Civilisations Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines

53 | 2005 Musiques "populaires" Catégorisations et usages sociaux

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/civilisations/74 DOI : 10.4000/civilisations.74 ISSN : 2032-0442

Éditeur Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2006 ISBN : 2-87263-005-8 ISSN : 0009-8140

Référence électronique Civilisations, 53 | 2005, « Musiques "populaires" » [En ligne], mis en ligne le 24 janvier 2009, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/civilisations/74 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/civilisations.74

Ce document a été généré automatiquement le 22 septembre 2020.

© Tous droits réservés 1

Les musiques et les danses dites populaires renvoient à des désignations multiples et des représentations antagonistes : elles peuvent être traditionnelles, folkloriques, modernes, ethniques, urbaines, rurales, sacrées, profanes... Le néo-mawal, le répertoire « afro-cubain », le tango, la , la musique franco-louisianaise et les danses « exotiques » en France sont autant d’exemples de l’ambiguïté des catégorisations musicales et des enjeux identitaires, politiques et économiques dont elles sont le support. Ce numéro porte sur les usages sociaux des musiques et des danses « populaires » au travers des pratiques dont elles sont l’objet et des appréciations qu’elles génèrent, dans un contexte transnational. Notre attention s’est portée sur l’hétérogénéité de leurs usages, les principes sur lesquels se fondent les goûts du public et des musiciens, les clivages qu’ils recouvrent, les divergences d’interprétation, les réprobations d’attitude et de goût ainsi que les processus de légitimation mis en œuvre, analysés dans toute leur ambivalence et leurs paradoxes.

Civilisations, 53 | 2005 2

SOMMAIRE

Dossier coordonné par Sara Le Menestrel

Introduction Sara Le Menestrel

Sha’abî, « populaire » usages et significations d’une notion ambiguë dans le monde de la musique en Egypte Nicolas Puig

Les batá deux fois sacrés La construction de la tradition musicale et chorégraphique afro-cubaine Kali Argyriadis

Le tango, une « musique à danser » à l’épreuve de la reconstruction du bal Christophe Apprill

De Kinshasa à Cartagena, en passant par Paris : itinéraires d’une « musique noire », la champeta Elisabeth Cunin

French music, Cajun, Creole, Zydeco Ligne de couleur et hiérarchies sociales dans la musique franco-louisianaise Sara Le Menestrel

L’exotique, l’ethnique et l’authentique Regards et discours sur les danses d’ailleurs Anne Decoret-Ahiha

Notes de lecture

L’histoire sociale de la musique populaire américaine, un renouvellement des perspectives Paul Schor

Varia

« Nos ancêtres les Arabes... » Généalogies d’Afrique musulmane Xavier Luffin

Civilisations, 53 | 2005 3

Dossier coordonné par Sara Le Menestrel

Civilisations, 53 | 2005 4

Introduction1

Sara Le Menestrel

Les usages sociaux des musiques « populaires » : quelle approche ?

1 Les musiques et les danses dites populaires renvoient à de multiples désignations qui révèlent la polysémie de cet attribut et les représentations antagonistes qu’il véhicule : traditionnelle, folklorique, moderne, ethnique, urbaine, rurale, sacrée, profane, musiques à danser, musiques du monde… Plutôt que d’être envisagée comme catégorie d’analyse, la notion de populaire est ici soumise à un regard critique afin de mettre au jour les manipulations dont elle est l’objet. Inscrits dans l’héritage d’une anthropologie de la musique (Merriam, 1964), les articles de ce numéro s’attachent avant tout à étudier la musique comme pratique sociale, en veillant à toujours la contextualiser et à l’inscrire dans une perspective historique. Les textes ne comportent pas d’analyse musicale formelle, même si l’on y trouve des indications sur les caractéristiques des musiques étudiées2. Leurs auteurs ont opéré d’autres choix méthodologiques, ils ont privilégié d’autres dimensions, sans qu’aucune directive leur ait été donnée à ce sujet. Si l’analyse des caractéristiques rythmique, mélodique et harmonique n’apparaît pas à nos yeux comme une condition sine qua non de l’approche socio-anthropologique, il est indéniable qu’elle nourrit et enrichit la réflexion, dès lors qu’elle est rendue accessible aux non-initiés. Formulons donc le vœu que les différentes approches adoptées dans le champ de la musique s’attachent à entrer en dialogue, à se confronter, à se compléter, afin que chacun, en fonction de ses choix et de ses compétences, contribue à une analyse exhaustive.

2 Plusieurs angles d’analyse sont envisageables au sein des sciences sociales, en fonction des différentes sources et outils mobilisés selon les disciplines. Que la musique constitue un champ pertinent pour analyser la société est établi de longue date tant par l’ethnomusicologie, depuis le 19e siècle, que par la sociologie à l’initiative de Max Weber (1998 [1921]) 3. Elle n’est pas appréhendée comme un objet de recherche à part entière, elle ne représente pas la finalité des recherches entreprises mais une voie d’approche pour analyser le social, dans toute la diversité de ses déclinaisons (Green,

Civilisations, 53 | 2005 5

1993, 1997; Lortat-Jacob et Rovsing Olsen, 2004). C’est par exemple dans cette perspective que certains historiens américains ont choisi d’analyser l’histoire politique, sociale et culturelle des Etats-Unis à la lumière de l’histoire de la musique populaire américaine, comme en témoignent certains ouvrages récents que P. Schor nous présente : la déségrégation et la fracture des générations de l’après-guerre, les droits civiques à Détroit dans les années soixante ou le mouvement progressiste au tournant du 20e siècle à Chicago sont autant de thèmes qui révèlent la place déterminante de la musique dans la politique de la ville et dans les rapports sociaux.

3 Les études actuelles ne se concentrent plus exclusivement sur les musiques dites traditionnelles ou de tradition orale – évolution qui reflète celle de l’ensemble de la discipline ethnologique – et les ethnomusicologues ont rejoint les autres chercheurs sur le terrain de musiques inscrites dans la modernité, que ce soit par leur processus de création, par la technologie utilisée dans sa composition ou par leur mode de diffusion. Les doutes émis à l’égard des études sur les styles musicaux contemporains n’en sont que plus étonnants : « (…) se mettre systématiquement à l’écoute des musiques métisses, urbaines, modernes, etc., relève d’un modernisme de bon ton. Mais cela n’équivaut-il pas à se mettre en syntonie avec les puissants mouvements commerciaux qui les portent et, en définitive, à faire preuve d’un certain suivisme ? » (Lortat-Jacob et Rovsing Olsen, 2004 : 22). Certes les chercheurs peuvent contribuer à la glorification du métissage musical et faire ainsi écho au discours des médias. Mais de la même façon, les musiques de prédilection de l’ethnomusicologie n’ont-elles pas souvent été marquées du sceau de « l’authenticité » par les chercheurs qui s’y sont consacrés ? Ce travers, qui s’inscrit dans la question plus large du positionnement idéologique du chercheur et de son rôle dans la construction des traditions, est omniprésent quel que soit l’objet d’étude, et ce depuis la naissance de la discipline, si bien qu’il n’apparaît en rien caractéristique de l’étude des musiques contemporaines.

4 La réflexion générale de ce numéro porte ainsi sur les usages sociaux des musiques et des danses « populaires » au travers des pratiques dont elles sont l’objet et des appréciations qu’elles génèrent, dans un contexte transnational. L’analyse des jugements esthétiques, entendus comme des activités de justification (Becker, 1982), permet de mesurer les enjeux identitaires, politiques et économiques dont les catégorisations musicales sont le support. Notre attention s’est ainsi portée sur l’hétérogénéité de leurs usages, les principes sur lesquels se fondent les goûts du public et des musiciens, les clivages qu’ils recouvrent, les divergences d’interprétation, les réprobations d’attitude et de goût, les processus de légitimation mis en œuvre, analysés dans toute leur ambivalence et leurs paradoxes. Une perspective transnationale est apparue indispensable afin d’analyser les mécanismes de réinterprétation musicale et chorégraphique, de suivre les transformations d’un espace géographique à l’autre et/ou d’un réseau à l’autre, autrement dit de mieux rendre compte des logiques de délocalisation et de relocalisation.

5 Comment s’articulent les différents critères d’appréciation, quels conflits d’« authenticité » y sont liés et quels types d’alliances et de rivalités en découlent ? Comment ces musiques et ces danses sont-elles réinvesties et réappropriées, aussi bien dans les lieux où elles ont émergé que dans ceux où elles ont migré ? De quelles influences et emprunts se nourrissent-elles ? Quel est l’impact du tourisme, des réseaux d’amateurs et des migrations internationales sur leur changement de statut ? Comment se manifeste l’emprise des pouvoirs publics, des institutions culturelles et de l’industrie

Civilisations, 53 | 2005 6

artistique sur l’émergence de nouveaux styles et sur la validation des traditions musicales ? De quelles façons la ligne de couleur, les hiérarchies sociales et les stéréotypes auxquels elles sont associées modèlent les goûts et les stratégies des acteurs ? C’est à partir de tels questionnements que s’est engagée la problématique de ce numéro. Les nombreux enjeux actuels que recouvre l’analyse des musiques et des danses témoignent de la richesse de cet objet d’étude. Cette introduction en évoquera un certain nombre au travers de débats et de questionnements en cours, tout en soulignant les choix méthodologiques et les orientations analytiques qui ont présidé à l’élaboration de ce volume.

Les maillons de la chaîne musicale

6 Si l’analyse de la réception est omniprésente, c’est l’ensemble de la chaîne musicale qui est ici prise en considération : composition, production, interprétation, diffusion et réception sont perçues comme les maillons d’une chaîne interactive où tous les stades de l’activité artistique entretiennent une relation dialectique (Becker, 1982). Les débats taxinomiques s’inscrivent inévitablement dans des stratégies économiques et politiques au sens large, qui rendent incontournable l’analyse du rôle des institutions politiques et culturelles ainsi que des industries artistiques dans l’émergence, la production et la diffusion des styles musicaux et chorégraphiques : les pouvoirs publics, les organismes touristiques, les maisons de disques, les producteurs, les organisateurs de festivals, les médias, en collaboration étroite avec les intermédiaires ou entrepreneurs culturels, les amateurs passionnés et les intellectuels, sont autant d’acteurs-clés qui participent à l’émergence, à l’évolution et au changement de statut de certains genres musicaux.

7 L’industrie musicale a toujours contribué à l’élaboration de genres spécifiques, qui lui ouvrent la possibilité de développer de nouveaux marchés, de cibler de nouveaux publics et de palier l’essoufflement ou le déclin des ventes : tel est le cas de la catégorie « rock’n’roll » aux Etats-Unis – parmi d’autres – dont l’émergence dans le milieu des années cinquante ne fait pas écho à un seul et nouveau style musical; il n’est pas non plus le premier à s’adresser spécifiquement aux jeunes, ni à favoriser l’interaction entre musiciens noirs et blancs (Starr et Waterman, 2003 : 191). L’apparition de cette catégorie musicale correspond avant tout à une stratégie commerciale, destinée à cibler une nouvelle audience. De simples visites régulières dans les grandes chaînes de ventes de disques actuelles suffisent à percevoir les stratégies de marketing dans le système de référencement, sans que son écho soit systématique et univoque, ne serait-ce qu’en raison de la fluctuation de ces choix. Tandis qu’en 2000, les pionniers du musette tels que Gus Viseur, Tony Murena et Jo Privat avaient gagné à la Fnac le statut valorisant de « musique du monde », revendiqué par certains groupes de « world musette », à peine deux années plus tard, ils rejoignaient le bac de la musique « rétro » dans le rayon de la « variété française », aux côtés d’André Vershuren et d’Yvette Horner. Si cette distinction momentanée fait bien écho à des perceptions divergentes de ce style parmi ses amateurs et des désapprobations de goût, on peut s’interroger sur son caractère éphémère et percevoir cette classification comme le support de certains discours, plutôt que le reflet ou la cause directe de tel ou tel jugement esthétique.

8 N. Puig nous offre une illustration particulièrement éclairante des paradoxes de la notion de populaire, de ses usages dans la musique égyptienne et de ses enjeux politiques et sociaux. Il souligne le contrôle exercé par le gouvernement égyptien, qui

Civilisations, 53 | 2005 7

développe une politique culturelle nationale au bénéfice de la musique « folklorique » rurale, inscrite au sein des « arts populaires » égyptiens, par contraste avec les musiques urbaines contemporaines taxées de vulgaires, privées de ce fait de tout cadre institutionnel et exclues des réseaux de diffusion médiatiques contrôlés par l’Etat. Tandis que le mawal rural est relativement valorisé, le néo-mawal urbain se développe par le biais de réseaux d’apprentissage et de pratiques professionnelles non reconnues par les institutions culturelles officielles, n’ayant ainsi d’autre alternative qu’une diffusion marginale au travers des estrades de mariages et des cassettes audio. K. Argyriadis met en lumière le processus de construction et de validation du répertoire « afro-cubain », en montrant la façon dont les différents acteurs qui y sont impliqués (pouvoirs publics, institutions commerciales et artistiques, intellectuels, pratiquants de la religion) interagissent et concilient différents rôles : l’Institut supérieur d’art et l’Ensemble folklorique national contribuent à la standardisation, à la fixation des pratiques rituelles et à la construction d’une frontière stricte entre sacré et profane, puisant pour cela dans les textes du chercheur Fernando Ortiz, les manuels de folklore et l’enseignement des professeurs de l’Institut, eux-mêmes à la fois artistes, religieux et interlocuteurs des ethnologues.

9 Le rôle des institutions et des industries culturelles dans la validation de certains genres musicaux et chorégraphiques n’est toutefois pas envisagé en terme de contrôle univoque, mais d’influences réciproques. L’évolution, la diffusion et le succès des musiques populaires dépendent d’une interaction entre production et réception. Le succès des initiatives entreprises dépend à la fois des producteurs, qui influent sur la consommation, et des consommateurs, qui se réapproprient la production musicale. L’action des producteurs (de musique mais aussi d’événements musicaux) ne peut se poser en confrontation avec les goûts du public, elle doit en tenir compte, d’où la nécessité de trouver des compromis entre les intentions des uns et les appréciations parfois divergentes des autres.

10 La notion de « public » ne va pas non plus de soi; elle est loin d’être strictement passive et exclusive. Ceux qui assistent à des célébrations festives, des rites d’initiation ou des cérémonies religieuses ne se contentent pas d’être les témoins d’un spectacle, ils sont tenus d’y participer. L’idée d’un continuum entre un public plus ou moins passif ou actif selon les contextes permet de mieux prendre en compte les différents rôles qu’il joue selon les cas (auditeurs, public de salles de danses et de festivals, participants à des célébrations festives, adeptes de cultes, possédés, etc …).

11 La danse constitue précisément une activité essentielle de certains publics. Plusieurs articles y accordent ainsi une attention toute particulière. Bien des ouvrages et des numéros de revue consacrés à la musique s’abstiennent pourtant de traiter de la danse, négligeant le fait que dans de nombreux contextes, les deux sont (ou ont été) indissociables et, telles deux pièces d’un même puzzle, ne font pas sens indépendamment l’une de l’autre. Car si la musique peut se passer de danse, s’il arrive qu’elle s’en émancipe, bien des musiques trouvent tout leur sens dans la danse. Toutes deux s’expriment en fonction de l’autre, se transforment au contact, à l’écoute, à la vue de l’autre. C. Apprill nous permet de mesurer toute la portée de cette relation sur le parcours du tango : d’abord chanté, le tango rencontre la danse avec laquelle il entre en osmose jusqu’au milieu du 20e siècle, pour s’en séparer et la retrouver dans les années 1980. Tout au long du siècle, la danse a joué pour le tango un rôle moteur dans son engouement et sa résurgence, renversant le schéma implicite selon lequel la musique

Civilisations, 53 | 2005 8

domine la danse. Au-delà du tango, C. Apprill pointe les frontières factices trop souvent dressées dans le milieu académique entre le monde de l’art et celui des pratiques sociales, combinées à la distinction voire la hiérarchie établie entre le corps et l’instrument. On peut d’ailleurs souligner le caractère inadéquat d’une telle conception au travers de la place du chant, qui allie un fort engagement corporel à un instrument à part entière, la voix, par ailleurs porteuse de sens au travers des paroles qu’elle interprète et transmet.

12 Le caractère ludique conféré aux célébrations festives, aux bals, aux salles de danse ou aux discothèques contribue par ailleurs à faire perdurer une vision stigmatisée de certains styles musicaux – parallèlement à leur réhabilitation – considérés comme des genres mineurs, au mieux pittoresques, au pire inintéressants ou vulgaires : tel est le cas du néo-mawal, de la champeta, de la musique cadienne et du zydeco. Qu’une musique à danser puisse gagner le statut de musique savante dès lors qu’elle devient une musique à écouter – comme pour le jazz – illustre bien l’impact de la danse dans cette opération de classement. Par opposition au simple divertissement, la dimension religieuse de certaines danses peut aussi jouer le rôle de passerelle vers les musiques savantes, devenant musiques d’initiés.

13 Il s’agit ainsi de dénouer les fils tissés par l’interaction de ces différents acteurs et de ces publics variés, en mettant au jour les enjeux de leur implication, leurs ressorts et leur portée.

« Musiques populaires » : paradoxes et ambivalences

14 Depuis une vingtaine d’années, plusieurs ouvrages soulignent la nécessité de remettre en cause la distinction entre les genres musicaux et de rendre compte de leurs interactions (Negus, 1997; Crawford, 2001; Starr et Waterman, 2003). R. Middleton regrette que la plupart des travaux aient traité de la musique populaire en la démarquant des autres genres. Le pluralisme démocratique qui a caractérisé selon lui la musicologie américaine, se consacrant aussi bien aux musiques académiques qu’aux musiques populaires, présente le travers de négliger les interactions au sein du champ musical, en ratifiant le statu quo : “A melting pot theory of ‘to each his own’ can easily result in a taxonomic rather than a dialectical approach” (1990 : 125). Quelque soit le genre musical considéré, on retrouve effectivement de la part des experts – amateurs éclairés, collectionneurs, journalistes – une entreprise commune de classification. La distinction généralement établie entre les musiques savantes et populaires, ou dans sa version anglo-saxonne entre art (ou classical), folk and popular music, implique nécessairement une hiérarchisation, tout du moins un processus d’exclusion esthétique, une perception fragmentée et fragmentaire qui ne rend pas compte des passerelles, des emprunts, des entrecroisements entre des styles musicaux tous polysémiques et multiformes dont les critères distinctifs s’estompent dès qu’on s’aventure à les définir.

15 Si la catégorie « musique du monde » a été l’objet de plusieurs analyses critiques (Feld, 2000; Guilbault, 1997; Mallet, 2002; Martin, 1996; White, 2002), celle de « musique populaire » n’en est pas moins problématique, comme l’ont déjà souligné J. Mallet (2004) et D.-C. Martin (2000; à paraître). La mise en lumière de ses paradoxes semble sans cesse en révéler d’autres, ne rendant que plus flagrant son caractère non opératoire. Certains perçoivent les musiques « populaires » comme le symbole d’une contre-culture, d’un pouvoir contestataire en opposition avec la culture dominante.

Civilisations, 53 | 2005 9

C’est ce qu’évoquent par exemple en France les pionniers de la chanson réaliste avec Damia, Fréhel puis Edith Piaf. Aux Etats-Unis, c’est la catégorie folk music qui recouvre cette dimension, incarnée notamment par Woodie Guthrie et dans son sillage, Bob Dylan.

16 Cette perception ne se restreint pas nécessairement aux chansons politiques, elle englobe plus largement les musiques associées à la périphérie, issues des marges de la société : le tango est avant tout associé aux trottoirs et docks de Buenos Aires, le néo- mawal aux quartiers populaires du Caire, la champeta à ceux de Cartagena, les tambours batá et les danses d’ orichas aux descendants d’Africains héritiers d’une « tradition yoruba ». Cet imaginaire du populaire repose non seulement sur des territoires mais aussi sur les thèmes des chansons – qu’elles soient engagées, religieuses, inspirées de la vie quotidienne… – et sur l’origine des pionniers du genre, issus du bas de l’échelle sociale. Même si l’histoire de ces styles révèle des itinéraires complexes et variés, la mythologie élaborée demeure particulièrement prégnante et nourrit l’opposition aux musiques savantes dont on récuse le pouvoir normatif. « Boundary crossings have multiplied in time. And they have often been described in a way critical of the classical sphere and its champions for being too ready to judge music by its category. A familiar image is that of popular and folk musicians tweaking the nose of a stuffy classical establishment », souligne Richard Crawford à propos de l’histoire de la musique américaine (2001 : 542).

17 Cet antagonisme supposé entre masse et élite ne résiste pourtant pas à l’aspiration de nombre d’interprètes de musiques populaires qui, tout en se définissant par opposition à une culture dominante jugée discriminante, aspirent à une légitimité culturelle et œuvrent dans ce sens. Que l’on songe par exemple au parcours d’Yvette Horner, qui n’a eu de cesse tout au long de sa carrière phénoménale (150 disques vendus à 30 millions d’exemplaires) de militer pour donner à l’accordéon ses lettres de noblesse au travers de ses collaborations et de ses distinctions4. Cette relation ambivalente au sein de la hiérarchie des genres musicaux peut également prendre d’autres formes. Ceux qui dénient aux catégorisations musicales toute légitimité leur substituent une classification qualitative entre « bonne » et « mauvaise » musique. C’est alors la notion de talent – avec tous les présupposés qu’elle implique – qui intervient pour justifier la capacité des artistes de musiques populaires à franchir les frontières des genres. Mais là encore, ce discours incite à la revendication d’une filiation avec les musiciens savants (Bachman, 1996 : 80). Lorsqu’il définit l’artiste folk comme une personne ordinaire qui a rarement conscience de la valeur artistique de ce qu’elle fait et dont l’activité est habituelle au sein de son groupe, Howard Becker ajoute : « The main thing is that they be done to some minimum standard, be good enough for the purpose at hand », comparant ce processus au repas du foyer, dont il est plus important que le repas arrive tous les jours sur la table plutôt qu’il ne soit bon (1982 : 246). C’est donc la fonction sociale qu’il fait ainsi primer sur la qualité, comme si aucune exigence n’était jamais de mise, comme si les compétences de l’artiste laissaient indifférent dans son contexte d’origine.

18 Cette inscription dans la vie ordinaire et cette accessibilité est précisément mise à l’honneur dans l’idéologie que certaines musiques populaires véhiculent, fondée sur des valeurs, une vision du monde, parfois même pour les plus passionnés un véritable art de vivre. En témoignent les corollaires des musiques cadienne et zydeco : l’origine rurale, socialement modeste des pionniers de ces musiques et l’anonymat dans lequel certains sont demeurés confèrent à ces styles une simplicité, un caractère informel jugés plus « authentiques »; la revendication d’une primauté de la sociabilité sur la

Civilisations, 53 | 2005 10

performance soutient la notion de préservation d’un sens communautaire. Le goût pour la musique franco-louisianaise répond ainsi à un besoin de combler les carences d’un monde déshumanisé en revendiquant les notions d’authenticité, de convivialité, de symbiose avec la nature ainsi que de cohésion et de brassage social.

19 Cette vision romantique du « peuple » est loin d’être incompatible avec une autre perception, cette fois-ci stigmatisante, à l’égard du public de tels styles : le mépris que suscite le néo-mawal du Caire s’inscrit dans une logique de différenciation de l’espace urbain et reflète la condescendance envers les habitants des quartiers peuplés d’ouvriers, d’artisans, de petits fonctionnaires et d’employés où il prospère. Les commentaires dont il fait l’objet dans les médias traduisent des stéréotypes sociaux corrosifs que l’on retrouve trait pour trait à propos d’un autre style non plus cairote mais typiquement parisien, le musette : les musiciens et leur public sont taxés de « ringards », les mêmes détails de leur tenue vestimentaire et de leur apparence (cheveux gominés, chaîne en or, torse exposé à la vue) sont relevés comme autant d’évidences de mauvais goût, chaque terme est soigneusement choisi pour décrire au mieux une esthétique clinquante et tape-à-l’œil explicitement méprisable.

20 Privilégiant leur acception anglo-saxonne (pop music), certains fondent les musiques populaires sur leur mode de diffusion et sur la notion de popularité qui les accompagne : loin de l’anonymat et de l’ordinaire du populaire évoqué précédemment, elles renvoient alors à une musique grand public, de variété, de production industrielle. C’est alors le qualificatif « traditionnel » (ou folk en anglais) qui vient s’opposer à cette perception du populaire et désigner les musiques enracinées et localisées, inscrites dans une temporalité plus longue et dans un héritage spécifique. Ces catégories ne sont pourtant nullement exclusives, issues l’une comme l’autre de diverses traditions musicales qu’elles perpétuent ou remodèlent, mais qui dans tous les cas évoluent et sont investies d’un sens différent selon le contexte socio-historique. Toutes deux puisent de surcroît dans les technologies modernes et sont inscrites dans un réseau commercial qui rend caduque leur opposition. Dans son étude de la musique populaire du Nord de l’Inde, Peter Manuel la distingue d’autres genres par sa relation aux médias et la façon dont ils conditionnent sa production, sa diffusion – en l’occurrence sur cassette – et sa signification (1993 : xvi). Il admet néanmoins l’ambiguïté d’une telle distinction avec les styles régionaux traditionnels, eux aussi bien souvent commercialisés, et souligne le caractère arbitraire de ces catégorisations, englobant dans son analyse toutes les musiques diffusées sur cassette.

21 C’est précisément parce que tous les genres musicaux sont désormais affectés par la diffusion de masse que certains chercheurs ne considèrent pas pertinent d’en faire un facteur de définition et de distinction (Middleton, 1990; Mallet, 2004). Dans cette perspective, Benjamin Filene propose d’abandonner la distinction folk/popular music en les englobant sous le terme vernacular music, définie avant tout par contraste avec la musique classique : elle ne nécessite que peu d’apprentissage formel ou de ressources matérielles, même si une formation poussée et des ressources sophistiquées peuvent tout aussi bien lui être appliquées (2000 : 1-9). C’est ainsi que la musique des montagnes Appalaches, le blues mais aussi le hip-hop et la techno se retrouvent englobés sous le terme de vernacular. Cette diversité de styles amène l’auteur à faire usage de sous- catégories, parmi lesquelles celle de roots music, apparue dans les années quatre-vingts aux Etats-Unis sous l’impulsion des critiques de rock : cette désignation se réfère aux

Civilisations, 53 | 2005 11

styles, commerciaux ou non, considérés comme les sources d’inspiration majeures de la musique « populaire » (au sens anglo-saxon) américaine du 20e siècle5.

22 De son côté, Denis-Constant Martin tient au contraire au critère de la culture de masse, et propose de substituer à « musiques populaires » la désignation « musiques de masse » ou « MdM », qui fait à ses yeux primer sur tout jugement de valeur la description d’une réalité sociale : la massification de la production et ses corollaires. Les MdM sont définies comme « des musiques à la production desquelles sont employés des procédés de création contemporains ou récents, ne nécessitant pas d’apprentissage formalisé, circulant dans des réseaux d’échanges marchands (ou inspirées de ce qui vogue dans ces réseaux et parfois aspirant à y entrer), en grande partie grâce à des techniques électro-acoustiques de production, d’enregistrement et de diffusion du son, et touchant de ce fait un vaste auditoire (...). L’important dans cette définition est la conjonction des facteurs : période; techniques de diffusion; économie; aires de circulation; modalités d’apprentissage » (à paraître).

23 La tendance à faire converger culture industrielle, culture médiatique et culture de masse (et par extension la musique du même nom) persiste néanmoins à conférer à cette dernière une connotation négative parmi les amateurs : « la culture de masse laminerait l’art, reléguée à un objet de production » (Sirinelli, 2002 : 17). Le mythe d’un genre traditionnel ou folk corrompu par la société de consommation et abâtardi par les médias renforce ainsi l’écart entre les genres musicaux. Nombreux sont ainsi les styles dont on brandit le pendant négatif, fustigeant leur caractère « commercial », comme pour mieux asseoir l’« authenticité » d’une forme « première ». L’échange marchand vient alors pervertir la « pure » tradition populaire, opposée à la « musique marchandise ». En découlent des catégorisations antagonistes explicites : jazz hot/ straight, blues folk/commercial, country alternative/commerciale…

24 Les musiciens de jazz de Chicago étudiés par Howard Becker à la fin des années quarante illustrent bien le malaise qui découle de cette perception. « Faire du commercial » revient pour eux à sacrifier la qualité pour répondre aux attentes d’un public qu’ils jugent ignare, les « caves », dont ils se sentent en tous points opposés, par leur mode de vie, leurs codes et leurs goûts. Ils se heurtent ainsi à un dilemme fondamental : obtenir les emplois les plus prestigieux et les mieux rémunérés aux prix de l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes et de celle de leurs pairs, ou préserver leur intégrité artistique au prix de leur carrière (1985 : 133-139). C. Apprill décèle chez les musiciens actuels de tango argentins et français des frustrations similaires, méprisant les danseurs qui à leurs yeux cantonnent la musique dans un rôle secondaire, au service de la danse, mais conscients du potentiel économique offert par les bals.

25 Qu’elles soient entendues comme musique du « peuple » ou musique de masse, les musiques populaires recouvrent ainsi les mêmes caractères négatifs. La combinaison des stigmates en jeu (origine du bas de l’échelle sociale, caractère commercial) aboutit au paradigme de la vulgarité, exacerbée dans certains cas par des instruments eux- mêmes dépréciés, parmi lesquels l’accordéon occupe une place de choix.

26 La culture de masse et ses corollaires tels qu’on les entend dans les sociétés occidentales relèvent en outre d’une conception homogénéisante qui néglige les différents degrés de massification et ses différentes configurations selon les contextes. Certaines musiques sont ainsi étroitement liées aux nouvelles technologies de reproduction et de diffusion sans pour autant relever d’une production de masse ni atteindre un large auditoire, même si elles y aspirent. En déplaçant la définition de la

Civilisations, 53 | 2005 12

culture de masse d’un critère quantitatif à une logique nouvelle de production, de diffusion rationalisée et médiatique et d’économie culturelle de masse, Ludovic Tournès en assouplit les contours et permet d’intégrer des musiques dont le marché demeure marginal (2002 : 222). Certaines musiques modernes contemporaines empruntent toutefois des canaux d’expression et de diffusion qui leur sont propres, faute d’avoir accès aux réseaux usuels. La champeta, dont E. Cunin démêle les multiples trajectoires, se caractérise par des moyens de diffusion alternatifs, des petits producteurs indépendants, des chanteurs occasionnels, des CD éphémères. Si elle s’inscrit d’emblée dans une dimension globale, circulant entre l’Afrique, l’Europe et les Caraïbes, si elle convoite un marché international, son auditoire demeure néanmoins marginalisé et strictement local, la champeta ne parvenant pas à se déployer indépendamment de l’économie souterraine et des logiques culturelles et sociales des quartiers populaires de Cartagena.

27 C’est précisément parce que certaines musiques contemporaines ne répondent pas aux critères de la massification tout en lui empruntant certains traits que Julien Mallet propose de parler de « jeunes musiques », non pas pour se substituer aux « musiques populaires », mais pour se référer aux « musiques spécifiques du monde contemporain [qui] émergent dans des situations de crise : colonialisme, néocolonialisme, crise des sociétés capitalistes… Elles sont étroitement liées aux nouvelles technologies de reproduction et de diffusion. Musiques syncrétiques modernes, elles fusionnent des sources d’origine et d’époques diverses. Elles sont partagées par des publics hétérogènes (jeunes, vieux, citadins, ruraux) » (2004 : 485). J. Mallet précise qu’il s’agit là d’une catégorie analytique, qui met l’accent sur la contemporanéité et le mouvement, et non d’une catégorie taxinomique. Sa réflexion soulève par là-même la question du rapport entre catégories analytiques et pratiques et les difficultés auxquels leurs interactions réciproques nous confrontent. On sait en effet à quel point les concepts mobilisés par les universitaires sont réappropriées et instrumentalisées par les acteurs sociaux dans une stratégie de légitimation. Toute catégorie analytique ne peut-elle alors être entendue dans un sens dévalorisant par ceux qui revendiquent une tradition spécifique, un héritage particulier ? Ne sont-elles pas susceptibles d’être reprises par d’éventuels détracteurs, alimentant les discordances ?

28 On peut ainsi se demander dans quelle mesure il ne serait pas moins problématique de s’en tenir aux catégories dont font usage les acteurs sociaux en analysant le sens dont elles sont investies, autrement dit à les considérer avant tout comme objet d’analyse sans mobiliser d’autres catégories musicales de notre fait comme outil d’analyse. C’est bien ainsi que B. Filene conçoit la catégorie « roots music » auquel il consacre un ouvrage : « In recent years, even some contemporary pop stars (Little Richard or Aretha Franklin, for instance) have come to be treated as roots musicians because of their pioneering influence on subsequent generations. “Roots,” therefore, is a retrospective term. It shifts the focus of my study away from stylistic debates (which performers belonged to which musical traditions ?) to questions of perceptions (who was thought of as exemplifying which traditions ?) » (2000 : 5).

29 D’un plan taxinomique, l’analyse se déplace à un plan pragmatique, privilégiant les modalités d’attribution des catégories musicales sur leur définition.

Civilisations, 53 | 2005 13

Métissage musical et stéréotypes sociaux

30 Techno-rap, hip-folk, disco-funk, électro-pop, samba-… Le foisonnement de ces hyphenated musics (musiques à trait d’union) témoigne de la multiplicité des entrecroisements effectués aujourd’hui, mais plus encore de la mise en avant incessante de sources d’inspiration variées dans le monde de la musique. Les musiques et les danses – qu’elles soient qualifiées d’exotiques, d’ethniques ou de populaires – sont aujourd’hui souvent perçues comme un véritable creuset culturel, érigées en symbole de partage et d’enrichissement. La world music cristallise cet imaginaire et les déceptions ne manquent pas lorsqu’une musique perçue comme telle ne reçoit pas ce label : que Manu Chao soit classé à la Fnac dans le rayon « variétés françaises » entre Francis Cabrel et Julien Clerc provoque l’indignation de certains fans qui le cherchent spontanément parmi les « musiques du monde », même si le musicien cherche en réalité à se distancier de cette étiquette et de sa logique de marketing. Loin de diluer les différences, le paradigme du métissage musical est brandi comme support et symbole de bien des identités tant régionales que nationales ou diasporiques. Il s’accompagne de la sorte d’une quête des origines, exprimée dans la revendication d’un héritage spécifique.

31 A la fusion des sons, des rythmes et des paroles fait ainsi écho l’empreinte indélébile de la tradition « ancestrale ». Les caractéristiques les plus communément attribuées à la musique de la « diaspora africaine » (rythme syncopé, improvisation, blue note, chanson à répondre…) sont bien souvent considérées comme allant de soi, de même que l’opposition à la musique « blanche » ou « européenne », sans que ces distinctions soient appuyées sur des exemples spécifiques. P. Tagg (1989) illustre point par point l’incohérence de cette argumentation musicologique et la dimension idéologique de ces dichotomies brossées à grands traits. S’il est légitime d’invoquer la polyrythmie comme un trait distinctif entre les musiques européennes et certaines musiques africaines (notamment de l’Ouest et du Centre soudanais), elle pose tout autant une distinction avec d’autres musiques africaines. Si la blue note telle qu’elle est utilisée dans le jazz et le blues est présente dans certaines musiques de l’Ouest soudanais, elle l’est également dans la musique traditionnelle scandinave et surtout anglaise, à l’époque de la colonisation de l’Amérique du Nord6. « As long as no one really knows what musics Africans actually brought with them to the USA – a very important research priority – it is impossible to say what is specifically Afro about ‘Afro-American’ music. Moreover, the term begs the question of what was American when the slaves started being shipped into the colonies en masse. Didn’t there have to be some ‘African’ in the music before it became ‘American’ ? Or had English, French and Celtic traditions become so widespread and acculturated by the 1720 in North America that they now had musical common denominators enabling them to be distinguished as ‘American’ rather than as English, French or Celtic ? » (ibid. : 291).

32 Parallèlement, « la musique européenne » est bien souvent restreinte à une image élitiste, bourgeoise et monolithique, qui néglige la musique « populaire » des colons du Nouveau Monde.

33 La valorisation du métissage musical – et plus largement culturel – de même que les politiques et les entreprises de réhabilitation et de validation de certains styles musicaux, ne s’accompagnent pas de l’ébranlement et de la remise en cause des hiérarchies sociales. L’appréciation d’une musique n’implique pas nécessairement

Civilisations, 53 | 2005 14

l’adhésion à une idéologie, ni l’engagement politique. Elle ne suppose pas non plus la constitution d’une contre-culture, ni la reconnaissance de cette culture comme légitime (Argyriadis, Le Menestrel, 2004 : 239). Les mécanismes de domination et le maintien dans la pratique de diverses formes de discriminations doivent ainsi être mis en relief. P. Wade insiste sur la combinaison et la simultanéité des phénomènes de différenciation et d’hétérogénéisation d’une part, d’appropriation et d’homogénéisation d’autre part, en soulignant que ces distinctions ne sont pas réductibles à l’antagonisme masse/élite (2000 : 5). Plutôt que de postuler l’existence d’un « peuple » hétérogène opposé à une classe dominante dévouée toute entière à la cause de l’homogénéité nationale, l’auteur insiste sur la nécessité de mettre au jour l’ambivalence de l’élite, qui veille à bien circonscrire et canaliser le processus de légitimation, contribuant ainsi au maintien et même à la reconstruction des hiérarchies sociales.

34 La réhabilitation progressive des tambours batá et des danses d’oricha à Cuba au cours du 20e siècle montre les implications de cette logique. Cette valorisation s’est faite au nom d’une tradition yoruba supposée pure et authentiquement africaine, au détriment d’autres pratiques des cérémonies religieuses telles que les danses paleras, exclues du répertoire « afro-cubain » en raison de leur caractère « syncrétique » et « acculturé ». Le paradigme du métissage conserve ainsi un caractère pour le moins ambivalent. En Louisiane, le souci de plus en plus souvent revendiqué par les universitaires et les artistes de valoriser les échanges et les correspondances entre musique cadienne, créole et zydeco se double d’une légitimation de leur différence. Les stratégies de négociation entreprises dans le domaine musical pour dépasser la ligne de couleur entre Cadiens et Créoles n’amoindrissent pas la complexité de leurs relations sociales ni la portée de certains clivages et d’identité diasporiques. Cette ambivalence ne se limite pas aux stratégies de l’élite et des institutions, elle concerne tout aussi bien les autres acteurs de la promotion musicale : E. Cunin montre en quoi la champeta s’inscrit dans une stratégie de reconnaissance sociale pour les entrepreneurs culturels impliqués dans sa promotion, au travers du double lien établi avec l’Afrique et l’Amérique noire, sans remise en cause de l’ordre socio-racial colombien.

35 La persistance et le renouvellement des préjugés de race et de classe perpétuent des frontières strictes au sein des catégorisations musicales, sans accorder d’importance à d’autres itinéraires, à d’autres choix. La perception de la musique et de la danse comme emblèmes d’un groupe spécifique est présente tout au long du 20e siècle, chez les acteurs sociaux comme chez les universitaires. L’idée du conditionnement des formes musicales et chorégraphiques par la culture n’occulte pas seulement l’hétérogénéité des jugements de ses amateurs; elle donne une vision tronquée du processus de création musicale, négligeant la part et la portée de la créativité artistique et reléguant au second plan l’artiste comme sujet de son œuvre. Par contraste, la musicologie classique a développé pendant cette même période une réflexion sur l’artiste en tant que personnalité créatrice libre de toute contrainte sociale et exprimant sa propre individualité (Bachman, 1996). A. Décoret donne au processus de naturalisation de la culture une profondeur historique, en retraçant l’histoire de l’attrait pour les danses d’ailleurs en France et l’exigence d’authenticité du public des expositions universelles, puis des music-halls et des grandes salles de théâtre de la première moitié du 20e siècle. Nostalgiques d’une période où les danses n’avaient pas été altérées par la présence coloniale, les commentateurs et le public jugent suspect voire illégitime tout interprète qui n’est pas issu du groupe qu’il est censé représenter, et tout artiste dont la créativité

Civilisations, 53 | 2005 15

prend le pas sur l’origine. En soulignant la restriction de la danse moderne et contemporaine à ses formes occidentales, A. Décoret montre que l’historiographie chorégraphique laisse dans l’ombre l’évolution et les différentes cultures dans lesquelles les artistes javanais, japonais, indiens ou arméniens puisent dès le début du 20e siècle.

36 La prégnance des stéréotypes sociaux en jeu dans les jugements esthétiques sur la musique et la danse se caractérise par une oscillation incessante entre la fascination et la répulsion. Qu’il s’agisse d’exotisme ou de marginalité sociale, le mépris ne se substitue pas à l’attraction, comme l’illustre bien les visions antagonistes des « musiques populaires », quelle que soit la façon dont on les définit. Dans ce processus, l’érotisme constitue un point d’ancrage commun : de même que les « étrangers » et leurs danses sont jugés plus sensuels et spontanés, les marginaux seraient dotés de compétences corporelles innées et d’une sensualité qui encourage « l’encanaillement » des bourgeois. A la fin du 19e siècle, les délinquants étaient d’ailleurs explicitement associés à des sauvages, par la désignation d’« Apaches » (Argyriadis, Le Menestrel, 2005). Si ces connotations sexuelles apparaissent parfois comme l’expression d’un primitivisme inquiétant et comme une menace à la moralité, on les juge dans d’autres contextes comme l’expression d’une sexualité libérée et par là même plus moderne, notamment aux yeux de la jeune génération (Wade, 2000 : 142). P. Wade souligne par ailleurs que la sexualité, inhérente à la notion de métissage inscrite par son étymologie dans le champ biologique, rejaillit sur les représentations des musiques et des danses associées à ce processus : « Ideas about ‘race mixture’, since they imply sexual congress, are mediated by ideas about gender; the embodiment of music and especially dance has implications for the construction of sexual meaning about them » (Ibid. : 2).

De la multiplicité des registres

37 Les articles de ce numéro invitent à repenser certaines oppositions et corrélations parfois invoquées dans les analyses sur les usages sociaux de la musique : ils amènent à situer les musiques et les danses entre le rural et l’urbain, entre le centre et la périphérie, entre les revendications de tradition et de métissage, entre le local, le national et le global (Wade, 2000 : 8; Manuel : 20); ils mettent en lumière la relation dialectique de ces espaces sociaux en soulignant leurs articulations, leurs combinaisons et leur complémentarité. N. Heinich invite dans cette perspective à reconsidérer les analyses qui privilégient un seul régime de valorisation ou de justification, en négligeant la multiplicité de ces régimes de valeurs et leur coexistence non seulement dans une même société, mais chez les acteurs eux-mêmes (1998 : 42). Evoquant le recours aux notions de « légitimité », de « distinction » et de « domination » héritées de Pierre Bourdieu et la polarisation qui en découle, elle propose de considérer que « certaines positions peuvent être, selon les situations et les points de vue, légitimes et illégitimes, de même que ceux qui les occupent peuvent se trouver en situation dominante et dominée » ( Ibid. : 43). Ce que les chercheurs perçoivent comme des contradictions, voire des incohérences, relève bien plutôt d’une multiplicité des registres dont les acteurs sociaux savent jouer avec pragmatisme, sans que cela porte atteinte à la sincérité de leur engagement.

38 Cette pluralité de registres concerne tout autant les chercheurs qui travaillent sur la musique, bien souvent amateurs enthousiastes et convaincus. Mais il semble qu’elle soit

Civilisations, 53 | 2005 16

dans ce cas plus délicate à gérer. Les musiques et les danses sont rapidement investies de jugements de valeur qui s’aventurent parfois à franchir les frontières des appréciations personnelles de chacun, venant alors brouiller l’analyse. Il arrive que la tentation de tenir un discours d’expert soit difficile à contenir, si bien que l’on en vient parfois à devenir partie prenante des opérations de justification que l’on s’attache par ailleurs à déconstruire. Aussi convient-il d’être particulièrement vigilant dans notre façon de gérer ces différents rôles, afin que nos travaux apportent une dimension autre que ceux des experts, très présents dans le champ des musiques « populaires ». Si notre regard sur la musique englobe l’expérience que nous pouvons en faire comme objet d’émotions et de sensations, ne serait-ce que parce que ces émotions nous donnent accès à une meilleure compréhension des interprétations et des jugements des acteurs, nous devons néanmoins nous garder de mettre en jeu nos propres jugements dans nos analyses. Tous les auteurs de ce numéro ont une pratique musicale et/ou chorégraphique déterminante dans la perception, l’interprétation et la restitution de leur objet, sans que cela les amène à oublier à quel titre ils s’expriment. C’est aussi à cette condition que le champ des musiques « populaires » peut gagner davantage de légitimité.

BIBLIOGRAPHIE

ARGYRIADIS, Kali et Sara LE MENESTREL,

2003. Vivre la guinguette. Paris : Presses universitaires de France.

2005 (à paraître). « Guinguettes et esthétique de la marge », in Paris, Madrid, Buenos Aires : les mondes de Carmen Bernand. Paris : L’Harmattan.

BACHMAN, Philippe, 1996. Musique populaire, musique savante, hybridation : analyse comparée des modes de légitimation des catégories musicales. Mémoire de DEA. Paris : IEP.

BECKER, Howard S., 1982. Art Worlds. Berkeley. Los Angeles : University of California Press.

BECKER, Howard S., J.-M. CHAPOULIE et Jean-Pierre BRIAND, 1985 [1963]. Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance. Paris : Editions Métailié.

BARON, Robert, 2003. « Amalgams and Mosaics, Syncretism and Reinterpretations: Reading Herskovits and Contemporary Creolists for Metaphors of Creolization », Journal of American Folklore, Special issue, Creolization, 116 (459), pp. 88-115.

BOHLMAN, Philip Vilas, 1988. The Study of Folk Music in the Modern World. Bloomington : Indiana University Press.

CLAYTON, Martin, Trevor HERBERT et Richard MIDDELTON, 2003. The Cultural Study of Music : A Critical Introduction. New York : Routledge.

CRAWFORD, Richard, 2001. America’s Musical Life : A History. New York : Norton.

FIELD, Steven, 2000, « A Sweet Lullaby for World Music », Public Culture 12 (1), pp. 145-171.

Civilisations, 53 | 2005 17

FILENE, Benjamin, 2000. Romancing the Folk : Public Memory & American Roots Music. Chapel Hill : University of North Carolina Press.

GREEN, Anne-Marie,

1993. De la musique en sociologie. Issy-les-Moulineaux : Éditions EAP.

1997. « Y a-t-il une place pour la musique en sociologie ? » in F. Escal et M. Imberty, La musique au regard des sciences humaines et sociales (Actes du colloque tenu à la Maison des sciences de l’Homme, les 10 et 11 février 1994), vol II., pp. 30-58. Paris : L’Harmattan.

GUILBAUT, Jocelyne, 1997. « Interpreting World Music : A Challenge in Theory and Practice », Popular Music, 16 (1), pp. 31-44.

HEINICH, Nathalie, 1998. Ce que l’art fait à la sociologie. Paris : Editions de Minuit.

JAUJOU, Nicolas, 2002. « Comment faire notre musique du Monde ? Du classement de disques aux catégorisations de la musique », Cahiers d’études africaines, 168, pp. 853-874.

LORTAT-JACOB, Bernard, Olsen Miriam ROVSING, 2004. « Musique, anthropologie: la conjonction nécessaire », L’Homme, 171-172, pp. 7-26.

MALLET, Julien,

2002. « ’World Music’ : une question d’ethnomusicologie ? », Cahiers d’études africaines, 168, pp. 31‑852.

2004. « Ethnomusicologie des ‘jeunes musiques’« , L’Homme, 171-172, pp. 477-488.

MANUEL, Peter, 1993. Cassette Culture : Popular Music and Technology in North India. Chicago : University of Chicago Press.

MARTIN, Denis-Constant,

(à paraître). « ’Le myosotis, et puis la rose... ‘. Les ‘musiques de masse’ : cadre d’analyse général et directions de recherche », L’Homme.

2000. « Cherchez le peuple. Culture, populaire et politique », Critique internationale, 7, pp. 169-183.

1996. « Qui a peur des grandes méchantes musiques du monde ? Désir de l’autre, processus hégémoniques et flux transnationaux mis en musique dans le monde contemporain », Cahiers de musiques traditionnelles, 9, pp. 3-20.

1993. « Popular Music Analysis and Musicology : Bridging the Gap », Popular Music, 12 (2), pp. 177-190.

1991. « Filiation or Innovation ? Some Hypotheses to Overcome the Dilemna of Afro-American Music’s Origin », Black Music Research Journal, 11, pp. 19-38.

MIDDLETON, Richard, 1990. Studying Popular Music. Philadephia : Open University Press.

NATTIEZ, Jean-Jacques, 2005. « Ethnomusicologie », in Encyclopedia Universalis (http:// www.universalis.fr/corpus2-encyclopedie/117/0/G970941/encyclopedie/ ETHNOLOGIE_Ethnomusicologie.htm).

NEGUS, Keith, 1997. Popular Music in Theory : An Introduction. Hanover : University Press of New England.

RADANO, Ronald, Michael BOHLMAN and Philip VILAS, 2000. Music and the Racial Imagination. Chicago : University of Chicago Press.

Civilisations, 53 | 2005 18

REDHEAD, Steve and John STREET, 1989. « Have I the right ? Legitimacy, Authenticity and Community in Folk’s Politics », Popular Music, 8, pp. 177-184.

RIOUX, Jean-Pierre et Jean-François SIRINELLI, 2002. La culture de masse en France : de la Belle Epoque à aujourd’hui, pp. 220-258. Paris : Fayard.

STARR, Larry et Christopher Alan WATERMAN, 2003. American Popular Music : From Minstrelsy to MTV. Oxford, New York : Oxford University Press.

TAGG, Philip,

1989. « Open letter : ‘Black Music’, ‘Afro-American Music’ and ‘European Music’« , Popular Music, 8 (3), pp. 285-298.

1982. « Analyzing Popular Music : Theory, Method and Practice », Popular Music, 2, pp. 37-65.

TOURNES, Ludovic, 2002. « Reproduire l’œuvre : la nouvelle économie musicale », in J.-P. Rioux, J.- F. Sirinelli (eds.), La culture de masse en France : de la Belle Epoque à aujourd’hui. Paris : Fayard.

WADE, Peter, 2000. Music, Race & Nation : Música Tropical in Colombia. Chicago : University of Chicago Press.

WHITE, Bob W., 2002. « Réflexions sur un hymne continental. La musique africaine dans le monde », Cahiers d’études africaines, 168, pp. 633-644.

WEBER, Max, 1998 [1921]. Sociologie de la musique, les fondements rationnels et sociaux de la musique. Paris : Editions Métailié.

NOTES

1. Je tiens à remercier Kali Argyriadis, Véronique Boyer et Elisabeth Cunin pour leur lecture attentive et leurs suggestions. 2. Notons que certains chercheurs ont proposé des modèles d’analyse musicale spécifiques au champ des musiques populaires (Middleton, 1993; Tagg, 1982). 3. Il ne s’agit pas ici de dresser un bilan des travaux effectués et des perspectivesadoptées, exercice déjà entrepris notamment par A.-M. Green (1993, 1997) et D.-C. Martin (à paraître) pour la sociologie et Nattiez (2005) pour l’ethnomusicologie. 4. En 1989, elle joue avec l’Orchestre National de Jazz sous la direction de Quincy Jones; en 1998, elle présente avec Maurice Béjart le Ballet Casse Noisette; elle reçoit la Légion d’Honneur en 1986, déclarant alors : « L’accordéon était élevé à l’ordre de la nation. La musique des faubourgs entrait à l’Elysée par la grande porte » (1987 : 217) et en 2002, elle est nommée Commandeur de l’Ordre national du mérite. 5. Santelli et al mentionnent dans l’ouvrage qu’ils consacrent à la roots music le jazz, le blues, les black spirituals, le hillbilly, la country, le zydeco, le cajun, le tejano, le native american et le rockabilly (2001). 6. Dès 1934, G. Herzog cherche dans le concept de convergence une alternative à l’assignation d’une origine exclusivement africaine ou européenne aux musiques et langues des Noirs du Nouveau Monde (cité dans Baron, 2003 : 99). Il relève notamment la présence de chansons à répondre dans la Nouvelle-Angleterre du 17e siècle.

Civilisations, 53 | 2005 19

AUTEUR

SARA LE MENESTREL SaraLE MENESTREL est anthropologue, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique, membre du Centre d’études nord-américaines de l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris. Docteur de l’Université Paris X-Nanterre, elle a travaillé sur l’interaction entre tourisme culturel et identités franco-louisianaises, sur la méthodologie d’enquête en Louisiane et sur la notion de diaspora acadienne. Elle est notamment l’auteur de La voie des Cadiens. Tourisme et identité en Louisiane (Belin, 1999). Ses recherches actuelles portent sur les rapports sociaux entre Cadiens et Créoles noirs au travers de leurs pratiques et de leurs jugements musicaux.

Civilisations, 53 | 2005 20

Sha’abî, « populaire » usages et significations d’une notion ambiguë dans le monde de la musique en Egypte

Nicolas Puig

1 En Egypte, peut-être plus qu’ailleurs, la musique accompagne le quotidien. Elle investit les rues encombrées du Caire, s’échappe de l’habitacle des taxis et des microbus qui sillonnent la capitale et se mêle aux appels à la prière qui, cinq fois par jour, saturent l’espace sonore de la ville « aux mille minarets ». Bien que le temps des ténors et divas de la musique égyptienne soit révolue, Umm Kalthum (disparue en 1975), Abd al-Halim Hafez (1977) et Abd al-Wahab (1991) continuent de faire entendre leur voix d’outre tombe. Pas une heure cairote ne s’écoule sans que la voix de l’astre de l’Orient (surnom d’Umm Kalthum) ne résonne d’un café ouvert sur la rue, de la voiture à bras d’un vendeur de sandwich ou de la fenêtre d’un appartement. Mais si cette glorieuse trinité égyptienne suscite une unanimité confinant à la canonisation, il en va différemment d’autres musiciens qui leur disputent désormais les pistes des lecteurs de cassettes. Ainsi de ceux qui pratiquent un style parfois identifié comme « populaire » (sha’abî), catégorie revêtue, en Egypte comme en bien d’autres lieux, de connotations ambivalentes selon les perspectives adoptées.

2 Depuis une trentaine d’années, un courant musical « populaire » et urbain se développe porté par la croissance du marché des cassettes audio, sous la férule du chanteur Ahmad Adawiyya, parfois surnommé « le prince de l’Infitah » – période d’ouverture économique de l’Egypte faisant suite au socialisme nassérien –, et de son compositeur favori, Hassan Abu Sa’ud. Il fait son entrée dans les musiques du monde en tant que courant spécifique nommé « shaabi » qui se distingue du « chaabi » algérien et marocain1 (Bours, 2002 : 390; Lodge 1994). Toutefois, le terme n’est pas usité comme nom commun dans la langue arabe égyptienne qui lui préfère la périphrase imprécise de « musîqâ sha’abiyya » (musique populaire). Il n’est d’ailleurs pas mentionné dans le très utile dictionnaire des expressions de la musique populaire égyptienne de Muhammad Umran2.

3 De plus, l’un des principaux compositeurs du style ainsi désigné, Hassan Abu Sa’ud, président du syndicat égyptien des métiers de la musique depuis 2003, défini comme « pop orientale » les musiques qu’il a créées. En effet, l’affiliation à une musique

Civilisations, 53 | 2005 21

« populaire » n’est pas acceptable pour un président de syndicat en quête de respectabilité compte tenu des connotations négatives que véhicule l’expression dans le contexte égyptien3. Il est vrai que, lors de son apparition, cette musique fut vivement critiquée par les tenants d’une culture davantage ancrée dans des traditions considérées comme plus représentatives de l’esprit national (une véritable musique « populaire » précisément). De fait, elle ne trouve pas sa place dans le processus de formatage institutionnel des musiques nationales afin de promouvoir les cultures académiques (une culture arabe et égyptienne pouvant rivaliser avec la musique classique occidentale) et des cultures « populaires » folklorisées à destination d’un public appréciant les expressions de singularités culturelles ancrées dans « l’Egypte profonde » (chants religieux soufis, musiques de Haute-Egypte, etc.).

4 Les enjeux ne sont pas simplement rhétoriques car les significations accordées aux termes et les positionnements de chacun dans le monde de la musique4 renvoient à la façon dont les acteurs s’accordent pour en délimiter les frontières.

5 Ce processus dynamique s’effectue dans les différents contextes d’interaction et les statuts sont négociés dans un contexte de domination culturelle des milieux académiques et officiels. Dans ce cadre certains musiciens tentent, avec leurs moyens, d’échapper à la stigmatisation des musiques populaires urbaines perçues comme rétrogrades, archaïques et contraires au projet moderniste national (Ambrust 2001). De plus, le regard stigmatisant déborde le domaine de la production culturelle et c’est l’ensemble des habitants des quartiers dits populaires du Caire (vastes zones informelles péri-urbaine, Vieille Ville islamique, Vieux Caire, etc.), lesquels rassemblent au demeurant la moitié de la population totale de la ville5, qui est visé par ces jugements émanant des différentes élites culturelles et politiques.

6 C’est donc non seulement à la structuration interne d’un milieu professionnel et aux jeux des acteurs dans ce monde qu’introduit la réflexion sur le « populaire » dans la musique égyptienne mais également aux conflits sur les valeurs culturelles et à leurs implications sociales. C’est ce que met en exergue l’analyse du développement des musiques populaires urbaines depuis une trentaine d’années que je propose d’appeler néo-mawal puisqu’elles constituent une forme réformée d’un style plus ancien appelé mawal (partie 1). Cette appellation permet de distinguer ce courant de la « musique populaire » qui est soit une musique « traditionnelle », soit une appellation stigmatisante des musiques modernes. La façon de nommer est, en effet, déjà un mode de classement et un jugement de valeur (partie 2). Ces jeux sémantiques sont liés aux positions de chacun dans un monde de la musique égyptienne structuré par les enjeux de légitimité sociale des musiques jouées et donc des musiciens. Cela apparaît à l’examen des enjeux construits autour de la catégorie « populaire », appréhendés depuis un vieux centre de la musique au Caire, l’Avenue Mohamed Ali (partie 3).

Emergence d’un style musical, le néo-mawal

Contexte de l’émergence du néo-mawal

7 L’émergence d’un style musical en Egypte dans les années soixante-dix est liée à deux éléments exogènes, la diffusion de nouvelles techniques dans la production musicale et la croissance naturelle et la vigueur de l’immigration intérieure qui dirigent un flot très important de populations vers les villes. En effet, au cours des années soixante, les

Civilisations, 53 | 2005 22

zones rurales touchées par une démographie en très forte expansion ne peuvent plus absorber les nouvelles générations et l’urbanisation devient un phénomène national qui touche en premier lieu la capitale. Cette dernière absorbe, « entre 1960 et 1966, période d’intensité maximale du phénomène, près de 80 % du total des migrants égyptiens », et l’on « estimait alors que plus du tiers des habitants de la capitale étaient nés hors du Caire » (Raymond, 1993 : 337).

8 En parallèle, une série d’innovations se diffusent, entraînant des modifications profondes au sein des musiques non-académiques. L’amplification, tout d’abord, permet d’établir un univers sonore électrifié qui tranche d’autant plus avec les sonorités acoustiques que des effets sont utilisés, notamment l’effet de réverbération qui donne une profondeur au son. De nouveaux instruments apparaissent comme la basse électrique, la batterie ou encore l’orgue électrique (urg) dont Schéhérazade Qassim Hassan estime qu’il « fait des ravages » et à propos duquel elle pose la question d’un possible renversement dans l’avenir « en faveur d’un retour aux formes de représentations plus authentiques » (2004 : 366). Enfin, la diffusion massive des productions est rendue possible par le développement d’un nouveau support : les cassettes audio.

9 Au croisement de ces deux évolutions (urbanisation péricentrale et périphérique du Caire du fait d’une croissance démographique considérable et innovations techniques), une nouvelle musique se développe. Elle réforme le style mawal d’origine rurale qui se définit comme un chant improvisé en arabe dialectal, rythmé mais non mesuré, accompagné de façon hétérophonique par des instruments mélodiques. Dans son dictionnaire des expressions de la musique populaire égyptienne, Mohamed Umran le définit comme « une forme de chant connu en Egypte qui a pour particularité de construire une relation stable entre l’ordre de la poésie (propre au mawal) et des techniques musicales utilisées dans le chant » (2002 : 254).

10 Le mawal est amené par des chanteurs cairotes vers une nouvelle forme occidentalisée. Des chansons courtes à refrain remplacent les longues progressions poétiques, ce qui n’exclut pas l’insertion de passages improvisés qui se superposent aux nouvelles ritournelles.

11 Ce mouvement musical émergent est identifié dans la nébuleuse des musiques du monde comme un style de chanson égyptienne « (...) des rues du Caire, née dans les années 1970, d’une volonté de moderniser la tradition et de prendre certaines libertés avec le langage des grands chanteurs arabes » (Bours, 2002 : 390). Toutefois, la tradition en question est ainsi davantage liée au monde du mawal qu’aux musiques semi-savantes chantées par les grandes voix du 20e siècle. En revanche, le mawal modernisé pourrait figurer au rang des « jeunes musiques » définies comme une « expression particulière de la modernité (...) traduisant un souci de rendre compte d’un processus qui révèle un état non stabilisé, en mouvement, qui réinvente sans cesse son existence dans de multiples concordances » (Mallet, 2004 : 486).

Civilisations, 53 | 2005 23

Photo 1 : Début des années 70, la diffusion des orgues électriques dans les orchestres

(cliché anonyme, archive Ahmad Wahdan).

Photo 2 : La réédition 2005 des principaux succès de Ahmad Adawiyya.

Civilisations, 53 | 2005 24

Racines du néo-mawal

12 Le principal initiateur de ce courant est le chanteur Ahmad Adawiyya. Ses chansons sont une émanation des vastes quartiers urbains cairotes et de leurs fêtes familiales de rue, notamment les mariages. La technique de chant n’est pas académique et se rapproche de celle du mawal rural, doublé d’un explicite accent gouailleur proprement cairote. Les paroles des chansons sont ancrées dans le quotidien, parfois revêtues de connotations sexuelles ou métaphoriques comme dans la chanson ad-dunia zahma qui à travers le thème des encombrements du trafic dans la ville exprime les difficultés de la vie. Les tempos rapides impliquent des formes de danse prisées par les jeunes générations et maintiennent l’auditoire dans une ambiance festive.

13 La modernisation du mawal, commence avec des chanteurscomme Abdu al-Iskandarani (Abdu l’Alexandrin), surnommé le pilier du mawal arabe. Ce dernier entame sa carrière dans les années 60 et constitue jusqu’à nos jours une référence majeure pour les membres de cette nouvelle vague malgré sa disparition il y a une dizaine d’années. De nouveaux instruments apparaissent dans les orchestres comme la trompette ou l’accordéon utilisé régulièrement dans les fêtes de mariage au Caire et dans les villes côtières égyptiennes telles que Port Saïd ou Alexandrie (Umran, 2002 : 29). La composition des formations se rapproche ainsi de celle des orchestres de mariages urbains et le mawal en se modernisant, devient un style plus spécifiquement citadin. Des musiciens comme Sami al-Babli, trompettiste, excellent à faire évoluer leur instrument vers un jeu mélodique basé sur les modes orientaux en insérant notamment les quarts de ton dans les gammes utilisées. On dit que ce musicien étonnait tant par son jeu feutré et ornementé qu’on lui substitua sa trompette par une autre lors d’une fête de mariage pour vérifier que son instrument n’était pas enchanté. Il produisit pourtant la même musique avec la nouvelle trompette, il y avait bien là du génie mais non de la magie6 ! Ahmad Adawiyya, quant à lui, suivit Anuar al-Askari dans ses différents engagements, afin de s’inspirer de l’art réputé de la modulation du grand chanteur de mawal.

14 Cet ancrage vécu et revendiqué dans le mawal, incite à remplacer l’appellation imprécise et potentiellement stigmatisante de « shaabi », par celle de « néo-mawal ». Cela recoupe l’analyse que fait du travail de Ahmad Adawiyya, Hassan Abu Sa’ud qui remarque à son propos qu’il a « modernisé le mawal »7.

15 Les musiciens de néo-mawal s’inspirent ainsi des techniques musicales de leurs devanciers et partagent avec eux une semblable quête de la saltana qui désigne l’habileté du chanteur ou de l’instrumentiste à passer d’un mode musical à un autre. La saltana peut être définie comme « l’état de concentration, de maîtrise des intervalles et de domination du maqâm que doivent atteindre les instrumentistes et le soliste pour communiquer le tarab8 au public » (Lagrange, 1996 : 161, voir aussi Frishkopf, 2002 : 10). Ainsi, Adawiyya revendique-t-il sa compétence dans cette technique de chant en déclarant dans un entretien avec l’hebdomadaire égyptien Ahram Weekly : « Je suis un saltangi. Saltana est ma chose. Je peux chanter – et alterner entre – les différents modes : du rast, je peux glisser dans le nahawand, puis dans le higaz; je peux jouer avec le sika et me déplacer au bayati, au saba9. C’est la saltana. Elle est toute dans le maqam. Cela, je l’ai réalisé après une vie dure et tempétueuse. J’ai vraiment vu la profondeur du puits quand j’ai commencé à partir du bas de l’échelle. Ahmed Adawiya a vraiment éraflé les roches avec ses mains nues. C’est mon expérience de chant dans les mulids (fêtes de saint) et les tentes qui a fondé ma

Civilisations, 53 | 2005 25

carrière entière. Mon propre talent, combiné avec une telle vie, m’a donné l’équivalent d’un doctorat en musique. Je n’ai jamais étudié la musique, excepté par les sentiments, l’écoute et une vie dure. Beaucoup de musiciens ont atteint des degrés supérieurs d’instruction dans la musique, mais ils n’ont pas le saltana; ils se tournent vers quelqu’un comme moi et recherchent mon expérience de saltana. Le mawal est mon jeu. Adawiya y excelle. Je chante tous les modes. dans le mawal. C’est l’histoire. Je suis une histoire à moi seul »10.

Développement du néo-mawal en parallèle aux variétés sentimentales

16 A côté du néo-mawal, un second courant musical s’autonomise depuis les années quatre-vingt. Les variétés sentimentales improprement nommées en anglais « gil music » (« musique de génération », propre aux jeunes, l’expression n’est pas usitée en arabe) sont présentées comme des « chansons de jeunes » (aghânî shabâbiyya) sur les ondes des radios égyptiennes et ont pour incontestable chef de file jusqu’à nos jours le chanteur Amr Dhiab.

17 Elles sont destinées à séduire un large public dans le monde arabe et ne prennent donc pas souvent le risque de l’originalité, ni dans les paroles, ni dans les musiques. Les compositeurs mêlent sur des rythmiques orientales, des mélodies légères puisant dans des inspirations diverses : modes orientaux simplifiés, espagnols11, pentatoniques, influences nubiennes, etc. Les circuits de commercialisation s’étendent au-delà de l’Egypte principalement vers les pays du Golfe et du Levant (Liban et Syrie) à l’inverse des chanteurs originaires du Maghreb qui tel Cheb Mami ou Khaled s’exportent plutôt en direction de l’Europe.

18 En parallèle à cette industrie de « l’Arabic showbiz », largement diffusée par les médias, accompagnée d’une production importante de vidéo-clips et soutenue par le développement de chaînes de télévision câblées, le néo-mawal déploie ses propres réseaux. Formellement proscrit des antennes12, il se diffuse par l’intermédiaire d’un marché considérable de la cassette audio peu onéreuse. Ces productions musicales bénéficient pour leur diffusion de supports non-institutionnels et de différents relais sonores disséminés dans l’espace public : échoppes, stands de ventes de cassettes, fêtes de rue, petits transports privés sillonnant la ville (microbus)13. Cela n’empêche pas les principaux protagonistes d’être très médiatisés. Cette médiatisation n’est pas destinée à assurer une quelconque promotion musicale mais elle s’insère dans le contexte de polémiques sur les productions culturelles. Focalisés sur la légitimité sociale des musiques populaires, les débats publics sont un reflet des tensions d’une société urbaine structurellement inégalitaire.

19 Le néo-mawal, croisement entre un style rural et des musiques citadines, constitue en partie un développement commercial de musiques jouées dans les mariages et les mouleds. C’est dans ce monde festif qu’il trouve ses sources principales : les nugûm chubbâk (stars des guichets, ceux qui se vendent bien) ont fait leurs premières armes dans les fêtes cairotes. Ils se produisaient sous les grandes tentes disposées aux abords des tombeaux de saints ou sur les estrades des fêtes familiales dans les vieux quartiers. Les chanteurs ont en commun un mode oral d’apprentissage des techniques musicales. Cette disposition non-académique est un lointain prolongement d’une organisation qui, des ‘awâlims, les maîtresses de chant et de danse officiant naguère dans les gynécées14, jusqu’aux orchestres de mariage, insérait les musiciens dans les intimités urbaines,

Civilisations, 53 | 2005 26

dans les tissus sociaux locaux. Les musiciens de cette « école » ont généralement peu étudié la musique d’un point de vue théorique. Les textes du néo-mawal sont une esthétisation des difficultés de la vie et touchent les préoccupations des classes laborieuses urbaines (ouvriers, artisans, journaliers du bâtiment, etc.). Ils ramassent en quelques formules aussi adroites que, parfois, démagogiques les ressentiments politiques du moment. Dans ce domaine, la filiation est certainement à rechercher du côté de Byram at-Tunissi et plus récemment Salah Jéhin et Ahmad Fu’ad Neguem. On note toutefois une restriction majeure. En effet, ces grands poètes égyptiens appartenant à différentes générations passées (même si Ahmad Fu’ad Neguem continue d’écrire) sont maintenant relayés par des prosateurs plus modestes issus des classes populaires et non plus des milieux intellectuels progressistes et contestataires comme ce fut le cas jusque dans les années quatre-vingt. Le duo Shaaban Abdel Rahim et Islâm Khalîl, son parolier, rappelle ainsi, tel un écho un peu dégradé, celui formé par le poète Ahmad Fu’ad Naguem et le chanteur et luthiste Cheikh Imam.

20 Si la frontière entre variétés sentimentales et variétés « populaires » est parfois floue (Lagrange, 1996 : 14), les marchés, les modes de promotion et de commercialisation et les publics visés sont très différents et témoignent de moyens considérablement inégaux. Les marchés sont segmentés et de taille variée. C’est donc un enjeu économique important pour un chanteur de néo-mawal d’accéder au marché panarabe de la variété sentimentale. Shaaban Abdel Rehim, vedette actuelle de ce courant, s’est récemment vu offrir 300 000 livres égyptiennes par un producteur pour rejoindre sa maison de disque et produire un style plus conventionnel15.

21 Ces mouvements dans le monde de la musique montrent l’importance de la construction des frontières en séparant les différents courants. De cette dynamique aux enjeux dépassant la simple production musicale, l’« onomastique » ou dans ce contexte, l’activité sociale de nommer, est un analyseur particulièrement heuristique.

Civilisations, 53 | 2005 27

Photo 3 : Une cassette à succès de la vedette Shaaban Abdel Rehim.

Sha’abî et mawal, nommer, classer, juger

Valorisation des arts populaires

22 L’imprécision et l’ambiguïté de la notion « populaire » pour décrire des musiques oblitèrent considérablement la pertinence du terme (Middleton, 1990). De plus, le sens diffère selon les contextes culturels et linguistiques comme le précise Julien Mallet, « popular » dans son acception anglo-américaine inclut les musiques de variété tandis qu’en Français le mot « est plutôt appliqué aux musiques traditionnelles non savantes que les Anglo-Américains dénomment Folk Music » (2004 : 477).

23 Au départ, le sens de sha’abî en arabe égyptien se rapproche de celui de son équivalent en français. L’expression « chansons populaires » (aghânî sha’abiyya) entre dans le parler égyptien sous l’influence des ethnomusicologues occidentaux réunis au Caire à l’occasion du congrès de musique arabe en 1932 (Lagrange, 1996 : 18). Elle se substitue partiellement au terme « baladî » qui signifie « du pays » et que l’on peut traduire par local. « Baladî » implique un caractère authentique non altéré par l’influence occidentale et peut inclure une connotation rurale. Dans le Caire contemporain, l’adjectif baladî peut-être utilisé pour désigner le néo-mawal en opposition à des musiques davantage formatées pour le marché international comme la variété sentimentale. On entend par exemple dans la mégapole haga baladiyya, chose locale, sous-entendue musique d’ici, « de chez nous ».

24 Les instances officielles comme l’Agence générale des palais de la culture dépendant du Ministère de la culture emploient l’expression « musique arabe » pour désigner le répertoire savant tandis que les traditions musicales locales sont regroupées sous la

Civilisations, 53 | 2005 28

périphrase « funûn sha’abiyya », arts populaires. Le domaine des « arts et traditions populaires » est également désigné par un synonyme, folklore, qui est passé à l’arabe (fulklur). La musique folklorique – ou les arts populaires donc – s’accompagne le plus souvent de danse en costumes. Il s’agit ainsi d’un ensemble se rapportant à une histoire locale (peu ou prou imaginée). Dans l’introduction de son dictionnaire, Muhammad Umran émet le vœu que son ouvrage soit utile « aux chercheurs dans le domaine de la musique populaire égyptienne en particulier et aux chercheurs dans les différentes ramifications du folklore en général » (2002 : 13); ce qui indique bien le statut qu’il accorde à cette « musique populaire égyptienne ». Ces traditions sont sélectionnées, conservées et présentées par des troupes institutionnelles établies dans chacun des gouvernorats égyptiens, ce qui correspond à un processus connu de réinvention de la tradition auquel se greffent les problèmes de rivalités entre musiciens. Selon la chanteuse Dunia Massoud, fondatrice d’un orchestre interprétant une sélection de chants qu’elle a collectés durant plusieurs années passées à sillonner les provinces égyptiennes, « toutes les scènes du Ministère de la culture sont contrôlées par la mafia des troupes qui ne permettent à personne de partager une part de leur gâteau, pour parvenir aux scènes contrôlées par l’Etat, vous avez besoin de connections »16. On perçoit le degré de fermeture de cette scène des « arts populaires » et son enfermement dans des logiques institutionnelles.

25 Pour les autres, il ne reste plus qu’à survivre localement grâce aux mariages et aux mouleds et éventuellement à bénéficier d’une opportunité d’exportation vers le marché occidental par un positionnement judicieux. C’est, par exemple, le cas de la troupe des « musiciens du Nil » qui se présentent comme des artistes authentiques et folkloriques. Tandis qu’ils « utilisent les technologies les plus actuelles d’enregistrement et de promotion, ils ont suscité un fort engouement en Europe en tant que composant du marché des musiques du monde sous le nom les musiciens du Nil » (Zirbel, 2000 : 133). Ils retirent une part de ce succès de leur présentation comme authentiques gitans d’Egypte, identité qu’ils agréent uniquement à destination du marché européen.

26 Ces désignations impliquent de façon implicite un jugement de valeur appliqué aux productions culturelles désignées. Ce versant du populaire renvoie au génie anonyme du peuple égyptien inscrit dans l’histoire longue. Il est digne d’une attention académique comme, entre autres, celle du département des études anthropologiques de l’Université de Mansoura, organisateur en 2002 d’un colloque portant sur l’identité et l’avenir de la culture populaire arabe. C’est également la vision du syndicat des musiciens dont le président différencie la musique populaire conçue comme rural et folklorisé des musiques de mariages contemporaines exécutées par les descendants des ‘awâlim.

Civilisations, 53 | 2005 29

Photo 4 : L’actuel président du syndicat des métiers de la musique.

Carte distribuée lors des élections du syndicat incitant à voter pour lui.

27 Dans ce cadre, le mawal est relativement valorisé selon des valeurs qui lui sont propres et le distingue des musiques académiques. Abdu Chucha, présentateur à la télévision d’une émission sur l’art populaire exprime une conception partagée de la culture populaire égyptienne17. Celle-ci est considérée comme une production culturelle ancrée dans le rural et comprend ainsi le folklore Sa’îdî (de Haute-Egypte) qui se distingue par sa richesse expressive, la complexité du langage musical et l’improvisation des paroles selon des codes déterminés. Ce versant de la musique en Egypte comprend le mawal. L’art du mawal, art populaire et rural principalement, se distingue de celui des ténors et des divas de la variété savante (telle Um kalthum) qui produisent une musique éduquée (muta’allimma). En effet, le mawal brille par ses qualités expressives et par la personnalité du chanteur. L’aspect oral, non savant ou académique de la musique populaire, est mis en avant pour expliquer une forme particulière de création, comme si, dans ce contexte, une sorte de nudité intellectuelle permettait la libération d’une forme spécifique d’expressivité.

28 Le mawal est ainsi mis en avant par une politique culturelle nationale qui soutient des traditions musicales supposées mieux témoigner de l’authenticité égyptienne que les musiques urbaines contemporaines considérées comme un « exercice de mauvais goût » chantés par des « ringards incultes » et illettrés. Cette version officielle de la culture musicale valorise des musiques perçues comme traditionnelles supposées refléter la richesse culturelle ancrée dans les terroirs égyptiens. La légitimité provient alors de « l’exposition » des musiques dans des lieux institutionnels, la plupart du temps gérés par les services du Ministère de la culture. De nombreuses musiques sont susceptibles d’évoluer ainsi d’un statut de culture « endogène », c’est-à-dire dépendant uniquement de ses propres réseaux pour son développement, vers un statut de culture

Civilisations, 53 | 2005 30

officielle, i. e. médiatisées par les institutions du Ministère de la culture dans un processus d’intégration au corpus du folklore égyptien. Ainsi des traditions sufis, à l’instar des chants et danses des derviches tourneurs, de certaines hymnodes islamiques (inshâd dînî) ou des poésies improvisées des campagnes qui sont déplacées de leurs contextes (rituels, scènes de travaux collectifs, fêtes populaires par exemple) vers de nouveaux lieux où ils sont donnés à entendre et à voir indépendamment de leurs éventuelles fonctions sociales. Ces lieux institutionnels (palais de la culture, salle de concert, ambassades égyptiennes à l’étranger, centre culturel, etc.) contribuent à conférer de la légitimité culturelle aux musiques. Cette valorisation correspond également à la volonté d’inscrire les productions locales dans le marché des « cultures du monde ». Elle s’insère dans un contexte de mondialisation et dans un cadre national dans lequel la modernité du pays est représentée par la musique savante égyptienne et arabe18. Cet intérêt officiel s’accompagne du respect des racines populaires de l’Egypte que manifeste le support aux musiques non-académiques. Toutefois, les musique urbaines contemporaines n’entrent pas (pour l’instant) dans les projets du développement culturel officiel.

Illégitimité de la musique sha’abî

29 La typification des musiques égyptiennes est donc élaborée selon deux catégorisations opposées mais non imperméables : la « folklorisation » et la stigmatisation qui renvoient à deux ensembles différents de connotations de l’adjectif « populaire ».

30 L’emploi péjoratif du terme révèle ainsi un processus de typification conduisant à la stigmatisation. Appliqué au néo-mawal, qualifié de « musique populaire », il contient implicitement un jugement de valeur, non seulement sur la musique elle-même mais également sur les publics qu’elle vise principalement : les habitants des quartiers à forte densité, peuplés d’ouvriers, d’artisans, de petits fonctionnaires, d’employés, en gros, les représentants des classes laborieuses et des petites classes moyennes. Il s’agit d’un marquage social d’une catégorie de la population citadine par le prisme de la dévalorisation d’une expression artistique à laquelle elle est assimilée.

31 Identifié comme une musique dégradée et moralement limite, le néo-mawal fait l’objet de nombreuses critiques de la part de journalistes et intellectuels et demeure jusqu’à ce jour interdit d’antenne dans les médias audio-visuels nationaux, ce qui ne remet pas en cause l’importance de son succès populaire depuis son apparition.

32 Si on laisse de côté la chanson de variété sentimentale contemporaine, considérée comme une chanson de jeunes, relativement inoffensive, insérée dans un marché international et disposant d’une interface médiatique considérable, on peut repérer une ligne de fracture qui traverse la musique égyptienne au cours du siècle.

33 D’un côté se trouvent ceux qui se produisent dans des cadres populaires. Dans les années trente, ce sont les almées (ou néo-almées, ‘awalîm), héritières des prestigieuses maîtresses de chants et de danse qui officiaient aux 18e et 19e siècles devant des publics exclusivement féminins. Avec le développement des salles de spectacles et des cabarets, les néo-almées se produisent dans la première moitié du 20e siècle devant des publics masculins. Elles sont une nouvelle génération proposant un répertoire de chansons courtes, formatées pour l’enregistrement et issues des estrades des fêtes mariages. Ces chants sont appelés taqtuqa et en leur temps ces pièces musicales « légères » firent l’objet de critiques quant à leur contenu moral douteux. Partageant le sort des almées,

Civilisations, 53 | 2005 31

les alatiyyas, instrumentistes, pâtissent de la même condamnation morale de la part de la bourgeoisie cairote. Cette stigmatisation se manifeste avec force lors du congrès du Caire sur la musique arabe tenu en 1932. A ce moment, s’exprime un différend marqué entre les membres de l’Institut de musique arabe fondé en 1923, aux visées modernistes et réformatrices et les alatiyyas (instrumentistes)accusés d’ignorance et de pratiques musicales archaïques basées sur l’oralité conduisant à l’anarchie. Ces derniers sont membres du syndicat des musiciens fondé en 1920. Philippe Vigreux (1992 : 232) propose de schématiser cette ligne de fracture par une série d’oppositions : Syndicat versus Institut; Gens du commun versus Beys et Pashas, Professionnels versus Amateurs, Alatiyyas versus Musiqiyyin (musicien avec une connotation moderniste), Lieux de perdition versus Espace de moralité, Attachement au legs oriental (Persan puis Ottoman) versus « musique arabe » (connotation moderniste et réformiste).

34 Jusqu’à nos jours, cette ligne de fracture demeure opérante, comme en témoigne la stigmatisation des musiciens et danseuses de mariage désormais réunis sous la même dénomination péjorative de ‘awalîm qui ne désigne plus un noble métier de femme mais un « métier de femme » tout court. Un quatrain d’auto-dévalorisation circule ainsi dans le milieu des musiciens de mariage pour qualifier le métier : Métier inutile, Métier de femme, Sommeil de merde, Tu salues celui que tu ne connais pas.

35 Une deuxième phase du cycle récent des musiques populaires urbaines est repérable dans les années 70 avec la critique d’un nouveau courant musical. Dès lors, comme le note W. Ambrust, Ahmad Adawiyya, initiateur de ce style, est régulièrement désigné par les médias comme « désespérément vulgaire » (2001 : 2). Enfin, dernier temps de ce cycle, le succès de Shaaban Abdel Rehim en 200019 suscite l’incrédulité et le mépris de nombreux commentateurs dans la presse. Par exemple, une journaliste décrit assez brutalement les chanteurs de néo-mawal dans un article intitulé « Le triomphe des ringards » : « Chemises ouvertes, chaînes en or qui brillent et cheveux gominés, ils font depuis des lustres guincher les jeunes mariés. Mais aujourd’hui – Amr Diab (grande vedette de la variété sentimentale médiatisée) prend garde ! –, les chanteurs populaires ont atteint le sommet des hit-parades »20. En 2001, les invitations fréquentes de Shaaban sur les plateaux de télévision égyptiens – lesquelles étaient davantage destinées à alimenter des polémiques sur la « bêtise » du chanteur qu’à assurer sa promotion – ont provoqué une vive réaction parmi les intellectuels et hommes politiques qui ont unanimement condamné cette couverture excessive des médias et la mauvaise influence de la vedette sur la jeunesse égyptienne lors d’une réunion tenue au comité de medias du Parlement. Car si Naguib Surour, chargé de superviser la censure dans les médias, affirme que les chansons de Shaaban sont bannies de la télévision et de la radio « pour préserver le bon goût et l’art véritable », il avoue également ne disposer d’aucune autorité pour interdire sa simple présence dans les émissions21.

36 Un autre élément nourrissant la stigmatisation du style sha’abî est son éloignement de l’idéal moderniste officiel. Une affiche parrainée par le Ministère de la culture et intitulée « Cent ans de lumière22 » présente la caricature de vingt-trois intellectuels et artistes égyptiens plus quelques représentants du peuple : « ils étaient les icônes approuvées par l’Etat d’une authentique modernité égyptienne, la courte liste des héros culturels avec lesquels n’importe quel Egyptien étant passé par le système scolaire devrait être familier » (Ambrust, 2001 : 192). Dans ce projet fondé sur la promotion d’un

Civilisations, 53 | 2005 32

progrès rationnel, les messages et les qualifications du néo-mawal apparaissent trop distants de cette « vision d’une évolution moderniste continue » (Ambrust, 2001 : 194).

37 Selon le même auteur, il existerait dans l’Egypte contemporaine quatre idéaux types culturels. Il s’agit d’une haute culture néo-classique (néo-classicist high culture) fortement valorisée; d’une culture étrangère inauthentique; d’une culture populaire valorisée avec des notions à connotation positive comprenant la notion d’ibn al-balad, fils du pays (Egyptien authentique), les traditions populaires « folklorisables » et présentables, les poètes écrivant en dialecte comme Byram at-Tunisî ou Salah Jahin, les quartiers populaires (dans le sens de « quartiers traditionnels » réputés pour la densité de la vie communautaire et la solidarité des habitants); enfin, d’une sous-culture dévalorisée (backward low culture). Celle-ci intègre l’islam populaire, les superstitions, l’analphabétisme et les quartiers populaires (sens de quartiers pauvres peuplés d’habitants peu éduqués).

38 Les quartiers populaires sont à la fois un élément culturel valorisé et un signe d’identification d’une culture « dégénérée ». Cela met en relief l’ambiguïté du terme qui les qualifie. Ils peuvent ainsi être parés de vertus positives comme dans l’œuvre de l’écrivain Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, qui dépeint les quartiers historique scairotes comme des lieux d’une vie sociale intense et communautaire, répondant à une sorte d’idéalisation de la h’ara, la rue ou ruelle de la vieille ville(l’un de mes informateurs parlait ainsi de « la chaleur de la h’ara »). Shaaban Abdel Rehim en chantant qu’il vient d’un quartier populaire suggère ces valeurs positives qui circulent dans ces espaces comme la solidarité, le courage, la résistance aux maux de la vie. Ce sont également des qualités réputées dans le monde du travail manuel, chez les ouvriers ou les artisans et la main-d’œuvre en général qui y résident. La résistance à l’effort est ainsi mise en avant, de même que la solidité et la force du travailleur. En revanche, la notion de « quartier populaire» peut aussi véhiculer des images négatives évoquant divers trafics, ignorance, analphabétisme, maux sociaux, etc. Il est logique que cette ambivalence attachée à la catégorie « populaire » se retrouve dans le domaine musical.

Vu de l’avenue Mohamed Ali, un vieux centre urbain de la musique

Le « populaire » et la couleur des modes

39 Ahmad Adawiyya a commencé sa carrière avenue Mohamed Ali, ancien centre prestigieux de la musique égyptienne et aujourd’hui siège des musiciens officiant dans les mariages, les fêtes familiales en général et les mouleds. Ceux-ci se tiennent dans quelques cafés disséminés autour de la place Ardh Esh-Shérif, dans le voisinage de la place de l’Opéra, ancien centre de la ville « européenne » bâtie par le Khédive Isma’îl Pasha dans la seconde partie du 19e siècle. Les chanteurs contemporains de mawal sont intimement liés au milieu des musiciens de mariage. Issus de leurs rangs anonymes, ils quittent l’avenue à la faveur d’une renommée fragile leur permettant de devenir un nom sur le marché de la cassette et des fêtes de mariages. S’ils sont suffisamment demandés, ils confient leurs intérêts à un impresario installé dans un opulent bureau dans un quartier moins dégradé que l’avenue Mohamed Ali. Face au marché des musiciens anonymes (sûq al-musiqiyyîn), regroupant ceux qui dans les cafés de l’avenue

Civilisations, 53 | 2005 33

attendent d’hypothétiques engagements, il existe, en effet, un système d’agent pour les chanteurs plus renommés. Un de ces agents est ainsi localisé en face de l’Institut de musique arabe, dans un quartier « chic » et s’occupe notamment de la vedette actuelle du néo-mawal, Shaaban Abdel Rehim, qui demande 3 000 livres égyptiennes (environ 500 euros) pour se déplacer à un mariage (60 000 livres égyptiennes, 10 000 euros pour Amr Diab, le plus grand représentant des variétés sentimentales et de la pop égyptienne).

40 Pour les autres, la carrière ne décollera pas des mariages de rue comme ce fut le cas d’une chanteuse récemment décédée qui avait pour nom de scène Saltana, en référence à son habileté à changer de gamme de façon harmonieuse dans le chant.

41 Ahmad Wahdan, joueur expérimenté de ‘ud (luth arabe) et d’urg (orgue électrique) et Ali at-Tamawi, ancien chanteur aujourd’hui plombier, tous deux issus de l’avenue Mohamed Ali, expliquent (discussion avec l’auteur 2004), ce que Abdu Iskandarani, chanteur référentiel du mawal qui officiait dans les mariages, représente pour les musiciens de l’avenue. Il se caractérise par son style très populaire dans le sens de proche du peuple et de son génie. Il est d’ailleurs placé dans une lignée de musiciens et de poètes inscrits dans une culture locale partiellement évoquée plus haut (les poètes et paroliers Byram at-Tunissî et Salah Jehin ou le chanteur et luthiste Sayid Mikkawi, etc. ). Cette musique réserve une place importante à l’improvisation, y compris l’improvisation collective et ce jeu que les musiciens appellent eux-mêmes « ’ashwa’î » (anarchique) tranche avec les arrangements précis de la musique arabe « classique ».

42 A propos de la construction musicale du mawal, mes informateurs constatent l’usage fréquent des modes rast et nahawand qui « sonnent très populaires ». Les modes ont, en effet, des couleurs propres exprimant certes à des sentiments à l’instar de la musique occidentale (la tristesse, la joie, l’allégresse, etc., selon la sonorité du mode), mais également à des identités sociales conférant aux musiques des connotations variées, comme le font les rythmes utilisés ou encore la présence d’instruments spécifiques (l’accordéon comme marque des musiques populaires). Les modes rast et nahawand se trouveraient ainsi investis d’une identité « populaire » tandis que le mode Kurdî, par exemple, serait celui des « gens cultivés ». Ces remarques sont subjectives et les avis peuvent varier. Par exemple, le site internet Haneen réalisé en Egypte à l’Institut des technologies de l’information qui a pour vocation d’aider les expatriés à maintenir un lien avec leur pays, propose un chapitre sur la musique égyptienne dans lequel il est indiqué en substance que le mode nawahand est « si tendre qu’il convient parfaitement aux chansons romantiques »23. Mais pour les musiciens de l’avenue Mohamed Ali, ces deux modes représentent une part de l’identité du mawal et du néo-mawal, pour le meilleur et pour le pire. Car selon l’usage qui en est fait, ils serviront une musique expressive, âme de la rue cairote ou bien une musique perçue comme insignifiante, voire moralement et esthétiquement douteuse.

Les deux faces du néo-mawal

43 L’ambivalence de la catégorie « musique « populaire » se retrouve dans les postures des musiciens non-académiques. Dans l’extrait d’entretien reproduit ci-dessous. Le sha’abî acceptable devient « folklore » et se distingue de musiques moins défendables. On peut voir dans ce positionnement une influence du discours dominant sur la musique qui conduit les musiciens de néo-mawal à déplacer la frontière des musiques légitimes en

Civilisations, 53 | 2005 34

inscrivant leur travail dans un style folklorique. Dans l’entretien ci-dessous, Midhat, joueur d’orgue électrique, considère que les chanteurs avec lesquels il a travaillé, tous plus ou moins dénigrés comme musiciens « populaires », sont légitimes et n’appartiennent pas à la catégorie de la musique populaire dégradée. Tel n’est pas le cas du chanteur Shaaban Abdel-Rehim et de ceux et celles qui suivent son exemple. Ils sont directement visés par les catégorisations négatives. De même, Hassan Abu Sa’ud, avec toute la diplomatie d’un président de syndicat, tient à distinguer son œuvre dans le néo-mawal des chansons de Shaaban alors que les discours dominants, dans les médias égyptiens n’opèrent pas de si subtiles distinctions. Les musiciens usent ainsi des définitions des frontières pour asseoir des stratégies de légitimation dans un monde de la musique sous la pression et la domination des partisans de cultures officiellement validées. « - Nicolas P. : Tu travailles où ? - Midhat : Dans des lieux, dans des « nights » (cabarets), pour des enregistrements de cassettes, tout. - Par exemple qu’as-tu enregistré, avec qui as-tu travaillé ? - Je suis resté onze ans à travailler avec la famille Ich’ich, les deux Ich’ich. Ils font un duo. - Ah, Ich’ich, il est compositeur maintenant ? - Oui, il est compositeur maintenant. Sayyid et Hassan, j’ai passé avec eux onze ans, une longue période. Et puis j’ai travaillé avec Abdel Basset Hamouda et puis Ramadan al-Brince (Ramadan Le Prince) et avec Ashraf al-Masri. Ce sont des chanteurs populaires. Les vrais chanteurs populaires comme Khadra Mohamed Khidr et ces choses là. C’est du folklore (fulklur) populaire. (...) j’ai travaillé aussi avec des maschayyikh (chanteurs de madah, louanges au prophète se produisant essentiellement dans les fêtes de saints). - Ils travaillent dans les mariages principalement ? - Pas les mariages, ceux-là, ils ont des trucs comme les sâmir - C’est quoi ? - Le « fulklur » populaire, les chanteurs populaires, comme Gamalât Chiha (nom) et Khadra mohamed Khidr et Khadra Naguati, ils se produisent dans de grandes tentes et les gens sont assis et ils chantent avec l’orchestre. (...) - Tu travailles dans les quartiers populaires seulement ou aussi dans d’autres lieux ? - Je travaille partout. Quartiers populaires, sous-populaires, informels, quartiers chics chez des voleurs, des pickpockets, des beys, des docteurs, des ingénieurs. Mon travail fait que je travaille partout. Et je dois me débrouiller avec tous ces gens. Si c’est un milieu élevé, je monte mon niveau pour pouvoir parler avec eux. Dans un milieu très bas, je baisse complètement mon niveau pour pouvoir interagir avec eux. - Et le travail aussi ? - Le travail a des styles, c’est pas raisonnable de jouer les Rubba’iyyât al-Khayyam d’Um Kathum devant des gens dont le niveau culturel est nul ou du Abdel Wahab, ils ne sauront pas ce que je joue. Je descends à leur niveau et je leur joue les trucs populaires nuls alors je dois les retenir. - Comme quoi ? - Des chanteurs, je ne sais pas à quoi ils ressemblent, je suis obligé de les apprendre et on comprend pas ce qu’ils veulent dire dans leur paroles. Tu ne sais pas ce qu’ils disent et je dois les jouer. Je me souviens quand le chanteur Ahmad Addawiyya est arrivé, tout le monde en parlait parce que les paroles sont très familières mais les paroles d’Ahmad Adawiyya pour les trois quarts viennent d’une authentique sagesse populaire. Toutes les paroles ont un sens. Actuellement ce qu’on entend, il n’y pas de sens du tout. - Comme quoi par exemple ?

Civilisations, 53 | 2005 35

- Comme Shaaban, il dit quoi ? On ne sait pas et les gens s’en contentent ». (Entretien Darb al-Ahmar, novem2002)

44 L’opprobre affectant Shaaban vient également du caractère provocateur du chanteur qui n’hésita pas au début des années 90 à rendre publics les ancrages des musiciens de néo-mawal dans le monde du travail ouvrier et artisanal dans sa chanson d’ailleurs censurée « kaddab ya greisha ». Le texte rendait public le fait que la scène musicale était composée d’artisans et précisait même les anciennes professions des artistes : barbier, carrossier, fabricant de meubles ou encore peintre en bâtiment. Shaaban écrivit cette chanson pour répondre à ceux qui lui reprochaient ses origines de travailleur, il était, en effet, repasseur; ce qu’il assume d’ailleurs avec humour en chantant : « Nous ne sommes ni Indiens ni Turcs et chaque jour je me plains Soit le chant s’améliore soit je le laisse et je retourne à mon fer à repasser Les chansons sont devenues à la mode et le chant est retourné à la maternelle »24.

Photo 5 : Les awâlim contemporains, danseuses et percussionnistes lors d’un mariage de rue au Caire, juillet 2003

(© Nicolas Puig).

45 Si, à l’instar de Shaaban Abdel Rehim, de nombreux musiciens n’hésitent pas à mettre en avant leur enracinement dans les quartiers populaires25, ils préfèrent inscrire leur pratique artistique sous d’autres références, comme celle plus significative de mawal ou de saltana26 et se reconnaissent dans ce qu’ils appellent assez communément des musiques non-académiques. Cela s’explique par l’ambivalence du terme sha’abî et son potentiel de stigmatisation et, en conséquence, les musiciens concernés par la dénomination, musiciens de mariage de l’avenue Mohamed Ali et chanteurs modernes urbains, la réfutent.

46 Le passage par les musiciens de l’avenue Mohamed Ali met en exergue la circulation des stigmatisations qui concernent finalement toujours l’autre, ailleurs, dans d’autres

Civilisations, 53 | 2005 36

quartiers dans lesquelles la culture est considérée comme inférieure27. Les habitants de Darb al-Ahmar, quartier dit populaire, considèrent ceux de Duwiqa comme l’étant ... davantage. Une informatrice connaissant les deux quartiers me confiait par exemple que si « à Darb al-Ahmar, il y a un peu de culture, là-bas (à Duwîqa), leur culture est inférieure à zéro ». Aussi le « populaire » enferme-t-il des musiques variées comme des pans entiers de la société urbaine sous un même catégorie homogène alors que cette société est travaillée par des logiques très actives de différenciation.

47 Le détour par deux quartiers « populaires » distincts permet de mettre en relief des rapports différenciés aux territoires et des façons variables de les définir. Il permet de souligner la relation de réciprocité qui existe dans les représentations entre les qualifications de l’espace et les « cultures » supposées des habitants. Le sens commun présente facilement la morphologie sociale de la ville en distinguant le sha’abî (populaire, donc un peu rustre, mais aussi « authentiquement beldi ») du râqî (chic, raffiné). Cette distinction repose sur des critères bien définis comme la densité, le bruit, le mouvement, la nature des bâtiments, la propreté, les services (Raymond, 1993 : 358). S’il existe entre ces deux pôles un système complexe de positionnements à la fois spatiaux et sociaux qui organise la ville et dispose dans une sorte de mise en abîme hiérarchisée l’ensemble de ses habitants (Puig, 2003), on parlera davantage de contrastes, c’est-à-dire de coupure franche entre les espaces et les cultures urbaines dans l’espace resserré de la ville que de diversité, laquelle implique des transitions progressives (Vallaux, cité par Gay, 1995 : 6).

Conclusion : le destin incertain des musiques « endogènes »

48 Les musiques endogènes telles que le néo-mawal et ses développements considérés comme les plus vulgaires (hâbit) émanent de réseaux d’apprentissages et de pratiques professionnelles indépendantes des processus de validation par les institutions culturelles dépendant du gouvernement égyptien. Elles se différencient par là d’une musique populaire folklorisée qui, médiatisée par les institutions de l’appareil culturel d’Etat (par exemple les troupes régionales dépendant du Ministère de la culture), se trouvent valorisées comme expression de la variété et de l’authenticité des traditions musicales égyptiennes.

49 S’agissant des musiques urbaines, le populaire s’inscrit en tension avec les cultures officielles et légitimes. Les promoteurs de ces dernières entendent par le jeu de la stigmatisation refuser la confrontation dans l’espace public de la variété culturelle en tentant d’imposer une logique de séparation stricte qui passe par l’interdiction de diffusion dans les médias contrôlés par l’Etat. Aussi le néo-mawal, ne bénéficiant pas d’un cadre institutionnel en assurant la préservation et le renouvellement, ni d’un accès aux médias nationaux, est voué à la logique de son marché spécifique et évolue actuellement entre dispersion et répétition. Cette musique ne dispose comme support à sa diffusion que des estrades des mariages et des cassettes audio. Elle demeure (pour l’instant) en retrait des reconfigurations en cours des mass médias (internet, développement des CD vidéos, expansion des chaînes câblées de télévision). Dans ce contexte, de nouveaux clivages se manifestent parmi les musiciens non-académiques dont une partie tendent à élire les premiers développements de néo-mawal dans les années 70 et 80 au statut de musique référentielle digne d’intérêt et à en blâmer les

Civilisations, 53 | 2005 37

développements contemporains. Les frottements entre les formes culturelles divergentes dans un Etat où les institutions nationales conservent un rôle déterminant dans la production culturelle et, peu ou prou, dictent leurs propres normes des bonnes orientations musicales, influencent les positionnements des acteurs sociaux. Partant, leur lecture des significations du terme « sha’abî » et la manière dont ils s’accordent pour en tracer les frontières découlent de cette domination.

50 Enfin, derrière la répudiation de cette musique se profilent des enjeux sociaux de stigmatisation des quartiers pauvres et des supposées mœurs douteuses de leurs habitants considérés comme inaptes à partager l’espace public28. Cela reflète également une inquiétude quant au potentiel politique de cette musique malgré les allégeances politiques d’un chanteur comme Shaabân Abdel-Rehîm qui, dans l’une de ses chansons, déclare aimer le premier ministre égyptien et détester Israël (bakrah Isra’îl). Ces questions politiques sont moins liées aux textes en eux-mêmes qu’à la façon dont le néo-mawal projette la culture des quartiers pauvres dans l’espace public. Cette simple présence contient une dimension quasi-revendicatrice dans un contexte marqué par le mépris des classes aisées – ce qui n’empêche pas la manifestation d’un certain « populisme » – envers les habitants du Caire plébéiens. Selon cette manière de voir, si l’on suit Denis Constant Martin « l’esthétique est investie d’éthique » (2000 : 179). La musique figure alors une aspiration à la reconnaissance sociale exprimée au travers de contenus culturels.

BIBLIOGRAPHIE

ABAZA, Mona, 2001. « Shopping Malls, Consumer Culture and the Reshaping of Public Space in Egypt », Theory, Culture and Society, 5, pp. 97-122.

AMBRUST, Walter, 2001. Mass culture and modernism in Egypt. Cambridge : Cambridge University press.

BATTESTI, Vincent, 2005. « The Giza Zoo and the Survival of Alternative Popular Spaces and Modes of Consumption », in Diane Singerman and Paul Amar (éds), Cairo Cosmopolitan : Politics, Culture, and Urban Space in the New Middle East. Le Caire : American University of Cairo.

BASZANGER, Isabelle, 1992. « Les chantiers d’un interactionniste américain », in Anselm Strauss, Les trames de la négociation, pp. 11-63. Paris : L’Harmattan.

BECKER, Howard S., 1988. Les mondes de l’art. Paris : Flammarion.

BOURS, Etienne, 2002. Dictionnaire thématique des musiques du monde, Paris : Fayard.

CONSTANT-MARTIN, Denis. « Chercher le peuple, Culture, populaire et politique », Critique internationale, 7, pp. 169-183.

FRISHKOPF, Michael, 2002. « Some Meanings of the Spanish Tinge in Contemporary Egyptian music », in Goffredo Plastino (éd), Mediterranean Mosaic, Londres : Routledge Publishing http:// www.arts.ualberta.ca/~michaelf/Some%20Meanings%20of%20the%20Spanish%20Tinge.rtf

Civilisations, 53 | 2005 38

GAY, Jean-Christophe, 1995. Les discontinuités spatiales. Paris,Poche géographie, Economica.

GILLOT, Gaëlle, 2002. Ces autres espaces. Les jardins publics dans les grandes villes du monde arabe : politiques et pratiques au Caire, à Rabat et à Damas. Thèse de doctorat en géographie. Tours : Université François Rabelais.

LODGE, D., 1994. « Cairo Hit Factory : Modern Egyptian Music : al-jil, shaabi, Nubian » in World Music : The Rough Guide, Simon Broughton, Mark Ellingham, Richard Trillo (Eds.). Londres : Rough Guides Ltd.

LAGRANGE, Frédéric, 1996. Musiques d’Egypte. Paris : Cités de la musique, Actes sud (Musiques du monde).

MALLET, Julien, 2004. « Ethnomusicologie des ‘jeunes musiques’», L’Homme, Musique et anthropologie, 171-172, pp. 477-488.

MIDDLETON, Richard, 1990. Studying Popular Music. Buckingham : Open University Press.

PUIG, Nicolas,

. « Le long siècle de l’avenue Muhammad Ali au Caire : d’un lieu et de ses publics musiciens » , Egypte Monde Arabe, 4-5 (« L’Egypte dans le siècle, 1901-2000 »), pp. 207-223.

2003. « Habiter à Dûwîqa au Caire. Dedans et dehors d’une société de proximité », Autrepart, Dynamiques résidentielles dans les villes du Sud : positions sociales en recomposition, 25, pp. 137-152.

à paraître. « Variétés urbaines, Perceptions des lieux et positionnements culturels dans la société cairote », in J.-L. Arnaud (dir.), Manifestations de l’urbain dans le monde arabe. Tunis, Paris : IRMC, Maisonneuve & Larose.

QASSIM HASSAN, Shéhérazade, 2004. « Tradition et modernisme. Le cas de la musique arabe au Proche-Orient », L’Homme, Musique et anthropologie, 171-172, pp. 353-370.

RAYMOND, André, 1993. Le Caire. Paris : Fayard.

STRAUSS, Anselm, 1992. La trame de la négociation, sociologie qualitative et interactionnisme. Paris : L’Harmattan.

UMRAN, Muhammad, 2002. Qamûs mustalihât al-musîqa ash-sha’abiyya al-misriyya. Le Caire : EIN for Human and social studies.

VIGREUX, Philippe, 1992. « Le congrès de musique arabe du Caire dans la presse égyptienne, janvier-juin 1932 », Musique arabe, le Congrès du Caire de 1932, pp. 223-235. Le Caire : CEDEJ.

Discographie sélective

-Abdu al-Iskandarani (‘amid al-mawal al-’arabi, pilier du mawal arabe), « Sagân al-raghâm », Cassette audio : al-Mutahida lil Sawtiyyât. Le Caire (non daté, enregistrement fin des années 60).

- Ahmad Adawiyya, « Karkashangui », Cassette audio : Fine artistic. Le Caire (non daté, années 70).

- Ahmad Adawiyya, « Zahma », Cassette audio : Fine artistic. Le Caire (non daté, 1973).

- Shaaban Abdel Rahim, « Ansa ya umrû ». Cassette audio : Sûper. Le Caire (2000).

- Shaaban Abdel Rahim, (avec ‘Isâm, son fils), « Ma ta’darsh ». Cassette audio : Sherikat al-wâdî lil- intâj al-funnî. Le Caire (2001).

Civilisations, 53 | 2005 39

NOTES

1. Au Maroc et en Algérie, « chaabi » désigne à partir des années 40, un style de chanson dialectale et urbaine. (Bours, 2002 : 97). 2. 2002, Qamûs mustalihât al-musîqa ash-sha’abiyya al-misriyya. 3. Entretien du 10 novembre 2004 au siège du syndicat des métiers de la musique. 4. La notion de monde de la musique renvoie tout d’abord aux mondes sociaux d’Anselme Strauss qui intègrent à la fois à des univers de discours, des arènes de la communication et de la symbolisation et « des activités, des appartenances, des sites, des technologies et des organisations spécifiques » (Baszanger, 1992 : 49).J’emploie la notion de « monde » également en référence à l’étude sur les mondes de l’art de Howard Becker (1988) qui dans son analyse envisage également ce qui peut-être considéré comme étant à la périphérie, voire exclu, des mondes de l’art (les artistes populaires, les artistes naïfs, etc. ). 5. Selon l’étude sur les revenus, les dépenses, les consommations et les budgets des ménages de l’autorité nationale égyptienne de statistique (CAPMAS 2000) et les données (non publiées) de François Ireton, chercheur au CEDEJ du Caire, nous pouvons classer la population urbaine égyptienne en trois catégories : « les classes inférieures » (moins de 12 000 LE par an), « les classes moyennes » (EGP 12 000-29 999) et « les classes supérieures » (EGP 30 000 et plus). La première catégorie concerne 68.12% des ménages (63.83% de la population), la deuxième 27.31% (31.41% de la population), et la troisième 4.56% (4.76% de la population) dans les zones urbaines (il faut environ sept livres Egyptiennes pour un euro) (Battesti, 2005). 6. Entretien avec l’accordéoniste Kamel Fouad, avril 2005. 7. Entretien avec l’auteur, avril 2005. 8. Extase musicale. 9. Il s’agit de différents modes musicaux appelés en arabe maqam. 10. Ahram weekly, 8 - 14 February 2001 (520). 11. Frishkopf, 2002. 12. Les chansons sont interdites d’antenne mais pas les chanteurs qui sont souvent interviewés sur les chaînes nationales. 13. Aussi, ce type de transport peut-il être considéré comme un « média » qui contribue à la diffusion de la musique dans l’espace public de circulation. On a d’ailleurs parlé à propos du néo- mawal de « musique de micro-bus ». La diffusion du néo-mawal se fait donc davantage par les espaces publics de circulation que par cette portion des espaces publics de communication constituée par les médias officiels. 14. Le terme qui donné en français le mot « almée » désigne aujourd’hui les danseuses de mariage et leurs musiciens (hommes) avec une nette connotation péjorative (cf. Puig 2003). 15. « The Money Mawaal », Ahram Weekly, 8-14 février 2001, n° 520. 16. Ahram Weekly, 30 décembre 2004-5 janvier 2005, n° 723. 17. Entretien avec l’auteur, Café Halawithum, avenue Mohamed Ali, 2000. 18. La musique arabe savante renvoie à l’école Khédiviale qui s’est développée dans la seconde moitié du 19e siècle sous l’égide de Abdu Al-Hamuli qui en fut la figure emblématique ainsi qu’à la modernisation de ce patrimoine au cours du 20e siècle par Sayyid Darwish puis Mohamed Abdel Wahhab notamment. 19. En fait Shaaban existe dans le paysage musical depuis la fin des années 80 mais va connaître des problèmes avec la censure et ce n’est qu’en 2000 qu’il connaît un succès populaire très important. 20. Ahram Hebdo, 24-30 janvier 2001, p. 22. 21. Cité par Muhammad Mursi, « Shaaban rules the airwaves », Cairo T imes, 6-12 décembre 2001. 22. « A hundred years of enlightenment ».

Civilisations, 53 | 2005 40

23. http://www.haneen.com.eg/scripts/egymusic/subsubcat.asp? id=11&subid=4&catid=1.correspond à la gamme mineure harmonique en mouvement ascendant et à la gamme mineure mélodique en mouvement descendant. 24. Je vais arrêter de chanter, “ habatal al-runa ”. Chant : Shaabân Abd-al-Rehîm; paroles : Khalîl Islâm; musique : Shaabân Abd-al-Rehîm; cassette : Sûper – « ansa ya umû ». 25. Il chante ainsi dans la bande originale du film « Le détective, l’indic et le voleur » dans lequel il joue le voleur : « On ne se moque pas de moi, je ne crains pas les cris, parce que j’ai toujours été correct et je me débrouille depuis longtemps, j’ai grandi dans un quartier populaire, je ne me suis jamais couché fâché ». Dans ce film, le personnage joué par le chanteur est très proche de ce qu’il est dans la vie et il met en avant les valeurs « populaires », religiosité, courage, fidélité dans l’amitié mais aussi roublardise et débrouillardise. 26. A l’instar des musiciens de l’album CD « Saltana » (Tanz Raum, 2004) qui a pour sous-titre : « Baladi music from Egypt ». La notice de présentation présente également cette musique comme « Egyptian popular jazz ». Il s’agit d’une musique instrumentale dédiée à la danse. 27. Dans ce contexte, le terme fait référence autant aux façons d’être, de parler, etc., qu’au niveau d’éducation des personnes. 28. Ce que montrent de nombreuses études sur les Espaces publics au Caire, par exemple, Abaza, 2001; Gillot, 2002 et Battesti, 2005.

RÉSUMÉS

Depuis une trentaine d’années, un nouveau style musical urbain se développe au Caire porté par la croissance du marché des cassettes audio, sous la férule du chanteur Ahmad Adawiyya, parfois surnommé « le prince de l’Infitah », période d’ouverture économique de l’Egypte faisant suite au socialisme nassérien. L’analyse de ce courant musical souvent qualifié de « populaire » est l’occasion d’introduire aux usages et significations de cette notion ambiguë dans la musique égyptienne. Cela conduit à envisager la façon dont les acteurs du monde de la musique en Egypte s’orientent s’accordent ou s’opposent pour en délimiter les frontières. Ce processus dynamique s’effectue dans le cours des interactions et les statuts sont négociés dans un contexte de domination culturelle des milieux académiques et officiels. Celle-ci se traduit par un regard stigmatisant qui déborde le domaine de la production culturelle pour englober les habitants des quartiers d’où sont issues ces musiques, souvent considérés comme inaptes à partager l’espace public. Sur les questions « onomastiques » et musicales se greffent ainsi des enjeux liés aux frottements entre une culture « endogène» développant ses propres réseaux à partir des quartiers populaires et une culture officielle soucieuse d’authenticité, de bon goût esthétique et « d’urbanité ».

For the past thirty years, a new urban musical style has developed in Cairo, supported by an increasing audio tape market and led by the singer Ahmad Adawiyya. The study of this music style often described as « popular » gives the opportunity to examine the different uses and meanings of this ambiguous notion. The Egyptian government along with the cultural elite of the country have given considerable control over the definition of « good music » and strongly influence the strategies of social actors as well as the way they negotiate the boundaries of the Egyptian music world. The boundaries between segments in the local music world are thus very flexible, depending on the interaction and the power relations at stake among its members.

Civilisations, 53 | 2005 41

INDEX

Mots-clés : Egypte, monde de la musique, cultures urbaines et nationales, , stigmatisation, frontières Keywords : Egypt, music world, urban and national cultures, stigmatization, boundaries

AUTEUR

NICOLAS PUIG Nicolas PUIG est anthropologue, chargé de recherches à l’Institut de recherche pour le développement. Il s’attache à la description et l’analyse des sociétés citadines dans les villes du monde arabe et musulman en partant de la question des marginalités sociales et spatiales. Il a effectué une enquête sur les recompositions territoriales et sociales affectant le Sud tunisien et notamment la ville de Tozeur (2003, Bédouins sédentarisés et société citadine à Tozeur (Sud-ouest tunisien), Karthala/Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain. Il conduit actuellement un travail sur les musiciens de mariage dans la ville du Caire en relation avec l’évolution de l’organisation citadine et entame un nouveau terrain à Beyrouth sur les relations à la ville des habitants des camps de Sabra et Chatila.

Civilisations, 53 | 2005 42

Les batá deux fois sacrés La construction de la tradition musicale et chorégraphique afro-cubaine

Kali Argyriadis

NOTE DE L'AUTEUR

Je remercie Sara Le Menestrel, Stefania Capone, Silvina Testa et Véronique Boyer pour leur lecture attentive et leurs suggestions.

1 Les pratiques religieuses d’origine africaine et leurs expressions artistiques ont longtemps été méprisées à Cuba. Au sortir de l’indépendance, au début du siècle, la musique et les danses « de nègres » étaient fortement réprouvées et réprimées. Pourtant aujourd’hui, alors que depuis une dizaine d’années l’île s’est ouverte au tourisme, elles sont devenues l’un des facteurs d’attraction majeure des visiteurs de ce pays. Enthousiasmés par une production et un enseignement de qualité adaptés à leurs attentes, certains poussent leur passion jusqu’à l’engagement religieux (Argyriadis, 2001-2002). D’autres les découvrent tout simplement à travers les voyages organisés qui incluent à leur programme nombre « d’activités culturelles » basées sur un répertoire parfois encore appelé « folklorique », et plus souvent « traditionnel afro-cubain ». A La Havane, aux côtés des indétronables Guantanamera, Hasta siempre et autres Chan chan, pas un musée, marché artisanal, lieu de spectacle ou même colloque international qui ne soit saturé de rumbas, tambours batá et chants et danses d’orichas.

2 Les cérémonies religieuses qui ont lieu quotidiennement dans la capitale sont pourtant loin de se restreindre à l’emploi de ce type de tambours, de chants et de gestuelles. De même, les orichas ne sont pas les seules entités à être invoquées : les saints et les vierges, ainsi que différentes sortes d’esprits de défunts sont également mobilisés de façon complémentaire (Argyriadis, 1999). Cependant, la santería et son corollaire, la divination par ifá occupe une place hégémonique en tant que paradigme d’une prestigieuse tradition africaine « yoruba », tandis que son répertoire musical et chorégraphique est de loin le plus plébiscité à la fois par les artistes, leur public et les institutions nationales. Les tambours batá et les danses d’ orichas sont devenus l’incarnation d’une culture légitimée, valorisante, symboles parmi d’autres de l’identité

Civilisations, 53 | 2005 43

nationale cubaine. Dans le contexte de transnationalisation de la santería (Argyriadis, Capone, 2004) ils en viennent même à être présentés comme porteurs d’une traditionnalité yoruba plus pure et plus noble qu’en Afrique.

3 Le répertoire « afro-cubain » a donc changé radicalement de statut en moins d’un siècle. En devenant musique savante, musique d’initiés dans les deux sens du terme, il a aussi évolué en mettant l’accent sur un nombre restreint de ses variantes. L’émotion esthétique qu’il suscite de nos jours auprès d’un public international est le fruit d’un processus d’interactions vieux de plus d’un siècle, qu’il est essentiel d’analyser pour comprendre les enjeux contemporains de la pratique religieuse santera à Cuba et hors de l’île. Ces échanges sous-tendent en outre un rapport à l’Afrique qui n’a jamais cessé d’être ambivalent dans la notion de cubanité, et dont la profondeur historique doit être revisitée.

Afrocubanisme et esthétique du rythme

4 Lorsqu’en 1898 l’île de Cuba acquit son indépendance, la question de l’intégration des descendants d’esclaves dans le concept d’identité nationale1 n’allait pas de soi, et ce malgré leur participation massive aux débats et aux luttes abolitionnistes et anti- colonialistes de la fin du 19e siècle. La nouvelle république se préoccupait de « désafricaniser » sa population et amorça très vite une politique de « blanchissement », en subventionnant l’immigration espagnole. Les premières études sur les pratiques des descendants d’esclaves furent le fait de fonctionnaires de police, de juristes et de médecins légistes. Comme au Brésil (Capone, 1999 : 207) il s’agissait de se donner les moyens d’éradiquer des activités considérées comme délictueuses et honteuses pour la jeune nation, comme la « sorcellerie » ou la prolifération de sociétés secrètes masculines d’origine africaine dites de ñáñigos. Mentionnés dès 1882 (Trujillo y Monagas), ces derniers furent l’objet de persécutions policières répétées. On leur confisquait leurs objets, instruments et costumes rituels, pour les placer au Museo de Ultramar de Madrid. C’est là qu’un jeune Cubain étudiant en droit, Fernando Ortiz, les vit en 1901. A l’instar du public espagnol de l’époque, il trouva le sujet fascinant (Ortiz, 1939 : 86).

5 La même année à La Havane, un décret municipal avait interdit l’usage de tambours d’origine africaine. Les journaux de l’époque étaient remplis d’anecdotes illustrant la nécessité de la répression anti-sorciers et de la confiscation de leurs fétiches, tambours et ingrédients suspects. Les sorciers africains étaient soupçonnés (voire accusés et condamnés) de sacrifices humains et de charlatanisme. On leur reprochait aussi de violer les sépultures et de se livrer à des crises d’épilepsie incontrôlées. Plusieurs pamphlets traitèrent le problème en terme de pathologie sociale (Valero Cossio, 1904; Roche Monteagudo, 1908; Castellanos Gonzalez, 1916), mais c’est celui de F. Ortiz qui se distingua (Los negros brujos, 1906), car il introduisait le terme « afro-cubain » pour désigner spécifiquement les quelques milliers de natifs africains âgés vivant à Cuba (et non les millions de descendants d’Africains nés dans l’île, comme l’usage le fit par la suite), et s’appuyait sur des sources africanistes pour montrer qu’il s’agissait de survivances religieuses de divers peuples subsahariens, dont il essayait de constituer la liste.

6 Comme ses contemporains, F. Ortiz jugeait ces pratiques attardées et amorales et appelées à disparaître. Il considérait avec bien plus de sévérité celles des Cubains qui

Civilisations, 53 | 2005 44

les perpétuaient en faisant consciemment œuvre de charlatanisme et de parasitisme, et il distinguait soigneusement ces derniers des « Noirs évolués », c’est-à-dire de la bourgeoisie et des intellectuels « de couleur » de l’époque qui étaient les premiers à manifester leur dégoût de la sorcellerie. Il prôna la « désafricanisation » (Ortiz, 1995 : 150) par le biais de l’éducation et de l’accès aux soins pour tous, et demanda à ce que les objets confisqués ne soient pas détruits mais donnés au Musée d’anthropologie de l’Université nationale « dans l’intérêt de la science » (idem : 196). Son opinion sur les pratiques artistiques afro-cubaines était à ce moment-là très méprisante : dans Los negros brujos, les danses sont « lascives de façon dégoûtante », sauvages et antisociales (idem : 46, 183); les chants « se réduisent à des répétitions rythmiques d’une insistance désespérante pour les oreilles cultivées » (idem : 47). F. Ortiz s’étonne d’ailleurs de la pénétration de ces cultes « dépourvus de forme artistique civilisée » dans les couches sociales élevées (idem : 138), et préconise des mesures plus répressives encore envers les « danses africaines », dangereux facteur d’attraction de nouveaux adeptes, car dissimulant souvent des fêtes religieuses sous couvert de divertissement (idem : 200).

7 Dans la lignée de ce jugement partagé par les pouvoirs publics, les groupes carnavalesques (comparsas) furent interdits en 1913. Patriote engagé, athée convaincu, F. Ortiz se consacra ensuite à l’étude du spiritisme kardéciste et de l’archéologie indo- cubaine, et poursuivit dans un premier temps des recherches plus historiques sur les afro-cubains (rébellions, esclavage, associations et pratiques festives du 19e siècle…).

8 Dans les années vingt, l’île connut une grave crise économique due à la baisse du cours du sucre. Les grandes compagnies sucrières répondirent aux mouvements sociaux par l’immigration « sous contrat » de plusieurs centaines de milliers de Jamaïcains et d’Haïtiens. Alors que les chasses aux sorciers reprenaient de plus belle, plusieurs voix s’élevèrent contre la présence nord-américaine à Cuba2 et proposèrent en réaction une définition de la cubanité qui admettait une part d’influence africaine, au moins sur les religions et les arts. Des journalistes, des écrivains et des hommes politiques de toutes couleurs de peau érigèrent le danzón et surtout le son en symboles nationaux. Selon A. Carpentier, « Seuls les noirs […] conservaient jalousement un caractère et une tradition antillaise. Le bongó, antidote de Wall Street ! » (cité par De la Fuente, 2001 : 243).

9 En 1923 F. Ortiz s’unit à la campagne de la Junte de rénovation nationale civique, qui évolua en rébellion rapidement avortée. Ces organisations inspirèrent un groupe (dit Minoriste) de jeunes artistes et intellectuels qui se réunirent autour de conférences, d’expositions et de concerts, et découvrirent les nouveaux mouvements artistiques européens, notamment le primitivisme et l’Art Nègre. Ils remarquèrent alors « qu’il y avait à Regla, de l’autre côté de la baie, des rythmes aussi complexes et intéressants que ceux que Stravinski avait créé pour évoquer les jeux primitifs de la Russie païenne » (Carpentier, 1985 : 286). Or, si le folklore européen était considéré comme agonisant, les expressions populaires créoles cubaines étaient elles « en continuel processus de création » et source d’orgueil (idem). Le mouvement, appelé afrocubaniste, prit F. Ortiz comme porte-étendard. Ce dernier, « malgré son âge, se mêla fraternellement à la jeunesse. On lut ses livres. On exalta les valeurs folkloriques. Subitement, le Noir devint le centre de l’attention de tous les regards. Du fait même que l’on faisait enrager les intellectuels de la vieille école, on allait avec onction aux juramentos ñáñigos et l’on portait aux nues la danse des diablitos » (idem : 267-268). F. Ortiz co-fonda en 1923 la

Civilisations, 53 | 2005 45

Société de Folklore Cubain, puis la revue Archivos del folklore cubano, et entreprit ses recherches sur la musique, les danses et le théâtre des « Noirs ».

10 L’afrocubanisme se développa dans le contexte extrêmement propice de l’engouement pour le son. Privés de carnaval, interdits dans les fêtes profanes et religieuses3, les tambours et les rythmes populaires n’eurent longtemps droit de cité officiel que dans les théâtres bouffes, comme l’Alhambra, où se produisaient tous les grands musiciens, danseurs et chanteurs du début du siècle. C’est là que dès 1906, des maisons de disques américaines (Edison, puis Victor, Columbia…) vinrent enregistrer sur cylindres de métal, pour leurs « séries ethniques », des rumbitas guaracheadas accompagnées à la guitare ou au piano (Reyes, 2000 : 34). De ce fait, le terme rumba4 devint très tôt à la mode aux Etats-Unis, et c’est pourquoi il fut utilisé plus tard dans les années vingt pour désigner le son, lorsque la musique cubaine pénètra massivement ce pays.

11 Le son envahit la capitale dans les années vingt en même temps que les immigrants de la région orientale de l’île dont il était issu. Les afrocubanistes le découvrirent avec une « stupeur émerveillée » (Carpentier, 1985 : 216) et virent en lui la première vraie création cubaine – du moins sous sa forme première, car son évolution jazzistique fut au contraire très critiquée5. Ses instruments étaient pourtant de facture très rustique6, chacun servant à produire des timbres et des phrases rythmiques entrecroisées. Mais les « oreilles cultivées » avaient désormais de nouvelles références : « La grande révolution opérée dans les idées reçues par la batterie du son consista à nous donner le sens de la polyrythmie soumise à une unité de temps. (…) Le son cubain – tel qu’il se présenta à nous dans sa forme pure, en 1920 – fait penser à un état rudimentaire des Noces de Stravinski » (Idem : 218)7. Les afrocubanistes8 commencèrent alors à s’inspirer de ces rythmes et du milieu dont ils étaient issus, faisant scandale parmi les partisans de l’hégémonie de la musique paysanne (guajira) d’origine espagnole.

12 De 1925 à 1933, sous la dictature de Machado, de nombreux afrocubanistes s’exilèrent en France et se lièrent avec les surréalistes. Ce fut par exemple le cas d’A. Carpentier, que Robert Desnos emmena avec lui à sa sortie de prison en 1927. A Paris, l’engouement pour les danses exotiques battait son plein, et les surréalistes se pressaient au Bal nègre de la rue Blomet. Au-delà de toute l’ambiguïté de ce phénomène, qui mêla souvent gêne et fascination, ces bals furent des lieux propices aux rencontres entre intellectuels Antillais, Africains, Noirs américains, et ils contribuèrent à l’émergence du courant de la négritude (Decoret, 1998)9. Ces rencontres, cette aura de danses considérées à Cuba comme répugnantes, inspirèrent très certainement les artistes cubains, d’autant que dès 1931 la mode de la « rumba » et de la conga arriva à son tour à Paris via les Etats- Unis.

13 Mais ce nouveau regard, esthétiquement valorisant, n’impliquait pas la remise en cause de certaines hiérarchies. A propos de la composition Rythmiques, d’A. Roldán (1930), où auraient été pour la première fois notés avec exactitude les rythmes de percussions afro-cubaines, A. Carpentier s’extasiait sur la capacité de « l’artiste cultivé » à faire œuvre de recréation, à travailler l’esprit d’un folklore, là où le musicien noir n’aurait fait que frapper « instinctivement » ses tambours (Carpentier, 1985 : 276). Il s’agissait donc bien de puiser des sources d’inspiration, mais en aucun cas de légitimer des pratiques religieuses jugées criminelles et violentes, qu’A. Carpentier associait comme F. Ortiz au manque d’instruction, coupable du fait que tant de Noirs « végètent dans la pègre avec un tambour sur le ventre » (idem : 251).

Civilisations, 53 | 2005 46

14 Il convient toutefois de nuancer le constat de cette restriction au champ esthétique en rappelant que d’autres intellectuels de l’époque, s’auto-affirmant « de couleur », entendaient faire valoir un point de vue plus radical. Réunis autour du Club Atenas, nouant des liens avec les intellectuels du mouvement artistique new-yorkais contemporain Harlem Renaissance (qui influencèrent aussi la poésie de N. Guillén), ils s’exprimèrent dans les années trente à travers une série d’articles de G. Urrutia dans le Diario de la Marina, intitulés « idéaux d’une race », engagés contre le racisme et la ségrégation à Cuba10 comme aux USA (Castañeda, 2001 : 235-236). Ils refusaient la création d’un mouvement purement afro-cubain (le terme étant entre-temps devenu synonyme de descendant d’Africain) et la ghettoïsation qui en aurait résulté, mais soulignaient « l’apport de la culture afro-cubaine à notre civilisation nationale ». Il ne s’agissait donc plus ici seulement d’esthétique : G. Urrutia s’éleva d’ailleurs contre la spectacularisation des art afro-cubains, ironisant au sujet des peuples européens qui, « pour se refaire depuis la moelle psychologique, ont besoin d’une très forte injection de sauvagerie cultivée » (Urrutia, 1935).

15 Après la dictature de Machado et l’abrogation de l’amendement Platt, l’afrocubanisme gagna peu à peu les institutions. Mais surtout, il prit un nouveau tournant, en orientant sa démarche vers la détection de survivances africaines à Cuba, et la valorisation extrême des pratiques attribuées aux descendants des Yoruba. Le répertoire musical et chorégraphique des cultes commença à être analysé à la loupe, puis hiérarchisé, à partir de critères d’authenticité traditionnelle toujours étroitement liés aux critères esthétiques, aussi bien des universitaires que de leurs informateurs.

La consécration des batá lucumí

16 Au contraire des « Congos », dont les pratiques, qualifiées péjorativement de syncrétiques, sont devenues à partir de cette époque le paradigme d’une Afrique honteuse, laide, sale, sauvage et sorcière, les « Yorubas » sont présentés aujourd’hui encore comme les héritiers d’une civilisation savante, belle, prestigieuse et « traditionnelle » (Argyriadis, 2000). A l’instar de son précurseur brésilien R. Nina Rodrigues, F. Ortiz a été influencé par les stéréotypes raciaux qui avaient cours en son temps, les « Soudanais » étant considérés comme plus beaux et plus susceptibles d’être civilisés que les « Cafres » (Capone, 2000 : 6). Grand lecteur des travaux de A. Hovelacque, M. Delafosse et C. Lombroso, l’idée d’une supériorité de la culture yoruba lui vint également des textes du missionnaire T. J. Bowen, de l’abbé P. Bouche, du révérend S. A. Crowther et du colonel A. B. Ellis, acteurs du mouvement de renaissance culturelle de Lagos qui visait, dans la seconde moitié du 19e siècle, à jeter les bases d’une nation dite yoruba, munie d’une langue standard et d’une religion commune, élevée au rang de dignité de la religion chrétienne (Matory, 2001 : 175). F. Ortiz exulta donc lorsqu’en 1916 (dans Los negros esclavos) il fit enfin le lien entre ces mythiques Yoruba et les esclaves appelés à Cuba lucumí (1995 : 27, note de l’éditeur).

17 En 1939, un autre chercheur, R. Lachateñeré, s’appliqua à distinguer soigneusement les pratiques palo-mayombe (congo) des lucumí. Il considérait le terme de sorcellerie impropre pour qualifier ces dernières, et il suggérait de lui préférer le terme utilisé par les intéressés, à savoir santería. F. Ortiz acquiesça et se réjouit de l’existence d’un vocabulaire moins péjoratif. Dans ses textes ultérieurs, R. Lachateñeré distingua

Civilisations, 53 | 2005 47

soigneusement les « Bantous » des « Yoruba », et développa l’idée d’une subordination progressive des autres cultes africains à la religion yoruba.

18 Ces théories ont sans doute été également inspirées aux universitaires cubains par certains de leurs informateurs, soucieux d’échapper aux persécutions et de se démarquer du stigmate de sorciers qui pesait sur eux. F. Ortiz précise que vers 1906, le terme était en fait utilisé par les babalaos pour désigner les paleros (1939 : 88). R. Lachateñeré affirme quant à lui avoir été guidé par « les discussions théologiques et dogmatiques engagées par les prêtres de l’un et l’autre groupe ». Il remarque qu’il faut mettre ces discriminations sur le compte des raisons économiques et des jalousies professionnelles, preuve en est que certains paleros accusent à leur tour les santeros d’être des sorciers. Mais il conclut tout de même : « Cependant, à notre avis il faut accepter l’idée d’un plus grand contenu dogmatique dans les cultes lucumí » (1940 : 6). A l’exception de L. Cabrera, les chercheurs ne prirent pas en compte le cumul des pratiques, extrêmement courant dès cette époque, et tinrent ces accusations pour l’expression d’un antagonisme entre groupes distincts.

19 Dès lors qu’ils constatèrent l’engouement pour la santería, les religieux mirent en avant cette modalité de culte. Nicolás V. Angarica, santero célèbre, auteur entre autres d’un manuel religieux intitulé El lucumí al alcance de todos écrit vers 1957, omit ainsi prudemment de préciser qu’il pratiquait aussi le palo et introduisit ainsi son propos : « Cette religion ressemble beaucoup à la catholique, elle n’a rien de répugnant, comme beaucoup par convenance on voulu la faire paraître, au moyen de la presse et des autres moyens de divulgation et publicité » (Angarica, 1990 : 9). Il s’employa ensuite à convaincre le lecteur de la valeur culturelle de sa religion, en proposant notamment un dictionnaire espagnol-lucumí directement inspiré du dictionnaire anglais-yoruba de la Oxford University Press (León, 1971 : 143), des passages d’ouvrages de F. Ortiz sur la civilisation yoruba, des chants, des proverbes, des prières et des mythes.

20 J. L. Matory trouve à ce texte une ressemblance surprenante avec les livres et pamphlets publiés au début du siècle au Nigeria, et émet l’hypothèse que N. Angarica aurait eu accès à cette littérature et s’en serait fortement inspiré (2001 : 183-184). Il est certain que les auteurs de manuels lisaient déjà, bien avant les années cinquante, tout ce qui se produisait sur ces sujets : ils font souvent référence au Brésil ou au Nigeria, comparent les termes, les mythes, les façons de faire. Les religieux n’étaient pas uniquement des analphabètes, loin s’en faut, et plusieurs d’entre eux étaient membres du Club Atenas ou de loges maçonniques qui mettaient de nombreux livres traduits à leur disposition11. De plus, il semble que divers objets et ingrédients liturgiques étaient importés d’Afrique et commercialisés à Cuba par des voyageurs canariens jusqu’à la première guerre mondiale (Cabrera, 1993 : 389-390); il n’est pas impossible que des manuscrits aient circulé par cette voie. En définitive, le mythe de l’hégémonie yoruba, lui-même fortement impulsé par le retour en Afrique d’esclaves libérés brésiliens, entre autres (Peel, 2000), a sans doute nourri à la fois les théories des universitaires et les stratégies locales des pratiquants cubains de la « religion lucumí ».

21 La focalisation des recherches sur les pratiques d’origine yoruba est aussi à mettre en rapport avec l’engouement décrit précédemment pour les polyrythmies « afro- cubaines ». Au-delà de la première étape de découverte que constitue le son, les comparsas12 et les tambours utilisés dans certaines cérémonies dédiées aux orichas fascinèrent les intellectuels : « et notez que, quand apparut la batterie du son, le Noir ne nous livrait pas encore les tambours qui constituaient les batteries rituelles », nous dit

Civilisations, 53 | 2005 48

A. Carpentier (1985 : 218), avant de nous révéler le nom de ces instruments » simplement prodigieux », les batá, et de s’extasier : « ici la batterie est un organisme palpitant, vivant, frémissant. » (idem : 261).

22 En 1937, F. Ortiz approfondit son engagement et co-fonda la Sociedad de estudios afrocubanos. Il organisa avec des collaborateurs musiciens deux conférences-spectacles pour l’Institution Hispano-américaine de Culture au théâtre Campoamor. Le 14 novembre 1936, « l’orchestre afro-cubain » de Gilberto Valdés présenta pour la première fois dans une salle prestigieuse des batá et de la rumba intégrés à une œuvre artistique originale, précédée d’un exposé musicologique. Les tambours furent fabriqués spécialement pour l’occasion, et la dimension des peaux prévue pour qu’ils puissent s’accorder sur le la et jouer en harmonie avec les autres instruments de l’orchestre. Le 30 mai 1937, ce fut au tour de F. Ortiz de présenter un spectacle à caractère « ethnographique ».

23 Dans sa conférence introductive, il fustigea ceux qui considéraient encore que la musique des Noirs n’était que bruit et exprima sa honte à l’idée que « ce sont précisément les étrangers qui estiment le plus le trésor esthétique que nous méprisons ici » (1937 : 78). Puis il présenta les Yoruba comme le peuple le plus civilisé d’Afrique occidentale, détenant l’exclusivité du trio de tambours batá13. Les musiciens, chanteurs et danseurs étaient les informateurs de F. Ortiz, qui les introduisit en tant qu’artistes cubains prodigieux, héritiers d’une prestigieuse tradition familiale, conscients « de leurs devoirs civiques de culture, de tolérance et de cubanité » (idem : 82). Les tambourinaires avaient pour instruction de « retenir leurs rythmes », afin de ne pas provoquer de transes, « sans rapport avec la leçon présente »14. Les costumes et la mise en scène se voulaient sobres pour préserver l’objectivité du propos. Après une seconde partie où les tambours jouèrent seuls, les santeros se relayèrent en bon ordre (oricha par oricha) pour exécuter les chorégraphies et les morceaux « purs et orthodoxes » du rituel.

24 Le tambourinaire principal (celui qui jouait sur l’iyá – la mère –, l’instrument le plus grand, destiné aux variations les plus complexes), s’appelait Pablo Roche, Okilápkuá, « Bras merveilleux ». Il s’inscrivait dans une lignée de musiciens en rivalité avec d’autres maisons religieuses célèbres, comme le cabildo Changó Teddún, impliqué en 1812 dans une rébellion abolitionniste avortée. Selon Pablo Roche, les batá y auraient résonné pour la première fois à Cuba, mais vers 1830 deux esclaves lucumí tambourinaires initiés appelés respectivement Añabí15 et Atandá les entendirent et les déclarèrent « juifs », c’est-à-dire profanes. Ils fabriquèrent alors le premier » vrai » jeu de batá consacrés. Le tambourinaire du Changó Teddún aurait par la suite sombré dans la folie, ensorcelé par ses deux rivaux. Le jeu d’instruments centenaires fut transmis au père de Pablo Roche, « aujourd’hui l’un des plus célèbres olúbatá de Cuba » (Ortiz, 1995 : 74).

Civilisations, 53 | 2005 49

Photo 1 : Tambours batá au repos, chez leur propriétaire (les batá ne peuvent toucher le sol)

(© KaliArgyriadis).

25 Dans les années cinquante, F. Ortiz a rapporté ce récit fondateur et légitimant, non sans évoquer quelques autres lignées alliées ou rivales16. Ces généalogies, instituées par le texte universitaire, ont acquis depuis valeur de vérité historique. Mais surtout, F. Ortiz a établi une distinction entre vrais et faux batá, en nommant explicitement les détenteurs d’instruments dégénérés, déviants, substitutifs ou irréguliers. Il a dénombré à l’époque seulement onze jeux « orthodoxes » en activité, dont huit à La Havane, et seulement vingt olúbatá dignes de ce nom dans la capitale (idem : 77). Nul doute que cette définition très stricte lui aura été suggérée par ses informateurs, alors confrontés, comme le décrit par ailleurs Ortiz, à la concurrence d’autres musiciens de lignées rivales, ou non initiés mais présentant l’avantage pour les religieux de se faire rémunérer à meilleur marché.

26 En effet, si la production de rythmes spécifiques est indispensable pour faire venir les orichas, il est aussi nécessaire de présenter en public chaque nouveau santero (iyawó) aux tambours pour ratifier l’initiation. Pour ce faire, divers types de membranophones sont utilisés, présentés ou non comme traditionnels, appelés ou non batá. Dans les années quarante, les tambourinairesne vivaient pas encore de leur art, et étaient obligés d’exercer par ailleurs d’autres métiers. Leur besoin de reconnaissance n’en était pas moins fort : une vingtaine d’entre eux, partageant la même vision de la tradition en matière de batá, alarmèrent l’universitaire en attirant son attention sur l’inéluctabilité de leur disparition, et donc de « l’affaiblissement de l’orthodoxie yoruba ». Les musiciens qui jouèrent au Campoamor (Pablo Roche, Trinidad Torregrosa) et deux de leurs associés (Miguel Somodeville, José Valdés Frías) rédigèrent et distribuèrent en 1950 une Circulaire aux santeros (reproduite dans Ortiz, 1995 : 72). Le tract rappelait aux religieux leurs devoirs envers les tambourinaires recrutés : les nourrir copieusement et avec des marques de respect, leur verser 50% des offrandes monétaires faites aux possédés, assurer leur transport et leur logement le cas échéant. Mais surtout, il revendiquait explicitement l’hégémonie rituelle des auteurs : « La présentation de

Civilisations, 53 | 2005 50

n’importe quel yaguó [iyawó] n’aura aucune valeur si elle n’est pas effectuée devant un Aña fondamental, parmi ceux qui sont connus à ce jour à la Havane et à Matanzas. ». Ainsi, la validité de l’initiation d’un rival pouvait être remise en cause : le monde religieux n’a sans doute pas manqué d’être ébranlé par cette affirmation de pouvoir venue de personnes désormais auréolées du prestige de la reconnaissance universitaire. « Ceux qui sont connus » avaient leurs noms complets écrits dans des livres scientifiques, ils se produisaient sur des scènes nationales et ils étaient les informateurs des chercheurs et des artistes.

27 La méfiance envers ces derniers et la loi du silence laissèrent de fait progressivement la place à d’autres stratégies. En 1942, F. Ortiz ouvrit un séminaire d’ethnographie cubaine à l’université de La Havane, et devint membre d’honneur du Club Atenas. Il prononça à cette occasion une conférence intitulée Pour l’intégration cubaine des blancs et des noirs, où il évoquait la réaction de ses informateurs face à ses recherches : « A l’hostilité pleine de préjugés qu’avaient pour moi les gens de couleur ont succédé ensuite le silence prudent, l’attitude indécise et une respectueuse courtoisie, mélange de timidité, d’excuse et de demande de faveur. » (cité par García Carranza et al., 1996 : 11). Ces requêtes concernaient sans doute l’arrêt des persécutions policières et l’acquisition d’une légitimité religieuse via la validation des réputations et des filiations rituelles par le texte universitaire.

28 Les manuels rédigés dans les années cinquante par les santeros témoignent également de ces objectifs ainsi que des rivalités et alliances nouées par les religieux, qui se définissent toujours par rapport au modèle canonique du batá, seul instrument rituellement adéquat. La santera María Antoñica Finés n’hésite pas, par exemple, à évoquer la possibilité d’utilisation d’autres instrument antérieurs, comme les gros hochets-sonnailles agües (1990 : 43). Elle cite tout de même F. Ortiz et la filiation qu’il a décrite mais récidive en rappelant que les tambours bembé « furent les premiers à être joués ici à Cuba. » (idem : 75). Or Ortiz insiste pour les cataloguer comme profanes, bien qu’à l’évidence les orichas se manifestent à leur appel. Il se rabattra plus tard sur l’expression « semi-profanes » (1981 : 380). Un autre auteur religieux, Jesús Torregosa (1990 : 256) tient à afficher son appartenance à la lignée fameuse dans sa transcription de la prière liminaire destinée à rendre hommage aux tambourinaires défunts et à leur demander la permission de commencer le rituel; on reconnaît sans peine les noms moult fois cités : « (…) ño Juan Andrés, Iba Añabi agia bata, Tanda adechina, Iba agüegüi Iche Ilú – Le premier charpentier qui fit des Batá, Iba Atanda, Iba Ifatola17, Iba Ado Foó ». Il a également le souci de comparer différentes tailles de batá : celles de ses instruments personnels, celles issues des « mesures officielles des tambours de fondement », celles de F. Ortiz et celles des tambours de Oya Dina Trunda, observé dans les vitrines du Musée National en 1936 (idem : 268).

29 De fait, la multiplicité des références et la plasticité sont de règle en matière d’instruments rituels, et le discours de l’orthodoxie sous-tend bien plus les luttes de pouvoir que la pratique elle-même. F. Ortiz a établi des hiérarchies sans pour autant négliger une description exhaustive de toutes les variantes. Son texte regorge de descriptions et d’illustrations d’instruments de toutes sortes, utilisés selon lui par méprise mais avec foi et sincérité dans les cérémonies dédiées aux orichas. On découvre ainsi profusion de tambours appelés batá mais de forme et de montage différents (« dégénérés », 1995 : 119), dont certains rappellent les grosses caisses de fanfare, ou résultent de l’ingéniosité de leur concepteur désireux d’échapper aux confiscations,

Civilisations, 53 | 2005 51

comme celui de Papá Silvestre, monté sur une caisse de bois qui sert aussi de siège (idem : 130).

30 La frontière entre sacré et profane est bien souvent ténue en santería, et reste plus une question d’intention que de répertoire musical. A l’instar de F. Ortiz, plusieurs auteurs font état de la possibilité de se contenter de simples frappements de mains, voire même de musique enregistrée ou diffusée à la radio. Certes, les rythmes spécifiques aux orichas sont préférés, mais à défaut de musiciens capables de les exécuter correctement on n’hésite pas à utiliser le danzón ou le cha-cha-chá (Cuellar Vizcaíno, 1950). Dans d’autres cas toujours d’actualité, en l’honneur des orichas féminins Yemayá et Ochún on fait appel à un orchestre de violon, guitare, claves, maracas, chekeré, bongó et tumbadora. On y chante et danse aussi bien les airs à la mode, à thème religieux, que les chants d’orichas les plus connus ou des morceaux d’inspiration spirite composés en espagnol. Enfin la rumba, qu’elle soit jouée sur des caisses préparées à cet effet (cajones) ou des tumbadoras est abondamment utilisée dans les cérémonies spirites et paleras, et il arrive que les orichas se manifestent sur son rythme18.

31 Le répertoire des batá est lui aussi soumis à des variations et à des innovations. Miguel Somodeville se plaignait à F. Ortiz dans les années cinquante de la tendance qui poussait les musiciens à privilégier le plaisir des danseurs au détriment du strict respect de la tradition, selon laquelle la polyrythmie devait reproduir le langage tonal des Yoruba. A défaut d’auditeurs capables d’apprécier une telle performance, les olubatá se virent obligés de jouer en intégrant le rythme de la rumba, car « les gens payent mieux les tambourinaires qui battent leur instrument avec profanation » (Ortiz, 1995 : 51). L’idée d’un corpus de morceaux fermé et normé est infirmée par les descriptions musicologiques très fines de F. Ortiz, qui fait état de possibilités d’improvisations variées (cassures, combinaisons de rythmes d’appels, liaisons, « conversation » entre le tambourinaire et le danseur ou le chanteur…). Des compositions nouvelles ont été créées par Trinidad Torregrosa vers 1940 (Ortiz, 1981 : 93). Pablo Roche, quant à lui, a restauré un vieux morceau tombé en désuétude (idem : 356). La valeur de traditionalité des morceaux de batá s’acquiert donc dans un cadre politique et historique précis et constitue plus une innovation qu’une reproduction fidèle de modèles anciens.

32 La variété des formations instrumentales présentes dans les cérémonies santeras est- elle le reflet, comme l’affirme F. Ortiz, d’un appauvrissement culturel19 ? Plusieurs sources africanistes incitent au contraire à y voir une continuité logique et un processus contemporain parallèle. P. Verger et G. Rouget ont par exemple observé au Dahomey en 1952 un orchestre de bàtá qui s’écartait manifestement de la forme canonique décrite par W. Bascom ou F. Ortiz : leur forme était bombée et non clepsydrique, un quatrième tambour avait été ajouté, ainsi qu’une trompe traversière décrite comme essentielle au déclenchement des transes. G. Rouget en conclut qu’il s’agissait d’une « forme fruste, paysanne de l’instrument » (1965 : 78). Il s’en remettait pour cela à un informateur local très engagé, chrétien et militant actif de l’affirmation de la traditionalité de la musique yoruba, Laoye I, le Timi (chef) d’Ede en pays Oyo. Les ambitions de ce dernier semblent claires quand il affirme que « l’art de jouer des bàtá est en disparition au Nigeria, sauf à Ede » (cité par Leymarie, 1996 : 12). Laoye I prit en charge les ethnologues comme il le faisait pour les étrangers de passage (Rouget, 1965 : 76). Toutefois, il ne s’en tint pas uniquement aux bàtá (plutôt spécifiques aux cultes à Changó et aux ancêtres dans la région d’Oyo) et fit état d’une immense variété de jeux de tambours et d’idiophones selon les régions et les usages, qui pouvaient se combiner,

Civilisations, 53 | 2005 52

se mélanger, ou s’ajouter pour former des orchestres hétérogènes (Laoye, 1961 : 23). G. Rouget compara toutes les données qui étaient à sa disposition, et conclut fort judicieusement : « A Cuba comme en Afrique les faits sont extrêmement contradictoires » (1965 : 84). Cela ne l’empêcha pas de contribuer explicitement à la fixation et à l’esthétisation du répertoire des bàtá, dans un souci typologique d’élaboration d’une « esthétique scientifique de la musique ». Comme F. Ortiz, il œuvra pour la valorisation auprès de ses pairs d’une pratique artistique qu’il appréciait : « On sait à quels sommets de l’art ont atteint les bronzes, les ivoires, les bois sculptés des Yoruba. Dans le domaine de la musique, leur chant sacré atteint souvent à des réussites comparables. » (idem : 68). Comme son collègue cubain, il opéra explicitement des tris : il choisit les deux pièces principales du disque qui accompagnait son article pour leur « grande beauté musicale » et précisa qu’il avait tronqué une autre partie car elle était « mal chantée » (idem : 63).

33 S’il y a bien un point commun entre l’Afrique de l’Ouest, le Brésil et Cuba dans les années cinquante, c’est qu’on y retrouve les mêmes anthropologues, alors très engagés (y compris parfois spirituellement) pour la reconnaissance de l’existence de survivances africaines prestigieuses en Amérique. Outre W. Bascom, qui affirma avoir rencontré à Cuba en 1948 des personnes maîtrisant de façon évidente le yoruba, le fon ou le kikongo (Bascom, 1952) et s’intéressa par la suite au système divinatoire ifá, A. Métraux et P. Verger accompagnèrent L. Cabrera en 1956 chez « ses Noirs », pour reprendre l’expression ambiguë de la chercheuse20. Ils enregistrèrent21 et photographièrent ensemble une cérémonie en l’honneur de Yemayá à la lagune San Joaquín. L’échelle de valeur des modestes informateurs de L. Cabrera se trouva complètement bouleversée lorsqu’elle leur expliqua que les respectables visiteurs étrangers étaient adeptes de Yemayá Afreketé et les accompagnaient pour lui rendre tribut : « Quand nous avons expliqué à Ma Francisquilla que Verger était français… un Français babalawo ! qui allait à Lagos, au Dahomey, en Sierra Leone, qui connaissait Abeokuta, Ibadan, Oyo « la terre d’Olokun », tous noms familiers pour elle, nous nous souvenons de ses cris d’étonnement, de ses sursauts, du sourire de satisfaction que découvrirent ses fortes gencives édentées et des coups qu’elle se donna sur le front : Modu Modu ! Musiú francés babalawo ! Eh ! Franchute awó, mía qué cosa ! » (cité par Bolivar, del Río, 2000 : 81-82).

34 La fin des années quarante marqua aussi le moment où les cultes dits afro-cubains, ayant acquis une certaine visibilité (à défaut d’une reconnaissance pleine et entière), devinrent à la mode : publications, disques et spectacles autour de ce thème abondaient à cette époque22. A partir de 1948, F. Ortiz et le musicologue Gaspar Agüero commencèrent à transcrire, à l’instar du jeune Argeliers León, les rythmes et les chants du répertoire des batá, suivis bientôt d’autres instruments de percussion. Ils furent aidés par un nouvel omo añá, Raúl Díaz, « virtuose érudit et compétent » qui avait de plus le mérite de connaître le solfège (Ortiz, 1993 : 269). Parallèlement, et malgré l’indignation des chercheurs, les cabarets proposaient des danses lucumí à connotation sexuelle très renforcée et des « rumbas à quatre pattes », tandis que des cérémonies- spectacles étaient organisées à grand renfort de journalistes invités. S’y distinguèrent tout particulièrement l’étoile montante Mercedita Valdés, accompagnée par les batá de Jesús Pérez, qui n’était autre que le jeune joueur d’okónkolo (le plus petit batá) qui avait accompagné Pablo Roche au théâtre Campoamor en 1937. Des personnages politiques importants, comme le maire de La Havane, le ministre de la défense, et même le président de la république, se montrèrent dans les cérémonies. Enfin dans le même

Civilisations, 53 | 2005 53

temps les santeros et spirites demandaient de plus en plus de permis à la police pour organiser leurs fêtes, et certains journalistes les soutinrent dans leurs revendications : acquérir un statut légal, en tous points similaire à celui des catholiques (Cuellar Vizcaíno, 1948).

35 L’exploitation marchande du répertoire liturgique afro-cubain, « qui cherche à profiter de la valeur mercantile de l’exotisme des cultes africains », a été fortement décriée par F. Ortiz (1981 : 149). Pourtant, c’est aussi sur la scène de l’industrie du disque et du spectacle que se sont jouées les luttes hégémoniques. Comme l’accusation de sorcellerie, l’accusation d’appât du gain a sous-tendu les stratégies des musiciens rituels rivaux. Ces derniers ont d’une certaine manière échappé en cela au contrôle des intellectuels, qui ne se tarissaient pas d’éloge sur l’œuvre d’un Amadeo Roldán mais rejettaient avec dégoût les innovations artistiques d’une Celina González. Or les omo añá avaient à chœur de dépasser le cadre restreint de leur réseau de relations local et de s’affirmer sur les deux plans : reconnus comme artistes par les universitaires, le public religieux dont ils voulaient gagner le respect n’en était pas moins un public populaire. Les mérites de Jesús Pérez sont soulignés lorsqu’il joue aux côtés du « maître » Pablo Roche; ils sont vus d’un tout autre œil quand il se produit aux côtés de : pour l’intéressé, il n’y a pourtant ni contradiction ni profanation, puisque dans un cas comme dans l’autre il n’a pas utilisé d’instruments consacrés. Cette volonté de passage d’un registre à un autre (religieux, scientifique, artistique, commercial), menée jusqu’au bout dans le contexte révolutionnaire, lui a d’ailleurs apporté, à lui comme à d’autres, une reconnaissance nationale et internationale indiscutable.

Théâtralisation du folklore

36 Malgré le succès commercial de la musique afro-cubaine, malgré l’intérêt qu’elle suscitait auprès des intellectuels, la pratique religieuse dont elle était issue restait largement stigmatisée. Un babalao de 60 ans tient à le rappeler : « Avant la révolution, être pratiquant de ces religions cela signifiait que l’on pratiquait une religion de caractère africain, c’était s’humilier sur le plan du statut social. On était mal vu non par l’élite mais par les couches moyennes de la société » (Mercier-Baláz, Pinos, 1994). Lorsque les troupes de Fidel Castro prirent le pouvoir en 1959, elles affichèrent très vite une volonté de redonner une dignité à ceux qui étaient marginalisés : gens « de couleur », prostituées, petits paysans, ouvriers… Les religieux furent considérés comme faisant partie des couches de population les plus pauvres, ce qui leur confèra le droit à l’élaboration de toutes sortes de projets associatifs23. Des chercheurs et artistes éminents comme Odilio Urfé, Argeliers León, ou encore René Depestre se firent l’écho de leurs revendications et érigèrent ces pratiques en tant que symbole de la résistance culturelle du peuple opprimé (Argyriadis, 1999 : 263-266). La volonté politique du gouvernement envers la religión était ambiguë : glorifiée dans ses qualités esthétiques, contre-culturelles et identitaires, elle restait violemment condamnée pour son mysticisme, qui faisait insulte aux acquis sociaux de la révolution.

37 Libérée du « joug impérialiste », la jeune nation voulait se donner les moyens d’affirmer une identité brimée malgré l’acquisition de l’indépendance en 1898. Cet objectif rejoignait les idées de F. Ortiz ou des afrocubanistes (A. Carpentier et N. Guillén s’engagèrent d’ailleurs pleinement dans la cause révolutionnaire). Dès 1950, le « troisième découvreur de Cuba »24 trouvait lamentable que les richesses populaires et

Civilisations, 53 | 2005 54

folkloriques de l’art musical et littéraire cubain ne soient pas enseignées dans les conservatoires et les académies (Ortiz, 1993 : 98), et prônait la création d’une Société de musique afro-cubaine ou de Folklore musical de Cuba, ayant un double objectif, scientifique et esthétique (Ortiz, 1981 : 587). Son souhait fut exaucé en 1960 avec la création du Centre d’études du folklore du Théâtre national de Cuba.

38 Son assesseur, Argeliers León, précisait d’emblée : « Il s’agit maintenant de prendre les expressions de notre peuple, et de les offrir à nouveau sans les dévoyer. Il est certain qu’une grande partie du folklore cubain provient de lointains apports africains qui se trouvent encore aujourd’hui intimement connectés à un lacis emmêlé de croyances. Ici nous nous éloignons de l’aspect intime et particulier du religieux et nous essayons de présenter les valeurs pures de chant, de danse et de poésie » (León, 1961a : 5). La création de spectacle théâtraux fut conçue en osmose avec la recherche et la publication. Avec l’appui financier de l’UNESCO, 35 élèves, parmi lesquels de futures célébrités comme Miguel Barnet, Rogelio Martínez Furé ou Rafael López Valdés travaillèrent en étroite relation avec de vieux informateurs à vérifier l’authenticité des matériaux et à en classer les variantes. A. León insistait néanmoins pour que le terme folklore soit entendu dans le sens d’une pratique vivante et authentique, son objectif et celui des ses collaborateurs étant de » s’approprier notre propre culture » (idem : 6). Le sens qu’il donnait à cette dernière phrase ne faisait pas l’unanimité, puisque le Centre d’études du folklore du TNC fut rapidement accusé de privilégier l’inspiration afro- cubaine au détriment de l’inspiration guajira, étudiée par la femme d’A. León, María Teresa Linares.

39 En décembre 1961, le Centre fut dissous et remplacé par l’Institut d’ethnologie et de folklore. Sous la direction d’A. León, l’IEF se consacra désormais exclusivement à la recherche scientifique25, tandis que le développement artistique était confié en 1962 au tout nouvel Ensemble folklorique national. Le gouvernement souhaitait unifier enfin la nation sur la base de valeurs propres et former une conscience nationale « de premier ordre » : l’Institut se donna donc pour but de « déterminer la présence populaire dans l’intégration culturelle de Cuba » (León, 1961b : 34). Derrière cette expression un peu floue, il faut comprendre le rôle attribué de façon explicite aux sciences humaines dans la Cuba socialiste : « connaître et améliorer la société »26, le Parti se chargeant de l’analyse des résultats, de l’opportunité de leur publication et de leur application possible.

40 Pendant quelques années encore, les études afro-américaines mobilisèrent l’attention des ethnologues, qui publièrent de nombreux articles dans la revue Etnologia y Folklore. Elles laissèrent ensuite progressivement la place aux travaux sur le folklore rural. La fin des années soixante était au matérialisme sans concessions, et il n’était pas bon d’afficher ses croyances religieuses (Argyriadis, 1999 : 267). Le Centre d’anthropologie recentra ses efforts sur les provinces, et opta pour de grandes études à échelle nationale comme le Calendrier de fêtes traditionnelles, suivi en 1976 du projet de création d’un Atlas ethnographique qui tint les chercheurs cubains en haleine pendant plus de vingt ans27.

41 Les religieux disposaient cependant d’un autre espace d’expression pour donner une image valorisante de leurs pratiques. Tandis que le gouvernement interdisait les cérémonies religieuses publiques comme la procession de la Vierge de Regla, avatar catholique de l’oricha Yemayá, où se produisaient des batá, l’Ensemble folklorique national se mettait en place. En 1962 les informateurs des ethnologues furent chargés de sélectionner une soixantaine de musiciens, chanteurs et danseurs parmi les 150

Civilisations, 53 | 2005 55

volontaires présents. Jesús Pérez Fuentes, l’okónkolo de Pablo Roche en 1937, fut par exemple chargé de la sélection des percussionistes, aux côtés de Trinidad Torregrosa et d’autres encore. Il n’est pas aujourd’hui un seul artiste du répertoire afro-cubain qui ne fasse systématiquement référence à ces « grands ancêtres » que sont les religieux qui ont créé les comparsas et collaboré avec F. Ortiz dès 1937 ou avec L. Cabrera en 1956, s’enorgueillissant d’avoir appris avec eux (pour les plus âgés) ou avec leurs élèves, membres éminents de l’Ensemble folklorique national28.

42 Les débuts de la troupe furent marqués par des confrontations parfois tragiques qui témoignent de tensions et de préjugés de race et de classe persistants29. Dans un entretien accordé à K. Hagedorn (2001 : 154), M. T. Linares accuse les artistes en tournée de crimes qu’elle qualifie de vulgaires et associe à leur couleur de peau, à leur milieu d’origine et à leur manque d’éducation : ivrognerie (et donc absence de discipline professionnelle), menus larcins, escroqueries, proxénétisme, rejet de la nourriture étrangère … En 1965, elle assumait la direction de la troupe et entra en conflit avec la danseuse Nieves Fresneda, qui refusait de créer une chorégraphie basée sur une cérémonie d’initiation, jugée trop « sacrée », et lui insinua de façon méprisante que beaucoup d’autres santeras pourraient prendre sa place. M. T. Linares déplore en outre l’existence, à cette époque, de « deux structures sociales distinctes » au sein de la troupe, la plupart des membres étant en réalité choisis par les artistes-informateurs fondateurs sur des critères de filiation rituelle. Elle résume son point de vue en affirmant : « ce n’était pas une institution culturelle, c’était un groupe de santeros » (idem : 155).

Photo 2 : Tambours batá joués pendant un Sábado de la rumba, Conjunto Folklórico nacional, 1992.

43 L’Ensemble folklorique national s’est néanmoins produit dans toute l’Europe, toute l’Amérique, et plusieurs pays d’Asie et d’Afrique, où il a remporté un grand succès. Ses membres reçoivent désormais des salaires équivalents à ceux de la troupe du Ballet national (ce qui n’était pas le cas au début). Il a également assis les effets de son impact local en produisant des disques et des documentaires qui passent à la télévision nationale. Ses artistes ont participé à des pièces de théâtre engagées dans la cause anti-

Civilisations, 53 | 2005 56

raciste, ainsi qu’à plusieurs films où les personnages d’Africains, de descendants d’esclaves ou de religieux jouent des rôles de premier plan, comme La última cena de T. Gutiérrez Alea. Le système d’enseignement artistique cubain (Ecoles d’art et Institut supérieur d’art) a peu à peu inclut dans ses programmes de formation les répertoires « populaires » et « folkloriques », qui ont pour professeurs les musiciens, chanteurs et danseurs de l’Ensemble.

44 Depuis 1982, la troupe présente ses œuvres les samedis après-midi dans le patio de son siège, en plein quartier résidentiel (Vedado) et ce malgré les réactions hostiles du voisinage. Les spectacles du Sábado de la rumba sont présentés de façon didactique et participative : le public, debout et en cercle, est invité à s’investir oralement (identification des pièces et des répertoires, apprentissage des paroles des chants et de leur signification) et physiquement (apprentissage des rythmes par frappement de mains, improvisations dansées), à rivaliser de virtuosité, sous le regard jubilatoire des « anciens » qui cautionnent le tout par leur présence, leur participation et leur approbation. Entre spectacle, cours, fête et cérémonie religieuse, le Sábado de la rumba a été et reste encore30 un grand moment d’affirmation d’une identité africaine valorisante, partagé avec enthousiasme par des individus aux couleurs de peau et aux origines sociales variées. De façon générale, les productions très vivantes de l’Ensemble folklorique national ont contribué à attiser la curiosité des personnes ne connaissant pas la religión et suscité de nombreuses vocations à partir du milieu des années 80.

45 Ces effets ont largement dépassé le projet théorique général de « théâtralisation du folklore » (Guerra, 1982 : 5-21). Avec les travaux pionniers de M. T. Linares, les efforts se sont essentiellement portés sur le répertoire paysan guajiro, qu’on supposait apte à renforcer le sentiment communautaire, ou sur les groupes urbains à caractère profane ou associatif, riche d’un passé résistant historiquement attesté (comparsas, vieux cabildos, tumba francesa…). La révolution a stimulé en ce sens la production artistique, organisé des festivals, proposé des Ecoles nocturnes de dépassement artistique, ou soutenu la création de groupes folkloriques, mais elle n’a pas encouragé pas l’adhésion religieuse. Pourtant cette dernière a presque invariablement accompagné l’appréciation esthétique des amateurs de musiques et de danses dites afro-cubaines, car les acteurs principaux de la valorisation de ce répertoire sont devenus les religieux eux-mêmes, formés par des techniciens de la mise en scène du folklore. Transportés par l’euphorie de danses qui ont été créées précisément afin de produire cet effet, ils ne résistent jamais au désir d’entraîner le public sur la scène, et se surpassent lorsqu’ils trouvent du répondant. En cela réside sans doute toute l’ingéniosité et l’efficacité de leur contribution à un dispositif au départ normatif et peu spontané.

46 La théâtralité folklorique populaire est en effet théorisée et enseignée de façon très méthodique à Cuba. Elle comprend quatre niveaux (idem) : le premier, appelé « rituel », où forme et contenu sont indissociables, le deuxième, nommé « projection folklorique », qui consiste en une simple répétition de la forme, le troisième, dit de « théâtralisation folklorique », producteur « d’effets esthétiques capables de sensibiliser émotivement ou intellectuellement le public », et enfin le dernier, la « création artistique », qui constitue le niveau supérieur à atteindre. L’artiste en effet, en recréant une œuvre, lui donne un nouveau contenu et agit sur la société, il « réinvente la tradition ». Pour aboutir à cet objectif ultime, il est essentiel néanmoins de porter une attention particulière au troisième niveau. La technique est ensuite détaillée : il faut styliser et soigner les effets, pour éviter la monotonie concomitante à

Civilisations, 53 | 2005 57

la vision passive d’une cérémonie ou d’une fête. On peut par exemple utiliser la symétrie dans les chorégraphies, présenter plusieurs danseurs au lieu d’un, raccourcir les morceaux, intégrer les musiciens sur la scène de façon plastiquement fonctionnelle, soigner les décors et les costumes ou encore ménager des points culminants. Il importe également de rester au plus près de la « vérité folklorique » : les représentations sont toujours assorties de commentaires didactiques identifiant les formes syncrétiques, anciennes ou contemporaines et écartant avec dégoût les avatars populistes et mercantiles pré-révolutionnaires.

Photo 3 : Danse d’Ochún, Sábado de la rumba. Conjunto Folklórico nacional, 1992.

47 Les mises en scènes de l’Ensemble folklorique national s’inspirent de ce modèle. Une cérémonie santera est par exemple exécutée par des danseurs vêtus de blanc, évoluant en cercle face aux batá. A l’appel de leurs chants spécifiques, les solistes, déjà costumés et assis devant les offrandes dans un espace représentant l’autel, se succèdent magistralement en jouant le rôle d’un oricha se manifestant à travers le corps d’un adepte et investissent tout l’espace. Chaque morceau dure quelques minutes tout au plus, et fait suite à un autre dans un ordre précis qui correspond au moment où les divinités sont saluées et appelées à tour de rôle (décrit par F. Ortiz, 1981 : 294-352). Or dans une cérémonie les possessions n’ont jamais lieu à cet instant-là, hormis celles, très furtives, des iyawó venus se présenter aux tambours dans leur costume d’apparat. Elles interviennent plus tard, parfois seulement au bout de plusieurs heures, alors que chants et rythmes se succèdent de façon contingente à la situation rituelle (motivations du commanditaire, appréciations in vivo des musiciens, quantité et nature des transes…).

48 Tout comme F. Ortiz profite, au cours de sa rédaction, de cette partie introductive de la cérémonie où tous les orichas sont cités pour décrire leurs danses, leurs rythmes et leur gestuelle particulières, la théâtralité folklorique condense ici les moments forts et présente l’essentiel des performances possibles au sein d’un répertoire. Ce faisant, elle participe à la fixation de celui-ci, et influe sur la pratique rituelle31. La gestuelle des

Civilisations, 53 | 2005 58

seize orichas présents dans la suite décrite ci-dessus est précisée. Comme elle est censée traduire les paroles du chant correspondant, les chercheurs attachés à l’Ensemble folklorique compilent les informations et utilisent les sources bibliographiques africanistes en cas de lacune. Les paroles des chants sont notées à partir des exécutions originales des informateurs-professeurs, correctement orthographiées et corrigées si besoin est.

49 Lors des répétitions, les danseurs s’entendent sans cesse répéter que chaque oricha est en quelque sorte un archétype, et que chacune de ses danses consiste en une pantomime. Ils doivent donc peaufiner leur jeu d’acteur, ne pas se contenter de gestes corrects, mais vivre leur rôle dans toute leur manière de se mouvoir. Les chorégraphies deviennent ainsi accessibles aux profanes. Ochún se passant les mains sur tout le corps en roulant voluptueusement des hanches est sans aucun doute une séductrice; Oyá qui fait tournoyer ses lourdes jupes et son chasse-mouche brodé de perles fait souffler sur le public, en digne maîtresse du vent, une brise rafraîchissante; Ogún au faciès furieux qui abat une vraie machette d’un côté et de l’autre est identifiable comme guerrier : sans accessoire et esquissé du bout des poignets, comme dans la plupart des cérémonies, le sens du mouvement est beaucoup moins évident.

50 Les élèves de l’Institut supérieur d’art, qui ont constitué peu à peu un corps de spécialistes érudits, produisent des travaux très standardisés qui s’inspirent des textes de F. Ortiz, des manuels de folklore et de l’enseignement des informateurs-professeurs. Ils comportent des descriptions de danses détaillées geste par geste, des transcriptions de chants et des analyses musicologiques poussées. Si le répertoire palero est riche de nombreuses variantes, il n’en va pas de même du répertoire santero, et a fortiori de celui des batá, et ce sans doute du fait de l’antériorité inattaquable des recherches de F. Ortiz. Quant à rendre compte de la porosité des frontières entre répertoires, il n’en est pas question ici. Une typologie est établie : le rituel qui utilise les batá, appelé güemilere, est défini comme sacré et purement traditionnel, tandis que la présence de tambours bembé est associée à une manifestation festive profane, et celle de violons à une évolution syncrétique contemporaine. Le güemilere modèle est censé comprendre une partie introductive divisée en deux temps : une suite de morceaux instrumentaux jouée uniquement en présence des initiés dans la pièce où reposent les réceptacles à orichas, appelée oru seco ou oru del igbodú, puis une suite chantée jouée devant tout le public. Cet exemple prestigieux d’un rituel bien ordonné suscite l’admiration des religieux, à tel point qu’il arrive aujourd’hui qu’on joue des oru seco lors de rumbas de cajón dédiées aux esprits des morts.

51 Il est intéressant d’analyser la façon dont sont produites et répétées les catégories des manuels de folklore dans les cours de danse et de musique cubaines. Au groupe « afro- cubain » appartiennent les répertoires divisés selon leur appartenance « ethnique » : yoruba, congo, arará… Certains particularismes locaux sont reconnus comme traditionnels, comme la subdivision iyesá, à Matanzas, tandis que les formes « yoruba » orientales sont considérées comme altérées et ne forment pas de sous-genre. Toutefois, nous dit-on, « La musique qui se conserve à Cuba dans les pratiques rituelles afroïdes est de la musique cubaine », car elle s’est différenciée de sa cousine africaine qui a subi un processus historique différent (León, 1974 : 18). Il en va de même pour le groupe guajiro, malgré ses origines hispaniques. Enfin le groupe proprement « cubain » comprend le son (rural), la rumba (urbaine, profane), le danzón, le chachachá… Le souci de mise en avant de l’authenticité traditionnelle fait place, en dernier ressort, à

Civilisations, 53 | 2005 59

l’affirmation de la cubanité, qualité qui finit même par s’appliquer aux intouchables batá : aujourd’hui, sous l’influence de la musique occidentale, le diamètre de leurs peaux serait en effet différent, et permettrait une meilleure amplitude sonore de l’ensemble (idem : 44), opinion qui rejoint celle d’omo añá cubains réputés (voir Somodeville, cité par Ortiz, 1995 : 51).

52 Les artistes de l’Ensemble folklorique national aiment à se présenter comme des « améliorateurs de culture ». Tous soulignent le fait qu’ils ont su tirer parti de leur nouveau statut pour se dépasser, notamment en élargissant leurs compétences à tous les répertoires folkloriques. Luis Chacón, omo añá et ex-danseur de la troupe dès 1962, aujourd’hui professeur à l’Institut supérieur d’art de La Havane et à l’école à Rome, explique qu’il a pris des cours de ballet et de danse contemporaine pour améliorer sa technique en rumba. Le célèbre chanteur Lázaro Ross se considérait investi d’une mission, et il s’est employé juste avant sa mort à enregistrer une série exhaustive de disques et à intervenir régulièrement dans les cours pour enfants et les fêtes de quartiers pour « transmettre les racines », y compris aux Yoruba, son rêve étant de leur faire redécouvrir des chants archaïques dont il pensait être le dépositaire. R. Martínez Furé, ex-directeur artistique de l’Ensemble folklorique, reconnu par ses élèves et ses informateurs comme un érudit en la matière, récolte et revitalise de vieux répertoires inconnus du grand public, tels que les « rumba du temps de l’Espagne », le tambour yuka, les danses du cabildo de Congos reales, le tambour à friction congo loango kinfuiti, les danses et chants arará… Digne successeur de Pablo Roche, il affirme avoir même remis de vieux chants d’orichas au goût du jour. Le fait que la culture livresque réalimente la culture orale est pour lui une source de grande satisfaction. Militant de la reconnaissance des apports africains à la culture cubaine, il compose également des pièces qu’il inclut dans ses spectacles de façon explicitement engagée. De façon générale, les artistes, quelle que soit leur couleur de peau, se sentent extrêmement valorisés et fiers de participer à une telle entreprise.

53 Les valeurs de résistance, qui font l’unanimité, font majoritairement référence au passé. L’évocation d’une religiosité vivante contemporaine pose quant à elle problème, et ce d’autant plus que ces artistes impliqués sont d’abord et avant tout des religieux. La mise en avant du répertoire yoruba, historiquement légitimé, permet dans une certaine mesure de contourner cette impasse et de présenter des spectacles assez proches de la réalité, ce qui n’est pas le cas du répertoire congo qui subit un traitement différent. Très diversifié, on lui préfère ses avatars obsolètes, danses costumées de cabildos célèbres permettant une mise en scène impressionnante (danse des bâtons, sortie de la Reine…). L’effet est saisissant mais n’a plus grand chose à voir avec les cérémonies paleras et spirites qui ont lieu quotidiennement dans la capitale. Ces dernières présentent en effet un aspect nettement moins séduisant que les danses d’orichas : il n’y a pas de costume pour les possédés, hormis un foulard de couleur noué autour des reins, les participants dansent en masse serrée devant les instruments, et ce ne sont pas des pantomimes : « Leurs danses, y compris chez les possédés, présentent un mélange hétérogène de gestes et de pas, comme s’il s’agissait d’une combinaison d’anciennes danses dont la fonctionnalité représentative aurait été perdue », nous expliquent les manuels (León, 1974 : 63). N’adhérant pas au modèle qui voudrait que toute « danse primitive » implique une corrélation précise entre geste et sens, les danses paleras reçoivent une fois encore les qualificatifs péjoratifs de syncrétique et acculturées.

Civilisations, 53 | 2005 60

54 Il n’existe pas, en effet, de chorégraphie typique dans le palo, et pour cause : le possédé exprime la puissance brute, parfois définie comme sauvage, d’esprits de morts d’origines très diverses (Congos, Gitans, Chinois, Espagnols, Indiens, Haïtiens…) qu’il convient d’apprivoiser progressivement, et dont la façon de danser va évoluer et se particulariser. L’assistance n’est pas astreinte à des pas spécifiques, elle improvise à l’aide du vaste vocabulaire chorégraphique cubain, tout en conservant une cohérence rythmique. Les virtuoses dialoguent corporellement avec les percussionnistes et entraînent les autres. Chacun est vivement encouragé à se dépenser au maximum, le but du rituel étant, comme en santería, de faire circuler les énergies bienfaisantes (luz, fuerza, aché) et de provoquer des possessions. Mais au lieu d’exécuter des enchaînements différents selon les morceaux, les participants répètent un même mouvement sur une très longue durée. L’intrusion d’un possédé dans le champ sensoriel32 provoquent souvent un lâcher d’émotions : rires, pleurs, tremblements, évanouissements… Toutes sensations non visibles qu’il n’est pas possible de transmettre à un public sous une forme théâtrale classique, privée de sa dimension religieuse.

55 Les danses d’orichas subissent plus facilement un traitement scénique; elles requièrent par ailleurs un apprentissage minimal, qui laisse souvent une grande partie de l’assistance intimidée et retenue, du moins au début des cérémonies. Mais elles fonctionnent elles aussi sur le principe décrit ci-dessus. Exécutées en « version courte », hors du contexte rituel, il arrivent tout de même qu’elles induisent les transes de danseurs ou de membres du public. De tels événements, lorsqu’ils surviennent, marquent bien toute l’ambiguïté des réalisations de l’Ensemble folklorique national et de la représentation « désacralisée » en général à Cuba (soulignée également par Hagedorn, 2001). Ni le public, ni les acteurs ne sont de véritables athées, et le caractère sacré ou profane d’un événement est défini de façon contingente par les intentions et interactions des acteurs plutôt que par un contexte normé.

56 La politique castriste à l’égard de la religión a considérablement évoluée ces dix dernières années33. Face à une population qui affiche sa croyance et multiplie ses initiations, face à la concurrence avec d’autres lieux de pèlerinage « yoruba » (Miami, Ifé, Salvador de Bahia…) et parallèlement aux alliances stratégiques avec divers mouvements chrétiens, le gouvernement a fini par tolérer les efforts d’institutionnalisation de quelques groupes de religieux qui se développent dans l’île (Argyriadis, Capone, 2004) et publient des manuels, monographies et recueils de mythes. La notion d’identité nationale est repensée de nos jours sous l’angle des « dangers de la globalisation néo-libérale » : un plan de « reconstruction ethnographique » et de revitalisation culturelle a été mis sur pied (Alvarado, 1999 : 19, 21), et le terme folklore abandonné en faveur de celui de culture populaire traditionnelle, qui exclut toutefois le champ de la transmission professionnelle ou médiatique (Esquenazi, 2001 : 7). La promotion du tourisme culturel s’accompagne d’une forte valorisation du thème afro-cubain.

57 Les batá, la rumba et les danses d’orichas fascinent le public de ce tourisme, qui se lance dans l’apprentissage de ce répertoire avec ferveur et évolue souvent vers la pratique religieuse34. Sacralisés en quelque sorte une seconde fois par l’aura que leur confère la reconnaissance et l’admiration des universitaires, les batá sont devenus les symboles de la « tradition yoruba », d’une africanité prestigieuse dont seuls les initiés connaîtraient le secret. Le monde de la percussion est aujourd’hui prodigieusement intéressé par ces

Civilisations, 53 | 2005 61

tambours et se dispute pour savoir si leurs premiers enregistrements au sein de formations de jazz datent de 1975 (Leymarie, 1996 : 16) ou de 1956 (Delannoy, cubafolk.com, 18 juillet 2000). On peut les entendre dans la plupart des orchestres qui se revendiquent comme « afro », par-delà la diversité de leurs styles musicaux (salsa, latin jazz, rap, ragga, rock…).

58 Comme le souligne M. Augé, « le regard occidental sur les autres n’a cessé d’être méprisant que pour se faire esthétique » (1982 : 11). A Cuba, le mépris, le rejet et le dégoût vont de pair avec la fascination, tant il est vrai que les esclaves et leurs descendants, les « sauvages » intérieurs, gardent prise sur ceux qui les marginalisent grâce à la peur qu’il exercent et aux phantasmes de transgression qu’ils incarnent, à l’instar des « classes dangereuses » (Chevalier, 1984 : 25) auxquelles ils sont d’ailleurs assimilés. L’esthétisation ouvre une brèche dans ce modèle et permet de nouvelles interactions : ainsi l’afrocubanisme a créé une dynamique légitimante propice à ce que les intéressés eux-mêmes deviennent acteurs des représentations les concernant. A La Havane comme dans la région d’Oyo (et on pourrait en dire autant de Salvador de Bahia, par exemple), la construction de la tradition musicale résulte d’interactions intenses entre informateurs, intellectuels et artistes, les derniers circulant et échangeant leurs théories d’un continent à l’autre. Et c’est bien ce processus qui rapproche et permet la comparaison entre des phénomènes éloignés géographiquement, plutôt que l’hypothèse d’une « tradition ancestrale commune ».

59 Les artistes-professeurs des stages, festivals et cours « afro-cubains » jouent un rôle de médiateurs de premier plan et contribuent activement et consciemment à la valorisation d’un pan de leurs pratiques auprès du public étranger, notamment européen et nord-américain, tout comme leurs prédécesseurs qui ont su influer par ce biais sur la construction identitaire nationale. Comme dans les années trente, cet intérêt de la part des représentants d’une culture considérée à Cuba comme hautement développée (la culture occidentale) induit à son tour le renforcement de l’estime de soi. Mais cette fois-ci, les artistes-religieux sont les interlocuteurs directs des amateurs d’afro-cubanité, ils vivent de leur art et jouissent déjà d’un statut élevé. Les moins de cinquante ans sont tous passés par l’Ensemble folklorique national, et diplômés des Ecoles d’art ou de l’Institut supérieur d’art. Ils ont des compétences musicales poussées et variées, maîtrisent plusieurs genres folkloriques, différents instruments, d’autres registres musicaux comme le jazz ou la musique classique, ont fait du solfège, de l’harmonie, des cours d’orchestration et de composition et ont lu les textes des ethnologues et musicologues cubains. Ils n’omettent cependant jamais de rappeler leur lien avec « la rue », et insistent sur la prépondérance de l’apprentissage par imprégnation, ce qui peut sembler paradoxal.

Civilisations, 53 | 2005 62

Photo 4 : Rumba jouée sur un orchestre de tumbadoras, dans un des lieux-clé du tourisme culturel à La Havane, le Callejón de Hamel, 2002.

60 Or il n’en est rien. Leurs performances théâtralisées et codifiées ne sont pas le simple résultat d’une instrumentalisation et leur qualification professionnelle et pédagogique ne les coupe pas du contexte d’exécution quotidien. Ce sont eux, en effet, qu’on retrouve dans les cérémonies et qui se produisent aussi au sein d’orchestres divers ou dans les cabarets. Pour le percussioniste Javier Campos par exemple, qui n’aime pas entendre un orchestre « mal jouer » pendant un rituel, l’implication esthétique exigeante en tant que professeur de l’Institut supérieur d’art est aussi une forme d’engagement, une façon de prouver la valeur de sa croyance. Lázaro Ross expliquait pour sa part en quoi la création de l’Ensemble folklorique national avait marqué selon lui un tournant : « Le peuple s’empara de la scène, cela transforma les choses ». Et c’est bien parce que les discriminations sociales, raciales et religieuses s’expriment encore en termes d’esthétique (gesticulation de singes, laideur, puanteur, grossièreté, saleté, vacarme, sauvagerie) que cette dimension est fortement investie, sur scène comme pendant le rituel. La beauté des danses d’orichas et du phrasé des batá, typologisés, codifiés, « traditionnalisés », hausse la santería au rang de culture. Sur ce point, les aspirations de l’Etat et de la plupart des religieux semblent converger actuellement, et c’est donc autour de cette question que vont s’articuler les luttes de pouvoir et l’évolution de la pratique rituelle à l’intérieur de l’île35, concomitante entre autres au développement du tourisme culturel.

61 Les musiciens et danseurs, qui ont fait évoluer un pan de leur répertoire en « l’améliorant » conformément aux critères esthétiques occidentaux dominants et ont contribué en retour à l’évolution de ces mêmes critères sont d’autant plus aptes à toucher un public étranger que ce répertoire, perçu comme totalement exotique, est en réalité le résultat d’un processus qui rapproche bien plus qu’il n’éloigne les parties. Il n’en va pas de même, loin s’en faut, pour les danses et la musique paleras et spirites, exécutées pourtant avec autant de ferveur dans un contexte rituel par ces mêmes artistes mais taxées péjorativement par ces derniers de « plus syncrétiques ». Le

Civilisations, 53 | 2005 63

répertoire cubain des batá et des danses d’orichas, dont l’efficacité en tant qu’étendard identitaire et culturel valorisant n’est plus à prouver, n’est pas prêt d’être détrôné.

BIBLIOGRAPHIE

ACOSTA, Leonardo, 2001. « Interinfluencias y confluencias en la música popular de Cuba y los Estados Unidos », in Rafael Hernandez y John H. Coatsworth (coord.), Culturas encontradas : Cuba y los Estados Unidos, pp. 34-51. La Havane : CIDCC Juan Marinello/University of Harvard (DRCLAS).

ALVARADO RAMOS, Juan A., 1999. « Introducción », in Cultura popular tradicional cubana (coll.), pp. 9-25. La Havane : CIDCC Juan Marinello/Centro de Antropología.

ANGARICA, Nicolás Valentín, 1990. « El lucumí al alcance de todos », reproduit in Lázara Menendez, Estudios afrocubanos – selección de lecturas, 3. La Havane : Universidad de La Habana.

ANONYME, 1929.« La represión de la brujería », in Diario de la Marina, 27 de marzo, p. 16. La Havane.

ARGYRIADIS, Kali,

1998. « Danser avec les entités, danser avec les autres. Le rapport danse-transe-musique dans la religión à La Havane », Percussions, 58, (IX-4), pp. 17-26.

1999. La religión à La Havane. Actualité des représentations et des pratiques cultuelles havanaises. Paris : Editions des Archives Contemporaines.

2000. « Des Noirs sorciers aux babalaos. Analyse du paradoxe du rapport à l’Afrique à La Havane » Cahiers d’Etudes Africaines,160, pp. 649-674.

2001-2002. « Les Parisiens et la santería : de l’attraction esthétique à l’implication religieuse », Psychopathologie africaine, 1 (XXXI), pp. 17-44.

2005. « El desarrollo del turismo cultural en La Habana y la acusación de mercantilismo », Desacatos, 18. Mexico (mayo-agosto, pp. 29-52).

ARGYRIADIS, Kali et Stefania CAPONE, 2004. « Cubanía et santería. Les enjeux politique de la transnationalisation religieuse (La Havane – Miami) », Civilisations 1-2 ( LI), pp. 81-137.

BASCOM, William R., 1952. « Yoruba acculturation in Cuba », in Les afro-américains, Dakar, mémoire de l’IFAN, pp. 163-167.

BOLIVAR, Natalia & Natalia del RIO, 2000. Lydia Cabrera en su laguna sagrada, Santiago de Cuba : ed. Oriente.

CABRERA, Lydia, 1993. El Monte. La Havane : ed. Letras Cubanas.

CAPONE, Stefania,

1999. La quête de l’Afrique dans le candomblé. Pouvoir et tradition au Brésil. Paris : Karthala.

2000. « Entre Yoruba et Bantu : l’influence des stéréotypes raciaux dans les études afro- américaines. », Cahiers d’études africaines, 157 (XV), 1, pp. 55-77.

CARPENTIER, Alejo, 1985. La musique à Cuba. Paris : Gallimard.

Civilisations, 53 | 2005 64

CASTAÑEDA, Digna, 2001. « Repercusiones de la problemática social de los afronorteamericanos en sectores de la sociedad cubana : vínculos y estratégias comunes (1888-1959) », in Rafael Hernandez y John H. COATSWORTH (coord.), Culturas encontradas : Cuba y los Estados Unidos, pp. 229-241. La Havane : CIDCC Juan Marinello/University of Harvard (DRCLAS).

CASTELLANOS GONZALEZ, Israël, 1936. « La brujería y el ñañiguismo desde el punto de vista médico- legal », Revista de técnica policial y penitenciaria, 2-3 (IV), pp. 83-116. La Havane.

CD-Rom collectif, 2000. Atlas etnográfico de Cuba. Cultura popular tradicional (colectivo de investigadores). La Havane : CIDCC Juan Marinello/Centro de Antropología/CEISIC.

CHEVALIER, Louis, 1984. Classes laborieuses et classes dangereuses. Paris, Hachette. http:// www.cubafolk.com (bulletin d’information 1999-2001).COLLECTIF, 1998. Fiestas populares tradicionales cubanas (colectivo de autores). La Havane : ed. Ciencias sociales/CIDCC Juan Marinello.

COLLECTIF, . Fiestas populares tradicionales cubanas (colectivo de autores). La Havane : ed. Ciencias sociales/CIDCC Juan Marinello.

CUELLAR VIZCAINO, Manuel,

1948. « Altares de Santa Bárbara », Bohemia, 50, año 40 (12), pp. 57-58 et 90-91. La Havane.

1950. « Un bembé », Bohemia, 37, año 42 (10), pp. 54-58 et 97. La Havane.

DECORET, Anne, 1998. « Danse sociale et interculturalité : la dansomanie exotique de l’entre-deux- guerres », in Alain Montandon (dir), Sociopoétique de la danse, pp. 505-519. Paris : Anthropos.

ESQUENAZI PEREZ, Martha, 2001. Del areíto y otros sones. La Havane : ed. Letras cubanas/CIDCC Juan Marinello.

FERNANDEZ ROBAINA, Tomás,

1994. Hablen paleros y santeros. La Havane : ed. Ciencias Sociales.

FINES, María Antoñica, années 1950. « Libreta de santería », reproduit in Lázara Menendez, 1990, Estudios afrocubanos - selección de lecturas, 3, pp. 17-136. La Havane : Universidad de La Habana.

GARCIA CARRANZA, Araceli, Norma SUAREZ SUAREZ & Alberto MORALES, 1996. Cronología Fernando Ortiz. La Havane : Fundación Fernando Ortiz.

HAGEDORN, Katherine J., 2001. Divine Utterances. The performance of Afro-Cuban Santería, Washington & Londres, Smithsonian Institution Press.

LACHATEÑERÉ, Romulo,

1940. « La influencia Bantú-Yoruba en los cultos afrocubanos ». Estudios Afrocubanos, IV. La Havane.

1952. « Rasgos bantús en la santería », Les Afro-Américains. Dakar : mémoires de l’IFAN.

LA FUENTE (de), Alejandro, 2001. « Antídotos de Wall Street. Raza y racismo en las relaciones entre Cuba y los Estados Unidos », in Rafael Hernandez y John H. Coatsworth (coord.), Culturas encontradas : Cuba y los Estados Unidos, pp 243-261. La Havane : CIDCC Juan Marinello/University of Harvard (DRCLAS).

LAOYE, I, 1961. « Los tambores yoruba », Actas del folklore, 5, pp. 15-23. 135. La Havane : Centro de Estudios del Folklore del TNC.

LEON, Argeliers,

Civilisations, 53 | 2005 65

1961a. « La expresión del pueblo en el Teatro Nacional Cubano », Actas del folklore n° 1, La Havane, Centro de Estudios del Folklore del T.N.C., enero, p. 5-7.

1961b. « Creación del Instituto de Etnología y Folklore », Actas del folklore, 10-11-12, pp. 33-35. La Havane : Centro de Estudios del Folklore del TNC.

1971. « Un caso de tradición oral escrita », Islas,39-40. Las Villas.

1974. Del canto y el tiempo. La Havane : ed. Pueblo y Educación.

LEYMARIE, Isabelle, 1996. « La migration transatlantique des tambours bàtá », Percussions, 45, pp. 11‑19.

MATORY, James Lorand, 2001. « El nuevo imperio yoruba : textos, migración y el auge transatlántico de la nación lucumí, in Rafael Hernandez y John H. Coatsworth (coord.), Culturas encontradas : Cuba y los Estados Unidos, pp. 167-188. La Havane : CIDCC Juan Marinello/University of Harvard (DRCLAS).

MERCIER-BALAZMireille, Daniel PINOS,

1994. Documentaire Así na’má, 52 mn. Paris : ATLZA/Planète.

1996. Documentaire Osha Niwé, esclave de la musique, 26 mn. Paris : ATLZA/Planète.

MESTAS, María del Cármen, 2000. « Chavalonga, rumbero de ley », Salsa cubana, 13, año 4, pp. 40-41.

ORTIZ, Fernando,

1995 [1906]. Hampa afrocubana : los negros brujos. La Havane : ed. de Ciencias sociales.

1937. « La música sagrada de los negros yorubas en Cuba », Ultra, 13 (III), pp. 77-86. La Havane.

1939. « Brujos o santeros ». Estudios Afrocubanos, 1-4 (III), pp. 85-90. La Havane.

1993 [1950]. La africanía de la música folklórica afrocubana. La Havane : ed. Letras cubanas.

1981 [1951]. Los bailes y el teatro de los negros en el folklore afrocubano. La Havane : ed. Letras Cubanas.

1995 [1954]. Los instrumentos de la música afrocubana. Los tambores batá. La Havane : ed. Letras Cubanas.

PEEL, John D. Y.,

2000. Religious Encounter and the Making of the Yoruba. Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press.

REYES FORTÚN, José, 2000. « 50 años de rumba en la discografía cubana », Salsa cubana, 11, año 4, pp. 33-37.

ROCHE MONTEAGUDO, Rafael,

1908a. « Los ñáñigos », in La policía y sus misterios en Cuba, pp. 14-58. La Havane : Imprenta la Prueba.

1908b. « La brujería », in La policía y sus misterios en Cuba, pp. 59-104. La Havane : Imprenta la Prueba.

ROUGET, Gilbert, 1965. « Notes et documents pour servir à l’étude de la musique yoruba », Journal de la Société des Africanistes, tome XXXV, pp. 65-107.

ROY, Maya, 1998. Musiques cubaines. Paris : Cité de la musique/Actes Sud.

Civilisations, 53 | 2005 66

TORREGOSA, Jesús, années 1950. « Libreta de santería », reproduit in Lázara MENENDEZ, 1990, Estudios afrocubanos - selección de lecturas, 3, pp. 137-268. La Havane : Universidad de La Habana.

TRUJILLO Y MONAGAS, José, 1882. Los criminales de Cuba. Barcelone : establecimiento tipográfico de Fidel Giró.

URRUTÍA, Gustavo E.,

1935a. « Atarés ! », Diario de la Marina, 10 de noviembre, p. 2. La Havane.

1935b. « Sensemaya », Diario de la Marina, 16 de noviembre, p. 2. La Havane.

1935c. « Hora afrocubana », Diario de la Marina, 18 de diciembre, p. 2. La Havane.

VALERO COSSÍO, Francisco, 1904. « La brujería, el espiritismo y el siglo XX », El nuevo criollo, 13, año I, pp. 2‑3, La Havane.

ANNEXES

Glossaire des termes vernaculaires utilisés

Aché, luz, fuerza : l’aché peut se définir comme une force vitale, une énergie présente à des intensités variables dans tous les éléments du cosmos. Ce terme, d’origine santera, est de plus en plus utilisé de façon interchangeable avec les termes force et lumière, ce dernier mot, d’origine spirite, signifiant plus précisément une sorte de force obtenue sans sacrifice sanglant, une connaissance donnée aux morts par les vivants, une énergie que les morts accumulent en aidant les vivants et vice-versa. Agües (ou abwes) : trio de gros hochets-sonnailles de différentes tailles, utilisé parfois à la place (ou en complément) des batá dans les cérémonies santeras. On les appelle aussi güiros (« donner un guiro en l’honneur de Yemayá ») ou chekerés. Añá :nom de la force qui vit dans le tambour consacré, qui reçoit régulièrement des offrandes et du sang sacrificiel. Arará :terme utilisé à Cuba pour désigner les esclaves d’origine ewe-fon et, par extension, la religion de même origine (Regla arará ou foddún). Babalao : homme initié dans le culte d’ifá, maîtrisant le système divinatoire du même nom. Du yoruba babaláwo (baba ní awo : « père du secret »). Batá : trio de tambours bimembranophones, ambipercussifs, dont la forme dite « orthodoxe » à Cuba actuellement est celle d’un sablier. Chacune des six membranes est de taille différente et les différents sons obtenus étaient censés reproduire à l’origine les tons de la langue yoruba. Les peaux sont tendues sur une caisse de bois (tronc évidé) avec un cordage de cuir, et accordées avec un emplâtre. Le plus grand des batá est appelé iyá (mère), le moyen itótele et le plus petit okónkolo. L’iyá est également assorti de ceintures de cloches et de grelots autour de chacune de ses membranes. Bembé :nom générique donné à une fête en l’honneur d’un oricha qui emploie d’autres tambours que les batá (à La Havane aujourd’hui, il s’agit le plus souvent de tumbadoras).

Civilisations, 53 | 2005 67

Bongó : paire de petits membranophones cylindriques de taille légèrement différente, produisant des sons aigus, accordés au moyen de clés. Cabildos : associations qui permettaient aux ressortissants esclaves ou libres de s’entraider et de perpétuer leurs coutumes (avec des restrictions). A la fin du 19e siècle les cabildos « de Noirs » ont été restructurés de force en sociétés d’entraide, dont la plupart ont par la suite périclité suite aux persécutions dont elles étaient l’objet. Un certain nombre a toutefois subsisté de façon informelle, y compris pendant la révolution. Cajones : jeu d’idiophones obtenus à l’aide de caisses et de tabourets en bois de différentes tailles, agrémentés parfois de clochettes. Ils sont souvent utilisés, avec les claves, les maracas, les frottoirs, les hochets-sonnailles et les cloches ou fers frappées pour donner des fêtes en l’honneur des morts (cérémonie paleras et spirites) ou tout simplement pour la rumba, avec ou sans complément de tumbadoras. Cha-cha-chá : genre musical et dansant dérivé du danzón, élaboré par Enrique Jorrín (directeur de l’orchestre América) à la fin des années quarante en s’inspirant du bruit produit sur la piste par les pas glissés des danseurs qui entendaient accentuer ainsi le rythme du güiro. Chekeré :voir agües. Claves : nom donné aux deux cylindres en bois entrechoqués qui marquent le rythme dans la rumba et dans le son. C’est aussi le nom des rythmes eux-mêmes : clave de rumba, clave de son. Comparsas : groupes de danse et de musique se produisant pendant le carnaval, répétant plusieurs mois à l’avance. Conga : danse de groupe exécutée pendant le carnaval, les pas de base rythmant la marche de la comparsa ou de la foule qui la suit. Consacré : chargé de force ou d’aché. Se dit de tout réceptacle ayant subi un rituel destiné à cet effet, et qui doit ensuite être régulièrement alimenté en sang sacrificiel. Danzón : genre musical et dansant dérivé de la contredanse, né à Cuba à la fin du 19e siècle. Guajiro/a : terme générique désignant les paysans à Cuba. Il désigne également l’ensemble des styles musicaux ruraux décrits comme d’origine ibérique et canarienne, où l’improvisation des paroles prime sur la mélodie en elle-même (décimas, punto guajiro, seguidillas...). Le chant est accompagné de frappement de mains et d’instruments à corde comme la guitare, le tres ou le laúd, et parfois de danses appelées zapateo, où les battements rythmés des pieds des danseurs viennent compléter la mélodie. Au début du 20e siècle, une version idéalisée et romantique de la musique guajira a longtemps été prônée par les défenseurs du blanchissement de la nation (León, 1974 : 95). Güemilere (ou wemilere) : nom érudit donné à la fête pour les orichas où interviennent les tambours batá. A La Havane on utilise plus couramment le terme tambour (« aller à un tambour pour Changó »). Güiro : littéralement, calebasse. Ce terme est le plus souvent utilisé pour désigner un frottoir fabriqué avec une calebasse allongée vidée et striée, mais il désigne aussi de gros hochets-sonnailles élaborés à partir de grosses calebasses rondes (voir agües).

Civilisations, 53 | 2005 68

Ifá :l’oracle, le message. Celui-ci est délivré par des hommes initiés spécialement à ce culte, qui maîtrisent les techniques divinatoires spécifique à ifá : les babalaos. Iyawó :santero novice, initié depuis moins d’un an. Lucumí : terme utilisé à Cuba pour désigner les esclaves yoruba et, par extension, la religion d’origine yoruba. Marímbula :grand lamellophone décrit comme d’origine « bantoue », monté sur une grande caisse de bois (version agrandie des instruments mbila ou sanza). Ñáñigos : nom donné aux membres de la société secrète masculine abakuá, originaire selon F. Ortiz du Sud-Est du Nigeria (Calabar). Nettoyer : Purifier, éliminer les forces néfastes. On procède par contact avec une autre source de force (d’autant plus puissante que le mal est fort), qui incorporera ces dernières, et qu’on jettera en un endroit précis. Okónkolo : nom du plus petit des tambours batá. Olúbatá : possesseur d’un jeu de tambours batá consacrés. Omo añá : tambourinaires initiés (fils d’Añá) ayant le droit de jouer et de toucher les batá consacrés dans les cérémonies. Oricha : entité santera, appelée également saint, représentant un ensemble de forces ou de principes. Elle est généralement représentée sous une forme anthropomorphe, possédant plusieurs facettes complémentaires. Les orichas se manifestent par la possession (surtout en dansant) et par différentes techniques divinatoires, comme le lancer de morceaux de noix de coco, le lancer de cauris et les techniques liées à ifá. Outre diverses offrandes, ils ont besoin de fêtes et de sang d’animaux sacrifiés pour être contentés. Palenque : nom donné à Cuba aux villages d’esclaves fugitifs. Palo : (palo-monte, mayombe, briyumba, kimbisa...) : culte ordinairement décrit comme d’origine bantoue (entre autres), basé sur le pacte de l’adepte (palero) avec des morts réclamant des offrandes, des fêtes et du sang d’animaux sacrifiés pour travailler et se manifestant par la voyance et la possession. L’usage des herbes et des morceaux de bois (palos) réduits en poudres, considérés comme porteurs de force, y est primordial. Religión : terme couramment employé à La Havane, désignant l’ensemble des cultes dit « afro-cubains », ainsi qu’une forme locale de spiritisme et la pratique pragmatique du catholicisme. Les adeptes de ces cultes s’appellent eux-mêmes des religieux. Rumba : genre musical basé sur un rythme spécifique (la clave de rumba). Peut se jouer avec n’importe quels objets suffisamment sonores, l’ensemble formant une polyrythmie complexe. Peut se danser en couple séparé ou sous la forme d’une compétition entre hommes. Santería(ou Regla Ocha) : culte ordinairement décrit comme d’origine yoruba (entre autres), basé sur l’adoration et l’incorporation d’entités porteuses de grands principes de force appelées orichas ou saints. Son :genre musical originaire de la région orientale de l’île, qui devint très populaire à La Havane dans les années vingt. La polyrythmie, basée sur la clave de son, était produite à l’origine par une jarre en terre cuite (botija) dans laquelle on soufflait, des

Civilisations, 53 | 2005 69

lamelles de métal montées sur une caisse de résonance (marímbula), des bâtons entrechoqués (claves), une paire de maracas, une petite paire de tambours (bongó), une calebasse striée frottée (güiro) et une petite guitare à trois paires de cordes (tres). Le chant commence par une succession de couplets puis se poursuit par une semi- improvisation responsoriale où le soliste oriente les refrains du chœur. Le son se danse en couple enlacé, avec des figures simples, les pas suivant le rythme de la clave. Spiritisme : ce terme désigne, à La Havane, le culte visant à communiquer (par l’intermédiaire de médiums-voyants) avec les défunts, appelés morts de lumière, qui apportent de la lumière aux vivants, et qui prennent de la lumière au contact de ces derniers, l’objectif étant l’évolution des uns et des autres. Ces défunts réclament seulement des offrandes simples et des fêtes, jamais de sang d’animal sacrifié. Tumbadora : nom donné au tambour appelés conga en Europe. Tumba francesa : société d’entraide et de divertissement créée par les descendants d’immigrants haïtiens arrivés dans la région orientale de l’île à partir du début du 19e siècle. Par extension, nom donné au répertoire musical et chorégraphique de ces sociétés. Yuka :trio de hauts tambours cylindriques à une seule membrane clouée sur un tronc évidé, de trois tailles différentes, utilisés dans les zones rurales et décrits comme d’origine « bantoue ».

NOTES

1. La cubanité était censée transcender les phénotypes. Des mouvements comme le soulèvement du Parti des Indépendants de Couleur, anciens combattants de la guerre d’indépendance qui dénoncèrent l’absence de personnes « de couleur » au gouvernement, furent sévèrement réprimés (1912, environ 3 000 morts). 2. L’Amendement Platt, signé en 1902, donnait le droit d’intervention aux troupes US (qui en usèrent notamment en 1906, 1912 et 1917). Un Traité de réciprocité commerciale stipulait que les Etats-Unis achèteraient tout le sucre cru, en échange de produits manufacturés. 3. Ce qui ne veut pas dire que les gens cessèrent de jouer; les tambours risquant d’être confisqués, ils les remplaçaient souvent par des tabourets et des caisses vides, facilement escamotables en cas d’irruption policière. 4. Qui désigne un genre musical et chorégraphique distinct du son : la base rythmique (clave) est différente, les danseurs ne sont pas enlacés, le contexte d’exécution contemporain courant reste, outre les spectacles folkloriques, celui des cours d’immeubles populaires, des fêtes familiales et religieuses. A Cuba on distingue donc la rumba de la rumba de salón. 5. La musique américaine et surtout le jazz influencèrent la musique de l’île dès les années vingt. Les sextets de son remplacèrent la marímbula par la contrebasse, introduisirent l’usage de la trompette et devinrent des septets. Comme le souligne L. Acosta (2001 : 37), de riches échanges musicaux ont nourri les créations musicales des deux pays. Les exemples les plus marquants dans les années quarante sont ceux à Cuba des jazz bands de Benny Moré et de Damaso Pérez Prado (à l’origine du mambo), et aux USA de l’orchestre Machito & his AfroCubans, dirigé par Mario Bauzá, et de la collaboration entre le Cubain Chano Pozo et Dizzy Gillespie (1948), qui contribuèrent, de par leurs innovations rythmiques, à la création du Latin Jazz.

Civilisations, 53 | 2005 70

6. Jarre en terre cuite (botija) dans laquelle on soufflait, lamelles de métal montées sur une caisse de résonance (marímbula), bâtons entrechoqués (claves), maracas, petit tambour (bongó), calebasse striée frottée (güiro), petite guitare à trois paires de cordes (tres). 7. Rappelons que l’orchestre des Noces (1923) était uniquement composé de voix, de quatre pianos et de percussions. On pourrait également souligner l’impact de la chorégraphie « ensauvagée » de Nijinski pour le Sacre du printemps, qui fit scandale en 1913. 8. Amadeo Roldán composa par exemple en 1925 son Ouverture sur des thèmes cubains. A. Carpentier écrivit en prison son livre Ekue Yamba-o (1927), histoire d’un noir guajiro de famille santera qui devient ñáñigo à La Havane et connaît un destin tragique. L’œuvre fut transposée en opéra par le compositeur Alejandro García Caturla en 1931. En 1930, Nicolás Guillén composa son recueil de poèmes engagés Motivos de son, mis en musique par A. Roldán en 1934. 9. C’est dans cette ville, en 1929, qu’A. García Caturla joua pour la première fois, avec le soutien des surréalistes, son œuvre Bembé, du nom de la fête où l’on joue des tambours bembé en l’honneur des orichas. Les Petits contes nègres de Lydia Cabrera furent publiés pour la première fois en français à Paris, en 1936, et L. Cabrera traduisit le Cahier d’un retour au pays natal d’A. Césaire en espagnol en 1943). 10. L’époque n’était pas favorable, dans les faits, à ceux qui étaient toujours désignés comme sorciers. La répression et les confiscations d’objets rituels se poursuivaient, ainsi que les pamphlets journalistiques, tandis que se créait 1934 le mouvement ABC, proche du Ku-Klux-Klan. 11. J. L. Matory remarque l’influence de l’imaginaire maçonnique chez certaines organisations adoratrices d’orisa au Nigeria à la fin du 19e siècle (idem : 178), qui utilisaient les symboles du et du tablier. 12. En 1937, ces dernières furent ré-autorisées avec l’appui de F. Ortiz, qui voyait désormais en elles l’expression d’une culture populaire authentiquement cubaine, et pas encore « parasitée » par les américains (1995 : 58-59, notes d’Isaac Barreal). 13. Tambours bimembranophones et ambipercussifs, à caisson de bois en forme de sablier, fermés, dont la tension permanente est assurée par un cordage de peau. 14. Pourtant, il s’agissait de tambours aberikolá, non consacrés, fabriqués pour l’occasion et donc en théorie non susceptibles de provoquer la venue des orichas. On verra plus loin que ces catégories ne sont pas toujours opératoires. 15. Ce nom signifie précisément « né en Añá ». Añá est le nom de la force, du fondement qui vit dans le tambour consacré, qui reçoit régulièrement des offrandes et du sang sacrificiel. Les tambourinaires initiés sont appelés omo añá (fils d’Añá). Le terme olú batá désigne le possesseur d’un jeu de tambours consacrés. F. Ortiz semble confondre les deux termes. 16. Celle par exemple de Martín Oyádiná, dont les fameux tambours, confisqués par la police, étaient exposés au Musée national de La Havane, et celle d’un sculpteur appelé Adofó, dont est issu un autre informateur de F. Ortiz et allié de Pablo Roche, Miguel Somodeville. 17. Ifábola est le fils d’Atandá selon Ortiz, 1995 : 70. 18. Les observations de terrain actuelles corroborent les anecdotes racontées à ce sujet par les santeros âgés; voir par exemple l’interview de Mario Dreke « Chavalonga », célèbre rumbero octogénaire (Mestas, 2000 : 40). 19. Dans son essai écrit en 1946, El engaño de las razas, ce dernier proposait de supprimer le terme race et de le remplacer par le mot culture. Cette notion, chez F. Ortiz, est profondément essentialiste. 20. Il s’agissait des ouvriers agricoles qui travaillaient et vivaient sur la propriété de son amie Josefina Tarafa (village Pedro Betancourt, région de Matanzas). Malgré l’abolition de l’esclavage, le paternalisme était encore de mise dans l’île à cette époque. J. Tarafa finança les enquêtes de L. Cabrera sur ses terres, elle lui procura du matériel photo et audio de pointe, ainsi qu’un mini- van climatisé (Bolívar, del Río, 2000 : 33).

Civilisations, 53 | 2005 71

21. Les disques font partie de la collection Música de los cultos afrocubanos en Cuba, qui s’arrache aujourd’hui à Miami, en tant que référence traditionnelle incontestable. 22. En 1948, la chanson de Celina González, Que viva Changó est un énorme succès. D’autres enregistrement dits « afro » lui succèdent, portés par les artistes en vogue de l’époque : Bola de Nieve, Mercedita Valdés et Celia Cruz, accompagnées par les « tambours rituels » de Jesús Pérez . Benny Moré, Miguelito Cuní, Arsenio Rodríguez (qui vit à New York) et d’autres encore ne manquent pas de faire allusion à la santería ou au palo dans les chansons qu’ils interprètent. Dans le cadre de la naissance du latin jazz évoquée plus haut, l’inspiration lucumí ou congo est constamment mise en avant. En 1955, le groupe de rumba Los muñequitos de Matanzas sort son premier disque : Guaguancó matancero. D’autres suivent sous divers labels cubains ou américains, comme ceux de Celeste Mendoza, ou le disque de « chants rituels yoruba », produit par la compagnie de disques cubaine Panart, intitulé Santero. Odilio Urfé, le directeur de l’Institut musical de recherches folkloriques, présente en 1956 une anthologie de rumbas célèbres, qui sont aujourd’hui des classiques incontournables, comme Consuélate como yo, Malanga, ou Ave María morena. 23. A condition qu’ils soient pro-révolutionnaires : la plupart de ces initiatives n’ont pas résisté au durcissement idéologique de la fin des années soixante. 24. C’est ainsi que F. Ortiz est désigné dans les incessants hommages qui lui sont rendus depuis sa mort en 1969. Le premier découvreur est Christophe Colomb, et le deuxième Alexander von Humboldt. 25. L’IEF fut aussi chargé d’assurer la conservation du patrimoine, en créant un musée d’ethnologie. Les méthodes employées pour récupérer certains objets religieux n’ont parfois rien eu à envier aux confiscations policières d’antan, aux dires de nombreux religieux qui se sentent aujourd’hui spoliés : prêts non rendus, autels saisis arbitrairement suite au décès de leurs propriétaires pourtant dévoués à la cause révolutionnaire (Fernández Robaina, 1994 : 64), maisons des exilés pillées. L’ensemble se trouve aujourd’hui pour une grande part au Musée historique de Guanabacoa, aux côtés de la collection personnelle de F. Ortiz. D’autres musées municipaux ou régionaux ont vu le jour depuis. 26. Entretien officiel avec un fonctionnaire du Bureau d’attention aux affaires religieuses du Comité Central du Parti Communiste Cubain, avril 1993. 27. Y sont répertoriés essentiellement les manifestations matérielles de la culture rurale comme l’artisanat, l’habitat, l’outillage, le mobilier, ainsi que les contes, chants, danses et « fêtes populaires traditionnelles », parmi lesquelles les rituels occupent une place minoritaire, notamment du fait que ne sont pas pris en compte ceux qui concernent des groupes non institutionnalisés, c’est-à-dire l’immense majorité des réseaux de parenté rituelle à cette époque (voir Fiestas populares…, 1998). 28. Sauf bien entendu leurs rivaux de même génération exilés aux Etats-Unis, qui les accusent d’avoir « trahi lareligión » pour échapper aux persécutions du régime et au soupçon de délinquance (Hagedorn, 2001 : 152). 29. Présents à la même époque dans la plupart des nouvelles institutions révolutionnaires, comme l’IEF qui promut au poste de chercheur ou d’auxiliaire de recherche des personnes considérées par leur rivaux comme « des paysans ou des ouvriers incultes, grossiers, bons à rien, tout juste capables de dénoncer leurs collègues ou leurs informateurs à la Sécurité de l’Etat ou de régler leurs comptes au couteau ou au pistolet ». 30. Pour une analyse ethnographique actuelle de ce spectacle (rebaptisé Gran Palenque) en temps que lieu-clé du tourisme culturel, voir Argyriadis 2005. 31. Lors d’un Sábado de la rumba en 1992, une vieille santera demandait au présentateur pourquoi Obá avait les mains sur les oreilles. La réponse (évidente pour ceux qui connaissaient l’article de W. Bascom se rapportant à ce mythe) était qu’Obá, trompée par sa co-épouse Ochún, s’était coupé les oreilles pour les intégrer à la soupe de son mari Changó, provoquant la répulsion de celui-ci.

Civilisations, 53 | 2005 72

Des religieux qui ne la connaissaient pas découvraient la danse d’Ogué, maître des troupeaux, avec un doigt sur chaque tempe figurant les cornes. D’autres s’étonnaient de voir danser Orula, puis observaient attentivement. 32. Vue de l’extérieur, la scène peut paraître inquiétante : les yeux exorbités, les entités empoignent les personnes de leur choix, les font tourner sur leur dos, les secouent, leur passent vigoureusement les mains sur le corps pour les nettoyer puis leur projettent les bras vers le ciel, leur soufflent diverses substances à la figure, saisissent leur tempes et collent leur front sur leur front en poussant un cri… 33. Dans le milieu des années quatre-vingt, une grande partie de la population, incluant des militants du Parti, a commencé à réclamer plus d’ouverture pour les croyants, ce besoin s’accentuant au fur et à mesure que le pays s’enfonçait dans une crise économique et politique grave. Recherches et publications sur la « religiosité populaire » se sont développées, tandis qu’en 1991 les décisions du IVe Congrès du Parti communiste cubain ont donné aux religieux de toutes obédiences le droit de devenir militants. 34. Cuba s’impose comme lieu d’apprentissage privilégié : il n’y a pas de batá au Brésil, et les prix pratiqués aux Etats-Unis ou dans le reste de l’Amérique latine sont prohibitifs. En Afrique l’apprentissage des batá serait impossible pour une personne n’appartenant pas à une famille de musiciens (Leymarie, 1996 : 12). A Cuba par contre les stages abondent et les professeurs ne se privent pas pour intégrer leurs élèves à leur lignage rituel. 35. Reste à faire accepter le statut de religion à part entière, et non de superstition ou de culte local : ce sont plutôt les réseaux transnationaux qui sont investis dans ce but (Argyriadis, Capone, 2004 : 127).

RÉSUMÉS

Au début du siècle, les musiques et les danses des descendants d’Africains à Cuba étaient considérées comme répugnantes et inaudibles, et leur pratique sévèrement réprimée. Aujourd’hui, les tambours batá et les danses d’orichas attirent un nombre croissant de visiteurs européens et américains dans l’île, en tant que paradigmes d’une supposée « pure tradition yoruba ». Cet article tente d’analyser le rôle joué par les institutions (commerciales et nationales) et les intellectuels cubains dans le changement de statut de ce répertoire spécifique, ainsi que les interactions entre ces institutions et les pratiquants eux-mêmes, acteurs à part entière de cette évolution.

At the beginning of the century, the musics and dances of Cubans of African descent were widely perceived as vulgar and unmusical, and they were consequently severely repressed. However, batá drums and orichas dances attract today a growing number of European and US visitors who see them as the paradigms of a supposedly « pure Yoruba tradition ». This article explores the role played by commercial and national institutions as well as Cuban intellectuals in the change of status of this specific repertoire. It also highlights the interaction between these institutions and the practitioners themselves, who are an integral part of this evolution.

Civilisations, 53 | 2005 73

AUTEUR

KALI ARGYRIADIS Kali ARGYRIADIS est docteur en anthropologie sociale de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, chargée de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, UR 107. Elle est l’auteur de La religión à La Havane. Actualité des représentations et des pratiques culturelles havanaises (Paris, Editions des archives contemporaines, 1999). Elle poursuit actuellement ses recherches sur les enjeux politiques et identitaires de la patrimonialisation de la santéria et du culte d’ifá à Cuba, ainsi que sur la transnationalisation de ces pratiques religieuses au Mexique. Elle est également l’auteur, avec Sara Le Menestrel, de Vivre la guinguette (Paris, PUF, 2003).

Civilisations, 53 | 2005 74

Le tango, une « musique à danser » à l’épreuve de la reconstruction du bal1

Christophe Apprill

1 Nombreux sont les clichés qui enrobent le tango, dont celui qu’il serait « une musique à danser ». Cet énoncé, qui caractérise d’autres musiques (valse, paso doble), contient plusieurs attendus, dont celui d’examiner le statut du tango comme musique à travers l’analyse de la médiation de la danse, tout en exprimant la domination implicite de la musique sur la danse. Mais cette position de force au regard de la danse est fragile au sein de l’univers musical. Comme « l’herbe à chat », la « bonne à tout faire », la « chair à canon » ou le « roman de gare », l’horizon d’une telle construction grammaticale est fermé. A la fois qualité (faire lever de la chaise), et dépréciation (l’écoute distraite d’un genre populaire), cette catégorisation jette sur l’objet un voile péjoratif qui le place à l’écart de la haute culture musicale. Appartenant au monde de l’art, la musique au contact de la danse produite dans le contexte du bal, se trouve dévaluée et comme entraînée vers les profondeurs abyssales où sont reléguées les pratiques sociales. Mais toutes les musiques qui font danser – comme la techno par exemple – ne sont pas considérées comme des « musiques à danser ». Ce terme désigne implicitement des genres musicaux qui renvoient à des danses, mais pas n’importe quelles danses : « la danse », celle des théâtres, qui s’inscrit dans une histoire de l’art, des réseaux de production et de diffusion contemporains, n’est pas concernée. Les danses ainsi nommées sont les danses de couple produites depuis un siècle dans le contexte du bal. Aucune inversion n’est possible : point de « danse à jouer de la musique ». La danse sous-entendue dans cet énoncé a besoin de la musique, quand celle-ci peut se passer de la danse, différence qui réaffirme l’appartenance de l’une au monde de l’art, et de l’autre aux pratiques sociales. Appartenant au sens commun, cet énoncé met en tension les caractères populaires et savant de la musique et de la danse, dans un pas de deux où se croisent les regards : les musiciens vers la musique et vers les danseurs, les danseurs vers la danse et vers les musiciens. C’est la complexité des échanges de ces deux foyers triangulés que nous proposons d’examiner à travers l’exemple du tango argentin.

Civilisations, 53 | 2005 75

2 Issu des musiques et chants de communautés diverses (noires, créoles, immigrés d’Europe du sud et centrale) qui composaient la population de l’Argentine dans la seconde moitié du 19e siècle, le tango est né dans un milieu populaire puis s’est imposé dans la bonne société. Tantôt centrée sur la musique (Monette, 1991; Strada, 1995; Plisson, 2001), plus rarement sur la danse (Pelinski, 1995; Hess, 1996; Pujol, 1999), l’historiographie analyse peu cette origine populaire qui fait partie des lieux communs2. En revanche, en la citant systématiquement, elle a contribué a construire sur cette origine le mythe d’une territorialité misérabiliste et canaille : « de mauvais garçons » en« bas fonds », de« lupanars » en« trottoirs », l’alliance réglée de la débauche, de l’érotisme, de la sensualité et de la violence sociale, compose des stéréotypes qui hantent son imaginaire. De l’Amérique du sud à l’Europe, il serait possible pour chaque époque et pérégrination de suivre les oscillations de son statut, qui le mène des bouges populaires de Buenos Aires aux bastringues prolétaires de la rue de Lappe, des cabarets porteños3 aux salons luxueux et bals clandestins parisiens, où l’aristocratie s’encanaille (Sem, 1925; Roueff, 1997; Apprill & Dorier-Apprill, 2001). Mais par delà cette empreinte mythologique qui donne le ton, la musique semble davantage qualifiée par les relations qu’elle a entretenues avec la danse au cours du 20e siècle. Passé les premiers temps de sa naissance (1890-1920) où le tango chanté s’affirme déjà comme un genre distinct de la danse, on peut distinguer trois phases dans les relations entre le genre musical tango et la danse. Après une période d’osmose (1925-1955), le tango entre dans un déclin durant lequel musique et danse connaissent des évolutions divergentes. Puis à la fin de la dictature en 1982, il retraverse une nouvelle fois l’Atlantique, et c’est la résurgence de la danse qui entraîne dans son sillage celle de la musique. Après avoir fait fureur dans les Années Folles, la danse affirme une seconde fois sa prééminence dans l’univers des musiques dites « à danser ». De la concorde à la rupture, de l’osmose à l’émancipation, les rapports entre la musique et la danse tissés autour des principaux courants musicaux (Guardia vieja du début du siècle, tango bien marcado des années 40, nuevo tango des années 604 etc.) composent les grands traits de son régime. Si le statut de la musique a été à certaines époques étroitement lié à celui de la danse, il n’est pas non plus réductible à une seule musique à danser qui serait au fil du temps devenu une musique à écouter. Jusqu’au début des années 1980, le tango était en France inséré dans le système des danses de couple : sa forme la plus répandue était le musette des guinguettes, des thés dansants et des dancings. Après la présentation du spectacle Tango Argentino en 1983 au théâtre du Châtelet, un réseau associatif 5 indépendant des écoles de danse de couple s’est constitué pour développer la culture tango à travers l’organisation de cours, stages, bals, pratiques, expositions, conférences et concerts (Apprill, 1998, 2003). Cette forte implication associative réunissant des amateurs de danse a été relayée par plusieurs acteurs (DJ, musiciens, plasticiens, producteurs, maisons de disque). La notion même de bal tango n’existait point en France. Pure création, le bal tango s’est élaboré autour de la danse, dont la résurgence contemporaine s’est traduite par la reconstruction d’une culture du bal. Référencée au berceau de Buenos Aires, elle interroge, aussi bien chez les musiciens que chez les danseurs, les notions de tradition et de rénovation musicale, à l’instar de ce qui s’est produit avec le revival du bal folk (Guilcher, 1998) et le renouveau des guinguettes (Argyriadis, Le Menestrel, 2003). La multiplication des bals en France a généré une valorisation de la musique : découverte des orchestres des années 1925-50, essor de l’impression musicale, infléchissement du répertoire des orchestres contemporains, développement d’un entendement musical spécifique. Les conditions d’actualisation de

Civilisations, 53 | 2005 76

la danse offrent une chambre d’écho aux questionnements sur la musique, tout en interrogeant la catégorie de « musique à danser » : dans le tango, ne serait ce pas plutôt la danse qui se joue de la musique ?

1925 à 1955 : la symbiose entre musique et danse

3 Durant l’âge d’or qui va des années 1925 aux années 1950, l’association de la musique, de la danse et de la culture du bal produit une explosion de la créativité musicale : les thèmes écrits avant 1945 deviennent de véritables standards dont le plus connu demeure la Cumparsita6. A partir de 1935, date de la mort de Carlos Gardel, un rapport singulier se noue entre la danse et la musique. Si le tango d’alors ne se réduit nullement à la danse, c’est toutefois elle qui oriente le style de certains orchestres et qui est l’une des scènes de son expression : Juan D’Arienzo interprète alors les tangos selon un rythme vif et piqué, apprécié par les danseurs. Il se fait une réputation parmi ces derniers et devient « El rey del compas » (le roi de la cadence). Le rythme est alors « tellement appuyé que la mélodie semble secondaire ». La place accordée au chant s’adapte elle aussi à la danse en se limitant à un seul couplet suivi du refrain(Monette, 1991). D’autres musiciens comme M. Calo, A. Troilo et O. Pugliese privilégient les arrangements et complexifient le tango. Et sur la piste, les danseurs sont à l’écoute des nuances musicales qui différencient chaque orchestre : Selon les orchestres, on dansait de différentes façons : avec Di Sarli, on dansait tango salon, bien droit, bien caminado [en faisant attention à la façon de marcher], sans ganchos, ni boleos. Bien paradito [avec de belles pauses]. Avec le Troilo des années quarante, on dansait plus orillero. Avec les disques de Canaro, tu cherches le style canyengue7 : pas de posture, plus balancé, chaloupé8.

4 Jouée pour les danseurs, ce type d’orchestration existe peu en dehors du bal et la notion même de concert est marginale. Le tango devient une culture partagée par le plus grand nombre : dans ses versions musicales, chantées et dansées, il devient emblématique de la culture et de l’identité des porteños et de tous les Argentins, et s’inscrit dans la sociabilité et le territoire des bals urbains. Ces derniers exercent alors deux fonctions : dans les quartiers périphériques, ils sont l’un des maillons du marché matrimonial, et dans le centre, ils représentent un moment de loisir festif ouvert sur le flirt et la rencontre. Des clubs de quartier qui accueillent les équipes de foot aux salons parquetés du centre ville, la perception de la musique est intimement liée au contexte du bal qui s’insère dans des territoires urbains socialement hétérogènes, et qu’il est difficile d’assigner à une catégorie sociale particulière. Quant aux sentiments des musiciens vis à vis de la danse, leurs compositions, leurs interprétations et le marché économique qui entraîne une augmentation de la taille des orchestres9, montrent qu’ils évoluaient en relation étroite avec l’univers de la danse.

5 Introduit en France peu avant le déclenchement de la Grande guerre, basé sur l’improvisation, le tango rompt avec le régulier tournoiement de la valse et dessine de nouvelles répartitions des rôles masculins et féminins dans la danse (Hess, 1996 : 23-32). Là où la valse mettait en scène l’ivresse de la rencontre dans une évolution étourdissante, le tango place l’homme et la femme face à face dans un duel qui oscille entre lenteur et vitesse. Sa force de retenue troublante place le couple « en majesté » : ce n’est plus la perdition du couple qui est valorisée, mais sa conscience. Une véritable fièvre tango parcourt les capitales d’Europe occidentale après la guerre. Le chroniqueur Sem (1913) a rendu compte de « cette crise de tangomanie éperdue » avec une série de

Civilisations, 53 | 2005 77

dessins. Sur l’un d’entre eux, qui porte la légende « every body is doing it now », un homme moustachu en habit de corrida (gilet rouge avec dorures, pantalon noir, chemise blanche et nœud papillon noir) joue de la guitare sur une plage, assis sur le T du titre. Au loin, on aperçoit la mer et quelques voiles au vent. Des poissons enlacés frétillent sur le sable, ainsi qu’un crabe. Le ciel est barré par un piquet et un fil à linge : trois paires de caleçons s’y agitent en couple dans des postures évocatrices, le bras droit enlaçant la taille, et pour une autre pubis contre fesse. Après avoir suscité des polémiques, cette frénésie se poursuit durant les années vingt. Les thés tango où l’on se rend avec des jupes couleur tango (orange) font fureur. C’est l’une des rares danses à la mode des années 20 qui ait perduré tout au long du siècle et ait connu une propagation géographique sur les cinq continents (Pelinsky, 1995). Avec ces autres danses venues d’outre Atlantique (Decoret, 2004), il provoque le recul des danses ouvertes du 19e siècle (quadrille, berlines, pas de quatre). Et dans l’entre-deux-guerres, il s’ajoute à la valse et à la java qui constituaient « la base du musette »10. Mais après avoir été épuré de sa sensualité par la corporation des professeurs de danse, et rendu conforme aux normes corporelles de l’époque (Apprill, 2003), le tango investit également les dancings les plus « selects », ces temples de la mondanité, de la modernité et de la fête dont C. Lalo (1921) note qu’ils ont été « le seul art dont la guerre mondiale ait produit une floraison incontestable depuis 1918 ».

De 1955 à 1982, déclin et évolutions divergentes de la musique et de la danse

6 A partir de 1955 (fin du gouvernement Perón), une césure se forme entre la musique et la danse. Plusieurs facteurs contribuent à l’expliquer : les lois réprimant les réunions, l’évolution du tissu urbain et la démolition de nombreuses salles de danse, le goût des jeunes générations pour les musiques et les rythmes anglo-saxons, l’association du tango à des valeurs réactionnaires, mais aussi l’essor de la musique folklorique dans laquelle les immigrants de l’intérieur, les cabecitas negras, qui s’installent massivement à Buenos Aires à partir de la fin des années trente, se retrouvent davantage que dans les thèmes des tangos (Vila, 1995). Pendant ces années de dictature, le tango dansé s’efface de la trame urbaine et sociale mais subsiste dans l’univers familial. De nombreux argentins s’exilent et parmi eux des musiciens. Dans les années 1970, c’est à travers la chanson engagée (Cuarteto Cedrón), folklorique (Atahualpa Yupanqui) et le nuevo tango de Piazzolla, que le public français entre en contact avec l’univers du tango « argentin ». Tout en devenant les figures artistiques de l’opposition intellectuelle en exil, ces musiciens opèrent une rupture radicale avec l’univers du bal et de la danse. Les chansons qui abordent avec gravité les situations de crise en Argentine et au Chili sont écoutées, et plébiscitées par le public, comme le précise Juan Cedrón lorsqu’il évoque son répertoire à son arrivée en France : C’est dans les années 72, 71 que nous avons commencé à jouer ici, c’était tout près de mai 1968, il y avait un public soixante huitard, que j’aime beaucoup; ils ont découvert le Cuarteto par rapport au côté idéologique et politique, notre position vis à vis des problèmes politiques qui se sont passés en Argentine, en Uruguay, au Paraguay, au Chili, au Brésil. On critiquait tout ça : on chantait des chansons d’une tuerie qui a eu lieu à Buenos Aires en 1972. Il y avait un public dit de gauche, pour simplifier les choses. Le phénomène, c’est que je voulais aussi chanter un tango traditionnel, Bahia Blanca. On finissait (tape trois fois sèchement dans ses mains).

Civilisations, 53 | 2005 78

Les gens n’aimaient pas le tango traditionnel ! (Entretien, Juan Cedrón 1998).

7 Hors jeu, la danse est considérée par le public de l’époque à la fois comme désuète et futile. Si la création musicale est renouvelée par une réactivation de la culture de l’aller-retour et de l’entre-deux constitutive de l’histoire sociale des Argentins, elle le fait au détriment de la danse dont elle s’écarte résolument. Musicalement, par l’abandon du temps fort bien marqué dont les danseurs ont besoin, le nuevo tango affiche ouvertement sa scission avec l’univers du tango dansé. Piazzolla prend ainsi ses distances avec les orchestres des années 1940, et promeut le tango au rang de musique moderne11. Passé le temps des chants militants, la création musicale des argentins vivant en France s’oriente vers des formes de tango rénové (J. J. Mosalini, G. Beytelmann) qui s’inscrivent dans l’esprit des compositions de Piazzolla. Ce qui n’empêche pas les institutions françaises de lui dénier le statut de culture savante : en 1982, le premier concert radiophonique de la chanteuse Haydée Alba est diffusé sur France Culture, et non sur France Musique qui décline l’opportunité12. Puis son disque est édité en 1990 chez Ocora Radio France dans la série Chanson-tradition. Cette méconnaissance dont le tango est l’objet semble nourrie par l’imaginaire déprécié qu’il véhicule dans les années 80 : évoquant le passé suranné des générations précédentes, il est associé à une pratique sans relève, qui renvoie à la culture populaire du bal et du système des danses de couple qui sont entrés en crise après 1945. C’est dans ce contexte où la danse de couple dans le bal est dévalorisée, et perçue comme un « zinzin »13 bon pour les vieux, que le tango revient. Il traverse une nouvelle fois l’Atlantique en 1983, à la faveur de l’avènement de la démocratie en Argentine et de la tournée internationale du spectacle Tango Argentino.

Renouer avec la concorde

8 Progressivement, à partir de 1992-93, une autre façon de danser s’est imposée, différente de celle spectaculaire que les précurseurs ont découvert sur la scène des théâtres. Il s’agit d’un tango entièrement fondé sur l’improvisation, pratiqué en bal, et qui rejette toute forme chorégraphiée. Ce n’est pas une rupture brutale avec l’espace de la scène qui s’amorce, mais au contraire une forme de retour aux sources, c’est-à-dire à la milonga de Buenos Aires. La notion émergente de bal tango est alors indexée à deux formes idéalisées, celle hexagonale du mythique bal populaire (Histoire de bal, 1998; Guy, 1998), et celle des salons du centre de Buenos Aires.

9 En France, le lien entre la sociabilité spécifique du bal et une culture de la danse partagée s’est distendu dans les années 1950. Deux entités presque distinctes se sont retrouvées face à face : d’un côté la danse apprise en cours, de l’autre le bal. Malgré l’importance des raves, boîtes de nuit et soirées techno, la notion de bal demeure ancrée dans une forme héritée du passé où les danses de couple détenaient le statut singulier de médiateur de la rencontre. Cette confrontation des sexes se réalise selon une « discipline dramaturgique » (Goffmann, 1973) qui repose sur une grande maîtrise de soi. Ce contrôle de soi et des sentiments est amplifié par la technicité requise pour évoluer sur la piste de danse, tandis que la posture des danses de couple fermées accorde la primauté au contact corporel, et inaugure dans le moment de danse une primauté inusitée, celle des corps qui font signes et langage. Le contact de l’autre y précède parfois le dialogue : un dialogue brut des corps, dégagé de l’appareillage

Civilisations, 53 | 2005 79

construit du langage. Les relations qui s’instaurent subitement sont victimes du vertige suscité par ce raccourci, et la rencontre de l’autre est centrale comme le rappelle la chanson Le petit bal perdu : « Non je ne me souviens plus Du nom du bal perdu Ce dont je me souviens C’est de ces amoureux Qui ne regardaient rien Autour d’eux ‘Y avait tant d’insouciance Dans leurs gestes émus Alors quelle importance Le nom du bal perdu Ce dont je me souviens C’est qu’ils étaient heureux Les yeux au fond des yeux Et c’était bien Et c’était bien » Texte de Robert Nyel, musique de Gaby Verlor.

10 Cette puissante figure de l’harmonie renvoie au double versant de l’imaginaire du bal : celui de territoire de rencontre et celui de la réalisation d’une concorde. En organisant des bals tango, les amateurs s’efforcent de renouer avec cette représentation mythique d’une sociabilité où se mêlent ceux qui dansent et ceux qui regardent, jeunes et vieux, hommes et femmes dans le tourbillon de la danse. Ce retour sur l’imaginaire du bal crée des espaces de rencontre entre les sexes autres que les boîtes de nuit consacrées. Il investit des lieux de nuit, dont la tradition est celle de la fête à travers les danses de couple (le Balajo et le Bataclan à Paris, La Paloma à Barcelone), et réalise une occupation de lieux publics avec des bals en plein air qui génèrent une revalorisation de l’espace urbain. Du salon à la rue, cette trajectoire prend appui sur le mythe du trottoir, en renouant avec son cheminement urbain historique, mais à l’envers14. La musique et les paroles du tango, à travers l’évocation d’un certain nombre de lieux emblématiques comme le grand café chic, le champ de courses, le trottoir, les quais du port (Benarós, 1993), le tout englué dans une chape de nuit, de tristesse et de nostalgie, vénèrent ce creuset que fut la ville pour le tango. Leur évocation dans les films des vingt dernières années (depuis Sur de Solanas à La leçon de tango de Sally Potter) en retient invariablement les docks et les trottoirs. Fondé en 1981 à l’initiative d’un groupe d’intellectuels argentins parmi lesquels se trouvait Julio Cortazar, les Trottoirs de Buenos Aires furent longtemps le principal lieu des nuits parisiennes où se jouait du tango. Buenos Aires et le tango sont comme liés par cette topographie urbaine devenue indispensable au mythe actuel. Réifié par les textes des chansons de tango aussi bien argentin que musette, des auteurs comme Borges (1969), la prose des chroniqueurs de l’entre-deux-guerres (Boulenger, 1920; Warnod, 1922; Germain, 1923; Sem, 1925; Bertaud, 1927), la corporation des professeurs de danse et guides pour apprendre à danser (Giraudet, 1911; Levitte, 1922; Boucher & Gaffet, 1928), ce mythe est entré dans la postérité. L’origine du tango compose le soubassement d’une historicisation du genre, mobilisée en permanence à travers le florilège des stéréotypes qui en énoncent une vision essentialiste : sulfureux car érotique, parti de la plèbe, le tango s’est imposé dans la bonne société, et de « diablerie orgiaque, il est devenu une façon de marcher » (Borges, 1969 : 135-136). A l’instar du jazz (Roueff, 2001), il est ordonné par un

Civilisations, 53 | 2005 80

évolutionnisme dialectique qui recouvre ses contenus sociaux, moraux, techniques et émotifs.

11 Les promoteurs de sa résurgence contemporaine ont réactivé ce mythe : dans de nombreuses villes, les tangueros se retrouvent dans l’espace public pour danser. Mais les lieux investis sont l’exact opposé de la mythologie : point de zones de banlieues entre entrepôt et ligne de chemin de fer, point de friche industrielle qui rappellerait le décor du port de la Boca. Le tango contemporain est celui de la rue piétonne et du parvis aménagés pour le confort des citadins, généreusement éclairés la nuit, et imprégnés de centralité. Réalisée spontanément, cette occupation de l’espace public a pris de court la politique urbaine, tout en l’inspirant parfois. Avec l’émergence des premières émeutes urbaines (Venissieux, 1981), le débat sur la ville au début des années 1990 s’est porté sur la question de la citoyenneté, tandis que la recherche urbaine dans son ensemble se préoccupait de la notion de cohésion sociale. Dans ce contexte, le bal et les danses de couple ont été valorisés par les collectivités locales qui les ont convoqué comme outil de création de lien social et vecteur de concorde. La multiplication des festivals d’été (notamment de théâtre de rue) et les stratégies de développement touristique reposant sur une offre culturelle importée, tout comme l’organisation de bals, s’inscrivent dans un élan de qualification des lieux qui contribue à rendre consommable l’espace urbain et la campagne alentour (Di Méo, 2001). Le contenu festif du bal et de la danse est investi d’une présumée propriété à recoller l’atomisation d’un tissu social rompu aux stratégies individualistes. Bonifiés par le rappel d’un passé mythifié, ils ont été intégrés à la panoplie des outils de l’action culturelle, sociale et urbanistique chargés de produire de la socialité en ville. Aussi bien à l’échelle du commanditaire, de l’organisateur que du participant, ce processus s’appuie sur une valorisation des caractéristiques propres aux danses de couple (et de groupe) où une concorde sociale et entre les sexes est recherchée. La notion de fonctionnalité est battue en brèche : celle de l’espace urbain à travers sa requalification, qui n’emprunte rien à la carte désormais très conventionnelle des festivals de théâtre de rue, et celle de la danse de couple dont le jeu interne dépasse de loin le classique prélude à l’acte sexuel dont on la pare facilement. Le bal combine à la fois une sociabilité locale synonyme de cohésion sociale, une occupation de l’espace publique qui restitue dans des espaces fonctionnalisés à l’extrême la notion de rassemblement ludique, et une mise en représentation théâtralisée du couple dansant dans les murs de la cité (Chaudoir, Ostrowetsky, 1996). Lorsqu’elles manient la notion de bal, les collectivités locales se réfèrent à tout un contenu fonctionnel et symbolique dont elle s’est chargée à partir de la 3e République avec l’avènement des bals du quatorze juillet. Autour de cette célébration, la conception du bal, « à la fois fédérative et généalogique, fut mise au service d’une ambitieuse mise en scène de la figure du peuple » (Ihl, 1998 : 75) tandis qu’ailleurs, la tenue des bals publics était strictement surveillée et souvent interdite. Sous contrôle des pouvoirs publics (financiers et/ou policiers), c’est dans l’Europe entière que des manifestations fabriquent de la sociabilité – à la fois mitoyenne et inverse de celle des internautes – en favorisant le contact corporel. Elles déroulent à partir de la danse un espace codifié (rave, bal moderne, bal tango, bal dingue ...) où la rencontre de l’autre déjoue un certain nombre de tabous. Les manifestions de ce type (fête des vendanges organisées par le théâtre de Suresnes, le grand bal de l’Europe, les bals de la biennale de la Danse de Lyon depuis 1988 relayés par les défilés) essaiment un peu partout, et sont avant tout fondées sur la participation active du public, amateur ou non, à la différence des festivals d’été dont chaque ville moyenne de France s’est dotée, qui restent fondés

Civilisations, 53 | 2005 81

sur la passivité du public. Mais si le bal est ouvert à tous et se présente a priori comme un foyer de mixité sociale, il n’en reste pas moins que le tango comme danse agit comme un discriminant : celui qui ne sait pas danser ne peut s’intégrer au bal. Le bal tango n’impose au public qu’une condition pour s’intégrer : savoir danser. C’est donc la danse elle-même qui est devenue le principe actif de sélection à travers la reconstruction d’une culture du bal.

Une culture bricolée

12 Hormis quelques sanctuaires comme les thés dansants et dancings de l’après midi, tout ce qui par ailleurs a pu constituer la culture du bal s’est aujourd’hui dissout. Aussi, le bal tango réinvente une culture en s’appuyant sur des rituels réactivés à partir d’éléments empruntés ici et là. C’est un véritable bricolage qui assemble, emprunte et mélange des parts de culture musicale et dansée, des éléments de posture, des rituels d’invitation et des codes vestimentaires, en se référant à l’univers mythique du berceau du tango. La culture qui en résulte procède d’un ensemble de rituels techniques et sociaux qui génère des sentiments d’appartenance ou de rejet des danseurs et spectateurs. La technique relève de savoir-faire : il s’agit des compétences de chaque partenaire qui forment les couples (l’enlacement, les pas de danse), et celle des couples dans leur rapport aux autres couples (évoluer sur la piste en tenant compte des autres couples, tourner dans le sens du bal, envisager le bal comme un espace collectif). Au- delà des signes d’appartenances individuels comme les soins vestimentaires (le noir et le rouge, la jupe fendue), les pratiquants s’efforcent d’entrer dans un moule qui dépasse les simples apparences : ils se mettent à vivre la nuit, à parler l’espagnol de Buenos Aires, à hispaniser leur prénom (Robert devient Roberto), à se féminiser/viriliser, à changer de trajectoire de vie. C’est bien l’adhésion à la sociabilité entière du groupe qui est défendue et revendiquée, tandis que se réalise un travail de production de soi touchant à l’intime de l’identification sexuée. Les processus et stratégies d’invitation font l’objet d’une négociation permanente : attente de la femme (faire banquette ou tapisserie), prérogative masculine quasi patriarcale et transgression du code par les danseuses. Cette combinaison des savoir-faire techniques et des ritualités du bal contribue à construire l’ethos du danseur de bal. Parvenir à tourner dans le sens du bal nécessite de maîtriser les changements de direction, et donc de pouvoir combiner un certain nombre de pas dans l’improvisation. C’est l’addition de ces deux pôles qui compose la spécificité du danseur de bal, alors qu’en danse contemporaine ou en hip hop, c’est davantage dans le corps que s’inscrivent les traces d’un travail corporel particulier.

13 Ce bricolage s’appuie sur des analyses historiques et géographiques dont la fonction est double. Il s’agit de réactiver un tango tenu pour mort, mais pratiqué dans un pays lointain, et faire jouer les attraits de « la beauté du mort » (De Certeau, 1974) et de l’exotisme. D’autre part, cette résurgence est validée par une argumentation « scientifique ». Syncrétique et codifiée, cette culture du bal reconstruite se réfère au modèle « argentin », considéré par les amateurs comme authentique. Ils accordent la priorité au tango porteño traditionnel qui est« un tango territorialisé, culturellement et géographiquement enraciné dans sa propre histoire et dans son lieu de naissance », contrairement au tango nomade (Pelinski, 1995 : 26). Par l’usage du terme tango argentin, les amateurs cherchent à se distinguer des autres styles (musette, rétro,

Civilisations, 53 | 2005 82

dancing, standard, anglais, de compétition) qui sont relégués dans les sphères dépréciées d’une sociabilité populaire. Le qualificatif d’argentin contient l’affirmation d’un objet plus noble, car a priori plus rare et auréolé d’une gloire mystérieuse. La distance géographique confère à la culture argentine du bal un exotisme qui la valorise, quand la culture française du bal musette encore vivante est négligée, alors qu’elle y ressemble en de nombreux points. Les amateurs défendent une éthique du tango pratiqué pour le bal, la convivialité, l’échange, les rencontres, le voyage, et se désolidarisent fondamentalement de l’éthique des danses sportives de compétition et du musette des thés dansants. C’est en puisant dans la mythologie du tango qui insiste sur les aspects « populaires » tant dans les personnages, les thèmes que les territoires, que les composants tangibles de cette reconstruction sont actualisés (Apprill et Dorier Apprill, 1998).

Les références contradictoires au mythe

14 La conscience de la mythologie « populaire » du tango n’est pas le moindre des vecteurs qui attire ces amateurs vers une pratique, où le désir d’encanaillement le dispute à l’immersion véritable dans un univers qui génère des recompositions profondes du quotidien et de l’identité. Mais qu’il s’agisse des amateurs à l’origine de la résurgence, de sa façon d’investir l’espace ou son instrumentalisation par les collectivités locales, le mythe est mis à distance par les conditions mêmes dans lesquelles s’est réalisé ce renouveau. La composition socioprofessionnelle des fondateurs d’association montre que les professions peu qualifiées sont minoritaires (graphique 1). Au contraire, les professions intermédiaires, techniciens, instituteurs et les cadres, professions libérales ingénieurs dominent largement. Parmi la catégorie des professions intermédiaires, les métiers artistiques l’emportent tandis que parmi la catégorie des cadres, les métiers de la recherche et de l’enseignement dominent. Au total, enseignants-chercheurs et métiers artistiques représentent 40% des fondateurs (tableau 1). Disposant de temps libre, de revenus, mobiles géographiquement, ils sont les instigateurs de cette quête du bal qui, en réalisant une occupation de l’espace public, se référent au mythe et le contredisent. Un décalage identique caractérise le rapport des danseurs à la musique puisque leurs faveurs s’adressent au répertoire des années 1925-1950, et non à celui plus ancien qui a accompagné les premiers développements du tango.

Tableau 1

Professions des fondateurs d’associations Nombre % Dont Nombre % de tango (1987-2001)

Professions intermédiaires, techniciens, 93 40,7 49 21,4 Métiers artistiques instituteurs

78 43,2 Enseignants/ 43 18,8 Cadres, professions libérales, ingénieurs chercheurs

Chômeurs, étudiants, actifs 19 8,3

Retraités 17 7,4

Civilisations, 53 | 2005 83

Employés 15 6,5

Artisans, commerçants 5 2,1

Agriculteurs 1 0,4

Ouvriers 0 0

Total 228 100 Total 92 40.3

Professions des fondateurs d’associations de tango (1987-2001) Graphique 1

15 Du style de jeu (Tango Andhorina sextet) aux dénominations (Orquesta Típica Fernandez) référés au répertoire des années 40 qui faisait danser Buenos Aires, la tendance actuelle conduit de nombreux orchestres à s’insérer dans le moule de « la tradition ». Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes d’observer que c’est le renouveau de la danse sur la scène sociale du bal qui a généré une découverte de l’orquesta típica15. Après la découverte de la danse proprement dite, c’est la partie musicale de la culture du bal qui est devenue l’objet d’une investigation. L’évolution est inverse à celle des musiques savantes de l’opéra, « dont la fréquentation s’est peu à peu ralentie jusqu’à nos jours » (Pedler, 2003 : 25) : de terra incognita, le tango de bal de l’Orquesta Tipica est devenu un continent exploré avidement par les tangueros passionnés de danse. Suite à quelques leçons, s’informant sur les musiques qu’ils pourraient écouter pour se familiariser avec l’univers rythmique et mélodique du tango, la plupart des débutants mentionnent la possession de disques de Gardel et de Piazzolla. Mais ces deux musiciens sont précisément absents de la programmation musicale traditionnelle des cours et des bals. Tant du coté des danseurs que des musiciens, le rapport à la musique est traversé par une distinction entre les tangos dansables et ceux qui ne le sont pas.

Civilisations, 53 | 2005 84

Musique à danser ou à écouter ?

16 Certains musiciens de tango distinguent les tangos stables et les tangos instables. Un tango argentin est stable lorsque les formules rythmiques et mélodiques sont clairement énoncées et ceci généralement sur les temps forts de la mesure (1 et 3). La polyphonie du tango est pratiquement toujours soutenue par une superposition rythmique comprenant une formule régulière, qui sert de pulsation de base et qui représente la colonne vertébrale de l’œuvre. Sur cette pulsation qui ponctue la construction harmonique viennent se greffer des variantes rythmiques, mélodiques et plus rarement harmoniques, mais la construction de base initiale n’est jamais parasitée par toutes ces variations. Certaines caractéristiques des tangos argentins stables se retrouvent dans les tangos composés par Piazzolla, qui pourtant sont boudés par la grande majorité des danseurs. C’est sans doute parce que les formules rythmiques sont plus sous-jacentes que clairement énoncées, et que l’utilisation des silences comme moyen rythmique y est plus fréquente, surtout dans les valeurs rythmiques courtes. Le rythme offre souvent aux danseurs des blancs sur les temps forts, ce qui induit une difficulté à s’y conforter. Les rythmes se succèdent entre eux de façon plus rapide, et il est donc difficile de se caler sur une pulsation régulière. La mélodie est de toute évidence plus difficile à retenir et à chantonner. La Cumparsita interprétée par les orchestres de la période 1925 à 1955 correspond à un tango stable. Avec ses multiples silences et le temps fort qui devient évanescent, Adios noninos composé et interprété par Piazzolla est l’exemple type du tango instable. Les danseurs associent le plus souvent les tangos stables au répertoire des orchestres des années 40. Ceux-ci représentent l’essentiel de la programmation musicale d’un bal, à la différence des tangos instables qui n’en composent pas le répertoire traditionnel.

17 Tangos stables à danser, instables à écouter, ces deux genres génèrent une guerre de tranchée des représentations. Du chant militant au bal, l’évolution du Cuarteto Cedrón illustre l’adaptation des musiciens face au renouveau du bal. Comme la plupart de ceux qui sont arrivés en France dans les années 1970, Juan Cedrón ne s’est véritablement préoccupé de la danse qu’à la fin des années 1980. Il accepte alors sur scène la présence d’un couple de danseur, et anime parfois un petit bal en fin de concert. En juin 1998, il rassemble 14 musiciens pour former la Tipica Cedrón, où il délaisse la guitare pour le chant. Cet orchestre a régulièrement joué à Paris lors de bals au Cabaret sauvage. Hier dans le bal16, on a joué un Candombé17, et il y a un couple de jeunes qui sautait comme si c’était une samba brésilienne ... Parfois, on joue des morceaux de Piazzolla un peu lents qui sont bien pour être écoutés. Il est disons le porte drapeau des musiciens contre la danse; il voulait être écouté, c’est lui qui a commencé avec les premiers concerts, il jouait comme un musicien classique. Mais un morceau de Piazzolla lent, pour danser, c’est, c’est ... Hier, il y a un morceau au milieu que nous jouons de Piazzolla, très joli, que j’aime beaucoup, mais pour danser, c’est une tristesse énorme.

18 Ce récit montre les ambiguïtés dans la façon dont Juan Cedrón aborde la danse. Pourquoi, si l’objectif est d’animer un bal, proposer un candombé et un morceau de Piazzolla ? Est-ce pour tester l’écoute des danseurs, leur culture du tango, leur capacité à distinguer les tangos qui se dansent de ceux qui ne se dansent pas ? Ce témoignage permet de souligner deux phénomènes. D’une part, les musiciens de tango redécouvrent eux aussi la culture du bal, dont ils se complaisent à souligner la méconnaissance par les danseurs. Cela leur coûte toujours de jouer pour la danse,

Civilisations, 53 | 2005 85

continûment et sans interruption. Parfois, une mélopée plus lente, plus musicale, à écouter, vient se glisser irrésistiblement dans leur répertoire. D’autre part, les musiciens cherchent, à travers cette forme de provocation plus ou moins consciente, une reconnaissance de la part des danseurs. Insatisfaits de voir ceux-ci danser à côté du rythme, ne pas suivre les variations rythmiques et mélodiques, être prisonnier de l’exécution de pas et de figures, quel que soit le type de tango, les musiciens dévient du répertoire de bal et jouent un Piazzolla, ou un standard joué très lent. Et les couples qui continuent de danser les confortent dans cette idée que musique ou pas, le danseur danse. Il est cependant possible de souligner la part de non-dit de Juan Cedrón quant au tango. Cette musique, qui constitue la bannière de l’Argentine à l’instar du samba pour le Brésil, renvoie à l’identité profonde de l’Argentine du 20e siècle (Vila, 1995). Or, ce pays a été le théâtre d’une succession de dictatures depuis l’entre-deux-guerres jusqu’en 1982. Au soutien apporté aux exilés nazis après 1945 s’ajoutent les années noires de 1976 à 1982, durant lesquelles le régime a torturé et fait disparaître des milliers de personnes. Ce passé aussi proche que douloureux n’a pas encore fait l’objet d’un véritable travail de mémoire. Il demeure le plus souvent un sujet tabou, y compris pour les nombreux artistes qui ont trouvé refuge en Europe. Il est probable que la fracture entre le tango dansé et le tango à écouter (avec le sérieux diurne des réunions militantes) procède aussi de la perception du passé trouble du pays. Pour des musiciens comme Juan Cedrón, jouer une musique qui opérait une rupture avec l’univers du tango de bal était un acte autant artistique que politique, une façon de chanter un autre avenir pour une société endeuillée. Propre à la culture des musiciens argentins, cet aspect s’est trouvé accentué en France par les conditions de réception : éloigné de la danse, le tango a d’autant été bien reçu qu’il s’inscrivait dans une société où les danses de couple dans le bal étaient en déclin.

19 C’est lorsque la résurgence du tango en France rénove le bal au milieu des années 1980, que le répertoire des musiciens s’infléchit, et que la musique tango sort de sa confidentialité18. Argentins ou français, la nouvelle génération de musiciens vivant en France a pris conscience que le bal constitue un marché économique d’importance qu’elle ne peut ignorer. Son regard sur le bal traduit les recompositions à l’œuvre à la fois dans le champ musical, et dans la relation qu’elle nourrit à la danse. Le bandonéoniste français Olivier Manoury a formé en 1998 l’orchestre Tempo di Tango « dont l’ambition est de recréer les conditions d’un tango qui s’écoute et se danse ». Soumis à l’injonction de jouer des tangos stables dans les bals, il les considère pourtant avec mépris. Fin connaisseur de l’histoire musicale du tango et digne descendant de Piazzolla, le voilà donc placé dans une posture schizophrénique face au traditionnel conflit tradition-modernité. Prend il un plaisir particulier à jouer pour le bal ? Quand ils dansent bien, oui. Moi, j’aime beaucoup ça, mais je trouve que c’est extrêmement fatiguant, parce qu’il faut jouer très longtemps, et on sent vraiment qu’il faut donner, si on veut que ça passe. On n’a pas affaire à des gens qui sont en silence dans un concert, qui vont écouter chaque note. Il faut jouer le jeu, il faut plus de contrastes; il faut trouver le swing, s’il n’y a pas de swing, ça ne marche pas. Il faut un partenaire avec qui on s’entend bien. C’est un peu pour les musiciens comme un couple de danseurs. Et moi, ce que j’aime bien, c’est de voir quand se crée le silence, comme un silence de concert, les gens sont absorbés dans la danse et dans la musique, quand on ralentit, ils ralentissent ... Il y a beaucoup de jolies filles aussi, ça fait partie du plaisir, il n’y a pas raison de le nier. (Olivier Manoury, bandonéoniste).

Civilisations, 53 | 2005 86

20 La prudence de ce propos montre que son plaisir renvoie également à son déplaisir lorsque la salle danse à côté de la musique. Ce qui se dégage avec force, c’est sa situation privilégiée d’observateur qui le rend sensible à la nature de l’interaction. Et c’est bien la structure même de cette interaction qui fragilise la position du musicien : il joue pour faire danser, mais si le public danse mal, alors, sa qualité de musicien est menacée. Au-delà d’une qualification théorique du genre, c’est en situation dans le bal que le musicien prend conscience de la fragilité de sa posture et de son statut, à travers la perception des façons dont sa musique est reçue : On doit jouer de manière très rythmique, assez marquée, pour les gens qui dansent. Cela ne donne pas lieu par exemple au solo d’un instrument. On ne peut pas jouer le répertoire de Piazzolla. (...) Le danseur écoute en fonction de ce qu’il doit faire pour la danse. Mais ils n’apprécient pas je pense un travail très fin que tu peux faire. Ce n’est pas autant apprécié que dans un concert. Dans un concert, il y a du silence, les gens sont prêts à écouter ça. C’est pour ça que c’est intéressant de jouer en concert parce que les gens viennent pour écouter le travail que tu as préparé. Le travail peut être moins élaboré pour un bal. (Gustavo Gancedo, guitariste).

21 Gustavo Gancedo établit une distinction entre la réception en bal et en concert, et entre l’intérêt qu’il prend à l’un et à l’autre : façon euphémisée de dire que le tango joué pour les danseurs, c’est de « la confiture donnée aux cochons ». Il faut également comprendre que si les danseurs écoutent « la plupart en fonction de la danse », une faible partie écoute vraiment la musique, et une autre partie n’y entend rien. Si le regard de ces deux musiciens ne manque pas d’humour, il ressasse également l’amer constat d’une régression vécue comme un assujettissement inédit : la multiplication des bals tangos en France est le signe que l’époque joyeuse de l’affranchissement de la musique sur la danse, dont Piazzolla fut l’illustre représentant, est terminée.

L’ entendement musical des danseurs

22 L’entendement musical des danseurs, que l’on peut définir par « l’inlassable fréquentation d’un petit nombre d’œuvres » (Pedler, 2003 : 132), s’est réalisé progressivement en concurrence avec la production d’une danse de couple, où la mise en œuvre d’un savoir faire relève autant d’un contentement égocentrique que de la réalisation d’une performance envers le partenaire et le groupe observateur. L’accueil de danseurs argentins pour donner des stages, ainsi que les voyages à Buenos Aires, ont permis aux amateurs de se familiariser avec ce répertoire. Cependant, comme toute appropriation d’un univers culturel et sensible étranger, cette exploration se plaît à visiter les marges, les limites, et s’inscrit autant dans la conformité au modèle que dans la rupture. C’est donc une ligne de partage subjective entre les tangos dansables et non dansables que trace l’entendement musical des danseurs : Q : Qu’est ce que vous écoutez dans la musique ? « Il y a des musiques où j’écoute le rythme. Il y a des musiques où j’entends plus la mélodie. Ça dépend des jours aussi. Et ça dépend des danseurs. Il y a des danseurs qui dansent plus sur le rythme et des danseurs qui dansent plus sur la mélodie. Donc, quelque fois, ça ne va pas du tout parce que moi, j’ai envie de danser sur le rythme et ça fonctionne pas s’il est sur la mélodie. D’autres fois, cela va m’amener moi à me brancher plus sur la mélodie, mais cela dépend, quand c’est tango, c’est plus mélodie, quand c’est milonga ou valse, c’est plus rythmique pour moi. Enfin, la

Civilisations, 53 | 2005 87

valse, c’est entre les deux » (A., née en 1959, trois ans de tango). « Des fois, c’est plutôt la mélodie, et oui. Parfois, je ne vais pas écouter tous les instruments en même temps, je vais choisir d’écouter un violon, un bandonéon. Quand c’est une voix qui me plaît, je vais écouter la voix. Mais pas tout en même temps c’est vrai » (C., née en 1976, un an de tango). « Ce qui résonne en moi de la musique, c’est ça que j’écoute. Ce qui résonne en moi ? Un grand plaisir, un plaisir à danser, à être avec quelqu’un d’autre dans la danse. Et la musique est là dans cet instant-là, ce moment-là. Et d’ailleurs, danser sans musique, c’est possible, mais c’est fade. Tandis qu’écouter la musique sans danser, c’est comme un rappel de certains moments. C’est étrange comme les parfums d’un ancien poème, un parfum, une couleur ou une musique viennent rappeler des moments, des instants». (A., née en 1971, cinq ans de tango).

23 La présence d’une relation triangulaire est bien perceptible chez ces danseuses lorsqu’il s’agit de savoir si elles écoutent davantage le partenaire ou la musique. S’il est question de la notion de stabilité, de » rythme carré » et de mélodie, l’affectif et les sensations occupent une place importante. A partir de deux à trois années de pratique, homme ou femme, tous peuvent nommer des orchestres et des standards, ce qui traduit combien la seule approche sensible de la musique, qui qualifie le moment de danse, est complétée par une approche plus conscientisée du type de musique, qui procède ou non d’une préférence musicale. Mais comme le note la danseuse argentine Maria Cieri, cet entendement musical reste fragilisé par la distance culturelle qui sépare les pratiquants du berceau d’origine : Avant, à Buenos Aires, les gens ne faisaient pas de grands pas comme aujourd’hui, mais ils suivaient la musique, on marchait avec et s’il y avait un ocho, c’est parce que la musique te le permettait. Jamais il ne serait venu à l’idée d’un milonguero de faire un corte quand arrivait la partie de violon ! Ou une partie de piano ! Oui, c’était vraiment l’écoute de la musique, et c’était ça danser le tango. [...] Je te dirais qu’aujourd’hui, du point de vue de la souplesse des danseurs, les choses qu’ils font me paraissent merveilleuses, mais elles n’ont rien à voir avec la musique ! J’écoute la musique et je vois ce qu’ils font et il n’y a rien en commun ! C’est ça que j’aimerais que les Européens comprennent : peu importent les pas qu’ils font, qu’ils se laissent porter par la musique19.

24 Les observations du guitariste Gustavo Gancedo vont dans le même sens : Quand on fait un concert de tango, à Paris en tout cas, tu vois très peu de danseurs, environ 5%. Le reste, ce sont des gens qui aiment le tango comme musique, qui ne savent pas danser, qui viennent écouter un concert. (...) La plupart des danseurs apprennent un certain nombre de codes, ils les utilisent mais ce n’est pas tout à fait la musique qui les amène à danser. (Gustavo Gancedo, 1998).

25 Au-delà de la critique d’une méconnaissance de la musique par les danseurs, c’est la réalité d’un rapport de force qui est stigmatisé : en France, bousculant la hiérarchie traditionnelle, la danse a affirmée sa prééminence sur l’univers musical. En orientant la programmation musicale des bals vers les orchestres considérés comme « dansables », elle a instrumentalisé la musique pour servir son entreprise de distinction. Si l’appropriation de ce répertoire s’est accompagnée de la joie de découvrir un continent musical peu connu, elle a également permis aux amateurs d’autonomiser le tango argentin dans le champ des danses de couple, par la distinction toujours réaffirmée d’avec l’histoire française du tango (musette, salon, compétition). La technique,

Civilisations, 53 | 2005 88

l’exotisme, la noblesse, la complexité, la sensualité, sa capacité à monter sur scène : pour les danseurs, tout distingue le tango argentin dansé du « zinzin » des dancings. Ils aiment à préciser que leur tango « argentin » n’a rien à voir avec le tango musette. Et la différence de style musical est venue redoubler celle du style de danse : s’il est difficile d’exposer les subtiles différences de pas de danse, de posture et d’interprétation rythmique, en revanche, l’évocation du répertoire musical est un argument convaincant : « Vous ne connaissez pas Di Sarli, D’Arienzo et Pugliese ? Mais ce sont précisément sur ces orchestres que l’on danse... ». Si la catégorisation savant/populaire leur est totalement étrangère pour la musique, elle est en revanche opérationnelle en danse : les danseurs de tango font l’amalgame entre les différents styles musette, salon, dancing et compétition qui sont couramment qualifiés de populaires. Si le terme savant n’est pas utilisé pour le tango argentin, celui-ci est l’objet d’une distinction qui s’appuie sur le recours au mythe, la référence au berceau d’origine, la différence de style et la singularité musicale. Cette incapacité à catégoriser témoigne du fait que la majorité des danseurs portent un regard flou sur la musique. Il appert qu’un hiatus sépare musiciens et danseurs. Les premiers vivent comme une offense la réduction de leur talent à de simples faiseurs de musique à danser. A l’instar des musiciens de jazz sur lesquels H. S. Becker (1985) a enquêté, ils ne sont pas loin de traiter les danseurs de « caves ». Et les seconds ont construit leur compétences dans la danse avant d’élaborer un entendement musical lié au répertoire des orchestres « des années 40 », y compris pour ceux qui sont arrivés au tango via la chanson militante des années 1970 (Atahualpa Yupanqui, Mercedes Sosa, Cuarteto Cedrón). Les danseurs vouent aux musiciens un culte léger et insouciant, qui exprime leur position dominante dans cette confrontation : il est toujours possible de les remplacer par des CD. Aussi, le regard des amateurs de danse sur la musique procède du rattrapage. Constituées autour du tango comme des sociétés savantes, la sphère associative ne fait pas simplement de la musique, mais s’efforce de la produire et de l’instituer (Cheyronnaud, 2002) à travers le recours à des orchestres pour les bals, l’ouverture de débats et d’exégèses dans les revues (La Salida) et les bulletins associatifs (Tango de soie). Au fait de passer des musiques au petit bonheur a succédé une façon plus savante d’envisager le rôle de DJ,dont témoigne l’usage du néologisme musicalisation inspiré de l’argentin. Reclus jusqu’à la fin des années 1990 dans l’anonymat, le DJ a gagné un surcroît de considération : une courte notice biographique annonce sa présence, et il est convoqué pour donner des conférences sur la culture musicale du bal. Tant pour la programmation des orchestres que pour la succession des rythmes, la musicalisation des bals participe d’un alignement sur la tradition musicale et sociale des milongas de Buenos Aires, présentée comme étant la seule apte à transmettre et reconstruire la concorde entre musique et danse. Une place prédominante est accordée aux orchestrations des années 40-50, et la succession des rythmes a intégré les règles qui prévalent à Buenos Aires : tanda20, orchestres d’un même genre, succession de rythmes différents (valses, tangos, milongas). Ainsi, les bals de puristes se présentent comme des imitations assez fidèles de cette ritualité musicale, à la différence qu’ils évacuent les intermèdes de musique « tropicale » qui ponctuent la programmation des bals argentins. Seuls tango, valse et milonga s’enchaînent toute la soirée. Dans les bals tango moins orthodoxes, en province surtout, des parenthèses de rock, valse, cha-cha-cha et salsa sont programmées, mais elles s’inscrivent davantage dans une filiation avec l’univers du musette qu’avec celui de l’intermède « tropical » argentin. En définitive, c’est la nature des intermèdes musicaux qui constitue le plus

Civilisations, 53 | 2005 89

grand décalage entre la culture musicale des milongas de Buenos Aires et celle des bals en France.

26 Ce renouveau de la danse a suscité un essor de l’impression musicale. Depuis la parution en 1989 de « El inmortal Pichuco » d’Anibal Troilo, le catalogue de la maison de disques espagnole El Bandonéon a dépassé la centaine de titres. Excepté une vingtaine de disques de Carlos Gardel et quelques autres de Libertad Lamarque, tous explorent le répertoire des orchestres de tango qui faisaient danser Buenos Aires de 1925 à 1950. Les sites d’achat en ligne comme Musicargentina.com se sont multipliés et permettent d’accéder à l’offre des maisons de disque argentines. A la faveur de voyages à Buenos Aires, les associations effectuent des achats groupés et constituent d’imposantes discothèques entièrement dédiées au tango21. Et les amateurs rapportent pour eux mêmes des enregistrements « dépoussiérés » et des copies de vinyles crachotantes.

27 Cet attachement à la tradition, revendiqué par de nombreuses associations, est parcouru par les soubresauts de la rénovation, dont la scène du bal est le terrain d’expression. Paradoxalement, c’est au moment où de nouveaux orchestres sont revenus à des formes musicales qui permettent de danser, que la danse s’est transformée sous l’influence de la scène, tout en restant ancrée dans le bal. Elle a subi un renouvellement profond dont la particularité est qu’il n’est pas exclusivement lié à une virtuosité technique (vélocité, souplesse), mais qu’il procède d’une altération des structures de base du tango. Leurs possibilités combinatoires ont été développées par une nouvelle génération de danseurs, tout en conservant dans une première étape la référence à l’univers musical des années 40‑50. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que cette rénovation de la danse s’est confrontée à un répertoire musical traditionnellement dédaigné par les danseurs. En composant leurs chorégraphies sur Piazzolla, des danseurs comme Fabian Salas et Chicho ont rompu avec l’académisme musical des orchestres des années 40. Cet affranchissement spectaculaire de la référence obligée aux racines de la tradition s’est propagé à la programmation musicale des bals. Les incursions vers une créativité musicale (Piazzolla, Caceres, Gotan Project, Narco Tango) jugée peu orthodoxe par les puristes se multiplient. « Piazzolla or not Piazzolla22 » ? Ce musicien est au centre du débat tradition/modernité qui traverse la sphère des danseurs. Le DJ est au carrefour de cette lutte d’influence entre les tenants de la « tradition » (qualifiés d’anti-Piazzolla par le DJ C. Glaize) et les partisans de la rénovation. Dans neuf numéros sur 39 parus à ce jour, cette question des relations entre la danse et la musique est posée par la revue La Salida23. L’analyse de ce corpus montre que les questionnements tournent autour de thèmes tels que l’essence du tango (qu’est ce qui le constitue, quelle hiérarchie peut on tracer dans cette nébuleuse entre la danse, la musique, la poésie et la chanson24 ?), le rapport à la tradition de Buenos Aires (le sentiment portègne en relation à la musique et la danse, quelle musique programmer lorsqu’on est DJ25), le rapport entre la musique de bal et la création musicale26. Une large place est accordée à la vision des artistes argentins qui dédramatise les enjeux métropolitains de cette appropriation. Fils d’Astor Piazzolla, Daniel Piazzolla estime qu’« à Buenos Aires, la jeunesse découvre l’univers du tango avant tout par la danse et donc passe par le répertoire musical traditionnel et non par la musique contemporaine du tango. La démarche d’aller écouter du tango en concert se fera dans un second temps »27 (n° 1, dec 96, janv 97). A la question de savoir si le tango est plutôt de la danse, de la musique ou de la poésie, le metteur en scène Alfredo Arias exprime une vision holiste28. Tout en renouant avec des stéréotypes culturels

Civilisations, 53 | 2005 90

répandus, ils mettent à plat un grand nombre de questionnements, le premier en rappelant la puissance de la danse, le second par une conception qui, en évacuant toute hiérarchisation, évoque le sentimiento29 qui selon les argentins imprègne la danse.

28 A la rénovation déjà ancienne de Piazzolla est venue s’adjoindre celle de l’electro tango. Avec l’album La revancha del tango30, Gotan Project exprime ce retour sur le devant de la scène d’un genre musical qui se rénove dans sa globalité. D’une part, la revanche n’est pas seulement celle de la musique mais de la culture tango dans son ensemble et d’autre part, en s’insérant dans le genre de la musique électro, le tango échappe à sa représentation de musique vouée à une danse désuète. Par cette opération, l’électro tango réaffirme une position dominante face à la danse. Mais l’enjeu s’est déplacé : il ne s’agit plus de savoir si la musique peut parvenir à conquérir le statut de culture savante sur lequel la prééminence de la danse a porté une ombre, mais de s’inscrire dans une évolution contemporaine, référencée à l’univers des musiques électroniques, et dégagée de l’affiliation historique à la danse.

29 Le tango comme genre musical a trouvé des territoires de diffusion par sa mise en situation dans l’espace du bal et de la danse. Peut-il pour autant être qualifié de « musique à danser » ? D’une part, l’usage de cette catégorie discursive réifiée est démenti par le va et vient subtil qui irrigue la pratique de la danse, du bal, du concert, de l’écoute en des lieux intimes, et qui témoigne des modes d’appropriation diversifiés d’un répertoire passé et contemporain actualisé par la danse. D’autre part, la relation forte qui s’étend de la musique à la danse peut tout autant accréditer l’idée que c’est la danse qui fait jouer la musique31. Mais comme le montre les tentatives des musiciens, qui lorsqu’ils jouent pour le bal, s’efforcent également de produire une musique subtile pouvant « être écoutée », le tango demeure enclavé dans la force des représentations propres à cet énoncé : une « musique à danser » reste mineure au regard de la grande musique, tout comme la danse sociale du bal le demeure par rapport à l’univers de la danse de scène. Pourtant, des musiciens tels Juan Cedrón et Gustavo Gancedo considèrent qu’un tango qui serait à danser, et un autre qui serait à écouter, détiennent la même valeur. Au-delà de l’opposition traditionnelle entre la musique à danser populaire, et celle à écouter savante, il est à se demander si ce ne sont pas les valeurs associées à la danse qui viennent déprécier le tango comme musique à danser. Ce serait donc la danse sociale, reléguées dans l’univers de la danse, qui viendrait entacher la respectabilité de ce genre musical. Il s’agit d’un retournement de situation inédit au sein de la hiérarchie omniprésente qui structure les relations danse/musique, puisque dans le formatage institutionnel et dans le spectacle vivant, la danse se situe systématiquement dans les organigrammes et les grilles de salaires derrière la musique. Dans le tango, cette domination traditionnelle de la musique s’est trouvée renversée puisque c’est dans la danse que se trouvent les ferments de la résurgence actuelle de la créativité musicale. Sans elle, la musique serait sans doute restée dans la confidentialité de cercles restreints.

30 La médiation de la danse sur la musique est loin d’être anodine, puisque qu’elle joue sur le terrain du corps; à la différence du Contact Improvisation32, il ne s’agit pas d’un rapport désexualisé, mais au contraire d’une étreinte plus ou moins enlacée, dont la puissance évocatrice, à l’œuvre dans l’imaginaire comme dans sa pratique, fait mauvais ménage avec le qualificatif de savant. Bien plus que les autres danses, le tango figure une métaphore de la relation amoureuse et sexuelle. Amoureuse car animées par des scansions similaires (rencontre/fusion/séparation), et parce qu’il est désir et plaisir

Civilisations, 53 | 2005 91

d’aller à deux dans le mouvement. Les pratiquants évoquent simplement cette évidence (« nous ne faisions qu’un ») du corps à corps qui renvoie aux amoureux des bancs publics. La posture qui exige le face à face, la relation à l’autre fondé sur une répartition des rôles (actif-passif/passif-actif) et l’indispensable rencontre des désirs sont un reflet à peine voilé de la relation sexuelle. Le conformisme postural va jusqu’à dire des couples en tango qu’ils font debout ce que l’on fait couché. A la différence du jazz, cet imaginaire qui habite la pratique de la danse contamine le domaine musical. Mais si la musique est redevable à la danse de son essor, c’est aussi sans doute que celle-ci trouve dans la force de retenue de ce genre musical un espace pour déployer et traduire ce qu’elle recèle de sensualité. A la fois couple inséparable et frères ennemis, danse et musique sont le terrain d’une quête, tantôt voilée, tantôt surexposée, où se donne à voir, à sentir et à vivre sensualité, désir et érotisme. Aussi, le tango figure-t-il une mise en discours du sexe qui apparaît étrangement pérenne, non verbal, à la fois socialement mis en scène et artistiquement assumé. La singularité de la médiation de la danse, où ce discours tient une place centrale, est d’arraisonner la musique et d’exercer sur elle une hégémonie peu commune dans l’univers des « musiques à danser ».

BIBLIOGRAPHIE

AGIER, Michel, 2001. « De la possession à la comédie rituelle », in Dorier-Apprill (dir.), Danses latines. Le désir des continents, pp. 48-53. Paris : Autrement.

APPRILL, Christophe, 1998. Le tango argentin en France. Paris : Anthropos.

APPRILL, Christophe, 2003. Les danses de couple : lieux et territoires de pratique et d’apprentissage en France. Marseille : Ecole des hautes études en sciences sociales, thèse de doctorat.

APPRILL, Christophe & Elisabeth DORIER- APPRILL, 1998. « Espaces et lieux du tango, la géographie d’une danse entre mythe et réalité », Le voyage inachevé, pp. 583-590. Paris : Orstom Editions.

ARGYRIADIS, Kali & Sara LE MENESTREL, 2003. Vivre la guinguette. Paris : PUF.

BANES, Sally, 2002. Terpsichore en baskets. Post-modern dance. Paris : Editions Chiron.

BECKER, Howard S., 1985. Outsiders. Paris : Métailié.

BENAROS, León, 1993. « El tango y los lugares y casa de baile », in La Historia del tango. vol. 2., pp. 207-287. Buenos Aires : Ed. Corregidor.

BERTAUT, Jules, 1927. Les belles nuits de Paris. Paris : Ernest Flammarion Editeur.

BILLARD, François & Didier ROUSSIN, 1991. Histoires de l’accordéon. Castelnau-le-Lez : Editions Climats.

BORGES, Jorge Luis, 1969. Evaristo Carriego. Paris : Editions du Seuil.

BOUCHER, P. & P. GAFFET, 1928. Toutes les danses pour tous, étude détaillée des danses classiques et du one step, fox trot, tango, maxixe, paso doble, valse hésitation, java, shimmy, blues, samba, charleston, black- bottom, heebies-jeebies, yale blues. Besançon : imprimerie Jacques et Demontrond.

Civilisations, 53 | 2005 92

BOULENGER, Jacques, 1920. De la walse au tango, la danse mondaine du 1er Empire à nos jours. Paris : Devambez.

CHAUDOIR, Philippe & Sylvia OSTROWETSKY, 1996. « L’espace festif et son public », Les Annales de la recherche urbaine, 70, pp. 78-88.

CHEYRONNAUD, Jacques, 2002. Musique, politique, religion. De quelques menus objets de culture. Paris : L’Harmattan.

DE CERTEAU, Michel, 1993. La culture au pluriel. Paris : Editions du Seuil.

DECORET-AHIHA, Anne, 2004. Les danses exotiques en France, 1900-1940, Pantin : CND.

DI MEO, Guy (dir.), 2001. La géographie en fête. Paris : Ophrys.

DORIER- APPRILL, Elisabeth (dir.), 2001. Danses latines. Le désir des continents. Paris : Autrement.

GASNAULT, François, 1986. Guinguettes et lorettes, bals publics à Paris au XIXe siècle. Paris : Aubier.

GERBOD, Paul, 1989. « Un espace de sociabilité. Le bal en France au XXe siècle (1910-1970) », Ethnologie Française, 4, pp. 362-370.

GERMAIN, José, 1923. Danseront-elles ? Enquête sur les danses modernes. Paris : Editions J. Povolozky et Cie.

GIRAUDET, Eugène, 1911. Journal de la danse et du bon ton, 40 leçons de danse, sous-titre : Mes 40 leçons de danse, ou la manière d’apprendre et d’enseigner la danse et les pas seul ou collectivement. Tome III, n° 171 à 180, Paris.

GOFFMANN, Erving, 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi. Paris : Editions de Minuit.

GRIGNON, Claude & Jean-Claude PASSERON, 1989. Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature. Paris : Editions du Seuil.

GUILCHER, Yves, 1998. La danse traditionnelle en France. Saint-Jouin de Milly : FAMDT Editions.

GUY, Jean Michel, 1998. « La popularité du bal en France : quelques repères », in Histoires de bal, pp. 209-215. Paris : Cité de la musique, Centre de ressources musique et danse.

HENNION, Antoine, 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation. Paris : Editions Métailié.

HESS, Remi, 1996. Le tango. Paris : Que-sais-je ?

Histoires de bal, 1998. Paris : Cité de la musique, Centre de ressources musique et danse.

IHL, Olivier, 1998. « Le rire et le sacré. Sur les bals du 14 juillet sous la IIIe République », in Histoires de bal, pp.71-83. Paris : Cité de la musique, Centre de ressources musique et danse.

LALO, Charles, 1921. L’art et la vie sociale. Paris : Doin.

LEVITTE, L., 1922. Les quinze danses modernes pour devenir un parfait danseur mondain. Alger : imprimerie de Jonathan.

MONETTE, Pierre, 1991. Le guide du tango. Paris : Syros/alternatives.

PEDLER, Emmanuel, 2003. Entendre l’opéra. Une sociologie du théâtre lyrique. Paris : l’Harmattan.

PELINSKI, Ramon (dir.), 1995. Tango nomade. Montréal : Editions Triptyque.

PLISSON, Michel, 2001. Tango. Du noir au blanc. Arles : Cité de la musique, Actes Sud.

PUJOL, Sergio, 1999. Historia del baile. la milonga a la disco. Buenos Aires : Emecé Editores.

Civilisations, 53 | 2005 93

ROUEFF, Olivier, 1997. Troubles chez les mondains. Danses et séduction dans quelques romans des années vingt. Paris : ENS-EHESS, mémoire de DEA.

ROUEFF, Olivier, 2001. « Les mots du jazz », L’Homme 158-159, pp. 239-260.

SEM (Marie-Joseph-Georges Goursat, dit), 1913. Tangoville sur mer. Paris : imprimé par « succès ».

SEM (Marie-Joseph-Georges Goursat, dit), 1925. Ronde de nuit. Paris : Fayard.

STRADA, Jorge, 1995. Historia orientativa del tango (1880-1995). Buenos Aires : Ediciones Fundación Papelnonos.

VILA, Pablo, 1995. « La nomadisation intérieure. Le tango et la formation des identités ethniques en Argentine », in Ramon Pelinski (dir.), Tango nomade, pp. 77-108. Montréal : Editions Triptyque.

WARNOD, André, 1922. Les bals à Paris. Paris : Editions G. Crès.

NOTES

1. Je tiens à remercier pour leurs relectures Saskia Cousin, Elisabeth Dorier-Apprill et Sara Le Menestrel. 2. Sa définition sociale et musicale est parfois associée : « De 1880 à 1900, le tango, en tant que musique, est un genre populaire défini rythmiquement par une mesure binaire de 4/8 » (Strada, 1995 : 21). 3. Porteño : habitant de Buenos-Aires. 4. Musicalement, la période 1920-1960 peut être divisée entre la Guardia nueva (1920-1940) et la Post Guardia nueva (1940-1960). Ibid. 5. La première association est créée en 1987. Elles sont 43 en 1997, et plus de 120 en 2005. 6. G. Matos Rodriguez, P. Contursi, E. Maroni, 1916. Autres thèmes très connus : El Entrerriano (Rosendo Mendizabal, 1897), El Choclo (Angel Villoldo, 1903), A la gran muneca (Ventura, Oses, 1920), Quejas de bandoneaon (Juan Dios Filiberto, 1927), Milongueando en el cuarenta (Armando Pontier 1941). Milongas : De mi arrabal (Roberto Firpo, 1937), Pena Mulata (S. Piana, H. Manzi, 1936). 7. Gancho : « littéralement, crochet réalisé entre les jambes du (de la) partenaire ». Boleo : « battement de la jambe de la femme produit à partir d’un guidage de l’homme qui contrarie un huit arrière ou avant » (Dorier–Apprill, 2001 : 257-258). Orillero : vient de orilla, littéralement la lisière, la rive, et par extension les quartiers mal famés. Canyengue : « Il s’agit, en quelque sorte, d’une allure particulière, d’une gestuelle qu’on peut qualifier d’“ air canaille ”. D’autre part, cette allure est devenue une posture, une manière de danser le tango en adoptant une gestuelle et des attitudes corporelles s’apparentant à ce maintien faubourien » (Monette in Pelinski, dir., 1995 : 418). 8. Entretien (Buenos Aires 1996) avec le danseur Rodolfo Cieri (1933-2000). 9. Jusqu’à cinq bandonéonsdans l’Orquesta típica de Rodolfo Biaggi vers 1940. Cf. Plisson, 2001. 10. Selon l’accordéoniste Jo Privat (Billard et Roussin, 1991 : 25). 11. « Piazzolla démontre (...) que le tango n’a besoin ni de la chanson, ni de la danse pour exister, que toutes les formes musicales peuvent lui être appliquées, fugue, contrepoint, cadence, improvisation, que le tango est libre de son harmonie et de ses mélodies et qu’il est une musique à part entière » (Plisson, 2001 : 140). 12. D’après un entretien avec Eve Griliquez, 1998. 13. Expression de Michel Egea, professeur de danse à Marseille, lorsqu’il évoque « les danses du dancing ou les danses rétro que l’on voit à la télé ». Entretien, 1999.

Civilisations, 53 | 2005 94

14. « Ces parcours [migratoires] sont aussi des cheminements urbains : en allant de la possession au spectacle, la danse est allée du temple à la rue, de la rue au salon, et du salon à la scène » (Agier, 2001 : 53). 15. « L’orquesta típica, ou orchestre typique, est le nom de la formation classique de tango argentin; il s’agit traditionnellement d’un sextuor constitué de deux bandonéons, deux violons, un piano et une contrebasse » (Monette in Pelinski, 1995 : 418). 16. Bal au Cabaret sauvage à la Villette (1998). 17. Issu d’un mélange d’influences musicales hispaniques et africaines, le Candombé est présenté comme la musique des Noirs du Rio de la Plata (Monette, 1991 : 51). 18. « C’est la danse qui attire le plus, plus que la musique. Cela passe plutôt par la danse, le tango. Donc, on est pas mal appelés pour animer des bals. Evidemment, je préfère jouer en concert, je suis musicien. Mais jouer pour le bal, bon, ça fait partie du tango aussi, comme cela se passait dans les années 1940 à Buenos Aires » (Gustavo Gancedo, guitariste). 19. Entretien avec Maria Cieri (2000), Dorier Apprill, 2001. 20. Quatre à cinq unités de danse entre deux cortinas (intermède musical de jazz ou variété entre deux tandas). Une tanda est homogène : même orchestre ou des orchestres de même style, même rythme (tango, valse ou milonga). 21. L’association les Trottoirs de Marseille dispose en 2005 de 250 disques à l’attention de ses adhérents. 22. Titre de l’article de Christian Glaize, La Salida (30), oct.-nov. 2002 : 24-25. 23. Fondée en 1996 par les principaux animateurs de l’association parisienne Le temps du tango, les premiers numéros se présentaient comme un répertoire des stages, bals, concert et spectacles. Puis la revue, dont les derniers numéros atteignent 50 pages, s’est progressivement enrichie d’articles sur la musique, la danse, les femmes, le cinéma, la peinture ... et le tango. 24. (1), déc. 96, janv. 97; (27), 2002. 25. (30), 2002. 26. (20), 2000; (21), 2000; (33), 2003. 27. La Salida(1), déc. 96, janv. 97 : 4. 28. « Dans le tango, il n’y a pas de musique sans les mots. Il n’est pas possible de créer une musique d’inspiration populaire sans les poètes. Quand on écoute du tango, l’émotion est très liée à la parole : le regret, le deuil, le sentiment de perte, les mésaventures de l’existence... Je suis d’accord avec Sabato, qui disait que le tango est néde la rencontre de deux solitudes à Buenos Aires : celle de l’homme de la campagne, qui avait perdu la campagne et celle de l’immigrant européen, qui avait perdu l’Europe. Et dans la danse, les jambes dansent, mais le haut du corps, la tête, se souvient de ce qui a été perdu.» La Salida ( 27), 2002 : 24. 29. Le sentimiento désigne la part d’émotion, de cœur, de sensualité ... bref, d’intention qui habite le danseur. Cette notion est fréquemment utilisée chez les danseurs pour distinguer ceux qui dansent en reproduisant une technique de ceux qui dansent avec leur âme ou leurs « tripes ». 30. 500 000 exemplaires vendus en 2003. 31. « Rien dans la théorie du symbolisme social n’interdit l’hypothèse que l’inconscience des relations sociales soit aussi productrice de sens que la conscience. Faute de quoi il faudrait supposer que le symbolisme social ne s’engendre que par la pensée adéquate des structures sociales, que toute pensée sociale n’en contient qu’autant qu’elle se rapproche de la sociologie : c’est bien ce à quoi tend, à la limite, le sociologue-intellectuel ou l’intellectuel-militant lorsqu’ils tendent à ne reconnaître un sens à des pratiques ou à des idées populaires que pour autant qu’elles s’orientent explicitement vers des réalités et les valeurs dont ils parlent » (Passeron in Grignon & Passeron, 1989 : 92). 32. « Le Contact Improvisation : forme démocratique de duo qui emprunte aux arts martiaux, aux danses de société, aux sports et aux jeux d’enfants » (Banes, 1987 : 105).

Civilisations, 53 | 2005 95

RÉSUMÉS

La danse est à l’origine du renouveau contemporain du tango en France. A travers la création du bal tango et la reconstruction d’une culture du bal indexées sur la milonga de Buenos Aires, les danseurs ont renouvelé l’approche du genre musical, suscitant la découverte du patrimoine peu connu des années 40, infléchissant le répertoire des orchestres, développant un entendement musical lié à la danse. Les conditions de cette résurgence, où la danse affirme une prééminence, interrogent les hiérarchies implicites contenues dans le terme de « musique à danser ».

Dance rather than music alone gave rise to the contemporary renaissance of tango in France. Through the creation of tango public dances and through the reconstruction of a dance culture shaped by the Buenos Aires milonga, dancers have revitalized the approach of this music genre : they initiated the discovery of this little-known heritage from the 40’s, thus shifting the band’s repertoire and developing a musical understanding connected to dance. The conditions of this revival, in which dance asserts its preeminence over music, question the implicit hierarchies of the expression “dance music”.

INDEX

Mots-clés : musique à danser, tango, culture du bal, danse de couple Keywords : dance music, tango, dance culture

AUTEUR

CHRISTOPHE APPRILL Christophe APPRILL est sociologue et danseur. Docteur de l’EHESS, il est ATER à l’Université Jean Monnet de Saint Etienne et membre du Shadyc (sociologie, histoire et anthropologie des dynamiques culturelles) (EHESS, UMR 8562). Il a publié Le tango argentin en France (Anthropos, 1998). Ses recherches portent notamment sur l’épistémologie de la recherche en danse.

Civilisations, 53 | 2005 96

De Kinshasa à Cartagena, en passant par Paris : itinéraires d’une « musique noire », la champeta1

Elisabeth Cunin

Introduction

1 Deborah Pacini Hernandez, ethnomusicologue, évoque sa surprise lorsqu’elle visita la Colombie en 1983 : si les deux albums Sound D’Afrique (Island, volumes 1 et 2) qu’elle venait d’acquérir aux Etats-Unis ne rencontrèrent aucun écho à Bogotá, la capitale, elle découvrit rapidement que, sur la côte Caraïbe, ses interlocuteurs des classes populaires étaient familiers de cette musique africaine. Celle-ci avait précédé, à Barranquilla ou Cartagena, les compilations d’Afropop, à peine produites au Nord, qui initiaient à un genre nouveau un public au capital culturel élevé, dans les grandes métropoles internationales. « Le public du world beat aux Etats-Unis et en Europe tend à être bien éduqué et cosmopolite d’un point de vue culturel; au contraire, les noirs de Cartagena comprennent les secteurs les plus pauvres, les moins éduqués, les plus marginaux socialement de la ville, rendant vraiment surprenantes leur connaissance et leur préférence pour les musique Afrobeat » (Pacini Hernandez, 1993a : 70). Doit-on parler alors d’une « survivance africaine » découverte par les ethnomusicologues venus d’ailleurs ? Ou d’un phénomène de world music une décennie avant que les multinationales utilisent les circuits globaux pour diffuser, notamment, des musiques africaines ? Est-ce l’existence de toute « culture locale », désormais si problématique, qui est une nouvelle fois en cause, la musique de Cartagena n’étant elle-même qu’un produit de la globalisation des échanges ?

2 De fait, à Cartagena, et dans l’ensemble de la Caraïbe colombienne, est né, dans les années 1970, un genre musical nouveau, la champeta. Son origine : le soukous2 de Kinshasa et de Brazzaville, musique phare du continent africain dans les années 1970, avant de traverser l’Atlantique. Mais la route ne s’arrête pas là. Car la rumba, l’ancêtre africain du soukous, est elle-même le fruit d’un autre voyage, celui qui amena le son

Civilisations, 53 | 2005 97

cubain vers l’Afrique, en particulier les deux capitales congolaises, dans les années 1940-60. Et il n’est pas inutile de rappeler, enfin, ce que le son doit à la présence de descendants d’esclaves déportés d’Afrique sur le sol américain. Ce sont ces allers et retours, spatiaux et identitaires, d’un continent à l’autre qui m’intéresseront ici. Précisons tout d’abord qu’il ne s’agit pas d’étudier l’origine et le maintien de traits culturels en Afrique et en Amérique mais d’analyser les représentations de l’Afrique et de l’Amérique qui caractérisent de tels flux transatlantiques. Peut-on parler d’une « musique noire » qui circulerait par Kinshasa, Cartagena et Paris ? Comment la musique passe-t-elle d’un univers géographique, mais surtout social, culturel, symbolique, à un autre ? Quels sont les processus de relocalisation multiples qui marquent le développement de ces rythmes globalisés ? Aussi bien la musique est attractive pour les musiciens et le public non pas seulement pour ses rythmes, mais pour ce qu’elle représente. Plus précisément, son succès est lié à l’ambiguïté qui lui est associée : à la fois entrée dans la modernité et reconstruction de l’authenticité africaine, rupture et continuité.

3 La champeta a fait l’objet de nombreuses études récentes qui insistent sur l’émergence d’une culture populaire (Mosquera et Provensal, 2000), sur la revalorisation de l’identité afrocolombienne (Contreras Hernández s.d.), sur la dimension économique du système alternatif qui se met en place (Abril et Soto, 2003). Je m’intéresserai ici aux mécanismes de diffusion, production, transformation du soukous – et, plus largement, de ce que les habitants de la ville nomment música africana (musique africaine)– à Cartagena, à l’apparition d’une musique afrocaribéenne originale, la champeta, et à son nouveau départ vers d’autres marchés et publics. Après être rapidement revenue, dans une première partie, sur la place de la champeta à Cartagena, je centrerai mon analyse sur le rôle des intermédiaires, de ces entrepreneurs culturels qui contribuent à l’émergence d’un nouveau genre musical tout en construisant l’univers normatif et identitaire associé à cette musique. Au-delà de leurs projets personnels, ils seront considérés comme porteurs de processus sociaux et culturels plus larges (racialisation de la musique, référence à l’Afrique, localisation/globalisation). En particulier, au moment même où leur discours tend à construire une continuité historique et culturelle entre Afrique et Amérique, leurs pratiques montrent que ces allers-retours transatlantiques ne sont ni automatiques, ni linéaires, qu’ils s’inscrivent dans un espace complexe reliant le Nord au Sud. Musique locale, musique ethnique, musique planétaire : chacun donne à la champeta, on le verra, le statut et l’extension qui convient à ses projets.

« Musique noire » : ancrage local, contexte national et imaginaire transnational

4 Aujourd’hui, la champeta est considérée comme la musique populaire de Cartagena, seule capable de contrecarrer l’hégémonie du , principal genre musical de la côte Caraïbe colombienne, ou l’invasion du venu de Puerto-Rico. Le vendredi, le samedi, le dimanche, les quartiers du Sud de la ville vibrent au son des picós, immenses sound-systems animés par un DJ, sur n’importe quel terrain vague ou rue de terre, fermés pour l’occasion et rebaptisés KZ. Les bus colorés et brinquebalants diffusent la champeta sans discontinuer, dans tous les quartiers, même les plus hermétiques à cette musique. Les champetúos, stars locales reconnues ou chanteurs d’un

Civilisations, 53 | 2005 98

jour, se pressent devant les stands des producteurs, au cœur du plus grand marché de la ville, afin de se tenir au courant des dernières nouveautés, alors que les CD piratés – dont les originaux ne sont parfois pas encore commercialisés – se vendent en toute liberté dans le centre.

5 Le succès de la champeta, à Cartagena, s’inscrit dans une histoire longue et complexe d’allers et retours entre Amérique, Afrique et Europe, qui marque cet espace Caraïbe aux contours par ailleurs si incertains (Patterson et Kelley, 2000). Dans le domaine musical, dès la fin du 19e siècle, des compagnies internationales comme Edison (Etats- Unis) et Pathé (France) enregistrent des artistes locaux à La Havane (Moore, 1997); avant les années 1940, la majorité des disques écoutés à Léopoldville sont fabriqués en Europe (White, 2002b : 670); les années 1980 sont marquées par l’émergence de plusieurs maisons de disques dans le Nord qui s’intéressent exclusivement aux musiques d’Afrique et de la Caraïbe (Stapleton et May, 1990). A Cartagena, dans les années 1930-40, la présence d’ouvriers et d’ingénieurs cubains dans les usines sucrières de la région favorisera la naissance, à Palenque de San Basilio3, du Sexteto Tabalá, groupe de son colombien; dans les années 1970, reprend la salsa et les musiques afro-caribéennes, mélangées à la cumbia de la côte Caraïbe colombienne, pour créer ce qu’il appellera le Joe Son; quelques années plus tard, le Festival de Música del Caribe4 permettra au public de Cartagena de découvrir de nombreux artistes africains : Soukous Stars, Kanda Bongo Man, Bopol Mansiamina, M’Bilia Bell, Mahotella Queens.

6 Mais ces imprégnations multiples, ces échanges multiformes seront interprétés en d’autres termes, qui mobilisent une triple référence, à l’Afrique, aux Amériques noires et à une « communauté diasporique afro-américaine ». Ces superpositions permettent à la champeta de concilier les contraires : rupture et continuité, tradition et modernité, local et global. Il n’est en effet pas inutile de rappeler que la musique est considérée, en Colombie, comme une des expressions les plus directes des différences qui constituent la nation colombienne. Identifiée aux côtes Caraïbe et Pacifique, la « musique noire » fait l’objet d’un consensus non problématique, bien avant l’affirmation officielle du multiculturalisme, en 1991. L’association, posée comme allant de soi, entre le « noir » et la musique est un savant mélange de naturalisation de la culture et de référence à une Afrique inventée, qui reconnaît l’autre tout en lui assignant une place circonscrite et un statut jugé inférieur, en le renvoyant à la périphérie géographique et culturelle de la nation colombienne. Mieux même : l’acceptation de la « musique noire » est utilisée par les habitants de l’intérieur andin, seuls porteurs légitimes de l’identité nationale, comme une marque de différentiation et, plus récemment, dans tout le pays, comme une « preuve » du nouveau visage multiculturel de la nation (Wade, 2002). Les musiques populaires et traditionnelles, voire folkloriques, des côtes Pacifique (bambuco, chirimía, currulao) et Caraïbe (cumbia, mapalé, porro) ne posent donc pas problème, satisfont aux attentes de normalité, dans une logique de mise en avant d’une authenticité identitaire africaine supposée ou dans une perspective de légitimation d’une relation hiérarchique entre la côte et l’intérieur. Ce n’est pas le cas de la champeta. Venue d’ailleurs, elle ne correspond pas à l’image traditionnelle de la « musique noire » : le tambour est remplacé par la boîte à rythmes, le souvenir de l’esclavage ou du marronnage par le récit de la vie quotidienne, les danses bien orchestrées par des démonstrations sexuelles sans équivoque, le costume folklorique par les Nike et le jean tombant, la salle de spectacle par le terrain vague. Difficile, en effet, d’exhiber des « preuves » d’une continuité culturelle ou de survivances africaines quand les rythmes ont été importés

Civilisations, 53 | 2005 99

dans les années 1970, quand les modes de production ont été inventés dans les années 1980, quand la diffusion se fait à partir du picó, emprunté à la salsa5. Dès lors, les protagonistes de la champeta vont s’attacher à rendre acceptable cette trahison des valeurs traditionnelles de la « musique noire » en cherchant à recréer une double continuité, avec l’Afrique – gage d’une authenticité perçue comme immédiate et incontestable – et l’Amérique noire – en particulier le village de Palenque de San Basilio d’où sont originaires certains des premiers chanteurs de champeta –, tout en inventant un imaginaire transnational afro-américain dans lequel s’inscrirait la champeta.

7 Le mythe du marin – d’ailleurs présent dans de nombreux discours sur la musique – est ainsi mobilisé, qui permet d’établir une relation directe entre Afrique et Amérique. On retrouve ici la figure du bateau telle que Gilroy la développe pour qualifier l’Atlantique noire, bateau qui serait aujourd’hui remplacé par la musique. « Les bateaux sont peut- être restés les moyens de communication panafricaine les plus importants avant l’apparition du disque de longue durée » (Linebaugh cité par Gilroy, 2003 : 31). Mais ces retrouvailles sont bien souvent présentées sur le mode de la contagion, telle une épidémie, qui place la champeta dans une logique biologisante. En effet, face aux expressions culturelles traditionnelles, apparaît une nouvelle « musique noire », champeta en tête 6, qui rompt le cadre habituel de la représentation de l’altérité culturelle. Car, en Colombie, et en Amérique latine en général, le « noir » est accepté tant qu’il reste à la place qui lui a été assignée, tant qu’il incarne cette touche exotique et sauvage d’un pays qui s’inscrit dans une logique de blanchiment (Wade, 1997; Mosquera, Pardo, Hoffmann, 2002). A Cartagena, principal port d’entrée des esclaves de ce qui fut la Nouvelle Grenade, malgré l’abolition de l’esclavage, malgré l’adoption d’un régime républicain, malgré l’affirmation du caractère multiculturel de la nation, ordres social et racial continuent à se superposer et le « noir » incarne les échelons inférieurs de la hiérarchie sociale, économique, culturelle. Or, avec la champeta, le modèle d’acceptation de la différence ne fonctionne plus, la « musique noire » ne correspond plus au paradigme folklorique, mélange d’intégration et de discrimination. L’étiquetage racial évite alors toute confrontation avec une culture urbaine populaire en la transformant en une pratique ontologiquement distincte, décrite en termes biologiques (mouvements corporels, sexualité, contacts physiques). Si les musiques traditionnelles apparaissent comme une concession faite au lointain souvenir de l’héritage africain, dont la réduction à la seule expression culturelle évite toute interprétation politique, la champeta est, elle, perçue sur le mode de la menace. La « musique noire » tend ainsi à être appréhendée comme l’expression de l’essence du groupe – étendu de l’Afrique à l’Amérique – qui l’a produite, dans une superposition ambiguë de registres, culturel et biologique, superposition mobilisée par les détracteurs de la champeta, mais aussi par ses partisans lorsqu’ils visent à accréditer une continuité et une authenticité parfois difficilement concevables en termes culturels. Dans le même temps, les principaux acteurs de la champeta (chanteurs, producteurs locaux, public, amateurs) se refusent à entrer dans une logique raciale ou ethnique (à la différence, par exemple, du reggae), reproduisant le processus dominant d’évitement des qualifications raciales ou ethniques jugées problématiques (Cunin, 2004). La champeta apparaît ainsi comme un instrument de promotion et de reconnaissance sociales, d’acquisition d’un statut valorisé mais sans pour autant changer d’univers de référence ou remettre en cause l’ordre socio-racial. C’est bien ce qu’analyse Michel Agier dans le cas du carnaval de Salvador de Bahia : « ce n’est pas tant “la fidélité au passé” qui provoque les réinventions africanistes d’aujourd’hui parmi quelques hommes et femmes de

Civilisations, 53 | 2005 100

Liberdade, que la nécessité pour les noirs de Bahia de se faire eux-mêmes leur promotion sociale et idéologique : l’africanisme ne dépend pas d’un lien direct avec l’Afrique, il est devenu un instrument de positionnement social moderne » (Agier, 2000 : 197). Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, les entrepreneurs culturels, Humberto, Manrebo, Lucas, de mettre en avant la relation à l’Afrique, aux Amériques noires ou à une diaspora afro, de façon d’autant plus autonome et fluctuante que les acteurs eux-mêmes ne se reconnaissent qu’avec réticence dans ces catégories. A travers leurs discours et leurs pratiques, ils dessinent les traits multiples et fluctuants de cet univers identitaire noir.

Humberto, de l’Afrique à Cartagena

8 Blanc d’origine paisa (région du café, au cœur du développement économique du pays), affichant ouvertement son homosexualité dans un pays où le sujet est encore tabou, vivant – modestement – dans le quartier touristique et résidentiel de Laguito, Humberto détonne dans le petit monde de la champeta, dans lequel il joue un rôle de tête pensante, d’initiateur de nouveaux projets, de dénicheur de talents. Sous le label Castillo Records, il produit quelques disques qui oscillent entre reprise, en version électronique, de vieux standards de musique africaine et diffusion de la dernière invention de la musique caribéenne, le reggaeton. Surtout, Humberto s’associe à un producteur local, Yamiro Marin, dont on dit qu’il fut vendeur de sacs en plastique dans les rues avant de devenir, sous le nom de El Rey7 (Le Roi), le principal producteur de champeta de Cartagena. Au tournant des années 1980-90, Humberto et Yamiro sont parmi les premiers à se rendre à Paris et à Londres, pour acheter de la musique africaine qu’ils diffuseront ensuite à Cartagena, en transformant les noms des chansons et en cachant leur origine. Puis, face aux coûts et aux difficultés du voyage en Europe, ils auront l’idée de copier, à Cartagena, les rythmes venus d’Afrique, en leur rajoutant des textes en espagnol. La champeta est née, qui va gagner rapidement tous les quartiers de la ville, sous la forme d’une musique urbaine et moderne unique en son genre. Comme le suggère Bob White, la musique afro-cubaine est devenue populaire au Congo parce qu’elle permettait une forme de cosmopolitisme urbain que n’autorisaient pas les modèles européens circulant dans l’ancienne colonie belge (White, 2002a : 663). De même la champeta rend accessible une certaine modernité à une population qui ne se reconnaît pas dans le modèle nord-américain et andin que lui offrent la ville et le pays.

9 C’est ce processus de déterritorialisation/reterritorialisation que j’étudierai ici à travers le personnage d’Humberto, du piratage de la musique africaine amenée d’Europe à l’émergence d’une musique originale, avec ses stars locales, ses moyens de diffusion alternatifs, ses petits producteurs indépendants. Avec Humberto, la música africana, cette nébuleuse musicale regroupant un ensemble hétérogène de musiques venues de tout le continent africain, devient champeta, genre musical nouveau, fortement lié à la ville de Cartagena8. Bref, elle se relocalise, reprenant certaines pratiques musicales, sociales ou économiques de la ville, en adaptant d’autres, inventant, surtout, son propre univers. Entre technologies, marchés et imaginaires, la champeta incarne ce « profond paradoxe que nous présente fréquemment la musique : celui de situer le terrain des identifications sur le terrain commercial » (Ochoa, 1998 : 175).

Civilisations, 53 | 2005 101

De la música africana à la champeta : processus de reterritorialisation

10 Par l’intermédiaire d’Humberto, la música africana, la musique venue d’ailleurs, ayant circulé, d’une façon qui reste parfois bien mystérieuse, entre Afrique, Europe et Caraïbe, s’ancre à Cartagena. Et cette relocalisation passe par l’adoption et la transformation de pratiques et de représentations propres à la ville. Pratiques et représentations qui sont elles-mêmes traversées par la référence, caractéristique de toute société post-esclavagiste, à une Afrique plus souvent imaginée que réelle. C’est bien parce que le processus de relocalisation d’une musique venue d’ailleurs ne s’effectue pas dans un lieu neutre, vierge de tout discours sur l’Afrique, que le statut de la champeta est ambigu : innovation radicale, elle tend pourtant à s’inscrire dans une continuité, définie biologiquement plus que culturellement.

11 Humberto est un des principaux artisans de cette appropriation du global par le local, de la transformation de la música africana en pratiques adaptées au marché de Cartagena, de son adaptation pour qu’elle ait un sens aux yeux des habitants de la ville. Revenons tout d’abord quelques années en arrière, lorsque Humberto se rend à Paris, à Londres et même en Afrique du Sud pour acheter de la musique africaine. Il ignore alors complètement la vague émergente de l’Afropop qui va inonder les marchées occidentaux, pour partir à la recherche de 33 tours des années 1950-80, incarnant une certaine modernité africaine (indépendances, urbanisation). Peu importe alors que ces disques soient stockés, depuis longtemps déjà, dans des cartons et que les vendeurs du quartier de Château Rouge, à Paris, regardent avec étonnement ce colombien venu acheter des centaines de disques qui n’intéressent plus personne. Etonnement qui laissera d’ailleurs place à un certain agacement puisque la musique est copiée et diffusée en Colombie sans qu’aucun droit d’auteur ne soit versé aux artistes et producteurs africains. Car, de retour à Cartagena, l’origine des 33 tours est cachée, les pochettes disparaissent, les étiquettes des disques sont systématiquement arrachées, les chansons renommées – autant de procédés qui interdisent une recherche, autre que musicologique, portant sur les musiques qui ont donné naissance à la champeta9 –. Les morceaux africains deviennent des exclusivos, des exclusivités, dont le propriétaire va garder le monopole pendant quinze jours, un mois, six mois parfois, avant de les diffuser aux radios et de les commercialiser. L’univers de la champeta naît de cet accès limité au marché de la musique africaine et des stratégies de contournement qu’il provoque : le système des exclusivos transforme un obstacle en avantage, lui-même à l’origine de la forme prise par la production et la diffusion locales, qui relanceront et élargiront le marché, tout en conservant une structure oligopolistique et en fonctionnant sur une pénurie entretenue. L’élément clef du système qui se met progressivement en place est le picó, énorme sound-system renvoyant aux dance-halls jamaïcains, mais dont il faut souligner qu’il fut présent à Cartagena (et sur la côte Caraïbe colombienne), depuis les années 1950, en tant que principal vecteur de diffusion d’une autre musique, la salsa. Loin de lier directement la champeta aux « musiques noires » modernes comme le reggae mais aussi le hip-hop ou le rap, le picó inscrit la champeta dans des pratiques musicales locales plus anciennes, dont le lien avec la culture afrocaribéenne est diffus et flou. Le succès de la champeta ne se mesurera désormais pas tant aux chiffres de vente qu’au nombre de personnes qui suivent un picó, dans ses déplacements en ville et dans les villages environnants.

Civilisations, 53 | 2005 102

12 Surtout, la champeta, lorsqu’elle s’inscrit dans les relations sociales de Cartagena, reproduit et exacerbe la marginalisation et l’exclusion du « noir » caractéristiques de la ville. La champeta nous montre le processus de désignation raciale d’une culture populaire. Sans doute la champeta rompt-elle avec un certain nombre de normes (sociales, artistiques, sonores, etc.) implicites à Cartagena et inspirées du modèle de l’élite de la ville. En célébrant le corps, la sexualité, le désordre, la champeta inverserait ainsi l’ordre des valeurs, se plaçant du côté du sauvage contre le civilisé, du naturel contre le culturel, du « noir » contre le « blanc ». La rupture de la convention d’évitement de la question raciale (Cunin, 2004), dominante à Cartagena, dont seraient responsables les protagonistes du monde champetúo10, est ainsi avancée comme une justification de l’exclusion de la musique et de ses acteurs. Mais dans les provocations propres à une contre-culture populaire, les évocations raciales et/ou ethniques sont absentes des chansons, des discours, du langage quotidien. La saillance raciale est, bien plutôt, le résultat d’une qualification extérieure, qui mobilise la catégorie « noir » pour justifier le rejet de cette musique. Aussi bien la désignation raciale des champetúos semble-t-elle répondre avant tout à une logique d’étiquetage de la déviance plus qu’à une volonté délibérée de rompre l’évitement. Si la champeta dérange, si elle inquiète aussi nombre d’habitants des secteurs populaires, c’est parce qu’elle constitue une menace de qualification raciale des acteurs. Reconnaître sa proximité avec cette musique passe pour une acceptation de l’appartenance à la catégorie « noir »; d’où les comportements ambigus de la plupart des chanteurs se revendiquant d’une « musique noire » tout en essayant d’échapper à la désignation raciale.

13 C’est donc l’exclusion de la champeta des modes de production et de diffusion habituels qui provoque l’émergence d’un système basé sur l’innovation, l’informalité et la mobilité, adapté aux contraintes du marché local. Les chanteurs n’enregistrent généralement que quelques morceaux, les arrangeurs (guitaristes, ingénieurs du son) composent la musique, la durée de vie d’un CD ne dépasse pas un mois, le picó se déplace d’un quartier à un autre. Les chansons d’origine africaine sont rebaptisées en fonction de la récurrence d’un son : Tres golpes (trois coups), La flauta (la flûte), La policia (le policier, du fait de la présence d’un bruit de sifflet). La danse devient un mélange de combinaisons inspirées du folklore local, des présentations des danseurs africains invités lors du Festival de Música del Caribe et des vidéos venues des Etats-Unis et d’Europe. La champeta n’a ainsi pu se développer que par la connaissance fine, de Humberto et de quelque autres, de la demande locale et du mode de production possible. Ironie du sort, les pirates d’hier sont aujourd’hui victimes du piratage généralisé des CD – parfois même avant leur sortie – et de la mise en place d’un nouveau système de diffusion parallèle.

Définition de la champeta et rapport à l’Afrique

14 Tant dans ses écrits que dans ses propos, Humberto témoigne d’une impressionnante connaissance de la musique africaine et d’une volonté pédagogique affirmée, comme si l’histoire de la champeta, pourtant si récente et confuse, devait s’écrire – et devenir auto-légitimante – au moment même où la musique s’invente. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il conçoit sa relation avec moi : je lui donne l’occasion de transmettre son savoir. Dans une série de textes au nom significatif, « la Bibliothèque Historique de la Champeta » (la Biblioteca Histórica de la Champeta), il revient sur l’origine de la champeta, ses influences musicales, ses principaux acteurs, etc. et accorde une grande place au lien à

Civilisations, 53 | 2005 103

l’Afrique. Les premiers succès de la fin des années 1980 sont ainsi associés « au rythme africain qui ne fait que confirmer les racines africaines d’un peuple avide de retrouver, grâce aux percussions africaines, ce sang qui bout dans ses veines ». Car la région de la côte « s’identifie complètement à la musique africaine, incarnation des racines africaines qui prédisposent tout un peuple à profiter de cette nouvelle ère de la champeta ». Précisons d’ailleurs que la champeta s’est, pendant un temps, appelée « terapia », renvoyant à une sorte de renaissance culturelle et identitaire, qui correspondait aussi à une stratégie d’euphémisation du stigmate associé à la champeta. Les propos d’Humberto montrent à quel point la confusion du culturel et du biologique permet d’expliquer la naissance de la champeta sur le mode de la renaissance, inscrite dans une sorte de continuité racialisée. De fait, Humberto situe explicitement son rôle au moment où la música africana est introduite en Colombie et se transforme en champeta. Or ce double processus d’importation et d’invention, loin d’être perçu comme une rupture, apparaît dans une logique de continuité : la champeta ne serait que le réveil d’une musique et d’une danse cachées par l’homogénéisation liée à l’esclavage, la colonisation et la République. On retrouve dans son discours cette logique de rétention, largement étudiée par ailleurs, de traits africains occultés par la culture dominante. Dès lors, au-delà de son expression culturelle, la champeta acquiert une dimension politique : elle incarne une forme de libération bien plus forte et effective que la libération de l’esclavage. On voit bien là le paradoxe : la champeta, qui émerge dans les années 1970-80 d’un formidable mouvement de va-et-vient entre l’Afrique, l’Europe et la Caraïbe, est présentée comme si elle avait toujours été là, comme si elle était « native » de la région, « autochtone », pour reprendre les termes d’Humberto. En définitive, la relocalisation n’en serait pas véritablement une puisque la champeta n’aurait fait que renaître de ses cendres. Aussi la mise en avant d’une filiation emprunte-t-elle la voie de la racialisation, contribuant ainsi à la naturalisation d’une pratique culturelle tout en alimentant le processus d’étiquetage racial destiné à priver la champeta de toute valeur. Cette communauté, construite sur le mode de la frontière infranchissable – puisque définie biologiquement – entre « nous » et « les autres », explique ainsi le succès de la champeta en dépit de la relégation dont elle a fait l’objet.

L’impossible ancrage national

15 En 2001, Sony lança un CD de champeta au titre significatif : « La champeta a pris la Colombie »11. Diffusé à l’échelle nationale, largement commercialisé, ce disque marque un tournant, celui de la diffusion de la champeta à l’échelle nationale. A Bogotá, de nombreuses discothèques accordent alors une large partie de leur programmation à la champeta, des cours de danse apparaissent, des groupes se forment, la musique est présente sur les ondes des radios et dans les magasins, des étudiants choisissent d’y consacrer leur mémoire de fin d’études. De fait, la champeta correspond parfaitement au nouveau visage multiculturel de la Colombie. A ce titre, il faut souligner le rôle joué par l’ancienne Ministre de la Culture, Araceli Morales, dans ce processus de reconnaissance nationale. Originaire de Cartagena, c’est en tant que directrice de l’ Instituto Distrital de Cultura de la ville que la « chica » Morales organisa, le 26 octobre 2000, la première présentation officielle de champeta, dans les rues du centre historique de Cartagena, jusqu’alors resté sourd aux appels de cette musique venue des quartiers populaires. Quelques semaines plus tard, le 12 décembre 2000, Araceli Morales, devenue entre-temps Ministre de la Culture, présida à l’organisation d’un événement similaire, à

Civilisations, 53 | 2005 104

Bogotá, au théâtre Jorge Eliécer Gaítan. « La champeta a décoiffé Bogotá » pouvait-on entendre alors. De fait cette « prise » de Bogotá était pensée comme une revanche de la périphérie sur le centre, du dominé sur le dominant, du « noir » sur le « blanc ».

16 Pourtant l’acceptation et même la valorisation de la champeta resteront limitées; très vite, son succès s’essouffle, les maisons de disque s’en détournent, les producteurs passent à de nouveaux rythmes. Le caractère éphémère de cette apparition sur la scène nationale montre à quel point la champeta répond à une demande et s’inscrit dans des pratiques localisées. Car les trois CD produits par Sony12, en jouant avec l’imaginaire national du « noir » exotique et sensuel, en présentant sur les pochettes des couples noirs, dansant enlacés, presque nus, ont généralement choqué le public de Cartagena, peu habitué à une telle mise en scène racialisante. De même, les livrets d’accompagnement, à l’intérieur des CD, expliquent les pas de danse dans une logique pédagogique proche de la world music que l’on ne trouve jamais dans les productions de Cartagena, réduites à leur plus simple expression. En outre, les chansons enregistrées sur ces compilations reprennent des titres déjà diffusés à Cartagena, tout en les adaptant aux attentes supposées du marché national. Jimmy, animateur vedette de Rumba Estereo, une des radios de la ville, n’est pas dupe : « Sony a transformé la musique de Cartagena en introduisant des instruments nouveaux, des tambours, pour faire folklorique, en diminuant le break, le boom, boom, boom. Elle est devenue plus stylée mais ce n’est pas ce qu’aime l’amateur de champeta »13. De fait, le cycle de production (trois CD en deux ans alors qu’un nouveau CD sort chaque mois à Cartagena), la « starisation » des chanteurs (marketing tous azimuts, un CD entier consacré à un seul artiste, El Sayayin, quand le turn over est extrêmement fort à Cartagena et que les albums sont toujours des compilations) rendent compte de ce décalage entre attentes nationale et locale. Ajoutons enfin que c’est précisément lorsqu’elle insiste sur sa dimension africaine (introduction du tambour, livrets rappelant le lien avec l’Afrique) et les stéréotypes qui lui sont associés (danse, sensualité), pour essayer de conquérir le marché national, que la champeta s’écarte des normes et des goûts des habitants de Cartagena. Aussi bien cette rapide incursion de la champeta sur la scène nationale est- elle très certainement révélatrice de l’incompréhension persistante entre l’intérieur andin et la côte Caraïbe, repérée par les historiens dès l’indépendance et la première ébauche de cette « communauté nationale imaginée » (Múnera, 2005). Alors que la nation ne peut penser sa frontière caribéenne que sur le mode de l’exotisme et de la sensualité, le processus d’esthétisation et de folklorisation de la champeta, l’imposition de normes musicales adaptées au marché national, ont conduit chanteurs et producteurs à se replier sur la dimension locale, tout en dénonçant ce phénomène d’appropriation et de transformation.

Manrebo : de Cartagena au reste du monde

17 Manrebo accueille ses interlocuteurs dans son bureau du secrétariat d’éducation de la mairie de Cartagena; s’il y gère le programme « Cartagena bilingue », il est plus fréquent d’y croiser des chanteurs ou amateurs de champeta que des professeurs d’anglais. Car ce poste lui offre une stabilité financière rare dans le milieu de la champeta tout en lui apportant des ressources matérielles (local, ordinateur) et en lui assurant des contacts directs avec les responsables de l’administration de la ville. Un dossier volumineux s’impose sur ses étagères, il est rempli de coupures de presse sur la

Civilisations, 53 | 2005 105

champeta, de couvertures d’albums, d’affiches de concerts; les pages Web de son ordinateur s’ouvrent sur un site consacré à la musique afro-caribéenne. Il n’est pas facile de rencontrer Manrebo, encore moins de lui parler : systématiquement absent aux rendez-vous, il répond aux questions avec un œil rivé à son ordinateur, entre deux appels téléphoniques (sur son poste professionnel et sur son portable) et l’intrusion de nombreux visiteurs, collègues ou musiciens. C’est donc lui qui fixe les dates et les lieux de nos rencontres, mais aussi les sujets de nos entretiens. Entretiens qui ne sont d’ailleurs pas exempts d’une certaine instrumentalisation, Manrebo s’avérant très intéressé lorsqu’il voit en moi un contact possible vers d’éventuels organisateurs de festivals de musique en France et dans la Caraïbe francophone, moins disponible lorsqu’il se rend compte que mon champ d’action se limite au monde académique. Mais Manrebo sait aussi se montrer passionné par la mission qu’il s’est fixée, la diffusion de la champeta, sa promotion à un genre musical reconnu à l’échelle internationale. Et, pour l’accomplir, il a bien compris qu’il lui fallait également transformer l’image de la champeta à Cartagena. Seul des trois personnages à être mulâtre, rappelant son enfance dans les quartiers populaires de la ville, Manrebo joue sur une certaine complicité avec les musiciens et amateurs de champeta, le partage d’une même expérience de vie, le poids commun du racisme. Grâce à cette proximité entretenue, il est parvenu à se faire reconnaître dans son rôle d’intermédiaire, à la fois confident et porte-parole.

18 Manrebo a passé quelques années à New York où il est entré en contact avec la world music naissante. De retour à Cartagena, il devînt responsable de plusieurs programmes de radio : il a ainsi eu une fonction essentielle dans le processus de diffusion et de légitimation de la champeta, à une époque où elle était encore largement stigmatisée. En la présentant comme une nouvelle musique afro-caribéenne, son objectif est de lui donner le titre de « musique du monde », qui apparaît dès lors, non comme un genre musical, mais comme un terme marketing qui décrit le résultat de la rencontre entre le Nord et le Sud (Pacini Hernandez, 1993a). Il nous montre ainsi comment la champeta va passer de l’Afrique à la Caraïbe, avant de repartir, sous une forme exotisée et normalisée à la fois, à la conquête du reste du monde. Car la différentiation identitaire s’accompagne ici d’un processus simultané d’homogénéisation : au moment où une spécificité locale est mise en avant, voire produite pour l’extérieur, les champetúos sont invités à adopter un comportement et des pratiques répondant aux critères internationaux supposés de « bonne musique ».

Entre Afrique et Caraïbe

19 « Ecoute-le ! Prends-le ! Du pur Medellín14 de première ! Rrrrrrrumba de la Caraïbe, le programme qui rend tout le monde fou ! Carrrrrrtagenaaaaaa. Le shampoing musical de la Carrrrrrraïbe ». Le présentateur vedette de la radio locale Rumba Estereo15 ouvre son émission hebdomadaire consacrée à la musique africaine et caribéenne16. A ses côtés, Manrebo intervient entre deux morceaux pour donner des informations sur les groupes, leur origine, leur histoire, dans un discours aussi militant que pédagogique. « Amis des quartiers de Cartagena, il faut que nous défendions cette culture qui est la notre, que nous portons tous en nous-mêmes, qui est notre africanité. C’est l’idiosyncrasie de notre Caraïbe »17. Laissons la parole à Manrebo lorsqu’il raconte son parcours radiophonique, qui est aussi celui de l’évolution de la champeta. « Le premier programme que j’ai fait en Colombie, il y a plus de dix ans, s’appelait Soweto African Beat. On ne parlait alors que de música africana. C’était la musique que ramenaient les gens

Civilisations, 53 | 2005 106

qui voyageaient, les marins, un ami à New York m’en envoyait. Ce fut un programme révolutionnaire à Cartagena. Il a eu beaucoup de succès, parce que personne à la radio n’avait connaissance de cette musique. Ensuite j’ai voyagé aux Etats-Unis. J’étais déjà attiré par la musique africaine. Je suis revenu au milieu des années 1980. A Cartagena, on écoutait déjà de la musique africaine, mais les gens ne connaissaient pas les noms, ils mettaient des noms en fonction de ce qu’ils entendaient, ça sonnait français. J’ai fait une proposition à une autre radio pour un programme qui s’appelait Farandula Caribe, pour faire la différence entre musiques africaine et caribéenne, pour que les gens le sachent. La champeta, c’est notre musique. C’est le seul mouvement musical national né dans les quartiers, par l’influence de la race, du Festival de Musique de la Caraïbe, l’influence extérieure de quelques producteurs et notre travail à la radio. Notre objectif était celui-ci, changer cette mauvaise image, montrer que cette musique n’était pas si mauvaise, si vulgaire, si méprisable »18.

20 Avec l’ancrage dans la Caraïbe, c’est le statut même de la musique qui se modifie19. La champeta devient la nouvelle musique caribéenne de Colombie, capable de rivaliser avec le reggae, le compas ou le merengue, l’expression d’un multiculturalisme à la différentiation apaisée. Parce que la Caraïbe offre un espace au sein duquel la variété et la diversité sont non seulement reconnues, mais aussi facteur de promotion et de valorisation sur le plan national et international, la mère-Afrique s’est transformée en sœur-Caraïbe, la música africana en musique afro-caribéenne. C’est en cela qu’agit la caribéanité : elle permet de passer de l’antagonisme racial à la multiplicité, de la polarisation à l’harmonie. Bref, du noir et blanc à la couleur. Sans que celle-ci soit désormais dangereuse ou conflictuelle.

S’inscrire dans un marché global

21 Mais Manrebo ne s’arrête pas là. La volonté de se hisser sur la scène internationale répond à une stratégie individuelle dont il est bien conscient. « Au niveau local, il y a déjà du monde, je ne veux pas entrer en compétition avec eux. Le marché colombien est très petit, je préfère aller sur le marché qui reste à conquérir »20. Quels éléments de la champeta met-il en avant ? Quelle image de Cartagena est-elle présentée à l’extérieur ? Comment le local est-il adapté et transformé pour satisfaire aux goûts supposés des consommateurs du reste du monde ? Pour Manrebo, la réponse est simple : la valeur ajoutée de la champeta, c’est la présence de l’Afrique en Amérique. Il vise à utiliser – et produire – une image stéréotypée de la champeta qui correspondrait aux attentes supposées d’un public en quête d’une world music qui serait un mélange d’« authenticité » ethnique et d’exotisme culturel. Il présente ainsi comme authentique ce qui est localement perçu comme une musique moderne, en rupture avec le folklore traditionnel. « C’est une musique avec un héritage africain, j’ai choisi ce créneau, celui de la musique afro-caribéenne. Il y a bien des blancs dans le groupe, mais ce ne sont pas les chanteurs. La champeta plaît du fait de son héritage africain. En Europe, les gens sont très blancs, mais ils aiment les gens d’ici, qui ne sont pas si clairs de peau. Ils adorent les rastas. Moi aussi je fais de la recherche, je cherche ce qui aura le plus d’impact là- bas, ce qui plaît dans les festivals. En Europe, la présence africaine en Amérique attire beaucoup »21.

22 Manrebo crée alors un groupe, le Champeta All Stars, dont le nom trahit bien évidemment l’inspiration, celle de la célèbre Fania All Stars, au succès international

Civilisations, 53 | 2005 107

largement reconnu. Les chanteurs qui le composent (Louis Tower, Mister Boogaloo, Elio Boom) sont noirs; un spectacle collectif avec musiciens et danseuses en tenue de scène est créé. Le Champeta All Stars s’est ainsi produit au Festival Afrocaribéen de Veracruz, après avoir fait une tournée dans toute l’Europe : participation, durant l’été 2002, aux « rencontres des Cartagenas du monde » en Espagne, au Markt Rock de Louvain en Belgique et à l’Antilliaanse Feesten en Hollande. A entendre Manrebo, le succès de ces premiers concerts internationaux fut complet (« c’était de la folie, les gens ont dansé toute la nuit »); quant au retour à Cartagena, il consacre une reconnaissance jamais obtenue auparavant. Le président colombien, Alvaro Uribe, accueille ainsi Manrebo et son groupe par une lettre de félicitations venant saluer « la tournée triomphale » au Mexique et en Europe. Pa’lante, le périodique d’information de la mairie de Cartagena, consacre une grande partie de son édition de septembre 2002 (n° 8) au succès de la champeta en Europe et réaffirme le soutien de l’administration municipale à ce mouvement de conquête des marchés internationaux – ce qui n’empêchera d’ailleurs pas la même administration de participer à la stigmatisation, voire à l’interdiction, de la champeta au niveau local –. Dans un article signé Manrebo, « l’explosion » de la champeta en Europe rend compte de » l’honneur » de représenter Cartagena et apparaît même comme un signe de « colombianité ». Le public mexicain et européen, captivé, a ainsi assisté à la « naissance d’un règne qui va durer très longtemps et qui élèvera Cartagena dans le contexte mondial, pour la convertir en une ville attirante, grâce au rythme musical qui lui fera retrouver son importance et son image »22.

23 On voit ainsi comment, pour s’ajuster à un imaginaire international supposé, Manrebo met en avant une différence commercialisable au Nord en activant des clichés qui correspondraient aux attentes globales. Cette auto-exotisation de la champeta agit comme un gage d’authenticité à l’extérieur et produit un « autre décontextualisé » (Ochoa, 1998 : 176) qui s’appuie sur l’invention d’une identité locale. Et est immédiatement récupéré par les autorités de la ville, qui voient dans cette décontextualisation l’opportunité de promouvoir la musique sur la scène internationale, tout en l’ignorant au niveau local. Ou, plus récemment, en contribuant à sa normalisation et à sa banalisation.

Professionnalisme et citoyenneté : le nouveau visage de la champeta à Cartagena

24 Cette stratégie commerciale planétaire ne tend pas seulement à produire une nouvelle musique qui correspondrait aux attentes d’un public transnational, elle passe également par une transformation des pratiques locales, permettant de répondre aux critères supposés de bonne musique (Guilbault 1993). Informelle, brouillonne, instable, insaisissable, la champeta doit désormais devenir consensuelle et monolithique. Perdre sa connotation raciale problématique tout en affirmant sa référence à une Afrique mythifiée. Manrebo crée une corporation, Champeta Criolla Internacional, associée à un site Internet (http://champetacriolla.8M.com/historia.html) qui inscrit cette initiative dans la logique de mise en relation du local et du global. Sa mission : « diffuser le genre musical de la champeta […] en connectant les productions artistiques des quartiers populaires de Cartagena avec le reste du monde ». Manrebo s’appuie alors sur la fondation Dale la Mano a Tu Hermano (Donne la Main à ton Frère) afin de donner une assise pédagogique à son projet. Celle-ci travaille en effet « en faveur de la protection de la famille en réveillant le maître, le savant, le serviteur dormant dans chaque être

Civilisations, 53 | 2005 108

humain, en donnant force aux talents ordinaires généralement sous-évalués par ceux qui les possèdent »23. Concernant plus spécifiquement la champeta, l’accent est mis sur l’amélioration des apports artistiques, sur l’enseignement de l’histoire de la musique, sur la formation des chanteurs. Car il faut être capable de rivaliser avec les artistes internationaux : « ils se croient célèbres et ils ne se forment pas. Mais leurs disques ne durent qu’un mois, ils ne sont pas connus à l’extérieur de Cartagena. Ils doivent se professionnaliser, sinon la champeta ne deviendra jamais un processus national et international. Nous avons fait venir des artistes internationaux pour qu’ils prennent exemple sur eux. C’est pour cela qu’ils ont été stigmatisés, parce qu’ils n’étaient pas formés »24. En d’autres termes, certaines spécificités du marché local de la champeta (turn over des chanteurs, durée de vie très courte des CD) apparaissent désormais comme des obstacles au développement futur de la musique. Mieux même : les chanteurs seraient seuls responsables de la mauvaise réputation de la champeta et de sa difficile acceptation.

25 Reprenant par ailleurs le modèle du défunt Festival de Musique de la Caraïbe, unique scène ouverte aux musiques africaines et caribéennes durant près de quinze ans, Manrebo dessine les contours d’un Festival Afrocaribéen de Musique Champeta, qui s’appuierait sur une Journée Mondiale de la Champeta. Cette mondialisation empruntera néanmoins, au grand damne de Manrebo et des amateurs de champeta, un chemin plus classique : le festival, prévu les 29 et 30 août 2003, fut annulé pour permettre le tournage, dans le centre historique où devaient avoir lieu les concerts, d’une publicité vantant une marque de bière tchèque et destinée au marché nord-américain ! Fait révélateur, le festival se transforme alors en forum, la musique laisse place à la parole, la danse à l’explication. Organisé de façon très officielle avec l’Institut de Patrimoine et de Culture de Cartagena, précédé des hymnes de la ville et du pays, le forum présente des objectifs citoyens rarement associés à la champeta : il s’agit en effet de réfléchir au « rôle de la champeta dans la culture citoyenne » et de « favoriser les processus culturels locaux, construire collectivement un projet de ville harmonieux, démocratique et viable ». Les musiciens sont ainsi appelés à corriger le contenu de leurs chansons, à supprimer les phrases jugées obscènes, à éviter les jeux de mots polémiques. Bref, à devenir de véritables professionnels et, au-delà, des citoyens modèles. La champeta, symbole de professionnalisme et de citoyenneté, porteuse du renouveau de la ville… Il n’est pas évident qu’une telle vision soit partagée des habitants de Cartagena, ni même de musiciens et amateurs de champeta.

Lucas : retour à Paris et invention d’un « copier-coller » musical

26 S’auto-désignant « Super champeta man », « Ifa Man Original », Lucas joue sur un imaginaire afroaméricain globalisé, proche de l’afrocentrisme (Fauvelle-Aymar, 2002) – qui va du port des dread locks au poster de Malcolm X, d’une campagne publicitaire utilisant la Jamaïque au succès du rap ou du hip-hop, du discours sur les réparations à l’association aux cultes afros – tout en alimentant cette nébuleuse, entre Paris et Cartagena. Car Lucas achète de la musique africaine à Paris pour l’envoyer à Cartagena, à Humberto et à d’autres. Grands connaisseurs de la production musicale africaine, les Colombiens qui lui passent commande ne s’intéressent généralement qu’à des disques anciens, retirés de la vente aujourd’hui. Lucas va les dénicher dans les boutiques du

Civilisations, 53 | 2005 109

quartier africain, autour de Château-Rouge, où il habite lui-même. Un disque très recherché attendra parfois 600 dollars à la revente en Colombie mais, le plus souvent, Lucas ne gagne rien ou presque de ce commerce transatlantique informel et illégal, qui prend fréquemment la forme du troc entre un 33 tours de musique africaine des années 1980 et un CD des dernières créations de Cartagena. Mais Lucas est aussi DJ, réalisateur (il compte notamment deux reportages sur la musique à Cartagena et Palenque de San Basilio) et, surtout, producteur de champeta en France : après deux compilations reprenant les titres les plus en vogue à Cartagena, son dernier album nous fait entrer dans un genre nouveau, une sorte d’invention musicale planétaire se nourrissant, dans un studio parisien, de rythmes africains et caribéens.

27 Dans cette logique d’allers-retours, il faudrait étudier l’impact des CD de Lucas en Colombie; ils n’ont en effet pas manqué de contribuer à la légitimation locale de la musique25. Je m’intéresserai néanmoins exclusivement aux activités de Lucas à Paris et à sa maison de disque « Palenque Records », qui va progressivement passer de la diffusion de la champeta en France à l’invention d’une musique que l’on qualifiera de globalisée plus que de world music. Invention dont il faut souligner à quel point la localisation dans une capitale occidentale est loin de signifier injection de capital et logique marketing, tant l’activité de Lucas se déploie à la marge des grands circuits de production et de distribution.

Quelle relocalisation de cette musique à Paris ?

28 Les disques de Lucas n’ont pas envahi le marché français, loin de là. Ils ont d’ailleurs bien du mal à trouver leur place, entre une « musique latine » assimilée à la salsa, au son ou au merengue, et une « musique africaine », qui diffuse, depuis longtemps déjà, les grands noms du soukous. Il s’agit donc de proposer une musique nouvelle qui renverrait à ces deux imaginaires déjà existant mais sans se superposer parfaitement à eux. De fait, comment est reçu cet hybride musical, ni tout à fait Afrique, ni tout à fait Amérique, en France ? Pour saisir une partie de ce mouvement de relocalisation de la champeta à Paris, je me suis tout d’abord intéressée aux discours sur la musique, aux réactions de différentes revues ayant consacré un article à la champeta ou un commentaire lors de la sortie d’un des CD produits par Lucas.

29 Dans les grands quotidiens nationaux, on retrouve des clivages sociaux et politiques allant bien au-delà de la musique, interprétée à la lumière des positions générales du journal. Libération (31 octobre-1er novembre 1998) insiste sur la logique de métissage propre à cette musique, amplifiant cette hybridation qui serait le symbole de la post- modernité : « les musiciens locaux se sont appropriés soukous, highlife ghanéen, afro-beat du Nigeria, mbaqanga des townships sud-africains pour donner naissance à la champeta […] véhiculée par les picós (sound-systems à la jamaïcaine) et un embryon d’industrie du disque, la champeta s’appuie sur les guitares en boucle comme à Kinshasa ». Au contraire, Le Figaro (13 décembre 2001) s’effraie, quant à lui, de cette nouvelle mode musicale dans laquelle « l’emmêlement des cultures du monde [a] quelque chose d’un peu sauvage ».

30 Les revues musicales, notamment celles qui alimentent la vague actuelle de la world music, célèbrent cette nouvelle fusion, qui justifie d’ailleurs l’existence des revues spécialisées; elles rivalisent de lyrisme pour réinventer une Colombie africanisée, où ne vivraient que des noirs marrons insoumis et fiers. Allant bien au-delà de ce que

Civilisations, 53 | 2005 110

Humberto, Manrebo ou Lucas auraient osé inventer, elles présentent Benkos Biohó non seulement comme le chef des noirs marrons en fuite, fondateur du Palenque de San Basilio, ancien roi d’Afrique, mais comme le « Bolivar noir » de l’Amérique latine. La champeta « vient d’un lieu légendaire [marqué par] la souffrance infinie dans l’abîme des bateaux négriers et la rébellion des insoumis brisant les chaînes de la barbarie », la côte Caraïbe de la Colombie est « un petit coin d’Afrique », « la champeta explose, remplace la salsa et le meringue et, à l’aube du troisième millénaire, devient la musique n° 1 en Colombie », « l’Afrique tout entière a débarqué dans le sillage des Nègres Marrons pour écrire le Nouveau testament de la musique afro-américaine » (Vibration, Hors Série (4), janvier-mars 2002). La surenchère de signes exotiques, la reconstruction hâtive de l’histoire, le discours de l’héroïsme et de la résistance créent ainsi un environnement social et culturel bien éloigné de celui qui accompagne la champeta à Cartagena. Ce n’est pas une musique locale qui est promue, mais bien plutôt un imaginaire afro-américain transnational qui est instrumentalisé et diffusé, créant une continuité historique avec l’Afrique et une parenté identitaire sur tout le continent américain. Les articles reprennent à l’envie les termes censés incarner, à l’échelle planétaire, cette « culture noire » : ghetto, liberté, sorcellerie, ganja. D’ailleurs le chanteur Louis Towers n’est-il pas comparé à « un grand gaillard en dreadlocks qui ressemble à un Wolof » (Vibrations, (11), février 1999) ? Mais cette Amérique africaine, dont l’authenticité est incarnée par la mémoire des cimarrones, coexiste, sans contradiction apparente, avec une Amérique métisse, lieu de fusion et de rencontre des cultures du monde. Pour L’Affiche, auto-proclamé « magazine des autres musiques », « l’avenir appartient à ces nouvelles synthèses groove afro-américaines » (novembre 1998). Epok s’intéresse à ce « cocktail afro-américain », à cette « extraordinaire fusion », au « lyrisme latino subverti par la folie africaine » ((25), avril 2002). Authenticité et métissage, tradition et modernité, font bon ménage dans cette world music qui se nourrit à tous les registres de légitimation. Si la champeta permet de « remonter l’arbre généalogique jusqu’à l’Afrique », montrant ainsi que « la connexion existe encore », elle introduit également à une synthèse transplanétaire : « les animations vocales sont les mêmes que l’on entend chez les ténors du soukous quand ils montent sur la scène kinoise, les guitares jouent les accords syncopés comme à Douala, la capitale camerounaise du makossa, et la batterie donne le tempo de Johannesburg, où le mbaqanga est souverain. Le high-life venant du Ghana et du Nigeria aussi est largement intégré » (Vibrations, (11), février 1999). Bref, la champeta serait une fusion qui intégrerait les rythmes afro-américains et n’oublierait aucune des musiques africaines – ou, plus exactement, des musiques africaines commercialisées au Nord –.

31 A moins qu’elle ne soit qu’une copie, inévitablement affadie, d’un original africain. Seul intérêt de cette musique : elle permettrait de rappeler la primauté du modèle africain. De fait, dans les revues africaines en France, si le diagnostic est identique – maintien de la culture africaine au-delà des époques et des distances –, les conclusions divergent. Le mythe du métissage et de l’hybridité est abandonné pour laisser place à la seule valorisation de l’authenticité et de la survivance. « Palenque est aujourd’hui l’un des derniers villages marrons d’Amérique latine à avoir résisté à tout métissage et à toute influence culturelle extérieure, conservant sa langue Palenquera, créole d’origine bantou (Congo) » (Le disque africain. Le mensuel de la musique africaine, (4), novembre 1998). La champeta n’est pas appréhendée comme un genre musical autonome, comme une création née de la fusion; elle ne peut être qu’imitation de ce qui vient d’Afrique. « Le soukous est-il en train de reprendre un nouveau souffle de l’autre côté des mers, en

Civilisations, 53 | 2005 111

Colombie ? Ca déménage comme dans les nganda de Brazzaville » (L’Autre Afrique, (68), 18 au 24 novembre 1998). Finalement, ce n’est pas tant la champeta qui fait l’objet des articles des revues africaines : elle est bien plutôt un prétexte qui, sur le mode de l’étonnement, permet de rappeler, outre la richesse de la culture africaine, son caractère premier, qui n’est pas sans écho avec les discours afrocentristes. « On imagine difficilement de jeunes Colombiens se déhanchant sur du véritable soukous zaïrois avec la même aisance que les petits Kinois [...]. Les rythmes africains sont assimilés à merveille et confortent le sentiment identitaire des jeunes d’origine africaine » (L’Autre Afrique, 7-13 janvier 1998).

Création d’une communauté afro imaginée

32 Mais Lucas ne se contente pas de diffuser la champeta en France – diffusion qui implique aussi arrangement et sélection –; il invente une nouvelle musique qui n’existe nulle par ailleurs. Plus qu’un intermédiaire entre deux cultures, il se transforme en créateur, le passeur devient artiste. Précisons tout d’abord que Lucas produit trois types de CD : des compilations de chansons venues de Cartagena, reflétant différentes époques de la champeta; des albums de « musique traditionnelle » (le Sexteto Tabalá, les Alegres Ambulancias et d’autres groupes originaires du Palenque de San Basilio, jouant du son cubain, de la chalupa, du bullerengue, du lumbalú) diffusés par le label Ocora26; et, dernièrement, un CD inclassable, fusion parisienne de musiques africaine et colombienne. Lucas ne voit aucune contradiction entre ces différentes activités, qui ne sont finalement que les multiples facettes d’une seule expression musicale. Car la champeta n’est autre que le lumbalú (chant funéraire) moderne, que l’on retrouverait aussi bien dans la musique de Palenque de San Basilio que dans les rythmes africains. Dans le récit de Lucas, l’arrivée du soukous, dans les années 1970-80, ne doit pas être interprétée comme un bouleversement : elle ne fit que donner une forme nouvelle à une musique qui existait déjà, le détour par l’Afrique étant un retour vers une africanité déjà présente. Car Lucas se défend bien de faire une nouvelle fusion : il vise avant tout à mettre en relation deux univers culturels qui ont été artificiellement séparés. Sa musique signe les retrouvailles entre les deux continents puis, comme il le précise dans une formule explicite, agit comme un « copier-coller » entre Afrique et Amérique. La relation à l’Afrique est ainsi inversée : ce n’est pas seulement l’Amérique qui retrouverait l’Afrique, mais l’Afrique qui retrouve son africanité perdue grâce à la Caraïbe. Les musiciens africains à Paris redécouvrent, selon Lucas, le folklore qu’ils avaient oublié depuis leur arrivée en France et qui ne s’écouterait plus dans les grandes métropoles africaines.

33 Arrêtons-nous un instant sur les CD produits par Lucas. Plus précisément sur ses deux compilations de champeta27 et sur son dernier album, Radio Bakongo28. La première compilation se situe dans le registre de la découverte d’un genre musical placé dans la continuité des musiques afroaméricaines, dont on souligne, sur un ton docte, les spécificités historiques, culturelles, sociales. Le rôle des cimarrones, de Benkos Biohó, du Palenque de San Basilio est ainsi rappelé; les différents personnages (chanteurs, producteurs, DJ) du monde de la champeta sont présentés; la ville elle-même a droit à une description historique et socio-économique. Rédigée en espagnol et en français, la notice intérieure témoigne ainsi de la vocation du CD : jeter un pont entre la Colombie et la France. Avec le deuxième album, le souci de l’introduction détaillée à Cartagena cède le pas, sur un mode volontairement délirant, à l’invitation – en français, espagnol

Civilisations, 53 | 2005 112

et anglais – au voyage dans un monde musical « afro-galactique », dans lequel l’auditeur jouerait le rôle de Christophe Colomb – en navette spatiale – lorsqu’il arriva en Amérique. « Señoras y señores – ladys and raggas, champetuas & champetuos : Was’up mi gente !!!! Palenque Records revient avec son ashé africain, fier et heureux de vous amener la musique afro-colombienne de la côte Caraïbe […] Ce disque est une porte d’entrée dans l’espace solaire champetúo, un univers infini, rempli de planètes et de constellations, de dieux musicaux, de portes d’entrées à l’histoire de deux continents qui se parlent depuis des siècles, en s’envoyant des messages musicaux à travers la mer ». Quant au dernier CD de Lucas, il propose une musique qui n’existe ni en Colombie ni en Afrique, mais qui surgit du 18e arrondissement de Paris. Batata, célèbre joueur de tambour originaire de Palenque de San Basilio, a été enregistré en Colombie (à Bogotá et non pas à Cartagena), en compagnie de deux chanteurs de champeta, Viviano Torres et Luis Towers, également palenqueros. Un premier pas est ainsi franchi qui instaure une continuité entre musique traditionnelle (Batata est associé au lumbalú, chant des morts qui accompagne les cérémonies funéraires) et champeta. Mais ce n’est pas tout : deux musiciens congolais, Rigo Star et Dally Kimoko29, ajoutent les rythmes de guitare dans un studio parisien, alors qu’un chanteur et animateur de la scène parisienne, 36 15 Code Niawu, compose les paroles. La boucle est bouclée pourrait-on dire : l’Afrique retrouve l’Amérique, la rumba devient palenquera, le soukous se transforme en lumbalú. Et les retrouvailles se font à Paris. Sur la pochette, Batata, chapeau traditionnel sur la tête, joue du tambour devant un picó coloré; les chansons mêlent les sons du tambour aux guitares congolaises, entre deux harangues des DJ de Cartagena : images et musiques qui réunissent époques et continents, mais que seule l’inventivité de Lucas a fait exister, en mobilisant une communauté transnationale virtuelle, censée partager la même culture.

Conclusion

34 Une même désignation, « musique noire », renvoie ainsi à des significations multiples, révélatrices de l’ordre socio-racial de la ville et du pays, de la place fluctuante accordée à l’autre et de l’émergence de la référence à un imaginaire afro-américain transnational. Et culture globalisée n’est pas ici synonyme de culture dominante : la champeta se développe à la périphérie des Etats-nations (côte Caraïbe colombienne) et dans les marges urbaines (quartiers populaires de Cartagena, quartier africain de Paris), à l’écart des grands réseaux de production et de diffusion, sur des marchés segmentés localement et internationalement. A Cartagena, la relocalisation de la música africana, s’effectuant dans un espace fortement chargé de références à l’Afrique et aux identités raciales et ethniques, superposant expression culturelle et interprétation biologique, combine ainsi registres de discours et cadres normatifs. La champeta est présentée tour à tour comme une musique localisée s’inscrivant dans des pratiques sociales marquées par la stigmatisation raciale à Cartagena, une musique ethnique jouant sur l’attrait de l’exotisme et même du primitivisme de la pensée occidentale, une musique planétaire mobilisant une communauté diasporique mondiale. Elle oblige à dépasser, et à faire coexister, les oppositions binaires : local et global, bricolage et naturalisation, hybridation et tradition, métissage et afrocentrisme, homogénéité et différentiation, culture et commerce, Nord et Sud.

Civilisations, 53 | 2005 113

BIBLIOGRAPHIE

ABRIL, Carmen, Mauricio SOTO, 2003. « El futuro económico y cultural de la industria discográfica de Cartagena : entre la champeta y la pared », Aguaita, 9, pp. 23-44.

AGIER Michel, 2000. Anthropologie du carnaval. La ville, la fête et l’Afrique à Bahia. Paris : Editions Parenthèses.

CASSIANI Alfonso, 2003. « San Basilio de Palenque : historia de la resistencia, 1599-1713 », in 150 años de la abolición de la esclavización en Colombia. Desde la marginalidad a la construcción de la nación, VI Cátedra anual de Historia Ernesto Restrepo Tirado. Bogotá : Ministerio de Cultura – Aguilar, Altea, Taurus, Alfaguara S.A.

CONTRERAS HERNANDEZ Nicolás R., s.d. « Champeta/terapia : más que música y moda, folklor urbanizado del Caribe colombiano », Huellas, 67-68, pp. 33-45.

CUNIN, Elisabeth,

2000. « Relations interethniques et processus d’identification à Carthagène », Cahiers des Amériques Latines, 33, pp. 127-153.

2004. Métissage et multiculturalisme en Colombie. Le “noir” entre apparences et appartenances. Paris : L’Harmattan, collection Connaissances des Hommes, IRD.

ESCALANTE, Aquiles, 1979. Palenque de San Basilio. Una comunidad de descendientes de negros cimarrones. Barranquilla : Ediciones Editorial Mejoras.

FAUVELLE-AYMAR, François Xavier, 2002. « Naissance d’un nation noire. Multimédia, mondialisation et nouvelles solidarités », L’Homme, 161, pp. 75-89.

GILROY, Paul, 2003. L’Atlantique noir. Modernité et double conscience. Paris : Editions Kargo.

GUILBAULT, Jocelyn, 1993. « On Redefining the ‘Local’ Through World Music », The World of Music, 35 (2), pp. 33-47.

MOORE, Robin Dale, 1997. Nationalizing Blackness : Afrocubanismo and Artistic Revolution in Havana, 1920-1940, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press.

MOSQUERA, Claudia et Marion PROVENSAL, 2000. « Construcción de identidad caribeña popular en Cartagena de Indias a través de la música y el baile de champeta », Aguaita, 3, pp. 98-114.

MOSQUERA, Claudia, Mauricio PARDO et Odile HOFFMANN (éds.), 2002. Afrodescendientes en las Américas. Trayectorias sociales e identitarias. Ciento cincuenta años de la abolición de la esclavitud en Colombia. Bogotá : Universidad Nacional de Colombia-Instituto Colombiano de Antropología e Historia-Institut de Recherche pour le Développement-Instituto Latinoamericano de Servicios Legales Alternativos.

MUNERA, Alfonso, 2004. Fronteras imaginadas. La construcción de las razas y de la geografía en el siglo XIX colombiano. Bogotá : Planeta.

OCHOA GAUTIER, Ana María, 1998. « El desplazamiento de los espacios de la autenticidad : una mirada desde la música », Antropología, 15-16, p. 171-182.

PACINI HERNANDEZ, Deborah,

1993a. « The picó phenomenon in Cartagena, Colombia », América Negra, 6, pp. 69-115.

Civilisations, 53 | 2005 114

1993b. « A view from the South: Spanish Caribbean Perspectives on World Beat », The World of Music, 35 (2), pp. 48-69.

STAPLETON, Chris and Chris MAY, 1990. African Rock : The Pop Music of a Continent. New York : Dutton.

WHITE, Bob,

2002a. « Réflexions sur un hymne continental. La musique africaine dans le monde », Cahiers d’Etudes Africaines, 168 (XLII-4), pp. 633-644.

2002b. « Congolese Rumba and other cosmopolitanisms », Cahiers d’Etudes Africaines, 168 (XLII-4), pp. 663-686.

WADE, Peter,

1997. Gente negra, nación mestiza. ámicas de las identidades raciales en Colombia. Bogotá : Editorial Universidad de Antioquia-ICAN-Siglo del Hombre Editores-Ediciones Uniandes.

2002. Música, Raza y Nación. Música tropical en Colombia. Bogotá : Vice Presidencia de la República – Departamento Nacional de Planeación – Programa Plan Caribe.

NOTES

1. Cette recherche n’aurait pas été possible sans la collaboration de nombreux acteurs du monde de la champeta; je souhaite remercier tout particulièrement Humberto, Manrebo et Lucas, grands connaisseurs de musiques africaine et afrocaribéenne, promoteurs passionnés de la champeta dans le monde. 2. La champeta s’est très rapidement inspirée, en plus du soukous, d’autres musiques venues d’Afrique et de la Caraïbe. 3. Village de noirs marrons, Palenque de San Basilio est aujourd’hui considéré, après un processus d’ethnicisation mené par quelques leaders vivant à Cartagena et Barranquilla, comme la terre africaine de Colombie, dans le nouveau contexte ouvert par l’adoption de politiques multiculturelles à partir de 1991 (Escalante, 1979; Cunin, 2000; Cassiani, 2003). 4. Créé en 1982 par Antonio Escobar et Francisco Onis, largement influencés par le développement de la world music et par la mise en valeur de la Caraïbe, le Festival, aujourd’hui disparu, a sans doute joué un rôle fondamental, à côté des radios locales, dans l’émergence d’une génération de chanteurs et l’accoutumance d’un public local aux musiques africaines modernes. Voir Pacini Hernandez, 1993b. 5. Dans le même temps, les analystes de la champeta, journalistes et chercheurs en tête, s’évertuent à présenter les pratiques associées à la champeta comme autant de traits culturels africains : les picós sont comparés à des tambours, les danseurs à des tribus urbaines, le caractère rebelle à la résistance des noirs marrons, etc. 6. Voir également le phénomène du rap à Cali. 7. El Reyest aujourd’hui une entreprise familiale aux multiples visages : maison de production (40 albums sortis à ce jour), point de vente au marché Bazurto, picó se déplaçant dans la ville et les villages environnants, DJ le plus célèbre de Cartagena (El Chawala). 8. Même si la música africana reste présente à Cartagena (grâce à l’engouement de certains fidèles parmi lesquels Humberto), elle est désormais tout à fait marginale en termes de production et de diffusion. 9. Deborah Pacini Hernandez souligne que, dans la Caraïbe hispanophone à laquelle elle s’intéresse, les emprunts musicaux sont rarement mentionnés (Pacini Hernandez, 1993b : 63). 10. Nom donné aux chanteurs et amateurs de champeta.

Civilisations, 53 | 2005 115

11. La champeta se tomó a Colombia, Sony Music Entertainment, 2001. 12. Il faut bien entendu souligner la dimension internationale de ces disques produits par Sony, tout en rappelant que c’est une antenne nationale (à Bogotá pour la Colombie) qui est à l’origine de l’enregistrement et de la diffusion de la champeta. Les trois CD ont connu une chute rapide de leur vente : 60 000 pour le premier, 30 000 pour le deuxième, un chiffre insignifiant pour le troisième (entretien avec le responsable des ventes de Sony Colombie, 10 septembre 2003). 13. Entretien, 11 août 2003. 14. Célèbre marque de rhum. 15. Précisons que, en Colombie, le terme rumba ne renvoie pas à la musique populaire à Kinshasa et Brazzaville dans les années 1940-60 (ni à la musique cubaine), mais désigne plus généralement la fête. 16. Fait révélateur, la champeta ne fait désormais plus l’objet d’émissions spécifiques sus les radios, une fois par semaine, comme c’était encore le cas jusqu’en 1998, mais est programmée tout au long de la journée, au même titre que les musiques les plus populaires de la côte (vallenato, salsa, merengue). 17. Rumba Estereo, 24 janvier 1998. 18. Entretien, 7 septembre 1999. 19. Rappelons que, au même moment, la champeta change, pour quelques temps seulement, d’appellation et devient terapia : sans que l’on sache très bien d’où vient le terme, ni à qui en attribuer la paternité, on ne peut ignorer le choix du mot, qui renvoie à une thérapie aussi physique que morale. Dans le même temps, son caractère socialement convenable s’accompagne de l’identification à un « noir » de plus en plus pâle. 20. Entretien, 1er août 2003. 21. Entretien, 1er août 2003. 22. Pa’lante, n° 8, septembre 2002. 23. Brochure de présentation de l’association. 24. Entretien avec le président de la fondation, 19 août 2003. 25. Le principal journal du pays titrait ainsi, à la sortie d’un des disques de Lucas, « le rythme de la champeta surprend Paris » (El Tiempo, 9 décembre 1998). 26. Colombie.El Sexteto Tabalá, Ocora, Radio France, 1998; Colombie. Palenque de San Basilio, Ocora, Radio France, 2004. 27. Champeta Criolla, volumes 1 et 2, Palenque Records, 1998 et 2000. 28. Batata y su Rumba Palenquera, Radio Bakongo, Network Medien GMBH, 2003. 29. Guitaristes congolais de renom, installés à Paris, ayant enregistré avec les grands noms du soukous : M’Bilia Bel, Tabu Ley, Kofi Olomide, Papa Wemba, Soukous Stars.

RÉSUMÉS

La champeta est une musique urbaine, moderne et commerciale dont l’origine africaine est à la fois mythifiée et stigmatisée. Venue du Congo, associée à la Caraïbe, s’arrêtant à Paris, elle s’exprime dans un monde globalisé, tout en étant fortement identifiée à Cartagena, sur la côte Caraïbe de la Colombie. La champeta passe et repasse d’un univers géographique, mais surtout social, culturel, symbolique, à un autre. A travers ces multiples circulations et les processus de relocalisation qui les accompagnent, elle reflète les différents visages associés à la « musique

Civilisations, 53 | 2005 116

noire », du folklore esthétisé à la world music jouant entre authenticité et métissage. Au-delà, la champeta est porteuse des interrogations contemporaines sur les cultures afro-caribéennes dans les Amériques : naturalisation et stigmatisation de la différence, ambiguïté du lien à l’Afrique, projection dans une communauté diasporique afro imaginée. A travers le parcours et les propos de trois personnages, trois entrepreneurs culturels, trois passeurs de frontières, cet article se propose de se situer au cœur des mécanismes de réappropriation d’une pratique musicale, de transformations et d’adaptations en fonction des attentes supposées du public ici et là-bas, de construction d’univers symboliques et normatifs ethnico-raciaux qui se superposent et se croisent.

Champeta is an urban, modern and commercial music, the African origin of which is both imagined and stigmatized. Born in Congo, associated with the Caribbean, also processed in Paris, it expresses a globalized world, though it is strongly identified with the town of Cartagena, located on the Caribbean coast of Colombia. Champeta music circulates through multiple geographical, social, cultural and symbolic universes. Through these diverse itineraries and through a process of relocalization, this music reflects the different faces of “Black Music”, from aesthetic folklore to world music, between authenticity and mestizaje. Champeta highlights contemporary issues in Afro-Caribbean cultures in America: the naturalization and the stigmatization of difference, the ambiguity of the relation with Africa, the projection in an imagined diaspora. Through the practices and discourses of three characters, all of them cultural brokers and bearers of cross-cultural projects, this article tries to understand the mechanisms through which music is appropriated, transformed and adapted according to supposed expectations of a local and global public, eventually constructing symbolic and normative ethno- racial universes.

AUTEUR

ELISABETH CUNIN Elisabeth Cunin travaille depuis 1996 en Colombie, tout d’abord dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie (soutenue à l’Université de Toulouse le Mirail) puis en tant que pensionnaire de l’Institut Français d’Etudes Andines. Elle est actuellement chargée de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (UR 107 Constructions identitaires et mondialisation) et coordonne le programme «Identités métisses, catégories métisses dans les sociétés post-esclavagistes. La Caraïbe de la Colombie au Mexique». Elle a publié l’ouvrage Métissage et multiculturalisme en Colombie. Le “noir” entre apparences et appartenances (L’Harmattan, collection Connaissances des hommes, IRD, 2004).

Civilisations, 53 | 2005 117

French music, Cajun, Creole, Zydeco Ligne de couleur et hiérarchies sociales dans la musique franco- louisianaise1

Sara Le Menestrel

1 Etablie depuis les années 1970 dans le Sud-Ouest de la Louisiane, où elle s’est mariée à un accordéoniste cadien et a formé plusieurs groupes de musique cadienne, Ann Savoy a récemment produit deux CD qui rendent hommage à la musique franco-louisianaise : Evangeline Made est consacré à la musique cadienne, celle des « descendants des Acadiens, blancs et francophones », tandis que Creole Bred met à l’honneur « la musique zydeco et créole » des « Afro-Américains francophones »2. Le choix des titres traduit bien la perception des Cadiens et des Créoles comme issus de deux diasporas : le premier revendique l’ascendance acadienne des Cadiens au travers du personnage emblématique d’Evangéline – héroïne du poème de Longfellow (1847) qui narre le périple des Acadiens déportés de Nouvelle-Ecosse par les Anglais en 1755. L’origine acadienne est ici privilégiée, parmi les multiples groupes dont les Cadiens sont issus (colons français et espagnols dits Créoles blancs3, immigrés français, irlandais, écossais et allemands); par le choix d’un terme inscrit dans le champ lexical de l’hérédité génétique (bred), le titre du deuxième CD met l’accent sur la dimension biologique de l’identité des Créoles, qui désignent ici les descendants de gens de couleur libres et d’esclaves. Alors que vingt ans auparavant, Ann Savoy publiait un livre sur la musique cadienne qui mettait en lumière l’étroite collaboration des musiciens cadiens et créoles dans la construction d’une tradition musicale « française » (Savoy, 1984), elle établit néanmoins des catégories musicales fondées sur les ascendances distinctes des deux groupes.

2 Parallèlement à ce souci de distinguer Cadiens et Créoles, ces dernières années, les artistes et intellectuels locaux ont multipliés leurs efforts pour valoriser les échanges entre les différents styles établis au sein de la tradition musicale régionale. Des enregistrements et des performances rassemblent ainsi musiciens cadiens et créoles et mettent en avant leurs influences mutuelles. Cette représentation inclusive des traditions musicales locales contraste néanmoins avec des pratiques et des discours sur la musique révélateurs de divisions sociales persistantes. Celles-ci sont fondées sur la combinaison de plusieurs facteurs : la ligne de couleur transparaît au travers des

Civilisations, 53 | 2005 118

catégorisations qui prévalent depuis la deuxième moitié du 20e siècle, et modèle les jugements musicaux actuels. Les clivages observés reposent également sur des hiérarchies sociales internes, issues notamment de la complexité et des multiples dimensions des identités créoles louisianaises. Au sein de cette dynamique sociale divisée apparaissent toutefois des espaces de négociations qui révèlent l’impact de certaines valeurs communes aux Cadiens et aux Créoles.

La musique française4

3 Avant les années 1960 prédominait une perception inclusive de la musique franco- louisianaise, sans distinction entre musique cadienne, musique créole et zydeco. On parlait alors en français de musique française ou en anglais de French Music, cette catégorie englobant une diversité de styles sans l’associer à un groupe spécifique, par contraste avec la terminologie actuelle qui parle désormais de musique cadienne et musique créole selon l’origine des musiciens. Le clivage français/américain était alors le plus prégnant, comme en témoigne de façon lumineuse une Cadienne qui grandit dans les années 60 : étant enfant, il ne faisait pour elle aucun doute que les mentions AM/FM de son poste radiophonique se référaient à la distinction American Music/French Music.

4 Au début du 20e siècle, les premiers enregistrements franco-louisianais témoignent d’une tradition musicale commune. Devenus les figures emblématiques de cet héritage, l’accordéoniste créole Amédée Ardoin (1896-1941) et le violoniste cadien Denis McGee (1893-1989) ont enregistré un album en 1929. Tous deux métayers, leur duo se poursuivit vingt années durant et remporta un immense succès dans les salles de danse locales et les bals de maison, inspirant jusqu’à aujourd’hui des générations de musiciens. Amédée Ardoin est aujourd’hui considéré comme une référence incontournable par les amateurs de musique franco-louisianaise, tous styles confondus.

5 Tout au long du siècle, cette musique se nourrit d’influences très diverses. Jusqu’au deux-tiers du 19e, le violon en constitue l’instrument principal, souvent utilisé par pair, l’un jouant la mélodie, l’autre « secondant » en jouant l’harmonie ou un bourdon. Puis l’accordéon diatonique prend progressivement le devant de la scène, accompagné d’une section rythmique composée d’une guitare et de percussions (‘tit fer et/ou frottoir). Dans les années 30, l’influence du western swing met à l’honneur les string bands. L’amplification conduit notamment à l’introduction de la steel guitar, qui fait désormais partie intégrante de l’instrumentation, tandis que le violon est accompagné d’autres instruments mélodiques comme le banjo et la mandoline. L’anglais est utilisé dans bien des chansons, d’autres sont traduites en français. Parmi les groupes les plus populaires du milieu des années 1930 tels Leo Soileau, the Rayne-Bo Ramblers et plus tard Harry Choates, the Hackberry Ramblers puise dans les répertoires aussi variés que celui de Bob Wills, Jimmie Rogers et Bessie Smith. Leader du groupe, Lurderin Darbone explique qu’il combina morceaux cadiens, hillbilly ainsi que ragtime, fox-trot et jazz. Le répertoire français n’était ainsi jamais exclusif d’autres styles : Joe Falcon, le premier à enregistrer un album en 1928, incluait dans ses concerts la variété de l’époque. Canray Fontenot, violoniste créole qui joua des années 40 jusqu’à sa mort en 1995, connaissait quant à lui de nombreux rags. De façon générale, dans la première moitié du 20e siècle, les groupes de cette région étaient tenus, s’ils voulaient emporter l’adhésion du public,

Civilisations, 53 | 2005 119

d’interpréter la musique « populaire » de l’époque, entendue alors comme l’ensemble des airs qui étaient en vogue.

6 Parmi les différents emprunts constitutifs de la musique française d’alors, le jazz occupe une place privilégiée en dépit du peu d’intérêt porté par les chercheurs à ce lien, puisque seul un petit ouvrage lui a été jusqu’à présent consacré (Sonnier, 1989). Présentés comme deux styles distincts, le jazz de La Nouvelle-Orléans et la musique franco-louisianaise du « pays cadien » (dans le Sud-Ouest louisianais) semblent associés respectivement à une Louisiane urbaine et rurale sans lien entre elles. Les entretiens menés dans la région de Lafayette confirment une absence très fréquente de référence au jazz lorsque sont évoquées les salles de danse et les clubs de la première moitié du 20e siècle. Pourtant, dès les premières décennies du siècle se développa un cercle de musiciens de jazz prééminents dans les petites communautés rurales autour de Lafayette. Les échanges mutuels avec La Nouvelle-Orléans étaient incessants par le biais de séjours, de tournées ou d’engagements de musiciens. Plus d’une quinzaine d’orchestres et de brass bands tournaient plusieurs fois par semaine, le plus souvent dans les clubs, les parades et les fêtes paroissiales, attirant régulièrement des musiciens de la Nouvelle-Orléans – parmi lesquels Louis Armstrong, Count Basie et Cab Calloway – pour jouer rags, blues, fox-trot, polkas, mazurkas, charleston et valses, selon le public5.

7 Au lendemain de la seconde guerre mondiale, un autre genre musical va se développer chez les Cadiens comme les Créoles : le swamp pop6. Défini le plus souvent comme un hybride issu du rythm and blues de La Nouvelle-Orléans, du country and western, et de la musique cadienne et créole, ce style a émergé dans le Sud-Est du Texas et le Sud-Ouest de la Louisiane, marquant durablement le répertoire franco-louisianais (Bernard, 1996). C’est à la même époque que le zydeco est popularisé, devenant indissociable des Créoles noirs. Inspiré de la musique française, du blues et du rythm and blues, l’orchestre zydeco se compose le plus souvent d’un accordéon piano chromatique, ou/et diatonique, accompagné d’une forte section rythmique où le frottoir joue un rôle prépondérant, et sans violon, contrairement au style cadien où la dimension mélodique est privilégiée. Même si le zydeco est le fruit d’une longue maturation, c’est à Clifton C. Chenier que l’on attribue le mérite de l’avoir propulsé sur la scène nationale avec la chanson Les z‑haricots sont pas salés (évoquant les temps durs, pendant lesquels on n’avait pas de viande – conservée dans le sel – pour accompagner les haricots)7. L’origine du terme zydeco est bien souvent attribuée à ce titre, bien qu’elle semble dépasser le cadre louisianais8. L’expression « les haricots sont pas salés » précède d’ailleurs cette période puisqu’elle apparaît dans les enregistrements des Lomax de 19349. Chenier emploie ce terme comme style musical (mais aussi lieu de danse et style de danse) à partir de 1955, dans l’album Zydeco Stomp. Mais le zydeco devient un genre nommé comme tel et réputé au-delà du Sud-Ouest louisianais à partir du moment où la maison de production Arhoolie enregistre C.C. Chenier en 1964.

Civilisations, 53 | 2005 120

Photo 1 : Clifton Chenier (1925-1987), Lafayette, 1981

(© Jacques Henry).

8 Le répertoire franco-louisianais a donc toujours été très éclectique, nourri d’influences multiples et donnant lieu à l’émergence parallèle de plusieurs styles qui se sont inspirés de ces différents apports, par contraste avec l’image d’un âge d’or évoqué par certains pour appuyer leur perception de la musique « traditionnelle ». Les appréciations des amateurs de cadien et de zydeco sont de surcroît elles-mêmes le fruit d’une évolution, leur goût ayant été modelé par différentes périodes successives. Jusqu’au renouveau musical des années 70, l’attrait des Louisianais (public et musiciens) pour la musique cadienne se prononce graduellement, après une immersion quasi-systématique dans le rock’n roll, le blues, le country and western et le swamp pop.

La revendication d’une tradition d’inclusion

9 Depuis ces dix dernières années, le milieu artistique et intellectuel local insiste tout particulièrement sur la mixité culturelle dont la musique franco-louisianaise est issue, dans une volonté de mettre en avant l’héritage commun des Cadiens et des Créoles, leurs échanges et leur interaction, et de transcender ainsi la ligne de couleur. Les jeunes groupes cadiens sont très explicites sur ce sujet et tiennent à exposer cette perception à leur public. Le groupe Balfa Toujours, mené par la fille du célèbre violoniste Dewey Balfa, pilier du renouveau musical des années 1970, revendique dans la plupart des jaquettes de ses albums la tradition d’inclusion des Cadiens, en l’inscrivant dans leur histoire : « Leur culture en expansion fut renforcée par les influences externes, en les adaptant à la sensibilité cadienne. C’est inclusion, et non l’exclusion, qui a fait perdurer la culture cadienne à travers les siècles »10. Comme d’autres artistes et universitaires, le groupe combine systématiquement dans ses textes

Civilisations, 53 | 2005 121

la valorisation de la mixité culturelle à l’hommage rendu à leur résistance à l’adversité. La tradition d’inclusion apparaît ainsi comme une condition sine qua non de la survivance des Cadiens malgré les souffrances endurées au fil des siècles (déportation par les Anglais, stigmatisation comme white trash, interdiction de parler français…).

10 Christine Balfa met un point d’honneur à perpétuer cette collaboration : elle a créé en 2001 le Dewey Balfa Cajun & Creole Heritage Week. Ce stage musical s’applique à mettre à l’honneur l’héritage commun des Cadiens et Créoles, dépassant la division entre style cajun « blanc » et style zydeco « noir ». De vieux musiciens sont invités à jouer l’ancien répertoire « français » et évoquent l’interaction entre les deux groupes dans leur récit de vie. Présentant le violoniste créole Rodney Fontenot, Ch. Balfa évoque ses liens de parenté avec lui et ajoute avec conviction qu’elle en est « fière », tenant à transmettre ce message au public majoritairement non-louisianais du stage. On retrouve chez Barry Ancelet, universitaire spécialiste des Franco-Louisianais et actif militant culturel, un souci semblable : la musique d’un groupe de Créoles établis en Californie (les Frères Poulard) lui paraît tout autant inspirée par les grandes figures que sont Iry Lejeune and Aldus Roger [Cadiens] que par Amédée Ardoin and Adam Fontenot [Créoles], comme il l’explique dans le livret du CD : « Il aurait été facile de suivre les leçons exclusives d’un passé qui a trop souvent séparé les gens. Les Poulard et Garnier nous offrent un exemple d’inclusion d’autant plus élégant ». Don Cravins, Créole très renommé à la fois pour ses actions en faveur du zydeco (auquel il a consacré des émissions radio, télévisées et un festival extrêmement populaires) et sa fonction de sénateur louisianais, considère quant à lui le répertoire français comme « le blues des Cadiens et des Créoles », en référence aux souffrances et à la misère qu’elle évoque et qui crée entre eux ce qu’il perçoit comme une « parenté ».

11 Le discours revendicatif des non-Louisianais établis dans la région depuis plusieurs années, diffère quelque peu de celui des Louisianais : si ces derniers peuvent partager la même volonté de condamner une vision « racialisée » de la culture franco-louisianaise, ils n’en reconnaissent pas moins les limites des échanges entre Cadiens et Créoles. Tandis que Dirk Powell, du groupe Balfa Toujours (cf. photo de couverture), oppose la situation contemporaine aux liens étroits qui unissaient Cadiens et Créoles par le passé, sa femme, Ch. Balfa, est consciente du caractère contextuel de l’ouverture d’esprit que manifestent certains musiciens à leurs côtés, sans que cela corresponde toujours à leur véritable point de vue. Elle remarque d’autre part que son propre père, fort respectueux du rôle des Créoles dans la musique dite cadienne, n’a pourtant jamais joué avec ‘Bois Sec’ Ardoin – accordéoniste créole et neveu d’Amédée Ardoin – qu’il côtoyait bien souvent. Le respect mutuel n’est pas confondu avec la sociabilité. Le contraste est d’autant plus grand avec les communautés de fans établies aux Etats-Unis et dans le monde, qui entretiennent bien souvent l’image d’une musique fédératrice et organisent systématiquement des festivals, concerts et stages où musique cadienne et zydeco sont célébrés de concert, si bien que ses amateurs se sont baptisés explicitement des « CZ fans ».

12 Si ce n’est par le discours, la conception syncrétique de la culture franco-louisianaise est exprimée au travers de chansons ou des choix musicaux des groupes. Balfa Toujours adopte cette stratégie avec la chanson Un ange pour tout de la Louisiane, introduite par un texte sans ambiguïté : « Qu’on le veuille ou non, les cultures de cette région sont redevables les unes aux autres de leur survie. Cette chanson tient à rappeler que nous ne sommes pas aussi différents que certains aimeraient nous le faire croire »11. Horace

Civilisations, 53 | 2005 122

Trahan, jeune accordéoniste cadien considéré par ses fans comme l’héritier direct du style d’Iry Lejeune (musicien de renom dans les années 1940), n’hésita pas à rompre avec le style « traditionnel » qu’il incarnait pour former un groupe de zydeco avec des musiciens noirs. La chanson titre de son premier album, Reach Out and Touch a Hand, affiche sans détour ses convictions et vient d’emblée légitimer son choix12. Plusieurs groupes cadiens de renom incorporent de plus en plus souvent dans leur répertoire des morceaux de musiciens créoles ou du zydeco : Beausoleil donna le ton au début des années 1980 avec l’album Zydeco Gris-gris, et continue de mettre en avant des inspirations multiples (zydeco, country, blues, latino, jazz, tex-mex …) réinterprétées dans le style cadien, comme l’explicite le titre de l’album Cajunization (1999). Balfa Toujours a enregistré un album avec ‘Bois Sec’ Ardoin; Steve Riley and The Mamou Playboys reprend depuis plusieurs années des succès de C.C. Chenier et des airs de swamp pop. Il a en outre incorporé des extraits de juré des années 30 (musique sans instruments, avec mains, pieds et voix) dans une chanson rock très contemporaine, et a mis en musique un poème qui aurait été écrit en créole par un esclave en 1860. La portée de ces choix est d’autant plus grande qu’elle fait écho à des perceptions musicales divergentes, témoignant de la prégnance de certains clivages sociaux ancrés dans l’histoire des Franco-Louisianais.

Photo 2 : ‘Bois sec’ Ardoin et Kevin Wimmer, violoniste du groupe Balfa Toujours, Dewey Balfa Cajun & Creole Heritage Week, Lake Fausse Pointe, 2001

(© David Simpson, LSUE Office of Public Relations).

Hiérarchies sociales et discours de réappropriation parmi les Créoles

13 Contextuelles et multi-dimensionnelles, les représentations identitaires des Créoles se déclinent en différentes combinaisons : c’est ainsi que dans le Sud-Ouest de la

Civilisations, 53 | 2005 123

Louisiane, l’identité créole n’interfère pas avec un fort sentiment d’appartenance aux Africains Américains, si ce n’est dans quelques familles issues d’anciennes enclaves créoles rurales13. Identité noire et héritage français sont revendiqués de concert. Beaucoup soulignent la discrimination qu’ils ont subi avec les Noirs, quelle que soit leur teinte de peau, et rappellent que pendant la ségrégation, que l’on soit clair ou foncé, « on connaissait sa place ». Par contraste, à La Nouvelle-Orléans, mais aussi dans la région de Natchitoches (au Nord-Ouest) ainsi que parmi la diaspora créole (notamment californienne) persiste souvent un sentiment d’appartenir à une culture spécifique, issue d’un mélange unique entre Européens, Africains et Amérindiens, lié à un refus d’être identifié comme Noir ou Blanc. Il semble que de manière générale l’origine rurale accroisse la primauté accordée à l’identité créole, bien que cette tendance soit également présente chez les Néo-Orléanais.

14 Ces perceptions concurrentes, qui conduisent à des accusations d’élitisme, renvoient à la catégorie des gens de couleur libres en Louisiane, insérés dans une société louisianaise tripartite qui leur donna les moyens de posséder des biens (parmi lesquels des esclaves) et de les transmettre14. Cette distinction créa chez certains une conscience de classe qui les incita à s’identifier comme Créoles de couleur après la guerre de Sécession, afin de se distinguer des esclaves émancipés auxquels ils furent assimilés pendant la ségrégation15. Aux alliances endogames s’ajoutent d’autres stratégies de distinction. La famille, la langue, la couleur et certaines valeurs morales constituent des facteurs déterminants dans le maintien d’une identité distincte (Anthony, 1978 : 165).

15 Dans la région de Lafayette, même les Créoles les plus revendicatifs réfutent la prégnance de la classe comme pilier de leur identité en lui substituant celle de la culture : « We are Creole Black versus African American Black », affirment-ils en insistant ainsi sur la compatibilité entre l’identité créole et noire. Il arrive pourtant que même lorsque l’identité noire est revendiquée, l’ascendance africaine ne le soit pas : « C’était [un mélange d’] Indiens et d’Africains, de Français et d’Indien. Mais jamais de Français et d’Africains. Les Français n’ont jamais pris d’Africaines pour femmes. Femme jolie [en français dans le texte]. Ils voulaient les belles femmes mulâtres ».

16 Jim, 63 ans, est catégorique16 : les Créoles ne furent jamais descendants d’esclaves, et ne furent pas non plus le fruit d’unions illégitimes : « Ce n’était pas simplement sexuel, c’était un engagement, un engagement à vie » (en référence au plaçage17). Tous ses arguments consistent à occulter une ascendance africaine dévalorisée pour que la supériorité de leur statut social soit indiscutable : « Les Créoles étaient cultivés, ils étaient raffinés ». Cette perception élitiste va de pair avec la volonté de jouer un rôle de leader politique – comme s’y appliquèrent les Créoles pendant la Reconstruction. Jim s’inscrit dans cette même perspective de leadership dans le domaine de l’éducation, ayant consacré sa carrière à promouvoir l’accès aux études supérieures en dirigeant plusieurs programmes éducatifs louisianais de soutien et d’aides. Son souci de magnifier les réalisations des Créoles et de leur attribuer un rôle prépondérant dans l’éducation, l’émancipation et la défense des droits civiques des Noirs louisianais s’inscrit dans une histoire officielle célébrative qui contraste avec une mémoire collective et individuelle conflictuelle et tourmentée (Thompson, 2001).

17 L’enjeu de pouvoir que constitue aujourd’hui le zydeco amène Jim à tenir un discours de réappropriation. La distinction sociale que certains membres de l’élite créole persistent à maintenir aboutie à une opposition supplémentaire entre descendants

Civilisations, 53 | 2005 124

d’esclaves et de Créoles de couleur, les uns s’inscrivant selon Jim dans une démarche commerciale, les autres sans prétention à la renommée, implicitement dépréciée. « Le zydeco a vraiment commencé avec les Créoles (…). Les Créoles n’ont jamais voulu diffusé leur culture. Et un type comme Clifton Chenier en a profité. Il a commencé à l’amener à une communauté plus large. Il a pris la musique créole et l’a appelé zydeco. N’oublie pas que Chenier, ses fans, beaucoup de leurs ancêtres étaient esclaves de Créoles. Certains Créoles se sont par la suite mariés avec des esclaves. Et le mélange a commencé ».

18 Les Créoles de couleur auraient ainsi transmis leur héritage musical à leurs esclaves, la figure emblématique du zydeco leur étant elle-même redevable de son succès. Or, les Créoles regroupent depuis le début du siècle des descendants de Créoles de couleur libres mais aussi des descendants d’esclaves. En outre, Clifton Chenier était précisément issu d’une famille de Créoles de couleur. Que cette ascendance lui soit déniée ou soit simplement jugée inconcevable semble relever de l’association souvent tacite entre identité créole et clarté de peau. Animateur d’une émission de radio sur le zydeco, John ne restreint pas l’origine du zydeco aux Créoles, mais son discours illustre bien cette perception : « *Un Créole, ou un mulâtre, c’était quelqu’un qu’était manière brun avec des bons cheveux, des cheveux droits, des yeux manière bleus, gris, parce que mon père c’était un créole (…). Un monde noir il aime la musique de zydeco aussite. Qui c’est qui joue asteur le zydeco ? Quand ça a commencé avec Clifton, il était un noir, un nègre, c’est tout, c’est pas un créole18 ».

19 Il est également possible que cet usage du terme « Créole » en référence à la couleur exprime le refus d’accorder aux Créoles qui y prétendent un statut d’élite sociale. John se désolidariserait de la sorte de ceux qui, comme Jim, tiennent à être distingués des descendants d’esclaves et mettent en avant leur supériorité19.L’élite créole (propriétaires terriens et élite urbaine) inclut d’ailleurs dans cette distinction les Cadiens, soulignant leur statut social inférieur, leur ascendance paysanne et leur moindre niveau d’éducation.

“The right color of music”

« *Moi j’ai jamais compris la différence de la musique créole et la musique français, except que c’est un homme blanc qui joue l’accordéon quand c’est cadien, et c’est un homme noir quand c’est créole ».

20 Les catégorisations aujourd’hui employées pour désigner le répertoire français du début du siècle dernier laissent Fred, Cadien, producteur de disques, quelque peu perplexe. La musique n’est pas la seule concernée par cette pratique, appliquée aussi aux différentes formes linguistiques francophones – le créole et le français régional louisianais20 – qui peuvent être maîtrisés par une même personne quelle que soit son origine. Tandis qu’une majorité de Cadiens et de Créoles parlent le français régional, les Cadiens désignent leur langue comme du cadien, et les Créoles comme du créole. C’est ainsi le groupe d’appartenance revendiqué par le locuteur qui détermine le sens du terme employé et non la nature de la langue.

21 Ce mécanisme est particulièrement révélateur de la prégnance de la ligne de couleur dans les relations sociales et de son impact sur les représentations de la musique. Dennis, musicien d’un groupe zydeco de renom, reconnaît bien les affinités musicales

Civilisations, 53 | 2005 125

entre Cadiens et Créoles, mais il leur prête des styles bien distincts dont il explique le fondement : « [Ardoin et McGee] étaient tous les deux d’excellents musiciens. J’adore leur musique. Mais si tu écoutes vraiment bien, ils ne jouent pas du tout la même chose. Je peux te dire la différence entre un violoniste noir et un violoniste blanc. C’est juste que tu peux me donner un peu de ton sang, mais il faut plus que ton sang pour que je sois comme toi. Il me faut tes os, ton cœur, ta sensibilité. Je peux entendre la subtilité de la musique. La subtilité est jouée avec le cœur (…). C’est comme si j’essayais de chanter comme un Indien. Je peux peut-être le copier, imiter une chanson parfaitement. Mais l’âme, la subtilité de l’âme…cet élément transparent ne peut pas être reproduit, ne peut pas être perçu, peut-être peut-il être senti. C’est difficile à expliquer, mais je peux sentir ça. Je sais quand c’est une âme sœur. Et je ne dis pas que c’est mieux, simplement c’est différent ».

22 Alors que le sang n’est pas jugé comme un critère suffisant pour transmettre la sensibilité et l’âme, qui fondent à ses yeux la différence, la couleur de peau, elle, est déterminante. L’impact du biologique sur le mental est tour à tour jugé inopérant et déterminant. Comme dans bien des sociétés, la revendication d’un « Black feel » impossible à acquérir totalement par un Blanc, et la représentation plus large d’un lien entre « race » et style musical, est très présente en Louisiane.

23 La distinction entre musiciens cadiens et créoles conduit en outre Dennis à conférer aux Créoles la paternité du style cadien, sans pour autant leur en laisser le monopole. Ce sont avant tout les esclaves qui auraient joué cette musique. Les Cadiens sont ici placés dans une relation de domination au même titre que les propriétaires d’esclaves (ceux qui occupaient le haut de l’échelle sociale, les Genteel Acadians, ont effectivement possédé des esclaves), qui incite à leur attribuer un rôle secondaire dans la construction de la tradition musicale, dont les Créoles apparaissent comme les principaux artisans21. La référence à l’Afrique vient par ailleurs fréquemment justifier la spécificité du style créole, même chez les Créoles qui refusent l’identification aux seuls Africains Américains et soulignent la mixité de leur ascendance : « La musique cadienne est différente de la musique créole. Le cadien avait un rythme français, un rythme français cassé. La différence, c’est que les Créoles avaient un rythme plus des Antilles, de style africain ».

24 La distinction entre style cadien et créole n’est par ailleurs pas toujours légitimée par l’origine et la couleur des musiciens. L’accordéoniste créole Joe Hall, qui joue avec le violoniste cadien Mitch Reed et revendique un style créole, explique : « Si quelqu’un te dit que tu es un certain type de musicien à cause de ta couleur, c’est pas vrai. Regarde Mitch, c’est un des violonistes créoles les plus fort du coin (…). La différence entre le style cadien et créole ? La musique est la même, c’est le style qui est différent. Ca peut être aussi simple que les paroles ou le pont [variation, ici de la seconde partie du thème, le B]. C’est pas quelque chose que tu peux expliquer, c’est juste un style, c’est…Je peux ajouter mon propre B à chaque morceau que j’entends. Tu peux entendre l’accent européen. C’est vraiment ça le créole. Ça peut être [joué par] un Noir ou un Blanc mais c’est très lié à la dimension européenne ».

25 Cette dimension européenne que Joe Hall invoque sans vouloir plus l’expliciter légitime sa perception du style créole, « le plus pur [style] qu’on trouve ici ». Les distinctions musicales, elles, demeurent pour lui du domaine de l’indicible, du ressenti, voire du cadre de vie. Le refus de faire de la couleur un critère distinctif doit par ailleurs être nuancé : seul son compagnon Mitch vient à ses yeux appuyer cette perception, tous les autres musiciens qu’il juge dignes interprètes du style créole sont noirs.

Civilisations, 53 | 2005 126

Photo 3 : L’accordéoniste Joe Hall et le violoniste Mitch Reed, Lafayette, novembre 2004

(© Guillory).

26 La distinction entre répertoire cadien et créole est souvent légitimée par les chercheurs (Broven, 1983; Tisserand, 1998; Wood, 2001). Ils se réfèrent souvent à une interview de Canray Fontenot dont le père, qui jouait avec Amédée Ardoin, racontait que ce dernier se rendait dans des « bals noirs » après avoir joué pour les « Blancs ». Il aurait alors joué un répertoire de blues et d’anciens chants africains. L’adaptation d’Ardoin au goût du public et sa polyvalence amènent ainsi certains à penser que ce qu’il jouait pour les Noirs était plus « authentique », fruit de sa propre créativité, par contraste avec la musique qu’il jouait avec et pour les Cadiens, qu’il n’aurait fait qu’interpréter. L. Back évoque à propos de la musique du Sud une logique similaire qui contribue à définir le blues, le rhythm and blues et la soul comme proprement « noirs » : « Quand les Blancs apprennent des Noirs, on y voit de l’imitation, mais quand les Noirs apprennent les mêmes accords, il s’agit automatiquement d’inspiration, dans laquelle on revendique leur héritage » (2002 : 230). Le souci de reconnaître le rôle des musiciens noirs dans le patrimoine musical américain conduit souvent à une vision « racialisée » des styles musicaux, qui fonde l’idée d’une propriété musicale, associée par W. B. Michaels à un « cultural geneticism » (cité dans Ware et Back, ibid.). En vertu de ce syndrome « Black through White », l’identification des Blancs à la musique noire est attribuée à un mélange de désir pernicieux et de fascination pour l’exotisme, et réduite à l’exploitation et à la récupération au détriment des Noirs.

27 La distinction entre style cadien et créole est également mise en avant par Sexton (2000 : 177), qui définit le style lala, autre dénomination dustyle créole (et des soirées dansantes), comme une « version du two-step plus syncopée d’influence africaine ». Dans la même lignée, Wood reconnaît les ressemblances des deux styles tout en affirmant leur différence – sans plus de précision – et en étendant cette influence africaine au zydeco (Wood, 2001: 25). De son côté, Bernard oppose le clivage entre cadien et zydeco au modèle « biracial » que représente le swamp pop : « Contrairement au genre cadien et zydeco, qui sont divisés selon une ligne raciale et fondés sur une instrumentation folk et des paroles francophones, le swamp pop est un genre biracial qui repose

Civilisations, 53 | 2005 127

principalement sur des paroles anglophones et une instrumentation des années 1950 et de style rythm and blues. Il n’y a aucune différence entre les interprètes de swamp pop cadiens et les interprètes créoles. Leurs sonorités ne sont qu’une seule et même chose » (Bernard, 1996 : 8). La musique française persiste à être racialisée, opposée à un modèle d’hybridité incarnée ici par le swamp pop. Même lorsque le processus de créolisation est revendiqué comme caractéristique de la musique franco-louisianaise, la question de l’origine des styles qu’elle regroupe demeure l’objet de réappropriation. B. Ancelet précise que la chanson qui aurait inspirée celle de C.C. Chenier est d’origine acadienne (Hip et Taïau), de même qu’un juré de 1934 serait lui aussi « emprunté » au répertoire acadien (1996 : 132). Au contraire, L. Post voit dans Hip et Taïau une « negro song », se fondant sur Joe Falcon, premier à l’avoir enregistrée, qui indique l’avoir apprise d’un métayer noir (cité dans Savoy, 1984 : 95).

28 Il arrive par ailleurs que l’usage de l’accordéon par les Cadiens soit attribué aux Créoles, en faisant de l’instrument une « tradition d’origine afro-créole qui remonte au moins à 1850 » (Dole, 1995; Snyder, 1997 : 39). L’accordéon diatonique aurait été exporté d’Allemagne aux Etats-Unis à partir de 1840 et popularisé par les spectacles de ménestrels. Des maîtres en achetaient pour être divertis par leurs esclaves, ce qui nourrit la théorie d’un usage d’abord exclusivement par les Noirs. D’autres émettent la possibilité d’une utilisation parallèle chez les Cadiens (Minton, 1996 : 490). Les écrits locaux datent le plus souvent l’introduction de l’accordéon en Louisiane des années 1880, par le biais des immigrants allemands et de ceux du Midwest (Ancelet, 1989; Savoy, 1984).

29 L’évolution de la terminologie semblerait presque se faire en négatif de celle des relations sociales : tandis que pendant la ségrégation légale, on parlait de musique française, il semble qu’à partir des années 60, dans le contexte du Mouvement des droits civiques, la perception de ce genre se trouve progressivement modelée par des frontières « ethniques », traduites par les appellations « musique cadienne » et « musique créole ». Cette distinction s’inscrit dans un climat politique d’essor du nationalisme noir, favorable à la revendication d’une légitimité culturelle fondée sur des critères « ethniques » et « raciaux ». Néanmoins, la prééminence d’une catégorie musicale plus inclusive dans la première moitié du 20e siècle ne reflète pas les relations sociales de l’époque, loin s’en faut. Le climat sociopolitique des années 20 et 30 est ainsi particulièrement tendu : le Ku Klux Klan ainsi que d’autres organisations racistes fleurissent à l’échelle nationale et locale, dans le Nord louisianais, tandis que la dépression économique exacerbe les discriminations raciales. Dans un tel contexte, les collaborations musicales entre Noirs et Blancs résultent de décisions et de choix individuels. Elles demeurent exceptionnelles, peu de musiciens étant disposés à prendre le risque de défier la ligne de couleur, qu’il s’agisse de musique française ou de jazz22.

30 Les circonstances de la mort d’A. Ardoin viennent illustrer la rigidité de la ligne de couleur à cette époque. Différentes versions circulent : pour certains, il se serait fait battre violemment tandis qu’il jouait dans une salle de danse pour avoir accepté des mains d’une fille blanche un mouchoir qu’elle lui avait tendu afin d’essuyer la sueur de son visage. D’autres, comme le musicien de zydeco Boozoo Chavis, sont persuadés qu’il n’aurait pas franchi aussi naïvement les frontières de la sociabilité, sachant fort bien que son rôle était circonscrit à celui d’un musicien, et pensent qu’il aurait plutôt été empoisonné par un Blanc; Denis McGee, lui (son partenaire), assure qu’il fut victime de

Civilisations, 53 | 2005 128

la jalousie d’un Noir, accrue par sa collaboration avec un musicien blanc. Quoiqu’il en soit, Ardoin ne se remit jamais de ce dont il fut victime et se trouva interné dans un asile psychiatrique où il mourut en 1941.

31 Plus tard, dans les années 50, les musiciens de swamp pop créoles témoignent de relations très tendues : ceux qui se produisent dans des clubs cadiens doivent passer par la porte du fond, sont sommés de ne pas quitter la scène, sont escortés par la police pour se rendre au bar ou aux toilettes (Bernard, 1996 : 66). Une aventure avec une femme blanche vaut à Huey « Cookie » Thierry (leader de Cookie and the Cupcakes) d’être menacé par un shérif si bien qu’il finit par s’établir en Californie en 1965. La collaboration entre les musiciens de swamp pop cadiens et créoles existe bel et bien – le hit national This should go on forever de Rod Bernard s’inspire grandement d’une composition de King Carl – mais la version de ce dernier ne reçut que peu d’attention et les deux musiciens ne se produisirent jamais ensemble. La danse cristallise d’ailleurs bien souvent les phobies des ségrégationnistes, qui y voient un encouragement à « l’amalgamation raciale » (miscegenetion)23. Chep Morrison, maire de La Nouvelle- Orléans dans les années 1950-60, œuvra pour accroître les droits et les conditions de vie des Noirs, sans toutefois remettre en cause la ségrégation. Il accusa en 1960 son adversaire à la candidature de gouverneur de gérer « an integrated nightclub » à Palm Springs (Fairclough, 1995 : 179).

32 Le milieu musical reste aujourd’hui un espace privilégié pour étudier ces clivages. Les réactions à la conversion d’Horace Trahan en musicien zydeco sont à ce titre exemplaires. Sa décision d’abandonner son groupe cadien en 1999 est vécue comme une véritable trahison, un gâchis déploré aujourd’hui encore. La transition a été difficile et longue à faire admettre au public, noir comme blanc, et les clubs n’ont ouvert leur porte que très progressivement. Ses tentatives d’exprimer directement ses revendications aux danseurs ne trouvent guère d’écho. A l’Atchafalaya Club, à Henderson, Horace Trahan incorpore un jour entre deux chansons zydeco une chanson de Bob Marley – Judge Not – interprétée en solo à la guitare, en réponse aux bruits qui courent sur son abus d’alcool et de drogue. La piste de danse se vide aussitôt. Même ceux qui ne réprouvent pas son choix se désolent qu’il ne mette plus en valeur sa voix et ne s’entoure pas des meilleurs musiciens à leur goût, légitimant leur déception en lui donnant un fondement proprement musical.

33 Selon une autre dynamique, les Viator ont eux aussi été confrontés à des obstacles en raison de leurs choix. Alida, 19 ans, et son frère Moïse, 22 ans, jouent ensemble depuis leur enfance. En 2000, ils décident de former un groupe, Et Là-bas, dans lequel ils explorent le répertoire non seulement cadien mais aussi zydeco et le jazz créole de La Nouvelle-Orléans, s’entourant de musiciens cadiens et créoles. Le « Cajun French Music Association » (CFMA), qui n’hésite pas à exclure de ses concours les musiciens trop « progressistes » à ses yeux, reconnaît les talents de violoniste d’Alida et lui offre un stage de musique. Mais lorsque celle-ci choisit comme enseignant Mitch Reed, féru de l’ancien répertoire français, l’association refuse en rétorquant qu’il joue de la « Black music » et non du cadien, lui préférant un musicien influencé par le country and western. Le père des Viator explicite d’avantage cette perception : les personnes nées avant les années 30 étaient avant tout exposées à la musique de McGee et d’Ardoin. « Donc ils ne sont pas rebutés par les vieilles chansons créoles, pour eux c’est de la musique française. Ils ne traçaient pas une frontière ». Par contraste, les générations suivantes, elles, s’abreuvent d’une musique française fortement influencée par le country and western.

Civilisations, 53 | 2005 129

L’écoute de l’ancien répertoire et de ses interprètes actuels les amène donc à l’associer à de « la musique noire ». Les différentes influences musicales au cours des décennies amènent ainsi à des représentations différentes selon les générations, conditionnées par le style le plus en vogue à leur époque.

34 Une seconde expérience confirme aux Viator la source des désapprobations de leur style : autrefois invités au Liberty Theater, à Eunice, au spectacle musical radiophonique « Le Rendez-vous des Cajuns », ils trouvent un jour porte close : » Ils ont dit qu’ils ne voulaient pas qu’ils jouent là, parce que leur musique n’est pas appropriée. Ils y ont joué pendant huit ans, ne sont jamais sorti sans ovation, et maintenant ils ne les invitent plus parce qu’ils ne jouent pas la bonne couleur de musique », affirme leur père outré mais combatif, défendant par ailleurs sans relâche la langue créole qu’il parle plus volontiers que le cadien, rappelant ainsi qu’à l’image des dialectes qui ne sont pas exclusifs, les traditions musicales des Créoles et des Cadiens ne sont pas réductibles à l’un ou l’autre groupe.

35 Le style joué par les musiciens et leur couleur de peau entraînent systématiquement des conséquences sur la composition du public et leurs appréciations. Horace Trahan attire ainsi une majorité de Blancs dans les clubs de zydeco. La logique n’est pourtant pas identique avec Geno Delafosse, accordéoniste créole friand de l’ancien répertoire français. Comme pour Horace Trahan, Geno doit essuyer les condamnations de certains Créoles qui l’accusent de « jouer du cadien ». Très apprécié parmi les Cadiens, il attire un public majoritairement blanc. Danseur invétéré, enseignant ponctuel dans les stages de musique en dehors de la Louisiane, Don ne s’est rendu pour la première fois dans un club de zydeco que récemment, pour écouter Geno, qu’il connaissait personnellement. Il tente d’expliquer ses réticences : « J’ai tendance à aller dans les clubs où je me sens à l’aise. Surtout parce que je ne sais pas ce que je ferais si j’étais confronté par une personne d’une autre culture qui ne voudrait pas vraiment de moi là-bas ». La confusion culture/couleur de peau légitime fréquemment la ligne de couleur. La supposition qu’on ne sera pas le bienvenu dissuade beaucoup de Cadiens de fréquenter les clubs zydeco, tandis que d’autres se justifient en défendant le droit des Créoles à avoir leur propre espace de sociabilité. Certains propriétaires de clubs zydeco ont d’ailleurs réservé une journée dans la semaine à des groupes zydeco « blancs ». C’est le cas de Hamilton’s à Lafayette, qui instaura une « white night » entre 1983 et 1985. La formule n’est aujourd’hui plus en vigueur mais dans les faits, un groupe « blanc » est plus susceptible d’attirer les Cadiens dans un club zydeco.

36 Cette même crainte est perceptible dans le sens inverse chez les Créoles et semble d’ailleurs modeler leurs goûts : tandis que de nombreux jeunes Cadiens apprécient le zydeco, peu de Créoles manifestent un intérêt pour la musique cadienne et se rendent dans les festivals qui lui sont consacrés. Cette distance est d’autant plus justifiée que des incidents continuent de se produire lorsque des Noirs s’aventurent dans certains clubs cadiens, l’inverse n’ayant jamais provoqué d’incident. En 1995, l’entrée d’une salle de danse cadienne est refusée à une femme noire de Chicago, de passage pour une convention; à quelques mois d’intervalle, un homme du Kentucky subit la même discrimination lorsqu’il tente de se joindre au courir du Mardi Gras de Eunice. Victimes d’un code culturel qu’ils ignoraient, ces deux touristes ont révélé au grand jour des règles tacites alors dénoncées avec virulence par la presse locale et le milieu artistique et intellectuel. La première victime, qui s’avéra être procureur fédéral adjoint, mena à bien son procès qui entraîna la pose d’une plaque placée à l’entrée du club déclarant

Civilisations, 53 | 2005 130

que le lieu est ouvert à tous, quelle que soit sa couleur. L’incident n’a pourtant pas transformé les mœurs, et la plaque a bien vite été recouverte d’affiches annonçant la programmation musicale, tandis que le public demeure exclusivement blanc. Un autre incident survint quelques années plus tard dans un club au Nord de Lafayette, dont le propriétaire refusa au groupe Balfa Toujours d’inviter au cours de leur concert leur ami à se joindre à eux. Menaçant de quitter la scène, le groupe eut gain de cause, et publia aussitôt une lettre dans l’hebdomadaire de Lafayette condamnant sévèrement cette attitude. Que la frontière ait été cette fois-ci franchie par des Louisianais et qu’il y ait eu dénonciation publique révèle en même temps une volonté du milieu artistique de faire évoluer les relations sociales de l’intérieur.

« A quiet revolution »

37 Depuis le milieu des années 80, le développement d’une politique touristique centrée sur le patrimoine franco-louisianais a suscité un engouement croissant pour la musique et la danse. Des groupes de fans effectuent de véritables pèlerinages dans les clubs locaux et à l’occasion de festivals. Les touristes blancs ont été les premiers à se rendre dans les clubs zydeco et contribuent ainsi à modifier la dynamique sociale des salles de danse, encourageant progressivement les Cadiens à suivre leur exemple. Originaire de Lake Charles, à l’ouest de l’Etat, Frances déménage à Lafayette dans les années 70. Dix ans plus tard, elle se rend pour la première fois dans un club zydeco sous l’impulsion d’une Québécoise. Elle s’éprend alors de cette danse et se met à transgresser les interdits de nombre de ses amis et de son club de danse. Frances s’est toujours sentie bien accueillie, des clients venant lui demander d’où elle venait, supposant qu’elle n’était pas du coin. Tout outsider se trouve ainsi souvent dans une position de médiateur, y compris l’anthropologue : je réalisai ainsi à plusieurs reprises que certains amis de plus de cinquante ans se rendaient avec moi pour la première fois dans un club zydeco, ma curiosité les incitant à surmonter leur réticence. Ils se montraient alors très soucieux d’adopter une attitude discrète et respectueuse pour ne pas faire intrusion, restant assis à une table plusieurs danses durant avant de se lancer sur la piste, observant avec attention les danseurs tout en leur demandant la permission de le faire.

38 Ces précautions sont caractéristiques des stratégies de négociations engagées par certains Cadiens, qui s’efforcent de faire évoluer les pratiques par le biais d’une action extrêmement progressive, tacite, sans revendication verbalisée comme c’est le cas dans le milieu artistique et intellectuel. Tel est le cas du propriétaire de Whiskey River Landing qui, en plus de ses tours en bateau sur le bassin de l’Atchafalaya, organise depuis 1997 un bal tous les dimanches après-midi. Située à côté du débarcadère, la salle de danse se trouve à quelques kilomètres du petit village d’Henderson, de l’autre côté de la levée (digue), au bord de l’eau. D’abord sans grands moyens, les bals ont lieu dans une petite salle sans air conditionné. Puis la salle s’agrandit, profitant de la réputation des groupes qui y jouent et en font la promotion dans tous les Etats-Unis. Le lieu figure désormais parmi les salles les plus prisées de la région, attirant plus de 300 personnes mêlant locaux et touristes américains et internationaux. Ami de Geno, le propriétaire lui fait part de son désir de le faire jouer, s’entretenant longuement avec lui sur les modalités de cette initiative. Le propriétaire du club fait d’abord venir le musicien seul, en tant que batteur au sein de Balfa Toujours, pour le rendre familier à sa clientèle. L’année suivante, il décide d’inviter le groupe du musicien certains samedis soir, lui

Civilisations, 53 | 2005 131

consacrant stratégiquement un jour spécifique : ses clients savent ainsi à quoi s’attendre ce jour-là. Frances précise : « Avant ça, les Noirs n’allaient pas dans ce club. C’est loin, avec tous ces ‘river rats’, ils avaient peur. Alors tout le monde était un peu nerveux quand Geno est venu ». Le propriétaire de Whiskey River combine ainsi tous ses efforts pour agir de façon graduelle, afin d’éviter toute résistance qui réduirait ses efforts à néant. « * Geno, le plus gros following que lui a c’est le monde blanc. Je veux pas faire quelque chose qui va casser mon business. As a businessman first, I’ve gotta keep my business, so I’ve gotta watch what I do. I’ve been called [menacé], but… I say Geno is a friend of mine, and I drop it like that. A Grant Street [club de Lafayette], ils ont après faire ça [depuis] des années. Quand tu vas sortir du village [ville] et venir dans la campagne, c’est pas la même affaire. Et je veux pas casser quelque chose qui peut-être dans deux ans va travailler. Je veux pas faire ça avant le temps [l’heure] ».

39 Un an plus tard, en 2001, Geno Delafosse est programmé le dimanche, au même titre que les groupes cadiens.

40 Il arrive que certains journalistes viennent saper ces efforts en ne mesurant pas la complexité des relations entre Cadiens et Créoles. C’est ainsi que le Wall Street Journal, avide de rendre compte de l’attrait du zydeco auprès des touristes, consacre en 2001 un article à Frances : en dépit de ses efforts pour faire rencontrer au journaliste des Créoles, tout l’article se focalisa sur elle, suscitant l’amertume de certains Créoles à son égard. Si la presse extérieure est plus susceptible de commettre ce genre d’impair, les publications locales n’en sont pas à l’abris : dans sa page « attractions », l’édition 2004 de l’annuaire de la région de Lafayette définit ainsi le zydeco comme « un mélange de musique de danse cadienne et de blues africain »24. Journaliste local spécialiste de zydeco, Herman Fuselier ne manque pas d’exprimer, dans un article diffusé à l’échelle nationale, son exaspération envers cette habitude persistante dans la presse même spécialisée de faire du zydeco une musique issue de la musique cadienne.

Photo 4 : Whiskey River Landing, un dimanche après-midi, Henderson, 2003

(© Le Menestrel).

Civilisations, 53 | 2005 132

41 La notion de temps d’adaptation et d’ajustement apparaît incontournable dans l’évolution des relations sociales. C’est ce qui amène Don Cravins, animateur d’un programme de zydeco à la radio, à parler explicitement d’une « quiet revolution » montante, dont il compare le potentiel au mouvement des hippies dans les années soixante. Cette temporalité transparaît également sur un autre mode dans la façon dont les Créoles répondent aux tentatives de collaboration de certains Cadiens, qui s’efforcent depuis quelques années de les associer d’avantage au mouvement de renouveau identitaire et à des opérations touristiques. Leur longue mise à l’écart du renouveau francophone suscite toutefois une volonté d’indépendance et une résistance passive. Bien souvent, les Créoles tardent à répondre aux avances qui leur sont faites, demeurant en retrait. L’exemple de Dennis donne un éclairage particulièrement intense à cette attitude. Né à St Martinville, où les divisions sont aujourd’hui encore vivaces, il y grandit à une époque particulièrement tendue, les années 60-70. Orphelin d’un père ouvrier dès l’âge de dix ans, il accumule les petits travaux après l’école pour soutenir sa mère avec ses frères, tout en s’inscrivant au programme artistique pour réaliser son rêve, être peintre. L’enseignante lui fait rapidement comprendre « qu’il n’est pas fait pour l’art » et brise tous ses espoirs. Alors âgé de seize ans, effondré – « c’était comme un deuil » – il décide de s’engager dans l’armée. Raffermi par son expérience de l’étranger et ses rencontres, il prend la décision de s’installer dans son village natal en dépit de la pesanteur du climat social. Il développe ses talents musicaux, est engagé dans le groupe zydeco de son frère, aujourd’hui de réputation internationale, et exerce ses talents de peintre en autodidacte. Aujourd’hui, alors qu’il participe à des expositions à l’échelle nationale, Dennis ne fait pas la promotion de son travail en Louisiane. Aller voir ses oeuvres requiert une certaine persévérance : beaucoup d’habitants de St Martinville disent ne pas le connaître, tandis que son atelier a l’allure d’une maison non habitée et arbore le signe « No Trespassing ». S’il affirme sa détermination en ayant fait le choix de ne pas se laisser évincer, le déni de son talent l’a conduit à laisser les gens venir à lui. « J’ai créé une audience à l’intérieur de moi. Alors je n’ai pas besoin de [il applaudit], je n’ai pas besoin de ça. Il y a une voix en moi qui me répète de rester ici (…). Alors j’ai du apprendre à cultiver un univers à l’intérieur de moi. Et c’est une bonne chose parce que je ne me suis jamais mis en colère. C’est ce qui m’aide à garder ma raison. Je pense souvent au Mahatma Gandhi, il a dit quelque chose qui m’aide à aller de l’avant bien souvent, quand un défi se présente à moi. Il a dit : ‘notre force ne vient pas de nos capacités physiques, mais d’une volonté indomptable’« .

42 Aux discriminations subies en tant que Noirs s’ajoute chez certains Créoles l’amertume provoquée par la surenchère cadienne, qui les incite à se replier dans une victimisation que d’autres membres du groupe leur reprochent : ceux qui sont engagés dans la promotion de leur culture revendiquent au contraire une attitude réactive au lieu d’être défensive. La prise en main de cette promotion passe bien souvent par une volonté ferme de ne pas être assimilés aux Cadiens25. Dès 1988, le producteur du musicien Buckwheat Zydeco, fervent défenseur de la spécificité créole, formule un contrat sans ambiguïté : « N’utilisez pas le mot ‘Cajun’ pour promouvoir ce spectacle. Cela est formellement interdit et annulera le présent contrat. Appeler Buck un Cadien c’est comme si on appelait un Irlandais un Anglais, et se référer au zydeco comme de la musique cadienne, c’est comme si on appelait le reggae du calypso » (Olivier, 1999 : 122). Animateur d’une émission de radio sur le zydeco, John revendique quant à lui le droit des Créoles à contrôler leur patrimoine musical :

Civilisations, 53 | 2005 133

« On préfère conserver le zydeco comme c’est, et ne pas laisser quelqu’un nous dicter ce que ça devrait être. Laissons la race qui a créé cette musique la promouvoir, la soutenir, laissons-la dans ce cadre, ne laissons pas quelqu’un être le porte parole ou l’expert. Il faut vivre cette culture pour pouvoir la connaître. Je ne peux pas parler du cadien, parce que je n’ai pas vécu dans cette société ».

43 Sa détermination l’amène ainsi à fonder son argument sur une différence « raciale », confondue ici avec la culture. John n’en revendique pas moins la multiplicité de ses ascendances, même en public : « *Parce que moi je suis mêlé avec les trois races [noire, blanche, amérindienne]. Je suis intéressé pour faire tout le monde connaître c’est pas de différence, parce que je suis juste resté dessus le four plus longtemps que les Blancs, c’est tout ! ».

44 C’est donc l’identité noire des Créoles qu’il privilégie pour légitimer leur prérogative sur la définition du zydeco. Celui-ci apparaît comme un enjeu politique du à sa popularité nationale grandissante (si bien qu’elle dépasse aujourd’hui celle de la musique cadienne) et son pouvoir d’attraction auprès des touristes, qui amène John à mobiliser d’autres catégories d’appartenance : en mettant l’accent sur la distinction Blanc/Noir, il tient à se prémunir de toute « récupération » des Cadiens au nom d’un héritage musical commun et à s’assurer qu’ils en récolteront les bénéfices économiques ainsi qu’une hausse de statut et de pouvoir. Ce souci de distinction n’est toutefois pas incompatible avec la revendication de valeurs communes.

Respectabilité et ruralité

45 Dans le Sud-Ouest, une majorité de Créoles comme de Cadiens travailla comme métayer après l’abolition de l’esclavage. Ce contexte économique les amena à être en concurrence, mais aussi à valoriser leur caractère laborieux et leur lutte quotidienne contre l’adversité26. Ce facteur (occupations communes, travail commun) est indissociable de l’importance fondamentale accordée à la notion de respectabilité, qui transparaît très clairement dans les appréciations musicales. Elle s’exprime par un souci aigu du comportement et de l’apparence des musiciens27.

46 La politesse et la propreté des musiciens sont constamment invoquées pour appuyer un jugement favorable : on insiste sur leur tenue impeccable, sans que cela implique une recherche vestimentaire, mais simplement en référence au soin apporté (jeans et chemise boutonnées, propres et repassés). Pour exprimer sa désapprobation du style très rock de Wayne Toups, un interlocuteur cadien invoque son débardeur échancré laissant apparaître son buste, ses cheveux long, en bataille, et sa barbe de trois jours, qui lui « font honte ». L’attention envers le public est elle aussi particulièrement valorisée : rester accessible quelle que soit sa notoriété, montrer tous les égards à ses fans, leur sourire, les saluer, donner de soi sans lassitude ni arrogance avec un souci constant d’affabilité. C’est l’ensemble de ses facteurs qui définit la capacité à « bien se présenter », à « soigner son monde » et fonde la notion de respectabilité28. La réception du musicien créole Geno Delafosse parmi les Cadiens illustre l’impact déterminant de ce mode d’être. Tous ses fans insistent sur sa gentillesse, son soin à venir leur serrer la main. Le propriétaire de la salle de danse cadienne qui l’a recruté justifie ainsi son choix : « *Geno est respectable lui-même. Il te traite comme t’es supposé d’être traité. He’ll talk to you politely, he’s clean, he ain’t into no shit ».

Civilisations, 53 | 2005 134

Photo 5 : Geno Delafosse, Crawfish Festival, Breaux Bridge, 2004

(© Simpson, LSUE Office of Public Relations).

47 Fils d’un fermier lui-même musicien renommé, vivant dans une ferme où il élève chevaux et bétail, francophone, Geno Delafosse incarne toutes les vertus associées à l’environnement rural et aux travaux agricoles, opposées au modèle de l’« urban bad guy ». Repoussoir associé aux oisifs, quémandeurs et fainéants que seraient les jeunes des milieux urbains souvent dénommés « hippies », cette figure est invoquée comme l’antithèse des notions d’ordre et de respectabilité. « Il faut être propre. J’aime pas ces foutus hippies, avec un foulard sur la tête, une boucle d’oreille, les cheveux dans la figure. Ils me mettent en colère. Moi je mets un chapeau de cow-boy partout où je vais. Ca me vient d’avoir monté à cheval, d’avoir entraîné des quarts et des purs-sangs », déclare explicitement Boozoo Chavis (Sandmel et Olivier, 1999 : 79), qui a enregistré le premier hit zydeco en 1954, I’ve got a paper in my shoe. Son discours était assorti de choix musicaux et vestimentaires qui contrastaient avec l’autre « père fondateur » du zydeco, C. C. Chenier : « Car si Chenier rappelait toujours à son auditoire qu’il venait de la campagne, Chavis faisait bien savoir qu’il ne l’avait jamais quittée. Par contraste avec le costume cravate impeccable de Chenier, Chavis faisait ses déclarations coiffé d’un Stetson et d’un tablier en plastique (pour empêcher la sueur de mouiller les soufflets de l’accordéon). Et tandis que Chenier jouait le gros accordéon piano, Chavis gardait son vieil accordéon français à une ou trois rangées » (Tisserand, 1998 : 293). Même si l’un comme l’autre étaient fils de métayers, leur itinéraire est contrasté : Clifton est parti travailler comme ouvrier dans l’industrie pétrolière à Lake Charles, puis à l’est du Texas à partir de 1946, d’où il a engagé une carrière internationale, prenant très à cœur son rôle d’« ambassadeur du zydeco ». Boozoo était éleveur de chevaux de course; il a abandonné sa carrière musicale au début des années 1960, s’estimant spolié par les compagnies de disques, puis ressurgit triomphalement en 1984 jusqu’à sa mort en 2001.

Civilisations, 53 | 2005 135

Toutefois, en dépit de leurs orientations différentes, l’un comme l’autre ont été les principales sources d’inspiration des générations suivantes de musiciens zydeco.

48 La revendication de cet héritage par les interprètes de « nouveauzydeco », style issu des années 1980, ne les préserve pas des critiques de leurs détracteurs, qui invoquent leur influence rap et hip hop. Invoquées par certains experts locaux, les justifications musicales de ce lien semblent pourtant d’avantage relever d’un souci d’inscrire le nouveauzydeco dans la modernité et la musique de masse, soulignant par là même son potentiel et son envergure29. Du reste, le style vestimentaire de ces musiciens ne reflète pas cette association : leur tenue demeure décontractée et sobre (tee-shirt ou chemises ‘sport’ plus ou moins colorées, jeans, casquettes), comme beaucoup de musiciens cadiens et zydeco, et ne rejoint pas le style plus ostentatoire de C.C. Chenier ou Buckwheat Zydeco (lunettes noires, bijoux, accessoires, accordéon brillant…), plus proche des joueurs de blues. Les couvertures de CD sont éventuellement l’occasion d’excentricité, comme le dernier album de Keith Franck où il est revêtu d’un haut et d’un chapeau en fausse fourrure de style panthère, ou Beau Jocque photographié en costume cravate. Leurs opposants ne font d’ailleurs jamais référence à leur tenue mais dénoncent l’apport du rap associé à un stéréotype négatif et accusé de dénaturer le zydeco, arguant également de la pauvreté des paroles pour justifier leur jugement. Les représentants du style créole, en particulier la famille Ardoin, mettent un point d’honneur à ne pas être identifiés avec les musiciens de zydeco actuels, insistant sur l’origine rurale de leur style. La prégnance de cet imaginaire amène à opposer les appréciations des Créoles urbains et des Créoles ruraux : « *Y a deux Créoles : le gros créole et le créole petit. Le gros créole, eusses l’aime pas la musique de zydeco, eusse l’aime le jazz ou quelque chose comme ça. Mais le petit créole, comme nous autres, eusses l’aiment la musique de zarico »,

49 déclare Tim, sans tenir compte des stratifications sociales au sein même de ces deux groupes et de la popularité du jazz dans la Louisiane rurale du début du 20e siècle.

Civilisations, 53 | 2005 136

Photo 6 : Boozoo Chavis

(© Olivier).

50 Cette image consensuelle passe sous silence tout un pan de l’histoire de cette musique, suscitant la production d’une mythologie régionale fortement induite par les phénomènes de migration. Le zydeco est indissociable de la migration des Créoles, à partir de la seconde guerre mondiale, dans les grands centres industriels du sud-est du Texas, pour y travailler dans l’industrie pétrolière. C’est donc en milieu urbain que s’est opérée la combinaison du style créole et du rythm and blues30. Et c’est au Texas que le zydeco a émergé comme genre à part entière, se trouvant intégré dans un réseau commercial qui a contribué à son essor (Minton, 1996; Wood, 2001).

Stratégies de reconnaissance et choix musicaux

51 La mise en avant de l’origine rurale et spécifiquement louisianaise, combinée à celle de l’attachement à la famille, conduit à une attitude ambivalente envers la renommée nationale et internationale, de la part des Créoles comme des Cadiens. Les titres honorifiques (Grammies, National Awards) sont valorisés, certains ayant même suscité des conflits de pouvoir, comme celui de « King of zydeco » parmi les musiciens créoles. L’attrait pour le succès commercial et l’intégration à un marché national est d’autant plus prononcé chez ces derniers, qui éprouvent un besoin de reconnaissance et de validation à la mesure des discriminations qu’ils rencontrent en tant que Noirs. La revendication d’une identité spécifique est de surcroît plus récente chez les Créoles, qui dans les années 1960 étaient avant tout préoccupés par la défense de leurs droits civiques. La diffusion du zydeco dans le réseau médiatique représente un moyen d’accroître leur capacité d’action et leur pouvoir économique. Le rayonnement de Buckwheat Zydeco (Stanley Dural, né en 1947) est à ce titre exemplaire : il a été nominé

Civilisations, 53 | 2005 137

quatre fois pour le Grammy Award, compte à son actif une dizaine de publicités (Coca Cola, Cheerios, Budweiser, etc…), la cérémonie de fermeture des jeux olympiques de 1996 à Atlanta, l’inauguration présidentielle de Bill Clinton en 1997, et des enregistrements avec Eric Clapton, Keith Richards, Los Lobos... Ses compositions rendent hommage à C.C. Chenier, dont il a été l’organiste pendant trois ans, mais emprunte aussi au rock, au funk, au rythm and blues, et à la soul. Buckwheat a réinterprété des chansons de grandes stars telles que Hey, Good Lookin’ de Hank Williams ou Beast of Burden des Rolling Stones. Beaucoup de musiciens de zydeco réinterprètent des grands nom du rock, de la soul, du rythm and blues et même du reggae (notamment BB King, Sam Cooke, Bob Marley) provoquant le ralliement d’un auditoire blanc féru de ces figures emblématiques de la musique populaire américaine, qui leur permet ainsi d’élargir le cercle de leurs fans et d’accroître leur reconnaissance.

52 Le producteur de Buckwheat exprime bien l’enjeu d’une telle démarche : les rubriques « Cajun », « Blues » ou « Country » restent reléguées au fond des magasins de disques. Puisque Bob Marley et les Gipsy Kings sont classés « rock’n’roll », il considère que lui aussi peut demander à être classé dans ce rayon (Tisserand, 1999 : 208-10)31. Le succès commercial apparaît ainsi comme un moyen de promouvoir le statut du zydeco. Que les interprètes de nouveau zydeco revendiquent l’inspiration de la chaîne MTV relève bien de cette même démarche. L’un des représentants les plus populaires du nouveauzydeco, Keith Frank, a composé le générique de la série télévisée grand public The Jeffersons, faisant de cette chanson, Movin’on up, un succès qui fait toujours l’unanimité parmi les danseurs, en combinant style créole et soul. Le fait qu’une majorité de musiciens de zydeco chantent aujourd’hui en anglais s’inscrit dans cette même stratégie et éclaire là encore le contraste avec les musiciens cadiens, qui chantent avant tout en français. Pour les Créoles, le français est encore perçu comme un stigmate supplémentaire32. Leur position socio-économique au plus bas de l’échelle sociale louisianaise les incite à renoncer aux critères objectifs d’appartenance tels que la langue33 et à tout mettre en œuvre pour conquérir un large auditoire. Cette stratégie leur confère une hausse de statut et un prestige social en tant qu’Africains Américains, qui déborde la spécificité créole. Elle n’est pas sans évoquer le rôle de leaders politiques et d’élite sociale que de nombreux Créoles de couleur ont joué parmi les Noirs louisianais, à partir de la Reconstruction. L’enjeu politique que représente le zydeco n’est pas perceptible au travers des chansons ou de discours revendicatifs, mais dans les choix musicaux des musiciens, dans lesquels intervient une démarche commerciale. La carrière politique de Don Cravins l’illustre bien, son succès étant étroitement lié à son implication dans la promotion de cette musique, qui lui a valu le surnom de « Zydeco man ».

Civilisations, 53 | 2005 138

Photo 7 : Buckwheat Zydeco, El Sid-O’s Zydeco and Blues Club, Lafayette, 2001

(© Le Menestrel)

53 Les efforts de visibilité des musiciens de zydeco ne sont pourtant pas systématiques, un bon nombre d’entre eux ne cultivant pas la promotion de leur musique hors des frontières louisianaises. L’accordéoniste zydeco Rockin’ Dopsie, qui s’est fait remarquer par sa prestation avec Paul Simon sur l’album Graceland, n’a pourtant pas manifesté le souhait d’en recueillir toutes les répercussions : il a ainsi décliné une invitation à jouer dans la très célèbre émission télévisée Saturday Night Live, répondant qu’il s’était engagé pour un concert dans une fête paroissiale. Dans un autre registre, D.L. Ménard, baptisé le « Cajun Hank Williams », et nommé « ambassadeur de la musique cadienne » par son village natal, a été nominé comme « meilleur album traditionnel » des Grammies en 1993 et a reçu l’année suivante le National Heritage Fellowship Award du National Endowment for the Arts des mains de Hillary Clinton. Sa carrière internationale ne l’a pourtant pas amené à transformer son cadre de vie : il a conservé la même petite maison, modeste, dans le village où il est né, poursuivant son activité de fabriquant de chaises en bois. Il y a quelques années son atelier, qui n’était pas assuré, a été dévasté par un incendie. C’est grâce au bénéfice (collecte d’argent) organisé par ses proches qu’il a pu le reconstruire.

54 Les différentes attitudes des musiciens vis-à-vis de leur rayonnement national et international ne correspondent pas nécessairement à des choix personnels divergents, mais entretiennent une relation dialectique. Issu de plusieurs générations de musiciens, le jeune Keith Frank a sorti en 2001 un CD avec son oncle, Creole Connection, faisant honneur à l’ancien répertoire français sous le nom de groupe The Masked Band, jouant ainsi sur l’effet de surprise que pouvait susciter ce choix musical et exprimant par là même son caractère polémique : le port de masques sur la photo de l’album suggérait que Keith Franck devait se travestir pour interpréter des chansons communes aux Cadiens, et qui ne sont donc pas forcément jugées légitimes34. Quoiqu’il en soit, la combinaison de musique française et de nouveauzydeco dans l’album traduit un souci de concilier héritage « traditionnel » et style contemporain. La volonté de hausser le statut de la musique franco-louisianaise en l’adaptant aux critères de la culture de masse est

Civilisations, 53 | 2005 139

combinée à une forte conscience de la localité35. Même ceux qui vivent avant tout de leurs tournées hors de l’Etat sont toujours soucieux de rendre hommage aux musiciens pionniers et d’être reconnus dans leur région natale – bien que les goûts de ce public et son exigence ne soient pas toujours en accord avec la réception nationale. La relative sobriété vestimentaire semble s’inscrire dans cette même démarche : respecter une certaine norme dans l’attitude et l’apparence sans restreindre l’éventail des choix et de la créativité musicale.

Conclusion

55 Le domaine musical constitue en Louisiane un espace de négociations, voire de contestations, dans lequel la transgression de la ligne de couleur est risquée, et même aujourd’hui revendiquée par des musiciens, des producteurs, des propriétaires de clubs, des danseurs, guidant leur choix musicaux et offrant une vision alternative de la culture franco-louisianaise. Ces stratégies n’amoindrissent pas la complexité des rapports sociaux entre Cadiens et Créoles ni la portée de certains clivages et d’identités diasporiques (acadienne, noire36), même si elles sont toujours combinées à d’autres critères d’appartenance qui témoignent de la fluidité des représentations identitaires locales. La collaboration d’A. Ardoin et de D. McGee a vraisemblablement été sinon exceptionnelle, du moins très marginale par rapport à la norme, surtout sur scène où les sanctions de cette transgression pouvaient être fatales, comme en témoigne le sort d’A. Ardoin. Par ailleurs, la ligne de couleur n’est pas le seul facteur en jeu dans l’interaction entre Cadiens et Créoles, dans laquelle interviennent des hiérarchies sociales issues des ramifications des identités franco-louisianaises. Les tentatives de réappropriation des traditions musicales ne relèvent ainsi pas d’une opposition binaire fondée sur l’origine « ethnique » (cadienne/créole) mais s’opèrent aussi bien au sein des deux groupes.

56 La volonté de plus en plus verbalisée par les universitaires et les artistes de valoriser les correspondances entre musique cadienne, créole et zydeco ne va pas sans ambivalence, puisqu’elle se double souvent d’une légitimation de leur différence. Cette perception « racialisée » de la musique locale, si elle émane de Noirs comme de Blancs, est plus souvent revendiquée et explicitée publiquement par ces derniers, qui se prémunissent ainsi de toute accusation d’appropriation par les Blancs de la musique créole. Les paroles d’Ann Savoy lors du Jazz Fest de 2004 l’illustrent bien. Interviewée aux côtés de l’accordéoniste créole Geno Delafosse, qui figure dans le CD Creole Bred qu’elle a produit, elle déclare : « Je tenais à montrer que ce sont deux musiques différentes, de deux groupes francophones différents ». Elle ajouta qu’aucun Cadien n’interprétait du zydeco dans son disque, associant implicitement cette démarche à une imposture. Le sourire aux lèvres, Geno Delafosse s’étonna de cette distinction insistante. Les représentations et l’évolution de la musique franco-louisianaise sont précisément modelées et circonscrites par ces ambiguïtés et ces paradoxes.

Civilisations, 53 | 2005 140

BIBLIOGRAPHIE

ANCELET, Barry Jean,

1989. Cajun Music : Its Origins and Development. Lafayette, Center for Louisiana Studies : University of Southwestern Louisiana.

1992. « Introduction », in Philip Gould, Cajun Music and Zydeco, pp. IX-XXI. Baton Rouge : Louisiana University Press.

1996. « Zydeco/Zarico : The Term and the Tradition », in James H. Dormon, ed., Creoles of color of the Gulf south, pp. 126-143. Knoxville : University of Tennessee Press.

ANTHONY, Arthe Agnes, 1978. The Negro Creole Community in New Orleans, 1880-1920 : An Oral History. Thesis (Ph.D.) : University of California at Irvine.

BELL, Caryn Cossé, 1997. Revolution, Romanticism, and the Afro-Creole Protest Tradition in Louisiana, 1718-1868. Baton Rouge : Louisiana State University Press.

BERNARD, Shane K., 1996. Swamp Pop : Cajun and Creole Rhythm and Blues. Jackson : University Press of Mississippi.

BRASSEAUX, Carl A., Keith P. FONTENOT et Claude F. OUBRE, 1994. Creoles of Color in the Bayou Country. Jackson : University Press of Mississippi.

BROVEN, John, 1983. South to Louisiana : the Music of the Cajun Bayous. Gretna, La. : Pelican Pub.

DOLE, Gérard, 1995. Histoire musicale des Acadiens, de la Nouvelle-France à la Louisiane : 1604-1804. Paris : L’Harmattan.

FAIRCLOUGH, Adam, 1995. Race & Democracy : The Civil Rights Struggle in Louisiana, 1915-1972. Athens : University of Georgia Press.

FUSELIER, Herman, 2004. « Zydeco is not Cajun », Zyde-zine, revue électronique, part I, http:// www.homestead.com/cajunzydeco/files/articles/a040707demi.htm.

HENRY, Jacques, 2005 (à paraître). « Pourquoi les Cadiens disparaissent et les Créoles restent invisibles » in La Louisiane, Guy Clermont (éd.), Limoges : Presses Universitaires de Limoges.

HUGHES, Michael, Hertel R. BRADLEY, 1990. « The Significance of Color Remains : A Study of Life Chances, Mate Selection, and Ethnic Consciousness Among Black Americans », Social Forces, 68 (4), pp. 1105-1120.

KLINGLER, Thomas A., 2004. « Beyond Cajun : Towards an Expanded View of Regional French in Louisiana », communication présentée au colloque « Language Variety in the South III », 16 avril 2004. Tuscaloose : University of Alabama.

LE MENESTREL, Sara,

2006 (à paraître). « Métissage, créolisation : usages et instrumentalisation », in Actes du colloque, « Les Français aux Amériques : bilans et perspectives », 12 décembre 2002. Paris : Ecole des hautes études en sciences sociales.

2005 (à paraître). « Déclinaisons et enjeux de l’identité créole en Louisiane », in Actes du colloque, « Situations créoles : pratiques et représentations », Université du Québec à Montréal, 29-30 mai 2003. Québec : Editions Nota Bene.

Civilisations, 53 | 2005 141

1999. « A la croisée des regards : la construction du patrimoine franco-louisianais », Ethnologie française, 29 (3), pp. 409-419.

1999. La voie des Cadiens. Tourisme et identité en Louisiane. Paris : Belin, Collection « Cultures américaines ».

MINTON, John, 1996. « Houston Creoles and Zydeco : The Emergence of an African American Urban Popular Style », American Music, 14 (4), pp. 481-525.

SANDMEL, Ben et Rick OLIVIER, 1999. Zydeco !Jackson : University Press of Mississippi.

SAVOY, Ann Allen, 1984. Cajun Music : A Reflection of a People. Eunice, La. : Bluebird Press.

SEXTON, Rocky,

2000a. « Zydeco Music and Race Relations in French Louisiana », in Peter Kivisto & Georganne Rundblad, eds, Multiculturalism in the United States, pp. 175-184. Thousand Oaks, CA : Pine Forge Press.

2000b. « “You Might Be a Cajun if...” : The Tenacity of Place in a Changing World », in Jim Norwine & Jonathan Smith, Worldview Flux : Perplex Values among Postmodern People, pp. 111-132. Lanham : Lexington Books.

SMITH, Suzanne E., 1999. Dancing in the Street : Motown and the Cultural Politics of Detroit. Cambridge : Mass., Harvard University Press.

SNYDER, Jared M., 1997, « Squeezebox : The Legacy of the Afro-Mississippi Accordionists », Black Music Research Journal, 17 (1), pp. 37-57.

SONNIER, Austin M., 1989. Second linin’ : Jazzmen of Southwest Louisiana, 1900-1950. Lafayette : Center for Louisiana Studies, University of Southwestern Louisiana.

THOMPSON, Shirley, 2001. « ’Ah Toucoutou, ye conin vous’ : History and Memory in Creole New Orleans », American Quarterly, 53 (2), pp. 232-265.

TISSERAND, Michael, 1998. The Kingdom of Zydeco. New York: Arcade Pub.

WARE, Vron et Les BACK, 2002. Out of Whiteness : Color, Politics, and Culture. Chicago : University of Chicago Press.

WOOD, Roger, 2001. « Southeast Texas : Hot House of Zydeco », The Journal of Texas Music History, 1 (2), pp. 23-45.

WADE, Peter, 2000. Music, Race & Nation : Musica Tropical in Colombia. Chicago : University of Chicago Press.

NOTES

1. Cet article est fondé sur deux enquêtes de terrain effectuées dans la région de Lafayette, dans le Sud-Ouest louisianais, en 2001, puis en 2003 grâce à une bourse Fulbright. Je tiens à remercier Kali Argyriadis, Véronique Boyer, Jacques Henry et Rebecca J. Scott pour leur lecture attentive et leurs suggestions, ainsi que Bruce Raeburn pour avoir nourri ma réflexion alors naissante sur le lien entre jazz et musique française. 2. Evangeline Made. A tribute to Cajun music, Vanguard Records, 2002; Creole Bred. A tribute to Creole & Zydeco, Vanguard Records, 2004. 3. La polysémie du terme « créole » en Louisiane le rend très confus. A l’époque coloniale, il s’appliquait à tout ce qui provenait du territoire louisianais, personne, produit ou langue. Jusque

Civilisations, 53 | 2005 142

dans les années 1820-30, il est donc dénué de toute distinction de couleur, de statut social ou d’origine ethnique. L’arrivée des Anglo-Américains au début du 19e siècle amène à une distinction entre Créole blancs et Créoles de couleur. Aujourd’hui, dans la région de Lafayette, « Créole » se réfère aux descendants des gens de couleur libre et des esclaves émancipés (cf Le Menestrel, 2005, à paraître). 4. Il ne s’agit pas ici de retracer l’histoire de la musique du Sud-Ouest louisianais, mais de souligner la diversité de ses influences. Pour plus de détails, voir Ancelet, 1989; Bernard, 1996; Broven, 1983; Sandmel et Olivier, 1999; Savoy, 1984; Tisserand, 1998. 5. Bunk Johnson fut membre aux côtés de George Lewis du groupe de jazz le plus important de la région, le Banner Orchestra, qui tourna pendant près de 40 ans. Né à La Nouvelle-Orléans en 1880, il s’installe à New Iberia (au sud-est de Lafayette) en 1920 après une carrière aux côtés de Jelly Roll Morton, Joe ‘King’ Oliver, et dans l’orchestre de Buddy Bolden, parmi d’autres. Il tourne avec plusieurs groupes à l’échelle locale, nationale et internationale, enseigne la musique et la trompette dans les établissements scolaires public de New Iberia, laissant ainsi son empreinte sur plusieurs générations d’étudiants. 6. Parmi les grands succès de ce style figurent Mathilda (du groupe Cookie and the Cupcakes) et See you later, Alligator (Bobby Charles Guidry). 7. Par extension, cette expression a pris une signification générale, répondant à la question : « Comment va les z-haricots ? » [Comment ça va ?]. 8. Se basant sur les travaux d’un ethnomusicologue français, B. Ancelet note que les chansons sur le thème des haricots sont partie intégrante d’une tradition musicale des îles créolophones de l’Océan indien, le séga zarico, de formation comparable au zydeco(1996 : 129). Les haricots évoquent ici des relations amoureuses malheureuses ou une sexualité frustrée. 9. Il s’agit de deux jurés, connues sous le nom de Dégo et J’ai fait tout le tour du pays (Cajun & Creole music II, Rounder Records, 1999). 10. A vieille Terre haute, 1995,Swallow Records; La Pointe, 1998, Rounder Records. 11. La Pointe, Rounder Records, 1998. 12. Reach out and touch a hand (x3)/And make a friend if you can/It doesn’t matter if you’re Black/It doesn’t matter if you’re White/It doesn’t matter who you are/In the eyes of the Lord” (Horace Trahan and the New Ossun Express, Fred Charlie/Zydeco Hound Records, 2001). 13. Les termes « Africains Américains » ou « Noirs » font référence aux catégories employées par ces personnes. 14. Pour plus de détails sur ces différentes perceptions, cf. Le Menestrel, 2005 (à paraître). 15. Certains Créoles de couleur n’en en pas moins joué un rôle déterminant dans la défense de l’égalité des droits des Noirs pendant la ségrégation : parmi d’autres figures militantes, L. Martinet et R. Desdunes ont ainsi fondé le Comité des citoyens pour dénoncer comme une violation d’un droit constitutionnel la législation du Separate Car Act de 1890 mise en application dans le procès Plessy v. Ferguson. 16. Les pages indiqués datent de 2003. 17. Le plaçage était une forme institutionnalisée du concubinage par lequel une femme de couleur libre négociait son union avec un homme blanc tenu par contrat de la prendre en charge financièrement ainsi que leurs enfants. Tandis que Jim perçoit cette pratique comme valorisante, nombre d’intellectuels créoles dénoncèrent dès le milieu du 19e cette pratique qu’ils jugeaient dégradante et prônèrent des alliances endogames (Bell, 1997). 18. Les extraits d’entretiens précédés d’un astérisque sont du français régional louisianais, les autres sont des traductions de l’anglais. Selon Brasseaux, (1994), 70 à 80% des esclaves étaient désignés comme Noirs tandis que la quasi totalité des Créoles de couleurs étaient « mulâtres » avant la guerre de Sécession, à l’exception de la paroisse St Landry, d’où est précisément originaire C. C. Chenier. Par la suite, les intermariages ont amoindri ce facteur de distinction.

Civilisations, 53 | 2005 143

19. Cette association entre clarté de peau et élite sociale reflète d’ailleurs les statistiques de 2000, selon lesquelles les Noirs plus clairs de peau ont un statut socio-économique plus élevé, se marient avec des partenaires dont le statut est équivalent et ont une conscience identitaire « noire » moindre que les Noirs plus foncés. Cette corrélation n’a pas changé entre 1950 et 1980 (Hugues & Hertel, 1990; Hill, 2000). 20. La désignation « français régional de Louisiane » a été proposée par T. Klingler (2004). 21. Sur le thème des appropriations réciproques de traditions entre Cadiens et Créoles, voir Le Menestrel, 1999. 22. A l’enregistrement d’Ardoin et McGee en 1929 fait écho celui de Sidney Arodin, clarinettiste blanc, avec Lee Collins, cornettiste noir, qui enregistrèrent la même année, à un mois d’intervalle, eux aussi à La Nouvelle-Orléans, avec The Jones and Collins Astoria Hot Eight. S’il semble qu’ils se soient par ailleurs produits ensemble, de telles collaborations parmi les musiciens de jazz du début du siècle se produisaient davantage en studio que sur scène où le risque était nécessairement plus grand. Ainsi, le New Orleans Rythm King, premier groupe de jazz à avoir enregistré un disque « racially mixed » en 1923, n’a pas fait de représentation avec Jelly Roll Morton, pourtant interprète dans l’album. (communication personnelle, Bruce Raeburn). 23. Cette menace est ressentie à l’échelle nationale : en 1943, le Bureau of Public Relations de l’armée américaine censure des photos de GI’s noirs dansant avec des femmes britanniques parues dans plusieurs journaux américains, dont le magazine Life (Ware et Back, 2002 : 187). 24. C’est aussi la définition utilisée par Aaron Latham dans son article « Zydeco Fever in Lafayette » (New York Times, 30 mai 2004) ainsi que par plusieurs manuels et dictionnaires de musique. Même le CD Creole Bred, qu’Ann Savoy a conçu comme un hommage à la musique créole et zydeco, a reçu une critique dans le magazine Billboard, bible de l’industrie musicale américaine, sous le titre de « Cajun music gets its due » (Fuselier, 2004). 25. De là vient la création du Creole Music Awards, pendant du Cajun Awards attribué par la CFMA. 26. Cette proximité sociale suscite des pratiques d’entraide, comme la boucherie (où l’on tuait et partageait le cochon), qui ne sont toutefois pas toujours interprétées comme un signe de solidarité mais aussi associées à la nécessité : « Il fallait manger ! Je ne sais pas si on voulait aider qui que ce soit, on le faisait juste parce qu’on avait faim et le cochon était là !». 27. A. Anthony souligne cet aspect pendant la ségrégation à La Nouvelle-Orléans : «The emphasis that was placed on appearances was in keeping with the Creole sense of distinctiveness. Not only were they different from others : they looked different as well » (1978 : 122). 28. L’importance de cette notion s’inscrit notamment dans l’héritage de Booker T. Washington et de son action pour rendre aux Noirs leur dignité et les hausser socialement au rang des Blancs en particulier par le biais de l’éducation. S. Smith témoigne de l’impact de cette perspective dans le domaine artistique au travers de la politique du producteur de disques noir américain Motown, qui investit beaucoup d’énergie à soigner l’image publique de ses artistes, leur apparence, leur diction, selon ses critères de respectabilité (1999 : 121). 29. B. Sandmel présente comme typiques du nouveau zydeco sa forte ligne de basse et un rythme syncopé extrêmement populaire auprès des danseurs : le «double-clutching », consistant en deux frappes sur la grosse caisse sur le modèle d’un battement de cœur, ainsi que des chœurs similaires au rap (1999 : 152). Musicalement, le son, le rythme sont accentués (grosse caisse), certains phrasés systématisés, mais la base demeure très semblable à celle du zydeco « traditionnel ». Certains témoignages de musiciens ont sans doute concourus à l’association entre rap et zydeco : Beau Jocque explique dans son CD Beau Jocque Boogie (1994) qu’il s’est inspiré de la chanson du rappeur FM « Gimme what you got (for a porkchop) » pour son hit « Give him cornbread ». 30. Le terme « zydeco » apparaît d’ailleurs sous une variante écrite dans les enregistrements commerciaux de Noirs non créoles de Houston, à commencer par le joueur de blues Lightnin’

Civilisations, 53 | 2005 144

Hopkins, avec Zolo Go (1949), où figurent des références au zydeco et dans lequel un orgue imite un accordéon (Minton, 1996). 31. Les répercussions de cette stratégies se font sentir localement, Buckwheat se produisant sur la scène principale du Jazz Fest de La Nouvelle-Orléans (l’un des plus grands festivals des Etats- Unis) et non sur la scène Fais DoDo consacrée aux groupes cadiens et zydeco. 32. Tandis qu’un certain nombre de parents cadiens non francophones tient à rétablir la transmission du français, bien rares sont les enfants créoles qui sont inscrits dans les programmes bilingues d’immersion française offerts dans les écoles primaires et secondaires du Sud-Ouest louisianais. Le nombre de Louisianais se déclarant d’ascendance créole (3 291) dans le recensement de 2000 reste bien en deçà des estimations plus fines. La combinaison de « l’identification raciale » (noir) et de la pratique du français (standard, cadien ou créole) aboutit à 30 295 Noirs francophones, ce qui reste toutefois une faible proportion (15%) sur le total de 198 000 francophones recensés en 2000 (Henry 2004, à paraître). 33. Précédés par les Blancs non-cadiens, puis les Cadiens et les Noirs non-francophones, les Créoles sont ceux dont le revenu moyen par foyer (19 400$) et le pourcentage de diplômés universitaires (6,2%) est le plus faible, et ils sont les plus représentés parmi les ouvriers (23,2%) et les employés (35,8%). 34. Les Créoles qui se consacrent au répertoire français, dit « style créole », sont d’ailleurs très peu nombreux et leurs enregistrements restent très marginaux par comparaison avec le succès des musiciens de zydeco. On peut ainsi citer Bois Sec Ardoin, Eddie Poulard et D’Jalma Garnier, et parmi la jeune génération Joe Hall, Dexter Ardoin et Cédric Watson. 35. R. Sexton met en lumière l’importance de ce sens de la localité dans l’identité cadienne (2000b). Cet attachement est d’ailleurs reflété par les statistiques, puisque les Cadiens représentent le groupe le plus sédentaire des Etats-Unis (Henry, 2004, à paraître). 36. Comme on l’a vu, la revendication d’une appartenance à la diaspora noire n’implique pas nécessairement la reconnaissance d’une ascendance africaine.

RÉSUMÉS

Ces dernières années, les artistes et intellectuels locaux ont multiplié leurs efforts pour faire valoir les collaborations étroites et les échanges entre Cadiens et Créoles dans le répertoire musical franco-louisianais. Cette représentation inclusive n’amoindrit pas la portée de certains clivages et d’identité diasporiques, même s’ils sont toujours combinés à d’autres critères d’appartenance. La ligne de couleur transparaît au travers des catégorisations musicales qui prévalent depuis la deuxième moitié du 20e siècle et modèle les jugements musicaux actuels. Les clivages observés reposent également sur des hiérarchies sociales internes, issues notamment des multiples dimensions des identités créoles louisianaises. Les Cadiens et les Créoles partagent par ailleurs un sens aigu de la localité, combiné à une démarche commerciale inscrite dans une stratégie de reconnaissance.

These past few years in Southwestern Louisiana, many artists and intellectuals have increasingly tried to emphasize the close collaborations and exchanges between Cajuns and Creoles within French music. Albeit inclusive, this representation of local music persist alongside social divisions and diasporic identities, while at the same time combining them with other relevant identity-building criteria. The color line appears through musical categories which have

Civilisations, 53 | 2005 145

prevailed since the second half of the 20th century and which have shaped the present judgements on music. These divisions are also based on internal social hierarchies given the multiple facets of Louisiana Creole identities. Nonetheless, Cajuns and Creoles share a strong sense of place combined with an appeal for commercial success which points to a strategy of recognition.

INDEX

Mots-clés : ligne de couleur, Louisiane, musique cadienne/cajun, musique créole, zydeco Keywords : Cajun music, color line, Creole music, Louisiana, Zydeco

AUTEUR

SARA LE MENESTREL Sara Le Menestrel est anthropologue, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique, membre du Centre d’études nord-américaines de l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris. Docteur de l’Université Paris X-Nanterre, elle a travaillé sur l’interaction entre tourisme culturel et identités franco-louisianaises, sur la méthodologie d’enquête en Louisiane et sur la notion de diaspora acadienne. Elle est notamment l’auteur de La voie des Cadiens. Tourisme et identité en Louisiane (Belin, 1999). Ses recherches actuelles portent sur les rapports sociaux entre Cadiens et Créoles noirs au travers de leurs pratiques et de leurs jugements musicaux.

Civilisations, 53 | 2005 146

L’exotique, l’ethnique et l’authentique Regards et discours sur les danses d’ailleurs

Anne Decoret-Ahiha

1 La catégorie d’« art primitif » a fait l’objet de nombreuses études qui ont mis à jour la nature du regard occidental sur les productions artistiques non européennes, notamment dans la représentation muséographique et dans le discours ethnologique (Clifford, 1994 [1988]; Price, 1994 [1989]; Steiner, 1994). L’attention s’est essentiellement concentrée sur les arts plastiques tandis que les formes spectaculaires comme la danse ont suscité moins d’intérêt ou ont été traitées de manière plus succincte. Notre recherche a donc entrepris de questionner le rapport cognitif aux formes de l’altérité dansante selon une perspective historique (Décoret-Ahiha, 2004). Elle partait du constat suivant : la diversité culturelle des danses représentées, pratiquées et enseignées en France depuis une vingtaine d’années. Il s’agissait en premier lieu de retracer les circonstances sociales et historiques qui avaient engendré cet état de fait mais aussi d’examiner l’évolution diachronique des modes de perception de ces danses culturellement autres, et de cerner les discours dont celles-ci faisaient l’objet. Par quelles modalités discursives ont-elles été appréhendées lorsque le public français les découvrit avec étonnement pour la première fois ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Comment, au travers du spectacle de ses danses, l’autre a-t-il été perçu et comment l’est-il encore aujourd’hui, en ce début de 21e siècle ? Il s’agira donc ici d’examiner les dénominations occidentales utilisées pour les danses venant d’autres cultures et de dégager les représentations de l’altérité auxquelles elles renvoient. Du syntagme « danse exotique », employé dès la fin du 19e siècle à ceux plus récents de « danse ethnique » ou de « danse du monde », les termes employés nous renseignent sur l’évolution de nos conceptions de l’autre. Des spectacles des expositions universelles à ceux proposés actuellement dans les festivals et les circuits touristiques, regards et discours continuent de s’articuler autour du paradigme de l’authenticité.

Civilisations, 53 | 2005 147

Indéfinissables danses d’ailleurs

2 Jusqu’au milieu du 19e siècle, la connaissance que l’on avait des danses extra- occidentales provenait pour l’essentiel des récits de voyageurs, des descriptions des explorateurs qui, par leurs écrits, révélaient l’existence de pratiques de danse autant qu’ils témoignaient de l’étrangeté suscitée par cette rencontre. Puis, c’est sur le sol métropolitain qu’un vaste public put découvrir des formes de danse totalement inhabituelles. Cette découverte se réalisa d’abord dans les exhibitions zoologiques, sortes de « zoos humains » (Bancel, Blanchard et al., 2002) puis dans les expositions universelles et coloniales. Pour leurs organisateurs, le spectacle de populations lointaines en train de danser constituait une attraction nouvelle susceptible d’attirer une foule de curieux. Le succès remporté par ces manifestations incita les directeurs de music-halls à accueillir, sous la forme d’intermède, des danseurs et danseuses marocains, sénégalais, javanais. C’est à la fin des années 1920 que les grandes salles de théâtre commencèrent alors à programmer des danseurs du monde entier.

3 Jusqu’aux années 1950, les danses venues de contrées lointaines ainsi que leurs interprètes furent désignés de manière générique par le terme « exotique ». Formé de la racine grecque « exô » signifiant « en dehors », l’adjectif « exotique » qualifie un objet par la distance considérée, par le locuteur, entre cet objet et lui. Il renseigne donc sur le rapport distanciel entre l’énonciateur et son objet. La notion d’exotisme renvoyant à une extranéité par rapport à un point de référence, elle est travaillée par la question de la frontière qui peut être de plusieurs natures et varier selon les appréciations. Les contours géographiques cernant la catégorie des « danses exotiques » étaient ainsi plus ou moins circonscrits. Pour Francis de Miomandre, critique artistique de l’entre-deux-guerres, la tarentelle, les danses grecques et la gigue anglaise en faisaient partie dans la mesure où elles étaient issues de territoires extérieurs aux frontières nationales françaises (Miomandre, 1935 : 41-42). Son confrère Valentin Parnac privilégiait une délimitation continentale quand d’autres incluaient également comme exotiques les danses espagnoles (Parnac, 1932 : 83).

4 D’une manière générale, ce n’était pas l’appartenance à une autre nation ou à un autre continent qui conférait à la danse son exotisme. Par exemple, les pièces de l’Allemande Mary Wigman ou de l’Américaine Isadora Duncan n’étaient pas considérées comme telles. Elles formaient avec les ballets français une même unité, un même ensemble distinct de celui constitué par toutes les autres danses. De fait, les danses exotiques étaient celles dont l’extranéité se conjuguait à l’étrangeté. Leurs traits n’avaient rien de commun avec les formes occidentales : académiques, scéniques ou même populaires. Se différenciant résolument des codes kinésiques selon lesquels on avait l’habitude de voir danser, elles se caractérisaient par leur insaisissabilité et leur incompréhensivité, éléments propres à l’exotisme selon Victor Segalen1. L’exotisme de la danse reposait aussi sur celui des corps. S’il se référait à une provenance territoriale lointaine ainsi qu’à des usages corporels différents, il supposait également une physionomie autre. Parce qu’interprétées par des Noirs, les danses jazz figuraient ainsi comme exotiques. En fin de compte, les danses exotiques étaient celles qui manifestaient une altérité radicale autant dans leur gestuelle que dans les corporalités qui les produisaient.

5 Définissant un vaste conglomérat de danses étranges et étrangères, le syntagme « danses exotiques » participait du contexte politique, culturel et épistémologique propre aux premières décennies du 20e siècle. Son utilisation témoignait de la difficulté

Civilisations, 53 | 2005 148

à nommer et à situer ces danses. C’est que l’on ignorait quel autre terme employer. L’état des connaissances en la matière était quasiment inexistant : d’où provenaient- elles précisément si ce n’est d’un ailleurs lointain et indéterminé ? Comment s’appelaient-elles exactement ? Cette ignorance se traduisait également par de récurrentes confusions concernant l’origine des interprètes. Les mêmes danseuses exotiques étaient à l’occasion « hindoues », « orientales » ou « javanaises ». De même, le qualificatif de « danse du ventre » fut régulièrement attribué dès lors que la danse en question mobilisait les hanches et le bassin d’une manière peu conforme aux convenances européennes, ou qu’elle dégageait un soupçon d’érotisme. Ces amalgames participaient d’une vision orientaliste qui concevait l’Orient comme un territoire s’étendant du Maghreb au Japon et dont les figures mythiques, telle la « bayadère », formaient un réservoir d’images préconçues (Said, 1980 [1978]). Comme l’a défini Gustave Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, la bayadère était alors « un mot qui entraîne l’imagination » et désignait « toutes les femmes de l’Orient » (Flaubert, 1958 : 29). Il arrivait aussi qu’en l’absence d’élément auquel se raccrocher, les adjectifs « curieux », « étranges » se substituent tout simplement à un quelconque autre descriptif géographique. De nos jours, c’est à une localisation géographique plus affinée bien qu’encore floue à laquelle on recourt, à défaut d’employer la terminologie exacte. Par exemple, le « zinli » est peu évocateur pour le néophyte. En revanche, présenter cette danse comme danse du Bénin ou dans une perspective encore plus large comme « danse africaine » renseigne davantage sur l’objet en question. Même s’il engendre de l’imprécision et confine à l’amalgame, ce processus de dilatation vaut pour son efficacité dénotative. Il fournit des repères en situant l’objet, certes schématiquement, sur la cartographie désormais entièrement connue du monde. Comme le souligne Andrée Grau, les expressions « danse africaine » ou « indienne » qui induisent l’idée que des systèmes existeraient à l’échelle continentale, « sont acceptables en tant que « raccourcis » […] mais il ne faut jamais oublier que tout terme générique, par définition, simplifie la réalité » (Grau, 2003 : 289)

6 A l’époque où il fut employé, le terme « exotique » précédait une taxinomie de la perception du monde, organisée depuis la décolonisation selon une répartition nationale. Distinguer les danses indiennes, pakistanaises, Sri lankaises … induisait leur indexation à une communauté politique souveraine et géographiquement délimitée (Anderson, 2002 [1983] : 19). Aujourd’hui, les emplois de « danse orientale » et « danse africaine » perpétuent une localisation a-nationale, ce qui traduit la persistance du regard porté sur certaines danses d’ailleurs. Dans la conception courante, les « danses africaines » désignent les danses d’Afrique Noire et non pas celles d’un continent entier, celles du Maghreb considérées, elles, comme « orientales » devant alors théoriquement en faire partie. Cette expression générique réductrice transporte de fait des conceptions sur l’Afrique noire sédimentées dans l’inconscient collectif depuis le 17e siècle (Gore, 2001). Elle renvoie « à un concept globalisant qui parle davantage du rapport entre l’Afrique et le reste du monde – et inversement – que de la vie en Afrique ». Il s’agit donc d’« une construction mentale très complexe, informée par des points de vue proches mais diversifiés, dans laquelle la civilisation noire est définie en opposition à la civilisation blanche, et la civilisation occidentale en opposition à la civilisation africaine » (Adewole, 2003 : 299). A ce titre, elle est aussi employée par les danseurs et théoriciens de la diaspora africaine qui, s’ils la critiquent, en ont néanmoins intériorisé les valeurs et les implicites2. En tant que pratique scénique et théâtrale, elle désigne des chorégraphies basées sur des danses africaines

Civilisations, 53 | 2005 149

traditionnelles, tandis qu’une désignation nouvellement apparue, celle de « danse africaine contemporaine » se rapporte à des œuvres où fusionnent des techniques africaines et occidentales (Adewole, 2003 : 300). Cette dernière catégorie ne convient d’ailleurs pas à certains danseurs évoluant dans le registre qui lui préfèrent « danse africaine expérimentale », « nouvelle danse africaine » ou encore « danse africaine créative » (Tiérou, 2001 : 50). Parce qu’elle est réductrice et ne les reconnaît pas en tant qu’artiste à part entière, doté d’un sens créatif singulier, l’appellation « danse africaine » est aussi purement et simplement réfutée par d’autres danseurs. Il en est également qui l’utilisent tout en faisant part de leurs réserves.

7 L’ensemble « danses orientales » s’est quant à lui réduit, depuis les années 1940, aux danses du bassin méditerranéen et ne comporte plus, comme auparavant, les formes kinésiques pratiquées par les « bayadères sacrées » de l’Inde ou encore les geishas japonaises. Il n’en constitue pas moins un large groupe marqué par une grande diversité de pratiques. Le terme « danse indienne » n’a pas changé mais, en revanche, au Royaume-Uni, « Indian dance » a été remplacé par « South Asian dance ». Celui-ci désigne les danses traditionnelles du sous-continent entier, qui ne se réduit plus à l’Inde, comme avant l’Indépendance, et dépasse les sous-divisions politiques actuelles qui ne correspondent pas non plus aux aires géographiques de pratique3.

8 Le contexte historique et politique dans lequel le syntagme « danses exotiques » fut employé le chargeait de significations implicites : il était alors affecté par la situation coloniale et n’était donc pas dénué de considérations impérialistes et évolutionnistes. A l’époque de l’entre-deux-guerres, un « exotique », c’était un étranger issu des colonies, un « indigène », terme dont le sens originel s’est progressivement transformé puisque, à l’origine, il formait l’antonyme d’exotique. Les « danses exotiques », c’étaient par conséquent celles des peuples colonisés, considérés comme primitifs, sauvages ou barbares. L’expression décrivait ainsi les rapports de domination engendrés par la colonisation et induisait la notion d’infériorité. Si elle n’est plus employée depuis l’accession à l’indépendance des anciennes colonies, celle de « danse ethnique » que l’on trouve dans le langage commun ainsi que dans le langage des spécialistes de la danse a pris le relais mais véhicule le même type de considérations. C’est ce qu’a analysé, dès 1969, Joann Keali’inohomoku. Dans un article majeur considéré depuis comme fondateur de l’anthropologie de la danse, elle analysait à partir d’un vaste corpus le discours occidental sur la danse et en dénonçait l’héritage évolutionnisme (Keali’inohomoku, 1970). Qu’elle l’ait écrit « à une époque où ce courant de pensée était depuis longtemps révolu au sein des sciences humaines prouve combien il était cependant prégnant en danse » (Buckland, 1999 : 7). En démontrant que le ballet académique d’Occident pouvait tout autant être considéré comme une « danse ethnique » dans la mesure où il était le résultat de circonstances sociales et historiques produites par les sociétés aristocratiques européennes de la Renaissance, Keani’ilohomoku révélait que le terme « ethnique » n’était qu’un euphémisme de « barbare », « païen » et « exotique », un adjectif « politiquement correct » pourrait-on ajouter. Cette catégorie inclut de fait les danses des pays anciennement soumis au joug colonial. Elle attribue les mêmes caractères de primitivité, d’immuabilité et d’ancestralité. Elle renvoie au même imaginaire de l’autre, censé avoir été épargné des méfaits de la civilisation industrielle et vivre en harmonie avec son environnement, au plus près des valeurs fondamentales de l’humanité et dans une profonde concordance avec les rythmes physiologiques innés. Aux dires de certains théoriciens des thérapies corporelles, les danses ethniques également appelées « danses tribales » sont ainsi

Civilisations, 53 | 2005 150

parées de vertus bienfaisantes dont la simple pratique, même hors contexte, peut assurer guérison, ou tout du moins rémission, aux occidentaux épuisés par les technologies modernes (Schott-Billman, 1985). On trouvait déjà ce discours dans les années 1920 à propos du jazz et de ses effets revitalisants. Le journaliste Sem écrivait en février 1921 que la danse jazz « nous a restitué la gaieté physique, la gaieté musculaire, celle de notre pauvre carcasse en révolte qui, dans un délire de contorsions, se libère de cette camisole de force imposée par la géométrie inflexible des vêtements modernes à nos membres ankylosés. » (Sem, 1923 [1921] : 116).

9 L’analyse de Joann Keali’inohomoku a choqué à son époque. Elle continue encore d’agacer ou de ne pas être prise au sérieux. Pour le critique chorégraphique Jean-Marc Adolphe, par exemple, considérer le ballet classique comme une forme de danse ethnique traduit une forme d’humour (1999 : 42). Comme le souligne Andrée Grau, le terme de « danse ethnique » reflète le fait que « les danses académiques venues de différentes parties du monde font l’objet de perceptions différentes ». Si le ballet classique occidental est aujourd’hui accepté comme un genre transnational et neutre dans son ethnicité, parce qu’il est sorti de ses frontières originales, le bharata natyam, un genre savant de l’Inde du Sud est perçu comme étant inséparable de ses origines socioculturelles, alors qu’il a suivi un parcours semblable (Grau, 2005). A ce titre, les catégories « danse moderne » et « danse contemporaine » ne se réfèrent systématiquement qu’aux styles chorégraphiques d’Occident. L’histoire de la « danse moderne », telle qu’elle est la plupart du temps rapportée, ne prend en considération que les chorégraphes et les œuvres du monde occidental de la première moitié du 20e siècle. Pourtant, au même moment, celle-ci s’invente dans d’autres régions du monde. Des artistes javanais, japonais, indiens, arméniens … élaborèrent alors leurs propres langages chorégraphiques en utilisant différentes techniques relevant parfois de différentes cultures. D’autres firent évoluer les répertoires traditionnels en créant de nouvelles pièces ou en adoptant de nouvelles configurations. C’est de ces processus culturels et artistiques à l’œuvre dans le monde dont rendirent compte les spectacles de danses exotiques donnés en Occident au cours des quarante premières années du 20e siècle. Comme l’a analysé Michel Bernard, les catégories de « moderne » et de « contemporain » répondent à une nécessité cognitive d’identification qui s’accompagne d’un désir de valorisation, « transformant l’ordre épistémologique qui est donné par la première visée en ordre axiologique » (2004 : 21). Elles « se servent du temps comme leurre et masque d’un désir clandestin d’axiologisation » (23). Le fait qu’elles n’incluent pas les danses d’ailleurs est significatif du regard qui leur est encore porté. Tandis que les chorégraphies d’Occident sont désignées selon un mode temporel ou historique, celles du reste du monde le sont selon un mode ontologique (ethnique) ou géographique (africaine, indienne…), confinant ainsi l’altérité dans une permanence. Et lorsque le terme de « moderne » ou « contemporain » est adjoint, c’est avec l’idée qu’il s’agit d’un métissage entre une forme de danse traditionnelle, censée être immuable, et une démarche issue de la pensée chorégraphique moderne occidentale.

10 Parallèlement à celle de « danse ethnique », l’expression « danse du monde » se développe mais plutôt au titre de catégorie commerciale, de label marketing à l’usage des programmateurs culturels et des producteurs de spectacle tandis que sa concurrente est plutôt l’apanage des milieux de l’enseignement de la danse. Tout aussi générique et imprécise, elle a pour mérite de ne pas se rapporter à la notion d’ethnie – ou pire, à celle de tribu ! – qui relève davantage d’une construction cognitive que d’une réalité socioculturelle (Galissot, Kilani, Rivera, 2000 [1997]). Elle relègue les formes non

Civilisations, 53 | 2005 151

occidentales de danse à une altérité globale, différente en termes de capacités économiques. Les danses du (tiers) monde, ce sont celles mises en scène et marchandisées par les industries culturelles occidentales. A l’instar de la « world music », elles représentent un « aspect de l’imaginaire du consommateur occidental » (White, 2002 : 635). Elles se réfèrent, en fin de compte, aux mêmes contrées du globe que les exotiques et les ethniques. Et si l’on affirmait, à l’instar de Joan Keali’inohomoku que le ballet occidental est une danse du monde, cela ne manquerait pas de choquer les fidèles de Terpsichore !

11 Dans un souci d’équité et mue par la volonté d’abroger des dénominations imprégnées d’ethnocentrisme, l’ethnoscénologie a revendiqué d’autres usages terminologiques. Cette discipline nouvelle a pour objet l’étude des pratiques spectaculaires du monde dans leur diversité, mais sans prendre le théâtre ou la danse d’Occident comme critères de référence (Pradier, 1996). Le Kathakali ou le Nô ne sont plus considérés comme des formes de théâtre indien et japonais mais comme du Kathakali et du Nô, des formes spectaculaires à part entière (Khaznadar, 2001 : 23). Cependant, cette posture ne résout que très partiellement la difficulté initiale. Elle contrarie le projet de l’anthropologie dont le discours, « même quand il se veut descriptif, est toujours en situation de traduire » (Kilani, 1994 : 14). La connaissance anthropologique se construit dans un effort de traduction, laquelle assure le passage de la culture indigène à la culture de l’observateur et du lecteur. Si le kathakali et le Nô peuvent être considérés comme des formes de spectacle à part entière, sans les référer au théâtre et/ou à la danse occidentale, c’est parce qu’il n’est plus besoin de traduire ce qu’ils constituent, du moins au sein du cénacle des spécialistes de danse et de théâtre. La connaissance anthropologique les a rendus familiers et signifiants davantage que l’Asyik malais, par exemple, qui n’évoquera sans doute rien au non-spécialiste de l’Asie du Sud-Est, pas même qu’il s’agit d’une forme artistique spectaculaire. La référence à des notions connues et familières, même si elle demeure assurément réductrice, a le mérite de créer les conditions élémentaires d’une connaissance qui se poursuivra dans le dialogue, la médiation, le compromis entre l’horizon des significations inscrites dans la culture de l’indigène et l’horizon des significations dans la culture de l’observateur (Kilani, 1994 : 14).

Lire et décrire ces « curieuses » danses

12 Outre la difficulté à nommer les danses venues d’ailleurs, les premiers spectateurs européens qui les découvrirent éprouvèrent de la peine à en saisir les contenus. Dépourvus des savoirs culturels nécessaires, ils ne pouvaient en apprécier toute la teneur, encore moins en évaluer la qualité d’interprétation. Ce fut tout particulièrement le cas pour les danses asiatiques dont la gestuelle codifiée paraissait bien hermétique. Les commentateurs de l’époque firent part de l’incompréhension ressentie par le public malgré son enthousiasme. Tout aussi démunis, les journalistes et critiques chorégraphiques concédèrent qu’ils étaient incapables de fournir à leurs lecteurs une analyse critique des spectacles exotiques et de prononcer un jugement esthétique tant sur la nature du spectacle que sur la qualité de l’interprétation. Assistant à Paris, en 1932, au spectacle de l’Indienne Menaka, qui contribua au renouveau du style Kathak, Pierre de Nérac avoua : « En réalité, nous ne pouvons [en] juger à la mode européenne car il ne s’agit point ici de sauts, d’élévations et de

Civilisations, 53 | 2005 152

pirouettes mais d’une série d’attitudes, de variations sur un geste, sur un mouvement du corps » (1932).

13 D’aucuns reconnurent que la possession des codes culturels propres aux danses représentées était indispensable. Apprécier celles-ci dans toute leur saveur nécessitait une initiation préalable ou tout du moins un effort de compréhension. A défaut de percevoir les significations en jeu et de participer au processus communicationnel à l’œuvre dans la représentation, le spectateur se contentait de la sensation exotique prodiguée par les mouvements inaccoutumés, les costumes insolites et la corporalité étrangère des danseurs. « Inadaptés, incultes comme nous le sommes », regrettait le célèbre critique chorégraphique André Levinson, alors qu’il assistait en 1929 au spectacle de la danseuse japonaise Shizoué Foujima, « nous subissons surtout l’attrait d’étrangeté, le parfum d’exotisme dont se revêt et s’entoure pour nous la vision de cette poupée japonaise ». En quelque sorte, l’altérité constituait l’intérêt spectaculaire. Mais la question de l’accessibilité des danses exotiques ne fut cependant pas soulevée à propos des danses venues du continent africain. C’est que pour l’ensemble des spectateurs, ces dernières étaient à l’image des interprètes qui les effectuaient. Expression de la prétendue primitivité des peuples d’Afrique, elles ne possédaient, pensait-on, qu’une consistance rudimentaire et s’offraient aisément à l’intelligibilité européenne.

14 Faute de disposer d’outils pour exercer leur activité critique, la presse de l’époque rendit compte des spectacles exotiques par des récits circonstanciés. Les journalistes décrivaient par le menu détail les costumes, les instruments de musique, les accessoires et tentèrent de restituer par le verbe la spécificité de ces gestuelles insolites. Pour ce faire, ils eurent souvent recours au mode comparatif, rapprochant certaines formes kinésiques exotiques d’autres plus familières. Lorsqu’en 1838, au Théâtre des Variétés, Théophile Gautier assista, enthousiaste, au spectacle de quatre danseuses venues de Pondichéry, il fut bien en peine de le dépeindre. Il se référa alors à des danses connues du public français. Le Malapou ressemblait ainsi à « une espèce de jota aragonesa ». Les Colombes s’apparentait à une « valse délirante ». Dans La Toilette de Shiva, « on dirait que [les danseuses] dansent une mazurka ». Gautier ne sut pas voir qu’il avait sans doute affaire dans ce cas à une pièce comportant une part d’abhinaya, forme narrative de la danse dans laquelle l’interprète illustre par le visage et les mains un texte chanté. Cela relève « plutôt [de la] pantomime très accentuée que d’un véritable pas réglé » affirma-t-il. Il finit par convenir tout simplement qu’elle n’avait « rien de commun avec la notre » et aligna une série d’adjectifs traduisant sa stupéfaction : le spectacle était « fort piquant et fort original », les tour d’yeux « incroyables », les costumes d’une « sauvage singularité4». Le fait que les danses représentées ne rejoignaient pas les catégories artistiques et spectaculaires occidentales en rendait l’approche d’autant plus confuse. Certaines, notamment celles venues d’Asie, développaient en effet une théâtralité très marquée qui troublait les observateurs.

15 Le recours au mode comparatif prenait également une tournure péjorative quand il servait à mettre en évidence la supériorité de la civilisation européenne. La légende d’une photographie montrant des danseurs africains est à ce titre significative : « Une jupe d’herbes éblouissante remplace le classique « tutu » et un long collier avec des dents de fauves ou de la vulgaire verroterie tient lieu de rivière de diamants »5. Bien souvent aussi, lorsque la danse développait une gestuelle transgressant les usages et

Civilisations, 53 | 2005 153

convenances corporels européens, la description empruntait des métaphores qui reléguaient l’interprète à la condition d’animal, de monstre ou d’aliéné.

16 L’emploi récurrent par les exégètes des termes « curieux », « étonnant », « original », « étrange », « bizarre », « déconcertant » montre que, la plupart du temps, les critiques échouaient à transcrire littéralement le contenu du spectacle et se contentaient d’en signifier l’insaisissabilité. Leurs comptes-rendus restituaient leur étonnement, leur répulsion parfois, et révélaient également l’imaginaire préexistant au travers duquel ils appréhendaient ces danses venues d’ailleurs. Exception majeure, les articles d’André Levinson se distinguaient par leur érudition. Ce journaliste russe avait été professeur de littérature française à Saint Petersbourg avant de s’exiler à Paris en 1917. Il possédait une science étendue de l’art chorégraphique et tentait de dégager les spécificités kinésiques des différentes danses. Bien qu’imprégné de l’esprit colonialiste de l’époque, il faisait preuve d’une curiosité attentionnée à l’égard des danses exotiques qui l’invitèrent à formuler quelques principes généraux propres à la danse, selon une approche assez anthropologique.

17 A l’heure où le reportage télévisuel supplante le récit littéraire, la critique chorégraphique des spectacles extra occidentaux ne donne plus lieu à des textes descriptifs, soucieux de restituer les traits insolites de danses inhabituelles. Le sentiment d’étrangeté exprimé par l’auteur s’efface car l’expérience inédite que constituait une représentation de danse exotique dans les quarante premières années du 20e siècle est désormais banale. L’exercice se réduit plutôt à un exposé succinct des caractéristiques de la danse en question et du parcours de son interprète, informations reprises la plupart du temps du dossier de presse. Pour autant, les grilles d’analyse font bien souvent encore défaut et certains des procédés discursifs précédents semblent persister. Le mode comparatif est à nouveau emprunté mais moins pour les mouvements que pour les artistes. Ragunath Manet, né à Pondichéry, s’est vu honoré dans la presse française du titre de « Nijinski indien ». Si l’analogie permet de mettre en rapport des notoriétés artistiques au sein de cultures respectives, elle traduit bien souvent la faillite de l’exégèse. Elle est en outre généralement abusive. Le contexte social, culturel et artistique des années 1910 ne peut être comparé avec celui du 21e siècle. On ne dispose d’aucun élément pour apprécier la similitude des qualités techniques de chacun des danseurs et quand cela serait possible, un piqué sur pointe vaut-il un frappé de pied (tattu) ? Quant à la démence dont Nijinski fut atteint, souhaitons qu’elle épargne Ragunath Manet ! Ce type de rapprochement – que l’on ne trouvera d’ailleurs pas en ce qui concerne les grands interprètes d’Afrique – montre que les danses extra occidentales représentées en France continuent encore bien souvent d’être perçues au travers du prisme de l’imaginaire exotique. Cela donne lieu à des assimilations impropres et à un discours toujours pétri d’orientalisme (Saïd, 1980 [1978]). En atteste la présentation par le journal Le Progrès du spectacle donné récemment par Madhavi Mugdal, grande interprète du style Odissi, lequel fut réinventé dans les années 1940 : « art millénaire et raffiné, la danse est étroitement mêlée à la tradition et aux rites6».

18 La déficience analytique des critiques chorégraphiques actuelles portant sur les spectacles « exotiques » ou « ethniques » soulève à nouveau la question de l’accessibilité d’une forme culturelle en dehors de son cadre de référence. Signe du développement de l’industrie culturelle et de l’élargissement du marché chorégraphique, les festivals, notamment ceux de « danse du monde », et les

Civilisations, 53 | 2005 154

institutions théâtrales programment des produits spectaculaires tirés de cérémonies, de pratiques cultuelles ou festives7. L’offre se diversifie et confronte le spectateur à de nouveaux objets scéniques dont le contenu a été transplanté depuis d’autres contextes culturels (Appaduraï, 2001 [1996]). Les possibilités d’interaction entre le public et les interprètes ou les « actants » ou « performeurs », au sens de Jerzy Grotowski (1997), constituent alors un véritable enjeu. Elles préoccupent d’ailleurs les programmateurs (Gründ, 2001; Aubert, 2001). Ceux-ci naviguent de fait en terrain mouvant. Œuvrant pour une rencontre avec les formes de la diversité culturelle humaine et le soutien à des pratiques artistiques en déclin (Internationale de l’Imaginaire, 1994), ils peuvent facilement se transformer en marchand de bizarre, tirant bénéfice du commerce de l’altérité, à l’instar des organisateurs d’exhibitions ethnologiques qui inaugurèrent ce nouveau négoce à la fin du 19e siècle. La représentation de danse extra occidentale, telle qu’elle se déroule de nos jours, peut ne pas opérer, faute de fonctionner sur une même communauté de codes et de référents, et se réduire au spectacle de l’étrange étranger. Le langage de la danse suppose en effet une compétence partagée entre actants et regardants à partir de laquelle circule le sens et se perçoivent les innovations (Kaeppler, 1985).

19 L’art théâtral et chorégraphique de l’Inde repose sur un concept qui peut néanmoins nous être ici utile : celui de rasa. Le rasa, c’est le plaisir esthétique que transmet l’interprète et que vient chercher le spectateur. Mais pour y goûter, ce dernier doit être rasika, c’est-à-dire averti, initié. Il est indéniable que la connaissance de la symbolique gestuelle, de la construction chorégraphique, rythmique et musicale de la danse indienne permet au spectateur d’apprécier toute la saveur d’un récital et d’éprouver avec intensité ce plaisir. Mais le rasika est aussi celui qui, à défaut d’initiation, établit intérieurement les conditions d’une disponibilité au sensible. Sans même déchiffrer le sens porté par la danse, il peut être touché par la grâce, la beauté, la puissance et le raffinement du geste, par les « humeurs » (bhavas) communiqués par l’interprète. Dans cette disposition, le public des « danses du monde » entrouvre quelques pistes d’accès et s’engage à dépasser le premier effet de curiosité. Pour l’y aider, un dispositif est désormais établi qui fournit des éléments d’informations sur la danse en question, ses caractéristiques, ses modalités de représentation et son contenu. Outre le programme du spectacle, l’artiste présente parfois ses danses. C’est le cas des danseurs de style indien qui, avant d’interpréter les pièces de danse narrative, montrent une première fois les gestes et en explicitent par la parole la signification. Si ce mode introductif n’existait pas au tout début de la découverte des danses exotiques, il se mit en place dès la fin des années 1920. Les représentations furent alors précédées de courts exposés, les danseurs se livrant parfois eux-mêmes à ces préambules explicatifs. Lorsque Ram Gopal, qui allait devenir l’une des vedettes internationales de la danse indienne, se produisit en 1938 à Paris, il se chargea lui-même d’introduire certaines de ses danses. Par ailleurs, à cette même époque, des conférences visant à fournir des éclairages sur ces danses étranges furent organisées. Dans la presse spécialisée en danse apparurent des rubriques consacrées à « la danse à travers les peuples » ou à « la danse à travers le monde ». Des articles à caractère scientifique commencèrent aussi à paraître dans les revues savantes. Cet appétit de connaissances commença de fait à émerger au moment où l’ethnologie française se structurait en discipline académique (Jamin, 2001).

Civilisations, 53 | 2005 155

« Il nous faut d’authentiques danses de guerre et des tams-tams garantis ‘nature’8»

20 Bien qu’elle occasionna une réévaluation des critères esthétiques propres aux formes occidentales de danse et révéla l’existence d’une multitude de pratiques chorégraphiques dans le monde, la découverte des danses exotiques s’effectua au travers d’une perception tronquée et imaginaire de l’altérité. L’idée selon laquelle la danse reflétait l’identité d’un peuple et en exprimait les traits caractéristiques constituait un premier travers. « C’est par la danse que l’âme d’un peuple s’exprime le mieux, surtout quand il s’agit de nos possessions de l’Afrique noire et de l’Asie qui ont conservé pour la plupart leurs traditions primitives » peut-on lire dans Le Monde colonial illustré9. « Avoir vu danser un indigène, c’est presque avoir visité son pays », assurait André Levinson. « Rien ne vaut la danse, son dionysiaque appel, pour faire remonter à la surface les secrets de son peuple » (1929b : 281). On retrouve encore cette idée dans les années cinquante, sous la plume d’Edouard Beaudu, journaliste qui exerça dans l’entre-deux-guerres. Il affirmait : « La danse est un splendide révélateur des races » (1954 : 141). De cette conception ontologique de l’identité (Poutignat, 1995), il résulta que les danseurs qui interprétèrent leur art sur les scènes d’Occident furent considérés comme les représentants de leur culture et non pas comme des artistes à part entière, certes marqués par leurs origines culturelles mais affirmant, avant tout, une créativité singulière.

21 Par cette opération consistant à réduire un individu à son milieu d’origine, le public fut la plupart du temps convaincu qu’en assistant au spectacle de danses exotiques, il découvrait d’authentiques traditions de danse issues de populations lointaines. Et c’est d’ailleurs bien de l’authenticité qu’il espérait trouver. « Rien de plus savoureux que les danses indigènes », déclarait le journaliste André Franck à propos du spectacle donné par la Malgache Ranou-Mé, « surtout quand elles sont vraiment authentiques » (1934). Car si l’altérité suscitait de la curiosité, celle-ci ne devait pas être frelatée au risque d’affadir la sensation exotique. Pour le public de la première moitié du 20e siècle, l’authenticité constitua ainsi un critère à partir duquel la qualité et l’intérêt des danses exotiques furent évalués. Elle en devint même un argument de promotion utilisé par les organisateurs de spectacle. Chaque nouvelle exposition universelle ou coloniale prétendait surpasser la précédente en présentant, au sein des pavillons coloniaux, des reconstitutions et des attractions toujours plus authentiques. L’Exposition coloniale de Vincennes, en 1931, qui marqua l’apogée de l’impérialisme français, afficha un souci d’exactitude dont témoigne le guide officiel. « Vous ne trouverez pas ici une exploitation des bas instincts d’un public vulgaire. [...] Point de ces bamboulas, de ces danses du ventre, de ces étalages de bazar qui ont discrédité bien d’autres manifestations coloniales, mais de vraies reconstitutions de la vie tropicale avec tout ce qu’elle a de vrai pittoresque et de couleur » (Demaison, 1931 : 18). Au sujet des danseuses javanaises et balinaises de la section néerlandaise, André Demaison, auteur dudit guide, affirma : « Leurs costumes de danses sont authentiques et leurs instruments de musique d’origine parfaitement pure » et d’ajouter « […] c’est la première fois en Europe que l’on pourra faire connaissance avec les danses des Indes d’une manière parfaitement authentique » (138). Pourtant, le programme donné par la troupe balinaise se composait d’une succession de danses appartenant à différents genres artistiques, certaines traditionnelles et d’autres de création récente, dont le

Civilisations, 53 | 2005 156

principe avait été élaboré dès les années 1920 à l’intention des touristes arrivés dans l’île (Basset, 1998). Il ne s’agissait donc pas d’un spectacle « purement » balinais dans la mesure où, tel qu’il était agencé, il s’adressait à un auditoire non autochtone.

22 Le feuilleton du ballet royal du Cambodge, inscrit au programme des Expositions coloniales de Marseille en 1906 et 1922, de Paris en 1931, montre combien l’authenticité relève d’une construction qui peut servir des enjeux idéologiques. Chargé de l’organisation des attractions de l’Indochine pour l’Exposition coloniale de Marseille de 1906, un certain Georges Bois avait eu l’idée de faire venir les danseuses de la cour royale de Phnom Penh. Après moult péripéties, il réussit à obtenir du souverain Sisowath qu’il laissât voyager sa troupe en France, ce dernier les accompagnant également (Bois, 1913). Leurs spectacles comptèrent parmi les attractions les plus prisées et connurent un véritable triomphe. Deux représentations furent même organisées à Paris, d’abord lors de la garden-party de l’Elysée, puis au Théâtre de verdure du pré-catalan. Fort de ce succès, les commissaires des Expositions coloniales de Marseille, en 1922, puis de Vincennes, en 1931, programmèrent à nouveau les célèbres danseuses cambodgiennes. A chaque fois, le public, dont l’enthousiasme frisa parfois l’hystérie10, considéra qu’il avait affaire à une authentique troupe royale qui existait et s’épanouissait telle quelle au Cambodge. Les ballets cambodgiens, « tels qu’ils nous sont parvenus [sont restés] intacts à travers les siècles » assurait Francis de Miomandre (1922). En réalité, la configuration du ballet était, pour chacune de ses apparitions, le résultat d’interventions et de choix propres aux autorités coloniales françaises. En effet, depuis l’instauration du protectorat en Indochine, le ballet, institution attachée au souverain, avait perdu de sa magnificence. C’est l’initiative de Georges Bois qui contribua à réactiver son activité, tout en transformant certains des modes de fonctionnement. Traditionnellement entretenues par le roi, les danseuses perçurent ainsi une rémunération mensuelle, le temps de leur séjour. Mais quelque temps plus tard, le ballet déclina à nouveau. Pour l’Exposition de 1922, on réussit à réunir un petit groupe de danseuses mais cela fut impossible en 1931. Les organisateurs de la grande « fête » coloniale de Vincennes acceptèrent cependant la proposition d’une ancienne danseuse royale, Say Sangvann, qui avait fondé une troupe privée et se produisait devant des touristes. A l’affiche des animations, son groupe fut néanmoins officiellement présenté comme l’authentique ballet royal. C’est qu’en admettant qu’ils avaient engagé des artistes indépendants, les autorités françaises auraient dû reconnaître leur échec dans l’une des missions revendiquées par la colonisation : protéger le splendide patrimoine indochinois des méfaits du temps et de la barbarie indigène. Quant au spectacle en lui-même, il fut aussi à l’occasion reconfiguré de manière à produire une impression d’authenticité. Ainsi, pour la représentation que le Ballet accepta de donner en 1922, au Palais Garnier, le décorateur du lieu imagina un cadre scénographique censé rendre le spectacle plus authentique. Il conçut un décor lumineux assez chargé, à motifs sylvestres, que l’on ne trouve pas dans la tradition chorégraphique cambodgienne.

23 La quête d’authenticité concernant les spectacles exotiques relevait d’une « nostalgie impérialiste », cette forme de nostalgie particulière engendrée par le colonialisme et qui consiste à regretter la disparition de ce qui a été détruit ou transformé par l’œuvre colonisatrice, masquant de cette manière les rapports de domination, parfois brutaux, que celle-ci implique (Rosaldo, 1989 : 108). On comprend alors l’importance accordée par les organisateurs de l’Exposition de Vincennes, en 1931, à l’authenticité des reconstitutions et des attractions dansées. Le sentiment de « nostalgie impérialiste »

Civilisations, 53 | 2005 157

ressort d’une manière de plus en plus prégnante à partir des années 1920, aussi bien dans les comptes-rendus journalistiques que dans la littérature scientifique évoquant les danses d’ailleurs. Il n’est pas rare de le trouver encore aujourd’hui dans la presse spécialisée ou dans la bouche de chorégraphes inspirés par les cultures non occidentales11. Il témoigne d’un certain rapport à l’altérité : l’autre n’est pas appréhendé dans la complexité des dynamiques sociales et culturelles dont il est lui- même le moteur mais dans une sorte de permanence, l’enfermant dans un registre prédéterminé. C’est la nostalgie pour sa culture traditionnelle, telle qu’elle existait avant qu’elle ne tombe sous le joug colonial et qu’elle ne se mette à prendre des traits de la culture dominante. Toute trace de transformation, d’invention ou d’influence extérieure signale alors une possible falsification. De ce fait, l’idée d’authenticité masque souvent une idéologie de pureté ethnique ou raciale. Cela s’est traduit par une attitude récurrente à l’égard des danseurs exotiques : si leurs danses n’exaltaient pas l’image préconçue que le public en avait, ils perdaient alors de leur attrait spectaculaire et faisaient l’objet de sévères critiques. Lorsque le danseur sénégalais Féral Benga se produisit en novembre 1933 au Théâtre des Champs-Elysées, dans des chorégraphies de sa création utilisant les partitions de Debussy, on regretta que celles-ci n’exaltassent pas une africanité attendue. Pour le journaliste Fernand Divoire, Benga aurait dû « danser selon sa loi [et] se libérer de tous ces rubans, de tous ces bouts de satin qui entravent ses mouvements. Qu’il danse en ramassant en lui des souvenirs ancestraux » (1934 : 67).

24 La quête d’authenticité s’accompagnait aussi de l’idée que l’origine culturelle du danseur gageait du caractère authentique de ses danses. En concédant au seul atavisme une compétence kinésique et artistique, elle révélait une conception biologique de la culture. Les artistes occidentaux qui, à partir des années 1920, se mirent à apprendre des danses d’ailleurs et les interprétèrent sur scène furent à l’occasion l’objet de considérations biologisantes qui s’attardaient moins sur leur éventuel talent que sur leurs gènes. Fernand Divoire se montra très réservé lors du récital donné par la Russe Xénia Zarina, dont le programme incluait des danses balinaise, cambodgienne et japonaise. Il déclara : « Je me méfie toujours un peu quand je vois une blanche, qu’elle soit américaine ou russe, exécuter des danses qui exigent, il me semble, de la part de la danseuse, d’être née en quelques pays d’Asie et d’avoir, toute sa vie, été imprégnée de ses rythmes » (1939). C’est un discours que l’on retrouve encore bien souvent, alors qu’avec la mondialisation des savoirs chorégraphiques, les diverses formes de danses de la planète sont enseignées et pratiquées par des individus dont ce n’est pas la culture d’origine. Les artistes français initiés aux danses classiques de l’Inde rapportent les préjugés négatifs dont ils font l’objet. Certains programmateurs ont ainsi dénoncé un contrat déjà signé quand ils ont appris qu’ils n’avaient pas affaire à d’authentiques Indiens (Frétard, 1997 : 26). Il en est de même pour les danseurs blancs ayant choisi de s’exprimer au travers de la « danse africaine », « univers d’un corps soumis à une couleur décidément incontournable » (Bebey, 1987 : 155). A cause de leur pigmentation, le public ne leur accorde guère de crédibilité et estime que « c’est quand même mieux dansé par un Noir ». Américaine installée en Allemagne, la danseuse Helene Eriksen pratique le répertoire des danses iraniennes depuis près de vingt ans. En tant qu’artiste, elle est sollicitée lors de fêtes privées par la communauté iranienne qui apprécie son interprétation authentique. En revanche, parce qu’elle ne justifie d’aucune filiation iranienne, le public allemand la considère comme moins authentique

Civilisations, 53 | 2005 158

que les danseurs d’origine iranienne qui développent quant à eux un style original empruntant à d’autres genres (Eriksen, 2000 : 363)

25 D’authentiques danses africaines ou asiatiques, c’est ce que proposent également la plupart des agences de voyages dans leurs circuits touristiques. Ce choix procède à nouveau de l’idée que danses et chants sont l’expression métonymique d’une culture. « Les chants et danses sont l’âme du village » peut-on lire dans le catalogue Jet Tours12. Ils en sont de fait les traits les plus saisissables, les plus pittoresques et pour cette raison, vont constituer au sein du parcours une sorte de point d’orgue, un moment d’intensité redoublant l’effet d’exotisme. Ils attestent aussi, selon la rhétorique voyagiste, du caractère authentique des populations à découvrir, lequel forme le critère d’intérêt mis en avant, parfois avec insistance, par l’ensemble des catalogues touristiques. Les séjours d’Accor tour le stipulent même dans leur intitulé : « Sénégal authentique », « Zimbabwe authentique »… L’argumentaire de l’authentique développé par les voyagistes (Urbain, 1993 [1991] : 241; Rauch, 2002) participe du discours primitiviste. Il fait appel à trois mythes consacrés de l’imaginaire sur l’autre : l’ancestralité, l’immuabilité et la ritualité. Il prétend que les peuples en question ont conservé un mode de vie ancestral, en harmonie avec la nature et dépourvu des contraintes qui affectent l’Occident et sa civilisation moderne. Il affirme que les cérémonies et traditions millénaires continuent d’y être pratiquées de manière immuable. Bref, il fonctionne sur un schéma implicite d’opposition à la civilisation occidentale qui convient à son objectif premier : vendre de l’évasion et du dépaysement. Danses et chants forment un élément de cette proposition. Les organisateurs les programment le plus souvent lors des dîners, dans les hôtels où font halte les touristes. Interprétées en intérieur, elles peuvent aussi être présentées dans un cadre moins confortable qui confère à la représentation un caractère à la fois plus spontané et plus mystérieux. Donatello servait ainsi l’un des dîners de son séjour en Afrique du Sud au bord d’un feu de camp, tandis qu’autour, des Zoulous effectuaient des « danses traditionnelles ». Le spectacle de danse est parfois prévu à l’occasion de la visite d’un village ou dans un lieu reconstitué. Le parcours tracé par Rev’Afrique comprend une escale dans un kraal zoulou « entièrement reconstitué » où sont donnés des « spectacles de danses, chants, démonstrations guerrières et artisanales ». Ce genre de configuration repose sur le principe du « faux authentique », selon la formule de David Brown : bien que tout soit faux, le sentiment d’authenticité s’impose parce que le dispositif touristique éveille des émotions profondes et authentiques (Brown, 1999 : 42).

26 Considérer cependant, comme Brown, que dans ce type de contexte, tout est faux, c’est penser que la présence touristique proscrit toute authenticité en ce qu’elle altère les significations des pratiques culturelles mises en scène. Pourtant, comme l’a récemment montré Anne Doquet, ce n’est pas parce que les exhibitions de danse ne sont pas conçues uniquement par et pour la population locale et que parmi leurs spectateurs figurent des touristes qu’elles sont inauthentiques (2002 : 126). Ainsi, les festivals de masques initialisés par la mission culturelle de Bandiagara pour développer le tourisme et concurrencer Sangha, haut lieu touristique du Pays Dogon, au Mali, ont vu affluer les touristes mais aussi un public local, de tous âges. Ils ont suscité « au cours des préparatifs, des tractations intervillageoises ou certains vieux conflits furent en partie réglés ». Ils ont détendu les relations entre générations et permis « aux plus anciens, jadis maîtres dans la manipulation de la tradition pour conserver leur pouvoir, de retrouver partiellement leur autorité dans ce domaine que les plus jeunes prennent aujourd’hui en main » (124). Doquet en conclue que si le regard touristique encourage

Civilisations, 53 | 2005 159

les mises en scène de la tradition, au travers notamment de spectacles de danse, « dans les coulisses se jouent des négociations qui font sens pour les acteurs et peuvent générer des resocialisations et des reformulations identitaires qui sont bien contemporaines » (125).

27 Au travers des dénominations et des catégories descriptives par lesquelles elles furent et sont encore appréhendées, les danses extra occidentales forment un analyseur du rapport à l’altérité. Depuis qu’elles ont intégré le champ scénique mondial, dès la fin du 19e siècle, leurs désignations ont changé mais conservent pourtant des significations semblables, traduisant ainsi la persistance du regard porté sur la danse de l’autre, un regard pétri de primitivisme et d’orientalisme. Le paradigme de l’authenticité est sans doute celui qui a le plus orienté la perception des spectateurs et l’a souvent tronqué. Dépendant du contexte de représentation, l’impression d’authenticité exotique est révélatrice des attentes du public mais aussi de sa capacité à se confronter à l’altérité. En témoigne cette anecdote rapportée par le chroniqueur Gil Pérez, qui se déroula à la fin du 19e siècle. Le propriétaire des Folies-Bergère, Léon Sari, avait alors engagé une troupe de quatre « almées » venues de Tunis ou d’Alger.

28 « Dans une sorte de petit théâtre, aménagé sur la scène, décoré à l’orientale et accompagnées par des Arabes authentiques », elles se « livrèrent à des danses coutumières ». Mais « le public trouva que pour des danseuses elles ne changeaient guère de place, elles ne remuaient pas assez; il chuta, siffla, cria au rideau. Les mêmes incidents tumultueux se reproduisirent plusieurs soirs de suite. Sari dut renoncer à ce numéro, mais, en homme avisé et en directeur retors, il voulut avoir le dernier mot, et il l’eut. Olivier Metra, alors chef d’orchestre, fut chargé d’écrire la musique d’un ballet dont on répéta hâtivement la chorégraphie confiée aux danseuses ordinaires des Folies Bergère. […] Les Fausses almées, ainsi se nommait ce ballet où l’on parodiait avec esprit les “moukères” dédaignées allèrent aux nues. Et l’heureux Sari encaissa pendant plusieurs mois des recettes merveilleuses qui lui permirent de rapatrier généreusement les quatre malheureuses venues dix ans trop tôt13 ».

29 « Exotiques, « ethniques » ou « danses du monde » mais de préférence « authentiques », les danses de l’autre révèlent avant tout notre manière de construire et d’inventer l’altérité.

BIBLIOGRAPHIE

ADEWOLE, Funmi, 2003. « La danse africaine en tant qu’art du spectacle », in Claire Rousier (dir), Etre ensemble : figures de la communauté en danse au 20e siècle, pp. 297-313. Paris : Centre national de la Danse.

ADOLPHE, Jean-Marc et Martine JACOT, 1999. « Le grand métissage de la danse moderne », in Le Courrier de l’UNESCO, octobre, pp. 40-42.

ANDERSON, Benedict, 2002. L’Imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme. Paris : La découverte & Syros.

Civilisations, 53 | 2005 160

APPADURAI, Arjun, 2001. Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation. Paris : Payot et Rivages.

AUBERT, Laurent, 2001. « La représentation de l’autre ou le paradoxe du spectacle », in Les Spectacles des autres : questions d’ethnoscénologie II. Internationale de l’imaginaire, 15, Actes Sud, pp. 43-66.

BANCEL, Nicolas, Pascal BLANCHARD et al., 2002. Zoos humains : de la vénus hottentote aux reality-shows. Paris : Editions La Découverte.

BASSET, Catherine, 1998. Bali, danses de drames, Gong Gunungsari de Peliatan, Jogèd Jenggala Sedah d’Abiannbasé, plaquette du spectacle.

BEAUDU, Edouard, 1954. Histoire du music-hall. Paris : Editions de Paris.

BEBEY, Kidi, 1987. « Pour un corps mutant », in Nadji Simon et Bruno Tilliette (dir), Ethnicolor, pp. 154- 159. Paris : Editions Autrement.

BERNARD, Michel, 2004. « Généalogie et pouvoir d’un discours : de l’usage des catégories, moderne, postmoderne, contemporain à propos de la danse », Rue Descartes, 44, juin, pp. 21-29.

BOIS, Georges, 1913. Danseuses cambodgiennes en France. Hanoi-Haiphong : Imprimerie d’Extrême- Orient.

BROWN, David, 1999. « Des faux authentiques : tourisme versus pèlerinage », in Terrain, 33, pp. 44‑56.

BUCKLAND, Theresa,

1999. « All dances are ethnic, but some are more ethnic than others : some observations on dance studies and anthropology », in Dance Research Journal, 17/1, pp. 3-21.

2001. « Dance, Authenticity and Cultural memory : the politics of embodiment », in Yearbook of Traditionnal Music, 33, pp. 1-16.

CLIFFORD, James, 1994. Malaise dans la culture : l’ethnographie, la littérature et l’art au 20e siècle. Paris : Ecole nationale des Beaux-Arts.

DECORET-AHIHA, Anne, 2004. Les Danses exotiques en France : 1880-1940. Paris : Centre national de la Danse.

DEMAISON, André, 1931. Guide officiel de l’Exposition Coloniale. Paris : Editions Mayeux.

DIVOIRE, Fernand,

1934. La Revue de France, janvier-février.

1939. La Revue de France, 1er juillet.

DOQUET, Anne, 2002. « Dans les coulisses de l’authenticité africaine », Les Temps modernes, 620-621, pp. 115-127.

ERIKSEN, Helene, 2002. « Who is Authentic in a Global World ? », in Theresa J. Buckland & László Felföldi (eds), Authenticity : Whose Tradition ?, pp. 133-140. Budapest : European Folklore Institute.

FLAUBERT, Gustave, 1958. Dictionnaire des idées reçues. Paris : Club français du livre.

FRANCK, André, 1934. L’Intransigeant, 3 juillet.

FRETARD, Dominique, 1997. « Des danseurs français revendiquent leur originalité dans le courant indien », in Le Monde, 21 mai, p. 26.

Civilisations, 53 | 2005 161

GALISSOT, René, Mondher KILANI et Annamaria RIVERA, 2000. L’Imbroglio ethnique. Lausanne : Editions Payot.

GORE, Georgiana, 2001. « Present Texts, Past Voices : The Formation of Contemporary Representations of West African Dances », in Yearbook of Traditionnal Music, 33, pp. 29-36.

GRAU, Andrée,

2003. « Danse, communauté et héritage culturel : le bharata natyam au Royaume-Uni », in Claire Rousier (dir), Etre ensemble : figures de la communauté en danse depuis le 20e siècle, pp. 285-296. Paris : Centre national de la Danse.

2005 (à paraître). « Danse, identité et processus d’identification dans un monde post-colonial », in Les Discours de la danse : mots-clés pour une méthodologie de la recherche, actes du colloque organisé par le Centre national de la Danse, novembre 2003.

GROTOWSKI, Jerzy, 1997. Leçon inaugurale au Collège de France, 24 mars.

GRUND, Françoise, 2001. « Le transfert des formes, » in Les Spectacles des autres : questions d’ethnoscénologie II. Internationale de l’imaginaire, 15, Actes Sud, pp. 27-42.

GUEST, Ivor, 1995. Théophile Gautier : écrits sur la danse. Arles : Actes sud.

INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE, 1994. Le Métis culturel. Arles : Actes Sud.

IYER, Alessandra 1997. « South Asian Dance : The Bristish Experience », Choreography and Dance, 4 (2), pp. 1-4.

JAMIN, Jean et Patrick WILLIAMS, 2001. « Jazzanthropologie », in L’Homme, 158-159, pp. 7-28.

KAEPPLER, Adrienne, 1985. « Structured Movement Systems in Tonga », in Paul Spencer (dir), Society and the Dance : The Social Anthropology of Performance and Process, pp. 92-118. New York : Cambridge University Press.

KEALI’INOHOMOKU, Joann, 1970. « An Anthropologist Looks at Ballet as a Form of Ethnic Dance », in Marian Van Tuyl (ed), Impulse 1969-1970, pp. 24-33. California : Impulse Publications .

KHAZNADAR, Chérif, 2001. « Les arts traditionnels », in Les Spectacles des autres : questions d’ethnoscénologie 2. Internationale de l’imaginaire, 15, Actes Sud, pp. 15-26.

KILANI, Mondher, 1994. L’Invention de l’autre. Lausanne : Editions Payot.

LEVINSON, André,

1929. Comoedia, 9 mars.

1929. La Danse d’aujourd’hui. Paris : Editions Duchartre.

DE MIOMANDRE, Francis,

1923. « Rêveries sur les danseuses cambodgiennes », in La Danse, novembre.

1935. Danse. Paris : Flammarion.

NERAC, Pierre de, 1932. Comoedia, 16 janvier.

PARNAC, Valentin, 1932. Histoire de la danse. Paris : Rieder.

POUTIGNAC, Philippe, Jocelyne STREIFF-FENART, 1995. Théories de l’ethnicité. Paris : PUF.

PRADIER, Jean-Marie, 1996. « Ethnoscénologie : la profondeur des émergences », in La Scène et la terre : questions d’ethnoscénologie, Internationale de l’imaginaire 5, Actes sud, pp. 13-41.

Civilisations, 53 | 2005 162

PRICE, Sally, 1994. Arts primitifs; regards civilisés. Paris : Ecole nationale des Beaux-Arts.

RAUCH, André, 2002. « Le tourisme ou la construction de l’étrangeté » in Ethnologie française, XXXII, 3, pp. 389-392.

ROSALDO, Renato, 1989. « Imperialist Nostalgia », in Representations, 26, pp. 107-122.

SEGALEN, Victor, 1978. Essai sur l’exotisme. Montpellier : Fata Morgana.

SAID, Edward, 1980. L’Orientalisme : l’Orient crée par l’Occident. Paris : Gallimard.

SCHOTT-BILLMAN, France, 1989. Le Primitivisme en danse. Paris : Chiron.

SEM, 1923. « L’âge de la danse », février 1921, in La Ronde de nuit, pp. 108-119. Paris : Arthème Fayard.

STEINER, Christopher, 1994. African Art in Transit : The Production of Value and Mediation of Knowledge in African Art Trade. Cambridge University Press.

TIEROU, Alphonse, 1983. La Danse africaine, c’est la vie. Paris : Maisonneuve et Larose.

TODOROV, Tzvetan, 1989. Nous et les autres : la réflexion française sur la diversité humaine. Paris : Seuil.

URBAIN, Jean-Didier, 1993. L’Idiot du voyage : histoires de tourisme. Paris : Plon.

WHITE, Bob W., 2002. « Réflexions sur un hymne continental : la musique africaine dans le monde », Cahiers d’études africaines,168, pp. 633-644.

NOTES

1. « L’exotisme est la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensivité éternelle », (Segalen, 1978 : 33‑38). 2. L’ouvrage d’Alphonse Tiérou en est un exemple (2001). 3. Le Kathak, par exemple, est pratiqué à la fois en Inde et au Pakistan (Iyer, 1997 : 1). 4. Théophile Gautier, La Presse, 20 et 27 août 1938, in Guest (1995 : 64-75). 5. Lectures Pour Tous, novembre 1931. 6. Le Progrès, 10 mai 2004. 7. L’édition 2002 du Festival de l’Imaginaire, organisé par la Maison des Cultures du Monde, comprenait un « rituel chamanique de Corée » et un « rituel afro-brésilien de Candomblé ». 8. Paris plaisirs, (131), juin 1933. 9. Le Monde colonial illustré, 26 septembre 1931. 10. En 1906, à Paris, on s’empoigna devant les grilles du Bois de Boulogne pour assister au spectacle. 11. La revue Ballet international/Tanz aktuell de juillet 1998 publiait un dossier sur « The Death of Ethnic Dance ». L’éditorial précisait qu’en « raison de la mondialisation, les danses rituelles et tribales étaient menacées de disparition » et, se demandant « comment ces danses si originales pouvaient être préservées », il indiquait qu’il s’agissait d’un défi plus pour les ethnologues que les chorégraphes (6). Dans ce numéro, le chorégraphe néo-classique Jirí Kylián évoquait sa rencontre avec les aborigènes d’Australie. « Les danses des aborigènes viennent d’un autre temps : elles nous ramènent à des siècles en arrière ». Il se disait marqué par leur culture « si modeste dans sa fierté, si riche dans sa simplicité et cependant voué à la disparition » (27, 29). 12. Catalogue Jet Tours, été 2000, p. 363. 13. Gil Perez, in Les coulisses parisiennes, 200 illustrations, Paris, La vie de Paris, s.d.

Civilisations, 53 | 2005 163

RÉSUMÉS

Découvertes sur les scènes occidentales à partir de la fin du 19e siècle, les danses d’ailleurs ont été appréhendées au travers de différentes désignations et catégories discursives qui décrivent un type de rapport à l’altérité. Qualifiées d’« exotiques » jusqu’aux années 1940, puis d’« ethnique » ou encore de « danses du monde », leurs différentes dénominations renseignent sur nos manières de construire et d’inventer l’autre. Si leur découverte occasionna une réévaluation des critères esthétiques propres aux formes occidentales de danse et révéla l’existence d’une multitude de pratiques chorégraphiques dans le monde, elle s’effectua au travers d’une perception imaginaire. Le paradigme de l’authenticité, gage d’une altérité non falsifiée, et ses deux corollaires, l’ancestralité et l’immuabilité, en est l’un des traits dominants. Il se retrouve encore aujourd’hui dans les spectacles de chants et de danses des circuits touristiques.

When dances from distant lands started being staged in the West at the end of the 19th century, they were described with different designations and discursive categories, showing a specific relation to the Other. Categorized as “exotic” until the 1940’s, these dances were then named “ethnic” as well as “world dances”. As a result, these different terms highlight the ways the West has built and invented otherness. The discovery of such dances led to a reevaluation of Western esthetics judgements and emphazised the variety of choreographic traditions worldwide. At the same time, this new awareness also was based on an exotic imaginary focused on the notion of authenticity associated with ancestrality and immutability, and perceived as a evidence of an unspoiled otherness. A similar pattern is still found today in singing and dance performance organized by tour guides.

INDEX

Mots-clés : authenticité, danse, exotisme, spectacularisation Keywords : authenticity, dance, exotism

AUTEUR

ANNE DECORET-AHIHA Anne Décoret-Ahiha est anthropologue, docteur de l’Université Paris VIII. Elle est membre du Laboratoire d’anthropologie des pratiques corporelles (LAPRACOR) de l’Université Clermont- Ferrand II. Ses recherches portent sur les pratiques interculturelles de danse. Elle a publié en 2004, Les Danses exotiques en France : 1880 – 1940, aux éditions du Centre national de la danse, prix du meilleur livre de danse de l’année. Formatrice et conférencière, elle enseigne l’histoire et l’anthropologie de la danse à l’Université de Clermont-Ferrand II, à l’Université de Lyon II, au Conservatoire régional de danse de Lyon. Elle participe également à l’élaboration de produits pédagogiques et s’occupe de la reconversion professionnelle des artistes chorégraphiques.

Civilisations, 53 | 2005 164

Notes de lecture

Civilisations, 53 | 2005 165

L’histoire sociale de la musique populaire américaine, un renouvellement des perspectives

Paul Schor

RÉFÉRENCE

ALTSCHULER, Glenn C., 2003. All Shook Up, How Rock’n’Roll Changed America. Oxford :Oxford University Press. GURALNICK, Peter, 2003. Sweet Soul Music : Rhythm & Blues et rêve sudiste de liberté. Paris : Allia. SMITH, Suzanne E., 2000. Dancing in the Street : Motown and the Cultural Politics of Detroit. Cambridge MA : Harvard University Press. VAILLANT, Derek, 2003. Sounds of Reform, Progressivism and Music in Chicago, 1873-1935. University of North Carolina Press.

1 Alors que les autobiographies et biographies plus ou moins hagiographiques et les ouvrages érudits sur tel courant musical ou tel label abondent, la musique populaire américaine a longtemps souffert de l’absence d’ouvrages historiques qui mobiliseraient les concepts et les méthodes des sciences sociales et permettraient de comprendre la musique populaire dans le contexte des transformations sociales du 20e siècle. Au cours de la décennie écoulée plusieurs ouvrages sont parus aux Etats-Unis, publiés par des presses universitaires, qui entendent appréhender la musique comme un moyen de décrire la société américaine. Les ouvrages dont on a choisi de rendre compte ici montrent la vitalité et les promesses de cette nouvelle direction de la recherche universitaire qui n’est plus limitée aux départements de musicologie mais devient un objet légitime des sciences sociales.

2 On a choisi quatre ouvrages qui illustrent ce renouveau, dont l’un est la récente traduction de l’ouvrage de Peter Guralnick, paru aux Etats-Unis en 1986. Ils ont en commun d’expliquer l’histoire politique et sociale des Etats-Unis par l’histoire de

Civilisations, 53 | 2005 166

la musique populaire, s’attachant à mettre en valeur des moments importants de l’histoire américaine par une démarche originale : la déségrégation et la fracture des générations de l’après-guerre pour Altschuler; les droits civiques dans la grande ville industrielle qu’était Detroit durant les années soixante pour Smith; le mouvement progressiste au tournant du 20e siècle à Chicago pour Vaillant. L’ouvrage de Glenn C. Altschuler est plus général mais n’est pas dénué d’intérêt en ce qu’il constitue un bon éclairage sur les Fifties, tandis que les deux autres, qui sont des monographies de métropoles industrielles du Midwest, intéressent autant l’histoire urbaine que l’histoire de la musique populaire sans en sacrifier aucune. Le livre du critique musical Peter Guralnick trouve sa place ici par la richesse de ses entretiens et parce qu’il représente une tentative intéressante d’intégrer une enquête sur les musiciens et les producteurs à un projet politique général, celui du rapprochement des Noirs et des Blancs.

3 Derek Vaillant propose, dans Sounds of Reform, Progressivism and Music in Chicago, 1873-1935, une analyse très originale de ce qu’il appelle le « progressisme musical », c’est-à-dire les efforts des activistes pour faire de la musique profane le vecteur de la réforme sociale et politique, pour inclure dans la sphère publique, en tant que publics musicaux, des groupes sociaux qui constituaient les marges mais aussi la majorité de la population de Chicago : les ouvriers, le plus souvent immigrés, des quartiers industriels de la ville. Il se penche sur le projet de faire des pratiques musicales l’instrument de la démocratisation, en se concentrant non sur la transplantation de la musique classique européenne, mais sur les musiques folk ou populaires et commerciales qui étaient celles qu’écoutaient et jouaient les classes populaires dans l’espace public. Le projet de l’auteur est de redonner à la musique la place qu’elle mérite, selon lui, dans l’histoire de la période « progressive ». Chicago, ville dont, en 1890, 78% des habitants avaient au moins un parent immigré et où les réformateurs sociaux étaient nombreux et influents, fournit le cadre d’une monographie urbaine, forme qui privilégie l’histoire sociale et culturelle plus que l’histoire des genres musicaux, mais qui permet à l’auteur de joindre les deux traditions, en s’attachant, par l’étude des festivals et des concerts publics, à décrire la place de la musique dans la vie des habitants et dans la ville. Dans cette perspective, la distinction entre musique classique et musiques populaires n’est pas pertinente pour montrer comment les usages de la musique ont contribué à ordonner l’espace social, puisque la hiérarchie des genres ne se superpose pas aux hiérarchies sociales. Ce n’est pas le répertoire mais les publics musicaux qui sont étudiés. Les concerts publics et gratuits, comme l’éducation musicale gratuite, ont ainsi suscité des expériences partagées, qui allaient dans le sens du projet des réformateurs de Hull House de produire une culture civique commune, mais ils n’ont pas pour autant effacé les barrières de classe et d’ethnicité qui donnaient sa forme à la ville. En liant le développement de parcs municipaux au tournant du siècle et les pratiques musicales que ces parcs permettaient, Vaillant fait de la musique un instrument de la politique municipale qui va bien au-delà de la mise à disposition d’espaces récréatifs publics et gratuits. L’analyse des fanfares municipales qui jouaient dans ces parcs montre les projets politiques des élites réformatrices, mais aussi leurs limites, notamment en ce qu’ils respectaient la géographie existante des quartiers, et donc la séparation des classes et des races. Mais pour lui, l’appropriation des parcs par les masses urbaines, qui rompait avec la pratique « passive » de considérer les parcs comme un paysage, constitue bien une démocratisation des usages de l’espace public. Les expériences musicales de Chicago dans les années 1900 et 1910 ont ainsi préparé la politique artistique du New Deal, et en particulier le Federal Music Project qui est évoqué dans la

Civilisations, 53 | 2005 167

dernière partie du livre, qui avait lui aussi comme ambition de promouvoir par la démocratisation de la culture une culture démocratique. En 1935 aussi, le projet élitiste des cadres du FMP d’apporter au peuple la musique cultivée fut détourné sous la pression des militants locaux, qui purent aller plus loin encore, puisque ce programme donna du travail à des musiciens classiques mais aussi de jazz et de swing, noirs et blancs. C’est tout l’intérêt de ce livre de montrer comment la musique fut, localement, l’objet d’espoirs de progrès social et politique, mais aussi le révélateur de conflits culturels et sociaux. Si ce livre n’est pas au sens strict une contribution à l’histoire de la musique populaire, au sens où il ne s’intéresse pas principalement aux formes musicales, il apporte un éclairage riche et original sur la musique comme enjeu et facteur de la construction d’une culture civique.

4 Ce lien entre la musique populaire et la production des identités est également étudié, mais dans une perspective et un contexte différent, par Glen C. Altschuler dans All Shook Up, How Rock’n’Roll Changed America, où il relit à travers le prisme du rock’n’roll l’histoire sociale et culturelle d’une décennie (1955-1965) : la race et la déségrégation, la sexualité, le conflit des générations, les « guerres de la culture pop », autant de chapitres qui font de ce livre court une solide introduction à la période, combinant habilement les sources traditionnelles de la critique musicale et celles de l’histoire sociale et culturelle. Bien que le thème qu’il développe d’une décennie marquée par l’anxiété culturelle ne soit pas neuf, l’intérêt de son livre vient de la réussite de l’intégration de ces deux plans, l’histoire du rock’n’roll et l’histoire de la société américaine, faisant du rock’n’roll la métaphore de l’intégration raciale, des débuts de la libération sexuelle et plus généralement de la contestation, défendant l’idée séduisante selon laquelle « it is impossible to imagine the ’60s in the United States without rock’n’roll » (p. 186).

5 Les années 1960 sont elles l’objet de deux livres fort différents qui traitent de la soul music sous ses deux formes canoniques, la Northern Soul identifiée au label Motown de Detroit (Motor Town) et la Southern Soul produite par les multiples labels indépendants du Sud. Les deux font de la soul music un élément central de la période des droits civiques, non pas le fond musical de cette époque troublée mais un des lieux où la culture américaine s’est reconfigurée. Peter Guralnick et Suzanne E. Smith situent différemment cette musique par rapport à la ligne de couleur, Guralnick faisant de la soul la musique du métissage par excellence, tandis que Smith entend au contraire replacer Motown du côté de la culture des Noirs américains. Les deux livres montrent cependant la centralité de la question raciale dans la production et la réception de la musique populaire américaine.

6 La compagnie de disques de Detroit, Motown est souvent associée à l’idée du crossover, le fait pour des artistes noirs d’étendre leur public au-delà des barrières raciales pour toucher les consommateurs blancs, souvent en adaptant leur musique aux goûts de la jeunesse blanche. Suzanne E. Smith, dans Dancing in the Street: Motown and the Cultural Politics of Detroit, choisit de mettre en valeur ce qui a été négligé dans cette success- story, les relations entre Motown et la communauté noire de la ville. « This book demonstrates how a focus on Detroit presents a sharper picture of Motown’s cultural, political and historical contributions throughout the Civil Rights sera »(p. 8).

7 Faisant de Berry Gordy, le patron de Motown, l’héritier des messages de Booker T. Washington et de Marcus Garvey qui ont encouragé au début du 20e siècle les Noirs à privilégier la réussite économique, et interprétant l’idéal capitaliste noir comme un

Civilisations, 53 | 2005 168

moyen de l’autonomie politique, elle remarque qu’en 1964 « In Detroit, the Motown Record Company was accomplishing what Malcolm X and the Freedom Now Party advocated : economic independence that did not rely on the industrial base of the city – auto production – to survive» (p. 88). On peut toutefois s’interroger sur les limites de ce parallèle que décrit l’auteur, qui fait de la réussite exemplaire de l’entrepreneur Berry Gordy une victoire des Noirs au même titre que les combats politiques locaux ou nationaux, dans la mesure où Motown s’inscrivait dans le cadre de l’économie capitaliste de la musique et non en rupture, mais cette contradiction est aussi plus généralement celle de la réussite économique comme voie privilégiée du nationalisme noir. De ce point de vue, le fait que Motown ait produit le disque du discours à Detroit de Martin Luther King en 1963, The Great March to Freedom, plutôt que celui de Malcolm X venu à Detroit quelques mois plus tard, témoigne, au minimum de la prudence, sinon du conservatisme politique, de la compagnie de Berry Gordy, dont on a parfois l’impression que Suzanne E. Smith souhaite la rattacher au nationalisme noir plus nettement que ses sources ne le permettent. Ce livre qui étudie de façon intéressante les liens entre un label d’envergure nationale et internationale et son environnement urbain, souffre de la volonté manifeste de l’auteur de racheter Motown, de contrer l’image du crossover qui colle à la pop sophistiquée du studio de Detroit, pour le réintégrer dans l’histoire des Africains-Américains, au prix de quelques exagérations. Au-delà du cas de Motown, ce livre reste néanmoins une histoire très riche des liens entre la musique populaire, ses artistes et ses entrepreneurs, et une ville, ses hommes politiques, ses activistes, et sa population, un portrait du Detroit noir des années 1960 qui montre la richesse culturelle méconnue de la ville de l’automobile et qui replace les grandes villes industrielles du Nord au centre de l’histoire du mouvement des droits civiques. En restituant, notamment en ayant recours aux archives de la presse locale, le contexte de la réception par la communauté noire de Detroit de la musique qui sortait de « Hitsville, USA », ce livre invite à relire le succès de Motown en lien avec le milieu qui l’a vu naître et qui a contribué à son développement. L’auteur explique ainsi la faveur persistante du public pour les productions de Motown des années 1960 plutôt que pour ses productions ultérieures : « Throughout the 1960s and early 1970s Hitsville, USA, came to symbolize the true promise of black America when the doors of opportunity were open to all regardless of race » (p. 251). Le transfert à Los Angeles puis la vente de Motown à MCA représenterait ainsi le pendant de la désindustrialisation de Detroit : la fin d’une période heureuse où Motown avait été, en chiffre d’affaires, la plus importante entreprise noire indépendante du pays, tous secteurs confondus.

8 De ce point de vue, et pour des raisons différentes, Suzanne E. Smith rejoint la conclusion de Peter Guralnick, qui voit dans les années 1960 un âge d’or de la musique populaire noire américaine. Sweet Soul Music : Rhythm & Blues et rêve sudiste de liberté est la traduction récente en français de l’ouvrage de Peter Guralnick paru en 1986; s’il est écrit par un critique de musique, il n’en constitue pas moins une très belle histoire de la soul music, un mouvement qui ne se comprend qu’en lien avec le mouvement des droits civiques. Guralnick, en insistant sur une région, le Sud, et un contexte, celui des années 1960, montre comment le crossover, mélange des genres, des publics et des artistes par- delà la ligne de couleur, a accompagné un espoir de recul des barrières raciales que l’assassinat de Martin Luther King a brutalement stoppé. Pour lui, le paradigme du crossover est la clé de la musique populaire américaine, faite d’emprunts et de dialogues mutuels. Guralnick fait des années soixante le moment où il a été le plus actif,

Civilisations, 53 | 2005 169

produisant une musique nouvelle, aux racines gospel, blues, et country, fruit de la collaboration d’artistes et d’entrepreneurs blancs et noirs. D’une certaine manière cet ouvrage érudit, fruit de centaines d’interviews, montre comment les individus, célèbres ou obscurs, ont vécu ces événements, et il le fait d’une manière qui va au-delà de l’anecdote et complète l’histoire sociale « par le bas » (« history from the bottom up ») qui est le mot d’ordre de l’histoire sociale universitaire. Il mérite d’être lu, ne serait-ce que pour la transcription de l’oraison funèbre prononcée par Jerry Wexler à l’enterrement d’Otis Redding, en décembre 1967, qui précède de quelques mois celui de Martin Luther King où a chanté Aretha Franklin. A Macon, Georgie, la ville d’où venait Otis Redding, le producteur a rappelé qui était Otis Redding et pourquoi il était resté dans le Sud : « It was the obligation of educated and talented Negroes to help open the doors of opportunity for their race … Otis’s great composition, “Respect”, has become an anthem of hope for people around the world. Respect was something Otis achieved for himself in a way few people do. Otis sang, “All I’m asking for is a little respect when I come home”, and Otis has come home » (p. 328 de l’édition américaine).

Civilisations, 53 | 2005 170

Varia

Civilisations, 53 | 2005 171

« Nos ancêtres les Arabes... » Généalogies d’Afrique musulmane

Xavier Luffin

1 Quiconque se penche sur les généalogies et les mythes fondateurs en Afrique musulmane constate que de nombreux peuples – ou quelquefois, de manière plus restrictive, certains de leurs clans ou de leurs familles – revendiquent des origines arabes. Ils fondent souvent cette assertion sur un récit plus ou moins légendaire, relatant tantôt l’arrivée d’un ancêtre arabe qui aurait épousé une princesse locale, tantôt l’installation de quelque famille prestigieuse, venue de la péninsule arabique ou du Levant. Cette tradition s’observe de l’est à l’ouest du continent. Il est vrai que les liens entre le monde arabe et l’Afrique sont très anciens et remontent dans certaines régions à la période pré-islamique. Dans des pays comme le Soudan, l’Ethiopie ou la Somalie, Arabes et Africains se sont incontestablement mêlés, et l’origine arabe de certaines grandes familles africaines ne fait pas de doute. Dans d’autres cas, leurs origines arabes sont plus obscures, mais tout autant mises en avant, avec plus ou moins d’insistance.

2 L’objectif de cet article n’est nullement de déterminer quel peuple ou quelle famille du continent africain est effectivement d’origine arabe et lequel ne l’est pas. Ce serait impossible dans de nombreux cas, mais surtout inutile. Nous tenterons plutôt de comprendre pourquoi certains insistent tant sur leurs origines arabes, pourquoi les uns les mêlent à leur passé africain, tandis que les autres y voient un élément qui exclut leur africanité.

3 En outre, certains musulmans du continent noir assument bien sûr parfaitement leur identité africaine, sans recourir à une quelconque généalogie arabe. Nous ne prétendons donc pas, par les exemples qui suivent, résumer l’Histoire de l’Afrique musulmane à une simple quête d’arabité. Mais l’étendue des cas, dans le temps comme dans l’espace, mérite tout de même qu’on s’y attarde.

Civilisations, 53 | 2005 172

1. Le récit de l’ancêtre arabe : quelques exemples

4 En Afrique de l’Est, plusieurs traditions établissent un lien « physique » entre la présence de l’islam sur le continent et le monde arabe, situé de l’autre côté de la mer. En Somalie par exemple, de nombreuses tribus clament des origines arabes, en particulier dans le nord du pays. Ainsi, la tradition de l’ancêtre Darood1 est commune à plusieurs tribus, appartenant toutes au clan à qui il laissa son nom : un jour, Darood est chassé d’Arabie et il traverse la mer pour se rendre sur la côte somalienne. Arrivé au pied d’un arbre, il creuse un puits. Doombiro, la fille de Dir, souverain local, fait connaissance avec cet étranger. Mais Dir constate au retour de sa fille que le troupeau est mieux abreuvé que d’habitude et il décide de la suivre pour en connaître la raison. Darood, voyant le père de Doombiro arriver, couvre le puits d’une grosse pierre et se cache dans l’arbre. Dir essaie sans succès d’ouvrir le puits, alors Darood lui propose un marché : il descendra de l’arbre et ouvrira le puits à condition qu’il puisse épouser sa fille. C’est ainsi que Darood épousa Doombiro et fut a l’origine de certains clans somaliens (Mansur, 1995 : 118). La même histoire, qui est peut-être la déformation d’une tradition pré-islamique, se retrouve chez les Oromo d’Ethiopie, apparentés aux Somali.

5 Un autre grand clan somali, celui des Isaq, tient aussi pour ancêtre éponyme un voyageur venu de la Péninsule arabique et répondant au nom de Shaykh Ishāq bin Ahmad. Les ancêtres d’Ishāq seraient originaires d’Irak, mais se seraient installés à Médine, puis au Yémen, dans le Hadramawt. Un jour, Ishāq vit Dieu en rêve, qui lui ordonna de répandre l’islam au-delà des mers. Il traversa alors le Golfe d’Aden en voguant sur son tapis de prière et il s’installa en Somalie (Bader, 2000 : 105; Hrbek et El Fasi, 1997 : 90).

6 Au Soudan, certains peuples musulmans tentent de se rattacher à Ja’al – ou à un Ja’alī (tribu arabe du Soudan) qui aurait épousé une princesse locale : c’est le cas de certains clans Bejja des Bānī ‘Amr et d’autres clans du Dārfūr et du Wadāy (Holt et Daly, 1988 : 5). Selon des généalogies compilées à partir du siècle dernier – mais qui lui sont antérieures – les Funj – un important royaume de la région – revendiquaient une origine ummayyade2 .

7 En Ethiopie, les communautés musulmanes enracinèrent leurs origines dans la région de la Mecque, comme la dynastie qui régna sur le royaume de Shoa, du 9e au 13e siècle, et qui prétendait descendre des Banū Makhzūm, puissant clan qurayshite – les Quraysh étant la tribu dont était issue le Prophète. La dynastie qui lui succéda, celle des Waslama, revendiquait elle aussi une lointaine ascendance arabe (Hinds, 1991 : 139a; Cerulli, 1997 : 407 sq.).

8 Sur la côte swahili, en Afrique orientale, plusieurs traditions orales mais aussi des chroniques locales comme celle de Lamu rapportent que des hommes envoyés par le calife ummayyade ‘Abd al-Malik (685-705) s’installèrent dans la région, ou qu’au contraire deux frères de la famille arabe des Julanda, après leur défaite contre le même calife, vinrent s’y réfugier. D’autres traditions font état de familles yéménites et omanaises établies dans la région depuis des temps reculés (Allibert, 1988 : 112).

9 En poursuivant vers le sud, on constate qu’aux îles Comores – qui présentent de nombreuses affinités avec le monde swahili – plusieurs traditions orales mettent en évidence les familles arabes qui s’y seraient installées : tantôt des Ummayyades, qui

Civilisations, 53 | 2005 173

auraient fondé les villes de Domoni et Ntsaweni, tantôt des Irakiens ou des Arabes de la Péninsule arabique, voire des Iraniens venus de Shiraz (Allibert, 1988 : 113 sq.; Lafon, 1988-89 : 99).

10 Encore plus bas, à Madagascar, les communautés musulmanes installées depuis de nombreux siècles sur les côtes orientale et occidentale de l’île insistent sur leur ascendance arabe : les Antanosy par exemple considèrent que leur ancêtre Raminia est arrivé de la Mecque (Esoavelomandroso, 1991 : 368). Quant aux Zafikazimambo, ils rapportent qu’à une époque reculée, le Calife de la Mecque envoya leurs ancêtres sur l’île, embarqués dans de grands canots, afin d’instruire la population locale. Le prince de Matatana accepta de donner sa fille en mariage au chef de cette délégation arabe, à la condition que leur descendance portât le nom de la fille en question, Kazimambo (Allibert, 1988 : 115).

11 Dans cette autre aire culturelle que constituent la région subsaharienne et l’Afrique de l’Ouest, des récits similaires circulent. Ainsi, de nombreuses populations musulmanes du Tchad, arabophones ou non, revendiquent une origine yéménite : c’est le cas des Juhayna (répartis entre le Soudan et le Tchad, nous y reviendrons plus loin), des Bagirmi, des Tamagra…3.

12 Shaykh Jedda, un Palestinien d’origine tchadienne rencontré en 1995 dans le « Quartier Africain »4 de Jérusalem, dont il était alors le mukhtār, insistait lui aussi sur le fait qu’il était né au Tchad d’une famille « arabe pure », arrivée il y a plusieurs générations de la Péninsule arabique et portant le même nom que la célèbre ville saoudienne.

13 La tradition est ancienne dans la région du Tchad, puisque chez les Zaghāwa, la dynastie des Sēfuwa, qui domina la région du Kānem (Tchad) dès le 11e siècle, prétendait avoir pour ancêtre le héros yéménite Sayf Bin Dhī Yazān. Ce cas-ci est intéressant car parallèlement à leur généalogie arabe, certains souverains Sēfuwa ne renièrent pas non plus leurs origines locales, à la fois pour enraciner la légitimité de leur présence dans le Kānem et pour récupérer le passé des Duguwa, qui avaient créé dans la région un État apparemment fortement structuré (Lange, 1991 : 167 sq.).

14 D’après Babou Condé, un griot du Haut-Niger qui a livré sa version de l’Histoire de l’ancien Mali à Camara Laye, il existait autrefois entre la Guinée et le Mali le royaume de Tabon. Ce royaume aurait été fondé dès le 7e siècle par un certain Abdoul Wakass, venu d’Arabie. Après avoir traversé l’Egypte, il serait allé plus à l’Ouest jusqu’à arriver chez les Tabonka. Ceux-ci en firent leur roi car il était lettré et connaissait l’arabe. Abdoul Wakass épousa alors une fille de la famille Camara et unifia le pays (Laye, 1978 : 33).

15 La dynastie songhay des Dia, quant à elle, prétendait venir du Yémen. Selon une légende, deux frères étrangers seraient arrivés dans la région de Kukia, ancienne capitale de l’empire songhay. L’aîné aurait affronté le Démon du fleuve qui régnait alors sur la région et l’aurait vaincu. Il serait alors devenu le roi de la région et aurait ainsi fondé la dynastie des Dia. Ce dernier terme serait une déformation du premier mot de la phrase suivante : jā’ [min al-Yaman], « il est venu du Yémen ». Une légende similaire aurait également cours dans le Kordofan, le Ghana, le Bornou et le Wadāy (Diop, 1987 : 162).

16 Au Nigeria, certains Yoruba convertis à l’islam prétendent avoir pour ancêtre un certain Lamurudu (probablement une déformation de Nimrūd) qui aurait régné à la Mecque. Selon d’autres, comme le Sultan Muhammad Bello (1779-1837), les ancêtres

Civilisations, 53 | 2005 174

des Yoruba auraient été chassés d’Irak par un certain Ya’rub Ibn Qahtān et forcés de traverser l’Egypte, le Soudan, l’Ethiopie puis d’errer toujours plus à l’Ouest pour finalement arriver au Nigeria. Le même Ya’rub serait d’ailleurs à l’origine de l’ethnonyme Yoruba5.

17 Chez les Haoussa du Nigeria, certaines traditions se rapportent également à Lamurudu cité plus haut, mais une légende plus répandue soutient que leur ancêtre commun est le prince Bayajida, déformation de l’arabe Abū Yazīd. Ce dernier, originaire de Bagdad, aurait tué un serpent qui terrorisait la reine locale, Daura. Celle-ci accepta alors de l’épouser et lui donna un fils, Bawogari. Puis Bayajida eut un autre fils d’une concubine, Karbogari. Chacun des fils eurent eux-mêmes sept fils, chacun à l’origine d’un des quatorze royaumes de la région. Cette légende se retrouve dans la tradition orale, mais aussi dans la Chronique de Kano, un manuscrit arabe local remontant au 17e siècle qui relate l’histoire de cette ville en se basant sur les traditions locales6. L’origine arabe des Haoussa, justifiée par ces traditions, fut en outre relayée ultérieurement par les chercheurs occidentaux, qui considéraient que cette légende reflétait une réalité historique (Adamou, 1991 : 179).

18 Au Sénégal également, le lien de certains peuples – ou de certaines familles – avec les Arabes est souvent mis en évidence. Dans le royaume wolof du Walo, le roi était choisi au sein de trois lignages maternels : maure, sereer-lebu ou peul-mandingue (Diouf, 1994 : 30).

19 Lors d’un voyage en Mauritanie en 1995, une Maure nous livra l’explication suivante concernant l’origine de la tribu peule des humr al-julūd, littéralement les « Peaux- Rouges » : selon elle, il s’agirait des descendants de guerriers arabes. Ayant perdu le contact avec les autres Maures de la région, ils se seraient métissés avec des femmes peules et auraient adopté leur langue. C’est pourquoi ils ne seraient pas noirs mais de teint cuivré… et auraient des facilités évidentes pour apprendre l’arabe, resté présent quelque part dans leur esprit.

20 La liste des exemples précités n’est pas exhaustive et l’on pourrait bien sûr continuer à énumérer les histoires et traditions locales se rattachant aux origines arabes des populations africaines musulmanes. Mais cela n’est pas l’objectif de cet article, nous n’avons voulu citer que quelques cas particulièrement représentatifs de ces traditions.

21 Il est intéressant de noter d’emblée que si l’ancêtre arabe revendiqué dans les cas précités peut être originaire de pays assez divers – l’Irak, l’Egypte… – la péninsule arabique est la région la plus récurrente. En fait, cette région est considérée comme le berceau de la culture arabe, on l’appelle d’ailleurs jazīrat al-’arab, la « péninsule des Arabes ». Les traditions arabes rapportent en effet que les ancêtres de tous les Arabes sont Qahtān et ‘Adnān : les descendants du premier peuplaient le Yémen et ceux du second le Hijāz, ensuite il se sont dispersés dans les autres régions (Al Hūt, 1979 (1955) : 165 sq.). En outre, c’est dans la péninsule arabique que l’islam a été révélé et que se trouvent ses principaux lieux saints. Avoir un ancêtre venu de la Péninsule arabique renforce donc doublement la qualité de cette origine arabe tant revendiquée.

2. Variantes : origines persanes et berbères

22 Si l’ascendance arabe est de loin la plus recherchée, il arrive aussi que certaines familles d’Afrique de l’Est se prêtent des origines persanes. Ainsi, selon les chroniques

Civilisations, 53 | 2005 175

swahili, notamment la Chronique de Kilwa, le premier sultan de la ville était un Persan originaire de Shiraz qui avait épousé une princesse locale. Plus tard, les familles de négociants s’attribuèrent le même type de généalogie arabe ou persane, de manière à s’élever socialement (Matveiev, 1991 : 293).

23 En Somalie, plusieurs tribus se réclament aussi d’une origine persane, en particulier sur la côte, dans la région des Banādir (du persan bandar, « port »). Par exemple, la tribu des Shanshiyya tire son nom d’une région d’Iran, tandis qu’à Mogadiscio un quartier ancien habité à l’origine par des marchands iraniens portait le nom de Shangani (qu’on retrouve aussi sur la côte swahili), du nom d’un quartier de Nishapur (Mukhtar, 1995 : 5).

24 Aux Comores également, on raconte qu’il y a bien longtemps un Iranien, contraint de fuir sa ville natale de Shiraz, se réfugia avec ses six fils sur l’île d’Anjouan (Allibert, 1988 : 114).

25 En Afrique de l’Est, les références à cette ascendance persane est ancienne – on en recense dès le début du 16e siècle – et on attribue en outre à ces Shirazi toute une série d’innovations, telles que l’utilisation de la pierre comme matériau de construction, la fabrication de la chaux, le tissage du coton... (Freeman-Grenville, 1998 : 499 ab.).

26 En Afrique de l’Ouest, il existe également une tradition, certes moins répandue, liant certains peuples aux Berbères. Makhtar Diouf voit dans les Peuls des descendants de Berbères sahariens (Diouf, 1994 : 26), tandis que selon certaines traditions d’Afrique occidentale, le Royaume des Songhay aurait été fondé par deux Berbères qui auraient été accueillis par la population locale, qui finit par choisir ses rois parmi leurs fils (Stamm, 1993 : 40).

3. Les raisons de la quête d’arabité

3.1. Islam et arabité

27 Mais pourquoi revendiquer un ancêtre arabe ? Cela confère-t-il un prestige particulier, une certaine légitimité ?

28 De manière générale, on peut bien sûr mettre en avant le besoin d’un mythe des origines, constant dans l’ensemble des civilisations. En Europe comme ailleurs, de nombreux Etats ont exagéré ou altéré leur Histoire, voire tout bonnement créé des mythes afin de prouver l’ancienneté de leur culture et son rayonnement. Cela leur a permis de mieux asseoir leur légitimité, souvent même leur supériorité culturelle et politique : exaltation des origines franques par la noblesse française, réappropriation de son passé païen par la Grèce moderne…

29 En Afrique, on retrouve le même processus. En dehors du monde musulman, les Amharas chrétiens d’Ethiopie par exemple ont eux aussi insisté sur leurs origines solomonides – la dynastie royale serait issue de l’union entre le Roi Salomon et la Reine de Saba – dans le même but d’acquérir un certain prestige grâce à des ancêtres illustres, cités dans les Ecritures. Mais la quête d’arabité prend toutefois des formes particulières, pour des raisons propres à l’islam d’une part, à l’Histoire de l’Afrique d’autre part.

30 L’islam en tant que religion ne fait pas de différence entre les Arabes et les autres musulmans, ni même entre les peuples de manière générale. Le Qur’ān insiste à maintes

Civilisations, 53 | 2005 176

reprises sur l’universalité de son message, et certains hadīth7 mettent même l’accent sur l’égalité entre les races par rapport à la religion. A titre d’exemple, citons un hadīth célèbre : bu’ithtu ilā al-ahmar wa-l-aswad, soit « J’ai été envoyé auprès des Blancs comme auprès des Noirs »8.

31 Pourtant, un élément de taille confère aux Arabes un rôle particulier dans l’Histoire de l’islam : même si son message se veut universel, le Qur’ān a été révélé en arabe à un prophète arabe. La langue coranique est d’ailleurs considérée comme le seul miracle dans la religion musulmane. On parle de l’i’jāz, l’inimitabilité du Qur’ān9. Par la force des choses, les Arabes furent les premiers à propager l’islam et à gouverner l’umma, la communauté des croyants, même si cette situation changea par la suite. Les Arabes ont donc une place particulière non pas dans l’islam – qui est clair sur ce point – mais dans sa diffusion. Dans le cas d’individus ou de familles – car les traditions précitées s’appliquent parfois à un peuple, parfois à une famille ou à un clan – une généalogie garantissant une origine arabe offre donc des avantages à la fois politiques et religieux.

32 Les origines arabes d’un clan lui donnent une assise politique plus importante dans l’imaginaire populaire. On a vu aussi que dans certains cas – le Sénégal par exemple – avoir une origine déterminée est même un pré-requis pour prétendre au pouvoir. Le pouvoir politique est donc lié à une certaine noblesse des origines, liée ici au prestige de l’arabité, que démontrent bien les « mythes royaux » haoussa ou yoruba.

3.2. Le nasab

33 Un autre élément à ne pas sous-estimer pour tenter de comprendre ce phénomène est l’importance du nasab, c’est-à-dire la filiation, la généalogie, chez les Arabes eux- mêmes. Le nasab constitue effectivement le principe fondamental de l’organisation sociale chez les Arabes et il a donné lieu, dès l’avènement de l’islam, à une importante littérature. Parmi les nombreux ouvrages de généalogie, le plus important fut rédigé par Hishām Al-Kalbī, au 8e siècle : le Jamharat al-nasab. Avec l’arrivée de nombreuses populations non-arabes au sein de l’umma musulmane, l’intérêt pour le nasab se verra consolidé et permettra notamment de déterminer le degré de « noblesse » d’une famille (Rosenthal, 1993 : 967b à 969a).

34 Mais ces généalogies sont souvent falsifiées. L’Historien Yāqūt (13e siècle) rapporte qu’al-Jāhiz, célèbre écrivain du 9e siècle sur lequel nous reviendrons plus loin, aurait proposé à un linguiste d’origine persane de lui forger une généalogie le rattachant à une tribu bédouine, afin d’encore renforcer sa notoriété en tant que connaisseur de la langue arabe (Touati, 2000 : 77).

35 Au siècle suivant, le célèbre Ibn Khaldūn consacra quelques pages de son fameux ouvrage, al-Muqaddima (« l’Introduction ») à critiquer le comportement de nombreux clans ou chefs de clans arabes qui « prétendent à des généalogies éclatantes. Ils voudraient descendre de familles célèbres pour leur bravoure, leur noblesse ou leur renom »10. Et de citer ensuite de nombreux exemples de généalogies arabes douteuses, en particulier auprès des Zanāta, une tribu berbère importante à l’époque, en insistant sur le fait que ces chefs de tribus berbères cherchent par ces généalogies une légitimité politique. Ailleurs, il défend l’origine shérifienne (voir plus loin) – contestée par certains de ses contemporains – de l’imām al-Mahdī, fondateur de la dynastie des Almohades (Ibn Khaldūn, éd. non datée : 39 sq.).

Civilisations, 53 | 2005 177

36 D’autre part, dans son étude sur la poésie anté-islamique, l’auteur égyptien Taha Hussein (1889-1973) considère que plusieurs poèmes prestigieux considérés généralement comme remontant à cette époque reculée auraient en réalité été composés à l’époque islamique. L’une des raisons de cette imposture aurait été de prêter à certains clans et tribus arabes un prestige particulier, notamment au niveau de leur ascendance (Hussein, 1996).

37 Le recours à des généalogies ou a des récits permettant de prouver la qualité de son arabité s’observe donc d’emblée au sein du monde arabe lui-même.

38 Le phénomène se retrouve d’ailleurs dans le monde arabe à l’époque contemporaine. Un exemple récent est celui des Bahārna, à Bahrein. La population de ce pays est composée principalement de trois groupes « socio-ethniques », les deux concepts étant liés dans la vision des Bahrayni de leur propre identité : les ‘Arab, c’est-à-dire les Arabes, qui sont Sunnites, les ‘Ajam, Shī’ites d’origine iranienne relativement récente, et les Bahārna. Ces derniers, également Shī’ites, se considèrent comme les premiers occupants du pays, tandis que les Sunnites leur prêtent – péjorativement – une origine iranienne. Par réaction, certains Bahārna insistent sur une tradition qui rappelle que les Bahārna sont venus il y a très longtemps du Yémen, pays si souvent invoqué pour marquer la pureté de son arabité (Holes, 1980 : 73).

39 Mais l’importance de la généalogie dans la société arabo-musulmane recoupe dans de nombreux cas une habitude similaire en Afrique. En Somalie par exemple, M. H. Mukhtar relève que l’abtirsiinyo, équivalent du nasab en somali, revêt la même importance chez les clans nomades. Ils insistent plus que les sédentaires sur leur généalogie – mémorisée dès l’enfance – et donc sur leur arabité, puisque ces généalogies remontent très souvent à un ancêtre arabe (Mukhtar, 1995 : 17). Ainsi, si la généalogie était certainement déjà importante dans la tradition orale de nombreux peuples africains avant leur conversion à l’islam, l’influence du nasab arabe a dû contribuer à conserver ou à renforcer cette pratique.

3.3. Les Ashrāf

40 Certaines généalogies se doublent d’une dimension particulière : le « shérifisme »11, c’est-à-dire le fait de descendre du Prophète Muhammad et par conséquent de porter le titre de sharīf.

41 Dans certains cas, le fait de se rattacher à la famille du Prophète rehausse encore l’origine arabe d’une famille, d’une tribu ou même d’un peuple. Dans d’autres, il ne s’agit aucunement de rechercher une respectabilité grâce à origine arabe, mais uniquement d’acquérir la notoriété d’appartenir à la famille du Prophète, de celui qui a été choisi pour révéler le Qur’ān aux hommes.

42 Cette pratique n’est pas spécifique à l’Afrique noire, puisque de nombreuses familles arabes, au Maghreb comme au Proche-Orient, revendiquent des liens de parenté avec le Prophète. En Asie du Sud-est, il existe également des familles revendiquant des origines qurayshites, les Sada, de même que les Mawlānā en Inde. Cette tendance semble toutefois particulièrement répandue en Afrique. L’historien sénégalais Cheikh Anta Diop a relevé et critiqué le phénomène dans le chef de l’un de ses oncles qui prétendait que seul vingt ancêtres le séparaient de Muhammad (Diop, 1987 : 162 et 177).

Civilisations, 53 | 2005 178

43 Par ailleurs, être sharīf (pl. ashrāf) donne à une personne – ou à un clan – une certaine légitimité pour gouverner, dans la même optique que les « mythes royaux » que nous avons évoqués plus haut. En Erythrée par exemple, les Tigréens musulmans considèrent qu’ils descendent de la tribu arabe des Quraysh, dont est également issue le Prophète Muhammad. Selon leur tradition, il y avait dans cette tribu deux frères, Zubayd et Zayd, du clan des Mu’āwiyya. Le premier est resté dans le « Bilād al-’Arab » – ici la péninsule arabique – tandis que le second a traversé la mer Rouge et s’est installé en Erythrée. Il eut six fils, ancêtres éponymes des six tribus tigréennes musulmanes (Rodin, 1995 : 16).

44 Dans d’autres cas, il s’agit de gagner un prestige qui n’a pas spécialement d’objectif politique, mais plutôt spirituel : le fait de descendre des Quraysh, donc de la famille du Prophète, confère évidemment une aura particulière à un individu. Quelquefois, on prête à ces descendants des pouvoirs particuliers : les ashrāf de Somalie, qui revendiquent une filiation avec Fātima et ‘Alī, seraient dès la naissance dotés de la baraka, interprétée comme un pouvoir « quasi divin » (Mukhtar, 1995 : 6).

45 Concernant l’Afrique de l’Ouest, Cheikh Anta Diop décrit bien les pouvoirs similaires qu’on y prête aux ashrāf : leurs vêtements, le sol qu’ils foulent ou les objets qu’ils touchent sont ainsi bénis. leur regard, le fait de leur serrer la main revêt un caractère salvateur (Diop, 1987 : 177).

3.4. La place de l’Afrique dans l’Histoire musulmane

46 Un autre élément à prendre en considération dans l’analyse de ces traditions généalogiques est la place qu’occupe l’Afrique dans l’Histoire du monde arabo- musulman. La présence de l’islam en Afrique remonte à la naissance de cette religion, puisque le Prophète Muhammad lui-même aurait envoyé une partie de ses hommes en Ethiopie. Mais contrairement à d’autres peuples convertis à la nouvelle religion, les Africains – en tant que peuples – n’ont pas été considérés des acteurs directs de la nouvelle civilisation arabo-musulmane. Cela ne signifie évidemment pas que les Africains n’ont aucunement participé à l’Histoire et à la civilisation islamiques, chacun sait que des royaumes musulmans de première importance ont existé en Afrique de l’Ouest comme en Afrique de l’Est. Mais l’impact qu’ont eu ces royaumes dans la perception de l’Histoire par les musulmans eux-mêmes reste marginal, lorsqu’on le compare à la place qu’occupent l’Andalousie ou le Proche-Orient par exemple. Ceci est vrai sur le plan politique comme sur le plan culturel.

47 Une nuance importante doit être établie ici : la littérature arabo-musulmane reconnaît à de nombreux Africains – en tant qu’individus – un rôle important dans la civilisation arabo-musulmane, et ce dès les premiers temps : poètes, héros militaires, intellectuels… Jāhiz, un célèbre auteur du 8e siècle, leur a d’ailleurs consacré un opuscule, le Fakhr as-S ūdān ‘alā al-Baydān. Par contre, alors que les historiens arabes ont consacré maints ouvrages à l’apport des cultures grecque, persane, indienne à l’Histoire universelle en général et à l’Histoire du monde arabo-musulman en particulier, la place laissée aux royaumes africains et à leur legs est bien plus maigre, hormis l’Ethiopie et la Nubie, qui jouissent d’une place particulière et qui sont d’ailleurs désignés par un nom distinct des « Africains » en général : les Habash et les Nūba sont en effet souvent considérés comme une catégorie à part des Zunūj.

Civilisations, 53 | 2005 179

48 Mais en tant qu’entités – pour ne pas utiliser le terme anachronique et ambigu de « nations » – les autres cultures ont joué un rôle dans le monde arabo-musulman que les cultures africaines n’ont pas joué.

49 Sur le plan politique d’abord, il faut citer dès le lendemain des premières conquêtes le rôle des nouveaux convertis d’origine non-arabe – les mawālī – dans le renforcement de l’umma : de nombreux Iraniens et Grecs, après leur conversion à l’islam, participèrent activement à l’élaboration de la civilisation arabo-musulmane, les uns comme membres de l’administration, les autres comme intellectuels. L’absorption d’un grand nombre de ces convertis dès les premières décennies de l’islam donnera lieu dès le 8e siècle à la shu’ūbiyya, phénomène culturel complexe impliquant notamment une certaine forme de revendication culturelle des mawālī par rapports aux Arabes « de souche » (Gibb, 1963).

50 Plus tard, les Iraniens comme les Turcs créeront des empires musulmans étendus, comprenant des régions autrefois contrôlées par des Arabes, voire même les terres ancestrales de ces derniers. Parallèlement, certains peuples africains créeront également des royaumes importants, d’ailleurs parfois cités par les auteurs arabes, mais ils resteront géographiquement marginaux, cantonnés à l’Afrique, et ne menaceront jamais d’empiéter sur les territoires d’origine des Arabes.

51 En outre, l’importante production scientifique de certaines civilisations leur conféra manifestement un aura particulier : elles sont vues comme des sociétés raffinées, bien organisées, produisant des philosophes, des historiens, des scientifiques. A titre d’exemple, l’historien du 11e siècle Abū al-Qāsim Al-Andalusī, dans son ouvrage Kitāb tabaqāt al-umam – » Le Livre de la classification des nations » – range les divers peuples de la terre parmi ceux qui ont apporté quelque chose aux sciences et ceux qui n’y ont rien apporté. Les premiers sont les Indiens, les Iraniens, les Chaldéens, les Grecs, les Byzantins, les Egyptiens, les Arabes et les Juifs. Les seconds comprennent les Chinois,les Turcs, les peuples de l’extrême Nord comme les Slaves et les Bulgares et de l’extrême Sud, en l’occurrence les Africains, mais aussi les Berbères (Abū Qāsim al- Andalusī, 1912 : 8 sq.).

52 Plus tard, au 14e siècle, Ibn Khaldūn insistera dans sa Muqaddima sur le fait que la plupart des savants musulmans ne sont pas des Arabes mais des étrangers – en particulier des Iraniens – ce qu’il attribuera à l’oralité et au caractère nomade de la culture arabe avant et aux premiers temps de l’islam (Ibn Khaldūn : 950 sq.). Avant lui, al-Jāhiz avait déjà soulevé l’importance de l’écriture et les avantages qu’elle offre en ce qui concerne la conservation du savoir (Anghelescu, 1995 : 57 sq.).

53 Ici intervient donc un nouvel élément : la force de l’écrit sur l’oralité. Les Persans et les Indiens comme les Grecs ont laissé une importante littérature composée avant l’avènement de l’islam, dont une grande partie sera d’ailleurs traduite en arabe. L’écrit permet à une culture de continuer à exister, de laisser un témoin, d’autant plus fort qu’il provient de la culture en question et pas d’un œil extérieur. Or, certains royaumes africains antérieurs à la pénétration de l’islam dans le continent étaient très étendus et bien organisés, mais ils ne laissèrent pas ou peu de traces écrites, qui auraient permis d’en témoigner et d’être reprises auprès des observateurs arabes.

54 Dans le même ordre d’idée, la différence sur le plan de la culture matérielle – architecture, beaux-arts… – entre la culture arabe et ses prédécesseurs iraniens, grecs ou autres d’une part, et les cultures africaines a également joué un rôle dans la

Civilisations, 53 | 2005 180

dépréciation par certains Africains de leur propre culture. En effet, cette différence sur le plan matériel fut perçue quelquefois comme un élément d’infériorité. Ainsi, il est révélateur qu’en kiswahili le terme ku-staarabu ou son synonyme ku-staarabika, dérivé de l’arabe ista’raba (« s’arabiser », en arabe), signifie « être ou devenir intelligent, sage, instruit, civilisé » Quant au sens originel du terme, « s’arabiser », il est passé au second plan. D’autres termes, dérivés de ce verbe, font partie du même champ sémantique : ustaarabu : civilisation », mstaarabu : « homme civilisé, bien éduqué, au comportement correct » (Heylen, 1977 : 153; Lenselaer, 1983 : 498). Les Swahili, Africains islamisés vivant sur la côte orientale de Tanzanie et du Kenya, ont tôt fait de se distinguer des Africains de l’intérieur des terres. Par la religion qu’ils ont adoptée, mais aussi par le nouveau mode de vie qu’ils ont en même temps acquis : vie citadine, occupation commerciale, supériorité matérielle, différence d’habillement, nouveau style d’habitat… Dès lors, de nombreux Swahili ont eux aussi recours à des généalogies leur permettant de se désigner comme Warabu – » Arabes » en kiswahili – ou Shirazi, c’est-à- dire Persans, des commerçants venus d’Iran et notamment de la ville de Shiraz s’étant installés il y a plusieurs siècles sur la côte orientale de l’Afrique (Khalid, 1977 : 52, 73).

55 Tenter de mesurer le degré de civilisation d’un peuple par ses seules réalisations matérielles ou littéraires – faisant fi de la richesse de ses traditions orales par exemple – ne peut assurément conduire qu’à un jugement tronqué. Mais le fait est que de tels jugements étaient bien ancrés dans l’imaginaire des Arabes qui étaient en contact avec les Africains. En tout cas, la maigre place qu’ils accordaient à ces derniers dans l’Histoire participe certainement à l’explication de cette mise en évidence de leurs origines arabes, alors que ce phénomène est très peu observable chez d’autres peuples musulmans non-arabes, comme les Persans ou les Turcs, qui insistent au contraire sur leur spécificité.

4. Le rejet de la culture africaine

56 Jusqu’ici, nous avons passé en revue des exemples d’arabisation dont l’objectif était la mise en valeur d’un ancêtre glorieux, la recherche d’une légitimité politique ou d’un pouvoir spirituel ou encore le rattachement à une sphère culturelle jugée plus valorisante. Mais ces généalogies ne remettent guère en cause le passé non-arabe des peuples concernés : de nombreux Somali se disent d’origine arabe, cela ne les empêche pas de conserver leur langue et leurs propres traditions, tout comme les Tigréens ou les Haoussa. La recherche d’origines arabes par un clan voire par un peuple entier peut revêtir une forme beaucoup plus complexe : le rejet de l’africanité.

57 Le cas du Soudan est particulièrement révélateur : il s’agit d’un pays où se côtoient de nombreux peuples, de confessions diverses, où se parle un important nombre de langues. Cette variété est toutefois beaucoup plus forte dans le sud du pays, le nord présentant à première vue une dimension plus uniforme. En effet, même s’il y a des régions où on parle le nubien, le tigréen, le bedawi ou d’autres langues encore, l’arabe y est de loin la langue dominante, tout comme l’islam y est largement majoritaire. La plupart des tribus arabophones installées dans le Nord du pays offrent une grande variété de types physiques, où les traits africains sont souvent très présents, mais elles se considèrent toutes comme arabes. Jacques Berque a résumé en une phrase brillante la situation culturelle dans le Nord du pays : « les Soudanais du Nord vivent une

Civilisations, 53 | 2005 181

africanité sans négritude. Ils se voient arabes et nullement noirs, mais « rouges »; les Nègres, selon eux, tendent au « jaune »(Berque, 1999 : 210).

58 Encore une fois, la généalogie joue un grand rôle pour justifier, « légitimer » l’arabité des gens du Nord : Barābra, Ja’aliyyīn (sing. : Ja’alī), Juhayna, tous disent avoir un ancêtre arabe notoire. L’ancêtre le plus sollicité est manifestement Ibrāhīm Ja’al – éponyme des Ja’aliyyīn – lui-même un descendant d’al-’Abbās, oncle du Prophète Muhammad. En réalité, il semble que de nombreuses tribus du Nord sont en fait constituées de Nubiens, arabisés au fil du temps par les mariages avec des Arabes. Le système matriarcal qui avait cours dans les royaumes nubiens facilita grandement leur arabisation : en effet, les descendants des Arabes qui se mariaient avec des femmes locales obtenaient petit à petit le pouvoir, puisqu’il passait aux fils par l’intermédiaire de leurs mères (Abd Al-Rahim,1973 : 31).

59 Certaines tribus des Barābra, comme les Sukkut et les Mahas, ont pourtant conservé leur propre langue, un des nombreux dialectes du nubien, vestige de leurs origines réelles. Les Juhayna eux disent descendre d’une tribu d’Arabie, qui émigra d’abord en Egypte puis au Soudan, tout comme les Rufā’a (Holt et Daly, 1988 : 3 sq.).

60 Ce processus continua encore pendant la période coloniale : de nombreuses sources britanniques des 19e et 20e siècles parlent de detribalized Africans à propos des Africains qui s’étaient convertis à l’islam et qui, par la même occasion, abandonnaient l’ensemble de leur culturer ancestrale : langue, coutumes, village d’origine et même liens familiaux12.

61 Au Kenya et en Tanzanie, certains Swahili se qualifient eux-mêmes de Warabu, « Arabes », selon que leur père, leur grand-père, leur arrière-grand-père ou un ancêtre plus lointain est originaire de la Péninsule arabique (Khalid, 1977 : 53). Dans ce cas, il ne s’agit donc plus seulement de revendiquer un lointain ancêtre arabe, mais bien de se considérer comme Arabes à part entière, en reniant totalement ou largement ses origines africaines. Pourquoi la recherche de l’arabité s’accompagne-t-elle ici d’un rejet de la culture africaine ? Plusieurs pistes peuvent être dégagées.

4.1. L’arabisation comme phénomène général

62 Tout d’abord, un élément d’ordre général, justement souligné par Mazrui (1973 : 31), doit être considéré ici. L’arabisation n’a pas accompagné l’islamisation uniquement au Soudan ou en Mauritanie. Le cas du Proche-Orient et de l’Egypte est particulièrement parlant : lors de la conquête de cette région – à l’exception de la Syrie – les Arabes venus de la péninsule étaient bien sûr inférieurs en nombre aux autochtones, et ceux-ci avaient derrière eux un passé culturel aussi ancien que riche et varié. Pourtant, après quelques siècles, parfois après quelques générations, la grande majorité des musulmans du Proche-Orient se considéraient comme Arabes, et non comme « Byzantins musulmans », par exemple, pour oser un terme irréaliste. Parallèlement, les autochtones qui conservèrent leur foi chrétienne gardaient aussi souvent – pas toujours – leur identité culturelle et linguistique non-arabe ou « pré-arabe ». C’est le cas des Assyro-Chaldéens et des Coptes.

63 Le lien entre islam et arabité est donc particulièrement fort et l’arabisation du Nord du Soudan participe – en partie – d’un phénomène général d’acculturation observé ailleurs depuis les premiers temps de l’islam. Notons que plus tard, un phénomène similaire sera observable dans l’Empire ottoman : un chrétien se convertissant à l’islam – qu’il

Civilisations, 53 | 2005 182

soit Grec, Slave ou Albanais – devient musulman, mais aussi Turc, la religion musulmane dans les Balkans étant alors intimement liée à la population qui l’apportait.

4.2. Le concept de Jāhiliyya

64 L’avènement de l’islam constitue pour les Musulmans leur nouvelle référence chronologique. Il y a désormais ce qui était avant l’islam – période nommée Jāhiliyya, qui signifie « l’époque de l’ignorance » – et le monde après la révélation divine.

65 Les Arabes musulmans se sont largement désintéressés de ce passé non-islamique, même s’ils y font encore référence dans le domaine de la poésie par exemple : les Mu’allaqāt, poèmes rédigés durant la Jāhiliyya restent en effet la référence incontournable en la matière. Ceci n’est pas sans rappeler le dilemme de Dante qui doit placer Homère parmi les hôtes des Enfers, en sa qualité de païen. Il semble toutefois qu’ils aient gommé toute référence à la religion pré-islamique dans l’oeuvre de ces poètes – à moins qu’il s’agisse là d’une preuve de leur rédaction relativement tardive (Anghelescu, 1995 : 33 sq.).

66 Le passé anté-islamique des Arabes est donc largement proscrit et on y fait rarement référence, sauf s’il est lié à un passage du Qur’ān : l’expédition du roi éthiopien Abrāhā au Yémen, quelques traditions judéo-chrétiennes… Il ne refera surface qu’avec l’avènement du nationalisme arabe. C’est alors que les Irakiens et les Egyptiens par exemple récupéreront respectivement leur passé akkadien et pharaonique, auquel jusque là seuls les Européens s’intéressaient13.

67 Par ailleurs, l’islam tolère les ahl al-kitāb, les « Gens du Livre » – juifs et chrétiens (et dans une certaine mesure zoroastriens) – et leur conversion à l’islam n’est pas obligatoire, en théorie du moins. Par contre, les tenants des autres religions qui n’ont pas de Livre révélé et qui ne croient pas en l’Unicité de Dieu sont méprisés. Or, si le christianisme – et le judaïsme – étaient certes présents en Ethiopie et au Soudan, les religions traditionnelles y étaient généralement plus répandues. Pour un Soudanais musulman, substituer à ses racines dinka ou nuer une origine arabe permet donc d’effacer un passé honteux sur le plan spirituel.

4.3. L’esclavage

68 Nous avons déjà insisté sur le fait que la religion musulmane ne différencie pas les peuples selon une échelle de valeur. Pourtant, l’image des Africains dans le monde musulman est souvent associée à l’esclavage, quoi qu’en disent certains. En effet, quelques auteurs considèrent que si l’esclavage a été pratiqué par les musulmans, il n’aurait en tout cas pas visé spécifiquement les Africains. Par ailleurs, selon eux la notion d’esclavage ne serait pas la même qu’en Occident, se rapprochant même dans certains cas de liens quasi familiaux : Khalid par exemple va jusqu’à définir la ‘ubūdiyya – qu’il se refuse à traduire par « esclavage » – comme une institution où le ’abd (« l’esclave») est adopté par un maître et soumis à un contrat de travail et où les restrictions de sa liberté sont atténuées par la sécurité sociale dont il bénéficie...14 Cette théorie, mélange de romantisme, de paternalisme, de « relativisme culturel » et de récupération politique, arrange à la fois certains intellectuels arabes, africains et européens. Elle est pourtant assez éloignée de la vérité.

Civilisations, 53 | 2005 183

69 Sans entrer dans les détails, il est vrai que l’islam a amélioré le statut des esclaves, notamment en favorisant leur affranchissement et en interdisant l’asservissement de musulmans – en théorie du moins, car cette règle ne fut pas toujours respectée15. Il est vrai aussi que le cas des Mamlūk, ces dynasties d’esclaves d’origine turque ou caucasienne qui dirigèrent l’Egypte du 13e au 16 e siècle, constituent un phénomène propre à l’islam. Mais cela ne fait pas de l’esclave un homme comme les autres : un esclave, pour les musulmans comme pour les autres cultures qui eurent recours cette pratique, appartient à son maître. Par ailleurs, l’esclavage était une pratique largement répandue dans le monde musulman, quels que soient les préceptes de la religion à son égard. Dans son analyse de la fameuse révolte des esclaves africains dans le sud de l’Irak (9e siècle), l’historien arabe contemporain Faysal al-Sāmir fait clairement la différence entre les préceptes de l’islam par rapport au statut légal de l’esclave et la réalité sociale que celui-ci vivait au quotidien (al-Sāmir, 2000 : 19 sq.).

70 Bien sûr, le monde musulman n’a pas « inventé » l’esclavage : il existait dans le Monde antique et à Byzance, puis aux Amériques à partir du 16e siècle. De nombreuses sources médiévales arabes évoquent la pratique de l’esclavage chez les Africains avant l’arrivée des musulmans. Al-Maqdisī par exemple, au 10e siècle, rapporte que ce sont les Zunūj – les Africains – qui vendent leur semblables aux marchands d’esclaves, tandis qu’Ibn Battūta, au 14e siècle, décrit la présence d’esclaves auprès des dignitaires qu’il rencontra au Bilād as-Sūdān (Al-Maqdisī, 1903 : 69; Ibn Battūta, 1990 : 393 sq.). Mais le fait est que si les Africains n’étaient pas les seuls à être asservis – contrairement à ce qui se passait en Amérique du Nord avant l’abolition de l’esclavage – ils ont malgré tout fini par constituer la principale source d’esclaves dans le monde musulman, à tel point que la langue arabe a souvent associé la peau noire et la condition d’esclave : le terme ‘abd – « esclave, serviteur » a en effet très tôt servi à désigner les Africains de manière générale. ‘Antara ibn Shaddād, par exemple, l’un des auteurs des Mu’allaqāt, célèbres poèmes de l’époque pré-islamique, comparait la robe d’un chameau à la peau d’un esclave, sans préciser l’origine de ce dernier (al-Zawzānī,1985). L’auteur – lui-même de mère africaine – voulant mettre en évidence la couleur noire de ce chameau, il va de soi pour lui qu’un ‘abd est noir de peau. On peut relever d’autres exemples au cours des siècles. Jusqu’à présent, le terme ‘abd et son pluriel ‘abīd sont couramment employés au Proche-Orient, dans la langue quotidienne, pour signifier « Africain ». Au Yémen, on désigne par le terme akhdām – serviteurs – une population arabophone, d’origine africaine, qui vit en paria dans de nombreuses villes du pays. Certains voient en eux des descendants d’esclaves, selon d’autres il s’agit d’Africains installés au fil du temps dans le pays. Une tradition locale prétend qu’ils sont les descendants de l’armée d’Abrāhā, ce roi éthiopien qui avait envahi le Yémen au 7e siècle. Quelle que soit leur origine, le terme qui les désigne est en tous les cas manifestement péjoratif – et leur condition sociale pour le moins marginale.

71 En Mauritanie, le terme « harrātīn », associé aux esclaves et aux affranchis d’origine africaine joue également sur l’association entre couleur de peau et condition servile : à l’origine, ce mot d’origine arabe s’appliquait à un type de métier – le laboureur – qui en est finalement venu à signifier esclave et mulâtre. La couleur de peau foncée serait dès lors associée aux travaux des champs (et à la servilité). En berbère du Moyen-Atlas, ce terme aurait dépassé le champ sémantique de la complexion humaine, puisqu’il désignerait également une variété de datte brune, entérinant son sens plus large (Monteil, 1989 : 44).

Civilisations, 53 | 2005 184

72 Il est intéressant de noter que la métonymie existe aussi dans l’autre sens. C’est-à-dire que mentionner uniquement l’adjectif « noir » peut suffire pour signifier « esclave ». A titre d’exemple, Ibn Rushd (12e siècle) dans son Fasl al-maqāl se réfère à un hadīth rapporté par Muslim, relatant une discussion entre le Prophète et une esclave. Or Ibn Rushd mentionne uniquement la couleur de cette femme : « wa li-dhalika qāla, ‘alay-hi as- salāmu, fi’s-sawdā’« , soit « et c’est pourquoi (le Prophète) dit, que la Paix soit sur lui, à la Noire (…) ». La suite de la phrase indique qu’on parle bien d’une esclave, puisque le Prophète propose de l’affranchir en raison de sa foi « a’tiq-ha ! fa inna-hā mu’minatun », soit « Affranchis-la, car c’est une croyante »(Averroès, 1996 : 143 qui cite un hadīth rapporté par Muslim). L’auteur ne ressent donc pas ici l’utilité de préciser la qualité d’esclave de cette femme, mentionner la couleur de sa peau semble suffire pour comprendre sa condition.

73 Certains auteurs vont plus loin en considérant que les Africains sont prédestinés à l’esclavage. Ibn Khaldūn lui-même considère que « les Africains sont en général soumis à l’esclavage, du fait de leur faible degré d’humanité et de leur proximité de l’état animal»16. Plus tard, le souverain marocain Mūlāy Ismā’īl ( 1668-1727) considérait que l’ensemble des Noirs établis dans son territoire devaient être considérés comme des esclaves. Encore au 19e siècle, voire même au début du siècle suivant, de nombreux Arabes du Maghreb considéraient que le simple fait d’être noir de peau suffisait à justifier la mise en servitude d’un individu – ce qui donna d’ailleurs lieu à des discussions juridiques, notamment au Maroc (Hunwick et Troutt Powell, 2002 : 42).

74 Ainsi, si les Africains ne furent pas les seuls à subir l’esclavage dans le monde musulman, ils sont en tout cas les seuls à y être associés de manière « naturelle ». Or, le rejet le plus total de l’africanité se retrouve généralement dans les zones où l’esclavage a connu un développement important et où son abolition est récente, voire pas encore totalement effective. On a évoqué plus haut le cas des tribus arabes du Nord du Soudan, qui mettent en évidence leurs origines arabes au détriment de leurs origines nubiennes. Mais il s’agit de tribus d’hommes libres. Ailleurs, revendiquer des origines arabes efface tout doute sur les origines serviles – forcément honteuses – de la personne concernée. C’est le cas de certains Harratīn de Mauritanie, arabophones, coupés culturellement de leurs racines africaines et marqués par la honte de la servilité. C’est aussi le cas chez certains peuples du centre et du sud du Soudan, où le clivage Africain/Arabe et esclave/homme libre est particulièrement marqué, certains associant même la résistance du Sud du pays avant le condominium anglo-égyptien à une lutte contre l’esclavage (Deng, 1995 : 74 sq.).

75 En Somalie également, l’esclavage a joué un rôle dans le façonnement de l’identité, mis en évidence par plusieurs chercheurs. Ainsi les Gosha de la vallée de Jubba, bien que musulmans et somalophones, sont considérés par les nomades comme un groupe ethnico-social différent, parce qu’ils sont cultivateurs, mais surtout descendants d’esclaves, souvent d’origine oromo. Les Somaliens les appellent jareer, terme péjoratif lié à leurs traits africains, et font donc la triple équation entre esclave, infidèle et noir17.

4.4. La différence physique

76 Notons aussi que le racisme par rapport à la couleur de la peau, d’ailleurs souvent difficile à dissocier de l’esclavage, a certainement joué un rôle dans le rejet de l’africanité. Certains historiens, comme A. Mazrui, A. M. Mazrui et I. N. Shariff,

Civilisations, 53 | 2005 185

prétendent que cette forme de racisme est inexistante dans la mentalité arabo- islamique. Selon eux, la différenciation des hommes selon leur couleur de peau ou même le concept de « métis » (half-caste) seraient étrangers à cette mentalité (Mazrui, 1964 : 22; Mazrui, 1973 : 47 sq,; Mazrui et Shariff, 1993 : 10-11). Ils semblent négliger de nombreuses sources que nous allons aborder maintenant. En effet, si ce racisme n’est bien sûr pas exclusif, il n’empêche qu’il est présent, dans le monde arabe comme en Occident. On en arrive à la complexité du concept même de racisme : la peur ou le simple étonnement par rapport à la différence, notamment physique. La peau noire étonne, fascine, rebute. En tout cas son degré de différence, associé à d’autres caractères physiques (cheveux crépus…) ne laisse pas indifférent. Le poète du 10e siècle al-Mutanabbī, par exemple, dans un poème satirique visant Abū al-Misk, souverain égyptien d’origine nubienne, utilise les caractères physiques du personnage – couleur de la peau, grosses lèvres… – pour se moquer de lui, tout en rappelant ses origines serviles18.

77 Bernard Lewis, qui s’est penché sur la notion de racisme dans le monde arabo- musulman, a rassemblé de nombreux exemples des préjugés raciaux dont étaient victimes les Africains et les Arabes d’origine africaine dans la littérature, depuis les poèmes des Aghribat al-’Arab – » les Corbeaux des Arabes », poètes arabes d’origine africaine de la Jāhiliyya et des premiers temps de l’islam, comme ‘Antara, Suhaym, Nusayb ibn Rabah ou Abū Dulāma – aux « Mille et une nuits », en passant par la poésie d’al-Mutanabbī. Il reprend également de nombreuses sources historiques arabes considérant les Africains de manière peu élogieuse : faible intelligence, odeur désagréable, cannibalisme, mœurs sexuelles débridées, nudité… Certains comme Sa،īd Al-Andalusī, considèrent même que les Noirs sont plus proches des bêtes que des humains (Lewis, 1982 : 17 sq.).

78 Plus récemment, Brahim Diop a également réuni de manière convaincante plusieurs sources arabes où les préjugés liés à la couleur de la peau donnent des Africains une image extrêmement négative : al-Hamdānī (10e siècle) compare leur comportement à celui des bêtes sauvages, tandis qu’Ibn Butlān (11e siècle) considère que « plus leur peau est basanée, plus ils sont laids et incapables (…), leurs lèvres épaisses sont signe de stupidité et leurs yeux noirs indiquent la lâcheté ». Bien d’autres auteurs soulignent la laideur physique et l’absence de moralité des Africains (Diop, 1999 : 61 et 69 sq.; Lewis, 1983).

79 Sans pouvoir en quantifier l’importance, cette notion de différence par rapport à soi a certainement joué un rôle dans la mise en esclavage des Africains, par les Arabes comme par les Européens : il s’agit pour eux de gens physiquement « très » différents – de manière subjective bien sûr – à qui l’on prête des mœurs et un mode de vie tout aussi différents.

80 Un passage de la Muqaddima d’Ibn Khaldūn est révélateur à ce sujet : il traite de l’influence du climat sur la mentalité de l’homme, théorie inspirée de certains philosophes grecs, et explique que l’iqlīm (les géographes arabes, s’inspirant de leurs prédécesseurs grecs, divisaient le monde en sept parties, désignées par ce nom) idéal est celui où vivent les Arabes. Au plus on s’en éloigne, au plus on constate que les hommes qui y vivent sont « plus proches des animaux, vivent dans des cavernes, ignorent la religion, s’habillant de peaux d’animaux ou même restent nus… ». La couleur de la peau est directement associée à cette répartition climatique. Cela dit, les Africains et leur peau noire ne sont pas les seuls concernés par cet état de barbarie,

Civilisations, 53 | 2005 186

puisqu’en s’éloignant du climat idéal par le Nord, on rencontre d’autres sauvages que sont les Slaves et autres Européens (Ibn Khaldūn : 58 à 62).

81 La diffusion de certaines traditions populaires racistes, étrangères à l’Islam, renforceront encore cette honte liée à la couleur de la peau. C’est le cas de la « Malédiction de Hām », qu’on retrouve chez les chrétiens comme chez les musulmans. Dans la tradition judéo-chrétienne (Genèse, IX, 25) comme en islam, on raconte que Noé (Nūh chez les Arabes) avait lancé une malédiction sur son fils Cham (Hām chez les Arabes), qui retomba sur toute sa descendance. Bien que les sources religieuses, qu’elles soient judéo-chrétiennes ou musulmanes, ne mentionnent aucunement la couleur de peau de Hām, des traditions historiques postérieures ajoutèrent qu’il était Noir et que cela faisait partie de la malédiction (Cohen, 1971 : 107 a-b). Désormais, Hām et sa descendance seraient les esclaves de leurs frères. Cette exégèse cautionnait l’esclavage des Africains en lui donnant une origine divine, ce que s’empressèrent d’utiliser les marchands d’esclaves arabes et européens. Encore une fois, si cette théorie n’est nullement avalisée par la religion musulmane, elle est en tout cas largement relayée par de nombreux auteurs arabes. Ibn Khaldūn, par contre, critique cette légende avec véhémence, expliquant ensuite que la noirceur de la peau des Africains est due à l’influence du climat sur la physionomie. Ahmad Bābā, juriste de Tombouctou du 17e siècle et lui-même africain, reprendra les mêmes arguments pour critiquer cette légende justifiant la mise en esclavage des Africains (Ibn Khaldūn : 130sq, Mbow, 1999 : 99 sq.).

82 La dépréciation des Africains sur base de la couleur de leur peau atteint son paroxysme avec certaines croyances véhiculées dans le monde musulman, selon lesquelles un Noir, une fois arrivé au Paradis, devient Blanc, comme s’il s’agissait d’une récompense (Lewis, 1982 : 44). Dans le même ordre d’idée, le poète Suhaym, cité plus haut, considérait que « si sa peau est noire, son caractère lui, est blanc » (Lewis, 1982 : 29). De telles considérations se retrouvent aussi dans les poèmes de ‘Antara, qui fait régulièrement allusion à la couleur de sa peau et à la perception qu’avaient ses contemporains des Africains (voir le Dīwān de ‘Antara).

83 Cette dépréciation de l’africanité dans ses caractéristiques physiques a été partiellement assimilée par certains Africains : on a parlé plus haut des Gosha de Somalie et du terme jareer, qui les désigne péjorativement. Précisons que jareer, qui fait référence à leurs cheveux crépus, les traits de leurs visage et leur peau noire, s’oppose aux termes jileec (doux) et bilis, qui sont eux appliqués aux Somali « purs », et que le premier terme renvoie clairement à l’africanité, opposée à l’arabité des Somali (Besteman, 1995 : 47 sq.). Une légende qui a cours parmi les clans sédentaires somaliens fait d’ailleurs des Somaliens aux traits africains les descendants d’un géant malfaisant. Ce dernier, nommé Geeddi Abaabow, faisait régner la terreur sur le clan des Eelay et exerçait le droit de cuissage sur les jeunes filles. Pour sauver la virginité de sa sœur, un certain Kuma fit en sorte de gagner la confiance du géant. Il réussit à scier les dix arcs dont se servait le despote pour tuer ses ennemis, puis il ouvrit les portes de son palais afin que les Eelay puissent l’investir. Avant de mourir, Geeddi Abaabow aurait dit aux esclaves africains qui étaient présents : « Que tous ceux qui ont la peau noire, les lèvres épaisses, le nez aplati, les cheveux crépus, des grandes mains, des grands pieds et une grande verge, sachent qu’ils sont ma descendance » (Bader, 2000 : 98).

84 On retrouve des histoires similaires en Afrique de l’Ouest. A titre d’exemple, il existe auprès de certains marabouts sarakollé du Sénégal – désireux encore une fois de

Civilisations, 53 | 2005 187

légitimer leur science – une étymologie populaire expliquant leur ethnonyme : il viendrait de deux termes soninke, « sere » – qui signifie une personne – et « xulle », c’est-à-dire blanc, prêtant ainsi une ascendance blanche (Drame, 1996 : 66).

85 Mais le phénomène dépasse le monde musulman. Ainsi, certains Amhara d’Ethiopie tiennent eux aussi à se distinguer physiquement des Africains. Dans l’un de ses romans, D. Worku fait lire à l’un de ses personnages « La Révélation de Marie », qui interdirait aux fidèles éthiopiens de fauter avec « des musulmans, des Gallas [Oromos], des Falashas ou des Africains » (Worku, 1981 : 26). Toujours en Ethiopie, il semble que les Shankilla, habitant dans l’Ouest du pays, soient dénigrés tant par les Amhara que par les Oromo à cause de leur couleur foncée (Baxter, 1994 : 173). On pourrait encore multiplier les exemples.

86 On retrouve même ce comportement en dehors du continent africain, en fait partout où l’africanité est liée à l’esclavage : en Amérique latine, le concept de blanqueamiento a fortement contribué à l’effacement des traits culturels africains, et ce jusqu’à nos jours. Ainsi, les Africain(e)s amélioraient leur statut social – parfois même légal – en épousant des Européens (Philips, 1996 : 6 sq.). Au Brésil, où la présence africaine est a priori la plus marquée en Amérique latine, l’avancement social semble lui aussi souvent lié à l’éclaircissement de la peau. A la fin des années cinquante, un journaliste américain effectua un reportage de six semaines dans la communauté afro-américaine des états du Sud. Ce reportage était d’autant plus spectaculaire que Griffin « se transforma » en Noir, à l’aide d’un traitement médical, dans le but de vivre les problèmes de la communauté noire de l’intérieur. Au fil de son voyage, il rencontra plusieurs individus éprouvant de la honte, voire un rejet de leurs origines africaines, parfois accompagné de la mise en valeur d’origines européennes, feintes ou réelles. C’est ainsi qu’un homme âgé au teint très foncé lui explique que les Noirs eux-mêmes « ont plus de considération pour un mulâtre, avec des cheveux aplatis, lissés ». Ailleurs, après avoir discuté avec plusieurs interlocuteurs afro-américains, l’auteur réalise que ceux-ci souffrent d’une double discrimination : celle des autres, mais aussi la leur, « le mépris qu’ils ont pour cette noirceur associée à leurs tourments ». Plus tard, lors d’un voyage en bus, il croise un Noir proférant des insultes racistes à l’encontre des autres voyageurs afro- américains, avant d’annoncer « avec fierté [qu’il n’est] pas un Noir de race pure », mais qu’il a des origines française, portugaise et indienne (Griffin, 1962 : 52 sq, 67 sq, 89 sq.).

87 Les causes de ce rejet de l’africanité sont complexes, mais elles sont bien sûr liés à la honte de l’origine servile et au statut social inférieur conféré aux Noirs après l’abolition de l’esclavage. La vision négative de l’apparence physique est liée aussi à toute une série de théories racistes pseudo-scientifiques au caractère encore plus insidieux – infériorité intellectuelle et morale des Africains, influence du climat sur la personnalité et les moeurs… – qui renforce encore cette impression. Notons qu’un tel sentiment est observable au sein de toute communauté brimée, mise socialement au ban de la société. Ainsi, le phénomène de la « haine de soi » dans la communauté juive, porté à son paroxysme par Otto Weininger, Juif autrichien qui écrivit un virulent ouvrage sur l’infériorité morale et intellectuelle des Juifs, a également déjà été mise en évidence (Lewis, 1987 : 123).

88 Quant au concept de « métissage », qu’A. Mazrui considère comme étranger à la mentalité arabo-islamique, il suffit d’ouvrir le Lisān al-’Arab, dictionnaire remontant au 13e siècle, et de regarder la définition de termes comme khilāsī, hajīn ou muwallad pour se rendre compte que ce concept est présent depuis longtemps dans la mentalité arabe,

Civilisations, 53 | 2005 188

même s’il est toutefois vrai que dans de nombreux cas, la descendance d’un Arabe et d’une Africaine sera considérée comme arabe. Le Lisān al-’Arab explique que khilāsīest dérivé du verbe khalas, qui signifie notamment : être en partie tel et en partie tel, mais surtout en ce qui concerne les couleurs. Le mot décrit également les cheveux grisonnants, plus exactement le mélange entre des cheveux noirs et des cheveux blancs (nous dirions « poivre et sel »). Le khals est un pâturage où les herbes fraîches et vertes côtoient les herbes desséchées, jaunies. C’est aussi une tache blanche sur un fond noir. Enfin, khilāsi décrit une personne née d’un père blanc et d’une mère noire ou bien d’un père noir et d’une mère blanche (Ibn Manzūr, 1992, 6) : 65).

89 Quant au terme hajīn, il signifie aujourd’hui « métis ». Mais le sens premier de ce terme donné par le Lisān al-’arab est littéralement : » Arabe né d’une captive (imma), naissance honteuse car il est élevé par sa mère ». Une autre définition est « fils d’un Arabe et d’une non-arabe. Cela se dit de quelqu’un dont la couleur blanche a rougi, car les Arabes appellent les étrangers les « Rouges » (hamrā) » (Ibn Manzūr, 1992, (13) : 531). Ainsi, non seulement la notion de métis existe depuis longtemps, mais en plus on y retrouve l’association de la femme non-arabe et de la captive. Le terme hajīn garde en tout cas aujourd’hui une connotation négative (Wehr, 1961 : 1020).

90 Le mot muwallad, lui est intéressant car il ne fait aucunement référence à la couleur de la peau. Il s’agit d’un substantif dérivé du verbe wallada : accoucher, engendrer, élever (un enfant). Le premier sens du terme muwallad est donc « né, produit, généré, élevé ». Il peut également signifier « né parmi les Arabes, élevé parmi leurs enfants et selon leurs coutumes », tandis que talīd, de la même racine, signifie « celui qui est né en terre étrangère (‘ajam) mais qui a été apporté et élevé en terre arabe » (Ibn Manzūr, 1992, (3) : 469). Le terme muwallad est encore couramment utilisé actuellement, par exemple au Yémen pour décrire les enfants nés d’un père arabe et d’une mère éthiopienne ou somalienne. Un autre terme issu de la même racine, walīd, signifie, enfant, avec quelquefois le sens précis d’esclave né dans la maison du maître. Dans ce cas, il semble donc que le terme mette l’accent sur l’aspect biologique, puis socio-culturel du métissage.

4.5. L’africanité de l’autre

91 Le rejet de l’africanité revêt encore une autre dimension : cette africanité, prise dans le sens de « non-arabité », est quelquefois utilisée par un peuple ou une communauté pour en discréditer une autre, pour expliquer son statut de paria.

92 Le cas des Midgo des Tumaallo et des Yibro, en Somalie, est assez révélateur. Il s’agit de communautés, appelées sab dans le Nord du pays et bon dans le Sud, situées au bas de l’échelle sociale dans la société somali : ils exercent des professions jugées dégradantes, le droit coutumier leur attribue un statut discriminatoire, ils sont exclus des généalogies que nous avons déjà invoquées, ils sont généralement méprisés par les autres clans. Les Somali avancent diverses explications à cette discrimination : tantôt les ancêtres des sab/bon auraient utilisé une arme impure, tantôt ils auraient violé un interdit alimentaire. Une autre justification de leur statut est particulièrement intéressante : ils seraient les descendants d’un chef ayant refusé ou combattu l’islam. Ainsi, certaines traditions rapportent que les Migdo sont les descendants d’un certain Abu Jahhal, un Chrétien qui combattit le Prophète Muhammad lui-même. Plusieurs variantes d’une même légende, largement répandue en Somalie, font état de

Civilisations, 53 | 2005 189

l’affrontement entre Yussuf Kawneyn, appelé aussi Aw Barkhadle, saint homme venu d’Arabie ou d’Egypte, quelquefois considéré comme un Qurayshī, et Maxamed Xaniif, tantôt guérisseur venu d’Egypte, tantôt roi. Le premier aurait introduit l’islam en Somalie, tandis que le second dut s’effacer devant le pouvoir du nouveau venu (Bader, 2000 : 36 sq, 83 sq.).

93 Mais il est intéressant d’observer que si ces parias de la société somali sont exclus des généalogies des clans somali, eux-mêmes en tout cas se prêtent bien des origines nobles. Ainsi, ils se considèrent souvent Somali de haute naissance, mais ils seraient rejetés parce qu’à la suite d’une migration, ils auraient été accueillis par des tribus ignorant tout de leurs origines. Certains clans sab/bon revendiquent même eux aussi des origines arabes. C’est le cas des Xoryeelo qui prétendent venir d’Oman, mais aussi des Ugaslabe et des Yaxar, qui prétendent venir de la Péninsule arabique. Certains Yibro se disent même d’origine juive (Bader, 2000 : 27; 40; 133).

94 Le cas des akhdām, au Yémen, est assez semblable. Il s’agit de communautés arabophones d’origine africaine qui vivent encore aujourd’hui dans des bidonvilles en périphérie des villes. Considérés comme de véritables parias, ils vivent essentiellement de la mendicité et de petits métiers. Les origines des akhdām sont assez obscures, mais leur nom « esclaves, serviteurs » traduit une origine servile, qui expliquerait leur place de paria encore dans la société actuelle. Pourtant, des traditions yéménites qui circulent encore aujourd’hui leur prêtent une généalogie bien particulière : il s’agirait des descendants d’Abrāhā, roi éthiopien de la période pré-islamique, qui envahit la péninsule arabique, accompagné de son armée et d’éléphants, et qui tenta notamment d’envahir La Mecque. Après sa défaite, Abrāhā – dont parle la 105e sourate (al-Fīl, « l’Eléphant ») du Coran – aurait été bouté hors de la Péninsule. Les soldats qui n’auraient pas pu le suivre se seraient installés au Yémen, où ils seraient toutefois restés au ban de la société (Rouaud, 1979 : 146 sq.).

4.6. Influences européennes

95 Un dernier aspect à aborder est l’influence de la colonisation européenne et des théories raciales/racistes qui l’accompagnèrent. Les fantasmes alimentés depuis des siècles sur ces terres inexplorées, et encore une fois la différence physique et le décalage matériel de leurs civilisations par rapport au contexte européen persuadèrent les Européens qu’ils avaient affaire à des sauvages.

96 Ces préjugés raciaux, aussi extrêmes que tenaces, poussèrent les « explorateurs » européens, puis les missionnaires et les colons qui leur succédèrent, à remettre systématiquement en question l’africanité des populations qu’ils rencontraient et qui ne « collaient » pas à la description du parfait sauvage.

97 C’est ainsi que les premiers Européens à pénétrer dans la région des Grands Lacs furent profondément étonnés du degré d’organisation et de culture – selon leurs propres critères – des populations avec lesquels ils entraient en contact. Plutôt que de revoir leurs préjugés sur l’infériorité naturelle des Africains, ils leur parut plus réaliste d’imaginer des migrations de populations blanches qui se seraient mêlées autrefois aux Africains. Ils développèrent alors la théorie de l’origine hamitique, sémitique, voire caucasienne des Tutsi au Rwanda et au Burundi et des Hima en Ouganda, destinés à régner respectivement sur les Hutu et les Ira, qui seraient eux de purs Bantous19. Répétées par de nombreux observateurs occidentaux, ces théories furent petit à petit

Civilisations, 53 | 2005 190

intériorisées par les Africains eux-mêmes. Ainsi, au Rwanda et au Burundi, les intellectuels tutsi commencèrent à mettre en avant leurs origines éthiopiennes, les Hutu faisant de même avec leurs origines bantoues (Chrétien, 1999 : 281 sq.). Chacun connaît aujourd’hui les tristes conséquences de ces thèses, qui n’avaient pourtant aucun fondement historique ou linguistique ou aucun écho dans les traditions locales.

98 Au 19e siècle, ces théories étaient appliquées partout où l’Afrique « étonnait », faisant fi de toute cohérence géographique ou historique. Ainsi certains chercheurs attribuèrent aux Phéniciens l’édification des constructions en pierre du Zimbabwe, tant il paraissait impensable que des Noirs aient pu réaliser de tels chefs-d’œuvre. Pour certains, il était tout aussi inconcevable que l’art et l’architecture de l’Egypte pharaonique soient le fait d’Africains. Il fallait donc soit nier l’africanité de cette civilisation – quel qu’en soit le degré – soit nier le statut de civilisation à la culture pharaonique… (Bernal, 1996 : 499, 938).

99 De manière générale, l’origine « sémitique » de ces peuples africains « civilisés » était la théorie la plus souvent avancée. Parce que l’Ethiopie était géographiquement proche, mais aussi sans doute parce que les explorateurs européens en Afrique centrale se voyaient systématiquement devancés par les marchands arabes dans chaque région où ils pénétraient20.

100 L’Encyclopedia Britannica de 1911 expliquait que « les Swahili sont le résultat d’un long croisement entre Nègres et Arabes (…). Leur énergie et leur intelligence, dérivées de leur sang sémitique, leur ont permis de jouer un rôle prépondérant dans le développement du commerce et des industries » (Mazrui et Shariff, 1994 : 29).

101 Cette manie de chercher une origine arabe derrière chaque trait culturel « appréciable » – selon les critères des observateurs européens de l’époque – conduisit même certains linguistes à arabiser le kiswahili plus qu’il ne l’était. En effet, le kiswahili a été standardisé par les Européens, qui d’abord choisirent arbitrairement comme modèle la variante parlée à Zanzibar – plus arabisée sur le plan lexical, et qui ensuite créèrent les néologismes qui leur étaient nécessaires sur base de l’arabe (Mazrui et Shariff, 1994 : 55 sq.; Khalid, 1977 : 113 sq.). Un exemple particulier et lourd de sens est celui du mot ustaarabu, dont nous avons déjà parlé plus haut, qui signifie « culture » en kiswahili, mais qui dérive de l’arabe ista’raba, « s’arabiser ». Selon Khalid, ce mot n’était à l’origine utilisé spécifiquement qu’à Zanzibar et de plus il ne fut introduit que tardivement dans le vocabulaire, au début de ce siècle. Par contre il existe deux autres termes en kiswahili pour désigner la culture et qui ne font pas référence à l’arabité : tamadunu, de l’arabe tamaddun, « culture, civilisation », et ungwana (Khalid, 1977 : 91).

102 En Afrique de l’Ouest, ce sont les Peuls à qui les chercheurs occidentaux ont prêté quantité d’origines : égyptiennes, malaises, indonésiennes, dravidiennes, romaines, hamites, éthiopiennes et même juives ! (Drame, 1996 : 142)

103 Mais le plus significatif est que nombre de ces théories importées d’Europe ont été largement ou en partie intériorisés par les Africains eux-mêmes, malgré leur inexistence, dans la plupart des cas dans les traditions locales.

104 Hormis l’influence de ces théories, le colonialisme a aussi eu une incidence plus directe sur l’identité en Afrique. Selon Mazrui et Shariff, les Britanniques ont volontairement mis en évidence les origines arabes des Swahili dans le but d’associer aux yeux des Africains les Arabes et l’islam à l’esclavage d’une part, les Européens et le christianisme à la liberté. Ils prennent pour exemple le livre de J. Mbotela, Uhuru wa Matumwa, « La

Civilisations, 53 | 2005 191

libération des esclaves ». Ce livre, écrit en kiswahili en 1934, qui dépeint les musulmans comme des esclavagistes et les Européens comme des libérateurs, devint un ouvrage scolaire de référence au Kenya (Mazrui et Shariff, 1994 : 35). Cet argument est intéressant, même s’il est dommage qu’encore une fois les deux auteurs tentent parallèlement de minimiser l’importance de l’esclavage pratiqué en Afrique par les Arabes.

105 Dans le cas particulier des musulmans de la côte de l’Afrique Orientale, le système de taxation et les opportunités d’emploi offertes aux non-Africains jouèrent également un rôle dans l’évolution de leur identité. En 1901, l’administration britannique soumit les « natives » du Kenya à une taxe particulière, appelée « native hut tax ». Dans un premier temps, les Swahili devaient s’y soumettre au même titre que les Africains. De ce fait, de nombreux Swahili décidèrent peu à peu de revendiquer un statut d’étranger – en mettant en exergue leurs origines arabes ou asiatiques – afin d’échapper aux désavantages du système de taxation (Mazrui, 1994 : 37). Parallèlement, les musulmans qui se définissaient comme Arabes et non plus comme Africains, étaient associés aux Asiatiques et accédaient de ce fait à un statut social plus élevé, mais aussi à une rémunération plus élevée pour un même travail. Ceci aurait poussé de nombreux musulmans africains de la région à revendiquer une ascendance arabe (Mazrui, 1973 : 68).

106 Mais la présence coloniale eut aussi des répercussions indirectes sur la question identitaire des musulmans d’Afrique. Si l’on en croit Muhammad Al-Nuwayhī, si les premières générations de poètes soudanais de l’époque moderne se montrèrent particulièrement liés aux valeurs de l’islam et à la littérature arabe classique, au détriment de la culture africaine qui était pratiquement exclue de leur intérêt, ce fut à cause du sentiment d’humiliation des Soudanais après leur défaite contre les forces anglo-égyptiennes, qui avaient besoin d’être rassurés psychologiquement. Or, ils ne pouvaient trouver ce réconfort ni dans le passé de l’Afrique, ni dans les réalités de l’Afrique contemporaine. C’est pourquoi ils tournèrent le dos à l’Afrique pour regarder plutôt vers le passé glorieux du monde arabo-musulman (Abd Al-Rahim, 1973 : 38).

4.7. Islamisme, arabisme et pragmatisme politique

107 A l’époque contemporaine, l’influence de certains mouvements islamistes constitue un dernier élément favorisant les thèses arabisantes développées par certains Etats ou partis politiques africains. En effet, l’islamisme politique entretient parfois des rapports assez étroits avec la question identitaire arabe.

108 Il faut dire que le nationalisme arabe lui-même, centré au départ sur la communauté de langue et élaboré notamment par des intellectuels arabes chrétiens, a peu à peu intégré l’islam comme l’une de ses caractéristiques fondamentales. Ainsi, la plupart des mouvements nationalistes arabes faisaient malgré tout référence à l’islam, au moins comme sphère culturelle (Carré, 1993). Après l’échec du nationalisme arabe comme idéologie porteuse au Proche-Orient – on songe au nassérisme, aux organisations comme l’OLP – certains mouvements islamistes ont pris le relais. Mais à leur tour, ils ont souvent récupéré une dimension nationaliste, comme le marxisme l’avait déjà fait ailleurs (Munson, 2000 : 10).

109 En Afrique, le régime islamiste de Khartoum considère que le Soudan est une république arabe et islamique. Même si, comme on l’a vu, la question de l’opposition

Civilisations, 53 | 2005 192

entre l’arabité et l’africanité remonte bien avant le régime actuel, ce dernier a en tout cas nettement tranché pour la première comme identité nationale. Un autre exemple est celui de l’Erythrée, où les islamistes insistent à dessein sur l’ancienneté de la présence arabe dans le pays, tentant même d’arabiser certains aspects africains de la culture du pays. C’est ainsi qu’ils soutiennent que les Bānī ‘Āmir, répartis entre l’Erythrée et le Soudan et parlant une langue distincte de l’arabe – le bedawi, langue couchitique – constituent un peuple d’origine arabe, qui serait originaire du Sud de la péninsule arabique et dont des tribus apparentées vivraient encore actuellement au Yémen. Leur arabité aurait continuée à être assurée à travers les siècles par les migrations successives d’Arabes traversant la Mer Rouge (Khayr, 13/1/1997 : 7). Ils lient parallèlement la reconnaissance de l’arabe comme une langue officielle du pays au discours islamiste (Yāsīn Muhammad ‘Abdallah, 6/1/1997 : 8).

110 Quant au Tchad, les références du Frolinat dans les années soixante, puis des autres mouvements « arabisants », à l’arabité du pays ou tout au moins à la langue arabe, reflètent elles aussi des simplifications et des raccourcis historiques, identifiant l’ancienneté de l’usage de l’arabe dans le pays à une uniformisation culturelle tronquée (Jullien de Pommerol,1997 : 75).

111 Notons que cette tendance dépasse l’Afrique noire. En Algérie par exemple, les Kabyles furent dès l’indépendance visés par l’amalgame fait par le pouvoir entre arabité et islam – amalgame juxtaposé sans difficulté au discours nationaliste et socialiste du FLN – facilitant notamment le refus de toute velléité de revendication autonomiste ou indépendantiste (Yefsah, 1992 : 106 sq.).

112 Dans le même ordre d’idée, la quête d’arabité de certains Africains musulmans relève plutôt du pragmatisme politique. Dans le cas de l’Erythrée, rappelons que pendant la guerre d’indépendance menée contre l’Ethiopie, le Front de Libération Erythréen (FLE) jouait sur le thème de l’arabité de l’Erythrée dans l’espoir de trouver un soutien financier ou au moins diplomatique de la part du monde arabe. Après l’accession de l’Erythrée à l’Indépendance, le gouvernement d’Isaias Afewerki a joué sur le statut de la langue arabe et surtout sur l’adhésion de son pays à la Ligue arabe, au gré de l’état de ses relations diplomatiques avec les pays arabes (Luffin, 1997 : 11 sq.).

113 Par ailleurs, d’aucuns affirment, même parmi les Somaliens, que si la Somalie est membre de la Ligue arabe, c’est moins par fibre « nationale » que par intérêt économique. Dans le même ordre d’idée, en 1996 une tribu somalienne qui fuyait le chaos politique de la région, revendiquait des origines yéménites – leurs ancêtres auraient émigré de la péninsule arabique et se seraient installés en Afrique voici quelques siècles – et demandait au Yémen de la laisser s’installer sur son territoire.

114 Dans le cas du Soudan où cohabitent une multitude de peuples différents, il est évident que l’arabisation culturelle qui accompagne l’islamisation du pays a apporté un haut degré d’unité culturelle et de cohésion sociale, comme on l’observe dans le Nord du pays et comparativement à la partie méridionale du pays (Abd Al-Rahim, 1973 : 34). Au Tchad, l’adoption de plus en plus large de l’arabe vernaculaire comme langue véhiculaire – perdant par la même occasion son caractère « ethnique » – entraîne lui aussi des avantages similaires, dans un pays où le gouvernement reconnaît officiellement pas moins de 108 langues (Jullien de Pommerol, 1997 : 51 sq.).

115 Enfin, il arrive que certains Africains revendiquent quelque origine prestigieuse pour se défendre contre l’arabisation ou simplement pour contrer le poids politique de leurs adversaires. Ainsi, à Zanzibar, dans les années cinquante, des activistes africains

Civilisations, 53 | 2005 193

créèrent le « Parti Afro-Shirazi », référence explicite à leur africanité d’une part, et à une civilisation qui n’avait rien à envier à celle des Omanais d’autre part. Cette organisation politique, qui mènera la révolution de 1964, prit ouvertement position contre le pouvoir colonial britannique mais surtout contre les Arabes d’origine omanaise, qui détenaient le pouvoir politique et économique (Freeman-Grenville, 1998 : 499b). De même, certains Dinka du Sud du Soudan considèrent qu’ils descendent des Ja،alīn, tribu arabe du Nord du pays, ce qui leur permet d’établir la légitimité de leur présence dans la région sur base des mêmes critères que le gouvernement (Al-Wasat, 13/11/2000 : 6).

5. Mise en valeur de l’africanité

5.1. Dans la culture arabe

116 Malgré les exemples cités plus haut, la couleur noire de la peau ne fut pas systématiquement péjorative chez les Arabes, selon les époques et les lieux. Elle fut parfois même considérée comme un indice de beauté… voire de pureté. Ainsi le Lisān al-’Arab, encore une fois, précise que si le terme akhdar – couramment traduit par « vert » – désigne généralement les Africains, il peut aussi désigner les Arabes eux- mêmes.

117 Voici ce que nous apprend cet ouvrage : « Akhdar : le premier sens de ce terme est « vert » (…). S’agissant de la couleur de la peau, il est synonyme d’as-sumra (terme désignant une peau foncée ou noire). Al-Lahabī a dit : « Je suis le Vert, qui me connaît ? Vert de peau dans la maisonnée des Arabes ». L’homme veut dire par ces vers : je suis pur, car la couleur de la peau des Arabes est noire. Il y a deux explications données à ce vers. La première est qu’il sous-entend la noirceur de la peau. Selon Abū Tālib le grammairien, il veut dire qu’il fait partie des Arabes purs et authentiques car le noir est la complexion la plus répandue chez les Arabes. Selon Ibn Barrī, al-Jawharī a attribué ce vers à Al-Fadl Bin al-’Abbās bin ‘Utbātī Bin Abī Lahabī, qui par « vert » voulait dire la couleur foncée. Il veut ainsi souligner la pureté de sa filiation et dire qu’il est un Arabe authentique. Car on décrit la couleur des Arabes par le noir et celle des ‘Ajam21 par le rouge (…). C’est dans ce sens aussi qu’il faut comprendre les paroles de Miskīn ad-Dārimī : Je suis Miskīn, pour ceux qui me connaissent, Ma couleur est noire (akhdar), c’est la couleur des Arabes (…) » (Ibn Manzūr, 1992, (4) : 245 sq.).

118 Ainsi, la couleur de peau foncée, voire noire, serait associée ici à l’arabité dans ce qu’elle a d’authentique. Un autre passage du Lisān al-’Arab renforce cette idée. Il s’agit de l’interprétation à donner au hadīth « j’ai [le Qur’ān] été envoyé à l’homme rouge et à l’homme noir », que nous avons déjà cité plus haut. L’ouvrage précise qu’il faut entendre par « Noirs » les Arabes et par « Rouges » les ‘Ajam, c’est-à-dire les non-arabes (Ibn Manzūr, 1992, (13) : 431).

119 Plusieurs auteurs arabes ont également insisté sur l’association entre la peau foncée et l’arabité authentique. Certaines anecdotes dépeignent même des linguistes arabes, tel Kisā’ī, grand grammairien du 9e siècle, heureux de voir foncer leur peau, car cela leur

Civilisations, 53 | 2005 194

faisait ressembler aux Bédouins, qu’ils adulaient. Un autre linguiste, qui aimait qu’on le surnomme « le Bédouin » ou « le Noir », allait jusqu’à s’enduire la peau d’huile afin de bronzer et de mériter son surnom22.

120 L’association entre arabité et africanité ou peau foncée se retrouve dans d’autres langues, probablement par contamination de l’arabe. Ainsi, il est intéressant de noter qu’en turc le sens premier du terme Arap signifie forcément « Arabe », dont il s’agit d’ailleurs de la simple transcription (selon D’Herbelot, les Turcs appelaient anciennement les habitants de l’intérieur de la Libye Kara Arap, « les Arabes Noirs », pour les distinguer des Arabes au teint plus clair (D’Herbelot, 1697 : 522)). Mais en turc, Arap désigne aussi quelqu’un ayant la peau très foncée ou noire. Le terme se retrouve également dans des expressions où le sens de « noir, africain » est évident. C’est le cas d’arap köle ou arap cariye, qui désignent l’esclave non pas arabe mais bien africain, ou d’ arap saçı, littéralement « chevelure d’arabe », qui désigne les cheveux crépus, et par extension une histoire embrouillée (!) (Tuğlacı, 1984 : 49) Le terme zenc, translittération de l’arabe zanj, existe également pour désigner les Africains. Le grec moderne, qui connaît le terme araps depuis longtemps, en a certainement emprunté le même double sens au turc, puisqu’il signifie également soit Arabe, soit Africain.

121 En outre, plusieurs auteurs arabes – à des époques et dans des contextes certes assez divers – ont rédigé des opuscules faisant l’éloge des Noirs : le Tanwīr al-ghabash fī fadl as- Sūdān wa’l-Habash, de Ibn al-Jawzī (12e siècle), le At-tirāz al-mankūsh fī mahāsin al-hubūsh, de Muhammad ibn al-Bāqī (16e siècle (Histoire générale de l’Afrique, (1997 : 404. Mais l’ouvrage le plus connu est sans doute le Fakhr as-Sūdān ‘ala al-Baydān d’al-Jāhiz, cité plus haut, qui met en valeur les personnalités noires ayant joué un rôle dans le monde arabo-islamique, mais aussi les nombreuses expressions où la couleur noire a un sens positif23 Cela dit, ce livre est assez équivoque, étant donné les préjugés très défavorables aux Africains que l’on retrouve dans le reste de l’œuvre d’al-Jāhiz, comme le Kitāb al-Bukhalā’, le Kitāb al-hayawān ou le al-bayān wa’l-tabyīn (Lewis, 1982 : 35 sq).

122 Plus proche de nous, l’écrivain contemporain soudanais Tayyib Sālih précise la noirceur de la peau est considérée comme un critère de beauté par certains de ses compatriotes, qui composent même des chants sur le thème du « beau garçon noir »24.

5.2. En Afrique

123 Si la quête d’arabité revêt une importance particulière en Afrique musulmane, elle n’est bien sûr pas systématique. En effet, certaines communautés ou certains peuples assument totalement le fait d’être à la fois musulmans et africains, sans nécessairement gommer ce dernier trait au profit d’une éventuelle ascendance arabe. Il serait donc extrêmement réducteur de considérer que chaque peuple africain musulman se prête systématiquement des origines arabes.

124 En Erythrée par exemple, l’intellectuel Muhammad ‘Uthmān Abū Bakr a consacré un imposant ouvrage à l’Histoire de sa patrie. S’il met souvent l’accent sur l’arabité de son pays, il ne lui donne pas pour autant un caractère exclusif. Selon lui, l’Erythrée moderne est le résultat de la rencontre de plusieurs cultures, notamment la culture arabe : il rappelle que le tigrinya et le tigré font partie des langues sémitiques, au même titre que l’arabe. Il souligne l’ancienneté des rapports entre les populations arabes de la péninsule arabique et la côte nord-est de l’Afrique. Il signale également que plusieurs tribus du pays se réclament d’une origine arabe. Mais il souligne d’autre part les

Civilisations, 53 | 2005 195

aspects proprement africains de la culture érythréenne. Il précise bien que les origines de son peuple sont arabes, mais aussi plus largement sémitiques, couchitiques, hamitiques et nilotiques (Abū Bakr, 1994 : 183).

125 Dans le centre du Soudan, un leader des Monts Nūba déclarait à la presse voici quelques années qu’il était « musulman mais pas arabe. Cela ne m’empêche pas d’écouter les chansons d’Umm Kulthūm et la poésie arabe. De plus ma femme est chrétienne, et nous n’avons aucun problème d’identité » (al-Wasat, 15/7/1996 : 21).

126 Au Kenya et en Tanzanie, certains intellectuels swahili insistent aussi sur le fait que leur peuple est bien africain – tout en assumant les apports culturels arabes – et qu’il ne sont pas le simple résultat d’une migration arabe. D’aucuns tentèrent même de « désarabiser » le kiswahili en tentant de remplacer les mots d’origine arabe par des termes bantous (Mazrui, et Shariff, 1994 : 46 sq; 62).

127 Le cas des Nubi est particulièrement intéressant : il s’agit d’une communauté musulmane qui vit principalement en Ouganda, mais aussi au Kenya et en Tanzanie. Ils sont les descendants de militaires originaires du Sud du Soudan, qui ont accompagné les troupes britanniques dans leurs campagnes en Afrique orientale et qui se sont finalement installés dans les pays précités à la fin du siècle passé. Or, bien qu’ils parlent une langue particulière qui constitue un « créole » arabe, le kinubi – ils sont donc arabophones – les Nubi ne se considèrent pas comme Arabes mais bien comme un peuple distinct. Ceux que nous avons rencontrés se souviennent d’ailleurs avec fierté de leur tribu d’origine au Sud du Soudan : Bari, Fodjulu, Moru, Dinka, Kakwa, même s’ils ne parlent plus leurs langues d’origine depuis plusieurs générations25.

128 De même, les intellectuels musulmans soudanais ne rejettent pas tous leur passé africain loin de là, et tentent de lui trouver une place dans la culture contemporaine. Dans les années trente, Muhammad Ahmad Mahjūb considérait que le nationalisme soudanais devait se baser tant sur l’islam et la culture arabe que sur les traditions et la terre africaine (Abd al-Rahim, 1973 : 41). Muhammad M. Al Fītūri, poète soudanais arabophone du Nord du pays, insiste beaucoup sur l’africanité de son pays. Il a d’ailleurs rédigé un recueil de poèmes dédiés à l’Afrique : Aghānī Afrīqiyā, « Chants d’Afrique ». Il y aborde différents thèmes : son amour pour l’Afrique, l’esclavage, la colonisation… Dans l’un de ses poèmes, anā zanjī, « Je suis Africain », il exprime sa fierté d’être Noir, en faisant clairement allusion aux concepts de l’esclavage et de la honte d’affirmer son identité : « Dis-le, n’aie pas peur, n’aie pas peur, Dis le à la face de l’humanité, Je suis Africain, Mon père et mon grand-père sont Africains, Ma mère est Africaine, Je suis Noir, Noir mais libre, j’ai la Liberté, Ma terre, c’est l’Afrique, Vive ma terre, Vive l’Afrique !(…) » (al-Fītūri, 1967 : 38).

129 Tayyib Sālih, auteur soudanais dont la notoriété a atteint l’Occident, assume tout autant l’arabité que l’africanité de la culture soudanaise. Ses romans mettent généralement en scène les deux facettes de la culture de son pays. Il considère d’ailleurs que « les Soudanais sont tous des métis : des Arabes, des Nubiens et des Zunūj

Civilisations, 53 | 2005 196

(pluriel de Zanjī) qui se sont mélangés »26. D’autres auteurs soudanais contemporains, comme le dramaturge ‘Abd al-’Azīm Hamadnallah27, s’inspirent régulièrement des racines africaines de leur pays dans leurs œuvres.

130 Dans les pays africains situés beaucoup plus en marge de la sphère culturelle arabo- musulmane, l’Afrique des Grands Lacs par exemple, les communautés musulmanes locales ne semblent pas assimiler islam et arabité. Peut-être est-ce lié au fait que l’islam y a pénétré essentiellement par le biais d’Africains musulmans plutôt que d’Arabes (Luffin, 1999 : 29; Lewis, 1982 : 123; Abel, 1959). Par ailleurs, l’islam y est arrivé assez récemment et de manière souvent plus superficielle. Enfin, le Rwanda et le Burundi n’ont été touchés que tardivement par les marchands d’esclaves musulmans, qui y rencontrèrent d’ailleurs une résistance particulièrement efficace.

131 Notons également que certains Africains tirent leur fierté non pas d’un ancêtre arabe mais bien de Bilāl. Bilāl était un Africain – un Ethiopien nous disent les sources arabes – qui se convertit à l’islam à l’époque de Muhammad, et qui fut désigné par lui comme premier muezzin. Ainsi, en Afrique subsaharienne, la grande famille des Keita au Mali considère que Bilāl est à l’origine de leur filiation (Clarke, 1984 : 40). Certaines généalogies mandingues font de Bilāl leur premier roi. Pour certains d’entre eux, Bilāl n’était pas un Ethiopien mais un Tchadien, esclave de la cour du roi de Yaoundé, au Cameroun (Laye, 1978 : 69). D’ailleurs, la région entourant le lac Fitri, au Tchad, est appelée Dār Bilāla, « le pays des Bilāla », où la tribu arabe des Hemat revendique Bilāl comme ancêtre éponyme (Jullien de Pommerol, 1997 : 14).

132 A Tunis vit une communauté particulière qu’on appelle les « diyār sīdī bilāl ». Ils sont les descendants d’esclaves achetés au Niger et au Mali. L’expression de leur identité est particulièrement intéressante, car s’ils ne cherchent en aucune manière à gommer leurs origines africaines par l’une ou l’autre généalogie « arabe », ils greffent par contre, parallèlement aux origines ethniques dont ils sont parfaitement conscients – bournouane, bagirmienne, haoussa, songhay, bambara – un nasab qui en fait les descendants de Bilāl. Ce nasab est d’ailleurs revendiqué par les autres communautés noires du Maghreb (Rahal, 2000).

133 Ces généalogies bilāliennes répondent donc différemment au besoin de revendiquer un ancêtre prestigieux, puisqu’ici ce dernier est musulman, mais africain. Dans le cas précis de la communauté africaine de Tunis, d’origine servile, cette généalogie a encore une dimension supplémentaire : elle permet à la fois de combler le vide du nasab – puisqu’il s’agit de populations déportées – et de gommer l’origine servile en question, puisqu’ils ne descendent plus de n’importe quel esclave mais bien d’un compagnon du Prophète.

6. Conclusion

134 Il semble que si la revendication d’origines arabes parmi les musulmans n’est pas systématique en Afrique, elle est en tout cas bien plus développée qu’ailleurs dans le monde musulman non-arabe. Bien sûr, elle est souvent fondée historiquement, les migrations de part et d’autre de la Mer Rouge et à travers le Sahara étant connues historiquement depuis longtemps. Mais dans certains cas, l’ascendance revendiquée ne semble pas toujours correspondre à une vérité historique. En outre, si nous avons réuni les récits mettant en scène une ascendance arabe, nous ne voulons bien sûr pas sous-

Civilisations, 53 | 2005 197

entendre que l’ensemble des musulmans d’Afrique se considèrent comme Arabes, nous avons d’ailleurs donné certains contre-exemples.

135 En réalité, nous avons tenté de comprendre pourquoi de nombreux peuples musulmans étaient si attachés à cette filiation, de l’est à l’ouest de l’Afrique. Nous avons de même voulu souligner une certaine gradation de cette revendication, depuis la simple généalogie éponyme au véritable rejet de l’africanité, qu’elle soit culturelle ou même physique.

136 Nous avons pu cerner différentes causes, finalement assez nombreuses – du phénomène d’arabisation en Afrique : les liens très forts entre religion musulmane et culture arabe, la légitimité politique et spirituelle acquise dans certains contextes par les familles descendant du prophète Muhammad, plus généralement l’importance donnée aux généalogies dans la culture arabo-musulmane, le rejet d’un passé impur associé à la Jā hiliyya, la recherche d’un passé historique et culturel jugé plus glorieux, ou encore de simples calculs politiques. Tous ces éléments ont par ailleurs joué un rôle dans le phénomène d’arabisation du monde musulman en général, au Maghreb et au Proche- Orient par exemple. Mais l’esclavage dont le continent africain fut la proie et le racisme qui y est lié restent, à nos yeux, l’élément prépondérant permettant d’expliquer le rejet de l’africanité et son corollaire, la recherche d’arabité. L’impact de la traite – par son ampleur aussi bien que par sa durée – ne pouvait que marquer l’identité des peuples qui en ont été victimes.

137 Bien sûr, nous sommes conscient du fait que les exemples que nous avons mentionnés font appel à un cadre très étendu dans le temps et dans l’espace, ce qui implique des cas de figure parfois très variables. L’Histoire de l’extension de l’islam au Sénégal est différente de la situation au Soudan par exemple. Par conséquent, aucune des tentatives d’explication ici développées n’abolit forcément les autres. Le cas de la Somalie est révélateur : on y retrouve l’importance du nasab des nomades et du shérifisme, aussi bien que la quête d’une légitimité politique ou spirituelle et le mépris d’une certaine africanité associée à la servitude. Il reste que les séquelles de l’esclavage sont au moins l’un des facteurs décelables dans une grande partie des traditions que nous avons rassemblées.

138 Mais quelles que soient les raisons de cette quête d’arabité, il est en tous les cas dommage qu’elle se fasse souvent au détriment de l’africanité, quelquefois rejetée, effacée, niée. La Somalie par exemple, perd ainsi un pan significatif de son histoire en niant ses liens avec les cultures africaines : la toponymie du pays trahit pourtant quelquefois une étymologie swahili et des intellectuels somaliens – comme Shaykh Qāsim Bin Muhyi’d‑dīn ou Dada Masiti, au siècle passé – ont même rédigé des ouvrages dans cette langue (Kasim, 1995 : 34). D’ailleurs, les historiens arabes médiévaux qui traitent de la Somalie à leur époque la décrivent comme une contrée africaine, peuplée de gens à la peau noire (Zunūj) ou d’Abyssins (Habash, les Arabes faisant la distinction entre Abyssins, Nubiens et Zunūj, ces derniers étant tous les Africains noirs qui ne sont pas inclus dans les deux premiers groupes)28. Shihāb ad-Dīn Al-Hamāwi, dans son Kitāb mu’jam al-buldān, précise explicitement que les Somaliens sont noirs, afin de ne pas les confondre avec les immigrants asiatiques (Mukhtar, 1957, V : 173).

139 Le Soudan aussi, doté d’une diversité culturelle et linguistique comparable à celle de l’Ethiopie ou du Congo, perdrait un important patrimoine humain s’il parvenait un jour à mener sa politique d’arabisation à terme.

Civilisations, 53 | 2005 198

140 Une piste de recherche ultérieure serait de comparer la quête d’arabité en Afrique musulmane avec les traditions d’origines allogènes ailleurs sur le continent. Certains traits communs ou au contraire divergents permettraient d’affiner les conclusions de la présente recherche.

BIBLIOGRAPHIE

ABEL A., 1959. Les Musulmans noirs du Maniéma et de la Province Orientale. Bruxelles : CEPMMC.

ABŪ BAKR, MUHAMMAD, 1994. ‘Uthmān, Tarīkh Iritrīyyā al mu’āsir. Le Caire : Abu Bakr.

ABŪ QĀSIM AL-ANDALUSĪ, 1912. Kitāb tabaqāt al-umam. Beyrouth : L. Cheikho.

ABD AL-RAHIM, M., 1973. Arabism, Africanism and Self-Identification, in The Southern Sudan, pp. 29-45. Londres : F. Cass.

‘ALI AL-’ASĪLĪ (éd.), 1998. Dīwān ‘Antara, Beyrouth : M. al-Nur.

ALLIBERT, Cl., 1988. Les contacts entre l’Arabie, le Golfe persique, l’Afrique orientale et Madagascar, in L’Arabie et ses mers bordières. Paris : Maison de l’Orient.

ANGHELESCU, N., 1995. Langage et culture dans la civilisation arabe. Paris : L’Harmattan.

AVERROES, 1996. Discours décisif (texte bilingue, traduit par M. Geoffroy). Paris : Flammarion.

BADER, Ch., 2000. Les Yibro, mages somali. Paris : L’Harmattan.

BAXTER, P.T.W.,1994. The Creation and Constitution of Oromo Identity, in Ethnicity and Conflict in the Horn of Africa,pp. 167-186. Londres : J. Currey.

BERNAL, M. et A. BLACK, 1996. Black Athena. Les racines afro-asiatiques de la civilisation classique. Paris : PUF.

BERQUE, J., 1999. Mémoires des deux rives. Paris : Seuil.

BESTEMAN, C., 1995. The Invention of Gosha, in The Invention of Somalia, pp. 43-62. Lawrenceville : Red Sea Press.

CARRE, O., 1993, Le nationalisme arabe. Paris : Payot.

CERULLI, E.. In Histoire générale de l’Afrique, III : 407 sq.

CHRETIEN, J. P., 2000. L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’Histoire. Paris : Flammarion.

CHRETIEN, J. P. et J. L. TRIAUD, 1999. Histoire d’Afrique. Les enjeux de la mémoire. Paris : Karthala.

CLARKE, B. C., 1984. West Africa and Islam. Londres : E. Arnold.

COHEN, M., 1971. Hām, in E.I.2, III, p. 107a-b. Leiden : Brill.

COUDOUGNAN, G., 1988. Nos ancêtres les pharaons, Dossiers du CEDEJ. Le Caire : CEDEJ.

D’HERBELOT, B., 1967. Bibliothèque Orientale. Paris.

DAVIDSON, B., 1995. African Civilization revisited. New Jersey : Africa World Press.

Civilisations, 53 | 2005 199

DECLICH, F., 1995. Identity, Dance and Islam among People with Bantu Origine in Somalia, in The Invention of Somalia, pp. 191-222. Lawrenceville : Red Sea Press.

DENG, F., 1995. War of Visions. Washington : The Brookings Institution.

DE MORAES, P. F., 1999. Yoruba Origins revisited by Muslims, in Self-Assertion and Brokerage : Early Cultural Nationalism in West Africa, Birmingham (edd. P. F. de Moreas et K. Barber).

DEVIC, L.M., 1993. Le pays des Zendjs, in Islamic Geography, 147. Francfort : Goethe University.

DIOP, B., 1999. Le noir et son pays dans l’imaginaire arabe médiéval, in Sociétés africaines et diaspora, 11, pp. 57-80. Paris : L’Harmattan.

DIOP, C. A., 1987. L’Afrique noire précoloniale. Dakar : Présence africaine.

DIOUF, M., 1994. Sénégal. Les ethnies et la nation. Paris : L’Harmattan.

DRAME A., 1996. Peuples du Sénégal. Paris : Sépia.

EL FASI, M., 1997. Histoire générale de l’Afrique, III. Paris : Présence africaine.

FAYTŪRI, Al., 1967. Aghānī Afrīqya. Beyrouth : Dār maktabat al-hayāt.

FREEMAN-GRENVILLE, G.S.P., 1998. Shīrāzī, in E.I. 2, IX, p. 499ab. Leiden : Brill.

FURLEY, O.W., 1959. The Sudanese Troops in Uganda, in African Affairs, 58, pp. 311-328.

GIBB, H.A.R., 1963. The Social Significance of the Shu’ūbiyya, in Studies in the Civilization of Islam. Boston.

GRAY, R., 1978. A History of Southern Sudan. Oxford : Oxford University Press.

GRIFFIN, J. H., 1962. Dans la peau d’un Noir. Paris : Gallimard.

HAMADNALLAH, A., 2003. Hakawātī Nabta. Khartoum.

HEYLEN, W., 1977. Vocabulaire français-kiswahili-français. Kinshasa : Médiaspaul.

HINDS, M., 1991. Makhzūm, in E.I.2, VI, p. 139a. Leiden : Brill.

HOLES, C., 1980. Phonological Variation in Bahraini Dialect, Zeitschrift fur Arabische Linguistik, 4, pp. 72-89.

HOLY, P.M. and M.W. DALY, 1988. A History of the Sudan. New York : Longman.

HUNWICK, J. et P.E. TROUTT, 2002. The African Diaspora in the Mediterranean Lands of Islam. Princeton : M. Wiener.

HUSSEIN, T., 1996. fī ash-shi’r al-jāhilī. Le Caire : Dār an-nahr,

HŪT, AL-, S., 1979. Al mīthūlūjiā ‘inda al-’arab. Beyrouth : Dār an-nahār,

IBN BATTŪTA, 1990. Voyages (trad. C. Defremery et B.R. Sanguinetti). Paris : Anthropos.

IBN KHALDŪN, (éd. non datée). al-Muqaddima. Alexandrie : Dār Ibn Khaldūn.

IBN KHALDŪN, 1997. Al Muqaddima (trad. Française de V. Monteil). Paris : Sindbad.

IBN MANZŪR, 1992. Lisān al-’Arab, Dār as-Sādir. Beyrouth.

JIMALE AHMED, A. (dir.), 1995. The Invention of Somalia. Lawrenceville : Red Sea Press.

JULLIEN DE POMMEROL, P., 1997. L’arabe tchadien. Emergence d’une langue véhiculaire. Paris : Karthala.

Civilisations, 53 | 2005 200

KASIM, M. M., 1995. Aspects of the Benadir Cultural History, in The Invention of Somalia. Lawrenceville : Red Sea Press.

KATSUYOSHI, F. et J. MARKARIS, 1994. Ethnicity and Conflict in the Horn of Africa (Eastern African Studies). Londres-Athènes : J. Currey, Ohio University Press.

KHALID, A., 1977. Liberation of Swahili. Nairobi.

KI-ZERBO, J. et D.T. NIANE (dir.), 1991. Histoire générale de l’Afrique, IV. Paris : Présence africaine.

LAFON, M., 1988-89. Situation linguistique de la Grande Comore, in Matériaux arabes et sudarabiques, pp. 95‑121. Paris.

LAYE, C., 1978. Le Maître de la Parole. Paris : Plon.

LENSELAER, A., 1983. Dictionnaire swahili-français. Paris : Karthala.

LEWIS, B.,

1982. Race et couleur en pays d’Islam. Paris : Payot.

1987. Sémites et antisémites. Paris : Fayard.

LUFFIN, X., 1999. Muslims in Burundi, ISIM Newsletter, 3, p. 29. Leiden : ISIM.

MAQDISĪ Al., 1903. Kitāb al-bad’ wa-l-tarīkh. Paris : Huart.

MANSUR, A. O., 1995. The Nature of the Somali Clan System, in The Invention of Somalia, pp. 117-134. Lawrenceville : Red Sea Press.

MAZRUI, A.,

1973. The Black Arabs in a Comparative Perspective, in Southern Sudan, pp. 47-81. Londres : F. Cass.

1964, Political Sex, in Transition.

MAZRUI, A. M. et I. N. SHARIFF, 1993. The Swahili. Idiom and identity of an african people. Trenton : Africa World Press.

MBOW, P., 1999. L’esclavage chez Ahmed Baba de Tombouctou, in Sociétés africaines et diaspora, 11, pp. 81‑106. Paris : L’Harmattan,

MONTEIL, V. M., 1989. Aux cinq couleurs de l’Islam. Paris : Maisonneuve-Larose.

MUKHTAR, M. H., 1995. Islam in Somali History : Facts and Fiction, in The Invention of Somalia, pp. 1-29. Lawrenceville : Red Sea Press,

MUNSON, H., 2000. Islamism and nationalism, ISIM Newsletter, 5, p. 10. Leiden : ISIM.

MUTANABBī AL., 1994. La Solitude d’un homme (trad. J.-J. Schmidt). Paris : Orphée.

NAIPAUL, N. S., 1979. A Bend in the River. London : Random House.

PALMER, H.R., 1908. The Kano Chronicle, in Journal of the Royal Anthropological Institute, 38, pp. 58-98.

PEEL, J. D. Y., 2000. Religious Encounter and the Making of the Yoruba, Bloomington : Indiana University Press.

PHILIPS, E. (dir.), 1996. Afro-Central Americans : Rediscovering the African Heritage. Minority Rights Group.

QAYSAR MŪSĀ AL-ZAYN, 1998. Fatrat intishār al-islām wa al-sultanāt, Umm Durmān : al-Haram.

Civilisations, 53 | 2005 201

RAHAL, A., 2000. La communauté noire de Tunis. Thérapie initiatique et rite de possession. Paris : L’Harmattan.

RICARD, A., 2000. Voyages de découvertes en Afrique. Paris : Laffont.

RODIN, K. G., 1995. Mansa’atīn : Hikāyāt, qānūn, nasab. Asmara.

ROSENTHAL, F., 1993. nasab, in Encyclopédie de l’Islam, VII, pp. 967b-969a. Leiden-New York : Brill.

ROUAUD, A., 1979. Les Yémen et leurs populations. Bruxelles : Complexe.

SĀMIR, F., 1954. Thawrat az-zanj. Damas.

SOGHAYRUN, I. E., 1981. The Sudanese Muslim Factor in Uganda. Khartoum : Khartoum University Press.

STAMM, A., 1993. Les civilisations africaines. Paris : PUF.

TOUATI, H., 2000. Islam et voyage au Moyen-Age. Paris : Seuil.

TRIMINGHAM, J. S., 1965. Islam in Sudan. Londres : F. Cass.

TUĞLACI P., 1984. Türkçe-fransızca sözlügü. Istanbul : Inkilâp.

WAI, D. M. (ed.), 1973. The Southern Sudan. The Problem of National Integration. Londres : F. Cass.

WEHR, H., 1961. A Dictionary of Modern Written Arabic. Londres-Beyrouth : Librairie du Liban.

WORKU, D., 1981. The Thirtheenth Sun, Londres-Ibadan-Nairobi : Heinemann.

YEFSAH, R., 1992. L’arabo-islamisme face à la question berbère, in Les Kabyles. Eléments pour la compréhension de l’identité berbère en Algérie. Paris : GDM.

ZAWZĀNĪ (al-), 1985. sharah al-mu’allaqāt as-sab’a. Beyrouth : Dār as-Sādir.

RÉSUMÉS

De nombreuses traditions orales et écrites d’Afrique subsaharienne musulmane se rapportent à l’origine arabe de certaines populations, clans, tribus ou familles. Quel que soit le degré de véracité de ces généalogies, et malgré des contre-exemples, il est intéressant de constater que l’islam est donc très souvent associé à une certaine vision de l’arabité. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette interprétation : la recherche d’un certain prestige d’ordre religieux ou social, ou encore une légitimation historique et/ou politique, l’identification de l’africanité à l’esclavage. Cette quête d’arabité doit bien sûr être relativisée, d’abord parce qu’elle n’est pas systématique, ensuite parce qu’elle se retrouve aussi ailleurs dans le monde musulman. Elle tient toutefois une place relativement importante en Afrique subsaharienne.

Many oral and written sources in Muslim Subsaharian Africa deal with the Arab origin of various peoples, clans, tribes or families. Though this claim to an Arab origin is not systematic, and may in many cases be true, it is relevant to note that Islam in Africa is often related to Arabity. Various factors may explain this process : a claim to a religious or social prestige, a kind of political and/or social legitimacy, the identification of Africanity with slavery. Of course, this claim to an Arab genealogy has to be qualified, first because it is not systematic, then because it occurs elsewhere in the Muslim world. It has, however, a particular importance in Subsaharian Africa.

Civilisations, 53 | 2005 202

AUTEUR

XAVIER LUFFIN Xavier Luffin est chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où il coordonne le département de langues et littératures arabes, et assistant pratique à la Vrije Universiteit Brussel (VUB). Ses recherches actuelles traitent essentiellement des rapports entre le monde arabo- musulman et l’Afrique centrale et orientale, sur le plan historique, culturel et linguistique. Il a notamment recueilli des informations auprès de certaines communautés musulmanes du Congo, du Burundi, du Kenya et de l’Ouganda. Il travaille actuellement sur la question de la tradition écrite en caractères arabes en Afrique centrale, avant et durant la colonisation européenne.

Civilisations, 53 | 2005