La Farce Des Choses. Et Autres Parodies
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LA FARCE DES CHOSES et autres parodies Des mêmes auteurs Les complots de la liberté - Grasset 1848 - Grasset Le Roland-Barthes sans peine - Balland © Balland, 1982 MICHEL-ANTOINE/feuRNIER j PATRICK RAMBAUD LA FARCE DES CHOSES et autres parodies BALLAND LUCIEN BODARD LA PREMIÈRE CUITE roman prix des Deux-Magots Délices. Cauchemar. Je vais avoir quatre ans. Ma mère m'avait sorti dans les ruelles lépreuses, gluantes, empuanties de graisses immondes où j'aimais que trop patauger. Entre les boutiques de planches pourrissantes, qui retiennent les pluies rares mais violentes comme des éponges, nos boys faisaient provision d'étoffes chinoises avec des terrifiantes gueules de vampires brodées, de joujoux, d'objets de religion et de pétards lorsque le Consul s'avisait de recevoir les Seigneurs de la Guerre à sa table. Une manière de choisir. Et surtout ces boissons formidables qui faisaient fureur chez les irréguliers des armées chinoises, ce redoutable hui-ski, sorte d'urine de chimpanzé qu'on laissait fermenter plusieurs jours sous un soleil blanc tropical, et qui vous emportait la gueule. C'était l'une des huit mille trois cents boissons de l'em- pereur Lou, dans laquelle traditionnellement on fait macérer des oreilles de rebelles. Alors on se livrait à d'énormes ripailles, non loin du Fou-trach, le fleuve, le seul fleuve qui apportait sa fraîcheur moite, et les fièvres, et les moustiques les plus horripilants, des mosquitos que je retrouvais parfois dans mes oreilles le matin, et avec qui je jouais. Parfois ces insectes me couvraient le corps de cloques purulentes et me chan- geaient en lapin dépouillé, sanglant à l'étal, couvert de mouches à merde malgré d'innombrables moustiquai- res. Haï hou. Dès la fin octobre, quand le ciel devient orageux, grisâtre, poisseux, dégoulinant, suintant, as- sommant, menaçant, épouvantable, gigantesque, quand l'arroyo déborde et que ses eaux fangeuses assaillent les paillotes au bord du Consulat, ses eaux lourdes, bour- beuses, épaisses, jaunes comme un bouillon saumâtre, huileux et opaque, quand arrive le dragon de l'eau bardé de sa mythologie multimillénaire, alors les flots des rivières ne sont plus bonnes à boire. Alors les boys nous apportaient des jarres entières de hui-ski, virilité insigne, nectar qui m'était encore interdit à cause de mon âge trop tendre. Ils amenaient aussi du cognac. Ce cognac arrivait par la valise diplomatique, c'est-à-dire en réalité dans des caisses transportées à dos de coolies, malgré les invrai- semblables périls qui guettaient partout les caravanes. Il n'y avait pas grand-chose d'autre dans la valise. Les Seigneurs de la guerre aiment le cognac. C'est un mercredi à midi. Haï hou. Anne-Marie m'entraîne donc avec un cortège de serviteurs qui doivent manigancer la fiesta du soir, dans les rues de briques suintant la pisse, l'huile de baragouin, le crachat, les excréments à côté de quoi j'ai grandi. A côté de ces gens dont les chairs n'étaient que plaies et mouches, à l'endroit où le Fou-trach se ramifie dans le delta en autant de bras stagnants et malsains qui attirent les vermines et des milliards de scolopendres, la plaie de l'Asie, que je tuais innocemment en leur croquant la tête entre mes dents. Dans la vieille ville on doit vivre enroulé dans un sac de toile épaisse, car les pantalons n'empê- chent pas le dard pestilentiel des Bo-boh, gros comme des rats. Encore aujourd'hui quand je signe mes ouvra- ges dans les Grands Magasins, à Paris, au cœur de Paris, même à la Samaritaine, et peut-être parce qu'on y trouve tout, j'évoque en refoulant des larmes la vie charmeuse que je menai à Haï hou. Douceur ignoble. Peur. Anne-Marie me cache dans ses jupons humides pour m'éviter le spectacle ordinaire des immondes féeries yunnanaises. Sur le dos des éléphants, monstres dont certains, plus féroces, sont entourés de chaînes de la grosseur de celles des steamers britanniques qui font la navette jusqu'à Hong Kong avec des cales bourrées d'opium et de tonneaux de porc séché, parfois avec des jeunes Tonkinoises enlevées par les pirates, à la fron- tière, et qu'on recherche, et qu'on vend plus de mille yuans d'or comme domestiques chez les mandarins chinois, ou bien moins cher, dans le quartier des plaisirs, sur la rivière des Perles, là ou des filles maladroites ou trop rusées s'alignent, avec le torse nu, contre les murs crasseux qui dégoulinent. Sur les éléphants, des Yunna- nais agitent des gigots en putréfaction décorés de bande- roles. Ou des têtes coupées, et le sang coule de leurs grimaces sur les hampes de bambou, et sur les poignets des porteurs, sur leurs manches, souillant parfois leurs gilets de cérémonie en peau de zébis. J'aimais faire les commissions avec Anne-Marie. Langueur. Délice. Je sentais le sol poudreux trépidant sous le poids des mastodontes quand ils chargeaient quelquefois la foule. Et le tam-tam. Et les cris des malheureux qui, n'ayant pu se garer, se laissaient piéti- ner en bouillie bien peu ragoûtante. Ensuite, nous devions rentrer suivis par des dizaines de porteurs qui ramenaient les centaines de paniers remplis de victuailles inimaginables, de bouteilles aux alcools indescriptibles nécessaires à une fête au Consulat. Brouhaha. Costumes magnifiques. Bruit des cuirasses quand les Seigneurs de la Guerre sautent de leurs palanquins de soie richement brodés, selon un protocole invisible aux Européens. Je les ai vus arriver entre les ficus qui longent les bâtiments luxueux du Consulat, engoncés, sanglés, serrés, étouffés dans le métal doré comme les putains de la Rivière des Huîtres, à Tsin chou, dans le velours de leurs tuniques échancrées à la hanche. Grande politique. En signe de paix ils jettent leurs cartouchières, leurs lances effilées qui ont découpé tant d'étrangers et d'insoumis, et leurs sabres, leurs fusils, tout un attirail qui s'entasse gros comme une montagne du Chouen y ou devant le perron magistral. C'était le Consul qui recevait. En frac. Avec un col empoissé d'amidon ramené de France à prix d'or. Cols fameux, cols raides, cols blancs comme les neiges qui ont impres- sionné tant de soudards et gagné pas mal de négociations essentielles. Mme Bonardeau, des Ponts-et-Chaussées, comme le colonel Riesling, touchent peu à la montagne de mets disposée devant eux à même la table, grenouilles gavées au lait de coco, poissons chinois cuits tout vifs au court-bouillon, crapauds confits, cervelles de singes gris encore tremblantes et saignantes, que nos cuistots ont décalottées d'un coup de coupe-coupe, comme ça, en une seconde, estomacs de poissons qui ressemblent à des testicules de yengang, chats grillés à la cantonnaise, serpents à la vapeur dont le goût âcre du venin me reste encore après tant d'années mouvementées au bout de la langue. Et puis on boit. On utilise les derniers plaisirs de Haï hou, on boit beaucoup. Des hectolitres de cognac. Et les quarante domestiques silencieux amènent encore et toujours d'autres bouteilles et d'autres plats très rares. J'ai pu rester au seuil de la salle à manger d'apparat, à jouer avec mes petits amis chinois Yi et Lu, faisant fumer l'opium à un crapaud rescapé des cuisines, jusqu'à ce que la bête éclate, parce que les crapauds du Tai-kai avalent la fumée, s'en gavent horriblement, explosent, nous couvrant des pieds à la tête de viandes noires et déchi- rées. Là-bas, à côté, M. Bonardeau vient de rouler sous la table, complètement soûl. Beuverie. Majestueuse beuverie. Un filet d'une bave brune sort des lèvres du Consul qui, entre deux hoquets, trempe son plastron d'un liquide à moitié digéré qui empeste. Puis les uns après les autres les convives tombent sous la table en se retenant à la nappe dégouttante de graisses et de vomis- sures, et de crachouillis infâmes. Le vainqueur, digne, sera le dernier à rester droit. Vertige. Stupeur. C'est à qui boira le plus. Les Seigneurs de la Guerre à l'égal des coloniaux. Leurs soldats viennent chercher les Seigneurs de la Guerre qui ont déjà roulé dans le vomi commun. Les autres, les civils, ce sont leurs domestiques qui viennent les tirer dehors par les guêtres. Pauvres Seigneurs de la Guerre entassés sous la table, nageant à demi comme des carpes qui vont crever, coincés, alourdis par leurs armures où ils cuisent, comme des langoustes qui s'agitent encore, l'œil blanc, à la recherche d'une goulée d'oxygène peu respirable, moite, chargée d'alcool, écœurante, qui porte sur l'estomac et coupe la digestion, et les Seigneurs de la Guerre rendent leurs tripes avec générosité. Ce n'était pas assez. Ce n'était jamais assez. Pour les survivants, le cognac continuait à couler. Cela dura des heures. Quand les coolies traînèrent par les pieds l'ultime invité, le gagnant, qui se trouvait ce soir-là le colonel Riesling, je m'avançai à mon tour dans l'immense salon dévasté et gluant, ramassant au passage les reliefs du repas monstrueux sur les tapis rares imbibés des saletés de tant d'autres festins, spongieux sous les dégueulis. L'odeur empoigne l'at- mosphère : aigre et violente, qui transforme l'air en compote, brassé par les ventilateurs géants, et qui vous retourne le ventre. Déjà remué par l'opium qu'Anne- Marie m'avait offert pour mes quatre ans, je traverse la grande pièce pestilentielle avec mes amis Yi et Lu, et, systématiquement, nous vidons les plats, les bouteilles et les verres abandonnés, buvant au goulot, goûtant, trem- pant nos doigts dans les sauces putrides, bâfrant, reni- flant, avalant, déchirant, léchant, crachant, sirotant, pataugeant dans les déjections brunâtres et immondes.