de terrain concernant la frontière linguistique est l'œuvre d'une Améri- caine. Voir la carte 1 : La frontière linguistique d'après L.-A. TImm, en 1976. Lenom A. TIMM. The shifting linguistic frontier in Brittany. In : Essays in honor of Charles F. Hockett / ed. Frederick B. Agard. Leiden : Brill, 1983, p. 443-457. (Cornell Linguistics Contributions, 4). (40) Pour plus de précisions, se reporter à notre étude : F. BROUDIC. A la recherche de la frontière (à paraître). La même publication comportera une approche statistique de l'évolution de la population de la Basse-Bretagne du début du XIXe siècle à nos jours. Celle-ci a varié de 950 000 habitants en 1801 à 1 487 000 à la veille de la guerre de 14. Après être tombée à 1 302 000 en 1946, elle est aujourd'hui remontée à 1 515 000. Lorsque nous ferons état de pourcentages de locuteurs, dans le corps de cet ouvrage, ils seront établis, autant que possible, en rapport avec les chiffres de population de la période considérée. PREMIÈRE PARTIE : LES FAITS

PRÉSENTATION

L'évolution de la pratique du breton et du processus de changement de langue en Bretagne est très souvent envisagée sur longue période. Ainsi, dans un article de la revue « Anthropological Linguistics », l'universitaire américaine L.-A. Timm survole-t-elle jusqu'à 1700 ans d'histoire, en observant le cas de la langue et de la culture bretonnes « vis-à-vis de la concurrence linguistique et culturelle du roman d'abord, et plus tard du français » (1). La situation actuelle de la langue bretonne est, assurément, la résultante d'une longue histoire, et il y a bien des raisons pour lesquelles la Haute-Bretagne ne parle plus le breton depuis plusieurs siècles. Mais peut-on expliquer de la même manière la disparition du breton de cette région à l'époque médiévale, et la régression de la langue, à l'époque contemporaine, en Basse-Bretagne ? Les méthodes d'investigation ne sauraient être les mêmes, ni pour les deux périodes, ni pour les deux régions. C'est à la toponymie et à la linguistique qu'ont fait appel des chercheurs comme Bernard Tanguy ou Jean-Yves Le Moing pour étudier l'évolution linguistique de la Haute-Bretagne (2). Pour élucider les origines de la Bretagne, Léon Fleuriot tire parti, en outre, des textes anciens (3). A l'époque contemporaine, la toponymie ne peut être d'une grande utilité pour la compréhension du changement de langue en Basse-Bretagne. L'analyse des faits proprement linguistiques peut apporter une précieuse contribution à l'étude du phénomène, mais implique une démarche particulière. C'est, incidemment, celle de Joseph Loth, lorsqu'il raconte l'anecdote suivante : « il n'y a pas si longtemps, à Guéméné, entendant une commerçante de mes amies parler breton avec une paysanne, je lui fis une remarque qui l'étonna fort : « Vous croyez savoir le bre- ton ? Dans la simple phrase que vous venez de dire, vous avez fait trois grosses (1) L.-A. TIMM. Modernization and Language Shift : the Case of Brittany, Anthropological Studies (USA), vol. 15, n06, p. 281. (2) Bernard TANGUY. Recherches autour de la limite des noms gallo-romains en - ac en Haute-Bretagne. Brest : auteur, 1973. 2 vol., 530 p., ill., c. Jean-Yves LE MOING. Les noms de lieux bretons de Haute-Bretagne. Spezed : Coop Breizh, 1990,480 p., c. (3) Léon FLEURIor. Les origines de la Bretagne. Paris : Payot, 1980, 353 p., c. fautes ». J'appelai sa mère qui, comme tous les anciens, savait vraiment le breton. Je fis répéter la phrase à l'intéressée : la mère la reprit et les trois solécismes furent dûment constatés » (4). Au premier quart de ce siècle, J. Loth reconnaît donc des normes de pratique du breton différentes selon les générations. C'est aussi la méthode qu'a retenue F. Favereau lorsqu'il a étudié le parler et la tradition orale de Poullaouen (5). Après avoir procédé à l'approche quantitative des générations et de la répartition des bretonnants au sein de chaque génération, l'es- sentiel de son propos consiste « à fournir une évaluation qualitative du monde bretonnant ainsi chiffré, de l'intérieur en quelque sorte ». Il s'intéresse aux ryth- mes de paroles et aux tempos, à la phonologie et à la morphologie, au lexique enfin, pour conclure à l'existence, à Poullaouen, de quatre générations de breton- nants, dont, aux deux extrêmes, « deux pôles (sont) quasi-monolingues », l'un bre- tonnant, l'autre francisant. Mais pour la période contemporaine, nous disposons de bien d'autres moyens d'appréhender - disons : de l'extérieur, par rapport à la terminologie de Favereau - les usages linguistiques en vigueur à tel ou tel moment en Basse-Bretagne : té- moignages directs, enquêtes d'auteurs, sources archivistiques... Ce ne sont plus les faits linguistiques à proprement parler - même si ce sont toujours des faits de langue - mais les faits sociaux qui vont nous renseigner. Par rapport à l'époque médiévale, la méthodologie change donc, en raison des nouvelles possibilités d'in- vestigation que l'on peut désormais envisager. Dès le XIXe siècle on y a pensé, et l'enquête publiée par Paul Sébillot en 1886 (6) est d'ailleurs la seule, pour ainsi dire, que l'on cite à ce sujet. Ses observations sur la frontière linguistique servent effectivement de référence, et en ce qui concerne la partie statistique de son article, on se contente aussi, habituellement, de repren- dre l'estimation générale qu'il donne du nombre de bretonnants à cette date. Celle- ci pourtant pose question, en raison des erreurs grossières qui y figurent. Sébillot en effet, s'il fut un brillant folkloriste (7), fut incontestablement fâché avec les chiffres. Cet article dans lequel il évalue le « total des celtisants en France » à 1 340 700 personnes, ne comporte que des erreurs : non seulement des erreurs de calcul, mais aussi un grand nombre de fautes de transcription et d'inattention, qui témoignent pour le moins d'un manque de rigueur dans l'analyse. Nous nous en tiendrons à ces dernières.

(4) J. LOTH. Les langues bretonne et française en Bretagne d'après un travail récent. REVUE CELTIQUE, n° 43, 1926, p. 419-427. (5) Francis FAVEREAU. Langue quotidienne, langue technique et langue littéraire dans le parler et la tradition orale de Poullaouen - Rennes : UHB, 1984, 2 vol., 1036 p. Le même auteur a publié sous forme d'article la synthèse de ses conclusions : Id - Quatre générations de bretonnants. Brest : LA BRETAGNE LINGUISTIQUE, volume 7,1991 [1993], p. 31-52, ill. (6) Paul SEBIlLOT. La langue bretonne. Limite et statistiques, op. cit. (7) La réputation de Paul Sébillot à ce titre est indéniable. Originaire de Matignon (Côtes-du-Nord), où il était né en 1843, il a consacré sa vie à collecter la littérature orale de la Haute-Bretagne. Dans « Folk- lore de France », il fait l'inventaire des « idées populaires de toute nature ». Il a également dirigé jusqu'à sa mort, survenue en 1918, la « Revue des traditions populaires », qui avait été fondée en 1886. Grand dictionnaire encyclopédique Larousse. Paris : Librairie Larousse, 1985, p. 9438. Dans l'étude analytique qu'il consacre au département des Côtes-du-Nord, il arrive à la conclusion que « 271 000 individus » peuvent se servir du breton dans ce département : dans le total qu'il affiche sur son tableau de synthèse, ce chiffre s'est mué en « 301 000 ». Il signale de la même manière, au chapitre « Morbi- han », que s'y trouvent « 210 000 individus ignorant absolument le français » : le tableau de synthèse n'en recense plus que 182 700. Comptabilisant le nombre d'ha- bitants des communes bretonnantes du Morbihan, il en trouve 362 788, alors que l'addition de ses chiffres ne donne que... 245 077. Pour le Finistère, il prétend d'abord que les personnes qui peuvent parler le français (tout en sachant le breton) y sont 320 000, elles ne sont plus ensuite que 302 000... De plus, en additionnant 352 000 et 302 000, il ne trouve que 622 000 ! Il n'y a donc guère lieu de s'attarder à reprendre de telles approximations : la seule étude « scientifique » qui ait été publiée sur la question à la fin du XIXe siècle, est en réalité assez fantaisiste. Sébillot n'a d'ailleurs travaillé que sur des hypothè- ses et des estimations, et les données qu'il fournit n'ont été corroborées par aucune enquête de quelque nature que ce soit sur le terrain (8). Ce n'est fort heureusement pas le cas pour les autres enquêtes dont nous pouvons disposer tant pour le XIXe que pour le XXe siècle. Le nombre de celles qui vont nous permettre d'établir les faits concernant la pratique du breton depuis près de 200 ans s'élève en effet à plus d'une vingtaine au total. Il en est, parmi les plus récentes, qui ne sont pas inconnues. Les autres, nous devrons les extraire des dépôts d'archives. Mais nous proposerons également quelques recherches personnelles.

(8) Il faut cependant noter qu'il s'appuie parfois sur les observations faites par quelques correspondants.

CHAPITRE 1

LES PREMIÈRES ENQUÊTES

Les évaluations de Coquebert de Monbret

La première enquête qui semble avoir jamais été réalisée en vue de comptabili- ser le nombre des bretonnants est postérieure à la Révolution, puisqu'elle date de 1806. Selon Ferdinand Brunot (1), « l'Administration Impériale poussait dans tous les sens des recherches minutieuses ». Or, au Bureau de Statistique, se trouvait un certain Charles Coquebert de Monbret, qui, passionné par les questions de lin- guistique, voulut mener des enquêtes détaillées sur les langues parlées dans l'Em- pire. Les Préfets furent donc contactés, et sollicitèrent eux-mêmes différents in- formateurs, tels que les sous-Préfets et les juges de paix. L'objectif était de « por- ter sur une grande carte de l'Empire les lignes délimitatives qui séparent la langue française des autres langages différents parlés dans l'Empire, tels que l'allemand, le flamand, le bas-breton, le basque, etc ». Coquebert est donc le premier à avoir calculé le nombre de personnes parlant l'une ou l'autre de ces langues, et il en fait état, en particulier, dans l'« Essai d'un travail sur la géographie de la langue fran- çaise » qu'il fait paraître en 1831 sous les auspices de l'Académie Celtique et de la Société Royale des Antiquaires de France (2). (1) Ferdinand BRuNar. Histoire de la langue française des origines à nos jours. Tome IX. La Révolution et l'Empire. Première partie. Le français, langue nationale. Paris : Ub. A. Colin, 1967, p. 525-540 et 598-599. (2) Charles COQUEBERT DE MONBRET. Essai d'un travail sur la géographie de la langue française. In : Mélanges sur les langues, dialectes et patois. Paris : Bureau de l'Almanach du Commerce, chez Delau- nay, 1831, p. 1-29. La Société Royale des Antiquaires de France a succédé à l'Académie Celtique. La correspondance est conservée, d'une part à la Bibliothèque Nationale, sous les références suivantes : Patois de la France, 2 vol., 388 feuillets. Département des Manuscrits, Fonds FR Nouv. Acqu., n° 5910 et 5911. D'autre part aux Archives Nationales, sous la référence : F 17 1209 - 2. Secrétariat. Renseignements sur les dialectes et patois de France. Côtes-du-Nord et Finistère. Ce qui, de l'enquête Coquebert de Monbret, concerne la Bretagne a été conservé dans les deux institutions. A la Bibliothèque Nationale, se trouve la correspondance concemant le Morbihan, la Loire-Inférieure et l'Ille-et- Vilaine. Aux Archives Nationales, se trouve la correspondance concemant le Finistère, les Côtes-du-Nord et également l'llle-et- Vilaine. En fait, l'objectif de Coquebert est d'indiquer « les limites dans lesquelles se renferme la langue française », et d'« énumérer les Français (...) homoglottes ». Ce n'est que pour parvenir à ce résultat qu'il s'intéresse aussi aux autres langues parlées sur le territoire national. A cet égard, Coquebert ne confond pas unité politique et diversité linguistique : « les limites politiques (3) de la France com- prennent les hommes qui parlent breton, une partie de ceux qui parlent basque, une partie de ceux qui parlent allemand, et une partie de ceux qui parlent fla- mand, (...) ». Est-ce parce que le fait lui paraît aller de soi, ou parce que l'unifica- tion de la France allait impliquer la résorption des parlers autres que le français ? Il semble bien que la première hypothèse soit la bonne. La première phrase de l'« Essai d'un travail... » définit en effet « la géographie des langues (comme) cette partie si intéressante de la science géographique... » Et l'auteur précise un peu plus loin sa pensée, en soulignant qu'après les différences physiques, les dif- férences d'idiomes sont les plus importantes de toutes : « moins stables, sans doute que les divisions physiques, elles le sont beaucoup plus que les divisions politi- ques et administratives. Des siècles suffisent à peine pour changer la langue d'un pays ; il ne faut au contraire qu'une guerre, un traité de paix, d'échange ou de vente, pour donner à une province de nouveaux maîtres ». Notre auteur ne conçoit donc pas qu'un changement de langue puisse intervenir rapidement... Coquebert de Monbret a procédé à deux reprises à l'évaluation du nombre de francophones et, entre autres, du nombre de bretonnants : une première fois en 1806, une seconde fois en 1830. Nous ne connaissons malheureusement aucune publication relative à la première évaluation. Mais il y fait allusion dans son essai dans les termes suivants : « Quant à la population de langue bretonne, elle était en 1806, dans les parties de la Bretagne où elle est usage, de 995 558, sur une popu- lation totale de 1 385 936 qu'on comptait dans les trois départements de la Basse- Bretagne ; c'était un peu plus des 7/1Oème de leur population totale. Ces mêmes départements ayant en 1830 1 501 247 habitants, savoir Le Finistère 702 851 Les Côtes-du-Nord 370 943 Et le Morbihan 427 453 la partie bretonne de cette population doit être d'environ 1 050 000 âmes ». Coquebert fait cependant allusion, dans le même essai, à un « Relevé général de la population de l'empire (français) selon les différentes langues que parlent ses habitants, énoncé en nombres ronds et sans y comprendre les militaires », qui fut publié en 1809 et au cours des années suivantes dans l'« Annuaire des Longitu- des ». Il précisait que ce relevé se composait « de six articles seulement, et c'était à ce degré de brièveté que l'on avait réduit un travail qui avait exigé des recher- ches fort considérables ». L'article concernant la langue bretonne faisait état d'un chiffre de 967 000 personnes.

(3) C'est nous qui soulignons. Les noms de langues sont soulignés par Coquebert. Comment Coquebert procède-t-il à la première évaluation ? H reçoit de toute la France l'indication des communes « où d'autres idiomes que le français formaient la langue maternelle. En prenant la population indiquée à la même époque pour chacune de ces communes, nous étions parvenus, écrit-il, à connaître combien le territoire fran- çais d'alors renfermait d'habitants de chacune des langues qui y étaient parlées ». En 1830, Coquebert est à la retraite - il mourra l'année suivante, avant d'avoir terminé le grand ouvrage qu'il préparait sur la géographie et la statistique des divers Etats d'Europe (4). Il recalcule tout simplement les données qu'il avait re- cueillies la première fois « en comparant la population actuelle des départements du royaume avec celle qu'ils avaient à l'époque de 1806 ». Et c'est ainsi qu'il abou- tit aux résultats dont nous avons déjà fait état pour l'année 1830, dont il considère lui-même qu'ils sont « approximatifs ».

On ne peut mieux dire que le chiffre de 1830 (publié l'année suivante) n'est qu'une déduction par rapport à celui de 1806, qui avait, lui, donné lieu à une recherche spécifique. Coquebert sollicitait de ses correspondants des imprimés, des textes de chansons et des traductions de la parabole de l'Enfant prodigue de l'Evangile, et c'est ainsi que J.-F. Le Gonidec lui en fit parvenir une version (5). Ainsi qu'il l'écrit, le 30 septembre 1808 au Préfet du Morbihan, ce sont des informations qu'il fait « re- cueillir sur les divers idiomes qui sont d'un usage vulgaire dans chaque départe- ment ». Ce fut, incontestablement, un travail de longue haleine, puisque les corres- pondances concernant la Bretagne, par exemple, s'étendent de 1806 à 1809 (6).

Assez peu de choses ont été conservées de la correspondance originale, concer- nant la langue bretonne. Les notations concernant son usage ne sont donc pas très fournies. Elles ne proviennent pas que de Basse-Bretagne, puisque le Sous-Préfet de Monfort, en Ille-et-Vilaine, écrit, en termes négatifs, le 18 juillet 1809, au Mi-

(4) Dictionnaire de Biographie française / sous la direction de Roman d'Amat. Paris : Lib. Letouzey, 1961, tome IX, p. 567. (5) Le texte en figure dans les « Mélanges sur les langues, dialectes et patois... », op. cit., p. 89 sq. La parabole de l'Enfant prodigue est présentée « en langue Brezounecq, dite vulgairement Bas-Breton », et, en colonnes parallèles, en gallois, gaélique d'Irlande, de Man et d'Ecosse, ainsi qu'en anglais et en basque. Cette présentation avait pour objet, selon Coquebert, de convaincre les personnes qui ne voyaient dans le basque et le bas-breton que de simples patois et de « leur prouver jusqu'à l'évidence jusqu'à la fausseté de (leur) opinion », de leur démontrer aussi que le basque n'est pas une langue celtique. Coquebert publie donc des versions de la parabole dans les diverses langues celtiques, mais il n'en retranscrit qu'une seule en breton, alors que deux autres versions bretonnes lui avaient été expédiées, l'une en breton du Trégor, l'autre en vannetais. Une traduction de la parabole en gallo n'a pas davantage été publiée. Elle a été conservée en même temps qu'une lettre sur le gallo provenant de Ploërmel. Notons aussi en passant, pour l'anecdote, que le Préfet du Morbihan confond gallo et gallois : «quant au patois français connu sous le nom degallau ou gallois, qui se parle dans quelques parties de ce départe- ment, j'ai trouvé encore plus d'obstacles à obtenir quelque ouvrage qui le fasse connaître ( ...) On m'a procuré une tragédie manuscrite en mauvais français, c'est une œuvre si insipide et si peu relative au véritable idiome gallois que je pense qu'elle ne serait d'aucun usage». (Lettre du 17 septembre 1808). Les spécialistes du gallo au XXe siècle regretteront sans doute... (6) On trouve aussi, dans la correspondance bretonne, une version de la chanson bien connue «an hini goz ». Le Préfet du Morbihan, Julien, dans une lettre du 17 septembre 1808, écrivait pourtant ceci, qui intéressera les ethnologues : «je ne connais point de chansons populaires soit en langue bretonne, soit en langue galloise, mais il y a des cantiques qui sont plus du goût de la Nation (...) On chante cependant un chant dans toute la campagne, mais c'est un chant sans paroles (sic), ou avec des paroles sans suite. Il peut se faire néanmoins qu'il y ait quelques ouvrages de poésies dans cette langue(...) ». nistre de l'Intérieur que « la langue bretonne n'est point en usage dans cet arron- dissement ni dans ceux voisins au Morbihan et aux Côtes-du-Nord. Le voisinage de Rennes qui a été sous la puissance des Romains, doit avoir contribué à faire disparaître de bonne heure l'ancien langage, qui s'est conservé dans les forêts mé- ridionales et occidentales (...) ». En ce qui concerne la Loire-Inférieure, le Préfet se contente de rappeler « les notions données par la statistique de ce département, publiée en l'an 11 » et rap- porte donc que « dans les environs de Guérande, on remarque quelques villages où l'on parle également le français et le celtique vannetais : l'usage de ces deux langues leur est nécessaire pour la troque pour le commerce d'échange qu'ils font avec les départemens au-delà de la Vilaine où ils portent du sel et dont ils tirent les grains qu'ils consomment » (7). Monsieur le Préfet n'a sans doute pas jugé ce déve- loppement suffisant, puisqu'il ajoute un bref commentaire : « quant à la langue celtique ou bas-breton.,, il n'est en usage que comme moyen de communication avec les habitants des autres départemens de la Bretagne. Cette langue entière- ment étrangère au français est connue et fixée par des dictionnaires, des grammai- res et un grand nombre d'ouvrages imprimés » (8). Dans les notes de synthèse conservées à la Bibliothèque Municipale de Rouen (9), Coquebert de Monbret donne quelques précisions en ce qui concerne les départe- ments bas-bretons : • Dans les Côtes-du-Nord, « on pàrle breton dans les arrondissements de Guin- gamp et ; dans la partie occidentale de celui de St-Brieuc et dans quelques endroits de celui de Loudéac ». La note est rédigée d'après l'Annuaire de l'an XIII. • En ce qui concerne le Morbihan, « les 2/3 du département sont bretons. Il y a peu de communes bretonnes où on parle en même temps français. Ce sont celles qui se rapprochent le plus de la ligne de démarcation ». • Pour le département du Finistère : « dans toutes les communes du départe- ment, on parle les deux langues ; mais le français domine dans les villes, et le breton dans les campagnes ». Quelles conclusions tirer de l'ensemble de ces observations, publiées ou manus- crites ? Il semble bien qu'au début du XIXe siècle, la langue exclusive de la Basse- Bretagne soit le breton, puisqu'il n'est pas de communes, dans le Morbihan, par exemple, où les deux langues soient en usage. Selon un conseiller de préfecture, on parle le breton même dans les villes, par conséquent à Brest et à Quimper aussi. Mais si, d'après le même conseiller, c'est le français qui domine en ville, dans les campagnes on ne parle que le breton. Coquebert de Monbret considère que les 7/10 de la population des trois départements bas-bretons parlent la langue bretonne. C'est donc qu'il en a soustrait la population gallèse des Côtes-du-Nord et du Morbihan.

(7) Coquebert reprend cette donnée sur la fiche qu'il consacre à la Loire-Inférieure, ajoutant : «voilà ce . que les commis de la Préfecture de Nantes ont dit à Candolle». (8) Bibliothèque Nationale, feuillet 229-230. Ces précisions sur les raisons pour lesquelles les paludiers continuent à s exprimer en breton sont intéres- santes, puisqu'ils n'en auraient conservé l'usage que pour des motifs économiques, afin de commercer avec les Bretons bretonnants d'au-delà de la Vilaine. (9) Ms Monbret 721. Dossier : « Recueil de linguistique ». Liasse de notes intitulée : « limites du fran- çais et du bas-breton », ff 219 à 232. L'enquête de 1831

Dans son livre « We are not French (lO), Maryon McDonald signale qu'une enquête fut effectuée sur les connaissances linguistiques de la population finistérienne en 1831. Elle était, semble-t-il, liée au projet du Ministre de l'Ins- truction Publique de l'époque, Montalivet, de mettre en place un enseignement du breton au cours des premières années d'école élémentaire. On demanda aux mai- res des différentes communes de fournir un certain nombre de statistiques, diffé- renciant les hommes et les femmes sur leur capacité à écrire, à lire le français ou le breton seulement, à parler le français ou le breton seulement. Les réponses au questionnaire ont été conservées pour 45 communes du sud-Finistère (11). Elles sont toutes situées autour de Quimper, de Briec et Douarnenez au Cap Sizun (Pont- Croix, Audierne, Cléden...), de Rosporden et Tourc'h au pays bigouden. Les réponses obtenues faisaient apparaître que la moitié au moins de la popula- tion des communes rurales ne savait pas le français ou peu. M. McDonald consi- dère le minimum de 50% de monolingues bretonnants en zone rurale comme peu probable à cette date, tout en observant que les catégories de l'enquête ne sont pas très précises, et que certains résultats sont contradictoires : le nombre de person- nes « parlant français » n 'est pas toujours cumulable avec la catégorie « ne par- lant que le breton ». Par ailleurs, dit-elle, les chiffres figurant dans les réponses ayant été appréciés par les élus municipaux, ils peuvent traduire une demande pressante d'instruction (d'où de forts pourcentages de « ne parlant que breton »), tout comme la mise en avant des progrès effectués localement en ce domaine (d'où le nombre significatif de « parlant français »). Quelques notations complémentaires aux réponses font effectivement état de ces préoccupations. Il nous paraît intéressant de retranscrire ainsi celle en prove- nance de Tréguennec : « ceux qui savent parler s'expriment tous très bien en bre- ton (...) Quelques autres personnes comprennent un peu le français mais ne veu- lent pas le parler. Le défaut d'instruction dans cette commune provient de ce qu'il n'y a pas d'instituteur et que les habitants ne peuvent, attendu leur trop forte con- tribution qu'ils payent depuis longtemps comparativement à leur peu d'aisance, faire de nouveaux sacrifices pour s'en procurer un. Si vous pouviez donc, Mon- sieur, obtenir que le gouvernement vienne à payer un instituteur pour cette com- mune, vous nous rendriez un grand service, parce que nos cultivateurs ne deman- dent pas mieux que de donner de l'instruction à leurs enfants mais ils sont presque tous si pauvres qu'ils ne peuvent faire des frais ». Le maire de Plozévet aussi lance un appel au représentant du pouvoir central : « Les habitants de la commune de Plozévet sont, comme vous le savez, dans la plus grande ignorance et ont besoin d'instruction. Dès que vous pourrez nous accorder un instituteur, je vous prie d'avoir la bonté de m'en instruire (...)». En réalité, nombre de maires n'ont pas su si les catégories (parler le français/le breton, lire, écrire) dans lesquelles on leur proposait de répartir la population de leur commune était cumulatives ou exclusives les unes des autres. C'est celui de (10) Maryon McDoNALD. « We are not French ». Language, culture and identity in Brittany. London ; New-York : Routledge, 1989, p. 44. (11) Archives Départementales du Finistère, 1 N 92. Plomeur qui exprime le mieux les problèmes de méthode auxquels il a été con- fronté : « Vu état avec les indications que vous m'avez recommandés, à l'article de ceux qui savent lire le français je n'ai pas porté ceux qui savent écrire et pareille- ment à l'article de ceux qui parle (sic) je n'ai pas joint ceux que j'ai porté sachant lire et écrire pour ne pas répéter les mêmes individus ». Son collègue de Guiler spécifie que ceux qu'il présente comme « parlant français » le font « sans lire ». Plusieurs maires ne comptabilisent pas les enfants, puisque « l'âge ne permet pas encore de (leur) donner une éducation » (Cléden-Cap-Sizun), d'autres faisant l'in- verse parce que les enfants « jusqu'à 3 & et 4 ans ne parlent pas ou ne peuvent parler que le breton » (Langolen). Quelques-uns, enfin, ajoutent quelques appré- ciations à caractère social et/ou linguistique : ainsi, à Perguet, une ancienne com- mune du canton de Fouesnant, ceux qui savent écrire sont neuf douaniers et deux femmes de douaniers « sujets à avoir leur changement ». A Landudec, le maire précise que « les personnes dont le nombre est porté devant les articles 1er, 2e, 3e et 4e (c'est-à-dire les colonnes « écrire » et « lire le français ») ne possèdent que très imparfaitement les connaissances y désignées ». En tant que telles, ces indications ne manquent pas d'intérêt, et l'on peut en extraire trois types de données différentes : - Tout d'abord, l'usage généralisé du breton : si tel n'avait pas été le cas, le maire de Langolen n'aurait pas ingénument fait état de l'incapacité supposée congénitale des enfants à s'exprimer en une autre langue que le breton. Même ceux qui ont la capacité de s'exprimer en français nè parlent usuellement que le breton. - Ensuite, la maîtrise toute relative du français de la part de ceux même qui sont censés le connaître. - Enfin, une demande réelle d'instruction, à laquelle les communes ne se sentent pas toujours capables de répondre en raison de la faiblesse de leurs ressources. Alors que l'école est réputée être de langue française, les cultivateurs « ne demandent pas mieux » que d'y inscrire leurs enfants. Implicitement, le breton est considéré comme synonyme d'ignorance, et même de « la plus grande ignorance », alors que le fran- çais est l'équivalent d'instruction, et en même temps le moyen d'y accéder. Tous les maires n'ont pas eu les mêmes réflexes méthodologiques que celui de Plomeur, et l'ensemble des notations dont nous venons de faire état conduit à relati- viser les statistiques de l'époque. Les chiffres eux-mêmes insinuent le doute. Si l'on additionne en effet les chiffres des différentes catégories de l'enquête et que l'on compare ce résultat à la population du recensement de 1831, huit communes seule- ment sur 45 ont effectivement des résultats globalement concordants (se situant entre 95% et 105% du chiffre de population) (12). Les résultats des autres communes sont sous - ou sur - estimés, les estimations variant de 15 à...270% de la population du recensement ! Dans la mesure où aucun élément ne précise quelles sont les infor- mations éventuellement incluses dans les autres (par exemple : combien de ceux qui sont notés comme « parlant français » peuvent aussi l'écrire), il paraît difficile d 'en envisager l'exploitation (13) . Il convient de noter enfin que nombre de chiffres indi- (12) Il s'agit des communes de Combrit, Landudec, Loctudy, Pleuven, Plomeur, Pluguffan, Pont-L'Abbé, Rosporden. Seule la commune de Pont-L'Abbé fournit un résultat cohérent à 100%. Resterait encore à savoir, pour cette commune et aussi pour les autres, si les chiffres fournis reflètent exactement la réalité. Mais à cet égard, aucun moyen de contrôle a posteriori n'est possible. (13) Il faudrait, d'autre part, compter avec les réponses abracadabrantes. Il est difficile de croire, par exemple, qu'à Pouldreuzic, 100% de ceux qui savent écrire, lire le français, lire le breton et ne parler que le breton soient des hommes, comme si la population de la commune n'avait compté que 2 femmes, sachant s'exprimer en français de surcroît... ! A Kerfeunteun, le total des hommes et femmes ne parlant que le breton dépasse le chiffre de population du recensement... Etc... qués par les maires ne sont, de toute évidence, que des estimations, puisque ce sont des chiffres ronds : Ploaré, par exemple, signale 60 hommes et 20 femmes capables d'écrire, 70 hommes et 50 femmes ne lisant que le breton, etc... Qu'en est-il, tout au moins, pour les 8 communes dont les résultats sont cohé- rents ? La population totale concernée est de 10 115 habitants. Les moyennes des différentes catégories figurent sur le tableau 1.

Tableau 1. Enquête de 1831. Moyenne des résultats de 8 communes du Sud Finistère.

Graphique 1. Les pratiques de langue dans 8 communes du Sud Finistère, d'après l'enquête de 1831. Les 3/4 de cet échantillon sont analphabètes bretonnants. En ajoutant aux locu- teurs ceux qui ont la capacité de lire le breton, le total des monolingues breton- nants s'élève à 80%. Le total de ceux qui peuvent parler, lire ou écrire le français est de 17,42%, soit moins d'une personne sur 5. Il y a lieu d'observer cependant des différences sensibles entre les communes rurales, d'une part, et, d'autre part, les deux villes de Pont-L'Abbé et Rosporden. Dans ces dernières, le pourcentage de monolingues bretonnants n'est que de 50% environ, et la proportion de ceux qui ne savent lire que le breton est très faible (de 2 à 4%), toujours inférieur au pourcentage de ceux qui peuvent lire le français. Inversement, les monolingues bretonnants sont plus de 90%, voire 95%, dans les petites communes (Pluguffan, Combrit, Loctudy, Plomeur...). Celles-ci ne se différencient que par un taux plus ou moins élevé de personnes à même de lire le breton : 25% à Pluguffan, 3 à 7% ailleurs. De plus, le pourcentage de ceux qui ne peuvent lire que le breton est parfois nettement supérieur à celui des lecteurs de français : 25% par rapport à 2% à Pluguffan, mais aussi près de 6% pour moins de 1 % à Combrit et Plomeur, 7% pour 1 % à Loctudy, etc... La juxtaposition graphi- que des données fournies pour deux communes voisines, l'une urbaine, l'autre rurale, illustre bien ce propos (graphique 2). Graphique 2. Comparaison entre une commune urbaine, Pont-L'Abbé, et une commune rurale, Combrit, pour les différentes fonctions repérées dans l'enquête de 1831. Les pourcentages ont été arrondis à l'unité. Un autre élément bien observable dans ces huit communes tient à la différencia- tion par sexe : pour toutes les rubriques autres que « ne parlant que le breton », la compétence des hommes est sensiblement ou nettement plus forte. Ainsi, par exemple, pour ce qui est de l'écriture, 77 à 85% de ceux à qui on en attribue la capacité sont de sexe masculin dans les petites communes ; 55% à Pluguffan et Pont-L'Abbé. Seule Rosporden fait exception avec une majorité féminine pour les mêmes fonctions (sauf pour « ne lire que le breton »)(,4). Les chiffres relevés pour la plupart des autres communes, pour inexploitables qu'ils soient statistiquement, sont concordants et confirment généralement ces ten- dances. Dans les villes (Audierne, Concarneau, Douarnenez, Pont-Croix), la ca- pacité à écrire est sensiblement plus forte que dans les communes rurales (Beuzec- Conq, Plobannalec, Plovan, etc...) ou maritimes (Penmarc'h). Dans ces villes aussi, la différence est nettement moindre que dans les petites communes entre les hommes qui peuvent écrire (ou lire le français...) et les femmes. Dans les petites communes enfin, le pourcentage de ceux qui peuvent lire en breton est générale- ment supérieur à celui des lecteurs de français. Dans les villes, c'est l'inverse. Malgré leur imprécision, que nous avons soulignée, les chiffres de l'enquête de 1831 ne sont donc pas sans importance. Si leur analyse statistique n'est possible que pour un nombre limité de communes, ils présentent cependant l'intérêt de marquer les tendances, de fournir un ordre de grandeur et de permettre les comparaisons. Ils traduisent à tout le moins la perception qu'ont les édiles de l'époque des prati- ques de langue sur le territoire de leur commune. Ils soulignent aussi le fait d'une double alphabétisation, réduite certes, mais réelle, alors, en Basse-Bretagne : en fran- çais dans les villes, en breton dans les communes rurales. Il faut noter enfin que les évaluations officielles, estimant à 50% le pourcentage de monolingues bretonnants dans les communes rurales, sont nettement en-dessous de la réalité. (14) Le cas de Landudec est particulier : bien que ses résultats globaux soient cohérents, il ne s'y trouve- rait aucune femme à ne savoir écrire, ni lire le français ni lire le breton... Dans un article publié en 1934 dans le « Bulletin de la Société Archéologique du Finistère », Daniel Bernard (11) confirme ces données. Dans la commune de Logonna-Daoulas, sur 1 250 habitants, 80% ne parlent que le breton, 9,2% parlent le français, 4,4% lisent et écrivent le français, et 6,9% lisent le breton. Le même auteur fournit des données sur les 5 000 conscrits (environ !) recensés en 1830 dans le département du Finistère (tableau 2). % Savent lire et écrire 16,72% Savent lire 2,34%

TOTALIllettrés 1 100,00%80,94% ___l Tableau 2. Répartition des conscrits du Finistère en 1830 en fonction de leur capacité à lire et écrire. Source : Daniel Bernard.

Le Dictionnaire d'Ogée

Le dictionnaire d'Ogée est bien connu de tous les amateurs. La seconde édition, établie par A. Marteville et P. Varin et parue en 1843 (16), indique pour chacune des communes des cinq départements bretons, la langue qui y est en usage. Ces indications peuvent servir non seulement à étudier l'évolution de la frontière lin- guistique (17), mais aussi à déterminer l'importance de la population bretonnante et à repérer, quelques années après les enquêtes de Coquebert de Monbret, les loca- lités qui, en Basse-Bretagne, pratiquent le plus le français.

(15) Daniel BERNARD. L'instruction primaire dans le Finistère sous le régime de la loi Guizot (1833-1850). BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE DU FINISTÈRE, tome LXI, 1934, p. 18-19. Puisqu'il fait état, pour la commune de Logonna-Daoulas, de statistiques analogues à celles des 45 communes du Sud-Finistère que nous avons étudiées, il est possible que d'autres relevés de la même enquête aient été an:hivés. D. Bernard se contente de signaler qu'il a utilisé des documents de la série T, alors non cotée. (16) OGÉE. Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne / Nouvelle édition revue et augmentée par A. Maiteville et P. Varin. Rennes, 1843-1853,2 vol. Selon Glanville Price (« The present position of minority languages in Western Europe », p. 22), M. D.- M. Lloyd, Conservateur des Imprimés à la « National Library of Scotland », à Edinburgh, avait l'inten- tion de publier une carte montrant la répartition du français et du breton en Bretagne, sur la base des indications fournies dans le « Dictionnaire » d'Ogée par ses continuateurs. Il ne semble pas que ce travail ait fait l'objet d'une publication depuis 1969. (17) A propos d'un certain nombre de communes actuellement considérées comme étant de Haute- Bretagne, Marteville et Varin signalent qu'on « y parle breton et français ». Ces affirmations avaient jusqu'à présent laissé les chercheurs dans l'expectative. Sur la base des documents d'aichives que nous avons pu exploiter, elles doivent être définitivement considérées comme une anomalie. Se reporter à notre étude, à paraître : A la recherche de la frontière, op. cit. Marteville et Varin utilisent généralement la même formule : « on parle le fran- çais », dans la plupart des communes de Haute-Bretagne ; « on parle le breton », dans la plupart des communes de Basse-Bretagne. Il y a toutefois des variantes, que l'on peut transcrire et classer de la manière suivante, en ce qui concerne la Basse-Bretagne : • L'usage du breton est général : à Châteauneuf-du-Faou, Camaret, Lannilis, « on parle presque généralement le breton ». Au Faou, à Lampaul-Plouarzel et Trébeurden, « on parle généralement le breton ». • L'usage du breton est général, mais le français est connu et « s'entend » : ainsi à Berrien, « on parle le breton, mais le français se répand dans la commune ». Au Bourg-Blanc, « presque tous les habitants comprennent le français, mais parlent le breton ». A Gouesnou et Lennon, « on parle plus généralement breton que fran- çais ». A Guilers, « il n'y a à parler français que ceux des habitants qui fréquentent les marchés de Brest ». A Kernouès, « on parle plus généralement encore le bre- ton que le français ». A Lampaul-Guimiliau, « 1/10 au plus des habitants parlent le français ». A Pleyben, « on parle le breton, mais beaucoup de paysans lisent le français ». A Plœmeur et Ploujean, « on parle le breton et un peu le français ». A Sainte-Sève, « on parle le breton et on entend le français ». • L'usage du breton ou du français, dans sept communes, est fonction d'une localisation géographique à proximité de la frontière linguistique ou à la périphé- rie d'une ville, ou fonction encore de paramètres sociaux. A Elven, « on parle généralement le français, mais le breton est usité encore dans quelques villages qui avoisinent Saint-Nolf ». A -Muzillac, « on parle le français, cependant le langage breton s'est conservé dans la trève de Logoresme ». A Hennebont, Lan- derneau et Pontivy, « on parle le français dans la ville, et le breton dans la ban- lieue ». Au Huelgoat, « on parle le français dans la ville, et le breton dans le reste de la commune ». A Locminé, « on parle généralement le français dans la ville et le breton dans la partie rurale ». A Saint-Brieuc « on parle le français : le breton est familier aux classes ouvrières ». • Vingt-deux communes sont signalées comme parlant à la fois le breton et le français (18). • L'usage du français est général ou tout au moins important dans quatre com- munes : à Carhaix, « on parle presque généralement le français ». A La Feuillée, « on parle autant le français que le breton ». A Landivisiau, « on parle beaucoup plus français que breton ». A Vannes enfin, « le peuple parle le français, sans accent et avec la plus grande pureté ; il parle aussi le breton ». • Six communes sont signalées en Basse-Bretagne comme parlant le français (19). • Les communes du pays vannetais ont parfois droit à une mention particulière : à Locmariaquer, à l'Ile aux Moines, Plougoumelen et Plumeret, « on parle le bre- ton du dialecte de Vannes ». A Sarzeau, « on parle le français et le breton du dialecte de Vannes ». Dès sa première édition, le « Dictionnaire » signalait que le breton, à Houat, était « idiome unique », mais « il diffère un peu des autres bre- tons, et la prononciation en est beaucoup plus douce ».

(18) Concameau, Douarnenez, La Forêt-Landerneau, , Hanvec, Kerfeunteun, Lannion, Logonna- Daoulas, Lorient, Morlaix, Ouessant, , Penhars, Le Ponthou, Port-Launay, Quimper, Quimperlé, Rosporden, Saint-Martin-des-Champs, Saint-Nicolas-du-Pélem, Saint-Pol-de-Léon, Tréguier. (19) Collorec, Le Drennec, Port-Louis, Runan, Saint-Gilles-les Bois, Saint-Gilles-Pligeaux. • Deux cas particuliers doivent être signalés : à Roc-Saint-André, « placé au centre de la langue bretonne, on parle cependant le français ». Au bourg de Batz, « on parle un langage mêlé de breton et de français ». • Enfin, aucune indication de caractère linguistique n'est fournie par rapport à 13 communes <20). Il y a lieu, tout d'abord, d'être surpris que des communes rurales comme Collorec, Le Drennec ou Runan, étant donné à la fois l'époque et leur localisation géogra- phique, aient alors été présentées comme entièrement francophones. Leur classe- ment dans cette catégorie ne peut donc tenir qu'à la subjectivité des informateurs de Marte ville et Varin, qui n'auraient pas rapporté - ou qui n'auraient pas su rap- porter - la réalité qu'ils observaient dans leur commune. Peut-on, ensuite, tenter de reclasser les 13 communes pour lesquelles aucune indication n'est donnée ? Brest est bien connue comme étant alors un îlot franco- phone, bien qu'une partie de la population y ait l'usage du breton. 5 cas (21) peuvent peut-être être classés parmi les communes s'exprimant dans les deux langues. Les autres communes sont très probablement bretonnantes. Il est intéressant, enfin, de comptabiliser les communes dont on précise qu'on s'y exprime dans les deux langues, quelles qu'en soient les raisons. Aux 22 à propos desquelles il n'y a d'autre détail que la mention « on parle le breton et le français », il faut ajouter les 4 qui parlent « généralement » le français (22), ainsi que les 7 pour lesquelles des spécifications précises sont notées, puis les 5 que nous avons reclas- sées, et enfin la commune de Sarzeau. Cela fait un total de 39 communes. La plupart d'entre elles sont des chefs-lieux d'arrondissement ou de canton. Sept ne le sont pas (23). Trois jouxtent des villes (24). Trois ont moins de 1 000 habitants (25).

La Géographie de Gaultier du Mottay

En 1862, paraissait à Saint-Brieuc une « Géographie départementale des Côtes- du-Nord rédigée sur les documents officiels les plus récents » (26). D'un format de poche, mais épais de 843 pages, cet ouvrage était l'œuvre de J. Gaultier du Mottay, E. Vivier et J. Rousselot, mais il semble bien que l'essentiel de la rédaction en ait été assuré par le premier nommé. Joachim Gaultier du Mottay était l'un des plus fer- vents propagandistes de l'enseignement primaire dans son département. (20) Brest, Brélès, Châteaulin, , Le Palais, Pont-A\en. Quiberon, Saint-Car(adec?). Trégpmel, Saint-Gildas-de-Rhuys (?), Saint-Gilles-Vieux-Marché, Trémel, Tréouergat, . (21) Châteaulin, Le Palais, Pont-Aven, Quiberon, Saint-Gildas-de-Rhuys. (22) Carhaix, La Feuillée, Landivisiau, Vannes. (23) Hanvec, Logonna-Daoulas, Port-Launay, La Feuillée, Le Palais, Saint-Gildas-de-Rhuys, Noyal- Muzillac. (24) Kerfeunteun, Penhars, Saint-Martin-des-Champs. (25) La Forêt-Landemeau, Penhars, Le Ponthou. (26) J. GAULTIER DU MOTTAY, E. VIVIER, J. ROUSSELOT. Géographie départementale des Côtes-du-Nord, rédigée sur les documents officiels les plus récents. Saint-Brieuc : Gouyon, 1862, 843 p. La « Géographie départementale des Côtes-du-Nord » est une présentation dé- taillée de toutes les communes du département, avec l'indication de l'essentiel de ce qu'il faut savoir à leur sujet. Elle comporte une longue introduction sur la géo- graphie, l'histoire, la démographie des Côtes-du-Nord, mais aussi sur l'agricul- ture, l'économie, l'instruction. Le chapitre X est intitulé « Langues, mœurs, cou- tumes » . Citons les précisions qu'y donne J. Gaultier du Mottay : « les deux lan- gues française et bretonne, écrit-il, se partagent le département à peu près par moitié ; nous comptons en effet 24 cantons dans lesquels la langue française est exclusivement parlée, et 24 dans lesquels la langue bretonne ou celtique est géné- ralement en usage dans la campagne ». Il ajoute les notations suivantes, qui situent assez bien sa position personnelle par rapport à la question de la langue bretonne : « tous les efforts tentés jusqu'à ce jour pour faire prédominer la langue française, dans les cantons où l'autre est usi- tée, ont été infructueux. En fréquentant les écoles, la nouvelle génération a appris à parler le français ; mais dans l'intérieur de la famille elle continue à se servir de la langue de ses ancêtres, langue qui, pour le dire en passant, ne mérite nullement le dédain avec lequel l'ont traitée des auteurs étrangers à notre province ; ni, par contre, l'enthousiasme qu'un patriotisme, peut-être exagéré, a fait naître chez quel- ques personnes. Déclarons toutefois, ici, que le breton n'est point un patois, mais bien une véritable langue (...) ». Cette citation comprend deux indications intéressantes pour le propos qui est le nôtre. J. Gaultier du Mottay précise tout d'abord que le breton « est généralement en usage dans la campagne » de Basse-Bretagne, ensuite que même la nouvelle généra- tion qui a appris à s'exprimer en français « continue à se servir de la langue de ses ancêtres » au sein de la famille. On ne peut mieux dire que le breton est le seul moyen d'expression de la population rurale de la Basse-Bretagne, même si le français a effec- tué sa percée dans les villes essentiellement, mais aussi dans les campagnes. Dans le corps de la Géographie, Gaultier du Mottay procède à l'exemple de Marteville et Varin, les continuateurs d'Ogée, et précise, pour les communes du département qui sont situées en Basse-Bretagne tout au moins, quelle est la langue qu'on y parle (27). Généralement, il se contente de la mention « On parle le breton ». Seule Paimpol est caractérisée d'une notation nuancée : « on parle indifféremment le breton et le français ». Même les villes de Lannion et Guingamp, dont on précise par ailleurs qu'elles disposent de journaux, imprimeries, librairies, bibliothèques et chambres littéraires, n'ont droit qu'à la première formulation, comme si le français n'y était pas présent. Comme si, pour l'auteur, le fait qu'une localité soit située en pays bretonnant et donc d'expression usuellement bretonnante, primait toute autre considération et n'exigeait pas davantage de précisions. Pour rassembler la matière de la « Géographie départementale » qu'il voulait rédiger, J. Gaultier du Mottay avait sollicité le concours des instituteurs des Cô- tes-du-Nord. Trois ans avant la parution, en 1859, il leur avait fait parvenir, par l'intermédiaire de l'Inspection Académique, un questionnaire en trois parties sur leur commune : la première concernait l'histoire civile, la seconde traitait de l'his- toire religieuse, la troisième portait sur des éléments statistiques et des questions

(27) Les communes du pays gallo, étant censées parier usuellement le français, n'ont droit à aucune mention de caractère linguistique. diverses. Le formulaire comportait un total de 36 questions, imprimées dans la colonne de gauche, sur quatre pages d'un double feuillet de grand format, les ré- ponses devant être rédigées dans la colonne de droite. Fort opportunément, les Archives Départementales des Côtes-du-Nord ont con- servé un grand nombre des réponses des instituteurs (28). Or la deuxième question concernait la réalité linguistique des communes : « Y parle-t-on le breton, pres- qu'exclusivement ? Ou le breton et le français indifféremment ? ou seulement le français ? » Les réponses sont parfois laconiques, mais souvent détaillées. On peut tenter de les classer en fonction des renseignements qu'elles contiennent et sui- vant l'angle sous lequel elles sont rédigées. Le nom de la commune est suivi de la transcription de la réponse : . Simple constat de la situation dans les termes mêmes du questionnaire, ou presque : - : « le breton presqu'exclusivement » - Saint-Jean-Kerdaniel, Saint-Mayeux, Saint-Connec, Penvénan : « le breton et le français indifféremment » - Trézény, Loguivy - Lannion, Ploulecli et Plouzélambre : le breton « exclusivement » - : « on y parle le breton » - « à Ploumillau, on parle le breton » : les termes « presqu'exclusivement », initialement insérés, ont ensuite été rayés. • Constat du caractère dominant et « naturel » de la pratique du breton, eu égard au lieu considéré : - « la langue bretonne est celle que l'on parle à » - : « le breton seulement » - Maël-Carhaix : « le breton est la langue du pays » - Saint-Fiacre : « le breton est le langage naturel du pays » - : « on parle le breton dans toute la commune » - Buhulien : « on n'y parle que le breton généralement » - : « en général tous les habitants de cette commune parlent le breton » • Omniprésence du breton, y compris pour les manifestations politiques et reli- gieuses : - Belle-Isle-en-Terre : « le breton presqu'exclusivement. La plupart des enfants apprennent le catéchisme breton et le prône s'y fait en breton » - Pleumeur-Bodou : « le breton est la langue généralement en usage : toutes les instructions religieuses et les publications civiles, politiques et administratives se font dans cette langue » . Le breton est dominant, mais le français n'est pas inconnu : - Pédemec : « quoique beaucoup d'habitants sachent le français, le breton est la langue qu'on parle encore presqu'exclusivement dans les relations ordinaires de la vie » - Pont-Melvez : « le breton est l'idiome en usage, mais un grand nombre de personnes connaissent le français » - : « on ne parle que breton, quoique beaucoup de personnes sachent le français » (28) Ces documents ont été extraits du fonds « Joachim Gaultier du Mottay » et sont désormais classés sous la cote 1 T 400. Ils comportent une mine de renseignements, historiques, religieux, économiques et statistiques, qui n'ont pas tous été exploités pour la rédaction de la « Géographie départementale » et dont l'étude pourrait se révéler intéressante. - : « le français est un peu compris dans presque toutes les maisons ; mais le breton est généralement parlé » - Saint-Péver : « on y parle le breton, du moins presque toute la commune con- naît le français » indifféremment- Ploezal : « le » breton. Cependant plusieurs personnes parlent breton et français - : « le breton. Cependant il y a aussi beaucoup de français » - Saint-Gilles-Pligeaux : « on parle les deux langues dans la commune » - Lézardrieux : « on y parle le breton presqu'exclusivement, quoiqu'on y sache généralement le français » • Introduction de notions quantitatives et d'occurrence dans le constat de la pra- tique des deux langues : - Saint-Laurent-Bégard : « très peu de français » - Moustoir : «le breton est la langue du pays. Peu de personnes savent le français » - Runan : « le breton est la langue dominante de la commune ; le breton et le français indifféremment : quelquefois ; le français seulement : non » (par un instituteur qui a voulu répondre précisément à chacune des questions posées) - : « on y parle le français et le breton, plutôt le français » - Brélevenez : « exclusivement le breton. Peu de personnes y parlent le français » - : « le breton s'y parle presqu'exclusivement. On y entend générale- ment le français, mais on le parle très peu » - Trédarzec : « on y parle ordinairement le breton, quoique la plus grande partie des habitants sachent le français » - : « presqu'exclusivement le breton. A peine sur 4 215 habitants y trouve-t-on 4 ou 500 à parler français, quoiqu'il y ait de 600 à 650 de population agglomérée » - Plésidy : « les 2/3 de la population ne parlent que le breton, l'autre 1/3 parle indifféremment le breton et le français » • Prise en compte des différences de sexe : nous le verrons plus loin, à propos de et de Trégastel. . Prise en compte du niveau d'instruction : - Carnoet : « on est trés arriéré sous le rapport de l'instruction ; on y trouve fort peu de personnes parlant le français » - : « le breton est la langue principale des habitants de la commune de Lohuec. Cependant on y parle aussi le français, mais moins que le breton ; il n'y a que les personnes instruites qui parlent les deux langues » - Brélidy : « le breton est exclusivement usité, même par les personnes instrui- tes, sauf quelques cas rares et exceptionnels » - Caouennec : « on y parle le breton communément. Mais les gens instruits dont il se trouve un certain nombre savent le français » • Prise en compte des différences d'âge : - Kermoroc'h : « on parle généralement le breton. Il n'y a que les adolescents qui parlent le français » - Landebaëron : « les jeunes gens commencent à parler le français. Le reste des habitants ne connaissant point cette langue, parle toujours le breton » . Prise en compte des différences de classe ou de situation sociale : - Coadout : « on parle le breton presqu'exclusivement, excepté dans quelques maisons aisées où l'on parle aussi bien le français que le breton » - Guingamp : « on parle breton et français ; à peu prés indifféremment par les gens du peuple » - Saint-Agathon : « le breton. Cependant dans les maisons aisées, on trouve plusieurs personnes qui parlent indifféremment le français ou le breton » - Tréguier : « on parle le breton et le français indifféremment. Cependant la langue de la classe ouvrière est le breton » - Coatreven : « le breton, cependant les familles aisées y parlent le français » . Conscience de l'évolution en cours : - : « tout le monde parle le breton. Le français gagne sensiblement depuis quelques années » - Pommerit-le-Vicomte : « les coutumes et les anciens usages du pays se per- dent tous les jours à mesure que la civilisation fait des progrès et que la langue bretonne diminue » - : « aujourd'hui, plusieurs parlent aussi le français » - Mûr-de-Bretagne : « le français et le breton sont parlés indifféremment dans la commune, mais cette dernière langue tend à disparaître dans le chef-lieu où on parle de préférence le français » . Localisation géographique se traduisant par une pratique linguistique différente : - : (le breton et le français indifféremment) « oui en ville, le breton à la campagne » - : « dans la ville on parle le breton et le français, mais dans les campa- gnes environnantes on parle presqu'exclusivement le breton » - Haut-Corlay : « la commune est divisée en deux parties bien distinctes sous le rapport des langues : la section du bourg parle plus particulièrement le breton, la section de La Croix parle le français » - Saint-Caradec : « on y parle généralement le français ; cependant le breton est encore la langue usitée dans trois ou quatre villages à l'ouest et au sud-ouest, limites des communes de Saint-Guen et Saint-Connec » - Lannion : (le breton presqu'exclusivement ?) « oui à la campagne et dans les champs ». (Le breton et le français indifféremment ?) « oui, en ville » - Perros-Guirec : « les habitants du bourg et ceux du port parlent indifférem- ment le breton ou le français ; ceux de l'intérieur le breton exclusivement, bien que plusieurs d'entre eux sachent le français » • Tentatives d'explication des évolutions en cours et mise en évidence du rôle joué en particulier par l'école en faveur de la langue française : - : « le breton est la langue de la commune. On parle aussi la langue française, mais seulement par les gens qui ont fréquenté l'école » - Saint-Clet : « Breton. On y parle aussi le français grâce à l'école qui y existe depuis une dizaine d'années » - Servel : « le breton est la langue du pays, mais depuis que le bienfait de l'ins- truction est répandu dans la commune, le français s'y familiarise » - Trébeurden : « on ne parle à Trébeurden que le breton. Cependant beaucoup de personnes savent le français, et l'école primaire qu'on y a depuis longtemps établie tend de plus en plus à propager cette langue si utile à tous les cultivateurs » - Trélévern : « on y parle le breton presqu'exclusivement. Quelques personnes et les enfants qui fréquentent l'école parlent le français » - Plestin-les-Gréves : (le breton) « oui. Cependant les jeunes gens qui ont fré- quenté l'école communale parlent le français » - Plounérin : « le français n'y est parlé que par ceux qui ont fréquenté l'école » - : « tout le monde parle la langue bretonne. Quelques notables qui ont de l'instruction parlent et comprennent le français ; il en est de même de ceux qui ont été au service de l'Etat. Mais la langue bretonne est celle des entretiens et des conversations dans les familles ». - Trémel : (le breton) « oui. Néammoins depuis 1845, époque de l'établisse- ment d'une école publique à Trélévem, la langue française s'y est propagée, et beaucoup de jeunes gens et même des familles entières se servent indifféremment du français et du breton » - Prat : « le quart de la commune parle le français et le tiers le comprend. Nous devons cet usage au retour des militaires et aux progrès de l'instruction. Le fran- çais gagne sensiblement sur le breton » - Louannec : « on y parle le breton presqu'exclusivement. Cependant, il serait aujourd'hui rare de trouver une maison où il n'y aurait pas une ou deux personnes sachant parler le français, surtout parmi les garçons, car l'instruction des filles est malheureusement négligée complètement. La commune n'a pas encore d'école pour les filles » - Trégastel : « on y parle le français et le breton presqu'indifféremment. Cepen- dant le breton domine surtout chez les femmes. Le français fait beaucoup de pro- grès, les parents sentant généralement l'utilité de l'instruction et faisant pour la procurer à leurs enfants beaucoup de sacrifices » - : « on parle breton, mais le voisinage de la ville de Guingamp, les mili- taires rentrés du service et les écoles font que l'on trouve beaucoup plus de person- nes parlant le français qu'on en trouvait autrefois ». De toute évidence, l'ensemble de ces notations inédites apparaît comme une véritable monographie linguistique de la partie bretonnante des Côtes-du-Nord au milieu du XIXe siècle. Sans nous arrêter pour l'instant aux facteurs qui favorisent la pénétration et la pratique du français, le constat qui en ressort est celui d'une présence générale du breton, aussi bien au niveau des relations personnelles qu'à celui des rapports sociaux dans la plupart des localités. Le breton est alors, net- tement, la langue majoritaire et dominante. On n'ignore cependant pas le français. Mais ceux-mêmes qui le savent sont con- duits à s'exprimer en breton avec ceux qui ne le savent pas. Certains témoignages, d'ailleurs, remarquent la différence entre le fait de « savoir » le français et celui de s'exprimer usuellement dans cette langue. Plusieurs facteurs favorisent la pratique du français : - la résidence en ville ou à proximité d'une ville, - la jeunesse, - le sexe masculin, - le niveau d'instruction, - le service militaire, - la situation sociale aisée, - l'exercice d'une profession au service de l'Etat. Plus un individu cumulait ces facteurs, plus il se trouvait à même de s'exprimer en français et avait tendance à le faire. C'est la raison pour laquelle la pratique du français n'apparaît pas négligeable, en particulier dans les villes comme Lannion, Guingamp, Tréguier, ... Certaines observations apparaissent contradictoires, par exemple, le fait que les familles aisées s'expriment en français à Coatreven, en français ou en breton in- différemment à Coadout ou Saint-Agathon, alors qu'à Mantallot une description détaillée signale bien que « les notables parlent et comprennent le français », mais qu'ils continuent à s'exprimer en breton dans leur vie quotidienne. L'explication peut en être double. D'une part, les instituteurs, étant eux-mêmes des agents de propagation du français, ont pu introduire une certaine dose de subjectivité dans leurs notations, en mettant l'accent, soit sur les « progrès » de la langue française, soit sur le caractère « arriéré » de leur commune, suivant le cas. D'autre part, le fait alors de « parler le français », comme aujourd'hui souvent le fait de « parler le breton », peut seulement signifier « savoir le français, être à même de le parler, le parler occasionnellement, etc.. », tout autant que « le parler souvent ». Deux précisions chiffrées ne sont pas sans intérêt, mais difficilement con- trôlables. Dans le cas de Bourbriac, un chef-lieu de canton, le nombre de person- nes pouvant parler le français est estimé à moins de 500 sur une population de 4 215 habitants, ce qui représenterait environ 12% de la population de la localité. A Prat, commune rurale de 2 280 habitants, le quart de la population est considéré comme parlant le français, et le tiers comme le comprenant, soit approximative- ment un total de 570 personnes sachant le français et 760 le comprenant. Les pourcentages de Prat sont nettement plus importants que ceux de Bourbriac. Il est par conséquent impossible de réaliser quelque extrapolation que ce soit pour l'en- semble de la zone bretonnante à partir de telles incertitudes. Moins de trente ans après l'enquête conduite par Gaultier du Mottay, le con- cours des instituteurs fut à nouveau sollicité, en 1885-1887, en vue de la ré- daction d'une nouvelle géographie départementale des Côtes-du-Nord. Un ques- tionnaire imprimé leur fut transmis cette fois encore, mais celui-ci se présente de manière beaucoup plus sommaire que le premier, puisqu'il se contente d'énu- mérer sept têtes de chapitre concernant le nom de la commune, son étymologie, son aspect topographique, son économie, son historique, etc..., sans détailler les questions. Mais cette nouvelle enquête ne comportait, hélas, aucune question sur les usages linguistiques (29).

L'enquête V. Duruy de 1864

Sous le Second Empire, le 28 mai 1864, le Ministre de l'Instruction Publique, Victor Duruy, adresse aux Préfets un questionnaire sur la statistique de l'instruc- tion primaire. Il était demandé aux inspecteurs primaires de le remplir sous un mois, d'ici au 25 juin, et aux inspecteurs d'académie et recteurs d'y adjoindre un rapport d'ensemble. L'enquête vise, bien entendu, à collecter l'ensemble des don-

(29) Cette enquête, dont les réponses sont également conservées aux Archives Départementales des Côtes d'Armor (série 1 T 401), a servi à rédiger : J. RIGAUD. Géographie historique des Côtes-du-Nord. Saint-Brieuc : Imp. de F. Guyon, 1890. nées relatives à l'enseignement primaire à cette date : le nombre des enfants igno- rants, les établissements d'instruction primaire, les bibliothèques scolaires, les éco- les normales, etc... Le questionnaire comportait une quatrième partie concernant les « idiomes et patois en usage », rédigée dans les termes suivants : « Existe-t-il des écoles où l'enseignement est encore donné en patois exclusivement ou en partie ? Nombre des écoles où l'enseignement est donné en totalité en patois ? En partie seule- ment ? Combien d'enfants ne savent pas encore parler la langue française ? Com- bien savent le (sic) parler sans pouvoir l'écrire ? Quelles sont les causes qui s'op- posent à une prompte réforme de cet état de choses ? Quels sont les moyens à employer pour le faire cesser. Joindre au rapport un fragment du patois ou de l'idiome avec la traduction littérale (30) ». Le questionnaire se présente donc avec une triple finalité : d'une part, dresser un état des réalités scolaires au regard des langues en usage pour l'enseignement, et déterminer quelle proportion de la jeunesse ignore la langue nationale ; d'autre part, solliciter le concours des cadres de l'Instruction Publique sur les « promptes réformes » à envisager pour résorber l'éventuelle dualité linguistique ; enfin, four- nir un échantillon du patois ou de l'idiome en vue d'en conserver la trace (31).

Les réponses sont conservées aux Archives Nationales (32). Le tableau n° 8 s'in- titule « idiomes et patois ». La terminologie semble être celle en usage à l'époque. Le français est une langue, à part entière, puisque l'on dénombre les communes « dans lesquelles la langue française n'est pas encore en usage », d'une part, et d'autre part, celles dans lesquelles « la langue française est d'usage général ». Ces deux dernières formulations, juxtaposées, impliquent d'ailleurs une norme, sup- posée être l'objectif à atteindre. De toute évidence, les communes où le français n'est « pas encore en usage » ne correspondent pas au critère défini. Et il ne fait aucun doute que, dans ces communes-là aussi, comme dans les autres, le français doit devenir « d'usage général ».

Alors que « la langue française » impose d'elle-même sa qualité de « langue », et son appellation, il convient de noter que les « idiomes et patois » n'ont même pas, eux, de nom bien défini. Ainsi relève-t-on pour différents départements du sud de la France des dénominations aussi variées que : « provençal, patois langue- docien, idiome languedocien, gascon, briançonnais, etc... » Les enquêteurs de Victor Duruy se situent, évidemment, dans un cadre départemental qui ne corres- pond pas toujours aux limites linguistiques. Pour la Basse-Bretagne, trois déno- minations différentes doivent ainsi être relevées : - pour les Côtes-du-Nord : « breton », - pour le Finistère, « bas-breton », - pour le Morbihan, « breton (langue celtique) ».

(30) Michel de CEKfEAU. Dominique JULIA, Jacques REVEL. Une politique de la langue. La Révolution française et les patois. Paris : Gallimard. NRF, 1975, 317 p., c. Les citations sont extraites des pages 270-272. L'exploitation cartographique de l'enquête par ces auteurs manque de précision. (31) Il n'est pas certain que cet objectif ait été réalisé, puisqu'on ne trouve dans les dépôts d ' archives aucune mention de ces collectes. (32) Archives Nationales, F 17* 3160. Microfilm au CRBC. L'on navigue donc entre plusieurs définitions de 1'« idiome » pratiqué en Breta- gne occidentale : de « breton », sans autre précision, à « bas-breton », qui peut comporter une nuance péjorative, et à « breton (langue celtique) » qui n'attribue un statut de langue au breton que par raccroc en quelque sorte, le breton ne pou- vant être langue de par lui-même, si ce n'est en se rattachant à un ensemble plus vaste. Il n'empêche que l'enquête rassemble, pour notre propos, un ensemble de données que l'on peut présenter sur le tableau 3.

Tableau 3. Enquête Duruy. Répartition des communes et de la population des départements de Basse- Bretagne, en fonction de la connaissance du français. 556 communes de Basse-Bretagne sont donc considérées, au moment de l'en- quête Duruy, en 1864, comme étant des communes où « la langue française n'est pas encore en usage ». La population de ces communes est estimée, globalement, à 1 060 375 personnes. Or, au recensement de 1861, la population de la zone bre- tonnante peut être évaluée à 1 261 203 habitants. Selon les données de l'enquête Duruy, on peut donc estimer que 84% de la population de la Basse-Bretagne est alors bretonnante. Les communes où le français serait d'usage courant regroupe- raient dès lors une population d'environ 100 000 habitants. L'analyse des chiffres, toutefois, peut être affinée pour le département du Finis- tère, le seul à pouvoir être considéré comme bretonnant dans sa totalité. Selon les données transmises au Ministère de l'Instruction Publique, 12 communes de ce département sont classées sous la rubrique de celles dans lesquelles « la langue française est d'usage général ». On ne dit certes pas lesquelles, mais on peut, sans beaucoup de risque de se tromper, estimer que les aglomérations urbaines, Brest, Lambézellec, Quimper, Quimperlé, Morlaix, Landerneau, notamment, en sont (33). En tout état de cause, d'après l'enquête, 19,18% de la population finistérienne usent « généralement » du français, alors que 80,82% ne sont « pas encore » à même de le parler. Le rapport est donc de 1/5 à 4/5. Ces pourcentages sont relati- vement proches de ceux que nous avons calculés pour l'ensemble de la zone bre- tonnante (84 et 16% respectivement). L'enquête Duruy répartit, ensuite, les enfants de 7 à 13 ans, qu'ils fréquentent ou non les écoles, en trois catégories : - ceux qui ne savent ni parler, ni écrire le français, - ceux qui le parlent sans savoir l'écrire, - ceux qui sont à même à la fois de le parler et de l'écrire. (33) Au recensement de 1861, la population de ces 6 communes représente déjà 115 715 habitants. Il faut donc supposer que le chiffre de 120 348 habitants donné pour 12 communes (dans le tableau précé- dent) exclut une partie de la population urbaine qui ne sait « pas encore le français ». La classification de l'enquête Duruy, si elle dit bien que « la langue française n'est pas encore parlée », n'implique pas davantage que personne ne sache le français dans les communes concernées. Mais, semble-t-il, la partition linguistique est alors tout autant une partition géographique : il y a les commu- nes où l'on parle le français, et celles où on ne le parle pas. La question linguistique: un sujet sensible en Bretagne. Le livre de Fanch Broudic, tout d'abord, établit les faits. La statistique officielle pourtant n'a jamais pensé à dénombrer ceux qui parlent une autre langue que le français. Mais en compulsant toutes les archives et les sources disponibles, en effec- tuant des sondages et des enquêtes, l'auteur peut fournir des indications pré- cises et le plus souvent inédites sur le niveau de pratique du breton depuis 200 ans. Mais ce livre ne se limite pas à un constat. Il pose des questions : la Basse- Bretagne n'est-elle pas en train de vivre un processus de substitution ou de changement de langue ? Il propose aussi des explications. Si la pratique du breton a diminué de 80% depuis la dernière guerre, est-ce uniquement la faute de l'école ? Quel a été le rôle exact des pouvoirs publics, celui du clergé ? Faut-il admettre que l'évolution négative du nombre des breton- nants est aussi la conséquence de la révolution économique intervenue en Bretagne depuis un demi-siècle ? Un ouvrage qui passionnera tous ceux qui s'interrogent sur le devenir de la langue bretonne. Se situant au carrefour de l'histoire et de la sociolinguis- tique, il analyse en détail le principal changement culturel toujours en cours en Basse-Bretagne. Fanch Broudic est bien connu comme journaliste de la télévision régionale. Il est actuellement rédacteur en chef de France 3 Iroise à Brest et respon- sable des émissions en langue bretonne à France 3 Ouest. Originaire du Trégor, il a été documentaliste au Centre de Recherche Bretonne et Celtique (UBO, Brest) au moment de sa création, et il a publié, depuis, de nombreux travaux de bibliographie sur la langue et la littérature bretonnes. Il a soute- nu en 1993 une thèse de doctorat sur l'évolution de la pratique du breton de la fin de l'Ancien Régime à nos jours, dont ce livre reprend l'essentiel.

En couverture : École Publique de Lanrivoaré, Année 53-54, 3e trimestre année scolaire, CP, CE,CMI Photo René Dantec, Musée de l'École rurale-Trégarvan Avec la participation du Centre de Recherche Bretonne et Celtique

Université Rennes 2 Haute Bretagne 220 F

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