Sous la direction de Noureddine El Aoufi et Bernard Billaudot

Made in Maroc Made in Monde

Volume 1 Industrialisation et développement Made in Maroc Made in Monde

Volume 1 Industrialisation et développement Recherches menées avec le concours de de l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques Sous la direction de Noureddine El Aoufi et Bernard Billaudot

Made in Maroc Made in Monde

Volume 1 Industrialisation et développement Économie critique dirigée par Noureddine El Aoufi

« Économie critique » est une collection de la revue Critique économique. Sa vocation est de produire des analyses approfondies et originales sur les problématiques théoriques et empiriques de l’économie d’aujourd’hui. Privilégiant le champ de l’économie nationale, la collection propose un décryptage des fonctionnements macro-économiques institutionnels et réels, des comportements des acteurs, des configurations des entreprises, des grands enjeux nationaux et internationaux. Au-delà des éclairages pertinents qu’elle apporte, « Économie critique » vise également à susciter le débat et à animer la vie intellectuelle nationale.

Dans la même collection Mohammed Naciri, Désirs de ville, 2017. Noureddine El Aoufi et Saïd Hanchane, les Inégalités réelles au Maroc : une introduction, 2017. Grigori Lazarev, Politiques agraires, 2012. Noureddine El Aoufi (dir.), le Maroc solidaire : projet pour une société de confiance, 2011. Noureddine El Aoufi, Mohammed Bensaïd, les Jeunes, mode d’emploi : chômage et employabilité au Maroc, 2008. Najib Akesbi, Driss Benatya, Noureddine El Aoufi, l'Agriculture marocaine à l'épreuve de la libéralisation, 2008. Michel Hollard, Une petite désillusion : comment peut-on être coopérant au Maroc ? Journal, 2001-2002, 2006.

En co-édition avec l’Harmattan, Paris Mohammed Bensaïd, Noureddine El Aoufi, Michel Hollard (dir.), Économie des organisations : tendances actuelles, 2007. Jean Lapèze (dir.), Apport de l’approche territoriale à l’économie du développement, 2007. Jean Lapèze, Nacer El Kadiri, Nouzha Lamrani (dir.), Éléments d’analyse sur le développement territorial : aspects théoriques et empiriques, 2007. Claude Courlet (dir.), Territoire et développement économique au Maroc : le cas des systèmes productifs localisés, 2006.

© Économie critique, 2019 Pré-presse : Babel com, Rabat Impression : El Maârif Al Jadida, Rabat Programme de recherche Made in Industrialisation et développement

Comité de pilotage Nadia Benabdeljlil, Université Mohammed V de Rabat, Maroc. Bernard Billaudot, Université Grenoble-Alpes, France, Laboratoire économie du développement (LED), Maroc. Noureddine El Aoufi, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Said Hanchane, Université Mohammed VI Polytechnique, Benguerir, LED, Maroc. Michel Hollard, Université Grenoble-Alpes, France, LED, Maroc. Nicolas Moumni, Université d’Amiens, France, LED, Maroc. Alain Piveteau, Institut de recherche pour le développement, France, LED, Maroc. Rédouane Taouil, Université Grenoble-Alpes, France, LED, Maroc. Comité de gestion Safae Akodad, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Noureddine El Aoufi, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Chercheurs Safae Aissaoui, Université Hassan II de Casablanca, LED, Maroc. Safae Akodad, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Anass Alaoui Mdaghri, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Khadija Askour, Institut supérieur international du tourisme de Tanger, LED, Maroc. Laurence Baraldi, Université Grenoble-Alpes, France. Nadia Benabdeljlil, Université Mohammed V de Rabat, Maroc. Saad-Ellah Berhili, HEC Montréal, Université Mohammed V de Rabat, Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique. Mohamed Bijou, Université de Toulon, France, LED, Maroc. Bernard Billaudot, Université Grenoble-Alpes, France, LED, Maroc. Mohamed Boukherouk, Université Cadi Ayyad de Marrakech, Maroc. Nadia Bounya, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Youssef Bouzrour, Chercheur, Manager consulting Mazars, Maroc. Marie Coris, Université de Bordeaux, France. Lahcen El Ameli, Institut agronomique et vétérinaire Hassan II et Université internationale de Rabat, Maroc. Noureddine El Aoufi, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Soukaina El Boujnouni, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. 6 Industrialisation et développement

Issam El Filali, Université Chouaïb Doukkali d’El Jadida, LED, Maroc. Adil El Houmaidi, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Khadija El Issaoui, Université Mohammed V de Rabat, Maroc. Rachid El Mataoui, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Rajae El Moukhi, Université Mohammed V de Rabat, Maroc. Abdellali Fadlallah, Institut national de statistique et d’économie appliquée, Maroc. Hicham Goumrhar, Université Ibn-Zohr d’Agadir, LED, Maroc. Hicham Hanchane, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Said Hanchane, Université Mohamed VI Polytechnique de Bengrir, LED, Maroc. Michel Hollard, Université de Grenobles Alpes, France, LED, Maroc. Hosna Hossari, Université Cadi Ayyad de Marrakech, Maroc. Marouane Idmansour, Université Abdelmalek Essaâdi de Tétouan, LED, Maroc. Lamiaa Kerzazi, Université Mohammed V de Rabat, Maroc. El Houcine Khettar, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Rabah Kissami, Université Mohammed Premier, Oujda, Maroc. Tarik Lakhal, Université Mohammed V de Rabat, Maroc. Pauline Lectard, Université de Montpellier, France. Mariem Liouaeddine, Université Ibn Tofail de Kénitra, LED, Maroc. Anass Mahfoudi, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Nicolas Moumni, Université d’Amiens, France, LED, Maroc. Mohamed Mzaiz, Université Chouaib Doukkali d’El Jadida, LED, Maroc. Benaissa Nahhal, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Hicham Ouakil, Université Ibn Tofail de Kénitra, Maroc. Alain Piveteau, Institut de recherche pour le développement, France, LED, Maroc. Hamid Slimani, Université Sidi Mohammed Benabdellah de Fès, Maroc. Mohamed Soual, Chief Economist OCP, Maroc. Outmane Soussi Naoufal, Université Mohammed V de Rabat, Maroc. Rédouane Taouil, Université Grenoble-Alpes, France, LED, Maroc. Abdelmouneim Tlidi, Université Cadi Ayyad de Marrakech, LED, Maroc. Hanane Touzani, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc. Éric Verdier, CNRS et Aix-Marseille Université. Mustapha Ziroili, Université Aix-Marseille, France. Sommaire

Avant-propos...... 9 Chapitre introductif Développement économique : l’impératif de l’industrialisation ...... 13 Bernard Billaudot et Noureddine El Aoufi Chapitre 1 L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 59 Alain Piveteau, Khadija Askour et Hanane Touzani Chapitre 2 Industrialisation, croissance et développement ...... 119 Bernard Billaudot Chapitre 3 Régime de politique économique et développement ...... 155 Rédouane Taouil et Mohamed Soual Chapitre 4 Sortir de l’impasse exportatrice : les enseignements de l’analyse du profil des exportations ...... 175 Pauline Lectard et Alain Piveteau Chapitre 5 Investissements directs étrangers, industrialisation et développement . . . 205 Lahcen El Ameli Chapitre 6 Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation ...... 243 Safae Aissaoui Chapitre 7 Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial ...... 277 Laurence Baraldi, Noureddine El Aoufi, Issam El Filali et Anass Mahfoudi Chapitre 8 Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement : une légitimité sociétale en question ...... 333 Saïd Hanchane et Eric Verdier 8 Industrialisation et développement

Chapitre 9 Développement agricole et industrialisation ...... 357 Anass Alaoui Mdaghri, Outmane Soussi Noufail Chapitre 10 Territoire, industrialisation et développement : une analyse à partir des mondes réels de production ...... 383 Safae Akodad et Khadija Askour Chapitre 11 Financement du développement industriel...... 415 Nicolas Moumni

Auteurs ...... 471 Avant-propos

Le présent ouvrage rassemble l’ensemble des travaux effectués dans le cadre du programme de recherche « Made in Morocco : industrialisation et développement » qui s’est déroulé, en temps effectif, sur la période 2013-2018 et les résultats auxquels ces travaux ont conduit. Il se compose de trois volumes formant une totalité qui « n’est pas autre chose que la pluralité considérée comme unité » (au sens de Kant). Autour de la problématique générale de l’industrialisation dans sa double relation avec les exigences du développement national, d’une part, et avec les contraintes imposées par la mondialisation, d’autre part, ce programme a conjugué une diversité d’approches, de niveaux d’analyse, d’outils et de modes d’investigation soutenus par des hypothèses de travail élaborées de concert, au cours de plusieurs séminaires méthodologiques, par une quarantaine de chercheurs et de doctorants. Le premier volume (Made in Morocco : industrialisation et développement) porte sur la problématique générale retenue qui, par définition est théorique. Dans le premier chapitre, celle-ci est exposée en mettant en évidence son originalité au regard des enjeux majeurs nationaux et internationaux de l’économie marocaine, et il y est fait état des outils mobilisés et de la façon dont ils sont conjugués pour tester le bien-fondé de cette problématique générale. Dans les chapitres suivants, divers aspects de celle-ci sont passés en revue et analysés : outre une mise en perspective historique de l’industrialisation au Maroc, les différentes relations qu’un processus national d’industrialisation tirée par le développement met en jeu avec le régime de politique économique, la croissance, le capital humain, l’innovation, les formes du rapport salarial, les compétences territoriales, les besoins de financement, le développement agricole, les modalités de la promotion des exportations. Le deuxième volume (Made in Morocco : l’entreprise marocaine entre marché et industrie) traite de la diversité des entreprises industrielles marocaines, en se préoccupant de savoir si cette diversité a une coloration sectorielle marquée ou si, en accord avec la problématique générale du programme de recherche, elle est dans une large mesure transversale aux divers secteurs dont se compose l’industrie manufacturière. 10 Industrialisation et développement

Dans une première partie sont présentés et analysés les résultats d’une enquête nationale effectuée au cours de l’année 2015 auprès d’un échantillon de 600 entreprises opérant dans le secteur industriel et réparties sur cinq régions du Maroc. Conçue en résonance avec la problématique générale et les hypothèses théoriques, conduite par des chercheurs et des doctorants du programme et administrée sur le terrain par des étudiants de master formés à cette épreuve, l’enquête a pour visée de fournir une description des différentes configurations de l’entreprise marocaine sur la base d’une grille d’indicateurs d’« état » et d’« évolution » ayant trait au cadre institutionnel et organisationnel, aux structures productives, aux transformations des marchés, aux facteurs de compétitivité et aux tendances observées depuis 1998. L’enquête repose sur un questionnaire portant pour l’essentiel sur la situation de l’entreprise, tout particulièrement en ce qui concerne les marchés, la qualité du travail, la qualité des produits, la composition, le recrutement et la formation de la main-d’œuvre, ainsi que la recherche-développement et le financement. La seconde partie complète cet exercice d’ensemble relevant de la statistique descriptive par une série de monographies d’entreprises. Ces dernières apportent un éclairage personnalisé, en termes de trajectoires, sur certains types mis en évidence dans la première partie, sans que le choix des entreprises enquêtées ait répondu à un souci de représentativité.

Le troisième volume (Profils sectoriels et émergence industrielle) offre, dans un chapitre introductif, un cadrage d’ensemble de la dynamique sectorielle de l’économie nationale, réalisé en mobilisant les données de la comptabilité nationale. Les chapitres suivants portent sur un certain nombre de domaines d’activités industrielles, couramment qualifiés de branches ou de secteurs. Il ne s’agit pas seulement de domaines relevant de l’industrie manufacturière, puisque certains sont des composantes de l’environnement de cette dernière (logistique, infrastructures, etc.). L’une des particularités de ce programme a été d’impliquer pleinement les doctorants dont il fut, pour certains, leur première expérience de recherche collective. Dans le rendu réalisé, l’exigence que l’on a cherché à satisfaire a été non pas de livrer un « produit fini » dont les diverses composantes seraient parfaitement articulées et cohérentes entre elles, mais de faire voir, autant que faire se peut, une recherche « en train de se faire ». Le chapitre introductif du premier volume portant sur l’objet du programme, la problématique affichée et les outils mobilisés est présenté dans sa version projective quant aux objectifs du programme et à la définition de son périmètre. Les limites constatées des « livrables » effectifs par rapport à l’ambition initiale traduisent non seulement les difficultés liées à toute recherche scientifique mais aussi, en l’occurrence, les Avant-propos 11 multiples aléas et incertitudes dus à un environnement national qui demeure encore peu favorable eu égard aux exigences de la recherche, notamment dans les disciplines des sciences humaines et sociales.

Avertissement

Il convient de bien distinguer une analyse positive de « ce qui est (a été) » et une proposition normative relative à « ce qui doit (devrait) être ». La première relève de la science et la seconde, de la philosophie politique. La première se doit d’être pertinente (bien expliquer les faits observables), tandis que la seconde est essentiellement contestable. Cette distinction s’impose parce que l’on ne peut déduire « ce qui doit (devrait) être » de « ce qui est (a été) ». Ce principe, qualifié de « guillotine de Hume », ne veut pas dire qu’une proposition normative ne peut reposer sur une analyse positive. Il postule seulement qu’une analyse à portée moniste ne peut s’avérer pertinente puisqu’elle fait nécessairement l’impasse sur la diversité de « ce qui est (a été) », diversité qui tient fondamentalement à la pluralité des références normatives, dites de philosophie politique, de ceux qui en ont été les acteurs. Dans une société aussi pluraliste que le Maroc, l’exigence requise pour toute analyse positive est de ressaisir cette pluralité en s’imposant de suspendre tout jugement concernant le point de savoir si « ce qui est (a été) » a été une bonne ou une mauvaise chose, puisqu’un tel point de vue dépend de la philosophie politique, implicite ou explicite, sous-jacente à un tel jugement. L’existence d’un tel pluralisme n’exclut, toutefois, pas un bornage des propositions normatives a priori acceptables (celles qui portent atteinte, par exemple, aux principes d’égalité des chances et d’équité sont exclues). Dans le champ des propositions communément acceptables, la démarche adoptée implique d’en privilégier certaines, sans les réduire à une seule. Le pluralisme en question se retrouve nécessairement au sein de l’équipe des chercheurs ayant participé aux travaux du programme et transparaît dans leurs contributions à ces trois volumes. 12 Industrialisation et développement

Remerciements

Nos remerciements vont d’abord à l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques, sans son appui cette recherche et cette publication n’auraient pas pu s’accomplir. Nous remercions également la Présidence de l’Université Mohammed V de Rabat qui a domicilié le programme de recherche et la Faculté des Sciences juridiques, économiques et sociales pour avoir abrité les séminaires méthodologiques, les séminaires de recherche ainsi que les réunions de travail du comité de pilotage et du comité de gestion. Le ministère de l’Industrie, du Commerce, de l’Investissement et de l’Économie numérique a fourni au programme de recherche un échantillon d’entreprises que M. Mustapha Abir a mis au point sur la base de critères et de spécifications que nous avons définis et arrêtés, qu’il soit ici remercié. L’enquête de terrain a permis de constater plusieurs imperfections dans l’échantillonnage du ministère, imperfections liées au mouvement des entreprises et aux fortes fluctuations de l’activité des affaires au Maroc, ce qui nécessite une « mise à jour » plus fréquente. Un des « livrables » du programme de recherche, la « base de données » ayant servi à l’enquête, est disponible, avec les trois volumes de l’ouvrage Made in Maroc, Made in Monde, sur le site www.ledmaroc.ma. Chapitre introductif Développement économique : l’impératif de l’industrialisation Bernard Billaudot et Noureddine El Aoufi

1. Made in Maroc, Made in Monde

1.1. Le processus d’industrialisation

Le concept « Made in Morocco », mis en exergue dans le programme de recherche, désigne son objet général sans, toutefois, en préciser l’aspect qui est retenu et situer ce dernier dans le temps. Cet objet général n’est pas l’ensemble de la production, marchande et non marchande, matérielle et immatérielle, réalisée au Maroc. La production réalisée au Maroc, à laquelle nous nous limitons, est celle des entreprises qui produisent au Maroc, une entreprise étant une entité productive qui vend contre monnaie les biens ou les services qu’elle produit, production que les comptables nationaux évaluent globalement par le PIB marchand (la somme des revenus issus de cette production). Aussi la production non vendue réalisée par des administrations publiques ou privées n’est-elle pas prise en compte. Les entreprises en question ne sont pas seulement les entreprises dites « marocaines », au sens où les individus qui ont été à l’origine de leur création ou ceux qui interviennent majoritairement dans leur système de gouvernance sont de nationalité marocaine. Nous nous intéressons à toutes les entreprises qui produisent au Maroc quelle que soit la nationalité de leurs patrons ou de leurs actionnaires. De fait, toutes les entreprises qui produisent au Maroc opèrent, sauf exception, dans le même cadre institutionnel codifié (mêmes règles de droit et mêmes conventions collectives), et toutes participent au développement économique du Maroc. L’aspect particulier du système productif marchand marocain, qui est ici pris en compte, est d’ordre dynamique. On ne s’intéresse pas à l’état de ce système tel qu’il peut être observé et analysé à un moment donné, mais à son évolution dans le temps, à sa dynamique interne et externe et, en 14 Industrialisation et développement particulier, à ce qui est pertinent dans cette dynamique, à savoir le processus d’industrialisation. Celui-ci s’entend en deux sens différents qu’il s’agit de bien distinguer, mais que l’on ne peut dissocier : un sens strict et un sens large (voir chapitre 2 dans ce volume). Le sens strict relève de la distinction classique entre l’agriculture, l’industrie et les services. Cette distinction n’est pas tout à fait celle que l’on fait entre le secteur primaire (production de biens primaires), le secteur secondaire (activités productives transformant des biens primaires en biens secondaires) et le secteur tertiaire (production de services qui sont consommés en même temps qu’ils sont produits et qui sont le plus souvent immatériels). Mais on peut, sans problème, confondre l’industrie de la première grille avec le secteur secondaire de la seconde. En mobilisant une telle grille unifiée, il est possible de mesurer le poids de l’industrie dans le système productif global, ou le seul système productif marchand, en termes d’emploi ou de valeur ajoutée (à prix constants ou à prix courants). On est en présence d’un processus d’industrialisation, au sens strict, dans un pays lorsque la part de l’industrie augmente. Cette augmentation signifie que l’on a assisté à la création de nouvelles branches d’activité dont la production consiste à transformer des matières premières organiques venant de l’agriculture, de l’élevage ou de la pêche ou des matières premières minérales issues de l’exploitation de gisements se trouvant dans le sous-sol. Le processus d’industrialisation au sens large est l’une des composantes de la modernisation d’un pays. Il se caractérise par le passage d’une production artisanale réalisée, pour l’essentiel, dans un cadre familial, à une production relevant d’une division du travail entre la conception et la fabrication des produits, ainsi qu’au sein de la fabrication, et réalisée par des salariés dans des entreprises (privées ou publiques) détachées de la famille. Il va de soi que ces deux processus sont distincts l’un de l’autre, puisque l’industrialisation au sens large peut avoir lieu tout autant dans l’agriculture, l’élevage et la pêche, ainsi que certaines activités de service, que dans les activités de transformation de ressources primaires. Mais il semble acquis qu’ils vont l’un avec l’autre. Cette proposition est, d’abord, un constat historique à l’échelle mondiale. C’est aussi une proposition dont presque toutes les théories du développement démontrent le bien-fondé. Le débat entre ces théories ne porte pas sur l’existence d’un lien entre les deux processus, mais sur le sens et l’ampleur de ce lien. Est-ce l’industrialisation au sens strict qui entraîne l’industrialisation au sens large ou plutôt l’inverse ? Une industrialisation au sens large se conjugue-t-elle nécessairement à une forte industrialisation au sens strict, ou peut-elle se réaliser sans cette dernière ? Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 15

A ce titre, il convient de remarquer que le déclin de l’artisanat dans beaucoup d’activités de transformation de matières premières tend à masquer quelque peu l’ampleur du processus d’industrialisation au sens strict (part de l’industrie dans l’ensemble des activités productives), si ce déclin est plus marqué que celui des formes traditionnelles de production dans l’agriculture et les services, puisqu’on est alors en présence d’un effet de structure tenant à la substitution d’une production artisanale à faible productivité à une production industrielle nettement plus productive. Effet de structure qui réduit, toutes choses égales par ailleurs, la part de l’industrie (ou encore du secteur secondaire) dans l’ensemble des activités (1). Reste que l’existence d’un lien bien établi autorise à parler, en première analyse, du processus d’industrialisation d’un pays. Le processus d’industrialisation du Maroc doit être analysé en longue période, c’est-à-dire en remontant à l’Indépendance. Cette analyse est conduite en termes de trajectoires (chapitre 2) faisant apparaître dans le processus long à la fois les inflexions, les continuités et les ruptures. Une trajectoire a toujours une impulsion de départ qui est d’ordre politique et qui se traduit, au plan institutionnel, par des changements notables. Débordant le plus souvent le seul domaine industriel (au sens strict ou même au sens large), ce point de départ n’implique pas, pour autant, que la trajectoire effectivement suivie atteigne le but qui était initialement fixé. Dans le prolongement de la « revue historique » des politiques d’industrialisation, une mise en perspective du régime d’industrialisation au Maroc implique une approche structurale (secteurs, branches et entreprises) fondée sur une cohérence temporelle de la trajectoire à l’œuvre, en l’occurrence, la trajectoire 1998-2012. Le point de départ retenu, l’année 1998, correspond au moment où le choix d’inscrire le Maroc dans une nouvelle trajectoire de développement économique et social a été acté dans la politique conduite par le gouvernement Abderrahmane Youssoufi (El Aoufi, 2002). Cette inflexion, opérée sur la base d’un choix politique « d’alternance consensuelle », intervient en contrechamp, dans un contexte de libéralisation à l’échelle mondiale (accords de l’OMC) qui se caractérise, à la fois, par une forte progression des échanges commerciaux internationaux et par un déplacement relatif de la production industrielle (au sens strict) des pays du Nord vers ceux du Sud, donnant naissance au

1. Cet effet a été à l’œuvre au Maroc, en expliquant quelque peu pourquoi, comme cela est rappelé dans le document cité, le poids de l’industrie a très peu progressé (en termes d’emploi comme en termes de valeur ajoutée) en longue période (depuis l’Indépendance). 16 Industrialisation et développement phénomène d’« émergence » (Corée du Sud, Taïwan, Chine continentale, Thaïlande, etc.) (2). Il y a lieu de préciser qu’il ne s’est pas agi, en 1998, d’un choix contre l’« ouverture » et pour la « fermeture », mais de la recherche d’une combinaison optimale entre les deux, c’est-à-dire d’une configuration dans laquelle l’insertion internationale soit favorable au développement économique, social et humain du pays.

1.2. Industrialisation et mondialisation Le concept de « Made in Morocco » fait écho à des travaux réalisés, notamment, aux USA (Made in America, 1989) et en France (Made in France, 1993), à un moment où les pouvoirs publics de ces pays s’interrogent sur les conséquences de la dynamique observée dans leur pays dans le contexte du processus de mondialisation, la principale caractéristique de cette dynamique étant une désindustrialisation (au sens strict). Ces travaux consistent à se livrer à une analyse positive du système productif national, à établir sur la base de cette analyse un diagnostic des forces et des faiblesses de ce système et à tirer de ce diagnostic un certain nombre de propositions de politique économique générale et industrielle à même, d’une part, de remédier aux effets négatifs de l’insertion dans la mondialisation en cours et, d’autre part, d’en bénéficier en privilégiant telle ou telle spécialisation sectorielle. L’enjeu pour le Maroc est de réaliser non pas une duplication de travaux réalisés pour des pays industrialisés de longue date, mais une réflexion équivalente mais non moins adaptée à la situation du Maroc, c’est-à-dire à celle d’un pays en voie développement voulant faire le choix de renforcer les conditions endogènes de son industrialisation en correspondance de phase avec les modalités les plus favorables de l’insertion dans le régime international. Cette réflexion repose sur un diagnostic positif des politiques sectorielles et des programmes qualifiés de « structurants » mis en œuvre par les pouvoirs publics depuis 1998 (et pour certains depuis le début des années 90). On considère, en effet, qu’en matière de processus sociaux, un diagnostic partagé permet seulement d’éliminer certaines orientations. Il ne peut jamais conduire à sélectionner un choix optimal, celui-ci dépendant, en dernière instance, des résultats de la délibération politique et de la décision publique. Il n’appartient

2. Le recours à la distinction entre les pays du Nord (modernes-développés) et les pays du Sud (en modernisation-en développement) est une simplification utile dans cette présentation de la problématique. Il va de soi que l’on ne pourra s’y tenir dans l’analyse. Il nous faudra notamment différencier ce que l’on entend par « le monde en développement ». Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 17 pas au chercheur de s’engager sur ce terrain, seulement de le délimiter et de le baliser. On propose, dès lors, de s’interroger sur les « nouvelles configurations industrielles » mises en œuvre au Maroc depuis le milieu des années 90 et sur leurs limites. Une telle analyse, à la fois quantitative et qualitative, ne se limite pas, pour autant, à un simple diagnostic aussi exhaustif soit-il, dans la mesure où l’analyse factuelle est sous-tendue, voire tirée par le principe théorique d’une relation consubstantielle entre industrialisation et développement. Ce dernier articulant dans une combinatoire arbitrale les différentes composantes constitutives, économique, sociale et humaine, qui le structurent et lui donnent une cohérence d’ensemble. Bref, il s’agit d’apprécier l’évolution observée sur la base du critère de la contribution de l’industrialisation au développement économique, social et humain du Maroc. Le développement économique est celui des activités marchandes génératrices de revenus primaires, revenus qui comprennent les impôts et autres prélèvements assis sur la production marchande et ne comprennent pas les revenus versés par les administrations publiques (salaires, prestations sociales, subventions, etc.). Ainsi le développement économique se traduit- il par une distribution du pouvoir de dépenser aussi bien aux ménages, dont certains membres perçoivent des revenus provenant de la production marchande, qu’aux administrations qui pourront ainsi mettre en œuvre une production de services non marchands réalisée par des salariés, verser des prestations sociales, etc. Le développement économique participe au développement social. Ce dernier est, en effet, celui des droits sociaux dont tout citoyen doit disposer, droits à pouvoir s’instruire et se former pour trouver un emploi, à pouvoir bénéficier des soins de santé de base, à s’exprimer et à s’organiser lorsqu’il est salarié, etc. Un tel développement implique que ces droits soient réellement garantis par la mise en œuvre de politiques adéquates. Le développement humain concerne alors la capacité effective de chaque citoyen à mobiliser ces droits sociaux de sorte que les indicateurs de l’éducation, de la santé, du logement et de l’emploi, notamment, s’améliorent progressivement pour l’ensemble de la population. Faut-il considérer que le développement économique est la condition du développement social et humain, ou faut-il, au contraire, retenir que le développement humain est primordial pour que se réalise le développement économique ? La controverse en question est au fondement du débat 18 Industrialisation et développement politique concernant la façon de parvenir au développement (3). Mais le critère retenu ne fait pas l’objet du débat. Il est commun à ses protagonistes. Ce critère convient parce qu’il est partagé. D’ailleurs, quelle que soit la réponse apportée à cette question, les études réalisées ces dernières années en termes de développement rendent manifeste l’ampleur des déficits cumulés depuis l’Indépendance dans les trois domaines (Rapport du Cinquantenaire, 2006).

1.3. Marché intérieur, marchés extérieurs

La question à laquelle on tentera de répondre ne se distingue pas fondamentalement de celle de Made in USA (1989), de Made in France (1993) ou de Made in Monde (2006). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’observer et d’analyser la dynamique d’un système productif national dans le contexte de la mondialisation, puis d’apprécier cette dynamique au regard de sa contribution au développement du pays. En revanche, la façon d’aborder cette question ne peut être la même, et, en conséquence, la démarche d’analyse est nécessairement différente. Cela tient au fait que dans les pays avancés l’insertion dans la mondialisation se traduit par une tendance plus ou moins nette à la « désindustrialisation », tandis que dans un pays en cours d’industrialisation, comme le Maroc, l’enjeu principal est de renforcer ce processus. Les modalités de l’insertion, aussi bien que ses conséquences, sont donc loin d’être les mêmes. S’agissant de la problématique made in dans le contexte d’un pays industrialisé, l’approche retenue est de type sectoriel en considérant globalement chaque secteur – un secteur est alors entendu en un sens qui l’apparente à une branche d’activité, ce qui est le cas d’un secteur d’établissements (voir encadré page suivante). Certes, il existe des établissements d’entreprises qui ont une pluriactivité au regard du niveau de la nomenclature des produits qui est retenu pour distinguer les couples « branche d’activité/secteur d’activité » (en termes d’établissements ou d’entreprises) associés à chacun des postes figurant à un niveau donné. Mais il est possible d’en tenir compte lorsqu’elle a un effet significatif sur les données sectorielles (en termes d’établissements).

3. Dans les pays dits avancés, le débat porte aussi sur le point de savoir si la croissance économique est une condition nécessaire au développement social et humain. Il semble bien que, pour le Maroc, cette interrogation ne soit d’actualité étant donnés le niveau actuel du PIB par habitant et l’importance de la population rurale. Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 19

Encadré 1 Secteur et branche d’activité

Un secteur d’activité est une catégorie d’analyse qui a plusieurs sens aussi bien dans la production des données que dans la littérature théorique. Il arrive que certains parlent de secteur pour un niveau agrégé de la nomenclature des activités et de branche pour un niveau fin. Cette pratique est source de confusions. On doit s’en remettre aux définitions des comptables nationaux. Pour ces derniers, un secteur d’activité associé à un poste de la nomenclature des activités (à un niveau fin ou à un niveau agrégé) est le regroupement des entreprises qui ont comme activité principale l’activité considérée. La branche d’activité associée à ce poste est le regroupement des partitions d’entreprises qui relèvent de l’activité prise en compte – chacune de ces partitions est une unité de production homogène. La branche diffère du secteur dans la mesure où la branche intègre les UPH d’entreprises pour lesquelles l’activité considérée est secondaire, tandis que le secteur (d’entreprises) comprend les activités secondaires des entreprises qui en font partie, activités qui ne relèvent pas de la branche du même nom. La partie commune entre le secteur (d’entreprises) et la branche est le regroupement des entreprises à activité unique. Une catégorie intermédiaire est alors celle de secteur d’établissements. Un secteur d’établissements est le regroupement de l’ensemble des établissements (d’entreprises) qui ont la même activité principale. Le secteur d’établissement est assez proche de la branche dans la mesure où les établissements d’une entreprise à activités multiples sont souvent le cadre d’une production homogène. Dans la littérature théorique, le terme de secteur est souvent employé à la place de celui de branche dans la mesure où l’hypothèse qui est faite est que les entreprises du secteur sont en concurrence entre elles sur le marché sur lequel elles vendent leurs produits.

Le diagnostic est porté à partir de l’analyse des données sectorielles, en considérant alors le secteur comme un tout significatif. Sauf exception, l’analyse ne porte pas sur la différentiation intra-sectorielle des entreprises qui opèrent dans un secteur. Ce diagnostic consiste à faire état de secteurs « forts » et de secteurs « faibles », les premiers étant ceux qui résistent bien, tandis que les seconds sont ceux qui éprouvent beaucoup de difficultés à être compétitifs dans le contexte de la mondialisation. Dès lors, la portée programmatique de la recherche s’exprime avant tout en termes sectoriels : définir les secteurs qu’il convient de renforcer ou de sauver. Il faut comprendre ce que justifie une telle problématique. L’hypothèse implicite est que la structure et les performances du secteur sont celles d’une « entreprise représentative » de l’ensemble des entreprises qui opèrent dans 20 Industrialisation et développement le secteur (au titre de l’activité considérée, dès lors qu’il s’agit d’un secteur d’établissements, voir supra) et que sa taille est n fois celle de cette entreprise représentative. Cette hypothèse n’implique pas que chaque secteur soit proche de ce qui est supposé dans la théorie standard de l’équilibre, ce qui est le cas si toutes les entreprises du secteur vendent sur le même marché en y étant en concurrence directe (il n’y a pas une structuration interne au secteur se manifestant par l’existence de relations client/fournisseur au sein du secteur). L’idée d’une entreprise représentative s’accorde, aussi, au cas où toutes les entreprises du secteur vendent encore sur le même marché, mais où elles se répartissent entre un petit nombre de grandes entreprises assez semblables et un certain nombre de petites entreprises dont le poids total dans le secteur est faible au regard de celui de ces grandes entreprises. Et elle convient encore dans le cas où il existe une structuration interne avec des relations client/fournisseur au sein du secteur entre des entreprises situées à l’aval (qui vendent sur le marché du produit considéré) qui achètent à des entreprises situées à l’amont – les produits qu’elles achètent sont souvent des produits qui leurs sont dédiés parce que ce sont des composantes des produits qu’elles vendent. L’entreprise représentative est alors le regroupement formé par l’une des entreprises aval et ses fournisseurs, le nombre d’entreprises représentatives que comprend le secteur étant alors celui des entreprises aval dont on suppose qu’elles sont assez semblables. Manifestement, cette hypothèse ne peut être retenue pour une économie au sein de laquelle les entreprises d’un même secteur sont très différentes, en termes de structure productive (intensité capitalistique, taux de transformation mesuré par la part de la valeur ajoutée dans la valeur de la production, structure de la main-d’œuvre par qualification, etc.) comme en termes de performance (taux d’exportation, salaire moyen par emploi, valeur ajoutée par emploi, taux de marge, taux de rentabilité économique). Tel est le cas pour le Maroc, où les industries de transformation exhibent une grande diversite des entreprises, notamment en matiere de taux d’exportation. Dans ces conditions, l’hypothese d’une « entreprise representative » est tout sauf realiste. L’analyse doit, dès lors, porter sur les entreprises (regroupées par classes) et non pas sur les secteurs. Autrement dit, le principal enjeu de la dynamique enregistrée sur la période sous revue est de construire, pour chacun des secteurs (voir infra), des classes d’équivalence en termes de contribution des entreprises au développement du pays, de voir si on retrouve dans les divers secteurs à peu près le même type de classification et, enfin, d’analyser les raisons pour lesquelles les entreprises relevant de la classe à « contribution très forte ou forte » ont réussi à réaliser une telle performance. Cette classe est en l’occurrence celle des entreprises qui ont enregistré une croissance rapide Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 21 de leur valeur ajoutée et de leur productivité en valeur (valeur ajoutée par emploi) avec une progression de l’emploi, une élévation de la qualification des salariés (via notamment un effort de formation et l’existence de tâches de conception et de recherche-développement) et une progression des salaires à qualification donnée, sans altération de la rentabilité. On retrouve alors une seconde spécificité du processus d’industrialisation dans un pays comme le Maroc : contrairement aux pays industrialisés où le problème rencontré est celui de la « désindustrialisation » se traduisant par une montée du chômage et par une pression exercée sur les niveaux de salaires et les systèmes de protection sociale (acquis à la sortie des trente années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale) en raison de la concurrence des pays à bas salaires et à faible couverture sociale, les pays en voie d’industrialisation ont réussi à combler leur « retard » de productivité dans plusieurs activités industrielles (au sens large). Toutefois, au Maroc, la contribution au développement économique, social et humain du pays du processus d’industrialisation tirée par la mondialisation (Plan Emergence) s’avère insuffisante comme l’attestent à la fois la progression très rapide des importations (hors hydrocarbures) et la faible progression du niveau moyen de qualification de la population active salariée, tout comme des salaires à qualification donnée. S’agissant des importations (hors hydrocarbures), leur forte progression ne peut être qu’une conséquence du mode d’insertion dans la mondialisation, et, à ce titre, elle ne peut être seulement mise au compte de l’abaissement des droits de douanes. L’hypothèse suggérée est que la progression des importations n’a pas pour principale origine les importations générées par le développement des activités productives (importation d’équipements ou de produits intermédiaires non disponibles au niveau national ou apportés par le donneur d’ordre). Elle tient au fait que le mode de spécialisation dans des productions destinées aux marchés extérieurs a une double conséquence. D’un côté, elle impose aux entreprises exportatrices de recourir aux importations au détriment du marché intérieur dès lors que ce ne sont pas les mêmes produits, en termes de qualité, qui sont demandés. De l’autre, la progression des importations affecte, à terme, la contribution de l’industrie au développement national en limitant la croissance du PIB (4) (à prix constants), en freinant le processus de salarisation

4. Il est courant de prendre en compte, en macroéconomie descriptive, les contributions à la croissance qui comprend celle du commerce extérieur. Cette dernière est négative lorsque la progression (à prix constants) des importations de biens et services (y compris hydrocarbures) est plus rapide que celle des exportations de biens et services (y compris tourisme). Tel est le cas pour le Maroc au cours de la période 1998-2012. Il n’en reste pas moins que, envisagée 22 Industrialisation et développement et en pesant sur les conditions nécessaires à l’extension du rapport salarial (progression des salaires réels, renforcement de la protection sociale, etc.). Ces problèmes ne sont pas nouveaux. Ils sont même récurrents depuis l’Indépendance par delà les changements d’orientation stratégique en matière d’industrialisation (5). L’un des objectifs du programme de recherche est de comprendre les relations existant entre le procès d’industrialisation, d’une part, le mode de développement et le régime d’insertion internationale, de l’autre. Il importe, dans cette perspective, de ne pas confondre compétitivité à l’exportation et compétitivité sur le marché intérieur au titre d’une entreprise représentative dans chaque secteur. Comment expliquer alors que, pour un produit donné, les exportations et les importations progressent de concert avec une augmentation du taux d’ouverture ? On doit nécessairement prendre en compte, comme nous y invite Paul Krugman (1991), la différentiation intra-sectorielle des entreprises selon les articles qu’elles produisent et, plus précisément, selon le monde de production auquel chacune appartient au titre des articles qu’elle vend sur tel marché particulier. Pour résumer, la problématique centrale porte sur la façon dont s’est effectué le processus d’industrialisation du Maroc, notamment la trajectoire allant de 1998 à 2012, en prenant en compte la diversité des entreprises au sein de chaque secteur (rejet de l’hypothèse classique d’une entreprise représentative). L’enjeu majeur de cette analyse est d’apprécier la contribution de ce processus d’industrialisation au développement national. L’analyse mobilise le concept central de monde de production, en tant qu’il couple une qualité des produits et une qualité de l’emploi salarié, la question cruciale étant de savoir si les entreprises marocaines répondent eux exigences de compétitivité propres au monde de production particulier auquel chacune d’elle se rattache.

2. La qualité détermine la compétitivité en dernière instance

Le principe théorique qui sous-tend le présent programme de recherche s’articule autour de deux hypothèses complémentaires (6) : isolément, une progression (en volume) des importations pèse sur la croissance, puisque, si la capacité des entreprises implantées au Maroc à satisfaire de façon compétitive la demande intérieure avait été meilleure (avec en conséquence une moindre progression des importations), la croissance en volume du PIB aurait été plus rapide. Autrement dit, on ne doit pas confondre les impulsions de la croissance avec les contributions évaluées ex post. 5. Voir le chapitre 1 « Le processus d’industrialisation du Maroc depuis l’Indépendance : une ou plusieurs trajectoires ? », Processus et trajectoires d’industrialisation du Maroc depuis l’Indépendance, ainsi que pour la période 1986-2003 (Billaudot, 2005). 6. Ces deux hypothèse sont des hypothèses théoriques intermédiaires, en ce sens qu’il n’y a pas, a priori, une seule théorie générale à même d’en démontrer le bien-fondé, sauf à indiquer que Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 23

–– La compétitivité d’une entreprise sur un marché dépend de la façon dont la qualité des produits y est instituée techniquement et socialement. –– La qualité des produits d’une entreprise dépend de la qualité, technique et sociale, de l’emploi salarié qui y est mobilisé via la qualité du travail effectué par ses salariés. Ces deux hypothèses ont un caractère général : elles ne sont pas spécifiques au Maroc mais peuvent induire les quelques spécifications suivantes : L’insertion dans la mondialisation a été un facteur d’accentuation de la diversité des entreprises implantées au Maroc et des marchés (en termes d’institution de la qualité des produits) sur lesquels elles vendent et a conduit beaucoup d’entre elles à se spécialiser sur un type de marché avec l’exigence d’y être compétitives selon des conditions propres au monde de production associé à ce type de marché (ce qui rend très difficile de vendre sur plusieurs marchés différents). Comme les marchés dans les pays industrialisés (notamment européens) ne sont pas du même type (en termes d’institution de la qualité des produits) que le marché intérieur (ou d’autres marchés équivalents dans les pays en voie d’industrialisation), les entreprises exportatrices de produits destinés aux marché des pays industrialisés ne peuvent être compétitives sur le marché intérieur marocain, tandis qu’elles rencontrent des difficultés à réaliser la qualité requise sur ces marchés externes. Le choix stratégique d’une insertion dans la mondialisation principalement tournée vers les marchés externes des pays industrialisés, notamment européens, n’a pas conduit aux résultats escomptés parce qu’elle a eu pour « effet collatéral » une perte de capacité à contenir les importations, limitant ainsi le potentiel de développement du pays.

2.1. La compétitivité dépend de la qualité des produits On part de l’idée assez largement partagée aujourd’hui qu’en matière de compétitivité d’une entreprise sur un marché (ou un segment de marché) « la qualité compte ». Mais que faut-il entendre par là ? On propose une conceptualisation de la « qualité d’un produit sur un marché » sans discuter de la façon dont cette conceptualisation peut être défendue, plus fondamentalement, au plan théorique. La conclusion à laquelle conduit cette conceptualisation est la première hypothèse de base. seule une théorie institutionnaliste prenant en compte la justification rationnelle des normes ou règles instituées est à même d’y parvenir (voir infra). 24 Industrialisation et développement

Si on s’en tient à la définition standard de la compétitivité d’une entreprise sur un marché, ce qu’il est convenu d’appeler sa compétitivité-prix, la qualité n’entre pas en ligne de compte (7). Il y a à cela trois raisons qui tiennent aux trois hypothèses qui sont faites concernant le fonctionnement du marché sur lequel s’apprécie la compétitivité-prix. –– Toutes les entreprises proposent le même produit dit homogène. La liste des services rendus par ce produit à un utilisateur est déjà là et connue de tous. –– Les utilisateurs attribuent individuellement une valeur à l’utilité retirée de la disposition ou de la consommation du produit, de sorte qu’ils n’ont pas tous le même consentement à payer pour l’achat du produit en question. La conséquence de cette hypothèse est que c’est la façon dont se distribuent les consentements à payer qui fixe le prix du produit (théorie de l’équilibre partiel sur un marché avec monnaie, selon l’analyse initialement proposée par Alfred Marshall, reposant sur la théorie de la valeur utilité). –– Dès lors, en retenant que chaque entreprise a sa propre fonction de production et qu’elle ne paye pas nécessairement ses inputs aux mêmes prix que ses concurrents, une entreprise est plus compétitive qu’une autre si elle a un coût de production plus faible – elle peut vendre moins cher à même taux de profit – que ce moindre coût unitaire tienne à une meilleure productivité ou à des prix d’acquisition des inputs, y compris salaires, plus faibles. Comme la règle qui s’impose, dès lors que le produit est homogène, est celle du prix unique, l’entreprise qui est plus compétitive, soit réalise un taux

7. Les expressions de compétitivité-prix et de compétitivité-coût sont couramment employées en s’en tenant à une entreprise qui ne vend qu’un seul produit. La compétitivité-prix ne prend en compte que le prix auquel elle vend ce produit sur le marché. La compétitivité-coût prend en compte le coût d’utilisation du produit par le client (ex : la consommation d’essence pour un véhicule automobile). Le coût en question n’est pas le coût de production du produit pour le producteur. Ce coût de production entre en ligne de compte dans la formation du prix de vente (le prix de vente peut se lire comme étant un coût de production complet, y compris marge bénéficiaire possible). Il s’agit donc du principal déterminant de la compétitivité-prix. La compétitivité-coût (pour l’usager) prend en compte d’une certaine façon la qualité. Plus généralement, la compétitivité dite hors prix, qui contient l’écart entre la compétitivité-coût (pour l’usager) et la compétitivité-prix, tient compte de la qualité. Par ailleurs, les gestionnaires déclinent la compétitivité de l’entreprise en « coût (pour l’usager) qualité, délai », déclinaison dans laquelle le fait de distinguer la qualité du coût pour l’usager et aussi du délai revient à s’en tenir à une vision très restrictive de la qualité. Il s’agit d’un aspect de la qualité technique du produit (voir infra) ; à savoir, la faiblesse du risque que le produit ne soit pas strictement conforme aux normes prescrites, faiblesse qui se convertit en fiabilité du produit en tant que ressource pour l’usager. Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 25 de profit plus élevé, soit gagne en parts de marché (sous l’hypothèse qu’en poussant sa production, son coût unitaire de production s’élève). La qualité ne peut donc être prise en compte, de façon conséquente, qu’à la condition de sortir du cadre délimité par ces trois hypothèses. –– Ne pas s’en tenir à l’hypothèse d’un produit homogène, en distinguant la notion de produit en tant que poste d’une nomenclature des produits (on parle dans la suite à ce propos de produit-poste) et la notion de produit en tant qu’article particulier relevant d’un produit-poste (on parle dans la suite à ce propos d’un produit-article). Ne pas considérer que le problème de la qualification du produit soit préalablement réglé. –– Ne pas s’en tenir à l’idée que chaque acheteur puisse traduire en consentement à payer ce qui est à même de le satisfaire sans tenir compte de ce qu’il en est pour les autres. Autrement dit, ne pas s’en tenir à l’idée que la formation des prix des produits-articles serait gouvernée par la théorie de la valeur utilité (même exprimée en termes de consentement à payer, expression qui présuppose la monnaie). Il ne faut pas se contenter des deux premières conditions. La troisième est tout aussi importante puisqu’elle ouvre la possibilité que ladite formation des prix soit gouvernée autrement, notamment par les coûts de production, ce qui est retenu dans les théories classique (Smith, Ricardo), marxiste (Marx, Emmanuel) et cambridgienne (Sraffa, Pasinetti). Le point de départ de la conceptualisation proposée est de distinguer deux aspects de la qualité d’un produit (Billaudot, Renou et Rousselière, 2008) : la qualité technique et la qualité sociale. Cette distinction procède de celle, plus générale, entre « ce qui est technique » et « ce qui est social » : le technique est ce qui a trait aux relations des humains aux objets et le social à ce qui a trait aux relations des humains entre eux (8). Ainsi la qualité technique concerne ce que les humains considèrent comme étant les caractéristiques de production et d’usage du produit, tandis que la qualité sociale concerne ce que les humains considèrent entre eux comme étant les « bonnes raisons » pour lesquelles il est juste que tel produit soit vendu/acheté plus cher qu’un autre. Ces deux aspects sont analytiquement distinguables, mais existentiellement indissociables. Autrement dit, on ne peut penser l’un sans l’autre. Cela signifie qu’il y a un

8. A noter que certains qualifient en toute généralité d’ « économique » ce qui a trait aux relations des humains aux choses et de « politique » ce qui a trait aux relations entre humains, notamment Louis Dumont (1977). Ce débat nominaliste peut être mis de côté ici. Il est tout à fait possible de remplacer « technique » par « économique », et « sociale » par « politique » dans ce qui suit. 26 Industrialisation et développement lien entre les « bonnes raisons » de caractériser un produit de telle façon (le juste au sens de justesse) et les « bonnes raisons » justifiant qu’il soit vendu plus cher (ou moins cher) qu’un autre (le juste au sens de justice).

2.1.1. Qualité technique : la conversion produit/ressource et ses formes Pour appréhender la qualité technique, il faut considérer que ce qu’on appelle couramment un produit est tout à la fois un produit (entité issue d’un processus de production) et une ressource (entité mobilisée dans une autre activité, qualifiée d’activité d’usage). En toute rigueur, il faut parler d’un produit/ressource. Un produit/ressource est un produit qui se convertit en ressource, et inversement.

Figure 1 La conversion produit/ressource

Activité Produit Ressource Activité d’usage de production

Caractéristiques de Caractéristiques production d’usage

Qualité (technique) Qualité (technique) de production d’usage

D’un côté, un produit est défini par un ensemble de caractéristiques de production et, de l’autre, la ressource est définie par un ensemble de caractéristiques d’usage (ou de service (9)). Un produit ne peut être une ressource

9. Le terme « service » (services rendus par la mobilisation d’un produit/ressource dans une activité) est repris de Kelvin Lancaster (1966). Celui-ci considère que ce ne sont pas les biens, en tant que tels, qui apportent de la satisfaction, mais les activités dans lesquelles les biens (qui figurent dans la fonction de satisfaction standard) sont consommés. Il conserve l’hypothèse d’une fonction de satisfaction. Mais les arguments de cette fonction ne sont plus les biens ; ce sont des « services » dont la nomenclature est donnée, étant entendu que l’on peut associer à toute activité de consommation finale une liste des quantités de services rendus par cette activité (pour un niveau unitaire de fonctionnement de celle-ci). En notant {i} la nomenclature des services, {j} la nomenclature des produits achetés (consommés) et {k} la nomenclature des activités de consommation, on retient d’abord que ajk est la quantité du produit j consommée dans l’activité k pour un niveau unité de fonctionnement de cette activité et que bik est la quantité du service i rendu par une unité de l’activité k. On retient ensuite que, pour un consommateur, yk est le niveau de l’activité k, xj est la quantité consommée du bien j et zi la quantité de service i dont il dispose (quantité qui entre comme l’un des arguments dans sa fonction de satisfaction). On a, alors : x = A.y et z = B.y. Sauf dans le cas simple où la matrice Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 27 que si les caractéristiques de production ont été converties en caractéristiques d’usage. Et une ressource ne peut quitter le statut d’entité virtuelle et s’actualiser dans un produit que si les caractéristiques d’usage ont été converties en caractéristiques de production(10). Des relations commerciales ne peuvent avoir lieu que si cette conversion a été réalisée d’une façon ou d’une autre. A priori, il n’y a pas une seule façon de la réaliser (voir infra). A ce titre, le rôle du marchand, qui achète à un producteur pour revendre à un utilisateur, a été fondamental dans le développement des relations commerciales dans l’histoire. La dite conversion ne se pose pas exactement dans les mêmes termes pour un produit-poste et pour un produit-article. Pour le dire autrement, des relations commerciales portant sur des produits-articles ne peuvent avoir lieu que si deux niveaux de conversion ont été institués : une conversion qualitative pour un produit-poste et une conversion quantitative, interne à la précédente, pour un produit-article. On peut parler de la qualification technique d’un produit-poste pour la première et de qualification technique d’un produit- article pour la seconde. La qualification technique d’un produit-poste se fait à l’aide d’une norme résultant de la convertibilité réciproque entre une liste de caractéristiques de production et une liste de caractéristiques d’usage en conversion réciproque. Ainsi, un poste de nomenclature est institué comme étant différent d’un autre. Et l’on peut alors classer dans la nomenclature ainsi construite les produits-articles. Au second niveau, la qualification technique d’un produit-article est interne à un poste donné. Elle implique que soit attribuées à chaque article des quantifications pour les caractéristiques de la norme. En l’occurrence pour chacune, une tendance centrale et un écart type mesurant le risque que la quantification en tendance centrale ne soit pas garantie. Ainsi, un article se distingue d’un autre parce que ces quantifications ne sont pas les mêmes pour l’un et pour l’autre. A ces deux niveaux, il n’y a pas, a priori, une seule modalité sociale de conversion.

A est diagonale (il y a autant d’activités de consommation que de produits et chaque produit est consommé dans une seule activité), on ne peut associer à un produit un ensemble de caractéristiques de services. En effet, ce qu’apporte ce bien dépend de l’activité dans laquelle il est consommé. On réduit souvent la proposition générale de Lancaster au cas simple, dont il développe les implications dans son article, simplification qui consiste à partir d’une nomenclature générale des « services » et à attribuer à chaque bien des services. Si on lève l’hypothèse de nomenclature, on est confronté au problème suivant : chaque utilisateur attend de la ressource qu’il recherche (s’il ne la produit pas lui-même) des services qui dépendent de l’activité dans laquelle la ressource est mobilisée. Ces services ne sont pas attachés au produit. 10. Exemple : la puissance du moteur d’un véhicule automobile (caractéristique technique de production) se convertit en vitesse de déplacement (caractéristique technique d’usage) et le risque que cette puissance « ne soit pas au rendez-vous » lorsque le conducteur voudra la mobiliser (défaut de bougie, saleté dans l’essence, etc.). 28 Industrialisation et développement

A l’époque moderne, la nation est l’espace d’institution de la nomenclature des produits, mais l’harmonisation qui a lieu à l’échelle internationale tend à éliminer une bonne part des spécificités nationales. Cette harmonisation est nécessaire parce que des relations commerciales internationales ne peuvent avoir lieu à cette échelle, sans l’intermédiaire de marchands-commerçants, que si cette harmonisation a été effectuée (11). Au second niveau, celui des produits-articles, la qualification technique qui s’impose est soit celle du pays de l’entreprise cliente, soit celle du pays de l’entreprise fournisseur. Il y a quatre formes de qualification technique des produits (postes, puis articles) parce qu’il y a quatre formes de conversion : –– la conversion extérieure à chaque producteur et chaque utilisateur, elle est faite globalement à l’échelle du marché et s’impose à chacun ; –– la conversion par les utilisateurs (par chaque utilisateur dans le sens ressource vers produit) ; –– la conversion par les producteurs (par chaque producteur dans le sens du produit vers la ressource) ; –– la conversion conjointe (par un couple producteur-utilisateur). Concernant l’institution de la nomenclature des produits-postes, c’est la conversion extérieure qui s’est historiquement imposée et demeure en place. Dès lors, si on associe un marché à chaque produit-poste de la nomenclature, l’existence de diverses formes de conversion pour les produits-articles se traduit, a priori, par une segmentation de ce marché. Il y a donc lieu de bien distinguer un marché au sens d’une composante du marché des biens et services associée à un produit-poste officiel, et un marché au sens d’une entité instituée par une forme de conversion des produit-articles relevant d’un poste officiel, le second étant un segment du premier, qualifié de marché-segment dans la suite.

2.1.2. Qualité sociale : les formes d’institution du prix « juste »

Il y a lieu de s’en tenir, dans un premier temps, au niveau des produits- articles relevant d’un produit-poste officiel (un marché particulier). La question de la qualité sociale est celle de l’institution des normes relatives à la constitution d’une échelle de grandeur des valeurs économiques des divers articles répondant à une exigence de justice (Billaudot, 2008), autrement dit,

11. Le plus souvent, dans un pays, il n’y a pas une seule nomenclature de produits, puisqu’il y a celle des douanes (pour les « marchandises ») et celle de l’Institut de la statistique qui sert notamment à attribuer une activité principale à une entreprise. Mais il n’y a pas lieu ici de rentrer dans ce détail. Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 29 l’institution d’une échelle des justes prix de ces divers articles (divers parce que qualifiés différemment). Il y a deux grandes façons d’envisager le juste entre les humains : le juste dans la relation (justice commutative) ou le juste dans la distribution (justice distributive). En matière de justice commutative, la question est de savoir si le prix convenu dans une relation commerciale particulière est juste. En matière de justice distributive, cette question est de savoir si la justice est respectée, d’une part, entre les producteurs (est-il juste que l’un vende l’un de ses produits-articles plus cher qu’un autre ? Est-il juste qu’il ne puisse pas écouler sa production à un prix qui couvre son coût de production ?) et/ou, d’autre part, entre les utilisateurs (est-il juste qu’un utilisateur paye tel article plus cher qu’un autre ? Est-il juste que tel utilisateur potentiel ne puisse pas arriver à satisfaire sa demande pour tel article qui lui convient parce que ceux qui la satisfont y « mettent le prix » ?). En termes de justice distributive, c’est la concurrence (entre les producteurs et/ou entre les utilisateurs) qui prime, la relation passant au second plan. En termes de justice commutative, c’est la relation qui prime, relation qui n’est pas une simple coordination sans lendemain puisqu’elle implique une concertation et débouche sur une coopération qui l’entretient. Dans la société traditionnelle, les relations commerciales ne sont autorisées que parce qu’elles ne sont pas que des transactions commerciales (au sens moderne) et que le principe de justice qui a droit de cité à leur sujet est, en conséquence, le juste prix dans la relation. La modernisation, telle qu’elle a été actualisée dans l’histoire, a consisté à introduire la concurrence en réduisant la relation entre un acheteur et un vendeur à une stricte transaction commerciale. La concurrence prend le dessus. Mais on voit apparaître au tournant du XXIe siècle, dans les pays avancés d’abord, des transactions commerciales dans lesquelles la relation retrouve ou prend une place ; tout particulièrement pour des produits dédiés, avec la présence et l’implication du client dès la conception du produit par le fournisseur, mais pas seulement puisque la relation prend aussi de l’importance lorsque le producteur est inventif. A l’époque actuelle, s’agissant du Maroc en particulier, les formes dominantes d’institution de l’échelle de grandeur des valeurs économiques justes des divers articles sont celles qui procèdent de la justice distributive (la concurrence prime). Il y en a deux, tout à fait distinctes. La première est la qualité sociale industrielle et la seconde, la qualité sociale marchande. 30 Industrialisation et développement

–– La qualité sociale industrielle : la valeur économique juste d’un article est plus élevée que celle d’un autre si le premier a un prix de production plus élevé (ce prix de production est un coût normal évalué à prix normés des inputs, salaires compris, et à conditions normales de productivité étant donné les procédés techniques mobilisés). En l’occurrence, cet article a un prix de production plus élevé parce que sa production mobilise plus de travail qualifié et des techniques plus performantes et plus coûteuses en conséquence. L’échelle est construite à l’extérieur du marché. –– La qualité sociale marchande : la valeur économique juste d’un article est plus élevée que celle d’un autre si le premier a une valeur de marché plus élevée, c’est-à-dire s’il peut être vendu plus cher en raison des consentements à payer des utilisateurs. L’échelle est révélée par le marché. Il n’en reste pas moins que ces deux formes d’institution de la qualité sociale ne sont pas les seules pour la période prise en compte (1998-2012). D’autres formes, pour lesquelles c’est le « juste » dans la relation qui compte (justice commutative), sont présentes, non pas comme telles, c’est-à-dire comme formes pures, mais comme composantes de formes qui ne sont pas encore ou plus complètement industrielles ou marchandes. Ces formes pures sont la qualité sociale industrielle, la qualité sociale traditionnelle, la qualité sociale partenariale (12) et la qualité sociale inventive (13). Les formes composites observables sont alors plus nombreuses : d’une part, la forme domestique qui combine du traditionnel, du marchand et de l’industriel, d’autre part, la forme marchande partenariale et la forme industrielle-inventive. Il est maintenant possible de passer au niveau du marché des biens et services dans son ensemble. Lorsque la justice distributive (la concurrence) est au poste de commande de la formation des prix, ce qui vaut pour les produits-articles au sein d’un poste vaut entre produits-postes (14), si ce n’est que tous les marchés

12. L’échelle est la capacité du producteur à concevoir, avec l’utilisateur, un produit/ressource qui réponde bien à la demande du second et que le premier puisse fabriquer en conformité avec le « concept » issu de la phase de conception, capacité qui est reconnue dans la relation. 13. L’échelle est la façon dont l’invention, contenue dans le produit-article mis sur le marché par le producteur sans viser un utilisateur particulier, est appréciée par les utilisateurs en tant que la ressource dont ils peuvent disposer leur permet une nouvelle activité. 14. Ainsi, avec la qualité industrielle, il est juste qu’une automobile soit vendue plus cher qu’une trottinette parce que le coût normal de production d’une automobile (moyenne des articles) est plus élevé que celui d’une trottinette. Et avec la qualité marchande, il est juste qu’une automobile soit vendue plus cher qu’une trottinette parce que le marché révèle que les acheteurs ont un consentement à payer plus élevé pour une automobile que pour une trottinette. Dans le second cas, il peut être très rentable de produire des trottinettes et pas du tout de produire des automobiles (ou l’inverse). Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 31 ne sont pas nécessairement gouvernés par la qualité sociale industrielle ou par la qualité sociale marchande (15). Lorsque la relation prime, la justice distributive est un produit de la justice commutative. Si les prix qui se forment pour un ensemble d’articles relevant d’un poste donné de la nomenclature officielle des produits peuvent être dits justes en termes de relation, ils sont considérés comme justes à l’échelle sociétale et, de même, pour les articles relevant d’un autre poste. Ainsi la question de la justice distributive entre postes est réglée.

2.1.3. Qualité technique et qualité sociale : les formes d’institution des marchés Comme il a été souligné plus haut, la qualité technique ne peut être pensée sans la qualité sociale, et réciproquement. Le fait que l’on ne parle couramment que de la qualité des produits le rend manifeste. Cela signifie qu’une forme de qualité sociale ne peut que « aller avec » une forme de conversion, et réciproquement. A chaque couplage correspond une forme d’organisation du marché-segment délimité par cette institution. S’il y a plusieurs couplages qui opèrent à l’échelle d’un marché délimité par un poste de la nomenclature officielle (au niveau élémentaire ou au niveau retenu pour délimiter les secteurs et branches d’activité), ce marché est segmenté : il comprend plusieurs segments dont la forme d’institution concernant la qualité des produits-articles diffère de l’un à l’autre.

2.1.4. La compétitivité d’une entreprise sur un marché La compétitivité d’une entreprise est une catégorie associée aux produits qu’elle cherche à vendre. Cela n’a donc de sens d’en parler que pour l’une ou l’autre des activités dans lesquelles s’inscrit la production de l’entreprise, c’est- à-dire que la compétitivité de celle-ci s’entend sur un marché particulier. Plus précisément, sur un marché-segment et pour un produit-article. Pour chaque marché-segment, on est en présence d’une échelle de grandeur qui consiste à associer un juste prix au niveau de qualité de tel produit-article, niveau dont l’appréciation dépend de la forme du marché ou encore de la convention constitutive de la qualité (technique/sociale). Deux situations se présentent alors.

15. La théorie néoclassique de la formation des prix correspond au cas particulier où la qualité marchande est instituée partout et la théorie des prix de production au cas particulier où il s’agit de la qualité industrielle. Plus précisément, avec la convention de qualité marchande, on retrouve, comme cas particulier, la proposition sur laquelle débouche la théorie néoclassique des prix sans y arriver par la même démarche hypothético-déductive. C’est nécessairement à partir d’une autre axiomatique que l’on y parvient, puisqu’il s’agit seulement d’un cas particulier. Idem pour la théorie des prix de production. 32 Industrialisation et développement

Tableau 1 Formes du marché et de la conversion

Forme de la qualité sociale Forme de Forme du marché (institution d’une échelle juste) la conversion (en termes d’institution de (institution Primauté Primauté la qualité des produits-articles de la qualité de la justice de la justice sur ce marché) technique) distributive commutative (concurrence) (relation) Formes pures Traditionnelle Conjointe Degré de conformité à la tradition Industrielle Extérieure Antérieure au fonctionnement du marché (prix de production) Marchande Par les utilisateurs Révélée par le marché (prix de marché découlant des consentements à payer) Partenariale Conjointe Degré de performance de la relation partenariale Inventive Par les Degré de producteurs nouveauté de l’invention Formes Domestique Mixte de Mixte de degré de conformité à la composites conjointe, tradition, de prix de production et (observables) d’extérieure et de de prix de marché par les utilisateurs Industrielle Extérieure Prix de production (dominante) Marchande Par les utilisateurs Prix de marché (dominante) (consentement à payer agrégé révélé par le marché) Industrielle Mixte d’extérieure Mixte de prix de production et de intégrant inventive et de par les degré de nouveauté de producteurs l’invention Marchande intégrant Mixte de par les Mixte de prix de marché et de partenariale utilisateurs et de degré de performance de la conjointe relation partenariale Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 33

– Soit l’entreprise connaît son marché (ce qu’est un article de « bonne » ou de « mauvaise » qualité, en termes de niveau comme en termes de dispersion) et elle s’y adapte. Dès lors, elle est dite compétitive sur ce marché pour tel article si le coût complet de production de cet article (coût unitaire effectif (16)) est égal ou inférieur à son juste prix (son prix normal justifié par sa qualité). Le coût complet pour l’entreprise est celui qui comprend une rémunération normale du capital en argent avancé dans l’entreprise pour faire la production considérée (capitaux propres plus endettement). Autrement dit, c’est le prix de vente qui permet à l’entreprise de réaliser un taux de profit normal. Ainsi, une entreprise peut être compétitive aussi bien en vendant des produits-articles situés au bas de l’échelle de qualité que des produits-articles situés en haut de cette échelle (17). Elle n’est pas compétitive si son coût complet est supérieur, c’est-à-dire si, pour pouvoir le vendre normalement, elle doit le vendre au juste prix, ce qui conduit à une rentabilité dégradée ou à sous-payer les emplois salariés (voir infra). – Il n’en va pas de même dans le second cas où l’entreprise ne connaît pas la forme du marché ou n’arrive pas à s’y adapter. Certes, le constat est le même : les coûts unitaires de production (complets) effectifs des articles qu’elle cherche à vendre sont supérieurs à leurs justes prix. Mais dans ce cas, ce n’est pas parce que l’obtention de la qualité exigée est, pour elle, plus coûteuse que pour ses concurrents, mais parce que la qualité de ses articles n’est pas adaptée (18). Cette conceptualisation « intermédiaire » de la qualité d’un produit fonde donc la première hypothèse de base du programme de recherche selon laquelle la compétitivité d’une entreprise sur un marché dépend de la façon dont la qualité des produits y est instituée techniquement et socialement.

16. La question posée par le choix de l’unité physique de mesure est laissée ici de côté (exemple : faut-il compter la production en litres ou en nombre de bouteilles pour un producteur d’eau vendue en bouteilles ?). 17. A ce titre, on ne doit pas confondre « haut de l’échelle » et « haut de gamme ». En effet, une entreprise peut produire des articles dits « haut de gamme » en termes de niveau des caractéristiques (tendance centrale), alors qu’ils se trouvent classés en qualité au même niveau que des articles « milieu de gamme » parce que, en termes de fiabilité (écart-type) ils sont médiocres. 18. De même, pour une entreprise qui est compétitive sur un marché de type industriel ou marchand et qui aura beaucoup de mal à le devenir sur un marché pour lequel la relation partenariale prend de l’importance. 34 Industrialisation et développement

Figure 2 Les déterminants de la compétitivité d’une entreprise

Main-d’œuvre Prix d’acquisition des inputs (écarts par rapport aux normes) Moyens de production

Productivité standard Compétitivité

Degré de la qualité Productivité tenant compte (au regard de la qualité visée) de la qualité du produit (écart par rapport à un concurrent représentatif Degré d’adaptation de la qualité visée à la forme de qualité exigée sur le marché

2.2. La qualité des produits dépend de la qualité de l’emploi salarié Au point précédent, la qualité technique de production des produits- articles a été analysée sans faire intervenir que cette qualité technique de production procède du travail réalisé par les salariés et, en conséquence, sans se soucier de la façon dont la qualité de l’emploi salarié influence la qualité du travail. La seconde hypothèse repose sur cette liaison que la qualité des produits d’une entreprise dépend de la qualité, technique et sociale, de l’emploi salarié qui y est mobilisé via la qualité du travail effectué. Il revient au même de dire qu’à chaque forme de qualité des produits correspond une forme de qualité de l’emploi salarié, de sorte qu’une entreprise qui ne satisfait pas à cette exigence de cohérence a peu de chances d’être compétitive sur le marché considéré. L’élaboration « intermédiaire » de cette hypothèse doit commencer par traiter de la qualité de l’emploi salarié. Il sera ensuite question du lien entre la qualité de l’emploi salarié et la qualité des produits via la qualité du travail.

2.2.1. Une conceptualisation de la qualité de l’emploi salarié En établissant une transaction salariale avec l’employeur (l’entreprise en tant que personne juridique, physique ou morale), le salarié a cédé son droit Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 35 de disposer de l’effet de son activité à l’employeur en l’échangeant contre un salaire. Par cet échange, l’employeur-entreprise a acquis le droit de « disposer » du salarié dans certaines conditions. A ce titre, l’emploi traditionnel n’est pas un emploi salarié. En effet, la relation d’emploi traditionnel relève de la réciprocité (don/contre-don) et non pas de l’échange, qui est soumis à la règle d’équivalence entre la capacité de travailler et le salaire. Au contraire, le contre-don n’a pas à être équivalent au don. A s’en ternir aux emplois réalisant une production qui est vendue avec un marchandage du prix, l’employé est un aide-familial ou un apprenti du maître. Ce dernier fait don au premier d’un emploi lui permettant de se former en lui versant une rémunération en argent et, en contre-don, il l’aide en mettant sa capacité à s’activer au service du maître, le produit de cette activité ne lui appartenant pas. En principe, les emplois traditionnels ne font pas partie de l’activité industrielle au Maroc, notamment depuis la mise en œuvre du code du travail en 2004. Mais en pratique, même si on laisse de côté le personnel de service domestique, il existe des emplois salariés qui en relèvent encore pour une part. Puisqu’il s’agit d’emplois salariés, mieux vaut parler, comme pour les produits, d’emplois relevant d’un monde de production domestique (voir infra). On retrouve pour l’emploi salarié le même problème que pour un produit. Au même titre où une transaction commerciale ne peut avoir lieu que si le produit a été techniquement et socialement qualifié, une transaction salariale ne peut s’établir que si l’emploi salarié a été techniquement et socialement qualifié.

Qualité technique de l’emploi salarié : la conversion entre qualification acquise et qualification requise D’un côté, l’emploi salarié est celui d’un salarié qui a acquis une certaine qualification, ce qu’on doit appeler la qualité technique du salarié. De l’autre, l’emploi salarié est l’emploi auquel le salarié est affecté dans l’entreprise, celui qu’il va occuper en y réalisant son travail et qui exige une certaine qualification (ou compétence (19)). Cette qualification requise est la qualité technique de

19. Comme le terme « qualification » a acquis un premier sens associé à la forme « industrielle » de l’emploi salarié (voir infra), le terme « compétence »permet de capter le sens que prend le terme « qualification » dans des formes d’emploi salarié qui ne sont plus « industrielles », à commencer par la forme « marchande » pour laquelle c’est l’employeur qui fait la conversion, en prenant en compte des aspects de la qualification requise qui sont spécifiques à l’entreprise en raison des connaissances tacites qui y sont mobilisées. Beaucoup considèrent alors que « compétence » permet de capter ces aspects spécifiques. 36 Industrialisation et développement l’emploi occupé par le salarié en activité dans l’entreprise. On retrouve alors la conversion. En effet, une transaction salariale ne peut s’établir que si la conversion entre qualification acquise et qualification requise est assurée d’une façon ou d’une autre. Et l’on retrouve aussi, comme pour les produits, deux niveaux distincts : le niveau des classes d’emploi salarié par qualification et le niveau relatif à chaque emploi salarié en tant qu’il concerne un salarié particulier. La conversion doit être assurée à ces deux niveaux pour qu’une transaction salariale puisse s’établir. Ces deux niveaux sont indissociables, ce qui signifie que la modalité de conversion est la même. Il existe quatre formes logiquement possibles de conversion : – la conversion extérieure aux employeurs et aux salariés pris individuellement (qualification technique industrielle à laquelle a été associé le sens courant du terme « qualification » en tant qu’elle est extérieure à l’entreprise) ; – la conversion par les employeurs, qui se fait des qualifications requises aux qualifications acquises (qualification technique marchande pour laquelle on ne parle plus de qualification, mais de compétence) ; – la conversion par les salariés, qui se fait des qualifications acquises aux qualifications requises (qualification technique fondée sur la capacitéinventive du salarié, son aptitude à innover, et pour laquelle on préfère aussi parler de compétence) ; – la conversion conjointe par un couple constitué par un salarié et un employeur (qualification technique partenariale).

Qualité sociale de l’emploi salarié : les formes de fixation de salaires justes La qualité sociale de l’emploi salarié concerne la question du juste salaire. Cette qualité ne peut être pensée indépendamment de sa qualité technique dans la mesure où le salaire « juste » va être défini en se référant à la qualification technique. Il se peut que cette normalisation sociale soit telle qu’une partie de la somme totale d’argent que perçoit le salarié intègre une part variable qui tienne compte de ce que le producteur retire du marché de la vente du produit, mais il n’en reste pas moins que le salaire (et la masse salariale globale) est dissocié de la valeur ajoutée. A l’inverse, la qualité technique ne peut être pensée indépendamment de la qualité sociale dans la mesure où, envisagée isolément, la qualité technique n’est pas hiérarchisée. Elle ne peut l’être que par référence à la qualité sociale. On peut même dire que la qualité sociale est la hiérarchisation de la qualité technique. Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 37

On retrouve pour l’emploi salarié la même distinction que celle qui a été introduite pour les produits, à savoir, celle entre le juste en termes de domination de la justice distributive sur la justice commutative (la concurrence entre les employeurs et/ou entre les salariés prime sur la relation entre l’employeur et le salarié) et le juste en termes de domination de la justice commutative sur la justice distributive (la relation prime sur la concurrence, sans supprimer cette dernière). La justice concerne d’abord l’échelle entre les classes de qualification, puis l’échelle interne à une classe de qualification, le même principe de justice opérant à ces deux niveaux. De plus, elle concerne à l’amont la justice du niveau général des salaires au regard des autres revenus. Concernant l’échelle des salaires, ce sont en principe les salaires (horaires ou annuels) à durée normée du travail. A l’époque prise en compte (1998- 2012), comme c’est le cas pour la qualification des produits, les formes pures dominantes d’institution d’une telle échelle sont celles pour lesquelles la concurrence prime sur la relation. Ce sont la forme industrielle et la forme marchande. Le plus souvent les formes composites observables combinent les deux, mais avec la dominance d’une forme sur l’autre (hors forme domestique). – La forme industrielle va de pair avec la qualification technique procédant de la conversion extérieure. Elle consiste à normaliser les niveaux de rémunération des emplois salariés par classes en fonction des efforts respectifs qu’il faut fournir pour acquérir les qualifications techniques des diverses classes (en termes de durée d’étude ou de formation) et les niveaux de rémunération au sein d’une classe, en retenant des critères de différentiation objectifs (extérieurs à tel salarié et tel employeur) concernant le fait que tous les salariés d’une même classe n’ont pas précisément la même qualification (ancienneté, assiduité, rendement, etc.). Pour cette forme, il n’y a pas d’individualisation des salaires (20). Les grilles de rémunération des conventions collectives de branche relèvent de cette forme industrielle (21). – La forme marchande est celle qui va de pair avec la qualification technique procédant de la conversion par les employeurs. La qualité sociale

20. Certes, le salaire de X n’est pas le même que le salaire de Y, même s’ils sont dans la même classe puisque ce salaire dépend du rendement, de l’ancienneté, etc. et que ce ne sont pas les mêmes pour X et Y. Mais cette fixation du salaire de chacun est objective. « Individualisation » veut donc dire que le salaire de chacun est fixé soit par l’employeur (son représentant) sur la base d’une appréciation subjective de la qualité du travail du salarié soit dans la relation conduisant à une appréciation conjointe (intersubjective). 21. Ainsi que les grilles internes aux grandes entreprises au titre de ce que Piore et Doeringer (1971) appelle un « marché interne ». 38 Industrialisation et développement de l’emploi salarié est révélée par le marché du travail en tant que le salaire (moyen), qui se forme sur ce dernier, est l’expression de ce que les employeurs agrégés sont disposés à payer pour l’emploi de cette classe. De même au sein d’une classe, en laissant place à une individualisation des salaires (22). A ces deux formes pures de base s’ajoutent des formes qui se combinent à ces dernières : d’une part, la forme traditionnelle d’emploi, d’autre part, deux formes pures proprement salariales qui sont nouvelles et pour lesquelles la relation prime sur la concurrence, la qualification sociale partenariale et la qualification sociale inventive. –– La forme traditionnelle va de pair avec une qualification technique procédant d’une conversion conjointe. L’employé, qu’il est juste de payer plus cher qu’un autre, est celui qui exécute un meilleur travail en termes de conformité à la tradition, qualité du travail qui est appréciée dans la relation particulière qui se noue entre le maître et son employé. –– La forme partenariale va de pair avec la qualification technique procédant de la conversion conjointe partenariale. L’échelle de grandeur des salaires n’est plus associée au degré d’excellence dans la maîtrise des savoir-faire traditionnels, mais au degré d’excellence dans la maîtrise des blocs de savoirs qui sont constitutifs du patrimoine propre de l’entreprise et de celui du réseau (ou des) dans lequel elle s’inscrit, que ces savoirs soient techniques ou sociaux (ex . les connaissances tacites accumulées en matière de coordination entre les divers segments de la division du travail dans l’entreprise et dans le réseau). Ce degré d’excellence est apprécié pour chaque salarié dans la relation. –– La forme inventive va de pair avec la qualification technique procédant de la conversion par les salariés (de la qualification acquise à la qualification requise). Cette conversion est d’abord faite avant que la relation d’emploi du salarié concerné ne soit nouée, et elle est, ensuite, consolidée ou infirmée dans l’emploi. L’échelle de grandeur des salaires repose sur le principe selon lequel ce qui compte et doit se payer (la qualification qui a une valeur économique) est la capacité du salarié à innover (ou inventer). Pour ces trois formes pures, comme pour la forme marchande, il y a une individualisation des salaires. Les formes observables s’analysent comme étant des combinaisons de formes pures. A ce titre, la forme d’emploi salarial domestique se caractérise avant tout par le fait que l’employeur connaît

22. Le salarié qui demande une augmentation de sa rémunération ne fait plus valoir, comme avec la forme industrielle, qu’il a acquis (par formation ou sur le tas) une meilleure qualification « industrielle », mais qu’il a trouvé ou peut trouver des employeurs prêts à le payer plus cher, lui et pas un autre de même qualification « industrielle ». Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 39

(ou connaît quelqu’un qui connaît) personnellement ceux qu’il décide d’embaucher, cette connaissance personnelle relevant du contexte de vie hors entreprise. Concernant le niveau général des salaires considéré comme juste, la seule considération qui importe ici est la suivante : la base de détermination de ce niveau « juste » à l’échelle de l’ensemble de la société est, en tout état de cause, propre à la nation, voire à telle ou telle région au sein de celle-ci. De même que certaines normes en matière de durée du travail.

De la qualité d’un emploi salarié à la qualité de l’emploi d’une entreprise La qualité de l’emploi d’une entreprise (au titre de l’une de ses activités) est l’agrégation des qualités des emplois des salariés de l’entreprise. Puisque ces dernières sont hiérarchisées et que les salaires respectifs de ces salariés sont l’expression de cette hiérarchisation, qui est ainsi cardinale, l’agrégation en question relève du principe de la moyenne : la qualité de l’emploi d’une entreprise est mesurée par le niveau du salaire moyen par tête (moyenne des salaires horaires ou des salaires annuels normés en termes de durée).

2.2.2. Lien entre qualité de l’emploi salarié et qualité du produit : la qualité du travail La qualité technique de production d’un produit-article met en jeu la qualité des moyens de production fixes (équipements, etc.) et circulants (matières premières, autres approvisionnements dits intermédiaires) et la qualité du travail du collectif de salariés qui utilise ou transforme ces moyens de production. Mais que faut-il entendre par qualité du travail ? Il s’agit d’une médiation entre la qualité du produit et la qualité de l’emploi salarié de l’entreprise. Ce lien entre la qualité du produit et la qualité de l’emploi ne peut toutefois être pratiquement établi qu’au sein d’une même convention constitutive de la qualité. Autrement dit, il ne peut être construit que si la convention constitutive de la qualité du produit est la même que la convention constitutive de la qualité de l’emploi salarié. Si tel est le cas, on doit parler d’une entreprise cohérente. Cette cohérence donne tout son sens à l’adaptation dont il a été question à propos de la qualité du produit. Pour autant, il n’y a aucune raison a priori qu’une entreprise soit cohérente (23).

23. La principale critique qu’il y a lieu de faire à la théorie conventionnaliste aussi bien des « mondes de production » (Salais et Storper, 1993) que de l’entreprise (Eymard-Duvernay, 2004) est de considérer que cette cohérence est toujours acquise. 40 Industrialisation et développement

Plutôt que de conceptualiser ce lien « en cohérence » en toute généralité, c’est-à-dire quelle que soit la convention constitutive de la qualité qui est retenue, il est plus simple de le faire, d’abord, pour une convention particulière, puis de montrer que, sur le fond, l’argumentation est la même lorsqu’on passe à une autre convention. En l’occurrence, ce lien est d’abord conceptualisé pour la convention constitutive de la qualité dite « industrielle » (la qualité du produit et la qualité de l’emploi sont toutes deux appréciées sur la base de cette convention). Du côté de la qualité du produit, on a vu qu’un produit-article de meilleure qualité qu’un autre est un article qui se rapproche plus que l’autre d’une norme de qualification technique fixée extérieurement au producteur ou à l’utilisateur et que le fait que son juste prix soit plus élevé tient à ce que l’obtention d’une meilleure qualité implique un prix de production plus élevé quel que soit le producteur. Toutes choses égales par ailleurs pour les moyens de production, cela veut dire que l’emploi salarié global est, en moyenne, mieux rémunéré. Du côté de la qualité de l’emploi, on a vu qu’un emploi salarié particulier de meilleure qualité est un emploi qui est considéré comme tel au regard de critères objectifs, le principal d’entre eux étant la classe de qualification dont il relève (classe définie par la durée de formation nécessaire pour atteindre la qualification associée à cette classe : celle d’ouvrier spécialisé, d’ouvrier qualifié, de technicien ou d’ingénieur). En conséquence, un emploi global plus qualifié est celui pour lequel le salaire moyen normé est plus élevé, l’échelle des salaires étant celle qui vient d’être indiquée. La mise en relation entre ces deux points de vue cohérents sur la qualité du travail conduit bien à la conclusion qu’un produit de meilleure qualité tenant au travail est un produit qui mobilise un emploi global de meilleure qualité (24). Qu’en est-il si on retient, comme base de la cohérence, la convention constitutive de la qualité dite « marchande » ? Du côté de la qualification du produit, un article de meilleure qualité est alors un article qui répond mieux à la demande agrégée des consommateurs (les préférences individuelles des consommateurs quant aux caractéristiques d’usage prises en compte conduisent à des consentements à payer tels que l’article en question se vend

24. A ce titre, on peut analyser la théorie du salaire d’efficience (Schapiro et Stiglitz, 1984) comme étant une théorie propre au monde « industriel ». Cette théorie est fondée sur l’hypothèse d’une asymétrie d’information entre l’employeur et le salarié (le salarié peut « se la couler douce » dans le travail sans que l’employeur puisse automatiquement s’en rendre compte, mais le risque de se faire « chopper » n’est pas négligeable). Elle arrive à la conclusion que la productivité du salarié est fonction du salaire versé, en expliquant bien le salaire au rendement (individuel) lorsqu’il est praticable (ce qui n’est plus le cas avec le travail en équipe). Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 41 plus cher). Dès lors, puisqu’un article de meilleure qualité a un « juste prix » plus élevé, son coût de production normé peut être plus élevé sans porter atteinte à la rentabilité et, en conséquence, tous moyens de production étant égaux par ailleurs, les salariés considérés comme étant plus aptes à atteindre la qualité du produit la plus valorisée (économiquement) par le marché sont ceux dont les salaires vont être plus élevés. Du côté de la qualification de l’emploi salarié, un emploi salarié de meilleure qualité est, sous l’égide de la convention « marchande », un emploi qui se paye plus cher sur le marché du travail. En conséquence, un emploi global plus qualifié est tel que sa structure conduit à un salaire moyen plus élevé. Comme avec la convention industrielle, la mise en relation entre ces deux points de vue cohérents sur la « qualité du travail » conduit bien à la même proposition à caractère général. Notre seconde hypothèse de base est ainsi étayée.

2.3. Une typologie des mondes de production observables au Maroc A chaque convention se trouve ainsi associé un monde de production pur défini par une entreprise représentative cohérente. Toute entreprise de ce « monde » est en capacité d’adapter la qualité visée pour ses produits au type de qualité exigé par le marché sur lequel vendent toutes les entreprises de ce « monde ». Cette adaptation est rendue possible par un type de qualification des emplois salariés cohérent, en termes de convention constitutive de la qualité, avec le type de qualification des produits. Une telle inclusion n’implique pas que toutes les entreprises réalisent un seul produit-article et que, pour toutes, ce dernier soit au top du type de qualité exigée. Au contraire, ces produits- articles sont le plus souvent divers pour une entreprise et différents d’une entreprise à l’autre. De plus, toutes les entreprises qui relèvent de ce « monde de production » (pur) ne sont pas nécessairement équi-compétitives : certaines sont plus compétitives que d’autres bien qu’elles relèvent toutes de la même cohérence. Les mondes de production purs à prendre en compte sont ceux qui sont délimités par les conventions de qualité précédemment listées – ce sont les mêmes pour les produits et pour les emplois (voir supra). On en déduit une typologie des mondes de production composites qui sont observables au Maroc. Un monde de production composite se définit logiquement comme une configuration articulant plusieurs mondes purs, tels que définis ci-dessus. Il présente à ce titre une certaine cohérence interne – une entreprise de ce 42 Industrialisation et développement monde n’est donc pas une entreprise dont le mode de gestion opérationnelle et la qualification de la main-d’œuvre seraient en totale incohérence avec les exigences de la compétitivité. Puisque les entreprises qui produisent au Maroc sont à la fois des entreprises qualifiées de « marocaines », en raison de la nationalité de leurs propriétaires et dirigeants, et des entreprises dites « étrangères », dont l’existence et le développement tient à des investissements venant de l’étranger, et puisque les marchés sur lesquels vendent les unes et les autres sont divers quant à la convention de qualité qui y fonde de façon dominante l’exigence de compétitivité, il n’y a aucune raison, a priori, pour que l’on n’en rencontre pas toutes les configurations composites logiquement possibles. Il n’en reste pas moins que la formation d’un monde de production composite observable en tel lieu à telle époque ne se comprend qu’historiquement. Il est le résultat d’une histoire faite d’hybridations successives dont l’impulsion a pu être interne ou externe au Maroc. Pour la période passée en revue, il est évident que l’on ne peut en rester à la vieille hypothèse dualiste qu’il y aurait, d’un côté, un monde de production traditionnel et, de l’autre, un monde de production moderne. D’ailleurs, cette hypothèse n’intègre pas le fait qu’il n’y a pas un seul monde de production moderne, mais au moins deux, le monde industriel et le monde marchand (si on s’en tient à la modernité dans laquelle la justice distributive domine la justice commutative, c’est-à-dire à celle dans laquelle la concurrence prime sur la coopération). Comme tel, le monde de production traditionnel n’existe plus. A s’en tenir aux entreprises dites « marocaines », l’hybridation de ce monde qui a eu lieu s’est faite tantôt en intégrant des caractéristiques du monde industriel, tantôt en intégrant des caractéristiques du monde marchand ou même les deux à la fois. Dès lors, le premier des mondes de production à même de faire partie de la typologie des mondes de production suggérée pour le Maroc est un monde domestique combinant au moins les formes traditionnelle, industrielle et marchande. Une entreprise de ce monde combine un système de relations de travail fondées sur le paternalisme, la dépendance et le clientélisme, une préférence pour le profit à court terme et la rentabilité immédiate et un objectif d’effort et d’implication imposé aux salariés. En le qualifiant de « domestique », on prend en compte le fait qu’en matière de management et de gestion des ressources humaines, la valeur qui sous-tend les conventions qui gouvernent les pratiques est le lien paternaliste au sens familial du terme (25).

25. Cette dénomination est reprise de la théorie développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) qui postule que les formes d’organisation humaines observables dans un contexte démocratique peuvent s’analyser en se référant à un modèle d’organisation qualifié Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 43

Selon une enquête sur l’entreprise marocaine réalisée à la fin des années 90 (El Aoufi, 2000), un nombre important d’entreprises « marocaines » relèvent de ce monde. La transformation qui s’est opérée au Maroc ne s’est pas limitée à l’hybridation de la forme traditionnelle conduisant au monde de production domestique. Surtout dans l’industrie, il y a tout lieu de retenir l’hypothèse que des entreprises « marocaines », souvent en relation avec la nécessité de s’adapter aux exigences de clients « étrangers » (y compris implantés au Maroc), relèvent de façon dominante des mondes de production proprement modernes que sont le monde industriel et le monde marchand, et même de ces nouveaux mondes composites qui ont vu le jour au tournant du XXIe siècle dans les pays industrialisés, le monde industriel-inventif procédant d’une hybridation du monde industriel par le monde inventif et le monde marchand-partenarial procédant d’une hybridation du monde marchand par le monde partenarial (insertion de l’entreprise dans un réseau impliquant une coopération entre de cité – une cité est définie par cinq principes, dont le cinquième est le « principe de bien supérieur commun » stipulant qu’une cité repose sur une conception commune du bien qui est considéré comme supérieur, principe qui s’accorde avec la référence à une valeur particulière. Toute cité comprend des « grands » et des « petits », les « grands » étant ceux qui investissent pour faire en sorte que le bien commun soit disponible pour tous. D’une cité à l’autre, ce bien supérieur commun et cette valeur ne sont pas les mêmes. A chaque cité est associé un monde : un monde est une cité dotée de ses objets. L’une de ces cités est la cité domestique. Cette théorie des « grandeurs » peut être mobilisée pour démontrer le bien-fondé des hypothèses intermédiaires du programme de recherche « Made in Morocco ». Elle pose, toutefois, comme d’ailleurs la théorie des « mondes de production » de Salais et Storper (1993), un problème de taille : ne pas capter la grande distinction historique entre le traditionnel et le moderne. Ainsi, les « cités » et « mondes » en question dans ces théories sont relatifs à ce qui est observable dans une société moderne-démocratique avancée. C’est la raison pour laquelle une distinction est faite ici entre le monde de production traditionnel et le monde de production domestique. Pour nos auteurs, c’est en référence à la génération, à la tradition et à la hiérarchie qu’un ordre domestique est établi. S’agissant d’un monde de production dans lequel cette dernière est réalisée par des entreprises dans lesquelles ceux qui y travaillent ne sont pas de la même famille, l’échelle de « grandeur » entre les « grands » et les « petits » n’est pas générationnelle, mais hiérarchique. Le lien de dépendance entre les êtres d’une telle cité est hiérarchique. La situation dans cette hiérarchie dépend de la façon dont on est apprécié, considéré et finalement distingué par ceux qui sont situés au-dessus dans la hiérarchie. On progresse dans la hiérarchie en raison du choix électif d’un supérieur, ou encore d’un chef, qui fait sortir du rang. Les qualités exigées pour ce faire sont la correction, la fermeté, la fidélité et l’exactitude. L’entreprise est assimilable à une maison (maison de commerce) qui, à la façon dont le foyer a une “âme”, possède un “esprit” : « Ne pas oublier que c’est pratiquement du chef que dépend l’esprit d’une entreprise ou d’un service, et que par conséquent c’est lui qui rendra agréable ou non de travailler sous ses ordres […]. Si vous êtes tenté d’en dire du mal (de votre entreprise), pensez à ce proverbe chinois : « Si tu ne chantes pas les louanges de ta maison, elle te tombera sur la tête. » (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 218-219) 44 Industrialisation et développement client et fournisseur). Quant aux entreprises « étrangères » implantées au Maroc, tout laisse à penser qu’elles relèvent de l’un ou l’autre de ces quatre mondes de production. La typologie retenue comprend au total cinq mondes de production composites. On ne peut déduire de la façon dont ils ont été construits (logiquement et historiquement) que les entreprises qui répondent à la demande intérieure relèveraient du monde domestique et que celles qui exportent vers les pays industrialisés relèveraient des autres. Même si les chances en ces deux sens sont loin d’être négligeables. Le critère distinctif – la convention constitutive de la qualité (produit-travail-emploi) – n’est pas le taux d’ouverture à l’exportation. Il y a lieu, toutefois, de noter que les mondes de production composites, pour lesquels la demande émane des pays industrialisés, ont en commun que la norme salariale, qui prévaut pour déterminer, tout à la fois, les coûts de production dont découle la compétitivité de ces entreprises (voir schéma) et les justes prix, est celle d’un pays en voie d’industrialisation (et non pas celle d’un pays industrialisé). Ceci étant, le principal intérêt de l’analyse qui vient d’être avancée est de comprendre, au double sens du terme, les situations qui se caractérisent, pour une entreprise, par un manque plus ou moins marqué de cohérence, au sens qui a été défini, c’est-à-dire une discordance entre la qualité du travail qui découle de la qualité de l’emploi salarié, d’une part, et la qualité du travail exigée par la qualité des produits visée, d’autre part, étant entendu que cette qualité dépend du type de marché sur lequel l’entreprise vend et donc du monde de production associé à ce type de marché. Autrement dit, cette discordance signifie que la qualité des produits effectivement obtenue n’est pas à la hauteur de celle qui est visée. Elle se traduit par un manque de productivité au regard de celle des concurrents implantés dans d’autres pays, manque qui ne peut être compensé, en termes de compétitivité, que par des salaires plus bas. Ce manque peut avoir diverses causes, la principale étant que le type d’offre d’emploi au Maroc et la nature « sous-fordienne » de la relation salariale (El Aoufi, 1992) ne permettent pas d’obtenir la qualité du travail exigée, déjà si le monde de production imposé par la demande est à dominante industrielle ou à dominante marchande, a fortiori s’il est marchand-partenarial ou marchand-inventif avec insertion dans un réseau. Les propositions spécifiques au Maroc, dont il a été fait état plus haut, permettent ainsi de révéler les limites de la « stratégie » qui sous-tend le « Plan Emergence » (Piveteau, Rougier, 2011) et qui repose sur les principes généraux suivants : Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 45

–– fonder le développement du système industriel sur l’impulsion externe (investissements directs étrangers, sous-traitance, franchise, etc.) ; –– capturer les opportunités offertes par la mondialisation en recentrant les incitations, notamment fiscales, sur les « métiers mondiaux » du Maroc sélectionnés par le Programme Emergence (offshoring, automobile, électronique, transformation des produits de la mer, aéronautique, textile et cuir, agroalimentaire) ; –– favoriser la production destinée, directement ou indirectement, au « marché mondial » en essayant de s’adapter aux règles de libre-échange de l’OMC. Quant à l’argumentaire en faveur d’une telle stratégie, il se résume pour l’essentiel en quatre points : (i) La demande mondiale est en forte progression. Si les entreprises qui s’implantent au Maroc sont aptes à y répondre, elles vont augmenter leur production et tirer toute l’économie marocaine sur la voie d’une croissance continue. (ii) Pour pouvoir exporter (y compris tourisme), les entreprises qui produisent au Maroc doivent être « au niveau » en termes de coût (pour l’usager-acheteur), de qualité et de délai. (iii) Une entreprise dont la production au Maroc est destinée à l’exportation (ou à être un fournisseur d’une ou plusieurs entreprises spécialisées à l’exportation) participe au développement du Maroc pour trois raisons : d’une part, elle est susceptible de créer des emplois en raison de la progression de la demande mondiale à laquelle l’entreprise répond. D’autre part, elle peut mobiliser une main-d’œuvre salariale dont la structure est, en moyenne, plus qualifiée que celle des entreprises qui produisent, directement ou indirectement, pour le marché intérieur, et, en conséquence, elle génère une hausse du salaire moyen. Enfin, elle acquiert la capacité d’être compétitive sur le marché intérieur face aux importations. (iv) Une production « moderne » (industrialisée) se substitue ainsi à une production « traditionnelle » (préindustrielle ou artisanale) qui est en tout état de cause condamnée, à terme, à disparaître. Un tel argumentaire repose sur l’idée que la compétitivité à l’exportation et la compétitivité à l’importation seraient une seule et même chose. Or, au plan théorique, la prise en compte de la différentiation des marchés selon la façon dont la qualité des produits y est instituée techniquement et socialement invalide cette idée, tandis que la progression observée des importations invite à mettre en question sa pertinence. 46 Industrialisation et développement

3. Hypothèses et voies de recherche

L’originalité de la problématique du programme de recherche « Made in Morocco » se résume en trois points qui font système : –– D’abord, elle ne s’en tient pas au sens strict du concept d’industrialisation, qui invite à se focaliser sur l’industrie manufacturière, mais l’envisage aussi au sens large qui est transversal à toutes les activités de la vita activa (Arendt, 1983), puisque la dite industrialisation signifie qu’une séparation existe entre le moment de la conception et le moment de la réalisation d’une quelconque activité (individuelle ou collective). Cette séparation étant avant tout temporelle, puisque la conception précède alors la réalisation, et souvent sociale en ce sens que ce ne sont pas les mêmes personnes qui conçoivent et qui réalisent (ce qui n’est pas le cas pour une activité artisanale-traditionnelle). –– Ensuite, ne se limitant pas à des analyses sectorielles où chaque secteur est considéré comme un tout significatif, elle se place à l’intérieur du secteur en prenant comme unité d’analyse l’entreprise (au titre de l’une de ses activités, si elle est à activités multiples) et se préoccupe de cerner la diversité des entreprises au sein de chaque secteur, quitte à faire apparaître la transversalité aux autres secteurs de la typologie rendant compte de cette diversité. –– Enfin, sans tomber dans la juxtaposition de diagnostics sectoriels, il s’agit de privilégier une perspective analytique globale mettant en lumière les limites du processus d’industrialisation au Maroc (y compris dans sa trajectoire à l’œuvre) en termes de contribution au développement économique, social et humain du pays. Autrement dit, au-delà du diagnostic réduit à une simple addition de « points faibles » propres à chaque secteur, il convient de mettre en exergue, plus fondamentalement, les limites structurelles et, en conséquence, transversales à tous les secteurs, que ce soit en matière de relations intersectorielles, de formation de la main-d’œuvre, de potentiel de recherche-développement et de capacité d’innovation, ou encore de financement. La démarche adoptée consiste à enchaîner quatre voies de recherche complémentaires et ne pouvant être empruntées indépendamment les unes des autres (figure 3) : –– une mise en perspective historique du processus d’industrialisation ; –– des études sectorielles ; –– des enquêtes et des monographies d’entreprises ;une analyse théorique et empirique du régime industriel en relation avec le mode de développement. Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 47

Figure 3 L’enchaînement des voies de recherche

C4

Thématiques transversales C0 C1

Cadrage théorique et mise Analyses sectorielles en perspective historique

C2 C5

Enquête Synthèse

C3

Monographies d’entreprise

3.1. Une mise en perspective historique : le processus d’industrialisation L’objet de cette première voie est une mise en perspective historique du processus d’industrialisation au Maroc depuis l’Indépendance. Il s’agit, d’abord, de décrire à grands traits le cheminement suivi et de repérer, ainsi, les différentes trajectoires en termes de continuité et/ou d’inflexion, de nature et de dynamique, puis de prendre en compte les « stratégies d’industrialisation » qui ont été successivement mises en œuvre. Autrement dit, les choix de politique industrielle à l’œuvre aujourd’hui sont analysés dans le prolongement d’un processus d’industrialisation d’ensemble ayant cheminé de façon constante de stratégies de type intraverti et centré sur le marché intérieur (Pan quinquennal 1960-1964, stratégie de substitution des importations) vers des modalités d’extraversion industrielle et d’ouverture sur les investissements étrangers et les marchés externes (stratégie de promotion des exportations, programme d’ajustement structurel, mise à niveau et, enfin, émergence).

3.2. Une analyse empirique : trajectoires sectorielles et configurations d’entreprises La seconde voie analytique et compréhensive prend appui sur la réalisation d’études sectorielles couvrant tout ou partie de l’industrie manufacturière. 48 Industrialisation et développement

Mobilisant les données disponibles, ces études couvrent, en principe, tous les secteurs de l’industrie de transformation et comprennent le traitement des données individuelles permettant d’appréhender la différentiation intra sectorielle des entreprises (voir infra) (26). Mais les données disponibles ne sont pas adaptées à la problématique du programme. Tout particulièrement, elles ne renseignent d’aucune façon sur les formes d’institution de la qualité des produits et des emplois. A l’inverse, des monographies d’entreprises peuvent le permettre en appréhendant, à ce titre, les entreprises enquêtées à la fois en état et en évolution. Mais on ne peut pas pour autant considérer ces entreprises comme étant représentatives. Une enquête spécifique s’avère, ensuite, nécessaire. Elle se situe en position intermédiaire entre les études sectorielles et les monographies d’entreprises. Ces dernières doivent permettre d’affiner les résultats de l’enquête. La question de la « représentativité » de l’échantillon d’enquête (ensemble des secteurs ou, simplement, au sein de chaque secteur) doit être tranchée eu égard à la disponibilité des données. En tout état de cause, on doit prendre en compte une distribution des entreprises selon un critère particulier. Compte tenu des hypothèses retenues pour le Maroc, il y a une forte probabilité que les marchés d’exportation soient institués, en ce qui concerne la qualité des produits, différemment que le marché intérieur. Dès lors, le critère pertinent, au regard des données disponibles, est la part des exportations dans le total des ventes. Il y a lieu de voir si d’autres critères, tels le salaire moyen ou la valeur ajoutée par emploi (ou par heure de travail) conduisent, ou non, à une autre solution de sélection. C’est aussi à partir de ces premiers résultats que sont sélectionnés les secteurs soumis à un examen plus approfondi, à la fois quantitatif et institutionnel (voir infra). Enfin, un diagnostic général est établi à partir de la mise en évidence des similitudes et des différences entre les différents diagnostics sectoriels. Les hypothèses retenues au point de départ du programme invitent à penser que les similitudes, ayant par définition des causes transversales, doivent l’emporter sur les différences. Ce diagnostic général doit déboucher, pour l’essentiel, sur une caractérisation d’ordre théorique du régime d’industrialisation à l’œuvre au Maroc et à une appréciation des limites de sa contribution effective au développement national au regard du régime normatif.

26. Dans la suite, pour ne pas « charger » le texte de ce chapitre, le terme « entreprise » est utilisé indifféremment pour désigner aussi bien une entité juridique qu’un établissement (unité de production prise en compte dans l’EAE). Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 49

3.2.1. Une déformation sectorielle et une différentiation intra- sectorielle

Chaque étude sectorielle comprend un moment empirique et un moment théorique. Dès lors que l’explication donnée aux faits observés est institutionnelle, le moment empirique ne doit pas se limiter à une analyse quantitative permise par les données disponibles. Il doit aussi comprendre, autant que faire se peut, un volet institutionnel. La principale source d’informations mobilisée pour réaliser le volet empirique-quantitatif de ces études sera l’enquête annuelle sur l’industrie de transformation (EAE) portant sur les unités de production des entreprises de plus de 10 personnes et effectuée chaque année par le ministère du Commerce et de l’Industrie (la série des résultats de l’enquête de 1998 à 2012 (27)). Les données de l’EAE seront complétées par les données tirées des comptes nationaux concernant la série des équilibres annuels entre les ressources et les emplois par produits sur la même période, équilibres qui permettent de prendre la mesure, pour chaque produit considéré au niveau d’agrégation retenu, à la fois du taux d’ouverture (part des exportations dans la production intérieure du produit) et du taux de pénétration (part des importations dans la demande intérieure du produit (28)). Le niveau d’agrégation retenu sera celui qui conduit à distinguer vingt secteurs/branches au sein des industries couvertes par l’EAE (29) ainsi que les vingt produits correspondants. Comme cela est visualisé dans un schéma (voir figure 4), la composante « études sectorielles » comprend deux sous-composantes. La première couvre tous les secteurs de l’industrie

27. Pour respecter les exigences du secret statistique, les données individuelles, qui sont nécessaires pour l’étude de la différentiation intra-sectorielle des entreprises, devraient être rendues disponibles sans indication du nom de l’entreprise. Par contre, pour le suivi dans le temps, elles devraient l’être avec un numéro pour chaque entreprise, ce numéro étant inchangé dans le temps (sauf indication expresse des services du MCI tenant à une fusion, etc.). 28. On sait que plus le niveau d’agrégation retenu est élevé, plus il existe un montant important d’importations du produit considéré qui répondent à la demande, au titre de leurs consommations intermédiaires, d’entreprises qui réalisent ce produit (en raison d’une structuration interne à la branche/secteur considérée, structuration interne qui génère des intra consommations). Et certaines de ces importations sont réalisées par des entreprises dont une part de la production est exportée. La demande intérieure du produit à prendre en compte est donc la demande intérieure globale (y compris les consommations intermédiaires du produit, dont les intra consommations font partie). 29. Industries alimentaires, coke, raffinage, minerais non métalliques, métallurgie, ouvrages en métaux, machines et appareils électriques, radio, télé, communication, machines et équipements, instrument médical, de précision et d’optique, automobile, Autre matériel de transport, bois et articles en bois, meubles et industries diverses, papier et carton, imprimerie, caoutchouc, plastique, chimie, textile, habillement, cuir et chaussures. 50 Industrialisation et développement manufacturière, tandis que la seconde est un approfondissement pour certains secteurs.

Figure 4 Études sectorielles : une analyse quantitative et institutionnelle

Analyse quantitative Analyse quantitative et institutionnelle

Industrie Secteur Entreprise Secteur Entreprise

Enquête entreprise Synthèse

On considère, d’abord, l’industrie dans son ensemble, et on traite de sa place dans le système productif marocain. Il s’agit pour l’essentiel d’une description de la déformation de la structure de l’industrie par secteurs, en termes d’emploi, de valeur ajoutée (à prix courants et à prix constants), d’exportation et de couverture du marché intérieur par la production intérieure, de 1998 à 2012. On prend, ensuite, chaque secteur comme un tout et, sur la base d’indicateurs pertinents, on dresse pour chaque secteur un profil à la fois institutionnel et en termes de structure productive, de performance et de contribution au développement national. Une troisième perspective analytique porte sur la différentiation intra sectorielle des entreprises. Il s’agit à la fois de décrire l’état de cette différentiation et son évolution. Les variables de différentiation retenues sont, d’une part, celles qui caractérisent la structure productive (part de la valeur ajoutée dans la production, structure de la main-d’œuvre par qualification, intensité capitalistique, structure du capital avancé (circulant/fixe), etc.), et, d’autre part, celles qui sont relatives aux performances productives (valeur ajoutée par emploi, salaire moyen par tête, taux de marge (EBE/valeur ajoutée), taux de rentabilité global et propre, taux d’exportation. A l’échelle de chaque secteur et tous secteurs confondus, des distributions conditionnelles sont établies ainsi que la recherche de corrélations entre variables, notamment entre le taux d’exportation et la valeur ajoutée par emploi (productivité apparente du Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 51 travail en valeur à prix courants), ainsi qu’entre la productivité et le salaire moyen. L’approche empirique et institutionnelle comprend, notamment, le cadre défini par la politique industrielle pour les agents/acteurs d’un secteur particulier. La mise en rapport des deux perspectives quantitative et institutionnelle doit permettre de formuler un certain nombre de conjectures concernant la différentiation sectorielle des contributions au développement national. A ce titre, un approfondissement est réalisé pour certains secteurs (enquête entreprise). Le principal critère de sélection est alors le degré de proximité de la trajectoire évolutionnaire du secteur avec le régime industriel « normatif » fondé sur la qualité (du travail, des processus et des produits), l’innovation et l’enchâssement territorial. Bref, eu égard à la contribution plus ou moins forte des différents secteurs au développement du pays.

3.2.2. Une variété de configurations d’entreprises L’enquête entreprise a pour visée de fournir une description des différentes configurations de l’entreprise marocaine sur la base d’une série d’indicateurs d’« état » et d’« évolution » ayant trait au cadre institutionnel et organisationnel, aux structures productives, à la dynamique du marché, aux facteurs de compétitivité, à l’évolution des grandeurs et aux tendances observées depuis 1998. L’enquête repose sur un questionnaire portant à la fois sur la situation de l’entreprise, tout particulièrement en ce qui concerne les marchés, la qualité du travail, la qualité des produits et sur son évolution en relation avec les dynamiques du régime industriel au niveau international. Outre les limites liées au modèle de l’enquête directe, les biais de « subjectivité » dans l’exploitation des résultats peuvent être surmontés, peu ou prou, par le recours aux monographies. En effet, ces dernières sont à même de contribuer, d’une part, à « factualiser » les différents « états » et « positions » des entreprises sur le marché ; d’autre part à « objectiver » les « récits » en termes de disposition des entreprises à internaliser les exigences de productivité et de compétitivité qui sont propres au monde de production auquel elles se rattachent au titre de tout ou partie des articles qu’elles produisent. Avec les monographies d’entreprise, on passe de la situation appréciée en termes quantitatifs à un questionnement ouvert portant principalement sur l’évolution appréciée en termes qualitatifs (institutionnels, si on préfère). L’enjeu de chaque monographie est donc d’observer et de caractériser le cheminement suivi par l’entreprise. 52 Industrialisation et développement

Les entreprises pour lesquelles une monographie est réalisée sont sélectionnées compte tenu de la variété des « états » (situations, positions) et des « évolutions » (dynamiques, dispositions) sur les marchés en termes de formes d’institution de la qualité des produits. L’un des objectifs d’une monographie est de faire apparaître, sur la base d’une description empirique, la variété des cheminements suivis par les entreprises (y compris l’absence de changement marqué). Prenant appui sur la « mise à l’épreuve » du dispositif conceptuel, en termes de diversité des mondes de production et de degré d’adaptation d’une entreprise aux exigences spécifiques à son monde (ou ses mondes) de rattachement, cette caractérisation d’ordre théorique doit déboucher, in fine, sur une typologie générale de la variété d’entreprises.

3.3. Régime d’industrialisation et mode de développement : une norme de référence pour fonder un diagnostic La trajectoire d’industrialisation constitutive de la nouvelle dynamique de développement économique, social et humain visée par la politique conduite à partir de 1998 est, par définition, une trajectoire normative, qui se distingue de la trajectoire effectivement frayée. Cette trajectoire normative est en premier lieu un régime d’industrialisation. Le propre d’un régime est d’être un processus assurant l’autoreproduction de régularités au cours d’une période de moyen ou long terme (voir à ce sujet les travaux, en France, de l’école de la régulation). Ce régime s’inscrit dans un contexte mondial particulier. Ses principales caractéristiques en découlent, étant donnée la position initiale du Maroc dans la division mondiale de la production et le niveau de son développement (mesuré en termes d’IDH). Cette détermination signifie que ce régime normatif est en correspondance de phase avec le « nouveau monde industriel » (Veltz, 2000) dans lequel l’avantage compétitif est fondé, notamment, sur la dynamique d’innovation et d’apprentissage, l’incorporation des normes qualité dans le travail et dans les produits, l’ancrage territorial, la qualité de « l’architecture institutionnelle » (Aoki, 2001). Une telle « correspondance de phase » implique que les entreprises implantées au Maroc soient à même d’intégrer, progressivement, les compétences nécessaires pour répondre à la demande intermédiaire d’entreprises de ce « nouveau monde » ou à la demande finale formant système avec ce dernier. C’est d’un tel régime d’industrialisation que procède un mode de développement autocentré et auto-entretenu. Dans le cas du Maroc la perspective d’un infléchissement du processus d’industrialisation passé et d’un recentrage du mode de développement sur les capabilités (au sens de Sen, Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 53

1999, 2009) prend appui sur les quelques hypothèses suivantes (El Aoufi, 2005, 2009) : (i) La première concerne l’engagement de l’État dans le processus de dotation en capacités humaines des catégories les plus défavorisées. Cet engagement doit privilégier, de façon intégrée et cumulative, les domaines de l’éducation de base et de l’alphabétisation, de l’accès aux soins de santé, à l’eau potable et à l’électricité, des infrastructures de base, etc. L’arbitrage en faveur de ces domaines d’intervention publique est justifié non seulement par l’ampleur du déficit enregistré (Rapport du cinquantenaire, 2005), mais aussi et surtout par les possibilités qu’ils offrent en termes de réalisation des choix des citoyens, de réduction des inégalités, de capabilités et d’amélioration des autres indicateurs du développement humain, en particulier le niveau de revenu et de la croissance économique. (ii) Une seconde hypothèse a trait au rapport entre croissance économique et politiques sociales, en général, et aux contraintes liées au financement de ces dernières, en particulier. Outre l’argumentation théorique en faveur d’une dynamique de la croissance économique tirée par les processus d’accroissement des capacités humaines, l’expérience marocaine a largement invalidé les modèles faisant dépendre les dépenses sociales de la réalisation hypothétique d’un taux de croissance élevé. C’est précisément en raison de cette dissociation contreproductive que les contraintes budgétaires ont été, d’année en année, dupliquées et qu’a été reproduit le cercle vicieux des lois de finance. La perspective formulée par rapport à cette problématique met en jeu, au contraire, l’impératif de refonder le régime de croissance sur un bouclage des enchaînements macroéconomiques incorporant dynamique de la productivité et dynamique de la demande populaire. Cette macroéconomie « consensuelle » et « utile », sans être incompatible avec les critères d’ouverture sur les marchés internationaux, de compétitivité externe, de promotion des exportations et d’incitation aux investissements, est la seule qualifiée pour amorcer un processus vertueux et autoentretenu de croissance combinant introversion et extraversion, dynamique d’élargissement du marché interne et maîtrise des relations externes. (iii) Dans la même optique, l’engagement volontariste de l’État ne saurait être exclusif du rôle complémentaire incombant au secteur privé. Outre la création de richesses et de valeurs, l’entreprise moderne contribue à l’innovation sociale, à la codification du rapport salarial et à l’organisation des relations professionnelles. Les nouvelles normes sociales définies notamment par l’OIT (responsabilité sociale de l’entreprise, travail décent, interdiction du travail des enfants, etc.) tendent à s’imposer, en ce début de siècle, 54 Industrialisation et développement comme des critères d’efficacité et de compétitivité internationale obligeant les entreprises nationales à reconfigurer leurs procédures de management eu égard au respect des droits fondamentaux des salariés et à l’application de la législation du travail. Ces principes, convergents avec les objectifs du développement humain, impliquent cependant un infléchissement de la dépendance du chemin, c’est-à-dire un renversement du régime de croissance tirée de façon prévalente par l’avantage comparatif salarial, la disqualification du droit du travail et le recours aux formes d’emploi informel et précaire. Un tel renversement prend acte des perspectives à l’œuvre à l’échelle mondiale en matière de travail et d’emploi. De fait, les modèles productifs du « nouveau monde industriel » ont tendance à valoriser les ressources humaines, à mobiliser les compétences et à asseoir les différentiels de compétitivité sur la qualité des procédés, des processus et des produits. Les opportunités associées à ces modèles productifs doivent constituer un facteur d’impulsion d’une nouvelle dynamique de création d’emplois qualifiés et d’incitation à l’emploi des jeunes. (iv) De façon plus structurelle, la définition d’un régime d’industrialisation enrichie en emplois est connivente d’une politique industrielle volontariste et intégrée. Outre l’impact décisif produit sur le maillage du tissu productif, la politique industrielle intégrée a pour vertu de contribuer à l’extension de l’emploi salarié (au détriment des formes domestiques, atypiques et vulnérables) et à l’élargissement des bases de la société salariale. Les éléments de bilan concernant les relations de longue période entre la croissance économique et les catégories d’emplois font apparaître un processus de salarisation restreinte, voire de désalarisation qui n’est pas sans liens avec l’échec des stratégies d’industrialisation. Une telle évolution semble pour le moins paradoxale eu égard, précisément, au régime d’industrialisation extensive dominant, fondé sur des niveaux faibles de productivité et sur un coût du travail relativement bas (El Aoufi, 1992). Le renforcement des relations clients-fournisseurs entre les branches industrielles est susceptible d’engendrer des dynamiques d’emploi salarié contribuant à affranchir l’économie et la société des modalités d’emploi domestique et informel et à réduire cette non- liberté économique que constituent le chômage ou les activités de survie. (v) Enfin, comme l’impératif de recentrage de la croissance sur la finalité de l’emploi, la perspective d’un développement industriel volontariste et intégré suppose la cohérence de l’architecture institutionnelle et la complémentarité de ses instances de décision, d’une part, la réforme par la délibération publique et par le consensus politique, d’autre part. Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 55

La première condition prend en considération l’influence conjointe des différentes institutions sur l’économie dans son ensemble. De même, elle tient compte de l’interdépendance des processus de décision des agents. Par ailleurs la hiérarchie institutionnelle (Aoki, 2001) entre différents niveaux territoriaux et instances décisionnelles implique des arrangements institutionnels constants (Greif, 2006 ; North, 2005) : les institutions centrales ne produisent pas toujours des effets différenciés et cohérents au niveau local, et, inversement, les institutions locales n’engendrent pas que des effets locaux mais peuvent affecter l’équilibre de l’économie tout entière (Boyer, 2004). Plusieurs domaines peuvent inciter dans le cas du Maroc à la recherche d’une plus grande complémentarité institutionnelle : complémentarité entre système d’éducation et de formation et système productif, entre développement rural et industrialisation, entre promotion des exportations et élargissement du marché interne, entre système financier et investissements de long terme, entre équilibre budgétaire et équité fiscale, entre création d’entreprises et incitations salariales et protection du travail, entre politiques sectorielles ciblées sur les secteurs compétitifs et politique nationale, intégrée, autocentrée et durable, etc. Il est courant de considérer que l’avenir comprend des possibles et que le passage du temps se traduit par la sélection de l’un de ces possibles. Henri Bergson invite à rejeter cette dualité du « possible » et du « réalisé » parce qu’il n’existe pas d’« armoire des possibles » et à lui substituer celle du « virtuel » et de « l’actuel », le second étant toujours le résultat d’actions collectives motivées par le premier. En ce sens, le régime d’industrialisation qui vient d’être décrit est certes un régime virtuel, mais dont la « possibilité » ou « l’actualité » ne sont pas moins portées par « l’évolution créatrice ».

4. Outils

Les outils en question se décomposent en outils d’observation et en outils théoriques. Les premiers sont ceux qui permettent de disposer d’informations factuelles concernant le processus d’industrialisation au Maroc. Les deux sens du terme « industrialisation » sont alors pris en compte, en privilégiant son acception courante, c’est-à-dire la constitution et le développement d’activités de transformation des produits issus du sol, de la mer et du sous-sol qui ne sont plus artisanales (elles intègrent une division du travail entre la conception des produits manufacturés et leur fabrication). 56 Industrialisation et développement

Pour réaliser le programme de recherche, c’est-à-dire corroborer ou invalider les hypothèses auxquelles conduit la problématique retenue (voir supra), les outils mobilisés sont divers, les principaux sont les quatre suivants : – les séries des comptes nationaux établies à prix courants et à prix constants en distinguant une diversité de couples « produit-branche (30); – les résultats, année après année, de l’enquête auprès des entreprises (EAE) réalisée par le ministère de l’Industrie en disposant des données individualisées (mais dépersonnalisées) afin de pouvoir apprécier statistiquement la diversité des entreprises en matière de structure et de performance productive et son évolution dans le temps ; – une enquête propre auprès d’un échantillon représentatif des entreprises de l’industrie manufacturière d’au moins dix emplois, avec un questionnaire comportant de nombreuses questions adaptées à la problématique du programme et pour lequel les réponses sont consignées par un enquêteur (doctorant ou étudiant en master) qui se rend dans l’entreprise et dont l’activité est supervisée par un membre de l’équipe du programme ; – la sélection d’un nombre limité d’entreprises pour lesquelles des entretiens qualitatifs permettent d’établir pour chacune d’elles un document qualifié de monographie ; – l’ensemble des données disponibles par ailleurs, de façon transversale aux secteurs (exemple : données institutionnelles d’ordre juridique à portée générale) ou propres à tel ou tel secteur d’activité industrielle (ou de l’environnement de l’industrie) : études déjà réalisées, informations publiées par les syndicats professionnels ou par les administrations de puissance publique, par la presse, etc. Les conditions dans lesquelles ces divers outils ont été, ou non, mobilisés, ainsi que la façon dont ils l’ont été, sont précisées dans les divers chapitres

30. Au regard de la problématique retenue, le problème que pose la mobilisation de cet outil essentiel est que les activités de production de produits « secondaires » de type proprement artisanal (i.e. : sans séparation entre conception et fabrication) sont comptées, comme il se doit, dans les branches de l’industrie manufacturière (en valeur ajoutée et en emplois). Si l’on s’entend pour dire que l’on est en présence d’un processus d’industrialisation, pas seulement lorsque la valeur ajoutée en volume des activités manufacturières augmente, mais plus précisément lorsque la part de la valeur ajoutée (à prix constants) de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée totale de l’économie augmente, les données de la comptabilité nationale minorent l’ampleur de ce processus si on s’entend pour dire que l’activité manufacturière artisanale se réduit. Le problème est que l’on ne dispose pas des données qui permettraient de vérifier le bien-fondé de cette hypothèse (avant tout parce que le critère pris en compte pour appréhender l’artisanat n’est pas, sauf exception, celui qui est retenu ici). Développement économique : l'impératif de l'industrialisation 57 des volumes 2 et 3 pour lesquels les résultats présentés ont mobilisé tel ou tel d’entre eux. Tel est aussi le cas dans quelques-uns des chapitres suivants du volume 1. En ce qui concerne les outils théoriques, ils relèvent d’une diversité d’approches conceptuelles dont le point commun est qu’elles prennent en compte le fait que les acteurs de l’industrialisation et de son environnement agissent en se conformant le plus souvent à des normes en étant capables de donner de bonnes raisons à ce suivi, quitte à ne plus suivre celles qui ne conduisent plus aux résultats qui en sont attendus. De ce fait, ces normes, dont certaines stipulent « comment faire » et d’autres « qui a le droit de faire », changent dans l’histoire. Ces approches sont, à titre principal, en économie, la théorie de la régulation et l’économie des conventions et certaines de celles qui postulent le caractère endogène de la croissance et, en gestion, celles qui postulent une tendance à l’isomorphisme des formes d’organisation.

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Le présent chapitre a pour objet principal l’analyse, sur le long terme, de la dynamique industrielle du système productif marocain depuis l’Indépendance. Partant de la documentation existante et des statistiques macro-économique à ce jour accessibles, il vise à qualifier le processus d’industrialisation au Maroc au regard des différentes impulsions données, depuis l’indépendance du pays, par les politiques publiques. Une politique publique est considérée ici comme le produit de l’activité d’une autorité investie de la puissance publique (Meny et Thoenig, 1989, p. 129). La politique industrielle, par définition, forme un cadre d’orientation repérable pour une perspective industrielle singulière mais ne dit rien de son impact réel Son effectivité ne présume pas son efficacité. Au cours de la période passée en revue, on réservera ainsi le terme de « trajectoire » à chacune des séquences qui ont été impulsées par un nouveau cours de la politique industrielle, en distinguant alors la trajectoire visée et la trajectoire effective. Une telle approche implique de bien identifier les séquences majeures de la politique industrielle marocaine afin de les mettre en relation avec la réalité de l’industrialisation du pays. Son intérêt est qu’elle permet de prendre la mesure des écarts qui ont eu lieu pour chaque séquence entre la trajectoire visée et la trajectoire constatée et de s’interroger sur l’origine de ces écarts. A ce titre, le principal constat qui va être fait est que le processus d’industrialisation observé est d’une grande continuité, sans que l’on puisse dire que les trajectoires politiquement visées y aient laissé des traces évidentes. Le concept d’industrialisation (cf. chapitre introductif) renvoie, quant à lui, au processus ouvert et de long terme qui modifie la base productive de l’économie, initialement agricole et rurale, ainsi que l’organisation de la production, initialement artisanale. L’industrialisation se traduit donc dans l’économie globale par une importance croissante d’unités de production nouvelles, des industries, au sein desquelles est organisée une double division 60 Industrialisation et développement du travail : d’une part, entre la conception et la fabrication et, d’autre part, au sein même de la fabrication. Dans une acception large, le processus concerne par réaction en chaîne de très nombreuses branches et touche les trois grands secteurs de l’économie (primaire, secondaire et tertiaire). Il renvoie, pour chaque activité, à une dynamique de croissance fondée sur des transformations et des changements décisifs impliquant, entre autres mais nécessairement, la maîtrise des nouvelles technologies, la mécanisation et une organisation spécialisée du travail. L’industrialisation transforme radicalement les solidarités qui ont cours dans l’entreprise artisanale (1) au point de diffuser un modèle de société dite industrielle fondée sur un changement radical dans la relation sociale d’emploi : la diffusion de la relation salariale. Dans une acception plus stricte, l’industrialisation donne lieu et renvoie à l’augmentation mesurable de la part de la production industrielle dans l’emploi ou la richesse annuelle créée. Elle se traduit par un poids croissant des activités de transformation. Dans l’approche qui suit, une claire distinction est donc opérée entre industrialisation et politique industrielle, autrement dit entre un processus effectif ou non, objectivement mesurable même si la mesure reste imparfaite, et les politiques économiques censées le promouvoir. Cette distinction est d’autant plus utile qu’elle redouble le débat théorique organisé autour de la question suivante : le gouvernement – le politique – doit-il ou non agir consciemment, concrètement et de quelle façon en faveur de l’industrie ? Dans la théorie économique standard (TS) (2), la politique industrielle, comme l’ensemble des politiques publiques volontaristes, est considérée sous l’angle d’une distorsion faite aux conditions idéales et souhaitables d’un marché de concurrence pure et parfaite. La politique industrielle est ainsi ramenée à une série d’actions correctives et ne peut donc être que transitoire (Baldwin, 1969). Les conditions de l’équilibre général walrasien retrouvées ou instituées, rien ne justifie plus l’action d’un gouvernement dans ce domaine. La cible première des prescriptions issues de l’approche néoclassique reste la mauvaise allocation des ressources et toutes les politiques qui, faussant le signal prix des facteurs et des produits, conduisent les investisseurs et l’ensemble des acteurs économiques à opérer de mauvais choix. L’industrialisation en soi n’est donc pas une préoccupation de la théorie standard. Jusqu’aux années 70, elle émet de nombreuses mises en garde contre l’objectif même d’industrialisation des pays pauvres (Hirschman, 1981).

1. Les collectifs sociaux de production artisanale ayant davantage partie liée avec le cadre familial de la production. 2. Selon la classification des positions méthodologiques de la théorie économique d’O. Favereau (1989). L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 61

Loin de cette première orthodoxie, le débat sur l’industrialisation des régions défavorisées s’est initialement organisé autour d’une tout autre « sagesse dominante (3) », d’inspiration néokeynésienne. Dès les années 50, l’économie du développement affirme la spécificité des pays pauvres aux plans de la théorie (sous-emploi rural) et des politiques économiques (interventionnisme et aide) jusqu’à former au sein de la science économique une branche à part. En paraphrasant A. O. Hirschman (1981), la possibilité d’une politique de développement ou le processus de développement lui- même – les deux étant étroitement liés (Adelman, 2001) – renvoient, d’une part, au rejet de l’universalisme des hypothèses néoclassiques – autrement dit la théorie standard – et, d’autre part, à l’affirmation d’un principe de réciprocité des avantages entre pays du Nord et pays du Sud contraire à la critique néo-marxiste du système capitaliste. Concomitamment, la conception de la modernité qui domine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est établie sur la notion de progrès (Assidon, 1992). Elle s’appuie sur une approche évolutionnaire du développement dont l’automatisme, réfuté par les faits de « retard » des économies dites sous-développées, laisse place au stimuli et aux politiques volontaristes. Jusque vers la fin des années 70, les travaux sur le développement économique portent en premier lieu sur les politiques et les dynamiques structurelles de niveau national. L’État centralisé, appuyé par l’extérieur, incarne pour la transition le volontarisme et l’activisme nécessaires au « décollage » (4) économique de toute une nation. L’industrialisation, au cœur de l’ambition de modernisation des pays du Sud, a donc été très tôt du ressort de la politique publique qui devait organiser le processus d’accumulation de long terme. Cette habilitation d’une politique industrielle industrialisante (Piveteau et Rougier, 2011) sera balayée avec le « retrait de l’État » (Strange, 1996) et la pleine influence du consensus de Washington, pour être récemment réinterrogée à l’occasion d’une révision « pragmatique » du rôle des politiques publiques dans la mondialisation. L’histoire des idées à propos de la relation industrialisation-développement- politique économique dans les régions défavorisées forme l’arrière-plan influent des stratégies et programmes suivis par le Maroc depuis l’Indépendance. Dans un premier point, cette histoire fera l’objet d’un bref rappel. Le point

3. Expression reprise de P. Krugman (1995). 4. Le terme « décollage » synthétise ici, sans référer au seul « take off » de Rostow, l’idée générale et consubstantielle aux premiers travaux d’économie du développement que, face à un retard massif d’industrialisation des PED, à un défaut d’esprit d’entreprise et à de nombreux autres facteurs de blocage, seul « un effort à la fois conscient, concentré et dirigé » permettra d’engager les économies sous-développées dans la voie de l’industrialisation (Hirschman, 1981). 62 Industrialisation et développement suivant proposera alors un séquençage historique des politiques et stratégies industrielles poursuivies par le Maroc. Dans une troisième partie, l’état des lieux et l’effectivité du processus d’industrialisation au Maroc seront interrogés en s’appuyant sur les principales données statistiques nationales de long terme. Un point conclusif proposera quelques pistes explicatives du lien faible entre industrialisation et politique industrielle au Maroc.

1. Une nouvelle configuration de la pensée à propos de l’industrialisation 1.1. L’ambition industrialisante des pionniers

Pour les pionniers de l’économie du développement, l’industrialisation est au cœur du processus recherché de changement social. La politique industrielle, instrument volontariste de ce processus, doit permettre de sortir les économies pauvres d’une spécialisation productive dans l’exportation de matières premières vers les vieux centres industriels avec, en échange, l’importation de produits manufacturés modernes. Un tel changement de trajectoire paraît nécessaire pour enclencher, à l’échelle des nations nouvellement indépendantes, le processus d’accumulation économique et sociale susceptible d’absorber le sous-emploi rural. La révolution industrielle, partie d’Angleterre, ayant principalement concerné l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord sans s’étendre aux périphéries, le point de vue développementaliste consiste à rechercher les voies accessibles pour bousculer le club encore très fermé des nations industrielles. La politique industrielle s’attache à identifier les industries motrices qui permettront aux économies de la périphérie de passer d’un développement induit des « forces productives », dépendant des besoins et de la dynamique productive du centre, à un développement « autonome » (Ikonicoff, 1971). L’innovation apparaissant dans des branches motrices, elle doit se diffuser ensuite aux organisations politiques et sociales, aux systèmes de valeur et aux comportements individuels. L’objectif, pour les pays qui accèdent à l’indépendance, est d’encourager, par des protections transitoires, le développement d’activités nouvelles, en défiant généralement les avantages comparatifs (Lin, 2009). L’État doit organiser le processus d’accumulation et de diversification de long terme qui suscitera le changement structurel et réduira la dépendance aux activités primaires. Il s’agit, via une panoplie d’instruments comme les entreprises publiques, les subventions directes et investissements publics, les incitations financières et fiscales, les distorsions de prix relatifs ou la réglementation, de L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 63 mettre à disposition de l’économie les ressources adéquates à chaque étape du développement industriel. Dans les faits, la politique industrielle consiste en une stratégie de substitution aux importations mêlant protectionnisme et recherche d’effets d’entraînement intersectoriels (5). Le savoir mobilisé par les autorités publiques afin d’identifier les industries motrices étant issu des premiers travaux d’économie du développement et de l’expérience soviétique (Lal et Myint, 1996 ; Lin, 2009), les secteurs choisis sont souvent, comme en Chine, en Inde ou au Brésil, ceux de l’industrie lourde, situés en amont des industries des biens d’équipement et des biens de consommation dans la filière. La problématique est celle d’une industrialisation tardive, ce qui a deux conséquences. La première, à la suite des travaux de Gerschenkron mettant en évidence le caractère singulier des dynamiques industrielles des retardataires en Europe (Allemagne et Russie), acte l’idée que le développement économique et industriel d’un pays emprunte des voies différentes de ceux qui l’ont précédé. Chaque pays est en mesure d’impulser sa propre trajectoire en fixant des priorités. La seconde revient à contester le principe d’avantages réciproques dans l’échange international. Les débats portent alors sur l’identification des mesures de protection, la mise en place de la planification et le choix des projets industriels les mieux adaptés pour industrialiser une économie le plus rapidement possible. Deux principes vont dès lors être associés au concept d’industrialisation des pays pauvres : celui d’autonomie relative du processus et celui d’effets d’entraînement sur l’ensemble des activités productives. De 1960 à 1980, dans leur ensemble, les pays en développement connaîtront une évolution industrielle significative, principalement dans la région Asie et en Amérique latine. Leur part dans la production industrielle mondiale passe de 7 % à près de 10 %. La transformation de leur structure de production est tout aussi remarquable puisque le poids de l’industrie dans la production nationale passe dans le même temps de 13 % en moyenne à 20 % en 1980 (Singh, 1998).

1.2. Le temps de l’éviction L’échec du projet développementaliste va être précipité par les effets de la crise économique mondiale consécutive au premier choc pétrolier. A la fin des années 70, les pays du Tiers-Monde (PTM) doivent faire face au ralentissement de la demande mondiale et à une chute des prix des produits

5. Cf. Bauer (1976) ou Krueger (1990) pour des bilans négatifs ; Rodrik (2007) pour une réévaluation récente. 64 Industrialisation et développement exportés, primaires ou denrées. La charge du service de la dette, accrue par l’envolée des taux d’intérêt, devient rapidement insupportable. On évoque alors une triple faillite des États : économique, financière et institutionnelle. Une « nouvelle donne » voit le jour. Stabilisation des grands équilibres macro- économique et ajustement structurel orientent, en principe, les politiques et l’action de l’État dont le rôle, paradoxal, consiste désormais à organiser son propre retrait et à instituer le marché comme principal mécanisme de coordination entre les acteurs. Dans le même temps, le succès des premiers nouveaux pays industriels (NPI) comme Taïwan et la Corée du Sud au début des années 60, ouvre la voie à la révision de la toute première doxa néoclassique. L’occasion semble donnée d’une ré-articulation des principes de base de la théorie standard avec l’expérience concrète d’industrialisation d’économies du Sud. Les succès des NPI d’Asie, dont Hong Kong et Singapour, sont attribués à la mise en œuvre de politiques plus libérales et à une production destinée à satisfaire les marchés extérieurs. De nombreux travaux au sein de l’OCDE et de la Banque mondiale (6) se prononcent dès lors en faveur d’une industrie tournée vers l’exportation ; jusqu’à devenir un « modèle » de développement des activités industrielles, une véritable one best way pour les pays en développement. Les clefs de la réussite consistent à développer un avantage comparatif de type ricardien que les marchés mondiaux en pleine croissance – institutionnellement plus proches des marchés de la théorie standard – lui reconnaissent. En général, il s’agit donc de promouvoir le développement d’une industrie fondée sur des productions à forte intensité de main-d’œuvre et sur des produits matures (Courlet, 1988) à destination des besoins de consommation extérieurs. La montée en crédit des thèses néolibérales au cours des années 80, la contre-révolution libérale pour certains (Coussy, 2003, p. 43), privilégie le principe d’une politique économique d’ensemble. Il n’est plus question de politique industrielle, au sens néo-keynésien de la politique économique. Il est davantage question d’établir le libre jeu des marchés et de la concurrence afin que se déploie mécaniquement une croissance industrielle fondée sur les avantages comparatifs. L’extrait d’un article de Tsiang et Wu publié en 1985 et repris par Jenkins (1988) en rend parfaitement compte : « La rapide croissance économique qu’ont connue Taïwan, la Corée, Hong Kong et Singapour au cours des vingt ou trente dernières années a été obtenue non pas par des stratagèmes économiques, mais par des politiques sensées, reposant sur des

6. On songe aux travaux de Little, Balassa ou encore Kruger dans les années 1970-1980. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 65 principes néo-classiques solides. » Accolée à l’idée d’une one best way qu’il faut suivre sous peine d’être rejeté par la concurrence mondiale, une série de recommandations de « bonnes politiques » se fait jour sur la base, d’une part, des politiques particulières menées par les NPI d’Asie de l’Est et, d’autre part, des principes de l’ajustement structurel que tentent d’imposer les institutions de financement international (IFI). Il s’agit de : 1) renoncer aux stratégies de remplacement des importations par la production nationale pour une stratégie d’insertion internationale ; 2) libéraliser les échanges ; 3) rechercher systématiquement la fixation des prix à leur juste niveau, autrement dit à leur prix de marché ; 4) lutter contre un taux de change surévalué.

1.3. Le retour de l’impératif industriel

A son tour, cette nouvelle orthodoxie va subir les assauts de la controverse scientifique et de l’observation empirique avec le constat d’échec, à la fois économique et social, des programmes d’ajustement structurel. Puis, dès la fin des années 80, un autre débat s’installe quant aux facteurs et dispositifs d’actions publiques réels et supposés à l’origine des succès des nouveaux pays industrialisés asiatiques. Des travaux suggèrent que l’intervention de l’État a pu, dans certains cas, être efficace (7) pour développer la compétitivité de l’industrie nationale. La sélectivité de la protection et de la promotion des exportations ainsi que le contrôle des taux d’intérêt par le gouvernement ont été essentiels en Corée du Sud et à Taïwan, loin des prescriptions du modèle libre-échangiste et exportateur (Jenkins, 1988). Sur ces bases, la politique industrielle est réhabilitée. Elle paraît de nouveau utile au développement économique, non pour instituer le marché, mais pour suppléer par des mesures souvent sectorielles l’incapacité du marché à susciter le changement structurel et la croissance. Dans un contexte marqué par les imperfections de marché, il redevient optimal pour l’État de favoriser le développement d’activités dont les bénéfices sociaux sont supérieurs aux bénéfices privés (Naudé, 2010a ; Pack et Saggi, 2006,p. 1-2) (8).

7. Pack and Westphal (1986), Amsden (1989) ou Wade (1990) insistent sur le rôle positif des interventions de l’État dans la promotion des exportations (protectionnisme éducateur, contrôle du secteur financier et du marché du travail, contrôles et sanctions attachés à la non-réalisation des objectifs pour les entreprises aidées). Sur l’insistance du Japon, la Banque mondiale reconnaît tardivement l’existence d’un « modèle asiatique » dans lequel l’État joue un rôle. Toutefois, l’efficacité des interventions publiques proviendrait d’une orientation pro- marché (Ranis, 1995). 8. Sur ce dernier point qui structure une partie des débats actuels autour de la politique industrielle pour les pays en développement, voir Lin and Chang (2008). Pour une présentation 66 Industrialisation et développement

La question n’est plus de savoir s’il convient ou non de mener une politique industrielle mais comment la mener. Des auteurs comme D. Rodrick soulignent sur la base de nombreux travaux empiriques le nécessaire ajustement des stratégies industrielles nationales aux contextes historique et politique de leur mise en œuvre. Ces travaux fondent une partie des approches et recommandations d’institutions telles que la Banque mondiale. Ils signalent un renouveau de la politique industrielle dans le débat économique en déplaçant, d’une part, l’attention vers les conditions institutionnelles de sa mise en œuvre – ce sont des solutions de second best au sens où elles intègrent l’imperfection des gouvernements et des institutions présentes – et en élargissant, d’autre part, les domaines concernés – facilitation des exportations, promotion de l’investissement étranger, zones de libre-échange, etc. La nouvelle habilitation de la politique industrielle vise toutefois un champ d’action plus restreint que dans la période des politiques industrialisantes. Elle est conçue comme une politique optimale, se concentrant sur des interventions de type second best, telles que la coordination des investissements publics et privés ou la circulation de l’information entre les firmes (Hausman et Rodrik, 2003 ; Hausman et al. 2006 ; Rodriguez-Clare et Harrison, 2010). Le changement structurel est désormais vu comme une conséquence non intentionnelle des initiatives micro-économiques sur des marchés corrigés. Il n’est plus le résultat maîtrisé d’une intervention publique directe (9). Dans un contexte d’économies globalisées, il s’agit de saisir les opportunités de croissance économique offertes par l’insertion internationale, en exploitant les avantages comparatifs et les exportations les plus porteuses de bénéfices pour le développement national et en attirant les investissements directs étrangers (IDE) des firmes multinationales porteurs d’insertion dans les chaînes de valeur globales (Rodriguez-Clare, 2007 ; Rodriguez-Clare et Harrison, 2010). La maîtrise de spécialisations productives plus diversifiées devient un enjeu décisif des stratégies industrielles. Pour ce faire, l’État doit disposer d’un diagnostic objectif de la situation de l’économie et des opportunités sectorielles de compétitivité et de croissance. L’impératif industriel revient mais, cette fois-ci, sous l’aspect d’une évidence empirique soutenue avec force par des auteurs tel que D. Rodrick générale et très complète des questions récentes posées par la politique industrielle, voir Naudé (2010a, 2010b). 9. Pour les partisans d’une approche plus globale, la politique industrielle inclut des mesures telles que la protection des industries naissantes, les politiques commerciales, les politiques technologiques, l’attractivité des IDE, l’allocation des ressources financières et les institutions comme les droits de propriété, Cimolli et al. (2009). L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 67

(2012). Ce dernier constate qu’en dehors de quelques pays rentiers exploitant des ressources naturelles, toutes les réussites économiques au cours des soixante dernières années sont le fait de pays ayant opté pour une industrialisation rapide, la main-d’œuvre se déplaçant de la campagne et du secteur informel vers le secteur manufacturé structuré. « Les pays capables de transformer les paysans en ouvriers d’usine dopent leur croissance (op. cit.). » Si le débat théorique ne refait pas surface, chacun aura reconnu dans la relation entre industrialisation/réduction du sous-emploi/croissance un des piliers des premiers travaux de l’économie du développement.

2. Les trajectoires industrielles visées : entre volontarisme et opportunisme

La succession des politiques économiques et industrielles depuis le Protectorat jusqu’à nos jours présente un large éventail de dispositifs d’actions et d’orientations stratégiques, initiés par les autorités publiques, dont les étapes marquantes se rapprochent du schéma historique global qui vient d’être décrit sans, pour cela, se confondre (10) avec lui.

2.1. La volonté de rupture (1956-1972) Par définition, la politique industrielle marocaine n’a pu se dessiner qu’à compter de l’Indépendance (mars 1956), à l’occasion en particulier du premier plan quinquennal (1960-1964). Pour autant, il est utile de prendre connaissance des héritages structurants du Protectorat français (1912-1956) dont la plupart des travaux retiennent les traits saillants suivants. Le Maroc indépendant affiche un faible développement économique et industriel. L’exploitation des ressources minières à destination de la métropole a précédé des investissements industriels qualifiés de « tardifs » et considérés comme « faibles » en dehors des matériaux de construction (Belal, 1980). Des sociétés privées exploitent le charbon de Jerada, le pétrole après 1945 et le fer dans la zone espagnole, puis le plomb et le zinc. Mais à l’aube de l’indépendance, le Maroc exporte à l’état brut et en quasi-totalité son minerai. La petite usine de superphosphate près de Casablanca (capacité de 100 000 tonnes par an) est, à ce titre, révélatrice des intérêts qui dominent le schéma colonial. Les superphosphatiers français tels que Kulhmann ou Saint- Gobain, clients principaux de l’exploitation du minerai par l’Office chérifien

10. Pour une analyse détaillée du rôle de la réforme au Maroc conduisant à des inflexions dans la trajectoire économique du pays, cf. El Aoufi (1999). 68 Industrialisation et développement des phosphates (OCP) (11), s’opposent efficacement à l’idée, pourtant évoquée dès 1953, d’une usine de traitement d’importante capacité (Oualalou, 1974). Une fonderie de plomb est installée à Oued el Heimer, mais on note, surtout, les activités de transformation des matières premières agricoles telles que les céréales ou le sucre mais aussi des produits de la mer et de l’élevage. Les investissements industriels sont le fait de filiales de sociétés privées françaises. Elles s’installent après la Seconde Guerre mondiale pour produire à moindre coût en direction des marchés d’Afrique noire, à l’exception des activités de filature et de tissage développées par des industriels du Nord de la France venus au Maroc pendant la guerre. Ce qui revient à nuancer l’image d’une industrie exclusivement tournée vers les activités d’extraction, pour voir celle d’un secteur industriel plus diversifié que celui d’autres économies sous dépendance coloniale. Les activités de transformation et de construction ont même tendance à croître plus rapidement que les activités d’extraction. L’indice de la production des tissus de laine passe ainsi de 100 en 1938 à 480 en 1955, celui des tissus de coton de 100 à 1966, celui des chaussures de 100 à 965 (Cerish, 1964). A l’aube de l’indépendance, le Maroc est donc loin d’avoir enclenché un processus d’industrialisation. L’économie du pays est marquée par l’importance des activités agricoles et artisanales traditionnelles – elles occupent environ 70 % de la population active (op. cit.) – et par un secteur moderne étroit qui subit des termes de l’échange défavorables à l’accumulation (12). Les activités industrielles de transformation, non négligeables (13), se concentrent principalement autour de Casablanca et le long d’une bande côtière qui s’étend jusqu’à l’actuel port de Kénitra. Le plan de transition, biennal (1958-1959), prépare les orientations du premier plan quinquennal du Maroc (1960-1964) adopté par le gouvernement Abdellah Ibrahim pour sortir le pays du sous- développement. L’État

11. L’OCP est l’entreprise publique coloniale qui exploite depuis 1921 le gisement de Oulad Abdoun puis, dans les années 30, de Gantours. A l’aube de l’indépendance, ce sont plus de 6 millions de tonnes qui sont extraites pour seulement 100 000 tonnes traitées en superphosphates près de Casablanca, ce qui fait du Maroc le deuxième producteur mondial de phosphate. 12. En 1955, le rapport relatif entre la valeur de la tonne importée et exportée est de 5,5 après avoir été de 3,8 en 1938. Ces données sont issues des statistiques marocaines (Recensement général de la population en 1951-1952, volumes II et III ; Tableaux économiques du Maroc 1915-1959). Citées par Cerish, 1964, p. 162 et p. 175. 13. Un auteur comme G. Oved (1961), ex-chargé de mission au Commissariat général au Plan, contribuant auprès du ministre A. Bouabid à l’élaboration du premier plan quinquennal, qualifie « d’euphorique » la période de développement industriel du Maroc jusqu’en 1952. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 69 cherche à organiser une « rupture dans les relations nouées avec l’ancienne métropole » (Jaïdi, 1992). Ces interventions ont pour objectif premier de lever les obstacles au développement industriel en assurant « les plus grandes transformations possibles des matières premières minérales » et en créant « les industries de base fondamentales autour desquelles doivent se greffer des complexes industriels de transformation » (14). L’industrie marocaine qualifiée d’« atomistique » (Oved, 1961) est alors composée de petites et moyennes entreprises et souffre d’un manque de relations inter-industrielles. Comme on l’a vu, il n’y a ni liaison ni continuité entre les activités de transformation et les activités d’extraction. Leur développement s’est fait en parallèle. De plus, l’industrie de transformation orientée vers l’exportation se heurte à de sérieux problèmes de débouchés (15), sans que les marchés domestiques soient en capacité de prendre le relais. Une orientation claire est donnée dès 1957 avec la création du Bureau d’études et de participations industrielles (BEPI), qui consacre la participation de l’État à l’industrialisation du pays : constitution d’un patrimoine industriel public et développement d’un partenariat avec les capitaux privés. Le BEPI a aussi pour mission de veiller au maintien dans le pays de la valeur ajoutée produite par l’implantation de nouvelles usines, aussi bien dans leur phase d’installation (secteur local de la construction) que de production (sous- traitance locale). Les autorités marocaines choisissent donc de participer directement au développement d’une industrie de base (16) : valoriser les richesses nationales en développant une industrie de base et accélérer le développement de l’industrie en général à partir des effets d’entraînement. Deux complexes industriels sont projetés : un complexe sidérurgique dans le Nord, adossé au gisement de fer de Nador, et un complexe chimique à Safi, adossé à la production des phosphates. L’État participe également au développement d’entreprises stratégiques, mais dont la rentabilité ne peut être assurée que par une situation de quasi-monopole, comme la raffinerie de produits pétroliers ou l’assemblage de véhicules automobiles (17).

14. Extrait du premier plan quinquennal (1960-1964). Cité par F. Oualalou (1974, p. 62). 15. En 1955, les usines de conserve de poisson utilisent 50 % de leur capacité de production, les usines de savon 46 %, les tissages 43 % et les conserveries de légumes 56 %. Données issues de « L’évolution économique du Maroc dans le cadre du deuxième plan quadriennal (1954- 1957) », citées par L. Ceyrich (1961, p. 176). 16. Les industries de base interviennent au premier stade de la transformation industrielle. Elles fournissent des produits semi-finis destinés aux autres activités industrielles situées en aval. Quant aux industries de transformation, elles fabriquent des produits finis, soit des biens d’équipement soit des biens de consommation. 17. Respectivement l’ENI (50 % capital public) et la SOMACA (50 %). 70 Industrialisation et développement

Le volontarisme étatique marocain, contraint ou poussé en 1958 par la fuite massive de capitaux après la sortie de la zone franc et le manque de substituts nationaux, tente d’imposer un principe d’économie mixte. Organisées par le BEPI, les prises de participation de l’État dans différentes sociétés (raffinage, fabrication mécanique, textile, alimentaire, etc.) sont associées à des capitaux privés, parfois étrangers (français, italiens, américains). Cette approche trouve son équivalent dans le secteur des mines avec des prises de participation du Bureau de recherche et de participation minière (BRPM) qui vont de 17 % à 50 % dans différentes sociétés. Des conventions régissent l’implication et les devoirs de chaque associé, et l’investissement étranger est encouragé au côté de celui de l’État. Le premier plan quinquennal traduit donc la volonté de l’État marocain d’engager le pays dans la voie de la modernisation à travers l’industrialisation et la réforme agraire – dont il ne sera pas explicitement question ici (18). Au plan politique, sans entrer dans l’analyse complexe des facteurs les plus influents, la coalition d’acteurs portant cette orientation industrialiste s’avère insuffisamment large ou de trop faible pouvoir. Les milieux d’affaires européens, contestés dans leurs intérêts historiques, expriment leur colère (Vermeren, 2002). Les intérêts agraires et terriens constitués sous le protectorat, pour une grande partie maintenus, s’opposent également à cette orientation. A l’intérieur du pays, les difficultés économiques grandissent. A partir de 1964, un nouveau mouvement de rapatriement des capitaux étrangers s’opère vers l’Europe. Les investissements directs étrangers décroissent. Révélateur des difficultés de financement, le premier plan quinquennal fait l’objet d’une seconde version dès la fin de l’année 1961. Les tensions politiques s’ajoutent aux tensions économiques. La crise du Rif est réactivée en 1959, les conflits et scissions politiques se multiplient (19). Suite à la dissolution du gouvernement Ibrahim le 21 mai 1960, l’ambition industrialiste des premières années de l’indépendance du Maroc va être ajustée. Si la mise en œuvre du premier plan quinquennal est dans les faits limitée, la volonté des autorités publiques de fonder l’accumulation sur le développement des industries de base en substituant aux importations de produits semis-finis une production locale reste déterminante au cours des années 60. Mais à l’image de l’ambitieux complexe chimique de Safi donnant finalement naissance à une activité beaucoup plus modeste de transformation des phosphates, la

18. Pour ce qui est de l’évolution et des perspectives de l’agriculture marocaine, on renvoie à N. Akesbi (2006). 19. La scission de l’Istiqlal conduit à la création de l’UNFP en 1959. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 71 priorité affichée par le premier plan n’est pas reprise dans les suivants. Ceux de 1965-1967 et de 1968-1972 fixent des objectifs plus prudents et modifient l’ordre des priorités de la politique de développement. La politique des grands barrages met ainsi l’accent sur le développement des activités agricoles orientées vers l’exportation. Les terres des grands propriétaires terriens et de l’État sont les premières irriguées. Quant à l’intention industrialiste, elle est reléguée au troisième rang des priorités, derrière l’agriculture et le tourisme, et réorientée vers les industries légères de substitution aux importations principalement l’agro-alimentaire, le plastique et les articles de ménage. Au côté des prises de participation de l’État, les codes des investissements et les mesures de protection douanière, sous forme de taxation et de contrôle des importations, complètent le dispositif de l’action publique qui mêle désormais intervention directe de l’État dans l’économie, seul ou associé à des capitaux privés, et incitations à l’investissement privé dans l’industrie. Le premier code de 1958, cible les secteurs prioritaires, autrement dit la valorisation des matières premières locales, le textile et les industries alimentaires (20). Le code du 31 décembre 1960, plus libéral, met l’accent sur « les entreprises de production » dans certains secteurs et décline géographiquement, par exemple sur Tanger, une série d’avantages et d’incitations (21). L’ensemble de ces dispositions et la remise en cause du premier plan au début des années 60 encouragent le développement d’une industrie de transformation à destination du marché domestique, développement rapidement saturé par la taille exsangue du marché.

2.2. L’option industrialiste de l’État : substitution aux importations, exportation et marocanisation (1973-1977) Au cours de la première décennie d’indépendance, l’ambition de l’État s’est heurtée à l’obstacle du financement. L’intervention directe et indirecte de l’État n’a pas été en mesure de le lever. Cet état de fait est modifié par un

20. Le code de 1958 accorde des facilités à l’importation du matériel d’équipement, le remboursement des droits de douane, la réduction des droits d’enregistrement pour les sociétés de capitaux, divers avantages en matière d’impôts directs (amortissement accéléré ou encore exonération des patentes). Il est sélectif, les programmes doivent être agréés par une commission, et ne prévoit aucune garantie de transfert des bénéfices (Ouiazzane, 2008, p. 20). 21. « L’exonération des droits de douane, l’attribution d’une prime d’équipement pour toutes les régions, à l’exception de l’axe Casablanca-Mohammedia, la possibilité pour les entreprises de constituer en franchise d’impôt (IBP) une provision pour l’acquisition du matériel neuf, l’exonération de l’impôt des patentes, la pratique de l’amortissement accéléré, le droit pour les sociétés minières et pétrolières de constituer une provision pour reconstitution de gisements, la garantie de transfert, pour les investisseurs étrangers, du produit de la liquidation de l’investissement. » (Ouiazzane, 2008, p. 21) 72 Industrialisation et développement choc externe. La première crise pétrolière provoque une hausse du prix des phosphates (22) dont le Maroc est devenu le premier exportateur mondial. L’État se retrouve avec des moyens accrus. Durant cette période, le taux d’investissement a atteint 36 % du PIB, contre un taux moyen de 20 % pour les années antérieures (Banque mondiale, 1988), dépassant de la sorte les dépenses de fonctionnement en 1976-1977 (23). Le nouveau plan quinquennal 1973-1977, dit de « développement économique et social », traduit cette opportunité. Des objectifs quantitatifs sont fixés : une croissance économique accélérée (+ 7,5 % par an) et un accroissement substantiel des investissements (+ 18 % par an). Si le plan quinquennal vise prioritairement l’agriculture et le tourisme, l’industrie revient au cœur d’un dispositif d’action publique en faveur du décollage économique. A travers lui, l’État réaffirme un rôle, une ambition et un principe d’intervention dans l’économie. Le rythme de croissance du secteur secondaire est fixé à 11 % par an. Plusieurs leviers sont activés simultanément pour atteindre un tel objectif. L’investissement public dans l’industrie est le premier d’entre eux. Il passe, en intention, de 11 % du budget dans le plan 1968-1972 à 21,7 % dans le plan 1973-1977. Dans les faits, l’État s’engage plus fortement dans les activités technologiquement avancées à travers la production et le financement de plans sectoriels (chimie, ciment, sucre) (24). Il se dote de nouveaux outils d’intervention publique dans les affaires économiques, le BEPI ayant été mis en sommeil au milieu des années 60. L’Office du développement industriel (ODI), créé en 1973, est un de ces nouveaux leviers de l’action publique (25), chargé de soutenir les entreprises par de nouvelles prises de participation et des actions d’appui-conseil aux activités de transformation. A ce sujet, L. Jaïdi (1992, p. 95) évoque une relance de la substitution aux importations dans les branches de l’industrie légère qui ne sont pas encore saturées pour satisfaire les besoins nationaux en produits alimentaires de base et en produits stratégiques.

22. Les prix à la tonne seront quasiment multipliés par 5 en moins d’une année. Le prix des produits pétroliers sera multiplié par 4 avec des effets réels mais minorés pour le Maroc encore faiblement industrialisé. 23. Entre 1975 et 1977, le taux de croissance des dépenses d’investissement était de l’ordre de 131 %, alors que celui des dépenses de fonctionnement n’était que de 44 %. 24. En particulier, l’OCP bénéficie d’un plan d’expansion, et la production de produits intermédiaires issus des phosphates (acides phosphoriques entrant dans la production d’engrais) est visée. 25. Avec la Société nationale d’investissement (SNI) et la Caisse de dépôt et de gestion (CDG) (Jaïdi, 1992, p. 93). L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 73

Face à l’étroitesse du marché intérieur déjà éprouvé, l’État renforce dans le même temps la promotion des exportations. Le plan de 1973 choisit d’appuyer l’expansion industrielle du pays sur la demande externe. Les mesures de soutien visaient jusqu’à présent principalement l’industrie spécialisée dans la mise en valeur des ressources agricoles, halieutiques ou minières. Elles s’étendent dorénavant aux activités manufacturières et aux unités de plus petite dimension. Stratégiquement, au cours de ces années, le Maroc tente de capter les opportunités d’investissement direct étranger qu’ouvrent, au Nord, le redéploiement spatial des industries de première spécialisation et la croissance des activités de sous-traitance (Jaïdi, 1992). La Banque mondiale recommande d’ailleurs d’adopter des mesures favorables à l’investissement direct étranger. On en retrouve dans le Code des investissements du 13 août 1973 – en particulier, la garantie du re-transfert du produit de liquidation et des dividendes, l’exonération des taxes sur les biens d’équipement importés. Pourtant, si une logique d’attractivité commence à orienter la trajectoire industrielle du Maroc, d’autres considérations, opposées pour l’une d’entre elles, sont par ailleurs affirmées dans les documents d’orientation et de programmation de la politique industrielle. Le Code des investissements de 1973 décline les avantages fiscaux, financiers et douaniers suivant cinq secteurs : industriel, touristique, artisanal, minier et maritime. On retrouve, concernant l’industrie, deux impulsions déterminantes pour le processus d’industrialisation. La première et la plus commentée traduit la loi du 2 mars 1973 relative à la marocanisation (26). Elle contraint la participation maximale du capital étranger dans une société de droit interne et fixe, par voie réglementaire, une liste d’activités qui ne peuvent être exercées que par des personnes physiques ou morales marocaines (27). Des limitations aux bénéfices des entreprises non-marocaines sont instaurées. L’État vise ainsi à corriger une répartition des revenus défavorable aux nationaux en même temps qu’il cherche à limiter le pouvoir des capitaux étrangers sur le processus de développement économique (Belghazi, 1999). Accroître la souveraineté économique nationale revêt aussi une dimension politique majeure. Il convient, pour les autorités marocaines, d’apporter des réponses

26. Loi n° 1.73.2 10 du 2 mars 1973 relative à la marocanisation active l’article 15 de la Constitution qui permet de limiter, en le contrôlant, le droit de propriété des étrangers (N. El Aoufi, 1990). En cela, elle renforce l’état de droit en venant couvrir un état de fait tout aussi prégnant (Belghazi, 1999). 27. L’étude approfondie de ce dispositif montre des possibilités de contournement avec, en lieu et place de filiales, la création de succursales ou d’établissements sans personnalité juridique (Ouiazzane, 2008, p. 23). 74 Industrialisation et développement aux contestations sociales et politiques grandissantes de l’héritage colonial. Elles visent, en premier lieu, la propriété des terres et, ensuite, la propriété des biens industriels et commerciaux. La marocanisation des biens industriels est partielle. Elle n’exclut pas, nous l’avons souligné, la coprésence d’un capital étranger. La seconde orientation du code traduit le soutien aux industries exportatrices, en excluant les secteurs touristiques et des exportations des restrictions de nationalité. Elle se double, en avril 1976, d’un prolongement des accords commerciaux avec la CEE du 31 mars 1969 (Fejjal, 1986). Pour l’industrie, les différents travaux consultés concluent à une marocanisation limitée mais loin d’être sans effet. P. Vermeren estime à 30 % les biens industriels concernés par cette politique et à 90 % des biens tertiaires. Des activités et secteurs entiers en sont exclus. L’ascension d’une nouvelle génération d’industriels semble élargir la base sociale historique de l’entrepreneuriat marocain, des couches traditionnelles aisées vers la classe moyenne (El Aoufi, 1992). Selon L. Jaïdi (1992), elle favorise la reconversion de certains cadres de l’administration. Mais, surtout, elle est à l’origine de la formation de groupes financiers familiaux aux activités diversifiées. En situation de quasi-monopole, ces holdings vont orienter et structurer durablement la dynamique économique du pays (Berrada et Saadi, 1992). Le programme de privatisation, conduit deux décennies plus tard, aurait pu avoir pour principal enjeu interne un mouvement de déconcentration de la propriété des capitaux privés qui prend naissance à la faveur de la marocanisation. En pratique, on assistera plutôt au mouvement inverse, ces groupes familiaux (28) entretenant une relation privilégiée avec le pouvoir politique et concentrant une grande partie des moyens financiers nécessaires au moment du transfert du capital vers le privé. On a donc vu que le volontarisme incontestable des années 70 se caractérise par un certain enchevêtrement d’orientations. Considérée indépendamment, chacune semble circonstanciée et répondre à des ordres différents de contraintes sans que ne se dégage l’impression d’une impulsion cohérente en faveur de l’industrialisation. La plus marquante, au cours de ces années, reste l’extension et la diversification de la participation de l’État au capital industriel à travers deux organismes principaux, l’ODI et l’OCP. Quant à la marocanisation, elle relance indéniablement la lente constitution d’un capital privé marocain engagé depuis l’Indépendance, avec l’appui de protections douanières et de la substitution aux importations.

28. A titre d’exemples : l’ONA, le groupe Lamrani, Benjelloun, Wafa de la famille Kettani ou Guessous. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 75

La trajectoire d’industrialisation visée se caractérise, jusqu’à présent, par la recherche d’une autonomie relative du processus sans recherche de déconnexion et par la sélection d’investissements à effets d’entraînements sur le reste de l’industrie (industrie de base initialement, puis industrie légère avec remontée de filières). Moins que l’accent mis sur les exportations, présent dès les années 60, la stratégie naissante d’attractivité amorce la prochaine bifurcation.

2.3. L’industrie d’exportation, résultante de la stabilisation et de l’ajustement (1978-1998)

En attendant, la conjoncture favorable s’inverse en milieu de décennie. Les prix du phosphate chutent à partir de 1975, révélant les failles et les blocages du processus d’industrialisation. La contrainte de financement public ressurgit et complique l’importation des biens d’équipement nécessaires à l’industrialisation du pays. En réponse, le Plan de transition (1978-1980) réduit la portée des objectifs industrialistes reportés à beaucoup plus tard. La montée en puissance de la dette pousse à privilégier des objectifs de stabilisation et de réduction des importations afin de réduire les déséquilibres macro-économique internes et externes, préparant la phase d’ajustement structurel de l’économie. Dans un contexte de raréfaction des moyens de financement publics, la loi sur la marocanisation, critiquée pour ses effets repoussoirs sur l’investissement extérieur, est abrogée. Les codes des investissements de 1982 et 1983 puis ceux de 1984 et 1986 traduisent un renversement de tendance puisqu’ils activent un « appel aux capitaux extérieurs ». La condition de marocanité est supprimée, les avantages fiscaux sont étendus à de nouveaux investisseurs, aux activités de services aux entreprises et déclinés par secteur (tourisme, activités maritimes, mines) et par région. Dans un souci de simplification et de facilitation, la Charte des investissements remplacera le principe du Code à partir de 1995. Le modèle des années 60 et 70 de concentration des investissements publics sur les secteurs modernes est entré en crise-endettement, crise des marchés de destination et dérapage des dépenses publiques (Collectif, 2006). Les premières mesures du Plan de transition n’y changent pas grand-chose. La Banque mondiale et le FMI enjoignent les autorités marocaines de s’engager dans un programme standard de réformes afin de limiter l’endettement et de réduire le déficit de la balance des paiements. Si l’administration et le 76 Industrialisation et développement gouvernement continuent à produire deux plans quinquennaux (29) jusqu’en 1992, l’ajustement structurel tient lieu de cadre institutionnel, économique et stratégique unique pour la réforme, tant de la politique agricole que de la politique industrielle. La stabilisation, tout d’abord, consiste à ramener la demande globale à un niveau compatible avec la disponibilité en devises et la capacité productive du pays afin de lutter contre l’inflation. Elle donne lieu à une politique de rigueur à la fois budgétaire (réduction des dépenses et réforme fiscale) et monétaire (hausse des taux d’intérêt). Les interventions de l’État, entraînant des distorsions, sont en principe limitées à l’institution des mécanismes de marché. La croissance repose sur les gains de productivité que les producteurs, confrontés à la concurrence locale et internationale, devraient obtenir. Elle se fonde sur le développement d’activités d’exportation. Les réformes structurelles consistent donc à modifier les structures économiques en donnant la priorité à la concurrence interne et à l’ouverture aux échanges internationaux. Contre un engagement à mettre en œuvre une politique de stabilisation et un programme de réformes, l’État endetté reçoit des prêts permettant de financer cette nouvelle politique. Le manque de devises étrangères pousse le Maroc à engager des négociations avec la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI) en mars 1983 puis à signer, la même année, un premier Programme d’ajustement structurel (PAS). En 1984 et en 1985, un programme de stabilisation et d’ajustement de l’industrie et du commerce extérieur est élaboré avec ces deux organismes. En contrepartie, le pays obtient deux prêts successifs et un rééchelonnement de sa dette. Les réformes consistent à promouvoir les activités d’exportation de produits industriels en améliorant leur compétitivité-coût par une réduction de la protection douanière favorable à la substitution aux importations. La stratégie s’accompagne d’une dévaluation progressive de la monnaie et d’une série de mesures bancaires et fiscales pour faciliter l’accès des entreprises au financement. Après que l’État ait favorisé l’émergence d’un secteur privé marocain dans les années 1970 (30) en le protégeant, au cours des années 80, l’accord de coopération productive et commerciale avec la CEE – entré en vigueur

29. Le Plan quinquennal 1981-1985 vise l’augmentation de l’épargne privée et la relance des investissements, l’amélioration de l’équilibre extérieur, la réforme fiscale et la lutte contre le chômage. Le Plan d’orientation de 1988-1992 accentue l’objectif de libéralisation de l’économie, de privatisation, de désengagement de l’État et donne la priorité aux petites et moyennes entreprises. 30. A partir de 1973, l’action croisée de l’ODI, du régime de protection et de la marocanisation est à l’origine de nombreuses créations d’entreprises à capitaux privés marocains. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 77 en 1978 – accélère le développement du secteur des exportations. Le Maroc adhère au GATT en 1987. De très nombreuses PME marocaines sont créées, bénéficiant de la mise en place du Trafic de perfectionnement passif (31) (TPP) par la Communauté européenne. Ce dispositif, il est utile de le rappeler, favorise le développement de la sous-traitance au sud de la Méditerranée puis à l’est de l’Europe, l’amont de la filière à plus forte valeur ajoutée restant dans les pays d’origine. Au Maroc, la disposition européenne favorise la création d’entreprises par de nouveaux entrepreneurs de catégories sociales plus modestes. Ce sont le plus souvent des entreprises familiales qui se concentrent dans la confection, à tel point que la structure des exportations du pays s’en trouve modifiée. Se dessine alors une insertion régionale subordonnée et limitée dont le dépassement pourrait bien constituer le but et la principale difficulté de la stratégie industrielle marocaine. En effet, la croissance tirée par les exportations, telle que l’ajustement structurel et les politiques nationales l’instituent, est diffusée à de nombreuses autres économies du Sud. En même temps que le modèle s’étend, la concurrence entre les anciennes économies du « Tiers-Monde » s’accroît. Or, les relations commerciales et productives asymétriques qui fondent la sous- traitance Nord-Sud suggèrent une probable difficulté pour les entreprises marocaines à sortir rapidement d’une spécialisation productive où l’avantage comparatif reste le bas coût relatif de la main-d’œuvre. A court et moyen terme, le gain à l’échange demeure problématique (Jaïdi, 2001). La spécialisation productive à laquelle le Maroc accède n’est pas sectorielle. Elle porte sur certaines tâches de la production, les plus intensives en travail, pas sur la conception et le développement commercial, là où les rendements d’échelle sont bien plus élevés. Autre limitation de la spécialisation qui se dessine : l’approvisionnement des entreprises sous-traitantes et des autres entreprises d’exportation se fait principalement à l’extérieur. Les effets d’entraînement sur les autres segments de la production industrielle sont, de ce fait, limités, hypothéquant davantage la possibilité d’un processus dense d’industrialisation.

31. Il s’agit d’un régime douanier d’exportation temporaire en vue de faire « ouvrer, monter ou transformer » un produit dans un pays tiers et de réimporter les produits ainsi obtenus en exonération partielle ou totale de droits de douane. Dans le cas marocain, ce régime concerne principalement la France dans le cadre de quotas sur le textile-habillement et sera pleinement intégré à l’Accords Multi-Fibres III (1982-1986) (Andreff et Andreff, 2001). 78 Industrialisation et développement

Les programmes de stabilisation macro-financière prennent fin en 1993. L’ajustement structurel, à proprement parler, n’est plus à l’agenda des politiques publiques. La politique industrielle prend la forme d’un programme de mise à niveau des industries marocaines et des PME. Il s’agit de conformer l’industrie marocaine aux standards internationaux de la concurrence et de la corporate governance afin de la préparer à la libéralisation et à l’ouverture qui se poursuivent. Le gouvernement, en partenariat avec des organismes de coopération bilatérale, des organisations internationales de financement et des structures nationales de formation, propose des programmes d’assistance technique pour aider à la formulation de diagnostics stratégiques, accompagne les entreprises dans la mise en place de leur système de management, subventionne l’analyse des besoins de formation et propose une série de soutiens financiers sous forme d’apports de fonds de garantie, de capital-risque, d’ouvertures de lignes de crédit pour la mise à niveau des équipements, etc. Les moyens de financement de l’État, soucieux de contrôler le déficit budgétaire, proviennent de son désengagement programmé des actifs industriels. La loi de privatisation est votée en 1989. Mais le programme de vente et de transfert des actifs publics ne débute qu’en 1993. Il progresse lentement. Quant au processus d’ouverture au commerce international, il donne lieu à la signature de premiers accords de libre-échange (ALE). L’accord d’association avec l’Union européenne, signé en 1996, entre en vigueur en mars 2000, avec une première phase de démantèlement tarifaire jusqu’en 2012 avant l’application du libre-échange. Son anticipation par les autorités publiques amène une baisse sensible des droits de douane.

2.4. L’industrialisation, produit d’une stratégie de compétitivité révélée par la demande externe (1998) L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement d’alternance (32) amorce un cycle de réformes institutionnelles qui, tout en s’inscrivant dans la continuité du processus de libéralisation et d’ouverture de l’économie, vise à infléchir la trajectoire en cours. Cette inflexion que l’on peut qualifier d’institutionnelle, s’incarne dans la recherche pragmatique de nouveaux arrangements entre l’État et la sphère des intérêts privés.

32. « L’alternance », mars 1998, désigne l’arrivée à la tête du gouvernement du secrétaire général de l’Union socialiste des forces populaires et opposant historique, Abderrahmane el-Youssoufi, nommé par Hassan II après la victoire de l’USFP aux élections législatives de 1997. L’expérience prend fin en 2002 avec la nomination de Driss Jettou à la primature, dont le parcours d’industriel puis de ministre, hors des partis politiques, lui vaut le qualificatif de « technocrate ». L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 79

La politique de privatisation s’enrichit d’une dimension stratégique, exprimée et mise en œuvre dans le cadre d’une planification renouvelée : le Plan 1999-2003. La compétitivité de l’économie nationale et son amélioration deviennent la clef de voûte de la stratégie économique et industrielle. Les privatisations, fortement critiquées dans les années 90, sortent du débat idéologique et de la simple opportunité budgétaire pour devenir l’instrument privilégié du relèvement de la compétitivité. La politique publique se préoccupe donc de nouveau de l’industrie en assignant, par exemple, aux opérations de transfert de capital la mise en place d’un système d’alliances stratégiques (Belghazi, 1999). Le désengagement de l’État à compter des années 80 n’est pas, en soi, remis en cause, plus exactement en ce qu’il offrait de protection à travers l’emploi public (Catusse, 1999). Mais confronté à la flexibilisation et la précarisation croissantes du rapport au travail après l’ajustement, le gouvernement de l’alternance cherche à consolider et à développer les bases d’une régulation du rapport salarial (El Aoufi, 2000). Les premières assises nationales de l’emploi sont organisées en 1998. Elles aboutissent à la création, en 2000, de l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences (ANAPEC). Suivront des lois sociales majeures sur le code du travail (2002-2003), les accidents du travail (2003) et l’assurance maladie obligatoire (Catusse, 2006). Il est intéressant de s’arrêter un instant sur les dispositifs nationaux d’appui aux PME qui représentent, au début des années 2000, un pan important de la stratégie nationale d’amélioration de la compétitivité et du tournant institutionnel de la question industrielle. En 2002, l’Agence nationale pour la promotion de la PME, qui succède à la Maison de la jeune entreprise, absorbe l’ODI. Elle a alors pour mission de coordonner les actions de l’État dans ce domaine. Le développement de zones d’implantation dédiées aux PME, l’offre de locaux professionnels, la création de réseaux d’alliances entre ces petites structures privées, les collectivités locales, les organisations professionnelles et les fédérations, les incitations fiscales et les appuis financiers sont à l’agenda de ce nouvel acteur. Le programme national de mise à niveau des PME doit permettre de mener à bien une véritable restructuration compétitive. En plus de dispositifs d’appui financier et d’accompagnement, il propose la mise en place d’infrastructures d’accueil, de délocalisation de projets industriels, d’aménagement de nouveaux sites industriels et de réhabilitation de zones existantes et souvent défaillantes. Dans une certaine mesure, une longue lignée d’actions publiques d’aménagement et d’urbanisme industriel entamées sous le protectorat se trouve prolongée (Piermay, 2008). Le Programme national d’aménagement 80 Industrialisation et développement de zones industrielles (PNAZI) au début des années 80 cherchait, dans un contexte politique et économique différent, le rééquilibrage de la croissance industrielle entre les villes du pays. Le PNAZI reprenant cet objectif général identifiait 22 villes avant de céder aux différentes pressions des collectivités et d’étendre son programme à 49 zones industrielles. Aujourd’hui, la plupart des villes du royaume sont dotées de ces espaces d’accueil des entreprises. Le bilan du programme réalisé à la fin des années 90 reste critique. Les taux d’attribution des parcelles et le degré de valorisation sont faibles, les pouvoirs publics ne parvenant pas à contrôler les logiques spéculatives qui pèsent sur la distribution et l’usage final de ces ressources foncières. De nouvelles initiatives voient le jour : un programme de pépinières d’entreprises et la création de zones à vocation plus artisanale. Les parcs d’activités offrent pour la première fois un accès à des services d’accompagnement en plus de l’accès au foncier. Bénéficiant pour certains d’un statut de zone franche, ils sont localisés dans des sites urbains stratégiques préfigurant d’ailleurs les priorités affichées par le plan Emergence : Casablanca et Rabat, les deux pôles métropolitains du pays, puis Tanger et Nador au nord du pays, proches de la frontière européenne et, dans une moindre mesure, Fès, Agadir et Laâyoune. Se profile une conception spatialement située et organisée de filières dites innovantes à même de profiter des opportunités offertes par la mondialisation. Cette conception, reprenant les deux principaux ressorts des politiques économiques de la fin des années 90 – approche stratégique de la politique publique et recherche de compétitivité – trouve sa pleine expression dans la définition par les plus hautes autorités du pays d’une stratégie d’émergence industrielle (2005, puis 2009). En 2002, le pays renoue avec un certain volontarisme en matière de politique industrielle. Les autorités publiques, en particulier le ministre du Commerce et de l’Industrie, confient à l’expertise internationale la réflexion nationale pour doter le pays d’une « stratégie industrielle de globalisation » (Piveteau et Rougier, 2011). L’objectif annoncé consiste à développer des activités exportatrices de plus haute valeur ajoutée et l’industrie en général afin de diminuer la dépendance de la croissance marocaine à l’agriculture. La politique industrielle relève, ici, d’une démarche « experte ». Elle repose sur un diagnostic préalable des forces et faiblesses des secteurs industriels en présence (33) et des principaux freins à leur développement. L’évaluation

33. Le diagnostic est parti des secteurs industriels du ministère du Commerce et de l’Industrie auxquels ont été ajoutés les activités d’offshoring (délocalisation de services de support L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 81 des niveaux de compétitivité est « benchmarkée ». Les marchés externes, principalement européens, servent de référent quasi unique à l’évaluation de la compétitivité des firmes marocaines. Les résultats servent à repérer les activités sur lesquelles le pays possède les meilleures chances d’améliorer ses performances à l’exportation. Le diagnostic réalisé par McKinsey va alors préconiser un positionnement de l’économie marocaine sur quatre blocs de compétition pouvant percer sur le marché européen (34). Le premier Programme d’émergence industrielle (2005-2009) qui s’en inspire très directement va se décliner en contrats d’engagement signés entre les représentants du secteur concerné et l’État (35). Deux des quatre axes prioritaires du programme concernent finalement le tissu productif existant. Il s’agit de moderniser et de relancer les spécialisations productives historiques du Maroc (agro-alimentaire, transformation des produits de la mer, textile) qui deviennent des moteurs mondiaux de la croissance marocaine. Mais le benchmarking, doublé d’études de cas internationaux (36), conduit à identifier des domaines de nouvelles spécialisations. Le premier concerne le développement d’une filière d’offshoring. Il doit permettre au Maroc de devenir leader dans le nearshore francophone et hispanophone. Le second a administratif et de gestion) et l’artisanat (hors services de consommation). Le secteur primaire dans son ensemble (agriculture, sylviculture, pêche), le BTP, l’énergie, l’industrie minière (y.c. la transformation des phosphates) ainsi que le secteur tertiaire hors offshoring sont hors champ de la réflexion. Le secteur du textile n’a pas fait l’objet d’analyses spécifiques en raison de l’existence d’une stratégie déjà arrêtée dans un plan de relance élaboré à partir du livre blanc de l’industrie textile et de l’habillement en 2003. 34. Le niveau de compétitivité du Maroc est mesuré par rapport à 13 pays répartis en 3 groupes (« groupe de compétition », « groupe d’aspiration » et « world class ») sur 12 catégories de facteurs basés sur 104 indicateurs (scoring primaire). Dans un second temps, des niveaux de compétitivité théoriques pour chacun des secteurs industriels (scoring secondaire) sont dérivés du scoring primaire en pondérant l’importance de chaque facteur primaire. Les résultats de ce benchmarking sont utilisés pour identifier les filières sur lesquelles le Maroc possède les meilleures chances de se démarquer d’un point de vue théorique. Si le Maroc se démarque peu de son groupe de compétition, les auteurs concluent à des avantages concurrentiels dus à la proximité logistique avec l’Europe, l’accès aux marchés avec les accords de libre-échange, la qualité de vie et la présence d’une main-d’œuvre moyennement qualifiée. Aucun secteur n’est a priori condamné, mais des catégories d’acteurs ne devraient pas survivre à la compétition généralisée. Au final, le Maroc est positionné par rapport à quatre blocs en compétition pour servir le marché européen : l’Europe des Quinze, les nouveaux entrants, la ceinture de proche délocalisation et l’Asie émergente. 35. Cette logique contractuelle est très présente dans la définition des nouvelles modalités de la politique industrielle chez Rodrik (2008), Lin et Chang (2008) ou Robinson (2009). Elle s’inspire du « miracle asiatique ». 36. Les maquiladoras au Mexique, la politique de ciblage en Malaisie, les politiques de promotion à Dubaï, etc. 82 Industrialisation et développement trait à la création de Med zones (37) conçues pour accélérer la sous-traitance industrielle à destination de l’Europe autour de trois secteurs : l’automobile, l’aéronautique et l’électronique. Un plan national de développement des infrastructures doit permettre d’innerver les trois zones émergentes de la stratégie industrielle : sous-traitance industrielle au Nord, service et offshoring sur l’axe Casablanca-Rabat et agro-alimentaire dans la région d’Agadir. En 2015, les 7 ou 8 moteurs mondiaux de la croissance marocaine devraient représenter 70 % de la croissance industrielle. On prévoit la création de 440 000 emplois dont 240 000 emplois directs. Le processus d’industrialisation visé repose sur l’hypothèse centrale d’une intégration croissante de l’appareil industriel régional, de l’augmentation massive des échanges, de délocalisations en accélération. De nombreux projets sont annoncés autour de pôles spécialisés et régionaux. La stratégie d’émergence industrielle du Maroc reprend les principes de diversification et de montée en gamme qu’ont connus les NPI asiatiques. Identique à celle d’autres pays proche comme la Tunisie, elle revient à doter le territoire, principalement le littoral, de différents pôles de croissance extravertie, espaces d’accueil des IDE et des délocalisations au sein desquels les décideurs tentent d’organiser l’agglomération de divers segments délocalisables de la production manufacturière européenne. Mais un des risques de cette stratégie de compétitivité et d’attractivité spatialisée serait qu’elle ne conduise plus à s’interroger sur une politique de développement industriel de long terme. Plus exactement, l’analyse des opportunités de compétitivité qui est à la base de la stratégie d’émergence s’appuie sur les spécialisations historiques existantes et sur le passage d’une sous-traitance simple à une sous-traitance active. Il ne s’agit pas de stimuler l’apparition de nouvelles exportations mais de faire d’une sous – ou co-traitance – dynamisée le principal vecteur de l’internationalisation de la production marocaine. Le diagnostic forces-faiblesses réalisé par le cabinet McKinsey inspiré des travaux de Porter (1990, 1999) accorde une place plus importante à ce qui existe en rejetant ce qui peut exister compte tenu des risques et des coûts associés aux nouveaux produits pour les entreprises. La croissance résulte d’une stratégie de conquête de parts de marché constitués et évince une autre conception, plus structurelle, du développement industriel, qui accorde un rôle central au processus de diversification et à l’augmentation du nombre de produits maîtrisés et exportés à l’origine, pourtant, de la réussite des pays émergents. Des auteurs comme Hausman et Rodrik (2003) montrent qu’en présence d’externalités liées

37. Les Med zones ont eu pour première dénomination « Maquiladoras Méditerranée ». L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 83

à l’information, la politique optimale pour provoquer la diversification est de soutenir l’investissement dans des activités nouvelles ex ante, puis de rationaliser, c’est-à-dire de sélectionner les meilleurs, ex post. C’est l’inverse que proposent le diagnostic de McKinsey et le Programme émergence : sélectionner d’abord parmi l’existant et soutenir l’investissement ensuite dans ce petit nombre de secteurs. Autrement dit, et sans présumer des effets concrets d’une stratégie confirmée bien que légèrement amendée en 2009 (38), la logique qui prévaut continue de vouloir assoir la trajectoire industrielle du Maroc sur des avantages comparatifs acquis plus que construits (Mezouaghi, 2010 ; Banque mondiale, 2007). Sous cet angle, le Programme d’émergence industrielle reproduit en les étendant, aux plans à la fois géographique et sectoriel, les conditions d’attractivité qui ont dominé depuis les années 80 les politiques et programmes de développement de l’industrie marocaine tournées vers l’exportation : faibles coûts salariaux, flexibilité de la main-d’œuvre, incitations fiscales, établissement de zones offshore échappant à la réglementation douanière et fiscale locale ; conditions que l’on retrouve avec quelques variantes dans les économies non rentières d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient (Mezouaghi, 2010). En 2009, la politique d’émergence est appuyé par de nouvelles institutions. L’Agence marocaine de développement des investissements (AMDI) travaille au renforcement et à la consolidation de la stratégie de promotion des investissements. Elle mène des actions de promotion et de communication afin d’encourager l’investissement, d’assurer l’accueil des investissements étrangers et de lever les obstacles aux projets. Elle assure le secrétariat de la Commission des investissements dont les missions principales sont l’approbation des grands contrats d’investissement bénéficiant de subventions financières de l’État, l’octroi d’avantages spécifiques et l’identification des entraves à la réalisation des projets d’investissement. Parallèlement, seize Centres régionaux d’investissement (CRI) jouent le rôle de guichets uniques décentralisés. L’innovation et l’accumulation technologique, sources premières d’une possible remontée en gamme dans la chaîne de valeurs, ne sont pas absentes des politiques annoncées. Elles réfèrent alors aux pôles de compétitivité à la française en accordant de l’importance aux facteurs spatiaux, aux externalités d’agglomération et aux réseaux territorialisés d’acteurs. Plusieurs facteurs pèsent à ce jour sur la possibilité, à court et moyen terme, de voir ces logiques d’agglomération d’activités évoluer vers des logiques de pôles innovants

38. La principale modification porte sur l’offre foncière qui se démultiplie dans les régions sous la forme de plateformes d’activités intégrées généralistes ou dédiées. 84 Industrialisation et développement

(clusterisation). Tout d’abord, elles sont encore très dépendantes des donneurs d’ordre et restent particulièrement sensibles aux décisions de délocalisation- relocalisation des firmes étrangères. Ensuite, les niveaux encore faibles de R&D et de capital humain, la rareté des transferts de connaissance des laboratoires vers les entreprises ou encore la surreprésentation des pratiques concurrentielles par rapport aux pratiques coopératives interentreprises dans les agglomérations existantes (39) suggèrent plutôt un maintien de la dynamiques offshore. Les spécialisations actuelles sur des activités intensives en travail peu qualifié (textile- habillement par exemple) dans des unités de taille moyenne, voire faibles, ou sur des activités de montage et de production de biens intermédiaires à faible valeur ajoutée dans des industries de nouvelles spécialisations (automobile et aéronautique) rendent difficiles les partenariats public-privé et limitent la capacité des technopôle et des logiques d’agglomération à stimuler un développement industriel basé sur la connaissance. En dépit d’un réel volontarisme des autorités publiques au cours de cette dernière phase, les bifurcations et diversifications sectorielles ciblées pourraient continuer d’être fragiles et de dépendre, en grande partie, du redéploiement spatial des firmes européennes. L’installation de l’usine Renault à Meloussa en fournit l’exemple. La restructuration de la filière automobile autour d’un grand constructeur n’apparaissait ni dans le rapport McKinsey, ni dans le premier programme Émergence. Le développement du secteur automobile n’était envisagé qu’à travers l’existant, à savoir le renforcement des équipementiers présents à Casablanca et Tanger. Dans cet exemple, la demande externe (marché) et les choix stratégiques des grandes firmes (organisation) conduisent la trajectoire de compétitivité de l’industrie marocaine, la taille réduite du marché interne, en l’absence d’un marché maghrébin intégré, renforçant le poids de ces deux mécanismes de coordination. La question posée aux autorités publiques marocaines (État), au-delà d’une force stratégique avérée et connue de négociation en direction cette fois-ci des grands donneurs d’ordres internationaux, est celle du rôle d’une politique industrielle transversale qui œuvre à la mise en place de conditions, institutionnelles et industrielles, favorables à l’accumulation de compétences technologiques (formation, innovation, partenariats et transferts technologiques, etc.) et à l’articulation croissante de la dynamique industrielle avec les marchés internes.

39. Cf. entre autres Askour (2011), Piveteau (2009), Assens et Abittan (2010), Mezouaghi (2009). L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 85

3. Des trajectoires visées au processus constaté : un faible impact

L’effectivité du processus d’industrialisation est appréhendée à partir de trois statistiques de long terme : la création annuelle de valeur industrielle, l’emploi industriel et le commerce extérieur de produits industriels. Pour des raisons de disponibilité des informations statistiques, les points qui suivent traiteront principalement du processus d’industrialisation au sens strict. Partant des données de la comptabilité nationale, la mesure de ce processus comme part croissante de l’industrie dans la création de richesses nationales reste dépendante des nomenclatures et des niveaux d’agrégation proposés. Les commentaires qui suivent n’y échappent pas. A cette précaution d’usage il convient d’en ajouter une autre. Le Système de comptabilité nationale marocain a changé plusieurs fois de base. Pour ce qui concerne la présente étude, les séries des comptes de 1980 à 2008 ont pu être consultées, auxquelles ont a ajouté les données provisoires des années 2009 à 2011. Actuellement, les compte nationaux sont produits en année de base 1998 (concepts, nomenclatures, système d’évaluation, types de compte et tableaux compilés). Chaque fois que possible, on veillera à n’utiliser que les données rétropolées sur cette base. Enfin, d’autres sources de données et études que celles produites par la comptabilité nationale seront à l’occasion mobilisées, avec la prudence requise, afin de confirmer ou nuancer les grandes tendances du processus d’industrialisation que l’on cherche à dégager.

3.1. Un processus ancien et bloqué : une lecture en termes de structure L’indicateur le plus courant du niveau d’industrialisation est celui de la part du secteur industriel dans le produit intérieur brut (PIB). La décomposition sectorielle de la richesse annuelle n’est pas sans poser des difficultés, on y reviendra. Mais au niveau d’agrégation le plus classique et le plus élevé du découpage en trois secteurs, primaire, secondaire, tertiaire (40), on pose l’hypothèse d’une stabilité suffisante sur le long terme des compositions intra-sectorielles.

40. Dans le Système de comptabilité nationale (SCN), classiquement, le « secteur primaire » est composé des branches agriculture, forêts et pêche ; le secteur secondaire regroupe les branches extraction, industries de transformation hors raffinage, énergie et bâtiment et travaux publics (BTP) ; le secteur tertiaire regroupe les activités de services dont les activités de commerce, de transport, de télécommunications, de finance, l’immobilier, l’éducation et l’administration publique. La branche classe les établissements, unité statistique la plus fine du SCN, selon leur activité principale. Ces trois secteurs ne doivent pas être confondus avec les cinq secteurs institutionnels de l’économie nationale qui regroupent les unités institutionnelles selon la nature de leur activité : ménages, sociétés non financières, sociétés financières, administrations publiques, institutions publiques sans but lucratif. 86 Industrialisation et développement

Compte tenu de la variété des sources utilisées, plusieurs illustrations statistiques et graphiques de la distribution sectorielle des branches d’activités au Maroc sont présentées (41). La formation de l’appareil industriel marocain commençant, on l’a vu, pendant le Protectorat, il est intéressant d’en restituer à grands traits la dynamique au moment où les autorités marocaines indépendantes posent les premières pierres d’une politique industrielle nationale. Tableau 1 Structure du PIB (valeurs ajoutées prix courants) en %

1921-1955 Francs constants (1952) 1951 1952 1953 1954 1955 Primaire 36,61 34,82 36,54 37,69 34,15 Secondaire 30,06 31,53 30,48 29,03 29,77 Services 33,33 33,66 32,98 33,28 36,08

Sources : Comptes économiques du Maroc 1951-1955. D’après Cerich (1964, p. 160).

Dans la lignée des travaux sur le sous-développement, les présentations de l’économie marocaine sous tutelle européenne mettent l’accent sur sa dualité. L’agrégation des activités en trois grands secteurs « clarkiens » recouvre, en la masquant, cette réalité structurelle. En effet, le secteur secondaire comptabilise, d’un côté, les valeurs produites par des activités « traditionnelles » dont la productivité reste faible et la croissance quasi inexistante. Il s’agit essentiellement de l’artisanat urbain, composé des métiers du textile, du cuir, de la céramique et du travail des métaux. De l’autre, des activités secondaires « modernes », aux mains des Européens, avec les industries extractives (mines et énergie), les industries de transformation tournées vers les marchés extérieurs et les activités de production de matériaux de construction. Durant la phase coloniale, elles participent de la formation de l’appareil industriel du Maroc (Belal, 1980). Bien que les données du tableau 1 ne couvrent, en dynamique, qu’un petit nombre d’années, que toute la prudence soit de mise quant à la qualité de la mesure de la richesse annuelle créée par les activités traditionnelles – hors circuit économique monétaire pour une très grande part – deux constats peuvent être faits. En structure, tout d’abord, le poids du secteur

41. De 1980 à 2011, on a recours aux Comptes nationaux base 1998 avec rétropolation des données. Pour les périodes précédentes, des sources de données secondaires considérées suffisamment fiables sont mobilisées. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 87 secondaire (comprenant également le BTP) à la fin du Protectorat est loin d’être négligeable. Il représente environ 30 % du PIB ; les activités primaires, principalement l’agriculture, 35 % ; et les activités de services un peu plus du tiers. En dynamique ensuite, si une tendance se dégage, elle préfigure les évolutions de structure à venir. En premier lieu, l’économie coloniale des années 50 se caractériserait par un secteur primaire stationnaire, voire déclinant, au profit d’activités de services plus dynamiques (transport, communication, administration). La croissance des activités classées dans le secondaire le maintenant autour de 30 %. D’après les statistiques de l’ONU (1958) et les données de recensement de la population 1951-1952 – reprises de Cerisch (1964), en statique, la répartition par branche du secteur secondaire donne à voir l’importance relative des industries de transformation, notamment en termes de productivité, et une certaine diversification du secteur quelques années avant l’Indépendance (tableau 2).

Tableau 2 Structure par branche du secteur secondaire au Maroc (valeurs ajoutées)

1952 Nombre de personnes Valeur ajoutée Branches employées * (en milliards de francs) Industries extractives 11 % 17 % dont : Phosphates 3 % 9 % Autres 7 % 8 % Eau, électricité, gaz — 3 % Industries de transformation 20 % 46 % dont : Alimentation 7 % 18 % Textile et cuirs 3 % 12 % Chimie 1 % 2 % Métaux, machines 4 % 8 % Matériau de construction 2 % 2 % Divers 3 % 4 % Bâtiment et travaux publics 27 % 28 % Artisanat 42 % 8 %

Source : reconstruit à partir de Cerish (1964 , p. 163 et 173). * Emplois permanents. 88 Industrialisation et développement

Cette donnée très générale ne signale pas un processus d’industrialisation sous le Protectorat. Elle restitue ce qui a été rappelé plus haut. Au côté de l’industrie extractive, et ce depuis la Seconde Guerre mondiale, des industries de transformation et de construction se sont développées. Certaines branches ont parfois progressé plus vite que la production minière (cf. infra). Pour autant, l’intégration des activités d’extraction et de transformation est inexistante. Le Maroc ne possède pas de grandes usines de transformation des minerais. L’économie dans son ensemble est faiblement intégrée, et la grande majorité des activités de production restent en dehors du circuit monétaire. A la veille de l’Indépendance, la partie industrielle de l’économie est entièrement induite de l’extérieur. Les produits manufacturés ne représentent qu’une faible part des exportations (42) dominées par les produits agricoles et minéraux. « Au Maroc, à la fin du Protectorat on ne dénombrait que 12 industriels marocains et encore uniquement dans des industries correspondant aux anciennes production artisanales. » (Cerish, 1964) Au cours des deux décennies suivantes, la politique publique marocaine tente d’inverser la tendance. Dans cette première étape du processus d’industrialisation (1956-1977), deux phases distinctes se succèdent. La première, de 1956 à 1972, avec l’industrialisation par substitution aux importations (ISI) pour stratégie principale de l’État. Les cinq premières années d’indépendance (1956-1961), à ce titre les plus marquantes, font figure « d’impulsion primitive » au cours desquelles le nouvel État marocain, sans véritables ressources, tente d’investir le champ économique et industriel. La seconde, de 1973 à 1977, où, retrouvant des marges de manœuvre budgétaire, l’État réinvestit le domaine industriel par un programme combiné d’ISI, de soutien à l’exportation et de marocanisation.

Tableau 3 Structure du PIB marocain (en volume) en moyenne

1965-1971 1972-1982 Primaire 26,5 % 19,4 % Secondaire 30,7 % 32,0 % Services 42,8 % 48,6 %

Source : WDI (2004), Banque mondiale, in HCP (2005), les Sources de la croissance économique au Maroc, p. 12.

42. Cet état de fait a fait l’objet de débats. Selon les sources consultées, publication officielle du Protectorat et publication du Maroc indépendant, les « articles industriels et artisanaux » totalisent respectivement 28 % et 2 % des exportations. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 89

Le tableau 3 permet de constater les effets de ces programmes sur la composition sectorielle du PIB (43). Le phénomène le plus marquant ne concerne pas l’industrialisation de l’économie. En termes de poids relatif, la diminution du secteur primaire profite au secteur tertiaire, à l’inverse de ce que l’on a observé dans les pays industriels. Le secteur des services, depuis 1955 (tableau 1), ne cesse de gagner en importance. Il passe de 35 % du PIB en 1955 à 42 % en moyenne entre 1965 et 1971 et à plus à 48 % avant que le Maroc ne s’engage dans un Programme d’ajustement structurel. Pourtant, la quasi-stationnarité du secteur secondaire, visible dans les dernières années du Protectorat, semble s’inverser ou, tout au moins, être stoppée. Sa part dans le PIB passe, en moyenne, à 32 % entre 1972 et 1982. Elle tournait autour de 30 % dans les dernières années du Protectorat. L’évolution de la composition sectorielle du PIB sur la période 1980-2011 ne permet pas de confirmer cette première tendance à l’industrialisation – si tant est qu’elle le soit à l’appui d’analyses plus fines des données de la Comptabilité nationale 1956-1980. Seul le début des années 80, pré-ajustement, semblerait attester d’un « pré-décollage » de l’industrie (graphiques 1 et 2). La place du secteur secondaire dans l’économie marocaine n’augmente pas depuis le début des années 80. Elle semble même entamer une lente diminution jusqu’à 25 % du PIB en fin de période (à prix courants, on constate une meilleure stabilité du secteur autour de 30 %). Cette légère décroissance profite au secteur des services dont l’importance relative augmente à compter du début des années 90.

Graphique 1 Structure du PIB (valeurs ajoutées, prix constants 1998) 1980-2011

1980 1983 1986 1989 1992 1995 1998 2001 2004 2007 2010

Source : calcul des auteurs, Comptes nationaux 1980-2008, avril 2010 et Comptes provisoires 2008 à 2011.

43. Les données des 2009 à 2001 sont issues des comptes nationaux provisoires. 90 Industrialisation et développement

Graphique 2 Structure du PIB (valeurs ajoutées, prix courants) 1980-2011

1980 1983 1986 1989 1992 1995 1998 2001 2004 2007 2010

Source : calcul des auteurs, Comptes nationaux 1980-2008, avril 2010, et Comptes provisoires 2008 à 2011.

Le secteur primaire est caractérisé par une volatilité marquée. Les années 1996-1998 semblent être des années « charnières ». Deux tendances distinctes se détachent de 1980 à 2011 (graphiques 1 et 2) : pendant la phase d’ajustement (1983-1993) et jusqu’à la sécheresse de 1994- 1995, le secteur des activités agricoles et de la pêche tend à augmenter au détriment du secteur secondaire ; il entame ensuite une diminution au seul profit du secteur tertiaire, qui passe d’un peu plus de 50 % du PIB au début des années 80 à près de 60 % dans les années récentes. In fine, depuis l’Indépendance, la stabilité de la contribution directe relative des industries à l’activité économique et à la création de richesses ou une tendance à la baisse en prix constants au profit des activités de services sont le fait le plus marquant.

3.2. La légère décroissance de la part du secteur manufacturier dans le PIB La décomposition du secteur secondaire rend compte de la baisse progressive de l’activité minière. Elle représente entre 2 % et 3 % du total de la valeur ajoutée créée annuellement. Les industries de transformation n’ont pas pris le relais. Si elles forment une grande partie du secteur industriel hors BTP, elles restent dans une fourchette basse entre 15 % et 19 % de la VA totale. Depuis 1980, la croissance réelle de l’industrie manufacturière peine à suivre le rythme de croissance de l’ensemble de l’économie. Sa part tombe en L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 91 dessous des 15 % à partir de 2006. Globalement, la composition sectorielle de la production n’a pas fondamentalement changé depuis l’Indépendance. La transformation sectorielle de l’économie n’est pas apparente, suivant au mieux un schéma lent comme l’indiquait en 2006 la Banque mondiale.

Graphique 3 Parts sectorielles dans le PIB (valeurs ajoutées, prix constants) 1980-2011

Source : calcul des auteurs, Comptes nationaux 1980-2008, avril 2010 et et Comptes provisoires 2008 à 2011.

3.3. Un processus en panne et un niveau d’industrialisation faible : une (re)lecture en termes de taille du secteur

Avec le précédent indicateur, la somme des parts des trois ou six secteurs étant égale à 1 (100 %), mécaniquement, chaque part ne reflète pas nécessairement la taille et l’importance du secteur concerné, mais seulement sa taille relative par rapport aux autres secteurs. De la même façon, pour isoler de l’évolution de l’industrie dans son ensemble la production manufacturière (hors industries extractives et BTP en particulier), il est préférable d’avoir recours à un autre indicateur permettant d’éviter ce biais. La valeur ajoutée du secteur par habitant (divisée par la population totale) contourne ce biais. Elle permet de voir combien un individu moyen du pays produit de biens appartenant au secteur, en une année. En comparant cet indicateur de taille de l’industrie à ceux d’autres pays et régions du monde, on est en mesure de mieux qualifier le niveau d’industrialisation du Maroc. 92 Industrialisation et développement

Le tableau 4 reprend les résultats moyens obtenus par Goujon et Kafango (2011) pour la période 1990-2008. Afin de situer le Maroc dans le tableau d’ensemble, on a procédé au calcul d’une moyenne simple des valeurs ajoutées par habitant pour la même période. La relation entre le niveau de revenu et la taille du secteur industriel ou manufacturier apparaît clairement (op. cit.). Au vu de la taille d’ensemble de son secteur industriel, le Maroc se positionne au-dessus des pays à revenu intermédiaire faible et en dessous des pays d’Afrique du Nord. Le niveau moyen de valeur ajoutée par tête du secteur manufacturier le repositionne à proximité de la médiane des pays à revenu intermédiaire, à distance des économies très faiblement industrialisées et/ou des économies dont la taille du secteur industriel continue d’être déterminée par l’industrie extractive.

Tableau 4 Valeur ajoutée du secteur industriel par tête (1990-2008)

Nombre Industrie Manufacture de pays Moyenne Médiane Moyenne Médiane Afrique 51 364 92 115 29 Afrique du Nord 5 491 440 193 212 Maroc NC 374 233 Afrique 46 351 64 106 27 subsaharienne Afrique de l’Ouest 16 77 55 32 20 Revenu faible 28 50 44 23 18 Revenu intermédiaire 15 279 189 125 70 faible Revenu intermédiaire 7 1 287 969 428 259 élevé Revenu élevé 1 3 996 3 996 346 346 Exportateurs de 8 1 074 539 108 52 pétrole Pays les moins 33 193 46 35 21 avancés Petites îles en 6 495 151 306 62 développement Pays enclavés 15 190 44 63 21

Source : en dehors du Maroc, Goujon et Kafango (2011) ; pour le Maroc, calcul des auteurs. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 93

Le graphique 4 trace l’évolution de cet indicateur de taille pour les années allant de 1965 à 2011. Si l’on s’en tient au secteur secondaire, trois phases rythment le processus d’industrialisation du Maroc. La première correspond à la mise en œuvre des politiques volontaristes, 1965-1977, et en particulier aux politiques de substitution des importations. La valeur ajoutée annuelle du secteur secondaire par habitant passe de 200 à 320 dollars, soit une croissance moyenne annuelle de + 4 %. La phase de stabilisation et d’ajustement se traduit par une relative stagnation, soit + 0,6 % par an. A partir de 1998, année de l’inflexion institutionnelle de la trajectoire, la tendance repart à la hausse avec une croissance moyenne annuelle de + 2,4 % jusqu’en 2011. Il n’est pas possible, à partir des données disponibles, de confirmer ces résultats pour l’industrie de transformation. Mais l’évolution tendancielle du secteur manufacturier est comparable à celle de l’ensemble du secteur secondaire. Là encore avec un décrochement perceptible à partir du début des années 2000.

Graphique 4 Valeur ajoutée du secteur industriel par tête, 1965-2011 (44) (en dollars constants)

1965 1969 1973 1977 1981 1985 1989 1993 1997 2001 2005 2009

Sources : calcul des auteurs ; données de population et de PIB en dollars constants de 2000, Banque mondiale, Perspective monde, Université de Sherbrooke, Online Database.

44. Pour calculer les valeurs ajoutées par tête, on a multiplié le PIB en dollars constants par le poids de chaque secteur dans l’économie (prix constants). Le sous-secteur manufacturier correspond dans le SCN aux industries de transformation (hors raffinage pétrole) 94 Industrialisation et développement

Ces résultats et tendances seraient à confirmer à l’appui d’analyses plus approfondies. Mais d’ores et déjà, ils renvoient de façon très générale à deux débats, complémentaires et d’actualité à propos de l’industrialisation des pays du Sud (45). Le premier, abordé au début du présent document, questionne la relation entre politique industrielle et processus d’industrialisation. Si l’on s’en tient à la simple correspondance soulignée par le graphique 3, une relation positive se dessine dans le cas du Maroc. Les phases de croissance significative de la taille du secteur industriel marocain correspondent aux phases de politiques industrielles dédiées. La croissance « la plus rapide » a lieu au cours de la décennie où l’ISI est privilégiée mais combinée avec d’autres programmes volontaristes conduits par l’État. Au cours de la décennie 70, les 11 % de croissance annuelle de l’industrie, financée aux deux tiers par le secteur public et semi-public, animent l’expansion de la période (El Malki, 1982). Le remplacement de politiques industrielles dédiées par des politiques de compétitivité « standard » au début des années 80 avait pour objectif annoncé d’entraîner la diversification du secteur des biens marchands et de réduire la part des produits de base (Banque mondiale, 2006). Indépendamment d’autres considérations sur la capacité budgétaire de l’État marocain à poursuivre l’effort d’industrialisation, l’« impulsion compétitive » a pour premier résultat manifeste de stopper net le processus d’industrialisation en cours – au sens de l’accroissement de la taille du secteur secondaire dans l’économie. Cette simple correspondance recoupe les conclusions d’auteurs comme D. Rodrick en 2007. Elles mettent en évidence, pour les deux décennies 1950-1975, l’effet positif des stratégies d’ISI en termes de croissance du PNB par habitant. Ceci sur une cinquantaine de pays dont le Maroc (de plus de 3 % par an). Quant au récent travail d’histoire économique de A.S. Bénétrix, K.H. O’Rourke et J.G. Williamson (2011) sur les processus d’ajustement – et de diffusion – de l’économie internationale au choc asymétrique de la Révolution industrielle, il permet de situer l’origine des processus actuels d’émergence industrielle, non pas aux années 1990-2007 comme c’est le cas habituellement, mais aux périodes d’ISI (1950-1972) qui deviennent pour les périphéries du Sud, en particulier pour la région MENA, le point haut de l’industrialisation-phase de croissance rapide (46).

45. Cette expression d’usage courant renvoie ici aux ex-pays du Tiers-Monde, quel que soit aujourd’hui leur niveau d’industrialisation. 46. Dans leur travail de comparaison des phases d’accélération et de décélération de la croissance industrielle par grande région, le Maroc se classe comme leader de la région MENA au cours des périodes 1950-1972 (classé 7e) et 1973-1989 (classé 10e). (Bénétrix et al, 2011, p. 31). L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 95

3.4. Le processus d’industrialisation : quelle(s) performance(s) ? Au cours de la période 1980-2011, le PIB de l’économie marocaine a progressé en volume au rythme de 4,2 % l’an (4 % pour le seul produit non agricole) (47).

3.4.1. Croissance agricole et croissance non agricole Au cours des seules années 90, ce rythme est peu un plus faible, en raison des répercussions directes de la mauvaise pluviométrie sur la production agricole non irriguée et des effets induits sur le reste de l’économie du niveau moyen de cette dernière. Ainsi, le rythme moyen de croissance a été sur la période 1990-2001 de 2,8 % l’an (3,2 % pour le seul produit non agricole). On assiste, en fin de période, à une accélération de la croissance non agricole (+ 4,5 % au cours des années 2000). L’observation des taux de croissance enregistrés d’année en année, pour l’agriculture, d’une part, et pour l’activité non agricole, d’autre part, conduit à trois constats (graphique 5) : 1) les fluctuations de la valeur ajoutée agricole sont de très grande ampleur, surtout en milieu de période ; 2) il n’y a pas de corrélation nette entre les fluctuations de la valeur ajoutée non agricole et celles de la valeur ajoutée agricole, même s’il existe des canaux par lesquels la seconde se répercute sur la première (voir infra) ; 3) les fluctuations de la valeur ajoutée non agricole sont présentes, sans la même ampleur que celles de la valeur ajoutée agricole en volume ; elles s’estompent, toutefois, très nettement au-delà du milieu des années 90.

Graphique 5 Croissance annuelle en volume du PIB, du PIB agricole, du PIB non agricole 1980-2011

1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011

Source : calcul des auteurs, Comptes nationaux 1980-2008, avril 2010, et Comptes provisoires 2008 à 2011.

47. Les commentaires qui suivent à propos du PIB, composante agricole et non agricole, reprennent en les prolongeant les analyses de B. Billaudot sur la période 1986-2003. 96 Industrialisation et développement

3.4.2. Croissance du PIB par secteur : quelle contribution des industries manufacturières ?

Deux périodes avant 1980, 1973-1977 (Plan quinquennal) et 1977-1980 (Plan de stabilisation), sont retenues. Cette fois-ci, les sources de données diffèrent, et la base retenue pour le chaînage des données n’est pas la même : 1969 pour les données issues de la Banque mondiale (reprise de L. Jaïdi, 1992, p. 102) et 1998 pour les Comptes nationaux. Après 1980, le phasage du suivi des taux de croissance s’articule autour de cinq périodes qui correspondent aux cycles des principales impulsions données par les politiques économiques et industrielles : – 1980-1983 : la fin de l’intervention massive de l’État ; – 1984-1993 : les programmes d’ajustement structurel : le pari de la compétitivité révélée (1985-1993 pour l’agriculture) ; – 1993-1998 : la sortie de l’ajustement, l’ouverture, la privatisation des actifs et la mise à niveau de l’industrie ; – 1998-2005 : l’inflexion institutionnelle : continuité, gouvernance et régulation accrue ; – 2005-2010 : le retour du volontarisme en matière d’industrie (lancement de la stratégie industrielle d’émergence), État stratège et compétitivité « experte ».

Tableau 5 Taux de croissance annuel du PIB par secteur 1973-1980 (prix constants 1969) 1980-2010 (prix constant 1998) en %

Période Cycle Cycle Cycle Cycle Cycle 1973- 1977- 1980- 1980- 1983- 1993- 1998- 2005- 1977 1980 2010 1983 1993 1998 2005 2010 PIB 7,5 3,6 4,18 3,01 3,78 4,61 3,57 4,82 Agriculture, forêt, services annexes, – 0,8 7,2 3,75 – 4,21 2,04 8,81 1,33 7,96 pêche Mines, énergies, 2,4 6,3 3,95 2,23 1,99 7,60 3,92 3,88 eau Industries 6,1 3,9 2,88 2,40 2,93 2,95 2,86 2,56 manufacturières Bâtiment et – 11,0 3,86 – 0,07 0,16 3,41 3,82 6,81 27,20 travaux publics Services hors 7,8 1,8 4,35 3,92 3,41 2,98 4,45 4,56 administration Administration publique générale 14,4 10,7 3,74 6,86 4,36 2,35 2,75 4,35 et sécurité sociale

Sources : Comptes nationaux et L. Jaïdi (1992). L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 97

Depuis l’Indépendance jusqu’à la fin du Plan 1973-1977, les industries manufacturières ont connu une progression régulière : 3,7 % par an entre 1960 et 1967, 5,4 % entre 1968 et 1972, avec une nette accélération en fin de période (Jaïdi, 1992). Cette période se caractérise par une injection importante de moyens publics dans le secteur industriel financée par les recettes phosphatières et le recours à l’emprunt. Au programme de stabilisation qui précède l’ajustement structurel correspond une nette décélération de la croissance des industries de transformation (1977-1980) et la fin, dans le processus d’industrialisation du Maroc, d’une courte phase de croissance rapide. Durant les quatre décennies suivantes (1980-2010), la croissance industrielle est régulière mais faible, la plus faible des croissances sectorielles réelles : entre 2 % et 3 % par an soit, de 1 à 2 points de moins que la croissance réelle du PIB au cours de ces quatre périodes. La contribution de l’industrie à la dynamique de l’économie marocaine demeure donc modeste et fragile. Ce processus aboutit au constat fait plus haut et resté vrai depuis l’Indépendance : l’industrie continue de n’intervenir qu’au troisième rang après l’agriculture et les services dans la formation du PIB. La composition sectorielle de la croissance présente un profil déséquilibré (graphique 6). Il s’explique par la variabilité importante du secteur agricole et des mines, mais aussi par la reprise de la croissance du secteur administration au cours du dernier cycle ainsi que par celle du BTP. Après 1983, le secteur primaire fait preuve d’une dynamique proche de l’économie dans son ensemble, avec une plus forte amplitude. Le secteur manufacturier puis celui des services suivent aussi une évolution proche de l’économie : avec un niveau de croissance plus bas pour le premier et plus haut pour le second.

Graphique 6 Croissance réelle sectorielle (1980-2010)

PIB BTP Mines Industrie Services Agriculture Administration

Sources : Comptes nationaux. 98 Industrialisation et développement

Les changements intervenus dans les politiques économiques depuis le début des années 80, ou les différentes impulsions données à la trajectoire, ne parviennent pas à modifier le régime de faible industrialisation dans lequel le Maroc semble enfermé. Il est bien évidemment trop tôt pour mesurer, au plan macro-économique, l’impact de la toute nouvelle stratégie d’émergence industrielle. Mais les limites, développées plus avant (cf. 2.4), d’une stratégie de compétitivité fondée sur le développement des avantages comparatifs acquis trouvent peut-être à s’exprimer dans le constat suivant (graphique 6 et tableau 6). Au cours du cycle 2005-2010, non seulement la croissance des industries de transformation est la plus faible de la période étudiée, mais l’écart de croissance réelle avec la l’économie dans son ensemble est au plus haut. Le dynamisme des secteurs de nouvelles spécialisations, comme l’automobile et l’aéronautique, ne semble pas compenser l’essoufflement des anciennes spécialisations productives.

Tableau 6 Écarts de taux croissance réelle : industrie/économie 1980-2010 (prix constant 1998)

1973- 1977- 1980- 1980- 1983- 1993- 1998- 2005- 1977 1980 2010 1983 1993 1998 2005 2010 PIB 7,5 % 3,6 % 4,18 % 3,01 % 3,78 % 4,61 % 3,57 % 4,82 % Industries 6,1 % 3,9 % 2,88 % 2,40 % 2,93 % 2,95 % 2,86 % 2,56 % manufacturières Écarts – 1,4 + 0,3 – 1,3 – 0,61 – 0,85 – 1,66 – 0,71 – 2,26

Sources : calculs des auteurs, Comptes nationaux.

3.4.3. L’évolution de l’emploi industriel

L’industrialisation de l’appareil économique conduit à la croissance de l’emploi dans les industries. Le processus, nous dit la théorie, transforme les paysans en ouvriers et « dope » la croissance (cf. infra). L’emploi industriel est donc un des indicateurs de performance du processus d’industrialisation, une des manifestations tangibles d’un changement de structures productives dans l’économie. L’emploi constitue surtout un des défis majeurs et d’avenir du Maroc, comme de la plupart des pays méditerranéens. Confrontées à une forte pression sur le marché du travail, socialement et politiquement déstabilisatrice – croissance démographique et arrivée massive de primo- L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 99 accédants qualifiés – les autorités placent la création d’emplois au cœur de la nouvelle stratégie industrielle. A ce stade du programme de recherche « Made in Morocco », les informations disponibles nous permettront seulement d’observer les tendances les plus évidentes et de poser quelques hypothèses. Dans l’industrie et l’artisanat, hors bâtiment et travaux publics, l’emploi total (permanent et non permanent) est passé de 848 097 personnes en 1987 à 1 276 257 en 2010 (graphique 7). En structure, l’emploi industriel reste stable. Il représente 13 % de l’ensemble des emplois tout au long de la période. L’agriculture et la pêche absorbent 41 % des emplois en fin de période, contre près de 60 % au début. Cette baisse relative profite principalement au secteur des services et, dans une moindre mesure, au BTP. Autre fait marquant : la diminution de l’emploi dans l’industrie entre 1995 et 2001 puis sa très grande stabilité au cours de la décennie 2000. Autre indicateur de performance industrielle, au sens large, le taux du salariat dans l’économie. Sur la période 1999-2010 pour laquelle nous disposons de données, le taux du salariat reste faible, entre 35 % et 40 %. Deux sous-périodes sont clairement repérables : la première, de 1999 à 2005, voit le taux du salariat diminuer (39 % à 36 %) ; la seconde, à compter de 2005, où l’indicateur suit une pente inverse pour atteindre 44 % en 2010. Pour mémoire, il passait de moins de 50 % à plus de 66 % en France pendant la Révolution industrielle et se situe aujourd’hui à 90 % de la population active. Une comparaison qui ne vaut pas explication. L’analyse du rapport salarial proposée par N. El Aoufi met en évidence le paradoxe suivant : la nature « extensive » du régime d’industrialisation en longue période (1956-1990) cohabite avec une salarisation restreinte (El Aoufi, 1992). Cette configuration sous-fordiste se définit par la coexistence de deux modalités d’organisation du travail, l’une de type taylorien et fordiste renvoyant aux grandes firmes et l’autre, plus empirique, non taylorienne et déconnectée du cadre légal, caractéristique des petites et moyennes entreprises (El Aoufi, 1995). La faible salarisation de l’économie marocaine au cours des vingt dernières années suggère la persistance de ce trait de longue période. Dans le cas d’une économie en développement comme le Maroc, elle soulève la question des liens complexes entre l’informalité des modes de mise au travail, la recherche de flexibilité compétitive et la conversion au modèle exportateur (Piveteau, 2009). 100 Industrialisation et développement

Graphique 7 Effectif total par branche d’activité (1982, 1987, 1994, 1995, 1999-2010)

Source : RGPH et enquêtes annuelles emplois.

Faisant écho à la faible salarisation de l’économie, l’emploi manufacturier (industries de transformation) est faible. Il représente 40 % du total de l’emploi industriel hors BTP. Que l’on retienne l’effectif permanent ou total, l’industrie manufacturière absorbe invariablement 5 % de la population active (11 148 000 en 2007 et 11 647 000 en 2012), soit environ 220 000 personnes en 1980, puis 600 000 en 2011. La contribution des cinq grands secteurs de transformation (48), sans être profondément bouleversée depuis le début des années 80, est en passe d’être altérée (graphique 8). Les industries du textile et du cuir fournissent toujours le gros des emplois, entre 30 % et 40 %, au rythme des accords commerciaux encadrant le secteur et des commandes passées par les grands donneurs d’ordre européens (49). Au cours des années 80, le développement de cette industrie à forte intensité de main-d’œuvre peu qualifiée conduit à une évolution rapide du nombre d’emplois. La croissance des effectifs ralentit dans les années 90 et baisse à la fin des années 2000 – 26 000 emplois permanents perdus entre 2008 et 2011.

48. Au sens de l’enquête annuelle du ministère du Commerce et de l’Industrie. 49. Pour une analyse de la contribution du secteur textile au processus d’industrialisation jusqu’à la fin des années 70, on se référera à L. Jaïdi (1979). L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 101

Graphique 8 Emplois dans les industries de transformation : 1980-2000, 2008-2011

Industrie agro-alimentaire

1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2010

Source : DEPF, avril 2013, p. 9.

Sans égaler en emplois l’importance de ce secteur d’ancienne spécialisation, les effectifs totaux dans l’industrie électrique et électronique, puis dans l’industrie mécanique et métallurgique, augmentent plus vite en fin de période – respectivement + 25 131 et + 13 324 de 2008 à 2011. Ils ont donc plus que compensé les pertes enregistrées dans le textile. On peut y voir un des effets attendus du Programme Émergence puis du Pacte national pour l’émergence industrielle (PNEI). Le PNEI prévoit de contribuer à la création de 220 000 nouveaux emplois d’ici 2015, soit 40 % des emplois manufacturiers comptabilisés en 2009, son année de lancement ; après que le premier Programme Émergence ait fixé en 2005 à 440 000 le nombre de créations d’emplois directs et indirects. Si le mécanisme de substitution se poursuit, on peut craindre pour l’effet recherché de créations nettes. Et ceci malgré des investissements significatifs dans les secteurs électronique, automobile et aéronautique, multipliés par cinq entre 2004 et 2008 (de 550 millions à 2,2 milliards de dirhams), sans création d’emploi équivalente. A noter enfin que l’industrie agro-alimentaire reste en 2011 le deuxième pourvoyeur d’emplois devant les industries chimiques et parachimiques. Les indicateurs de contribution à la création nette d’emplois et de valeur ajoutée (graphiques 9 et 10) permettent de mieux saisir les évolutions en cours. Après un cycle d’essoufflement où la dynamique des activités de service 102 Industrialisation et développement paraissait arriver à saturation (Palméro et Roux, 2010), la tendance s’inverse. En effet, au début des années 2000, la capacité du secteur des services à générer de l’emploi est renforcée. Il passe ainsi de 39 % de la création nette d’emplois, entre 1994 et 1999, à 75 %, puis 80 %, dans les deux cycles suivants. Sa contribution à la création de valeur ajoutée augmente jusqu’en 2005 (de 41 % entre 1987-1994 à 63 % de 1999 à 2005), pour baisser dans le dernier cycle et atteindre 45 %.

Graphique 9 Contribution sectorielle à la variation de la VA réelle totale au Maroc (CSCNE *)

Sources : Comptes nationaux du Maroc et RGPH. * CSCNE = (variation de l’emploi du secteur i)/(variation emploi total)

Graphique 10 Contribution sectorielle à la variation de la VA réelle totale au Maroc (CSCNVA *)

Sources : Comptes nationaux du Maroc et RGPH. * CSCNVA = (variation de la VA du secteur i)/(variation VA totale) L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 103

Les industries (hors BTP) poursuivent une autre trajectoire. Au cours de la période, leur contribution à la création d’emplois baisse. De 17 % au cours du premier cycle (fin des programmes d’ajustement structurel), elles passent à une contribution négative en 1999-2005 pour participer modestement à 8 % des créations nettes d’emplois entre 2005 et 2010. En revanche, elles contribuent davantage à la création de VA qu’elles ne participent à la création d’emplois, soit 19 % entre 1987 et 1994, 34 %, 22 % et 13 % dans le dernier cycle. Sur l’ensemble de la période étudiée, de 1982 à 2010, les industries auront contribué à 11 % de la croissance d’emplois et à 17 % de la croissance de valeur ajoutée, signe d’une légère amélioration de la productivité apparente. Si les industries du secteur textile-habillement ne sont plus, dans la période récente, la principale source de création d’emplois industriels au Maroc, elles restent le plus gros pourvoyeur d’emplois industriels. Les relais de spécialisation que l’on voit amorcés n’entraînent pas pour le moment de changements majeurs du processus d’industrialisation, observables au plan macro-économique. A la fin de la décennie 2000, l’enjeu pour le Maroc consiste, comme hier, à ne pas subir un processus de spécialisation sur des secteurs à faible valeur ajoutée pouvant entraîner une baisse de la productivité du travail. D’une certaine façon, le processus d’industrialisation devrait conduire le Maroc à sortir d’une trappe à déqualification ou à bas salaire. Si les succès asiatiques peuvent servir de modèle, il convient de rappeler deux faits constitutifs des processus d’industrialisation dans cette région : la volonté politique oriente significativement le choix des secteurs industrialisant, et le secteur tertiaire est connecté aux activités industrielles (Palméro et Roux, 2010).

3.4.4. La problématique de la diversification face au « modèle » exportateur L’analyse des biens produits devra être approfondie par la suite. On se limite, dans les paragraphes à suivre, à quelques rappels concernant les exportations de produits industriels, compte tenu de la place centrale qu’ils occupent dans la stratégie d’émergence et d’ouverture à l’international. Dans les années 60, le marché intérieur est le principal destinataire des produits industriels. Les exportations sont très largement dominées par les produits de base. La proportion des produits manufacturés dans les exportations n’augmente qu’au cours de la décennie suivante où se met en place une stratégie de soutien aux activités d’exportation combinée à l’ISI. L. Jaïdi (1992, p. 105) 104 Industrialisation et développement note ainsi qu’elles passent de 10,7 % des exportations totales au début de la décennie à 25,6 % à la fin, tout en nuançant la performance puisqu’elle est due, pour partie, à la baisse des exportations de produits agricoles et miniers. Au cours de ces années, la capacité d’exportation repose très fortement sur les produits traditionnels de la confection et du cuir et sur les produits de la transformation, récente, du phosphate. A partir du début des années 80, la part des exportations dans la production manufacturière devient significative dans de nombreuses branches, même si la demande interne continue d’être le premier marché de cette production, soit 80 % (Jaïdi, 1992). Les articles industriels exportés subissent peu de transformation au regard de la structure des exportations par produit des pays dits semi-industriels (op. cit.). Ce sont des produits finis de consommation ou des demi-produits d’origine animale ou minérale. Avant les années 2000, le tableau 7 montre que le constat demeure globalement vrai. L’ouverture n’a pas modifié la structure des exportations. En premier lieu (38 %), le Maroc manufacturier produit et exporte des articles de bonneterie et des vêtements confectionnés. Viennent ensuite, pour plus de 20 %, les demi-produits issus de l’extraction des phosphates (engrais natures et chimiques, acide phosphorique). Les produits finis d’équipement ne totalisent que 4,8 % entre 1990 et 1994, puis 7,4 % les cinq années suivantes. Les produits d’alimentation, un peu plus de 20 %.

Tableau 7 Structure des exportations selon les principaux produits 1990-2012 (en valeur)

Moyenne Moyenne 1990- 1995- 2000 2006 2012 2000- 2005- 1994 1999 2004 2012 Alimentations, 21,2 20,7 21,3 19,6 16,5 20,3 18,1 boissons et tabacs Énergie et lubrifiants 2,2 1,6 3,7 2,4 4 2,7 2,4 Produits bruts 11,7 10,7 9,6 10,7 12,2 9,1 11,9 Demi-produits 22,0 20,7 21,6 26,3 28,3 23,2 28,6 Produits finis 4,8 7,4 6,1 10,7 14,6 6,7 13,0 d’équipement Produits finis de 38,1 38,7 37,7 31,3 24,3 37,9 25,8 consommation

Source : calcul de la DEPF sur la base de données de l’Office des changes, DEPF, 2013. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 105

On perçoit quelques changements à compter de 2005. Le 1er janvier, le système des quotas qui a régi pendant une trentaine d’années le commerce mondial du textile et de l’habillement est aboli. Ce changement d’ordre concurrentiel de l’activité textile a un impact direct sur les exportations marocaines qui chutent de plus de 10 % en 2005, avant de subir la baisse des commandes des donneurs d’ordre en 2008, suite au ralentissement de la demande européenne (15 %). La croissance régulière des exportations de produits finis d’équipement (produits électroniques à destination de l’industrie automobile et aéronautique) au cours de la période, à l’exception de 2009, combinée au ralentissement des exportations des biens alimentaires, élève ces produits industriels à 13 % des exportations (2005-2012). Il s’agit pour partie d’investissements directs étrangers (IDE) réalisés par les équipementiers européens qui, répondant à la pression compétitive croissante de leur marché, redéploient une partie de leur activité dans des périphéries proches à bas coût de main-d’œuvre. On notera d’ailleurs qu’au plan macro-économique, les IDE attirés par les secteurs de l’industrie et des télécommunications ont baissé de 32,8 % et de 38,6 % entre 2000 et 2004 à 14,2 % et 16,8 % entre 2005 et 2011 (DEPF, 2013). La question est à nouveau soulevée des conditions nécessaires de formation de la main-d’œuvre, d’organisation, d’ancrage, d’intégration productive et de présence suffisante d’acteurs de l’innovation pour voir un cercle industriel vertueux se mettre en place à partir d’une véritable articulation des activités de nouvelles spécialisations avec les tissus productifs locaux et le marché domestique. Depuis 1999 (tableau 8), les échanges commerciaux de biens manufacturés restent déficitaires. En dehors de l’industrie alimentaire et du textile, le taux de couverture de toutes les autres activités de transformation est inférieur à 100. Le déficit commercial d’ensemble des industries hors extraction s’accroît même à partir de 2003. L’Europe, et la France en premier lieu, restent les principaux destinataires des produits exportés, respectivement 63,7 % et 24 % des exportations en valeur au cours de la période 2005-2012. Ce partenariat privilégié s’estompe en même temps que s’élargit le panel des partenaires ; l’Europe et la France représentaient 74,8 % et 35,3 % des exportations de 1990 à 1994. L’ouverture économique des années 1990-2000 s’est accompagnée d’une stratégie d’attractivité des firmes internationales avec l’objectif annoncé de réorienter les industries vers le marché international. Aujourd’hui, bien que l’on ait observé quelques changements sensibles, force est de constater que le processus d’industrialisation ne répond pas encore à cet objectif. 106 Industrialisation et développement

Tableau 8 Solde des échanges commerciaux : 1990-2007 (en millions de dirhams, en volume)

Solde des échanges 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 commerciaux (X-M) Industrie -3 453 -3 592 -4 261 -3 482 -1 804 -4 012 -5 549 -4 036 -4 397 d’extraction Industries alimentaires et 2 581 2 182 3 674 4 080 4 377 2 877 2 524 1 827 -1 489 tabac Industries du 10 858 12 228 12 624 12 466 11 380 10 223 12 019 10 923 9 152 textile et du cuir Industrie chimique et -1 523 -1 379 -1 952 -2 100 -3 689 -2 946 -2 792 -5 134 -5 793 parachimique Industrie mécanique, -31 983 -33 980 -30 659 -33 033 -40 320 -49 811 -55 817 -60 940 -71 798 métallurgique et électrique Autres industries manufacturières -6 722 -6 726 -7 549 -7 693 -10 248 -10 755 -11 786 -13 008 -15 112 hors raffinage de pétrole Total industrie de -26 789 -27 675 -23 862 -26 279 -38 500 -50 411 -55 851 -66 332 -85 040 transformation

Source : HCP, Comptes nationaux 1990-2007 (base 1998), calculs des auteurs.

La structure des échanges commerciaux laisse entrevoir les grands groupes internationaux comme des vecteurs actifs de l’internationalisation de la production soit, comme dans les années 80, à travers une relation de sous- traitance simple et à distance, soit de façon plus complexe dans le cadre de délocalisation au Maroc des activités de production à destination des marchés externes. Le poids croissant des IDE (graphique 11) dans la formation brut de capital fixe traduit ce phénomène (Mezouaghi, 2010). Dans ces conditions où l’impulsion et la gouvernance externes jouent un rôle majeur dans l’intégration de la production sur les marchés internationaux, la maîtrise de la diversification des spécialisations productives s’avère difficile et fragile (graphique 12). En dépend pourtant le processus d’industrialisation du Maroc qui, à l’image de la trajectoire d’industrialisation, pourrait gagner en compétitivité à articuler plus profondément marchés extérieurs et marchés intérieurs. Il est question ici d’un dosage qui doit s’adapter de façon dynamique à mesure que le processus progresse. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 107

Graphique 11 Internationalisation de la production

50

Turquie Liban Tunisie Jordanie

Maroc

25 Égypte

EAU

manufacturés (%) 2000-2007 Syrie Part des exportations de biens QatarOman Koweït Iran Arabie saoudite Bahreïn 0 Algérie Libye 0 30 60

IDE/FBCF (%) 2000-2007

Source : repris de M. Mezouaghi (2010, p. 139) – données CNUCED et OMC.

Graphique 12 Indicateur de diversification

0,9

Qatar Koweït Bahreïn

Algérie Arabie Libye Iran saoudite Oman

0,7 Égypte Maroc Liban Syrie

Jordanie Tunisie EAU Indice de diversification 2004-2008 de diversification Indice

Turquie 0,5 0,5 0,7 0,9

Indice de diversification 1995-1997

Source : repris de M. Mezouaghi (2010) – Données CNUCED. 108 Industrialisation et développement

Or, la dynamique des exportations marocaines doit surtout au régime d’Admission temporaire pour perfectionnement actif (ATPA) dont il convient de rappeler qu’il peut, sans autre forme d’accompagnement, contrevenir à l’approfondissement du processus de diversification des exportations. Représentant 35 % de l’ensemble des exportations (FOB) de biens en 1998 (Banque mondiale, 1999), ce régime participe en 2010 pour 70 % des exportations et 35 % des transactions commerciales du pays (Office des changes, 2010, p. 55). Les exonérations tarifaires n’avantageant que la production finale, le système d’ATPA ne favorise pas le développement de relations amont avec les autres industries nationales, et les exportations concernées affichent en général un faible pourcentage de valeur ajoutée domestique (Banque mondiale, 1999). Si la croissance significative des exportations de fils et câbles au cours des dernières années représente un réel changement dans le type d’articles exportés, elle ne paraît pas modifier en profondeur cette réalité structurelle des exportations marocaines.

Conclusion : l’industrialisation du Maroc dans la mondialisation

Sur le temps long, force est de constater que le processus d’industrialisation, fragile, irrégulier et peu soutenu, renvoie à quelques permanences, sans pour autant s’y conformer pleinement : l’ouverture tout d’abord, plus ou moins importante selon les périodes, reste une donnée historique, que l’on songe au commerce extérieur, aux migrations, aux relations politiques (Hibou, 1996) ; l’ancrage à l’espace économique et commercial européen ensuite, sous l’angle premier d’un rapport de domination colonial puis dans le cadre d’une insertion internationale asymétrique ; la logique exportatrice, également, activée très tôt, inscrite dans une relation de sous-traitance et combinée à des dispositifs changeants d’attraction des capitaux extérieurs ; la déconnection de l’industrie domestique, longtemps protégée et continuellement confrontée à l’étroitesse du marché interne ; enfin, pour corollaire, la désarticulation de l’industrie nationale – faible densité des relations interindustrielles – et une industrie de transformation dont le bas niveau du taux de valeur ajoutée est une constante pour les décennies 80, 90, 2000 et 2010 – 27 %, 28 %, 29 % et 30 %, quel que soit le groupe d’activités considéré (50).

50. On fait référence aux cinq grandes « branches » d’activités : agroalimentaire, textile-cuir, chimie-parachimie, mécanique-métallurgie, électricité-électronique. http://www.finances.gov.ma/portal/page?_pageid=53,17813728&_dad=portal&_ schema=PORTAL L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 109

Le constat de carence que l’on vient d’établir fait écho aux limites pointées dans le Rapport du cinquantenaire liées au phénomène de discordance entre le modèle de croissance du Maroc et les exigences du développement, plus particulièrement du développement humain (El Aoufi et al., 2006). Il ne fait donc que redoubler l’« impératif » d’industrialisation à l’origine du programme de recherche « Made in Morocco » (Billaudot et El Aoufi, 2012). L’industrialisation n’est pas suffisante, nous rappelle D. Rodrik (2012), mais, ajoute-t-il, sans elle le décollage économique devient problématique. Or, c’est bien dans une relation de concordance entre industrialisation et développement établie par les « pionniers » qu’il faut comprendre l’idée d’impératif. Au sens large, l’industrialisation de l’économie se traduit par une hausse générale de la productivité, des salaires, et donc in fine par ce qu’il est convenu d’appeler un processus de développement. Elle exprime le passage d’une économie reposant sur la communauté, la réputation et l’informel à une économie reposant sur une division du travail élargie, impersonnelle et sur l’extension de la règle de droit. Au sens strict, elle notifie le rôle-clef de la production manufacturière dans le processus général mis en évidence dès 1996 et 1967 par N. Kaldor à travers deux lois empiriques. La première fait du secteur manufacturier le moteur de la croissance économique à chaque étape du développement industriel des pays développés, le seul à même de faire un bond au revenu par habitant et d’absorber la main-d’œuvre. La seconde associe l’augmentation de la productivité dans l’ensemble d’une économie à l’augmentation des activités de fabrication bénéficiant de fortes économies d’échelle. Bien évidemment, ces lois de validité locale, pour reprendre l’expression de R. Boudon (1991), ne valent plus tel quel dans le cas d’une industrialisation tardive et de la « nouvelle économie-monde ». Les technologies de l’information se sont développées. L’amélioration des compétences et les progrès technologiques touchent dorénavant toutes les activités de la fabrication, leur rôle historique d’absorption de la main- d’œuvre s’en trouvant diminué. La grande firme industrielle a été démembrée, ce qui brouille les stratégies « gagnantes » de spécialisation sectorielle. Enfin, les concurrences s’expriment à l’échelle internationale en termes parfois nouveaux d’attractivité, la mondialisation mettant directement en compétition les espaces productifs des pays du Sud. Cependant, les constats empiriques sur les récents succès industriels de pays en développement maintiennent le principe kaldorien d’une industrie manufacturière « ascenseur économique des pays pauvres », tout en soulignant que la concurrence accrue sur les marchés 110 Industrialisation et développement mondiaux complique l’entrée de nouveaux arrivants dans le club réputé fermé des pays industriels (Rodrik, 2012). L’enjeu industriel pour le Maroc est celui du passage d’une spécialisation simple vers des composants plus complexes, des tâches de montage à la production de modèles, de l’exécution aux activités de recherche et de développement. Il s’agit d’échapper à une spécialisation autour des activités de fabrication, facilement externalisables, aux rendements d’échelle faibles et intensives en main-d’œuvre peu qualifiée, vers laquelle la nouvelle division internationale du travail pousse les économies du Sud. Dans ce contexte, les choix faits en matière de politique industrielle sont reconnus pour être déterminants face aux deux manifestations contradictoires de la mondialisation. Première manifestation, des forces de fragmentation agissent sur les organisations productives de l’ère fordiste. Le démembrement de la firme industrielle engagé dès les années 70, autrement dit l’externalisation d’un certain nombre de tâches et le recentrage sur un cœur de métier, favorise de nouvelles stratégies de localisation. Les ouvertures économiques trouvant leur pleine expression dans la décennie suivante, ces stratégies s’expriment avec plus de force à l’échelle internationale. Ce faisant, elles ne concernent plus des secteurs complets d’activités, mais des tâches interdépendantes réalisées dans des établissements et des lieux différenciés. Cette nouvelle division internationale du travail, selon l’expression consacrée, se traduit pour les économies du Sud, en général, et pour le Maroc, en particulier, low cost et proche des anciens centres européens de la production manufacturière, par une série d’opportunités nouvelles apparues sous des formes mêlées d’investissement direct étranger (IDE), de délocalisation et de sous-traitance, d’abord et principalement, dans des opérations de fabrication ou des services faiblement et peu ou moyennement qualifiés. Elle est habituellement considérée comme un facteur de la convergence des appareils productifs dont l’interdépendance croissante finira par gommer les différences initiales, locales, autrement dit géographiques et culturelles. L’échelle mondiale de la production, ajoutée à la globalisation financière, à la mondialisation des échanges, à la constitution d’un imaginaire planétaire de la consommation, sonne comme une promesse d’uniformisation. Sous cet angle restrictif, la politique industrielle est d’abord une politique d’attractivité et de mise à niveau tous azimuts des organisations, des systèmes réglementaires et des lieux d’accueil, selon les standards mondiaux de l’insertion internationale. Pour autant, si l’unité de lieu de la production fordienne tend à disparaître et, avec elle, l’ancrage spatial initial des firmes, se produisent dans le même L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 111 temps des phénomènes de polarisation et d’enracinement des activités dans le local. La désintégration verticale de la production et les forces de fragmentation sont contrecarrées par des logiques d’agglomération qui, tout aussi puissantes, opèrent à des échelles supra- et infra-nationales. Par exemple, les différents maillons d’une chaîne internationale de production ne se localisent pas indépendamment les uns des autres, créant d’ailleurs beaucoup d’espoir au Maroc dans l’automobile et l’aéronautique. Ces mouvements dépendent aussi de besoins de proximités diverses (géographiques, organisationnelles, institutionnelles, technologiques, etc. (51)) que l’on trouvera plus facilement satisfaits dans des agglomérations denses d’activités. L’agglomération continue donc d’être une source de rendement croissant à l’origine du développement productif. Sous cet angle-ci, une variété de réponses locales aux contraintes globalisées trouvent aujourd’hui à s’exprimer avec efficacité (52). La politique industrielle et le développement économique sont alors question de différenciation et d’innovation, une diversité que l’on sait accompagnée d’enracinement et de dynamiques endogènes. Se dessine pour le Maroc, au moins en théorie, un champ d’actions possibles pour la politique industrielle qui va de la nécessaire prise en compte des changements affectant l’environnement mondial, de la saisie des opportunités immédiates offertes par le jeu productif globalisé à la valorisation des facteurs et des dynamismes locaux, au rôle du marché intérieur et de la demande interne, au renforcement des conditions endogènes de son industrialisation, à l’exigence d’une meilleure répartition des revenus comme fondement même d’une insertion sur les marchés mondiaux favorable car socialement soutenue et maîtrisée. Dans cette perspective, le programme « Made in Morocco » (Billaudot et El Aoufi, 2012) se donne pour objectif fondamental d’analyser les relations qui se mettent en place dans la période récente – la trajectoire depuis 1998 – entre le processus d’industrialisation, le mode de développement et le régime d’insertion internationale. En effet, les politiques sectorielles, les programmes « structurants » et les changements institutionnels qui caractérisent la période post-ajustement cherchent à transformer la dynamique du système productif national dans le sens d’une plus forte contribution au développement du pays. Pour apprécier le potentiel de contribution au développement de ces nouvelles « configurations industrielles », l’étude macro-historique qui vient d’être livrée confirme l’intérêt d’appréhender la question de la compétitivité des

51. Cf. B. Pecqueur et J.B. Zimmermann (2004). 52. Cf. Fauré et alii (2005). 112 Industrialisation et développement entreprises au Maroc en distinguant, en première approche, la compétitivité à l’exportation de celle qui prévaut sur le marché intérieur. Chaque marché, en effet, institue différemment la qualité technique et sociale des produits dont dépend justement la compétitivité (op. cit.). Il s’agit donc de comprendre les effets d’un mode de spécialisation productive orienté vers les marchés externes en analysant les arrangements (spécialisation, diversification, intégration, etc.) auxquels les entreprises sont conduites pour rester compétitives et l’impact de ces arrangements sur le processus d’industrialisation au sens large. Le Maroc, on l’a vu, a choisi depuis quelques années de doter l’espace national de différents pôles de croissance, véritables portes ouvertes sur l’international et espaces d’accueil des investissements étrangers, au sein desquels doit s’organiser l’agglomération de divers segments de la production manufacturière européenne. Au terme de la présente analyse de la trajectoire et du processus d’industrialisation du Maroc, quatre points de vigilance peuvent d’ores et déjà être soulignés. En premier lieu, la mutation progressive des dynamiques industrielles, en particulier la sélection des spécialisations productives, doit être intégrée par les politiques économiques, soit pour l’accompagner comme c’est clairement le cas aujourd’hui, soit pour s’y opposer lorsqu’elle dessert l’objectif d’un développement cumulatif de l’industrie et, au-delà, du développement économique. En deuxième lieu, le centrage de la stratégie d’émergence sur les facteurs d’une compétitivité révélée par les marchés externes ne doit pas conduire la politique industrielle à omettre le fait que le progrès technique et la compétitivité sont des processus endogènes, difficilement transférables, et qu’ils relèvent d’une construction sociale et politique plus que d’un état des différences de dotations factorielles (53). Les facteurs d’amélioration de la compétitivité des entreprises sur les marchés internes peuvent, dans ce sens, être mieux pris en compte avec de probables effets significatifs sur la demande interne. En troisième lieu, à la lumière des constats précédents, la conception de l’emploi dans la stratégie d’émergence paraît pouvoir mieux intégrer les enjeux de l’innovation, de la remontée en gamme des productions et de la qualité du travail. En quatrième lieu, une réelle prise en compte des territoires, plus profonde que l’approche en termes de cluster, paraît être une des voies envisageables pour connecter l’industrie marocaine à l’évolution des marchés domestiques.

53. On renvoie aux travaux de Romer (1986) sur la croissance endogène. L’industrialisation au Maroc : des trajectoires visées au processus observé 113

L’un des enjeux majeurs pour le Maroc est de pouvoir participer au bon versant de la mondialisation en accumulant suffisamment de facteurs de croissance, échappant ainsi au statut peu envié de périphérie productive en concurrence avec d’autres périphéries du Sud. L’industrialisation exige donc aujourd’hui une véritable politique de développement de long terme visant l’éducation, la formation, l’amélioration du capital humain, l’innovation et la R&D, le développement des infrastructures et l’approfondissement des capacités institutionnelles. Les deux processus, industrialisation et développement, non séquentiels ont dorénavant partie liée.

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Introduction

Tout le monde s’accorde pour considérer que l’industrialisation, la croissance (économique) et le développement (économique et social) sont trois processus distincts observables en longue période à l’échelle d’un espace géographique particulier. Le point en débat, depuis que les deux derniers sont pris en considération aussi bien par les chercheurs en sciences sociales que par les responsables politiques, est l’existence ou non de liens entre les trois. Nous nous en tenons dans la suite à traiter de cette question dans le cas où l’espace géographique pris en compte est un pays, ou encore un État-nation si l’on préfère, et en retenant que le pays en question est un pays dit « en développement », comme l’est le Maroc. Ce chapitre comprend quatre sections. Dans la première, on revient sur la façon dont ont évolué les termes de ce débat en débouchant sur le point de vue dominant actuel relatif à la stratégie à retenir pour parvenir au développement. On traite, dans la seconde section, du fondement positif (analyse de « ce qui est ») de cette position normative, à savoir l’abandon de la vision classique d’une « société moderne », comme couplage du Marché (la main invisible d’Adam Smith) et de l’État de droit, pour une nouvelle vision en termes de marchés (économique, politique, matrimonial) que l’on peut qualifier de « néolibérale » en prenant en compte la doctrine politique qu’elle porte. Dans la troisième section, on part du constat que le résultat attendu de la mise en œuvre de cette stratégie de développement n’est pas au rendez-vous, et on en rend responsable l’absence de pertinence de cette nouvelle vision. Ce manque est mis en évidence en ayant recours à une autre vision procédant d’une approche en termes de justification. Celle-ci conduit à distinguer la « société moderne » en général et la « société de première modernité » qui n’en est qu’une forme particulière, à adopter une définition du développement 120 Industrialisation et développement permettant de ressaisir l’existence d’une pluralité de « bons » développements en modernité parce qu’elle est strictement a-normative et à retenir que, dans le modèle de première modernité, il y a logiquement place pour deux mondes de production de marchandises, le monde industriel et le monde marchand. Or, la vision néolibérale ne fait de place qu’au second, en en proposant d’ailleurs une mauvaise compréhension ; par conséquent, ce monde est celui qui est préconisé dans la stratégie en question lors même que l’industrialisation est indissociable du premier. Dans la quatrième et dernière partie, on ouvre une perspective pour l’avenir du monde. On analyse ce qu’implique, pour le développement des pays « en développement », la proposition selon laquelle la société de première modernité n’est pas la fin de l’histoire : si le but de ce développement est l’instauration d’une « société moderne », ce but change si on fait place à la possibilité logique d’une seconde modernité (encore virtuelle). On émet alors l’idée que ce changement de but permettrait à ces pays de parvenir à un développement durable au sens où il ne conduirait pas à la destruction de leur patrimoine (soit une définition beaucoup plus large que celle qui restreint la durabilité à l’absence d’épuisement des ressources naturelles non reproductibles et de destruction des milieux de vie des humains). Cet autre but paraît être mieux adapté aux caractéristiques civilisationnelles de nombreux pays « en développement », ce qui vaut tout particulièrement pour le Maroc.

1. Le débat concernant les liens entre industrialisation, croissance et développement et son point d’aboutissement actuel

Si l’industrialisation est un processus dont on parle couramment dès la fin du XVIIIe siècle et dont la définition, les causes, les conditions de réalisation et les conséquences sont largement analysées au XIXe siècle, il n’en va pas de même pour la croissance et le développement. C’est au tournant des années 50 que ces deux termes sont importés en sciences économiques et sociales en s’y imposant avec des sens spécifiques à ce domaine. On parle alors, d’une part, de croissance économique et, d’autre part, de développement économique et social, en rendant ainsi manifeste qu’il s’agit de deux processus distincts. Jusqu’alors, les économistes se préoccupaient avant tout d’équilibre (de courte période et de longue période) et non de croissance, tandis que la problématique du développement n’a vu le jour qu’avec la remise en cause de la colonisation activée par les États-Unis, la formation de nouvelles nations et l’exigence reconnue pour ces pays de « se développer », lors même que les pays pour lesquels la croissance économique est à l’ordre du jour dans le cadre Industrialisation, croissance et développement 121 de la mise en œuvre du Plan Marshall sont alors considérés comme des pays « développés ». Avec l’entrée en scène de ces deux « nouveaux » processus à côté de l’industrialisation, le débat porte sur les liens qui existent entre les trois. En fait, deux débats assez distincts prennent forme et se poursuivent au cours de la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe. Le premier porte sur la nature exacte du lien entre la croissance et le développement et le second sur le point de savoir si l’industrialisation est un ingrédient nécessaire de la croissance. On en traite distinctement, en n’envisageant l’articulation entre les trois qu’en mettant en évidence in fine le point de vue dominant qui s’impose présentement comme point d’aboutissement situé de ces deux débats. Ce découplage est justifié par le fait que tous les participants à ces deux débats s’entendent (au moins jusqu’aux années 2000) pour considérer qu’il n’y a pas de développement sans croissance.

1.1. Croissance et développement : d’une définition particulière à une définition générale du développement Au départ, le développement est considéré comme un processus ne concernant que les pays qui n’ont pas emprunté la trajectoire suivies depuis le début du XIXe siècle (ou plus tard pour les États-Unis et le Japon) par les pays dits « développés ». Cela se traduit par la naissance d’une nouvelle discipline : l’économie du développement. Cette naissance ne tient pas principalement à des considérations d’ordre théorique. Elle procède du constat que les problèmes économiques que rencontrent les pays qualifiés initialement de « sous-développés » ne sont pas les mêmes que ceux des pays dits « développés » et que, pour les analyser et les résoudre, il faut disposer d’un autre savoir que celui qui a été élaboré pour ces derniers. Ce socle n’implique pas le choix d’une approche théorique particulière, si ce n’est de retenir l’idée que les problèmes « économiques » sont ceux qui ont trait à la satisfaction des besoins permise par la production réalisée. En effet, les économistes du développement considèrent que le principal problème des pays concernés est la pauvreté perçue comme la conséquence d’une production insuffisante. Pour eux, cette production insuffisante tient aux structures de ces pays. Le développement, en tant que catégorie spécifique à ces pays, est le processus qui consiste à transformer ces structures pour dynamiser la production et parvenir ainsi à une satisfaction des besoins, à commencer par les besoins primaires (se nourrir, se vêtir, disposer d’un logement salubre, pouvoir se soigner, etc.). Cette transformation structurelle a eu lieu dans les pays développés, pays dans lesquels les problèmes économiques sont ceux qui naissent seulement d’un manque de 122 Industrialisation et développement croissance. Cette croissance est alors entendue comme étant celle du produit net réel global ou encore celle de la production finalement disponible pour la satisfaction des besoins de la population, que cette production soit marchande ou non marchande (1). Ainsi envisagée, la croissance n’est pas une catégorie spécifique aux pays développés. En effet, la transformation structurelle, qui est constitutive du développement et qui vise à dynamiser la production, se traduit par une augmentation de la production finalement disponible pour la satisfaction des besoins. De plus, cette augmentation doit être supérieure à celle du nombre de personnes dont se compose la population pour que l’on puisse faire état d’une progression du « niveau de vie » de la population. Ainsi, la « croissance » dont il est question dans la proposition partagée par ceux qui participent au débat concernant le lien entre le développement et la croissance, celle selon laquelle il ne peut y avoir de développement sans croissance, est celle du produit net (réel global) par habitant. Les débats au sein de cette nouvelle discipline portent sur les objectifs et les facteurs du développement. Comme il s’agit moins de faire l’analyse positive d’un développement déjà réalisé que de définir celui que l’on veut pour les pays sous-développés (dans un contexte où des pays développés sont déjà là) et d’en déterminer les conditions, les débats en question se focalisent avant tout au plan normatif. Si tous s’accordent pour dire que le développement est une « bonne chose » (le développement est pensé comme étant une catégorie normative), ils divergent, si ce n’est sur le contenu de cette norme, du moins sur les transformations à réaliser et sur les places respectivement dévolues à l’État et à l’initiative privée. Au cours des années soixante, une partie de l’économie du développement se radicalise en adoptant la conjecture théorique selon laquelle les pays développés sont responsables du sous-développement : les structures qui bloquent le développement sont celles qui ont été façonnées pendant la période coloniale et qui sont reproduites après l’accès à l’indépendance par la domination postcoloniale (la théorie de la dépendance, celle du dualisme centre/périphérie, et celle de l’échange inégal en relèvent). Le pendant au plan normatif de cette radicalisation est de lier la possibilité pour un pays de se développer à sa capacité à s’extraire de la domination impérialiste des pays développés (voir la constitution du Tiers- Monde). La stratégie adoptée est alors celle dite de l’État développementiste.

1. Au sens des comptables nationaux. Certains considèrent toutefois que la seule « croissance » qui doit être prise en compte dans l’analyse du lien entre croissance et développement est celle du seul PIB marchand, parce qu’elle procède de la formation d’une demande solvable. C’est, en particulier, le point de vue de François Perroux (Perroux, 1981). Industrialisation, croissance et développement 123

L’échec assez général de ces préconisations – politique de substitution aux importations par une production nationale (Amérique latine, Maroc…), processus d’industrialisation forcée dirigé par l’État en commençant par les industries lourdes (Algérie…), socialisation des moyens de production (Cuba, Guinée…) – invalide la radicalisation qui les a portées. De plus, cette remise en cause de l’État développementiste va de pair avec le succès des stratégies d’ouverture au marché mondial à partir des années quatre- vingt (en Asie de l’Est et du Sud-est). Un nouveau cours dominant de l’économie du développement s’impose. Il consiste à assimiler pour l’essentiel le développement proprement économique à la croissance et à préconiser, au plan normatif, la constitution d’une économie de marché clairement distincte de l’économie publique-étatique (2). Cette thèse de l’assimilation n’est pas celle de la réduction du développement au seul développement économique. Les deux processus continuent à être considérés comme deux processus distincts. Le débat se focalise alors sur le point de savoir si le développement (au sens global) accompagne nécessairement la croissance ou s’il n’y a en la matière rien d’automatique. Se situant implicitement dans la voie ouverte par François Perroux pour qui les processus effectivement observés dans de nombreux pays « en développement » sont des processus de croissance sans développement, Amartya Sen est la figure de proue des opposants à la thèse de l’assimilation. Pour lui, la norme du développement global est l’accroissement des capabilities de chacun des membres de la population du pays (3). Cette dimension du développement, qui est distincte de sa dimension économique (élévation du niveau de vie) et de sa dimension sociale (acquisition de droits sociaux en matière d’éducation et de santé) est qualifiée d’humaine, en parlant alors de développement économique, social et humain. Dans le même temps, l’analyse des conditions de l’activité économique au sein même de la pensée dominante en termes de choix rationnel est profondément modifiée par la prise en compte des failles du marché (asymétries d’information, information incomplète, externalités, coûts de transaction, etc.) et du rôle des institutions entendues comme étant des systèmes de règles relativement cohérentes entre elles (4). Cela met à la

2. Voir notamment Assidon, 2000. 3. A. Sen, 1993. 4. Ainsi entendues en un sens large, les institutions comprennent les organisations, au sens que Douglass North donne à ce terme (des acteurs du jeu social) en les distinguant des institutions proprement dites (les règles du jeu entre organisations) (North, 1990). 124 Industrialisation et développement disposition des chercheurs des outils pour analyser des caractéristiques des pays du Sud qui échappaient à la logique de la coordination marchande décrite par la théorie standard du marché parfait (la théorie dite néoclassique). Le débat porte alors sur les bonnes institutions, c’est-à-dire celles qui favorisent la croissance en réduisant lesdites failles. Doit-il s’agir de règles privées ou d’une réglementation étatique ? Dans l’optique de l’assimilation, ces bonnes institutions sont aussi celles qui favorisent le développement. La principale implication de cette évolution des termes du débat relatif au lien entre croissance et développement est de penser ce dernier comme une catégorie générale (au sens où elle s’applique à tous les pays), le processus propre aux pays « en développement » (l’ancien sens du terme) n’en étant qu’une déclinaison particulière. Une définition largement partagée du développement s’impose alors : « l’ensemble des mutations positives (techniques, démographiques, sociales, sanitaires) que peut connaître une zone géographique » (5). Le caractère normatif demeure puisque les mutations en question doivent être positives (au sens où elle sont considérées comme une bonne chose, et non pas négatives, c’est-à-dire une mauvaise chose) pour qu’il s’agisse d’un développement, tout en laissant ouverte la question de savoir ce que sont des mutations positives (6).

1.2. Industrialisation et croissance : la nécessité de l’industrialisation pour la croissance est remise en cause Dans la première phase de l’histoire de l’économie du développement, l’industrialisation est unanimement considérée comme un ingrédient indispensable du développement, ce qui vaut aussi pour la croissance dès lors qu’il n’y aurait pas de développement sans croissance. Le terme désigne alors une forte augmentation du poids de la production industrielle (activités de transformation des ressources primaires agricoles ou minières) dans l’ensemble de la production au détriment de l’agriculture (7). Cette proposition est, avant tout, une conjecture induite de l’observation des processus de croissance-développement qui ont eu lieu dans les pays dits « développés »,

5. Wikipédia, rubrique « développement ». 6. Elles ne sont pas positives au sens où elles concerneraient « ce qui est » en s’opposant alors à des mutations normatives parce que relatives à « ce qui doit être », distinction que l’on doit à John Neville Keynes, le père de John Maynard Keynes, dans The Scope and Method of Political Economy (1890). 7. Ce poids est mesuré en termes de valeur ajoutée ou d’emploi. Exemple de la Chine : « De 1952 à 1978 […] la part de l’industrie dans le PIB est passée de 18 à 44 %, tandis que celle de l’agriculture chutait de 51 à 28 % » (Aglietta et Bai, 2012, p. 110). Industrialisation, croissance et développement 125 conjecture qui s’impose sans problème puisqu’aucun de ces processus ne s’est opéré sans industrialisation. Nombreux sont ceux qui la retiennent sans se soucier de la nécessité d’en réaliser une élaboration théorique. D’ailleurs, les théories qui sont proposées sont diverses parce que les chercheurs qui les élaborent ne partent pas des mêmes hypothèses (8). Pour Marx et ceux qui entendent s’inscrire dans la voie qu’il a ouverte, l’industrialisation est un fruit de l’avènement du mode de production capitaliste parce que le passage à la manufacture, puis à la fabrique et enfin à la grande industrie rend possible l’extraction d’une plus-value dite relative, source d’un profit monétaire. Pour ceux qui s’en remettent à la problématique du choix rationnel et qui en déduisent que l’économie de marché est la forme efficiente de coordination entre producteurs et consommateurs de produits, le choix pour un entrepreneur de réaliser des produits industriels tient à la possibilité de prendre de l’avance sur ses concurrents en mobilisant les connaissances scientifiques et techniques les plus avancées et de réaliser ainsi un profit extra, ce qui s’avère beaucoup plus problématique dans les autres activités. D’ailleurs, certains s’en tiennent à la proposition commune à ces deux théories, celle selon laquelle l’industrie est le domaine par excellence d’application des connaissances scientifiques et techniques à la production, application qui conduit à y réaliser des gains de productivité beaucoup plus importants que ceux qui peuvent l’être dans l’agriculture et les services. A la fin du XXe siècle, la théorie marxiste de la valeur travail a du plomb dans l’aile. Seule demeure l’explication relevant de la problématique du choix rationnel sous l’hypothèse d’un marché parfait. Mais dans le même temps, on vient de le voir, se substitue à cette dernière une nouvelle problématique du choix rationnel prenant en compte les défauts et failles du marché, et ceci intervient au moment où voient le jour les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ces deux faits conduisent à contester le bien-fondé de l’explication antérieure. En effet, en raison des défauts et failles du marché, on est en présence de rentes qui sont bien souvent porteuses d’un profit extra supérieur à celui qui naît d’une avance de productivité, rentes qui ne sont pas, loin s’en faut, spécifiques à l’industrie. L’industrie n’est donc plus privilégiée comme domaine d’investissement par les hommes d’affaires. La place prise par les NTIC a le même effet : ces nouvelles technologies n’ont pas de domaine d’application privilégié, l’industrie et les diverses activités de services étant alors mises sur le même plan.

8. On se trouve dans le cas d’une sous-détermination des théories par les faits. 126 Industrialisation et développement

1.3. Le point de vue dominant sur le développement et la façon d’y parvenir au début du XXIe siècle

Dans le débat concernant le développement des pays du « Sud » et ses liens avec l’industrialisation et la croissance, deux propositions n’ont pas été remises en cause jusqu’à aujourd’hui (2016) (9) : – La croissance, entendue comme celle du PIB global (marchand et non marchand) par habitant, est nécessaire au développement. – Le développement est considéré comme un processus souhaitable et souhaité. C’est une catégorie normative : tout processus de mutations (techniques, démographiques, etc.) observé à l’échelle d’un pays et contribuant au changement des conditions d’existence de la population de ce pays n’est pas nécessairement un développement. Sur d’autres sujets, aucun point de vue commun ne s’est formé ; en l’occurrence, à propos des questions suivantes : – La croissance suffit-elle à générer le développement si on exige de ce dernier qu’il soit à la fois économique, social et humain ? – Quels sont les critères à retenir pour pouvoir dire que le processus de changement observé est un développement ? – L’industrialisation est-elle la condition sine qua non d’une croissance porteuse d’un développement quels que soient ces critères ? Cela tient notamment, si ce n’est principalement, au fait que tous les participants au débat ne s’entendent pas sur la façon de parvenir à un développement : suffit-il de mettre en place un système juridique garantissant que les droits de la propriété privée sont fermement établis pour que se mette en place et prospère une économie de marché performante, ou faut-il que l’intervention de l’État aille plus loin ? Autrement dit, quelles sont les institutions porteuses de développement ? Ce dont on est assuré est que les oppositions qui se manifestent à propos de cette dernière question sont liées à celles qui se constatent à propos des trois premières, tout particulièrement la deuxième. Dès lors, les seuls points de vue qui méritent d’être pris en compte sont ceux qui se présentent comme un ensemble de réponses cohérentes entre elles à ces quatre questions. Le constat qui s’impose est que ces points de vue globaux sont divers, mais l’un d’entre eux est dominant.

9. Si ce n’est la première par les partisans de l’après-développement, synonyme de décroissance (voir infra). Industrialisation, croissance et développement 127

Ce dernier est issu de la remise en cause au cours des premières années du XXIe siècle, à commencer par la Banque mondiale, du « consensus de Washington » qui avait été codifié à la fin des années quatre-vingt (10). Ce dernier décline un certains nombre de préconisations que les pays doivent retenir pour parvenir à une croissance sans inflation, à commencer par les pays « en développement » afin d’assurer ce dernier. Ces préconisations sont souvent réduites à celles qui s’imposent pour des pays dans lesquels on constate à la fois une forte inflation et un déficit cumulatif des finances publiques. En fait, elles ont une portée plus générale. Elles consistent à tourner le dos à toute forme, plus ou moins marquée, d’État développementiste et donc à tout miser sur l’initiative privée coordonnée par le marché mondialisé, ce qui implique la libéralisation du commerce extérieur et des mouvements internationaux de capitaux. Cette remise en cause consiste à reconnaître la nécessité d’une intervention de l’État, tout particulièrement pour lutter contre la pauvreté, étant entendu que, pour tous les participants au débat, une dynamique de changement n’est un développement que si elle donne lieu à une réduction de cette dernière. Ce point de vue dominant est donc le suivant : 1. La croissance est un ingrédient nécessaire du développement. Elle repose sur l’institution d’une économie de marché faisant une place déterminante à l’initiative privée, mais cette dernière doit être complétée par des interventions de l’État pour que la croissance conduise à un développement, la principale caractéristique d’un tel processus étant qu’il comprend une réduction de la pauvreté. Cette réduction est considérée comme la condition primordiale d’un accroissement des capabilities de ceux qui en sont les plus démunis. 2. L’industrialisation n’est pas un ingrédient nécessaire de la croissance. Toutes les activités productives doivent être mises sur le même plan parce que la croissance de telle ou telle d’entre elles dépend de l’agrégation des préférences des individus en ce qui concerne les biens dont ils entendent disposer, chacun étant libre des siennes. Aucune activité productive n’est « naturellement » prédestinée à se nourrir des connaissances scientifiques et techniques générales, et aucune activité n’est plus que les autres à l’origine du progrès de ces dernières, progrès qui est endogène à la croissance globale. Ainsi défini, ce point de vue dominant concernant la stratégie à retenir pour assurer le développement d’un pays « en développement » ignorerait la

10. Ce consensus est déjà largement acquis avant cette date. Ainsi, les préconisations proposées/ imposées au Maroc par le FMI au début des années quatre-vingt en relevaient déjà, sous l’intitulé « ajustement structurel » 128 Industrialisation et développement montée en puissance, à partir de la fin des années soixante de la préoccupation que tout développement soit durable. Cette préoccupation est apparue dans les pays développés. Elle a été prise en compte par les organisations internationales en donnant lieu à une première définition de cette exigence de durabilité (ou de soutenabilité, si on préfère cet anglicisme) (voir le rapport Brundtland). Elle met en jeu le développement en tant que catégorie générale et non comme catégorie spécifique au pays « en développement ». Au départ, beaucoup défendirent l’idée que cette préoccupation était celle d’un « pays riche » et que ce nouveau concept ne saurait s’appliquer aux « pays pauvres ». Avec le temps, leur nombre s’est réduit comme peau de chagrin : tous les pays sont concernés. Un nouveau courant voit alors le jour, qui défend la thèse selon laquelle puisque le développement nécessite la croissance, il ne peut être durable. Il prône la décroissance (11). Il demeure toutefois très minoritaire, tout particulièrement dans les pays « en développement ». Le point de vue largement partagé est que si le concept s’applique à tous les pays, il est possible de rendre compatibles la croissance et l’exigence de durabilité du développement. Seul les ingrédients et le contenu de la croissance sont concernés. De plus, comme le développement industriel, tel qu’il s’est réalisé depuis de XIXe siècle, est le principal responsable de l’épuisement des ressources naturelles non reproductibles, des émissions de gaz à effet de serre qui impactent le climat dans le sens d’un réchauffement aux conséquences désastreuses en de nombreux lieux de vie des humains et de la pollution des milieux de vie, l’idée que l’industrialisation n’est pas nécessaire à la croissance se trouve renforcée par la montée en puissance de l’exigence de durabilité.

2. Le fondement positif du point de vue dominant actuel sur la stratégie à adopter pour assurer le développement d’un pays « en développement » Pour comprendre l’avènement de ce nouveau point de vue dominant, il faut revenir sur la véritable révolution qu’a été le passage de l’ancienne problématique du choix rationnel qui est propre à la discipline économique (celle qui est à la base de la théorie néoclassique) à la nouvelle qui s’est imposée dans toutes les disciplines de sciences sociales (12). Certes, l’hypothèse que les choix d’un individu sont rationnels – ils sont dictés par la prise en compte de la satisfaction retirée des biens dont il dispose et le souci de parvenir à

11. Voir notamment, Latouche, 2001 et Aries, 2005. 12. Tout particulièrement aux États-Unis, en droit (Richard Postner, Georges Stigler), en sociologie (James Coleman, Raymond Boudon) et en science politique (James Buchanan, Gordon Tullock). Industrialisation, croissance et développement 129 un niveau satisfaisant, si ce n’est maximal, de satisfaction – est conservée, mais il s’agit bien d’une révolution puisqu’elle conduit à l’abandon de la proposition selon laquelle « les institutions sont le problème (elles perturbent le fonctionnement du marché dont traitent les économistes) » au profit de celle selon laquelle « les institutions sont la solution (de tout vivre-ensemble des humains sans trop de violence) ». Quel en est le fondement ?

2.1. Une nouvelle vision de la société moderne Pour qu’une telle révolution puisse se produire, il faut nécessairement que « le comportement rationnel » et « le marché » ne soient plus considérés comme des objets propres aux économistes. Cela implique de retenir (i) que le choix rationnel ne porte pas seulement sur les biens rares faisant l’objet d’échanges sur le marché, mais sur tous les biens (privés et publics) et (ii) que le principe d’une confrontation entre une offre et une demande conduisant à ajuster l’une à l’autre, sans intervention extérieure aux parties prenantes portant atteinte à leur égalité et leur liberté, est un mode de coordination qui est en capacité d’opérer au-delà du seul domaine des biens pouvant s’échanger sur le marché dont traitent les économistes (le marché faiseur de prix). Tel est bien ce qui s’est passé, même si tous ceux qui ont participé à cette révolution ont agi en ordre dispersé, sans percevoir le mouvement global. Il est aisé de constater que cette extension de la coordination marchande au-delà du seul marché des économistes (classiques, puis néoclassiques) consiste à remettre en cause la vision classique d’une « société moderne » (13). Celle-ci consiste à « voir » ou « se représenter » cette espèce de vivre-ensemble des humains par le couplage du marché et de l’État de droit ; autrement dit, par la coexistence de deux modes distincts de coordination, la coordination marchande et la coordination politique. Cette vision est abandonnée si on considère que la coordination marchande est le seul mode constitutif de la société moderne. On distingue alors un marché économique (le marché de la vision classique) et un marché politique (prenant la place de l’État de droit de la vision classique), ainsi qu’un marché domestique (pour la simplicité de l’exposé, ce dernier est ignoré dans la suite). Cette multiplicité des marchés, dont les instruments institués sont distincts (la monnaie pour le marché

13. Pour Schumpeter, il y a toujours une vision au point de départ d’une théorie : les hypothèses de la théorie sont tirées, plus ou moins explicitement, d’une vision. Le concept de vision est approfondi dans Billaudot, 2016. L’autre vision de la « société moderne » qui a été construite au XIXe siècle à partir de la critique de la vision classique est la vision marxienne selon laquelle la « société moderne » procède de l’avènement d’un nouveau mode de production, le mode de production capitaliste. 130 Industrialisation et développement

économique et l’élection pour le marché politique), tient à celle des biens : biens privés pour le marché économique et biens publics pour le marché politique. Comme un bien public est à la fois « non rival » (sa consommation par Paul ne retire rien à sa consommation par Jacques) et « non excludable » (on ne peut empêcher quiconque d’en disposer, s’il est produit), un tel bien ne peut relever du marché économique. Dès lors, le marché politique est propre aux biens publics. Sur ce marché, les offreurs sont des entrepreneurs politiques qui se présentent aux suffrages de ceux qui désirent disposer de biens publics. Ils se différencient les uns des autres par le contenu du panel de biens publics qu’ils se proposent de mettre à la disposition de tous, en les faisant produire par des administrations publiques qu’ils créent et dirigent à cet effet. Les demandeurs sont les électeurs, en tant qu’ils aspirent à disposer de biens publics ; ils votent pour les entrepreneurs politiques qui proposent de produire les biens publics qui ont leur préférence. Ce n’est pas un changement de l’ordre des idées politiques qui a été au poste de commande de cette révolution, en imposant de « voir » autrement la « société moderne » ; à savoir l’avènement d’une nouvelle doctrine couramment qualifiée de néolibérale par ceux qui la critiquent (en France au moins), celle qui prône la dérégulation et le démantèlement des services publics assurés par l’État. C’est l’inverse qu’il faut retenir. C’est un changement de l’ordre du savoir positif qui a été réalisé, changement qui est porteur d’une nouvelle doctrine politique en cours d’élaboration. On doit aussi la qualifier de néolibérale, parce que cette doctrine est vraiment différente de la doctrine libérale ou du seul libéralisme économique, ce qui n’est pas du tout le cas du néolibéralisme au sens courant indiqué ci-dessus. La vision classique pose un problème crucial : comment est pensé le couplage du marché et de l’État de droit ? Si on passe en revue les écrits des auteurs qui ont participé à sa construction aux XVIIIe et XIXe siècles, on constate que la plupart de ces écrits se classent sans problème en prenant en compte deux contributions initiales, celle de John Locke et celle de Thomas Hobbes, et en distinguant alors ceux qui adoptent le point de vue de Locke et ceux qui adoptent celui de Hobbes. Pour ces derniers, l’État de droit est primordial. La consistance de la société moderne tient à son existence, le marché n’étant alors qu’une institution subalterne nécessairement comprise dans l’État de droit (le marché est dans l’État de droit). Il n’en va pas de même pour les premiers, sans pour autant retenir que l’État de droit serait dans le marché. On est alors en présence de deux entités pensées distinctement l’une de l’autre et dont la coexistence est problématique. On doit donc faire état de deux versions très différentes l’une de l’autre de la vision classique, une Industrialisation, croissance et développement 131 version lockéenne en termes d’ordre spontané et une version hobbesienne en termes d’ordre construit. Chacune de ces versions est porteuse d’une doctrine politique : le libéralisme pour la première et le dirigisme (ou l’étatisme, si on préfère) pour la seconde. Le dualisme de la version en termes d’ordre spontané se traduit par la distinction, au sein de la doctrine libérale, entre le libéralisme économique (l’État ne doit pas intervenir dans le fonctionnement du marché) et le libéralisme politique (l’État est au service de la liberté des citoyens) (14). A certains égards ces deux composantes du libéralisme sont contradictoires, puisque le libéralisme politique défend l’idée que l’égalité des chances doit être assurée entre les citoyens et que le marché peut conduire à porter atteinte à cette exigence, ce qui impose que l’État intervienne. Le passage de la vision classique à la nouvelle vision en construction dans le cadre de la problématique du choix rationnel se présente comme une façon de résoudre ce problème, puisque l’homo politicus a été mis de côté. Elle se substitue à la version en termes d’ordre spontané. Dès lors, le caractère dualiste de la doctrine libérale, sa déclinaison en un libéralisme économique et un libéralisme politique, qui sont loin de faire bon ménage, est surmonté. La doctrine politique qui est portée par la nouvelle vision en construction est bien nouvelle. Elle doit être qualifiée de néolibérale parce qu’elle prend la place de la doctrine libérale tout en restant libérale, la nouveauté étant d’effacer la distinction entre le libéralisme économique et le libéralisme politique. Cette définition du néolibéralisme invalide le sens dont il a été question au début de ce paragraphe et qui consiste à n’y voir qu’une doctrine dont on peut dire qu’elle sanctionne la victoire du libéralisme économique sur le libéralisme politique au sein de la doctrine libérale et qu’en conséquence elle n’a rien de nouveau. Sauf à prendre en compte les changements qui ont eu lieu dans l’après Seconde Guerre mondiale, en proposant de les remettre en cause.

2.2. La nouvelle stratégie de développement est fondée sur cette nouvelle vision Le lien entre cette révolution au sein de la pensée dominante en sciences sociales et la formation d’un nouveau point de vue dominant concernant la stratégie à même d’assurer le développement d’un pays « en développement » s’impose de lui-même si on assimile le développement à la modernisation d’un tel pays (en conformité avec ce que la nouvelle vision nous dit du type de

14. Cette distinction est bien perçue et analysée dans le monde anglo-saxon. Ce n’est pas le cas en France, aussi bien les chercheurs que l’homme de la rue réduisant le libéralisme au seul libéralisme économique. 132 Industrialisation et développement société visé par ce processus de modernisation), c’est-à-dire si le changement structurel à réaliser est celui qui consiste à instituer une société de marchés. Ce que Douglass North appelle une société ouverte (15). Cette stratégie relève de la nouvelle doctrine néolibérale qui vient d’être définie. Il n’en reste pas moins que cette dernière se décline en deux versions, une version de droite et une version de gauche. Cette nouvelle polarité n’est plus celle entre le libéralisme et le dirigisme, puisque la contradiction interne à la vision classique a été surmontée. Mais elle tient aussi à une contradiction, une contradiction interne à la nouvelle vision. Nous avons vu que l’une des origines de la construction de cette dernière avait été la prise en compte de failles du marché dont traitent les économistes néoclassiques, celui qui va être qualifié de marché économique. Une question cruciale se pose alors : les entrepreneurs politiques ont-ils à se préoccuper de combler autant que faire se peut ces failles par la mise en place de réglementations (ex. : pour réduire les externalités négatives de type pollution des activités économiques) ou la prise en charge de la production de biens mal assurée par les entrepreneurs économiques (ex. : services d’éducation ou de santé) ? Un constat s’impose alors : des théories concurrentes débouchant sur des propositions opposées en réponse à cette question ont vu le jour au sein de la nouvelle problématique du choix rationnel, sans qu’elles puissent être départagées. D’un côté, la théorie dite de la capture de toute réglementation, celle qui est porteuse d’une réponse négative à cette question (16) ; de l’autre, la théorie de l’efficience d’une réglementation pourvue qu’elle ne porte pas atteinte à la logique de fonctionnement du marché économique (ne pas fausser la concurrence). Comme nous allons le voir, cette incapacité de la nouvelle vision à porter une réponse unique à la question posée rend manifeste que l’on ne peut s’en satisfaire. Une même vision ne peut être à la base de deux théories, dont l’une dit le contraire de l’autre, que si elle contient les ingrédients nécessaires pour que ce soit envisageable, c’est-à-dire s’il existe une pluralité de grammaires de justification des règles instituées à cette échelle de la sorte de vivre- ensemble des humains qu’elle décrit. Ce n’est pas le cas pour la vision en question. Cela permet au moins de comprendre pourquoi la nouvelle stratégie de développement portée par cette nouvelle vision n’échappe pas au flou

15. North et al., 2010. 16. On doit cette théorie à George Stigler, qui est aussi l’auteur de ce qu’il est convenu d’appeler le « théorème de Coase », théorème selon lequel des acteurs n’ont pas à faire appel à un acteur extérieur à eux (l’État) pour se coordonner et résoudre des problèmes tenant à l’existence d’externalités lorsque les coûts de transaction sont faibles. Industrialisation, croissance et développement 133 et au vague sur des points cruciaux, à savoir, le champ et l’ampleur des interventions de l’État-puissance publique. A ce titre, elle n’est ni de droite ni de gauche. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle fait l’objet d’un large consensus.

3. Du constat que la stratégie postulée ne conduit pas au résultat attendu à la remise en cause de la vision néolibérale en raison de la diversité des mondes de production

En 2016, cela fait près de quinze ans que la stratégie de développement en question a été actée et mise en œuvre dans de nombreux pays « en développement » (y compris en tenant compte de ses imprécisions). Cette durée est assez longue pour permettre un premier bilan.

3.1. Le résultat visé n’a pas été atteint Dans les pays à prendre en compte, on ne doit pas inclure ceux qui ont émergé au cours des trente dernières années du XXe siècle : en Asie, la Chine, les quatre dragons (Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong et Singapour), puis la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie et les Philippines, ainsi qu’en Amérique latine, le Brésil, et en Afrique, l’Afrique du Sud. En effet, leur émergence est antérieure à l’adoption de cette stratégie. Par contre, le Maroc fait partie des pays concernés. Le bilan qui s’impose est contrasté. Au-delà des différences constatées entre pays, le constat d’ensemble que l’on peut tirer des évolutions observées est le suivant : un processus de croissance du PIB global a eu lieu sans pour autant que cette croissance dépasse nettement celle de la population totale ; ce processus a été soutenu par une croissance des exportations, mais il ne s’est pas accompagné d’un développement marqué lorsqu’on prend en compte les critères convenus. Certes, l’urbanisation a nettement progressé, ainsi que le taux de salarisation de la population active occupée, mais l’entassement des populations venant de la campagne à la périphérie des grandes villes a continué à progresser, beaucoup de ceux qui sont en âge de travailler se retrouvant sans emploi rémunéré. La pauvreté n’a donc pas régressé de façon significative. En un mot, l’objectif visé n’a pas été atteint. Faut-il en rendre responsable la « crise de 2008 », cette crise qui a affecté les pays du Nord et qui s’est ensuite répercutée aux pays du Sud ? Ce serait ignorer que la stratégie en question forme système avec le processus de mondialisation économique impulsé par les pays du Nord depuis les années quatre-vingt, qu’elle en est une des composantes et que la « crise de 2008 » est celle de ce processus sensé porter la croissance de tous les pays. S’il s’agit d’une crise « made in USA », ce 134 Industrialisation et développement n’est pas une crise spécifique à l’économie américaine. Si tel avait été le cas, ses répercussions mondiales auraient été beaucoup plus limitées. Quelles sont les raisons de ce manque patent du résultat attendu ?

3.2. Une remise en cause de la vision néolibérale A partir du moment où la stratégie de développement en question a été déduite de la vision néolibérale, l’une des voies de recherche d’une réponse à cette interrogation est de mettre en évidence que cette vision est responsable du manque de résultat constaté. Si un traitement ne donne pas de résultat, c’est que le diagnostic est déficient, et ce dernier l’est par manque de pertinence du savoir positif sur le corps traité s’il est largement partagé. Il ne peut être question ici de se préoccuper de l’ensemble des problèmes que pose la nouvelle vision néolibérale d’une « société moderne », en tant qu’elle décrit le point d’aboutissement du processus de modernisation d’un pays « en développement », problèmes qui sont autant de limites, d’impasses ou de contradictions internes. On s’en tient à l’un d’entre eux : cette vision se trompe et nous trompe dans sa façon de penser le marché économique et plus généralement l’économie de marché. Elle ne fait de place qu’à un seul monde de production pour la vente, le monde de production marchand. Une critique interne doublée d’une critique en termes de pertinence permet de mettre en évidence que l’on ne peut s’en tenir à cette vision monisme de l’économie de marché. Il faut faire appel à une critique externe, la confrontation entre cette vision et une autre qui ne pose pas le même problème de pertinence, pour comprendre qu’il y a place, dans une société moderne, pour une pluralité de mondes de production de marchandises, à commencer par le monde de production industriel (voir section suivante). Les tenants de la nouvelle vision néolibérale se trompent et nous trompent lorsqu’ils prétendent que le marché économique dont ils parlent serait une version revue et corrigée de la main invisible d’Adam Smith. Ce n’est pas en retenant que leur marché économique repose à la fois sur l’institution de la monnaie et celle de droits de propriété privée fermement établis en droit et garantis par un système judiciaire disposant d’une autonomie relative vis-à-vis du pouvoir exécutif, ou en postulant qu’il a des défauts, qu’ils s’écarteraient de Smith. Ce dernier n’a jamais prétendu que le marché dont il traite se suffirait à lui-même comme mode de coordination d’un groupement d’humains et qu’il était parfait. L’absence de continuité ne tient pas non plus au fait que Smith dote tout individu d’une sympathie à l’égard des autres dès lors que l’on distingue le fait d’aller au marché, qui repose sur cette dernière, et la Industrialisation, croissance et développement 135 façon dont on se comporte lorsqu’on y est, ce à quoi s’en tient l’analyse néolibérale. Cette absence concerne la formation des prix des produits et des salaires des salariés. Pour Smith, le marché est porteur de la loi de l’offre et de la demande qui conduit à ajuster (en quantité) l’offre à la demande et à faire osciller dans le temps les prix et les salaires autour de « prix et salaires naturels » qui ne doivent rien au marché (17). Ainsi le salaire naturel est celui que doit recevoir un salarié pour pouvoir acheter les biens nécessaires à sa subsistance et celle de ses enfants, en tenant compte s’il y a lieu de ce que Marx appelle la « dimension historique et morale » de la valeur de la force de travail. Au contraire, la vision néolibérale du marché économique est que les prix et les salaires d’équilibre de longue période sont le produit du marché, via les consentements à payer les produits qui résultent des préférences des consommateurs et les consentements à payer des employeurs qui résultent des prix auxquels ils peuvent vendre leurs produits (il s’agit bien de consentements à payer, puisque le marché économique repose sur l’institution d’une monnaie, les prix et les salaires considérés étant des prix et des salaires en monnaie). Il n’y a donc pas de prix et de salaires naturels qui se formeraient à l’extérieur du marché et qui présideraient à son fonctionnement. Certes, la prise en compte des imperfections du marché ne conduit pas à faire osciller les prix et salaires courants autour des « prix et salaires de marché de longue période » (ceux qui sont définis par l’équilibre général néoclassique). Ce dernier est un nirvana inaccessible. Il n’en reste pas moins que l’équilibre effectif de second best ne se comprend que par référence à l’équilibre dit walrasien. Ce dernier n’a pas été purement et simplement éliminé dans les théories de la formation des prix et des salaires fondées sur la vision néolibérale (voir notamment la théorie du salaire d’efficience de Shapiro et Stiglitz (18)). Si l’on s’en tient au salaire, on est bien en présence de deux conceptions tout à fait différentes de ce que peut être un juste salaire, deux conceptions aux implications normatives potentiellement contradictoires : d’un côté (conception classique), le juste salaire procède d’une prise en compte d’une juste norme de consommation de subsistance et, de l’autre (conception néolibérale), de ce que les employeurs peuvent payer dès lors que les prix des

17. Exemple : si le salaire monte au-dessus du salaire naturel (le salaire d’équilibre de longue période) parce que la demande de travail des employeurs dépasse l’offre de travail des candidats à un emploi salarié, cette dernière augmente. Et inversement, si le salaire courant passe en dessous du salaire naturel. Dans cet exemple de même que dans le texte, on ignore pour simplifier la diversité des qualifications salariales et la diversité des qualités d’usage des articles relevant d’un type donné de produit. 18. Shapiro et Stiglitz, 1984. 136 Industrialisation et développement produits qu’ils vendent sont aussi des prix justes au regard des préférences des consommateurs, étant entendu que les imperfections du marché sont à l’origine de rentes qui écartent les salaires et des salaires « justes » en ce sens. Autrement dit, pour un néolibéral la justice s’identifie à la suppression des rentes. Et l’on comprend alors l’existence de deux versions de la doctrine politique néolibérale, la version « de droite » qui s’en tient à préconiser la « concurrence » en excluant que l’État (issu du marché politique) puisse efficacement intervenir pour réduire certaines rentes (on doit « faire avec »), et la version « de gauche » pour qui l’exigence de justice implique que l’État intervienne sans pour autant fausser la concurrence. Il ne suffit pas d’avoir mis en évidence cette absence de continuité pour invalider la vision néolibérale. On a seulement levé le rideau de fumée qui permet aux néolibéraux de préconiser l’économie de marché en reprenant les arguments avancés par les économistes classiques, tout particulièrement par John Stuart Mill en soumettant le libéralisme économique aux exigences du libéralisme politique pour lequel la justice inclut l’égalité des chances, alors que ce qu’ils préconisent effectivement (gauche et droite confondues) n’en est qu’un modèle particulier, tout à fait distinct du modèle préconisé par Smith et Mill. Pourquoi la vision néolibérale serait-elle à mettre de côté plutôt que la vision classique ? Puisque l’une et l’autre sont des visions positives (relatives à « ce qui est »), le juge de paix ne peut être que celui qui s’est imposé dans ce domaine du savoir positif avec l’avènement de la science distincte de la philosophie : le recours aux faits empiriquement observés et la capacité à les expliquer, soit le critère de pertinence. S’agissant d’une vision, la pertinence est celle des théories qui sont construites à partir de cette vision. Au regard de l’histoire longue, ce juge de paix conduit à invalider les deux visions. En effet, dans certains pays à certaines époques, les théories de la formation des prix et des salaires fondées sur la vision classique sont pertinentes en première analyse, tandis que celles qui sont fondées sur la vision néolibérale ne le sont pas (tout particulièrement au cours des trois décennies suivant la Seconde Guerre mondiale). Et, à d’autres époques dans les mêmes pays, c’est le contraire qui est constaté : les secondes sont pertinentes en première analyse. Cette invalidation s’applique aussi à la vision marxienne. On doit donc rechercher et disposer d’une autre vision de la « société moderne » (19).

19. Tel est l’objet de Billaudot, 2016, dont on présente ici les principaux résultats. Industrialisation, croissance et développement 137

3.3. A la recherche d’une autre vision : faire une place à la justification Au point où nous en sommes, la problématique de la recherche d’une autre vision de la « société moderne » qui paraît s’imposer est de tourner le dos à une vision moniste pour une vision pluraliste, c’est-à-dire pour une vision permettant de comprendre la diversité des analyses positives et des doctrines politiques-normatives qui y voient le jour en lien avec ces analyses, en permettant d’en exclure certaines, mais sans conduire à préconiser rationnellement l’une d’entre elles au détriment des autres qui ne sont pas exclues. Si on retient (i) que la « société moderne » est une sorte de vivre-ensemble des humains, (ii) que toute sorte de vivre-ensemble se caractérise par des institutions dont au moins certaines lui sont propres, (iii) que les normes dont se compose toute institution sont à la fois des normes-procédures d’ordre technique (relatives aux rapports des humains aux objets) et des normes-règles d’ordre social (relatives aux rapports des humains entre eux), (iv) qu’une sorte de vivre-ensemble ne peut perdurer un temps que si ces institutions sont communément considérées au départ comme légitimes, (v) que cette légitimité implique que l’institution de ces deux types de norme sociétale ait été justifiée, les normes-procédures en termes de justesse et les normes-règles en termes de justice et (vi) que les conflits sociaux procèdent des normes-règles en vigueur, la porte d’entrée doit être de prendre en compte le mode de justification pratiqué dans le groupement humain considéré pour justifier les normes-règles sociétales (20). Pour la « société moderne », en ce qui concerne l’économique, ce mode doit avant tout permettre de justifier le salariat et la rentabilisation du capital dans la production pour la vente ; cela implique que ce mode soit nettement différent de celui qui est pratiqué dans une « société traditionnelle » puisque ni l’un ni l’autre n’y sont reconnus comme légitimes (et donc institués). De plus, pour échapper au monisme tenant à l’existence d’un mode pratiqué, il faut que ce mode a fait place à une diversité de déclinaisons, soit une diversité de grammaires de justification. Ce serait la caractéristique primordiale de la « société moderne » au regard de la « société traditionnelle ». En cela, North a raison de parler à son propos de société ouverte. Cette diversité tient au fait que la société n’est pas soudée par

20. Au regard de beaucoup d’analyses contemporaines, à commencer par celle de John Rawls, le déplacement consiste à passer d’une théorie de la justice à une théorie de la justification. Cette voie a été ouverte en France par Laurent Thévenot et Luc Boltansky (1991), mais sans distinguer la justification en termes de justice des règles sociétales et la justification en termes moraux des pratiques des acteurs de la vie sociale. 138 Industrialisation et développement une conception commune de ce qui est bien pour l’être humain de faire de/ dans sa vie. Chacun est libre de choisir celle qui lui convient. Telle est bien la définition de la Liberté des modernes que les Lumières ont pensée en la distinguant alors de la Liberté des Anciens, pour laquelle le bien (opposé au mal) ne relève pas du choix de l’être humain, sa seule liberté étant de choisir de faire le bien ou le mal. Cela interdit-il qu’il puisse exister un mode de justification commun ?

3.4. La justification dans la « société moderne » Il est courant de considérer qu’il y a deux démarches de justification, la démarche déontologique (on se réfère à des principes) et la démarche conséquencialiste (on se réfère au résultat attendu). Tout mode de justification pratiqué relève d’une conjugaison des deux démarches. S’agissant du mode pratiqué dans la « société moderne », la pluralité des grammaires de justification implique qu’il n’y ait pas un seul principe et que le résultat attendu ne soit pas le même quel que soit le principe retenu (il dépend de ce dernier). Mais l’existence d’un mode de justification impose que les principes aient quelque chose de commun et qu’il en aille de même pour les résultats. Une solution logique est que les principes aient en commun d’être des valeurs et que les résultats visés soient du même ordre (ou de même nature, si on préfère). Les principes sont des valeurs : pour justifier, on se réfère à une valeur qualifiée de suprême, pace qu’elle est mise au dessus des autres sans pour autant les exclure. Quant à la nature du résultat, il dépend de celle des valeurs, puisque celles-ci peuvent être des valeurs sociales (relatives aux relations des humains entre eux) ou des valeurs éthiques (relatives à soi-même) : dans le premier cas (valeur sociale), ce résultat est un bien supérieur (l’adoption de telle norme-règle se substituant à une ancienne ou s’ajoutant est justifiée si le résultat attendu est que chaque membre de la société dispose de plus d’un tel bien) et dans le second (valeur éthique), la réalisation de soi (l’adoption est justifiée si elle permet une meilleure réalisation de soi). Il n’y a donc pas un seul mode de justification moderne. Rawls se trompe et nous trompe lorsqu’il défend la proposition selon laquelle des individus libres et égaux peuvent se mettre d’accord (sous le voile de l’ignorance) sur un mode qu’il appelle la priorité du juste. Tel est seulement le cas lorsque les valeurs prises en compte sont des valeurs sociales ou encore « politiques » au sens que Rawls donne à ce terme. Il a alors raison de dire que sa conception de la justice (la composante déontologique du mode pratiqué) est une conception « politique ». Et il a aussi raison de dire qu’elle est « en termes d’équité » puisque le résultat attendu est la disposition d’un bien supérieur équitablement réparti. Cette appropriation critique de l’apport Industrialisation, croissance et développement 139 de Rawls conduit à la proposition selon laquelle le mode de justification « en priorité du juste » est propre à un modèle particulier de société moderne. Ce modèle est celui dont relèvent les sociétés modernes réellement existantes jusqu’au tournant du XXIe siècle, celui que les pays « en développement » doivent se donner comme point de mire lorsque l’on dit qu’ils doivent se moderniser, l’impératif du développement étant cette modernisation. Pour cette raison, je le qualifie de modèle de première modernité. Le mode de justification propre à ce modèle est décrit dans le tableau suivant :

Tableau 1 Le mode de justification de première modernité

Valeur de référence Bien supérieur visé lorsqu’on Nature de ce bien supérieur (valeur sociale) se réfère à cette valeur La liberté La richesse Ensemble des biens dont l’un (liberté-compétition) peut disposer sans que les autres en disposent L’efficacité technique La puissance (le pouvoir de Les trois biens dont on ne (instrumentale et faire) peut disposer sans que les collective) autres en disposent : la santé, l’instruction et la sécurité. Le collectif (le nous La reconnaissance Le bien qui nous vient des des citoyens d’une autres nation)

(Les autres modèles de « société moderne », virtuels par définition, sont pris en compte dans la quatrième partie de ce chapitre).

3.5. Le développement dans une autre vision de la « société moderne »

Le détour de production qui vient d’être opéré afin de cerner une autre vision de la « société moderne » a pour principal but de pouvoir expliquer pourquoi la stratégie de développement fondée sur la vision néolibérale n’a pas conduit au résultat attendu via une critique externe de cette dernière. Pour le dire en d’autres termes, ce but est de pouvoir penser d’autres stratégies de développement à partir de cette autre vision (le pluriel s’impose puisque cette vision est pluraliste) et de mettre ensuite en évidence que la stratégie néolibérale est une mauvaise copie de l’une de ces stratégies fondées sur notre autre vision, l’absence d’un développement conforme au résultat attendu tenant au fait qu’il s’agit d’une mauvaise copie. 140 Industrialisation et développement

3.5.1. Une définition générale du développement a-normative et sa spécification pour un pays « en développement » Si on considère que le développement est une catégorie qui doit servir à comprendre le processus de transformation qui fait passer d’une « société traditionnelle » à une « société moderne » (en laissant de côté la cité antique), on doit en donner une définition qui soit a la fois générale (valable pour toute forme de vivre-ensemble des humains) et a-normative (strictement relative à « ce qui est »). En toute généralité, un groupement humain est formé par la convertibilité réciproque entre les normes (techniques et sociales) qui président aux occupations de ses membres et les objets qui sont mobilisés dans ces occupations (21). Les occupations sont l’expression des conditions d’existence du groupement, tandis que ces normes et ces objets sont le « milieu » d’existence du groupement. Avec les normes et les objets, ces conditions d’existence changent dans le temps. En conséquence, le développement d’un groupement humain est le changement dans le temps des conditions d’existence, sous tous leurs aspects, des membres de ce groupement tel qu’il résulte des changements indissociables des normes et des objets. Avec cette définition, aucun lien plus ou moins explicite entre le développement et la croissance (qui est une catégorie proprement moderne) ne peut être établi, ainsi qu’aucune décomposition faisant notamment état d’un développement économique (22). De plus, tout observateur extérieur est à même d’avoir sa propre opinion sur le point de savoir si ce développement est bon (un progrès) ou mauvais (une régression), même si un point de vue dominant s’est imposé à ce sujet dans le groupement à l’époque de l’observation. La spécification qui charge de sens le développement dont il est question lorsqu’on parle d’un pays « en développement » est alors la suivante : le changement en question est celui qui fait passer d’une société traditionnelle à une société de première modernité en raison de l’adoption d’un nouveau mode de justification des normes-règles : la « priorité du juste », faisant place

21. Cette définition procède de l’appropriation critique de l’apport de Giddens pour qui « les ensembles structurels sont formés par la convertibilité réciproque des règles et des ressources engagées dans la reproduction sociale » (1987, p. 244). 22. Sauf à dire que ce serait la composante relative aux conditions matérielles d’existence, mais on se heurte alors à l’incapacité de définir ce qui serait « matériel » et ce qui ne le serait pas et, surtout, au fait que le développement économique de la déclinaison courante qui fait état d’un développement économique, social et humain relève d’une compréhension différente de ce qui est « économique », ne serait-ce qu’en raison de l’inclusion des services dans ce qui est alors considéré comme « économique ». Je n’ouvre pas plus la « boîte de Pandore » à ce sujet. Industrialisation, croissance et développement 141

à une pluralité de grammaire de justification au regard du caractère moniste du mode de justification propre à la société traditionnelle, étant entendu que celui-ci diffère selon la conception du bien qui préside à ce mode, donc selon la religion établie (ex. : le religion musulmane pour le Maroc). Ce caractère pluraliste (voir l’existence de trois valeurs primaires de référence, la liberté, l’efficacité technique et le collectif) interdit que l’on puisse s’entendre sur ce qu’est un bon développement. Un accord sur ce point ne peut être qu’un compromis entre ceux pour qui le bon développement est celui qui est pensé en référence à la liberté-compétition, ceux pour qui la valeur suprême est l’efficacité technique instrumentale et collective et ceux pour qui il s’agit du collectif-nation. Ce sont, en l’occurrence, trois types de développement différents : le premier vise la richesse des membres de la population de la nation, le deuxième leur puissance (santé, éducation, sécurité) et le troisième leur reconnaissance, sous l’exigence d’équité entre eux. Il y a une grande diversité de compromis possibles. Donc une diversité de stratégies de développement possibles dans un contexte international donné.

3.5.2. La stratégie portée par la vision néolibérale : une mauvaise copie de la stratégie « libérale » de développement On vient de mettre en évidence trois versions « polaires » (ou idéal- typiques, si on préfère la terminologie de Max Weber) de stratégie de développement pour un pays « en développement » dans le cas où le but visé est de déboucher sur une « société de première modernité » (le changement de ce but est traité dans la dernière partie de ce chapitre). La version qui procède du choix de la liberté-compétition comme valeur suprême peut être qualifiée de version libérale au sens de Mill (voir supra). La critique externe de la stratégie néolibérale consiste à montrer que cette dernière est une mauvaise copie de cette version. Le premier constat que l’on peut tirer de la comparaison effectuée est que cette stratégie est présentée comme étant la seule qui s’impose « rationnellement », lors même que la version libérale qui vient d’être définie à partir de notre autre vision n’est justifiée qu’au nom de la référence à la doctrine libérale qui, comme toute autre doctrine politique, est essentiellement contestable (23). Ce n’est pas la seule possible. A ce titre, il s’agit d’une mauvaise copie parce que c’est une copie de la seule version libérale-radicale, celle pour laquelle les autres valeurs de référence sont ignorées et avec elles les autres biens supérieurs que sont la puissance et la reconnaissance. En

23. Voir Audard, 2009. 142 Industrialisation et développement fait, les biens de la puissance sont présents dans la vision néolibérale, mais ils ne le sont que de façon détournée via les externalités ; autrement dit, s’il n’y avait pas d’externalités en matière de santé, d’instruction et de sécurité, l’initiative privée offrant des biens sur le marché économique permettrait de répondre aux besoins sans l’intervention de l’État. Les trois biens en question seraient des biens de la richesse. C’est la présence d’externalités qui remet l’État en selle, avec, comme on l’a vu, la formation d’une option de droite (pas d’intervention) et d’une option de gauche (une intervention respectant la concurrence est souhaitable). De même pour la reconnaissance. Les autres raisons pour lesquelles il s’agit d’une mauvaise copie sont nombreuses, notamment à propos du « domestique ». On s’en tient ici au fait que la vision néolibérale véhicule l’illusion d’un détachement du marché économique du marché politique en ce qui concerne leurs espaces respectifs d’institution, alors que, dans notre autre vision, la formation de conventions communes à l’échelle mondiale (la principale caractéristique de toute mondialisation économique) a pour conséquence de disqualifier les règles de droit nationales qui ne s’accordent pas à ces conventions en contraignant le pouvoir politique national à un ajustement. La stratégie néolibérale de développement ne peut donc être considérée comme une stratégie que le débat démocratique interne à la nation conduirait à choisir. Elle est en quelque sorte imposée, le débat se limitant à la polarité droite/gauche interne au néolibéralisme, notamment concernant l’étendue de la liste des biens publics (voir éducation et santé tout particulièrement). Il n’en reste pas moins que la principale raison pour laquelle la vision néolibérale doit être mise de côté tient au fait qu’elle exclut qu’il y ait place pour une diversité de mondes de production dans la « société moderne » et en particulier deux mondes dans la « société de première modernité ».

3.6. La diversité des mondes de production dans la « société moderne » Un monde de production est une façon de produire qui combine de façon cohérente les formes institutionnelles qui, pour une unité de production, président à son financement, à l’emploi de salariés et à la distribution de ses produits (24). On doit alors distinguer le cas où cette entité est une administration de celui où il s’agit d’une entreprise qui produit pour vendre. Dans le premier cas, la production n’est pas soumise à la contrainte de

24. Il y a production lorsque l’utilisateur du produit est institutionnellement séparé du producteur. Industrialisation, croissance et développement 143 répondre à une demande solvable extérieure au producteur. C’est dans le cadre de l’État-producteur que la qualité du produit est convenue, et le droit de disposer de ce produit est attribué à tout ou partie des citoyens sans qu’il en résulte pour ces derniers une dette évaluée et réglée en monnaie (25). Il n’en va pas de même dans le second cas, celui d’un produit commercialisé à un certain prix. Les mondes de production auxquels on s’intéresse sont propres à la production des entreprises, en excluant le cas où le prix du produit est administré. Pour simplifier, on laisse de côté le financement. La cohérence qui définit un monde de production est alors que la valeur suprême retenue pour justifier la forme d’institution de la transaction commerciale de vente d’un produit et celle retenue pour justifier la transaction d’emploi d’un salarié soient la même. On s’en tient enfin au modèle de première modernité, celui pour lequel les valeurs de référence sont des valeurs sociales (voir partie suivante pour les modèles virtuels de seconde modernité).

3.6.1. L’institution de la transaction commerciale Considérons d’abord la transaction commerciale qui s’établit entre un producteur-vendeur et un utilisateur-acheteur d’un produit-article. Cette transaction s’établit dans le cadre d’un marché qui est propre au produit- poste dont relève cet article. Deux problèmes se posent et doivent être institutionnellement réglés pour qu’une telle transaction puisse s’établir : un problème technique et un problème social. Le problème technique a trait à l’adéquation entre le produit réalisé par le vendeur et la ressource que recherche l’acheteur et le problème social, à la nécessité que l’un et l’autre s’entendent sur ce qu’est un juste prix. Ces deux questions ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. La qualité technique et la qualité sociale d’un produit sont deux entités analytiquement distinguables mais indissociables en termes d’existence. La qualité sociale est une hiérarchisation de la qualité technique. Techniquement, un produit (un poste de nomenclature ou un article relevant de ce poste) a des caractéristiques de production et une ressource, des caractéristiques d’usage. La résolution du problème technique implique que soit réalisée d’une façon ou d’une autre une conversion des unes dans les autres et que cette conversion soit connue. Qui fait la conversion ? C’est une affaire de convention. En effet, aussi bien l’incertitude dans laquelle se trouve tout producteur (est-ce que le produit que je mets à la vente va trouver

25. Si ce n’est des droits d’inscription (ou autres) sans rapport avec le coût de production du produit. 144 Industrialisation et développement un acheteur ?) que celle dans laquelle se trouve tout acheteur (est-ce que tel produit que je peux acheter est la ressource que je recherche ?) sont radicales ; elles ne se réduisent pas à du risque (probabilisable). Pendant tout un temps de l’histoire humaine, la convention en vigueur a été une convention dite traditionnelle : la norme de définition de tel produit est « ce que la tradition a fixé » (quitte à ce que la norme laisse place à une gamme, la conversion propre à chaque article de la gamme étant faite conjointement par le producteur et l’utilisateur). Deux nouvelles conventions voient le jour avec l’avènement de la première modernité : – la convention industrielle, extérieure à chaque producteur et chaque consommateur, est faite à l’extérieur du marché et s’impose à tous ; – la convention marchande, faite par les utilisateurs dans le sens de la ressource vers le produit ; le producteur doit adapter ses produits à ce que le marché révèle comme étant la distribution des préférences (en termes de caractéristique d’usage convertie en caractéristique de production) des utilisateurs. Socialement, le juste prix est encore une affaire de convention. Si on laisse de côté la convention de qualité sociale traditionnelle qui « va avec » la convention de qualité technique traditionnelle, l’avènement de la modernité (dans la forme dans laquelle elle s’est historiquement réalisée, c’est-à-dire la première modernité) se caractérise par deux conventions possibles : – la convention industrielle : le juste prix est le prix normal de production du produit (normal en termes de productivité et de prix des facteurs de production). Ainsi, il est convenu qu’un produit mobilisant beaucoup de travail qualifié est normalement vendu plus cher qu’un produit ne mobilisant que peu de travail qualifié (couplage des principes de justice : « à travail égal salaire égal » et « à capital égal profit égal »). – la convention marchande : le juste prix est celui qui procède des consentements à payer des clients, c’est-à-dire le prix révélé par le marché. Ainsi, il est convenu qu’un produit pour lequel les consentements à payer des clients sont élevés est vendu plus cher qu’un produit pour lequel les consentements à payer sont faibles (principe de justice : « le marché dicte sa loi en matière de prix, prix qui s’impose à la fois au vendeur et à l’acheteur sans pouvoir de l’un sur l’autre »). Puisqu’il s’agit de justice en ce qui concerne le problème social, l’existence de ces deux conventions de qualification des produits tient à l’existence de trois valeurs possibles de référence et au fait que la référence à la valeur collectif- nation doit être écartée parce qu’elle conduit à justifier le prix administré (il n’y a plus de marché). La convention marchande est justifiée par référence à Industrialisation, croissance et développement 145 la liberté-compétition et la convention industrielle, par référence à l’efficacité technique instrumentale et collective. Dans les deux cas, on est en présence de marchés (un par produit-poste), pas seulement dans le premier. On retrouve alors la distinction qu’il y a lieu de faire entre la main invisible de Smith et le marché économique des néolibéraux (voir supra). On constate sans trop de difficultés que la justice et la justesse vont de pair : la convention sociale dite « marchande » du juste prix (le juste prix d’équilibre de longue période est révélé par le marché) s’accorde à la solution technique de conversion dite « par les utilisateurs », et la convention sociale industrielle du juste prix (le juste prix d’équilibre de longue période est le prix de production qui préexiste au marché du produit considéré) s’accorde à la solution de conversion extérieure au marché. Au regard du monisme qui est constitutif de la vision néolibérale, la mise en évidence que permet notre autre vision est celle d’une convention de qualification industrielle des produits. Le sens alors donné au qualificatif « industrielle » n’est pas que cette convention de qualification s’appliquerait aux produits industriels (les produits issus de la transformation des ressources primaires du sol et du sous-sol). Elle s’applique tout autant aux produits de l’agriculture, à ceux des activités d’extraction et aux services. Comment, s’il en est ainsi, justifier l’emploi de ce qualificatif ? Il faut remonter au sens plus général du terme « industrie » lorsqu’il est inventé pour caractériser toute activité de production qui ne peut plus être qualifiée d’artisanale parce qu’elle repose sur une division du travail entre la conception du produit et sa fabrication en mobilisant des connaissances techniques provenant des connaissances scientifiques (et non plus d’un savoir-faire transmis de génération en génération). On comprend que ce sens général ait conduit à seulement qualifier d’industrielles les activités de production auxquelles le sens général s’appliquait effectivement à l’époque considérée ; en l’occurrence, aux activités de transformation dites alors « industrielles » au sens où l’on parle de processus d’industrialisation (voir supra).

3.6.2. L’institution de la transaction salariale

Pour la transaction salariale, les deux problèmes mis en évidence pour la transaction commerciale se posent. Tout ce qui vient d’être dit à propos de cette dernière se transpose sans problème en remplaçant « producteur- vendeur » par « salarié » et « utilisateur-acheteur » par « employeur » puisque l’employeur achète au salarié le droit de disposer, un temps et sous certaines conditions, de sa capacité à s’activer. 146 Industrialisation et développement

L’employeur et le salarié se trouvent dans une incertitude radicale tant que la conversion entre la qualification acquise par le salarié et la qualification requise par l’emploi que va occuper le salarié n’a pas été réalisée en ayant recours à une solution conventionnelle, les solutions qui s’imposent en première modernité étant la convention extérieure et la conversion par les employeurs. Quant à l’accord possible sur un juste salaire, il implique de s’en remettre à une convention commune qui peut être « industrielle » ou « marchande » : – La convention « industrielle » : le juste salaire de longue période est celui qui permet d’assurer la subsistance du salarié et de ses enfants, en incluant alors ce que Marx appelle une dimension « historique et morale » qui n’est pas la même selon la qualification acquise/requise. Ce sont des critères objectifs qui sont retenus pour dire qu’un emploi n’est pas de même qualité qu’un autre (ex. : nombre d’années d’étude, ancienneté, etc.) et, comme ces critères sont quantifiés, la hiérarchisation de la qualité technique en quoi consiste la qualité sociale ne pose pas de problème (ex. : il est juste qu’un salarié occupant un emploi exigeant du salarié qu’il ait suivi un nombre élevé d’années d’études soit mieux rémunéré qu’un salarié occupant un emploi pour lequel ce nombre est moins élevé). Ainsi, un salarié qui a la capacité de mobiliser un champ étendu de connaissances scientifiques et techniques est mieux rémunéré qu’un autre pour lequel ce champ est plus réduit avec moins d’années d’études. – La convention « marchande » : le juste salaire de longue période est celui qui résulte des consentements à payer des employeurs, tels qu’ils résultent eux-mêmes des justes prix « marchands » des produits. Un salarié plus qualifié qu’un autre est encore payé à un salaire plus élevé que n’est payé un salarié moins qualifié. Mais la hiérarchisation des qualifications considérées comme techniquement différentes n’est plus la même puisque le salarié considéré comme plus qualifié qu’un autre est celui qui contribue plus qu’un autre à faire en sorte que le produit se vende bien. Il s’agit d’un critère subjectif estimé par l’employeur. On constate sans difficulté que la convention de qualité de l’emploi salarié dite « industrielle » forme système avec la qualification technique procédant de la conversion extérieure. De même pour le « marchand ».

3.6.3. Deux mondes de production de « première modernité » Il n’en reste pas moins que les deux constats les plus importants sont les suivants : – la qualification « industrielle » des produits s’accorde à la qualification « industrielle » des emplois salariés puisque les prix de production se forment Industrialisation, croissance et développement 147

à partir de salaires convenus à l’extérieur du marché du travail et sans rapport avec le prix du produit réalisé par le salarié ; – la qualification marchande des salaires s’accorde à la qualification marchande des produits puisque les consentements à payer des employeurs qui président à la formation des justes salaires (de longue période) se forment à partir des justes prix (de longue période) des produits qui procèdent des consentements à payer des consommateurs. Telle est la notion de cohérence qui préside à la définition d’un monde de production. La première cohérence définit le monde de production industriel et la seconde, le monde de production marchand. Une entreprise n’est pas nécessairement cohérente, même si les formes d’institution sociétale du pays (en matière commerciale et salariale) le sont et que les formes d’institution des transactions commerciales à l’exportation et en interne sont les mêmes. Une entreprise qui n’est pas cohérente a du mal à être compétitive (sur le marché intérieur ou à l’exportation). Mais les formes d’institution intérieures ne sont pas nécessairement cohérentes et, surtout pour les pays « en développement » qui exportent vers les pays « développés », la forme domestique d’institution des relations commerciales diffère souvent de la forme dominante sur les marchés d’exportation. Un pays qui est cohérent en interne, mais dont les formes institutionnelles internes ne s’accordent pas aux formes d’institution des relations commerciales à l’exportation a du mal à être compétitif vis-à-vis des autres pays. A fortiori, s’il est incohérent en interne.

3.6.4. Un monde de production domestique encore très présent dans les pays « en développement »

Toute société concrète est toujours plus complexe que le modèle dont elle relève principalement. Cela vaut pour les sociétés des pays « développés » dans lesquels on est à même de repérer des institutions qui doivent leur existence à la « société traditionnelle » dont elles sont issues sans qu’il s’agisse pour autant d’institutions conservées comme telles. Ce sont des formes partiellement modernisées de ces dernières, fruits d’un processus d’hybridation. Cela vaut encore plus pour les pays « en voie de modernisation ». On le constate tout particulièrement dans le domaine de la production. Les formes de production observables dans ces pays ne relèvent pas seulement du monde de production industriel et du monde de production marchand. Pour comprendre le fonctionnement de beaucoup d’entreprises, on doit faire appel à un monde de production domestique, qui est une forme modernisée du 148 Industrialisation et développement monde de production traditionnel. L’aspect principal de cette modernisation est que l’on est en présence d’une production salariale pour la vente : la relation commerciale de vente des produits d’une entreprise de ce monde de production ne relève plus de la réciprocité (le prix payé par le vendeur a le statut d’un contre-don), mais de l’échange (le prix convenu est soumis à la condition d’équivalence entre le produit livré et les produits qui peuvent être achetés par le vendeur avec la somme d’argent qu’il reçoit, et il en va de même pour la relation salariale. Cela vaut tout particulièrement pour le Maroc (26). De plus, les entreprises que l’on peut rattacher à ce monde mettent le plus souvent en œuvre des techniques traditionnelles ; elles sont peu industrialisées.

3.7. Conclusion d’étape La vision néolibérale de la « société moderne » ignore le monde de production industriel. Or, le processus d’industrialisation doit s’analyser comme étant celui qui consiste à introduire et étendre ce monde de production. On comprend alors sans difficulté pourquoi la proposition relative au développement des pays « en développement », qui est fondée sur cette vision, postule que l’industrialisation n’est pas une condition sine qua non de la croissance et du développement. L’autre vision, qui a permis de critiquer la vision néolibérale, ne conduit pas à une conclusion inverse puisqu’un développement sans industrialisation fait partie des dynamiques envisageables, cette dynamique étant celle qui se caractérise par l’introduction et l’extension du seul monde de production marchand. Mais le développement en question n’est pas nécessairement considéré comme une bonne chose puisque le développement est alors défini comme étant une catégorie strictement positive (doté d’aucune charge normative). Or, les deux principales exigences partagées d’un « bon » développement sont qu’il doit donner lieu à une réduction de la pauvreté et à un accroissement des capabilities des membres de la population. Dès lors, à partir du moment où (i) la réduction de la pauvreté (produit global réel par habitant justement réparti) passe nécessairement par un accroissement de la productivité (produit global réel par actif), (ii) une telle amélioration ne peut résulter que d’un changement continu et progressif des procédés techniques de production et des produits, (iii) ce changement n’est pas envisageable sans une élévation du degré de maîtrise des connaissances scientifiques et techniques, (iv) les capabilities s’accroissent avec ce degré de maîtrise et (v) les différences techniques de qualification des salariés sont hiérarchisées en fonction de ce

26. Voir El Aoufi, 2000. Industrialisation, croissance et développement 149 degré dans le monde de production industriel de telle sorte que les salaires augmentent avec lui, l’industrialisation s’avère indispensable à un « bon » développement.

4. De la première à une seconde modernité virtuelle : un changement de but du développement

Telle qu’elle est pensée dans la vision néolibérale, la société moderne est la fin de l’histoire. Dès lors, le développement des pays « en développement » ne peut avoir qu’un seul but : l’instauration d’une telle forme de vie. L’adoption d’une approche en termes de justification (celle qui a conduit à notre autre vision) invalide cette proposition en postulant que la façon moderne de justifier ne se réduit pas à la « priorité du juste ». De fait, la « priorité du bien » est un mode de justification qui s’accorde aussi à l’absence de conception commune du bien et dont le choix est tout aussi rationnel que celui de la « priorité du juste ». La société moderne ne se réduit donc pas au modèle de première modernité et, par conséquent, ce dernier n’est pas la fin de l’histoire. Deux autres modes virtuels de justification sont logiquement envisageables pour l’avenir, le mode simple « en priorité du bien » et le mode complexe conjuguant la « priorité du juste » et la « priorité du bien ». Deux modèles de seconde modernité en découlent. Il n’en reste pas moins que, dans un cas comme dans l’autre, une place est faite à la « priorité du bien ». On passe ainsi de la première modernité à une seconde modernité. On s’en tient ici à ce cadre simple. Il y a lieu d’ajouter que le mode de justification n’est pas seul en question. On doit lui adjoindre la façon dont est conçue la différence entre l’humain et les autres existants du cosmos, c’est-à-dire une cosmologie au sens ancien de ce terme. La cosmologie qui va de paire avec le mode de justification en « priorité du juste » est la cosmologie dualiste postulant philosophiquement une différence globale de nature entre l’humain et les autres existants (27). Celle qui s’accorde à la « priorité du bien » n’est plus la même, puisqu’elle consiste à considérer que, ontologiquement, l’humain est de même nature que les autres existants (à commencer par les animaux). Cela conduit à envisager tout différemment ce que les êtres humains conviennent entre eux concernant leurs rapports à ce qu’il est convenu d’appeler (sous l’égide de la cosmologie dualiste) la Nature. Ce que l’on entend montrer dans cette dernière partie est qu’un « bon » développement n’est plus pensé dans les mêmes termes s’il a pour but d’instaurer

27. Les différences scientifiquement observables en termes d’ontologie et en termes de communication sont toutes deux considérées comme des différences de nature et non comme de simples différences de degré (Billaudot, 2016). 150 Industrialisation et développement une société de seconde modernité que la société de première modernité. La question cruciale qu’il convient alors de se poser est celle de savoir si ce serait un but qui s’accorderait beaucoup mieux à la fois aux exigences écologiques de durabilité et aux caractéristiques civilisationnelles (28) (ou culturelles, si l’on préfère) de beaucoup des pays concernés, à commencer par le Maroc dont la principale caractéristique en la matière est le rattachement à l’islam.

4.1. Ce qui distingue la « priorité du bien » de la « priorité du juste » Le point commun entre ces deux modes de justification est que ce sont deux modes modernes : (i) ce sont des modes pluralistes et (ii) on pense le couple « juste-bien » (les deux font système : on ne peut penser le juste sans le bien, et inversement), couple pour lequel « la justice pose les limites, le bien indique la finalité » (29). De l’un à l’autre, la finalité et les limites (les exigences de justice) ne sont donc pas les mêmes (voir tableau 2). En « priorité du juste », le but visé lors de l’institution des normes-règles sociétales est atteint si ces dernières conduisent à générer de la croissance économique (augmentation du PIB marchand ; le pluralisme des options politiques se réduit à agir sur l’orientation de cette croissance (vers plus de richesse, via l’augmentation des revenus privés, vers plus de puissance via l’augmentation des impôts et des dépenses publiques ou vers plus de reconnaissance) (30). En « priorité du bien », le but fixé (une meilleure réalisation de soi pour chacun) nécessite de disposer des biens supérieurs (ceux de la richesse pour la réalisation en liberté, ceux de la puissance pour la réalisation en efficacité technique et ceux de la reconnaissance pour la réalisation de soi en collectif), mais un « plus » en biens n’implique pas nécessairement un « mieux » en réalisation de soi. Comme telle, la croissance d’ordre économique n’est plus un ingrédient indispensable d’un « bon » développement. Surtout si cette croissance génère un épuisement des ressources naturelles non reproductibles

28. Au sens de Ibn Khaldûn (1967-1968). 29. Rawls, 1993, p. 288. 30. Comme aucune nouvelle institution ne se fait dans un vide institutionnel, cette nouvelle institution est la réforme d’une institution en place ou l’ajout d’une nouvelle institution, le résultat attendu sous l’égide de la « priorité du juste » est un plus de croissance d’ordre économique. Certes, il y a d’autres moyens d’augmenter la richesse, la puissance ou la reconnaissance de tous que la voie (d’ordre) économique (ex. : une intégration réussie des populations immigrées via les activités bénévoles de membres d’associations privées non subventionnées, s’agissant de la reconnaissance), mais la croissance reste le principal moyen si on y inclut les externalités (effets positifs non visés) des activités d’ordre économique. Industrialisation, croissance et développement 151 et une dégradation des milieux de vie des humains. Pour autant, le but n’est pas la décroissance.

Tableau 2 Les principales différences entre la « priorité du juste » et la « priorité du bien »

« Priorité du juste » « Priorité du bien » Nature des trois valeurs de Valeurs sociales (relatives aux Valeurs éthiques (relatives à référence rapports des humains entre soi-même : eux) : – la liberté-accomplissement – la liberté-compétition, personnel, – l ’efficacité technique – l’efficacité technique non instrumentale et collective, instrumentale et personnelle, – le collectif-nation – le collectif-humanité Cosmologie associée Cosmologie dualiste Cosmologie écologique Finalité (le but visé par les Plus de richesse, de puissance Une meilleure réalisation de soi normes-règles instituées) ou de reconnaissance pour pour tous (en liberté, en efficacité tous technique ou en collectif) Limites posées par Les inégalités d’accès aux Il y a encore des inégalités l’exigence de justice biens supérieurs visés justes de richesse, de puissance doivent être au service des et de reconnaissance, mais elles plus démunis sont plus réduites Type de justice Justice distributive Justice commutative Principe des relations Echange Réciprocité d’ordre économique Mondes de production Monde industriel et monde Monde inventif et monde marchands marchand partenarial Mode d’évaluation des Emissions par nation Emissions par habitant du émissions de gaz à effet de monde selon la région serre (exemple)

4.2. Les mondes de production marchands à même de porter un développement durable

Deux nouveaux mondes de production sont constitutifs d’une seconde modernité. Il s’agit du monde de production partenarial et du monde de production inventif. Le premier prend la place du monde marchand avec des conversions (la conversion produit/ressource et la conversion qualification acquise/qualification requise) opérées conjointement par les parties prenantes à la transaction (commerciale et salariale). Quant au second, il prend la place du monde industriel avec des conversions réalisées par les vendeurs (conversion produit/ressource) et par les salariés (conversion qualification acquise/ qualification requise), en raison du fait qu’il est convenu que chacun d’eux est doté d’un potentiel inventif tenant essentiellement à ses qualités intrinsèques. 152 Industrialisation et développement

Ces deux mondes de production sont à même de porter un développement durable, ce qui est beaucoup plus problématique avec le monde industriel et le monde marchand. Un tel développement est encore défini en tant que catégorie positive, en ne préjugeant pas du point de savoir si c’est un « bon » développement. Il s’agit, comme pour le développement, d’une définition générale (elle n’est pas propre à une forme de vie particulière). A partir du moment où tout groupement humain est doté d’un patrimoine qui est constitutif de son identité (31), la définition d’un développement durable qui s’impose est la suivante : le développement d’un groupement humain est durable s’il ne s’accompagne pas d’une dégradation de son patrimoine telle que, s’il se poursuit selon le même mode, il conduit à la perte de ce dernier. A l’étape de l’histoire humaine à laquelle nous nous situons au début du XXIe siècle, cette définition s’applique en premier lieu au groupement humain constitué par tous les membres de l’humanité. Tel est bien le « nous » qui est pris en compte dans le mode de justification en « priorité du bien » au titre de la valeur « collectif », en remplacement du « nous » des membres d’une nation sous l’égide de la « priorité du juste ». Il va alors de soi que les ressources naturelles et les milieux de vie des humains font partie du patrimoine de l’humanité. On ne peut nier que la perte des unes et des autres a une composante proprement nationale, mais elle concerne avant tout l’ensemble de l’humanité (ex. : les effets du dérèglement climatique provoqué par les émissions des gaz à effet de serre des habitants d’une région particulière du globe ne s’arrêtent pas aux frontières de cette région !).

4.3. Une conception du « bon » développement mieux en accord avec les caractéristiques civilisationnelles des pays « en développement »

Dans les pays qui se sont modernisé les premiers (les pays de l’Ouest européen), la civilisation en place au point de départ de leur processus de modernisation était la « civilisation de l’Occident médiéval » (32) indissolublement liée à la religion chrétienne. Sur l’autre rive de la Méditerranée, il s’agissait de la « civilisation arabo-musulmane » fondée sur le Coran et ailleurs, notamment en Asie, d’autres civilisations. Le constat historique qui s’impose (sans en donner la clé de compréhension) est que le processus de modernisation n’a débuté dans ces autres régions du monde que beaucoup plus tardivement, sans qu’il s’agisse alors d’un processus

31. Billaudot, 2007. 32. Le Goff, 1982. Industrialisation, croissance et développement 153 essentiellement, ou même principalement, endogène – pour beaucoup de pays « en développement », il a partie liée avec la colonisation et la décolonisation. Certains défendent la thèse que la civilisation chrétienne a été un bon terreau pour la modernisation et, a contrario, celle que les autres civilisations sont responsables du retard constaté dans l’engagement d’un tel processus et continuent à en entraver fortement le cours, notamment la civilisation arabo- musulmane. Mieux vaut retenir qu’il s’est agi d’un moins mauvais terreau, si on prend en compte le fait que l’Eglise catholique n’a cessé de s’opposer à la dite modernisation lancée par les Lumières et ne s’est faite à l’idée qu’elle devait trouver sa place dans une société à fondement laïc qu’au XIXe siècle. On parle alors d’une modernisation des religions chrétiennes, celle des religions protestantes ayant été plus précoce et moins conflictuelle que celle de la religion catholique. L’ouverture de l’avenir à laquelle conduit la distinction faite entre « société moderne » et « société de première modernité » conduit à poser en d’autres termes ce débat. Le blocage et les entraves en question seraient, pour une part déterminante, relatifs à la forme de modernisation dictée par le modèle de première modernité. Pour le dire en des termes qui empruntent à la chimie, certaines des civilisations en question ne seraient pas « solubles » dans ce modèle, alors qu’elles pourraient l’être dans telle ou telle forme de seconde modernité (elles pourraient se moderniser dans ce cadre). En matière de production marchande, le poids encore important du monde de production domestique serait l’une des manifestations de cette thèse, dans la mesure où le passage de ce monde au monde de production partenarial poserait moins de problèmes (provoquerait moins de tensions) que sa dissolution dans le monde marchand ou le monde industriel. Doit-on en conclure que le Maroc perd son âme en cherchant à se moderniser selon la voie qu’on lui propose, celle qualifiée ici de première modernité, en laissant entendre que c’est la seule ? A une époque où, d’un côté, l’islamisme radical s’impose comme une composante incontournable de l’opposition à la modernisation du monde musulman et, de l’autre, les conséquences néfastes pour l’environnement du mode de développement inventé par les pays « développés », suivi par les nouveaux pays industriels et visé par les pays « en développement » ne peuvent être ignorées par les gouvernements de ces derniers, on est en droit de penser que le modèle de première modernité entre en crise et qu’en conséquence, cette question de virtuelle devient actuelle. 154 Industrialisation et développement

Références bibliographiques

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A en croire les memorandums de la Banque mondiale, le comportement de l’économie nationale semble voué à rester rétif au déchiffrement. En 2006, l’institution de Washington soutient l’hypothèse d’une énigme qui tient à l’insuffisance de la croissance en dépit de la stabilité macro-économique et des changements institutionnels majeurs. Une décennie plus tard, elle réitère la même hypothèse, en pointant la disproportion entre le taux élevé de l’investissement et les faibles gains de productivité du capital et recommande la promotion du capital immatériel et la poursuite des réformes structurelles. A force de doter ces réformes et la gestion de la conjoncture de valence positive, elle les exonère quant à la qualité de la croissance. Or, à examiner la nature et l’impact du régime de politique économique à l’œuvre, les performances de l’économie marocaine n’apparaissent pas si sibyllines. Ce régime repose sur la combinaison d’un policy mix arcbouté à l’impératif de crédibilité monétaire et de discipline budgétaire et d’une politique structurelle dont l’objectif est l’intensification de la concurrence et de la flexibilité sur les marchés du crédit, des produits et du travail. A évaluer ces orientations à l’aune de leurs propres critères d’efficacité, on décèle un triangle incommode entre, d’un côté, la gouvernance macro- économique et les réformes structurelles, et, de l’autre, la dynamique vertueuse de croissance supposée être enclenchée par ces leviers. La progression du produit intérieur brut reste atone, dépendante de la valeur ajoutée agricole, volatile et faiblement créatrice d’emploi. Le déficit d’activité corrélatif s’accompagne d’un coût élevé en termes de chômage et de bien-être social qui restreint l’accès aux ressources et aux droits à l’éducation et à la santé et renforce les entraves à la promotion des capacités. 156 Industrialisation et développement

1. Gouvernance macro-économique et réformes des institutions des marchés : quel référentiel ?

A en juger par leur configuration depuis 1998, la politique conjoncturelle et les réformes structurelles portent visiblement l’empreinte du consensus de Washington qui incarne le référentiel dominant de l’économie du développement (1). Ainsi, la macro-gouvernance à l’œuvre s’assigne le contrôle de l’inflation et du déficit public au sein d’un policy mix asymétrique où la politique budgétaire est subordonnée à l’objectif de stabilité des prix (Sargent et Wallace, 1981). La politique monétaire est conduite selon cet objectif que les statuts de 2006 sont venus codifier en instituant l’indépendance de la Banque centrale (2). A cette fin, l’Institut d’émission a l’autonomie de décision quant aux instruments à mettre en œuvre en vue d’agir sur le prix de la liquidité et les conditions de refinancement bancaire. Dans le même temps, il a pour mission de déterminer le rapport entre la monnaie nationale et les devises étrangères selon les modalités de change en vigueur et se charge de la mise en œuvre technique de la détention et de la gestion des réserves de change. L’autonomie de l’autorité monétaire est consacrée également par la suppression de l’accès privilégié du gouvernement aux crédits de la Banque centrale et des concours financiers aux entités publiques. Ainsi, le financement du déficit public est limité à des facilités de caisse ne dépassant pas 5 % des recettes fiscales effectives de l’année budgétaire écoulée sur une durée d’au plus 120 jours. Ces facilités sont consenties dans la mesure jugée compatible avec l’état du marché monétaire et assorties d’intérêts au taux de base de refinancement des banques. Ces dispositions, qui subordonnent la contrainte budgétaire de l’État à l’objectif de stabilité des prix, mettent fin aux bénéfices du seigneuriage : outre qu’elles réduisent à la portion congrue la possibilité de financement des dépenses publiques par la création monétaire, elles contrecarrent la dévalorisation de la dette publique par l’inflation.

1. Les analyses de la Banque mondiale puisent leurs concepts et énoncés dans divers champs de l’approche économique du mainstream depuis l’économie de la croissance endogène et la macroéconomie jusqu’aux théories de la politique économique en passant par l’économie internationale et l’économie institutionnelle. Les politiques conjoncturelle et structurelle sont emblématiques de ces emprunts. Les lignes de force de cette réduction de l’économie du développement dans les termes de l’économie néo-classique sont exposées in R. Taouil (2015). 2. Les statuts stipulent, dans des termes fort similaires à ceux de l’article 105 du Traité de Maastricht, que la stabilité des prix est l’objectif final de la politique monétaire : « Dans le but d’assurer la stabilité des prix, la Banque arrête et met en œuvre les instruments de politique monétaire (…). Sans préjudice de l’objectif de la stabilité des prix (…) la Banque accomplit sa mission dans le cadre de la politique économique et financière du gouvernement. » Régime de politique économique et développement 157

Dans ce contexte, La Banque centrale doit veiller à la stabilité financière en vue d’assurer la sécurité du système des paiements et le bon fonctionnement des institutions financières. Elle ne peut, par conséquent, procéder, à la demande du gouvernement, à des injections de liquidités pour remédier aux difficultés des banques et autres institutions financières. Cette autonomie, qui est dictée par le rôle d’arbitre et de garant, est tenue pour une condition nécessaire à la promotion de la crédibilité comme critère d’appréciation primordial du comportement des autorités monétaires (3). Ces fonctions de la Banque centrale placent la stabilité des prix au rang d’objectif prioritaire de la politique économique. Les deux composantes, monétaire et budgétaire, du policy mix sont encadrées ainsi par des règles fixes destinées à assurer la maîtrise de l’inflation et du déficit public. Fondée sur une cible d’inflation de 2 %, le réglage monétaire a pour finalité d’assurer la lisibilité et la cohérence des décisions et de guider les anticipations des agents. Ce réglage est couplé à une gestion de la parité de la monnaie nationale à l’intérieur d’une zone-cible dont le taux de change central est rattaché à un panier de devises des principaux partenaires commerciaux. Le bien-fondé de cette règle d’une inflation basse repose sur les vertus prêtées à la désinflation. Celle-ci est censée améliorer l’information véhiculée par les prix, atténuer les primes de risque sur les taux d’intérêt et réduire, par conséquent, l’inefficacité des allocations des biens et des facteurs de production. Du côté des finances publiques, la règle du contrôle du déficit public est justifiée par la déclinaison de trois arguments en faveur de la discipline budgétaire. D’abord, l’expansion des dépenses publiques est supposée, de par son effet d’éviction, biaiser les arbitrages des agents et décourager les dépenses privées. La hausse du déficit public entraîne une augmentation de la demande globale qui vient accroître la demande de monnaie à des fins de transaction. Il s’ensuit, à offre de monnaie constante, une hausse du taux d’intérêt qui décourage la demande privée de consommation et d’investissement. Dans ces conditions, une relance budgétaire n’exerce pas d’impact réel. Son effet se réduit à la modification de la demande globale en faveur de la dépense publique. Ensuite, le financement du déficit par la dette est censé générer des risques d’insoutenabilité de la politique budgétaire. Un déficit continu conjugué à une hausse de la charge des intérêts tend à épouser une dynamique

3. Le principe d’indépendance de la banque centrale est une des preuves éclatantes de l’influence de la nouvelle macroéconomie classique (Rogoff 1985, économiques recommandées par le consensus de Washington. Selon les tenants de cette approche, la crédibilité vis-à-vis des agents privés, condition nécessaire à la maîtrise de l’inflation, passe par l’éviction du politique dans la conduite des décisions monétaires. 158 Industrialisation et développement explosive qui débouche sur une croissance auto-entretenue de la dette publique. Cette dynamique contraint d’autant la politique budgétaire que le ratio d’endettement est élevé, que le taux d’intérêt réel dépasse le taux de croissance de l’économie et que le solde primaire est largement déficitaire. Enfin, le financement monétaire du budget est supposé de nature à participer à la tension sur les prix. Les avances directes comme la dévalorisation de la dette réelle créent une dynamique d’excès de demande qui entretient l’inflation. Cette organisation institutionnelle de la politique économique est censée garantir une coordination où la discipline budgétaire doit soutenir la crédibilité monétaire (Alesina et Tabellini, 1987 ; Kydland et Prescott, 1977 ; Liviatan, 1988). La limitation du déficit public doit non seulement soulager la Banque centrale de la contrainte de financement monétaire des dépenses publiques mais contribuer, à travers son effet modérateur sur la demande globale, à la désinflation. L’argument de taille fourni à l’appui de cepolicy mix est que la réduction des coûts de production et la baisse des taux d’intérêt doivent stimuler la rentabilité des entreprises et exercer une incidence positive sur l’investissement et la croissance. Ainsi spécifiée, cette macro-gouvernance conjugue une règle monétaire active centrée sur l’objectif d’inflation et une règle budgétaire passive de restriction du déficit public. Dans ce contexte, la fonction objectif de la Banque centrale s’écrit : 2 Lm = π

La perte de bien-être social, Lm, dépend du seul taux d’inflation, π. La fonction de perte des autorités budgétaires est donnée par : 2 2 Lg = a(g-g*) + π où a est le poids de l’instrument budgétaire, g le niveau de déficit public effectif et g* le niveau nécessaire à la limitation du déficit à 3 %. Soucieuses de respecter cette règle, les autorités budgétaires n’ont pas de préférence intrinsèque pour l’utilisation du déficit à des fins d’activité. Elles ont la même aversion vis-à-vis de l’inflation que le décideur monétaire. Ainsi, leur marge de manœuvre est fortement restreinte : outre que la taxe d’inflation est exclue, les concours financiers de la Banque centrale sont faibles. Compte tenu de cette préférence commune pour la stabilité, la fonction d’utilité collective est la somme des fonctions objectifs des deux autorités pondérées par le poids de chacune dans l’orientation de la politique conjoncturelle : Régime de politique économique et développement 159

L = λ[a(g-g*)2 + π2] + π2 (1-λ) ou encore : L = λ[a(g-g*)2]+ π2 avec 0<λ<1 Ce paramètre se présente comme la résultante de la concertation entre les décideurs monétaire et budgétaire dans la gestion du déficit. Cette complémentarité entre objectifs atteste le caractère coopératif du policy mix dans la promotion de la stabilité. En somme, les autorités de politique économique minimisent une fonction qui dépend de l’inflation et de l’écart du déficit à sa valeur cible. Cette variable budgétaire n’exprime pas un engagement en faveur de l’activité, mais la gestion du dilemme inflation- déficit par l’intermédiaire d’un ratio prudentiel. Cette règle a pour objet de modérer la demande globale, afin d’éviter des pressions de nature à pousser la Banque centrale à augmenter les taux d’intérêt, et de dissuader les autorités budgétaires d’accroître la dette dans le but d’infléchir la politique monétaire. Cette macro-gouvernance apparaît, au total, conservatrice. Centré sur l’objectif de stabilité des prix, son dispositif de règles vise à éviter les biais d’inflation et de dépenses publiques en vue d’assurer la stabilité macroéconomique. Les réformes structurelles sont, quant à elles, un levier de long terme dont l’objectif est de renforcer l’intensité concurrentielle en vue d’accroître l’efficience globale et le bien-être social (Ilzokovitz et Direx 2011). Comme telles, elles recouvrent un ensemble d’actions destinées à atténuer les rigidités et les frictions en mettant en place des règles du jeu en mesure d’influer favorablement sur le rythme de la croissance potentielle (Solow, 2006). Dans ce contexte, l’assouplissement de la réglementation est censé produire des effets d’incitation qui stimulent la productivité et l’emploi. La suppression des freins à la concurrence par la réduction des barrières à l’entrée sur le marché des produits accroît la tendance à la baisse des prix et améliore l’utilité des consommateurs, en même temps qu’elle soutient la propension à innover. De même, la pression concurrentielle sur le marché du crédit exerce des effets positifs sur les décisions d’épargne et d’investissement et améliore les conditions de financement de l’économie et sa performance. De son côté, la déréglementation du marché du travail est de nature à réduire le coût du travail et à inciter à l’embauche. Ainsi conçues dans le prolongement des programmes d’ajustement structurel, les réformes visent à transformer les structures et le comportement de l’ensemble de l’économie en garantissant des ajustements cohérents des marchés (Rodrik, 2008). Les interactions entre ce levier et celui de court 160 Industrialisation et développement terme de la macro-gouvernance doivent se manifester dans l’atténuation des prix relatifs et le renforcement des réactions des agents aux signaux du marché. Cet argumentaire s’adosse à la norme de l’optimalité parétienne de l’équilibre concurrentiel à la fois sur les plans positif et normatif. Elle est le prisme exclusif d’analyse à travers lequel sont appréhendées les configurations macroéconomiques (4). Ainsi, les dysfonctionnements sont ramenés à des effets des imperfections et des rigidités des marchés. L’atonie de la croissance, le chômage, la corruption ou la pauvreté sont imputés aux effets déstabilisateurs de l’inflation ou du déficit public ou à la qualité des institutions ou encore à l’insuffisante application des réformes structurelles. L’équité est saisie également au même prisme : « avec des marchés imparfaits, les inégalités de pouvoir et de richesse se traduisent en inégalités de chances, source de gaspillage et d’inefficacité dans l’allocation des ressources (5) ». Dans ces conditions, l’acception de la croissance potentielle comme configuration de plein-emploi des facteurs de production est issue du primat de l’offre globale dans un contexte de marchés parfaitement concurrentiels. L’équilibre de long terme est alors défini exclusivement par les conditions optimales de l’offre (Amendola et Gaffard, 2012). S’appuyant sur ces principes, les autorités de politique économique procèdent à des changements institutionnels visant à favoriser un environnement concurrentiel et accroître la productivité. La libéralisation du marché du crédit a été systématiquement engagée dès la fin de l’ajustement structurel en 1993. Inspirée de l’hypothèse de la répression financière (McKinnon, 1973), elle a consisté en des mesures de déréglementation des taux d’intérêt, de suppression graduelle des emplois obligatoires, de désencadrement du crédit et de décloisonnement des marchés. Le décideur politique a poursuivi cette stratégie durant les années 2000, en coopération avec la Banque centrale, en mettant en place des dispositifs d’atténuation de l’imperfection informationnelle sur le coût des financements et de transaction et en encadrant le système bancaire par des règles prudentielles. Cette stimulation de la concurrence a pour but d’améliorer l’allocation du crédit

4. Comme l’a souligné avec force C. Benetti (1997), la théorie positive de l’équilibre concurrentiel s’appuie sur une méthode normative dont la référence essentielle est le premier théorème de bien-être. Celui-ci établit que l’affectation des ressources d’un équilibre de concurrence parfaite est Pareto-optimal. Les imperfections concurrentielles sont identifiées en contraste avec les conditions significatives de ce théorème (comportement price-taker, système complet de marchés, intermédiation du commissaire-priseur) qui correspondent à la réussite du marché. 5. Banque mondiale, Rapport sur le développement économique dans le monde 2006 : équité et développement, p. 8. Régime de politique économique et développement 161 et de faciliter les impulsions monétaires. Réciproquement, la désinflation est censée affecter favorablement le comportement des banques. Parallèlement, des réformes du marché des produits sont entreprises en vue d’alléger le poids de la compensation. Ainsi, le décideur public met à profit des fenêtres d’opportunité suite à des chocs sur les dépenses publiques pour réduire ou supprimer des subventions à des produits de base. A cette fin, il use de deux arguments récurrents : outre que les subventions biaisent la concurrence et génèrent des rentes au profit des firmes actrices de la compensation, elles profitent plus largement aux catégories riches qu’aux démunis. Conçu comme adjuvant de la politique budgétaire, le démantèlement est vu comme une source de croissance à travers le canal de la productivité globale des facteurs. S’agissant du marché du travail, les dispositions introduites en 2004 accroissent la flexibilité à travers la simplification des procédures de rupture des contrats, la réduction du montant et de la durée de l’indemnisation. Sous ce rapport, elles sont jugées aptes à desserrer les contraintes sur la demande de travail et à créer des complémentarités avec le marché des produits.

2. Le triangle incommode de la stabilité macroéconomique et des réformes structurelles

A examiner l’impact conjugué des politiques monétaire et budgétaire et des réformes de marché, on observe qu’elles ne se sont pas traduites par des gains d’efficience significatifs. L’inflation connaît une décélération prononcée : elle se situe en moyenne à un niveau proche de 2 % entre 2000 et 2008 et à 1,21 % entre 2009 et 2016 (6). Cette désinflation est à la fois le résultat de la gestion de change selon l’objectif de stabilité, de la stratégie de la Banque centrale et de la contribution de la compensation à la maîtrise des prix à la consommation. Le solde budgétaire a alterné entre une maîtrise et une détérioration consécutive à l’augmentation des dépenses de compensation suivie de redressement. Le pilotage du cycle d’activité a ainsi assuré la stabilité macroéconomique, mais au prix d’une croissance molle dont le potentiel n’a pas bénéficié des mesures structurelles ciblant les marchés. Ainsi, l’examen des relations entre politique monétaire et réforme des institutions du crédit révèle que celle-ci a débouché sur une concurrence restreinte (Stiglitz et Greenwald, 2003) dont les effets sont des rationnements financiers et une asymétrie d’impact des transmissions des impulsions monétaires. Ces transmissions, qui transitent essentiellement par le canal du

6. Les données statistiques sont, sauf mention contraire, issues des rapports de Bank Al-Mahgrib, du Ministère des Finances ou du Haut-Commissariat au Plan. 162 Industrialisation et développement crédit, influent aussi bien sur le coût du financement que sur le volume des prêts. A analyser leurs répercussions sur le comportement bancaire, on observe une segmentation du marché du crédit en fonction de la taille. Selon une enquête sur les obstacles à l’investissement au cours de la première moitié de la décennie 2000, 80 % des entreprises estiment que leur développement est contraint par les conditions en matière de garanties et le coût élevé du financement bancaire (7). Les collatéraux constituent un obstacle majeur à l’obtention de crédits : sur 54 % des entreprises privées de financement, entre 16 et 24 % le sont suite au poids des garanties. La baisse progressive du coût des financements n’a pas allégé cette contrainte. La prise de garantie reste déterminante du fait de l’attitude des banques vis-à-vis du risque de défaut consécutif à l’asymétrie informationnelle. Ces garanties qui, sont ainsi tenues par les banques pour un signal de qualité qui leur permet de discriminer entre les emprunteurs, induit une structure duale du marché du crédit : d’un côté, de grandes entreprises bénéficiant de conditions avantageuses qui reçoivent une large part des crédits, de l’autre, des entreprises de petite et moyenne taille soumises à un plafonnement de l’endettement, à de lourds collatéraux et à des primes de risque qui élèvent le coût du crédit. L’expansion des entreprises exclues du crédit est, dans ces conditions, fortement dépendante de leurs possibilités d’autofinancement et des opportunités de crédits commerciaux auprès des fournisseurs. Le recours à ces crédits est prépondérant, le financement bancaire ne représentant souvent que le quart de l’endettement des entreprises. La stratégie de certaines entreprises consiste à maintenir leurs débouchés en renforçant les crédits commerciaux auprès des entreprises sujettes aux rationnements financiers. Ces rationnements pèsent sur l’offre effective, occasionnant ainsi un coût en termes de croissance et d’emploi (Blinder 1987). Comme tels, ils contrastent avec les effets attendus de la réforme des institutions du marché du crédit par le biais de la baisse des coûts d’intermédiation et l’élargissement des opportunités de financement externe des entreprises. Le desserrement de la politique monétaire intervenue en 2014 suite à la réduction successive du taux d’intérêt directeur auquel a procédé Bank Al-Maghrib n’a guère freiné le ralentissement du rythme de croissance du crédit amorcé à partir de 2008 (8). Cette difficulté tient aux disparités de

7. Banque mondiale (2005), Investment Climate Assessment Survey, Washington. 8. Cette situation fait songer à la célèbre parabole de Paul Samuelson : « La politique monétaire est comme une ficelle, on peut l’utiliser pour tirer mais non pour pousser. » Pertinent à maints égards aujourd’hui, ce propos pointe les difficultés de transmission de la politique monétaire au système bancaire et de relance de l’activité. Régime de politique économique et développement 163 l’impact des impulsions monétaires et aux interactions entre les contraintes de financement et les conditions de croissance. En agissant sur le taux d’intérêt, la Banque centrale entend influencer le taux du marché monétaire et, par là, les taux bancaires. Ces actions sont censées être transmises, en présence de rigidités des prix, aux taux d’intérêt réels affectant ainsi la demande globale. Une baisse (hausse) de ces taux incite les ménages à accroître (diminuer) leurs dépenses de consommation et les entreprises leurs dépenses d’investissement. L’intensité de la transmission des changements de politique monétaire aux taux bancaires est tributaire à la fois de l’évaluation de l’environnement macroéconomique, du degré de concurrence, du volume des liquidités comme de la réglementation prudentielle. Lente et incomplète, cette transmission s’avère asymétrique. Les banques répercutent sur les taux débiteurs plus la hausse que la baisse de leur coût de refinancement, a fortiori dans le cas de modifications de faible ampleur de celui-ci ou d’incertitude sur l’orientation future de la Banque centrale. Ces réactions exercent un impact restrictif sur l’activité réelle. De ce fait, les impulsions monétaires manifestent plus d’efficacité au relèvement des taux directeurs qu’à leur réduction, de sorte que relancer la demande c’est comme « pousser sur une ficelle ». L’inflexion monétaire ne débouche pas sur une extension de la distribution du crédit et de la quantité de monnaie en circulation. Cette incidence apparaît a priori surprenante, au regard de l’expansion de la liquidité bancaire. L’afflux des devises se traduit par une création monétaire qui vient alimenter les réserves des banques. Dans le même temps, le gonflement des dépôts renforce cette expansion qui semble atténuer la dépendance vis-à-vis du refinancement de la Banque centrale. Le canal du crédit semble, en fait, déterminé moins en amont, par la transmission du maniement du taux directeur, qu’en aval, par les anticipations des firmes bancaires et les structures de leur marché. Les décisions de fixation du coût des emprunts comme la sélection des projets semblent dépendre de la perception des risques attachés à la conjoncture. Les perspectives de faible croissance, l’atonie de la consommation intérieure, les menaces de dégradation du pouvoir d’achat ou la contraction de l’investissement élèvent la probabilité de défaut et renforcent l’intolérance aux comportements jugés risqués, d’autant que la montée des créances en souffrance accentue la prudence, y compris envers les groupes ou entreprises ayant bénéficié d’accès à des ressources peu onéreuses à des périodes de restrictions monétaires. L’assouplissement monétaire ne s’accompagne pas de l’atténuation de la réticence à l’octroi du crédit. L’anticipation du ralentissement de la demande tend à exacerber les frictions financières en accentuant l’asymétrie d’information entre prêteurs et emprunteurs autant que 164 Industrialisation et développement la perception des risques de vulnérabilité et d’insolvabilité. Les rationnements, à travers l’exclusion du financement de candidats acceptant les conditions de prêt marquées par le pouvoir de marché des banques, persistent malgré les dispositifs de garantie. Du côté de la demande de crédit, le désendettement des grands opérateurs, le non-renouvellement de lignes de crédit autant que les comportements d’attente des entreprises se traduisent par une faible incitation à investir. La décélération du crédit bancaire génère des effets pro-cycliques. L’effet conjugué des restrictions d’accès au financement et de la prévision de la décélération de la demande de leurs produits conduit les entreprises à réviser leurs plans de production à la baisse, créant ainsi les conditions d’interaction entre crédit et activité. Soumise à la règle de limitation du déficit public à 3 %, la conduite de la politique budgétaire a consisté en des mesures restrictives destinées à assurer la soutenabilité de l’endettement public et à préserver la stabilité monétaire. La consolidation a poursuivi l’orientation des programmes d’ajustement structurel en portant sur la composante la plus aisée à comprimer : l’investissement. La part de l’investissement public dans le PIB s’est ainsi inscrite dans une pente descendante en passant de 6,5 % en 2000 à 4 % en 2005. A partir de cette année, les dépenses publiques en salaires ont été ciblées de nouveau au titre d’opérations de départs volontaires à la retraite. Sous l’effet de la hausse des charges des subventions des produits de consommation, l’autorité budgétaire a procédé en 2015 à la suppression d’un des derniers dispositifs essentiels du système de compensation en libéralisant le marché des hydrocarbures. Ces modalités, soutenues par le désendettement vis-à-vis de la Banque centrale et une forte restriction du recours au financement monétaire, se sont accompagnées d’une nette réduction du taux d’endettement. Le ratio dette publique/produit intérieur brut est passé de 73,67 % en 2000 à 47,3 % en 2008. La dette extérieure a sensiblement diminué au moyen de conversions en investissements publics et privés, de refinancement de dettes onéreuses et de la renégociation des taux d’intérêt. Sa part dans le PIB est de moins de 21 % en 2008 contre 58 % en 2000, tandis que celle de la dette interne a enregistré une hausse significative passant de 42,2 % à 79 %. Cette prédominance de l’endettement interne s’est maintenue au cours des années 2010 pendant que le rapport dette publique/produit intérieur connaît une montée continue qui le porte à 64,85 % en 2016. Globalement, la soutenabilité de la dette est allée de pair avec la maîtrise du déficit. Contrainte par une règle intangible, la politique budgétaire s’est avérée, cependant, tendanciellement pro-cyclique. Le jeu des stabilisateurs automatiques est, en effet, manifestement faible. Si l’assiette des recettes fiscales Régime de politique économique et développement 165 est sensible au cycle d’activité, il n’en est guère de même pour les dépenses faute essentiellement d’allocations de chômage. En cas de baisse des revenus et de contraction de l’emploi, la variation spontanée du budget ne participe pas à l’amortissement de la volatilité de la production. Celle-ci est d’autant plus prononcée que le décideur public ne réagit pas au moyen de mesures discrétionnaires. En s’en tenant à la discipline budgétaire, quels que soient les chocs qui affectent l’économie, le décideur public se prive de l’utilisation du budget en vue de réduire l’ampleur des fluctuations de l’activité. Aussi s’abstient-il de recourir au déficit, même lorsque les conditions de son efficacité sont réunies. Lors de certains creux conjoncturels, le taux d’intérêt servi sur les titres publics et la soutenabilité étaient favorables à des mesures contra-cycliques. Qui plus est, un déficit actif pourrait être un complément des détentes monétaires auxquelles a procédé la Banque centrale, a fortiori en cas d’insuffisances des dépenses privées d’investissement. Dans le même temps, le respect mécanique de la règle budgétaire ne laisse pas de place aux actions de redistribution qui ont pour objet d’atténuer les retombées sociales des ralentissements, notamment ceux consécutifs au recul de l’activité agricole. Cette orientation renforce l’hystérèse de la demande globale. Ainsi, dans le contexte de chocs, elle entraîne une contraction des dépenses privées et publiques. Cet impact appelle la limitation du déficit public qui vient accentuer la déficience de la demande et exercer des effets dissuasifs sur l’incitation à investir. Aux effets négatifs sur la croissance de long terme de cette hystérèse s’ajoutent ceux de certains ajustements budgétaires comme le plan de départs volontaires à la retraite qui a provoqué une saignée en capital humain dans les secteurs éducatif et sanitaire. Ces contraintes sur la croissance ne sont pas soulagées par la réforme du marché des produits. Ainsi la suppression des subventions aux hydrocarbures n’a pas accru le degré de concurrence, ni produit un surcroît d’efficience. D’abord, les entreprises, qui étaient en position dominante dans le cadre du système des subventions, ont renforcé leur pouvoir de marché. La suppression de ce système leur donne l’avantage de fixer les prix et les marges selon leur convenance. Ainsi, elles sont inclines à adopter des comportements asymétriques en répercutant les hausses des prix et non les baisses. Dans ce contexte, le passage d’une offre administrée à une offre censée être concurrentielle ne bénéficie pas au consommateur. Ensuite, la décompensation s’est traduite par la pratique d’une marge libre en lieu et place de la marge de structure qui comprenait, outre une fraction fixe (taxe, coût de stockage…), une fraction proportionnelle à la cotation du produit sur le marché international. Cette pratique a conduit à un gonflement des rentes. Des calculs 166 Industrialisation et développement des deux types de marge portant sur l’année 2016 mettent en évidence que la marge libre a enregistré une hausse de 24 % qui correspond à un surcroît de 14 % par rapport à la cotation de base. Enfin, la suppression de la subvention sur les carburants ne s’est pas accompagnée d’une montée de l’inflation : le rythme de variation de l’indice des prix à la consommation est resté inférieur à 2 %. Il ne s’agit pas là, cependant, d’une conséquence de la réforme du système de compensation, mais manifestement d’un effet d’aubaine consécutif à la baisse prolongée des produits pétroliers sur le marché mondial. S’il y a eu un renchérissement de la facture pétrolière et alimentaire, on ne saurait à coup sûr s’attendre à une telle évolution en l’absence de la compensation. Les subventions des produits de base constituent un puissant facteur de maîtrise de l’inflation importée. Elles participent à la fois à l’atténuation du niveau de l’inflation globale et à la réduction de sa volatilité en évitant de faire subir à l’économie nationale les fluctuations des cours mondiaux. Mise en avant comme une solution de l’équation de la compétitivité et de la croissance, la flexibilité accrue du marché du travail ne possède pas des vertus qui lui sont conférées (Atkinson, 2016). La limitation des contrats à durée indéterminée, le développement prioritaire des contrats temporaires comme la réduction de la protection de l’emploi n’apparaissent pas être en mesure de stimuler l’activité et l’emploi ou développer des incitations à innover. La flexibilité (HCP, 2017 ; HCP et Banque mondiale, 2017) est le lot d’une large fraction des salariés : – l’emploi de plus de 65 % des salariés n’est pas régi par des contrats de travail, dans les branches comme l’agriculture ou les BTP, à peine 10 % sont des salariés employés sous contrat ; – la durée hebdomadaire de travail de 40 % des employés excède 48 heures ; – plus de 77,5 % de la population active occupée est exclue de la couverture médicale ; – l’emploi non rémunéré représente 18,6 % de l’emploi au niveau national et 42 % en milieu rural ; – près de 8,7 % du volume global de l’emploi est occasionnel ou saisonnier. Cette flexibilité de fait conduit à une trappe de bas salaires dont le corollaire est un faible niveau de productivité. En effet, la relation salariale se caractérise dans nombre d’entreprises par un double aléa moral. D’un côté, les entreprises enfreignent les réglementations en matière de conditions de travail et de rémunération. De l’autre, les salariés ne fournissent pas l’effort productif adéquat. Il s’ensuit l’existence de gains inexploités pour les deux parties. Régime de politique économique et développement 167

En étendant les facilités de licenciement, la flexibilité renforce les facteurs de basse productivité à travers le recours à des contrats de courte durée. Ces contrats conduisent les entreprises à peu investir dans les compétences spécifiques des travailleurs et à préférer le licenciement à l’amélioration de la productivité. Ainsi se trouvent découragés l’apprentissage par la pratique et la mise en place d’innovations. La trappe à bas salaires se double ainsi d’une trappe de sous-qualification. Le handicap majeur de certaines entreprises exportatrices tient à l’insuffisance de capacités d’offre adaptées à la demande externe. Cette inadaptation, qui résulte de l’option en faveur de la compétitivité-prix au détriment de la compétitivité structurelle, entrave le redéploiement de l’appareil productif vers des productions favorisant la montée en gamme et les produits à plus forte valeur ajoutée. Si la flexibilité offre des opportunités d’ajustement aux entreprises, elle soumet l’emploi et la demande aux fluctuations de la conjoncture, maintient la faiblesse des débouchés des entreprises et bride l’incitation à investir. En l’absence d’un policy mix et budgétaire réactif à même de lisser ces fluctuations, la flexibilité du marché du travail, que la Banque mondiale (2017) recommande de codifier sur une échelle plus large, présente le risque d’aggraver à la fois la volatilité de l’activité et l’insuffisance de la demande d’origine domestique consécutive à l’accentuation des inégalités, au niveau de l’emploi et à l’égalisation des salaires par le bas.

3. Performances globales et coût social en termes de capacité

Si l’on évalue les performances globales compte tenu des enchaînements vertueux entre le régime de politique économique et la croissance, les leviers conjoncturel et structurel apparaissent en mal d’efficience. Après avoir enregistré une progression moyenne de 4,8 % entre 2000 et 2008, le rythme du produit intérieur brut baisse à 3,6 % entre 2009 et 2016. A son tour, le taux de croissance de la valeur ajoutée des activités non agricoles se situe à 3,5 %, marquant une baisse de 1,3 %. Ces évolutions donnent à s’interroger sur la qualité de la croissance. Le taux d’emploi accuse une baisse quasi continue tant en milieu rural qu’en milieu urbain : alors qu’il atteignait au début de la décennie 2000 46 %, il passe à 41,9 en 2016. Le taux d’activité connaît la même tendance baissière : de 53,8 % en 2000, il tombe à 46,4 %. Le chômage d’insertion est la forme la plus saillante de l’exclusion de l’emploi. En 2017, les nouveaux entrants sont majoritairement jeunes (les 15-34 ans représentent 93 %) et qualifiés (39 % sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, 168 Industrialisation et développement

40,2 % d’un titre de niveau moyen et 15 % en sont dépourvus). Quand des actifs qualifiés perdent leur emploi, ils s’exposent au chômage de longue durée. Ainsi la part des chômeurs affectés par ce chômage de reconversion est de 82 % pour les femmes et 72 % pour les hommes. Les performances du marché du travail sont visibles dans l’existence d’un chômage de masse persistant. Après un fléchissement au début des années 2000, le taux de chômage global fluctue entre 9 et 10 %. Le ralentissement économique observé au cours des dernières années le pousse de nouveau à la hausse, notamment pour les jeunes urbains âgés de 15 à 24 ans. Le chômage touche continument la population active qualifiée : la proportion des diplômes du supérieur est de 25 %, tandis que celle des sans-diplôme est de 4,7 %. La capacité de l’économie marocaine à créer des emplois, faible au demeurant, tend à s’essouffler. Ainsi, elle n’a généré en 2005 que 33 000 emplois contre 129 000 en moyenne entre 2003 et 2014 et a connu en 2016 une perte nette de 37 000 emplois. De telles contre-performances en matière d’emploi se conjuguent aux déficiences des effets de ruissellement, supposés résulter de la croissance à travers l’accroissement des revenus et la réduction de la pauvreté, pour peser sur le bien-être social. Comme telles, elles se prêtent à l’analyse dans les termes de l’approche par les capacités (9) : « Concevoir le développement en termes de libertés substantielles – écrit Sen – modifie notre compréhension du processus du développement et nous renseigne sur les moyens à mettre en œuvre. L’évaluation consiste alors à estimer quelles sont les entraves affectant les libertés des membres d’une société donnée » (Sen 2010, p. 42). La persistance du rationnement de l’accès à l’emploi, le caractère massif du chômage des jeunes, l’extension de la vulnérabilité, la montée des inégalités sont, en effet, autant de freins à l’expansion des accomplissements des personnes et à l’exercice des libertés substantielles. L’étendue de ces libertés est restreinte suite

9. L’approche par les capacités, dont Sen offre une synthèse profonde dans L’Idée de justice (2010), met l’accent sur l’évaluation du bien-être à partir des performances des hommes et renouvelle par-là la conception du développement en la centrant sur les libertés et l’égalité. Au rebours de l’analyse du bien-être en termes de biens, elle privilégie les performances que les personnes réalisent à l’occasion de l’utilisation de ces biens et considère ainsi que l’évaluation de la position d’une personne dans la société requiert la combinaison de deux critères : la liberté formelle d’accomplir et l’accomplissement réel. L’un recouvre la satisfaction du bien- être individuel qu’autorisent le revenu et la qualité de vie, l’autre renvoie à la liberté d’accès de l’individu aux divers accomplissements auxquels il peut aspirer. Au cœur de ce mode d’évaluation figurent donc les capacités comme l’ensemble des conditions d’existence et d’action dont disposent les individus en termes de choix et d’opportunités. Ces capacités incluent des réalisations fondamentales telles que se nourrir, avoir une bonne santé, pouvoir être éduqué mais aussi avoir de l’estime de soi, participer à la vie de la communauté. Le développement ne se mesure pas tant à l’égalité des libertés formelles qu’à l’étendue des libertés substantielles. Régime de politique économique et développement 169 au renforcement des pauvretés d’accessibilité et de potentialités. La pauvreté d’accessibilité, qui résulte du faible accès aux services d’éducation et de santé, est significative des contraintes qui pèsent sur les choix des personnes et leurs fonctionnements effectifs (10). Le rationnement de l’accès à ces services de base est une privation des libertés qui conditionnent les pouvoirs d’être et d’agir. Cette pauvreté se conjugue avec le manque de potentialités, qui découle de l’absence de dotations en capital physique ou financier et du défaut d’insertion sociale. Les inégalités d’accès à la santé, à l’éducation et à un certain niveau de bien-être matériel traduisent une insuffisance des droits à des choix de vie qui nuit d’autant aux potentialités que la qualité de l’offre scolaire et des services de santé va en se dégradant. Les individus qui ne peuvent, faute de ressources, investir dans l’élargissement de leurs capacités, expriment une faible demande en matière d’éducation, ce qui réduit leurs possibilités d’insertion et accentue la trappe de la sous-éducation. Les personnes qualifiées qui n’ont pas accès à l’emploi voient leurs compétences s’éroder. Dans ce contexte, le déficit social affecte la liberté de décider et les opportunités sociales. La pauvreté d’accessibilité et de potentialités handicape non seulement l’exercice des droits mais aussi l’efficacité productive en piégeant l’économie dans un faible niveau d’activité. À son tour, le déficit d’activité consolide le déficit social en limitant l’accès des catégories de la population aux ressources et aux capacités nécessaires à la mise en œuvre des libertés. En somme, il en est de l’énigme de la croissance comme de « la lettre volée » d’Edgar Poe qui, bien que visible sur la cheminée, échappe au regard. La clé des performances de l’économie se donne à voir dans l’examen des politiques conjoncturelles et des réformes des marchés dont l’articulation se noue autour de l’amélioration de l’allocation des ressources et précisément de la croissance. Le débat, lancé depuis un an, sur le « modèle de croissance » a, à coup sûr, levé le voile sur l’essoufflement de ce modèle mais sans s’affranchir de la répétition des bienfaits prêtés à la compétitivité, à la concurrence, aux « équilibres fondamentaux » et aux réformes structurelles. L’appel privilégié à cet égard à cette doxa se traduit par des contresens comme ceux de la thèse selon laquelle ce modèle est tiré par la demande. Cette thèse dérive, en effet, d’une interprétation fautive de la définition du revenu dans l’optique de

10. Se situant sur le terrain balisé par Sen, P.-N. Giraud (2015) met bien en exergue la pertinence d’analyser cette forme de pauvreté comme inutilité : « Etre réduit à l’inutilité, c’est d’abord être inutile à soi, ne pas avoir d’autre avenir que la répétition d’un présent sinistre. Les causes en sont économiques. C’est une forme particulière d’inégalité en ceci qu’elle est résistante, s’auto-entretient et enferme les hommes dans des trappes (p. 48). » 170 Industrialisation et développement demande globale comme l’addition de la consommation des ménages, de l’investissement privé, des dépenses publiques et des exportations nettes. La décomposition quantitative de la contribution de chacune de ces variables montre que la demande domestique contribue fortement à la croissance de l’activité. Il est cependant erroné d’en déduire que la croissance est tirée par cette composante. D’abord, ces contributions sont pondérées par le poids de chacune des composantes de la demande globale. Ainsi, si celle de la consommation des ménages est importante, c’est parce que la part des dépenses correspondantes est prépondérante. Ensuite, les politiques monétaire et budgétaire comme les politiques structurelles ne se caractérisent pas par une gestion directe de la demande agrégée. Enfin, la préconisation des politiques de l’offre, comme alternative en mesure de créer des cercles vertueux de croissance, dénote un contresens, car ce sont ces politiques qui ont la faveur du décideur public depuis l’orée des années 2000. C’est dire que ces politiques ont la vie dure, à l’instar de la croissance molle.

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Annexe

L’ensemble des données proviennent des études et rapports de Bank Al-Maghrib et du Haut-Commissariat au Plan.

Figure 1 Évolution de la croissance économique

2000-2008 2009-2016 Globale : 4,8 % Globale : 3,6 % Non agricole : 4,8 % Non agricole : 3,5 %

Figure 2 Évolution du taux d’investissement (en %)

Investissement (% PIB)

2000-2008 2009-2016 moyenne : 30,6 % moyenne : 33,9 % Régime de politique économique et développement 173

Figure 3 Évolution du taux d’inflation

2000-2008 2009-2016 inflation moyenne : 2,01 % inflation moyenne : 1,21 %

Figure 4 Évolution du solde budgétaire

2000-2008 2009-2016 moyenne : - 2,9 % moyenne : - 4,8 % 174 Industrialisation et développement

Figure 5 Évolution du taux de chômage global

2000-2008 2009-2016 moyenne : 11,4 % moyenne : 9,3 %

Figure 6 Évolution du taux d’emploi

2000-2008 2009-2016 moyenne : 45,9 % moyenne : 43,8 % Chapitre 4 Sortir de l’impasse exportatrice : les enseignements de l’analyse du profil des exportations Pauline Lectard et Alain Piveteau

Introduction L’industrialisation d’une économie désigne le processus de transformation de la structure de production qui conduit à l’augmentation générale des revenus et transforme radicalement les solidarités qui ont cours dans la société. Composante essentielle du développement économique, cette transformation se traduit par une réaffectation des ressources (capital et travail) d’activités à faible productivité vers des activités à productivité élevée. Abordée comme phénomène social complexe et dynamique par les pionniers de l’économie du développement, la transformation structurelle a été reléguée au rang de simple conséquence de la croissance économique à compter du début des années 80. Dans l’agenda du développement, le principe d’une politique industrielle active favorable à la transformation structurelle reculait, jusqu’à disparaître au profit d’objectifs macro-financiers de stabilisation et de réformes institutionnelles dites « de base ». Pour le continent africain, cette substitution de Programmes d’ajustement structurel (PAS) aux politiques de transformation structurelle n’est pas parvenue à inverser la désindustrialisation précoce intervenue dès la fin des années 70. Les PAS ont favorisé le transfert d’excédents de main-d’œuvre agricole vers des secteurs à faible productivité, protégés de la concurrence internationale, et vers des activités de services déconnectées de l’industrie (commerce, construction, etc.), à l’inverse des attendus de la transformations structurelle. Si les arguments théoriques et les observations empiriques ne permettent toujours pas de trancher entre les tenants du « laisser-faire » et les partisans d’une « conduite politique » du changement structurel, un compromis fragile se dégage depuis la fin des années 90 en faveur de politiques industrielles non dirigistes. Il s’agit d’interventions sélectives et de politiques gouvernementales qui cherchent « à modifier la structure de la production vers des secteurs 176 Industrialisation et développement susceptibles d’offrir de meilleures perspectives de croissance économique que ce qui se produirait en l’absence d’une telle intervention » (Pack et Saggi, 2006). La question n’est donc plus de savoir si, oui ou non, une politique industrielle s’impose mais quelle politique industrielle sera efficace dans des économies ouvertes ? Quelles solutions de second best mettre en œuvre pour transformer la structure productive d’une économie à revenu intermédiaire comme le Maroc face à l’organisation inédite et mondialisée de la production sous forme de chaînes de valeur (Altenburg, 2000 ; Milberg, Jiang et Gereffi, 2014 ; Altenburg et Lütkenhorst, 2015) ? Il aura donc fallu attendre le début des années 2000 et les travaux empiriques d’Imbs et Wacziarg (2003), puis ceux d’Hausmann et al. (2007) pour que soit réhabilité, sous une forme renouvelée, le rôle de la transformation structurelle dans le développement économique (Lectard, 2019). Les premiers mettent ainsi en évidence une relation quadratique, au plan macroéconomique, entre la diversification productive et le niveau du revenu national par habitant. Initialement, le nombre de biens produits dans une économie est faible ; il augmente au fur et à mesure du développement économique jusqu’à ce que les facteurs de concentration l’emportent à nouveau. Les seconds ont recours aux données du commerce international pour caractériser l’évolution de la structure sectorielle des productions. Ils développent un critère de sophistication technologique des biens exportés. Etudiant la relation économétrique entre la productivité moyenne des exportations d’un pays et sa croissance économique, ils montrent qu’une amélioration de la sophistication des exportations (biens exportés à plus fort contenu technologique) entraîne une croissance économique future plus élevée. Pour ces auteurs, la dynamique vertueuse d’un profil d’exportations incorporant davantage de savoir-faire technologique provient de la meilleure absorption du « coût de la découverte » mis au jour, quelques années plus tôt, par Hausmann et Rodrik (2003). Depuis lors, autorisant un niveau poussé de désagrégation et une couverture géographique et temporelle élevée, l’analyse de la transformation structurelle par la diversification et la sophistication des exportations s’est imposée dans la littérature académique puis auprès des partenaires techniques et financiers des pays du Sud (Lectard, 2019). Ce rabattement mécanique et acritique de la structure de production sur la structure des exportations, véritable reçu pour solde de tout compte du débat pourtant ré-ouvert sur les vertus comparées de la croissance extravertie et du développement autonome, ne va pas sans quelques simplifications et raccourcis audacieux. Le risque le plus sérieux, selon Berthélemy (2005), revient à négliger les expériences de diversification couplées à des politiques protectionnistes et à omettre, devons-nous ajouter, le Sortir de l’impasse exportatrice 177 rôle structurant des marchés domestiques sur la dynamique des spécialisations productives. Dans le monde productif actuel et s’agissant plus particulièrement du positionnement du Maroc dans la « nouvelle » division internationale du travail (Scott et Leriche, 2016), il nous semble imprudent de convoquer une fois encore des arguments à la Linder pour justifier l’impasse faite sur l’analyse des productions non exportées. Pour dire les choses autrement, réduire l’étude de la transformation structurelle d’un pays à celle du profil de ses exportations conduit en fait à ne retenir de la « dualité idéologico-politique » des positions possibles sur le rôle du commerce international dans le développement que la seule position libérale (Bizberg et Théret, 2013). Notre perspective dans ce texte, en accord avec l’approche en termes de mondes de production du programme « Made in Morocco », est différente. Elle ne vise aucune forme de réductionnisme, ni ne privilégie a priori un modèle d’industrialisation au nom d’une nécessité donnée par la vérité présumée des marchés internationaux. Notre approche prend acte des choix stratégiques faits par le Maroc en faveur d’une industrialisation par la promotion des exportations et propose de compléter l’analyse des conditions économiques et politiques de l’industrialisation marocaine du programme de recherche « Made in Morocco » par l’étude approfondie du profil des exportations marocaines. Pour cela, nous revenons dans un premier point sur le rôle des marchés extérieurs dans la stratégie d’industrialisation récente du Maroc et dressons un état des lieux de la transformation structurelle (I). Nous analysons ensuite la transformation de la structure des exportations à l’appui des critères de diversification et de sophistication (II). Puis nous mobilisons les données et critères issus des travaux sur « l’espace des produits » pour analyser, au Maroc, la relation restée ténue entre la transformation du profil des exportations et la transformation structurelle (III).

1. Le pari mondial du Maroc : promotion des exportations et remontée de filières

Dans la continuité des programmes d’ouverture commerciale, de libéralisation et de réformes économiques pro-marchés de la décennie 90, le gouvernement s’est doté en 2005 d’une stratégie industrielle sélective privilégiant sept secteurs d’activité et, en particulier, quatre nouveaux métiers mondiaux pour le Maroc : l’automobile, l’aéronautique, l’électronique et l’offshoring. Cette stratégie d’industrialisation orientée par l’exportation (IOE) mise sur la création d’un environnement incitatif et attractif pour les investissements directs étrangers (IDE). Elle vise explicitement l’amélioration de la compétitivité des industries exportatrices et la diversification des biens exportées. Le Programme d’émergence industrielle (2005-2009), suivi du 178 Industrialisation et développement

Pacte national pour l’émergence industrielle (2009-2015) puis de l’actuel Plan d’accélération industrielle (PAI) (2014-2020) traduisent cette même impulsion d’ensemble. La transformation structurelle de l’économie doit résulter d’une hausse du niveau de revenu contenu dans les biens exportés. Après avoir rappelé les principes généraux, à la fois théoriques et opérationnels, de cette stratégie en nous focalisant sur le cadre d’action de l’actuel Plan d’accélération industrielle (1.1), le point (1.2) dresse un état des lieux rapide, mais largement partagé, de la transformation structurelle au Maroc.

1.1. De l’industrialisation orientée par l’exportation à l’industrialisation par spécialisation verticale

Confrontés à l’exiguïté du marché domestique et à des déséquilibres internes et externes persistants, les gouvernements marocains successifs ont fait le choix de l’industrie et de l’exportation depuis le milieu des années 2000. Il s’agit d’augmenter le rythme de la croissance économique, ralenti depuis la crise financière internationale et d’en réduire la volatilité due au poids de la croissance agricole (graphique 1a), afin de rejoindre les pays émergents et de converger, par la libéralisation des échanges commerciaux et l’intégration croissante dans l’économie mondiale, vers la moyenne des pays de l’OCDE. Graduellement, la priorité a été donnée à une politique de l’offre, là où la croissance marocaine a longtemps reposé sur la demande intérieure (OCDE, 2018 : 56). Dans un contexte international extrêmement concurrentiel, cette préférence stratégique pour la demande mondiale impose une amélioration conséquente de la compétitivité globale du site de production marocain pour satisfaire aux exigences prix et hors prix des marchés extérieurs visés.

Graphique 1 Augmenter le rythme de la croissance économique et converger 1a. Rythme et volatilité de la croissance, LCU (1980-2016)

Source : IDM, Banque mondiale. Sortir de l’impasse exportatrice 179

1b. PIB par habitant (1970-2018) (unités de devises locales constantes)

Source : IDM, Banque mondiale.

1c. Écarts de PIB par habitant avec les pays à revenu intermédiaire (1991-2017)

Source : IDM, Banque mondiale.

Après deux décennies de croissance faible au regard de l’objectif de convergence, le Maroc a connu une accélération significative de la croissance économique par habitant à compter des années 2000 (graphique 1b). Sous l’effet conjugué des réformes engagées au début des années 90 et d’un contexte économique international porteur, l’écart de pouvoir d’achat moyen d’un Marocain par rapports aux Espagnols et aux Portugais s’est réduit, suggérant un rattrapage de l’économie marocaine vers les pays du sud de l’Europe (Chauffour, 2018 : 21-22). Le PIB marocain par habitant a été multiplié par près de 2 en trente ans quand, depuis l’année 2000, il a été multiplié par 180 Industrialisation et développement

1,6 en dépit des effets de la crise internationale financière puis économique de 2008. Toutefois, ces bonnes performances sont loin d’être suffisantes au regard du positionnement du Maroc dans son groupe de référence (pays à revenu intermédiaire, PRI-tranche inférieure) et vis-à-vis des PRI-tranche supérieure. Sous cet angle comparatif, la dynamique de la croissance des revenus marocains diverge (graphique 1c). Et cette divergence s’explique fondamentalement par un creusement, à partir du début de la décennie 2000, des écarts de productivité du travail défavorable au Maroc (graphique 2).

Graphique 2 Une divergence qui provient des écarts de productivité du travail

Écarts de productivité du travail et d’utilisation de la main-d’œuvre, avec les PRI tranche inférieure, en pourcentage

Écarts de productivité du travail et d’utilisation de la main-d’œuvre, avec les PRI tranche supérieure, en pourcentage

Source : IDM, Banque mondiale, calculs des auteurs. Note : La productivité du travail correspond au PIB par personne occupée. L’utilisation des ressources en main-d’œuvre correspond à l’emploi exprimé en pourcentage de la population. L’approche est reprise de Chauffour (2017). Sortir de l’impasse exportatrice 181

Face à ce constat critique, le PAI (2014-2020) propose une nouvelle impulsion en faveur des exportations. L’État encourage la diffusion d’une logique d’écosystèmes dans différentes branches afin de favoriser une montée en gamme des exportations marocaines dans les chaînes de valeur mondiale (CVM). Dans la continuité des précédents programmes d’ouverture et de libéralisation, les mesures incitatives existantes sont renforcées avec, en premier lieu, la mise en place du Fonds industriel de développement de 20 milliards de MAD (dirhams marocains), une offre foncière montée à 1 000 hectares, la construction de produits financiers dédiés et le développement de formations ciblées. L’objectif originel est de doubler l’objectif d’emplois du précédent plan en créant 500 000 emplois dans l’industrie d’ici 2020 dont la moitié en provenance des IDE et d’accroître la part du secteur industriel de 9 points en six ans pour la conduire à 23 % du PIB tout en rééquilibrant la balance commerciale avec une politique active de promotion des exportations et de substitution aux importations. Le PAI réfère à une stratégie d’industrialisation par spécialisation verticale (ISV). Par contraste avec l’IOE, l’ISV désigne cette nouvelle donne mondiale pour les économies du Sud dans laquelle les marchés occidentaux ne sont plus dominants et où les stratégies commerciales des grandes entreprises internationales sont devenues, au côté de la politique industrielle, le principal déterminant de l’industrialisation. L’importance donnée aux IDE, en particulier pour la mise à niveau technologique, et la montée en puissance du commerce intra-firme et des échanges multilatéraux des biens intermédiaires modifient les termes du débat sur la protection et la libéralisation qui fondait l’opposition canonique entre les stratégies d’ISI et d’IOE. Dorénavant, exportations et importations s’enchevêtrent dans une nouvelle interdépendance, tandis que le rôle du secteur privé, des firmes leaders et des réseaux de fournisseurs est devenu si prégnant dans la « gouvernance » des CVM qu’il déporte la politique industrielle de la politique macro-économique vers l’organisation industrielle, autrement dit vers « la gestion de la relation entre les entreprises chefs de file des CVM et les entreprises nationales à faible valeur ajoutée » (Milberg, Jiang et Gereffi, 2014 : 173). Dans cette perspective générale, les « écosystèmes industriels » deviennent l’outil d’une mise en œuvre coordonnée des divers dispositifs publics de soutien aux secteurs exportateurs. Les écosystèmes peuvent être formés autour d’une entreprise leader, d’un constructeur présent ou non localement, ou de la fabrication de modules. En principe, la présence d’une entreprise locomotive au centre et d’un tissu de PME bénéficie d’institutions de soutien. Il ne s’agit plus de produire des pièces ou d’assembler des produits à 182 Industrialisation et développement l’image d’une sous-traitance simple, mais d’intégrer localement des modules plus importants d’un produit final afin d’accroître la valeur ajoutée locale. En accord avec les grands principes de l’ISV, le PAI comprend deux autres dimensions stratégiques : il inscrit à son agenda une dynamique d’intégration africaine et affiche un principe de compensation industrielle dans les grands projets d’infrastructures.

1.2. Un « modèle exportateur » en quête de résultats nationaux

Le défi du PAI s’annonce particulièrement difficile au regard de la réalité macro-statistique et de l’absence, à cette échelle, de transformation structurelle significative. La relation entre l’insertion internationale de l’économie et la croissance intérieure ne s’est pas fondamentalement améliorée jusqu’en 2016 (graphiques 3a, 3b), les effets de la crise de 2008 mettant en lumière la nette dépendance des exportations aux importations en provenance d’autres parties des réseaux mondiaux de production auxquels le Maroc participe (Billaudot, un cadrage macro-sectoriel). La politique industrielle marocaine tournée vers la demande externe a certes permis l’émergence de « métiers mondiaux » compétitifs à l’international, particulièrement dans deux branches de l’activité manufacturière, l’automobile et l’aéronautique. Mais malgré l’implantation de grands groupes internationaux leaders dans leur domaine, la transformation structurelle de l’économie à partir de ces nouveaux pôles exportateurs ne paraît pas suffisante au regard d’autres expériences prises à témoin (graphique 3c) pour accroître la productivité totale des facteurs dans l’ensemble des secteurs et, in fine, améliorer la compétitivité globale de l’économie. La part du secteur secondaire dans l’économie marocaine n’augmente pas depuis le début des années 80 (graphique 3c), contrairement à ce qu’on a pu observer dans les économies émergentes du Sud-est asiatique (Lectard et Piveteau, 2015 : 15). En prix constants, la contribution de l’industrie manufacturière à la richesse annuelle créée a baissé depuis 1980, passant de 21 % à 18 % du PIB en 2016. Au Maroc, la convergence du pays vers le niveau de revenu contenu dans ses exportations (Hausmann, Hwang et Rodrik, 2007) ne va pas de soi. Et c’est dans la structure même des exportations que prend racine cette défaillance du modèle exportateur marocain et que se poursuit notre analyse. Sortir de l’impasse exportatrice 183

Graphique 3 Sans transformation structurelle, l’ouverture dégrade la balance commerciale

3a. Ouverture commerciale (1980-2016)

80 70 60 50 40 30 20 10 0

1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014 2016

Source : IDM, Banque mondiale.

3b. Balance commerciale (1995-2016)

7E+10 Exportations de biens et services (en dollars US constants) 6E+10 Importations de biens et services (en dollars US constants) 5E+10

4E+10

3E+10

2E+10

1E+10

0

196019621964196619681970197219741976197819801982198419861988199019921994199619982000200220042006200820102012201420162018

Source : IDM, Banque mondiale. 184 Industrialisation et développement

Secondaire ManufacturierTertiaire 3c. Répartition de la valeur ajoutée par secteur : agriculture, industrie, services dont manufacturier

Maroc % du PIB

Malaisie % du PIB

Source : IDM, Banque mondiale.

2. La transformation de la structure des exportations : diversification et sophistication

Le Maroc a fait le choix de l’intégration aux réseaux mondiaux de la production espérant bénéficier des opportunités de transformation structurelle offertes par les CVM, bien que l’économie marocaine n’entre que pour une faible part dans l’ensemble des échanges mondiaux en valeur ajoutée. Au cours de la période 2000-2012, cette part relativement stable à l’exception de l’année 2008 s’établit au niveau bas de 0,11 %, signalant un défaut de compétitivité extérieure du Maroc (DEPF, 2013 : 12). Au milieu de la décennie 90, les exportations marocaines sont encore peu intégrées aux chaînes de valeur mondiales (moins de 30 % des exportations brutes selon la base de données TIVA (1)). La forte progression de la participation aux

1. Au prix d’hypothèses exigeantes, la base de données TIVA (OCDE-OMC) des échanges internationaux en valeur ajoutée (construction de tableaux ressources-emplois internationaux) permet de mesurer la contribution intrinsèque d’un pays aux CVM et de réévaluer les soldes Sortir de l’impasse exportatrice 185

Secondaire ManufacturierTertiaire 3c. Répartition de la valeur ajoutée par secteur : réseaux internationaux de production a depuis lors conduit le pays à des agriculture, industrie, services dont manufacturier niveaux comparables (environ 45 %) à des pays comme l’Espagne, l’Afrique Maroc du Sud, la Tunisie ou la Turquie (OCDE, 2017 : 142). Au-delà des effets très % du PIB souvent commentés sur l’émergence des nouvelles spécialisations productives, la question de la transformation structurelle conçue comme processus de diversification et de sophistication des exportations demeure. Aussi, nous analysons dans un premier temps les modifications sectorielles du panier d’exportations du Maroc (2.1). Puis, à l’instar d’Imbs et Wacziarg (2005) et de Hausmann et al. (2007), nous caractérisons la transformation structurelle du Maroc à partir de deux dimensions : la diversification des exportations et leur niveau de sophistication moyen (2) (2.2).

Malaisie 2.1. Vue d’ensemble et comparée % du PIB Nous avions constaté dans le graphique 3b deux périodes marquées par une hausse importante des exportations. La première, au début des années 2000, la seconde, au cours de la décennie 2010. Ces deux périodes sont également caractérisées par des modifications de la structure sectorielle des exportations (graphique 4a). A partir des années 2000, le secteur « machines et matériel électrique » croît, alors que la part des activités textile-habillement, secteur d’ancienne spécialisation, diminue progressivement dans les exportations totales. Début Source : IDM, Banque mondiale. 2010, le secteur des transports émerge et croît de façon exponentielle. Quasi inexistantes en 2009, les exportations du secteur transport représentent 10 % 2. La transformation de la structure des exportations : des exportations totales cinq années plus tard. Les performances remarquables diversification et sophistication de l’automobile, en particulier celle de la construction de véhicules avec la mise en production de l’usine Renault au nord de Tanger en 2012 (Benabdeljil Le Maroc a fait le choix de l’intégration aux réseaux mondiaux de la et al., 2017), ont de fait placé le Maroc sur la carte mondiale de cette industrie production espérant bénéficier des opportunités de transformation structurelle et modifié significativement le profil des biens exportés (3). offertes par les CVM, bien que l’économie marocaine n’entre que pour une faible part dans l’ensemble des échanges mondiaux en valeur ajoutée. Au commerciaux bilatéraux en tenant compte de la circulation des biens intermédiaires au sein cours de la période 2000-2012, cette part relativement stable à l’exception des réseaux internationaux de production. Reposant sur les travaux séminaux de Gereffi (1994, de l’année 2008 s’établit au niveau bas de 0,11 %, signalant un défaut de 2005), l’évaluation du commerce international en valeur ajoutée fonde le conseil des compétitivité extérieure du Maroc (DEPF, 2013 : 12). Au milieu de la organismes internationaux (OCDE, CNUCED, BM, BAD, etc.) en matière de politique décennie 90, les exportations marocaines sont encore peu intégrées aux commerciale et productive. Pour une présentation de la portée et des limites de ces données, cf. UNCTAD (2013 : 122-126) puis Berthaud (2018 : 12-25). chaînes de valeur mondiales (moins de 30 % des exportations brutes selon 2. Nous utilisons principalement les données de commerce international UN-COMTRADE. la base de données TIVA (1)). La forte progression de la participation aux 3. Jusqu’à l’arrivée du constructeur, le secteur automobile est organisé pour la première monte (en dehors de la réparation et du remplacement) autour de deux branches : d’un côté, le 1. Au prix d’hypothèses exigeantes, la base de données TIVA (OCDE-OMC) des échanges montage de véhicules par la Somaca à Casablanca et son parc de fournisseurs ; de l’autre, la internationaux en valeur ajoutée (construction de tableaux ressources-emplois internationaux) fabrication de pièces et d’équipements à Tanger pour les constructeurs internationaux installés permet de mesurer la contribution intrinsèque d’un pays aux CVM et de réévaluer les soldes en Europe. 186 Industrialisation et développement

Graphique 4 Exportations et productions : des performances disjointes

4a. Répartition sectorielle des exportations (1995-2014)

Other

Source : UN COMTRADE.

4b. Répartition sectorielle de la VA manufacturière (2005-2015)

Source : TIVA (OCDE, OMC). Sortir de l’impasse exportatrice 187

Mais si, empiriquement, la structure des exportations s’est bien transformée au cours des deux dernières décennies, l’analyse de la répartition de la valeur ajoutée manufacturière en neuf secteurs de 2005 à 2015 révèle au contraire la fixité de la structure industrielle marocaine. En effet, les secteurs des produits alimentaires et des industries chimiques continuent de largement dominer la valeur ajoutée créée annuellement. Quant aux deux secteurs émergents sur les marchés externes, « électronique » et « transports », leur poids dans la valeur ajoutée manufacturière reste constant et faible au cours des dix dernières années (graphique 3b). Même si les secteurs de nouvelle spécialisation, comme l’automobile ou l’aéronautique et l’électronique, présentent un dynamisme bien réel jusqu’à modifier le profil des exportations, leur poids direct et indirect dans l’économie nationale (taille et contribution à la VA manufacturière) ne permet pas de transformer significativement la structure de production. Cette disjonction au Maroc entre transformation du profil des exportations et transformation structurelle est une indication forte d’un défaut d’automaticité entre les deux dynamiques qui trouve une autre explication dans le positionnement du Maroc dans les CVM. Le Maroc s’intègre aux réseaux de production mondiaux davantage par des relations amont que par des relations aval (4) (Piveteau et al., 2018). L’économie marocaine est donc positionnée à l’aval des CVM, dans des activités d’assemblage et de construction. « La valeur ajoutée étrangère contenue dans les exportations marocaines provient essentiellement des secteurs des produits textiles et des produits chimiques (environ 60 % du contenu étranger des exportations marocaines totales). [En 2011], dans ces secteurs, les exportations marocaines ont été révisées à la baisse de 60 % en passant des données brutes à celles en valeur ajoutée » (Berthaud, 2018 : 426). Dans les secteurs des véhicules automobiles (construction et câblage), des produits électroniques et des ordinateurs, la même année la valeur ajoutée était inférieure de trois quarts aux données d’exportations brutes (op. cit.). Autre fait marquant de la participation du Maroc aux CVM, les marchés de destination des exportations marocaines mesurées en valeur ajoutée restent très concentrés. En résumé, le plus souvent, le Maroc exporte des produits nationaux qui incorporent des intrants importés à destination du marché européen, en particulier de la France et de l’Espagne, mais aussi des États- Unis.

4. La teneur en valeur ajoutée étrangère des exportations d’un pays correspond à l’intégration en amont dans les chaînes de valeur (upstream). La part de la valeur ajoutée domestique incorporée dans les exportations étrangères correspond à l’intégration en aval dans les chaînes de valeur (downstream). 188 Industrialisation et développement

2.2. Diversification et sophistication des exportations : état et dynamique Afin de mesurer la diversification du panier d’exportations, nous utilisons l’indice de concentration d’Herfindahl, H, le plus courant dans la littérature : 2 Hj = ∑k ( xjk / Xj )

où xjk est l’exportation du bien k par le pays j et Xj les exportations totales du pays j, l’indice étant ensuite normalisé pour en faciliter la lecture (compris entre 0 et 1) :

Diversificationj = ((Hj – 1/n)) ⁄ (1 – 1/n) où n est le nombre total des biens exportés. Plus l’indice est proche de 1, moins les exportations sont diversifiées. La concentration est maximale à 1 (un seul bien exporté), et la diversification maximale à 0 (n biens exportés pour une part égale).

Graphique 5 Des exportations diversifiées, une dynamique fragile

5a. Diversification : nombre de produits exportés et indice normalisé d’Herfindahl (1995-2015)

Source : calculs des auteurs à partir de UN COMTRADE, WITS, IDM (Banque mondiale). Sortir de l’impasse exportatrice 189

5b. Diversification comparée selon le niveau du revenu par habitant (2014)

Source : calculs des auteurs à partir de UN COMTRADE, WITS, IDM (Banque mondiale) .

Avec un indice de concentration entre 0,01 et 0,04 au cours de la période 1995-2015, le Maroc affiche un niveau à la fois élevé et stable de la diversification de ses exportations ; autrement dit, une faible vulnérabilité au regard de ce critère (graphique 5a). Les exportations marocaines sont aussi diversifiées que celles d’économies plus riches telles que l’Afrique du Sud ou la Turquie et plus diversifiées que celles de la Malaisie, de l’Égypte ou de l’Algérie (graphique 5b) (5). La diversification de la structure des exportations marocaines atteste d’une dynamique modeste mais bien réelle de transformation de la structure productive qui opère au cours de deux phases principales. Globalement, sur les vingt dernières années, le Maroc est continuellement parvenu à exporter un nombre croissant de produits, plus de 3 000 à partir de 2014 (données WITS). A partir du début des années 2000, après une hausse du nombre des produits exportés et une baisse de la concentration (1995-1998), l’accroissement régulier du nombre de produits exportés se combine à une légère amélioration continue de la

5. La mesure de la diversification des exportations reste sensible au niveau de la nomenclature retenue. Plus ce niveau est fin, autrement dit plus le nombre des exportations répertoriées est important, plus le constat de diversification sera exigeant. C’est le cas dans notre approche puisque nous travaillons sur 5 000 exportations répertoriées. 190 Industrialisation et développement diversification (2000-2007). La dynamique est stoppée en 2008, année de pleine expression de la crise économique sur les marchés centraux de destination des exportations marocaines. Le pic de « concentration » que l’on observe s’explique principalement par l’accroissement des prix du phosphate sur les marchés internationaux dans un contexte généralisé de ralentissement des exportations, ce qui donne un poids prépondérant cette année-là aux exportations de produits chimiques (CNCE, 2009). Il faut attendre l’année 2012 pour que s’enclenche une deuxième phase d’amélioration de la diversification des exportations, sans qu’au cours des deux premières années le nombre de produits exportés n’augmente. Si les exportations du Maroc sont dans l’ensemble très diversifiées, il est important de noter que les dix principales exportations sur les 5 000 répertoriées représentent entre 30 et 40 % des exportations totales (6). Au sein des quinze secteurs pour lesquels on a procédé à une mesure de la concentration (Herfindahl) et des exportations au cours de la période 1995- 2015, on retient trois faits marquants. La hausse des exportations « produits chimiques / industries connexes » s’est accompagnée d’une hausse de la diversification. En revanche, dans le secteur « machines et matériel électrique » à fort potentiel de diversification, elle a reposé sur un accroissement de la concentration. Dans le secteur « divers » composé de petites manufactures, il y a eu aussi une hausse de la concentration. Quant aux « transports », la croissance significative des exportations s’accompagne elle-aussi d’une hausse importante de la concentration au sein du secteur. On peut en déduire, en combinant deux autres observations, l’évolution de la diversification puis l’évolution de la polarisation, que l’amélioration tendancielle de la diversification provient bien de l’apparition de nouvelles spécialisations.

6. L’indice d’Herfindahl pondère très fortement les produits représentant une part importante des exportations totales. L’indice est donc peu sensible à l’apparition de nouveaux produits d’exportations. Il faut qu’ils représentent une part significative des exportations totales pour que l’indice diminue notablement (Cottet et al., 2012 : 4). Sortir de l’impasse exportatrice 191

Graphique 6 Un niveau de sophistication en progression mais relativement bas

6a. Sophistication moyenne des exportations de biens selon le niveau du revenu par habitant (2014)

6b. Décomposition de la complexité des exportations de biens par secteur (1995-2014)

Source : calculs des auteurs à partir de UN COMTRADE, Atlas de la complexité et WDI. 192 Industrialisation et développement

L’indice d’Herfindhal permet de constater le degré et la dynamique de la diversification mais ne donne aucune indication sur la nature et le contenu technologique des produits exportés ou sur le type de spécialisation qui contribue à l’élargissement de la base exportatrice et à l’objectif de montée en gamme. Dans l’intention de calculer le niveau de sophistication moyen du panier des exportations marocaines et de le comparer à celui d’autres économies, nous avons donc recours au Product Complexity Index (PCI) (7) proposé par Hausmann et al. (2011). La méthode suivie est celle adoptée par Hausmann, Hwang et Rodrik (2007). Après avoir fixé une année de référence – l’année 2000, située au centre de la distribution –, le niveau de sophistication moyen des exportations du pays j se calcule de la façon suivante :

𝑥𝑥!" 𝑆𝑆𝑆𝑆𝑆𝑆ℎ𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖𝑖! = ×𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃! Si le Maroc a des !exportations𝑋𝑋! diversifiées pour son niveau de développement économique, ce n’est pas le cas pour le niveau de complexité moyen du panier des biens exportés (graphique 6a). Le degré de sophistication des exportations marocaines apparaît plus faible qu’en Turquie dont on a constaté plus haut qu’à un niveau agrégé le niveau de diversification des produits exportés était assez proche. Ce que souligne également l’Examen multidimensionnel du Maroc (OCDE, 2018 : 71). Cependant, au cours des deux dernières décennies, force est de constater une hausse du niveau de sophistication qui survient au cours des deux mêmes périodes identifiées précédemment, à savoir, un premier mouvement de hausse au début des années 2000, puis un second, au début des années 2010 (complexité moyenne des exportations, graphique 6b). Au cours de la première phase, les exportations des industries traditionnelles du Maroc, « produits chimiques / industries connexes » « textile » et « produits minéraux », représentent une part essentielle du niveau de sophistication des exportations marocaines. A partir des années 2000, le secteur de nouvelle spécialisation « machines et matériel électrique » explique plus de 20 %, puis jusqu’à 30 % en 2006, de la sophistication totale. A partir de 2010, la hausse de la complexité

7. Le PCI est déterminé en calculant la diversité moyenne des pays qui fabriquent un produit spécifique et l’omniprésence moyenne des autres produits fabriqués par ces pays. Le PCI capture la quantité et la sophistication du savoir-faire nécessaire pour fabriquer un produit. Les produits les plus complexes (que seuls quelques pays très complexes peuvent produire) comprennent machines, produits chimiques, des instruments et des métaux, par rapport aux produits les moins complexes que presque tous les pays, y compris les moins complexes, peuvent produire, y compris les matières premières et les produits agricoles simples (Atlas de la complexité économique). Sortir de l’impasse exportatrice 193 moyenne coïncide avec la contribution substantielle du secteur des transports. Comprenant une grande partie des activités automobiles et aéronautiques, en l’espace de cinq ans il va expliquer 20 % de la sophistication totale, le niveau moyen de ces industries au Maroc étant supérieur à la moyenne. Ainsi trois secteurs expliquent 60 % du niveau de complexité moyen du Maroc : « produits chimiques / industries connexes » ; « machines et matériel électrique » et « transports ». On notera enfin que le secteur manufacturier, qui présente le plus grand nombre d’avantages comparatifs révélés (ACR), porte la dynamique de la sophistication des exportations. En effet, depuis le début des années 2000, c’est bien l’exportation de nouveaux produits industriels (marge extensive) qui sous-tend le développement des exportations, tandis que la marge intensive (exportations supplémentaires de produits existants) a diminué du fait que le panier des biens exportés reste dominé par des biens dont la demande mondiale connaît une croissance lente (OCDE, 2018 : 138).

3. Une transformation structurelle déconnectée des conditions nationales de la production

Les processus de diversification et de sophistication découlent de l’accumulation de capacité de production. La théorie des cônes de diversification explique alors comment l’accumulation de dotations factorielles fonde la diversification des économies (Schott, 2003). Selon Hausmann et al. (2011), la structure des exportations est le reflet des capacités de production (8) dont l’accumulation détermine le niveau de sophistication des exportations. L’accumulation de dotations factorielles, moteur de la croissance économique dans les théories de la croissance, devient le moteur de la transformation structurelle dans notre analyse. Elle permet au pays de se diversifier vers des productions plus complexes ou plus sophistiquées. Dans l’article « The Product Space conditions the development of nations », Hidalgo et al. (2007) proposent une théorie de l’Espace des produits et un outil d’analyse cartographiant les connexions et la distance entre les produits (réseau de parenté). Ils postulent que les capacités de production (éducation, infrastructure, technologie, etc.) spécifiques à chaque produit sont des substituts imparfaits à la production d’autres biens. Les économies se déplacent dans

8. Une partie de cette littérature s’est attachée à définir ce concept de capacités de production - capabilities (Sutton, 2006 ; Salazar-Xirinachs et al., 2014). Il s’agit en fait d’une « boîte noire » comprenant l’ensemble des éléments tangibles et intangibles qui participent à la détermination de la structure productive des économies. 194 Industrialisation et développement l’Espace des produits des productions actuelles vers de nouvelles productions plus ou moins éloignées en termes de capacité de production. Plus les capacités nécessaires à la production de deux biens sont proches, plus la diversification sera facile et plus la probabilité que ces biens soient exportés par les mêmes économies est forte. L’espace produit est caractérisé par son hétérogénéité, constitué de zones très denses et de zones plus clairsemées. Les biens situés dans les zones denses génèrent des externalités positives, capacités de production nécessaires à leur production pouvant être facilement utilisées pour la production de nouveaux biens proches. Ainsi les économies se diversifiant vers ces produits « porteurs » peuvent entrer dans un cercle vertueux de diversification. A contrario, une diversification vers des biens isolés court le risque d’être interrompue. On comprend, dès lors, que le renforcement de la complexité des biens produits et exportés est un objectif de la politique industrielle qui revient, sous l’angle des capacités, à exploiter un stock croissant de capacités de production. Nous analysons les déplacements du Maroc dans le Product Space (3.1) avant de mettre en perspective cette trajectoire avec l’évolution des capacités de productives du Maroc (3.2).

3.1. Le positionnement du Maroc dans l’espace des produits L’étude diachronique du positionnement des exportations marocaines dans l’Espace des produits permet d’illustrer l’évolution de la structure productive du pays en repérant les liens de parenté entre anciennes et nouvelles spéciations productives et en rendant compte du schéma de diversification effectif et potentiel du pays. Quand on s’attarde sur la trajectoire productive de premiers NPI (nouveau pays industrialisé) d’Asie, on remarque d’emblée que le processus d’industrialisation s’est appuyé sur l’émergence de nouvelles exportations (marge extensive) proches des anciennes spécialisations. A titre d’exemple, l’évolution de la Corée du Sud vers de nouveaux produits s’est faite le long des connexions entre produits telles que définies par l’Espace des produits et dans un mouvement schumpétérien de destruction créatrice où les spécialisations traditionnelles, comme le textile, ont disparu au profit de productions plus complexes. Une rythmique productive que l’on observe également pour la Chine (9). La trajectoire du Maroc, retracée en quatre temps dans la figure 1 (1995, 2005, 2010 et 2016), donne à voir une tout autre évolution de la structure

9. L’évolution du Product Space de ces deux pays dont nous ne reproduisons pas ici les figures peut être observée sur le site de l’Atlas de la complexité économique (http://atlas.cid.harvard. edu/) qui offre une lecture dynamique de la transformation de l’Espace des produits. Sortir de l’impasse exportatrice 195 des exportations. Les spécialisations productives qui tendent à disparaître au fil du temps sont justement celles qui étaient apparues dans des secteurs non traditionnels, comme celui des machines électriques et des transports. En revanche des productions traditionnelles comme le textile-habillement ou l’agroalimentaire qui ont peu d’interconnexion avec d’autres produits se présentent comme des spécialisations durables. La prépondérance en 1995 du secteur du textile-habillement, des produits alimentaires, des produits animaux et des produits végétaux, tous situés à droite de l’Espace des produits, se maintient au cours du temps. Ce sont des produits peu sophistiqués et faiblement interconnectés.

Figure 1 Le Maroc dans l’espace des produits : la destruction créatrice contrariée

1995 2005

2010 2016

Source : Atlas de la complexité économique (10).

10. Seules les productions exportées avec un ACR > 1 sont représentées dans l’Espace des produits. Plus le cercle est important, plus l’ACR est élevé. 196 Industrialisation et développement

Les produits chimiques, au nord de l’Espace des produits, sont connectés au phosphate de calcium, l’une des plus anciennes spécialisations du pays. Proches des capacités actuelles (OCDE, 2018 : 140) et pouvant bénéficier d’une demande mondiale importante, ils se situent à la périphérie du réseau et représentent un faible potentiel de diversification vers des produits davantage haut de gamme. Une exception mérite cependant d’être relevée. Elle concerne les câbles isolés dont la demande mondiale est restée soutenue. Présents dès 1995, ces biens semi-manufacturiers sont connectés au textile et se maintiennent jusqu’en 2016. C’est donc une des rares spécialisations de faible valeur ajoutée mais d’un secteur de plus haut niveau de complexité, celui des « machines et équipements électriques », qui semble durable dans le temps et connectée à une spécialisation traditionnelle du Maroc (textile-confection). En revanche, les nouvelles spécialisations apparues un temps dans une zone plus dense mais isolée de l’Espace des produits (sud-ouest) ont disparu en 2010 et 2016 sans laisser place à de nouvelles spécialisations productives connectées aux anciennes. Il s’agit en l’occurrence de la production de circuits intégrés et de turbines à gaz, les dispositifs semi-conducteurs présents depuis 1995 étant maintenus. Ce résulalt empirique correspond aux conclusions plus générales de Nicita et al. (2013), pour qui la déconnection de produits exportés du reste de la structure des exportations – dans leurs travaux, la distance importante de ces productions aux dotations factorielles explique que les « nouvelles » exportations dans les économies en développement aient une durée de vie très faible. Quant aux nouvelles spécialisations issues des deux phases de diversification/sophistication identifiées plus haut, elles ne sont pas connectées à d’autres produits. En d’autres termes, si l’on s’en tient à la lecture de l’Espace des produits, ces succès d’attraction et d’exportation que représente incontestablement le développement du secteur de l’automobile – devenu en 2014 le premier secteur exportateur devant les phosphates et dérivés, l’agriculture et l’agroalimentaire puis le textile-cuir – de l’aéronautique – dont la contribution aux exportations reste faible – puis des « machines électriques » ne reposent pas sur une accumulation préalables de dotations factorielles dans l’économie. Au centre de l’Espace des produits en 2016, la production de voitures n’est connectée à aucune autre production exportée par le Maroc et apparaît, à ce titre, comme une « spécialisation tombée du ciel » dont les effets sur la diversification et la sophistication des exportations marocaines pourraient, pour cette raison, longtemps rester hypothétiques. Sortir de l’impasse exportatrice 197

3.2. Un archipel de pôles d’exportations ne fait pas le printemps productif

La modernisation du profil des exportations marocaines, effective, demeure pourtant modeste et problématique. Elle ne provient que de quelques produits isolés plus sophistiqués et, en cela, peut être qualifiée de « superficielle ». Le Maroc, on l’a constaté, peine à sortir d’exportations de produits qui ne sont pas ou faiblement interconnectés et se situent en périphérie du réseau des produits. La zone dense à l’ouest de l’Espace n’est pas interconnectée. Globalement, la faible coloration des schémas de la figure 1 rend compte du fait que sur les vingt dernières années, les apparitions de produits avec ACR (avantages comparatifs révélés) sont peu nombreuses et peinent à se maintenir (OCDE, 2018 : 138). Tous ces éléments laissent accroire que le Maroc est pris dans le piège du revenu intermédiaire. Si une promotion proactive de l’investissement, des dispositifs fiscaux et spatiaux très incitatifs, des programmes d’amélioration et de développement d’infrastructures routières et portuaires ainsi que la mise en place d’instituts de formation professionnelle dédiés aux secteurs émergents ont joué un rôle- clef dans l’attraction d’IDE et la modification du profil des exportations, c’est l’installation « improbable » et démonstrative de premières « superstars » étrangères exportatrices comme Renault pour l’automobile ou Boeing pour l’aérospatiale qui a permis au Maroc de développer des ACR dans des secteurs plus complexes (Benabdeljlil et al., op. cit., 2017). L’arrivée de ces superstars et les nouveaux investissements étrangers qui ont suivi se sont traduits par un déplacement des volumes et des valeurs exportés vers des activités manufacturières plus sophistiquées dû, pour partie, à des « circonstances favorables, voire chanceuses » (Freund et Moran, 2017). L’analyse de l’Espace des produits permet seulement de constater que les nouvelles exportations ne sont pas interconnectées aux anciennes, ce qui suggère, d’après la « théorie » de l’Espace des produits, que leur développement initial ne repose pas sur les capacités de production existantes dans le pays. En revanche, peut-être ont-elles favorisé ex-post le développement de ces capacités ? Pour apporter les premiers éléments de réponse, il est intéressant de mettre en perspective la transformation du profil des exportations marocaines avec l’évolution des dotations factorielles dans le pays, autrement dit avec l’évolution des capacités de production du Maroc. On retient pour cela deux indicateurs : le capital physique par travailleur et la productivité totale des facteurs (graphique 7). 198 Industrialisation et développement

Graphique 7 Évolution comparée des capacités de production du Maroc (1995-2014)

7a. Capital physique par travailleur

7b. Productivité totale des facteurs

Source : Penn World Table. Sortir de l’impasse exportatrice 199

Manifestement, le Maroc a su capter avec succès les opportunités que la mondialisation productive lui a offertes et consolider, en retour, des réussites sectorielles en exportant des produits nouveaux, plus sophistiqués et, bien qu’encore isolés dans la structure productive marocaine, situés beaucoup plus au centre de l’Espace des produits (automobiles et machines électriques). Pour autant, le risque de voir s’installer le long de la façade ouest-atlantique du pays un archipel de pôles d’exportations sans impact significatif sur la transformation structurelle paraît réel au regard du manque d’accumulation des capacités de production du Maroc. L’accumulation de capital par travailleur, relativement basse au Maroc, peine à s’améliorer au cours de la période. Quant à la productivité totale des facteurs, elle baisse de façon significative pour atteindre un niveau extrêmement bas. Entre 2007 et 2014, sa contribution à la croissance est devenue quasi nulle (OCDE, 2018 : 25). Ce résultat est à relier à la lenteur de la transformation structurelle qui, en conséquence, ne semble pas pouvoir, au Maroc, provenir d’une simple transformation du profil des exportations.

Conclusion Les chaînes de valeur mondiales à l’aval desquelles le Maroc se positionne (intégration par l’amont) ont induit une croissance des exportations et de la productivité de l’industrie de transformation plus que de l’emploi industriel net (Piveteau et al., 2018). La politique industrielle et la stratégie d’industrialisation par spécialisation verticale ne sauraient se justifier du seul fait de gains de productivité dans quelques branches et de la croissance des exportations en renonçant à la transformation structurelle. Ces éléments mettent en lumière un trait de long terme de la structure productive marocaine : une performance à plusieurs vitesses, un manque d’articulation, de liens productifs et organisationnels (liens interindustriels) entre les entreprises des secteurs porteurs et exportateurs intégrées aux CVM et les autres industries. La pertinence de la logique des écosystèmes industriels se trouve donc renforcée si elle se donne les moyens d’accroître les relations entre les différentes entreprises du système de production, particulièrement entre les PME-TPME locales et les grandes entreprises à participation étrangère leaders des CVM. Elle sera moindre si elle est ramenée, comme cela semble être le cas jusqu’à présent, à une simple politique d’attractivité d’IDE industriels manquants. La désarticulation du système productif national et son corollaire, le manque de dynamique productive territoriale dans le domaine industriel, freinent globalement la diffusion des connaissances, des techniques et des 200 Industrialisation et développement normes de qualité dans l’ensemble de l’industrie. Au Maroc, l’absence d’incitations différenciées entre les sociétés offshore nationales et étrangères limite le risque bien connu d’un encouragement donné de fait aux exportateurs étrangers à ne pas commercer avec des entreprises locales. L’efficacité avérée des zones franches pour entrer dans les CVM (politique d’attraction : forte spécialisation verticale et faible valeur ajoutée) devrait donc être questionnée dans la phase de modernisation économique et de montée en gamme visée. La création de liens amont avec des fournisseurs locaux que l’on sait difficile en régime de zone franche est appelée à croître. Plus fondamentalement, au- delà des dispositifs d’attraction de la politique industrielle, l’intégration de fournisseurs locaux comme facteur d’inclusion du développement industriel invite à un alignement plus systématique des programmes et dispositifs d’appui aux PME avec les objectifs de montée en gamme de la politique industrielle. Pour mémoire, dans le succès tardif de pays industrialisés comme Singapour, la Malaisie et l’Irlande, la construction de liens a été un point-charnière de leurs stratégies d’industrialisation (Battat, Frank et Shen, 1996)(11). Compte tenu des écarts importants de productivité au Maroc et à défaut de politiques proactives dans ce domaine, la transformation structurelle lente peut conduire non pas à la destruction créatrice escomptée mais à une informalisation des activités existantes. L’amélioration de la compétitivité globale exige des politiques proactives et concerne directement le pouvoir d’impulsion de l’État à travers la poursuite des réformes structurelles et institutionnelles favorisant l’accumulation des capacités nationales de production, l’investissement dans les secteurs les plus dynamiques et de plus haute valeur ajoutée, la qualité de la formation générale et professionnelle en adéquation avec l’objectif de montée en gamme de l’industrie, l’innovation technique et la R&D également incontournable pour échapper à la trappe à déqualification et à bas salaires ; autant de conditions pour que la logique d’écosystème, pensée comme « pôle d’intégration (12) » à partir des CVM, joue un rôle moteur dans la diffusion des techniques nouvelles et l’accroissement de la productivité et s’affirme, in fine, en tant que « pôle de développement » exerçant de multiples effets d’entraînement dans l’ensemble du système productif.

11. En Malaisie, près de 50 % des PME participent aux CVM. 12. Au sens de F. Perroux d’un réseau de flux, de prix et d’informations international possédant une valeur d’exemple. Sortir de l’impasse exportatrice 201

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Introduction

Ce chapitre traite des investissements directs étrangers (IDE) dans l’industrie de transformation. Seront examinés successivement : l’importance des flux d’investissements étrangers dans l’industrie de transformation (IT) ; le taux de pénétration du capital étranger ; les performances économiques des entreprises à participation étrangère en comparaison avec les entreprises à capital domestique ; la répartition géographique des IDE ; le coût de séduction du capital étranger pour l’économie marocaine, le taux d’intégration locale, le phénomène du clustering et, enfin, l’impact des IDE sur l’emploi.

1. De l’importance des flux d’IDE dans l’industrie de transformation

Les flux de recettes brutes d’IDE (1) dont a bénéficié l’industrie manufacturière nationale au cours de la période 1998-2016 ainsi que leur part dans les flux totaux d’IDE au Maroc ont connu l’évolution relevée dans le tableau 1 page suivante. Comme on peut le constater, d’importantes fluctuations caractérisent l’évolution des flux de recettes d’IDE dont a bénéficié l’industrie de transformation. Sur la période considérée, c’est en 2003 que l’on a enregistré le volume le plus important d’IDE qui est de 18,8 milliards de dirhams, représentant pour cette année 81 % du volume total des IDE au Maroc.

1. Nous n’avons pas pu accéder aux données relatives aux flux de « dépenses » en matière d’IDE destinés à l’industrie de transformation (transferts de dividendes, intérêts des prêts, frais au titre de l’assistance technique privée, etc.), et, de ce fait, on ne peut calculer les flux nets d’IDE pouvant permettre d’apprécier l’importance réelle des investissements étrangers. 206 Industrialisation et développement

Tableau 1 Évolution des flux de recettes d’IDE à destination de l’industrie de transformation

1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 IT (1) 1 893 3 567 910,6 2 264 1 176 18 791 1 796 2 735 8 973 3 314

Total 4 421 16 261 4 998 32 486 5 876 23 257 9 485 26 708 26 070 37 959 Économie (2) % (1)/(2) 43 22 18 7 20 81 19 10 34 9

2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 IT (1) 1 784 2 725 4 772 6 130 8 169 15 325 9 893 8 714 9 674

Total 27 963 25 250 35 068 26 060 32 092 39 077 36 550 39 921 35 352 Économie (2) % (1)/(2) 6 11 14 24 25 39 27 22 27

Source des données de base : l’Office des changes.

Un autre pic va être enregistré en 2013, avec un flux total de 15,3 milliards de dirhams correspondant à 39 % des recettes brutes totales d’IDE. Après 2010, on peut constater une tendance à l’augmentation des flux d’IDE se dirigeant vers l’industrie de transformation. Cela peut s’expliquer par la dynamique des investissements étrangers au profit des « métiers mondiaux » et plus particulièrement l’industrie automobile, l’aéronautique, l’électronique et l’industrie alimentaire. L’examen de la répartition des flux d’IDE par sous-secteur industriel (tableau 3 en annexe) au cours de la période 2010-2016 permet de faire les constatations suivantes : – Deux industries se distinguent par l’importance des volumes d’IDE dont elles ont bénéficié : les industries alimentaires, d’une part, et l’industrie automobile, d’autre part. Au cours de la période considérée, elles ont reçu respectivement 20 et 18 milliards de dirhams de flux d’IDE. Les deux sous-secteurs industriels ont représenté par rapport à cette période respectivement 32 % et 28,7 % du total des flux d’IDE dans toute l’industrie de transformation. Au cours des cinq dernières années (2012-2016), seuls ces deux secteurs ont bénéficié de flux annuels supérieurs à 1 milliard de dirhams. En 2016, l’industrie automobile a accaparé plus de 50 % des flux d’IDE de toute l’industrie de transformation. – Les industries textiles et du cuir ne bénéficient que de peu d’investissements depuis plusieurs années. Pour la période 2010-2016, le volume des flux qui Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 207 se sont dirigés vers les trois branches d’activité relevant de ce sous-secteur (fabrication de textiles, industrie de l’habillement et industrie du cuir et de la chaussure) a à peine atteint 1 milliard de dirhams. – Trois autres sous-secteurs bénéficient de montants assez importants d’IDE : l’industrie chimique, l’industrie pharmaceutique et la fabrication d’autres produits minéraux non métalliques.

2. Taux de pénétration du capital étranger

Le taux de pénétration du capital étranger (TPCE) est un indicateur qui permet d’évaluer le poids du capital étranger dans le capital total engagé dans l’industrie de transformation nationale. Il est déterminé en rapportant le capital social possédé par les entreprises étrangères au capital social total de l’ensemble des entreprises de l’industrie de transformation. Il peut être déterminé de façon globale pour chaque année, comme on peut le calculer annuellement pour chaque branche industrielle : TPCE = [(total du capital social possédé par les entreprises étrangères / total du capital social de toutes les entreprises de l’IT)] x 100. Pour se conformer à la définition de l’investissement direct étranger ne sont retenues que les entreprises à participation étrangère dont le capital étranger est supérieur ou égal à 10 % du capital social total des entreprises concernées. Dans les développements qui vont suivre, nous exposerons successivement l’importance des engagements du capital étranger dans l’industrie de transformation, l’évolution du TPCE et, en dernier lieu, le TPCE dans l’industrie manufacturière selon le type de technologie (classification OCDE).

2.1. Importance du capital étranger dans l’industrie manufacturière 2.1.1. Évolution du capital étranger dans l’industrie de transformation

L’examen des données que présente le tableau 4 (en annexe) nous conduit à faire les quelques observations suivantes : – Depuis plus d’une dizaine d’années, quatre branches seulement sont concernées par des engagements (de capital) réguliers supérieurs à 1 milliard de dirhams : les industries alimentaires, l’industrie chimique, la fabrication d’autres produits minéraux non métalliques et la fabrication de machines et appareils électriques. En 2013, elles sont également les seules branches où le capital étranger engagé dépasse les 2 milliards de dirhams. 208 Industrialisation et développement

– Dans l’industrie automobile, le capital étranger a connu un élan important à partir de 2010. De 299 millions de dirhams en 2006, il passe à 1,11 milliard de dirhams en 2010, puis à 1,30 milliard de dirhams en 2013. Il se situe aujourd’hui à des niveaux plus élevés et ce après l’implantation de la filiale du groupe Renault à Tanger et sa mise en service à partir de 2012 et qui a été à l’origine de la création de plusieurs entreprises fabricant différents équipements automobiles pour fournir Renault mais aussi en perspective de l’implantation de la filiale du groupe Peugeot PSA à Kénitra. – Dans le cas de l’industrie du tabac, composée d’une seule entreprise, Altadis Maroc, dont le capital appartient totalement depuis 2008 au groupe britannique Tobacc’, le capital n’a pas connu d’évolution depuis 2007 (2) : il stagne au niveau de 712 millions de dirhams entre 2007 et 2013. Au cours d’une période de sept ans, il n’y a pas eu de réinvestissement de bénéfices et ce alors même que cette société réalise d’importantes marges de profit. Un comportement qui est souvent le fait d’investisseurs spéculateurs. – Dans le cas de la branche fabrication de machines de bureau et de matériel informatique, à l’exception de l’année 2008, le capital étranger engagé au cours de la période considérée (1998-2013) est insignifiant. – L’industrie de l’habillement et des fourrures a connu un net recul du capital étranger après 2004. Alors que ce dernier oscillait entre 1,16 et 1,33 milliard de dirhams entre 1998 et 2004, il a connu une chute régulière au cours de la période postérieure pour se situer à 849 millions de dirhams en 2006 puis à 348 millions de dirhams en 2013. – L'industrie textile a connu après 2008 un mouvement de désinvestissement non négligeable. Le capital étranger passe en effet de plus de 1 milliard de dirhams en 2008 à 847 millions de dirhams en 2013.

2.1.2. Part des différentes branches dans le capital étranger Tout au long de la période considérée, quatre branches occupent des positions importantes et semblent être attractives pour le capital étranger : l’industrie chimique, les industries alimentaires, la fabrication d’autres produits minéraux non métalliques et la fabrication de machines et appareils électriques. En 2013, ces quatre branches ont représenté 52 % du capital étranger total engagé dans l’industrie de transformation.

2. Jusqu’en 2003, la production de tabac était le fait de l’entreprise publique, la Régie des tabacs. Entre 2004 et 2007, le groupe franco-espagnol Altadis a progressivement racheté le capital de la Régie. En 2008, Altadis-Maroc a été racheté par le groupe britannique Impérial Tobacco et devient une filiale à 100 % de ce dernier. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 209

A partir de 2010, l’industrie automobile a vu sa part augmenter dans des proportions importantes. Il convient de rappeler qu’après 2012 et jusqu’à présent, d’importants investissements ont été effectués dans cette branche (3), et, de ce fait, sa part devrait être actuellement à un niveau supérieur. On peut relever enfin que l’industrie textile et l’industrie de l’habillement et des fourrures ont vu leurs parts enregistrer de grands reculs : en 2013, la première passe de 8 % en 1998 à 4 % et la seconde chute de 14 % à 2 %.

2.2. Évolution du taux de pénétration du capital étranger 2.2.1. TPCE global Au cours de la période 1997-2013, l’évolution du poids du capital étranger dans le capital social total de toutes les entreprises à participation étrangère dont le capital étranger est supérieur ou égal à 10 % se présente ainsi :

Tableau 2 Évolution du TPCE au niveau global

Capital social total Capital étranger Année TPCE en % en 1 000 Dh en 1 000 Dh 1997 16 616 751 9 527 703 57 1998 12 410 203 8 142 022 66 1999 12 868 596 8 594 524 67 2000 13 302 291 9 182 701 69 2001 14 115 344 10 040 996 71 2002 13 781 603 9 750 608 71 2003 14 141 867 10 015 320 71 2004 15 017 880 10 640 344 71 2005 14 506 285 11007951 76 2006 15 450 287 11 585 503 75 2007 16 037 536 12 222 746 76 2008 21 942 325 17 522 324 80 2009 19 914 733 14 461 841 73 2010 23 421 334 17 116 173 73 2011 22 607 687 17 716 235 78 2012 24 050 663 19 325 653 80 2013 22 967 738 18 933 682 82

Source : calculs de l’auteur sur la base des données de l’enquête annuelle sur les industries de transformation.

3. Par le groupe Renault, le groupe Peugeot PSA, ainsi qu’un grand nombre d’équipementiers. 210 Industrialisation et développement

Ainsi, lorsque l’on considère uniquement les entreprises à participation étrangère dont le capital étranger est supérieur à 10 %, le TPCE est élevé. De même, l’évolution que décrit le tableau 9 montre une tendance générale à l’augmentation du TPCE : celui-ci passe de 57 % en 1997 à 82 % en 2013. L’effet de la crise économique et financière mondiale qui s’est déclenchée en 2008 a été à l’origine d’une baisse absolue du capital étranger engagé dans l’industrie de transformation et qui s’est traduite par une baisse du TPCE. Celui-ci passe, en effet, de 80 % en 2008 à 73 % en 2010. On relève aussi que même si le capital étranger engagé en 2010 a connu une importante augmentation par rapport à 2009 (en passant de 14,46 à 17,12 milliards de dirhams), le TPCE a stagné et s’est situé au niveau de celui de 2009 (73 %). C’est dire que pour cette période, le capital marocain a enregistré une augmentation dans des proportions beaucoup plus importantes que dans le cas du capital étranger.

2.2.2. TPCE dans les différentes branches industrielles

Comme on peut le constater à travers les données du tableau 10, le taux de pénétration du capital étranger dans le cas des entreprises à participation étrangère (capital étranger supérieur à 10 % du capital social total de l’entreprise) est très élevé (plus de 70 %) dans la très grande partie des branches d’activité. Il s’agit donc de situations où les entreprises concernées se trouvent sous le contrôle du capital étranger. On peut relever, toutefois, que la branche métallurgie fait exception avec un TPCE nettement inférieur. Pour la période 2008-2013, ce dernier n’a été que de 38 % en moyenne.

Tableau 3 TPCE pour les différentes branches industrielles (cas des EPE dont le capital étranger est supérieur à 10 % du capital social de l’entreprise)

Moyenne Moyenne Moyenne Secteur 1998/2002 2003/2007 2008/2013

Industries alimentaires 0,69 0,66 0,65

Industries du tabac 0,00 0,68 1,00

Industries textile 0,66 0,84 0,90

Industries de l’habillement et des fourrures 0,89 0,88 0,91

Industries du cuir et de la chaussure 0,91 0,94 0,95

Travail du bois et fabrication d’articles en bois 0,75 0,86 0,86 Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 211

Moyenne Moyenne Moyenne Secteur 1998/2002 2003/2007 2008/2013 Industries du papier et du carton 0,49 0,43 0,64

Édition, imprimerie, reproduction 0,67 0,77 0,91

Cokefaction, raffinage, industrie nucléaire 0,67 0,80 0,66

Industrie chimique 0,72 0,74 0,74

Industrie du caoutchouc et des plastiques 0,61 0,81 0,84

Fabrication d’autres produits minéraux, métalliques 0,65 0,70 0,72

Métallurgie 0,46 0,51 0,38

Travail des métaux 0,55 0,72 0,82

Fabrication de machines et équipements 0,60 0,63 0,81 Fabrication de matériel de bureau et de matériel 0,35 0,80 1,00 informatique Industrie automobile 0,51 0,75 0,87

Fabrication d’autres matériels de transport 0,62 0,72 0,76

Fabrication de meubles, industries diverses 0,76 0,79 0,87

Fabrication de machines et appareils électriques 0,81 0,88 0,97 Fabrication d’équipement de radio, télévision, 0,95 0,90 0,90 communication Fabrication d’instruments médicaux, de précision, 0,82 0,47 0,74 d’optique et d’horlogerie

2.3. TPCE dans l’industrie manufacturière selon les types de technologie

Dans le cadre d’un rapport sur les indicateurs de la science et la technologie (4), l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a établi un classement des industries en fonction de leur degré de complexité technologique reposant sur leur intensité de recherche et développement. La classification opérée en fonction de ce critère se présente comme indiqué dans le tableau 4.

4. OCDE, Indicateurs de la science et de la technologie, n° 2, 1986, Paris, cité par Said Toufik in « Existe-t-il des spillovers provenant de l’investissement direct étranger au sein de l’industrie manufacturière marocaine ? », étude présentée au cours des journées scientifiques du réseau « Analyse économique et développement », colloque AED, 7 et 8 septembre 2006, Paris, étude publiée sur le web. 212 Industrialisation et développement

Tableau 4 Répartition des industries en fonction de la technologie (classification OCDE)

Industries de haute Industrie de moyenne Industries de faible technologie technologie technologie – Médicaments – Produits chimiques – Alimentation, boissons et tabacs – Machines électriques (sauf médicaments) – Textile, habillement et cuir (sauf matériels de – Caoutchouc et ouvrages – Ouvrages en bois et imprimerie communication) en plastique – Articles en papier et imprimerie – Matériel de radio, – Métaux non ferreux – Raffinage du pétrole et produits de télévision et de – Machines non pétroliers télécommunication électriques – Produits minéraux non – Aéronautique. – Autres matériels de métalliques – Matériel professionnel transport – Sidérurgie – Equipements – Automobile – Ouvrages en métal bureautique et – Autres industries – Construction et réparation informatique manufacturières navales

En considérant uniquement la population des entreprises à participation étrangères dont le capital étranger est supérieur à 10 % du capital social, le taux de pénétration du capital étranger dans l’industrie manufacturière nationale selon la classification de l’OCDE sus-mentionnée est présenté dans le tableau suivant :

Tableau 5 TPCE dans l’industrie manufacturière selon le type de technologie (décomposition OCDE) (en %)

Taux de pénétration du capital étranger Industries 2009 2010 2011 2012 2013 Moyenne Industrie de faible technologie 78 78 83 82 86 82 Industrie de haute et moyenne technologie 68 70 74 78 80 74 Total industrie 73 73 78 80 82 77 Source : calculs de l’auteur à partir des données du Ministère de l’Industrie, enquête annuelle sur les industries de transformation.

On peut faire trois constatations : 1. Le taux de pénétration du capital étranger est très élevé, aussi bien pour les industries à faible technologie que pour les industries à haute et moyenne technologie. La moyenne des TPCE des cinq dernières années (2009-2013) est de 74 % pour les premières et de 82 % pour les secondes. 2. Sur la période considérée, le TPCE s’inscrit dans une tendance à la hausse tant pour les industries à haute et moyenne technologie que pour les industries à basse technologie. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 213

3. Le TPCE dans les industries à haute et moyenne technologie est plus élevé que dans le cas des industries à faible technologie. Sur la période considérée, la différence entre les taux de pénétration des deux catégories d’industrie est de 8 % (82 %-74 %).

3. Poids et performances économiques du capital étranger dans l’industrie 3.1. Poids économique des entreprises à participation étrangère L’indicateur que nous allons utiliser pour rendre compte du poids des entreprises à participation étrangère (EPE) dans l’industrie de transformation est le rapport entre les grandeurs économiques (nombre d’entreprises, production, chiffre d’affaires, exportations, valeur ajoutée, effectifs) relatives aux EPE dont le capital étranger (CE) est supérieur à 10 % du capital social (CS) de l’entreprise et celles de l’ensemble des entreprises de l’industrie de transformation nationale. La lecture du tableau suivant indique que, en 2013, et bien que les EPE (à capital étranger > 10 % du CS) ne représentent que 9 % du nombre total des entreprises de l’industrie de transformation, elles participent pour 44 % du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée, 34 % de l’emploi et de l’investissement, 46 % de la production et 60 % des exportations de toute l’industrie de transformation. On peut constater également qu’au cours de la période 1997-2013, le poids de ces entreprises en matière de valeur ajoutée et de chiffre d’affaires à l’export ne fait qu’augmenter.

Tableau 6 Poids des entreprises à participation étrangère dans l’industrie de transformation

Nb E CA X Inv P E, total VA 1997 0,16 0,36 0,37 0,42 0,34 0,31 0,34 1999 0,15 0,35 0,41 0,39 0,34 0,31 0,33 2001 0,11 0,36 0,45 0,36 0,35 0,31 0,35 2003 0,11 0,35 0,46 0,32 0,34 0,31 0,37 2005 0,11 0,40 0,46 0,36 0,38 0,31 0,44 2007 0,11 0,42 0,49 0,49 0,41 0,33 0,43 2009 0,10 0,40 0,51 0,42 0,39 0,31 0,43 2011 0,10 0,43 0,52 0,46 0,44 0,34 0,42 2013 0,09 0,44 0,60 0,34 0,46 0,34 0,44

Source : calculs de l’auteur à partir des données de l’enquête annuelle sur les industries de transformation, Ministère de l’Industrie. 214 Industrialisation et développement

3.2. Comparaison des performances des entreprises à participation étrangère et des entreprises à capital marocain L’analyse comparative des performances des deux catégories d’entreprise qui concerne les différentes branches industrielles est effectuée sur la base de trois ratios : – Le rapport entre la productivité du travail (PT) des EPE et la productivité du travail des entreprises marocaines (EM). Rappelons que la productivité du travail étant définie comme le rapport entre la valeur ajoutée et l’effectif total employé.

Ratio productivité du travail = PTEPE / PTEM – Le rapport entre les taux d’exportation (TE) des deux catégories d’entreprise ; le taux d’exportation rapporte le montant des exportations au chiffre d’affaires.

Ratio taux d’exportation = TEEPE / TEEM – Le rapport entre les salaires moyens (SM) des deux catégories d’entreprise. Le salaire moyen est le rapport entre le montant total des frais de personnel et l’effectif total employé.

Ratio salaire moyen = SMEPE / SMEM Si les ratios sont supérieurs à 1, cela signifie que les entreprises à participation étrangère sont plus performantes que les entreprises à capital exclusivement marocain. Les données statistiques sont issues de l’enquête annuelle sur les industries de transformation effectuée par le ministère de l’Industrie et couvrent la période 1997-2013. Le tableau suivant présente, pour l’ensemble des secteurs, les trois ratios. Chaque ratio correspond à la moyenne des ratios concernant toutes les années de la période considérée.

Tableau 7 Comparaison des productivités du travail, des taux d’exportation et des salaires moyens des entreprises à participation étrangère et des entreprises marocaines

Productivité Taux Salaire Branches du travail d’export moyen Industries alimentaires 2,58 1,46 1,96 Industrie textile 2,83 5,6 1,7 Industrie de l’habillement et des fourrures 1,47 0,98 1,45 Industrie du cuir et de la chaussure 1,25 1,58 1,27 Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 215

Productivité Taux Salaire Branches du travail d’export moyen Travail du bois et fabrication d’articles en bois 3,44 4,81 1,96 Industrie du papier et du carton 50,48 6,77 2,37 Édition, imprimerie, reproduction 5,86 142,74 3,95 Cokéfaction, raffinage, industrie nucléaire 6,03 **** 2,6 Industrie chimique 5,25 9,2 3,34 Industrie du caoutchouc et des plastiques 2,64 5,91 2,5 Fabrication d’autres produits non métalliques 10,78 129,63 4,16 Métallurgie 24,16 28,81 4,16 Travail des métaux 4,09 2,98 2,96 Fabrication de machines et équipements 3,69 14,06 2,4 Fabrication de machines de bureau et de matériel 1,44 **** 1,53 informatique Industrie automobile 3,89 11,27 3,09 Fabrication d’autres matériels de transport 3,91 17,92 3,19 Fabrication de meubles, industries diverses 3,45 0,61 2,97 Fabrication de machines et appareils électriques 2,44 132,92 1,93 Fabrication d’équipements de radio, télévision et de 1,39 1,07 3,67 communication Fabrication d’instruments médicaux, de précision, 3,79 0,38 2,67 d’optique et d’horlogerie Total industrie

Source : Calculs de l’auteur sur la base des données de l’enquête annuelle sur les industries de transformation, Ministère de l’Industrie (19997-2013)

Quelles constatations peut-on faire à la lecture du tableau précédent ? – Productivité du travail : les entreprises à participation étrangère sont plus performantes que les entreprises marocaines. Elles présentent, au niveau de l’ensemble des secteurs, des niveaux de productivité plus élevés que ceux des entreprises à capital marocain. Dans le cas de certains secteurs (industrie du papier et du carton, métallurgie, fabrication d’autres produits non métalliques, cokéfaction, raffinage et industries nucléaire et chimique), les ratios sont très élevés et traduisent d’importants écarts en matière de productivité entre les deux catégories d’entreprise. Ce différentiel en matière de productivité peut s’expliquer par les avantages dont disposent les entreprises sous influence ou contrôle étrangers : avantage en matière de technologies mises en œuvre, avantages liés aux facilités d’accès aux marchés extérieurs et aux informations relatives à ces marchés, aux bonnes techniques de gestion et de contrôle de la qualité, à la qualité de la force de travail, etc. – Chiffre d’affaires à l’exportation : dans la plus grande partie des secteurs, les entreprises à participation étrangère sont plus performantes que 216 Industrialisation et développement les entreprises marocaines. L’exception concerne trois secteurs : l’industrie de l’habillement et des fourrures (0,98), la fabrication de meubles et industries diverses (0,61) et la fabrication d’instruments médicaux, de précision, d’optique et d’horlogerie (0,38). L’examen de l’évolution du taux d’exportation (exportations/chiffre d’affaires) pour les entreprises à participation étrangère dont le capital étranger est supérieur ou égal à 10 % du capital social montre que dans le cas de plusieurs secteurs, nous assistons à une nette orientation vers les marchés extérieurs : l’industrie textile, l’industrie de l’habillement et des fourrures, l’industrie du cuir et de la chaussure, l’industrie automobile, la fabrication d’autres matériels de transport, la fabrication de machines et appareils électriques et la fabrication d’instruments médicaux, de précision, d’optique et d’horlogerie. – Salaire moyen : comme pour la productivité du travail, et pour tous les secteurs, les entreprises à participation étrangère sont plus performantes que les entreprises marocaines. On peut constater (tableau précédent) que le ratio relatif au salaire moyen dans le cas de certains secteurs est très élevé, ce qui traduit la faiblesse des salaires moyens des entreprises marocaines par rapport à ceux des entreprises à participation étrangère. Ces secteurs sont : l’édition, imprimerie et reproduction (ratio = 3,95), l’industrie chimique (3,34), la fabrication d’autres produits non métalliques (4,16), la métallurgie (4,16), l’industrie automobile (3,09), la fabrication d’autres matériels de transport (3,19) et la fabrication d’équipement de radio, de télévision et de communication (3,67).

4. Répartition géographique des IDE

L’examen des données relatives à la répartition géographique des IDE dans l’industrie de transformation permet de relever que : – les régions qui concentrent la plus grande partie du capital étranger (Grand Casablanca : 46 % ; Chaouia-Ouardigha : 17 % ; Tanger-Tétouan : 16 %) sont celles qui concentrent également la production (respectivement 56 %, 8 % et 10 %) ; – l’évolution de la part des différentes régions dans la production totale de toute l’industrie de transformation suit celle de la part de ces mêmes régions dans le capital étranger. Ainsi, dans les cas de Chaouia-Ouardigha et de Tanger-Tétouan, nous observons une augmentation parallèle des deux parts. À l’inverse, dans les cas du Grand Casablanca, de Rabat-Salé-Zemmour- Zaër et, à un degré moindre, de Fès-Boulemane, à une baisse de la part dans le capital étranger correspond une baisse de la part de ces régions dans la production. Les données concernant l’ensemble des régions sont présentées dans le tableau suivant : Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 217

Tableau 8 Part des différentes régions dans la production totale industrielle et dans le capital étranger

Part dans le capital Part dans la production étranger de l’IT de l’IT 2000 2013 2000 2013 Chaouia-Ouardigha 0,08 0,17 0,03 0,08 Doukkala-Abda 0,07 0,07 0,02 0,04 Fès-Boulemane 0,03 0,02 0,03 0,02 Gharb-Chrarda-Beni Hsen 0,03 0,05 0,03 0,03 Grand Casablanca 0,56 0,46 0,63 0,56 Guelmim-Es-Smara 0,01 0,00 0,00 0,00 Laâyoune-Boujdour-Sakia El Hamra 0,00 0,00 0,00 0,01 Marrakech-Tensift-Al Haouz 0,01 0,00 0,03 0,02 Meknès-Tafilalet 0,00 0,00 0,02 0,03 Oued Ed-Dahab-Lagouira 0,00 0,00 0,00 0,00 Rabat-Salé-Zemmour-Zaër 0,09 0,04 0,06 0,04 L’Oriental 0,01 0,01 0,03 0,03 Souss-Massa-Drâa 0,03 0,01 0,04 0,04 Tadla-Azilal 0,00 0,00 0,01 0,01 Tanger-Tétouan 0,09 0,16 0,05 0,10 Taza-Al Hoceima-Taounate 0,00 0,00 0,00 0,00 Total 1,00 1,00 1,00 1,00

Source : Calculs de l’auteur sur la base des données de l’enquête annuelle sur les industries de transformation, Ministère de l’Industrie.

5. Coût de séduction du capital étranger

S’il est vrai que le Maroc a bénéficié d’importants flux d’IDE au cours des quinze dernières années relativement à la période antérieure, on doit reconnaître aussi que dans le cas des grands projets, l’économie d’accueil supporte un coût considérable du fait de ces investissements, coût qu’il est impératif d’évaluer de façon rigoureuse et de prendre en compte dans le cadre d’une évaluation coût/avantages des IDE pour s’assurer de l’apport de ces derniers pour le pays. La facture que doit payer l’économie nationale pour convaincre les investisseurs étrangers à s’engager effectivement au Maroc comporte une longue liste d’avantages et d’incitations qui sont mis à la disposition du capital étranger. Dans le cas de l’industrie automobile qui a attiré d’importants investissements étrangers au cours des dix dernières années, 218 Industrialisation et développement les investisseurs (le constructeur Renault (5) et les équipementiers relevant de différents secteurs) ont bénéficié d’encouragements et d’appuis financiers considérables dont la longueur de la liste et l’importance nous montrent que le capital étranger n’a pas été facile à séduire. Le constructeur Renault, outre les multiples avantages fiscaux (exonération de l’impôt sur les sociétés et des taxes à l’exportation pendant cinq ans, plafonnement de l’impôt sur les sociétés par la suite à 8,75 %, allègement de la TVA, etc.), a bénéficié d’une aide financière pour alléger le coût de l’investissement initial, aide qui s’élève à 30 % des coûts professionnels de construction et à 15 % des coûts d’équipement en machines, d’un don exceptionnel de 300 hectares pour la construction de l’usine, d’aides directes au recrutement de la force de travail (15 000 dirhams par employé à l’embauche et 5 000 dirhams dans le cas d’un opérateur, 15 000 dirhams pour un technicien et 30 000 dirhams pour un ingénieur), de la création et mise à disposition (pour lui-même ses équipementiers et sous-traitants) d’un centre de formation aux métiers de l’automobile près de l’usine, qui a coûté 8 millions d’euros et financé sur la base d’un prêt de l’Agence française de développement (AFD), de la construction d’une autoroute et d’une voie de chemin de fer reliant l’usine directement au port de Tanger Med et à la zone franche (Tanger Free Zone) où sont situés les fournisseurs, de la fourniture d’eau, de gaz et d’électricité, etc. Les fournisseurs du constructeur (équipementiers et sous- traitants) bénéficient des mêmes avantages fiscaux, d’aides à l’implantation de leurs usines, d’aides à l’équipement. L’État crée et met à leur disposition des instituts de formation aux métiers de l’industrie automobile (IFMIA), un centre d’études, d’essais et de développement (CEED) pour valider les pièces et composants fabriqués au Maroc au lieu de s’adresser à l’étranger, etc. En somme, l’État n’a pas lésiné sur les moyens pour attirer les investissements directs étrangers en usant d’un arsenal d’aides et d’appuis financiers directs pour alléger le coût d’implantation et d’équipement des usines, mais aussi le coût d’exploitation par la suite à travers diverses incitations fiscales.

5. Le groupe français Renault a créé à Tanger (site de Melloussa) une usine d’assemblage de voitures automobiles sur une superficie totale de 300 ha. Elle a été mise en service en 2012. Selon les responsables de Renault (déclarations à la presse, présentation du projet) l’investissement global a porté sur une enveloppe de près de 1 milliard d’euros. Il a été financé à hauteur de 52,4 % par Renault et à 47,6 % par la Caisse de dépôt et de gestion (CDG) qui est une entreprise publique marocaine. La capacité de production des voitures se situe entre 340 000 et 400 000 unités, et près de 90 % de la production devrait être exportée. Cette caractéristique de l’exportation de l’essentiel de la production marque la particularité du projet Renault de Tanger par rapport aux usines du groupe basées dans les pays émergents (Inde, Brésil, Afrique du Sud) où les usines fabriquent des voitures low cost pour les marchés locaux essentiellement. Ce projet de Renault à Tanger devrait créer 6 000 emplois directs. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 219

Dans le cas du grand projet du deuxième groupe français automobile, Peugeot PSA (6) dont l’implantation est située à Kénitra, le Maroc n’a pas été moins généreux : tous les avantages de la zone franche (dont les avantages fiscaux en premier lieu), l’offre d’un terrain de 250 hectares, la connexion du site par voie ferrée au port de Tanger Med (25 kilomètres), les aides à l’embauche, etc. Au profit des investisseurs dans l’aéronautique, le Maroc propose également d’importants et multiples avantages. Les investisseurs bénéficient de la contribution directe de l’État dans le cadre du Fonds Hassan II : sur l’acquisition du terrain (100 %), sur les constructions (30 %), sur l’acquisition du matériel (10 %). Le régime conventionnel (7) permet aux investisseurs de bénéficier d’avantages fiscaux (exonération des droits d’importation et de la taxe sur la valeur ajoutée pour les biens d’équipement importés), d’une contribution sur l’acquisition du terrain, les infrastructures et les frais de formation. Au titre des avantages directs il y a également ceux destinés aux exportateurs : réduction à 100 % de l’IS pendant les cinq premières années pour les entreprises totalement exportatrices et réduction de 50 % à partir de la sixième année. Pour répondre aux besoins en ressources humaines des entreprises du secteur, l’État a mis en place, à côté de Midparc (Casablanca) et sur ses frais, l’Institut des métiers de l’aéronautique (IMA). Comme dans le cas de l’automobile, l’offre marocaine d’avantages aux investisseurs permet à ces derniers de réduire dans une large proportion le coût d’installation mais aussi le coût de fonctionnement de leurs filiales après leur mise en service. Compte tenu de l’importance du coût supporté par le Maroc, la question d’une évaluation coût-avantages doit être posée. Dans le rapport annuel 2014 de Bank Al-Maghrib, on peut lire : « La problématique du niveau de rendement concerne également les investissements directs étrangers. Certes, le Maroc a pu bénéficier ces dernières années d’importantes entrées, mais la question se pose quant au niveau de leur contribution à la croissance et à l’emploi. Par ailleurs, les sorties au titre des dividendes commencent à impacter

6. Ce deuxième groupe français est en train de réaliser son projet de construction d’une usine destinée à fabriquer des voitures mais aussi des moteurs automobile. L’investissement initial annoncé par les responsables du groupe lors de leurs multiples présentations du projet (rapportées par la presse) s’élèverait à 1 milliard de dollars USA (890 millions d’euros). L’emploi direct prévu est de 6 000 salariés. Les marchés cibles sont, en plus du Maroc, les pays émergents de l’Afrique. Le projet a prévu le développement d’une filière de recherche et développement. L’entrée en service de l’usine Peugeot à Kénitra est prévue en 2018. 7. Il s’agit du régime appliqué aux investissements qui répondent à certaines conditions et font l’objet d’une convention signée entre l’État marocain et l’investisseur. Parmi ces conditions figurent : investissement supérieur à 20 millions d’euros, création d’emplois stables supérieurs à 250. 220 Industrialisation et développement sensiblement la balance des paiements. Au titre de 2014, elles ont atteint près de 15 milliards de dirhams pour un afflux d’IDE de 36,5 milliards. S’il est clair qu’il faut continuer à promouvoir ces investissements, les incitations qui leur sont parfois accordées devraient être évaluées sur la base d’une analyse coût/bénéfice rigoureuse pour s’assurer de leur apport pour le pays. L’essor de l’industrie automobile en constitue un exemple. Bien qu’elle connaisse un succès remarquable sur le plan du développement des exportations, son impact et ses effets d’entraînement sur l’économie nationale restent encore limités au regard de son faible taux d’intégration. »

6. Taux d’intégration locale et positionnement du capital marocain dans les chaînes de valeur

Une autre question centrale à laquelle il faut accorder un intérêt lorsqu’on discute des IDE est celle du taux d’intégration locale (TIL). Ce dernier désigne la proportion dans laquelle les entreprises locales (du pays d’accueil) participent à l’approvisionnement de la filiale implantée par l’investisseur étranger. Dit autrement, il s’agit de la part du sourcing local à l’approvisionnement des entreprises d’investissement direct et du niveau de contribution des entreprises domestiques à la valeur ajoutée globale créée sur le sol national par les entreprises d’investissement direct. Il est évident que chaque pays d’accueil a intérêt à ce que le TIL soit le plus élevé possible. De cette façon, les entreprises locales prennent et améliorent leur positionnement dans la chaîne de valeur globale relative aux produits de l’entreprise d’investissement direct, et des effets d’entraînement naissent de cette situation. A l’inverse, dans le cas où les entreprises d’investissement direct s’approvisionnent essentiellement ou totalement à travers les importations des biens intermédiaires, on est en présence d’IDE d’enclaves, l’impact sur l’économie d’accueil ne peut être que faible, voire insignifiant. Un taux d’intégration élevé est un enjeu majeur pour plusieurs raisons dont notamment : la création d’une dynamique au niveau du tissu productif local (création de davantage d’emplois, développement industriel impliquant une amélioration dans l’innovation technologique, possibilité d’exporter des volumes de plus en plus importants de valeur ajoutée nationale, notamment vers les pays liés avec le Maroc par des accords de libre-échange, etc. Au Maroc, dans le cadre de la dernière stratégie industrielle baptisée « Plan d’accélération industrielle » (2014), un dispositif a été conçu pour améliorer le taux d’intégration : les « écosystèmes industriels ». Que recouvre ce concept dont le premier terme est emprunté à la biologie ? Pour le ministre de l’Industrie, « il s’agit d’intégrer autour de donneurs d’ordre des fournisseurs travaillant en coopération. Au lieu de fabriquer une pièce automobile, vous Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 221 fabriquez un composant comme un rétroviseur via ce jeu d’alliance. L’idée est de faire collaborer des entreprises en sous-systèmes rendus indispensables à leur donneur d’ordre. Cette structuration accroît la création de valeur à tout niveau (8) ». En fait, il s’agit d’organiser l’intégration de fournisseurs de composants ou de modules entrant dans la fabrication d’un produit final donné autour d’une entreprise leader, filiale d’une firme multinationale telle que Renault et Peugeot dans le secteur automobile, et Safran et Bombardier dans le secteur aéronautique. A une sous-traitance simple on veut substituer une sous- traitance complexe se traduisant par une participation de plus en plus large des entreprises locales à l’approvisionnement des entreprises étrangères. Dans cette stratégie, l’État s’engage directement dans la coordination et l’animation des écosystèmes (9) et dans l’accompagnement de l’implantation d’investisseurs internationaux. Actuellement, plusieurs écosystèmes sont déjà mis en place (10), et d’autres sont en cours de développement ou de constitution (11). Selon la profession, le taux d’intégration est à évaluer, sur la base d’un plan d’étapes, par une commission mixte comprenant les cadres du ministère de l’Industrie et ceux de la profession. S’agissant du secteur automobile, rappelons tout d’abord que selon différentes sources, le taux d’intégration à la veille de la mise en service de l’usine Renault à Tanger se situait dans le meilleur des cas entre 25 et 30 %, un niveau donc faible. Dans les déclarations faites par le président du groupe français autour du projet de Tanger, ce dernier s’est engagé à porter le taux d’intégration au niveau de 55 % à 60 %. L’examen de l’approvisionnement de la filiale du groupe Renault implantée à Melloussa (Tanger) révèle trois faits fondamentaux : – très peu d’entreprises à capital local participent à l’approvisionnement du groupe français ; – une absence de joint-ventures (co-entreprises) entre les filiales des firmes implantées au Maroc et les entreprises à capital marocain. Il semble que les entreprises à capitaux étrangers privilégient la logique de greenfield ;

8. Définition donnée par le ministre de l’Industrie dans le cadre d’une interview publiée par le magazine l’Usine Maroc, le 28 mai 2014. 9. A travers notamment l’Association marocaine de l’industrie et du commerce automobile (AMICA). 10. Il s’agit des écosystèmes suivants pour le secteur automobile : « câblage », « métal et emboutissage », « intérieur véhicule et sièges », « batteries » et « moteur et transmission ». 11. Exemple : l’écosystème « systèmes extérieurs ». 222 Industrialisation et développement

– la plupart des filiales des firmes multinationales du secteur automobile se trouvant au Maroc et qui approvisionnent Renault exportent plus de 90 % de leur marchandise et importent la quasi-totalité des intrants (pièces et composants) à travers leur chaîne d’approvisionnement mondiale. Selon des données statistiques de l’Association marocaine de l’industrie et du commerce de l’automobile (12) (AMICA), deux entreprises marocaines (deux PME) seulement figurent sur une liste de 24 équipementiers de premier rang (13) de l’usine Renault à Tanger. Ces deux unités marocaines fournissent d’ailleurs des produits reposant sur des technologies de type faible : accessoires, fixation (présentoirs), transformation de fil de fer dans le cas de l’entreprise Socafix (14) (Casablanca) et échappements silencieux et petites pièces métalliques dans le cas de l’entreprise Tuyauto (15) (Casablanca). Elles relèvent toutes les deux de l’écosystème « métal emboutissage ». La première entreprise (Socafix) figure aussi parmi les équipementiers de deuxième rang de Renault dans le cadre de l’écosystème « système intérieur». Selon un article publié par l’hebdomadaire la Vie économique en novembre 2016 et consacré à la question du taux d’intégration, on apprend que sur 150 entreprises du secteur automobile au Maroc, seulement 7 sont à capitaux marocains, alors qu’en Turquie, 70 % des groupes sont à capitaux nationaux ou en partenariat avec les Turcs. On y lit également que les capitaux nationaux génèrent moins de 1 % du chiffre d’affaires du secteur (16).

12. Données tirées d’une « Présentation de l’industrie automobile au Maroc » par l’AMICA, mai 2016. 13. Les équipementiers de premier rang sont ceux qui fournissent directement le constructeur (Renault) en pièces ou composants alors que les équipementiers de deuxième rang sont ceux qui fournissent les équipementiers de premier rang en pièces ou composants que ces derniers intègrent dans leurs produits avant de les fournir au constructeur. On parle également d’équipementiers de troisième rang qui fournissent ceux du deuxième rang qui à leur tour fournissent le constructeur. Plus le tissu des équipementiers au niveau de ces trois échelons se développe de même que les échanges entre eux, plus le poids du secteur prend une grande ampleur. 14. Socafix a commencé à fonctionner comme une joint-venture entre l’Espagne et le Maroc en 2000. Elle est devenue marocaine à 100 % en 2005. Elle produit des structures métalliques pour automobiles à l’aide du pliage et du soudage de produits en acier. Elle fournit Somaca et l’usine Renault de Tanger en tant que fournisseur de premier rang mais aussi les fournisseurs de premier rand en Europe et au Maroc (en tant que fournisseur de second rang). 15. Tuyauto a été créée en 1960 en tant que joint-venture entre l’Italie et le Maroc. Elle est devenue par la suite 100 % marocaine. Elle fabrique des pièces et composants du système de gaz d’échappement automobile. Elle a été sélectionnée par Renault comme fournisseur de premier rang. Elle exporte ses produits aux fournisseurs de premier rang situés en Europe en tant que fournisseur de second rang. 16. Article signé par Naoufel Darif, la Vie économique du 25 novembre 2016. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 223

Par type d’écosystème, la situation se présente de la manière suivante : au niveau de l’écosystème « câblage », où interviennent certains groupes en force par le nombre d’unités implantées au Maroc tels que Delphi (4 unités, USA) Leoni (5 unités, Allemagne), Yazaki (3 unités, Japon), Lear (3 unités, USA) et Sumitomo (7 unités, Japon), aucune entreprise à capital local n’y figure parmi les 24 entreprises qui en font partie. Il en est de même dans le cas de l’écosystème « système intérieur » où interviennent au moins 17 entreprises. Au niveau de l’écosystème « batterie », deux entreprises à capital domestique seulement sur un ensemble de 7 unités. Enfin, dans l’écosystème « métal emboutissage », on trouve deux entreprises à capital local seulement sur un total de 15 entreprises. Même au niveau du groupe des équipementiers de deuxième et troisième rangs, le nombre d’entreprises à capital local est faible. L’absence de liaisons (linkages) entre le tissu productif local et les multinationales dans le secteur automobile a été également mise en évidence par différentes études. Ainsi, dans un travail de l’Agence japonaise de coopération internationale publié en 2014 sous le titre : « Étude pour le développement du secteur privé au Royaume du Maroc (collecte et analyse d’information) », les auteurs notent : « Même si le Maroc se transforme en un pays producteur de véhicules neufs destinés à l’export avec la mise en service de l’usine Renault de Tanger, très peu d’entreprises locales sont intégrées dans la chaîne de production pour l’assemblage de véhicules neufs. » De même, dans une étude élaborée par un collectif de travail en 2016, les auteurs ont bien rendu compte de la faiblesse de l’approvisionnement local de l’usine Renault et de l’impact très limité de ce projet. « En 2015, notent- ils, l’usine de Tanger est approvisionnée depuis principalement les zones franches proches, Tanger et Kénitra. L’approvisionnement de ces usines en composants et matières se fait presque exclusivement depuis l’étranger, les fournisseurs de rangs 2 et 3 étant peu présents au Maroc. A ce jour, si ce n’est l’implantation d’une vingtaine de nouveaux fournisseurs de rang 1 autour du constructeur, les effets induits localement concernent les entreprises de services (sécurité, transport, maintenance, commerce, etc.) et les achats indirects (comme les huiles et autres consommables, y compris la papeterie). Le statut d’extra-territorialité pour Renault, comme pour la plupart de ses fournisseurs qui sont en zone franche, ne favorise pas un développement rapide de l’approvisionnement local, même si le mouvement d’implantation des fournisseurs de rang 1 se poursuit (17). » Les auteurs précisent par ailleurs

17. N. Benabdeljlil, Y. Lang et A. Piveteau, « L’émergence d’un pôle automobile à Tanger (Maroc) », Cahiers du Groupe de recherche en économie théorique et appliquée (GRETHA), 2016, étude publiée sur le web. 224 Industrialisation et développement dans cette étude que dans la très grande majorité des cas, la fonction achats pour les matières et composants n’est pas implantée au Maroc. La maîtrise de l’approvisionnement est externe (18). Le taux de pénétration des importations dans la production automobile au Maroc est très élevé. L’importation massive des biens intermédiaires (pièces, composants, etc.) de l’automobile aussi bien par le constructeur (Renault) que par les équipementiers pèse lourdement dans la valeur des exportations de ce secteur. En d’autres termes, le contenu en importations de biens intermédiaires des exportations du secteur automobile est très important, ce qui traduit la faible teneur des exportations en valeur ajoutée créée sur place (Maroc). En toute logique comptable, la valeur totale des intrants importés doit être défalquée de la valeur des exportations du secteur automobile pour pouvoir apprécier l’état de celle-ci. Concernant le projet du deuxième groupe français à Kénitra (Peugeot PSA), qui se distingue de celui de Renault par le fait qu’il comporte, en plus de l’activité d’assemblage, la composante fabrication de moteurs de voitures sur le site de Kénitra Free Zone (une occasion pour opérer un transfert de technologies dans un domaine relevant des technologies complexes et pouvant avoir des effets d’entraînement importants sur l’économie nationale), il est question d’un taux d’intégration locale à terme de 65 % pour l’activité d’assemblage et de 85 % pour la fabrication des moteurs. De nouveaux équipementiers automobiles s’implantent au Maroc en prévision de l’augmentation des besoins en pièces et composants automobiles après la mise en service de l’usine Peugeot à Kénitra. Mais force est de constater que les équipementiers en question sont essentiellement des entreprises à capital étranger. Dans les secteurs de l’aéronautique et de l’électronique qui sont des secteurs reposant sur les hautes technologies, le taux d’intégration local est également faible. S’agissant du secteur aéronautique (19) où interviennent les filiales des plus grands constructeurs d’avions dans le monde comme Safran (France), Boeing (USA), Airbus (Europe) et Bombardier (Canada) mais aussi celles

18. N. Benabdeljlil et al., art. cit. 19. L’industrie aéronautique est née en 1957 à partir du dynamique essor de Royal Air Maroc (RAM), première compagnie aérienne publique. A partir du début des années 2000, le secteur va connaître une expansion importante qui s’est traduite par un accroissement considérable du nombre d’entreprises (qui est passé de 10 en 2001 à 105 en 2012) ainsi que du nombre d’emplois (qui passe de 1200 en 2001 à 10 000 en 2012). Comme pour les autres secteurs- cibles du Plan d’accélération industrielle (PAI), le secteur aéronautique bénéficie de l’appui de l’État marocain et donc des multiples avantages prévus dans le cadre du PAI. Pour développer le secteur, le Maroc a créé une zone franche (Midpark) à Casablanca-Nouasseur. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 225 d’équipementiers, la plupart des entreprises sont des filiales de sociétés européennes et nord-américaines. Les entreprises françaises sont les plus représentées dans le secteur. Comme dans le cas de l’automobile, la présence d’entreprises à capital marocain comme fournisseurs de pièces et de composants dans le secteur aéronautique est très faible. Dans l’étude de la JICA déjà citée, les auteurs notent que « du point de vue du développement du secteur industriel, le défi du secteur de l’aéronautique est le nombre limité de PME locales qui sont intégrées dans la chaîne de valeur du secteur. Il y a seulement deux entreprises détenues par des nationaux qui sont membres du GIMAS (20) ». Plus loin, ils précisent que « beaucoup de fabricants de pièces et composants d’assemblage de circuits intégrés, de fils, de moulures en plastique et pièces métalliques pour l’utilisation de modules à relativement forte valeur ajoutée ont fait leur apparition au Maroc. Ces pièces et composants sont principalement fabriqués par des filiales de constructeurs mondiaux européens et américains de l’électronique qui sont entrés dans la scène de fabrication marocaine au cours des dernières années. » Par ailleurs, les auteurs indiquent que plusieurs PME locales qui relèvent du secteur assurent le traitement du métal des pièces et composants du secteur aéronautique. Dans le cas du secteur électronique, qui constitue lui aussi un secteur prioritaire dans la nouvelle stratégie industrielle et qui est stimulé par le développement des secteurs d’automobile et de l’aéronautique, deux entreprises marocaines seulement figurent sur une liste de 22 principales entreprises recensées par l’Agence marocaine pour le développement de l’industrie (AMDI) en 2012 ; l’une, Nemotek Technologie (21), intervient dans l’électronique de spécialité (22), précisément dans l’électronique médicale et aussi dans l’électronique grand public (23) (composants), l’autre (DBM Maroc) travaille dans l’électronique grand public (assemblage de produits électroniques grand public). Les entreprises françaises dominent le tissu productif du secteur ; sur une liste de 19 principales unités recensées par

20. Groupement des industries marocaines aéronautiques et spatiales. C’est une association regroupant les entreprises du secteur, fondée au début des années 2000 et ayant son siège social à Casablanca. 21. Créée par la CDG en 2011 avec un coût d’investissement de 176 millions de dirhams à Rabat-Technopolis. 22. L’électronique de spécialité comprend, entre autres, l’électronique industrielle, l’électronique médicale, l’électronique pour les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique et de la défense, les semi-conducteurs. 23. L’électronique grand public comprend l’assemblage de produits électroniques grand public, les composants, les semi-conducteurs. 226 Industrialisation et développement le ministère de l’Industrie, 16 relèvent du capital français ; elles sont réparties sur Casablanca, Mohamedia, Tanger, Rabat et Salé.

Tableau 9 Principales entreprises du secteur électronique du Maroc

Raison sociale Capital d’origine Province SENSUS METRING SYSTEMS (SMET) France Skhirat-Témara STE MAROCAINE DES COMPTEURS VINCENT France Mohammedia A2S France Mohammedia EOLANE MAROC France Casablanca TRONICO ATLAS France Tanger (Tfz) INTERTRONIC MAROC France Casablanca CROUZET France Casablanca MICRO SPIRE France Casablanca ADETEL MAROC France Mohammedia ASTEMA «EX TEMEX MAROC» France Casablanca KENITRONIQE(ACJH) France Kénitra O B ELECTRONIQUE France Casablanca CMS ELECTRONIQUE France Mohammedia NPM France Tanger (Tfz) PREMO MEDITERANNEE Espagne Tanger (Tfz) TEL ET COM France Témara-Rabat FMC 2E France Casablanca LEAR CORPORATION ELECTRONICS Luxembourg Salé STMICROELECTRONICS France-Italie Casablanca

Les entreprises du secteur sont essentiellement des PME. Comme dans les deux autres secteurs déjà présentés, l’emploi concerne fondamentalement les opérateurs et techniciens. De même, l’investissement dans la recherche et développement est le parent pauvre des engagements du capital étranger dans le secteur. Au total, nous sommes en présence d’espaces productifs qui se développent au Maroc autour d’entreprises leader (Renault, Safran, Airbus, Boeing, Bombardier) qui sont des filiales de groupes étrangers et où le capital marocain ne joue, jusqu’à présent, qu’un rôle limité au niveau des différentes chaînes de valeur. Il reste à s’interroger sur les facteurs qui expliquent cette faible présence des entreprises marocaines dans les chaînes de valeur aussi bien du constructeur (Renault) que des entreprises à capitaux étrangers implantées au Maroc et qui Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 227 approvisionnent Renault. Une autre question connexe mérite d’être posée : pourquoi les entreprises étrangères privilégient-elles la logique de greenfield et évitent-elles de rentrer dans des partenariats avec les entreprises marocaines sous forme de joint-venture ? S’agissant de la faible présence d’entreprises à capital local dans le réseau des fournisseurs de Renault, certains professionnels que nous avons interrogés sur la question mettent en avant le niveau des exigences et des conditions imposées par le constructeur en matière de qualité des produits (pièces, composants), de délais, de régularité de l’approvisionnement (risque de défaut du fournisseur). Pour l’un de nos interlocuteurs, tout en affirmant qu’il n’y a aucune raison pour que Renault refuse une entreprise à capital marocain comme fournisseur (24), il souligne que le constructeur a raison de procéder à une véritable sélection des fournisseurs car tout défaut sur les composants se répercute sur l’image du groupe. Les entreprises marocaines doivent montrer qu’elles méritent la confiance du constructeur et passer par des processus de certification. La même réponse nous a été donnée par un autre professionnel pour qui les entreprises à capital local n’ont pas une véritable tradition industrielle et souffrent de faiblesses au niveau des capacités techniques et de gestion (faiblesses au niveau du savoir-faire technologique et en matière de gestion de la qualité). Dans l’article déjà cité (Benabdeljlil et al., 2010), les auteurs indiquent au titre des conditions imposées par Renault l’exigence de garantir un approvisionnement au prix le plus faible possible. En discutant de « la mise en échec d’une stratégie de montée en qualité des équipementiers marocains », les auteurs notent : « L’enjeu pour Renault est double : s’assurer que les fournisseurs ne feront pas défaut et garantir un approvisionnement au prix le plus faible possible. Force est de constater que l’équation n’a pas pu être résolue par les fournisseurs à capitaux marocains (25). » Les auteurs précisent que le constructeur a essayé de constituer un réseau de partenaires locaux pouvant répondre à ses exigences, mais les résultats ont été maigres. « Renault a donc tenté, notent-ils, de construire sur place une partie de son réseau en cherchant à amener au niveau de compétence technologique requis les acteurs locaux au plus fort potentiel. Sans réel succès puisque sur l’ensemble des équipementiers de rang 1, seuls deux sont à capitaux marocains. »

24. Des exemples d’entreprises à capital local qui ont réussi à intégrer le réseau des fournisseurs de Renault existent : c’est le cas de la société Electra qui a réussi à avoir la certification pour livrer des batteries à Renault. Son référencement a exigé au préalable un travail approfondi. Deux autres entreprises ont réussi à faire partie du réseau de fournisseurs de Renault : Tuyauto et Socafix. 25. N. Benabdeljlil et al., art. cit. 228 Industrialisation et développement

Dans son système de sélection des fournisseurs, la liste des exigences de Renault ne s’arrête pas aux éléments déjà cités. Pour rentrer sous la contrainte générale de coût qu’il se fixe, le constructeur reporte une partie du coût d’investissement et de la prise de risque associés aux nouveaux produits sur les équipementiers. Cette stratégie produit inévitablement de la sélection en opérant comme une barrière à l’entrée (26). Même au niveau du réseau des équipementiers de deuxième rang, le nombre d’entreprises marocaines demeure faible. Les équipementiers de premier rang, à l’instar du constructeur, ont leurs exigences. Les quelques unités qui ont réussi à prendre place dans ce réseau sont celles qui ont une ancienneté dans l’activité ainsi qu’un certain potentiel. L’examen des données que nous avons recueillies auprès de l’AMICA font état de la présence des sociétés suivantes sur le panel des équipementiers de deuxième rang : Socafix(27) (accessoires pour secteur automobile), Dolidol (production de feutrine pour le secteur automobile), Mafaco (composants de sièges en textile pour l’industrie automobile, tissu technique à usage industriel). Au sujet des joint-ventures entre le capital étranger et le capital marocain, mentionnons tout d’abord que l’État a mis en place un système d’incitations pour encourager ces opérations. Cependant, force est de constater que les résultats en la matière sont maigres (28). Selon N. Benadejlil et al. (2010) une cellule de travail a été créée au niveau de la Somaca par le groupe Renault pour identifier les fournisseurs potentiels de Renault et les accompagner jusqu’à la maîtrise de certains standards internationaux de qualité. Cette cellule a travaillé aussi les possibilités de partenariats entre fournisseurs locaux et internationaux. Et les auteurs de souligner : « Trois projets de co-entreprise (joint-venture) ont été amorcés sans parvenir à terme (29). » Pour un responsable de l’Amica que nous avons interviewé, le Plan d’accélération industrielle qui a mis en place différents mécanismes et outils pour améliorer le taux d’intégration locale et encourager les partenariats entre le capital étranger et le capital local n’a vu le jour qu’en 2014. Comme on l’a vu, précise-t-il, plusieurs filiales de multinationales sont aujourd’hui pilotées par des cadres nationaux (marocains), le mouvement de joint-venture va connaître une dynamique dans l’avenir. Dans le cadre de cette perspective,

26. Nadia Benabdeljlil et al., art. cit. 27. Rappelons que cette société fait partie des équipementiers de premier rang de Renault. 28. Le dernier projet de co-entreprise qui a abouti est celui de la société Induver (Maroc) avec le groupe japonais AGC, joint-venture qui a porté sur la fabrication du vitrage automobile (à Kénitra). 29. Nadia Benabdeljlil et al., art. cit. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 229 le président de l’AMICA précise que cet organisme de coordination et d’animation du secteur automobile au Maroc a repéré récemment une vingtaine de PME qui ont signé plusieurs joint-ventures avec des groupes internationaux et des industriels locaux (30). Toutefois, il est difficile d’écarter l’hypothèse que l’investissement en mode geenfield soit une stratégie adoptée par les groupes internationaux pour minimiser le transfert de technologies. Au total, il y a davantage de production « Made in Morocco » avec la pénétration des IDE, mais pas assez de production « Made by Morocco ».

7. Le cluster industriel

Au cours de la dernière décennie, nous avons assisté au développement du phénomène d’agglomération d’un grand nombre d’entreprises dans des espaces déterminés (31), phénomène où les investissements directs étrangers ont joué un rôle capital. Parmi ces espaces, on distingue celui de la technopole de Nouaceur (près de l’aéroport de Casablanca) où sont implantées – et continuent de s’implanter – plusieurs entreprises du secteur aéronautique et celui de Tanger Free Zone qui constitue le support des entreprises du secteur automobile. Peut-on qualifier ces regroupements d’entreprises constitués autour d’entreprises leader, comme Renault dans le cas de l’automobile et comme Safran, Airbus, Boeing et Bombardier pour ce qui concerne l’aéronautique, de clusters industriels ? Naturellement, la réponse à cette question passe par le retour à la définition du cluster et à la saisie de ses multiples dimensions (32). Mais avant de développer les deux points, essayons tout d’abord de rendre compte du phénomène d’agglomération concernant les deux secteurs.

7.1. Agglomération des entreprises et création d’un espace productif 7.1.1. Le secteur automobile Jusqu’à l’arrivée du constructeur Renault en 2011 au Maroc, le secteur automobile était organisé autour de deux branches : le montage des véhicules par la Somaca à Casablanca et son parc de fournisseurs, d’un côté, la

30. Annonce rapportée par N. Darif dans son article déjà cité (la Vie économique du 26 novembre 2016). 31. Tels que les plateformes industrielles intégrées, les zones franches, etc. 32. De larges développements sur la notion de cluster (et des notions voisines comme le district industrie, le pôle de compétitivité, le système productif localisé, etc.) sont proposés dans notre ouvrage Outils d’analyse économique, plus précisément au niveau de la présentation de l’outil « systèmes productifs localisés ». 230 Industrialisation et développement fabrication de pièces et d’équipements pour les constructeurs internationaux installés en Europe, de l’autre. En 2007 fut décidée l’implantation de la filiale Renault à Tanger, et la mise en service de cette unité a démarré en 2012. En 2015, le deuxième groupe automobile français, PSA-Peugeot, a passé une convention avec le Maroc pour l’implantation de sa filiale à Kénitra. A la suite de l’arrivée de Renault et de l’annonce de la création l’usine Peugeot qui va produire non seulement des voitures mais aussi des moteurs de voiture, un grand nombre d’équipementiers sont venus s’installer au Maroc pour fournir les deux constructeurs et exporter une partie de la production des composants. Les entreprises ainsi créées viennent étoffer le tissu productif automobile. Selon l’AMICA, le nombre total d’entreprises constituant le secteur automobile (dont les entreprises marocaines qui sont au nombre de 7) passe de 35 en 2000 à 150 en 2015. Elles se sont agglomérées essentiellement sur trois espaces : Tanger, Casablanca et Kénitra. Durant la même période, le nombre d’employés est passé de 20 000 à 90 000, soit un coefficient multiplicateur de 4,5. Avant de présenter quelques aspects des investissements étrangers effectués dans le secteur automobile au Maroc, voyons tout d’abord comment a évolué le capital étranger engagé dans ce secteur sur une période assez longue. Au cours de la période 1998-2013, le montant global du capital engagé ainsi dans le secteur a connu l’évolution que retrace le tableau 10.

Tableau 10 Évolution du capital étranger engagé dans le secteur automobile (en 1 000 dirhams)

1998 2002 2006 2010 2013

Capital engagé 144 500 196 131 298 749 1 110 128 1 302 404

Source : Ministère de l’Industrie, Enquête annuelle sur les industries de transformation.

Au cours de cette période, le taux de pénétration du capital étranger dans le secteur a enregistré une hausse importante, passant ainsi de 51 % pour la période 1998-2002 à 87 % au cours de la période 2008-2013, ce qui traduit l’importance des investissements étrangers effectués dans le secteur au cours des dix dernières années. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 231

Tableau 11 Évolution du taux de pénétration du capital étranger dans le secteur automobile

Moyenne Moyenne Moyenne 1998-2002 2003-2007 2008-2013 Taux de pénétration 0,51 0,75 0,87

Source : nos calculs sur la base des données de l’Enquête annuelle sur les industries de transformation.

Les investissements étrangers dans le secteur sont le fait de groupes étrangers relevant de différents pays dont, notamment, la France, le Japon, l’Espagne, l’Allemagne, les USA et la Turquie. S’agissant de la taille des investissements, les uns sont de grande taille, d’autres sont de petite ou moyenne taille. Les uns sont du type capital using et d’autres sont labour using. Les investissements relatifs aux projets d’implantation des filiales de Renault et de Peugeot PSA portent sur des montants considérables qui en font des mégaprojets : 1,1 milliard d’euros pour le premier groupe [investissement initial (700 millions d’euros) + investissement complémentaire (400 millions d’euros)] et 890 millions d’euros pour le deuxième groupe (chiffre annoncé par les responsables du groupe). La différenciation de la taille des investissements et de leur degré capitalistique (que l’on peut approcher par le rapport investissement/emploi) peuvent être appréciés à travers les quelques cas de projets d’investissement dont les conventions ont été signées (2016) et que présente le tableau 12.

7.1.2. L’aéronautique L’industrie aéronautique marocaine est née à partir de la décennie 50 du siècle dernier avec la mise en place par le constructeur aéronautique français Aérospatiale de la société Maroc Aviation en 1951 et la création de la société Royal Air Maroc (RAM) en 1957, compagnie aérienne publique. Depuis 1993, Maroc Aviation est détenue par EADS Sogerma qui relève du groupe Airbus et opère depuis cette date comme fournisseur d’équipements pour ce groupe. En 1999, la société Snecma (fabricant français de moteurs d’avion) et la RAM ont fondé la société Snecma Morocco Engine Services (SMES) (51 % Snecma et 49 % RAM) spécialisée dans la maintenance et la réparation des moteurs d’avions commerciaux (33). Ces trois sociétés (RAM, Maroc Aviation et SMES) ont constitué le noyau initial au sein duquel le Maroc a développé un savoir- faire technique dans le domaine de la maintenance aéronautique et la fabrication de pièces aéronautiques.

33. Selon l’Agence japonaise de coopération internationale in Étude sur le développement du secteur privé au Royaume du Maroc : collecte et analyse d’information, mars 2014. 232 Industrialisation et développement 64 94 113 663 402 447 967 867 888 181 103 694 358 902 113 2 938 1 852 1 440 1 174 (en kDh/emploi) Inv/Emploi (1)/(2) Inv/Emploi

51 60 80 70 88 36 36 40 106 280 400 127 150 105 115 130 250 Effectif 1515 2 200 d’emploi (2) d’emploi

000 600 640 28360 12 000 33 800 18 000 37 400 58 000 51 000 71 000 67 000 91 000 79 860 51 830 46 560 42 280 36 080 (en kDh) 163 397 205 156 300 Montant de de Montant (1) l’investissement Tanger Tanger Tanger Tanger Tanger Tanger Tanger Tanger Tanger Tanger Tanger Tanger Tanger Kénitra Kénitra Kénitra Kénitra Kénitra Berrechid Localisation Casablanca et et Casablanca Tableau 12 Tableau Câblage automobile Câblage Sièges automobile Sièges Injection pour automobile plastique Câblage automobile Câblage Connectique automobile Câblage automobile Câblage automobile Batteries Emboutissage automobile Emboutissage Injection pour automobile plastique Câblage automobile Câblage automobile Verre Câblage automobile Coiffes Activité Injection plastique pour et accessoires Equipements automobile Câblage automobile Câblage et étanchéité pour acoustique Pièces automobile Composants en caoutchouc et plastique en caoutchouc Composants et pièces en en foaming et pièces de siège, Coiffes plastique 3 projets Extension Extension Extension Création Extension Création Extension Création Création Extension Création Création Extension/ Création Taille des investissements étrangers et intensité capitalistique et intensité étrangers des investissements Taille Allemagne France France Allemagne USA Tunisie Tunisie France Tunisie Allemagne France USA Espagne Pays d’origine Pays du capital Espagne Espagne Tunisie France Allemagne Canada Leoni Faurecia Equipements Equipements Faurecia Maroc automobiles GMD Tanger SEBN-MA TE Connectivity Coficab Maroc Coficab Maroc Batteries Assad Snop Tanger Molding and Tech One Assembling Kromberg & SCHUBERT Kromberg Saint-Gobain Sekurit Maroc Electric Morocco Furukawa Indutexa Entreprise Novaerum Automotive Novaerum Morocco Automotive Faw Cofat Maroc Cofat Morocco Gergonne Elastomer Solutions Maroc Elastomer Polydesign Systems Polydesign Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 233

Dans la stratégie de développement industriel baptisée Plan d’émergence industrielle 1 (2005-2009) et 2 (2009-2014) et dans la dernière version de la stratégie industrielle de l’État dénommée Plan d’accélération industrielle (PAI) qui s’étend sur la période 2014-2020, l’aéronautique a été érigée en « métier mondial » auquel l’État a accordé une grande importance. Comme dans le cas de l’automobile, un système d’incitations et d’aides est mis en place pour encourager les investisseurs étrangers à s’implanter au Maroc (34). Après 2000, plusieurs groupes internationaux ont implanté leurs filiales au Maroc, et le nombre d’entreprises relevant du secteur aéronautique a augmenté notablement. Il est passé de 10 unités en 2001 à 105 en 2012 et à 110 en 2015 (35) ; l’essentiel des entreprises est constitué par les filiales de groupes étrangers, la France en tête. Parmi les grands groupes internationaux ayant investi au Maroc figurent Boeing (USA), EADS (maison-mère d’Airbus, Europe), Bombardier (Canada), Safran (France), Daher (France), Zodiac Aerospace (France). Certains groupes ont implanté plus d’une filiale au Maroc ; la France y possède au moins six unités. La présence des entreprises marocaines est très faible. Selon la directrice du Gimas, « aujourd’hui, le nombre d’entreprises marocaines dans le secteur est inférieur à 5 (36) ». Le taux d’intégration est actuellement faible, le secteur s’étant développé sur la base d’investissements étrangers, avec très peu de rapports avec les entreprises locales. Les déclarations de responsables de la profession indiquent qu’il est prévu de porter le taux d’intégration à 35 % en 2020. Les principaux domaines d’activité de l’aéronautique au Maroc sont : le travail des métaux, l’électronique/avionique, les services, la fabrication de pièces et composants, la maintenance et réparation, le support technique, l’assemblage de sous-structures et la fabrication des parties auxiliaires. En 2015, dans le cadre du Plan d’accélération industrielle, et comme dans le cas de l’automobile, quatre écosystèmes aéronautiques ont été créés dans les filières suivantes pour favoriser la montée en puissance du secteur : l’assemblage, le système électrique- câblage et harnais, l’entretien-réparation et la révision et ingénierie.

34. Au titre de ces encouragements on peut citer les incitations fiscales et à la formation, la création d’in Institut des métiers de l’aéronautique au service des professionnels, les aides dans le cadre du Fonds Hassan II (contribution de l’État à hauteur de 10 % sur les équipements neufs et à hauteur de 30 % sur les bâtiments), le soutien de l’État sur le foncier et la construction de l’usine, le bénéfice des avantages de la zone franche. 35. Selon le Gimas et les déclarations de responsables de la profession que l’on peut lire dans des articles publiés sur Internet. 36. Propos de la directrice du Gimas, rapportés par Julie Chaudier dans un article intitulé : « L’aéronautique marocain n’arrive pas à tirer les exportations », Econostrum, jeudi 2 avril 2015, publié sur Interrnet. 234 Industrialisation et développement

Au niveau de la chaîne de valeur relative à la production d’avions et selon l’étude de la JICA, le Maroc est présent sur les spécialités décrites dans le tableau 20. Comme on peut le constater, le Maroc se positionne partiellement dans le segment ingénierie et essentiellement dans la fabrication de composants et l’assemblage de sous-systèmes. Comme dans le cas de l’automobile, le Maroc participe à la décomposition de la chaîne de valeur mondiale de l’aéronautique et se trouve ainsi de plus en plus inséré dans l’économie mondiale. La production du secteur est orientée à 100 % à l’exportation. En 2014, le chiffre à l’exportation s’est élevé à 1 milliard d’euros. Les exportations sont destinées essentiellement à l’Europe et particulièrement la France. Selon le Gimas, trois activités principales représentent l’essentiel du chiffre d’affaires à l’exportation : le câblage (51 %), le manufacturing (19 %) et la maintenance (12 %). Entre 2000 et 2015, l’effectif des emplois a évolué de 1 500 à 11 000. L’emploi des Marocains est composé essentiellement des opérateurs et techniciens embauchés après le bac ou avec un bac+3. Selon différentes sources (37), le salaire mensuel moyen se situe autour de 300 euros, coût qui constitue un facteur essentiel d’attractivité pour le capital étranger.

Tableau 13 Les spécialités du secteur aéronautique dans lesquelles le Maroc est présent

Grandes composantes Présence : x Segments Spécialités de la chaîne Absence : 0 de valeurs Design (architecture initiale de l’avion, 0 aérodynamique) Architecture, design 3 D 0 Ingénierie Calculs 2 D x Prototypes et tests x Design Développement de logiciels x Processus de fabrication x Traitement des données et Traitement des données et documentation 0 documentation technique technique

37. Dont l’Usine nouvelle, dossier spécial Maroc, « Le défi aéronautique », par Olivier James, 26/07/2014, publié sur internet. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 235

Grandes composantes Présence : x Segments Spécialités de la chaîne Absence : 0 de valeurs Forgeage 0 Moulage d’aluminium 0 Moulage monocristallin (alliage de titane et 0 nickel) Plaquage et extrusion (aluminium et titane) 0 Fabrication Travail de pièces des métaux Chaudronnerie x Usinage x Usinage chimique x Traitement de surface x Mécatronique 0

Fabrication Faisceaux de fils x de câbles et Assemblage complet de harnais x électronique Connecteurs x Fixations en acier, aluminium et titane 0 Fabrication de machines, outils et 0 Fabrication équipements de test d'équipements Matériaux intérieurs (panneaux de plancher, auxiliaires 0 Fabrication poutres, toilettes, sièges, cuisines, etc.) de pièces Systèmes hydrauliques 0

Fabrication Prépreg (fibres et matériaux) 0 d'équipements Préparation de la matière (moulage) x composites Usinage (découpage, taillage, tests) x Montage/assemblage de pièces composites x Assemblage de Assemblage de la structure métallique x la structure Assemblage du moteur et des équipements 0 Aucune activité Montage n’est encore d'aéronefs réalisée au Maroc Aucune activité Location/ n’est encore financement réalisée au Maroc Entretien de la cellule et du moteur x Réparation du moteur et des composants x Services de Services de maintenance, Révision : maintenance réparation et – mise à niveau et amélioration du système, révision de la cabine et de l’intérieur ; 0 – services de démantèlement /de démolition des aéronefs

Source : Légère adaptation du tableau présenté dans l’étude de l’Agence japonaise, p. 65. 236 Industrialisation et développement

Les entreprises du secteur aéronautique sont réparties sur 4 espaces : Casa- Nouaceur, Tanger, Rabat et Marrakech. Mais l’essentiel du tissu productif est concentré dans les deux premières zones : Casa-Nouaceur (zone franche Midparc) avec 79 % et Tanger (Tanger Free Zone) avec 15 %. Les deux autres sont concernées par des parts respectivement de 5 % et 1 %. Et c’est à partir de cette concentration des entreprises dans l’espace du pôle aéronautique de Casa- Nouaceur que l’on a commencé à parler de cluster aéronautique.

7.2. Peut-on parler de cluster industriel au Maroc ? Dans les cas de l’automobile et de l’aéronautique au Maroc, il est difficile de parler actuellement de cluster. Certes, nous sommes en présence d’une concentration d’entreprises sur des espaces donnés (technopole de Nouaceur et Tanger Free Zone) ; il est vrai aussi qu’il existe une entité de coordination (l’AMICA pour l’automobile et le Gimas pour l’aéronautique) qui a pour charge d’animer et de dynamiser le tissu constitué par l’ensemble des entreprises et institutions concernant chaque secteur et à la création de laquelle l’État a apporté un appui conséquent, mais les rapports et les échanges qu’entretiennent les entreprises de chaque secteur entre elles, d’une part, et entre elles et les entreprises et institutions locales relevant du territoire, d’autre part, sont encore faibles. Dans le cas des deux secteurs (l’automobile et l’aéronautique), le nombre des entreprises locales qui se trouvent en rapports (client/fournisseur, projets en communs, échanges d’expériences, etc.) avec les filiales des groupes étrangers demeure encore faible. Dans les deux cas, il s’agit d’une agglomération d’entreprises essentiellement à capital étranger qui tournent autour de quelques entreprises leader (Renault dans le cas de l’automobile et Boeing, EADS, Safran et Bombardier pour l’aéronautique) qui sont des groupes étrangers, dont l’essentiel des inputs est importé de l’étranger et dont la production est destinée fondamentalement à l’étranger. Dans les deux cas, on est loin d’une véritable territorialisation des entreprises de l’agglomération qui repose sur un réel ancrage des entreprises au territoire, ancrage qui signifie diversification et densification des relations qu’elles entretiennent avec les entreprises et les institutions de ce territoire. On doit aussi relever que dans leurs investissements au Maroc, les firmes multinationales n’ont pas investi dans l’activité de recherche et développement, activité qui peut avoir d’importantes externalités positives sur l’économie d’accueil. Dans l’étude déjà mentionnée (Benabdeljlil et al.), il est souligné que « l’émergence d’un cluster automobile dans la région de Tanger est incontestable, mais c’est actuellement une version faible du cluster au sens où il Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 237 s’agit d’une agglomération d’activités industrielles liées à l’automobile, activités exportatrices puisque incluses dans une zone franche pour la plupart d’entre elles. Le renforcement des interdépendances sectorielles qui caractériserait un cluster, au sens d’un complexe intégré caractérisant un véritable développement économique, est encore en pointillé, et les effets de débordement (spillover) technologiques restent limités du fait de la faiblesse des interactions entre les firmes. » Alain Piveteau parle du freinage du phénomène de clustérisation et explique ce dernier à travers les termes suivants : « L’innovation et l’accumulation technologique, sources premières d’une possible remontée en gamme dans la chaîne de valeur, réfèrent dans la documentation institutionnelle aux pôles de compétitivité à la française. En pratique, l’innovation reste très dépendante des donneurs d’ordre particulièrement sensibles aux décisions de délocalisation-relocalisation des firmes étrangères. De plus, les niveaux faibles de R&D et de capital humain, la rareté des transferts de connaissance des laboratoires vers les entreprises ou encore la surreprésentation des pratiques concurrentielles par rapport aux pratiques coopératives inter-entreprises freinent la clustérisation (38). »

8. L’impact des IDE sur l’emploi

Rappelons que les défenseurs de la théorie des « IDE vertueux » soutiennent que les IDE ont un impact positif sur l’emploi au niveau de l’économie d’accueil. Les IDE se traduisent par la création non seulement d’emplois directs mais aussi par la génération d’emplois indirects à travers les liaisons que tissent les filiales des entreprises étrangères avec les entreprises locales (sous-traitants et fournisseurs locaux des filiales des multinationales), mais aussi par le biais de la dépense des revenus des employés des filiales des firmes multinationales. On se limite à l’appréciation de la portée de la création de l’emploi direct par les entreprises d’investissement direct. Sur le plan méthodologique, nous allons aborder cette question en examinant l’évolution des créations nettes d’emploi dans l’ensemble des entreprises d’investissement direct, c’est-à-dire les entreprises à participation étrangère dont le capital étranger est supérieur ou égal à 10 % du capital social total des entreprises concernées. Au cours de la période 2009-2015, qui correspond à la durée du Pacte national pour l’émergence industrielle (PNEI), les effectifs employés dans

38. A. Piveteau, « Le Maroc industriel dans la mondialisation : processus, trajectoires et acteurs », Revue marocaine des sciences politiques et sociales, numéro hors série, volume XIV, avril 2017. 238 Industrialisation et développement les entreprises d’investissement direct (EID) et dans toute l’industrie de transformation (IT) ont évolué de la manière suivante :

Tableau 14 Évolution de l’emploi dans les EID et dans l’IT, 2009-2015 (39)

Années Emploi in EID Emploi in IT Part EID en % 2009 166 350 538 431 31 2010 179 185 570 173 31 2011 198 084 589 588 34 2012 186 204 575 349 32 2013 192 527 570 779 34 2014 202 822 596 535 34 2015 204 657 601 931 34 Source des données de base : Enquête annuelle sur les industries de transformation, Ministère de l’Industrie.

Il y a lieu de relever tout d’abord que le nombre total des créations nettes d’emploi au niveau de toute l’industrie de transformation s’élève à 63 500, soit 28 % seulement des prévisions retenues par le PNEI (220 000 emplois). Dans le cas des entreprises d’investissement direct, l’effectif employé est passé de 166 350 en 2009 à 204 657 en 2015. Pour la période considérée, la création nette annuelle moyenne d’emplois s’élève à 5 472. Pour une population active totale employée de l’ordre de 10 679 000 personnes en 2015 (HCP), la contribution directe des investissements directs étrangers à l’emploi total est de loin inférieure à 1 % (0,05 %). En rapportant l’emploi créé annuellement (5 472) à la population active en chômage en 2015 (1 148 000 personnes), on obtient une contribution à l’emploi de 0,47 % ; c’est un taux très faible comparé au taux d’emploi au niveau national qui est de 42,8 % (2015, HCP). En considérant l’évolution, sur une décennie (2006-2015), de l’emploi et de la valeur ajoutée dans les entreprises d’investissement direct (tableau ci- après), on aboutit à la constatation suivante : alors que le taux de croissance

39. Pour les années 2014 et 2015, nous n’avons pas pu disposer de données statistiques relatives à l’emploi dans les entreprises à participation étrangère dont le capital étranger est supérieur ou égal à 10 % du capital social total des entreprises concernées (entreprises d’investissement direct). Pour établir les chiffres concernant ces deux années (202 822 employés pour 2014 et 204 657 pour 2015), nous avons multiplié l’emploi total de toute l’industrie de transformation pour ces deux années par le taux de 34 % correspondant à la part de l’emploi des entreprises à participation étrangère dont le capital étranger est supérieur ou égal à 10 % du capital social total des entreprises concernées en 2013. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 239 de la valeur ajoutée de ces entreprises sur toute la période considérée est de 60 % (passant de 31,2 à 49,85 milliards de dirhams), celui relatif à l’emploi n’est que de 27 % (passant de 160 930 à 204 651 employés).

Tableau 15 Valeur ajoutée et emploi dans les entreprises d’investissement direct

Valeur ajoutée Années Emploi (en milliards de dirhams) 2006 31,20 160 930 2007 33,32 173 348 2008 31,85 175 445 2009 35,13 166 350 2010 40,67 179 185 2011 42,32 198 084 2012 38,43 186 204 2013 45,45 192 527 2014 46,25 202 822 2015 49,85 204 657 Source : Enquête annuelle sur les industries de transformation, Ministère de l’Industrie.

Pour 2015, la contribution des entreprises d’investissement direct à la création de richesses (valeur ajoutée) par l’industrie de transformation s’élève à plus de 46 %, mais sa part dans l’emploi total de l’industrie de transformation n’est que de 34 %. La faible contribution des investissements directs à l’emploi au Maroc tient à leur faible poids dans l’investissement total dans le pays et non à leur caractère intensif en capital. Ainsi, à titre d’exemple, sur les 19 cas d’investissement présentés dans le tableau 25, le montant de l’investissement par emploi se situe entre 64 000 et 2 ,938 millions de dirhams. Dans le cas de 15 projets (sur 19), ce montant (investissement/emploi) est inférieur à 1 million de dirhams. Les deux « grands »investissements que sont les projets de Renault et de Peugeot dans le secteur automobile sont concernés par des montants d’investissement de, respectivement, 10 et 8,9 milliards de dirhams. Les effectifs totaux d’emploi direct prévus par ces deux projets sont de 6 000 chacun, ce qui correspond à des degrés d’intensité capitalistique de, respectivement, 1 666 667 et 1 483 333 dirhams par emploi. A titre de comparaison, le capital par emploi pour les IDE originaires de l’Europe et destinés aux pays méditerranéens pour la période 2003-2009 se présente comme suit : 240 Industrialisation et développement

Tableau 16 Capital/emploi pour les IDE à destination des pays méditerranéens

Région de destination Capital/emploi Israël, Turquie 1 713 000 dollars Machreck 2 174 000 dollars Maghreb 320 000 dollars MED 11 758 000 dollars

Source : Bénédict de Saint-Laurent, l’Impact des IDE sur le développement économique des pays : état de l’art et application à la région MED, ANIMA, décembre 2010, étude publiée sur Internet.

Si l’on rapproche maintenant les niveaux des IDE avec celui de la FBCF, on aboutit aux résultats suivants :

Tableau 17 Poids des IDE de l’industrie de transformation dans la FBCF (en millions de dirhams)

2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 IDE 3 314,4 1 784 2 725 4 759 6 089 8 151 15 331 9 893 8 714 FBCF 192 523 227 465 226 177 234 407 246 394 276 390 276 496 274 028 281 492 % 2 1 1 2 2 3 6 4 3

Source : Haut-Commissariat au Plan pour la FBCF et l’Office des changes pour les IDE.

Comme on peut le constater, les IDE de l’industrie de transformation ne représentent tout au long de la période considérée qu’une proportion très faible de la formation brute de capital fixe. Un autre aspect relatif à la création de l’emploi mérite d’être signalé. Bien qu’au cours des dernières années certains secteurs de haute et moyenne technologie comme l’aéronautique, l’automobile et l’électronique aient connu une certaine dynamique en matière d’investissements étrangers, l’examen de la structure sectorielle de l’emploi créé par les entreprises d’investissement direct montre que l’essentiel des emplois créés le sont dans des industries de faible technologie, à forte intensité de main-d’œuvre, secteurs où la demande de travail porte fondamentalement sur la force de travail faiblement qualifiée. Pour l’année 2015, les deux secteurs textiles-cuir et industries alimentaires, qui constituent des secteurs « classiques » de l’industrie de transformation nationale, concentrent à eux seuls 46 % de l’emploi total créé par les entreprises d’investissement direct sur l’ensemble des secteurs. Les effectifs dans les deux secteurs sont respectivement de 41 163 employés pour le premier et de 53 518 pour le second. Investissements directs étrangers, industrialisation et développement 241

Dans le cas de certains métiers dits « mondiaux » qui ont connu une croissance au cours des dix dernières années et plus particulièrement l’automobile et l’aéronautique, l’emploi concerne essentiellement les techniciens et les opérateurs. Étant donné l’importance du chômage des cadres supérieurs au Maroc (ingénieurs, docteurs, médecins, etc.), ce comportement des entreprises étrangères en matière d’emploi ne peut que renforcer les flux migratoires des cerveaux marocains vers l’étranger avec toutes les conséquences que ce brain-drain implique pour l’économie nationale. L’un des moyens pouvant permettre à l’économie nationale de compenser cette faiblesse en matière de création d’emplois directs par les IDE réside dans la possibilité de génération d’emplois indirects à travers les liaisons entre les investisseurs directs et le tissu productif local, plus précisément par la création de l’emploi chez les fournisseurs, les clients et les partenaires des entreprises d’investissement direct. Or, et comme nous l’avons vu auparavant, les filiales des firmes multinationales implantées au Maroc sont beaucoup plus liées entre elles et entre elles et leurs maisons-mères ou entreprises associées ou partenaires situées à l’étranger qu’avec les entreprises locales marocaines. Une telle situation empêche de maximiser les effets indirects des IDE sur l’emploi au profit de l’économie-hôte. Les IDE participent à la féminisation de l’emploi industriel. Pour l’année 2015, la part de l’emploi féminin dans l’effectif total employé par les entreprises à participation étrangères s’élève à 53 %. Ce pourcentage est à rapprocher de celui concernant l’emploi féminin dans toute l’industrie de transformation qui est de 44 %. Dans le cas de plusieurs secteurs, l’emploi féminin dans les entreprises à participation étrangère représente une proportion élevée de l’emploi total de ces entreprises ; c’est le cas de la fabrication de machines et appareils électriques (54 %), de la fabrication d’équipements de radio, télévision et communication (57 %), de la fabrication d’instruments médicaux, de précision, d’optique et d’horlogerie (75 %), de l’industrie de l’habillement et des fourrures (74 %), de l’industrie du cuir et de la chaussure (64 %), de l’industrie textile (54 %) et des industries alimentaires (62 %). Sur l’intérêt qu’accordent les investisseurs directs à l’emploi féminin dans le cas des industries de transformation, M.S. Saadi note : « Cette préférence marquée par les firmes multinationales pour l’emploi des femmes est expliquée par certains économistes par l’existence de particularités de la main-d’œuvre féminine (les caractéristiques du genre) qui, pour des tâches identiques, la rendent plus rentable que la main-d’œuvre masculine. Ceci peut être la conséquence du coût moindre du travail (en termes de salaires), d’avantages sociaux et de charges ou d’une productivité supérieure (argument de l’habilité et de l’agilité 242 Industrialisation et développement des doigts) ou de la combinaison des deux facteurs. La rationalité économique généralisée est complétée par la logique politique ou de contrôle par leur docilité supposée ou réelle, par leur patience et leur manque d’expérience syndicale. Les femmes représentent, tout au moins dans l’idéologie de l’entreprise, une main- d’œuvre plus facilement manipulable que les hommes (40). »

Références bibliographiques Agence japonaise de coopération internationale, Étude sur le développement du secteur privé au Royaume du Maroc : collecte et analyse d’information, mars 2014. AMICA, Présentation de l’industrie automobile au Maroc, mai 2016. Bank Al-Maghrib, Rapport année 2014. Banque mondiale, Développement économique et perspectives de la région MENA : investir en temps de turbulence sur la période 2003-2012. Benabdeljlil N., Lang Y. et Piveteau A., « L’émergence d’un pôle automobile à Tanger », Cahiers du Groupe de recherche en économie théorique et appliquée (GRETHA), étude publiée sur internet. Chaudier J., « L’aéronautique marocain n’arrive pas à tirer les exportations », in Econostrum, 2 avril 2015, publié sur internet. Cour des comptes, Gestion déléguée des services publics locaux, synthèse, octobre 2014, rapport publié sur internet. Direction des études et prévisions financières, le Secteur aéronautique marocain face aux nouvelles mutations mondiales, 2012, étude publiée sur internet. James O., « Le défi aéronautique », dossier spécial, l'Usine nouvelle, 26 juillet 2014. Office des changes, Panorama des IDE au Maroc 2007-2011, décembre 2012. Piveteau A., « Le Maroc industriel dans la mondialisation : processus, trajectoires et acteurs », in Revue marocaine des sciences politiques et sociales, n° hors série, vol. XIV, avril 2017. Saadi M.S., « Investissements directs étrangers et emploi féminin au Maroc », Critique économique, n° 26, été-automne 2010. Taoufik S., « Existe-t-il des spillovers provenant de l’investissement direct étranger au sein de l’industrie manufacturière marocaine ? », colloque AED, 7-8 septembre 2006, Paris.

40. M.S. Saadi, « Investissement direct étranger et emploi féminin au Maroc », Critique économique, n° 26, été-automne 2010. Chapitre 6 Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation Safae Aissaoui

Introduction

Les premières théories du développement ont souvent associé le développement à la croissance du produit intérieur brut, ceci en considérant que tout développement requiert nécessairement une industrialisation. Si l’industrie représente une manière particulière d’organisation de la production basée sur un processus constant de changement technique et social en vue d’augmenter continuellement la capacité d’une société à produire une large variété de biens, l’industrialisation est un processus global impactant la société par le biais d’une augmentation sans précédent des biens et services (Hewitt et al., 1992, p. 6, Kiely, 1998, p. 3). Certains auteurs définissent l’industrialisation comme la hausse de la contribution du secteur manufacturier dans le produit intérieur brut (Chandra, 1992). Le plus important consiste en l’augmentation de la part relative de l’industrie dans l’économie par rapport aux autres secteurs, autrement, il s’agirait simplement d’une croissance industrielle. La richesse ainsi créée peut bénéficier à l’ensemble de la population et améliorer les niveaux de vie. En 1982, Kitching affirmait : « If you want to develop, you must industrialize » (Kitching, 1982). Selon lui, dans une économie mondiale ouverte, un pays ne peut se développer en se basant uniquement sur le secteur agricole puisque cela entraînerait une détérioration de ses termes de l’échange due à des prix à l’importation de produits industriels plus élevés que les prix à l’exportation de produits agraires. Il ajoute que l’industrialisation engendre des économies d’échelle en raison d’une meilleure productivité du travail permise par les innovations technologiques. De ce fait, le secteur manufacturier a longtemps été considéré comme le lieu du progrès technologique puisque la majorité des avancées technologiques 244 Industrialisation et développement ont eu lieu dans ce secteur (Cornwall, 1977). D’ailleurs, même la littérature récente montre que dans le secteur des technologies de l’information, les avancées réalisées dans les applications logicielles dépendent pour beaucoup des avancées dans les technologies de production de puces et de transmission des informations telles que les fibres optiques et les satellites (Szirmai, 2013). Ce chapitre traite de l’importance de l’innovation et de la technologie dans l’industrialisation et le développement économique des pays. L’objectif est d’examiner les expériences de pays en développement ayant réussi leur transition vers des économies développées en se basant sur une industrialisation tirée par l’innovation, et ce afin de mettre en évidence les enseignements que les pays retardataires pourraient en retirer. Le Maroc fait partie de ces pays puisqu’il n’a entamé des réflexions au sujet de l’innovation qu’assez récemment. Dans les sections 2 et 3, nous relevons les différences entre l’industrialisation du premier monde et l’industrialisation tardive puis explorons l’importance de l’innovation dans le processus d’industrialisation. La section 4 présente une analyse comparative des capacités technologiques pouvant être à l’origine de différences de performance entre les pays. Dans la section 5 nous présentons un état des lieux de l’innovation au Maroc en nous basant non seulement sur des données secondaires mais également sur une enquête réalisée auprès d’entreprises industrielles dans le cadre du projet « Made in Morocco ». La dernière section conclut en insistant sur les capacités technologiques nécessaires et essentielles à une industrialisation dans les pays en développement.

1. Industrialisation du premier monde et industrialisation tardive

L’industrialisation des pays européens est allée de pair avec la création du capitalisme. Dès le 18e siècle, les propriétaires terriens en Grande-Bretagne ont loué leurs terres à des exploitants capitalistes qui ont, à leur tour, embauché des salariés, ce qui a permis une augmentation de la production et de la productivité. Le surplus ainsi dégagé par les travailleurs a entraîné une accumulation du capital utilisée dans les villes et les autres secteurs modernes de l’économie (Hobsbawm, 1962). C’est cette structure sociale, basée sur une séparation entre les paysans et la terre, qui est à l’origine de l’industrialisation en Grande-Bretagne. Elle a eu pour conséquence d’instaurer une concurrence dans la production tout en recourant à des innovations technologiques, ce qui a favorisé une croissance économique moderne (Brenner, 1986). Cette première industrialisation a ainsi forcé les pays européens à suivre le même Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 245 chemin impliquant une forte intervention de l’État. En France par exemple, l’État a encouragé la création de complexes industriels géants protégés de la concurrence étrangère (Kemp, 1978). En Allemagne, le prix des principaux produits étaient fixés dans le cadre de cartels tout en limitant les importations. Le protectionnisme a été l’une des caractéristiques durables de l’industrialisation des États-Unis qui très tôt, jugeant que les relations avec les pays européens étaient inégalitaires, ont imposé des contrôles sur les produits importés et ont insisté sur l’importance de la recherche et du développement de nouvelles technologies (Cowen et Shenton, 1966). Grâce aux profits de l’impérialisme mercantile, ces pays ont également pu stimuler leur développement industriel. Si les Anglais ont été des pionniers en la matière, les autres puissances européennes ont également cherché à étendre leur influence. Ceci leur a permis d’échanger des biens manufacturés contre des matières premières et des produits alimentaires non transformés (Skidmore et Smith, 1992), freinant ainsi l’industrialisation des pays colonisés, car les pays européens étaient essentiellement intéressés par les matières premières disponibles dans ces régions. Le Ghana anglais (anciennement la Côte-de- l’Or) a ainsi été réduit à une économie monoculture exportant le cacao vers les pays européens, tandis que le Congo belge était transformé en plantations de caoutchouc pour fournir les pays industrialisés qui connaissaient alors un développement de leur secteur automobile (Nzula, 1979). L’innovation technologique et l’entreprenariat ont été des facteurs déterminants dans l’industrialisation de certains pays européens. Les innovations technologiques ont ainsi permis de mécaniser certaines tâches telles que la filature et le tissage (Hall, 1982). Des innovations de procédé ont également été adoptées et ont permis une meilleure flexibilité. De l’autre côté du globe, l’industrialisation du Japon a commencé dès la fin du 19e siècle avec la dynastie Meiji qui cherchait à moderniser le pays (Anderson, 1974). Elle a créé des entreprises et pris l’initiative d’importer des technologies en les adaptant à l’environnement local, ce qui a permis de développer des industries dans le charbon, le ciment, l’argent, la filature de coton, le bobinage de la soie et les chantiers navals (Fukui, 1992). Pour combler la baisse des importations européennes consécutive à la Première Guerre mondiale, le Japon a été obligé d’augmenter sa production, ce qui a également favorisé l’accroissement de ses exportations vers d’autres marchés. Le rôle de l’État a été très important à partir des années 30 puisqu’il a contrôlé l’accès des d’entreprises privées à certains secteurs tels que l’automobile, l’acier et les machines-outils (Morris-Suzuki, 1994). Il a également favorisé la création de grandes corporations nommées Zaibatsu qui comprenaient 246 Industrialisation et développement beaucoup d’entreprises opérant dans différents secteurs. Bien que la guerre ait détruit une partie non négligeable des usines japonaises, la reprise a été rapide. Les réformes faites sous la tutelle américaine ont permis de libérer de la main-d’œuvre agricole pour le secteur industriel. L’État, à travers son ministère des affaires étrangères et de l’industrie, a particulièrement favorisé certains secteurs en leur offrant des subventions et une protection contre la concurrence étrangère. Ceci a assuré au pays une croissance rapide qui a atteint 9,6 % en moyenne entre 1969 et 1973 (Tsuru, 1993). De nouvelles formes d’organisation de la production ont ainsi vu le jour, telles que le Just-in-Time développé par Toyota en 1938. Le Japon a aussi bénéficié de conditions favorables pour l’importation des technologies qui ont été combinées aux innovations locales (Morris-Suzuki, 1994). Il apparaît ainsi que l’industrialisation du premier monde a été soigneusement orchestrée par l’État qui a joué un rôle très actif dans ce processus. L’accent a également été mis sur la recherche et développement dans le but de favoriser les innovations technologiques. Il est à noter que jusqu’à la fin des années 20, l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et le Japon concentraient 90 % de la production mondiale (Jenkins, 1992a), alors que dans les années 80 leur part a baissé à 60 % environ (Jenkins, 1992b). A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pays en développement ont également cherché à s’industrialiser. Cependant, ils n’ont pas rencontré les mêmes conditions que les premiers pays industriels. En effet, ces derniers contrôlaient les technologies les plus avancées, ce qui leur permettait de produire de manière plus efficiente que leurs concurrents. Ils disposaient d’infrastructures et d’équipements pour la recherche et développement, du monopole de la main-d’œuvre qualifiée et de marchés bien établis (Kiely, 1994). C’est donc naturellement que les firmes multinationales, à l’affût d’opportunités, préféraient orienter leurs investissements vers ces pays. Cette situation était aggravée par la fuite illégale des capitaux vers les pays en développement qui étaient à la recherche d’occasions profitables à l’étranger (Griffin, 1978). Toutefois, investir dans les pays en développement présentait un intérêt pour les firmes multinationales pour différentes raisons : avoir accès aux marchés qui, autrement, auraient été protégés, disposer d’une force de travail de moindre coût et être localisé à côté de certaines matières premières. Ainsi, malgré les mesures protectionnistes des pays du premier monde, une relocalisation des investissements a pu être observée dans quelques secteurs à forte intensité de main-d’œuvre tels que le textile et l’électronique, en raison du faible coût du travail (Cline, 1982). Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 247

Le rôle de l’État a été très important dans l’accompagnement de l’industrialisation de ces pays, à travers l’acquisition de technologies modernes, la restriction à l’exportation du capital local et le développement d’avantages concurrentiels (Hewitt et Wield, 1992). La planification a été la voie choisie pour assurer une industrialisation rapide dans les pays du Tiers-monde. La réussite, ou l’échec, de ce changement économique dépendait de la stratégie d’industrialisation pour laquelle chaque pays avait opté. Deux politiques d’industrialisation ont été suivies par les pays d’industrialisation tardive : l’industrialisation par substitution aux importations (ISI) et l’industrialisation orientée vers l’exportation (IOE). L’industrialisation par substitution aux importations est l’une des premières stratégies postcoloniales adoptées. Elle consiste en la production locale de produits qui étaient précédemment importés. Son principal objectif était de réduire la dépendance vis-à-vis des pays développés en développant une activité industrielle nationale qui s’appuie sur le marché intérieur. L’exportation n’était alors pas une politique envisageable en raison du manque de compétitivité de ces pays. Les retombées de cette orientation industrielle devaient apparaître en trois phases. La première phase consistait à importer des biens d’investissement et des matières premières pour fabriquer des biens de consommation. La deuxième phase consistait à produire encore plus de biens de consommations tout en commençant à produire des machines basiques et des produits intermédiaires à travers l’importation de biens d’équipement. Enfin, la troisième phase visait le développement de la production de biens d’équipement (Raj et Sen, 1961). L’État a eu un rôle prépondérant dans ce processus avec la protection de la production nationale. Il a ainsi mis en place des tarifs douaniers, limité les importations aux seuls produits complémentaires à la production domestique et limité la concurrence à travers un examen rigoureux des investissements étrangers (Chandra, 1992). L’État a également offert des incitations aux investisseurs (qu’ils soient nationaux ou étrangers) telles que les exemptions de taxes, les subventions, les abattements pour réinvestissement, la possibilité de circulation des capitaux, etc. Dans certains cas, l’État a directement assuré la production soit parce qu’aucune initiative privée n’allait prendre en charge certaines industries, soit parce qu’il s’agissait de secteurs stratégiques ou encore pour garder un contrôle sur le prix des biens (surtout les produits intermédiaires) (ibid.). Si la substitution aux importations a permis d’augmenter la production dans la grande majorité des pays, le fait que les produits soient uniquement destinés au marché interne n’a pas permis la réalisation d’économies d’échelle. En outre, l’absence de concurrence a eu un effet négatif puisque les entrepreneurs n’étaient pas 248 Industrialisation et développement encouragées à baisser leurs coûts ni à améliorer la qualité de leurs produits. Dernier point mais non des moindres, la substitution aux importations n’a pas réduit la dépendance vis-à-vis de l’étranger. En effet, les États continuaient à importer les matières premières, les biens d’équipement et les licences de technologie (Kiely, 1998). Tout ceci a engendré dans ces pays la création d’industries à coûts élevés les forçant à réorienter leur politique industrielle vers les marchés internationaux. Ainsi, la transformation des sociétés due à l’industrialisation par substitution aux importations a été à l’origine de plusieurs déséquilibres (encadré 1). Si un essor industriel a pu être observé sous l’ISI, les industries développées se sont basées sur des coûts élevés, une faible productivité et une faible qualité des produits. Malgré le fait que les pays ayant initialement fait le choix de l’ISI aient opté pour d’autres choix d’industrialisation depuis, ils n’arrivent pas, jusqu’à présent, à réaliser un développement comparable à celui des pays asiatiques, plus précisément la Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour. Ceci nous pousse à nous interroger sur les spécificités de l’industrialisation de ces pays.

Encadré 1 L’ISI et les expériences du Brésil, de l’Inde et du Maroc

Depuis son indépendance en 1822, le Brésil a connu une transition notable vers une économie industrielle. L’abolition de l’esclavage et la chute de la monarchie ont eu pour effet l’apparition d’une classe sociale industrielle qui avait pour objectifs d’améliorer les niveaux de vie. Dans un contexte d’arrêt des importations de produits industriels en raison de la Première Guerre mondiale, le pays a pris conscience de la nécessité de s’industrialiser. La crise de 1929 n’a fait qu’empirer la situation puisque les exportations de café ont baissé de façon drastique. Ceci a conduit à un premier coup d’État en 1930, inspiré du fascisme italien, qui a impliqué un plus grand interventionnisme de l’État, une centralisation poussée et la subordination de la classe ouvrière (Kiely, 1998). Si une croissance industrielle significative a été observée en cette période, notamment dans l’acier, l’exploitation minière et la construction automobile, la stratégie de substitution aux importations n’a été appliquée qu’après la Seconde Guerre mondiale avec pour volonté de créer une industrie à même d’assurer une croissance économique durable (Munck, 1984). Toutefois, cette ambition s’est basée sur des dépenses publiques dépassant les recettes de l’État, engendrant une situation de déficit public. En outre, la nature capitalistique des industries choisies n’a pas favorisé l’emploi, induisant un fort taux de chômage et une pauvreté urbaine. Un deuxième coup d’État – cette fois-ci militaire – a eu lieu en 1964 avec une plus grande centralisation et un contrôle plus prononcé de la part de l’État. A partir de 1968, le Brésil a connu un boom économique basé sur une expansion du secteur industriel et Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 249

une mécanisation de la production agricole (Kucinski, 1982). Plusieurs mesures en faveur la promotion des exportations ont été prises, mais les économistes ont jugé qu’il s’agissait simplement d’une adaptation de la stratégie ISI plutôt que d’une orientation vers l’IOE, ceci en raison de la focalisation sur le marché interne et du rôle omniprésent de l’État (Hewitt, 1992). Par ailleurs, s’étant concentré sur le secteur automobile, l’augmentation des prix du pétrole en 1973-1974 a entraîné un déficit de la balance des paiements. Dans un contexte où les taux d’intérêt étaient bas, l’État s’est endetté pour payer ses importations et pour financer de nouveaux projets d’industrialisation plutôt tournés vers l’exportation. Face à un manque de compétitivité et à la difficulté d’accéder aux marchés extérieurs, l’État a dû emprunter à nouveau pour financer les intérêts sur la dette ce qui l’a fait entrer dans une récession qui a duré jusqu’à la fin des années 80 (Humphrey, 1988, p. 233). Cette crise a d’ailleurs été considérée non pas comme un problème de court terme mais plutôt comme la crise d’un modèle de développement (Hewitt, 1992). Durant la période coloniale, l’Inde a connu un ralentissement de son industrialisation. La Grande-Bretagne y avait alors réduit la production de produits finis et limité le rôle de ce pays à un simple fournisseur de matières premières telles que le coton, le thé et le jute (Kiely, 1998). Après son indépendance en 1947, l’Inde a opté pour une politique d’industrialisation par substitution aux importations basée sur trois plans successifs (1951- 1955, 1956-1960 et 1961-1966) et a favorisé les investissements de l’État dans des industries lourdes telles que l’acier et les machines. Le secteur privé s’est quant à lui focalisé sur les biens de consommation. Si ces plans ont assuré au pays une croissance économique considérable au début des années 60, les industries créés étaient coûteuses et peu rentables. En effet, cette croissance était financée par une augmentation de l’endettement, ce qui entraîna un déficit financier important qui eut pour conséquence une forte inflation (Hariss, 1989). D’autres problèmes tels que la baisse de l’aide, le coût de l’importation des technologies étrangères, le conflit avec le Pakistan et la Chine, la sécheresse en 1965… obligèrent l’Inde à mettre fin à la planification. Celle-ci reprit quelques années plus tard, mais jusqu’en 1985, elle n’a pas permis un développement industriel en raison de l’obsolescence des technologies utilisées dans l’industrie et ce, malgré la révolution verte qui avait réussi à améliorer la productivité dans le secteur agricole (introduction d’un ensemble d’inputs dans l’agriculture). Au Maroc, la politique de substitution aux importations a été mise en place quelques années après l’indépendance afin de répondre aux besoins de consommation locale tout en réduisant les importations. L’objectif était également d’opérer une modification de la spécialisation de l’économie marocaine. L’État avait d’abord commencé par identifier des secteurs de base pour lesquels la demande était importante et qui – en même temps – permettaient de valoriser les ressources naturelles internes avec un faible coût du capital et des technologies simples. C’est ainsi que le Maroc avait ciblé le textile, le cuir, l’alimentaire et quelques biens de consommation 250 Industrialisation et développement

durable. Tous ces secteurs ont été protégés de la concurrence internationale par des mesures protectionnistes qui consistaient à mettre en place des barrières douanières et à stimuler la concurrence intérieure par le biais d’incitations (Jaidi, 1992). Des résultats positifs ont pu être observés vers la fin des années 60 puisque les importations représentaient moins de 10% des biens de consommation. Mais cette baisse de l’importation des biens de consommation s’est faite au profit de l’importation de biens de production. En outre, les mesures protectionnistes appliquées par l’État ont eu pour conséquence le développement d’activités non rentables et la création d’entreprises à faible productivité qui pratiquaient des prix intérieurs supérieurs à ceux de l’international. En effet, les rentes de monopole générées par le protectionnisme n’ont pas été utilisées pour améliorer la compétitivité grâce à une qualité meilleure des produits ou l’utilisation de technologies plus efficaces. Pour certains auteurs, la protection des industries de consommation était insuffisante pour permettre l’amélioration de la compétitivité des entreprises locales en raison de la présence de filiales d’entreprises étrangères qui dominaient le marché (Belghazi, 1997). Les secteurs protégés n’ont ainsi pas pu remonter les filières afin d’entamer la production des biens d’équipement nécessaires à ces industries. Ceci est notamment le cas pour le secteur phosphatier qui n’avait pas réussi une remontée en amont du processus de production (Jaidi, 1992). Par conséquent, la taille restreinte du marché interne, couplée à un déficit extérieur dû au coût des importations, n’a pas permis une évolution de ce choix stratégique. L’investissement a ainsi baissé entre 1968 et 1972 et s’est limité à l’extension des unités de production existantes ou à la création d’unités de valorisation de produits bruts importés (ibid.). Afin de remédier à la défaillance du secteur privé, l’État a procédé lui-même – dans le cadre du plan quinquennal 1973-1977 – à la création de certaines industries et a mis en place, à travers l’Office du développement industriel, des partenariats avec le capital étranger afin de créer des unités de production dans différents secteurs (IRES, 2014). En dépit de tous ces efforts, vers la fin des années 70, le Maroc importait 90 % du matériel d’équipement et 53% du matériel électrique et électronique (ibid.). L’industrialisation par le biais de la substitution aux importations n’a donc pas pu avoir lieu. Face à ces limites, les pouvoirs publics ont décidé de réorienter la politique industrielle vers les marchés extérieurs. Les années 80 devaient être dédiées à la promotion des exportations via le Programme d’ajustement structurel.

Contrairement à la politique de substitution aux importations qui a eu pour effet la création d’industries monopolistiques, coûteuses et protégées par l’État, la politique de promotion des exportations a obligé les entreprises à être efficaces pour pouvoir concurrencer les entreprises au niveau international (encadré 2). Si l’IOE était orientée vers les marchés mondiaux et impliquait le libre-échange, le rôle de l’État n’en était pas moins important. En effet, celui-ci devait faire en sorte que les exportations soient plus attrayantes en Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 251 usant de la dévaluation des taux de change, que les entreprises deviennent concurrentielles en supprimant les subventions et qu’il n’y ait plus de distorsions de marché telles que les salaires minimum et le contrôle des prix (Balassa et al., 1986). Cette stratégie était considérée comme plus productive puisqu’elle a permis aux pays d’exploiter leur avantage comparatif en produisant les biens qui leurs coûtaient moins cher, en échange des biens pour lesquels les autres pays détenaient un avantage comparatif (Balassa, 1981). L’un des composants-clés de ce type de stratégie est la création de zones franches industrielles. Il s’agit là de l’une des méthodes les plus compétitives adoptées par certains pays en vue d’encourager les entreprises industrielles locales à exporter leurs produits (Chandra, 1992). Le plus souvent, ce sont des structures localisées dans un espace fermé dans lesquelles les entreprises bénéficient de conditions avantageuses et de mesures incitatives telles que des exemptions de taxe de longue durée, des locaux industriels à prix bas, une main-d’œuvre qualifiée et à faible coût, des exonérations de droits de douane sur les matières premières et les équipements, des règles de propriété et d’emprunt assouplies, la liberté de mouvement des capitaux, des taxes réduites sur les dividendes, etc.

Encadré 2 L’IOE et le cas des dragons asiatiques

Après avoir pris son indépendance du Japon en 1945, la Corée a dû faire face à la guerre civile qui a conduit à la création de la Corée du Nord et de la Corée du Sud. Cette guerre a eu pour effet de renforcer le nationalisme en Corée du Sud, la lutte contre le communisme et une forte volonté de développer la nation à travers une réforme agraire qui a obligé les propriétaires à se diversifier dans le commerce et l’industrie (Kiely, 1998). Le pays a d’ailleurs profité d’aides économiques et financières américaines très importantes, en raison du combat que livraient les États-Unis au communisme. Si l’État a opté au début pour la stratégie de substitution aux importations et la création de grandes corporations (Chaebols), il a rencontré les mêmes difficultés que celles précédemment citées. Coïncidant avec une baisse des aides, ceci a conduit à un coup d’État militaire en 1961 qui a été à l’origine du miracle coréen mais non sans autoritarisme. En effet, le général Park a aboli les élections présidentielles et dissout les syndicats (Bello et Rosenfeld, 1992). Afin d’augmenter la productivité, de très longues heures de travail ont été instaurées dans des conditions difficiles tout en interdisant les grèves illégales (Edwards, 1992, Bello et Rosenfeld, 1992). Plusieurs mesures économiques ont été prises telles que la promotion des exportations à travers une dévaluation de la monnaie nationale et l’octroi de subventions aux entreprises (Banque 252 Industrialisation et développement

mondiale, 1993). L’État a ainsi favorisé les entreprises qui atteignaient les objectifs d’exportation fixés en leur autorisant l’importation et la vente de produits sur les marchés internes protégés afin qu’elles compensent les pertes réalisées sur les marchés à l’export (Amsden, 1989). Il s’agit essentiellement des entreprises opérant dans les industries lourdes et hautement technologiques. Il a également nationalisé les banques, ce qui lui a permis de limiter l’accès au crédit aux secteurs considérés comme stratégiques. Par ailleurs, toute sortie illégale de capitaux était sévèrement punie (cela pouvant aller jusqu’à la peine de mort) (Hart-Landsberg, 1993) et la prise de participation étrangère majoritaire dans les entreprises réduite (Deyo, 1989). Ainsi, si pendant les années soixante les principaux secteurs exportateurs étaient les minerais, la soie grège, les poissons, le porc et les légumes, la Corée du Sud exportait en 1976 des vêtements, des chaussures, des tissus, des machines électriques, du contreplaqué ainsi que des équipements de télécommunication (Hart-Landsberg, 1993). La défaite du Japon en 1945 a également eu pour conséquence le retour de Taïwan sous le contrôle de la Chine. Tout comme pour la Corée du Sud, l’une des premières mesures a consisté en une réforme agraire permettant de distribuer des terres à des locataires en leur fournissant les infrastructures et les technologies pour réaliser une meilleure productivité. Le surplus réalisé dans l’agriculture a été orienté pour financer le développement de l’industrie (Kiely, 1998). Plusieurs taux de change ont été appliqués afin de favoriser les importations pour l’industrie et réduire les revenus issus des exportations. Taïwan s’est ainsi focalisé au début sur les industries de main-d’œuvre telles que le plastique, les fibres et les textiles en imposant des quotas sur les importations, des droits de douane élevés et des taux de change surévalués. Le pays bénéficiait aussi d’aides américaines importantes pour ne pas laisser le chemin libre au communisme. Si pendant les années 50 l’État contrôlait 57 % de la production, il a cherché à encourager le secteur privé en accordant des subventions aux exportateurs ainsi qu’un remboursement des droits de douane et des taxes. Il a également favorisé l’investissement étranger et la mise en place de zones franches industrielles. Ainsi, en 1970, cette part ne dépassait pas 20 %. (Bello et Rosenfeld, 1992 ; Wade, 1990). Toutefois, le secteur privé était essentiellement composé de très petites structures qui souffraient de la concurrence des autres pays en cours d’industrialisation et du protectionnisme à l’étranger. L’État a donc décidé de s’orienter vers les industries à forte valeur ajoutée, à savoir les industries lourdes et à haute technologie, en augmentant les investissements dans les infrastructures ainsi que la recherche et développement. Ceci a eu pour conséquence une hausse des exportations dans les industries électriques, des ordinateurs, des machines et des marchés-niches de l’acier (Wade, 1990). La croissance qui en a découlé a permis la stabilisation politique du pays, le retour des syndicats, la tenue d’élections en 1992 ainsi que l’amélioration des conditions de vie. Le statut particulier de Hong Kong et le fait qu’elle ait été colonisée par différents pays a eu un rôle important dans son industrialisation. En effet, l’arrivée du communisme en Chine a engendré un afflux de réfugiés à Hong Kong Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 253

au début des années 50. Une partie de ces réfugiés était composé d’industriels capitalistes qui avaient fait le voyage en apportant de l’argent et des machines de textile, ce qui a permis de poser les bases de l’industrialisation (Henderson, 1991). Vers la fin des années 50, Hong Kong a pu se diversifier en produisant des vêtements, du plastique et des perruques. Les années 70 et 80 ont marqué un tournant dans la stratégie industrielle : de nouveaux secteurs ont été ciblés, en l’occurrence les produits électroniques tels que les télévisions, vidéos, ordinateurs ainsi que le montage des montres (Harris, 1986). Le rôle de l’État a été déterminant dans la conduite de cette politique, principalement en ce qui concerne la consommation des ménages. En effet, l’État a subventionné la majorité des produits alimentaires qui étaient vendus à un prix inférieur à celui du marché. Il a attribué des logements sociaux et contrôlé les loyers. Par ailleurs, certains services sociaux étaient assurés par l’État, notamment ceux en lien avec l’éducation et la santé (Schiffer, 1991). Tout ceci a permis le maintien des salaires à un niveau bas. Singapour a également opté pour une stratégie d’industrialisation favorisant l’ouverture sur l’investissement extérieur. La petite taille du pays a été à l’origine de ce choix stratégique, dans un contexte où celui-ci était contraint de quitter la Fédération de Malaisie en 1965 et interdite d’accès aux marchés et matières premières malaisiens. Le rôle de régulation de l’État a été très pesant avec le contrôle sévère des libertés individuelles. Pour se financer, il a créé en 1955 le Fonds central pour la prévoyance, une sorte d’assurance obligatoire pour les employeurs et les employés qui lui a permis de disposer de revenus considérables. Aussi, des exonérations d’impôts ont été accordées aux capitaux étrangers, couplées à une possibilité de rapatriement de la totalité des profits (Kiely, 1998). Vers le milieu des années 70, près de la moitié de l’investissement direct étranger concernait l’industrie pétrolière. Toutefois, l’augmentation du prix du pétrole a entraîné une baisse de l’investissement dans ce secteur et un détournement vers d’autres secteurs tels que le textile et l’électronique (Haggard et Cheng, 1987). En 1985, les firmes multinationales représentaient 70 % de la production brute et 50 % de l’emploi (Bello et Rosenfeld, 1992). A la recherche de moindre coûts, ces entreprises se sont tournées vers les pays où le coût de travail était encore plus bas, ce qui a entraîné une récession dans le pays. Toutefois, Singapour a rapidement réagi face à cette situation en important de la main-d’œuvre moins chère des pays voisins (Harris, 1986).

Les conséquences peuvent être appréciées par le développement atteint par quelques pays concernés par ces deux stratégies. Le graphique ci-dessous permet d’approcher le degré de développement en se basant sur le PIB par tête. Si pendant les années 70 il n’y avait pas de grandes différences entre certains pays, d’importants écarts apparaissent dès la décennie suivante. Par exemple, dans les années 70, la Corée du Sud et le Maroc enregistraient un PIB par tête très similaire (279 $ pour la Corée du Sud et 246 $ pour le 254 Industrialisation et développement

Maroc). Les décennies suivantes voient un vrai décollage de la Corée du Sud contre une faible croissance au Maroc. Aujourd’hui, le PIB du Coréen est dix fois celui du Marocain.

Graphique 1 Évolution du PIB par habitant entre 1960 et 2016 (en dollars courants)

Singapour

Hong Kong Corée du Sud Taïwan Brésil Maroc Inde

Source : Banque mondiale (pour Singapour, Hong Kong, Corée du Sud, Brésil, Maroc et Inde), Directorate General of Budget, Accounting and statistics-DGBAS (pour Taïwan).

3. L’importance de l’innovation dans le processus d’industrialisation

Il semble aujourd’hui incontestable que le changement technologique et l’innovation représentent des facteurs déterminants de l’amélioration des niveaux de vie. La littérature économique a d’ailleurs très tôt inclus le progrès technique comme élément déterminant de la performance économique. Cette section vise à présenter les principaux travaux qui ont établi ce lien en distinguant d’abord l’effet sur la croissance économique puis celui sur l’industrialisation.

3.1. Innovation et croissance économique Dans la littérature, deux courants économiques ont mis en évidence l’importance de l’innovation et de la technologie pour la croissance économique, sans pour autant s’accorder sur les fondements qui les sous- tendent : l’approche néoclassique et l’approche évolutionniste. Bien que les premiers modèles néoclassiques considèrent que la croissance est expliquée Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 255 par le progrès technique, car ni le travail ni le capital ne sont en mesure de soutenir celle-ci puisqu’ils sont sujets à des rendements marginaux décroissants (Solow, 1956), celui-ci est considéré comme un phénomène exogène. Il n’explique qu’indirectement la croissance et ce, à travers l’augmentation de la productivité des autres facteurs de production que sont le capital et le travail. C’est à partir des années 80 que de nouveaux modèles vont considérer la technologie comme dépendante des investissements réalisés en termes de dépenses d’innovation et de recherche, de capital humain et de capital physique. Le savoir n’étant pas un bien tangible, il n’est pas soumis à la loi des rendements décroissants, et, de ce fait, toute augmentation des connaissances ouvre de nouvelles opportunités de croissance. Plusieurs travaux vont modéliser le progrès technique qui devient alors le moteur de la croissance contrairement au capital physique (Romer, 1986 ; Romer, 1990a ; Grossman et Helpman, 1991 ; Aghion et Howitt, 1992 ; Young, 1998). Les économistes évolutionnistes se sont également intéressés au lien entre l’innovation et la performance économique à travers l’étude de l’évolution économique résultant d’une succession de mécanismes de sélection et de mutation. La sélection opère à travers le marché, ainsi que les autres institutions elle se matérialise par la réussite de certaines entités et l’affaiblissement d’autres. La mutation, quant à elle, a lieu lorsque des nouveautés sont introduites, l’innovation étant le processus qui permet de créer des nouveautés. L’économiste américain Veblen a été parmi les premiers à placer la technologie comme facteur déterminant de l’évolution économique (Veblen, 1899). Celle-ci dépend de l’évolution des institutions (1), qui peuvent soit favoriser soit entraver le changement économique. Ainsi, il identifie deux sources de changement institutionnel : la curiosité individuelle (capacités innées d’innovation et d’ingéniosité) et la technologie (l’état des techniques exerçant une pression adaptative sur les institutions. L’analyse veblenienne n’est pas prédictive et ne permet pas d’expliquer la relation de cause à effet entre la technologie et l’évolution, elle donne simplement une description des étapes de l’évolution des sociétés industrielles modernes. Schumpeter, l’un des économistes pionniers en analyse économique de l’innovation, a souligné le rôle des firmes innovantes dans l’évolution économique (Schumpeter, 1942). Celles-ci créent de nouveaux modes de transformation productive, ce qui entraîne la destruction des modes existants qui furent aussi le résultat d’entreprises innovantes. Pour expliquer l’impact sur la croissance économique, Dosi (1982) considère le concept de paradigme technologique pour décrire les

1. Définies comme des habitudes de pensée dominantes au sein d’une société. 256 Industrialisation et développement grandes technologies permettant de résoudre des problèmes. Ainsi un petit nombre d’innovations va déterminer un paradigme technologique qui va continuer à exister pendant un long moment. Influencé par certains éléments, et notamment par l’environnement institutionnel, ce paradigme va entraîner un certain type de développement technologique, créant alors une trajectoire technologique (Nelson et Winter, 1982). Ces deux heuristiques expliquent comment l’innovation technologique impacte la croissance économique. La technologie progresse rapidement dans les premières phases, elle baisse dans la phase de développement du paradigme et continue à baisser lorsque les utilisations possibles de ce dernier deviennent plus rares (Verspagen, 2005). Le taux de croissance va donc varier dans le temps en fonction des phases de développement du paradigme technologique. L’accent est à nouveau mis sur le rôle des institutions qui viennent soit faciliter, soit freiner le changement technologique. Celui-ci est d’ailleurs considéré endogène puisqu’il dépend du développement économique et technologique (ibid., 2005). Ce courant permet ainsi de prendre en compte la complexité du processus d’innovation mais se heurte à l’incapacité à formuler des politiques économiques en raison de l’instabilité de la croissance économique engendrée par ces modèles.

3.2. Innovation et industrialisation Si la relation entre l’innovation et la croissance économique a été largement traitée dans la littérature, le lien entre l’innovation et l’industrialisation a essentiellement été traité par les chercheurs qui se sont intéressés aux processus de rattrapage ou de convergence économique. Veblen (1915) a ainsi considéré que les pays qui sont en retard peuvent facilement s’industrialiser en acquérant des technologies prêtes à l’emploi sans devoir nécessairement disposer d’infrastructures ou de compétences particulièrement éduquées. Ceci implique que la technologie est facilement transférable et que le marché est à même d’en assurer la coordination. A l’inverse, Gerschenkronian (1962) affirme que les pays en voie de rattrapage doivent mettre en place un certain nombre d’instruments institutionnels afin de réussir le transfert des technologies. Ces instruments ont pour objectifs de mobiliser les ressources nécessaires pour pouvoir s’approprier les nouvelles technologies. Les pays retardataires doivent en outre cibler les industries à croissance rapide et fortement technologiques. Qu’ils soient développés ou en développement, les pays diffèrent dans leur capacité à utiliser les technologies, voire à les créer, ce qui affecte inévitablement leurs productivité, croissance et performance commerciale (Lall, 1992). Ainsi, durant le 19e siècle, la Grande-Bretagne était le pays qui dominait, économiquement et technologiquement, le monde Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 257 capitaliste. Toutefois, vers la fin du siècle, les États-Unis et l’Allemagne ont réussi à réduire l’écart avec la Grande-Bretagne non pas en imitant les technologies avancées déjà utilisées par le leader, mais en mettant en place leurs propres façons d’organiser la production et la distribution, et ce par le biais de l’innovation (Freeman et Soete, 1997 ; Freeman et Louça, 2001). Ainsi, les États-Unis ont pu développer un système fondé sur la production de masse et les économies d’échelle alors que l’Allemagne a introduit de nouvelles techniques de production en se basant sur la recherche et développement essentiellement dans les industries chimiques et l’ingénierie. Au début du 21e siècle, le Japon s’est également tourné vers les innovations organisationnelles, tel le juste-à temps, pour combler son retard sur l’Occident. Il en est de même pour les dragons asiatiques qui ont entrepris de vastes changements structurels ce qui leur ont permis de devenir des acteurs incontournables dans l’industrie électronique mondiale. Pour Abrahmovitz (1986, 1994), les différences de performance entre les pays et à travers le temps peuvent être expliquées par deux notions : la congruence technologique et la capacité sociale. La première représente la capacité du pays leader et du pays suiveur à être concordants en termes de caractéristiques telles que la taille du marché ou l’offre de facteurs. A titre d’exemple, le modèle technologique qui est apparu aux États-Unis au 20e siècle reposait sur l’accès à un marché élargi, ce qui n’était pas le cas de l’Europe. L’intégration économique européenne peut donc être considérée comme une action visant à augmenter la congruence technologique. La seconde notion consiste en la disposition des pays en développement à fournir des efforts pour développer des capacités à même de leur assurer un rattrapage telles que l’éducation, la recherche et développement, etc. Le développement industriel est de ce fait considéré comme un processus qui – à travers l’apprentissage – permet de construire des capacités technologiques et de les convertir en innovations de produits et de procédés tout au long d’un processus de transformation technologique continu (Pack et Westphal, 1986). Ces capacités consistent en l’aptitude à utiliser de manière efficace les connaissances dans la production, l’ingénierie et l’innovation, ceci dans le but de demeurer compétitif (Kim, 2001). C’est grâce à ces capacités que les entreprises arrivent à évoluer dans un environnement économique changeant, et ce en utilisant, adaptant et modifiant les technologies courantes afin de créer de nouvelles technologies et de proposer des innovations sur le marché. Dans les pays développés, ces capacités sont généralement développées à travers un apprentissage par la recherche qui vient repousser les frontières technologiques. A l’inverse, dans les pays en développement, ces capacités 258 Industrialisation et développement s’acquièrent à travers l’imitation d’un apprentissage par la pratique (Hobday, 1995). Ainsi, la dynamique de l’industrialisation des pays en développement dépend de la capacité à évoluer d’un état d’apprentissage par la pratique à un état d’apprentissage par la recherche, ce que certains pays comme la Corée du Sud, Taïwan et Singapour ont réussi à faire rapidement. Les différences de performance entre les pays industriels avancés ont pu être expliquées par les interactions entre les capacités et les incitations (OCDE, 1987, p. 18). Les premières représentent les meilleurs objectifs réalisables, alors que les secondes orientent l’utilisation de ces capacités tout en stimulant leur développement, leur renouvellement et leur disparition. Ces capacités et ces motivations interagissent dans le cadre d’institutions qui vont soit les favoriser soit les détériorer. Nous mobilisons ce cadre conceptuel afin d’analyser les capacités technologiques à l’origine des différences de performance entre les pays, en mettant l’accent sur celles à même d’engendrer un développement industriel. Cette approche est appliquée à une sélection de pays qui illustrent particulièrement bien les différences de développement industriel, en l’occurrence des pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure (Égypte, Jordanie, Inde, Maroc et Tunisie), des pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure (Brésil et Turquie) et des pays à revenu élevé (Taïwan, Singapour et Hong Kong (2)).

4. Les capacités nationales technologiques

4.1. Les capacités Pour qu’une industrie existe, il est nécessaire au minimum de disposer d’usines et de machines. Cependant, ce n’est pas tant le capital physique qui est primordial que l’efficacité avec laquelle le capital est utilisé. Celle-ci repose en grande partie sur l’aptitude à mobiliser des ressources financières et des technologies directement acquérables via le marché (Lall, 1992). Ainsi, l’accumulation du capital physique à travers l’investissement ne permet pas de développer des capacités nationales technologiques en l’absence de compétences à même de les faire fonctionner et d’un effort technologique au niveau national (Romerb, 1990). L’investissement physique représente la capacité la plus élémentaire nécessaire au développement de capacités technologiques nationales et peut être apprécié par la formation brute de capital fixe (FBCF). Si la FBCF des pays asiatiques dépasse les 20 % de leur PIB, il en est de même pour l’Inde, la

2. Hong Kong étant une zone administrative spéciale de la Chine. Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 259

Turquie, le Maroc, la Jordanie et le Mexique (tableau 1). Seuls l’Égypte, le Brésil et la Tunisie ont des taux inférieurs et équivalents à 13,7 %, 18,1 % et 19,9 %, respectivement. D’autres formes de participation autres qu’au capital peuvent être considérées telles que la part des importations de biens d’équipement dans le total des importations. De telles importations constituent un moyen indirect de transfert de technologies à travers la reproduction et l’ingénierie inverse qu’elles permettent. Ainsi, 50,12 % et 40,85 % des importations de la Corée du Sud et de Singapour sont des exportations de biens d’équipement. Le Mexique est le seul pays émergent dont cette part atteint 43,51 %, supérieure à celle de Hong Kong (27,93 %). La Tunisie et la Turquie affichent toutes deux un pourcentage proche de ce dernier, alors que l’Inde et le Brésil atteignent un taux de 11 % environ. Les autres pays ont une part inférieure à 8 %. Concernant la part de l’emploi industriel dans l’emploi total, il apparaît que la Tunisie est le pays qui embauche le plus dans ce secteur (30 %), suivi par la Turquie (28 %). Le Mexique, l’Égypte et la Corée du Sud présentent des taux similaires. Si les deux premiers sont des pays en cours d’industrialisation, la Corée du Sud, à l’inverse, opère une mutation vers le secteur des services. C’est d’ailleurs le cas des autres dragons asiatiques qui présentent de faibles taux d’emploi industriel, sans doute en raison de l’importance croissante du secteur des services dans leurs économies. Le deuxième type de capacité, à savoir le capital humain, représente un élément essentiel dans le développement industriel. Il ne se limite pas seulement aux études et formations suivies mais comprend également la formation en entreprise, les expériences en termes d’activité d’innovation et toutes autres compétences acquises par le passé. McMahon (1987) a précisé que l’alphabétisation, le calcul et quelques compétences sont suffisantes au début de l’industrialisation, période qui se base sur l’utilisation de technologies plutôt simples. Au fil du développement, des technologies plus avancées sont nécessaires et ne peuvent être maîtrisées qu’en présence de compétences spécialisées (Teitel, 1992). Toutefois, plus les technologies deviennent complexes, plus le développement des capacités nationales technologiques devient difficile en raison des problèmes d’appropriabilité, d’indivisibilité, d’externalités et de besoins en compétences hautement qualifiées (Teece, 1989). Un premier indicateur pouvant rendre compte de l’importance du capital humain est le montant des dépenses publiques d’éducation en pourcentage du PIB. Il apparaît ainsi que la Tunisie, le Brésil et le Maroc affichent les parts les plus élevées, dépassant la Corée du Sud, Hong Kong et Singapour. Quant au taux net d’inscription à l’école primaire, il ne présente que des différences minimes entre tous ces pays. On ne peut par contre tirer la même conclusion 260 Industrialisation et développement en ce qui concerne le taux brut d’inscription dans l’enseignement supérieur qui atteint des taux très élevés en Corée du Sud (97,20 %) et à Hong Kong (60,58 %), mais également en Turquie, pays nouvellement industrialisé, qui affiche un taux de 69,30 %. Le Mexique, l’Égypte et l’Inde ont un taux qui ne dépasse pas 30 %, alors que le Maroc ne dépasse pas 20 %. Quant au nombre moyen d’années de scolarisation, il dépasse onze ans dans les dragons asiatiques et atteint au mieux 9,84 ans en Jordanie. Certains auteurs ont montré que l’enseignement supérieur ainsi que celui orienté vers les sciences et l’ingénierie sont primordiaux dans le processus de rattrapage technologique (Fagerberg et Godingo, 2002). Ainsi, concernant les pourcentages d’étudiants en ingénierie et en sciences dans l’enseignement supérieur, il apparaît que le premier est plus élevé en Corée du Sud et au Mexique, dépassant les 20 %, alors que le second est plus élevé en Inde et en Tunisie, avec des taux de 12,69 % et 9,8 %, respectivement. Le dernier type de capacité est l’effort national technologique consenti. Ce dernier inclut les activités de production, de recherche et de design soutenues par des infrastructures technologiques qui fournissent des informations générales ou des connaissances scientifiques trop larges pour être détenues par des entreprises privées (Lall, 1992). L’effort scientifique et technologique national semble afficher des écarts importants entre les dragons asiatiques et les autres pays. Ainsi, l’intensité de R&D, définie comme la part des dépenses de R&D dans le PIB, atteint 3,45 % en Corée du Sud, dépassant l’objectif de 3 % fixé par les pays de l’Union européenne pour l’horizon 2020. Ce taux est de 2,10 % à Singapour et n’atteint pas 1 % à Hong Kong. Tous les autres pays ont des taux inférieurs à 1 %, excepté le Brésil qui a une intensité de R&D qui s’élève à 1,15 %. Les taux les plus bas sont observés en Égypte et au Mexique avec respectivement 0,43 % et 0,53 %. Concernant le nombre de chercheurs en R&D, celui-ci est beaucoup plus élevé dans les dragons asiatiques que dans les autres pays. Le seul État qui se démarque légèrement parmi les pays en développement est la Tunisie, avec 1 384 chercheurs par million de personnes. L’output de ces activités de R&D est donc naturellement plus élevé dans les pays asiatiques. Ainsi en termes d’activité de brevetage, en 2015 la Corée du Sud a déposé 167 275 brevets. On retrouve ensuite l’Inde, la Turquie et le Brésil avec 12 579, 5 352 et 4 641 brevets, respectivement. Singapour et le Mexique présentent une activité similaire qui avoisine les 1 500 brevets. Il en est de même pour Hong Kong et le Maroc qui ont déposé 224 et 239 brevets respectivement. Les publications scientifiques et techniques sont également très importantes en Corée du Sud et atteignaient le nombre de 58 844 en 2013. Toutefois, l’Inde a dépassé ce nombre en Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 261 comptabilisant 93 349 articles la même année. A nouveau, on retrouve le Brésil et la Turquie qui émergent clairement du lot des pays à revenu intermédiaire avec 48 622 et 30 402 publications respectivement. L’effort technologique national peut également être approché par le pourcentage des exportations de haute technologie parmi les biens manufacturés. Il apparaît ainsi que la moitié des exportations industrielles de Singapour sont de haute technologie. Viennent ensuite la Corée du Sud et le Mexique avec des taux de 26,88 % et 15,99 %, respectivement. Le Maroc et la Tunisie ne dépassent pas le taux de 6 %, alors que l’Égypte, la Jordanie et la Turquie sont les pays qui ont les taux les plus bas avec 1,31 %, 1,55 % et 1,93 % respectivement. Par ailleurs, le recours aux technologies étrangères peut se substituer à l’effort technologique national. L’investissement direct étranger peut donc altérer le développement technologique local (Lall, 1992). Dans certains cas, l’IDE représente le seul moyen pour introduire des activités hautement technologiques et peut être à l’origine d’externalités positives pour les entreprises locales. Toutefois, l’IDE représente un moyen de transfert des résultats de l’innovation et non pas du processus d’innovation. Ainsi, une filiale dans un pays en développement va développer certaines capacités en bénéficiant des résultats de l’innovation de la maison-mère, mais cela ne pourra jamais dépasser un certain niveau. Ce phénomène est connu dans la littérature sous l’appellation troncature dans le transfert de technologie (ibid., 1992). Par conséquent, une forte présence étrangère dotée de technologies avancées peut, de ce fait, limiter le renforcement des capacités nationales. Un pays qui souhaiterait développer une forte base technologique nationale devrait être en mesure de réduire l’IDE entrant. Sont présentées dans le tableau 1 les entrées nettes d’IDE en pourcentage du PIB. D’un côté des taux très élevés sont observés pour Hong Kong et Singapour et, d’un autre côté, on observe un taux très bas pour la Corée du Sud. Cette dernière a très tôt adopté un système qui repose sur le développement de technologies en interne, à travers un choix sélectif de l’IDE, un investissement considérable dans le capital humain et dans la R&D ainsi que la mise en place de ces structures géantes que sont les Chaebols. Cette protection du processus d’apprentissage interne, également adoptée par le Japon plusieurs années avant, s’est révélée très efficace. A l’inverse, Singapour et Hong Kong ont opté pour une stratégie complètement différente en recourant essentiellement aux technologies développées ailleurs. Ceci s’est accompagné d’une intervention de l’État qui a consisté à fournir une main-d’œuvre qualifié tout en incitant les entrepreneurs à faire évoluer les technologies utilisées. Ces deux stratégies ont été bénéfiques et ont permis de développer une base industrielle durable. Les autres pays se situent quelque part entre les deux mais ont des taux relativement bas. 262 Industrialisation et développement

17 — — — — 2,10 2,91 1 469 47,18 23,77 11,32 26,07 40,85 6 306,51 10 658,5 Singapour

15 HK — — 239 0,75 9,58 3,75 6,71 58,51 60,58 11,89 19,69 22,39 27,93 2 942,98

25 3,45 0,29 4,62 4,25 26,88 98,86 97,20 11,63 24,37 29,30 50,12 Corée 167 275 5 380,27 58 844,1

28 1,93 2,01 0,84 4,76 7,93 4,41 5352 92,69 69,30 13,52 29,70 20,68 889,78 Turquie Turquie 3 0402,3

30 180 5,48 2,24 0,69 6,25 6,74 9,80 20,1 98,81 35,17 17,03 19,87 4 206,8 Tunisie Tunisie 1384,22 (3)(4)(5)(6)(7)(8)

25 3,14 0,53 4,74 8,40 2,97 1364 15,99 96,00 28,30 22,96 22,46 43,51 324,54 13 112,4 Mexique Mexique

21 — 224 5,31 3,21 0,71 5,26 6,67 7,69 97,32 19,28 12,75 28,36 Maroc Maroc 725,05 2 536,4

41 18 — — — 1,55 4,26 6,52 9,84 3,9 4 87,52 47,58 16,35 25,15 1 504,3 Jordanie Jordanie

24 8,58 2,10 0,82 3,84 5,39 Inde 91,56 24,36 11,03 12,69 29,25 11,88 12579 93 349 156,63

25 — — 752 1,31 2,06 0,43 3,75 6,41 2,19 99,20 27,61 13,65 496,72 9 199,2 Égypte Égypte Tableau 1 Tableau

22 4,14 1,15 5,99 7,44 2,63 4641 95,05 45,23 10,13 10,61 18,08 10,34 Brésil Brésil 698,10 48 622,2

BM BM BM BM BM BM BM BM BM BM BM WITS WITS Source Source UNESCO UNESCO UNESCO

2010 2010 2015 2013 2014 2015 2015 2014 2015 2013 2012 2012 2014 2014 2014 Année technologiques nationales de capacités indicateurs Les % du PIB) % des importations) % des biens manufacturés) (8)

: BM (Banque mondiale), WITS (World Integrated Trade Solutions), UNESCO (United Nations Éducational, Scientific and Cultural Organization). Scientific and Cultural Éducational, Nations (United Solutions), UNESCO Trade (WorldWITS Integrated (Banque mondiale), : BM . Jordanie (2009). Jordanie . (2008). ANME – (2012) Tunisie – (2009) Maroc – (2008) Égypte . (2012). Tunisie – (2011) Inde – (2010) Corée Jordanie, – (2006) Égypte . (2015). Tunisie Jordanie, – (2010) Maroc – (2006) Kong Hong . (2015) Tunisie Jordanie, – (2010) Maroc – (2006) Kong Hong . (2014). AN/ME Égypte, . Science et technologie Science et technologie Dépenses de R&D (% du PIB) en R&D (par million de personnes) Chercheurs des résidents Dépôt de brevet Formation brute de capital fixe (% PIB) (3) de capital fixe brute Formation Investissement physique Investissement (en Importation de biens d’équipements total) (% dans l’emploi dans l’industrie Emploi Dépenses (% du PIB) (4) publiques en éducation (% net) primaire Inscription à l’école supérieur (% brut) Inscription dans l’enseignement (5) de scolarisation d’années moyen Nombre supérieur en ingénierie (%) (6) Diplômés de l’enseignement (%) (7) supérieur en sciences Diplômés de l’enseignement Éducation Articlestechniques et de journaux scientifiques (en Exportations technologie de haute (en nettes – entrées directs étrangers Investissements Source 3 4 5 6 7 8 Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 263

4.2. Les incitations Si les capacités décrites plus haut sont essentielles pour tout développement industriel, les incitations provenant des politiques publiques, des institutions et des forces du marché jouent un rôle important en termes de gestion des ressources productives, de rythme et de type d’accumulation du capital et des compétences. Ces incitations ont l’avantage de remédier à certaines défaillances de marché mais conduisent à l’effet inverse si elles sont démesurées. Il est ainsi incontestable que l’environnement macroéconomique émet des signaux non sans impact sur le développement de capacités technologiques. La croissance économique, la stabilité politique, la politique fiscale et monétaire, l’équilibre de la balance des paiements, les taux d’intérêt, les taux de change, sont tous des signaux pouvant être considérés comme des incitations (Lall, 1992). Ainsi, en termes de croissance du PIB, l’Inde enregistrait en 2016 un taux de croissance de 7,1 %, supérieur de 1 point de pourcentage à celui en Corée du Sud. On retrouve ensuite l’Égypte, la Turquie, Hong Kong et le Mexique avec des taux de 4,3 %, 3,2 %, 2,8 % et 2,3 %, respectivement. Tous les autres pays présentent un taux inférieur ou égal à 2 % sauf le Brésil qui affiche un taux de croissance négatif. Quant à la balance courante, elle est déficitaire pour tous les pays, excepté les trois pays asiatiques qui produisent plus que ce qu’ils ne consomment. Un deuxième type d’incitation est lié à la concurrence. En effet, le développement des capacités technologiques peut être impacté par l’ampleur de l’intervention de l’État dans la protection de certains secteurs industriels. Cette intervention peut prendre plusieurs formes : protection vis-à-vis des importations, subventions, droits de douane, etc. L’histoire a d’ailleurs montré que la protection est une condition nécessaire au développement et que tous les pays développés en ont usé au cours de certaines étapes critiques de leur industrialisation (Vernon 1989). Cependant, si le fait de limiter l’entrée de firmes sur des marchés protégés est nécessaire pour sauvegarder l’emploi, promouvoir les petites entreprises, conserver des prix bas, localiser certaines industries dans des régions défavorisées ou encore limiter la concentration, une trop grande intervention de la part des pouvoirs publics peut empêcher le développement de capacités technologiques, voire soutenir des entreprises qui sont économiquement non viables. En règle générale, et exception faite d’industries naissantes ou de mesures de protection temporaires, la protection désincite les entreprises à investir dans le développement de capacités technologiques locales, contrairement à la concurrence internationale qui oblige les entreprises à survivre et croître. Certains auteurs affirment que cette 264 Industrialisation et développement protection assure une meilleure allocation des ressources lorsqu’il existe des défaillances de marché intrinsèques à la firme. Ceci peut être dû à l’existence d’externalités pouvant par exemple provenir d’une perte de compétences ou de technologies, ou encore à l’aversion au risque dû à un manque d’information et de « l’apprendre à apprendre » (Pack and Westphal, 1986 ; Stiglitz, 1987). Si par contre ces défaillances proviennent de l’extérieur de la firme, tel un manque de compétences, d’infrastructures ou d’institutions, l’intervention de l’État serait vraisemblablement inefficace (Lall, 1992). La facilité de création d’une entreprise peut être considérée comme un indicateur de la concurrence (tableau 2). Ainsi, la création d’une entreprise, en termes de nombre de procédures, en requiert entre trois et quatre dans les trois pays asiatiques. Cette création nécessite plus de dix procédures au Brésil et en Inde et reste relativement difficile dans les autres pays. La seule exception notée concerne le Maroc dont le nombre de procédures est de quatre. Pour ce qui est du temps requis pour la création d’une entreprise, il peut être de quatre- vingt jours au Brésil et un mois en Inde, mais il est relativement court dans les autres pays. Le dernier type d’incitation est relatif aux marchés des facteurs, à savoir le marché du travail, des capitaux ou encore de l’information. Lorsque ceux-ci sont défaillants ou lorsque l’investissement réalisé est socialement inférieur au niveau voulu, l’État peut intervenir pour aider les entreprises à internaliser ces marchés et remédier aux manquements constatés. L’État peut ainsi subventionner la formation des salariés, favoriser l’autofinancement, assurer l’accès aux informations, fournir des aides à la recherche et développement, accorder des financements aux entreprises, etc. On peut ainsi observer le ratio emploi-population, en d’autres termes, la proportion de la population qui a un emploi ; il apparaît clairement que les pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure et les pays à revenu élevé présentent des taux très similaires, tous autour de 60 %. Ces mêmes pays sont ceux qui affichent les indices les plus élevés quant à l’investissement dans la formation et le développement du personnel. Concernant le financement, Singapour, la Jordanie, la Corée du Sud et l’Inde sont les pays où il est le plus facile d’avoir un crédit bancaire. Le financement à travers la bourse semble être plus aisé dans les dragons asiatiques, l’Inde et la Jordanie.

4.3. Les institutions La mise en place de capacités, renforcées par des incitations, s’exprime par l’intermédiaire des institutions. Ces dernières sont problématiques lorsque le marché ne les crée pas naturellement. Ceci est d’autant plus le cas Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 265 dans les pays en développement dans lesquels la défaillance des institutions est caractéristique. Ne sont considérées ici que les institutions ayant un impact sur la vie économique, à savoir le cadre juridique relatif à l’activité industrielle, la politique des droits de propriété, le capital humain et la technologie. Bien que les institutions des pays soient difficiles à comparer, nous pouvons tenter une mise en parallèle en utilisant les données du World Economic Forum pour l’année 2016-2017. Celles-ci fournissent une série d’indices relatifs aux institutions qui sont tous compris entre 1 et 7 avec une valeur maximale égale à 7 (sauf pour la protection des investisseurs qui est comprise entre 1 et 10). Le tableau 3 indique que le cadre juridique, les droits de propriété, la propriété intellectuelle et l’efficacité du cadre légal sont très protégés à Hong Kong et Singapour mais moins en Corée qui semble présenter les mêmes caractéristiques que la Jordanie et l’Inde. Il en est de même pour la protection des investisseurs qui semble là aussi élevée à Hong Kong et Singapour, suivis de la Corée du Sud et de l’Inde. Certains pays, comme la Turquie et le Mexique, affichent des indices intéressants. Pour ce qui est des institutions de formation et de capital humain, si Hong Kong et Singapour sont en tête en termes de disponibilité locale de formations et de recherches spécialisées, les écarts ne sont pas très élevés entre les autres pays, sauf pour l’Égypte qui se place loin derrière. La qualité de ce type d’institution peut également être appréhendée par la capacité du pays à attirer et retenir les talents. Ainsi, Hong Kong et Singapour sont ceux qui attirent et retiennent le plus les talents. Il semblerait aussi que l’Inde soit plus attractive que la Corée, mais tous deux ont des scores similaires en termes de rétention des talents. Par ailleurs, en matière de technologie, les trois pays asiatiques ainsi que le Maroc sont dotés de façon équivalente en dernières technologies, à la différence près que les premiers sont producteurs de ces technologies alors que le Maroc en est consommateur. D’ailleurs, cet indice est plutôt bien noté pour l’ensemble des pays à revenu intermédiaire. Le dernier indice pouvant rendre compte de la technologie est l’approvisionnement du gouvernement en produits technologiquement avancés. Il apparaît ainsi que seuls Singapour et l’Inde affichent des indices relativement élevés, suivis par Hong Kong et la Corée. Ceci indique que ces dernières technologies sont plutôt détenues par le secteur privé dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure. 266 Industrialisation et développement

3 3 65 19 6,3 6,2 8,3 6,2 5,9 6,0 5,4 6,1 4,8 5,5 5,4 5,4 2,0 Singapour 2 2 58 HK 6,2 5,9 8,3 5,9 5,5 5,3 5,1 6,0 3,7 4,7 4,4 5,5 2,8 4,6

4 2 7 59 4,8 4,4 7,3 4,0 4,4 3,7 4,4 5,6 3,6 4,3 3,4 4,1 6,1 Corée

7 7 4 44 4,3 3,6 6,8 3,1 4,0 2,6 3,2 4,9 3,3 3,2 3,5 3,8 -3,8 Turquie Turquie

9 41 11 1,2 4,5 3,9 5,0 3,6 3,5 2,2 2,7 4,5 2,7 3,4 3,2 3,6 -8,8 Tunisie Tunisie

8 8 60 4,0 4,1 5,8 2,8 4,3 3,5 3,5 5,0 3,0 2,3 3,8 3,7 3,7 -2,2 Mexique Mexique

5 9 4 44 4,6 4,3 3,5 4,1 3,3 3,1 5,9 3,0 1,2 3,1 3,5 3,9 -4,4 Maroc Maroc

7 34 13 4,9 4,9 3,7 4,5 4,6 3,5 3,6 5,4 3,5 2,0 4,2 4,8 4,2 -9,3 Jordanie Jordanie

52 30 12 3,9 4,5 7,3 4,5 4,5 4,4 4,3 4,5 4,4 7,1 4,5 4,4 4,3 -0,5 Inde

8 44 15 3,9 3,2 4,5 3,4 2,7 2,7 2,9 3,8 3,2 4,3 2,7 1,8 3,7 -6,0 Égypte Égypte

58 80 11 4,1 4,0 6,5 2,6 3,4 2,7 3,8 4,4 2,7 3,9 3,5 3,3 -3,6 -1,3 Brésil Brésil

Tableau 2 Tableau

BM BM BM BM BM WEF WEF WEF WEF WEF WEF WEF WEF WEF WEF WEF WEF Source Source

2016 2016 2017 2017 2017 Année 2016-2017 2016-2017 2016-2017 2016-2017 2016-2017 2016-2017 2016-2017 2016-2017 2016-2017 2016-2017 2016-2017 2016-2017 Les indicateurs relatifs aux incitations et aux institutions aux incitations relatifs indicateurs Les : Banque mondiale et World Economic Forum. Economic World et mondiale : Banque Croissance du PIB (% annuel) Croissance (% du PIB) Balance courante Incitations Institutions (1-7) de propriété Droits intellectuelle (1-7) de la propriété Protection (1-10) des investisseurs Protection (1-7) des différends règlement légal dans le du cadre Efficacité spécialisée (1-7) et de services localeDisponibilité de formations de recherche (1-7) les talents à attirer Capacité (1-7) les talents à retenir Capacité (1-7) technologies des dernières Disponibilité technologiquement en produits du gouvernement Approvisionnement (1-7) avancés Temps pour démarrer une entreprise en jours une entreprise pour démarrer Temps une entreprise pour démarrer de procédures Nombre %) (en emploi-population Ratio du personnel (1-7) et le développement dans la formation Investissement (1-7) bancaire au financement Accès boursier local (1-7) au financement Accès Source Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 267

5. L’innovation au Maroc aujourd’hui 5.1. État des lieux de l’innovation Pour apprécier les performances des pays en termes d’innovation, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) a conçu, en collaboration avec l’Université de Cornell et l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD), un indice global de l’innovation (GII). Cet indice correspond à la moyenne de deux sous-indices : le sous- indice de l’input de l’innovation et le sous-indice de l’output de l’innovation. Le premier représente les éléments de l’économie nationale qui permettent des activités d’innovation, alors que le second englobe les résultats des activités d’innovation dans une économie. La dernière publication datant de 2018 range le Maroc à la 76e place (9) sur les 126 pays faisant partie du classement. Le Maroc a d’ailleurs perdu quatre places par rapport au classement de 2017. Son score a également baissé, passant de 32,2 en 2017 à 31,09 en 2018. Il est par contre classé 10e dans la catégorie des pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure. Le GII est considéré comme un indice permettant d’évaluer les performances et de déterminer des axes d’amélioration. Ainsi, le rapport souligne que le seul point fort du Maroc consiste en ses infrastructures (telles que les technologies de l’information et de la communication, les infrastructures générales et la viabilité écologique). Par contre, les principales faiblesses résident dans la sophistication des affaires (connaissances des salariés, absorption des connaissances et liens favorisant l’innovation) et la production de biens et services créatifs. En 2009, le gouvernement a lancé l’initiative Maroc Innovation qui visait à stimuler l’écosystème innovant à travers quatre axes : la gouvernance et le cadre réglementaire de l’innovation, les infrastructures et clusters, le financement et soutien de l’innovation et la mobilisation des talents. Elle avait pour objectif la création de 200 start-ups innovantes et le dépôt de 1 000 brevets chaque année. Les résultats n’ont cependant pas été à la hauteur des objectifs fixés car le nombre de start-ups innovantes créées ne dépasse par quelques dizaines par an. De plus, les résultats de ce programme sont en deçà des objectifs fixés, puisqu’en moyenne moins de 270 brevets d’origine marocaine sont déposés. Le tableau 3 indique que les dépôts de brevet ont baissé de 26 % entre 2016

9. Les autres pays retenus dans ce chapitre suivent le classement suivant : Singapour (5e), Corée du Sud (12e), Hong Kong (14e), Turquie (50e), Mexique (56e), Inde (57e), Brésil (64e), Tunisie (66e), Jordanie (79e) et Égypte (95e). 268 Industrialisation et développement et 2017. Les dépôts faits par les universités, les centres de recherche et les personnes physiques ont baissé de 27 %, 12 % et 36 % respectivement, alors que ceux provenant des entreprises ont augmenté de 26 %. Ceci s’explique par « la faiblesse du cadre légal et opérationnel protégeant la propriété intellectuelle des entrepreneurs, le capital des investisseurs et les créances des établissements financiers, ainsi que par les goulots d’étranglement de type procédural et administratif portant sur le règlement de l’insolvabilité » (Chauffour, 2018).

Tableau 3 Dépôts de brevet d’origine marocaine par origine du déposant

2013 2014 2015 2016 2017 Universités 138 158 109 131 96 Centres de recherche 25 32 31 24 21 Entreprises marocaines 26 36 14 21* 27** Personnes physiques 96 127 70 64 41 Total 315 353 224 237 182

Source : Office marocain de la propriété intellectuelle et commerciale, 2017. * 3 demandes de brevets d’invention en copropriété avec des universités. ** 4 demandes de brevets d’invention en copropriété avec des universités.

5.2. Innovation dans le secteur industriel Par ailleurs, dans le cadre du programme de recherche « Made in Morocco, industrialisation et développement », une enquête a été réalisée en 2015- 2016 auprès d’un échantillon représentatif de 540 entreprises afin d’avoir une appréciation de l’activité d’innovation dans l’industrie. Le Manuel d’Oslo de l’Organisation de coopération et de développement économique définit l’innovation comme étant l’implémentation d’un nouveau produit ou d’un produit significativement amélioré, d’un nouveau procédé, d’une nouvelle méthode marketing ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques des affaires, l’organisation du travail et les relations externes. En somme, il existe quatre types d’innovation présentés dans le tableau 4 ci- dessous qui indique le pourcentage des entreprises concernées par chaque type d’innovation. L’innovation la plus présente au sein des entreprises industrielles est celle organisationnelle avec 68 % d’entreprises concernées, suivie de l’innovation de procédé et l’innovation de marketing qui concernent 52 % et 47 % des entreprises respectivement. L’innovation de produit est la moins fréquente, elle n’est conduite que par 34 % des entreprises. Parmi ces entreprises innovantes en produits, 93 % introduisent des innovations nouvelles uniquement pour elles, alors que 60 % introduisent des innovations nouvelles pour le marché. Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 269

Tableau 4 Les entreprises industrielles innovantes par type d’innovation (en %)

Type d’innovation Les entreprises innovantes Innovation de produit 34,07 Nouveauté pour l’entreprise 93,26 Nouveauté pour le marché 60,12 Innovation de procédé 52,04 Relative aux procédés de fabrication 47,22 Relative à la logistique et à la distribution des matières 32,96 premières Relative à la maintenance, la comptabilité ou l’achat 37,22 Innovation organisationnelle 68,52 L’organisation du travail 58,89 Le mode de production 50,56 La gestion des connaissances 40,93 Les relations avec les partenaires externes 38,15 Innovation marketing 47,04 Design et packaging 33,33 Techniques de promotion des biens 25,56 Stratégies de tarification 27,22

Étrangement, l’activité de recherche et développement (R&D), considérée dans la littérature comme étant l’input essentiel de l’innovation technologique (innovation de produit et de procédé), est très faible (tableau 5). En effet, sur l’ensemble des entreprises composant l’échantillon, très peu d’entreprises ont déclaré conduire des activités de R&D par rapport à celles qui ont répondu être technologiquement innovantes. Ceci implique que les innovations technologiques présumées par les entreprises représentent plutôt des modifications marginales dans les produits et procédés.

Tableau 5 Les entreprises réalisant des activités de R&D (en %)

Activités de recherche et développement Les entreprises concernées R&D interne 17,78 R&D externe 7,78 Acquisition de machines, logiciels, équipements 11,85 liés à la R&D Acquisition de technologies, licences ou 5,37 contrats de savoir-faire

Source : Enquête entreprises Made in Morocco, 2015-2016. 270 Industrialisation et développement

Enfin, lorsqu’on les questionne sur les dépôts de brevets uniquement, 34 entreprises sur les 540 affirment en avoir déposé au moins un lors des cinq années précédant l’enquête.

Conclusion

Le changement technologique représente l’un des facteurs essentiels du développement économique. Il permet de répondre aux besoins économiques et sociaux et de maintenir et améliorer la compétitivité. En effet, le développement de nouvelles technologies est source d’amélioration de la productivité et de la création de nouveaux produits et procédés, voire d’industries. Le développement industriel est donc le résultat d’un processus d’acquisition de capacités technologiques dans le cadre d’un changement technologique continu. Ces capacités doivent être encadrées par des institutions qui établissent les règles et interviennent en influençant les capacités et les incitations. La première industrialisation n’avait pas pour objectif de réaliser le développement mais plutôt des profits pour les entreprises ainsi que la volonté de préserver la sécurité nationale de pays économiquement et militairement plus forts. Ce n’est qu’une fois la croissance économique durable garantie que des aspects du développement ont pu être perçus. La plupart des pays en développement ont tenté l’expérience de l’industrialisation, mais seuls quelques pays y sont parvenus avec succès. Si ces expériences restent difficilement transférables aux autres pays, elles sont riches d’enseignements. Premièrement, il apparaît que le rôle de l’État est primordial pour toute industrialisation réussie. En effet, celle-ci requiert une implication forte des pouvoirs publics, précisément en termes d’intensité de l’effort alloué au développement de capacités technologiques. L’État doit ainsi disposer d’instituts de recherche capables de fournir une assistance technique au secteur privé, de chercheurs de haut calibre dont la productivité ne sera pas mesurée uniquement à l’aune des publications ou des brevets déposés mais également à l’efficacité du transfert de technologies. Ce dernier doit d’ailleurs pouvoir s’adapter au type de technologie. Ainsi, si certaines technologies nécessitent uniquement une ingénierie inverse, d’autres sollicitent un effort certain de R&D pour être assimilées. Par contre, lorsqu’il s’agit de technologies pionnières, la mise en place d’avant-postes dans les pays développés ou d’alliances stratégiques peut s’avérer utile pour y accéder. Toutefois, avec la progression de l’industrialisation, ces instituts de recherche publics doivent être supprimés pour laisser l’initiative de la R&D aux universités et aux entreprises. Deuxièmement, améliorer la qualité de l’enseignement à tous les niveaux est l’une des mesures fondamentales pour permettre aux entreprises de bénéficier d’une base de connaissances à même Industrialisation et développement : le rôle de l’innovation 271 de leur assurer un apprentissage technologique. Troisièmement, la stratégie de promotion des exportations, couplée à une protection des industries naissantes, s’est avérée particulièrement efficace puisqu’elle a permis – grâce à l’ouverture sur le reste du monde et la compétitivité qui en découle – d’accélérer le processus d’apprentissage des firmes. Eu égard à ces conclusions, il apparaît que le Maroc est très en retard en termes de politique publique favorisant le développement de capacités technologiques. D’une part, la production de connaissances scientifiques reste marginale comme en témoigne l’absence des universités marocaines dans les classements internationaux (aucune université marocaine ne figure dans le classement de Shanghai de l’année 2018). D’autre part, le système éducatif présente un déficit quantitatif et qualitatif ne permettant pas de générer des compétences capables de créer une croissance économique durable (OCDE, 2017). Tout ceci entraîne une faible capacité d’absorption des connaissances, ce qui entrave l’apprentissage par l’imitation. Plus grave encore est la réelle difficulté de transition d’un apprentissage par l’imitation et la pratique vers un apprentissage par la recherche. Ce dernier étant le seul à même de repousser les frontières technologiques et garantir une compétitivité durable. Notons enfin que les pays qui cherchent à s’industrialiser de nos jours font face à un contexte moins clément puisque les organisations internationales – en faveur d’une plus grande libéralisation des marchés nationaux – exhortent les pays à adopter moins de mesures protectionnistes. Par exemple, l’incitation à la protection des droits de propriété intellectuelle dans les pays en développement aujourd’hui rend plus difficile l’imitation des technologies étrangères que cela ne l’était pour les dragons asiatiques. Ceci implique que les pays en retard sur le plan industriel font actuellement face à un environnement de plus en plus en mouvance nécessitant une réactivité permanente et un réajustement continu de leur structure industrielle.

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La problématique centrale du programme de recherche « Made in Morocco » peut être déclinée autour de la question des formes d’organisation des entreprises marocaines, en général, et des modes de gestion de la main- d’œuvre, en particulier, en relation avec une double perspective : l’enjeu de la compétitivité-coût salarial et d’insertion dans le marché international, d’une part, l’exigence de compétitivité-qualité, d’extension du monde de production industriel, d’intensification des formes salariales (au détriment des modalités domestiques et informelles) et d’élargissement du marché interne, d’autre part. De façon plus fondamentale, la question renvoie à l’analyse du rapport salarial et à la description des formes prises par la relation salariale dans les entreprises marocaines eu égard à l’orientation marché domestique/marché externe. L’analyse prend appui sur une série d’hypothèses relatives à l’évolution, dans un contexte de mondialisation, des formes de régulation du rapport salarial, aux modalités de gestion des ressources humaines (recrutement, formation, carrières, etc.), à la formation des salaires, aux modes d’organisation du travail, aux dispositifs institutionnels de codification des relations de travail, etc. Dans la ligne des interprétations institutionnalistes, le présent chapitre met en évidence une évolution en longue période de la codification des dispositifs de régulation du rapport salarial vers une pluralité de formes de gestion de la relation salariale fondée sur l’usage des règles et des conventions salariales (section 1). Cette approche qui concerne la formation du rapport salarial canonique et son évolution au fil de l’histoire du capitalisme ne s’applique pas aux trajectoires observées au sein des pays en voie de développement, comme le Maroc, caractérisés encore aujourd’hui par un mode de production industriel 278 Industrialisation et développement limité, une salarisation restreinte, une régulation du rapport salarial plutôt de type concurrentiel et flexible, une trop faible impulsion par les dynamiques internes du marché interne, etc. En termes de relation, la forme dominante est marquée par l’anomie (Durkheim) se traduisant par une tendance plus ou moins nette à la « déconnexion légale » (Ominami, 1986), c’est-à-dire à la non-application de la législation du travail (section 2). Dans le cas particulier du Maroc, on observe une configuration hybride du rapport salarial (domestique, marchand, industriel, compétitif) où les tendances à l’anomie persistent en dépit de pressions exercées sur les entreprises, notamment d’exportation, par le marché international pour qu’elles incorporent les normes sociales et les standards de qualité (section 3). Dès lors, une évolution du rapport salarial dans la perspective du développement implique, d’une part, un renforcement de la modalité salariale au détriment des formes sous-salariales, notamment domestiques et informelles, d’autre part, de contrer les effets liés à la flexibilité du travail par des dispositifs institutionnels (codification, conventions, règles) d’organisation du marché du travail et de protection salariale dans les domaines essentiels des conditions de travail, de la formation, de la sécurité sociale, des libertés syndicales, etc. (section 4).

1. Évolution du rapport salarial en longue période 1.1. Du rapport salarial à la relation salariale

Plusieurs travaux montrent les changements importants que connaissent les relations de travail depuis une vingtaine d’années. Parmi ces travaux figurent entre autres ceux de Najman et Reynaud (1992), de Boyer, Beffa, Touffut (1999) et de Lemière, Perraudin (2006). L’accent est mis dans ces travaux sur les diverses transformations à l’œuvre dans les entreprises, que ce soit au niveau de la gestion des emplois, de la gestion des rémunérations, des transformations des relations professionnelles (niveau et objets de négociation, conflits du travail), de l’organisation du travail et du temps de travail, des conditions de travail, etc. Tout cela dans un contexte de progression du chômage (chômage de masse). Les critères de diversification de la relation salariale ont été systématiquement rappelés par Beffa, Boyer et Touffut (1999). Une première série de critères tient aux entreprises : secteur d’activité, taille, position sur le marché du produit. Le repérage de la diversité de la relation salariale porte ensuite sur l’évolution du salaire réel, le statut des emplois et leur degré de précarité. Enfin, la diversité Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 279 de la relation salariale s’exprime dans l’organisation du travail et le mode de négociation entre salariés et employeurs. Afin d’ordonner cette diversification de la relation salariale, les travaux dont il est fait référence ici mettent l’accent sur différents éléments dont les principaux sont les mutations du système productif, les nouvelles formes de concurrence et la financiarisation de l’économie. Un des points communs de ces travaux est de rendre compte de la coexistence de relations salariales de différentes natures au sein d’un même secteur d’activité, voire au sein d’une même entreprise. L’accent est ainsi mis sur la différenciation de la relation salariale, voire son « éclatement ». Le travail de Boyer, Beffa et Touffut repose sur le traitement statistique de l’enquête « Coût de la main-d’œuvre et structure des salaires » de 1992 et la réalisation de six études de cas de grandes entreprises. Ils caractérisent trois types de relations salariales dominantes présentes chacune dans des proportions variables au sein de chacune des grandes entreprises étudiées : – La « stabilité polyvalente » : le terme de stabilité renvoie à la stabilité de l’emploi à laquelle les entreprises et les salariés ont intérêt parce que les compétences mises en œuvre sont spécifiques et issues d’une pratique professionnelle propre à l’entreprise. Les augmentations de salaire sont rarement individualisées puisqu’il s’agit de fidéliser un ensemble de salariés, mais contrairement à la relation salariale fordiste, « l’organisation précise de la relation salariale n’est plus canalisée par les conventions collectives antérieures ». – La « flexibilité professionnelle » caractérise le comportement de salariés détenteurs d’une qualification très demandée sur le marché du travail qui jouent la concurrence pour obtenir le salaire le plus élevé possible et pratiquent, de ce fait, une mobilité forte (« salariés nomades »). Les augmentations de salaire pour ce type de salarié sont évidemment importantes dès lors que la performance est au rendez-vous, marquée par une forte individualisation. – La « flexibilité de marché » vise à minimiser les coûts de production dans un univers où les tâches sont prescrites, les compétences requises étant relativement standardisées et transférables : les augmentations de salaire sont faibles, quitte à compléter, dans certains cas, ces augmentations par des compléments liés aux performances individuelles repérables. Quant aux ajustements d’emploi, ils sont fréquents. Les auteurs mentionnent deux autres catégories envisageables : le partage du risque à la Weitzman et l’implication patrimoniale, mais ils disent ne pas les avoir rencontrées dans leurs enquêtes 280 Industrialisation et développement limitées à quelques entreprises. Il se dessinerait ainsi une évolution contrastée des relations de travail. Cette diversité des relations de travail est également mise en évidence par Lemière, Perraudin et Petit (2006). Sur le marché primaire du travail, les modes de gestion de la main-d’œuvre tendent à se transformer (« marché interne rénové », « gestion professionnelle par projets ») ; le marché secondaire est, lui aussi, caractérisé par une certaine diversité des modes de gestion de la main-d’œuvre (« compromis bas », « gestion stabilisée par les coûts »). Le modèle salarial homogène bâti sur des règles d’évolution collective s’imposant à tous se fissure au profit de modèles plus différenciés.

1.2. Une pluralité de relations salariales Plusieurs approches théoriques tentent de rendre compte de la coexistence de relations salariales de nature différente. On se référera ici à l’approche en termes de marché interne / marché externe et à l’approche de l’économie des conventions.

1.2.1. Les marchés internes du travail La notion de marché interne du travail a été développée au début des années 70 par Doeringer et Piore (1971) pour analyser le fonctionnement des marchés du travail. Cette notion a conduit, d’une part, à relativiser la portée de la théorie standard en montrant qu’il existe d’autres modes de coordination que la coordination marchande et, d’autre part, à donner un véritable statut théorique aux règles et pratiques de gestion de la main-d’œuvre dans les entreprises. Dans leur ouvrage de 1971, Doeringer et Piore définissent le « marché interne » comme une unité administrative à l’intérieur de laquelle la rémunération et l’allocation du travail sont déterminées par un ensemble de règles et procédures administratives, contrairement au « marché externe » du travail où rémunération, formation et allocation du travail sont directement contrôlées par des variables économiques. Ainsi la particularité du marché interne du travail est qu’il encadre la relation de travail par des règles administratives. Ces règles, qui ont la particularité d’être relativement indépendantes des mécanismes de fonctionnement du marché walrasien du travail, donnent une certaine durabilité à la relation salariale. Selon Doeringer et Piore, un marché interne se caractérise par quatre traits fondamentaux qui s’articulent étroitement : 1) la relation d’emploi s’inscrit dans la durée ; 2) l’entrée dans l’entreprise se fait sur certains emplois Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 281 particuliers (les « ports d’entrée ») ; 3) la formation sur le tas joue un rôle important et la promotion se fait par promotion interne le long de la « chaîne de mobilité » ; 4) les salaires sont fixés par des règles administratives, et, en dehors des « ports d’entrée », les salariés sont relativement protégés de la pression du marché externe. Les règles du marché interne reposent selon Doeringer et Piore sur la présence de qualifications (ou actifs) spécifiques, la formation sur le tas (on- the-job-training) et la « coutume » définie comme un ensemble de règles non écrites porteuses de valeurs d’équité. Les règles d’allocation du travail assurent aux salariés une certaine stabilité de l’emploi et leur offrent des perspectives de carrière. Quant aux règles de rémunération, elles assurent une certaine déconnexion entre le salaire (attaché au poste de travail) et la productivité du salarié. Comme le souligne Gautié (2002), il en découle que sur les marchés internes, l’égalisation du salaire à la productivité (marginale) pour chaque salarié à chaque étape de sa carrière n’est pas nécessaire. Le salaire est avant tout fonction du poste de travail occupé : plus le poste de travail occupé est complexe, plus le salaire est élevé. C’est donc sur les postes que va porter l’évaluation du travail. L’ambiguïté de la notion de marché interne est souvent soulignée. Comme le remarque Gazier (1992), la notion de « marché » est utilisée pour caractériser une entité dont le fonctionnement est opposé à la logique marchande de coordination par les prix. Favereau (1989) qualifie d’ailleurs le marché interne d’organisation « anti-marché ». Certains auteurs préfèrent pour cette raison utiliser le terme de « système d’emploi ». La littérature sur les marchés internes du travail a aujourd’hui largement dépassé les travaux de Doeringer et Piore. La notion de marché interne a été reprise par de nombreux auteurs qui ont justifié l’origine et l’efficacité des marchés internes selon des argumentations plus ou moins proches de la version originelle de Doeringer et Piore. Le marché interne est, aujourd’hui, généralement défini comme l’ensemble des règles visant à encadrer les relations de travail et déterminant les modalités d’allocation et de rémunération de la main-d’œuvre (Gazier, 1992). Dans cette approche, la transformation des relations de travail apparaît moins comme une remise en cause des marchés internes que comme une déstabilisation des marchés internes (Gautié, 2002). La question est posée plus largement de la pertinence de la distinction entre marchés internes et marchés externes pour rendre compte de la diversification observée de la relation salariale et de son évolution. Or, l’individualisation de 282 Industrialisation et développement la relation salariale, qui est souvent soulignée, peut passer, de fait, aussi bien par le fonctionnement du marché que par l’individualisation des contrats. Elle semble induite non seulement par des logiques de marché, mais aussi par l’évolution des pratiques des acteurs dans les entreprises.

1.2.2. La notion de convention appliquée à la relation de travail L’économie des conventions, telle qu’elle s’est développée en France au cours de ces vingt dernières années, trouve dans l’étude des règles autour desquelles s’organisent la relation salariale un cadre privilégié de développement de son programme de recherche. Cette approche s’est construite autour de deux hypothèses principales qui apparaissent comme des contre-hypothèses de la théorie standard : l’hypothèse comportementale de rationalité procédurale, d’une part, et celle de convention à l’origine du lien social, d’autre part. Ces deux hypothèses sont présentées dans l’article introductif au numéro spécial de Revue économique consacré à cette approche. Pour l’approche conventionnaliste, il existe des formes de coordination non marchandes qui doivent non pas, comme dans l’approche néoclassique, venir s’ajouter au modèle marchand mais se combiner au marché. Ces autres formes de coordination apparaissent dans des situations d’incertitude qui ne peuvent se limiter à des situations risquées ou probabilisables. Elles sont incompatibles avec une analyse en termes de rationalité substantive. L’approche conventionnaliste s’appuie donc nécessairement sur l’hypothèse de rationalité procédurale établie par Simon (1978). Il importe de rappeler que si la rationalité substantielle conduit les individus à opérer des choix optimaux, la rationalité procédurale, à l’inverse, postule simplement que les individus vont mettre en œuvre des procédures pour parvenir à des décisions leur paraissant acceptables ou satisfaisantes. Dans ce cas, la décision n’est pas séparée de la procédure qui y conduit, et le jugement de rationalité porte sur l’ensemble. La seconde hypothèse consiste à supposer l’existence d’une convention constitutive comme préalable à tout accord entre individus. Lorsqu’il s’agit d’expliquer l’émergence des conventions, les économistes des conventions se réfèrent à l’incertitude radicale – ou non probabilisable – dans laquelle se trouve tout agent face à son avenir. Dès lors, la convention apparaît comme l’unique solution dans un contexte d’incertitude au problème de coordination. Elle vient combler l’absence de prévision et permettre « aux personnes impliquées dans une activité donnée de trouver une solution praticable à l’incertitude » (Salais, 1989, p. 202). La convention apparaît dès lors comme un « dispositif cognitif collectif » (Favereau, 1989). On peut toutefois trouver Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 283 dans les travaux de Boltanski et Thévenot (1991) une argumentation allant au-delà de l’incertitude et une conception un peu différente des conventions. Ces auteurs mettent, en effet, au point de départ de leur réflexion l’existence au sein du fonctionnement économique de présupposés différents : « les natures » qui se présentent comme des obstacles au lien social et que les conventions permettent de dépasser. Concernant les relations de travail, l’accent est mis sur des conventions particulières : les conventions de mesure de la qualité du travail (Salais 1989 ; Eymard-Duvernay, 2003) qualifiées aussi de conventions salariales. Ces conventions salariales permettent de classer (qualifier) les salariés et de fixer les salaires. L’incomplétude du contrat de travail n’est pas suffisante pour expliquer l’existence de telles conventions. Ces dernières renvoient à « l’existence d’intérêts économiques différents entre l’employeur et les salariés qui ne peuvent être réduits à un univers de définition commun » (Salais, 1989, p. 201). C’est sur la conception même de ce qui est censé être rémunéré par le salaire, le travail, que se manifeste la divergence d’intérêt entre l’employeur et les salariés. Pour Salais, l’intérêt fondamental du salarié le porte à lier le salaire à un engagement sur « le temps de travail futur ». Alors que l’équivalence qui définit l’entrepreneur-employeur est celle qui s’établit entre « le temps de travail effectif et son produit ». C’est donc à partir de l’opposition entre « travail futur » et « travail actuel » que Salais pense la divergence d’intérêt entre les deux parties dans la relation salariale. Même si on peut penser que ce décalage de temporalité n’est pas l’explication essentielle de la divergence d’intérêt entre l’employeur et le salarié (Baraldi, 1997), c’est bien ce dernier qui conduit Salais à voir dans les conventions salariales autre chose que de « simples dispositifs cognitifs collectifs » – sur lesquels insiste en particulier Favereau (1989) et dont le rôle est d’homogénéiser les réponses des individus face à l’incertitude sur la qualité du travail : « dans une relation de travail conçue comme tension entre deux principes d’équivalence, l’hypothèse de communauté de règles cognitives n’est pas tenable. Deux ordres de réalité se confondent en effet dans cette tension » (1989, p. 212). Dès lors, la convention apparaît comme « une forme qui permet de coordonner des intérêts contradictoires qui relèvent de logiques opposées mais qui ont besoin d’être ensemble pour pouvoir être satisfaits » (Salais, 1989, p. 213).

1.2.3. Une pluralité de conventions salariales L’accent est mis dans cette approche sur la pluralité des conventions salariales qui mesurent la qualité du travail. L’idée de départ est qu’il n’existe pas une seule façon de qualifier le travail. L’évaluation du travail varie selon 284 Industrialisation et développement la conception que les individus ont de ce qu’est un bon travail. Comme l’indique Eymard-Duvernay (2003, p. 211), « un bon travail n’est pas une donnée de la nature, mais une affaire de conventions liant conceptions de la qualité des biens et du travail ». Le nombre de conventions salariales n’est, cependant, pas infini (Eymard- Duvernay, 2003). Deux raisons sont avancées. Tout d’abord, les principes d’évaluation des qualités du travail doivent être cohérents avec les principes d’évaluation des biens (Eymard-Duvernay, 1989 ; Salais, 1989). Ce qui signifie qu’à chaque convention de qualité des biens correspond une convention de mesure des qualités du travail. Ensuite, les conventions salariales sont soumises pour être légitimes à des principes de justice (Boltanski et Thévenot, 1991). Pour obtenir l’engagement des salariés dans leur travail, il est nécessaire d’édicter des règles considérées par eux comme justes (Boltanski, Chiapello, 1999). La prise en compte de la pluralité des conventions débouche sur une caractérisation des conventions salariales légitimes (Salais, 1992 ; Eymard- Duvernay, 2003, 2004). La carte des conventions salariales (ou conventions de compétences) élaborée par Eymard-Duvernay (2003, 2004) est construite à partir de deux axes : un premier axe, horizontal, oppose les situations dans lesquelles l’évaluation se fait à distance aux situations dans lesquelles l’évaluation se fait dans le cadre d’une relation de face à face. Ces deux formes d’évaluation ont des conséquences sur le mode de jugement des compétences : le jugement est planifié dans un cas, négocié dans l’autre. Le second axe, vertical, oppose les situations dans lesquelles l’évaluateur a des relations individualisées avec la personne évaluée aux situations où leurs relations s’insèrent dans des collectifs, qu’il s’agisse d’institutions ou d’un réseau de relations. L’action de l’évaluateur vise à individualiser les compétences ou à considérer leur nature collective. On distingue quatre types de convention salariale en lien avec les différents modèles d’entreprise (Eymard-Duvernay, 2003, 2004) : la convention industrielle, la convention marchande, la convention domestique et la convention réseau. Dans le cadre de l’entreprise institution ou « fordienne » (planification des compétences et inscription des compétences dans des collectifs), le travail est évalué à partir de règles générales qui mettent en relation les postes de travail et les compétences des salariés (convention industrielle). Dans l’entreprise marchande (planification et individualisation des compétences), il s’agit dévaluer la productivité ou la performance des salariés (convention marchande). Dans l’entreprise interaction (négociation et individualisation des compétences), l’évaluation n’est pas formalisée. Elle prend place dans une relation de confiance et s’appuie sur l’intuition de l’évaluateur (convention domestique). Enfin, dans l’entreprise réseau Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 285

(négociation des compétences et inscription des compétences dans des collectifs), l’évaluation ne repose plus sur des règles générales. Elle consiste à apprécier l’expérience de la personne en rentrant dans le détail concret d’activités spécifiques (convention réseau). Cette typologie a le mérite de mettre l’accent sur la diversité des pratiques d’évaluation dans les entreprises. Elle permet également d’appréhender l’évolution de ces pratiques en lien avec les transformations des modes d’organisation des entreprises et sur les marchés des produits : le passage de l’entreprise « fordienne » à l’entreprise réseau correspondrait, ainsi, à l’émergence d’une nouvelle convention salariale qui, selon Boltanski et Chiapello (1999), peut être rattachée au développement de la logique compétence. Dans cette approche, l’individualisation peut traverser chacune de ces conventions, mais avec des outils différents. La dynamique des différentes conventions n’est pas explicative de l’individualisation. On peut prolonger la relation conventions-règles par une relation règles-rapport à l’individualisation qui tient aux pratiques de mise en usage, d’interprétation, de construction des cohérences entre règles, de cheminements spécifiques.

1.3. Usage des règles et liens de subordination L’hypothèse générale avancée ici est que les évolutions structurelles à l’œuvre dans nos économies concernant l’ensemble des rapports sociaux (des formes institutionnelles au sens de l’économie de la régulation), dont le rapport salarial, et que le rapport salarial est d’abord un lien de subordination. Les évolutions constatées de la relation salariale révèlent des transformations des formes de cette relation de subordination.

1.3.1. Des conventions aux règles de droit

Les conventions salariales peuvent rester implicites et être mises en œuvre soit par convergence « spontanée » des actions des personnes impliquées dans la relation, soit par des décisions largement unilatérales de l’une des parties, avec l’acceptation tacite de l’autre. Mais elles peuvent aussi être concrétisées par un ensemble de règles et procédures explicites. On peut penser qu’une négociation formelle donne une certaine légitimité aux règles aux yeux des membres de l’organisation parce que ces derniers auront participé, directement ou indirectement (par représentation), à la création de leur énoncé. Néanmoins, les règles hiérarchiques émanant d’une décision unilatérale sont également empreintes de légitimité lorsque l’autorité hiérarchique qui les a établies est acceptée dans l’entreprise. 286 Industrialisation et développement

Les règles ont ainsi dans l’approche conventionnaliste un statut particulier : elles sont des traductions concrètes et spécifiques de la convention. Ainsi pour Salais (1989, p. 216), « si la convention est première et les règles théoriquement secondes, au sens où elles constituent pour les acteurs de la convention un art appliqué, il n’en demeure pas moins que ce sont les règles qui manifestent la diversité des conventions, selon le lieu et le temps ». « Une fois formulée, une règle n’est jamais complètement déterminée, et c’est sa mise en usage qui lui donne son sens effectif » (Livet, 1986, p. 255). C’est l’usage de la règle qui lui procure son existence. Lors de leur application, les règles sont l’objet d’une interprétation. Suivant l’expression de Livet (1986, p. 210), « les règles ne sont pas des maximes que l’on applique, ce sont des maximes que l’on interprète ». Toute règle pour être appliquée doit ainsi être interprétée. La marge d’interprétation est plus ou moins grande. On peut ainsi identifier, en reprenant l’approche de Reynaud (1994), les règles « prêtes à l’emploi » qui demandent peu d’interprétation et les « règles interprétatives » qui supposent un travail substantiel d’interprétation. Pour Reynaud (2004), la nécessité de l’interprétation est renforcée par le fait qu’une règle ne fonctionne pas seule mais dans un système de règles. Enfin, lors de leur application les règles génèrent et sont elles-mêmes le produit d’apprentissages. Ainsi pour Favereau (1994, p. 14), « les règles au fur et à mesure de leur explication à travers les pratiques traduiront un apprentissage collectif, dont elles ne sont que la projection sur l’espace des repères communs toujours nécessaires pour agir à plusieurs ».

1.3.2. Usages du droit et formes de la relation salariale

Pour C. Bessy (2005), les différentes représentations du « bien commun » fondent trois types de convention : le modèle du statut, le modèle de l’autorité hiérarchique, le modèle marchand. Cette distinction préliminaire des conventions salariales ouvre sur une interprétation de la diversité des contrats de travail en termes d’usage du droit. Sa typologie des contrats de travail est orientée selon la force contraignante des règles contractuelles (quatre types de contrat). Ces travaux mettent au premier plan le lien entre la subordination entre les salariés et les employeurs, sa forme variant selon l’organisation des relations entre acteurs, et le système productif qui les intègre. La subordination du travailleur est inscrite dans le contrat de travail. Les différentes typologies proposées peuvent être re-interprétées selon ce critère de l’intensité du lien de subordination et de la forme qu’il prend dans la diversité des contrats de travail. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 287

2. Trajectoires salariales

Les développements qui précèdent sur l’évolution, en termes micro- économiques, de la relation salariale sont en congruence avec les transformations de longue période enregistrées, au niveau macroéconomique, par le rapport salarial (El Aoufi, 1992). La macro-économie sous-fordiste (Lipietz, 1985 ; Ominami, 1986 ; Lanzarotti, 1986), décrite dans les années 1970-1980, en référence notamment au Brésil, à la Corée du Sud, etc., renvoie à un régime d’accumulation où la norme de consommation de masse (faible composante en biens durables) est trop faible pour pouvoir impulser une dynamique de production de masse. Une telle discordance, étroitement liée à une structure très inégale des revenus, correspond à une configuration à dominante concurrentielle du rapport salarial (faible niveau des salaires, emploi salarié limité, chômage de masse, etc.). Les trajectoires sous-fordistes observées au sein des pays en voie de développement font ressortir qu’une telle macro-économie n’est pas nécessairement remise en cause par la détérioration des conditions d’existence des salariés et, au-delà, des classes populaires. Pour expliquer ce paradoxe on peut, tout d’abord, faire prévaloir une permanence des déséquilibres et… une stabilité des modes de régulation. Notons au passage qu’une problématique centrée sur les limites de l’industrialisation et, au-delà du processus du développement au sein des économies en voie de développement, caractérisées par un rapport salarial de type sous-fordiste implique une élaboration théorique, en termes de trajectoire industrielle spécifique nationale (Hall et Soskise, 2001 ; Boyer, 2002 ; Amable, 2005). La stabilité de la configuration sous-fordiste peut s’expliquer, ensuite, eu égard aux modes d’insertion industrielle des pays en voie de développement au sein du régime international : il s’avère, en effet, que le rôle attribué au marché intérieur est tout sauf déterminant dans le bouclage de la production domestique sur la demande sociale. Enfin, on peut poser le principe, associé à la variété sous-fordiste, de la « salarisation restreinte » (Lautier, 1987 ; El Aoufi, 1992) qui, à lui seul, pourrait expliquer le défaut de contrainte par la demande sociale. Mais si le sous-fordisme peut se montrer capable de fonctionner durablement sur la base d’enchaînements macro-économiques vicieux, force est de constater, cependant, que sa reproduction ne va pas de soi. Trois invariants semblent fonder les modes de régulation du rapport salarial observés en longue période dans les pays en voie de développement, dont le 288 Industrialisation et développement

Maroc, ayant mis en œuvre, à des degrés divers, une modalité de la variété sous-fordienne du capitalisme : – une dynamique de la demande externe pour assurer la validation d’une part importante de la production domestique ; – un maintien des dispositifs de soutien de la demande sociale (subventions alimentaires, services rendus aux ménages en matière d’éducation, de santé, de logement) ; – une conservation des mécanismes de reproduction domestique, hors rapport salarial et/ou marchand, des conditions d’existence des populations. Plusieurs indices laissent apparaître une forte tendance, notamment depuis le début des années 80, à l’altération de ces différents invariants : d’une part, les politiques protectionnistes mises en œuvre au sein des pays avancés ont eu des effets particulièrement néfastes sur les modalités d’insertion des pays en voie de développement dans le régime international ; d’autre part, les formes « assistancielles » et les mécanismes correcteurs en faveur de la demande sociale mis en place au cours des années 60 commencent à se déliter au profit d’une régulation accordant aux forces du marché un rôle prépondérant. Enfin, la reproduction de la force de travail tend à devenir une fonction à la charge quasi totale du rapport salarial, conséquence d’une perte de cohérence de plus en plus grande des configurations traditionnelles non salariales. Ce dernier point doit retenir tout spécialement l’attention. De fait, il conduit à envisager dans le cadre du rapport salarial une issue aux blocages liés au processus d’apurement par le jeu de la sous-consommation de masse.

2.1. Rapport salarial et bouclage production-demande

L’analyse en termes de régulation conduit à considérer de façon fonctionnelle le régime de consommation de masse. De fait, le bouclage des enchaînements macro-économiques suppose que soit assuré de façon permanente un synchronisme entre évolution de l’offre et évolution de la demande ou de la consommation. Une telle relation fondamentale dans la définition d’un régime d’accumulation autocentrée a été mise en évidence dans le livre II du Capital, précisément pour montrer que l’équilibre est tributaire d’une dynamique de la section 2, autrement dit de la consommation des salariés. Cette approche est plus explicite chez Keynes qui, à la suite de Kalecki (1954), fait reposer sa macro-économie sur la notion de demande effective. Plus explicite et… plus instrumentale : la croissance de l’après-guerre est marquée du sceau de la Théorie générale. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 289

On considère que la théorie de la régulation, laquelle incorpore à la fois les schémas de la reproduction et la détermination par la demande salariale, propose une analyse originale prenant en compte les formes institutionnelles encadrant le régime d’accumulation et le mode de développement et, en particulier, le rapport salarial. De fait, la problématique en termes de rapport salarial présente l’avantage d’appréhender la relation production- consommation aux plans macro- et micro-économique de façon indissociable. Dans cette optique, le concept de fordisme implique une cohérence entre conditions de production et conditions d’existence des salariés. Cette cohérence se construit au niveau des firmes dans la relation salariale mais ne se conçoit guère sans une institutionnalisation de l’ensemble du rapport salarial. Le modèle fordiste a donné lieu à un formidable synchronisme entre progression des gains de productivité et progression du niveau du revenu salarial. Par ailleurs, si la crise des années 1970 ne s’est pas traduite au sein des pays avancés par un processus dépressif cumulatif c’est, en large part, grâce au maintien du rôle de la consommation, celle-ci s’étant révélée être un incontournable filet de sécurité. De toute évidence, le schéma fordiste de la croissance tirée par la consommation se réfère à un régime d’accumulation intensive associée à une configuration du rapport salarial de type monopoliste (Aglietta, 1976 ; Boyer, 1979, 1886). Il suppose donc une cohérence structurelle en termes de section productive (Bertrand, 1983) et se fonde sur des enchaînements macro- économiques éminemment autocentrés, autrement dit sur des mécanismes permanents de validation interne, c’est-à-dire par la demande sociale, de la production. Rien de tel, en effet, n’est concevable dès lors qu’on envisage une économie sous-fordiste. Loin s’en faut. De là découle une question théorique : la contrainte de la demande serait-elle un principe impensable en tant que causalité dans une variété sous-fordiste du capitalisme ?

2.2. Une impulsion de la production industrielle par la demande...

Théoriquement, on pourrait justifier la déficience de la consommation dans les pays sous-fordistes par un arbitrage en faveur de l’investissement. Dans la réalité, cette conception conduit à un alourdissement de la section des biens de production et à son blocage en raison de l’atonie de la section des biens de consommation. Une seconde conception, faisant retour sur le circuit keynésien du multiplicateur, met en avant les « fuites par les importations » 290 Industrialisation et développement pour plaider en faveur d’une maîtrise de l’évolution de la consommation. Cette hypothèse n’est pas acceptable pour deux raisons essentielles : – Tout d’abord, il faut noter que, dans le circuit keynésien, les « fuites par les importations » sont provoquées simultanément par la consommation et par l’investissement, autrement dit par la demande effective. Keynes est, en effet, clair sur ce point : « Dans un système ouvert, en relations commerciales avec l’étranger, le multiplicateur du flux d’investissement supplémentaire profite en partie à l’emploi dans les pays étrangers » (Keynes, 1936, p. 137). – En second lieu la proposition, de par sa circularité, ramène au point de départ. Les « fuites » de la consommation sont induites par les « fuites » de la production qui sont induites par… – Enfin dans une optique liée à la crise d’endettement, on fait prévaloir que la « contrainte externe » ne saurait être desserrée sans une contraction de la demande effective, notamment de la consommation sociale. On invite, en référence au modèle de bouclage propre au fordisme, à considérer l’intrication de la production et de la consommation comme processus stratégique susceptible d’imposer, à terme, au sein des pays en voie de développement, notamment dans la variété sous-fordiste, la « contrainte interne » en contrepoint de la « contrainte externe », autrement dit de prescrire le marché domestique comme territoire primordial de validation de l’offre. Prolongeant cette proposition, il est important de souligner le rôle majeur que remplit le rapport salarial dans le processus de cadrage de la production par rapport à la consommation et dans l’établissement de leurs inhérences réciproques. Plus concrètement, c’est à travers une mise en correspondance de phase entre production de masse et consommation de masse que le rapport salarial peut assurer l’équilibre du régime d’accumulation et sa reproduction. Théoriquement, ce sont les biens durables à contenu industriel qui semblent mieux à même de garantir une interaction vertueuse entre les normes de production et de consommation, les biens alimentaires étant plutôt associés à une modalité de la reproduction simple. Par ailleurs, la salarisation élargie entraîne, dans un contexte historique de diffusion et de généralisation des méthodes tayloriennes et des modes fordiens d’organisation du travail, un façonnage de la demande sociale par la demande salariale qui devient, ce faisant, une « composante majoritaire » (Ominami, 1986) dans le jeu de la réalisation de l’offre de biens durables. Une production de masse centrée sur une consommation de masse : telle est la relation cruciale définissant la boucle fordiste et/ou keynésienne. Cette relation intense du rapport salarial est définie au plan théorique : elle Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 291 est éminemment une généralité (au sens d’Althusser, 1975) et non pas une hypothèse ad hoc.

2.3. … Inhibée par les enchaînements sous-fordistes Ces développements permettent d’interpréter, sous un jour plus pertinent, les résultats concernant le rôle de la norme de consommation de masse et son évolution en longue période dans la variété sous-fordiste (Lipietz, 1985 ; Ominami, 1986 ; El Aoufi, 1992). – En premier lieu, la norme de consommation de masse paraît structurée, fondamentalement, par les biens non durables. Ce trait est essentiel dans la mesure où il laisse entrevoir des liens ténus entre l’offre de biens industriels et la demande sociale, voire un décrochage entre mode de production et mode de consommation. Plus précisément, ce sont les biens de consommation alimentaires qui, en dernier ressort, performent la norme de consommation de masse. Un tel résultat conduit à minimiser les effets d’interaction entre la norme de production et la norme de consommation. Parallèlement les biens durables, renvoyant à une composante sociale minoritaire, demeurent largement perçus comme des biens de luxe : les seuls biens durables incorporés à la norme de consommation de masse sont en somme les biens traditionnels à contenu industriel pauvre ou banalisé. – Un second résultat fait ressortir un cheminement régressif du régime de consommation en longue période. De telles évolutions semblent se prolonger, voire s’accélérer, sous l’influence des programmes d’ajustement structurel (El Aoufi et al., 2005). Tout spécialement, l’apurement par le bas (réduction des subventions aux produits de base notamment) lié à la dés-implication sociale de l’État n’a pas été sans déboucher, à partir des années 80, sur des situations de « démesure de la pauvreté » (Deresmeau, Salama, 2002).

2.4. Loin des enchaînements kaldoriens et durkheimiens… Les enchaînements sous-fordiens mettent en exergue deux faits stylisés (El Aoufi, 1992) : le premier suggère une forte altération de l’enchaînement cumulatif proposé par Kaldor (1987) et par Salter (1960). Il s’agit, en fait, d’une situation paradoxale où l’atonie de la productivité se combine avec une faible mobilisation extensive ou absolue de la main-d’œuvre. Le second fait ressortir une configuration de relations professionnelles régies par ce que Durkheim (1909) appelle l’anomie traduisant, en l’occurrence, une situation structurelle de désinstitutionalisation du rapport salarial (plusieurs dimensions de la relation d’emploi et de travail ne sont pas codifiées par la loi) et de 292 Industrialisation et développement

« déconnexion légale » (Ominami, 1986) ou de non-application de la législation du travail. Dans cette optique, le sentiment de solidarité commune (Durkheim, 1893) définit, au-delà des liens entre les membres d’une société, une dépendance réciproque entre l’État et la société : « Parce que nous remplissons telle fonction domestique ou sociale, nous sommes pris dans un réseau d’obligations dont nous n’avons pas le droit de nous affranchir. Il est surtout un organe vis-à-vis duquel notre dépendance va toujours croissant : c’est l’État. Les points par lesquels nous sommes en contact avec lui se multiplient ainsi que les occasions où il a pour charge de nous rappeler au sentiment de la solidarité commune » (Durkheim, 1893). De fait, l’examen de la construction institutionnelle dédiée à la relation salariale au sein de la variété sous-fordiste du capitalisme met en évidence, outre la porosité des règles juridiques, une faible incarnation du droit dans les faits et dans les comportements des entreprises, notamment des petites et moyennes entreprises, et des partenaires sociaux. Loin de favoriser les gains de productivité des entreprises, ainsi que le soutiennent les organismes financiers internationaux, la flexibilité du travail plutôt connivente, dans ces conditions, de phénomènes de « législation sanguinaire » (Marx) et de « chaos des rapports sociaux » (Lipietz, 1985) pose le problème de la « dette primordiale » (Malamoud, 1988), de l’État à l’égard de la communauté, en termes non seulement de droits négatif ou formel (promulgation d’une législation de travail par exemple) mais de droit positif ou réel (mise en œuvre par les salariés de la législation du travail). On y reviendra.

2.5. … Loin des enchaînements fordiens et keynésiens

Le rôle, en particulier, de la codification du rapport salarial est justifié dans la variété sous-fordienne du capitalisme par la déformation permanente des structures du marché du travail. Dans un tel contexte, l’arbitrage institutionnel a pour fonction de corriger l’effet combiné de l’anomie légale (rapports informels) et de décomposition de la relation salariale et, chemin faisant, d’éviter que, par une montée en puissance des tensions sociales, soit mise en péril la cohésion sociale. Deux faits stylisés rendent compte du blocage historique de la variété sous-fordiste (c’est-à-dire de son impuissance à évoluer de façon endogène vers la variété fordiste canonique) que tendent à renforcer la financiarisation (Aglietta, Rebérioux, 2004) et les phénomènes des délocalisations : – Le marché du travail a tendance à échapper presque totalement à la régulation par l’État. Les mécanismes classiques, c’est-à-dire propres au XIXe siècle, déterminent et orientent les ajustements des firmes en matière d’emploi. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 293

– Ces tendances ont pour conséquence de rendre les conditions de travail et de formation du salaire plus étroitement dépendantes des enchaînements sous-fordistes, notamment en matière de durée du travail, de licenciement, de condition d’hygiène et de sécurité, de niveau de salaire direct et indirect, etc.

Les trajectoires salariales de type sous-fordien que l’on vient de décrire à grands traits sont, à maints égards, caractéristiques du rapport salarial au Maroc dont il faut désormais explorer la configuration en termes de « forme structurelle » (marché du travail, formation des salaires, institutions, codification, normes).

3. Le rapport salarial au Maroc : une configuration hybride

On tente dans ce qui suit d’inscrire les composantes du rapport salarial (marché du travail, institutions et politique de l’emploi, formation des salaires, protection sociale, normes) dans la trajectoire salariale sous-revue (à partir de 1998). L’objectif analytique est de caractériser la configuration du rapport salarial eu égard aux hypothèses théoriques suggérées en termes de « monde de production » dans les sections précédentes.

3.1. Un marché du travail concurrentiel Les données présentées portent sur la période 1999-2015 et concernent les niveaux urbain, rural et national du marché du travail, ainsi que sur l’âge, le sexe, le niveau de formation, la branche d’activité économique et la situation socioprofessionnelle. 3.1.1. Une flexion de l’offre de travail à partir des années 2000 Sur la période 1999-2013, le taux moyen des actifs se situe autour de 51 % de la population totale, et le taux d’activité n’a cessé de régresser selon un rythme estimé à 0,9 % en moyenne par an (HCP, 1999-2013). Le cycle emprunté par le taux d’activité au niveau national (tableau 1) conserve ses mêmes traits lorsque l’on prend en compte le sexe ou le milieu de résidence. Le taux est toutefois plus élevé chez les hommes (76,3 %) et en milieu rural (59,6 %). Le ralentissement du taux d’activité est plus net chez les femmes, ce qui dénote, contrairement à la théorie standard, une absence de corrélation entre l’augmentation du taux d’activité et le remplacement de la production domestique par le travail salarié en raison de l’augmentation des salaires auxquels peuvent prétendre les femmes et la baisse d’intérêt pour le travail domestique. 294 Industrialisation et développement

Tableau 1 Taux d’activité (en %) selon le sexe et le milieu de résidence (1999-2013)

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 Ensemble 54,5 53,1 51,4 50,9 52,3 52,2 51,5 51,3 51 50,6 49,9 49,6 49,2 48,4 48,3 Urbain 48,1 47 46 45,4 45,9 45,5 44,9 44,7 44,9 44,7 44 43,6 43,3 42,8 42,4 Rural 63,1 61,4 58,9 58,5 61 61,2 60,7 60,5 59,7 59 58,4 58,4 58 57 57,5 Masculin 79,3 78,9 78,1 77,5 77,6 77 76,2 76,4 76,1 75,9 75,3 74,7 74,3 73,6 73 Féminin 30,4 28,1 25,6 25,1 27,6 28,3 27,9 27,2 27,1 26,6 25,8 25,9 25,5 24,7 25,1

Source : Haut Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat.

Tableau 2 Taux d’activité (en %) par tranche d’âge selon le sexe et le milieu de résidence (1999-2013)

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 National 15-24 48,2 45,8 42,8 42 43,7 42,7 41,1 40,1 39,6 38,9 37 36,2 35 33,5 32,3 25-34 64,8 63,5 62 62,2 64 64,1 63,7 62,5 62,8 62,4 61,8 61,8 61,8 60,7 61,6 35-44 64,2 63,3 62,5 61,4 62,1 63,1 62,4 63,4 62,8 62,4 61,5 61,6 61,9 61,4 61,4 + et 45 45,8 45 44,4 43,8 44,8 45,5 40,4 46,1 45,9 45,6 45,9 45,4 44,8 44,6 44,4 Milieu urbain 15-24 36,9 34,9 33,1 32 32,1 32,4 31,5 30 30,5 30 27,6 27,1 25,6 24,5 23,1 25-34 62,2 61,2 60 60,2 61,3 61,5 60,9 59,6 60,2 60,1 59,5 59,1 59,4 58,4 59,1 35-44 60,2 59,3 58,7 57,7 57,8 58,1 56,7 58,5 58,1 57,9 57,1 57 57,5 56,9 56,7 + et 45 36,8 36,4 36,4 36 36,6 36,3 29,7 37,2 37,1 37,3 37,8 37,1 36,7 36,8 36,1 Milieu rural 15-24 60,4 57,6 53,2 52,7 55,8 54,5 52,4 51,9 50,1 49,3 47,9 46,8 46 44,1 43 25-34 68,8 67,2 65 65,2 68 67,9 67,6 66,7 66,6 65,8 65,2 66 65,5 64,1 65,3 35-44 71,1 70,4 69,3 68,4 70,2 71,3 71,7 71,6 70,7 70,1 69,4 69,7 70 69,6 69,8 + et 45 57,3 56,3 55,3 54,8 56,7 58 54,7 59 58,9 58,3 58,7 58,9 58,2 57,8 59 Population masculine 15-24 66,8 65,7 64 62,5 62,6 60,8 59,5 57,8 57,4 56,5 54,6 53,1 51,2 49,3 47 25-34 94,2 94,2 93,5 93,9 94 94 93,9 94,6 95 95 94,5 94,5 94,8 94,2 94,6 35-44 96 95,8 95,9 95,6 95,6 95,7 94,6 96,5 96,1 96,1 96,2 96 96,7 96,4 96,5 + et 45 69,5 69,5 68,9 68,4 68,4 68,6 60,5 69 68,5 68,7 69 68,1 67,8 67,5 66,9 Population féminine 15-24 29,5 25,8 21,4 21,2 24,2 24,9 23,1 22,6 21,9 21,3 19,2 19 18,4 17,3 17,2 25-34 37 34,4 31,7 31,5 34,8 35,8 35,3 32,5 33 32,3 31,7 31,8 31,5 29,8 30,9 35-44 33,5 32,5 31,2 29,9 31,5 32,6 33 32,9 32,4 32 30,6 31,1 31,5 30,9 31,1 + et 45 23,3 21,7 21,1 20,3 22,3 22,9 20,1 24 24,1 23,6 24,1 24,2 23,4 23,4 23,9

Source : Haut Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 295

Par ailleurs, le tableau 2 met en évidence l’évolution du taux d’activité par tranche d’âge : le taux d’activité des 25-44 ans se monte à 62 %, en moyenne par an, au cours de la période sous revue, dépassant le taux d’activité global, à l’exception de la population féminine. Le taux d’activité des 15-24 ans connaît, quant à lui, un ralentissement plus prononcé quel que soit le milieu de résidence ou le sexe, ce qui dénote une tendance à la diminution du stock de main-d’œuvre. Les données relatives au niveau d’instruction font ressortir un taux d’activité relativement élevé chez les diplômés de niveau supérieur, toutes caractéristiques démographiques confondues. Toutefois, quant au sexe, les non-diplômés enregistrent un taux d’activité beaucoup plus élevé (83 % par an en moyenne sur la période). Le repli tendanciel du taux d’activité se vérifie de façon générale avec un rythme variant entre 0,3 % et 3 % par an en moyenne. La variable éducation, une fois confrontée au taux d’activité, confirme les constats qui viennent d’être soulignés s’agissant du repli tendanciel sur le marché du travail. En effet, le taux d’activité recule progressivement selon les mêmes rythmes entre 1999 et 2013, quel que soit le niveau d’instruction et quel que soit le critère démographique (HCP, 1999-2013). Il y a lieu de souligner, toutefois, l’importance de l’activité chez les diplômés de niveau supérieur, et ce pour l’ensemble de la population, comme pour certains groupes du marché du travail, tels que les urbains, les ruraux et les femmes (HCP, 1999-2013). Les caractéristiques structurelles du taux d’activité se maintiennent à l’échelle locale, y compris au sein des régions moins dotées en termes d’activités et de population. En effet, les données du Haut Commissariat au Plan font ressortir, pour l’ensemble des régions, une absence de relation formelle entre taux d’activité et effets d’agglomération. Il y a lieu d’observer, à partir des années 2000, une flexion dans l’évolution du taux d’activité, résultat d’une progression constante, lors des décennies précédentes, traduisant un changement de régime de mobilisation de la force de travail, avec, comme on le verra plus loin (section 4), un rôle accru du salaire et des normes sociales dans la définition de l’équilibre du marché du travail. En effet, les données historiques sur le volume de la population active montrent que la flexion du taux d’activité ne peut être interprétée comme un rétrécissement du stock des actifs en réaction aux niveaux des salaires (nominal et réel). Bien au contraire, le nombre des actifs poursuit sa 296 Industrialisation et développement progression pendant la période d’analyse. Autrement dit, l’offre de travail continue à s’échanger contre un salaire d’équilibre. Toutefois, l’offre de travail n’est pas moins sensible aux effets des changements démographiques.

Tableau 3 Structure de la population marocaine selon le type d’activité (1999-2012) (en %)

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 Actifs occupés 27,1 26,8 27,1 27,3 27,5 26,9 26,7 27,8 28,1 28,4 28,4 28,2 28,2 28,0 Chômeurs 7,5 7,2 6,5 6,1 6,5 6,0 6,0 5,1 5,1 4,9 4,5 4,5 4,4 4,3 Femmes au 22,2 22,9 23,5 23,6 23,1 22,4 22,6 23,3 23,4 23,7 24,0 24,0 24,0 24,3 foyer Elèves ou 24,2 25,5 26,4 26,4 26,8 28,0 27,9 26,4 29,4 29,2 29,6 29,1 29,1 29,0 étudiants Rentiers et 2,4 2,5 2,5 2,7 2,8 2,9 3,1 3,2 3,2 3,3 3,3 3,5 3,7 3,6 retraités Malades ou 1,8 1,9 1,9 2,0 2,0 1,9 2,0 1,7 1,7 1,9 1,9 2,1 2,0 2,1 infirmes Vieillards 1,9 2,0 2,0 2,0 2,1 2,2 2,3 2,1 2,2 2,0 2,0 2,1 2,2 2,2 Jeunes 12,4 10,8 9,7 9,5 8,9 9,2 9,1 10,1 6,5 6,3 6,0 6,2 6,2 6,2 enfants Autres 0,4 0,3 0,4 0,5 0,4 0,4 0,4 0,4 0,4 0,3 0,3 0,3 0,2 0,3 inactifs Total 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100

Source : Haut Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat.

Le rythme de progression de la population active est plus faible que celui de la population inactive ou de la population totale (0,9 % en moyenne par an pour la première contre 2,8 % pour la seconde et 1,8 % pour la troisième). En s’intéressant plus particulièrement à la population âgée de 15 ans et plus, on constate que la population inactive devient, à partir de 2009, plus importante en volume que la population active. Le tableau 3 met en évidence, sur la période 1999 et 2012, des changements non négligeables dans la composition de la population par type d’activité. Alors que la part des chômeurs a diminué et que celle des actifs occupés n’a pas augmenté, plusieurs catégories d’inactifs ont vu leurs parts respectives se renforcer : les femmes au foyer, les élèves ou étudiants, les rentiers, les retraités, etc. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 297

Si les actifs occupés continuent de représenter, depuis 1999, la part la plus importante au sein de la population (une part quasiment stable autour de 33 %, sur l’ensemble de la période), le groupe d’inactifs enregistre un accroissement de 2 % par an, en moyenne, pour la catégorie des élèves et des étudiants et de 0,9 % pour les femmes au foyer. Les politiques de réforme de l’éducation et de la formation ainsi que les tentatives d’abolition du travail des enfants semblent favoriser une nouvelle redistribution des catégories de population. En revanche, la montée du travail salarié chez les femmes n’a pas permis de réduire la catégorie des femmes au foyer. Dans le milieu urbain, comme en milieu rural, la population des inactifs croît plus vite que la population des actifs et que la population totale : 2,9 % par an en moyenne pour la catégorie des inactifs urbains âgés de 15 ans contre 2,6 % en milieu rural. Ce qui peut s’expliquer par une montée plus rapide des étudiants et élèves (3,1 % en moyenne par an) et des femmes au foyer (2,3 %) par rapport au milieu rural.

3.1.2. Une atonie de la demande de travail En dépit de la diversité des interprétations théoriques sur les déterminants de la demande de travail, il existe un consensus général sur son caractère « conditionnel ». Dans la théorie standard, cette conditionnalité est rapportée aux facteurs de production mobilisés par l’entreprise, c’est-à-dire le prix du facteur travail sur le marché, l’état de la technologie, la productivité du capital, la représentativité des catégories de travailleurs, etc. (Cahuc et Zylberberg, 2003). On plaide dans le présent chapitre pour une hypothèse de type keynésien mettant en jeu une interaction dynamique entre l’offre de production des entreprises et la demande des ménages. Il en résulte que la demande de travail est assimilée à la demande « anticipée » des entreprises sur la consommation des ménages et leurs investissements effectifs. Deux problématiques théoriques, essentielles du point de vue du rapport salarial, sont soulevées par la conditionnalité de la demande de travail. – La première a trait au prix du facteur travail sur le marché, c’est-à-dire au salaire. Le travail salarié est placé au centre du débat classique sur ce que Marx appelle « la nature bifide de la marchandise » (Marx, le Capital, Livre 1, chapitre premier). En effet, comme on le verra plus loin (paragraphe 3.4), la détermination du salaire a tendance à se détacher des mécanismes du marché et à faire appel à la valeur d’usage du facteur travail. Le débat sur l’applicabilité du salaire nominal s’inscrit dans cette perspective, c’est-à-dire 298 Industrialisation et développement un salaire qui est le fruit d’un « jeu coopératif » entre les employeurs et les employés. Les économies où le travail est de plus en plus flexible admettent plutôt l’hypothèse d’un prix concurrentiel, nécessairement soumis à la logique marchande, donc faisant de la coopération entre agents une condition facultative pour assurer la coordination sur le marché. – La seconde problématique concerne la substituabilité entre les facteurs de production (capital, travail et technologie) et, par extension, l’interchangeabilité entre les catégories des travailleurs (femmes ou hommes, jeunes ou adultes, urbains ou ruraux, travailleurs qualifiés ou non, etc.). La littérature économique met l’accent sur les niveaux différenciés de rémunération entre les travailleurs pour expliquer cette substituabilité. En effet, les changements dans les coûts de production induisent une hétérogénéité dans les niveaux de rémunération (1) (Marshall, 1895). Les comportements des entrepreneurs sont tels que le renoncement, ou la revendication, à l’égard d’une classe démographique donnée se traduit par des impacts adverses sur d’autres catégories. Ces deux problématiques convergent sur la question des prix du facteur travail. Ce sont les niveaux des salaires qui impliquent dans beaucoup de cas la substituabilité entre les travailleurs. La préférence pour le travail non qualifié dans certaines activités, parce qu’il est moins coûteux, en est une illustration. C’est le cas aussi des politiques de l’emploi (voir plus loin, paragraphe 3.3.) quand elles permettent, via une action sur les prix du travail, d’orienter les décisions d’emploi vers des catégories de travailleurs à l’exclusion d’autres. Une analyse de la demande de travail ne peut faire abstraction des décisions des entreprises dans leurs micro-fondements. Toutefois, l’approche en termes de rapport salarial met en jeu le système productif dans sa globalité. L’objectif étant d’examiner sa réaction face à un comportement macroéconomique de l’offre de travail. Représentant un stock moyen de 10 millions de personnes entre 1999 et 2013, la population active occupée s’est accrue à un rythme de 1 % par an sur cette période. Selon le milieu de résidence et le sexe, deux constats importants méritent d’être soulignés. D’une part, la part des actifs occupés résidant dans les villes passe de 44,6 % en 1999 à 50,2 % en 2013. Le rythme de progression des actifs occupés urbains est de 1,9 % en moyenne par an,

1. On rappelle à ce titre que dans le modèle d’équilibre partiel l’élasticité de la demande des travailleurs est d’autant plus grande que les facteurs de production utilisés peuvent aisément se substituer l’un à l’autre. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 299 contre 0,1 %, pour les actifs occupés ruraux. D’autre part, la part des actifs occupés de sexe masculin passe de 70,5 % en début de période à 73,8 % en fin de période, avec un niveau de progression sur le stock estimé à 1,9 % en moyenne annuellement, tandis que celui des actifs occupés de sexe féminin est nul (HCP, 1999-2013). Toutefois, l’analyse du stock disponible des actifs occupés n’offre pas d’indication précise sur la capacité d’un pays à mobiliser sa force de travail en vue de produire des biens et des services (Cahuc et Zylberberg, 2003). Pour y parvenir, il convient de le rapporter à la population en âge de travailler. Le taux d’emploi ainsi calculé ouvre le champ à un examen plus complet du potentiel d’absorption de la force de travail à différents niveaux.

Tableau 4 Taux d’emploi (en %) selon le sexe et le milieu de résidence (1999-2013)

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

Ensemble 46,8 46 45,1 45,1 44,2 46,6 45,8 46,3 46 45,8 45,3 45,1 44,8 44,1 43,8

Urbain 37,5 36,9 37 37,1 37 37,1 36,6 37,8 38 38,2 37,9 37,6 37,5 37 36,4

Rural 59,7 58,3 56,3 56,2 58,9 59,3 58,5 58,2 57,4 56,6 56,1 56,2 55,7 54,7 55,2

Masculin 68 68,2 68,5 68,9 69,1 68,7 67,8 69 68,7 68,7 68,6 68 68 67,2 66,4

Féminin 26,3 24,5 22,5 22,1 24,3 25,2 24,7 24,6 24,4 24 23,3 23,4 22,9 22,3 22,7

Source : Haut-Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat.

L’évolution du taux d’emploi entre 1999 et 2013 confirme l’observation relative à la prédominance de l’emploi masculin. En revanche, le repli de l’emploi rural au profit de l’emploi urbain n’est pas vérifié. Bien que le taux de l’emploi rural baisse dans le temps, il demeure important comparé au taux d’emploi urbain, qui se situe bien au-dessus du taux d’emploi global. Force est de constater que le taux d’emploi enregistre un relâchement significatif dans le temps, et ce aussi bien dans sa proportion globale que dans ses déclinaisons par sexe ou par milieu de résidence. Les rythmes par lesquels ce ralentissement s’effectue sont toutefois différents : tandis que la baisse du taux d’emploi féminin se fait au rythme de 1 % par an en moyenne, chez les hommes ou dans le milieu urbain il n’est que de 0,2 %. Le taux d’emploi rural et le taux d’emploi global ont enregistré des niveaux de baisse très proches de 300 Industrialisation et développement

0,6 % en moyenne pour le premier et de 0,5 % pour le second. La population active occupée s’accroît moins rapidement que la population en âge de travailler (0,8 % en moyenne chaque année contre 2 %). On pourrait dire, au regard de ces premiers résultats, que les facteurs démographiques expliquent les régularités tendancielles de la demande de travail. On est en présence de deux populations en croissance soutenue, certes, mais qui empruntent deux régimes différents en termes de dynamique, l’un moins rapide que l’autre, impactant au final le quotient dont relève la mobilisation de la force de travail, à savoir le taux d’emploi. Mais au-delà des considérations démographiques, ce sont les facteurs économiques favorisant ces évolutions spécifiques qui méritent d’être convoqués par l’analyse, notamment ceux déterminant le rythme par lequel la population active occupée s’entretient dans le temps. Deux propositions peuvent être suggérées dans cette perspective. Chacune d’elles exprimant, à un certain degré, le faible niveau de substituabilité entre les travailleurs et, partant, l’atonie de la demande de travail. – Devant l’imprévisibilité des phénomènes économiques à l’échelle mondiale, l’adaptabilité des « mondes sociaux » de l’entreprise marocaine s’est faite en impliquant une forme inachevée de la mise à niveau concurrentielle (El Aoufi, 2000). La dynamique structurelle du tissu productif a, par conséquent, produit, ou renforcé, l’existence de structures productives de faible taille, qui sont dépourvues de capacités technologiques au service de l’innovation et qui sont dans l’incapacité de maintenir des cycles de croissance ininterrompus. Ces comportements inertiels en matière de création d’emploi favorisent la configuration « structurelle » d’un tissu productif dominé à environ 90 % par des petites entreprises. Il s’agit d’entreprises dont la taille ne dépasse pas cinquante travailleurs. Au sein même de cette population, la part des firmes dont les effectifs sont de moins de dix personnes représente les deux tiers. De plus, « l’horloge schumpetérienne » de la destruction créatrice n’implique, dans son fonctionnement, qu’une faible part du tissu productif ne dépassant guère 20 % du nombre total des entreprises selon les données du ministère de l’Emploi (Mahfoudi, 2015). Le reste du tissu est composé d’entreprises pérennes dont la moitié ne procède à aucun changement d’emploi. La littérature empirique met souvent l’accent sur la corrélation positive entre l’importance du processus de destruction créatrice et la dynamique Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 301 d’emploi. En revanche, la présence massive d’entreprises pérennes ne favorise la dynamique en question que s’il s’agit d’entreprises de grande taille ayant la capacité de générer aisément de nouvelles opportunités d’emploi. – Les capacités productives de l’économie marocaine, compte tenu du régime de croissance et des choix de politique économique, traduisent des rapports de production qui favorisent certaines catégories de travailleurs et marginalisent d’autres. Il s’ensuit que la trajectoire empruntée par la demande de travail légitime une forme d’insertion internationale fondée notamment sur l’avantage comparatif coût salarial. L’évolution de la population active occupée et ses comportements génériques permettent de mieux expliciter cette dernière proposition et d’y apporter des indications empiriques recevables. D’une manière générale, force est de constater que les taux d’emploi restent relativement importants dans le milieu rural et chez les hommes, quand bien même la structure démographique n’indiquerait pas une prédominance de ces catégories de population (HCP, 1999-2013). D’autres éléments peuvent être soulignés lorsque l’on procède à une analyse multidimensionnelle qui tient compte de l’âge des travailleurs, de la nature de leur emploi et des compartiments productifs employeurs (graphiques 1, 2 et 3).

Graphique 1 Population active occupée (en %) par tranche d’âge (1999-2012)

100 90 80 60 ans et plus 70 45-49 ans 60 35-44 ans 50 25-34 ans 40 15-24 ans 30 Moins de 15 ans 20 10 0

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012

Source : Haut-Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat. 302 Industrialisation et développement

Graphique 2 Population active occupée (en %) par nature de l’emploi (1999-2012)

100 Personnes ne pouvant être classées selon la profession 90 Conducteurs d’installations, manutentionnaires 80 et travailleurs des petits métiers Ouvriers et manœuvres agricoles et de la pêche 70 (y compris les ouvriers qualifiés) 60 Artisans et ouvriers qualifiés des métiers artisanaux 50 (non compris les ouvriers de l’agriculture) Exploitants agricoles, pêcheurs, forestiers, chasseurs 40 et travailleurs assimilés Commerçants, intermédiaires commerciaux 30 et financiers 20 Employés 10 Cadres moyens Responsables et cadres supérieurs (public et privé) 0

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012

Source : Haut-Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat.

Graphique 3 Population active occupée (en %) par secteur d’activité (1999-2012) 100 90 80 70 Activités mal désignées 60 Services 50 Industrie (y compris bâtiment) 40 Agriculture, forêt et pêche 30 20 10 0

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 Source : Haut-Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat.

La population active occupée est relativement jeune (les deux tiers des actifs occupés ont un âge compris entre 15 et 44 ans). Les opportunités d’insertion des actifs qui ont entre 15 et 24 ans ont, sur la période sous- revue, tendance à diminuer, tandis que pour les 45-59 ans la baisse est moins prononcé traduisant, d’une part, un infléchissement de la demande de travail vers des actifs mieux qualifiés et, d’autre part, un vieillissement tendanciel des actifs occupés. Plus de 80 % des emplois occupés sont de faible technicité (graphique 2). Les principaux réservoirs de main-d’œuvre pour l’industrie sont localisés dans l’agriculture et les services (graphique 3). Une telle polarisation des Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 303 emplois varie, toutefois, selon le milieu de résidence. En effet, dans le milieu urbain, l’importance des emplois dans les services se renforce historiquement au détriment de l’industrie, puis de l’agriculture, alors que dans le rural, ce dernier secteur absorbe la majorité des emplois au profit du reste des secteurs. Malgré le « volontarisme industrialisant » de l’État, affiché par les différentes politiques industrielles mises en œuvre depuis le début des années 2000 (Plan Emergence, Pacte national d’accélération industrielle), la part des emplois créés par l’industrie est restée inchangée (Mahfoudi, 2015) avec la prédominance d’une main-d’œuvre peu qualifiée absorbée par les activités exportatrices (El Aoufi, 1992a).

3.1.3. Un chômage structurel et catégoriel

Le chômage structurel (2), souvent mis en avant pour caractériser le déséquilibre du marché du travail au Maroc, a tendance à prendre des formes « catégorielles » (El Aoufi et Bensaïd, 2005). Plus élevé en milieu urbain et chez les femmes, le taux de chômage enregistre une nette rétrogression amorcée au début des années 80.

Tableau 5 Taux de chômage (en %) selon le sexe et le milieu de résidence (1999-2013)

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 Ensemble 13,8 13,4 12,3 11,3 11,5 10,8 11,1 9,7 9,8 9,6 9,1 9,1 8,9 9,0 9,2 Urbain 22,0 21,4 19,5 18,3 19,3 18,4 18,4 15,5 15,4 14,7 13,8 13,7 13,4 13,4 14,0 Rural 5,4 5,0 4,5 3,8 3,4 3,1 3,6 3,7 3,8 4,0 4,0 3,9 3,9 4,0 3,8 Masculin 14,1 13,6 12,3 11,1 11,2 10,7 11,0 9,7 9,8 9,5 9 8,9 8,4 8,7 9,1 Féminin 13,2 12,8 12,2 12,1 12,4 11,1 11,3 9,7 9,8 9,8 9,5 9,6 10,2 9,9 9,6

Source : Haut-Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat.

Le ralentissement du taux de chômage est, toutefois, plus prononcé en milieu urbain et chez les hommes, avec des rythmes moyens de 3,2 % et 3,1 %, respectivement, alors que pour l’ensemble de l’économie il est estimé à 2,9 %. Parallèlement, comme on a pu le voir, le taux d’emploi a enregistré des niveaux de ralentissement moins importants pour les mêmes catégories (milieu urbain et hommes). Autrement dit, les processus d’appariement sur le marché du travail sont relativement plus efficaces en milieu urbain et chez les hommes.

2. Dans la théorie économique, ce type de chômage a un caractère chronique puisqu’il traduit un déséquilibre profond et durable entre l’offre et la demande de travail. 304 Industrialisation et développement

En dépit de son recul relatif, le taux de chômage féminin tend à dépasser le taux observé pour les hommes à partir de 2002. Cela peut s’expliquer par le fait qu’une part de la population féminine inactive a basculé dans le chômage, sans que cela n s’accompagne d’un impact sur la proportion des chômeurs de sexe féminin dans la population en âge de travailler. L’inactivité reste significative chez les femmes, voire elle se renforce, sur la période de référence, à raison de 0,6 % en moyenne par an pour concerner, en fin de période, plus des trois quarts des femmes en âge de travailler (HCP, 1999-2013). L’observation que l’on vient de faire montre à quel point la frontière entre l’emploi, le chômage et l’inactivité est difficile à établir. La définition du Bureau international du travail (BIT) du chômage (3) ignore certaines de ces frontières que traduisent les interactions avec l’emploi (travail occasionnel, sous-emploi) et avec l’inactivité (indisponibilité immédiate pour travailler, recherche d’emploi non ponctuelle). Certaines de ces situations correspondent au « halo » autour du chômage. Sa quantification est mal appréhendée par l’appareil statistique (HCP). La population en chômage se trouve, dès lors, amputée d’une part de chômeurs comptabilisés parmi la population active occupée ou la population inactive. En effet, si on se réfère à la définition du BIT, on doit incorporer dans les actifs occupés tous ceux qui sont dépourvus d’un emploi mais déclarent avoir exercé occasionnellement une activité ou cherché un travail pendant la période de référence précédant l’enquête ou le recensement (El Aoufi, 1992). La population active occupée est ainsi « dopée » par des personnes qui se considèrent comme étant des inactifs (4). D’autres situations renvoient à ce qui est considéré par le BIT comme « sous-emploi ». Elles s’apparentent notamment à des défaillances du marché du travail, telles que l’insuffisance des heures de travail (sous-emploi visible) ou l’insuffisance du revenu ou l’inadéquation entre la compétence ou la formation et l’emploi exercé (sous-emploi invisible), reflétant in fine une forme d’emploi inadéquat qui affecte la productivité de l’entreprise et déjoue l’allocation optimale des facteurs de production (BIT, 1998).

3. La définition du BIT (1982) considère qu’une personne est au chômage quand elle est à la fois sans travail, disponible pour travailler et recherchant effectivement du travail. La notion de recherche d’emploi est utilisée au sens large dans les enquêtes et s’articule autour des motifs empêchant cette recherche d’emploi. 4. Ces mêmes personnes sont généralement en âge d’activité et ne déclarent aucun signe d’invalidité. C’est parce qu’elles sont « découragées » qu’elles se déclarent « inactives ». Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 305

La conception du sous-emploi retenue par le HCP dans son enquête annuelle sur l’activité, l’emploi et le chômage prend en charge l’ensemble des composantes précisées par le BIT (HCP, 1999-2013). En ce sens, toute personne travaillant moins de 48 heures hebdomadaires et/ou dont le revenu procuré par le travail actuel est jugé insuffisant et/ou encore ayant un emploi actuel inadéquat avec la formation ou la qualification est admise comme sous-employée. Les données publiées par le HCP permettent à cet égard de mettre en perspective l’évolution du taux de sous-emploi (5) sur la période sous revue. Les graphiques 4 et 5 présentent une évolution de ce taux selon le sexe, le milieu de résidence et l’âge des sous-employés. On peut observer que le taux de sous-emploi se relâche légèrement dans le temps, quel que soit le critère d’analyse retenu, mais avec des degrés qui diffèrent d’un critère à l’autre. Globalement, ce taux, qui ne dépasse que rarement les 20 % (6), demeure important chez les actifs occupés de sexe masculin, résidant en milieu rural et âgés de 15 à 34 ans. Chez les hommes particulièrement, le taux de sous- emploi représente plus que le double de celui des femmes actives occupées. Il est également constaté que le taux de sous-emploi diminue au fur et à mesure que les actifs occupés avancent dans l’âge.

Graphique 4 Taux de sous-emploi (en %) selon le sexe et le milieu de résidence (1999-2013)

Source : Haut-Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat.

5. Il est rappelé que le taux de sous-emploi représente la part dans l’emploi (la population active occupée) de la population sous-employée. 6. C’est le cas des sous-employés dont l’âge est compris entre 15 et 34 ans entre 2001 et 2003. 306 Industrialisation et développement

Graphique 5 Taux de sous-emploi (en %) selon l’âge (1999-2013)

Source : Haut-Commissariat au Plan (1999-2013), Activité, emploi et chômage, Rapport de synthèse, Rabat.

Au total, le sous-emploi, en tant que forme d’emploi inadéquat, affecte des groupes du marché du travail qui sont moins touchés par le chômage (les ruraux et les hommes), à l’exception des jeunes qui demeurent exposés simultanément aux deux phénomènes. Les imperfections du marché et leurs manifestations structurelles sont avant tout la résultante de processus d’appariement inefficaces sur le marché du travail. La base de données statistiques produite par le HCP ne fournit pas d’informations sur ces processus, sur leur vitesse, ainsi que sur l’efficacité potentielle des réallocations qu’ils favorisent (7), processus dont l’interprétation nécessite des ajustements économétriques. En dépit de leur caractère partiel et de leur porosité, les indicateurs statistiques disponibles permettent néanmoins de dégager les quelques faits stylisés suivants : – la flexion du taux d’activité à l’origine de phénomènes de découragement touche en particulier les femmes (-1,4 % en moyenne entre 1999 et 2013), les jeunes de 15-24 ans (-2,8 % sur cette même période ) et les diplômés supérieurs (-1,3 % en moyenne entre 1999 et 2013) ; – pour les trois catégories (femmes, jeunes, diplômés supérieurs), les nouveaux demandeurs d’emplois restent en chômage plus longtemps que ceux qui ont déjà travaillé.

7. Cette dernière problématique a été l’objet de travaux récompensés par le prix Nobel d’économie en 2010. Le modèle « DMP », en référence à ses co-auteurs P.A. Diamond, D.T. Mortensen et C.A. Pissarides (2010), illustre cet éclairage profond de la problématique des imperfections du marché de travail en présence des flux d’emploi et de la main-d’œuvre. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 307

– outre les nouveaux entrants, le marché de travail accueille les demandes émanant de catégories en situation de chômage suite à un licenciement, un arrêt d’activité de l’établissement ou une démission.

3.2. Une codification de type monopoliste

L’intégration de l’économie marocaine dans l’économie mondiale, notamment après l’adhésion du pays à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, impliquant plus de flexibilité dans les structures productives, a contribué à amplifier les tensions sur le marché de travail avec un risque accru de fermeture d’entreprises ou de contraction de leurs effectifs. Ces tensions sont, par ailleurs, accentuées par des défaillances d’ordre institutionnel ayant trait à la régulation du marché du travail. La codification du rapport salarial se fait par le biais d’institutions dont les objectifs sont définis par la communauté internationale en matière de plein emploi, d’amélioration des conditions de vie des travailleurs et d’aménagement d’espaces de travail satisfaisants. Ces objectifs trouvant leur inspiration formelle dans le droit du travail et dans les conventions internationales ratifiées par le Maroc. Le Code du travail en vigueur depuis 2004 est le résultat d’un compromis entre les pouvoirs publics, la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) et les syndicats les plus représentatifs (UMT, CDT et UGTM). Le code reprend certains principes et droits fondamentaux de la Déclaration de l’Organisation internationale du travail (OIT) de 1998 : égalité, non- discrimination, liberté syndicale, droit de négociation et interdiction du travail des enfants et du travail forcé. Toutefois, les salariés de la fonction publique et des régimes spéciaux (tels que les micro-entreprises de l’artisanat) ainsi que les employés du secteur informel ne font pas partie du champ de la codification. Le code du travail en vigueur fixe les modalités du règlement des conflits collectifs du travail et préconise le dialogue social comme outil primordial à l’échelle de l’entreprise ou de la branche, en matière, notamment, de détermination du salaire nominal et de son évolution en relation avec celle des prix. Au-delà du code du travail, l’« architecture institutionnelle » relative au rapport salarial est de type monopoliste (au sens de la théorie de la régulation) englobant la promotion de l’emploi, le contrôle des conditions du travail, la concertation et la négociation. Les structures et les modes de régulation du rapport salarial ont la prééminence sur les règles et les arrangements d’encadrement de la relation salariale définis à l’échelle des entreprises. 308 Industrialisation et développement

(i) Les structures publiques de promotion et de contrôle du travail, y compris l’intermédiation sur le marché : les directions relevant du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales (direction de l’Emploi, direction du Travail, direction de la Protection sociale des travailleurs). (ii) Les organismes autonomes sous la tutelle du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales : l’Agence nationale pour la promotion de l’emploi et des compétences (ANAPEC), qui met en œuvre les programmes actifs d’emploi, l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT), les caisses de sécurité sociale, en l’occurrence la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) pour le secteur privé et la Caisse nationale des organismes de prévoyances sociale (CNOPS) pour la fonction publique. (iii) Les structures publiques de concertation sur l’emploi comprennent : – le Conseil supérieur de la promotion de l’emploi (article 522 du Code du travail) est une institution consultative dont la mission principale est d’assurer la coordination de la politique du gouvernement relative à l’emploi ; – les conseils régionaux et provinciaux de promotion de l’emploi, dont l’objectif est de territorialiser la politique d’emploi ; bien qu’ayant des rôles et des moyens d’action définis par le législateur, ces structures locales ne sont toujours pas opérationnelles ; – les conseils prévus par le Code du travail, notamment le Conseil de la négociation collective, le Conseil de la médecine du travail, la Commission spécialisée tripartite sur les dispositions relatives aux entreprises d’emploi temporaire, les comités spécifiques nationaux et régionaux, etc. ; – les instances constitutionnelles de concertation, en particulier les commissions parlementaires : le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), le Conseil économique, social et environnemental (CESE) ; – les instances créées à titre conjoncturel, qui agissent sur des problématiques conjoncturelles et prennent des mesures d’urgence à caractère provisoire, comme le Comité de veille stratégique institué par le ministère de l’Économie et des Finances dans le but d’atténuer les effets de la crise économique sur l’emploi dans certains secteurs tournés vers l’exportation ; – enfin, la Direction de l’observatoire de l’emploi, créée en mai 2014 au sein du ministère de l’Emploi, dont les missions portent sur la systématisation des suivis et des évaluations des programmes d’emploi, quant à l’achèvement de leurs objectifs et la durabilité de leurs perspectives, et sur l’observation et l’analyse du fonctionnement du marché du travail. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 309

Soulignons que l’OIT avait pointé du doigt l’absence de certains outils de pilotage permettant le référencement des qualifications, des métiers et des emplois. Par ailleurs, le système d’information sur le marché du travail ne parvient pas à rendre compte correctement de l’impact des politiques sectorielles sur les gains et les pertes d’emploi. Les mécanismes sous-tendant le fonctionnement du marché de travail en termes de réactivité des structures de production (entreprises, coopératives, etc.) demeurent largement méconnus. Les structures publiques mises en place et les actions déployées ne parviennent pas, toutefois, à englober l’ensemble des travailleurs du secteur formel et, d’une manière plus générale, à assurer une régulation institutionnelle, de type monopoliste, du rapport salarial. L’exemple des services d’inspection du travail dont l’action, qui n’englobe pas le secteur informel, se limite au cadre contractuel des relations salariales et laisse hors champ d’intervention les normes du travail ou la prévention des conflits collectifs.

3.3. Des politiques hybrides de l’emploi Les politiques de l’emploi au Maroc combinent deux modes de régulation : – un mode de régulation privée ou marchande : il s’agit de mettre en place les conditions favorables à l’interaction des acteurs sur le marché ; – un mode de régulation publique ou interventionniste permettant à l’État d’exercer les fonctions de promotion, de coordination et de gouvernance du marché du travail, tout en souscrivant à un objectif de bien-être économique et social. Cette régulation hybride entend assigner à la politique de l’emploi un double objectif de flexibilité du marché du travail et de protection de la relation salariale (El Filali, 2015). Il s’agit tout à la fois de favoriser des créations nettes d’emplois productifs et décents et de faciliter l’insertion des actifs diplômés dans le monde du travail en adéquation avec les niveaux de qualification et de lutter contre la précarité du travail et les modes informels de l’emploi. Théoriquement, le ministère de l’Emploi est doté d’une responsabilité institutionnelle dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique du gouvernement dans le domaine de l’emploi, du travail et de la protection sociale. Dans les faits, cette politique est le résultat d’interactions peu coordonnées d’agents et d’acteurs et de la pluralité des logiques d’action, ce qui se traduit au niveau de l’ensemble du marché du travail par des déséquilibres sur lesquels la puissance publique n’a qu’un impact limité. 310 Industrialisation et développement

En l’absence de mécanismes opérationnels de coordination, le ministère de l’Emploi est amené à recentrer ses interventions sur ce qu’il appelle les « programmes actifs d’emploi » au détriment d’une « politique globale et multidimensionnelle visant à agir sur l’offre, la demande et le fonctionnement du marché du travail. Elle a pour ambition de promouvoir l’emploi décent en allant au-delà des traditionnelles politiques actives du marché du travail et de la question de la primo-insertion des diplômés pour cibler l’ensemble des actifs et tous les secteurs de l’économie. » (OIT, Note synthétique, août 2014, p. 1). La promotion de l’emploi étant explicitement l’objectif visé par les politiques de l’emploi depuis l’Indépendance, celles-ci sont dominées par les mesures dites « actives » (aides directes à l’insertion des demandeurs d’emploi, financements en faveur des formations dispensées au profit des demandeurs d’emploi, programmes liés à la formation-insertion, programmes de formation initiale et continue, programmes de promotion des entreprises pour promouvoir la demande de travail, etc.), les mesures dites « passives » se limitant aux indemnités de licenciement dont les barèmes sont définis par les dispositions du Code du travail. Aujourd’hui, des allocations de chômage sont attribuées aux personnes en situation de perte d’emploi, à hauteur de six mois suivant la date de licenciement. Plusieurs catégories parmi les plus vulnérables au chômage (femmes, jeunes, handicapés, travailleurs en reconversion professionnelle ou en zones enclavées, etc.) demeurent hors de portée de l’action publique. De même, une partie non négligeable du tissu productif échappe à cette action dans la mesure où les principaux « programmes actifs d’emploi » (encadré 1) s’adressent plutôt à des entreprises de taille moyenne ou grande. Les limites de la politique de l’emploi sont plus frappantes sur le terrain de la création des emplois. En effet, les programmes dédiés à celle-ci sont loin de traduire des objectifs cohérents et coordonnés : il y a la politique active de l’emploi mais aussi les plans sectoriels pour la promotion de l’emploi et les activités génératrices de revenus. Chacun de ces registres d’action a ses propres ambitions stratégiques et les outils lui permettant d’y parvenir. Il en résulte que les instruments de pilotage sont le fait de plusieurs départements ministériels : ministère de l’Emploi et des Affaires sociales pour l’ensemble des activités productives, ministère de l’Industrie et du Commerce (plan Emergence 2005-2009 et 2010-2014 et Plan d’accélération industrielle 2014- 2020), ministère de l’Agriculture (Plan Maroc vert 2008-2028), ministère du Tourisme ( et Vision 2020), etc. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 311

Encadré 1 Principaux programmes actifs d’emploi mis en œuvre (2006 et 2014) • Programme IDMAJ (2006) : il permet aux jeunes diplômés d’acquérir une première expérience en entreprise et à celle-ci d’insérer de nouveaux travailleurs sans avoir à supporter les charges salariales y afférentes. • Programme MOUKAWALATI (2006) : il présente un appui concret aux porteurs de projets pour la création d’entreprise et assure le suivi du dispositif au cours de la période critique de démarrage. • Programme de formation qualifiante ou de reconversion (programme TAEHIL, 2006) : coordonné par l’ANAPEC, ce dispositif cherche à adapter le profil des jeunes diplômés en difficulté d’insertion aux besoins du marché. • Programme de formation contractualisée pour l’emploi (programme TAEHIL, 2006) : géré par l’ANAPEC, ce programme vise, à travers des formations, à adapter le niveau de qualification aux compétences requises par l’employeur. • Dispositifs d’aide à la formation aux secteurs émergents (2008) : ce programme cherche à développer les compétences de nouvelles recrues pendant les trois premières années d’exercice de leur fonction. • Prise en charge par l’État de la couverture sociale (2011) : piloté par l’ANAPEC, ce dispositif permet d’assurer la couverture sociale des bénéficiaires des contrats formation-insertion dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée. • Contrat d’intégration professionnelle (2011) : ce programme prévoit des indemnités d’intégration versées aux entreprises en contrepartie de l’insertion des diplômés en difficulté d’accès au premier emploi.

Source : Ministère de l’Emploi et des Affaires sociales.

Quant à la prise en charge des catégories de chômeurs, force est de constater que les « mesures actives » visent quasi exclusivement les jeunes diplômés (El Aoufi et Bensaid, 2005). C’est le cas notamment de Moukawalati, Idmaj, des programmes de formation qualifiante, des programmes d’insertion professionnelle, etc. Au niveau du financement des politiques de l’emploi, il y a lieu d’observer que les appuis budgétaires sont distribués entre plusieurs comptes et fonds, ce qui, en l’absence d’arrangements institutionnels, affaiblit la cohérence d’ensemble des politiques engagées : il y a, d’un côté, les fonds de promotion de l’emploi, à savoir le fonds pour la promotion de l’emploi des jeunes, le fonds pour le financement des dépenses d’équipement et de lutte contre le chômage et le compte spécial du Trésor consacré au financement de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH). De l’autre côté, il y a le 312 Industrialisation et développement budget affecté à l’ANAPEC, à l’OFPPT, à l’ADS, à la CNSS, etc. Les dotations budgétaires allouées aux départements sectoriels ne sont pas déterminées en fonction de l’impact sur l’emploi.

3.4. Flexibilité salariale et/ou protection sociale

Le système du salaire minimum qui constitue la base juridique de la formation des salaires au Maroc a évolué d’un système à plusieurs taux différenciés – par âge, zone géographique, secteur et genre – en un système double qui n’établit de différence que par secteur : agriculture (salaire minimum agricole garanti, SMAG) et hors agriculture (salaire minimum industriel garanti, SMIG). Le mécanisme d’ajustement du salaire minimum a été défini par une loi promulguée en 1959. En principe, ce mécanisme permet d’ajuster le salaire minimum chaque fois que l’inflation excède 5 % par rapport à la période de référence.

Tableau 6 Évolution du salaire minimum, 1994-2015

Industrie, commerce, Agriculture Année Taux d’augmentation professions libérales S/jour (en MAD) S/heure (en MAD) 1994 10 % 7,26 37,60 1996 10 % 7,98 41,36 2000 10 % 8,78 45,50 2004 5 % 9,22 47,77 2008 5 % 10,14 52,50 2009 5 % 10,64 55,12 2010 — 10,64 55,12 2011 10 % 11,70 60,63 2012 5 % 12,24 63,39 2013 — 12,24 63,39 2014 5 % 12,85 66,56 2015 5 % 13,46 69,73

Source : Ministère de l’Emploi et des Affaires sociales (2015).

Toutefois, en pratique, ce mécanisme n’est jamais entré en vigueur. En effet, les principales forces sous-jacentes aux décisions d’ajuster le salaire minimum ont toujours été plus politiques qu’économiques. Cette situation se justifie par une politique macro-économique orientée vers la demande externe. De fait, des travaux antérieurs portant sur le marché du travail marocain soulignent Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 313 que « pendant toute la décennie soixante, la stratégie macro-économique poursuivie par les pouvoirs publics sera centrée sur la maîtrise des coûts du travail, à travers le blocage du SMIG. C’est que, dans le modèle économique libéral retenu par le Maroc, le salaire est perçu seulement comme un coût et non comme un pouvoir d’achat susceptible de dynamiser le marché intérieur. La demande à satisfaire est fondamentalement tributaire des marchés extérieurs, de la dépense publique et des dépenses des couches sociales moyennes et aisées. Cette politique de bas salaires est accompagnée d’un régime de sécurité sociale qui ne profite qu’à une minorité de salariés » (Saâdi, 2005). Ainsi, sur le plan micro-économique, la fixation des salaires s’inscrit souvent dans une logique de flexibilité qui se matérialise dans des arrangements tacites entre salariés et patrons. Faute de meilleures alternatives, les demandeurs d’emploi acceptent de travailler à des conditions salariales minimales. Dès lors, une part importante de travailleurs doit compter sur les mécanismes de solidarité hors marché. C’est en général la famille qui joue le rôle le plus significatif en matière d’assistance et d’appui financier. Mais, ce type de prise en charge sociale ne peut être qu’une solution de court terme, car la solidarité familiale s’est, elle aussi, altérée suite à l’extension des logiques individualistes. Ainsi, l’instabilité qui accompagne les salariés au niveau personnel et familial et les répercussions de celle-ci sur leur pouvoir d’achat font appel au rôle de l’État pour la réforme du système de protection sociale. Or, les évolutions actuelles semblent confirmer un vide en termes de reformulation des modes du rapport salarial : « L’inflexion néolibérale des années quatre-vingt-quatre- vingt-dix a eu pour conséquence, au plan des rapports sociaux, de favoriser des évolutions de plus en plus marquées par des ruptures du lien social dont témoignent à la fois la montée du chômage et les limites des dispositifs de compensation et de protection sociale. Le désengagement de l’État n’ayant pas été relayé par une reformulation des modes de régulation privée du rapport salarial (El Aoufi, 2000). » De fait, les indicateurs d’insécurité sociale ont atteint des niveaux alarmants. Les statistiques officielles montrent que jusqu’en 2008 17 % seulement de la population active occupée bénéficient d’une couverture sociale (HCP, 2008). En 2016, ce taux est passé à 20,2 % (HCP, 2015). De même, un diagnostic effectué par la Cour des comptes en 2013 portant sur les régimes de retraite au Maroc soulignait d’importantes faiblesses relatives à ces régimes : « diversité et non-convergence des régimes, faible taux de couverture des actifs, non-pérennité et déséquilibre structurel de certains régimes » (Cour des comptes, 2013). 314 Industrialisation et développement

Cette rupture du lien social qui se manifeste aussi bien dans les conditions de formation du salaire que dans le mode de protection sociale est un facteur déterminant, par effet boule de neige, dans l’évolution des formes diverses de flexibilité du travail (travail atypique, travail informel, travail des enfants). Cette relation de cause à effet entraîne une progression de la précarité sociale. Ce constat, souligné par plusieurs études, a été corroboré par le Conseil économique, social et environnemental : « Les éléments d’information disponibles établissent qu’un grand nombre de salariés ne bénéficient pas des droits fondamentaux prescrits par le code du travail, en matière de salaire, de conditions d’hygiène et de sécurité et de protection sociale. Ce phénomène affecte largement le secteur informel, mais également le travail temporaire, et concerne aussi fréquemment les entreprises familiales et les métiers traditionnels. Pour importante que soit la contribution de ces activités dans la résorption du chômage, leur développement régulier participe à maintenir des situations de précarité sociale et de concurrence déloyale (CESE, 2012). »

4. La relation salariale entre norme et anomie 4.1. Une mise à niveau par les normes Pour les organismes financiers internationaux (Banque mondiale, FMI), la gouvernance de l’entreprise et, notamment, l’organisation du pouvoir en son sein, l’instauration de la transparence, la prise en compte des intérêts des parties prenantes (modèle Stakeholder versus modèle Shareholder) et l’obligation de rendre des comptes constituent une nouvelle conditionnalité de leur intervention. Outre les conditionnalités relatives à la propriété intellectuelle et à l’environnement, les accords de libre-échange mettent l’accent sur la notion de responsabilité sociale de l’entreprise. En dépit de l’asymétrie et de la faiblesse des transactions commerciales entre les deux pays, l’Accord de libre-échange Maroc-USA est sans équivoque sur la question, notamment dans les chapitres relatifs au travail, à l’environnement, à la transparence, etc. En effet, occupant la 73e position sur la liste des partenaires commerciaux des États-Unis, le Maroc représente à peine 0,05 % de leur commerce global en 2002. De même, sur un marché d’importation de l’ordre de 11 milliards de dollars, 565 millions seulement proviennent des USA. Le volume des échanges commerciaux entre le Maroc et les États-Unis a triplé depuis l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange, représentant ainsi 5,3 % de l’ensemble des échanges du pays avec le reste du monde. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 315

En 2016, les États-Unis sont devenus le 4e pays exportateur vers le Maroc avec 23,7 milliards de dirhams, soit 6,4 %, et le 5e client du Royaume avec 7,7 milliards de dirhams (3,5 %). L’engagement du Maroc sur les normes sociales et de qualité a commencé dans les années 90 : d’une part, incorporation progressive des « normes de travail » édictées par l’Organisation internationale du travail (OIT) sur la responsabilité sociale de l’entreprise en général et sur le travail décent en particulier, d’autre part, application successive des normes NM 00.5.610 (audit social) équivalente avec la norme SA 8000 (en 2001) et de la norme ISO 26000 (en 2009) intégrant les normes ISO 9001 (qualité) et ISO 14001 (environnement). Pour ce qui concerne la sécurité sur le lieu de travail, quelques entreprises industrielles ont eu recours à une spécification d’origine britannique OHSAS 18001 (Occupational Health and Safety Assessment Series). Référentiel né en 1999 dans l’objectif de création d’une norme ISO, c’est un outil basé sur le volontariat permettant d’anticiper la conformité à la réglementation, l’objectif étant de fournir aux entreprises un support d’évaluation de leur système de management de la santé et de la sécurité au travail. C’est, en fin de compte, l’OIT qui, en 2001, a élaboré les « principes directeurs des systèmes de gestion de la sécurité et de la santé au travail » (ILO-OSH). Dans la même perspective, une série de critères et d’indicateurs servant à la fois d’outil d’information, de base de concertation et d’aide au pilotage du développement des ressources humaines a été élaborée par l’Observatoire social international (OSI). La section marocaine de l’Observatoire a mis au point quatre indicateurs correspondant à des seuils progressifs d’exigence : – la conformité aux obligations sociales se fonde sur les variables suivantes : respect du contrat de travail, déclaration des salariés à la CNSS, emploi des enfants, le référentiel étant la législation du travail, les conventions collectives et les conventions internationales ratifiées par le Maroc ; – la prévention des risques sociaux renvoie à un ensemble de critères relatifs à la conflictualité, la sécurité au travail, l’hygiène et la santé, la pérennité des retraites, le turn-over et la fuite des cerveaux ; – l’excellence sociale se réfère aux critères de développement des compétences (encadrement, formation et qualification), d’écoute (communication interne et transparence), de dialogue (partenariat et relations sociales), d’employabilité (alphabétisation, redéploiement, essaimage) et d’égalité des chances (accès des femmes, des jeunes et des handicapés aux postes de responsabilité) ; 316 Industrialisation et développement

– enfin, la citoyenneté de l’entreprise implique une prise en compte d’une série de valeurs définissant l’implication dans la cité : préservation de l’environnement, lutte contre l’exclusion et la précarité, création de valeurs (création d’emplois indirects, soutien aux PME, etc.), éthique dans les affaires, transparence dans les relations avec les citoyens, les consommateurs, les fournisseurs, les clients et soutien aux ONG.

Encadré 2 Responsabilité sociale de l’entreprise : intérêts privés, besoins sociétaux

L’exemple suivant donne un aperçu sur la démarche empruntée par la « notation sociale » des entreprises marocaines. Réalisée pour le compte de Lydec, entre octobre et décembre 2003, par Vigeo (agence européenne de notation sociale) qui a auditionné 80 personnes (48 en interne et 32 en externe), et basée sur un référentiel international de 38 critères, la notation a porté sur six domaines : respect des droits de l’homme dans la société et sur les lieux de travail, valorisation des ressources humaines, sauvegarde de l’environnement, valorisation des intérêts des clients et fournisseurs, engagement sociétal, gouvernement d’entreprise. La grille de notation comporte quatre niveaux : indifférent (1), prudent (2), actif (3), engagé (4). L’agence européenne de notation offre deux catégories de produits de notation : – Une notation déclarative comprenant un portefeuille dédié à la responsabilité sociale. Il s’agit d’informations dites objectives, détaillées, argumentées et comparées à un benchmark sectoriel sur la responsabilité sociale. Elle s’adresse à l’ensemble des opérateurs financiers, qu’ils soient directement attachés à la prise en compte des performances sociales, environnementales ou sociétales des entreprises (fonds ISR) ou plus largement soucieux d’utiliser de l’information fiable sur les paramètres et les risques extra-financiers des entreprises (gérants d’actifs, investisseurs institutionnels). Elle comprend, à l’adresse de ces derniers, un produit de contrôle de portefeuille. C’est un outil d’aide à la décision offrant des clés de sélection et une procédure active de veille et d’alerte sur tout événement affectant une entreprise au regard de l’un des six domaines de responsabilité sociale de l’entreprise. Sur la base d’une information publique (informations diffusées unilatéralement par l’entreprise ou par ses parties prenantes ou recueillies au moyen de questions adressées à l’entreprise), la notation déclarative implique un processus d’analyse intégré à chaque critère de responsabilité sociale et associé à une batterie d’indicateurs valorisant les performances de l’entreprise à partir d’une relation d’ordre entre un questionnement précis et l’information recueillie sur les politiques, le déploiement et les résultats du système managérial. Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 317

– Une notation sollicitée qui est un produit ad hoc d’évaluation portant sur la responsabilité sociale d’une entreprise sur un périmètre déterminé. Elle s’adresse aux dirigeants d’entreprise qui veulent informer leurs parties prenantes sur le niveau de performance en responsabilité sociale ou en développement durable. Qualifiant l’information obtenue sur place et sur pièce auprès de l’entreprise et des ses parties prenantes, la notation sollicitée est un processus d’évaluation portant sur un faisceau d’indicateurs et de faits tangibles examinés sur place et sur pièce. Les résultats obtenus pour Lydec font apparaître un engagement sur les deux domaines « gouvernement d’entreprise » et « responsabilité sociétale ». L’entreprise, notée active en matière de ressources humaines, clients- fournisseurs et environnement, est considérée, toutefois, comme prudente sur le registre des « droits de l’homme ». Plusieurs observations peuvent être formulées : – en privilégiant la démarche déclarative, le système de notation peut comporter des biais relatifs au fait que le « récit » produit par l’entreprise peut comporter des aspects subjectifs ou sélectifs altérant la base de notation ; – sur un plan plus général, il y a lieu de souligner les tensions existant, à l’occasion de la relation salariale, entre intérêts privés de l’entreprise (principe de rationalité économique), d’une part, intérêts collectifs et besoins sociétaux, de l’autre (principe de rationalité sociale) ; – dès lors, il revient à l’État d’inscrire le rapport salarial dans le cadre d’une codification conjuguant les deux principes (efficience économique et responsabilité sociale) et favorisant le compromis institutionnalisé entre l’ensemble des parties prenantes.

4.2. Une triangulation de la relation salariale Plusieurs dispositions du Code du travail (2004) tendent à entériner, par le droit, des modalités de régulation concurrentielle du rapport salarial et des pratiques flexibles de la relation de travail qui ont fini, depuis l’entrée en vigueur du Programme d’ajustement structurel (1983-1993), par devenir, dans les faits, dominants. Cette discordance entre le droit et le fait (Pascon, 1986), caractéristique de la société marocaine, est à l’origine d’une configuration hybride de la relation salariale entraînant ce que certains auteurs appellent une « triangulation » de la relation salariale (Havard, Rorive, Sobczak, 2006). (i) Contrats à durée déterminée (CDD), le chef d’entreprise ne peut y recourir que dans des conditions restrictives quant à son objet et à sa durée (articles 16 et 17) : accroissement temporaire de l’activité de l’entreprise, ouverture d’un nouvel établissement, licenciement d’un salarié dont le contrat 318 Industrialisation et développement de travail a été suspendu, accomplissement d’un travail à caractère saisonnier. La durée du CDD qui ne peut être supérieure à douze mois est renouvelable une seule fois « dans les mêmes exigences, à condition que le renouvellement soit fait d’une manière expresse ». Le CDD peut être conclu par convention écrite ou verbale. (ii) Procédure de licenciement : « La rupture par l’employeur du contrat de travail engendre pour celui-ci l’obligation de payer au salarié une indemnité de licenciement, quel que soit le motif ayant justifié sa décision. » Le montant de l’indemnité de licenciement pour chaque année ou partie d’année de travail est égal à 96 heures de salaire pour les cinq premières années d’ancienneté, 144 heures de salaire (soit une augmentation de 50 %) de la 6e à la 10e année d’ancienneté, 192 heures de salaire de la 11e à la 15e année d’ancienneté, 240 heures de salaire pour une ancienneté supérieure à quinze ans. L’indemnité ne se confond pas avec les dommages et intérêts qui peuvent être accordés en cas de licenciement abusif ni avec l’indemnité compensatrice de perte d’emploi pour des motifs économiques, technologiques ou structurels, fixée sur la base d’un mois et demi de salaire par an, avec un plafond de 36 mois. En ce qui concerne la rupture injustifiée d’un CDD avant son échéance, l’indemnité est alors égale au montant qu’aurait perçu l’employé si le contrat n’avait pas été interrompu. Un salarié est soumis à la période d’essai lorsque le contrat, le statut particulier, la convention collective ou l’usage en vigueur dans la profession prévoient l’existence de telle disposition en fixant la durée. La durée de la période d’essai est fixée selon les fonctions occupées par le salarié : douze jours pour les ouvriers, un mois et demi pour les employés, trois mois pour les cadres. Pour un salarié engagé sous CDD dont la durée ne dépasse pas six mois, la période est d’un jour chaque semaine de présence sans dépasser quinze jours ; lorsque la durée est supérieure à six mois, la période est d’un mois. (iii) Durée légale du travail. La durée légale du travail passe de 48 heures à 44 heures par semaine ou à 2 288 heures par an. L’employeur peut, en cas de crise économique passagère, réduire la durée du travail pendant une durée continue ou discontinue, ne dépassent pas soixante jours dans l’année. Le salaire ne peut en aucun cas subir une baisse de plus de 50 %. La journée est celle située entre six heures et vingt-et-une heures et non de six heures à vingt deux heures. Par ailleurs, les dispositions relatives au repos hebdomadaire et au repos des jours fériés n’ont subi aucun changement, à l’inverse de certaines absences Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 319 pour les événements familiaux. Le code confirme l’ancienne disposition selon laquelle l’employeur peut considérer comme démissionnaire le salarié qui s’absente plus de cent quatre-vingt jours dans la même année, il ajoute que le salarié devenu inapte peut également être considéré par l’employeur comme démissionnaire. (iv) Congés annuels payés. Le cumul des congés ne peut dépasser deux années (au lieu de trois ans auparavant) ; en cas de fractionnement du congé, chaque fraction ne peut être inférieure à douze jours ; le salarié doit être informé de son départ en congé trente jours avant la date (au lieu de quarante-cinq). (v) Comité d’entreprise. Dans les entreprises employant au moins cinquante salariés, l’institution d’un comité d’entreprise est obligatoire. Le code ne prévoit pas de comité d’établissement ou de groupe dans le cas où il existe des relations de filiation ou de participation entre plusieurs sociétés. Le comité d’entreprise (article 466) a pour missions : l’approbation du bilan social de l’entreprise, l’élaboration de projets sociaux au profit des salariés et leur mise à exécution, les programmes d’apprentissage, de formation-insertion, de lutte contre l’analphabétisme et de formation continue des salariés. L’entreprise doit mettre à la disposition des membres du comité d’entreprise toutes les données et tous les documents nécessaires à l’exercice de leurs missions. (vi) L’intermédiation en recrutement est assurée par les agences publiques de placement. Toutefois, l’article 477 stipule : « Les agences de recrutement privées peuvent également participer à l’intermédiation après autorisation accordée par l’autorité gouvernementale chargée du travail. On entend par agence de recrutement privée toute personne morale dont l’activité consiste à accomplir une ou plusieurs des activités suivantes : rapprocher les demandes et les offres d’emploi sans que l’intermédiaire soit partie dans le rapport de travail qui peut en découler ; offrir tout autre service concernant la recherche d’un emploi ou visant à favoriser l’insertion professionnelle des demandeurs d’emploi ; embaucher des salariés en vue de les mettre provisoirement à la disposition d’une tierce personne appelée « l’utilisateur » qui fixe leurs tâches et en contrôle l’exécution. » Les frais inhérents aux interventions des agences sont à la charge exclusive de l’employeur. Lorsqu’il s’agit d’un travail à l’émigration, les frais mis à sa charge sont déterminés conformément aux clauses d’un cahier des charges dont le modèle est établi par l’autorité gouvernementale chargée du travail auquel souscrivent les agences au moment du dépôt de leur demande d’autorisation d’exercer. 320 Industrialisation et développement

Les dispositions du code du travail qui viennent d’être rappelées traduisent une métamorphose de la relation salariale débouchant sur des situations de « triangulation » de la relation salariale avec « l’intrusion de plus en plus importante d’autres acteurs dans la relation traditionnellement bilatérale entre employeur et salariés ». Ces acteurs-tiers (donneur d’ordre, client, partenaire commercial) interviennent « dans le rapport de travail en prescrivant, contrôlant, supervisant ce dernier » et « peuvent exercer une influence, voire un pouvoir de fait sur les travailleurs, et peser sur leurs conditions de travail et d’emploi (Havard, Rorive, Sobczak, 2006). Cette « triangulation » de la relation salariale non seulement n’est pas explicitement et clairement prise en charge par le droit du travail, mais elle renvoie à d’autres registres du droit (droit commercial, droit des sociétés, doit des consommateurs). Elle crée, dans les faits, une double subordination des salariés vis-à-vis à la fois de l’employeur et du client et tend, par conséquent, à diluer les responsabilités juridiques et à opacifier les droits des salariés (Supiot, 1999).

4.3. Conflits de travail : la flexibilité de fait L’observation de l’évolution des relations professionnelles au Maroc fait apparaître une prédominance de logiques collectives opposées débouchant sur des situations de conflit (entre syndicats et patronat) portant principalement sur la protection de l’emploi. Ainsi, comme le note Myriam Catusse (1998) : « les métamorphoses de l’action publique dans les domaines du social se caractérisent par l’introduction, tant au niveau de la prise de décision que de celle de la mise en œuvre, de nouveaux acteurs : experts, professionnels mais également associations ou encore syndicats patronaux ou ouvriers (…). Ainsi en est-il des discussions salariales. Cantonnées à de violents face-à- face entre les syndicats ouvriers et l’État employeur jusqu’à la moitié des années 90, elles sont déplacées dans l’arène de l’entreprise et prennent la forme de discussions tripartites, État, salariés et patronat. » Il en découle une pluralité de « régimes de justification » auxquels peuvent se référer les acteurs (tableau 7). L’organisation patronale (CGEM) fait prévaloir le coût de la main-d’œuvre et ses conséquences sur la compétitivité externe. Un grand nombre d’entreprises sont incitées à opérer en dessous du salaire minimum, en raison de la faible productivité et de la rigidité de la réglementation du travail. Les syndicats, quant à eux, mettent en avant le principe de la défense des acquis, notamment en matière de protection de l’emploi, dans un contexte de flexibilité de fait de la relation salariale. « En effet, l’instabilité de la relation d’emploi, à l’origine d’une diminution de l’engagement des salariés dans les conflits du travail, n’a pas Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 321 manqué de réorienter l’action des syndicats et de recentrer leurs revendications autour de la préservation de l’emploi (El Aoufi et Bensaïd 2005). »

Tableau 7 Une pluralité de régimes de justification

Type de Parties prenantes Valeurs Convention Type d’équilibre codification Employeur Compétitivité Marchande Economique Contrat Performance Domestique Convention Liberté collective Flexibilité Salariés Equité Domestique Social Loi Industrielle Convention collective État Compétitivité Civique Economique Loi Stabilité Industrielle Social Convention Marchande Politique collective International Normes Marchande Economique Contrat Responsabilité Industrielle Ethique Conventions sociale internationales

Les équilibres recherchés par l’État (compétitivité externe et paix sociale, convention marchande et convention industrielle, développement économique et stabilité politique) l’incitent à encadrer de façon institutionnelle et monopoliste le rapport salarial et à laisser les entreprises déterminer, selon des modalité concurrentielles et informelles, les formes que prend la relation salariale, celle-ci étant prise entre l’avantage coût salarial que procure la convention domestique et l’avantage qualitatif centré sur les normes (qualité, responsabilité sociale) imposé par les donneurs d’ordre. L’hétérogénéité des mondes de production et des régimes de justification implique un durcissement de la relation salariale dont témoignent la montée des conflits et la prévalence de comportements non-coopératifs. Cette tendance est manifeste à travers l’ampleur des conflits individuels qui ont enregistré, en moyenne, 40 425 conflits par an entre 2006-2015, avec une recrudescence à partir de 2012 avec 54 593 conflits en 2015 (graphique 6). Le durcissement de la relation salariale se traduit aussi et surtout par une montée des conflits collectifs : près de 280 grèves en moyenne par an sur la période 2006-2015 avec un pic atteint en 2011, année qui a connu un mouvement social sans précédent en résonnance avec ce qui a été qualifié, au- delà du Maroc, de « printemps arabe » (graphique 7). 322 Industrialisation et développement

Graphique 6 Nombre de conflits individuels, 2006-2015

Source : Ministère de l’Emploi et des Affaires sociales.

Graphique 7 Nombre de grèves déclenchées, 2006-2015

Source : Ministère de l’Emploi et des Affaires sociales.

Les motifs des conflits du travail (graphique 8) sont liés à la flexibilité de fait de la relation salariale et, au premier chef, à l’emploi (licenciement, réduction de la durée de travail, compression du personnel, non-paiement des salaires, emploi informe), les entreprises ayant tendance, dans les situations de baisse d’activité, à faire de la main-d’oeuvre une variable d’ajustement. On peut s’interroger, dès lors, sur les limites de la protection, en droit, de l’emploi et du travail en situation de flexibilité, de fait, de la relation salariale. Rejoignant les hypothèses générales du programme de recherche « Made in Morocco », ces limites suggèrent les faits stylisés suivants qui ont trait aux tensions entre lois, règles et normes visant à encadrer de façon monopoliste (au sens de la théorie de la régulation) le rapport salarial, d’une Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 323 part, flexibilité, anomie, voire chaos de la relation salariale prenant des formes hybrides, d’autre part : (i) Le premier fait stylisé concerne les difficultés, notamment procédurales, d’engager « le passage de l’expérience (…) actuelle qui repose sur l’État pour organiser le dialogue social, résoudre les conflits collectifs et développer la protection sociale, au modèle de relations professionnelles le plus répandu dans le monde qui pousse les partenaires sociaux à négocier les conditions de travail et la protection sociale » (Conseil économique et social, 2012). (ii) Le deuxième a trait au déficit des règles et conventions en matière de négociation directe entre les partenaires sociaux. Dans le contexte de flexibilité de fait, ces derniers sont contraints à des solutions de type « dilemme du prisonnier » pour résoudre les conflits collectifs (El Filali, 2015). (iii) Le troisième fait stylisé renvoie, ainsi qu’il ressort de l’enquête effectuée dans le cadre du programme « Made in Morocco » (voir volume 2), à la corrélation entre la taille de l’entreprise et l’existence de structures dédiées à la gestion des conflits collectifs. Les petites et moyennes entreprises appliquent en général des modalités non institutionnelles et recourent à des « routines » traditionnelles et à des arrangements informels propres au monde domestique. (iv) La discordance de phase existant ente une configuration institutionnelle du rapport salarial à dominante monopoliste, mais limitée en termes d’effectivité, et une pluralité de relations salariales traduisant une fragmentation des mondes de production (domestique, marchand, industriel, hybride, composite) tend à rendre complexes les modes de résolution des conflits collectifs et multiplier les « régimes de justification » mobilisant des registres différents qui fluctuent entre le droit et le fait, le jeu coopératif et le jeu non coopératif : lois, règles, éthique, routines, arrangements, pratiques informelles (encadré 3).

Graphique 8 Motifs des conflits individuels, 2014-2015

Source : Ministère de l’Emploi et des Affaires sociales. 324 Industrialisation et développement

Encadré 3 Une pluralité de régimes de justification

Dans le prolongement de l’analyse qui vient d’être faite, on suggère de faire référence au cas devenu emblématique de l’incendie de Rosamor (une usine de fabrication de matelas avec 150 salariés du quartier Lisasfa à Casablanca) survenu le samedi 26 avril 2008. Bilan : 56 morts et plus de 12 blessés. Selon les faits rapportés par la presse, afin d’empêcher tout acte de vol par les salariés, l’employeur avait l’habitude de fermer les portes à clé, et les fenêtres étaient barricadées par des grilles métalliques. Le drame a donné lieu à plusieurs « récits » mobilisant à la fois des « registres de justification » différents (économique et éthique, voire religieux, privé et public, individuel et collectif, marchand et civique, etc.) et une pluralité de « cités de justification » : l’État (ministère de l’Intérieur et ministère de l’Emploi), la commission tripartite (la Commune, la Préfecture, l’Agence urbaine), la Protection civile, les architectes, les experts, le droit, les familles des victimes, l’AMITH, les organisations syndicales, etc. Récit 1 (ministère de l’Intérieur) rapporté dans Challenges hebdo n° 190, 3-9 mai 2008 : le propriétaire aurait procédé, en 2007, sans autorisation à des changements par rapport à la construction initiale : démolition du mur séparant l’atelier de menuiserie, le couloir menant vers la sortie et l’étage supérieur, annexion du parking à l’atelier, construction d’un étage supplémentaire sur la terrasse utilisée comme dépôt de matières premières. En droit, outre les contrôles systématiques et réguliers post-exploitation, une commission tripartite (Commune, Préfecture, Agence urbaine) élargie (Protection civile) contrôle les travaux de construction, a priori et a posteriori, pour l’octroi du permis d’exploitation. La commission a la responsabilité de vérifier l’existence des normes de sécurité élémentaires (issues de secours, extincteurs, etc.). Par ailleurs, le propriétaire avait obtenu un certificat de conformité au plan d’aménagement le 7 avril 2008 et l’autorisation d’exploiter le 14 novembre 2007. Les services spécialisés de l’arrondissement de Hay Hassani ont rédigé un procès-verbal relatif à des travaux de construction non autorisés sur un terrain nu et la mise en place d’une toiture en zinc, trois jours avant l’octroi du certificat. Le 14 avril, un avis urgent d’arrêt des travaux a été adressé au propriétaire. Les services de l’Inspection du travail ont adressé en 2007 un courrier au propriétaire de Rasamor et au gérant de l’usine attirant leur attention sur le non-respect des conditions de préservation de la santé et de la sécurité des employés. Récit 2 (services de la Protection civile) : les sapeurs-pompiers ont été alertés à 11h00, soit une heure après la déclaration de l’incendie. 120 personnes et 15 camions et ambulances ont été mobilisés et sont arrivés sur les lieux du sinistre à 11h26. Pas de bouches d’eau sur place pour remplir les citernes : Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 325

« c’est la responsabilité directe de la Commune qui devait s’en charger, en partenariat avec les services concernés » (un responsable de la Protection civile). Les citernes « doivent être toujours pleines » (un responsable communal). Récit 3 (Commune urbaine : agents d’autorité, responsables communaux et préfectoraux, agence urbaine) : au sein de la zone industrielle, il y a un manque d’équipement, d’infrastructures, de voiries, de panneaux de signalisation, il n’y a pas une seule bouche d’eau, les sorties reliant la zone au quartier Sidi Maârouf et Hay Nassim sont trop insuffisantes. « Le rapport établi par la commission tripartite élargie est déterminant pour l’octroi du permis de construire et du permis d’exploitation. La commission est aussi chargée de contrôler l’existence des mesures de sécurité. Aussi l’avis des différents intervenants, à savoir la Commune, la Préfecture, l’Agence urbaine, la Lydec, Maroc Télécom, la Protection civile, est pris en compte et doit être respecté en ce qui concerne les normes de construction, les conduites d’eau et d’électricité, la voirie, les bouches d’eau… » Et pour ce qui est du contrôle, « ce sont les architectes qui sont en charge de la conformité des plans » (président d’une commune urbaine à Casablanca). Récit 4 (architecte) : « En ce qui nous concerne, nous travaillons avec la réglementation française. Cela dit, ce sont les pompiers, autrement dit la Protection civile, qui disposent de l’ensemble de la réglementation concernant la sécurité incendie. En tout cas, à notre niveau et sur le terrain, c’est à eux que nous nous référons. » Récit 5 (Protection civile) : « Il n’y a pas de loi, ni de décret spécifique à la mise en place d’un matériel de sécurité incendie minimum. » Dans la pratique, « nous nous basons sur notre expérience, puis nous nous référons à la réglementation française. […] La seule véritable réglementation existante concerne les produits pétroliers et le gaz ». L’article 59 du Code de l’urbanisme (1992) est relatif aux « mesures destinées à prévenir l’incendie » et aux violations de ces normes punies par une amende variant entre 10 000 et 100 000 dirhams et le dahir du 25 août 1914 relatif aux établissements dits « classés ». Le Code du travail prévoit « à partir d’un certain nombre de salariés la constitution d’une équipe de secourisme interne : ce sont des employés de l’entreprise qui sont formés pour délivrer les premiers gestes de secourisme. » Récit 6 (ministère de l’Emploi). Contrairement au « récit » du ministère de l’Intérieur dans lequel il est établi que neuf salariés seulement étaient déclarés, les autres ayant été recrutés via deux sociétés intermédiaires, pour le ministère de l’Emploi tous les salariés de Rosamor sont affiliés à la CNSS. Récit 7 (un expert) : « Ce n’est pas que notre réglementation ne soit pas bonne ou insuffisante. Il y a une réglementation plus que parfaite qui est intégralement copiée sur la France, seulement son application n’est pas suivie. » « La seule chose qui soit réellement obligatoire, ce sont les extincteurs, qui doivent être vérifiés tous les six mois par un vérificateur assermenté, et les 326 Industrialisation et développement

robinets d’incendie armé (RIA). A cela s’ajoute la configuration des lieux qui doit comporter des issues suffisantes pour pouvoir évacuer les lieux. Tout le reste (détecteur d’incendie, sprinkler, etc.) dépend de la bonne volonté de l’investisseur en fonction de son activité. Mais ce que je peux vous affirmer, c’est que la réglementation existe bel et bien et que chaque type d’activité doit répondre à un certain nombre de normes en matière de sécurité incendie. » Récit 8 (assurance) : l’assurance-incendie n’est pas obligatoire, sauf en cas de crédit bancaire le stipulant expressément. La prime est comprise entre 0,1 % et 0,2 % des capitaux. Les assureurs accordent des abattements sur les primes en fonction du système de sécurité incendie installé. En France, les professionnels se servent directement des règles APSAD (élaborées par la Fédération française des sociétés d’assurance) pour installer les différents systèmes de sécurité (cela va du simple extincteur au détecteur de fumée) dans le but d’être en conformité avec les assureurs. Pour que les abattements soient accordés, l’assureur doit pouvoir vérifier le bon fonctionnement de ces installations à tout moment. Récit 9 (syndicats) : ce sont des « usines de la mort en puissance » (secrétaire général de la Fédération syndicale internationale du textile). « C’est un crime collectif rendu inévitable par la cupidité des employeurs et la négligence des autorités » (Confédération syndicale internationale). Récit 10 : Pour l’AMITH (Association marocaine des industries du textile- habillement), Roasmor ne faisant pas partie de ses membres, elle n’est pas, par conséquent, concernée par cette affaire.

Conclusion. Une configuration composite à dominante domestique L’hypothèse suggérée dans le programme de recherche « Made in Morocco » d’une stratégie d’industrialisation tirée par les objectifs du développement ou, ce qui revient au même, d’un mode de développement inscrit dans le processus d’industrialisation implique un approfondissement du marché interne en termes de production nationale, d’extension de l’emploi salarié, de demande domestique, de qualité à la fois des produits, des procédés et des processus, bref de refondation du rapport salarial. Dès lors, il y a lieu de considérer l’importance prise par l’assomption des normes qualité (qualité du produit, de l’emploi et des conditions de travail) par l’entreprise, notamment exportatrice. Une telle assomption devant, du point de vue de l’articulation des processus d’industrialisation et de développement, s’appliquer, dans le même mouvement, aux entreprises produisant pour le marché intérieur. Ce sont, en effet, les nouvelles trajectoires industrielles mises en évidence tout au long de ce chapitre (voir aussi le chapitre de Piveteau dans Trajectoires industrielles et évolution du rapport salarial 327 ce volume) qui imposent aujourd’hui une telle inflexion du rapport salarial de la modalité de type sous-fordiste, avec une régulation concurrentielle fondée sur l’avantage coût salarial vers une modalité plus en phase avec l’impératif de l’industrialisation et avec les exigences du développement auto-entretenu, avec une régulation institutionnelle combinant lois, conventions, règles et favorisant une dynamique du système productif tirée par l’avantage qualitatif (qualité du travail, des processus et des produits). Le concept de « monde de production » mobilisé pour styliser la variété de configurations productives à l’œuvre renvoie à un ensemble d’éléments dont l’agencement et l’interaction définissent le régime industriel (produit, technologie, nature de la demande, échelle de production, normes, conventions, institutions, forme de gouvernance, rôle de l’État). L’approche adoptée (chapitre 1 de ce volume) en termes de « mondes de production » (domestique, marchand, industriel, inventif, partenarial) débouche, au terme de l’analyse du rapport salarial, sur des résultats qui entérinent l’hypothèse d’une configuration productive, industrielle et salariale, composite ou hybride à dominante domestique. On définit, à la suite de Boyer-Freyssenet (Les Modèles productifs, Paris, La Découverte, 2000), une configuration productive, ou « modèle productif » par les trois composantes suivantes : – La politique-produit concerne les marchés et les segments de marché visés, la conception des produits offerts et leur gamme, les objectifs de volume de vente, de diversité des modèles, de qualité, de nouveauté et de marge. – L’organisation productive touche aux méthodes et moyens choisis pour réaliser la politique-produit. Elle recouvre le degré d’intégration des activités, leur répartition spatiale, l’organisation de la conception, de l’approvisionnement, de la fabrication et de la commercialisation, les techniques employées et les critères de gestion. – La relation salariale est constituée par les systèmes de recrutement, d’emploi, de classification, de rémunération directe et indirecte, de promotion, d’horaires, d’expression et de représentation des salariés. L’analyse de l’évolution du rapport salarial menée dans le présent chapitre rejoint la distinction établie dans l’enquête sur les entreprises (voir volume 2) entre les entreprises tirant avantage de leur recours à une main-d’œuvre bon marché (entreprise de type domestique et/marchand) et les entreprises qui tendent à incorporer dans leur stratégie de profit la convention qualité, notamment la qualité du capital humain ou les compétences, telle qu’elle 328 Industrialisation et développement est pré-définie, dans la « relation salariale triangulaire », par le client/marché international (entreprise industrielle, inventive, partenariale). En définitive, l’accent mis sur la qualité comme fondement, au plan macroéconomique, d’un « régime industriel et salarial tiré par le développement » pose comme condition d’infléchir, au niveau microéconomique, la trajectoire de l’entreprise d’une modalité d’usage passif et réactif à la conjoncture de la main-d’œuvre non qualifiée vers une modalité plus active et plus stratégique d’investissement dans le capital humain, notamment dans les compétences distinctives et inventives.

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Chapitre 8 Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement : une légitimité sociétale en question Saïd Hanchane et Eric Verdier

Plus tardivement que nombre de pays de la zone « Moyen-Orient et Afrique du Nord » (MENA), notamment deux pays proches et comparables – l’Algérie et la Tunisie –, le Maroc a massivement développé un système éducatif que la fin de la colonisation avait légué au Royaume nouvellement indépendant dans un état manifeste de sous-développement. A cet égard, l’adoption de la Charte nationale de l’éducation et de la formation (CNEF) en 1999 a incontestablement marqué un tournant qui s’est concrétisé par l’entrée du système éducatif marocain dans l’ère de la massification scolaire, laquelle a été considérablement accélérée par la mise en œuvre, à la fin de la précédente décennie, par le plan d’urgence quadriennal. De ce fait, comme on le verra avec plus de précision ultérieurement, le Maroc est l’un des pays dans lequel les écarts intergénérationnels en matière d’accès à l’éducation sont les plus élevés, caractéristique d’ailleurs commune aux différents pays de la zone MENA. En outre, à l’instar des autres pays du Proche et du Moyen-Orient, le Maroc investit désormais beaucoup dans l’éducation et la formation, en comparaison avec ce qui se pratique dans les autres régions du monde. Pourtant, ainsi que le fait ressortir un récent rapport de la Banque mondiale (World Bank, 2019), cet effort considérable ne trouve, à ce stade, qu’une faible traduction économique, notamment au regard des possibilités de carrière ouvertes aux générations mieux éduquées : ainsi, précise un autre rapport réalisé sous l’égide de la Banque mondiale (Narayan et Van der Weide, 2018), la mobilité intergénérationnelle en termes de revenu est loin d’être à la hauteur de celle qui est réalisée en matière éducative (voir p. 114 notamment pour le Maroc) ; en outre, alors que les jeunes femmes ont de meilleurs résultats scolaires que les garçons – toutefois, cette caractéristique est moins accusée au Maroc qu’elle ne l’est dans l’ensemble de la zone MENA –, 334 Industrialisation et développement celles‑ci se distinguent par de faibles taux d’activité et d’emploi comparés aux autres régions du monde ; plus généralement, non seulement le taux de chômage des jeunes compte parmi les plus élevés qui soient, mais en outre, à l’inverse de ce que l’on constate au niveau mondial, les plus diplômés, notamment ceux issus de l’enseignement supérieur, connaissent des difficultés d’accès à l’emploi qui surpassent nettement celles des jeunes se présentant sur le marché du travail avec de faibles niveaux d’études. Ainsi, ni la société dans son ensemble ni les jeunes générations ne parviennent à bénéficier des avantages personnels, sociaux et économiques que devraient en principe leur ménager les importants investissements publics et privés réalisés sur l’éducation et la formation. Comme le rappelle le rapport de la Banque mondiale précité (2019), la non-réalisation des promesses de progression liées à l’éducation, tant personnelles que sociétales, ne peut qu’engendrer des désillusions individuelles et collectives porteuses de graves conséquences politiques et économiques, favorisant notamment « l’exode des cerveaux (1) ». Pourtant, la littérature économique main stream tend à montrer que l’éducation agit favorablement sur la croissance et le développement par l’intermédiaire de quatre canaux (voir Gurgand, 2005). Le premier résulte d’externalités positives (Romer, 1990) qui permettent aux entreprises de bénéficier des progrès réalisés par chacune d’elle grâce à l’accumulation d’un capital humain de plus haut niveau, lui-même engendré pour partie grâce à la mobilisation d’un personnel mieux formé. Le deuxième canal, de nature « schumpétérienne », tient à des profits de monopole engendrés par des innovations elles-mêmes liées à l’efficacité spécifique du capital humain de la firme (Aghion et Howitt, 1998). Le troisième canal repose sur les compétences accrues de la main-d’œuvre : Lucas (1988) a montré que la croissance est auto- entretenue lorsque les agents sont en mesure d’améliorer leur qualification grâce au rendement constant de leurs investissements qui proviennent de deux sources d’accumulation : l’une, volontaire, résulte des connaissances développés grâce au système d’enseignement formel (schooling) et l’autre, involontaire, découle de l’apprentissage (learning by doing) dans l’exercice du travail. Le dernier canal, mis en avant par Barro et al. (1995), renvoie à l’impact des investissements publics sur les infrastructures éducatives et culturelles qui améliorent la circulation de l’information, des personnes et des biens. Prenant notamment en compte des caractéristiques non observées des pays étudiés, des travaux postérieurs montrent que la relation positive entre

1. Sur ces différentes dimensions distinctives de la zone MENA (faible taux d’activité des femmes, taux de chômage des diplômés, émigration des élites, etc.), voir Mouhoud (2012). Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement 335

éducation et croissance est beaucoup plus incertaine (Pritchett, 1996). L’effet des variables de capital humain cesse souvent d’être significatif et, dans certains cas, devient même négatif. L’hypothèse du filtre (Arrow, 1973) ou celle du signalement (Spence, 1974) pourraient expliquer que, dans certains pays notamment en voie de développement, la scolarité sert avant tout à attribuer des emplois, en particulier publics, et non à accroître la productivité de ceux qui les occupent : c’est précisément un argument retenu dans le rapport de la Banque mondiale à propos de la zone MENA et dont on verra s’il s’applique, au moins partiellement, au cas marocain. D’autres travaux ont attiré l’attention sur la nécessité de prendre en compte l’hétérogénéité de l’éducation (niveau d’enseignement, qualité des acquis, dépenses…) et sur ses bases et font ressortir l’importance de la complémentarité entre l’éducation et l’environnement économique et social, c’est-à-dire la nécessité de réunir les conditions économiques, politiques et sociales idoines pour conférer aux investissements en éducation leur pleine efficacité. Par exemple, Hanushek (2003), sur des données américaines, conclut que l’affectation de moyens supplémentaires sous la forme d’une réduction de la taille des classes, de l’augmentation de la rémunération des enseignants, des dépenses par élève etc. n’améliore pas significativement l’efficience du système éducatif sans une réorganisation préalable de celui-ci. En outre, il s’avère que dans les PVD l’impact de la qualité de l’enseignement, tant sur les résultats des élèves que sur les rendements des investissements en éducation, est particulièrement forte (voir Glewwe et al., 2011). C’est à partir de ces interrogations s’appuyant sur les dimensions multidimensionnelles de la qualité de l’éducation et de la formation que s’inscrit cette contribution. Elle s’y emploie au travers d’une approche en termes de régimes d’action publique qui s’inspire de propositions promues par l’Économie des conventions (voir notamment Eymard-Duvernay, 2001) et réinterprétées à l’aune de l’Analyse sociétale (Maurice, Sellier Silvestre, 1982). Le format de ce chapitre ne permet pas de détailler cette problématique : on renverra d’autant plus à des travaux comparatifs antérieurs (voir Verdier, 2017a et 2016 pour les plus récents) que cette approche a été appliquée à plusieurs reprises aux politiques d’éducation et de formation marocaines (voir Verdier 2017b et 2011). Précisons toutefois qu’il s’agit de considérer que l’éducation et la formation, en tant qu’institutions, doivent être qualifiées au travers de « conventions de qualité » inscrites dans des formes plurielles de coordinations qui « cristallise[nt] des valeurs (…) [et sont] soumises à des principes de justice » (Eymard- Duvernay, 2006). Appliquée au cas marocain, la démarche prend en compte les 336 Industrialisation et développement arrangements, les négociations et les bricolages institutionnels que les acteurs, collectifs au premier chef mais aussi individuels, mettent en œuvre pour se coordonner autour des enjeux éducatifs ce qui, éventuellement, passe par des confrontations plus ou moins explicites. Les accords et les compromis, qu’ils scellent à l’occasion de telle ou telle réforme, peuvent se révéler inopérants ou même défaillants lorsqu’ils sont mis en application. Ainsi cette analyse de la trajectoire marocaine en matière d’éducation et de formation considère qu’un système national est la résultante de conventions constitutives plurielles, dont la composition est en constante évolution, notamment au fil des réformes et de leur mise en œuvre plus ou moins effective. Au-delà de la mise au jour des fondements sociétaux du système éducatif marocain, il s’agit de montrer que les défaillances des conventions de qualité qui étaient au principe des réformes engagées ces quinze dernières années, affaiblissent aujourd’hui sérieusement la crédibilité du système éducatif public et des investissements importants dont il a été et dont il est encore l’objet.

Encadré 1 Régimes d’éducation et de formation : quelles conventions d’évaluation de la qualité ?

Un régime d’éducation et de formation repose sur une configuration d’acteurs publics et privés, collectifs et individuels (formateurs, administrations, partenaires sociaux, chambres de commerce et d’industrie, usagers des services de formation, entreprises, etc.) mobilisés autour d’organisations et d’institutions (règles, coutumes) relevant de principes politiques différenciés. Cinq régimes idéal-typiques – académique, néo-corporatiste, universaliste, concurrentiel et marchand-organisé – sont distingués. Chacun s’organise autour d’une convention constitutive, adossée à un principe de justice auquel se réfèrent les acteurs parties prenantes de l’éducation (Boltanski et Thévenot, 1991) : en situation, il peut faire l’objet d’interprétations différenciées selon les intérêts aux prises. Ce principe se matérialise dans des dispositifs d’action et des règles qui y puisent leur légitimité. Trois de ces régimes mettent à distance les règles marchandes (“decommodification” cf. Esping-Andersen, 1999) mais se réfèrent à des conventions distinctes fondées, respectivement, sur le mérite, la vocation et la solidarité. Les deux autres mobilisent une coordination marchande mais selon des modalités différentes : l’utilité des services rendus pour l’un, le juste prix de la qualité pour l’autre. Le régime académique repose sur une double régulation méritocratique : une compétition scolaire fondée sur la sélection des « meilleurs » et dont l’équité doit être assurée par un acteur collectif, garant du bien commun ; un critère objectivé, la performance académique, insensible dans son principe aux Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement 337

influences locales et marchandes. Il revient aux « méritants » de valoriser sur le marché du travail les signaux d’aptitude que sont les diplômes, classés par niveaux et en fonction de la sélectivité de l’accès aux formations qui y préparent. Mobilisant le principe de la vocation, le régime néo-corporatiste vise l’accès de tous à des qualifications professionnelles, clairement différenciées les unes des autres mais toutes reconnues explicitement par les employeurs des branches professionnelles concernées. Cette intégration favorise la construction de fortes identités professionnelles étayées par la réelle estime sociale dont bénéficient les certifications de compétences professionnelles négociées par les acteurs sociaux (de branche notamment) et qui sont ipso facto des règles structurantes de marchés du travail professionnels (Eyraud et al., 1990). Fondé sur un principe de solidarité, le régime universaliste cherche à compenser précocement et continûment les inégalités résultant d’origines sociales défavorisées puis de parcours scolaires s’avérant difficiles pour certains enfants. Aussi, l’éducation préscolaire est-elle clairement valorisée. Toute orientation précoce et irréversible vers une voie professionnelle est proscrite. La personnalisation des formations dispensées vise à permettre à chacun d’accéder à un haut niveau de savoirs reconnus (Mons, 2007). Il s’agit donc d’instaurer, non pas seulement l’égalité des chances mais, au-delà, l’égalité des résultats, exigeante pour l’ensemble des partenaires de l’éducation. Du côté des régulations marchandes, le régime concurrentiel privilégie le prix comme étalon de l’utilité des prestations éducatives, en tant que sanction de la rencontre sur le marché de l’éducation d’une offre et d’une demande librement formées. En effet prévaut la concurrence entre les offreurs de formation confrontés aux choix des individus. Le travail peut être une alternative à la formation structurée en fonction des arbitrages des individus au regard, notamment, des compétences qu’apporte la formation en situation de travail et de la valorisation de l’expérience acquise. Le régime du marché organisé prend acte des risques de sous-investissements individuels en éducation et en formation que recèle une pure régulation marchande. Aussi, il revient à la puissance publique et à ses agences de mettre en place les incitations nécessaires à la construction d’un quasi-marché qui puisse faire prévaloir le libre choix éclairé des consommateurs d’éducation (Bartlett et Legrand, 1993). A ce titre, les pouvoirs publics et/ou leurs représentants doivent veiller à la fiabilité des informations fournies aux individus, à la mise en place de standards de qualité liés à des procédures d’accréditation des prestataires, ainsi qu’à la réalisation d’évaluations aux résultats rendus publics. De la sorte peut se mettre en place une convention constitutive fondée sur le juste prix de la qualité du service rendu.

Dans la réalité, sur fond d’universalisme plus ou moins poussé selon la durée et les modalités de la scolarité obligatoire (Mons, 2007), chaque système national d’éducation et de formation résulte de compromis historiques entre différents régimes-types, même si l’un d’entre eux est en général prééminent. La trajectoire du système marocain illustre le fait que les hybridations 338 Industrialisation et développement qui résultent de réagencements conventionnels successifs s’avèrent être d’une cohérence toute relative qui ne permet pas aux réformes, pourtant ambitieuses, de tenir leurs promesses d’efficacité économique et sociale. S’est progressivement affirmé un compromis sociétal inégal entre les régimes académique et néo-corporatiste, qualifié ici de « vocationalisme intégré (1) ». Les défaillances persistantes de la convention universaliste ont légitimé auprès d’un nombre croissant de groupes sociaux la recherche d’opportunités attachées à une convention marchande plus ou moins organisée selon les ressources des uns et des autres (2). Ce contexte et l’incapacité de la formation professionnelle à se réformer en profondeur ont entamé la crédibilité de la timide option néo-corporatiste engagée durant les années 2000 (3). Compte tenu des ratés de la sélection académique, la massification de l’enseignement supérieur peine à faire de ce dernier une alternative sociétale crédible malgré la très forte croissance du nombre d’étudiants (4).

1. La progressive émergence d’un compromis sociétal dit « vocationalisme intégré » à prédominance académique (1956-2008) Le système marocain d’éducation-formation agence plusieurs conventions constitutives d’un compromis sociétal qui lui est propre. D’abord, il faut prendre en compte l’ambition de facture universaliste affirmée dès l’Indépendance en vue de ménager l’accès de tous et toutes à l’école publique pour faire reculer l’analphabétisme massif légué par la colonisation française. Ensuite, en lien avec l’intervention d’un État développeur appuyé sur une planification industrielle volontariste, la formation professionnelle initiale s’est vu confier le soin, dès les années 70, de répondre aux besoins en qualification de l’économie et de ses entreprises (Boudarbat et Lahlou 2009). En outre, hérité également de la présence française, un régime académique sélectif a contribué à structurer et à réguler l’ensemble du système. En témoigne notamment l’imposition d’examens de passage d’un cycle à l’autre, notamment pour accéder à l’enseignement secondaire ; le fort taux de redoublement en est aussi une manifestation emblématique d’autant qu’il contribue au décrochage des élèves les plus en retard : 10,5 % des élèves du primaire en 2012 et 16,7 % de ceux du collège. La vague 2016 du programme national d’évaluation des acquis montre encore que « 38 % des élèves [parvenus à intégrer le lycée à l’issue de la scolarité obligatoire] ont redoublé au moins une fois au cours de leur scolarité » (INE 2017, 15). Le caractère académique de l’enseignement est en outre accru par le poids, dans l’ensemble des cursus éducatifs, des exercices de mémorisation au détriment d’une stimulation de l’esprit critique et de la conquête d’une autonomie individuelle en matière d’apprentissage : ainsi, se fondant sur les résultats de l’enquête internationale (TIMSS) menée en 2015 Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement 339 auprès des élèves en 8e année d’études (au collège donc), le rapport de la Banque mondiale sur l’éducation dans la zone MENA montre qu’au Maroc le poids des exercices de mémorisation dépasse de 60 % la moyenne de l’ensemble des pays concernés (2). En outre, au Maroc comme dans nombre de pays de la zone MENA, prévaut un « équilibre certificatoire » (credentialist equilibrium) qui se caractérise par une faible demande de compétences effectives et, dans le même temps, une forte demande de certifications plus ou moins formelles, soit un attachement distinctif à la détention d’un « parchemin » reconnu par les autorités publiques (World Bank, 2019). Enfin, notons avec la Banque mondiale (ibid., p. 11) que le système éducatif marocain se distingue par un pourcentage du temps scolaire dévolu à l’enseignement religieux en première année du primaire plutôt élevé (15 % contre 25 % en Arabie saoudite, 6 % en Algérie, 5 % en Tunisie et dans l’ensemble de l’OCDE). Vu la faible emprise de la convention universaliste jusqu’à ces dernières années, un compromis inégal s’est progressivement affirmé entre les régimes académique et néo-corporatiste, que l’on qualifie de « vocationalisme intégré » parce que les normes de l’éducation générale s’imposent avec force à la voie professionnelle, l’orientation vers cette dernière à l’issue de l’école fondamentale se faisant souvent par défaut. De réforme en réforme, l’État a favorisé un enseignement professionnel censé fournir en qualifications l’ensemble des emplois formels des secteurs d’activité. Soucieux d’initier un processus de rattrapage économique et social et compte tenu de la faiblesse des partenaires sociaux, l’État a tenu le rôle majeur en la matière. Dès 1985, dans le cadre planifié qui prévaut alors, la réforme de l’éducation définit les proportions d’élèves à admettre à l’issue de chaque cycle d’enseignement. Ainsi, le niveau « spécialisation » doit accueillir 20 % des élèves finissant le premier cycle de l’enseignement fondamental ; 40 % des élèves terminant le second cycle de l’enseignement fondamental devraient accéder, à terme, au niveau « qualification » ; enfin, le niveau « technicien » est destiné à former 40 % des élèves à l’issue des deux premières années du second cycle du secondaire. Un quatrième niveau dit de « technicien spécialisé », ouvert aux bacheliers, est mis en place en 1993-1994 pour répondre aux besoins en encadrement intermédiaire des entreprises. Rapportés à l’ensemble des élèves du second cycle du secondaire, les effectifs de la voie professionnelle en représentent environ un quart. Au-delà de ce pourcentage, l’étalonnage des diplômes professionnels en référence à la

2. Il est vrai qu’en Égypte, ce poids est deux fois supérieur à la moyenne ! 340 Industrialisation et développement hiérarchie des niveaux de formation générale atteste de la prééminence du régime académique, les premiers niveaux de certification ne bénéficiant à ce titre que d’une faible estime sociale, certains employeurs faisant manifestement plus confiance à l’apprentissage traditionnel (El Adnani, 2010). D’ailleurs, durant les vingt dernières années, l’action publique a clairement privilégié les certifications les plus élevées. De 1995 à 2013, alors que les effectifs en formation professionnelle initiale ont presque triplé, la part des niveaux de technicien et de technicien spécialisé (bac + 2) dans l’ensemble des effectifs de la formation professionnelle initiale passe de 36,6 % à 59,5 %. Parallèlement, la part du niveau le plus bas – la spécialisation, accessible à l’issue de la scolarité obligatoire – a baissé de 21,9 % à 15,3 %. Le faible niveau moyen des acquis des élèves au cours de la scolarité obligatoire (voir ci-dessous) ne cesse de nuire à la crédibilité des premiers degrés de certification professionnelle dont témoignent leur faible attractivité (3) et des taux d’emploi médiocres : ainsi en 2009, parmi les lauréats de la promotion 2006, le taux d’emploi était de 56 % pour les deux premiers niveaux de certification (« spécialisation » et « qualification ») contre 78 % pour les techniciens supérieurs. Cette reconnaissance par en haut de la formation professionnelle témoigne de l’emprise d’un régime académique sélectif qui favorise les niveaux d’études plus élevés. Cette configuration a aiguisé la tension structurelle (El Yacoubi, 2010) entre la volonté d’absorber en formation professionnelle les nombreuses sorties précoces du système éducatif (voir ci-dessous) – en en faisant alors une sorte de palliatif des défaillances de la convention universaliste – et la construction de qualifications professionnelles bénéficiant d’une forte estime sociale et reconnues par les employeurs, comme le voudrait une convention néo-corporatiste bien établie.

2. L’effectivité limitée du principe universaliste met à mal la démocratisation du système éducatif (2008-2018) (4)

Constatant les retards du Maroc en matière d’accès à l’école de base, notamment vis-à-vis de la Tunisie, la Charte nationale de 1999 déclare première priorité « la généralisation de l’accès à la scolarisation » : tous les enfants âgés de six ans révolus sont censés accéder à la première année de

3. Moins de candidats que de places pour le niveau « spécialisation » contre 3,6 candidats pour une place dans le cas des techniciens spécialisés (source Département de la formation professionnelle). 4. Cette date correspond au lancement, en 2008, du Plan d’urgence pour l’éducation et la formation afin de combler l’écart entre les orientations de la Charte et les réalisations, qu’attestait le rapport de l’Instance nationale d’évaluation du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (INE, 2008). Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement 341 l’enseignement primaire dès septembre 2002 (art. 28) ; le caractère obligatoire de l’enseignement pour les enfants de 6 à 15 ans révolus (art. 26) est garanti en portant attention aux filles rurales (art. 25) (INE, 2014). Malgré des progrès significatifs depuis 2005, le socle universaliste du système d’éducation et de formation reste fragile en raison du fréquent inachèvement de la scolarité obligatoire, de la faiblesse des acquis des élèves et de l’absence de service public en matière d’éducation pré-primaire.

2.1. Vers une école pour tous : des progrès mais des déficits persistants qui favorisent l’émergence d’une convention concurrentielle En 2000, le taux net de scolarisation au primaire s’élevait au Maroc à 75 % et accusait un retard sensible vis-à-vis de la Tunisie (21 points et de l’Algérie (13 points) dû notamment au fait que 40 % des filles marocaines n’accédaient pas à l’école, proportion encore plus élevée en milieu rural. Onze ans après, l’accès est quasiment généralisé, mais les difficultés et les disparités restent importantes en aval. En 2011, le taux de passage de l’école primaire au collège était de 85 % pour les filles marocaines contre 95 % et 100 % en Tunisie et en Algérie. Si, durant la décennie précédente, les taux de rupture ont baissé pendant ou à l’issue du primaire (de 6 % à 3 %), ils sont restés élevés au collège (près de 10 % en 2012, 16,7 % pour les seuls élèves de l’année terminale). D’année en année, les flux de décrocheurs se cumulent pour constituer des populations importantes, soit 1,5 million de décrocheurs du primaire entre 2000 et 2012 et presque autant pour le collège (INE, 2014) ; parmi les premiers, moins d’un tiers a bénéficié de l’éducation non formelle (ENF) destinée à combattre l’analphabétisme ; parmi les seconds, seul un quart a accédé à la formation professionnelle. Ainsi 70 % des décrocheurs n’ont bénéficié d’aucune solution de raccrochage. En outre, moins d’un quart des entrants en ENF a ensuite intégré la formation professionnelle ou repris une scolarité générale. En 2012, 8 % des 8 à 15 ans n’étaient pas scolarisés, soit une population de plus de 630 000 enfants et adolescents. En outre, retards en début de scolarité et redoublements en cours de cycle se conjuguent pour exposer les jeunes au décrochage. Ainsi à 12 ans, la moitié des élèves scolarisés sont toujours dans l’enseignement primaire et encore 28 % de ceux de 13 ans. En 2012, seuls 71 % des écoliers inscrits en première année du primaire achevaient l’enseignement secondaire collégial. Face à cette défaillance de l’école pour tous de facture universaliste, d’autres conventions se développent. L’une, sous la forme de l’apprentissage traditionnel des métiers, est de nature corporative et domestique, sachant qu’au Maroc cette modalité de formation reste totalement déconnectée du système éducatif 342 Industrialisation et développement comme de la législation du travail formel (nombre d’apprentis ne touchent pas de rémunération), alors que la politique de formation tunisienne a introduit des normes éducatives minimales en la matière (Fourcade, 2010). L’autre, de facture concurrentielle, passe par le travail des enfants (Bougroum et Ibourk, 2004) en secteur informel où la violence des relations marchandes se matérialise par le non-droit, en matière de réglementation du travail et de protection sociale. L’emprise de ces conventions sur les intéressés paraît irréversible puisque les chances de raccrocher ultérieurement le système d’éducation et de formation sont minces. Cette situation est une source majeure de dualisme social et favorise le maintien d’un imposant secteur informel, au détriment d’emplois de qualité ouvrant l’accès des salariés et de leurs familles à une protection sociale de base (retraite, couverture des risques maladie, chômage etc.). L’évolution du taux d’analphabétisme témoigne à la fois des progrès accomplis et d’inégalités sociales et territoriales persistantes. Si parmi les personnes de plus de 10 ans il recule de 43 à 28 % (entre 2000 et 2012), il reste très élevé chez les ruraux : 42 % (19 % en ville) et plus encore parmi les femmes rurales (55 %). En outre, le Maroc se distingue par un très faible nombre d’années de scolarisation parmi les 25-29 ans : 6 en moyenne contre 10 en Égypte et 11 en Jordanie (World Bank, 2018, p. 14). Enfin, la forte progression des taux d’accès à l’éducation depuis l’édiction de la Charte de 1999 engendre mécaniquement de véritables discontinuités générationnelles : leur résorption constitue un chantier d’autant plus considérable que, jusqu’à présent, l’accès à une « seconde chance » par le biais de la formation continue reste très réduit (voir CESE 2014). A l’évidence, la persistance de ces discontinuités spatiales et générationnelles bride les externalités positives qu’est censée apporter la généralisation de l’éducation.

2.2. Faiblesses du pré-primaire et fragilité du socle universaliste Nombre de travaux internationaux insistent sur le fait que l’éducation pré- primaire renforce l’efficacité de l’enseignement élémentaire tout en réduisant les inégalités sociales (voir OCDE, 2014). Or, dans ce domaine, les progrès durant la première décennie de mise en œuvre de la charte sont notables mais s’avèrent, malgré tout, limités, d’autant qu’ils sont marqués par de profondes inégalités structurelles, même si celles-ci ont tendance à s’atténuer. Ainsi en 2013, le taux de scolarisation des 4-5 ans a certes gagné 10 points par rapport à 2001 mais plus d’un tiers de ces enfants ne sont toujours pas pré-scolarisés (INE 2014) (5). En outre, il y a de fortes disparités selon le sexe (avec 57,4 %,

5. A noter que le rapport de la Banque mondiale avance, pour le Maroc, un taux d’accès de 50 % en 2016 contre 79 % en Algérie (2011) et 44 % en Tunisie (2016). Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement 343

12 points séparent encore les filles des garçons contre, il est vrai, plus de 22 points douze ans auparavant) ou selon le type de territoire (près de 80 % de préscolarisation chez les « urbains » et moins de la moitié chez les ruraux, avec un désavantage très accru au détriment des filles de la ruralité dont un tiers seulement fréquente un établissement pré-primaire). Qui plus est, 80 % des enfants ruraux qui ont accès au pré-primaire suivent un « enseignement traditionnel » – au sein duquel le poids des exercices de mémorisation et d’une stricte discipline est particulièrement accusé –, pour seulement 58,3 % des urbains. De plus, en milieu urbain, le pré-primaire dit « moderne » est dispensé, dans près de 82 % des cas, dans un cadre privé donc payant – et à la qualité variable. Le Maroc est donc loin de disposer d’un service public pré-primaire universel, alors que c’est à ces âges que se construisent nombre d’inégalités liées à l’origine sociale et au genre qu’il sera plus difficile de contrebattre par la suite. Pourtant, sans être complètement déterminant des futures trajectoires individuelles, l’accès à un enseignement préscolaire agréé par les pouvoirs public constitue un vecteur-clé de prévention du décrochage et aussi de la qualité des acquisitions des jeunes, tant en connaissances qu’en compétences.

2.3. Acquis des élèves : la crédibilité de l’enseignement (public) en question ? Les résultats des enquêtes internationales sur les acquis des élèves montrent que les jeunes Marocains, plus encore que les Tunisiens ont, dans les matières générales, des résultats nettement plus faibles que la moyenne des pays participants, et ces scores sont allés en se dégradant malgré un léger rebond en 2015. Plus inquiétant encore, les proportions d’élèves qui obtiennent de très faibles résultats y sont fort élevées, entre les deux-tiers et les trois-quarts, alors qu’elles sont en moyenne de 20 % dans les pays européens où ce pourcentage est pourtant jugé inacceptable. L’ampleur de ce décrochage cognitif a conduit la Banque mondiale à réajuster les durées moyennes de scolarisation pour tenir compte du temps d’apprentissage qu’il faudrait pour que l’ensemble des jeunes obtiennent en 8e année d’enseignement de base un score correspondant à la moyenne internationale : de ce fait, déjà faible (six ans), la durée de scolarisation des jeunes Marocains âgés de 25 à 29 ans est rabaissée à quatre années seulement (dans le cas des jeunes Jordaniens elle chute de onze à sept ans, au Canada de treize à onze ans). En outre, sans être le plus élevé de la zone MENA, l’écart des résultats en mathématiques entre le quartile le plus performant en 4e année du primaire et le quartile rassemblant les bas niveaux s’élève à 134 points contre 77 aux Pays-Bas et 102 en France, celle-ci étant pourtant considérée comme l’un des pays les plus inégalitaires de l’OCDE en matière éducative. 344 Industrialisation et développement

Tableau 1 Résultats des élèves aux enquêtes internationales concernant les acquis en mathématiques (score moyen de l’ensemble des pays participants = 500)

% des élèves peu 2003 2007 2011 2015 performants en 2011 Maroc 2e année collège 387 381 371 384 61 Maroc 4e année primaire 347 341 335 376 72 Tunisie 2e année collège 410 420 425 NC 39 Tunisie 4e année primaire 359 327 339 NC 64

Source : IEA - TIMMS (NC : non concerné par l’enquête).

Au Maroc, ces chiffres sont cohérents avec les résultats du Programme national d’évaluation des acquis (PNEA) qui, en 2008, a concerné les élèves du primaire et du collège. Ce programme a fait ressortir des inégalités significatives entre le rural et l’urbain ainsi qu’entre le public et le privé, surtout en langues arabe et française (Benbiga et al., 2013). Ces mauvais résultats sont sans doute à rapprocher de deux critères : d’une part, la taille des classes, sachant qu’au Maroc – comme en Égypte et en Jordanie – une instruction publique efficace pour tous et toutes peine manifestement à se concrétiser (World Bank, 2019, p. 23) ; d’autre part, l’absentéisme des enseignants (d’après Timms 2015, ce taux atteint 28 % au Maroc contre 16 % pour l’ensemble de la zone MENA et 4 % pour les pays de l’OCDE). De plus, la persistance de ces caractéristiques fragilise durablement la crédibilité de la formation professionnelle de base puisque les élèves qui s’y orientent précocement sont souvent considérés par les employeurs du secteur formel comme ne disposant pas des prérequis suffisants. Mais c’est plus largement l’ensemble de l’enseignement public qui est ainsi mis à l’épreuve.

2.4. Défaillance universaliste et recours au marché de l’éducation, au prix d’une fracture linguistique croissante ?

Au Maroc nettement plus qu’en Tunisie, le recours au marché se développe comme contre-feu aux manquements du projet universaliste. Parmi les jeunes Marocains issus de familles aisées et/ou urbaines, un moyen privilégié pour faire face aux risques d’un faible apport de l’école de base consiste à opter pour l’enseignement privé. Ce phénomène est particulièrement développé à Casablanca et à Rabat où s’exprime une forte demande sociale, alors que les habitants des territoires ruraux à la solvabilité limitée ne sont pas concernés Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement 345 par l’offre privée. Celle-ci a su s’adapter à la diversité des moyens des familles urbaines, d’où une forte hétérogénéité de la qualité des services, sans contrôles poussés des autorités publiques : à ce stade, il s’agit donc d’un marché peu organisé et, de ce fait, d’autant plus inégalitaire. Dès le préscolaire, nombre de familles parmi les plus aisées recourent à des écoles bilingues (arabe, français) ou même plurilingues, coûteuses mais réputées, pour prédisposer leurs enfants à intégrer ultérieurement de prestigieuses filières sélectives de l’enseignement supérieur pour lesquelles une excellente maîtrise du français est indispensable – médecine, ingénierie, école de commerce, universités privées. Depuis 1986 et jusqu’aux toute dernières réformes, l’enseignement public se fait exclusivement en langue arabe, même si l’apprentissage du français est obligatoire dès la 2e année du primaire mais en tant que langue étrangère. Le programme national d’évaluation des acquis des lycéens de 2016 montre que c’est en matière d’apprentissage du français qu’être passé par l’enseignement privé s’avère le plus distinctif (INE 2017) (6). À rebours d’une convention universaliste, la maîtrise du français, indispensable pour intégrer l’enseignement supérieur sélectif qui ménage l’accès aux positions sociales les plus enviables, alimente le jeu socialement biaisé d’une convention académique, elle-même articulée à l’essor d’une convention marchande peu organisée et, donc, particulièrement injuste. Les écarts sont maximaux entre les décrocheurs (très) précoces, qui tiennent lieu de réserve de main-d’œuvre pour l’emploi informel, et les enfants des classes moyennes- supérieures qui, dès la maternelle, accèdent à un enseignement bilingue privé et coûteux, les prédestinant aux filières supérieures les plus prestigieuses, qui leur permettent en outre d’envisager des poursuites d’études à l’étranger (7).

3. Une critique récurrente du régime académique : le persistant chômage des diplômés de l’enseignement supérieur Compte tenu de la défaillance de l’enseignement public de base, le jeu sélectif de la convention académique est de moins en moins dissociable du poids des inégalités sociales originelles. La légitimité même du mérite en éducation est mise en cause dès lors que la sélection que sous-tend le principe méritocratique n’est plus assise sur le bénéfice pour chacun d’un

6. « Au Maroc, les élèves vivant dans des zones où la maîtrise du français n’est guère répandue ont un moindre accès à l’éducation et obtiennent des acquis plus faibles », Lefevre, 2015 (World Bank, 2019, p. 27). 7. Les 40 000 jeunes Marocains constituent le premier contingent d’étudiants étrangers en France (Campus France 2018). 346 Industrialisation et développement solide socle universaliste, à tout le moins durant l’enseignement primaire. Mais au Maroc, pour une bonne partie de ceux et celles qui ont surmonté les dysfonctionnements sélectifs des enseignements secondaire et primaire, le « mérite » est pourtant source de cruelles désillusions. Dans les pays où joue avec force la méritocratie scolaire, comme en France et au Royaume-Uni, les plus diplômés sont, en règle générale, les moins touchés par le chômage et le sous-emploi, même si le déclassement ne les épargne pas, loin s’en faut. Or au Maroc – comme dans l’ensemble du Maghreb –, cette protection par l’éducation supérieure fonctionne mal : en effet, ses diplômés sont frappés par des taux de chômage plus élevés que ceux des sans-diplômes (en 2018, 17,2 % contre 3,4 %, soit un écart considérable même si des biais institutionnels accentuent probablement cette différence). Au Maroc, cette situation est structurelle (Bougroum, 1999) et s’avère d’autant plus frappante que le taux d’accès à l’enseignement supérieur y reste plus faible qu’en Algérie et en Tunisie : en 2000, seuls 9 % des jeunes Marocains entraient à l’université contre 15 et 19 % dans les deux autres pays ; en 2011, les écarts restent du même ordre malgré une forte progression des études dans le supérieur, lesquelles concernent 16 % d’une génération (dans le même temps, les taux d’accès sont passés à 30 et 35 % en Algérie et en Tunisie). Comme l’ont déjà souligné El Aoufi et Bensaïd (2008), les difficultés se polarisent sur les lauréats des facultés (hors médecine), autrement dit, de l’enseignement supérieur « ouvert » (à tous les bacheliers) et gratuit, alors que l’insertion à l’issue du supérieur « régulé », sélectif et le plus souvent francophone (filières médicales, écoles d’ingénieurs et de management, etc.), est beaucoup plus favorable. De 2011 à 2013, les effectifs du supérieur « ouvert » sont passés de 306 000 à 471 000, soit une progression de près de 54 %, tandis que ceux des filières « régulées » n’augmentaient que de 32,7 % pour atteindre 72 300 ; en outre, le taux d’abandon en cours d’études dans les filières « ouvertes » est très élevé dépassant les 55 % et allant parfois jusqu’au deux tiers. Ce dualisme des conditions d’accès, d’études et d’insertion n’exprime-t-il pas l’emprise d’une « démocratisation ségrégative » (Duru-Bellat, Kieffer, 2001) qui, certes, ouvre sur de plus hauts niveaux d’éducation mais offre des perspectives d’accès au diplôme et à l’emploi très inégales, indexées sur le degré de sélection à l’entrée des différentes filières de l’enseignement supérieur ? Au fil du temps, les revendications portées par les jeunes diplômés du supérieur au chômage sont devenues le ferment d’une nouvelle catégorie de l’action collective (Segrestin, 1980), le demandeur d’emploi diplômé (Emperador Badimon, 2007). Cette catégorie s’est durablement inscrite dans le paysage social du Maghreb par l’intermédiaire d’associations ayant pignon Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement 347 sur rue qui manifestent régulièrement devant le Majliss (parlement) à Rabat, notamment pour demander une intégration directe dans la fonction publique, hors de la règle habituelle du concours d’accès. Ces associations se réfèrent à une convention académique qui prévalait au Maroc comme dans nombre de pays d’Afrique jusqu’aux ajustements structurels qui leur ont été imposés à compter des années 80 par la Banque mondiale et le FMI. Cette convention, qui voulait que tout diplômé du supérieur ait vocation à intégrer la fonction publique, n’a manifestement plus cours aujourd’hui alors que prévaut, sous l’impulsion des mêmes institutions et de l’Union européenne, une invitation insistante faite aux diplômés chômeurs pour qu’ils se lancent dans l’entrepreneuriat, moyennant l’appui de programmes publics d’aide à l’insertion. C’est donc l’adhésion à une convention marchande aux perspectives bien incertaines qui leur est proposée, fort éloignée de leurs revendications initiales construites autour d’une convention académique antérieure prévoyant, dans un contexte de rareté des places dans l’enseignement universitaire, qu’un diplôme du supérieur accède à un emploi public statutaire de même rang que son diplôme, échappant ainsi au déclassement. Ces revendications ne trouvent qu’un faible écho auprès des pouvoirs publics, en dehors des périodes électorales. La très forte progression du nombre d’étudiants depuis 2010 ne peut que tendre encore plus la situation et renforcer le dualisme entre filières ouvertes et filières régulées de l’enseignement supérieur marocain. Ce dernier résulte de la prédominance d’un régime académique sélectif sur une convention de facture universaliste qui, en conformité avec les objectifs de la Charte de l’éducation et de la formation de 1999, a conduit à démocratiser l’enseignement supérieur. Cette convention se trouve doublement dévaluée par les épreuves que constituent l’abandon massif en cours d’études et une insertion très médiocre sur le marché du travail, faute d’être soutenue, en amont, par un socle de compétences et de connaissances reconnu socialement et, en aval, par une convention d’action publique macro-économique cohérente avec la démocratisation de l’enseignement supérieur. En l’état, cette discordance conventionnelle est porteuse de fortes injustices sociales et linguistiques, dans un contexte sociétal où aller à l’université induit des coûts d’opportunité non négligeables – le taux de chômage des non-diplômés étant plus faible – et suscite de fortes attentes de la part des étudiants issus des milieux populaires.

4. L’instabilité récurrente du vocationalisme intégré

Pour conforter ce dernier, l’action publique a entrepris de développer la formation en alternance et l’approche par compétences (APC) promue par la coopération canadienne (Monchatre, 2011). La première est attachée 348 Industrialisation et développement classiquement à une régulation de type néo-corporatiste par l’entremise de l’apprentissage adossant la formation en situation de travail à des enseignements réguliers à l’école professionnelle et dont l’issue se traduit par un brevet ipso facto reconnu par les employeurs qui ont d’ailleurs contribué à définir les référentiels de compétences. La seconde a été diffusée avec le soutien des bailleurs de fonds internationaux en tant qu’instrument de recomposition des relations éducation-économie, soit comme facteur de structuration des acteurs économiques demandeurs de compétences soit comme outil de gestion performant des flux de formés et des ressources affectées à la formation. Dans les faits, ces deux perspectives de changement s’avèrent problématiques. Priorité de la Charte de 1999, le développement de la formation en alternance devait concrétiser les engagements conjoints du système éducatif, des partenaires sociaux et des entreprises pour produire des qualifications professionnelles reconnues. Or, la formation en alternance reste minoritaire puisqu’elle concerne moins d’un tiers des effectifs. Le fait que le centre de formation professionnelle ait continué à être une instance chargée de compenser les déficits scolaires des jeunes a pesé en ce sens. S’y ajoutent des incertitudes quant à la capacité des entreprises à mettre en place un tutorat de qualité et donc une coordination efficace entre le centre de formation et l’employeur de l’apprenti. Après quinze ans d’expérimentation, il s’avère que l’APC ne parvient pas à systématiser sa mise en œuvre. En outre, « au sein des établissements bénéficiaires cohabitent encore deux modes d’organisation et de gestion des programmes de formation – l’un selon l’APC et l’autre classique – avec tout ce que cela engendre comme tensions et incompréhensions, aussi bien entre les formateurs et les stagiaires qu’avec l’environnement économique de l’établissement » (El Yacoubi, 2014, p. 18). L’une des raisons de ce confinement de l’APC a longtemps tenu aux réticences de l’acteur majeur qu’est historiquement l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT), de loin le premier opérateur en la matière, notamment parce qu’il voyait dans cet instrument un moyen pour le ministère de tutelle d’accroître considérablement son pouvoir de contrôle (Ben Sedrine et al., 2015). Enfin, la régulation tripartite de la formation des jeunes peine à se mettre en place comme le voudrait une orientation d’ordre néo-corporatiste. En réalité se développe un co-pilotage des pouvoirs publics et de la confédération patronale – CGEM, Confédération générale des entreprises du Maroc –, certaines de ses fédérations de branche se voyant déléguer la gestion de la formation professionnelle sans qu’ait été pleinement conçus et mis en œuvre des Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement 349 instruments d’évaluation adéquats de cette privatisation du bien commun qu’est la formation professionnelle initiale (voir El Yacoubi et Verdier, 2014) (8).

Tableau 2 Stagiaires de la formation professionnelle initiale selon le mode formation en 2013

Résidence Alternance Apprentissage Total Effectifs stagiaires 248 916 70 670 30 979 350 565 Répartition 70 % 20 % 9 % 100 %

Source : Ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle.

Conclusion. Des crises conventionnelles, expression des diverses non-qualités en éducation et en formation

Au total, l’ensemble des difficultés auxquelles se heurte le système d’éducation et de formation marocain constitue un nœud de crises conventionnelles qui entrave sa capacité à relever le défi majeur qu’il s’est lui-même lancé, à savoir l’accès de tous et toutes à une éducation générale de qualité et à la qualification professionnelle aux différents âges de la vie. Pas moins de sept épreuves, qui constituent autant de défis sociétaux, sont à surmonter simultanément et en cohérence en vue d’assurer à chacun : – Un niveau d’études défini comme nécessaire : l’entrée de tous – et surtout toutes – dans la scolarité obligatoire est maintenant effective – et c’est une conquête notable – mais les ruptures et abandons sont encore trop nombreux avant la fin de l’enseignement collégial pour que la convention universaliste soit effective, d’autant que le retour en éducation reste rare. – Un niveau attesté d’acquis et de compétences générales : les enquêtes sur les connaissances (TIMMS et PNEA) font ressortir de sérieux déficits et inégalités (scores marocains très nettement inférieurs à la moyenne internationale, forts dualismes en la matière rural/urbain, public/privé, selon l’origine sociale). Ces difficultés manifestes de l’école publique favorisent le développement d’une convention marchande qui ne fait qu’accroître des inégalités déjà très fortes.

8. Indiquons par exemple que l’on ne dispose d’aucune statistique sur le devenir des jeunes qui abandonnent en cours de formation ou qui échouent à obtenir le diplôme. Les enquêtes d’insertion et de cheminement professionnels ne concernent en effet que les lauréats, ce qui est constitutif d’un sérieux biais statistique. 350 Industrialisation et développement

– La détention de savoir-faire constitutifs de la maîtrise d’un métier : le développement très relatif de la formation en alternance et le faible ancrage de l’approche par compétences dans les pratiques pédagogiques nuisent à l’instauration d’une confiance mutuelle entre l’école et l’entreprise, gage d’une coopération efficace au bénéfice des jeunes. – L’obtention d’une certification générale ou professionnelle : sa crédibilité professionnelle et son estime sociale semblent se cantonner, pour l’essentiel, aux niveaux supérieurs (techniciens et TS) en cohérence avec l’emprise de la convention académique sur l’offre de formation. En outre, la validation des acquis de l’expérience n’est encore que balbutiante, tout comme d’ailleurs la formation continue. – Un titre reconnu dans une convention collective ou par une réglementation (professions libérales) : le nécessaire dialogue social au niveau des branches est encore embryonnaire alors que les gestions déléguées de la formation aux organisations professionnelles restent limitées à quelques secteurs où se constituent toutefois des fragments de régulation néo-corporatiste. – Un assemblage (un « portefeuille »), variable selon les individus, de compétences attestées et valorisables sur les différents marchés du travail, par- delà les diverses segmentations. De ce point de vue, la ressource que pourrait constituer l’APC est encore confinée dans une série d’expériences de portée limitée ; là encore, il manque un dispositif effectif de validation des acquis de l’expérience qui pourrait être un instrument de promotion des compétences acquises tant dans le secteur informel que dans l’apprentissage traditionnel, lequel est en l’état totalement déconnecté du système de formation officiel. – Une probabilité ou une capacité effective d’insertion dans l’emploi : au Maroc, le diplôme ne protège pas nécessairement du chômage, la qualité de l’insertion étant visiblement liée au degré de sélectivité des formations et des filières dans lesquelles s’engagent les jeunes. A ce titre, l’insertion à l’issue de l’enseignement supérieur se révèle souvent décevante pour le plus grand nombre, contribuant à nourrir une critique de plus en plus explicite des jeunes et, plus largement de la société vis-à-vis de l’enseignement public. Depuis l’Indépendance, et plus particulièrement dans la période récente, avec la mise en œuvre du « plan d’urgence », de lourds investissements en faveur de l’éducation et de la formation ont pourtant été consentis. Il s’avère que cette action publique bute largement sur la difficulté à assoir une convention universaliste qui constitue un préalable indispensable à la construction d’un droit à la qualification professionnelle effectif. En fait, plusieurs processus, largement cumulatifs, creusent les inégalités au point de Le système d’éducation et de formation à l’épreuve du développement 351 mettre en jeu non seulement la cohérence mais, tout simplement, la crédibilité du système marocain : – la segmentation, qui produit du dualisme, lequel peut aller jusqu’à la marginalisation (par exemple, chômage de longue durée de diplômés issus de certaines composantes de l’enseignement supérieur dit « ouvert ») ; – la sélection, qui, redoublée par le rationnement des ressources, peut se muer en exclusion (le non-accès à une formation professionnelle ou supérieure véritablement choisie) ; – la séparation, qui engendre des discontinuités radicales entre les espaces sociaux (milieu rural enclavé rendant difficile l’accès au collège et plus encore au lycée, notamment pour les filles, versus milieu urbain rendant possible l’accès à une école privée plurilingue pour ceux qui en ont les moyens financiers) ; – la relégation, qui produit de l’irréversibilité, source de désespérance sociale pour le long terme, ce dont témoignent les déperditions scolaires à l’issue ou pendant l’école primaire ou le cycle collégial et qui destinent les jeunes concernés à l’emploi informel avec de maigres perspectives de progression sociale. Ces processus s’avèrent largement cumulatifs. Dès lors, le système est exposé à un risque sociétal majeur, celui de la possible prééminence d’une régulation concurrentielle marchande avec laquelle la formation des jeunes, en tant que bien commun, s’effacerait sous l’effet des stratégies individuelles et la recherche de rentes sociales. Ainsi, de ressource émancipatrice l’éducation tend à se muer en un problème sociétal majeur au point que le système d’éducation et de formation est maintenant au cœur de la critique sociale et médiatique. L’un des derniers rapports d’évaluation du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (INE 2014, 8) s’en est fait clairement l’écho : « Dans les discours des acteurs, l’école est devenue l’objet de critiques dénonçant les promesses non tenues des politiques successives et des engagements non honorés. L’image véhiculée sur l’école par le sens commun est celle d’une institution en crise, cible privilégiée de critiques qui lui imputent toutes les autres crises : celle de l’économie, parce qu’elle ne qualifierait pas les apprenants pour le marché de l’emploi, celle de la culture, car elle ne renforcerait pas le civisme parmi les jeunes générations, et celle de la société, parce qu’elle aurait failli à sa mission éducative de former un citoyen responsable. » Face à cette convergence du mécontentement social et de l’évaluation par les experts, le roi a sévèrement mis en cause l’action publique en posant, à 352 Industrialisation et développement l’occasion du discours du Trône du 30 juillet 2015, une question qui résonne comme une critique politique cinglante : « Est-ce que l’enseignement que nos enfants reçoivent aujourd’hui dans nos écoles publiques est capable de garantir leur avenir ? » C’est ce défi considérable que prétend désormais relever la loi d’orientation de l’éducation votée, après de longs débats, par la Chambre basse en juillet 2019. Elle s’appuie largement sur la « Vision 2030 » adoptée par le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (9).

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Chapitre 9 Développement agricole et industrialisation Anass Alaoui Mdaghri et Outmane Soussi Noufail

Introduction

Le cycle de développement adopté par une économie canalise un ensemble de mesures qu’elle devrait adopter pour améliorer ses avancées économiques et sociales prioritaires. Aux premiers stades du développement, une croissance continue du secteur agricole est continuellement une épreuve difficilement réussie. Ce phénomène a été observé en Europe et en Asie. Pourtant, les économies africaines avaient une trajectoire de croissance assez différente du fait des caractéristiques structurelles de chaque pays et de leur retard économique initial. Au fur et à mesure que ces économies progressent, une masse considérable de la main-d’œuvre agricole rejoint d’autres secteurs, tels que l’industrie et les services. L’analyse de la transformation structurelle de ces économies paraît d’autant plus nécessaire qu’elle requiert des changements structurels liés au développement durable. Le développement agricole au Maroc, dans un autre regard d’analyse, reste étroitement lié à la contrainte climatique et l’usage tributaire des moyens de production donnant lieu l’intégration d’une large population rurale marocaine dans un cercle vicieux entre sous-développement et pauvreté (Akesbi, Benatya et El Aoufi, 2008). En faisant un tour d’horizon théorique des liens existant entre l’agriculture et l’industrie et le développement, il faut reconnaître que l’histoire économique affirme que le développement agricole (1) doit impérativement procéder et/ou accompagner le développement industriel. En

1. Lazarev (2012) confirme que des exploitations agricoles à faible revenu peuvent utiliser des investissements moins onéreux tout en utilisant de simples techniques agraires pour générer une valeur ajoutée à un coût de revient modéré. Ainsi, le développement agricole revient essentiellement à l’usage de nouvelles techniques de production, la réalisation de progrès en termes de rentabilité à travers l’identification de la valeur ajoutée et ses liaisons avec le secteur industriel en terme d’exportation de la branche agro-alimentaire. 358 Industrialisation et développement effet, les gains de productivité dans l’agriculture participent majoritairement au processus de développement, mais sans oublier d’autres facteurs, comme l’accumulation de capital dans le reste de l’économie et principalement dans le secteur industriel. Le développement de l’industrie dans l’agriculture peut ainsi s’analyser comme un processus de changement lié à la croissance. Il s’agit de caractériser la structure économique dans ses aspects essentiels et de repérer les variables fondamentales. Une motivation principale de l’étude de la relation entre le secteur agricole et l’industrie et son impact sur le développement économique au Maroc nous paraît se justifier par une double considération. D’une part, parce que l’industrialisation peut être un outil important pour la réduction de la pauvreté, mais cela ne doit pas se faire au détriment du développement agricole (2). D’autre part, parce que les pays à revenu intermédiaire tels que le Maroc se posent aujourd’hui des questions sur la part respective à accorder à l’agriculture et à l’industrie dans le développement. En effet, selon la Banque mondiale (2016), l’agriculture constitue le noyau de l’économie dans la plupart des pays à revenu intermédiaire fortement endettés. En cours de la dernière décennie, ce secteur représente 60 % des emplois et engendre 33 % du produit intérieur brut et 52 % des exportations totales des marchandises dans ces pays. D’ailleurs, les efforts pour passer directement à l’industrialisation moderne sans prêter assez d’attention au développement agricole aux premiers stades du développement tendent à avoir comme conséquence une croissance économique lente et une réduction faible de la pauvreté (Rattso et Torvik, 2003), (Fan, Gulati et Dalafi, 2007). L’économie marocaine s’inscrit dans un processus de tertiarisation, la croissance économique est très erratique et étroitement liée au secteur primaire. Ce secteur représente près de 15,5 % du total des valeurs ajoutées durant la période quinquennale qui précède 2013, dont la part de l’agriculture atteint 14,4 %. Depuis 2008, la politique agricole marocaine a été marquée par la mise en place du Plan Maroc vert (3) qui vient consacrer la place importante et le rôle primordial du secteur agricole dans le développement économique et social du

2. Déclaration à Vienne de M. José Graziano da Silva, directeur général de la FAO, « Le développement industriel et l’agriculture doivent se compléter mutuellement », au deuxième Forum sur le développement industriel et inclusif durable (3-4 novembre 2014). 3. Une croissance du PIB agricole a été enregistrée pour l’année 2017 : près de 125 milliards de dirhams ; depuis la mise en œuvre du PMV, le PIB agricole a enregistré une hausse de Développement agricole et industrialisation 359 pays. La réalisation des objectifs de ce plan a nécessité la mise en place d’un processus de restructuration et de modernisation de l’agriculture marocaine. Ainsi, les fonds mobilisés, qu’ils soient publics ou privés (4), se sont consolidés entre 2008 et 2013 (5), passant de près de 7,4 à environ 13,8 milliards de dirhams en 2013. Cette dynamique a engendré un renforcement des investissements privés par des investissements directs étrangers (IDE) qui ont été multipliés par près de 10 sur la même période. Certes, la valeur ajoutée agricole a enregistré près de 125 milliards de dirhams en 2017 avec une augmentation de 11,2 % par rapport à la campagne agricole de 2016, soit une moyenne 117 milliards de dirhams enregistrée entre 2008-2017. Sans aucune nuance, Akesbi, Benatya et El Aoufi (2008) considèrent que cette augmentation ne laisse pas de doute quant aux facteurs et moyens utilisés dans le secteur agricole qui restent vulnérables et influencent négativement la valeur ajoutée du secteur agricole au Maroc (6). Reste à analyser la jonction agriculture et industrie pour faire valoir l’un des principaux points d’ancrage du développement économique au Maroc. Certes, des facteurs de vulnérabilité sont enregistrés dans le secteur agricole : la précarité et les limites des ressources naturelles (aléas climatiques, sécheresse, désertification, réduction des SAU, etc.), la transition démographique que connaît le secteur agricole (une population qui emploient plus de 50 % de la main-d’œuvre), des politiques agraires (Plan Maroc vert à titre d’exemple) qui ne sont pas axées sur les résultats escomptés par et pour les agriculteurs et le foncier qui, malgré l’utilisation de l’agrégation des systèmes productifs, demeure une contrainte majeure pour réaliser des avancées dans le secteur agricole. près de 20 milliards de dirhams en moyenne entre 2008 et 2017 selon les données du MAPMDREF. 4. Sur ce point, « Les ressources financières affectées au secteur agricole sont pour l’essentiel publiques, celles d’origine privée étant traditionnellement très faibles » (Akesbi, Benatiya et El Aoufi, 2008, p. 40). Ce constat reste au fil du temps plus mitigé dans le sens où on scrute certaines données recueillies par le MAPMDREF indiquant que depuis l’instauration du PMV en 2008 le secteur privé a investi près de 67 milliards de dirhams. Alors que pour cette même année 2008 le PIB agricole avait enregistré près de 77 milliards de dirhams lors du lancement du PMV. 5. Les données recueillies pour faire une distinction entre la contribution du secteur public et celle du privé ne sont disponibles que pour 2013. 6. Plusieurs éléments peuvent être cités comme facteurs vulnérables ; bien que ces facteurs soient énumérés avant la mise en œuvre du PMV, certains restent valables jusqu’à nos jours. Parmi ces facteurs vulnérables qui demeurent des éléments cruciaux pour générer une plus grande valeur ajoutée on peut citer l’alphabétisation, la commercialisation, le financement des projets agricoles, les aléas climatiques et le mode de production agricole ; s’y ajoutent aussi la recherche et l’intégration des nouvelles techniques agronomiques, sans oublier l’organisation interprofessionnelle des agriculteurs (Akesbi, Benatya et El Aoufi, 2008). 360 Industrialisation et développement

1. Agriculture et industrialisation

Le Maroc (7) a accompli, depuis cinquante ans, de grands progrès liés à la modernisation et à la diversification du secteur agricole, considéré jusqu’à présent comme l’un des principaux secteurs d’activité (4 millions d’emplois, population rurale estimée à 18 millions de personnes soit 49 % de la population marocaine). En termes de valeur ajoutée, la contribution du secteur agricole est d’environ 14 % du produit intérieur brut (PIB), ce pourcentage s’écarte par rapport à cette valeur en cycle de sécheresse connu par sa fréquence répétée (8). Mais le PIB agricole a doublé depuis les années 60, par conséquent le Maroc a pu améliorer son autosuffisance concernant certaines denrées alimentaires : 100 % de ses besoins en viandes, fruits et légumes, 82 % en lait, 50 % en sucre, 60 % en céréales et 20 % en huile. Dans ce contexte, l’intégration du marché international a été graduelle : actuellement, les importations agricoles représentent entre 14 % et 24 % des importations globales. Quant aux exportations agricoles, elles représentent 15 % à 21 % des exportations globales. La littérature économique, inspirée de l’économie politique classique, s’est intéressée au réservoir de main-d’œuvre agricole comme carburant de la croissance économique. Il s’agit de la théorie du surplus développée par (Lewis, 1954). Elle illustre le rôle important de l’agriculture au développement et du soutien de l’agriculture au secteur industriel (sécurité alimentaire, main-d’œuvre dans le secteur industriel). À partir des années soixante, plusieurs auteurs (Johnston et Mellor, 1961), (Schultz, 1961) et (Mellor, 2014) ont donné une importance inaccoutumée au rôle principal et actif à l’agriculture comme force d’entraînement du développement économique. En effet, la technologie et l’investissement en capital humain et physique ont permis un accroissement des revenus (richesse) pour les propriétaires et les ouvriers agricoles. Ce changement a sans doute touché le secteur industriel par des effets d’entraînement dus à un meilleur pouvoir d’achat des consommateurs et des ouvriers agricoles. Ce qui a affecté les prix des denrées alimentaires accessibles par des coûts unitaires de production plus faibles, tout en facilitant la croissance industrielle. À partir des années 80, la théorie économique a donné une grande importance aux effets multiplicateurs dans la relation entre le secteur agricole

7. Données du MAPMDREF (consultées le 5/12/2017). 8. Parmi les entraves qui influencent la création de la valeur ajoutée du secteur agricole au Maroc figure l’aléa climatique : principalement la sécheresse qui reste assez fréquente et répétitive (Akesbi, Benatya et El Aoufi, 2008, p. 35). Développement agricole et industrialisation 361 et la croissance économique (Hazell et Roell, 1983). Ces effets multiplicateurs sont réalisés par les intrants, la transformation, la distribution et l’industrie de stockage. De nombreux travaux empiriques (Hazell et Roell, 1983 ; Haggblade, Hammer et Hazell, 1991 ; Fan, Hazell et Thorat, 2000 ; Fan et Zhang, 2002) conclurent que les effets multiplicateurs de la croissance agricole sont habituellement supérieurs à 2. Sur la base d’une étude réalisée basée sur des données de quatre pays africains. Delgado et al., (1999) estiment que le multiplicateur de revenu est à environ 2,5, signifiant que chaque dollar additionnel de revenu agricole engendre environ 2,50 dollars de croissance dans l’économie d’une manière globale. Gollin, Parente et Rogerson (2002), utilisant des données pour 62 pays en voie de développement sur la période 1960-1990, estiment que la croissance agricole explique 54 % de la croissance du PIB par travailleur, la croissance non agricole 17 % et les modifications sectorielles 29 %.

2. Nature de la relation agriculture-industrie au Maroc

Au Maroc, l’agriculture reste un des principaux secteurs d’activité de l’économie marocaine, avant et après l’indépendance du pays. Avant, l’agriculture était de type vivrier et familial, la population était en majorité rurale. En faisant une lecture transversale de l’agriculture sous le Protectorat, on relève l’existence de « deux secteurs, l’un moderne et performent, limité au secteur colonial et à une partie réduite du secteur marocain, l’autre, indigène et attardé, englobant la quasi-totalité du secteur autochtone (El Khyari, 1987, p. 73) ». Certes, le secteur agricole de l’après-indépendance ressemble à cette situation, mais avec certaines réformes : adoption de la politique des barrages, priorité absolue du Maroc indépendant, plans quinquennaux, etc.

2.1. Avant le Protectorat L’agriculture au Maroc était marquée par son mode archaïque et sa structure familiale. Elle a été analysée à partir de l’appropriation des grandes terres agricoles par les grandes familles et leur participation aux différentes activités commerciales (Lazarev, 1968). A titre d’exemple, des familles telles que les Bennis, les Bennani, les Lahlou, les Tazi, etc., originaires de Fès essentiellement, qui constituaient l’élite commerciale, purent avoir accès à de grandes terres agricoles à la fin du XIXe siècle. A cette époque, le Maroc a connu de graves périodes de sécheresse qui n’étaient pas favorables à son développement, à son épanouissement commercial et à la satisfaction de ses besoins alimentaires. Le Maroc a connu 362 Industrialisation et développement des « crises de subsistance, sous le règne de Moulay Hassan 1er, qui furent plus aiguës et plus étendues dans le temps qu’on ne le pense généralement » (Ennaji, 1996, p. 54). Durant le XIXe siècle, il y eut des révoltes et des situations économiques de disette qui incitèrent le Makhzen à lever de lourds impôts. La fragilisation du Makhzen causa non seulement une crise économique et un manque de ressources financières, mais aussi de lourdes défaites lors des affrontements avec l’Espagne et la France (défaites de la bataille d’Isly en 1844 contre la France et la guerre de Tétouan en 1859-1860 contre l’Espagne). Ceci confronta le Maroc « à de nouveaux problèmes nés de la pression coloniale », l’obligeant à « réagir, positivement ou négativement, pour se perpétuer en perpétuant tout le système » (Laroui, 2009, p. 191). Selon M. Ennaji (1996), l’endettement du pays, suite à ces graves années de sécheresse et de mauvaises années agricoles, a joué un rôle important dans la colonisation du Maroc. En effet, pour lui, la pénétration étrangère, bien que limitée aux ports, a profité de ces conditions propices pour avoir la mainmise sur l’intérieur du pays via cet endettement. A. Laroui (2009) distingue trois étapes dans la pénétration européenne au Maroc : l’utilisation de la force (la guerre hispano-marocaine), l’influence commerciale via les traités commerciaux (essentiellement le traité en 1880 lors de la Conférence de Madrid), un programme de réformes qui ne cherchait qu’à restreindre le rôle du Makhzen tout en l’éloignant de la population, résultat presque obtenu en 1905 et différé à cause des rivalités européennes jusqu’en 1912.

2.2. Au cours du Protectorat Le protectorat a aussi rendu la vie des Marocains assez pénible au niveau de leur liberté essentiellement à cause de l’appropriation des biens. Benadada (2003) révèle que plusieurs facteurs négatifs s’imposaient au quotidien des Marocains après la signature du traité de protectorat : en agriculture c’est la main-mise sur des terres agricoles suite à de lourdes impositions, ce qui obligeait des agriculteurs à vendre leurs biens (cheptels et terres) à vil prix. Benadada (2003) évoque que le « Maroc n’avait hérité du protectorat que la pauvreté et la faillite » (p. 180). Quant à l’industrie, Lyautey avait initié l’extraction des matières premières comme principales ressources au profit de la métropole, alors que pour le Maroc ça se traduisait par l’expropriation, sans aucune indemnisation. Le commerce privé marocain a connu aussi durant cette période de fortes récessions (tels le textile et le coton) suite à Développement agricole et industrialisation 363 la concurrence des produits européens et à la cherté des matières premières. Ceci ne faisait qu’aggraver la situation des agriculteurs et des commerçants marocains et rendre le secteur privé marocain moins important dans le tissu économique du pays. Selon A. Belal (1968), le secteur public se focalisait essentiellement sur les grands travaux et les industries (par exemple le phosphate et l’énergie), alors que le secteur privé œuvrait dans le cadre des petites et moyennes entreprises. Cette répartition des tâches entre secteur privé et secteur public ne pouvait se faire que dans un double objectif. Le premier était d’asseoir une économie de dépendance, d’exploitation des ressources naturelles, de création des industries de transformation, de pair avec les industries de consommation et d’exportation. Le second objectif était d’instaurer une économie libérale sous le protectorat tout en transférant les plus-values et les bénéfices (en tirant profit parfois des exonérations fiscales et des bas salaires) à la métropole. Les colons français exploitèrent pleinement les ressources pour leurs propres intérêts et les besoins de la métropole française. Même si durant le Protectorat certaines mesures furent prises pour développer le monde agricole en instaurant un mode « capitaliste » pour le moderniser. A titre d’exemple, on trouve la construction de barrages et l’installation de périmètres d’irrigation, la création d’institutions dédiées à la recherche agronomique, l’octroi de subventions, la création d’une banque destinée spécialement au secteur agricole, l’incitation à l’utilisation de machines agricoles. En fait, les techniciens du protectorat avaient mis en œuvre des études agraires avancées (des barrages pour l’intérêt des colons), mais avec peu de réalisation (9). Avec l’avènement de l’indépendance, le Maroc commença la réalisation de politiques agraires à travers l’élaboration du premier plan quinquennal (Lazarev, 2012).

2.3. Après l’Indépendance Depuis les années 60, la croissance économique au Maroc a été caractérisée par des fluctuations stables avec des taux de croissance du PIB qui avoisinent 6,2 % par an. Pendant les deux décennies 80 et 90, la croissance économique était caractérisée par une volatilité croissante et des taux de croissance du PIB qui atteignaient au maximum 4,2 % par an. Tandis qu’avant 2005, la croissance économique était trop volatile et son taux annuel atteignait seulement 2,5 %.

9. Les colons ont réalisé des études sur le recensement des ressources en eau, l’indentification de nouveaux barrages et la localisation des périmètres d’irrigation (Benhadi, 1976, p. 285). 364 Industrialisation et développement

Cette situation très sensible, fragilisée par une corrélation très forte entre le PIB agricole et les conditions climatiques du pays, a amené le gouvernement marocain à élaborer des stratégies pour promouvoir le secteur industriel dans le but d’améliorer la compétitivité économique et principalement celle de l’industrie. Le plan Émergence (10) a été mis en œuvre en 2005, et le Pacte national d’émergence industrielle (11) en 2009. L’objectif étant de développer de nouveaux métiers porteurs à forte valeur ajoutée pour s’aligner en termes de compétitivité internationale (c’est le cas du secteur du textile). Ces différentes stratégies ne pouvaient être utiles qu’en ayant recours à certaines mesures d’accompagnement. En effet, la stratégie de promotion des exportations était basée sur le développement des exportations des produits à faible valeur ajoutée. Ce modèle de l’industrialisation tirée par les exportations était lié principalement à la valorisation des ressources agricoles et halieutiques (conserves de légumes et de poissons). Dans le même ordre d’idée, la contribution du secteur agroalimentaire dans le PIB industriel et la balance commerciale ne laisse pas de doute sur la primauté de ce secteur sur les autres branches d’activité marocaines. S’ajoutent des mesures de relance pour la croissance de l’investissement (IDE) dans cette filière agroalimentaire grâce à un coût de la main-d’œuvre favorable, à des matières premières agricoles de qualité et à une position logistique moderne : c’est la création des agropoles, locomotives devant générer le développement économique du Maroc.

3. Développement de l’agriculture par l’industrialisation 3.1. Mesure L’un des rôles du secteur agricole est essentiellement d’occuper une main- d’œuvre agraire pour un revenu décent. Dans le cas des pays en voie de développement, le secteur agricole peut engendrer une croissance économique moderne : l’agriculture a été considérée comme la seule source de capitaux

10. Suite à l’insuffisance enregistrée dans le cadre du développement économique au Maroc à travers le plan Emergence (Billaudot et El Aoufi, 2012), le passage au Pacte national d’émergence industrielle (2014-2020) est un nouveau créneau pour consolider le secteur industriel marocain et accroître l’attractivité économique du pays. 11. Certains objectifs du Pacte national d’émergence industrielle n’évoquent pas le secteur agroalimentaire puisque c’est compris dans le cadre du Plan Maroc vert. En effet, pour mettre en valeur les potentialités agricoles, la création des agropoles dans différentes régions au Maroc a comme objectif de renforcer la transformation et la commercialisation des produits agroalimentaires. Développement agricole et industrialisation 365 dans les premières phases de développement. En fait, ce constat a été défendus par plusieurs auteurs (12), ce qui laisse à penser sur la source des capitaux émanant des investissements non agricoles pour les pays développés, en l’occurrence les secteurs de l’industrie et des services qui constituent une part majeure dans la plupart du PIB de ces pays développés (13). Un exemple atypique est celui de la Corée du Sud : la source principale des capitaux a été celle des aides étrangères qui ont connu une hausse majeure aux profit de l’industrialisation de ce pays (Lindaue et al., 2014, p. 702). Ceci ne peut être en aucun cas une entrave pour développer le secteur agroalimentaire, améliorer le revenu d’une large population rurale et réaliser la sécurité alimentaire pour l’ensemble d’une population dont l’activité principale est agricole. L’agriculture occupe une place importante dans les stratégies de plusieurs pays développés ou en voie de développement. Cette place et les relations avec l’industrie ont été analysées à travers la notion d’investissement public (FBCF) largement défini par Hirschman (1958), Hansen (1965), Nagaraj, Varoudakis et Veganzones (2000). En effet, l’étude de Nagaraj et al. (2000) distingue : – l’investissement dans les infrastructures (les transports et les réseaux de télécommunications) ; – l’investissement dans le capital humain (l’éducation, la formation et la santé) ; – l’investissement dans le progrès technique (la recherche et le développement). Les liens entre les investissements réalisés dans l’agriculture et le développement économique n’ont été discutés empiriquement qu’à partir des années 80 par les économistes en introduisant des modèles macro- économétriques. Havard, Vall et Lhoste (2009) ont expérimenté la production agricole de trois types de culture (manuelle, attelée et motorisée), et ils ont conclu qu’avec la traction motorisée la production est doublée par rapport à la traction animale et décuplée par rapport à la combinaison de la force de travail et des équipements manuels.

12. Plusieurs auteurs défendent l’idée du rôle important du secteur agricole pour les pays en voie de développement (C. Peter Tilllner (1991), Thomas P. Tomich, Peter Kilby et Bruce F. Johnston (1995), Lloyd Reynolds (1976)). 13. Selon les données de la Banque mondiale (2016), la valeur ajoutée de l’industrie (en $US constants de 2010) est de près de 4,44 billions $ en Chine, 3,25 billions $ aux États- Unis d’Amérique et près de 1,05 billion $ en Allemagne (source : https://donnees. banquemondiale.org). 366 Industrialisation et développement

Chataigner (1988) donne pour l’Indonésie les motifs d’utilisation du tracteur au détriment des méthodes traditionnelles de travail, en termes de temps et de coûts d’exploitation, de préparation du sol et de prestige social. Dovring (1988) atteste que l’industrialisation des méthodes de culture joue un rôle important dans la création de la valeur, même dans les pays à faible revenu. Et que l’importance à accorder à cette forme d’énergie sera d’autant plus importante si les saisons improductives sont trop longues de sorte que les animaux de trait constituent une charge plus élevée. L’utilisation des équipements mécaniques est considérée comme étant une technologie utilisée par le secteur agricole. Au Maroc, l’investissement exigé par l’acquisition de cette machinerie (agricole) représente à long terme une évolution très significative (graphique 1).

Graphique 1 Machinerie (14) agricole, tracteurs pour 100 km2 de terre arable

Source : Données de la Banque mondiale.

3.2. Modèle

L’objectif de ce paragraphe est de diagnostiquer l’impact de l’agriculture sur la croissance économique par l’industrialisation en utilisant l’approche de cointégration : ARDL.

14. Définition de la Banque mondiale : la machinerie agricole fait référence au nombre de tracteurs à chenille et à pneus (excluant les tracteurs de jardin) utilisés pour l’agriculture à la fin de l’année donnée ou au cours du premier trimestre de l’année suivante. Les terres arables comprennent les terres définies par la FAO comme étant des cultures temporaires (les terres à deux cultures ne sont comptées qu’une fois), les prés temporaires pour le fauchage ou pour le pâturage, les terres foncières ou les potagers et les terres temporairement en jachère. Les terres abandonnées en raison d’une culture itinérante sont exclues de ce calcul. Développement agricole et industrialisation 367

Selon les recherches effectuées par Johnston et Mellor (1961) et Delgado (1993), le modèle de Cob-Douglas suivant peut être considéré. Y = f (A,L,K) Y = A × Lα× K β Log (Y) = log (A) + αLog (L) + βLog (K) avec Y est la production, A, L et K sont respectivement la technologie, le travail et le capital. La spécification économétrique est la suivante :

Log (PIBt) = β1 + β2 Log (VAAt) + β3Log (VASt) + β3 Log(VAIt) + β4 Log (VAPt) + μt avec : PIB est le produit intérieur brut à prix constant ; VAA est la valeur ajoutée agricole à prix constant ; VAS est la valeur ajoutée des services à prix constant ; VAI est la valeur ajoutée industrielle à prix constant ; VAP est la valeur ajoutée du secteur pétrolier à prix constant. Ces indicateurs sont mesurés en unités de monnaie nationale et en logarithme naturel. Ils ont été directement collectés à partir des comptes de la Banque mondiale. C’est ainsi que nous avons retenu les définitions élaborées par la Banque mondiale (2017) : – l’activité économique est mesurée traditionnellement par le PIB. C’est la somme de la valeur ajoutée brute, aux prix d’acquisition, par l’ensemble des producteurs résidents de l’économie, elle est déterminée sur la base de la classification internationale type par industrie ; – la valeur ajoutée agricole est la valeur ajoutée par les activités correspondantes aux divisions 1 à 5 de la CITI (15) y compris la foresterie et la pêche ; – la valeur ajoutée de l’industrie est la valeur ajoutée des activités des industries extractives, manufacturières, du secteur du bâtiment et des secteurs de l’électricité, de l’eau et du gaz (divisions 10 à 45 de la CITI) ; – la valeur ajoutée des services est la valeur ajoutée par les activités de commerce, transports et les différents services (gouvernementaux, personnels, financiers, professionnels, ainsi que les droits à l’importation (les divisions 50 à 99 de la CITI) ;

15. Classification internationale type, par industrie, de toutes les branches d’activité. 368 Industrialisation et développement

– la valeur ajoutée du secteur pétrolier est celle des combustibles qui comprennent les marchandises de la section 3 de la CTCI.

3.3. Méthodologie

L’étude de l’impact de l’agriculture sur la croissance économique par l’industrialisation relative à ce secteur se fera en appliquant un modèle macro-économique. L’ajustement de la performance du secteur agricole par l’industrialisation en appliquant des estimations basses sur des méthodes de régression classiques (moindre carrées ordinaires) en s’appuyant sur des données temporelles (évoluant dans le temps) donne sans doute des estimateurs biaisés. Dans ce travail, les développements récents de l’économétrie des séries chronologiques seront utilisés. Nous déployons une approche ARDL (Autoregressive Distributed Lag) (16), (modèle autorégressif à retards échelonnés) développée par (Pesaran et Shin, 1999). Ce modèle a l’avantage de déterminer une éventuelle relation de cointégration en l’absence d’intégration des variables de même ordre. Le test de cointégration peut se faire simultanément sur les variables intégrées d’ordre 1 (I(1)) et sur les variables intégrées d’ordre 0 (I(0)). Un autre avantage du modèle ARDL par rapport aux modèles à correction d’erreur classique (VECM) est que les coefficients exprimant les dynamiques de CT et de LT peuvent être estimés simultanément. Pour estimer l’impact du secteur agricole sur l’activité économique par l’industrialisation au Maroc, nous allons estimer l’équation de départ. Selon l’approche ARDL, l’étude de la cointégration comprend deux étapes : la première est la détermination du retard optimal à l’aide des critères d’information : Akaike Information Criterion (AIC) et Schwarz Bayesian Criterion (SBC). La seconde est l’examen de toutes les combinaisons possibles pour les retards de chaque variable afin de déterminer le modèle ARDL optimal pour ensuite tester la cointégration (17).

16. Dans le modèle ARDL, les variables endogènes retardées et exogènes retardées peuvent être introduites dans le modèle. Le terme « autorégressive » signifie que la variable endogène retardée peut impacter la variable endogène présente, alors que le terme Distributed Lag se réfère au retard des variables exogènes. Ainsi, ce modèle peut être appliqué même si la variable exogène n’entraîne pas une variation instantanée de la variable endogène comme envisagé dans le modèle théorique. 17. Le modèle ARDL effectue (p + 1)k régressions pour obtenir le retard optimal pour chaque variable avec p : le retard maximal, k : le nombre de variables dans l’équation. Développement agricole et industrialisation 369

L’approche ARDL a donc pour objet de déterminer les relations de cointégration à CT et à LT (18) entre les séries chronologiques (19). En effet, une relation à LT dans les modèles existe dans le cas où on rejette l’hypothèse

H0 : Absence de cointégration (ϕi1 = ϕi2 = 0 (pour chaque équation). Cette hypothèse est testée à travers un test de Fisher dont la valeur calculée de la statistique est comparée aux valeurs critiques simulées par Pesaran, Shin, et Richard J. Smith, 2001) (voir la table de Pesaran, tableau 3). Il existe deux ensembles de valeurs représentant respectivement les limites supérieures et les limites inférieures. L’hypothèse d’absence de cointégration est rejetée lorsque la valeur calculée de la statistique F de Fisher est supérieure à la limite supérieure. Elle n’est pas rejetée dans le cas où elle est inférieure à la limite inférieure, et il n’est pas possible de conclure au cas où elle est comprise entre les deux limites. À partir des relations de longue période, le terme de correction d’erreurs (ECT) peut être calculé et introduit dans l’équation des effets de CT. Ce terme (ECT) permet d’obtenir des estimations non biaisées et de rendre compte de la vitesse d’ajustement de la variable dépendante vers sa valeur d’équilibre à LT. En présence d’une relation de cointégration, les effets de CT seront estimés à partir d’une équation spécifiée à cet effet.

3.4. Estimations et résultats Dans ce paragraphe, nous allons aborder la question principale de cette étude, en nous appuyant sur l’outil économétrique déjà développé dans le paragraphe précédent, pour analyser la relation à CT et à LT entre le secteur agricole et l’industrialisation et leurs impacts sur le développement économique du Maroc de 1965 à 2016. 3.4.1. Test de stationnarité des séries retenues Une limite principale de l’estimateur classique subsiste quand les variables admettent un processus stochastique. Un moyen de traiter ce cas est donc de les transformer en séries stationnaires. Il existe plusieurs tests économétriques qui vérifient la stationnarité des séries chronologiques. Avant de présenter les résultats des tests de stationnarité, il est important de voir les propriétés statistiques des séries par une visualisation graphique des données. Les données ont une fréquence annuelle datant de 1967 à 2016 (cinquante ans).

18. Le modèle ARDL permet aussi d’estimer la vitesse de retour à l’équilibre de long terme (c’est l’interprétation de la force de rappel ou le coefficient d’ajustement). 19. H.M. Pesaran, Y. Shin and R.J. Smith (2001) : « Bounds Testing Approaches to the Analysis of level relationships », Journal of Applied Econometrics, 16, 289-326. 370 Industrialisation et développement

Graphique 2 Représentation des données brutes des variables retenues

PIB

VA Industrie

VA Services

VA Agriculture

Il est à noter qu’une analyse des corrélogrammes respectifs des variables retenues transformées en logarithme naturel (PIB, VAA, VAI, VAP, VAS) a été réalisée. Les séries considérées ont une tendance haussière, et les corrélogrammes ont une structure particulière relative à une série non stationnaire. En effet, les coefficients d’autocorrélation simple sont tous significativement différents de zéro, ce qui justifie encore la non-stationnarité des séries. Il convient maintenant de voir la source de non-stationnarité de ces séries. Pour cela, en s’appuyant sur les analyses de Dickey and Fuller, 1979, nous employons le test de Dickey Fuller Augmenté (20) (ADF).

Tableau 1 Résultats des tests de stationnarité

Résultats Variables Constante Tendance Statistique En niveau En différence

LPIBt Non Non -5.5151 Non Oui

LVAAt Non Non -7.8396 Non Oui

LVAIt Non Non -4.2646 Non Oui

LVAPt Non Non -5.6387 Non Oui

LVASt Oui Oui -5.0886 Oui —

20. A. David Dickey and A. Wayne Fuller (1979), « Distribution of the Estimators for Autoregressive Time Series With a Unit Root », Journal of the American Statistical Association Vol. 74, No. 366 (Jun., 1979), p. 427-431. Développement agricole et industrialisation 371

Techniquement, l’application du test de l’ADF est conditionnée par la détermination du degré de retard optimal. Pour cela, cette décision est en fonction de la lecture des coefficients de corrélation partielle sur les variables différenciées (première différence). La réalisation du test de l’ADF est faite sur la base de l’estimation par MCO de trois modèles : on commence par étudier le modèle [3] (modèle avec constante et tendance) de l’hypothèse H0 du test de l’ADF, puis le modèle [2] (modèle avec constante et sans tendance) et enfin le modèle [1] relatif au modèle sans constante et sans tendance. En observant les coefficients de chaque modèle séparément, les tests de stationnarité de chaque variable sont présentés dans le tableau 1 ci- dessus. En conclusion, les tests affirment que toutes les séries sont non stationnaires en niveau (sauf une). Les tests montrent que toutes les variables sont stationnaires en première différence (intégrées du même ordre : d’ordre 1 I(1)). Tandis que la variable correspondante à la valeur ajoutée des services est stationnaire en niveau, donc I(0). Les résultats des tests de racine unitaire montrent qu’aucune des variables n’est intégrée à un ordre supérieur à 1 et qu’elles ne sont pas toutes intégrées au même ordre. De ces deux caractéristiques nous déduisons que, pour tester la cointégration entre les variables retenues, le modèle le plus adapté à notre cas est le modèle ARDL.

3.4.2. Estimation

Les modèles seront examinés selon l’approche ARDL en respectant les divers tests de stabilité, et nous pouvons appliquer le test de cointégration de Johansen sur les variables intégrées. Les résultats des estimations pour les quatre équations suggèrent que les valeurs des coefficients de détermination ajustés sont très acceptables à hauteur de 99 % par rapport à la variabilité totale. Toutes les variables ont été testées par rapport aux coefficients et par rapport aux résidus et ont conduit à conclure à la validité des modèles ARDL retenus. En plus, la sélection des modèles a été choisie sur la base du critère de Schwarz minimum (voir ci-dessous). Pour notre équation, étant donné que la variable dépendante est le développement économique, expliquée par l’agriculture et l’industrialisation, nous avons retenu un modèle ARDL (1, 1, 1, 2, 1). En effet, ce modèle présente le critère d’information le plus faible (-7,28) parmi un panel de 20 modèles (simulation). 372 Industrialisation et développement

Graphique 3 Modèle retenu (examen du nombre de retards)

Concernant les tests relatifs aux résidus, et pour éviter certaines des caractéristiques restrictives du test Durbin et Watson (DW), Breusch et Godfrey (BG) ont développé un test d’autocorrélation plus général qui permet d’inclure les valeurs décalées d’ordre 1 des variables dépendantes comme des régresseurs. Un problème pratique dans l’application du test BG est le choix du nombre de termes d’erreur retardés dans les équations. La valeur de p peut dépendre du type de série temporelle. Nous avons procédé à l’inclusion des termes d’erreur retardés dans chaque équation sur la base du critère de Schwarz. Les résultats du test de BG se basent sur l’hypothèse nulle de la non-existence d’autocorrélation entre les erreurs. La probabilité critique du LM-test est supérieure au seuil de signification retenu (5 %), on rejette donc l’hypothèse alternative de l’existence d’autocorrélation entre les résidus des modèles retenus. Un test de diagnostic sur les coefficients ressortis des modèles retenus a été utile pour voir s’il y a une relation à LT entre les régresseurs de chaque modèle ARDL. Le Bound-test appliqué à notre équation indique que (compte tenu de la règle de décision suivante, H0 : il n’y pas de relation à LT entre les variables), au seuil de 5 % et pour le modèle ARDL (1, 1, 1, 2, 1) les valeurs calculées de la statistique F (3.9279) sont entre les limites inférieures et supérieures des valeurs critiques du test (présentées dans le tableau 3). Développement agricole et industrialisation 373

Tableau 2 Résultat du LM test

Breusch-Godfrey Serial Correlation LM Test : F-statistic 0.256439 Prob. F(2,35) 0.7752 Obs*R-squared 0.693219 Prob. Chi-Square(2) 0.7071

Tableau 3 Valeurs critiques du Bound-Test

Critical Value Bounds (k=1) Seuils Limite inférieure (I0 Bound) Limite supérieure (I1 Bound) 10 % 2,45 3,52 5 % 2,86 4,01 2,5 % 3,25 4,49 1 % 3,74 5,06

Source : Pesaran, Shin et Smith (2001).

Afin d’analyser la relation de long terme entre les variables du modèle, nous avons utilisé une approche dynamique ARDL. Les résultats des estimations LT et CT sont fournis dans le tableau suivant.

Tableau 4 Résultats de l’estimation

Paramètre Écart-Type T-Stat Prob. (T-Stat) LPIB (-1) 0,855*** 0,057 14,958 0,000 LVA_AGRI (-1) -0,131*** 0,010 -13,264 0,000 LVA_INDU (-1) -0,241*** 0,042 -5,745 0,000 CT LVA_PETR (-1) 0,005 0,007 0,836 0,409 LVA_PETR (-2) 0,009* 0,006 1,667 0,104 LVA_SERV (-1) -0,244*** 0,048 -5,059 0,000 LVA_AGRI 0,144*** 0,008 19,034 0,000 LVA_INDU 0,239*** 0,043 5,572 0,000 LT LVA_PETR -0,008 0,006 -1,336 0,190 LVA_SERV 0,375*** 0,050 7,436 0,000 Constante 0,212 0,255 0,830 0,412 R² 0,9998 F-Stat 31343,7 Prob (F-Stat) 0,000 374 Industrialisation et développement

La lecture des résultats de cette estimation suggère que l’ajustement est bon au regard de coefficient de détermination (99 %), ainsi que la statistique de Ficher qui annonce une probabilité critique nulle. Les coefficients des paramètres estimés sont presque tous significatifs (à part 3 coefficients). En effet, les coefficients qui tracent la relation de LT (variables explicatives non retardées) sont significatifs pour la valeur ajoutée agricole, la valeur ajoutée industrielle et la valeur ajoutée des services. Tandis que le coefficient relatif à la valeur ajoutée du pétrole n’est pas significatif au vu de sa probabilité critique observée au niveau de la dernière colonne du tableau ci-dessus. Nous pouvons conclure que la relation à long terme existe entre le secteur agricole et l’industrialisation mesurée par la valeur ajoutée industrielle de 1965 à 2016. Les élasticités de ces vecteurs sont très proches les unes des autres. En effet, le coefficient de la valeur ajoutée agricole atteint un poids de 0,14, et celui de la valeur ajoutée industrielle est égal à de 0,24. Dans le court terme, l’équation montre que les paramètres des variables relatives à la valeur ajoutée du secteur agricole, de l’industrie et des services sont très significatifs au regard des valeurs respectives de la probabilité critique du test de signification. Le paramètre relatif à la valeur ajoutée du pétrole est statistiquement non significatif au regard de la valeur du T-stat de Student. A long terme, l’analyse de la signification statistique des paramètres indique qu’au regard de T-stat correspondant à la valeur de T de Student ainsi que les valeurs des probabilités respectives pour toutes les variables retenues sont significativement différentes de zéro à part les variables de la valeur ajoutée du pétrole. En effet, cette valeur est supérieure à la valeur critique de 0,05, ce qui suggère de rejeter à tort l’hypothèse nulle du test de signification.

4. Vers un modèle de développement agricole par l’industrialisation

Il est naturel d’admettre qu’au Maroc l’agriculture joue un rôle-clé dans la sécurité alimentaire et le développement économique du pays. Toutefois, la plus grande partie de la population des zones rurales dépend directement ou indirectement de l’agriculture. Cependant, à mesure que la population augmente et que la migration vers les villes augmente, la proportion de personnes ne produisant pas de nourriture augmentera. Une première étape du processus de développement agricole au Maroc consiste à cesser de considérer l’agriculture dans les sociétés traditionnelles comme essentiellement statique. Cependant, la problématique du développement agricole n’est pas de transformer un secteur agricole statique Développement agricole et industrialisation 375 en un secteur moderne et dynamique, mais d’accélérer le taux de croissance de la production agricole et de la productivité, conformément à la croissance des autres secteurs tels que l’industrie et les services qui s’inscrit dans un mouvement de modernisation continu. Par conséquent, toute tentative visant à adopter une perspective significative dans le processus de développement agricole doit renoncer à la vision de l’agriculture dans la société traditionnelle statique. Par conséquent, une théorie du développement agricole devrait fournir des informations sur la dynamique de la croissance agricole et sur les sources de croissance dans les secteurs en mutation. Surtout que la production agrégée du Maroc augmente vers un taux annuel encourageant (2,0 % ou plus). Notre approche du développement agricole par l’industrialisation repose sur l’observation empirique des différences de productivité des différents secteurs productifs (industrie et services). De ce point de vue, la voie vers le développement agricole passe par la diffusion plus efficace des connaissances techniques et par la réduction des écarts de productivité entre les différents acteurs opérant dans les trois secteurs. La maîtrise des prix du pétrole était une source majeure de la croissance de la productivité, même durant les périodes de crise. La mise en œuvre de systèmes de recherche agricole est essentielle dans le sens où les efforts consentis sont considérables. Le Maroc est doté de systèmes de recherche agricole développés (comparé à des pays dont le taux de croissance est similaire au sien), des efforts importants sont encore consacrés à la mise en œuvre et au perfectionnement des innovations agricoles ainsi qu’aux essais et à l’adaptation de variétés de cultures et d’espèces animales étrangères. Les enseignements empiriques suggèrent que, dans le long terme, la relation existante entre le développement agricole et l’industrialisation, d’une part, et la contribution de ces deux secteurs au développement économique du Maroc, d’autre part, obéit à une fonction de production. Durant ce long processus, la modernisation de l’agriculture marocaine va de pair avec une perte de son importance dans l’ensemble de l’économie, d’abord au profit de l’industrie, puis au profit des services. Alors que l’industrie marocaine subit de plus en plus fortement la concurrence des pays émergents à faible coût de main-d’œuvre, d’abord sur des gammes inférieures (habillement, chaussure) et bientôt sur les produits haut de gamme (automobile, aéronautique, télécommunication, électronique spécialisée). Dans le court terme, les résultats des estimations sont très significatifs. Premièrement, il faut souligner que le processus de développement agricole 376 Industrialisation et développement au Maroc est caractérisé par une dynamique propre de la variable mesurant le développement économique du Maroc. Le signe positif de cette relation explique les rendements et l’augmentation de la productivité agricole et industrielle (et des services) et leur impact sur le développement économique du pays. Le poids associé à cette élasticité est par contre inférieur à l’unité, cela signifie que la dynamique du développement économique dans le court terme s’exerce à un rythme moins important (coefficient proche de 1).

Graphique 4 Relations de long terme entre le développement, l’agriculture et l’industrie

De toute façon, il apparaît que le développement économique du Maroc dans le court terme gagne quant aux effets et aux changements observés d’une année à l’autre de la production agricole, de l’industrialisation et du développement des services. De plus, les résultats économétriques montrent que les valeurs des vecteurs directeurs mesurant les changements observés dans l’agriculture et dans l’industrie sont significatives. Ces coefficients affichent un signe négatif, ce qui signifie que la relation entre le développement économique, et l’agriculture, d’une part, et l’industrialisation, d’autre part, obéit à une fonction de demande. Dans une optique marshallienne, le développement des secteurs (agriculture, industrie, services) est conditionné par le développement de l’économie. La demande de l’industrie qui indique la valeur de 0,24 % et celle de l’agriculture (0,13 %) représentent donc une relation fonctionnelle entre les quantités demandées par ces secteurs par rapport aux prix de la demande globale. Développement agricole et industrialisation 377

Graphique 5 Relations de court terme entre le développement, l’agriculture et l’industrie

La politique des prix des produits agricoles influence significativement le développement économique. Une partie de cette politique est en faveur du développement de l’industrie. Le coefficient liée au marché industriel dévoile que les prix suivent les changements qui impactent les conditions du marché intérieur. Un faible prix intérieur des produits agricoles peut être à l’avantage de l’industrie et, par conséquent, il peut être au profit de la main-d’œuvre, car le prix des aliments est à la portée de tout le monde. Le signe négatif retrace une partie de la production agricole destinée à l’étranger. En d’autres termes, il s’agit de la relation inverse qui existe entre les exportations agricoles et les prix industriels. Sur le marché agricole marocain, une hausse des prix industriels crée plus de demande. Sur le marché industriel marocain, une baisse des prix à l’exportation (agricole) génère moins de demande. Les effets à court terme impliquent que le développement des produits agricoles se réduit lorsque l’industrie devient plus productive que l’agriculture.

Conclusion

Dans ce travail, l’objectif était de montrer qu’il existe une relation entre la croissance du secteur agricole et celle de l’industrialisation dans ce secteur. Ainsi, en se basant sur une fonction basique de croissance Cob-Douglas et en s’inspirant des recherches effectuées par Johnston et Mellor (1961) et 378 Industrialisation et développement

(Delgado, 1993), ce modèle a été estimé par une régression ARDL en tenant compte de la nature non stationnaire des séries individuelles. Dans le court terme, la croissance économique au Maroc a augmenté (+0,85), mais à un rythme moins important, grâce aux méthodes déjà déployées qui ciblent l’accroissement la productivité et le rendement des différents secteurs, qui passe justement par l’impact de la production agricole, de l’industrialisation et de la production intersectorielle. Ce qui signifie que lorsque la croissance économique du Maroc antérieure (c’est-à-dire de la période précédente (en t – 1) augmente en moyenne annuelle de 1 %, la croissance économique courante (en t) croit de 0,85 %. Cette élasticité est inférieure à l’unité, ce qui signifie que la croissance économique marocaine est élastique à ces fluctuations antérieures (ses valeurs précédentes). D’un autre côté, les valeurs des coefficients des pentes renseignent sur la nature de la relation entre l’agriculture et l’industrialisation. En effet, les valeurs des pentes sont toutes significatives et négatives, ce qui indique que la relation entre la croissance économique et l’agriculture, d’une part, et l’industrialisation, d’autre part, obéit à une fonction de demande. Dans une optique marshallienne, le développement des secteurs (agriculture, industrie, services) est conditionné par la croissance de la situation globale de l’économie. La demande de l’industrie (0,24 %) et celle de l’agriculture (0,13 %) représentent donc une relation fonctionnelle entre les quantités demandées par ces secteurs par rapport aux prix de la demande globale. Dans le long terme, l’équation estimée montre que les coefficients des pentes (la valeur ajoutée agricole, la valeur ajoutée industrielle, la valeur ajoutée des services) sont significatifs et positifs. En effet, ces coefficients ont des valeurs entre zéro et un, ce qui suggère que la nature de la relation à long terme entre les variables retenues obéit à une fonction de production. Les poids des coefficients étant différents, ils indiquent que les impacts à long terme passent nécessairement par le secteur des services qui, lui-même, joue le rôle de médiateur avec les autres services. Le poids du coefficient de la valeur ajoutée de l’industrie enregistre 0,23 %, celui de la valeur ajoutée de l’agriculture, 0,14 %, et celui de la valeur ajoutée des services, 0,37 %. Cela signifie qu’à long terme le Maroc peut atteindre une croissance soutenue compte tenu des quantités bien déterminées des facteurs de production. En effet, les résultats montrent que la contribution des facteurs de production pour le Maroc de 1965 jusqu’au 2016 a été marquée par une vision orientée vers le développement de l’industrie pour une amélioration soutenue de l’agriculture. Ce constat est soutenu par l’instauration de différentes politiques ainsi que différents programmes en faveur de l’industrie pour le secteur agricole, que ce soit en amont ou en aval. Développement agricole et industrialisation 379

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Annexe Résultats de l’estimation

Dependent Variable: LPIB Method: ARDL Sample (adjusted): 1969 2016 Included observations: 48 after adjustments Maximum dependent lags: 4 (Automatic selection) Model selection method: Akaike info criterion (AIC) Dynamic regressors (4 lags, automatic): LVA_AGRI LVA_INDU LVA_PETR LVA_SERV Fixed regressors: C Number of models evalulated: 2500 Selected Model: ARDL (1, 1, 1, 2, 1) Note: final equation sample is larger than selection sample

Variable Coefficient Std. Error t-Statistic Prob.* LPIB(-1) 0.854766 0.057143 14.95838 0.0000 LVA_AGRI 0.143785 0.007554 19.03403 0.0000 LVA_AGRI(-1) -0.130716 0.009855 -13.26437 0.0000 LVA_INDU 0.238976 0.042891 5.571666 0.0000 LVA_INDU(-1) -0.241445 0.042027 -5.745051 0.0000 LVA_PETR -0.008166 0.006114 -1.335688 0.1898 LVA_PETR(-1) 0.005455 0.006526 0.835882 0.4086 LVA_PETR(-2) 0.009175 0.005503 1.667405 0.1039 LVA_SERV 0.374546 0.050371 7.435777 0.0000 LVA_SERV(-1) -0.243972 0.048230 -5.058510 0.0000 C 0.211746 0.255092 0.830076 0.4118 R-squared 0.999882 Mean dependent var 26.59496 Adjusted R-squared 0.999850 S.D. dependent var 0.588803 S.E. of regression 0.007210 Akaike info criterion -6.828725 Sum squared resid 0.001923 Schwarz criterion -6.399908 Log likelihood 174.8894 Hannan-Quinn criter. -6.666674 F-statistic 31343.70 Durbin-Watson stat 1.734416

Prob(F-statistic) 0.000000 Chapitre 10 Territoire, industrialisation et développement : une analyse à partir des mondes réels de production (1) Safae Akodad et Khadija Askour

Introduction (1)

S’il est indéniable que depuis quelques années maintenant le Maroc mobilise de nombreux efforts pour mettre en place des programmes ayant comme objectif de créer de la croissance et du développement économique, la période actuelle reste toutefois marquée par de fortes interrogations quant à l’efficacité de ces initiatives. L’évolution inégale des régions provoquant de fortes disparités socio-économiques mais aussi des retards de développement très prononcés pour certains espaces territoriaux au Maroc (HCP et BM, 2017) atteste de l’urgence de la problématique territoriale incitant une remise en question de la logique d’action des politiques publiques. La recherche d’un modèle adéquat aux attentes des territoires marocains, leur permettant aussi bien de réaliser une croissance satisfaisante mais aussi d’atténuer le retard en termes de trajectoire de développement, conditionne désormais les choix stratégiques en termes de priorité nationale de l’État. A partir des années 2000, quelques tentatives de l’État sont lancées pour remédier à cette situation, notamment à travers un processus de reconversion des projets de développement socio-économique. L’espace a représenté, de ce fait, et représente encore aujourd’hui l’échelle d’intervention étatique la plus pertinente. Il devient même un instrument au service des politiques publiques (Piermay, 2010). L’État a choisi dans ce sens l’option de l’accompagnement et de la valorisation des acquis et des potentialités déjà existantes au niveau des territoires, afin de leur permettre de s’inscrire dans une trajectoire de développement endogène, voire territorial.

1. La rédaction de ce chapitre a bénéficié de plusieurs avis et remarques de Michel Hollard. Qu’il en soit ici remercié. 384 Industrialisation et développement

Les programmes nationaux de développement alors généralisés ont été, dans ce cas, reconduits certes à travers la territorialisation des politiques publiques, mais ils n’ont toutefois que peu d’impacts face aux spécificités et potentialités des territoires. Plusieurs études montrent encore l’existence, aujourd’hui, de fortes disparités au niveau des régions et des espaces malgré les efforts déployés. Certains territoires se distinguent par un décollage important tandis que d’autres restent à la traine du développement. Ce constat nous mène ainsi vers des interrogations quant à l’importance du rôle des logiques économiques d’action des acteurs locaux et des spécificités socio- géographiques de chaque territoire au Maroc.

1. Choix théoriques

Pourquoi aujourd’hui certains territoires réussissent mieux que d’autres dans les trajectoires de développement ? Sont-ils, au départ, des territoires plus avantagés que d’autres ? Ou détiennent-ils des fonctionnements internes spécifiques propres à eux, conditionnant leur réussite ? Cette problématique sera abordée à travers les compositions du tissu productif local et de ses modalités de production, en supposant à ce niveau que l’économique est l’une des dimensions parmi d’autres, permettant à un espace de s’inscrire dans une trajectoire de développement déterminé. Nous nous baserons ainsi sur la théorie de l’économie des conventions et du développement territorial. Ces choix théoriques se justifient par le fait que nous posons l’hypothèse de l’existence de plusieurs modalités de production et, de ce fait, de monde de production au Maroc, qui peuvent se différencier au niveau intrasectoriel et intersectoriel du fait, d’une part, de l’intention organisationnelle des acteurs, et, d’autre part, de la présence ou non d’espaces « produits » par l’État dédiés aux entreprises industrielles (zones franches, ZAE, quartiers industriels). Cette hypothèse de départ s’inscrit dans les travaux réalisés par des auteurs qui se sont penchés sur la question d’une manière directe ou indirecte et qui supposent l’existence d’une telle possibilité d’impact au niveau du tissu productif local (2). Nous nous référons ainsi, tout d’abord, à la théorie des conventions en nous appuyant sur la typologie élaborée par Michael Stopper et Robert Salais (1993) concernant les modes et mondes de production portant autour du produit et de l’identité économique des modèles productifs existant au niveau

2. Pour la question des territoires produits, voir l’article de Jean Luc Piermay : « La production des espaces pour l’entreprise au Maroc : à l’heure du programme Émergence ». Territoire, industrialisation et développement 385 d’une économie nationale. Nous supposons, dans ce cas, le fait qu’un monde ou mode de production particulier obéissant à des normes, des règles ou même à des intentions organisationnelles (plus adaptées pour notre recherche que l’intention entrepreneuriale mais qui ne sont pas exclues totalement de la recherche) (3) pourrait avoir un effet sur l’évolution du tissu productif local et par la même occasion sur la spécialisation économique des territoires. Soulignons à ce niveau que l’intention organisationnelle retenue dans notre recherche est identifiée à partir des processus ainsi que des modalités de production effectivement mobilisées par les entreprises. Elle dépasse ainsi le seuil de la conception ou de la traduction comme définie par Thierry Levy-Tadjine. L’intention organisationnelle amène ainsi les producteurs et investisseurs à adopter et à évoluer au niveau de différents mondes de production. Cette démarche n’exclut pas toutefois le fait que l’intention entrepreneuriale n’ait pas un rôle essentiel, à la base, dans le comportement de création et notamment de spécialisation de l’entreprise productive. Nous reconnaissons que certaines variables contextuelles agissent sur le fait entrepreneurial résultant de deux méta-variables, en l’occurrence la désirabilité et la faisabilité perçues. Dans ce cas, et d’après Shapero et Sokol (1982) : « La perception de désirabilité de l’acte fait référence aux systèmes de valeurs individuelles, elle se construit par l’influence de la culture, de la famille, des pairs, et des contextes professionnels et scolaires. La perception de faisabilité fait référence à l’accès aux ressources nécessaires : financières, relationnelles et humaines. L’environnement peut être un élément facilitateur ou au contraire inhibant » (cité par Levy Tadjine). Nous reconnaissons ainsi le fait que l’intention d’entreprendre, acte anticipant celui de la création, est le moteur central du système économique actuel, car les perspectives créatives et innovantes de l’entrepreneur schumpétérien représentent une opportunité en termes de croissance pour les économies en voie de développement comme le Maroc. Sur le plan empirique, on recense plusieurs écrits et travaux portant sur les aspects de l’acte entrepreneurial. Reposant essentiellement sur les apports de l’école de la psychologie sociale, l’étude de ce concept passe par l’approche descriptive des caractéristiques psychologiques et des traits de personnalité des entrepreneurs, à l’approche comportementaliste pour s’orienter vers une nouvelle approche qui est celle du processus entrepreneurial (Hammouchi et al., 2018) mais aussi innovant.

3. Nous ne ferons pas la différence entre l’intention organisationnelle ou entrepreneuriale comme souligné par certains auteurs, en l’occurrence Thierry Levy-Tadjine dans son article intitulé : « Intention entrepreneuriale ou intention organisationnelle ? » Nous pensons néanmoins que l’un comme l’autre jouent un rôle important dans l’identité du monde de production au sein d’un territoire. 386 Industrialisation et développement

Cela étant dit, cet aspect ne sera pas abordé au niveau de notre recherche, car l’attention portera plus particulièrement sur l’intention organisationnelle et stratégique des entreprises industrielles marocaines. Nous nous baserons ainsi sur les données de l’enquête du programme de recherche Made in Morocco (voir volume 2 de l’ouvrage) comme cadre empirique de notre recherche. Cette enquête a porté sur un échantillon de 540 entreprises, réparties selon les villes comme suit :

Tableau 1 Répartition des entreprises de l’échantillon par région

Ensemble des entreprises Région Effectif % Casablanca 324 60,00 Tanger 85 15,74 Marrakech 40 7,41 Fès 65 12,04 Rabat 26 4,81 Ensemble des régions 540 100,00 Source : Données du programme de recherche Made in Morocco.

Le questionnaire de cette enquête propose, entre autres, d’étudier, les aspects stratégiques du tissu productif marocain sur cinq villes au Maroc, déclinant in fineles processus de production adoptés par les acteurs. A partir des données de cette enquête, notre objectif est de dégager les différents comportements organisationnels et innovants des entreprises localisées sur des territoires différents et exerçant dans le secteur des industries de transformation et de l’artisanat. Cet objectif nous renvoie à la seconde orientation théorique de notre recherche, relative au développement territorial. Cette clé d’entrée demande d’aborder le lien du tissu productif avec l’espace support de l’activité économique. Il s’agira d’interroger la problématique de la répartition géographique des modalités de production sous la forme de monde de production existant au Maroc, et ce à travers deux questionnements : Quels sont les mondes de production propres aux territoires marocains ? Quels sont les profils productifs des territoires marocains autour des produits conçus ? Dans notre recherche, le concept des mondes de production est abordé à partir des modalités de production des entreprises. On suppose aussi que les mondes de production dans lesquels s’inscrivent les entreprises ne sont pas limités et qu’il y a autant de mondes de production qu’il y a de modalités de Territoire, industrialisation et développement 387 production. L’intention organisationnelle du dirigeant et l’atmosphère locale (existence de qualification sur place, proximité du littoral, etc.) influenceraient par conséquent la trajectoire du développement des territoires et conduiraient avec le temps à une recomposition des territoires existants. Dans ce cas, en raison de l’absence de données exhaustives, nous allons conjuguer un certain nombre de dimensions que nous jugeons significatives dans la catégorisation des mondes de production identifiés au Maroc. Il s’agit des deux niveaux d’analyse suivants : la dimension productive et la dimension innovatrice. La grille d’analyse va se faire ainsi sur deux étapes : – une analyse par monde de production au niveau des villes : il s’agit d’analyser pour chaque territoire les caractéristiques des mondes de production – une analyse par ville : il s’agit de répondre à la question quels sont les mondes de production existants pour chaque ville ? (le dominant, l’absent, etc.). Les moyens d’investigation porteront sur l’exploitation des données de l’enquête « Made in Morocco », ainsi que sur la bibliographie géographique existante et certaines autres études qui ont porté sur la répartition sectorielle et spatiale de l’activité industrielle, sans entrer dans les différenciations intra- sectorielles. Il s’agira donc d’établir une bibliographie critique des travaux disponibles dans cette perspective. On se propose ensuite d’explorer deux voies d’investigation : – la collecte des données sur les entreprises du secteur industriel et artisanal, pouvant être disponibles au niveau de l’enquête « Made in Morocco » et concernant cinq villes du Maroc ; – le croisement des données recueillies qui permettrait de donner une analyse de la répartition géographique des différents mondes de production des entreprises industrielles et artisanales marocaines.

2. Des disparités territoriales industrielles

A partir des années 70, une agitation économique des activités est constatée dans le tissu productif mondial, faisant naître au passage un nouveau phénomène qualifié de « déménagement du territoire » (Courlet et al., 1993). Plusieurs logiques de localisation peuvent alors expliquer cette tendance : la recherche d’une réduction des coûts de production et d’une proximité des marchés des matières premières ou encore la recherche d’un bénéfice aussi bien des économies externes, voire d’agglomération, que de l’atmosphère industrielle à la marshallienne liée aux compétences professionnelles situées et concentrées en un lieu déterminé (Marshall, 1971). 388 Industrialisation et développement

Au Maroc, l’industrialisation a connu une trajectoire marquée par des changements importants dans sa structure et son poids qui dépendent fortement des choix des investisseurs mais aussi de la place accordée par les politiques publiques à ce secteur dans l’économie nationale. Ce dernier a, en effet, connu une nette évolution depuis la mise en place des programmes et plans d’action adoptés par le pays au lendemain de son indépendance jusqu’à nos jours. La place du secteur industriel dans les objectifs des politiques nationales est ainsi passée d’un rang secondaire à un rang prioritaire. La gestion du secteur des industries de transformation, plus appropriée dans les années 60 pour répondre à des objectifs explicites et implicites, était cependant articulée, entre autres, autour des politiques de régulation du secteur industriel (Jaidi, 1992). A partir des années 70, une attention particulière est portée à ce secteur, notamment à travers le plan 1973-1977 lui reconnaissant un rôle déterminant dans le décollage économique du Maroc (Jaidi, 1992). Le contexte économique marocain a connu, depuis, plusieurs tournants industriels ayant comme finalité l’organisation des activités économiques et industrielles (Askour, 2009). On cite, à titre d’exemple, la première initiative étatique d’attraction de l’investissement par la mise en place du Programme national d’aménagement industriel (PNAZI), conçu pour organiser la sphère productive considérée alors comme anarchique. La concentration des industries se faisait notamment au niveau des quartiers industriels d’une manière formelle ou informelle et pouvait déborder sur les zones d’habitation. Ce programme proposa alors de faciliter l’accès au foncier pour les investisseurs, en leur proposant des zones viabilisées à des coûts très compétitifs, de sorte à permettre un rééquilibrage de la concentration des industries dans les régions. Malgré les efforts déployés, des limites sont constatées quant aux impacts positifs de ce programme. Parmi elles, une inégale répartition des activités industrielles au niveau national et une concentration « exagérée » dans la zone Kénitra-Casablanca, créant de la sorte de nouvelles frontières économiques et un fossé entre les régions. Soulignons que cette concentration est due essentiellement aux politiques publiques d’aménagement industriel marocaines d’après l’indépendance, mais elle est aussi une résultante de la politique du Protectorat français qui accordait jadis une attention particulière au développement de la côte atlantique (Piermay, 2010). D’autres programmes et visions sont à compter parmi les actions en faveur de l’industrialisation de l’économie marocaine, mais portant tout de même plus autour de la nature des activités industrielles à promouvoir au Maroc. Ces activités sont les métiers mondiaux sur lesquels le Maroc devrait se spécialiser et sont proposés dans le plan Émergence I et II (2005-2009) : Territoire, industrialisation et développement 389 l’offshoring, l’électronique et l’aéronautique à Casablanca, l’automobile et l’électronique à Tanger, l’offshoring à Rabat, l’agro-alimentaire à Fès-Meknès et les produits de la mer et l’agro-alimentaire à Agadir. Dans la continuité du plan Émergence, le Plan d’accélération industrielle (2014-2020) a visé plutôt la création d’écosystèmes dans la perspective de renforcer les relations entre entreprises par une meilleure articulation entre les grandes entreprises et les PME et la diversification des activités économiques. Cette initiative met en avant, notamment, la mise en place de relation de proximité géographique et/ou organisationnelle. Ce plan propose ainsi, selon nous, d’inscrire les actions en faveur du secteur industriel dans une logique beaucoup plus territoriale, même si cette composante ne ressort pas directement à la lecture des programmes d’action. L’intégration dans une chaîne de production inciterait les producteurs à réaliser des coopérations formelles ou informelles (de longue ou courte durée), voire des partenariats, de même qu’elle pourrait, dans ce cas, favoriser les relations de coopération localisées, de voisinage. En effet, les producteurs auront plus tendance à vouloir coopérer avec les producteurs locaux situés à proximité qu’avec ceux situés plus loin, et ce dans la mesure où des relations de confiance (en matière de qualité, de sérieux et de prix) sont installées et s’il existe un avantage compétitif. Nous pouvons dire que cette nouvelle configuration de la politique étatique s’inscrit dans la lignée des programmes de développement entrepris par l’État depuis les années 2000 et ayant comme particularité la prise en compte des ressources et potentialisés des territoires : A chaque territoire ses potentialités et à chaque territoire sa démarche, tel est le jargon derrière lequel se cache, tout de même, une préoccupation inquiétante des disparités territoriales. Si le Maroc a opéré depuis son indépendance une nette amélioration de son potentiel économique, les écarts sont néanmoins toujours présents et se creusent entre les régions. En effet, selon les statistiques du Haut-Commissariat au Plan, des disparités se manifestent au niveau de la production, de la création de richesse et de l’emploi. Ainsi, en prenant en compte le nouveau découpage en douze régions et d’après les comptes régionaux, les deux pôles principaux que sont Casablanca et Rabat-Salé s’accaparent près de 48,3 % de la production et environ le tiers de la population marocaine pour l’année 2014. De même, cinq régions ont un PIB par tête supérieur à la moyenne nationale : le Grand Casablanca-Settat, Rabat-Salé-Kénitra, Laâyoune-Sakia el Hamra et Dakhla-Oued Ed-Dahab au sud du pays et Guelmim-Oued Noun (HCP et BM, 2017). En ce qui concerne l’emploi, les disparités sont aussi fortement présentes. Ainsi, en 2013, selon l’ancien découpage, on constate que trois 390 Industrialisation et développement régions (Grand Casablanca, Souss-Massa-Drâa, Marrakech-Tensift-El Haouz) concentrent à elles seules 32,8 % de l’emploi national ; deux régions (Grand Casablanca, Rabat-Salé-Zemmour-Zaër) concentrent 34,2 % de l’emploi urbain ; et quatre régions (Souss-Massa-Drâa, Marrakech-Tensift-El Haouz, Doukala-Abda, Taza-Al Hoceima-Taounate) concentrent 48,4 % de l’emploi rural (HCP et Banque mondiale, 2017).

Tableau 2 Densité industrielle dans les régions marocaines en 2014 (effectif de l’industrie manufacturière/1 000 hab.)

Régions Effectifs / 1 000 hab. Chaouia-Ouardigha 19 Doukala-Abda 10 Fès-Boulemane 16 Grand Casablanca 55 Guelmim-Es-Semara 8 Laâyoune-Boujdour-Sakia el Hamra 29 Marrakech-Tensift-El Haouz 6 Meknès-Tafilalet 6 Oued Ed-Dahab-Lagouira 15 Rabat-Salé-Zemmour-Zaër 14 Oriental 6 Souss-Massa-Drâa 8 Tadla-Azilal 2 Taza-Al Hoceima-Taounate 3 Tanger-Tétouan 39 Maroc 18

Source : Direction de l’Aménagement du Territoire, les Dynamiques et les disparités territoriales 1999-2014, Observatoire national des dynamiques territoriales, 2018.

Au niveau de la répartition spatiale de l’industrie manufacturière, on constate également la présence de disparités. Les régions du Grand Casablanca et de Tanger-Tétouan concentrent à elles seules pour l’année 2014 75 % des exportations industrielles, 68 % de la valeur ajoutée et 60 % des effectifs du secteur. Elles sont également nettement au-dessus de la moyenne marocaine quant à la densité industrielle (DAT, 2018). En somme, les enjeux des territoires sont tels qu’ils appellent une reconfiguration du secteur industriel à travers une approche de développement Territoire, industrialisation et développement 391 territorial. Les politiques publiques de développement, appliquées par le haut, souvent trop généralisés et rigides, restent limitées. Si le PNAZI a permis de créer les plateformes attractives pour l’organisation de l’activité industrielle, et si le plan Émergence I ou encore le Pacte national pour l’émergence industrielle ont permis de promouvoir certains métiers mondiaux comme l’automobile et l’aéronautique, ils n’ont cependant pas pu induire des changements structurels satisfaisants. Avec la mondialisation, l’approche top down demeure inefficace devant les mutations continuelles des systèmes économiques mondialisés et les tendances d’évolution différentes des territoires. Les économies régionales se trouvent confrontées à des trajectoires de développement à vitesse différente. On estime même que les retards de développement entre les régions au Maroc peuvent se situer entre quinze et vingt années d’écart, voire quarante, selon les secteurs institutionnels. Ainsi au nom du développement, l’échelle du « territoire » revisite les politiques publiques par la présence d’une conception nouvelle du développement associant désormais la dimension économique à l’espace socio-géographique. Ces initiatives s’inscrivent dans une dynamique de développement territorial. On observe cette tendance pour certains secteurs au Maroc, notamment à travers la nouvelle logique étatique de « redressement économique et industriel » des filières productives en crise ou en mal de développement dans les oasis ou dans le Souss (Askour, 2011). Elles représentent des solutions « adaptées » aux capacités et des potentialités pour les territoires. Le secteur industriel n’est pas ciblé par ce type de mesure, mais cela semblerait être une alternative pertinente pour redynamiser les territoires productifs marocains. Une nouvelle logique d’action est ainsi actuellement observée dans plusieurs pays, notamment au Maroc. Il s’agit de l’approche du développement territorial qui se traduit par une action publique aux différentes échelles de l’économie en fonction des spécificités territoriales. Il s’agit surtout, pour les politiques publiques, de reconnaître les différences entre les territoires comme la clé du développement.

3. Incertitude et convention

Le développement territorial permet d’atténuer les disparités existantes, certes, mais il est nécessaire aussi de comprendre le fonctionnement des territoires. En effet, les acteurs réagissent différemment face aux diverses problématiques économiques, sociales ou encore environnementales. 392 Industrialisation et développement

3.1. Mondes de production possibles Avec le nouveau contexte de la mondialisation, la question que se posent certains chercheurs aujourd’hui n’est pas de déceler le modèle de développement le plus pertinent mais de comprendre les dynamiques possibles en termes de trajectoire économique (Salais, Storper, 1993). L’ouvrage de Robert Salais et Michael Storper, qui s’inscrit dans un contexte de fortes interrogations quant au modèle de croissance existant, représente pour nous le point de départ de notre problématique.

Tableau 3 Les mondes de production

Produits spécialisés Produits standards Produits Évaluation de la qualité : le prix Évaluation de la qualité : standard dédiés Forme d’incertitude : incertitude particulier à la situation vis-à-vis de l’autre Forme d’incertitude : Traitement : compréhension méconnaissance du futur immédiat au sein d’une communauté de Traitement : disponibilité personnes immédiate Concurrence : qualité Concurrence : prix, qualité Monde de production interpersonnel Monde de production marchand Le Produits Évaluation de la qualité : règles Évaluation de la qualité : standard demandeur génériques éthiques et scientifiques général Forme d’incertitude : incertitude Forme d’incertitude : risque sur le futur probabilisable Traitement : confiance envers Traitement : prévision à court et l’autre moyen termes des événements Concurrence : par l’apprentissage et des comportements Concurrence : prix Monde de production immatériel Monde de production industriel Économie de variété Économie d’échelle Le producteur

Source : R. Salais, M. Storper, les Mondes de production : enquête sur l’identité économique de la France, Édition de l’École des Hautes Études en sciences sociales, Paris, 1993.

L’ouvrage rend compte de la diversité des processus de production et met en avant les coordinations économiques mobilisées. Les producteurs adoptent alors des comportements productifs et organisationnels qui s’inscrivent dans des registres conventionnels différents déterminant une pluralité de solutions envisageables et accessibles aux deux parties. Ainsi il existerait, pour ces auteurs, quatre mondes possibles de production : le monde de production interpersonnel, le monde de production marchand, le monde de production industriel et le monde de production immatériel, qui diffèrent en fonction des coordinations de qualité et de travail. Territoire, industrialisation et développement 393

Cette classification met aussi en avant les différents modes de traitement de l’incertitude au sens de Knight (1921). L’incertitude est perçue ici par rapport à l’instabilité de l’économie. Nous faisons toutefois la distinction entre risque et incertitude. Selon Godard (1999) : « La notion de risque qualifie les situations où le calcul des probabilités objectives est applicable. La notion d’incertitude sert au contraire à qualifier les situations où le résultat d’une action ne peut pas être prévu avec certitude et ne se prête pas au calcul probabiliste, parce qu’il dépend de la réalisation d’événements uniques, non répétitifs, ou parce que ces événements ne sont pas identifiés clairement ex ante (Godard, 1999, p. 3). » L’incertitude trouve sa justification dans le fait que le secteur industriel marocain est aujourd’hui fortement compétitif du fait de l’ouverture des frontières économiques et la forte concurrence des entreprises étrangères. Ce qui rend le marché imprévisible. A titre d’exemple, selon notre exploitation des données de l’enquête « Made in Morocco », on peut dire qu’aujourd’hui, 77 % des entreprises de l’échantillon du programme perçoivent des risques face à la conjoncture économique actuelle, notamment à partir de la crise de 2008 (au niveau des coûts des matières premières).

Tableau 4 Évolution de la structure de la population active occupée âgée de 15 ans et plus, par secteur

2004 (en %) 2014 (en %) Secteurs Urbain Rural Ensemble Urbain Rural Ensemble Agriculture, forêt, pêche 5,4 80,5 45,8 4,8 74,5 39,4 Industrie (y compris artisanat) 22,5 4,3 12,7 17,9 4,1 11,0 BTP 4,3 4,5 6,7 10,9 7,7 9,3 Commerce 21,8 4,9 12,7 22,0 5,8 14,5 Transports, entrepôts, 5,9 1,6 3,5 6,8 2,1 4,5 télécommunications Réparation 3,4 0,6 1,9 2,7 0,8 1,7 Administration générale 9,2 0,9 4,8 8,7 1,1 4,9 Services sociaux fournis à la collectivité 8,7 1,0 4,6 9,0 1,2 5,1 Autres services 13,8 1,7 7,2 17,2 2,7 10,0 Emplois (en milliers) 4 533 5 289 9 822 5 372 4 273 10 645

Sources : Haut-Commissariat au Plan, le Maroc en chiffres, 2015. Haut Commissariat au Plan et Banque mondiale (2017), Pauvreté et prospérité partagée au Maroc du troisième millénaire, 2001-2014. 394 Industrialisation et développement

Ce constat se justifie et peut être appuyé par les statistiques du HCP. Le secteur industriel a connu en effet une nette régression depuis les années 2000, qui peut être adossée à la fragilité du secteur et à l’instabilité du marché.

3.2. Problématiques environnementales et développement territorial D’autres problématiques s’inscrivent dans le contexte actuel. Il s’agit des questions relatives à la protection de l’environnement et au développement durable. Les perceptions des acteurs sont, dans ce cas, différentes. Dans le domaine industriel, les contraintes environnementales pèsent sur les décisions stratégiques des producteurs, assimilant l’univers de la production à un univers incertain : changement climatique, dégradation des ressources, etc. A ce niveau, les résultats de l’exploitation des données de l’enquête « Made in Morocco » sont mitigés. Ils montrent que près de 65 % des entreprises enquêtées veillent au respect des normes environnementales tenant au caractère polluant tous secteurs confondus de leurs activités. Ce taux diffère toutefois en fonction des régions : à Marrakech, seulement 32 % des entreprises veillent au respect des normes environnementales.

Tableau 5 Répartition par région des entreprises ayant respecté les normes environnementales (en %)

Respect des normes environnementales Région Total Oui Non

Casablanca 62,35 37,65 100,00

Tanger 82,35 17,65 100,00

Marrakech 32,50 67,50 100,00

Fès 64,62 35,38 100,00

Rabat 84,62 15,38 100,00

Ensemble des régions 64,63 35,37 100,00

Source : Notre exploitation personnelle des données de l’enquête « Made in Morocco ».

D’autres constats se dégagent, notamment quant à la répartition des entreprises par secteur d’activité. Territoire, industrialisation et développement 395

Tableau 6 Répartition par branche d’activité des entreprises ayant respecté les normes environnementales (en %)

Respect des normes environnementales Branche d’activité Total Oui Non Industrie agro-alimentaire (IAA) 66,67 33,33 100,00 Industrie textile-habillement-cuir (THC) 64,02 35,98 100,00 Industrie chimique et parachimique (ICP) 65,59 34,41 100,00 Industrie mécanique et métallurgique (IMM) 64,44 35,56 100,00 Industrie électrique et électronique (IEE) 57,14 42,86 100,00 Artisanat 68,75 31,25 100,00 Ensemble des branches 64,63 35,37 100,00

Source : Notre exploitation personnelle des données de l’enquête « Made in Morocco ».

Les comportements et les intentions ne sont toutefois pas les mêmes et s’inscrivent dans des registres d’action différents de responsabilité sociétale de l’entreprise. Les résultats de l’enquête « Made in Morocco » révèlent que sur les 540 entreprises de l’échantillon près de 74 % engagent des actions en faveur de la RSE. Toutefois, les résultats sont disparates selon les régions. En effet, à Tanger, seulement près de 9 % s’inscrivent dans cette logique d’action.

Tableau 7 Répartition par région des entreprises engagées dans des actions en faveur de la responsabilité sociétale de l’entreprise (en %)

RSE Région Total Oui Non Casablanca 33,95 66,05 100,00 Tanger 8,24 91,76 100,00 Marrakech 30,00 70,00 100,00 Fès 12,31 87,69 100,00 Rabat 15,38 84,62 100,00 Ensemble des régions 26,11 73,89 100,00

Source : Notre exploitation personnelle des données de l’enquête Made in Morocco.

Ces problématiques environnementales et de développement durable engendrent des situations de précaution chez les acteurs vis-à-vis des processus de production mobilisés et les placent aujourd’hui dans un univers que l’on pourrait qualifier d’univers industriel marocain « controversé », en reprenant l’expression de Godard (1999). Cet univers, à l’opposé de « l’univers stabilisé 396 Industrialisation et développement ou incertain » est caractérisé par un certain nombre d’indicateurs : « le mode de perception des problèmes, la nature des intérêts concernés, le degré de réversibilité des problèmes en jeu et le degré de stabilisation de la connaissance scientifique des problèmes » (Godard, 1999, p. 4). En somme, le comportement économique en termes d’intention organisationnelle ne peut à lui seul permettre d’expliquer l’appartenance ou non à un monde de production déterminé. C’est dans cette perspective que s’inscrit cet article. Le milieu territorial n’est pas un espace hétérogène dépourvu de liaison et d’impact sur le système. Il est au contraire significatif dans les trajectoires économiques, comme le soulignent d’ailleurs plusieurs champs de recherche. Il a un rôle dans l’identité et le destin du tissu productif. Le développement territorial porterait ainsi sur la prise en compte de ce lien et, in fine, de cette multitude de modalité de production. Pour chaque territoire il y a un monde ou des mondes de production spécifiques dont il faut tenir compte dans les politiques publiques.

4. Les mondes de production réels 4.1. De l’industrialisation au sens strict Rappelons les deux définitions de l’industrialisation suggérées dans le programme de recherche « Made in Morocco ». Une définition large consistant à considérer que les pratiques et les produits industriels se diffusent en fait dans tous les secteurs d’activité. On a pu parler en ce sens d’industrialisation de l’agriculture. En revanche, on est en présence d’un processus d’industrialisation, au sens strict, dans un pays lorsque la part de l’industrie augmente. Cette augmentation signifie que l’on a assisté à la création de nouvelles branches d’activité dont la production consiste à transformer des matières premières organiques venant de l’agriculture, de l’élevage ou de la pêche ou des matières premières minérales issues de l’exploitation de gisements se trouvant dans le sous-sol. Il serait certes intéressant d’analyser le développement régional en termes d’industrialisation au sens large. On se limitera toutefois à l’industrialisation au sens strict. L’analyse portera sur les industries de transformation composées de plusieurs branches : agro-alimentaire, textile-cuir-habillement, chimie et parachimie, mécanique et métallurgie, électricité et électronique, et des entreprises exportatrices de l’enquête « Made in Morocco », soit un échantillon de 540 entreprises. Territoire, industrialisation et développement 397

On a noté que des différences considérables existent entre les entreprises d’un même secteur dès lors qu’on s’intéresse à la qualité des produits en matière d’innovation et aux processus de production. On peut dès lors se poser la question de savoir si les différences entre entreprises sont, de ce point de vue, moins grandes au niveau d’un territoire donné.

4.2. Mondes de production et coordinations territoriales Le programme de recherche « Made in Morocco », en mettant l’accent sur le rapport entre qualité du travail et qualité des produits, distingue les cinq mondes de production suivants : – un monde domestique combinant un système de relations de travail fondées sur le paternalisme, la dépendance et le clientélisme, une préférence pour le profit à court terme et la rentabilité immédiate, et un objectif d’effort et d’implication imposé aux salariés ; – un monde marchand caractérisé par le fait que ce sont les utilisateurs et le marché qui déterminent les prix, l’entreprise ayant ici un rôle relativement passif et profitant de coûts de production inférieurs aux autres ; – un monde industriel où le prix est déterminé ex ante par les conditions techniques et sociales de production, l’entreprise ayant un rôle plus actif que précédemment, notamment par sa politique d’investissement et de recrutement ; – un monde industriel-inventif se différenciant du cas précédent par le fait que l’entreprise est capable de créer de nouveaux produits et de disposer ainsi d’un degré de liberté supplémentaire dans la fixation du prix ; – un monde marchand-partenarial où l’entreprise aux caractéristiques proches de celles du monde marchand est en relation avec des clients et des fournisseurs (insertion de l’entreprise dans un réseau impliquant une coopération entre client et fournisseur). On propose dans ce qui suit une typologie des mondes de production réels incorporant la dimension territoriale. Trois mondes se distinguent : le monde industriel et fordiste, le monde marchand flexible et le monde de production créatif (pour plus de détails relatifs au filtre de sélection de la base de données « Made in Morocco », voir annexe 1). – Le monde industriel et fordiste est composé d’entreprises de production de masse destinée à des marchés étendus. Il se caractérise aussi par la production de produits génériques (spécialisés et/ou standardisés) et donne beaucoup d’importance à la réalisation du profit et aux économies d’échelle. 398 Industrialisation et développement

Ce monde comprend des PME et des grandes entreprises (SA ou filiales hormis celles pratiquant la sous-traitance) qui cherchent à réaliser des économies d’échelle. Le capital humain n’est pas une priorité, et les entreprises accordent peu d’importance à la formation professionnelle des employés. Toutefois, elles peuvent développer des innovations de produits et/ou de procédés pour améliorer leur compétitivité. On observe, dans ce cas, un sous-monde industriel et fordiste, qualifié d’inventif, se distinguant par le fait que l’entreprise est capable de créer de nouveaux produits et de disposer ainsi d’un degré de liberté supplémentaire dans la fixation du prix. – Le monde marchand flexibleest composé d’entreprises organisées selon les principes de flexibilité du travail, capables de produire du « sur mesure industriel ». Les entreprises de ce monde produisent soit pour le compte de clients soit dans le cadre d’une sous-traitance. Les produits sont ainsi dédiés à une clientèle particulière. Y règnent dans ce monde un sentiment de confiance vis-à-vis du producteur et un niveau de prix et de qualité exigé. Les entreprises sont généralement de très petite taille ou de petite et moyenne taille. Le monde de production marchand flexible combine des produits dédiés et des produits standards et/ou spécialisés. Une entreprise de ce monde cible notamment le marché marocain (entreprise non exportatrice) ou le marché international du moins partiellement (dans ce cas c’est-à-dire que l’exportation n’est pas une priorité stratégique), ou totalement. On distingue à ce niveau un sous-monde marchand qualifié d’inventif où l’entreprise aux caractéristiques proches de celles du monde marchand innove au niveau des produits et/ou des procédés. – Le monde de production créatif est composé de toutes sortes d’entreprise, qu’elles soient de nature exportatrice, non exportatrice ou partiellement exportatrice et pratiquant des innovations de produits et/ou procédés nouvelles pour le marché. Ces entreprises produisent des produits génériques ou dédiés, spécialisés ou standards. Elles représentent les territoires innovants présents au Maroc. Rappelons que, selon le protocole d’enquête « Made in Morocco », les « produits génériques » sont les produits destinés au marché en général, et les « produits dédiés », à un (quelques) client(s) particulier(s) (voir le « protocole d’enquête » dans le volume 2 du présent ouvrage). Ce découpage reste une proposition et ne prend pas en compte toutes les variables présentes dans un monde de production tel que défini par Salais et Storper (1993) ou par Billaudot et El Aoufi (chapitre 1 introductif du présent Territoire, industrialisation et développement 399 volume). Il a toutefois le mérite de donner un aperçu des profils régionaux en termes de production et de spécialisation productive.

5. Profils productifs territoriaux

Comprendre les territoires, c’est comprendre leurs fonctionnements socio- économiques. Il est évident que, le Grand Casablanca ne fonctionne pas de la même manière que la ville de Fès ou de Rabat. Des liens de complémentarité et des effets d’agglomération donnent naissance à des dynamiques territoriales différenciées. Si l’on prend, à titre d’exemple, le critère de la création des activités économiques, on constate un net écart entre les territoires. En effet, selon le rapport de la Dat (2018), si la période 2004-2014 a connu un taux de croissance de création de nouvelles entreprises de l’ordre de 14 % par rapport à la période 2017-2011, cette évolution est beaucoup plus importante au niveau du Grand Casablanca qui s’accapare à lui seul le tiers de ces créations. Une autre analyse plus fine, qui compare les créations d’entreprise pour 10 000 habitants, révèle que cinq régions ont un taux de croissance des créations d’entreprise en 2014 supérieur à la moyenne nationale : le Sud, le Grand Casablanca, Rabat-Salé-Zemmour-Zaër, l’Oriental et Tanger-Tétouan (DAT, 2018). Ainsi, la problématique des territoires productifs est l’un des sujets sur lesquels les politiques publiques devraient se focaliser de plus en plus au Maroc. Les disparités régionales en matière de développement invitent alors à repenser les logiques d’action en termes de spécialisation productive et de monde de production. L’exploitation des données de l’enquête « Made in Morocco », nous permet de compartimenter les entreprises de l’échantillon selon trois mondes de production : le monde industriel et fordiste, le monde marchand flexible et le monde de production créatif. Cette catégorisation nous permet ainsi d’identifier les profils productifs des territoires.

5.1. Profil productif du Grand Casablanca 5.1.1. Monde de production industriel et fordiste

Sur les 540 entreprises de l’échantillon de base retenues par l’enquête « Made in Morocco », 61 font partie du monde industriel et fordiste. Elles développent à 100 % des produits génériques sur le marché national et/ou international, avec une légère dominance au niveau du secteur chimie et para- chimie (ICP) avec 17 entreprises, suivies de très près par les industries du textile-habillement-cuir (15 entreprises). 400 Industrialisation et développement

C’est dans le Grand Casablanca que ce monde est le plus présent avec 40 entreprises, soit plus de la moitié du monde industriel et fordiste national. Avec des dominances, toutefois, dans la branche chimie et parachimie (12 entreprises) et la branche mécanique et métallurgie (IMM) (10 entreprises). Dans le contexte actuel de la mondialisation, il semblerait que malgré la pression concurrentielle certaines firmes accordent peu d’importance au capital humain. C’est le cas notamment des entreprises du monde industriel et fordiste marocain national. En effet, selon les résultats de notre exploitation de la base de données de l’enquête « Made in Morocco », on observe que sur les 61 entreprises du monde industriel et fordiste national, plus de 50 % (36 entreprises) ont déclaré n’accorder aucune formation à leurs employés. C’est notamment le secteur du textile-habillement-cuir qui vient en première position avec 13 entreprises. Ce constat n’est pas surprenant quand on sait que ce secteur connaît le plus grand turn over, avec la saisonnalité des emplois, et que les entreprises du Grand Casablanca sont les plus concernées (23 entreprises sur 36).

Tableau 8 Répartition des entreprises du monde industriel et fordiste du Grand Casablanca selon les branches de l’activité économique

% des entreprises Total des du monde industriel Monde Monde entreprises de et fordiste industriel industriel l’échantillon casablancais Branches d’activité et fordiste et fordiste retenu par par rapport à casablancais national par l’enquête Made l’échantillon retenu par branche branche in Morocco par l’enquête Made in Morocco Industrie 5 12 28 6 % agro-alimentaire (IAA) Industrie textile- 9 15 146 16 % habillement-cuir (THC) Industrie chimique et 12 17 73 6 % parachimique (ICP) Industrie mécanique et 10 12 53 5 % métallurgique (IMM) Industrie électrique et 3 3 16 5 % électronique (IEE) Artisanat 1 2 8 8 %

Ensemble des branches 40 61 324 8 % Territoire, industrialisation et développement 401

5.1.2. Sous-monde industriel et fordiste inventif

L’innovation de produits et/ou de procédés répond généralement à des impératifs de compétitivité des entreprises. Aujourd’hui, il est fortement admis que « celui qui n’innove pas… meurt ». Cette affirmation est l’affaire de tous types d’entreprises. Certaines entreprises du monde industriel et fordiste l’ont compris. En effet, sur les 61 entreprises, toutes régions confondues de ce monde, 23 pratiquent des innovations de produits et de procédés et sont présentes en grand majorité dans quatre secteurs : IAA, THC, ICP, IMM. Sur ces 23 entreprises, 16 sont localisées sur le Grand Casablanca.

5.1.3. Monde de production marchand flexible Le monde de production marchand flexible est représenté par 155 entreprises de l’échantillon de l’enquête « Made in Morocco », avec une dominance au niveau du Grand Casablanca qui en compte 93. Au niveau du monde de production marchand flexible national, on observe une certaine coordination et une certaine confiance accordées au fournisseur par le client. En effet, 60 entreprises du monde marchand flexible national déclarent avoir un minimum de liberté dans la conception des produits dédiés. Ainsi, pour 42 d’entre elles, la conception des produits est partagée entre fournisseur et client, les 18 restantes prennent la responsabilité entière de la conception des produits. Ce schéma se répète également au niveau du Grand Casablanca, dans la mesure où près de la moitié des entreprises du monde de production marchand flexible (43 entreprises) ont une certaine marge de manœuvre dans la conception des produits et où règne une atmosphère de confiance entre fournisseur et client.

5.1.4. Sous-monde de production marchand flexible inventif Comme le monde industriel et fordiste, l’innovation concerne également les entreprises du monde marchand flexible. On observe ainsi que sur les 155 entreprises de ce monde, 37 adoptent des innovations en matière de produits et/ou de procédés, localisées en grande majorité au niveau de la ville de Casablanca (22 entreprises).

5.1.5. Monde de production créatif

Sur les 540 entreprises de l’échantillon de l’enquête « Made in Morocco », on constate que 104 d’entre elles pratiquent des innovations de 402 Industrialisation et développement produits et/ou de procédés. Ce sont les entreprises non exportatrices qui viennent en première position, au nombre de 49, suivies des entreprises exportatrices. Ce qui permet de dire que le marché national demeure « tout de même » un territoire compétitif pour les entreprises localisées au Maroc. Ces entreprises sont pour près de la moitié des entreprises casablancaises (66 entreprises), avec une dominance des entreprises non exportatrices (32 entreprises) et partiellement exportatrices (17 entreprises). Ces innovations ne concernent toutefois pas toutes les branches de l’activité économique. Elles sont présentes de manière dominante dans le secteur textile-habillement-cuir, avec 46 entreprises, soit près de la moitié des entreprises du monde de production créatif national, suivi du secteur chimie et parachimie avec 20 entreprises. Elles sont toutefois quasiment absentes de la branche artisanat. Le même schéma se retrouve à Casablanca avec respectivement 29 et 10 entreprises, et aucune entreprise de la branche artisanat. La répartition des entreprises de ce monde par taille permet de constater que les innovations de marché concernent en majorité les entreprises de très petite taille (10 à 49 employés), avec 43 entreprises sur les 104 entreprises innovantes au niveau national, viennent ensuite les PME (50 à 200 employés) avec 39 entreprises. Ces entreprises se situent en majorité dans le Grand Casablanca, avec respectivement 27 et 26 entreprises.

Graphique 1 Mondes de production réels de la ville de Casablanca

100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Monde industriel Monde industriel Monde marchand Monde marchand Monde créatif et fordiste et fordiste inventif flexible flexible inventif Territoire, industrialisation et développement 403

5.2. Profil productif de Tanger 5.2.1. Monde industriel et fordiste

La ville de Tanger a une tradition industrielle incontestable, notamment dans le textile-habillement-cuir. Cela justifie le choix de l’échantillon de Tanger par l’enquête « Made in Morocco ». En effet, plus de la moitié, soit 43 entreprises sur les 85 qui ont fait l’objet d’enquêtes, appartiennent à cette branche. La présence de zones industrielles et de zones franches à prix compétitifs laisse croire à la présence d’une production de masse en effervescence Néanmoins, cela cache des réalités différentes. L’exploitation des données de l’enquête « Made in Morocco » montre que seulement un petit nombre d’entreprises compose le monde industriel et fordiste tangérois. Elles sont au nombre de 7 et concernent en majorité les entreprises appartenant à la branche chimie et parachimie.

Tableau 9 Répartition des entreprises du monde industriel et fordiste de Tanger selon les branches de l’activité économique

% des entreprises Total des Monde Monde du monde industriel entreprises de industriel industriel et fordiste tangérois l’échantillon Branches d’activité et fordiste et fordiste par rapport à retenues par tangérois national par l’échantillon retenu l’enquête Made par secteur secteur par l’enquête Made in Morocco in Morocco Industrie 1 12 15 7 % agro-alimentaire (IAA) Industrie textile- 2 15 43 5 % habillement-cuir (THC) Industrie chimique et 3 17 14 21 % parachimique (ICP) Industrie mécanique et 1 12 10 10 % métallurgique (IMM) Industrie électrique et 0 3 3 0 % électronique (IEE) Artisanat 0 2 0 0 % Ensemble des branches 7 61 85 8 %

En ce qui concerne la formation professionnelle, elle est quasiment absente des priorités des entreprises de ce monde. Ainsi, presque la totalité 404 Industrialisation et développement des entreprises du monde industriel et fordiste à Tanger ne prodiguent pas de formation à leurs employés, soit 5 sur 7 entreprises.

5.2.2. Sous-monde industriel et fordiste inventif

Le sous-monde industriel et fordiste tangérois est composé de 7 entreprises. L’innovation en matière de produits et/ou procédés est quasi absente du territoire tangérois ; elle est présente au niveau d’une seule entreprise exerçant dans le domaine de la chimie et de la parachimie (ICP).

5.2.3. Monde de production marchand flexible

29 entreprises composent le monde marchand flexible tangérois. Dans ce monde, les relations de coopération sont quasi absentes pour la conception des produits dédiés, traduisant souvent un manque de confiance vis-à-vis du fournisseur. En effet, seulement 4 entreprises ont déclaré avoir un minimum de liberté dans la conception des produits. Pour le reste des entreprises, soit 25, la conception des produits est établie entièrement par le client. Ce qui nous permet de constater que les tendances nationales ne reflètent pas toujours les réalités locales.

5.2.4. Sous-monde de production marchand flexible inventif

Le monde de production marchand flexible tangérois est également très peu innovant. On observe que sur les 29 entreprises de ce monde, 8 entreprises seulement adoptent des innovations de produits et/ou de procédés, soit 9 % de l’échantillon tangérois de l’enquête « Made in Morocco ». Sur l’ensemble des villes de l’échantillon, ce taux est de 6 %.

5.2.5. Monde de production créatif

Ici, le monde créatif représente toutes les entreprises tangéroises qui créent des innovations nouvelles pour le marché. Il permet de déceler le potentiel innovant du territoire, tous secteurs et tailles confondus. Ainsi, si 104 entreprises sur 540 de l’échantillon global (soit 19 %) représentent le monde de production créatif national, seulement 12 d’entre elles sur 85 de l’échantillon tangérois, soit 14 %, se situent dans la ville de Tanger et pratiquent des innovations de produits et/ou de procédés. Dans ce territoire, ce sont les entreprises exportatrices, au nombre de 8, qui viennent en première position. Territoire, industrialisation et développement 405

Ces innovations concernent toutefois essentiellement la branche textile- habillement-cuir avec 6 entreprises, soit la moitié des entreprises du monde de production créatif tangérois. La répartition des entreprises de ce monde par taille permet de relever une différence par rapport au niveau national. En effet, ce sont ici les entreprises faisant partie de la catégorie « grande taille » qui innovent le plus (5 entreprises sur 12).

Graphique 2 Les mondes de production réels de la ville Tanger

35

30

25

20

15

10

5

0 Monde industriel Monde industriel Monde marchand Monde marchand Monde créatif et fordiste et fordiste inventif flexible flexible inventif

5.3. Profil productif de Marrakech

5.3.1. Monde industriel et fordiste

Marrakech n’est pas connue pour avoir une culture industrielle. La ville a plutôt une réputation touristique. On peut y apprécier son industrie hôtelière et touristique florissante. Malgré les grands projets programmés pour la promotion de la branche agro-alimentaire, l’industrie de transformation reste la grande oubliée des stratégies publiques de la ville. Sur les 40 entreprises de l’échantillon des entreprises sélectionnées sur la ville de Marrakech, seulement 4 composent le monde industriel et fordiste. En ce qui concerne la formation professionnelle, on peut faire le même constat que pour Tanger. Ainsi, sur les 4 entreprises du monde industriel et fordiste, 3 entreprises ne proposent aucune formation professionnelle au profit de leurs employés. 406 Industrialisation et développement

Tableau 10 Répartition des entreprises du monde industriel et fordiste de Marrakech selon les branches de l’activité économique

% des entreprises Total des Monde Monde du monde industriel entreprises de industriel industriel et fordiste l’échantillon Branches d’activité et fordiste et fordiste par rapport à retenues par marrakchi national par l’échantillon retenu l’enquête Made par branche branche par l’enquête Made in Morocco in Morocco Industrie 2 12 13 agro-alimentaire (IAA) 15 % Industrie textile- 2 15 13 15 % habillement-cuir (THC) Industrie chimique et 0 17 3 0 % parachimique (ICP) Industrie mécanique et 0 12 7 0 % métallurgique (IMM) Industrie électrique et 0 3 1 0 % électronique (IEE) Artisanat 0 2 3 0 %

Ensemble des branches 4 61 40 10 %

5.3.2. Sous-monde industriel et fordiste inventif

Ce monde est constitué à Marrakech de 4 entreprises spécialisées dans des activités relevant de la branche industrie agro-alimentaire (IAA) et de la branche textile-habillement-cuir.

5.3.3. Monde de production marchand flexible

Ce monde est représenté par 9 entreprises sur les 540 de l’échantillon total du programme « Made in Morocco » et sur les 155 entreprises du monde industriel marchand flexible national. Dans le monde de production marchand flexible plus de la moitié des entreprises (5 entreprises) ont déclaré avoir partagé la conception des produits avec leurs clients.

5.3.4. Sous-monde de production marchand flexible inventif

La moitié des entreprises font partie du monde industriel marchand flexible inventif, soit la troisième position par rapport aux autres territoires de l’enquête. Territoire, industrialisation et développement 407

5.3.5. Monde de production créatif

Sur les 104 entreprises du monde de production créatif national, les entreprises de Marrakech viennent en seconde position. Ainsi, 16 d’entre elles ont déclaré avoir pratiqué des innovations de produits et/ou de procédés. Ces entreprises sont pour l’essentiel des entreprises non exportatrices (8 entreprises).

Graphique 3 Les mondes de production réels de la ville de Marrakech

18 16 14 12 10 8 6 4 2 0 Monde industriel Monde industriel Monde marchand Monde marchand Monde créatif et fordiste et fordiste inventif flexible flexible inventif

Ces innovations concernent toutefois essentiellement le secteur textile- habillement-cuir avec 7 entreprises, soit près de la moitié des entreprises du monde de production créatif (16 entreprises). Se positionnant ainsi en seconde position après le Grand Casablanca qui compte 66 entreprises. La répartition des entreprises de ce monde par taille permet de relever une différence par rapport au niveau national. En effet, ce sont ici les entreprises faisant partie de la catégorie des grandes tailles qui innovent le plus (5 entreprises).

5.4. Profil productif de Fès

5.4.1. Monde industriel et fordiste

Sur les 61 entreprises du monde industriel et fordiste national, seules 7 entreprises sont situées à Fès. Ce nombre reste très réduit par rapport à l’échantillon de l’enquête Made in Morocco. 408 Industrialisation et développement

En ce qui concerne la formation professionnelle, et à l’instar des autres villes, le constat se répète avec les entreprises du monde industriel et fordiste de Fès. Sur les 7 entreprises de ce monde, 5 déclarent ne proposer aucune formation professionnelle à leurs employés. Ainsi, l’investissement dans le capital humain n’est pas la priorité stratégique de ces entreprises.

Tableau 11 Répartition des entreprises du monde industriel et fordiste de la ville de Fès selon les branches de l’activité économique

% des entreprises Total des Monde Monde du monde industriel entreprises de industriel industriel et fordiste l’échantillon Branches d’activité et fordiste et fordiste par rapport à retenues par fassi par national par l’échantillon retenu l’enquête Made secteur secteur par l’enquête Made in Morocco in Morocco Industrie 3 12 17 18 % agro-alimentaire (IAA) Industrie textile- 2 15 28 7 % habillement-cuir (THC) Industrie chimique et 1 17 1 100 % parachimique (ICP) Industrie mécanique et 1 12 16 6 % métallurgique (IMM) Industrie électrique et 0 3 0 0 % électronique (IEE)

Artisanat 0 2 3 0 %

Ensemble des branches 7 61 65 11 %

5.4.2. Sous-monde industriel et fordiste inventif

Ce monde est quasi absent du territoire de Fès, seulement 2 entreprises sur les 5 entreprises du monde industriel et fordiste innovent dans les produits et/ ou procédés. Elles sont toutes les deux spécialisées dans la branche industries agro-alimentaires (IAA).

5.4.3. Monde de production marchand flexible

Ce monde est représenté par 17 entreprises de l’échantillon total de l’enquête, soit 11 % du monde marchand flexible national et 26 % de l’échantillon. Territoire, industrialisation et développement 409

La dimension confiance et coordination est quasi absente. En effet, sur les 17 entreprises du monde marchand flexible, la grande majorité, soit 13 entreprises, déclarent que la conception des produits dédiés est réalisée entièrement par le client. Aucune entreprise ne sait vu attribuer une conception à gérer de manière totalement indépendante.

5.4.4. Sous-monde de production marchand flexible qualifié d’inventif

L’innovation au niveau du monde marchand flexible est quasi absente. En effet, on observe que sur les 155 entreprises du monde industriel marchand flexible national, une seule entreprise localisée à Fès innove.

5.4.5. Monde de production créatif

Sur les 104 entreprises du monde de production créatif national, on constate que seulement 6 d’entre elles sont localisées à Fès et pratiquent des innovations de produits et/ou procédés. Comme au niveau national, ces innovations concernent essentiellement les entreprises non exportatrices. Et c’est le secteur textile-habillement-cuir qui domine avec 3 entreprises, soit la moitié des entreprises du monde de production créatif. En ce qui concerne la taille de l’entreprise, ce sont les très petites entreprises et les PME qui viennent en première position, avec respectivement 3 et 2 entreprises.

Graphique 4 Les mondes de production réels de la ville de Fès

18

16

14

12

10

8

6

4

2

0 Monde industriel Monde industriel Monde marchand Monde marchand Monde créatif et fordiste et fordiste inventif flexible flexible inventif 410 Industrialisation et développement

5.5. Profil productif de Rabat 5.5.1. Monde industriel et fordiste

Les entreprises du monde industriel et fordiste sont au nombre de 3, soit 11 % de l’échantillon des enquêtes menées sur Rabat. En ce qui concerne la formation professionnelle, aucune réponse n’a été recueillie pour le monde industriel et fordiste. 5.5.2. Sous-monde industriel et fordiste inventif

Ce monde est absent du territoire de Rabat. Aucune entreprise du monde industriel et fordiste n’a déclaré avoir effectué des innovations de produits et/ ou de procédés. 5.5.3. Monde de production marchand flexible

Ce monde est représenté par 7 entreprises de l’échantillon total de l’enquête, soit un peu plus que le monde précédent, ce qui représente 4 % des entreprises du monde marchand flexible national. Dans le monde de production marchand flexible, plus de la moitié des entreprises ont déclaré avoir partagé la conception des produits et mis en œuvre leur propre conception.

Tableau 12 Répartition des entreprises du monde industriel et fordiste de la ville de Rabat selon les branches de l’activité économique

% des entreprises Total des Monde Monde du monde industriel entreprises de industriel industriel et fordiste l’échantillon Branches d’activité et fordiste et fordiste par rapport à retenues par rbati par national par l’échantillon retenu l’enquête Made secteur secteur par l’enquête Made in Morocco in Morocco Industrie 1 12 8 12,5 % agro-alimentaire (IAA) Industrie textile- 0 15 9 0 % habillement-cuir (THC) Industrie chimique et 1 17 2 50 % parachimique (ICP) Industrie mécanique et 0 12 0 % métallurgique (IMM) 4 Industrie électrique et 0 3 0 % électronique (IEE) 1 Artisanat 1 2 2 50 % Ensemble des branches 3 61 26 12 % Territoire, industrialisation et développement 411

5.5.4. Sous-monde de production marchand flexible qualifié d’inventif Sur les 37 entreprises du monde industriel marchand flexible inventif national, 2 entreprises seulement sont localisées à Rabat. 5.5.5. Monde de production créatif Sur les 104 entreprises du monde de production créatif national, seules 4 entreprises de Rabat pratiquent des innovations de produits et/ou de procédés. Ces entreprises sont essentiellement partiellement exportatrices (3 entreprises). Ces innovations concernent essentiellement l’industrie mécanique et métallurgique avec 2 entreprises, soit la moitié des entreprises du monde de production créatif. La répartition des entreprises de ce monde par taille permet de relever une différence par rapport au niveau national : ce sont ici les très petites entreprises qui innovent le plus (2 entreprises).

Graphique 5 Les mondes de production réels de Rabat

8

7

6

5

4

3

2

1

0 Monde industriel Monde industriel Monde marchand Monde marchand Monde créatif et fordiste et fordiste inventif flexible flexible inventif

Conclusion

Nous avons souligné l’existence de la pluralité des modalités de la production industrielle au Maroc. Pourquoi certains territoires réussissent mieux que d’autres en termes de développement économique ? On a tenté une explication fondée sur l’identification de la spécialisation productive industrielle des territoires en termes de mondes de production. On montre en effet que chaque territoire est caractérisé par la pluralité des mondes de production et la diversité en termes de dominance. 412 Industrialisation et développement

Ainsi le monde marchand flexible est-il dominant à Casablanca, alors qu’à Marrakech la dominance revient au monde de production créatif. D’autres différences, en termes de dominance, sont observées par rapport aux spécialisations productives territoriales. Si dans le secteur industriel et fordiste à Marrakech il existe un monde inventif, ce dernier est totalement absent de la ville de Rabat, qui abrite 4 mondes de production seulement. La catégorisation suggérée n’est pas exhaustive, mais elle montre les enjeux auxquels devraient faire face les politiques publiques sectorielles et territoriales. Le développement passe par l’adhésion de tous les acteurs d’un territoire et par la cohérence des actions publiques avec les mondes industriels réels. La prise en compte de la variété des mondes productifs industriels locaux implique des politiques territoriales spécifiques et dédiées. Chaque territoire est doté d’un potentiel propre et s’inscrit dans une trajectoire singulière en termes de développement.

Références bibliographiques

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de de de génériques génériques génériques génériques introduit introduit introduit produits produits produits produits ou ou ou les les les les et et et et

? produit produit produit un un un particulier particulier particulier particulier d’innovation client client client client un un un un à à à à significativement activités significativement significativement ) Made in Morocco ces dédiés dédiés dédiés dédiés

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Depuis la décennie 70, le Maroc s’est attelé à moderniser et à transformer les structures de son économie à travers une succession de réformes, une libéralisation financière et l’insertion progressive du pays dans l’économie internationale. Ces réformes financières, notamment, ont eu des résultats encourageants sur le plan macro-économique mais un impact très insuffisant sur le volet micro-économique car ne favorisant pas le financement des entreprises marocaines. Dans les années 60-70, l’État avait un rôle de premier plan dans la dynamique de la croissance économique, face à un secteur privé naissant. Les déficiences supposées du marché ne pouvaient favoriser le développement économique à long terme du pays. C’est donc l’État qui devait décider de la politique industrielle à mettre en place et assurer le financement des secteurs prioritaires ou stratégiques pour le développement du Maroc par des politiques financières restrictives. Mais nous observons que, depuis l’indépendance du Maroc, le financement de son économie s’est progressivement appuyé sur les ressources privées et étrangères afin d’alléger, de ce fait, la prépondérance du financement par l’État. Les institutions de Bretton Woods, via le FMI et la Banque mondiale, ont largement contribué à cette transition par le Plan d’ajustement structurel (PAS) adopté par le Maroc en 1983. Théoriquement, l’intervention de l’État dans le fonctionnement du marché financier était considérée, par les tenants de la libéralisation, comme néfaste car elle entravait l’allocation optimale des ressources. Lors des premières années de la mise en place du PAS, le système financier marocain était presque exclusivement régi par l’État. Ce dernier orientait les flux financiers vers les secteurs d’activité qu’il souhaitait encourager (agriculture, artisanat, industrie exportatrice, etc.). Par conséquent, les besoins réels de financement à long terme des entreprises n’étaient pas satisfaits, l’essentiel des financements (environ 78 %) se faisant à court terme. 416 Industrialisation et développement

Au Maroc, malgré les réformes mises en place depuis la décennie 90, les entreprises n’ont pas atteint le niveau d’industrialisation de certains pays en développement ou émergents comparables. A l’échelle macro-économique du pays, faudrait-il imputer cette situation à l’existence d’une épargne privée ne trouvant pas son allocation optimale dans des projets d’investissement rentables économiquement et utiles socialement, ou plutôt à l’insuffisance d’investisseurs de long terme disposés à prendre des risques économiques ? De son côté, la puissance publique via les investissements publics (ou les partenariats public-privé) dans le capital humain comme l’éducation, la santé et les infrastructures devrait être l’autre acteur principal des investissements à long terme. Et cela particulièrement au Maroc où ces besoins s’avèrent impérieux dans la contribution au développement économique et au progrès social. Le système bancaire marocain a intégré des progrès significatifs en matière d’accès au financement des entreprises, bien qu’il soit entaché par une structure oligopolistique ne permettant pas une vraie concurrence sur le coût du crédit, d’après l’étude du Conseil de la concurrence (2013). Cependant, cette modernisation institutionnelle (1) est loin d’être achevée. De nombreuses faiblesses persistent encore et entravent l’allocation efficiente des financements à long terme nécessaires au développement des entreprises industrielles marocaines. L’environnement financier marocain, caractérisé par le phénomène d’asymétrie informationnelle entre les entreprises et les banques, semble produire des situations de rationnement du crédit bancaire. Ce phénomène apparaît lorsque les entreprises, et en particulier les PME (constituant près de 95 % du tissu économique marocain), ne pratiquent pas la transparence dans la transmission de leurs informations aux banques. La taille, la concentration de la propriété et de la gestion rendent souvent ces PME assez opaques. Étant donné la modernisation du système financier au Maroc, notre problématique consiste à nous interroger à la fois sur la capacité du secteur

1. La modernisation institutionnelle s’entend ici au sens très large car elle concerne non seulement les réformes économiques entreprises depuis la décennie 90 permettant d’améliorer le climat des affaires en redonnant confiance aux citoyens dans leurs institutions, mais l’ensemble des réformes juridiques, administratives, sociales et politiques que le Maroc a mises en place progressivement depuis la décennie 70. Ces réformes qui ont pour but d’améliorer la gouvernance de l’État, notamment, visent à toucher l’ensemble des acteurs et des institutions marocaines. Elles se donnent aussi pour objectifs d’introduire de la transparence dans tous les domaines de la vie publique et de lutter contre toutes les formes de corruption. Financement du développement industriel 417 bancaire (2) et les autres institutions financières à transformer l’épargne courte en financement de l’investissement industriel à long terme. Notre questionnement porte ainsi sur le rôle économique des banques et des marchés de capitaux (actions et obligations, notamment) et leur capacité à fournir aux entreprises les financements nécessaires à leurs projets de long terme. Notre hypothèse centrale consiste, dans cette recherche, à soupçonner l’existence de rigidités et de distorsions dans les sources et instruments de financement de l’industrie au Maroc. Toutefois, en amont, se pose aussi la question cruciale de l’impact de la structure familiale de l’entreprise sur l’efficacité des méthodes managériales. En effet, notre hypothèse est que le management de l’entreprise familiale, en restreignant les informations fournies à la banque, met l’entreprise dans une situation d’asymétrie d’information vis-à-vis de celle-ci. En réaction à cette rétention d’information, le système bancaire peut être amené à rationner le crédit aux entreprises. Selon R. Nurske (1953, in B. Conte, 2002-2003 (3)), la pauvreté et la faiblesse du revenu national sont à l’origine d’une insuffisance de l’épargne et donc de l’investissement industriel de certains pays entraînant leur sous- développement. Au plan macro-économique, le revenu national du Maroc serait-il encore insuffisant au point de ne pas dégager l’épargne nécessaire au financement de l’investissement productif générateur de développement ? La question du lien entre financement, industrialisation et développement économique et social dans les pays en développement (PED) fait toujours débat. Ce chapitre est organisé comme suit : dans une première section, nous mettons en avant les caractéristiques des entreprises marocaines et la persistance des freins institutionnels entravant leur développement. Cette section s’attache à l’examen des besoins de financement à long terme des entreprises industrielles marocaines et précise les dispositifs de soutien de financement apportés par les pouvoirs publics. La deuxième section recense les différentes sources de financement de l’industrie marocaine. Elle analyse la capacité des banques et de la Bourse à transformer l’épargne courte en financement à long terme de l’investissement. Notre objectif central étant de détecter, dans un contexte entaché d’asymétrie d’information et de rationnement du crédit bancaire, l’existence d’éventuelles

2. En plus de sa fonction de création monétaire lorsqu’il accorde du crédit aux différents acteurs de l’économie. 3. Les Cercles vicieux de la pauvreté, site http://conte.u-bordeaux4.fr/Enseig/Lic-ecod/docs_pdf/ cerclesVP.pdf 418 Industrialisation et développement rigidités et distorsions entravant l’allocation efficiente des ressources pour le financement des entreprises industrielles au Maroc. La troisième section est consacrée, d’une part, à l’étude de l’impact des politiques monétaire, du crédit et de change de Bank Al-Maghrib (BAM), sur le financement des entreprises industrielles, d’autre part, sur respectivement le degré de concentration du système bancaire privé marocain et l’existence d’une politique incitative de l’épargne. L’objectif étant de s’interroger sur les sources de rigidité et d’inefficience entravant les financements, en vue de l’accélération industrielle du Maroc.

1. Les besoins de financement à long terme de l’industrie marocaine 1.1. Libéralisation financière, mais persistance de freins institutionnels au développement industriel

Le développement de l’industrie dépend fondamentalement des cadres institutionnel et environnemental tels que la fiscalité, la réglementation, le système bancaire et le marché financier dans lequel évoluent les entreprises. Depuis l’indépendance du Maroc, on ne peut dissocier l’évolution de la politique industrielle de sa relation avec la dynamique institutionnelle menée par les pouvoirs publics. Dans ses recherches doctorales, Anass Mahfoudi (2015) a identifié trois sous-périodes historiques (4) correspondant à des plans relativement « homogènes » de l’action publique en matière d’industrialisation en lien étroit avec les choix institutionnels du Maroc. Il a établi un rapprochement entre ces deux variables suggérant une certaine régularité entre le contexte institutionnel et la « démographie » des firmes de transformation sur la période 1989-2008. Du point de vue théorique, la relation qui lie l’entreprise marocaine à sa banque peut se lire par le prisme du modèle d’agence. Dès lors que cette relation peut s’interpréter comme celle d’un contrat, la faible capacité de l’entreprise à fournir les informations sur ses projets économiques, affectant donc sa crédibilité, engendre une augmentation du coût d’agence à travers des taux d’intérêt plus élevés. A l’extrême, cette situation peut même déboucher sur un refus de financement (rupture du contrat).

4. Période de 1956 à 1977 : « volontarisme industriel et rejet des avantages comparatifs ». Période de 1978 à 2003 : « inflexion libérale ». Période de 2004 à 2009 : « contestation des marchés occidentaux » et insertion de l’entreprise marocaine dans la mondialisation. Financement du développement industriel 419

Selon la théorie néolibérale, l’intervention de l’État et les restrictions imposées dans le fonctionnement du marché financier après l’indépendance du Maroc durant les décennies 60 et 70 étaient de nature à freiner l’épargne, à engendrer un rationnement du crédit bancaire et in fine empêcher l’allocation optimale des capitaux à destination des entreprises. Les économistes McKinnon et Shaw (1973) ont qualifié cette situation au début des années 70 de répression financière. Pour ces deux économistes, la libéralisation financière (fortement recommandée au Maroc par le PAS du FMI entre 1983 et 1993) passant par celle des taux d’intérêt, en rendant l’épargne plus attractive, devrait stimuler l’investissement en abaissant les contraintes de crédit. En parallèle de la libéralisation financière, l’une des importantes réformes institutionnelles fut la promulgation de la loi bancaire en 1993 qui visait l’unification des cadres et dispositifs juridiques pour l’ensemble des établissements bancaires et financiers du Royaume, tout en favorisant une plus grande concertation entre ces derniers et Bank Al-Maghrib. Une autre réforme institutionnelle phare a concerné la privatisation de la Bourse des valeurs de Casablanca qui a converti, en 1993, son statut d’établissement public en société de droit privé. Aussi, pour renforcer la transparence, la sécurité du marché financier marocain et sa crédibilité internationale (afin de rehausser la confiance des investisseurs locaux et étrangers), la réforme institutionnelle de la Bourse a été complétée par la création du Conseil déontologique des valeurs mobilières (CDVM). Le train des réformes et de la libéralisation financière a concerné également la politique monétaire du Maroc conduisant à la libéralisation des taux d’intérêt. En effet, les taux d’intérêt aussi bien débiteurs que créditeurs étaient administrés par les autorités monétaires de la période postcoloniale jusqu’à la mise en place du PAS en 1983. Ils étaient rigides et ne correspondaient pas aux taux du marché. Les commissions bancaires facturées à la clientèle étaient, elles aussi, réglementées. Étant donné le niveau d’inflation de l’époque, les placements monétaires avaient des rendements négatifs, ce qui n’incitait pas à l’épargne et donc limitait les fonds pour l’investissement industriel. Les réformes institutionnelles néolibérales ont touché aussi l’évolution de la politique de change en cohérence avec l’ouverture de l’économie marocaine sur l’extérieur. Le Maroc a instauré en 1993 la convertibilité du dirham pour les opérations courantes (adhésion aux obligations de l’article VIII du FMI). 420 Industrialisation et développement

Le cadre juridique de l’environnement financier a cheminé vers une plus importante libéralisation afin d’améliorer l’efficience du système bancaire par, notamment, la réduction des coûts de financement des entreprises. Mais force est de constater que la dérégulation du secteur financier, au lieu de conduire à une meilleure allocation des ressources et une baisse des coûts de financement a engendré une concurrence oligopolistique entre les banques sur les taux débiteurs et les garanties demandées aux entreprises. La persistance des freins institutionnels et l’insuffisance de l’articulation entre les besoins d’investissement des entreprises et leurs sources de financement (matérialisant des formes de distorsion et de rigidité des coûts de financement) sont à l’origine du retard accusé dans le décollage de l’industrie et le développement économique du pays. En définitive, l’évolution institutionnelle permise, notamment, par la libéralisation financière au Maroc a-t-elle eu un impact sur l’évolution des caractéristiques des entreprises industrielles et sur leur accès aux différentes sources de financement ?

1.2. Caractéristiques des entreprises industrielles : prépondérance de la très petite et moyenne entreprise

La très petite et moyenne entreprise (TPME) est mise à l’honneur dans pratiquement tous les États du monde. Cette catégorie d’entreprise est porteuse d’espoir en matière de reprise économique et de création d’emplois. Au Maroc, toutes branches confondues, les TPME représenteraient environ 95 % de l’ensemble du tissu productif, 50 % des emplois du secteur privé et participeraient à environ 20 % du PIB (voir graphique 1). La TPME contribuerait aussi à 40 % de la valeur ajoutée du secteur privé. Elle serait à l’origine de 30 % des exportations, 40 % de la production et 50 % de l’investissement au Maroc.

Plus spécifiquement, les entreprises de très petite taille appelées de micro-entreprises et les unités de production détenues souvent par des personnes physiques travaillant dans l’informel forment l’essentiel des entreprises au Maroc comme dans la région MENA (Middle East and North Africa). D’après une étude de McKinsey (2011) sur la région MENA, les TPME ne représenteraient que 6 % du secteur formel au Maroc (voir graphique 2). Financement du développement industriel 421

Graphique 1 Répartition des PME marocaines par secteur d’activité

Transports et communications Hôtels et restauration 4 % 4 % Activités financières 2 %

Commerce et réparations 30 % Immobilier, location et services rendus aux entreprises 22 %

Autres services 10 % BTP 11 % Agriculture, chasse et sylviculture 1 % Electricité, gaz Pêche et aquaculture 0 % 0,50 % Industries manufacturières Industries extractives 15 % 1 % Source : OCDE (2012).

Graphique 2 Nombre d’entreprises (TPE-PME) du secteur formel par pays (en millions)

6 %

6 %

8 %

Irak 10 %

saoudite 33 %

12 %

5 %

9 %

Sources : McKensey-IFS MSME Data base 2011/IFC.

Les PME marocaines connaissent, dans leur grande majorité, des caractéristiques structurelles telles que la concentration de la propriété, un taux de mortalité et un degré d’opacité informationnelle relativement élevés. 422 Industrialisation et développement

S’agissant du volet financier, elles se caractérisent par la faiblesse des fonds propres, l’absence de financement par les marchés financiers, l’insuffisance de trésorerie, l’importance des concours bancaires et des crédits commerciaux et la collusion entre propriétaires et dirigeants sur le patrimoine (Bengrich, 2006). Dans bon nombre de PME industrielles marocaines, le dirigeant (qui est souvent le propriétaire) est le principal acteur de l’entreprise s’occupant de son organisation, de son animation et de sa finalisation ; il assure la survie de son entité économique. En reprenant la proposition de Marchesnay (5) (1991) sur la classification des dirigeants en fonction de leurs objectifs, l’enquête menée par Bengrich (2006) dans le cadre de sa thèse révèle que la majorité des entreprises de l’échantillon traité (54 entreprises marocaines) sont gouvernées par des entrepreneurs de type PIC (pérennité, indépendance, croissance) qui poursuivent prioritairement la pérennité de l’entreprise. D’après une étude du Conseil déontologique des valeurs mobilières (CDVM, 2011) en 2009, la répartition d’un échantillon de 120 PME selon le secteur d’activité et le chiffre d’affaires (CA entre 3 et 75 millions de dirhams) indique que les secteurs manufacturiers et BTP arrivent en tête en moyenne du chiffre d’affaires. Dans l’industrie manufacturière, la PME (6) représente environ 93 % des entreprises marocaines, avec : – 78 % de petites entreprises ; – 15 % de moyennes entreprises ; – 7 % de grandes entreprises. Du fait de cette configuration, toute initiative d’accélération industrielle au Maroc doit être centrée sur la petite et moyenne entreprise, laquelle devrait bénéficier d’un cadre administratif, institutionnel et financier facilitant et favorisant les investissements innovants de long terme. Tel a été l’esprit du Plan national pour l’émergence industrielle (PNEI).

5. Marchesnay (1991) propose trois classes de dirigeants en fonction de leurs objectifs : la poursuite de la pérennité de l’entreprise, la recherche de l’indépendance du capital ou de l’autonomie de décision et la recherche de la croissance. Il distingue deux types extrêmes d’entrepreneur : le PIC (pérennité, indépendance, croissance) et le CAP (croissance, autonomie, pérennité). 6. De moins de 200 salariés permanents d’après le ministère de l’Industrie et du Commerce (2010), Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement. La différentiation entre petites et moyennes se fait comme suit : de moins de 50 salariés pour les petites et entre 50 et 200 pour les moyennes (ministère de l’Industrie et du Commerce, 2010). Source : Conseil déontologique des valeurs mobilières (2011), le Financement des PME au Maroc. Financement du développement industriel 423

1.3. Plan national pour l’émergence industrielle

Les réformes intervenues dans l’économie marocaine depuis environ trois décennies n’ont pas permis aux entreprises d’atteindre le niveau industriel de certains pays en développement ou émergents comparables. Après la mise en place du premier Plan Émergence en 2005 (réaménagé en 2009), le Maroc doit poursuivre son processus de réformes et de transformations structurelles lui permettant d’avoir une meilleure insertion dans l’économie mondiale, notamment grâce au choix de nouvelles spécialisations sectorielles de haute technologie à plus forte valeur ajoutée et à emploi qualifié et hautement qualifié (voir graphique 3). A ce propos, citons l’exemple des industries automobile, aéronautique et électrique qui ont connu une hausse soutenue de leurs exportations de 15,6 % en moyenne annuelle sur la période 2008-2015. Durant la même période, les emplois qualifiés et hautement qualifiés des industries automobile et aéronautique se sont accrus en moyenne annuelle de respectivement 13 % et 11 % (REF, 2017).

Graphique 3 Structure technologique des exportations manufacturières marocaines (en %)

Moyenne 2001-2004 Moyenne 2005-2008 Moyenne 2009-2012 Monde 2009-2012

31,1 39,0 44,9 43,2 68,9 61,0 55,1 56,8

Produits à moyenne élevée et haute technologie Produits à faible et moyenne faible technologie

Source : Ministère de l’Économie et des Finances (2015), Rapport économique et financier, www.finances.gov.ma.

Il convient de souligner que malgré la volonté des pouvoirs publics de promouvoir une croissance inclusive à l’échelle du pays, les transformations structurelles et sectorielles ne profitent pas de façon homogène aux différentes régions. Durant la période 2001-2014, en termes de valeur ajoutée moyenne, la région de Casablanca-Settat a contribué à environ 26,8 % du PIB (la part la plus élevée) ; les régions de Rabat-Salé-Kénitra à 14,8 %, Marrakech-Safi à 11,9 % et Fès-Meknès à 10,2 %. Ces quatre importantes régions contribuent à 63,7 % du PIB marocain (REF, 2017). 424 Industrialisation et développement

Prenant conscience du retard accumulé par les entreprises marocaines, les pouvoirs publics multiplient, depuis la présente décennie, les initiatives institutionnelles « volontaristes » afin de favoriser le développement des entreprises industrielles. Ces programmes s’appuient notamment sur la PME (7) « fer de lance » de l’industrie et de la croissance économique du pays, à l’image du PNEI. Ce plan a aussi pour ambition l’amélioration de l’infrastructure et la création de 22 plateformes industrielles intégrées et de 4 cités PME sur l’ensemble du Royaume. Afin de lever certains freins institutionnels, il a prévu la création d’instituts (8) spécialisés de formation pour atténuer l’absence d’adéquation entre le système éducatif et de formation et les besoins réels des entreprises marocaines. Par ailleurs, cherchant à surmonter les difficultés rencontrées par les PME en matière de garanties exigées pour l’obtention de leur financement bancaire, les pouvoirs publics mettent en place un fonds public-privé pour les accompagner. Le financement assorti d’un certain nombre de conditions peut concerner 20 % des besoins des entreprises, voire plus ; il constitue un véritable soutien au développement des PME/PMI. Face aux importants besoins de financement, restant encore insatisfaits, le Maroc a mis en place des dispositifs de soutien à l’industrie.

1.4. Dispositifs de soutien du financement public à l’industrie Étant donné les difficultés de financement rencontrées par les TPME, les pouvoirs publics (ne pouvant pas accepter la fatalité du retard) ont lancé ces dernières années, via l’ANPME (devenue Agence Maroc-PME par la suite), des programmes de subventions et de soutiens financiers variés et structurants à l’adresse des petites entités, en particulier celles disposant d’un fort potentiel de croissance, et de certaines startups. La PME fait, désormais, l’objet de toutes les attentions de la part du législateur. Ces programmes ont des intitulés relativement évocateurs (en arabe) comme les deux programmes-phares Imtiaz et Moussanada (voir les graphiques 4 et 5). Après le lancement de ces deux produits, d’autres dispositifs ont été proposés par l’Agence Maroc-PME tels que : Infitah, Infitah pour « Elle » (dédié aux femmes chefs d’entreprise) ; Taswiq, Jawda, Intilak, Prestation technologique réseau (PTR), Inmaa (Initiative marocaine d’amélioration), Rawaj, etc.

7. La définition de la PME fait débat au Maroc. Cependant, un consensus semble se dégager au sein des pouvoirs publics (entre le ministère de l’Industrie et celui des Finances) définissant la PME comme étant l’entreprise ayant un chiffre d’affaires compris entre 3 et 175 millions de dirhams. 8. Quatre instituts dans le secteur automobile (deux à Tanger, un à Kénitra et un à Casablanca) et un dans l’aéronautique à Nouacer. Financement du développement industriel 425

Le financement du Plan d’accélération industrielle (PAI) se fera par la mobilisation d’un fonds d’investissement public de 20 milliards de dirhams à l’horizon 2020. En 2015, les demandes d’investissement se chiffraient à environ 4 milliards de dirhams. Les actions de l’agence concernent trois dimensions : l’entreprenariat, la croissance et la productivité.

Graphique 4 Dispositif Imtiaz Imtiaz : 80 PME devraient générer un chiffre d’affaires additionnel de 25,5 milliards de dirhams

Graphique 5 Dispositif Moussanada

Moussanada : 734 dossiers retenus sur 1 746 candidatures

Industries textile et cuir Industries chimiques et parachimiques Services Industries métalliques et métallurgiques Commerce, réparation automobile Bâtiments et travaux publics Industries agro-alimentaires Transports et communications Industries électriques et électroniques

Source : ANPME, 2012. 426 Industrialisation et développement

L’agrégation des valeurs ajoutées ainsi créées par ces dispositifs de soutien du financement public contribue, en très grande partie, à la croissance économique du pays et à son développement. Les subventions et/ou soutiens financiers, assortis de certaines conditions et plafonnés vont de 20 % jusqu’à 70 % des besoins des projets de développement des entreprises en termes de trésorerie, d’investissement et/ou d’exploitation. Ces dispositifs évoluent dans le temps selon les besoins des dizaines, centaines ou milliers d’entreprises marocaines dans un contexte mondial de plus en plus concurrentiel. Par ce PAI, l’État endossant aussi le rôle d’investisseur ambitionne d’impulser, à travers notamment l’opérationnalisation des actions stratégiques engagées ou à venir, l’ensemble du secteur industriel marocain. Son action ne manquera pas d’avoir un impact sur l’économie nationale, souffrant encore de certains déséquilibres macroéconomiques.

1.5. Déséquilibre épargne-investissement au niveau macro- économique Sur le plan macroéconomique, l’agrégation des besoins de financement des entreprises indique que l’épargne nationale, bien qu’elle soit en nette amélioration depuis la décennie 80, ne couvre pas l’investissement au Maroc. De plus, la contrainte extérieure accentue ce besoin de financement. Les initiatives publiques de ces dernières années en faveur du commerce extérieur n’ont pas permis aux exportations marocaines de couvrir les besoins en importations de l’économie. Malgré la mise en place par les pouvoirs publics, de stratégies sectorielles prometteuses et les tentatives d’amélioration du climat des affaires, le déficit commercial était de 22,4 % du PIB en 2013 engendrant un taux de couverture de 48,6 %. Depuis fin 2006, il y a un déséquilibre entre l’épargne et l’investissement (voir graphique 6). Le taux brut de l’épargne nationale a baissé entre 2008 et 2016 de 32 % du PIB à 28,3 % ; pour 2017, il était estimé à 29,1 % du PIB d’après le Rapport économique et financier 2017 (REF, 2017). En 2016, le taux d’investissement brut était de 30,5 % du PIB, il s’établirait à 31 % en 2017 (REF, 2017). Depuis fin 2006, on assiste à un effet de ciseaux : la courbe du taux d’épargne passe en dessous de la courbe du taux d’investissement. Intéressons nous, justement, aux différentes sources de financement bancaires et boursières mises à la disposition des entreprises marocaines (pour combler ce besoin de financement) et à la capacité des acteurs financeurs à transformer les échéances. Rappelons que notre hypothèse centrale, dans cette étude, consiste à soupçonner l’existence d’éventuelles inefficiences et rigidités dans le financement des entreprises marocaines entravant le développement industriel du pays. Financement du développement industriel 427

Graphique 6 Déséquilibre épargne/investissement au Maroc

38 Taux d’investissement brut 36

34 Epargne nationale brute en % du PIB 32

30

28

26

24 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

Source : Ministère de l’Économie et des Finances (2015), « Tableaux de bord des indicateurs macro- économiques », Direction des études et des prévisions financières, www.finances.gov.ma/depf/depf.htm

2. Les sources de financement de l’industrie 2.1. Rappel du point de vue théorique Au plan théorique, incontestablement, ces débats ont longtemps été dominés par le théorème de Modigliani et Miller (1958), selon lequel les structures du capital n’influencent pas les décisions réelles des prêteurs et des emprunteurs (Hubbard, 1995). En effet, pour Modigliani et Miller, la structure financière (rapport dettes/fonds propres) n’influence pas la valeur de la firme. Cela veut dire que l’entreprise peut s’endetter ou se financer uniquement par ses fonds propres sans conséquences sur sa valeur. Théoriquement, cette « neutralité » laisse la liberté de choix à l’entreprise sur ses sources de financement. Mais dans les faits, lorsque l’effet de levier est avantageux pour l’entreprise, celle-ci peut recourir à l’endettement pour son financement. Cependant, quelques économistes ont remis en cause, au début de la décennie 60, le théorème de Modigliani et Miller. Ils ont, notamment, mis en évidence l’existence de distorsions entre les coûts des différentes sources de financement. Ce nouveau courant a montré comment les banques peuvent rationner leurs crédits pendant les périodes d’incertitude économique. En effet, depuis les années 70, les travaux théoriques sur l’information incomplète et la perturbation, dans le fonctionnement de certains marchés, par l’asymétrie d’information entre vendeurs et acheteurs ont conduit au renouvellement de l’approche de prêt (lending view) par les banques. En 1981, Stiglitz et Weiss 428 Industrialisation et développement démontrent la possibilité de survenance d’un « rationnement d’équilibre » du crédit bancaire, en période de récession. L’équilibre sur le marché du crédit transite par d’autres variables que le taux d’intérêt. Dans le cas du Maroc, il est notoire que l’accès des banques aux informations fiables sur les entreprises adoptant un comportement opaque reste problématique, engendrant des situations de rationnement du crédit. Cette opacité se manifeste dans l’incomplétude et l’insincérité des informations fournies aussi bien aux banques qu’aux administrations fiscales et sociales sur le vrai chiffre d’affaires, le niveau réel d’endettement, le nombre de salariés déclarés (souvent inférieur au nombre réel), la vraie rémunération des dirigeants, etc. Certaines entreprises familiales vont jusqu’à établir deux ou trois bilans selon le destinataire. L’un des objectifs de ces fraudes (assez répandues et bien connues) est de minimiser le payement des impôts et taxes. Mais les raisons de cette dissimulation peuvent aussi être culturelles (et totalement irrationnelles), liées à la volonté de ne pas étaler sa richesse (pour ne pas faire des envieux !). La corruption (assez répandue au Maroc) de certains agents des administrations fiscales et sociales limite la dissuasion de la fraude par les sanctions prévues par le législateur marocain. Observons que si l’opacité des entreprises est le fait de beaucoup de pays du Sud comme le Maroc, elle peut aussi concerner, à plus faible échelle, certains pays du Nord. Selon Cho (1986), dans une économie en situation d’information imparfaite, le rationnement du crédit a deux origines : l’une endogène, l’autre exogène. L’asymétrie d’information constitue une contrainte endogène au marché. La réglementation et les aspects institutionnels font partie des contraintes exogènes, à l’exemple de l’intervention de l’État sur les marchés financiers marocains depuis l’Indépendance, et ce jusqu’en 1983. Les pouvoirs publics orientaient l’épargne vers les secteurs économiques qu’ils jugeaient importants à l’époque, notamment vers les entreprises publiques, entraînant un effet d’éviction. Les autorités monétaires manipulaient différents instruments tels que les emplois obligatoires, le réescompte ou encore l’encadrement du crédit. S’agissant du prix de l’argent, l’État imposait un taux plafond. Ces interventions permettaient à l’État de disposer d’un financement quasi gratuit. Historiquement, ces contraintes exogènes étaient de nature à décourager l’épargne, elles débouchaient sur une allocation inefficiente des ressources et engendraient donc le rationnement du crédit. Dans son étude de 1999, Joumady Othman a justement cherché à déterminer l’impact de la libéralisation financière au Maroc aussi bien sur les contraintes endogènes, dues aux asymétries de l’information et au respect des contrats, que sur les contraintes exogènes liées au fonctionnement Financement du développement industriel 429 institutionnel du marché financier. L’auteur a réalisé une étude économétrique sur le comportement d’investissement d’un échantillon (9) de 613 entreprises manufacturières marocaines entre 1986 et 1996. Il conclut à une relative atténuation de l’impact des contraintes endogènes et exogènes sur les décisions d’investissement de l’échantillon d’entreprises. Le poids des variables financières serait moins contraignant qu’avant la vague de libéralisation financière. Au Maroc, les crédits bancaires constituent la première source d’endettement des entreprises. Les banques marocaines jouent-elles le jeu ? Assument-elles leur fonction économique de création monétaire et de transformation des échéances des ressources à court terme en crédits (emplois) à plus long terme à destination des entreprises ? Cette question est au cœur de notre problématique dans ce travail.

2.2. Le système bancaire et l’intermédiation financière

Largement impulsé par les pouvoirs publics en matière de libéralisation financière et d’ouverture de l’économie, le système bancaire marocain a accompli depuis la décennie 90 des progrès significatifs dans le financement des entreprises. Désormais, il offre différents services et instruments de financement, avec notamment la création de centres d’affaires dédiés à certaines catégories d’entreprises. Mais ces financements sont-ils véritablement adaptés aux petites structures économiques, lorsque l’on sait que le modèle économique des banques et leurs stratégies de développement ont été importés de France essentiellement ? La question centrale de notre travail consiste à nous interroger sur la capacité réelle du système bancaire marocain à transformer l’épargne courte en financement à long terme de l’industrie, en plus de sa fonction de création monétaire à destination de l’économie. La dimension « positive » de ce système est que sa stratégie d’inclusion financière lui permet constamment de densifier le réseau bancaire, grâce notamment à l’agrément d’Al Barid Bank (la banque postale) ; celle-ci dispose de très nombreux guichets collectant de l’épargne au niveau national. En 2011, on ne comptait pas moins de 17 millions de comptes ouverts dans les banques. Selon le rapport du Conseil de la concurrence (2013), le taux de bancarisation, encore très faible dans les zones rurales, avoisine les 54 % en 2011 à l’échelle nationale (voir graphique 7). Ce taux est, tout de même, supérieur à la moyenne « Monde » (50,5 %) et surtout à celui de la zone

9. L’échantillon étudié par l’auteur est issu de l’enquête annuelle du ministère du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat du Royaume du Maroc. 430 Industrialisation et développement

Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) dans les pays en développement (17,7 %).

Graphique 7 Évolution du taux de bancarisation entre 2004 et 2011 (en %)

2004 2005 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011

Source : Conseil de la concurrence (2013), « Étude sur la concurrentiabilité du secteur bancaire au Maroc », rapport de synthèse.

La relative faiblesse du taux de bancarisation est liée au poids considérable de l’informel dans l’économie marocaine. Celui-ci représenterait, selon les estimations, entre 14 % et 25 % du PIB. Une grande partie des règlements dans les petits commerces se faisant en espèces ne transite pas par le circuit bancaire. De même pour les crédits consentis entre ces unités informelles. A cela il faut ajouter le paiement en espèces des rémunérations des travailleurs dans ce secteur. Les acteurs économiques du secteur informel seront d’autant plus exclus de la bancarisation qu’il n’y aura pas de transfert automatique et généralisé des salaires. Les banques ont largement augmenté leur capacité d’offre de crédit à l’économie. A cet égard, l’encours du crédit total distribué a fortement augmenté, passant de 313,727 millions de dirhams au premier trimestre 1994 à 2 104,056 millions de dirhams au premier trimestre 2013. En rapportant l’encours du crédit intérieur accordé à l’ensemble des secteurs privés au PIB, on souligne que celui-ci a plus que triplé entre 1990 et la fin de 2012. A titre d’illustration (graphique 8), en 2011 les dépôts (10) reçus par l’ensemble des banques marocaines avoisinent 677 milliards de dirhams

10. Ces dépôts sont constitués par les dépôts à vue, les dépôts à terme et le compte d’épargne (compte sur livret). Financement du développement industriel 431

(Conseil de la concurrence, 2013) ; ils ont progressé de 10 % en moyenne annuelle entre 2005 et 2011 (avec cependant une certaine décélération entre 2008 et 2011).

Graphique 8 Évolution des dépôts dans les banques marocaines entre 2005 et 2011 (en milliards de dirhams) 700 600 500 400 300 200 100 0 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 Source : Conseil de la concurrence (2013), « Étude sur la concurrentiabilité du secteur bancaire au Maroc », rapport de synthèse.

Pendant la même période (2005-2011), l’offre de crédit (11) a totalisé environ 614 milliards de dirhams (graphique 9) ; en moyenne annuelle, la progression est de 18 % (mais là aussi avec une certaine décélération sur les trois dernières années). Graphique 9 Évolution des crédits octroyés par les banques marocaines entre 2005 et 2011 (en milliards de dirhams)

600 500 400 300 200 100 0 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 Source : Conseil de la concurrence (2013), « Étude sur la concurrentiabilité du secteur

11. Ces crédits sont composés de crédits à la consommation et de trésorerie, de crédits à l’équipement, de crédits immobiliers et d’autres crédits. 432 Industrialisation et développement

bancaire au Maroc », rapport de synthèse.

Un simple rapprochement entre les dépôts reçus (677 milliards) et les crédits octroyés (614 milliards) par le système bancaire marocain dans sa globalité entre 2005 et 2011 montre qu’une masse non négligeable des dépôts (63 milliards) n’est pas allouée aux crédits à l’économie. Cette inefficience témoigne d’une forme de distorsion qu’il conviendra de corriger pour faciliter le financement de l’industrie au Maroc. Depuis la libéralisation financière des années 90, l’environnement économique et financier du Maroc impacte le financement de ses entreprises. La politique économique menée par les pouvoirs publics et la capacité du système bancaire à octroyer des crédits à l’économie, en particulier à l’industrie, influencent le marché de l’offre de crédit (tableau 1). Dans ce nouveau contexte, quid de l’accès des entreprises marocaines au financement bancaire ? Il convient de souligner qu’une participation bien adaptée du secteur bancaire au financement des besoins en trésorerie et en investissement des TPME est un préalable à l’industrialisation du Maroc.

Tableau 1 Structure des crédits bancaires

Moyenne (En %) 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2001-2007 2008-2014 Crédits bancaires Par objet économique Comptes débiteurs et crédits de trésorerie 35,2 32,8 29,9 28,5 29,6 31,1 26,6 25,6 23,4 23,0 25,1 25,8 23,5 23,7 30,0 24,3 Crédits à l’équipement 22,1 20,0 19,4 17,3 17,7 17,9 18,1 17,4 19,9 21,6 20,4 19,1 18,7 18,9 18,7 19,4 Crédits immobiliers 15,1 16,1 17,7 19,0 21,0 22,4 28,3 29,1 30,0 30,3 30,2 30,6 30,9 31,0 21,0 30,4 Crédits à l’habitat 14,7 15,5 16,8 18,0 19,5 20,4 20,0 18,6 19,0 19,9 20,0 20,9 21,4 22,3 18,3 20,5 Crédits aux promoteurs immobiliers 0,2 0,7 0,7 0,9 1,5 1,9 8,3 10,5 11,0 10,3 9,9 9,5 9,2 8,5 2,7 9,7 Crédits à la consommation 4,1 4,0 4,3 4,1 4,0 4,3 4,6 4,8 5,2 5,2 5,2 5,5 5,4 5,8 4,2 5,3 Créances diverses sur la clientèle 6,8 9,2 10,1 11,6 11,5 13,7 14,7 17,3 16,1 15,1 14,4 14,1 15,8 13,7 11,7 15,1 Créances en souffrance 16,8 17,9 18,7 19,5 16,3 10,6 7,6 5,8 5,3 4,8 4,7 4,9 5,9 6,9 14,3 5,5 Par secteur économique Autres sociétés financières 6,5 8,4 9,1 11,2 10,6 12,9 14,9 15,0 14,4 13,7 13,2 12,2 14,0 12,3 11,2 13,5 Secteur public 3,3 3,3 3,2 3,3 2,9 3,5 3,0 4,7 5,9 4,0 4,8 5,7 5,9 6,3 3,2 5,4 Administrations locales 2,2 2,3 1,9 2,0 1,6 1,4 1,4 1,4 1,5 1,6 1,5 1,6 1,6 1,7 1,7 1,6 Sociétés non financières publiques 1,1 1,0 1,3 1,3 1,2 2,1 1,7 3,4 4,4 2,5 3,3 4,1 4,3 4,6 1,5 3,8 Secteur privé 90,2 88,3 87,7 85,5 86,5 83,6 82,0 80,3 79,7 82,3 82,0 82,1 80,0 81,3 85,6 81,1 Autres sociétés non financières 61,2 52,9 47,9 44,1 46,8 48,1 46,3 44,6 45,0 47,6 48,6 48,1 44,7 45,1 48,9 46,3 Autres secteurs résidents 29,1 35,5 39,8 41,4 39,7 35,5 35,8 35,7 34,7 34,7 33,4 33,9 35,3 36,2 36,7 34,8

Source : Ministère de l’Économie et des Finances (2015), « Tableaux de bord des indicateurs macroéconomiques », Direction des études et des prévisions financières, www.finances.gov.ma/depf/depf.htm.

Selon l’étude de McKinsey (2011) sur la région MENA, le taux moyen de financement par le crédit bancaire des PME/TPE reste très faible (inférieur à Financement du développement industriel 433

8 %). Bien que le Maroc, avec un taux de 24 %, arrive en tête du classement, les pouvoirs publics devraient inciter les banques à adopter des stratégies complémentaires, permettant l’orientation de certaines banques dans le financement des PME/PMI et d’autres dans celui des micro-entreprises et des entités économiques travaillant dans l’informel. Au Maroc, les banques demeurent la principale source de financement des entreprises, selon leur taille. Ce critère est déterminant dans l’obtention de crédits bancaires. Ainsi, en 2010, les entreprises ont reçu 300 milliards de dirhams (soit les deux tiers) sur un total de 468 milliards de dirhams des crédits bancaires au secteur privé : – PME/PMI : 18 % ; – Grandes entreprises : 82 %. Observons que les PME-PMI qui représentent plus de 95 % des entreprises marocaines n’ont reçu qu’un peu moins de 20 % des crédits aux entreprises. Le crédit bancaire n’est donc pas d’un accès facile pour cette catégorie d’entreprise. Les banques marocaines pratiquent une véritable segmentation du marché du crédit. Par ailleurs, l’étude relativement ancienne mais néanmoins très intéressante menée par Sâad Belghazi en 1998 (12) sur un échantillon de 370 entreprises (dont 71 grandes, 58 moyennes, 65 petites et 176 micro-entreprises) présente, d’une part, la structure financière des entreprises marocaines et, d’autre part, le classement des dix contraintes de financement subies par le même échantillon. D’après cette étude, les crédits bancaires obtenus par les grandes entreprises sont plus de deux fois supérieurs à ceux des PME. Il ressort de cette enquête que le niveau des taux d’intérêt (pouvant être élevé selon la conjoncture économique), les garanties exigées par les banques et la lourde procédure d’obtention des crédits sont parmi les contraintes de financement les plus fortes dénoncées par les entreprises marocaines. Dans les conclusions de sa thèse, Bengrich (2006) explique ces difficultés dans l’environnement financier marocain par l’asymétrie d’information et la politique de rationnement du crédit. Lors de ses recherches doctorales sur le comportement financier d’un échantillon de 54 PME (13) marocaines (avec

12. Publiée dans le Cahier de recherche du Centre d’études et de recherches Aziz Belal (CERAB). 13. L’auteur évoque les difficultés de réunir un échantillon, plus large, représentatif des PME au Maroc. Néanmoins, les résultats de son enquête donnent des indications très utiles pour la compréhension de la problématique du financement. Les PME concernées sont installées dans les 4 régions marocaines suivantes : Marrakech-Tensiftt-El Haouz, Chaouia-Ouardigha, Grand Casablanca et Rabat-Salé-Zemmour-Zaër. 434 Industrialisation et développement une prédominance de petite taille, dont 27,78 % dans l’industrie, 38,89 % dans le commerce et 33,33 % dans les services), l’auteur apporte des éclairages intéressants sur leur structure financière. Son enquête cherche à déterminer l’influence supposée des variables organisationnelles, comportementales, managériales et celles pouvant être liées à l’environnement externe sur le comportement financier de l’échantillon des PME. Elle porte sur quatre types d’effectif (14) : 27,78 % de très petites entreprises, 40,74 % de petites entreprises, 14,81 % de moyennes entreprises et 16,67 % de moyennes grandes entreprises. L’enquête s’appuie sur 68 questions fermées comportant cinq parties (15) traitant chacune un volet spécifique du modèle et teste le point de vue théorique, les limites d’accès aux sources de financement (rationnement des crédits notamment) et les déterminants liés aux asymétries d’information et aux conflits d’intérêt. Il ressort de cette enquête que le contexte économique, institutionnel et financier du Maroc, la structure du passif de l’entreprise ainsi que la personnalité centrale (prépondérante et complexe) de l’entrepreneur-dirigeant déterminent un comportement financier spécifique de la PME marocaine. Les résultats de cette enquête livrent différents enseignements sur le comportement financier des PME marocaines. Les entreprises de l’échantillon mettent les coûts (40,74 %) comme premier critère dans leur choix de financement, suivi par l’indépendance financière (24,08 %) et enfin la durée de la dette (20,37 %). Elles semblent préférer le financement interne (autofinancement) au financement externe, comme l’enseigne la théorie de la hiérarchie des sources de financement (Myers et Majluf, 1984). En effet, les dirigeants interrogés recourent en premier à l’autofinancement. L’utilisation quasi systématique de l’autofinancement peut s’expliquer par la recherche de l’indépendance, mais aussi par une sorte de confusion entre le patrimoine de la famille et celui de l’entreprise. Les bénéfices dégagés sont réinvestis dans 57,41 % des cas. S’agissant du financement externe, les PME préfèrent les dettes à l’augmentation de capital par l’émission d’actions nouvelles. Dans ce cas,

14. De 1 à 10 salariés dans les très petites entreprises, de 11 à 49 salariés dans les petites entreprises, de 50 à 99 salariés dans les moyennes entreprises et de 100 à 199 salariés dans les moyennes grandes entreprises. 15. Première partie : identification de l’entreprise (8 questions), deuxième partie : dimension financière de la PME (10 questions), troisième partie : les pratiques de financement (21 questions), quatrième partie : le profil des dirigeants (14 questions) et cinquième partie : environnement externe de l’entreprise (15 questions). Financement du développement industriel 435 les banques sont en première ligne dans leur financement. Ce dernier reste conditionné par la crédibilité des PME (Cornell et Shapiro, 1992) et leur capacité à fournir l’information aux banques pour l’évaluation correcte de leurs projets. Par conséquent, la contrainte de l’accès au financement de la PME ne vient pas de sa taille mais de la disponibilité de l’information. Cela met les petites entreprises dans le contexte d’asymétrie d’information. Lorsque ce dernier est structurel, certaines PME auront un accès limité voire nul à l’emprunt. Cette situation engendre, dans le financement par la dette, les problèmes du risque moral et l’anti-sélection et peut conduire au rationnement du crédit par les banques. Dans le cas des entreprises marocaines, l’enquête de Bengrich semble aller dans le sens du modèle proposé par Myers et Majluf (1984) qui fait dépendre les modes de financement des PME principalement du contexte de l’asymétrie d’information. Étudiant la même problématique, Mohammed Boussetta (2013) a cherché à comprendre les origines de l’échec du programme Moukawalati de création de micro et petites entreprises (MPE) entre 2007 et 2011 au Maroc. Il a mené son enquête auprès d’un échantillon représentatif constitué de 360 jeunes diplômés entrepreneurs bénéficiaires de ce programme dont la population- mère est hétérogène. Le niveau de formation des entrepreneurs enquêtés est varié, mais environ 19 % ont un bac ou un bac plus deux, 2,8 % n’ont qu’un niveau du secondaire. S’agissant du secteur d’activité, 52,20 % des entreprises créées de l’échantillon appartiennent au secteur des services. A l’instar d’autres études, l’un des principaux résultats de cette enquête est que, pour le jeune entrepreneur, le financement est incontestablement déterminant dans la création, l’exploitation et la pérennité de l’entreprise. Ainsi, pour 58,8 % des enquêtés la question du financement est de loin la première contrainte « et la plus prioritaire » pour réussir la création (la contrainte foncière (33,20 %), la contrainte administrative (20,50 %) et autres contraintes (3,60 %)). La problématique du financement constitue un défi majeur pour le jeune entrepreneur. Ainsi, le dépassement des limites citées par la levée des rigidités et particulièrement en matière de financement serait de nature à relancer la création d’entreprises et à dynamiser l’investissement industriel dans le cadre du plan d’accélération industrielle en cours au Maroc. Interrogeons-nous à présent sur la capacité des autres sources à transformer l’épargne privée en crédits aux entreprises tout en identifiant les freins, les distorsions et les rigidités empêchant l’allocation efficiente des financements. Dans un contexte de manque de liquidités, la levée de fonds par les entreprises non cotées en bourse via le capital-investissement est-elle une solution complémentaire ? 436 Industrialisation et développement

2.3. Le capital-investissement Le financement des entreprises par le capital-investissement (ou capital- risque) (16) est une technique introduite au Maroc au début des années 90 (AMIC, 2011) (voir graphique 10). Mais ce type de financement n’a connu son véritable démarrage qu’en 1993 grâce à la création de la société de gestion Moussahama (17), filiale de la Banque centrale populaire (voir graphique 11).

Graphique 10 Évolution du capital-investissement au Maroc entre 1993 et 2010

1993 2000 2003 2005 2007 2008 2010

Mise en place de Apparition des premiers fonds Apparition des premiers fonds dans Agrément de deux sociétés sociétés de capital- immobiliers le secteur de l’infrastructure de gestion d’OPCR investissement dans un contexte Promulgation de la loi 41.05 éconoimique réglementaire relative aux OPCR peu favorable Apparition des premiers fonds Lancement de 5 fonds internationaux d’investissement totalisant Apparition des premiers fonds 1 millliard de MAD spécialisés

Lancement de la deuxième génération de fonds portant les fonds sous gestion à 4 milliards de MAD

Source : Association marocaine des investisseurs en capital (2011), « Capital Investissement au Maroc », Guide des investisseurs institutionnels, Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement.

Devant l’insuffisance de liquidités soulignée précédemment (ou de rationnement du crédit par les banques), le capital-investissement (18) s’avère être une source de financement fort utile durant le cycle de vie des entreprises non cotées en bourse, de la création jusqu’au dernier stade. Il s’agit d’un financement fondamental pouvant concerner l’achat, le démarrage, le développement et la transmission de l’entreprise. Cette technique de financement est une source complémentaire qu’il convient de promouvoir pour favoriser le développement industriel du Maroc.

16. Selon la phase de développement de l’entreprise, on désigne les formes suivantes : capital- amorçage, capital-risque, capital-développement, capital-transmission et capital-retournement. 17. Moussahama était seule sur ce marché jusqu’à la création de l’AMIC (Association marocaine des investisseurs en capital) par quatre autres opérateurs, en 2000. 18. On parle aussi de capital-risque (venture capital). Cependant, on peut distinguer les deux notions : le terme « capital-investissement » est plutôt générique, tandis que « capital-risque » concerne le financement des entreprises lors de la création. Financement du développement industriel 437

Graphique 11 Répartition des montants levés selon le type de fonds (en millions de dirhams)

Hors Fonds infra

Source : http://www.medias24.com/MAROC/ECONOMIE/ECONOMIE/171546-2016-une-annee- moyenne-pour-le-capital-investissement-au-Maroc.html

Si les garanties exigées par les banques de réseau rendent difficile l’obtention des crédits par les PME/PMI – caractérisées souvent par leur structure familiale – les institutions marocaines devraient encourager les méthodes de financement via les mécanismes de garantie par la Caisse centrale de garantie (CCG) des crédits aux entreprises innovantes et à fort potentiel de croissance, en vue du Plan d’accélération industrielle engagé par le Maroc.

2.4. Les fonds et mécanismes de garantie Depuis sa création il y a plus de soixante ans, la Caisse centrale de garantie (CCG) est un outil efficace utilisé par les banques pour financer plus de TPME risquées. Qu’ils soient à caractère général ou sectoriel (FOGAM, PAIGAM, FODEP I et II), les mécanismes de garantie des crédits octroyés aux très petites et moyennes entreprises (TPME) apportent un appui financier indirect crucial. L’État est le seul bailleur de fonds de ce système national de garantie. Il ne se substitue pas aux crédits mais apporte une véritable valeur ajoutée en tant que facilitateur de financement de l’économie marocaine. Depuis sa réforme à la fin de 2012, le marché de la garantie au Maroc bénéficie d’une plus grande lisibilité ; il agit plus au niveau sectoriel que 438 Industrialisation et développement selon les étapes d’évolution des entreprises. La garantie porte aussi bien sur les crédits à l’investissement générateur de valeur ajoutée que sur les crédits à l’exploitation des PME appartenant à différents secteurs de l’économie marocaine (voir graphique 12).

Graphique 12 Répartition par produit de garantie et par secteur d’activité (2015)

(en MDh)

+50 %

+46 %

+21 %

+13 %

+376 %

+92 %

Source : http://www.leconomiste.com/article/968076-les-premiers-financements-du-fonds-de- soutien-aux-tpme

Sur les dix premiers mois de l’année 2014, la CCG a garanti 5,2 milliards de dirhams de crédits bancaires octroyés à 2 419 TPME, soit une progression de 44 % par rapport à la même période un an auparavant, générant ainsi 2,3 milliards de dirhams d’investissements et la création de plus de 5 000 emplois directs (CCG, 2014). Dans sa stratégie de développement, la CCG cherche à étendre sa couverture nationale. Elle a ouvert en 2013, en plus des centres existant déjà à Financement du développement industriel 439

Tanger et Agadir, quatre nouveaux centres régionaux : Casablanca, Fès, Oujda et Marrakech. Sur la période 2013-2016, la CCG compte drainer quelque 18 milliards de dirhams de crédits en faveur de 8 600 PME. Mais lorsque l’exploitation est le fait d’un entrepreneur individuel (auto-entrepreneur) exclu du système financier conventionnel de par ses conditions de vie, le financement peut se réaliser par la microfinance. Ainsi, pour financer leurs petits projets, les populations vulnérables non bancarisées vivant au Maroc dans les régions enclavées ou en milieu urbain pourront recourir au microcrédit.

2.5. Le microcrédit

D’après un rapport en 2007 du CGAP (Consultive Group to Assist the Poor), le microcrédit au Maroc était l’un des plus dynamiques au monde, il représentait 40 % des clients dans le monde arabe. Il a d’ailleurs pu surmonter la crise des impayés (19) de fin 2007 qui était due, entre autres, à une croissance non maîtrisée (20). Suite à cette crise, qui s’est traduite par une baisse des encours, les quatre principales associations de microcrédit (AMC) (Al Amana, la Fondation Banques populaires pour le microcrédit, Fondep et Ardi) qui détenaient 90 % du marché ont adhéré à la Centrale des risques ; celle-ci suit la solvabilité des emprunteurs. A fin 2011, avec un total des prêts à 4,6 milliards de dirhams, la baisse des encours était de 3 % par rapport à 2008. Mais l’année 2011 reste marquée par la crise d’Ouarzazate où 3 000 clients avaient refusé de rembourser leurs crédits aux AMC et par la faillite de l’association Zakoura. Le manque de contrôle est à l’origine de l’insolvabilité des clients. Après cet épisode, une sélection plus rigoureuse des clients était mise en place par les AMC. Le nombre de clients bénéficiaires est passé de 797 700 en 2011 à 867 700 en 2014, année qui a connu une hausse de 11,1 % des prêts octroyés (après une augmentation de 6 % en 2013) par les AMC. Cette progression s’explique particulièrement par la hausse de 9,3 % à 12,5 % des prêts à destination de la micro-entreprise et de l’augmentation des crédits à l’habitat social de 7,7 % (après une baisse de 7 % en 2013) (BAM, 2014). L’année 2014 a enregistré de nouveau une réduction de 8,8 % des créances en souffrance, faisant baisser le ratio de 6,7 % à 4,6 % (graphique 13).

19. Le gouvernement a procédé à l’achat par une banque d’État de l’AMC Zakoura et l’a fait fusionner avec la Fondation Banque populaire. 20. Source : http://blog.bforbank.com/epargne-responsable/tag/microcredit/. 440 Industrialisation et développement

Graphique 13 Évolution des crédits distribués par les AMC

(%) 15 10 5 0 2012 -5 2013 -10 2014 -20 -25 -30 Crédits pour la micro-entreprise Crédits pour l’habitat social

Source : Bank Al-Maghrib (2014), Rapport.

Cependant, malgré le relatif succès du microcrédit, sa distribution connaît encore des limites telles que la faiblesse des montants (inférieurs à 1 500 MAD), les conditions d’éligibilité et de remboursement ainsi que le coût encore très élevé des taux d’intérêt (autour de 20 %). De même, la question de la soutenabilité du double objectif de viabilité financière et de développement social fait aujourd’hui débat. Avec la généralisation de la pratique de la microfinance pendant la décennie 90, les institutions de microfinance (IMF) sont désormais appelées à plus de structuration, de professionnalisme et donc à adopter une approche de rentabilité financière dans une optique de viabilité. Ainsi, pour certains responsables, l’ambition est de réfléchir à l’éventuelle transformation de certaines associations en établissements de crédit ou en sociétés de financement spécialisées en microcrédit dédiées aux TPE et aux jeunes entrepreneurs marocains. Dans son étude de 2004, le CGAP rappelle que la majorité des IMF actuelles avait, à l’origine, une structure d’ONG sans but lucratif ayant pour mission de fournir du crédit aux plus pauvres. Cette transformation institutionnelle ne va pas sans poser la question de la compatibilité entre la visée sociale des IMF et la viabilité financière garantissant leur pérennité (Moumni, 2010). Le microcrédit pourrait être considéré comme un instrument de financement alternatif de l’investissement pour l’auto-entrepreneur. Son développement permettrait de drainer une manne non négligeable de financement au Maroc et générerait des revenus. Lesquels revenus stimuleront la demande et la production via l’investissement industriel, allant ainsi dans le sens de la réalisation de l’objectif d’accélération industrielle du gouvernement à l’horizon 2020. Si le microcrédit peut constituer une source complémentaire, c’est à la bourse de Casablanca que revient le rôle économique naturel dans le financement des entreprises industrielles. Financement du développement industriel 441

2.6. Les actions et obligations de la Bourse Les marchés de capitaux constituent l’autre canal de financement de l’activité économique des entreprises. Théoriquement, un fonctionnement efficient des marchés financiers doit permette d’assurer une allocation optimale des ressources. Poursuivons ici notre problématique pour nous interroger sur l’efficacité de la bourse de Casablanca à mobiliser et à transférer l’épargne des ménages et des institutions à capacités excédentaires aux entreprises, accompagnant leur développement industriel. Mais force est de constater que la contribution de Casablanca Financial City (CFC) au financement des PME-PMI reste marginale, et ce, malgré l’adoption de certaines réformes fiscales censées faciliter et encourager leur introduction en bourse. Par rapport aux besoins de financement des entreprises industrielles qui s’appuient très largement sur l’autofinancement, et dans une moindre mesure sur les crédits bancaires, n’y a-t-il pas encore un large potentiel dans la levée des capitaux sur le segment actions pour des projets industriels innovants à long terme ? La bourse de Casablanca (CFC) s’est modernisée pour devenir attractive, liquide et performante. CFC dispose de deux types de compartiment : le marché central et le marché de blocs. A fin mai 2015, la capitalisation boursière de CFC était de 493,1 milliards de dirhams, en hausse de 5,7 % par rapport à celle de fin mai 2014. En 2014, le volume global échangé sur le marché actions était de 39,41 milliards de dirhams (en baisse de 19 % par rapport à 2013), dont 70,02 % des transactions effectuées sur le compartiment central (tableau 2).

Tableau 2 Indicateurs relatifs à la bourse de Casablanca

Croissance Croissance moyenne moyenne en % en % 90-94 95-99 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 00-07 08-14 MASI 3 807 3 180 3 944 4 522 5 539 9 479 12 695 10 984 10 444 12 655 11 028 9 359 9 114 9 620 22,2 -3,4 MADEX 2 963 2 241 3 175 3 522 4 359 7 744 10 464 9 061 8 464 10 335 9 012 7 614 7 418 7 843 23,4 -3,5 Chiffre d’affaires de la 66,7 61,3 37,8 26,7 22,5 53,7 35,7 99,2 139,1 326,1 217,7 127,9 182,2 59,9 49,8 55,4 44,7 36,1 -22,0 bourse (en milliards Dh) Capitalisation boursière 49,8 29,4 114,9 104,7 87,2 115,5 206,5 252,3 417,1 586,3 531,7 508,9 579,0 516,2 445,3 451,1 484,4 26,2 -2,4 (en milliards Dh) Volume des dividendes 22,8 25,1 3,7 4,0 4,4 5,4 6,2 10,5 12,3 14,7 19,5 21,2 20,8 20,4 22,0 19,5 21,8 4,1 (en milliards Dh) Capitalisation boursière/PIB 7,4 29,2 29,2 24,5 19,6 24,2 40,9 47,8 72,2 95,1 77,2 69,5 75,8 64,3 53,8 51,7 52,8 47,5 62,7 (en %) Vitesse de circulation 17,3 43,3 32,9 25,5 25,8 46,5 17,3 39,3 33,3 55,6 40,9 25,1 31,5 11,6 11,2 12,3 9,2 39,3 21,0 des actions (1) Rendement moyen 3,5 2,0 3,2 3,9 5,0 4,7 3,0 4,2 2,9 2,5 3,7 4,2 3,6 4,0 4,9 4,3 3,3 3,5 général (2)

Source : Ministère de l’Économie et des Finances (2015), « Tableaux de bord des indicateurs macroéconomiques », Direction des études et des prévisions financières, www.finances.gov.ma/depf/depf.htm (1) Rapport entre le chiffre d’affaires global et la capitalisation boursière. (2) Rapport entre le volume des dividendes et la capitalisation boursière 442 Industrialisation et développement

Du point de vue théorique, la performance des actions est à relier au concept d’efficience des marchés financiers. Selon les tests d’efficience, on ne peut pas prévoir les rentabilités futures des actions à partir des rentabilités passées. Ces tests supposent la normalité et la linéarité des séries de prix boursiers. Ils considèrent que les séries de rentabilité des actions sont indépendantes et identiquement distribuées (ibid.). Il s’agit de l’hypothèse de marche aléatoire des prix des actifs financiers (efficience de forme faible) défendue par Fama (1965). Lors de ses recherches doctorales sur l’efficience des marchés financiers des pays émergents, Khalid Bakir (2002) a mené une étude empirique sur l’efficience informationnelle (sous sa forme semi-forte) de la bourse de Casablanca. Il a analysé la distribution des rentabilités quotidiennes d’un échantillon représentatif de la bourse constitué de 28 valeurs et de celle de l’indice général de la bourse de janvier 1996 à décembre 2000 (au 31 décembre 2000, le nombre total de titres cotés était de 53). Ses principaux résultats concluent au rejet de l’hypothèse d’efficience du marché boursier marocain. Dans une autre étude sur l’efficience informationnelle de la bourse de Casablanca, Essardi et El Bouhadi (2007) ont appliqué les tests de l’efficience de forme faible sur un échantillon de huit valeurs (BMCE, BMCI, CMA, HOL, LAC, ONA, SNI, SONA) parmi les plus actives de l’indice MADEX pendant la période 1997-2005 sur des observations quotidiennes (irrégulières). Pour cela ils ont utilisé, notamment, le test BDS (Brock, Dechert, Scheinkman and Le Baron, 1996). Leurs conclusions font état d’un effet ARCH des séries de rentabilités observées indiquant leur volatilité et leur non-normalité. Le test BDS indique l’absence de linéarité des rentabilités. Il conclut au rejet de l’hypothèse (EMH) d’efficience du marché de Casablanca. Revenons à notre problématique pour questionner la capacité du marché actions à permettre le transfert des fonds des épargnants (ménages et investisseurs institutionnels entre autres) vers les entreprises ayant des besoins de financement à long terme. Le bon fonctionnement de ce canal, exempt de rigidités et de distorsions, ne peut que participer à la dynamique nécessaire à la mise en place d’une politique industrielle au Maroc. Mais force est de constater que peu d’entreprises marocaines font le pas en levant des capitaux à la bourse de Casablanca. En vingt-et-un ans, de 1993 à 2014, le nombre de sociétés cotées est passé de 65 à 75 (graphique 14). Pourtant, le nombre potentiel d’entreprises pouvant prétendre satisfaire les conditions d’introduction en bourse serait de 500 (Hammes, 2006). La structure de la capitalisation boursière par secteur d’activité montre que la moyenne de l’industrie a baissé de 30,7 %, entre 1995 et 1999, à 18,5 % de 2008 à 2014 (tableau 3). Financement du développement industriel 443

Graphique 14 Comparaison du nombre de sociétés cotées à la bourse de Casablanca avec certains pays émergents en 2014

Égypte Jordanie Maroc Tunisie Source : Ministère de l’Économie et des Finances (2015), « Tableaux de bord des indicateurs macro-économiques », Direction des études et des prévisions financières, www.finances.gov.ma/depf/depf.htm.

Tableau 3 Structure de la capitalisation boursière par secteur d’activité

Moyenne Moyenne 95-99 En % 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 00-07 08-14 Banques 31,7 28,9 29,8 31,2 29,1 19,7 20,9 25,4 25,8 25,2 26,6 31,1 31,3 33,3 34,6 35,2 25,3 30,9 Sociétés financières 29,0 29,8 29,6 26,6 25,3 15,8 15,0 12,8 12,8 12,7 12,5 5,7 6,7 7,2 6,6 6,4 16,8 8,3 Énergie et mines 7,0 12,8 12,1 7,2 6,8 3,4 4,9 4,2 3,2 2,8 3,2 4,2 7,4 7,1 8,6 7,3 5,2 5,7 Industrie 30,7 26,7 26,5 33,0 37,0 23,0 21,9 17,6 17,4 15,6 17,9 19,7 18,7 19,0 19,2 19,7 21,7 18,5 Services 1,6 1,8 2,1 2,0 1,8 38,1 37,3 39,9 40,8 43,7 39,9 39,2 35,9 33,4 31,0 31,4 31,1 36,6

Source : Ministère de l’Économie et des Finances (2015), « Tableaux de bord des indicateurs macroéconomiques », direction des études et des prévisions financières, www.finances.gov.ma/depf/depf.htm.

Malgré la création du 2e compartiment (« développement », avec 18 valeurs) et du 3e (« croissance », avec 15 valeurs) dédiés aux entreprises moyennes, les PME-PMI n’ont pas encore la capacité de satisfaire les règles complexes d’introduction en bourse, de communication financière et de bonne gouvernance. Les seuils d’émission sont élevés : 75 millions de dirhams pour le marché principal et 25 pour le marché « développement » (CDVM, 2011). En effet, peu de PME-PMI peuvent lever un montant minimal de 10 millions de dirhams (seuil le plus bas pour le marché « croissance »). Les entreprises industrielles constituées d’environ 95 % de PME-PMI n’utilisent pas la Bourse pour satisfaire leurs besoins permanents en capitaux nécessaires à leur croissance pour des raisons, certes, économiques liées aux coûts élevés d’introduction et de procédures de cotation assez contraignantes, 444 Industrialisation et développement mais aussi pour des raisons socioculturelles (El M’kaddem et El Bouhadi, 2006). En effet, dans l’entreprise marocaine, souvent de type familial (fermé), le capital se transmet par héritage. L’entreprise familiale reste très réticente face à l’ouverture sur le capital étranger. De plus, l’exigence de publication des comptes imposée par la transparence de la cotation en bourse se heurte à la tradition culturelle (voire archaïque) du secret « viscéral » de famille entretenu par les propriétaires qui sont aussi les dirigeants de l’entreprise. La modernité institutionnelle tant mise en avant dans les réformes au Maroc rencontre une certaine résistance face au caractère familial de l’entreprise marocaine. D’ailleurs, lorsque la publication des comptes devint obligatoire suite à la réforme de la bourse de Casablanca en 1993, 18 sociétés sur 63 optèrent pour la radiation au lieu de se soumettre à cette transparence financière. La dimension socioéconomique pèse aussi sur l’épargnant, car l’investisseur marocain est un agent économique averse au risque. Il privilégie les placements à court terme et les plus-values dégagées par la spéculation immobilière. En définitive, le refus de perdre leur contrôle (21), l’exigence de transparence lorsque l’on est coté en bourse impliquant la publication des comptes (22) et l’inconvénient de leur petite taille (laissant penser que la Bourse sert d’abord les grandes entreprises) semblent être à l’origine de cette réticence de ces entreprises à l’égard du marché des actions (CDVM, 2015). Quid du marché de la dette ?

1.7. La dette privée

A l’instar des pays industrialisés, le marché obligataire pourrait jouer un rôle économique de premier plan dans le financement de l’économie et la fixation des taux d’intérêt à long terme au Maroc. En effet, un marché de titres de dettes à long terme fonctionnant efficacement permet aux entreprises privées et publiques ainsi qu’à l’État (et les collectivités locales) d’emprunter à long terme pour financer l’activité économique et les déficits publics. Notre problématique consiste justement à nous interroger sur les services effectivement rendus par ce marché par rapport à ceux escomptés, à l’issue de la modernisation du système bancaire et financier marocain.

21. Cette crainte est à relativiser : l’entreprise qui entre en bourse et ouvre son capital à concurrence de 30 % conserve son contrôle, sachant que la minorité de blocage est à un tiers du capital. 22. Soulignons que la publication et la disponibilité de l’information financière ont des effets bénéfiques sur l’entreprise cotée en bourse dans la mesure où elles rassurent les investisseurs et le marché. Financement du développement industriel 445

De 2003 à 2010 (graphique 15), le marché marocain de la dette privée a connu une expansion fulgurante de 930 %, suivie d’une baisse de 15 % entre 2010 et 2013, mais il reste dominé par : – des banques (63 % du total est émis par Attijariwafa bank et BMCE Bank, entre 2003 et 2013) ; – des établissements et entreprises publics (EEP) comme la Société nationale des autoroutes du Maroc ; – le secteur des transports : l’ONCF et les infrastructures portuaires et aéroportuaires.

Graphique 15 Évolution de la dette privée marocaine (en milliards de dirhams)

– 15 %

+ 930 %

Source : Finances News, 03/07/2014.

Sans atteindre le niveau de 2010 (11,4 milliards de dirhams), le marché obligataire a enregistré en 2014 un nouveau pic d’émissions à 10,7 milliards de dirhams (incluant l’émission du CIH). La décrue des taux d’intérêt des bons du Trésor servant de référence à l’émission des nouvelles obligations peut expliquer ce haut volume des émissions (voir graphique 16). Malgré ce nouveau pic et l’arrivée de trois primo-émetteurs en 2014 (Zalagh Holding avec 350 millions de dirhams, Jet Alu avec 300 millions de dirhams et Axa Crédit avec 60 millions de dirhams), le marché obligataire marocain est loin d’épuiser son potentiel d’émissions. 446 Industrialisation et développement

Graphique 16 Encours des obligations levées par les entreprises en 2014 (en millions de dirhams)

Source : CDVM, 2014.

En définitive, le marché marocain de la dette privée est-il accessible aux entreprises industrielles de taille moyenne ? Ce marché est très étroit et demeure limité à peu d’entreprises à cause des conditions d’admission. Il s’agit d’une forme de rigidité qu’il faudra corriger pour une meilleure efficacité. Parmi ces freins et rigidités il y a aussi : – le critère du statut de société anonyme (SA) pour les émetteurs ; – le seuil minimal d’émission d’obligations : 20 millions de dirhams et une maturité minimale de deux ans. Pour dynamiser cette source de financement, peu exploitée, et gagner en efficacité, il conviendra de desserrer les contraintes sur le marché obligataire marocain en supprimant certaines rigidités et distorsions : – lever l’opacité sur l’information et permettre l’accès des analystes et de la presse aux statistiques nécessaires aux investisseurs ; – mettre en place des teneurs de marché (market makers : contreparties permanentes d’achat-vente) en vue d’augmenter la liquidité du marché ; – introduire la notation des émetteurs et des dettes pour une meilleure gestion des risques des investisseurs. Les encours sous gestion par les fonds sont importants. A fin août 2014, l’actif net, hors titres d’État et des sociétés financières, géré par les OPCVM avoisinerait les 311 milliards de dirhams. Aujourd’hui, la place de Casablanca se trouve face à la nécessité impérieuse d’introduire et de généraliser la notation des émetteurs pour mieux mesurer le Financement du développement industriel 447 risque de contrepartie. A l’instar des grandes places financières internationales, la notation a vocation à rassurer et à inciter les investisseurs opérant sur la place de Casablanca à détenir les titres des entreprises émettrices privées finançant, par la dette, leur développement industriel. En définitive, le constat est que le financement des entreprises industrielles par les compartiments actions et obligations de la bourse de Casablanca reste relativement limité. Face à l’inefficience des marchés de capitaux dans le financement de l’industrie, la stratégie d’investissement impliquant le partenariat public-privé demeure une coopération intéressante à envisager pour le Maroc.

2.8. Le partenariat public-privé

Dans la perspective de la mise en place du Plan d’accélération industrielle au Maroc, il est fort utile et important de se demander dans quelle mesure la relance et l’approfondissement du partenariat public-privé (PPP) sont à même d’appuyer ledit plan pour le pays. Depuis une trentaine d’années, dans le contexte des politiques d’ajustement structurel plutôt néolibérales, les réformes des services publics en réseau dans les pays en développement s’appuient sur des programmes d’arrêt ou de limitation des subventions tarifaires et une marchandisation des services pour aboutir à leur privatisation. L’objectif poursuivi est que ces services publics reflètent les coûts de production engagés. Les partenariats public-privé sont, souvent, une étape de transition vers une libéralisation totale des marchés des services publics. Observons que la libération totale des services publics n’est pas une avancée pour les citoyens qui pourraient être amenés à payer plus cher ces services. Après les expériences de travail entre le public et le privé dans les secteurs des énergies renouvelables, de l’irrigation et du transport urbain, le Maroc s’est doté, en 2015, de la loi n° 86-12 (23) sur les contrats de partenariat public-privé dans la continuité du mouvement de modernisation de la commande publique. C’est un outil de financement innovant qui a vocation à accélérer l’investissement public pour soutenir la réalisation de nouveaux projets de développement économiques et sociaux. Mais cette loi est aussi un cadre facilitant la coopération avec la France, premier partenaire du Maroc, comme en témoigne le projet de construction de la ligne à grande vitesse

23. Source : http://www.maroc.ma/fr/actualits/, lundi 11 mai 2015. 448 Industrialisation et développement

Casablanca-Tanger (24) en partenariat avec Alstom et la SNCF. Mais la loi n° 86-12 constitue aussi un cadre de coopération avec les pays africains cibles de projets et où il y a un vide réglementaire dans ce domaine. Cette loi se situe dans la suite de l’adoption, il y aune dizaine d’années, de la loi sur la gestion déléguée des services publics et des réformes des marchés publics. L’objectif étant de combler le déficit d’infrastructures et d’équipements publics de plusieurs secteurs : le logement, le transport, l’énergie (électricité notamment), l’eau, l’agriculture, mais aussi la santé et l’enseignement supérieur. Cela passe par la mise en place de mécanismes et montages financiers innovants en partenariat avec le secteur privé. Selon le ministère de l’Équipement et des Transports, l’amélioration du secteur des transports nécessite un investissement potentiel de 600 milliards de dirhams sur les vingt prochaines années. A ce sujet, l’entreprise Autoroute du Maroc (ADM) pourrait développer des PPP pour mener à bien son objectif de 1 800 kilomètres nécessitant un investissement devant atteindre 57 milliards de dirhams en 2016. Ces investissements publics, tout en favorisant l’industrialisation du pays, sont indispensables pour la réduction des inégalités économiques et sociales au Maroc. Par ailleurs, la préoccupation relative à l’industrialisation du Maroc conduit les promoteurs de la finance islamique à considérer que celle-ci devrait également contribuer à son financement.

2.9. Les banques islamiques : un financement industriel en perspective ?

Une partie des citoyens marocains (25) ne confie pas son épargne aux banques en respect des recommandations de la religion musulmane, qui prohibe l’application d’un intérêt sur les prêts et les dépôts. L’exigence de certains ménages et entreprises d’utiliser des produits qualifiés de participatifs (dits « islamiques ») est-elle de nature à stimuler l’investissement industriel au Maroc ?

24. Source : http://www.elhyani.net/tgv-au-maroc-a-quoi-bon/. Ce projet a suscité de nombreuses critiques au Maroc sur son utilité pour le citoyen moyen, étant donné le montant très élevé de son investissement qui pouvait être utilisé dans des projets plus impérieux pour l’ensemble de la population. Dans ce projet, l’État marocain devait contribuer à hauteur de 5,8 milliards de dirhams, la France et l’UE devraient, respectivement, faire un don de 1,9 million de dirhams et de 12,3 millions de dirhams sous forme de prêts octroyés par la France et la Banque européenne d’investissement. 25. Ce comportement est assez bien connu, mais on ne dispose pas d’estimations fiables à ce sujet. Financement du développement industriel 449

Soulignons que depuis la décennie 80, les pays du Golfe ont toujours œuvré pour l’implantation de banques islamiques au Maroc. Seulement, la réticence (non déclarée) des autorités monétaires marocaines et la résistance du lobby des banques conventionnelles n’avaient pas facilité la réalisation de tels projets (Nghaizi, 2013). C’est probablement le contexte de sous-liquidité que connaît le Maroc depuis 2007 et le faible taux de bancarisation au niveau national qui auraient fait évoluer la position des autorités monétaires. Cela a conduit le législateur à présenter en 2012 un projet de loi (26) sur l’adoption officielle des produits bancaires conformes à la Sharia Compliant (l’autorisé et l’interdit selon les principes de la loi islamique) et aux règles de The Accounting and Auditing Organisation For Islamic Financial Institutions (AAOIFI). Mais ce n’est qu’en mars 2015 que la nouvelle loi bancaire (loi n°103- 12) permet officiellement l’ouverture de banques participatives (dites aussi islamiques) proposant des financements participatifs respectant les préceptes islamiques. D’après certaines études (Souleimani, 2010), 6 % des entreprises marocaines ne travailleraient pas avec les banques du fait du non-respect de la charia et 20 % voudraient utiliser le financement islamique à la place du financement conventionnel. Les produits comme Ijara ou Mourabaha pourraient intéresser les personnes soucieuses de leur religiosité et exerçant des professions libérales avec des besoins de financement pour démarrer leur activité (médecins, avocats, etc.). Cependant, après quatre années d’existence, le marché des produits alternatifs ne dépasse pas 800 millions de dirhams : c’est un échec ! Ce montant est l’équivalent d’environ 0,1 % de l’encours global des crédits accordés à l’économie pendant l’année 2011. Le peu d’engagement des banques marocaines sur ce créneau, la « timidité » de la publicité, une fiscalité décourageante et des mensualités de remboursement plus élevées que le crédit immobilier conventionnel expliquent en partie cet échec (tableau 4). En définitive, les produits bancaires alternatifshalal s’avèrent plus chers que les produits classiques !

26. Il vise l’instauration au Maroc d’un segment de marché bancaire et financier islamique regroupant des banques d’investissement et de financement, des assurances (sukuk) et des institutions financières assimilées telles que les fonds d’investissement, les sociétés de gestion d’actifs, etc. 450 Industrialisation et développement

Tableau 4 Développement très faible de la finance participative au Maroc en 2014

Fort potentiel pour le Maroc dans la région (en milliards de dollars) Total actifs bancaires Banque Entreprises Fonds Pays islamiques islamique Takaful islamique Algérie N.C. 2 1 0 Égypte 11,6 4 5 12 Libye N.C. 0 1 0 Maroc 0 0 0 2 Tunisie 0,6 3 2 3 Total Afrique du Nord 12,2 9 9 17 Monde 985,1 363 216 636 Part Afrique du Nord 1,20 2,50 4,20 2,70 dans le monde (en %)

Source : http://www.leconomiste.com/article/961515-finance-islamiquele-maroc-futur-hub-regional

Après l’échec du démarrage, y a-t-il des raisons de croire à un meilleur avenir pour les produits alternatifs au Maroc pouvant soutenir le financement de l’investissement industriel des entreprises voulu par les pouvoirs publics ? Le constat est qu’en 2015 la finance islamique s’institutionnalise au sein de la place financière internationale de Casablanca. Au plan macro-économique, la politique monétaire de BAM peut également relancer, via les taux d’intérêt directeurs, le crédit bancaire à destination des entreprises marocaines aidant en cela à relever le défi de l’industrialisation du pays.

3. Transmission de la politique monétaire et de change par le canal du crédit à l’économie 3.1. Rôle de la politique monétaire et du crédit dans l’incitation à l’investissement industriel La mission première de BAM, la garantie de la stabilité des prix, a été institutionnellement renforcée depuis son indépendance en 2006. Mais BAM est aussi fondée d’accompagner le développement économique du pays par une politique incitatrice de taux d’intérêt directeur et par les autres instruments indirects comme le taux de la réserve monétaire. BAM a comme objectif opérationnel le maintien du taux interbancaire à l’intérieur d’un corridor formé par un taux plafond, le taux des facilités d’avances à 24 heures, et un taux plancher, le taux des facilités de dépôts. Financement du développement industriel 451

In fine, BAM cherche à influer sur les taux d’intérêt et donc sur le coût et le volume des crédits octroyés par le secteur bancaire à l’économie marocaine. Il s’agit du mécanisme de transmission de la politique monétaire par le taux interbancaire. Ce taux est un baromètre des conditions de refinancement des banques sur le marché interbancaire. Il influe sur le coût de leurs ressources et sert, en définitive, de benchmark pour la fixation des taux d’intérêt débiteurs et créditeurs appliqués aux entreprises, ménages et autres agents économiques. Dans une étude (27), BAM (rapport 2014) s’interroge sur la compatibilité du rythme de croissance du crédit bancaire avec son niveau d’équilibre à long terme par rapport à ses déterminants macroéconomiques qui sont, notamment, la croissance économique et le taux d’intérêt. Elle a expliqué le ralentissement du crédit bancaire depuis 2008 par celui de la croissance non agricole, dont la progression est restée inférieure à son niveau potentiel de long terme. En effet, selon les chiffres de BAM, le crédit bancaire a augmenté de 8,6 % entre 1995 et 2006, mais à partir de 2008, son rythme a décru de façon continue, passant de 10,6 % en 2011 à 3,9 % en 2013 et à 2,2 % en 2014. Observons également que la progression globale des prêts en 2014 ne profite pas à tous les secteurs et agents économiques (graphique 17).

Graphique 17 Contribution des agents économiques à la croissance du crédit bancaire (en glissement annuel)

(Point %) 28

24

20

16

12

8

4

0 déc. déc. fév. mars avr. mai juin juil. août sept. oct. nov. déc. -4 2013 2014 2014 2014 2014 2014 2014 2014 2014 2014 2014 2014 2014

Sociétés privées Ménages Secteur public

Source : Bank Al-Maghrib (2014), Rapport.

27. BAM a estimé la fonction de demande du crédit par un modèle VECM en fonction des trois variables : le PIB non agricole, les taux d’intérêt et l‘indice boursier du secteur immobilier. 452 Industrialisation et développement

Selon la théorie économique standard, l’instrument du taux d’intérêt, à travers le canal du crédit, revêt toute son importance dans la mise en place d’une politique volontariste d’industrialisation du Maroc à l’horizon 2020. Il assure la transmission des chocs monétaires à l’économie réelle. Cependant, dans les faits, force est de constater que la lutte contre l’inflation menée par BAM, au lieu de conduire à une baisse du coût du crédit, a entraîné un phénomène de rationnement de celui-ci, surtout pour les petites et moyennes entreprises marocaines (Taouil, 2008). Ces contraintes sur le coût de financement et le volume des crédits sont de nature à décourager l’investissement industriel. La transmission de la variation des taux d’intérêt directeurs de BAM via le canal du crédit n’opère pas comme attendu par la théorie. C’est aussi la conclusion à laquelle nous sommes arrivés dans notre étude sur le rôle du crédit dans la transmission de la politique monétaire au Maroc (Moumni et Nahhal, 2012). En effet, les résultats de notre modèle VAR simple (consistant en une analyse de l’impact de chocs orthogonaux émanant de variables de politiques monétaires réputées exogènes sur les variables macroéconomiques) sur la période allant du premier trimestre 1994 au premier trimestre 2013 montrent une faiblesse, voire un dysfonctionnement au niveau de la transmission par le canal du crédit bancaire. Dans ces conditions, une politique de change appropriée en stimulant les exportations et en augmentant les rentrées de devises pourrait-elle faciliter le financement de l’industrialisation du pays ?

3.2. L’impact de la politique de change sur le financement de l’industrialisation

Dans le train des réformes pour la libéralisation financière et en cohérence avec l’ouverture de l’économie marocaine sur l’extérieur, le Maroc a instauré, en 1993, la convertibilité du dirham pour les opérations courantes. De même, depuis 1996, la libéralisation progressive du régime de change s’est traduite par l’ouverture du marché des changes, la fin du monopole de BAM dans la cotation du dirham et, de façon partielle, de la gestion des avoirs en devises. La tentation d’utiliser la sous-évaluation de la monnaie (guerre des monnaies) comme outil de compétitivité pour dynamiser les exportations est présente dans tous les pays du monde quel que soit le niveau d’industrialisation. Les grands émergents comme l’Inde ou la Chine ont entretenu des politiques de sous-évaluation de leurs monnaies. Par exemple, au début de la décennie 90, la croissance économique en Chine a été facilitée par une très forte dévaluation du yuan. Le Maroc peut-il aussi user de la stratégie de la dévaluation ? Financement du développement industriel 453

Actuellement, le régime de change du dirham est fixe mais ajustable par BAM par rapport à un panier de devises reflétant le poids économique des principaux partenaires commerciaux du Maroc. Après plusieurs dévaluations durant les décennies 80 et 90, les autorités monétaires envisagent aujourd’hui d’entamer, à l’instar d’un certain nombre de pays émergents, un processus progressif de flexibilité de change du dirham susceptible d’améliorer la compétitivité des exportations marocaines et permettant d’atteindre une structure soutenable de la balance des paiements. La flexibilité totale du taux de change du dirham requiert au préalable la mise en place du ciblage de l’inflation. Pour les partisans de cette évolution, la convertibilité totale du dirham serait de nature à faire mieux supporter les chocs externes à l’économie marocaine. Mais pour nous, malgré les différentes mesures de libéralisation du change adoptées jusqu’à présent, le choix d’une flexibilité totale pour le Maroc paraît aujourd’hui « relativement périlleux » à cause de la structure de son économie. Celle-ci se caractérise par une dette extérieure totale du secteur public importante avoisinant 25 % du PIB et une instabilité des réserves de changes en termes de mois d’importations pouvant chuter de 9 à 4 mois (graphique 18). A cela s’ajoute une dépendance à l’égard des transferts des résidents marocains à l’étranger (autour de 10 % en moyenne du PIB), du tourisme (une tendance moyenne de 10 % du PIB) et des conditions climatiques, étant donné le poids de l’agriculture dans le PIB (environ 16 %). Observons également que le déficit commercial du Maroc peut atteindre en moyenne 25 % de son PIB. Les éléments de dépendance vis-à-vis de l’extérieur (transferts des RME et tourisme) – ne dépendant pas directement de la compétitivité économique – et des conditions climatiques ont un poids cumulé significatif dans son PIB (près de 36 %).

Graphique 18 Évolution des réserves de changes du Maroc de 2007 à 2014 (en mois d’importations)

9,0 8,0 7,0 6,0 5,0 4,0 3,0 2,0 1,0 0,0 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

Source : Banque mondiale (2015) et H. Smak (2016). 454 Industrialisation et développement

De notre point de vue, l’économie marocaine n’est pas suffisamment résiliente pour supporter les chocs du régime de change flexible (Moumni, 2014). Ce genre de régime est, certes, favorable à l’importation de capitaux pouvant faciliter le financement de l’investissement qui constitue un des moteurs de la croissance. Cependant, les mouvements volatils d’entrée et de sortie de capitaux à court terme induiraient des risques d’instabilité interne et de forte fluctuation du taux de change préjudiciables pour le dirham. Les crises de change dans les nombreux pays, émergents ou développés qui ont tenté cette expérience (crise mexicaine du peso en 1994, crise asiatique de 1997) et celle très aiguë du SME en 1992-1993 devraient inciter les autorités monétaires marocaines à la prudence. Ainsi, les autorités monétaires marocaines, appuyées par le FMI, envisagent une transition graduelle (en trois étapes) vers la flexibilisation du régime des changes du dirham à l’horizon, plutôt large, de sept à quinze ans. Cependant, un certain nombre de carences d’ordre institutionnel ne permettent pas de réunir les conditions préalables et nécessaires à cette transition. La littérature met en avant au moins trois conditions préalables pour augmenter les chances de réussir le passage au régime de change flexible. Avec Hassan Esmak (2016) nous résumons ces conditions : le développement d’un marché des changes liquide et profond, une gestion des réserves de change officielles appropriée et l’adoption d’une stratégie monétaire et d’ancrage nominal garantissant une stabilité des prix et conférant une certaine crédibilité aux autorités monétaires. Si les politiques monétaires et de change de BAM ont des effets limités sur l’octroi des crédits à l’investissement industriel, alors une politique incitative de l’épargne à long terme au niveau national devient indispensable.

3.3. Existe-t-il une politique incitative de l’épargne à long terme au Maroc ? La politique de l’épargne est cruciale dans un pays en développement comme le Maroc. Les dépôts des ménages sont-ils alloués efficacement aux investissements de long terme dans l’industrie marocaine ? La littérature économique considère le ménage comme étant « l’investisseur en dernier ressort ». Est-il en mesure de mobiliser son épargne pour contribuer au renforcement des fonds propres des entreprises industrielles marocaines ? La question du financement de l’investissement par l’épargne se pose à l’échelle mondiale (28). Depuis une quinzaine d’années, le monde connaît

28. Se référer sur cette question au rapport du Conseil d’analyse économique (2010), « Investissements et investisseurs de long terme ». Financement du développement industriel 455 une situation de déséquilibre entre l’épargne et l’investissement, affectant le rythme de la croissance à l’échelle de la planète. Il semble que l’on soit dans la situation d’un excédent mondial de l’épargne et d’une insuffisance mondiale de l’investissement. L’économie mondiale se trouverait en présence de capacités de production excédentaires et d’une insuffisance de la demande globale qui se traduit par l’existence d’une épargne « forcée » (CAE, 2010). Quid de la situation au Maroc ? Au plan macro-économique, en 2014, malgré l’augmentation des dépenses d’équipement du Trésor de 9 %, l’investissement a baissé de 4 %, à cause essentiellement de la diminution de l’investissement privé en raison des anticipations d’une conjoncture économique défavorable (graphique 19).

Graphique 19 Évolution du taux d’investissement (en % du PIB)

40

35

30

25

20

15

10

5

0 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

FBCF Variation des stocks

Source : Bank Al-Maghrib (2014), Rapport.

En 2014, le taux de l’épargne nationale ressort à 24,7 % du revenu national brut disponible (RNBD). Il reste inférieur au taux d’investissement qui est de 32,2 % du PIB (contre 34,7 % en 2013) (graphiques 20 et 21 et tableau 5). Ce déséquilibre entre l’épargne et l’investissement engendre en 2014 un besoin de financement de l’économie de 5,8 % du PIB (contre 7,7 % en 2013). 456 Industrialisation et développement

Graphique 20 Évolution de l’épargne nationale

(en milliards de dirhams) (en % du RNBD) 250 32 245 30 240 235 28 230 26 225 220 24 215 22 210 205 20 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

Epargne nationale Taux d’épargne en % du RNBD

Graphique 21 Besoin/capacité de financement

(en milliards de dirhams) (en % du PIB) 0 0 -10 -1 -20 -2 -30 -3 -40 -4 -50 -5 -60 -6 -70 -7 -80 -8 -90 -9 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

Besoin/capacité de financement Besoin/capacité de financement (en % du PIB)

Source : Bank Al-Maghrib (2014), Rapport.

Tableau 5 Structure de l’épargne nationale brute

Moyenne Moyenne (En %) 90-94 95-99 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 00-07 08-13 Epargne intérieure brute 82,6 86,8 83,1 77,6 80,3 79,9 77,9 74,9 74,5 72,2 75,2 81,6 82,5 81,9 81,8 78,8 76,9 80,3 Epargne de l’État (1) 15,0 13,1 6,6 19,3 4,3 6,7 6,7 1,5 10,9 17,6 20,0 15,1 12,3 7,4 2,6 6,9 9,5 10,8 Autres épargnes intérieures 67,6 73,7 76,5 58,3 76,1 73,2 71,2 73,4 63,6 54,6 55,1 66,6 70,2 74,5 79,1 71,9 67,4 69,5 Epargne extérieure 17,4 13,2 16,9 22,4 19,7 20,1 22,1 25,1 25,5 27,8 24,8 18,4 17,5 18,1 18,2 21,2 23,1 19,7 Epargne nationale brute 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 Taux d’épargne nationale brute (2) 23,5 22,8 23,3 28,5 28,0 28,9 29,0 28,7 29,7 29,7 30,4 28,6 29,0 26,6 24,4 25,2 28,5 27,2 Taux d’épargne intérieure brute (3) 20,2 20,4 20,2 23,6 23,8 24,5 24,2 23,2 24,0 23,4 24,7 24,7 25,2 22,8 20,9 20,9 23,4 23,1 Epargne nationale brute en % du PIB 24,5 23,5 24,3 30,4 29,7 30,7 31,0 31,0 32,2 32,4 32,9 30,2 30,5 27,9 25,5 26,6 30,5 28,8

Source : Ministère de l’Économie et des Finances (2015), « Tableaux de bord des indicateurs macroéconomiques », Direction des études et des prévisions financières, www.finances.gov.ma/depf/depf.htm. (1) C’est le solde ordinaire du budget de l’État. (2) L’épargne nationale brute rapportée au revenu national brut disponible. (3) L’épargne intérieure brute rapportée au PIB. Financement du développement industriel 457

La question de l’existence au Maroc d’une politique fiscale suffisamment incitative mise au service de l’intérêt général est importante. Le constat fait aujourd’hui n’est pas très heureux. On estime à environ deux tiers l’épargne intérieure qui serait liquide et placée à court terme dans les banques ; elle n’est donc pas adaptée au financement de moyen et long terme de l’investissement industriel. C’est par la levée de ces rigidités et distorsions, entre autres, que les pouvoirs publics et les institutions financières parviendront à mobiliser, à transformer et à transférer l’épargne nationale vers le financement des investissements des entreprises, renforçant ainsi le plan d’accélération industrielle promu par le Maroc à l’horizon de 2020. Mais après sa mobilisation, le transfert efficace de l’épargne nationale vers les entreprises doit transiter, notamment, par l’intermédiaire d’un secteur bancaire concurrentiel offrant un coût de financement soutenable pour les entreprises marocaines.

3.4. La concentration du système bancaire est-elle une source d’inefficience dans le financement de l’industrie ? Par la fonction de transformation des dépôts à court terme en crédit à long terme, par le pouvoir de création monétaire qu’elles seules détiennent, les banques assurent le financement des investissements industriels des entreprises. Elles jouent un rôle capital dans le financement de l’économie. Mais la concentration du système bancaire peut être source de rigidité et d’inefficience entravant les financements à la disposition des entreprises industrielles et de l’économie en général. Qu’en est-il pour le Maroc ? Depuis l’indépendance du pays, le système bancaire marocain a vécu divers épisodes de concentration et d’ouverture de capital. Les banques étaient au nombre de 62 sous le Protectorat. Entre 2000 et 2012, ce nombre est passé de 21 à 19. Mais cinq grands groupes bancaires dominent le marché du crédit au Maroc. L’offre de crédit est concentrée. La part de marché des cinq premières banques est passée de 60,4 % en 2002 à 81 % en 2012. Tandis que la demande est toujours le fait de grandes entreprises (82 % de la demande en 2010) et d’une très large majorité de TPME (18 % de la demande en 2010). Le système bancaire marocain est-il oligopolistique ? Pour appréhender la question de la concentration du secteur bancaire au Maroc, nous nous appuyons sur le rapport de synthèse (29) réalisé par le Conseil de la concurrence (2013). Le premier constat est que les banques

29. Conseil de la concurrence (2013), « Étude sur la concurrentiabilité du secteur bancaire au Maroc », rapport de synthèse. 458 Industrialisation et développement marocaines ont étendu leur réseau pour être plus proches de leurs clients et améliorer la collecte des dépôts. Le nombre des guichets (y compris les guichets de Barid Al Maghrib) est passé de 1 703 en 2000 à 5 447 en 2012. Mais le secteur bancaire marocain n’est pas homogène du point de vue réseau, les groupes bancaires dominants comptent les réseaux les plus denses au Maroc. L’étude du Conseil de la concurrence, citée plus haut, a mesuré la concentration du secteur bancaire marocain entre 2005 et 2011 à l’aide des indices (30) suivants : la part de marché des n premiers opérateurs et l’indice d’Herfindahl Hirschmann (IHH). Les auteurs de cette étude ont utilisé comme base le produit net bancaire (PNB), le total du bilan, les dépôts collectés et les crédits octroyés. D’après cette étude, sur la base du PNB, le marché marocain est concentré : deux banques, Attijariwafa bank (AWB) et Crédit populaire du Maroc (BP), réalisent environ 50 % du PNB sectoriel ; elles détiennent respectivement 25 % et 24,2 % de parts de marché. En ajoutant la BMCE et la SG, à elles quatre elles détiennent 70 % du PNB de ce secteur. Le calcul du niveau de concentration sur la base des dépôts collectés conforte la place de premières banques pour BP et AWB avec 51,3 % du total sectoriel et 73,7 % pour les quatre (AWB, BP, BMCE et la SG). Pour ce qui est des crédits octroyés, l’étude distingue les banques des sociétés de financement spécialisées. En termes de part de marché, les banques réalisent 87 % du total sectoriel, contre 13 % pour les sociétés de crédit. Ces indices de concentration font apparaître globalement un secteur bancaire oligopolistique : les deux premières banques (AWB et BP) totalisent près de 50 % du secteur et environ 70 % lorsqu’elles sont quatre (AWB, BP, BMCE et la SG). Dans un article (31) de presse en 2014, le président du Conseil de la concurrence, Abdellali Benamour, avait qualifié le secteur bancaire marocain de « oligopole avec frange compétitive ». Si cette concentration se traduit par des taux d’intérêt plus onéreux et des exigences de garanties élevées demandées aux entreprises, cela est de nature à pénaliser le financement de l’investissement industriel au Maroc. Il conviendra donc de corriger cette inefficience pour assoir le plan d’accélération industrielle du Maroc sur un système de financement plus efficace.

30. L’indice « part de marché des n premiers opérateurs » mesure le poids économique des deux (si n = 2), des cinq (si n = 5) premières banques du marché. Pour le 2e indice, si IHH = 1 c’est un monopole, si IHH tend vers 0 le nombre de banques est très élevé : c’est un marché atomisé. 31. http://www.menara.ma/fr/2014/08/11/1305606-le-secteur-bancaire-marocain-correspond- %C3AO-un oligopole-avec-frange-comp %C3A9titive-rapport.html. Financement du développement industriel 459

Nous déduisons de ce qui précède qu’en définitive le fonctionnement du système bancaire et financier ainsi que le caractère familial de l’entreprise conditionnent la structure par mode de financement des firmes marocaines.

3.5. Structure par mode de financement des entreprises marocaines L’objet de ce chapitre est de s’interroger, notamment, sur la capacité et l’efficacité des banques et de la bourse à mobiliser, transformer et transférer l’épargne des ménages et des autres agents à capacité excédentaire vers les entreprises marocaines pour financer leurs investissements industriels à long terme. La structure par mode de financement permet de synthétiser l’importance relative des différentes sources mises à la disposition de ces entreprises. Observons que cinq ans après l’enquête menée par Sâad Belghazi en 1998 sur un échantillon de 370 entreprises, l’étude de H. Alaoui Mrani et I. Boumahdi (2003) apporte un éclairage sur l’évolution de la structure par type de financement des entreprises marocaines faisant apparaître une contribution très marginale de la bourse (3 % sous forme d’actions et 1 % d’obligations) et le rôle prépondérant de l’autofinancement et des prêts bancaires (graphique 22).

Graphique 22 Mode de financement des entreprises marocaines en 2003

Autofinancement Augmentation de capital Prêt de la maison-mère Prêt bancaire Emission d’obligations Crédit fournisseur Leasing

Source : H. Alaoui Mrani et I. Boumahdi (2003), « Analyse du mode de financement, de la productivité et du coût de la main-d’œuvre des entreprises industrielles au Maroc », Ministère des Finances et de la Privatisation, Document de travail n° 94.

Dans ce chapitre nous avons mis en évidence les rigidités, distorsions et inefficiences dans l’allocation des ressources rendant plus difficile l’accès pour les entreprises marocaines aux financements de l’industrie. Mais ces facteurs de rigidité et de distorsion touchent également l’insuffisance de l’investissement dans le capital humain et le développement des institutions crédibles, la corruption, la règlementation administrative, l’accès aux infrastructures (de 460 Industrialisation et développement toutes sortes aussi bien routières que digitales comme l’accès à l’informatique et à internet) et la disponibilité des ressources humaines compétentes en adéquation avec les besoins de l’entreprise (tableau 6).

Tableau 6 Facteurs de rigidité, de blocage et d’inefficience des sources de financement des entreprises marocaines

Principales – Les contraintes de financement sont au premier rang des contraintes caractéristiques des rencontrées (pour 58,8 % des enquêtés du programme Moukawalati entreprises marocaines de création de petites et micro-entreprises). – L’inefficience dans l’allocation des ressources. – La majorité des TPME ont une structure et un management de type familial où l’entrepreneur est le dirigeant. – La confusion entre le patrimoine de la famille et de celui l’entreprise. – La forte intensité en main-d’œuvre des entreprises industrielles. – La faiblesse des fonds propres et l’insuffisance de trésorerie. – L’absence de financement par les marchés financiers. – L’importance des concours bancaires et des crédits commerciaux. – La faible capacité à faire face aux retournements de conjoncture économique. – La confrontation au mauvais climat général des affaires. Facteurs – Principaux facteurs de distorsion, de rigidité et d’inefficience dans le financement. Principales sources de financement Fonds propres – Entreprises individuelles, absence d’actionnaires et insuffisance de fonds de roulement impliquant des difficultés récurrentes de trésorerie. Crédit bancaire – Garanties exigées importantes et coût de financement élevé. – Faible capacité à fournir l’information aux banques pour l’évaluation correcte de leurs projets entraînant asymétries d’information et rationnement du crédit bancaire. – Structure oligopolistique du système bancaire : deux banques (AWB et BP) réalisent près de 50 % du PNB sectoriel. – Faiblesse et lenteur de transmission de la politique monétaire par le canal du crédit. Financement par le – Craintes de perte du contrôle et hostilité face à l’exigence de marché des actions transparence dans la publication des comptes. – Faible transparence aussi de l’Autorité des marchés et relative indulgence à l’égard des entreprises ne respectant pas l’obligation de communication financière. – Détérioration de la confiance des investisseurs. – Les entreprises familiales affichent une modernité de façade, mais la tradition et la culture, voire « l’archaïsme », l’emportent. – Pour des raisons socioculturelles les entreprises familiales tiennent « viscéralement » à garder le secret sur leurs comptes. – Dans les années 90, 18 sociétés sur 63 ont choisi la radiation pour ne pas publier leurs comptes. Financement du développement industriel 461

Financement par le – Petite taille des entreprises. marché des actions – Absence d’incitation à l’introduction en Bourse d’entreprise à capitaux (suite) majoritairement publics comme l’OCP. – Absence de la cote de certains secteurs comme l’aérien, l’agriculture ou le textile. – Seuil minimum élevé et règles complexes d’introduction en bourse – Processus d’introduction en bourse trop long : entre 6 et 8 mois. – Insuffisance de liquidité du marché actions : problématique urgente – Faible prévisibilité de la performance financière des entreprises à moyen et long terme. – Tendance des investisseurs marocains à préférer les placements à court terme et la spéculation immobilière. – Domination du marché central par les institutionnels. – En 2016, les investisseurs particuliers ne contribuent qu’à environ 2 % des échanges, contre 25 % en 2008. Financement par les – Conditions d’admission : statut de société anonyme (SA) et seuil obligations minimal d’émission élevé. – L’opacité sur l’information : peu d’accès des analystes et de la presse aux statistiques nécessaires aux investisseurs. – Absence de teneurs de marché (market makers). – Absence de notation des émetteurs et des dettes pour une meilleure gestion des risques des investisseurs. L’affacturage – Critères très exigeants d’exigibilité en matière de taille et de chiffre d’affaires des entreprises adhérentes. Microcrédit – Conditions d’éligibilité et de remboursement ainsi que le coût encore très élevé des taux d’intérêt. – Ne concerne pas nécessairement les plus pauvres parmi les pauvres. – Insuffisance de contrôle se traduisant par l’insolvabilité des clients. – Soutenabilité du double objectif de viabilité financière et de développement social. – Structure d’ONG (à l’origine) se heurtant à leur transformation institutionnelle et interrogeant la compatibilité entre la visée sociale des IMF et la viabilité financière garantissant leur pérennité.

Source : l’auteur.

Conclusion

Il ressort de notre travail que ni les banques, qui ont le pouvoir de création monétaire (que le marché n’a pas) ni le marché financier ne réussissent suffisamment à transformer les dépôts en crédits et à mobiliser l’épargne pour le financement de l’investissement industriel au Maroc. En effet, l’environnement financier marocain, caractérisé par le phénomène d’asymétrie d’information, produit des situations de rationnement du crédit. Une politique incitative de l’épargne privée longue doit être mise en place par les pouvoirs publics et le système financier. Le constat est qu’au plan macroéconomique, depuis fin 2006, l’épargne nationale ne permet plus de couvrir l’investissement global du Maroc (schéma 6). De surcroît, l’essentiel de cette épargne est placée à court terme. 462 Industrialisation et développement

Cette insuffisance dans le financement de l’investissement entraîne au niveau macroéconomique un certain retard dans l’industrialisation du pays. Les pouvoirs publics ayant pris conscience du retard accumulé en matière d’industrialisation du Maroc ont annoncé, en 2014, le lancement d’un programme d’accélération industrielle (PAI) à l’horizon 2020 s’appuyant, notamment, sur les PME-PMI. Notre travail a permis d’identifier les difficultés d’accès aux financements des entreprises industrielles au Maroc. Mais les rigidités et distorsions relevées concernent également en amont les autres volets de l’entreprise, à commencer par la définition même de la PME (32) dont il faudra mieux préciser les contours. La présence, très importante, des micro-entreprises et des acteurs économiques travaillant dans l’informel (33) complique la délimitation des PME et des TPE. Ces rigidités et distorsions constituent autant de freins à l’industrialisation du Maroc. Ainsi comme le souligne, à juste titre, Dani Rodrik (2012) : « Sans l’impulsion de l’industrialisation, le décollage économique devient problématique. Mais sans un investissement soutenu dans le capital humain et la construction institutionnelle, la croissance est un feu de paille. » Certaines rigidités et distorsions sont au cœur même de la gouvernance des entreprises. La persistance des méthodes de management de type familial dans les PME-TPE pénalise leurs performances économiques et leur compétitivité. Cela réduit par conséquent leurs investissements à long terme dans le nouveau contexte, très concurrentiel, marqué par la mondialisation. Par exemple, la crainte de perte de leur contrôle, l’exigence de transparence que requiert la cotation en bourse nécessitant la publication des comptes et l’inconvénient de leur petite taille (laissant penser que la Bourse serait réservée aux grandes entreprises) peuvent expliquer la réticence des PME-PMI à l’égard du financement par les marchés de capitaux. Mais il est aussi établi que, malgré sa modernisation durant les trois dernières décennies, le système bancaire et financier marocain n’a pas encore atteint la maturité institutionnelle, la profondeur et la liquidité lui permettant d’assurer une allocation efficiente des ressources. L’amélioration de l’accès des entreprises industrielles marocaines au financement bancaire passe notamment par l’instauration d’une relation de confiance à long terme entre les dirigeants

32. Au Maroc la définition de la PME privilégie le critère du chiffre d’affaires sur le nombre de salariés de l’entreprise. 33. Bien qu’il soit très difficile de quantifier ce phénomène, l’ordre de grandeur des entités opérant dans l’informel est estimé à environ 80 % du total des entreprises formant le tissu économique marocain. Financement du développement industriel 463 des entreprises (jouant pleinement le jeu sur l’information) et les chargés d’affaires des banques, permettant une meilleure évaluation des projets pour une tarification plus juste du risque pour la banque. L’objectif étant d’arriver à une réduction de l’asymétrie d’information et son corolaire, la politique de rationnement du crédit bancaire. Par ailleurs, les garanties personnelles exigées par les banques pour l’obtention des crédits s’avèrent être un frein au développement des entreprises. Ne faudra-t-il pas élargir la procédure de cautionnement de la CCG à plus d’entreprises ? Ne faudra-il pas envisager, en parallèle au système bancaire classique, l’existence d’un réseau de sociétés de microfinance mieux adapté aux besoins des micro-entrepreneurs et des acteurs de l’informel ? Aussi, pour pallier ces inefficiences, il faut noter les initiatives (tous azimuts) de la bourse de Casablanca œuvrant ces dernières années à mettre la PME-PMI au centre de ses priorités en encourageant et en facilitant son accès au marché financier. La signature d’un partenariat, en juin 2015, avec l’Agence Maroc-PME et avec l’Association professionnelle des sociétés de bourse (APSB) va dans ce sens. De même, dans la continuité de sa politique en faveur des entreprises à fort potentiel de croissance, la bourse de Casablanca accorde, à certaines conditions, depuis 2012 une subvention de 500 000 dirhams aux PME pour leur introduction en bourse. Dans le même ordre d’idée, CFC collabore depuis 2014 avec le London Stock Exchange (LES) en vue du lancement d’un marché dédié aux PME, en labélisant celles qui souhaitent accéder au marché financier pour accompagner leur développement industriel. En plus des changements attendus et nécessaires dans les méthodes de management des entreprises marocaines et de l’adaptation des systèmes de financement bancaire et boursier, l’État est, désormais, le troisième pilier de ce triptyque. A l’instar des pays développés et des grands émergents comme la Chine et l’Inde, la puissance publique marocaine a un rôle de premier plan à jouer dans la mise en place institutionnelle et dans le financement dual de l’innovation industrielle. Par exemple, pour accélérer son industrialisation au milieu des années 90, la Chine a dû renforcer sa régulation financière, tout en s’appuyant sur une très forte dévaluation de sa monnaie (Aglietta et Bai, 2012). En 1995, la Chine s’est dotée d’une importante loi sur les banques lui permettant de donner le statut de banque commerciale à ses quatre banques publiques (Industrial and Commercial Bank of China, China Construction Bank, Bank of China et Bank of Communication). Ce statut leur confère la responsabilité dans la gestion et les risques pris dans les financements. Dans cette nouvelle 464 Industrialisation et développement régulation, les autorités chinoises ont substitué au financement public d’importants projets d’infrastructures celui de trois banques nouvellement créées. Elles ont également créé, en 2003, leur régulateur bancaire (China Banking Regulatory Commission, CBRC) pour gérer les pertes des banques publiques. Il a fallu dix ans au système bancaire chinois pour résorber les prêts non performants, accumulés par les anciennes banques publiques, par le transfert des créances douteuses à des bad banks (Asset Management Corporation) et ensuite par une recapitalisation du gouvernement. A l’instar de la Chine, le Maroc vise à jouer dans ce système de financement dual la carte de la R&D aussi bien dans la mise en place de la stratégie « Maroc innovation » que dans différents plans sectoriels. Le budget R&D est passé de 3 milliards de dirhams en 2006 à 5 milliards en 2010, soit 0,73 % du PIB. Le gouvernement ambitionne de le porter à 1 % en 2016. Cet engagement de la puissance publique doit se poursuivre ; il constitue un levier permettant de stimuler le processus long et difficile d’industrialisation du Maroc. Après la prise de conscience de la nécessité pour l’entreprise marocaine de faire sa mue en matière de gouvernance notamment, l’Agence Maroc-PME, la bourse de Casablanca et l’État en combinant leurs initiatives sont à même de faciliter et d’impulser les financements des entreprises afin d’enclencher le rattrapage du retard industriel du Maroc.

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Auteurs

Safae Aissaoui, Professeur habilité, Université Hassan II de Casablanca, Laboratoire économie du dévelomement (LED), Maroc, [email protected] Safae Akodad, Doctorante, Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales, Agdal, Université Mohammed V de Rabat, LED, Maroc, s.akodad@ gmail.com Anass Alaoui Mdaghri, LED (LED), Rabat, Faculté des Sciences juridiques, économiques et sociales, Agdal, Université Mohammed V de Rabat, Maroc, [email protected] Khadija Askour, Professeur à l’Institut supérieur international du tourisme de Tanger, LED, Maroc, [email protected] Laurence Baraldi, Maître de conférences, Directrice adjointe de la Faculté d’Economie à l’Université Grenoble-Alpes, France, laurence.baraldi@univ- grenoble-alpes.fr Bernard Billaudot, Professeur émérite, CREG (Centre de recherche en économie de Grenoble), Université Grenoble-Alpes, France, LED, Maroc, [email protected] Lahcen El Ameli, Professeur visiteur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II et à l’Université internationale de Rabat, Maroc, elamelilahcen@ gmail.com Noureddine El Aoufi, Professeur à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales, Université Mohammed V de Rabat, LED, membre de l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques, Maroc, noureddine. [email protected] Issam El Filali, Enseignant-chercheur à l’École nationale de commerce et de gestion, Université Chouaïb Doukkali d’El Jadida, LED) Maroc, issam_ [email protected] Saïd Hanchane, Professeur à la Faculté de gouvernance sciences économiques et sociales, Université Mohammed VI Polytechnique, Benguerir, LED, Maroc, [email protected] Pauline Lectard, Maîtresse de conférences à l’Université de Montpellier (ART-Dev, UMR 5281), France. Anass Mahfoudi, Chercheur au LED, Maroc, [email protected] 472 Industrialisation et développement

Nicolas Moumni, Maître de conférences HDR, CRIISEA, Université de Picardie Jules-Verne, Amiens, France, LED, Maroc, nicolas.moumni@u- picardie.fr Alain Piveteau, Chargé de recherche à l’IRD, France, LED, Maroc. Mohamed Soual, Chief Economist OCP, Maroc, [email protected] Outmane Soussi Noufail, Enseignant-chercheur, Laboratoire finances, entrepreneuriat et développement, Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales, Salé, Université Mohammed V de Rabat, Maroc, [email protected] Redouane Taouil, Professeur des universités à l’Université Grenoble-Alpes, France, Membre de l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques, LED, Maroc, [email protected] Hanane Touzani, LED (LED), Rabat, Université Mohammed V de Rabat, Maroc, [email protected] Eric Verdier, Directeur de recherche émérite au CNRS, CNRS et Aix- Marseille Université, Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST), France, [email protected] L’ouvrage Made in Maroc Made in Monde rassemble l’ensemble des travaux effectués dans le cadre du programme de recherche « Made in Morocco : industrialisation et développement » qui s’est déroulé, en temps effectif, sur la période 2013-2018 et les résultats auxquels ces travaux ont conduit. Il se compose de trois volumes formant une totalité qui « n’est pas autre chose que la pluralité considérée comme unité » (au sens de Kant). Autour de la problématique générale de l’industrialisation dans sa double relation avec les exigences du développement national, d’une part, et avec les contraintes imposées par la mondialisation, d’autre part, ce programme a conjugué une diversité d’approches, de niveaux d’analyse, d’outils et de modes d’investigation soutenus par des hypothèses de travail élaborées de concert, au cours de plusieurs séminaires méthodologiques, par une quarantaine de chercheurs et de doctorants.

Ce premier volume porte sur la problématique générale retenue qui, par définition, est théorique. Dans le premier chapitre, celle-ci est exposée en mettant en évidence son originalité au regard des enjeux majeurs nationaux et internationaux de l’économie marocaine, et il y est fait état des outils mobilisés et de la façon dont ils sont conjugués pour tester le bien-fondé de cette problématique générale. Dans les chapitres suivants, divers aspects de celle-ci sont passés Babel com, RabatBabel com, en revue et analysés : outre une mise en perspective historique de l’industrialisation au Maroc, les différentes relations qu’un processus national d’industrialisation tirée par le développement met en jeu avec le régime de politique économique, la croissance,

: 2658-803X le capital humain, l’innovation, les formes du rapport salarial, les compétences territoriales, les besoins de financement, le développement agricole, les modalités de la promotion des exportations. : 978-9920-38-211-3 ISSN 3728 ISBN MO : 2019

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