n° 169 - 18e année La lettre des Amis de Montluçon Société d’histoire et d’archéologie

Séance publique du 7 octobre 2012  [email protected] www.amis-de-montlucon.com

La commande artistique autour de 1500 : réseaux et créations en val de Loire, Berry, Bourbonnais À l’occasion de la conférence publique annuelle, les Amis de Montluçon ont accueilli Béatrice de Chancel-Bardelot, archiviste paléographe, ancien conservateur en chef des Musées de et actuellement pensionnaire de l’Institut national d’histoire de l’art. Ayant participé au commissariat scientifique des expositions « 1500 » (au Grand Palais à puis à Chicago en 2010-2011) et « 1500 » (au Musée des beaux-arts de Tours en 2012) et spécialiste de la sculpture gothique à l’époque flamboyante, Mme de Chancel-Bardelot était particulièrement qualifiée pour dresser un panorama représentatif et ciselé de ce foisonnement de la commande artistique entre vallée de la Loire, Berry et Bour- bonnais au tournant de la , du fait de ce parcours professionnel et scientifique. Avant de débuter son propos, la conférencière fait part de son plaisir de donner une communication à Montluçon, dans la ville natale de Pierre Pradel, qui a dirigé le département des Sculptures du , où elle a elle-même travaillé pendant plusieurs années.

Introduction connoté par l’Antiquité) et les médiévistes lui préfèrent l’expression de « commande artistique », retenue pour cette Au début de ses études d’histoire de l’art, on parlait conférence. Le champ géographique indiqué dans le titre de « mécénat » pour désigner la relation qui unissait un est large, et pourrait aller de Nantes à notre région. Dans puissant à un artiste. En 2001 encore, le très utile ouvrage l’un des textes introductifs de l’exposition « Tours 1500 », coordonné par Françoise Perrot, à l’occasion d’une exposi- l’expression « art ligérien » a été choisie pour désigner des tion à Souvigny, s’intitulait Espérance, le mécénat religieux œuvres produites tout au long de la vallée de la Loire, mais des ducs de Bourbon à la fin du Moyen Âge. Désormais, parfois aussi de ses affluents, comme l’Allier ou le Cher. ce terme de « mécénat » a été délibérément écarté (trop Pourtant, nul n’aurait l’idée de parler d’art ligérien pour de l’art limousin ou auvergnat. Soyons souples et tolérants en- vers ces appellations : le développement de l’érudition du À noter sur votre agenda… XIXe siècle a parfois été contraint par le découpage dépar- temental issu de la Révolution, et les travaux des sociétés Vendredi 9 novembre 2012, 20 h 30 savantes ont souvent promu de façon trop rigoureuse ces « frontières » régionales qui ne contraignaient ni les artistes, salle Salicis ni les commanditaires du Moyen Âge ou des débuts de la Olivier TROUBAT : Renaissance, en prétendant reconnaître des « écoles » artis- tiques provinciales. Remarquons d’ailleurs que les artistes Pêcheries fixes de l’Antiquité et du Haut dont il est question ont reçu des commandes, pour les uns à Moyen Âge à Saint-Victor et à Vaux : Nantes ou en Normandie, pour les autres en Champagne, à découvertes archéologiques récentes dans Lyon ou en Savoie, et qu’ils se déplaçaient, le cas échéant, le lit du Cher en fonction des lieux de pouvoir. Tours et Lyon constituent, autour de 1500, deux pôles bien identifiés : Tours grâce au séjour des rois de France et l’émergence d’une élite urbaine, Vendredi 14 décembre 2012, 20 h 30 Lyon du fait de ses foires et de ses marchands, et de son statut de ville pionnière dans le domaine de l’imprimerie salle Salicis française, pour donner aux marchands qui s’ennuyaient le Assemblée générale soir pendant leurs déplacements leurs lectures de chevet… Luc LARVARON : La période mentionnée est surtout celle des règnes de Charles VIII (1483-1498) et de Louis XII : l’un très attaché à La restauration des églises de l’Allier Tours, où son père déjà résidait volontiers, mais aussi à Am- boise ; l’autre qui a déplacé sa résidence favorite à Blois, 1 quelques dizaines de kilomètres à l’est. Béatrice de Chancel-Bardelot développe ensuite un exemple mettant en scène deux protagonistes appelés à se Tours : hôtel Goüin déplacer. Jean de Bar, ancien proche de Jacques Cœur, et à ce titre mis à l’écart par Charles VII, est un fidèle et homme de confiance de Louis XI qui lui confie les hautes charges de bailli de Touraine et de capitaine du château de Tours. En février 1462, ce seigneur berrichon commande au sculpteur Michel Colombe un ensemble de cinq statues pour orner la chapelle de son château de Baugy. Elles sont sans doute enluminées par Jean de Montluçon, peintre miniaturiste de l’entourage de Jean Colombe à Bourges. On peut se demander s’il n’est pas à l’origine de l’installation définitive de Michel Colombe à Tours, rue des Filles-Dieu, paroisse Saint-Etienne. On voit ainsi que les proches du roi, les familles princières, nobles, officiers et ecclésiastiques jouent un rôle prépondérant dans cette commande artistique. Les artistes les plus renommés sont mobiles, se déplaçant au gré des commandes, là où se trouvent les cours, royales ou princières, et les deux réseaux, commanditaires et artistes, interagissent l’un avec l’autre. Chantiers civils, chantiers religieux

Moulins : pavillon Anne de Beaujeu

Juste, qui a travaillé à Tours et Gaillon. Le plus remarquable est un plafond sculpté de trente caissons aux motifs Renaissance très différenciés, avec des scènes à emblèmes et angelots où alternent jeux d’esprit et jeux de mots. À Meillant, Charles II d’Amboise, proche conseiller de Louis XII, a fait construire une nouvelle aile, autour de Au début du XVIe siècle, le bâtiment est particulièrement 1500, particulièrement actif dans la vaste sphère ligérienne. À la réalisation du connue pour sa « tour palais ducal de Moulins (pavillon d’Anne de France construit des lions » aux emblèmes autour de 1497-1503), où apparaissent des éléments typés héraldiques « parlants », de décor à l’antique aux côtés des emblèmes héraldiques qui rappelle un peu ducaux, répondent la construction du dernier étage de la la tour des échevins à tour nord de la cathédrale Saint-Gatien (coupole achevée Bourges, tandis que le en 1507) et l’érection de maisons et d’hôtels particuliers corps de logis présente très influencés par le style importé d’Italie : l’hôtel Goüin des analogies avec l’aile (vers 1510), construction ambitieuse avec une loggia à Louis XII du château de deux niveaux et des bas-reliefs aux rinceaux Renaissance, Blois et l’hôtel Cujas à marqué par sa symétrie et sa régularité dans l’élévation Bourges. Là encore, goût comme dans le décor ; l’hôtel de Jacques de Beaune de du décor à l’italienne Semblançay, en partie détruit en 1940. À Blois, siège du (marbres de l’escalier) palais des ducs d’Orléans puis résidence royale sous Louis et tradition gothique XII et François Ier, le roi fait construire l’aile qui porte encore tardives se combinent son nom tandis que les hôtels particuliers des dignitaires et Bourges ; hôtel Lallemand, le plafond à caissons harmonieusement. officiers de la cour se multiplient : l’hôtel Sardini, l’hôtel Hurault de Cheverny ou l’hôtel d’Alluye (vers 1508), la Œuvres mobilières : tombeaux et sculptures luxueuse demeure de Florimond Robertet. L’originalité de la façade sur cour, à deux niveaux de galerie, réside surtout Depuis le haut Moyen Âge, les tombeaux de hauts dans ses médaillons de pierre. personnages jouent un rôle à la fois historique et artistique de premier plan : prenant place dans des sanctuaires À Bourges, l’hôtel Lallemant constitue un exemple prestigieux, cathédrales ou abbayes, ils sont des témoignages particulièrement abouti de ces nouveaux hôtels particuliers de la munificence des grands tout en commémorant leur de l’élite urbaine : dans la cour, on remarque un beau décor souvenir. 2 de médaillons sculptés de terre cuite, attribué à Antoine Tombeau des enfants de Charles VIII et d’Anne de Bretagne modèle répandu en Bourbonnais et dans le sud du Berry à Tours (1498-1506) (La Châtre) : elle est datée entre 1499 et 1506, grâce à la Ce tombeau a été commandé par Anne de Bretagne présence exceptionnelle du donateur, le chanoine Hugues au début du règne de Louis XII, en même temps que celui de Montjournal, seigneur de Précord. de ses parents les duc et duchesse de Bretagne. Destiné à La Vierge de la Carte l’église abbatiale Saint-Martin de Tours, il a été transféré dans la cathédrale Saint-Gatien après la Révolution. Commandée par Jacques de Beaune (v. 1457-1527), puissant financier de la couronne et grand amateur d’art Des artistes français et italiens ont concouru à sa jusqu’à sa disgrâce par François Ier, apparenté aux Ruzé et réalisation : le soubassement aux motifs très italiénisants aux Briçonnet, et maire de Tours en 1498, cette superbe qui développe l’histoire d’Hercule et de Samson est vierge de terre cuite provient de la chapelle du château de l’œuvre de Jérôme Pacherot, sculpteur d’origine toscane, la Carte et est attribuée à Michel Colombe. La relation de établi à Amboise en 1495. Les gisants, de facture plus tendresse qui unit la mère et l’enfant, l’humanité de l’enfant traditionnelle, sont attribués à l’atelier de Michel Colombe y sont rendues avec une grande subtilité. et plus particulièrement à Guillaume Regnault, son élève le plus doué. Les Vierges à l’Enfant Tombeau des parents d’Anne de Bretagne à Nantes La Vierge en pierre polychrome de la chapelle du (achevé en 1507) château de la Bourgonnière, propriété de la famille du Plessis autour de 1500, à l’harmonie chromatique proche L’entreprise, plus considérable que la précédente, de celles des peintres enlumineurs tourangeaux de cette mobilise non seulement Michel Colombe et Guillaume période, peut être rapprochée du buste d’une jeune sainte Regnault, mais également deux « tailleurs d’images » acéphale conservé au musée Anne de Beaujeu à Moulins. italiens, dont Jérôme Pacherot à nouveau. Il est remarquable par ses quatre figures des vertus cardinales, rapportées aux Un relief de la Nativité angles du tombeau, mais sans lien direct avec lui. Mis en de l’église de Dun-sur-Auron place aux Carmes de Nantes en 1507, il fut remonté à la mériterait également une étude cathédrale en 1819. comparative avec l’enluminure tourangelle et berruyère du temps. L’orfèvrerie, victime de fontes sous la Révolution, est illustrée par la nef d’Anne de Bretagne, présent des échevins de Tours en 1500, et par son cœur-réceptacle, sans doute attribuable à un atelier parisien plutôt que ligérien. Reliquaire du cœur de la duchesse Cathédrale de Nantes : tombeau des parents d’Anne de Bretagne : Anne de Bretagne chateau des François II et Marguerite de Foix Ducs de Bretagne, Nantes La peinture La production de statuaire à thématique religieuse est Jean Hey, artiste de la cour ducale de Moulins particulièrement abondante et brillante au tournant du XVIe siècle, dans le substrat géographique retenu. L’artiste majeur de la période, dans la région considérée, est sans conteste Jean Hey, longtemps connu sous le nom Le groupe de Chantelle de convention de maître de Moulins, car artiste attitré des (Musée du Louvre, vers 1500-1503) ducs de Bourbon pendant une quinzaine d’années, après Les grandes statues éponymes de la mort du cardinal archevêque de Lyon (1488). L’œuvre saint Pierre, sainte Anne et la Vierge et maîtresse de cet artiste des Pays-Bas, formé par Hugo sainte Suzanne ont été réalisées pour la Van der Goes, demeure le triptyque (vers 1498) conservé résidence favorite d’Anne de France, le dans la sacristie de la cathédrale de Moulins, représentant château de Chantelle, où des travaux sont le duc Pierre II, la duchesse Anne de France et leur fille engagés à partir de 1499, sans doute pour Suzanne en prières au pied de leurs saints patrons de part une chapelle neuve de l’église collégiale Saint-Vincent. Pierre Pradel a proposé d’attribuer la réalisation de ce groupe à Jean Guilhomet, alias Jean de Chartres, autre disciple de Michel Colombe, dont les patrons auraient pu être confiés au peintre Jean Hey, dit le maître de Moulins. Groupe de Chantelle : saint Pierre La Vierge de pitié de Varennes-sur-Tèche Cette belle Vierge de pitié, dont le bras soulage celui du Christ en manière de croix, est conforme à un Le triptyque du Maître de Moulins, conservé dans la sacristie de la cathédrale de Moulins 3 et d’autre d’une Vierge de l’Immaculée Conception. À la du mariage mystique de la Vierge, dans le manuscrit des suite de Charles Sterling, qui l’a identifié, Nicole Raynaud a Heures de Chappes (Arsenal 438) porte la signature de parachevé l’identification d’une quinzaine de tableaux sur Jean de Montluçon. Les visages des personnages sont durs bois, dispersés dans différents musées européens et anglo- et frustes, les architectures dorées avec des entrelacs de saxons. bâtons noueux. De même que le portrait du dauphin Charles- Jacquelin de Montluçon (Bourges, 1463-1505), fils Orland (1494), le panneau de l’Annonciation de Chicago du précédent, travaille également à des retables : son (l’archange et la Vierge) traduit le talent de portraitiste de œuvre maîtresse, à l’attribution discutée, serait le retable cet artiste de culture flamande, progressivement acquis à des Antonins de Chambéry, peint en 1496-1497, dans une une sensibilité plus italianisante : la comparaison avec les période où l’artiste est absent de Bourges. Il subit l’influence fragments subsistants d’un retable mettant en scène saint de son père mais plus encore celle de Jean Colombe. Jean et la Vierge autour d’un probable Portement de Croix La main du maître de Spencer 6, qu’on pense être (vers 1504-1505) en témoignent. Laurent Boiron (né vers 1445), a pu être identifiée par son et ses disciples à Tours style assez homogène, dans le livre d’heures à l’usage de Troyes (1488), le missel de Guillaume Les disciples de Jean Fouquet, Lallemant, enluminé par Jean Poyer, peintre du roi Charles VII, sont à et les heures éponymes de Spencer 6, l’origine d’une œuvre de grande qualité œuvre la plus tardive de ce maître qui désormais beaucoup mieux connue : travailla pour la famille de Bouer et (v. 1457-1521), auteur surtout Madeleine d’Amboise, sœur du des Grandes heures d’Anne de Bretagne principal conseiller de Louis XII. et des Heures de Louis XII (feuillets dispersés, rapprochés à l’occasion de Les Heures de Comeau traduisent l’exposition « Tours 1500 »), Jean Poyer particulièrement bien l’entremêlement (+ avant 1504), redécouvert depuis une des mains des artistes et la fréquente dizaine d’années, dont l’œuvre maîtresse coopération de plusieurs d’entre eux à est le triptyque de la chartreuse du Liget, l’initiative des commanditaires. commandé par Jean Béraud vers 1485. Jean Bourdichon se singularise par son Conclusion traitement des reliefs et des plissés à Au terme de ce tableau l’aide de rehauts d’or, son coloris brillant, particulièrement foisonnant, le rôle mais aussi un sens de la composition du artistique majeur tenu par la vallée paysage. Poyer, qui se signale par des ligérienne dans la production autour de compositions claires et très diversifiées 1500 apparaît nettement. Cette période (du très petit format au retable), s’inscrit est caractéristique d’un élargissement lui aussi dans l’héritage de Fouquet mais du milieu des commanditaires, lié a également une connaissance de la à la prospérité retrouvée à la fin peinture italienne du Quattrocento, et Page des Grandes heures d’Anne de Bretagne, de la guerre de Cent Ans. Malgré en particulier de Mantegna. œuvre de Jean Bourdichon une plus grande abondance des Lors de l’enluminure des manuscrits, sources qu’antérieurement (comptes il est fréquent que plusieurs artistes communaux…), les connaissances soient associés : ainsi les heures de Jean demeurent lacunaires et des questions Lallemant l’ancien (1497-1498) sont demeurent encore sans réponse, même probablement le fruit d’une collaboration autour des plus grands artistes tels que entre Poyer, un maître « bourguignon » Jean Hey. et le maître de Morgan 85 (peut-être Jean La géographie tient une place Pichore, artiste parisien). importante, par la grande fluidité de L’entourage de Jean Colombe à Bourges circulation des commanditaires et des artistes dans le val de Loire et Frère du sculpteur Michel Colombe, jusqu’au Bourbonnais. On relève des Jean Colombe achève le livre enluminé liens privilégiés dans cette sensibilité des Très riches Heures du duc de artistique avec la Champagne et le Berry pour Charles Ier de Savoie. Les Lyonnais, la connaissance de l’Italie et Heures de Louis de Laval traduisent une de l’art flamand et un développement influence des Heures de Jean Robertet, peut-être plus indépendant de l’art en mais aussi des traditions picturales non Bourgogne et en Franche-Comté. fouquettiennes, issues de Paris. Parmi ses suiveurs, Jean Raoulx (v. 1417-1494), originaire de Montluçon, Béatrice de Chancel-Bardelot peintre enlumineur de manuscrits, et Samuel Gibiat réalise le calendrier des Heures de Boisrouvray, en collaboration avec le Page des Très riches Heures du duc de Berry : Le duc Jean de Berry (assis à droite) échange des 4 maître de Spencer 6. La grande miniature cadeaux pour la nouvelle année