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Politique et Sociétés

Contre la mondialisation : xénophobie, politiques identitaires et populisme d’exclusion en Europe occidentale Hans-Georg Betz

Les populismes Article abstract Volume 21, Number 2, 2002 In recent years, the radical populist right in Western Europe developed a comprehensive ideological position. The central characteristics of this ideology URI: https://id.erudit.org/iderudit/000477ar are a strong emphasis on difference and on the defense of cultural DOI: https://doi.org/10.7202/000477ar particularity. Both are used to mobilize support against what the populist right sees as the twin threats to the survival of European culture and Western See table of contents values: and Islam. With this ideology, the populist right has appealed to a broad range of the electorate, which goes well beyond those groups objectively and subjectively most threatened by economic, social, and cultural modernization. Given the growing importance of cultural issues and Publisher(s) particularly questions of collective identity in contemporary politics, the Société québécoise de science politique populist right is bound to continue to pose a considerable challenge to liberal for the foreseeable future. ISSN 1203-9438 (print) 1703-8480 (digital)

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Cite this article Betz, H.-G. (2002). Contre la mondialisation : xénophobie, politiques identitaires et populisme d’exclusion en Europe occidentale. Politique et Sociétés, 21(2), 9–28. https://doi.org/10.7202/000477ar

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CONTRE LA MONDIALISATION: XÉNOPHOBIE, POLITIQUES IDENTITAIRES ET POPULISME D’EXCLUSION EN EUROPE OCCIDENTALE*

Hans-Georg Betz Université de Genève

Lors des plus récentes élections locales en Belgique, le Vlaams Blok a gagné plus de 35 % du vote à Antwerp, confirmant sa position de plus grand parti dans une des villes les plus affluentes d’Europe occidentale. Le résultat a posé un défi fondamental aux partis établis qui poursuivaient depuis plusieurs années une politique consistant à maintenir un cordon sanitaire autour du Vlaams Blok, essentiellement pour le marginaliser en le traitant comme un paria. Pour justifier leur stratégie, les partis établis ont accusé le Vlaams Blok d’être « un parti intolérant, xénophobe et raciste » qui cherchait à promouvoir la haine face aux étrangers vivant en Belgique 1. Étant donné le support gran- dissant lors des élections, les chefs du Vlaams Blok devinrent progres- sivement frustrés de la tentative visant à l’écarter du pouvoir et lancè- rent une campagne pour contrer les accusations de racisme. En soi, ce n’était guère surprenant. Ce qui est intéressant, c’est de quelle manière ils ont essayé de justifier leur position. Dans une brochure intitulée Préjugés, le parti rejeta l’idée qu’il était raciste. Définissant le racisme comme « la haine ou le dédain pour un autre peuple ou le mauvais trai- tement de quelqu’un en raison de sa race ou de son origine ethnique », le parti affirma que ces sentiments lui étaient « complètement étran- gers ». Puisque le Vlaams Blok se battait pour « le droit des Flamands d’être eux-mêmes », pourquoi le parti « refuserait-il ce droit aux autres » ? Même s’il reconnaissait être nationaliste, le parti prétendit que cela signifiait qu’il regardait le « monde dans sa diversité (meervoud)» et qu’il considérait cette diversité comme quelque chose d’enrichissant. Le nationalisme, particulièrement le nationalisme flamand, ne devait

* Traduit de l’anglais par Jean-Sébastien Guy, sous la supervision de Victor Armony. 1. Nova , « Het Cordon Sanitaire : en vloek of een zegen voor de democra- tie ? ». Internet : < http://www.ping.be/novacivitas/cordonsanitaire. html >.

Hans-Georg Betz, département de science politique, Université de Genève, 40, Bd. du Pont d’Arve CH-1211, (Genève 4), Suisse Courriel : [email protected].

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pas être confondu avec le racisme ; il signifiait seulement le fait de pré- férer son propre peuple aux autres. Ceci était aussi naturel que « la pré- férence pour sa propre famille par rapport aux étrangers, la préférence pour ses amis par rapport aux gens qu’on ne connaît pas personnelle- ment, la préférence pour sa propre culture par rapport aux cultures étrangères 2 ». Filip Dewinter, leader charismatique du Vlaams Blok, résumait cette position en soutenant que le parti voulait seulement « préserver notre identité et notre culture. Après tout, le racisme signi- fie la croyance que, sur la base de critères raciaux, un groupe est supé- rieur ou inférieur à un autre. Ce n’est pas ce que nous croyons ; tout le monde est égal mais non pas identique 3 ». Le Vlaams Blok est un des meilleurs exemples d’un nouveau type de partis populistes de droite qui est apparu durant les années 1990 comme l’une des nouvelles forces politiques les plus importantes en Europe occidentale et dans d’autres démocraties libérales capitalistes 4. Initialement rejetée à titre de phénomène éphémère qui s’évanouirait rapidement, la droite radicale est parvenue à s’établir fermement comme concurrent sérieux et à rivaliser avec les partis établis pour l’obtention des votes et, de plus en plus, pour l’obtention des postes politiques comme par exemple en Autriche et en Italie 5. L’acceptation croissante des partis radicaux de droite comme des concurrents sérieux et légitimes dans la course au pouvoir politique soulève d’importantes questions quant à leur nature et à leurs objectifs. Au cours des derniè- res années, beaucoup de travaux universitaires ont tenté d’expliquer la montée et le succès électoral de ces partis 6. Plusieurs se sont concen- trés sur la recherche de facteurs structuraux et de développements qui pourraient aider à comprendre la vague d’appui populaire pour la droite radicale dans les années 1990. En même temps, il y a eu relati- vement peu d’analyses comparatives sérieuses des doctrines politiques, des fondements théoriques et des justifications idéologiques de ces partis 7.

2. Vlaams Blok, « Vooroordelen». Internet : < http://www.vlaams-blok.be/watzijnwe/ vooroorleden. html >. 3. « Our Nationality », BBC 2, 13 mai 2001. Internet : < http://news.bbc.co.uk/hi/ english/static/audio_video/programmes/correspondent/transcripts/746195.txt >. 4. Pour une discussion expliquant pourquoi ces partis devraient être classés comme des partis populistes de droite plutôt que d’extrême droite ou néofascistes, voir Hans-Georg Betz, « Introduction », dans The New Politics of the Right, sous la dir. de H.-G. Betz et Stefan Immerfall, New York, St. Martin’s Press, 1998, p. 2-6. 5. Voir H.-G. Betz, « Exclusionary Populism in Austria, Italy, and Switzerland », International Journal, vol. 56, no 3, 2001, p. 392-420. 6. Voir par exemple Herbert Kitschelt, The Radical Right in Western Europe, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995. 7. Des exceptions notables sont les travaux comparatifs de Cas Muddle et de Marc Swyngedouw. Voir par exemple C. Muddle, The Ideology of the Extreme Right, Manchester, Manchester University Press, 2000 ; M. Swyngedouw et Gilles *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 11

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Résumé. Ces dernières années, la droite radicale populiste en Europe de l’Ouest a élaboré une position idéologique plus précise, laquelle est caractéri- sée par l’évocation du droit à la différence et une défense du particularisme culturel. Ces deux aspects sont employés afin de mobiliser un électorat contre la perception de deux grandes menaces externes à la culture et aux valeurs des sociétés européennes, soit la mondialisation et l’Islam. Par cette idéologie, la droite populiste a réussi à étendre sa clientèle au-delà des soi-disant groupes menacés par la modernisation économique, sociale et culturelle des sociétés occidentales. En raison de l’importance accrue des enjeux politiques de type culturel, notamment le thème de l’identité collective dans l’espace politique contemporain, l’idéologie populiste de droite constitue un défi de taille pour les démocraties pluralistes. Abstract. In recent years, the radical populist right in Western Europe developed a comprehensive ideological position. The central characteristics of this ideology are a strong emphasis on difference and on the defense of cultu- ral particularity. Both are used to mobilize support against what the populist right sees as the twin threats to the survival of European culture and Western values: globalization and Islam. With this ideology, the populist right has ap- pealed to a broad range of the electorate, which goes well beyond those groups objectively and subjectively most threatened by economic, social, and cultural modernization. Given the growing importance of cultural issues and particularly questions of collective identity in contemporary politics, the populist right is bound to continue to pose a considerable challenge to liberal democracies for the foreseeable future.

Ce n’est pas sans bonnes raisons que l’on tente de passer sous silence, ou du moins de négliger, la question de l’idéologie et de la doctrine lorsqu’il s’agit d’analyser la droite radicale contemporaine. Contrairement aux précédents mouvements de l’extrême droite, ces partis ont généralement fait peu d’efforts pour appuyer leurs propo- sitions et leurs demandes politiques sur une structure idéologique plus vaste. Les partis gagnants poursuivent une stratégie populiste « postmoderne » qui en appelle consciemment aux anxiétés, aux pré- jugés et au ressentiment les plus répandus, et qui les exploite pour faire des gains électoraux. Politiquement, la droite radicale a, en général, tiré sa légitimité d’idées directement liées aux sentiments de l’électorat et de l’opinion publique — par exemple à propos des immigrants, des étrangers et des réfugiés — plutôt que d’un ensem- ble bien défini d’idées. De manière concomitante, ses politiques ont souvent été vues comme opportunistes et axées sur des problèmes. On a eu tendance à définir la droite radicale contemporaine d’après les enjeux majeurs qui lui étaient associés — par exemple

Ivaldi, « The Extreme Right Utopia in Belgium and », West European Poli- tics, vol. 24, no 3, juillet 2001, p. 1-22. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 12

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l’ — c’est-à-dire comme des partis anti-immigrants et/ou anti-immigration 8. Cependant, un regard plus approfondi sur les propositions pro- grammatiques, sur les déclarations des partis de la droite radicale con- temporaine et de leurs leaders permet de contester cette vision. La droite radicale, comme Roger Eatwell l’a soutenu, possède bel et bien une « doctrine de base commune », une plate-forme idéologique dis- tincte qui la différencie des autres partis et mouvements politiques dans les démocraties libérales capitalistes contemporaines 9. Le cœur de cette plate-forme a été décrit de diverses façons comme l’expression d’un « tribalisme réactionnaire », d’un « libéralisme ethnocentrique », d’un « nationalisme holistique », d’un « providentialisme d’exclusion » ou encore d’un « populisme d’exclusion 10 ». Elle est caractérisée par une compréhension restrictive de la citoyenneté selon laquelle la vraie démocratie repose sur une communauté culturellement, sinon ethni- quement, homogène ; seuls les citoyens de longue date comptent comme membres à part entière de la société civile ; les avantages de la citoyenneté doivent être accordés uniquement aux membres qui, comme citoyens ou contribuables, ont fait une contribution substan- tielle à la société 11. La mise en marché politique de la droite radicale a adroitement réduit l’esprit de sa doctrine à un seul slogan — « Notre propre peuple en premier » — et à une seule revendication — « préfé- rence nationale » — ce qui, pris ensemble, a exercé un attrait électoral considérable. Ainsi, ces dernières années, la droite radicale est allée au-delà du populisme d’exclusion pour adopter une nouvelle forme de nativisme culturel qui, au lieu de promouvoir les idées traditionnelles de l’ex- trême droite, soit la supériorité ethnique et ethnoculturelle, vise la pro-

8. Voir par exemple Meindert Fennema, « Some Conceptual Issues and Problems in the Comparisons of Anti-immigrant Parties in Western Europe », Party Politics, vol. 4, no 4, 1997, p. 473-492 ; Wouter van der Brug, M. Fennema et Jean Tillie, « Anti-immigrant Parties in Europe : Ideological or Protest Vote ? », European Journal of Political Research, vol. 37, no 1, 2000, p. 77-102 ; Rachel K. Gibson, « Anti-immigrant Parties : the Roots of their Success », International Issues, vol. 38, no 2, 1995, p. 119-130. 9. Roger Eatwell, « The Rebirth of the “Extreme Right” in Western Europe ? », Par- liamentary Affairs, vol. 53, no 3, 2000, p. 412. 10. Robert J. Antonio, « After Postmodernism : Tribalism », American Journal of Sociology, vol. 106, no 2, 2000, p. 40-87 ; , « Interregnum or Endgame ? Radical Right Thought in the “Post-Fascist” Era », Journal of Poli- tical Ideologies,vol.5,no 2, 2000, p. 163-178 ; R. Eatwell, « The Rebirth of the “Extreme Right” », p. 413 ; Douglas Holmes, Integral Europe : Fast-Capitalism, Multiculturalism, Neofascism, Princeton, Princeton University Press, 2000, p 121-124 ; H.-G. Betz, « Exclusionary Populism », p. 393-420. 11. Paul Hainsworth, « Introduction : The Extreme Right », dans The Politics of the Extreme Right, sous la dir. de P. Hainsworth, Londres, Pinter, 2000, p. 10. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 13

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tection des cultures, des coutumes et des manières de vivre indigènes. Au cours du processus, la droite radicale a graduellement choisi de focaliser sur les questions d’identité nationale et culturelle. Ses politi- ques sont devenues des politiques identitaires. Son langage et ses con- cepts sont en grande partie directement dérivés des conceptions ethno- pluralistes de la 12 française de la fin des années 1970. Ces conceptions ont constitué ce que Pierre-André Taguieff a nommé le « racisme différencialiste » ou, plus adéquatement, un nativisme dif- férencialiste — le nativisme représentant « l’ombre xénophobe de l’in- digénéité » qui « valorise l’unité et la séparation, le sang pur et la terre autchotone 13 ». Le nativisme différencialiste repose sur l’idée selon laquelle la lutte politique contemporaine doit viser avant tout « à pré- server la diversité du monde », comme l’a dit Alain de Benoist, le lea- der intellectuel de la nouvelle droite 14. Sa position a constitué un virage idéologique identitaire et communautariste révélateur de la part de l’extrême droite dont la généalogie remonte à la critique romantique de la modernité et aux tentatives de défendre la Gemeinschaft contre la différenciation sociale croissante. La caractéristique centrale de la position identitaire-communautariste résultante est une « justification culturelle essentialiste de politiques d’exclusion » qu’a adoptée la nou- velle droite depuis 15. Il ne s’agit pas de prétendre que l’attrait électoral de la droite radi- cale puisse être réduite à sa position verbale et affirmée sur l’immigra- tion, le multiculturalisme et d’autres enjeux liés à la présence d’étran- gers en Europe occidentale. Comme on l’a fréquemment remarqué, son succès durant les années 1990 a aussi été, dans une large mesure, le résultat du mécontentement et du désenchantement de toute la popula- tion face aux partis établis et aux élites politiques, de l’aliénation crois- sante par rapport au processus politique et aux mécanismes formels de la démocratie libérale. Les partis radicaux de droite doivent beaucoup de leur attrait électoral à leur habileté à se faire valoir comme les défenseurs des gens ordinaires ou encore les porte-parole des opinions inarticulées et des sentiments de vastes portions de la population, qui osent dire tout haut ce que la « majorité silencieuse » pense tout bas. Ils réussissent de cette façon, pour citer la phrase mémorable de Jean- Marie Le Pen, à « rendre la parole au peuple 16 ».

12. En français dans le texte (NdT). 13. Pierre-André Taguieff, « From Race to Culture : The New Right’s View of Euro- pean Identity », Telos,nos 98-99, 1994, p. 101. La définition du nativisme vient de James Clifford, « Indigenous Articulations », The Contemporary Pacific, vol. 13, automne 2001, p. 467-490. 14. Alain de Benoist cité par P.-A. Taguieff, « From Race to Culture », p. 103. 15. R. J. Antonio, « After Postmodernism », p. 58. 16. P.-A. Taguieff, « La doctrine du national-populisme en France », Études,no 364, janvier 1986, p. 29. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 14

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Les études comparatives des partis radicaux de droite ont surtout porté attention à ces aspects de la question et l’adoption d’une doctrine différencialiste est passée largement inaperçue. Pourtant, l’idéologie est devenue de plus en plus importante pour la droite populiste. En par- tant de l’affirmation selon laquelle l’identité de l’Europe et la diversité culturelle sont fondamentalement menacées, la droite radicale se pro- meut elle-même comme défenseur de la différence et du droit fonda- mental à l’identité culturelle et à l’Heimat. Avec cette position, elle est devenue un acteur crucial dans ce que Slavoj Zizekˇ ˇ a qualifié de ligne centrale de conflit dans la politique d’aujourd’hui : la ligne entre « l’universalisme démocratique libéral » et un « nouveau populisme- communautarisme “organique” 17 ». Vu de la droite radicale, ce conflit politique place les défenseurs de la différence, de la diversité, de la par- ticularité et de l’identité contre les promoteurs de l’universalisme, du multiculturalisme et du déracinement, identifiés comme une nouvelle classe internationalisée reposant sur les multinationales, les médias, les organisations internationales et les administrations nationales 18. Le reste du présent article explore à quel degré le discours politi- que puise dans les positions différencialistes et identitaires des partis radicaux de droite actuels en Europe occidentale sur des enjeux cen- traux pour le programme populiste. Cette analyse commence par une brève discussion sur l’adoption et l’incorporation du racisme différen- cialiste au sein du Front national, qui fut, pendant plusieurs années, le parti populiste de droite le plus important et le plus radical en Europe occidentale. La suite de l’analyse porte sur ce que Herbert Kitschelt et d’autres ont défini comme la vision « plus légère », plus modérée et plus pragmatique de la droite populiste contemporaine que présentent le Parti danois du peuple, la Lega Nord et le Parti suisse du peuple 19. Le but est de démontrer que même ces partis ont commencé à utiliser des images et un langage différencialistes et identitaires pour justifier leurs revendications politiques. Un second but est d’explorer dans quelle mesure l’idéologie différencialiste a été modifiée après son inté- gration dans le discours populiste de droite.

17. Slavoj Zizek,ˇ ˇ « The Spectre of Ideology », dans Mapping Ideology, sous la dir. de S. Zizek,ˇ ˇ Londres, Verso, 1994, p. 3. 18. Voir le titre du point 5 contre la nouvelle classe du manifeste de la nouvelle droite par Alain de Benoist et Charles Champetier, « Contre la Nouvelle Droite, pour l’autonomie à partir de la base », ici cité d’après la version diffusée en 2000 à Paris. Internet : < www.jungefreiheit. de/deboist3.htm >. 19. H. Kitschelt, The Radical Right in Western Europe. Souvent, la Lega Nord n’est même pas considérée comme appartenant à la famille des partis d’extrême droite. La seconde édition du volume de P. Hainsworth, The Politics of the Extreme Right, dispose d’un chapitre sur le MSI/AN, mais pas sur la Lega Nord. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 15

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DÉFENDRE L’IDENTITÉ NATIONALE ET CULTURELLE

Le premier parti à adopter la doctrine du racisme différencialiste a été le Front national de Jean-Marie Le Pen. Le parti a rapidement affirmé que sa position nationaliste française ne devrait pas être pensée comme « du dédain pour les autres peuples ». Au contraire, son but était de protéger l’identité française et « de défendre les valeurs fonda- mentales de notre civilisation 20 ». Pour ce faire, il proposa d’accorder une priorité absolue à une « politique culturelle conçue pour défendre nos racines » et de renverser le processus de déracinement 21. Dès 1988, Le Pen a signalé que les peuples d’Europe faisaient face à un réel dan- ger d’extinction : « Et nous pensons que tout a été fait pour essayer de les sauver 22 ». En même temps, le Front national soulevait la question du racisme qu’il définissait comme une « doctrine qui nie le droit des peuples à être eux-mêmes » et l’une des menaces principales à la sur- vie du peuple français et des peuples d’Europe en général 23. Le Front national a insisté pour accuser les partis politiques établis et toute la classe politique d’avoir activement favorisé l’émergence et l’établissement d’une « société multiraciale et multiculturelle » en France 24. Ceci a été « justifié au nom de droits humains abstraits et uni- versels, et basé sur une définition de la nationalité française formelle et juridique plutôt que sur le lien de la communauté réelle et vivante for- mée par les héritages historiques partagés et la mémoire collective du passé national 25 ». Le multiculturalisme faisait partie d’une idéologie plus vaste que le Front national a appelé le « mondialisme ». Selon lui, cette nouvelle idéologie utopique cherchait à détruire les nations, à mélanger les peuples et les cultures, à balayer les barrières dans un effort pour effacer toutes les différences et finalement détruire le moin- dre sens de l’identité 26. Pour le Front national, le multiculturalisme n’était rien d’autre que l’admission du fait que la vaste majorité des nouveaux immigrants entrés en France durant la dernière décennie ne pouvait pas être intégrée à la société française. Comme on l’a dit lors d’une grande exposition du

20. Les citations proviennent du dernier site électronique personnel de Jean-Marie Le Pen créé pour promouvoir sa candidature aux élections présidentielles de 2002. Internet : < www.lepen.tv >. 21. Front national, 300 mesures pour la renaissance de la France, Paris, Éditions nationales, 1993, p. 23. 22. Front national, Passeport pour la Victoire, Paris, Éditions nationales, 1988, p. 39. 23. Front national, Passeport, p. 96. 24. L’expression « société multiraciale et multiculturelle » peut être trouvée chez Jean-Yves Le Gallou et Philippe Olivier, Immigration : Le Front national fait le point, Paris, Éditions nationales, 1992, p. 22. 25. Christopher Flood, « The Cultural Struggle of the Extreme Right and the Case of », Contemporary French Civilization, vol. 24, no 2, 2000, p. 246. 26. Front national, 300 mesures, p. 15-16. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 16

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Front national sur le danger de l’immigration, la France est une nation européenne dont la population a été stable pendant plus de 2 000 ans et dont la culture est issue « des trois grandes cultures européennes — cel- tique, germanique et gréco-latine — et qui a été formée par la Chrétienté romaine ». Dans le passé, il avait été possible d’assimiler les immigrants parce qu’ils venaient en majeure partie d’autres pays européens. En revanche, la plupart des nouveaux immigrants sont venus de la région du Maghreb, de la Turquie, de l’Asie du Sud et de l’Afrique sub- saharienne ; ils ont eu tendance à former « des quartiers ethniques et des cités ghettos » — symptômes de l’échec fondamental de l’intégration dont les conséquences furent désastreuses : en accueillant ces peuples au bagage culturel complètement différent, la France a pris le risque d’im- porter « les conflits ethniques et religieux du reste du monde 27 ». En réponse, le Front national a mis de l’avant un catalogue entier de revendications et de « mesures concrètes » conçues non seulement pour ralentir le flux d’immigrants, et l’arrêter, mais aussi pour renver- ser l’évolution de la société multiculturelle en rapatriant ces immi- grants qu’il estimait ne pas pouvoir — ou vouloir — assimiler (inassi- milable 28) 29. En même temps, le Front national a préconisé une politique de « préférence nationale ». Son intention était de protéger « l’intégrité fiscale et nationale de l’État-providence » par une politique d’immigration très exclusive 30. À la fin des années 1990, le parti traduisit de plus en plus ses demandes dans les termes d’un vaste assaut contre le « mondialisme », caractérisé comme une « monstrueuse utopie totalitaire qui exploite le phénomène économique de la mondialisation de l’information et des échanges » dans le but « d’atteindre une domination complète de la pla- nète » par la destruction des nations et de leur identité 31. La stratégie du parti a été de reconfigurer le conflit politique en termes d’un nou- veau clivage entre le nationalisme et le mondialisme à la place de l’an- cienne dichotomie entre l’enracinement et le déracinement 32. Idéologi- quement, le but a été de contextualiser le racisme différencialiste, d’en faire la portion d’une plus vaste stratégie politique de résistance éten- due à la mondialisation en France et ailleurs 33. Dans ses propres mots,

27. J.-Y. Le Gallou et P. Olivier, Immigration, p. 19-22. 28. En français dans le texte (NdT). 29. Voir par exemple Front national, « Immigration : 50 mesures concrètes », dépliant, 1991. 30. D. Holmes, Integral Europe, p. 69. 31. « Discours de Jean-Marie Le Pen — 1er mai 2000 ». Internet : < http://www.front- national.com/discours/2000/1mai2000htm >. 32. D. Holmes, Integral Europe, p. 69. 33. Comme Le Pen l’a dit dès 1997, le Front national était la seule force politique en France à proposer de rompre avec le mondialisme. Voir « Discours de Jean-Marie Le Pen — 17e Fête des Bleu-Blanc-Rouge 1997 ». Internet : < http://www.front- national.com >. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 17

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le parti s’est vu « lui-même comme la forteresse et le bastion de l’iden- tité nationale contre les projets cosmopolitiques visant à mélanger les peuples et les cultures 34 ». Avec cette stratégie, Le Pen est devenu un candidat plus crédible aux élections présidentielles de 2002, récupérant une large part du sou- tien perdu après la séparation aigre de 1998, qui avait conduit à l’éta- blissement du Mouvement national républicain dirigé par Bruno Mégret. En dépit des bouleversements temporaires de la droite radicale française, des sections de la droite populiste européenne ont conservé une grande admiration pour Le Pen, quelques-unes allant même jus- qu’à se constituer consciemment à l’image du Front national. Cela fut évidemment le cas de partis comme le Vlaams Blok et le German Republikaner qui ont repris en grande partie la rhétorique du Front national et plusieurs de ses demandes et de ses propositions 35. Mais, ces dernières années, des éléments de l’idéologie différencialiste du Front national ont également été adoptés par des partis populistes de droite qui n’avaient porté dans le passé qu’une faible attention aux questions de l’immigration et du multiculturalisme 36. Au cours du pro- cessus, ces partis ont modifié l’attrait ethnopluraliste de façon signifi- cative en s’éloignant de l’accent original sur la protection et la préser- vation de l’identité culturelle nationale pour le rediriger vers une préoccupation croissante pour les questions de l’identité européenne devant les nouveaux défis socioéconomiques et socioculturels liés à la mondialisation.

DE L’IDENTITÉ NATIONALE À LA CIVILISATION EUROPÉENNE

En 1998, la section de Zurich du Parti suisse du peuple (PSP), qui avait fait dans les années 1990 des gains remarquables aux élections locales et nationales, lança une déclaration de principes sur l’immigra- tion. À l’intérieur, le parti accusait « certains groupes immigrants » « d’intolérance culturelle », d’où la conclusion que « vivre avec eux sur une base multiculturelle était simplement impensable ». Le parti ne répugnait pas à préciser à quels groupes il pensait : L’Islam devient de plus en plus le principal obstacle à l’intégration. Et pourtant, la proportion d’immigrants des pays islamiques est con- tinuellement en hausse. En Europe, nous avons combattu pendant des siècles pour les valeurs libérales et démocratiques, pour la sépa-

34. Front national, « The Front National — Real Politics ». Internet : < http://www. front-national.com >. 35. Voir C. Muddle, The Ideology of the Extreme Right. 36. Voir H.-G. Betz, « Exclusionary Populism ». *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 18

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ration de l’Église et de l’État, pour l’égalité entre les sexes. C’est une ironie particulière de l’histoire que les mêmes forces libérales de gauche, qui ont mené ce combat, sont aujourd’hui les avocats les plus passionnés de ces généreuses politiques d’immigration — politiques qui menacent les valeurs de base occidentales 37. Le PSP n’est guère extrémiste. Avant les années 1990, c’était le plus petit des quatre grands partis de Suisse, un parti national conservateur représentant les intérêts ruraux dans la région germanophone. Les aléas du parti ont changé de façon spectaculaire à la suite de la montée, au sein de la section de Zurich, de Christoph Blocher, un homme d’affai- res riche et influent. Sous Blocher le charismatique, le PSP a adopté une position et une stratégie populistes, ce qui lui a valu un grand succès 38. En quelques années seulement, le parti a plus que doublé son appui et il est devenu le plus gros parti de la Suisse. Les thèmes majeurs de Blo- cher furent la défense des idiosyncrasies culturelles et politiques du pays, particulièrement face au défi du processus d’intégration euro- péenne, ainsi que la réputation de la Suisse comme pays neutre ayant soutenu avec succès l’Allemagne nazie durant la Deuxième Guerre mondiale contre les critiques grandissantes de l’étranger. Au cours du processus, le PSP essaya de s’établir lui-même comme le seul défenseur des valeurs et de l’identité culturelle de la Suisse contre la montée du multiculturalisme promu par la gauche politique et l’entrée croissante d’étrangers, surtout des réfugiés. Pour le PSP, le multiculturalisme était une expérience dangereuse qui mena- çait d’apporter rien de moins que le « déclin de la culture 39 ». Fait peu surprenant, le PSP du canton de Zurich, qui compte le plus grand nom- bre de résidants étrangers dans toute la Suisse, fit de la lutte au multi- culturalisme le centre de sa position sur l’avenir de l’immigration. Pré- tendant que ce phénomène menaçait de détruire la culture suisse tout en provoquant l’hostilité envers les étrangers, le PSP de Zurich demanda que les étrangers aspirent à s’intégrer d’eux-mêmes complè- tement et inconditionnellement à la société suisse. Cette position devint plus tard, quoique sous une forme modifiée, la base de la posi- tion du PSP sur l’intégration 40. La position du parti de Zurich sur l’Islam doit être vue dans ce con- texte. L’argument était que les Musulmans ne peuvent ni ne veulent s’intégrer à la société suisse, par exemple respecter ses lois, ses us et coutumes. En même temps, le parti accusa l’establishment politique de

37. PSP Zürich, « Das Konzept für eine Zürcher Ausländerpolitik ». Internet : < http://www.svp-stadt-zuerich.ch/seiten/auslaenderkonzept. asp >. 38. Voir « Von der Bauernpartei zur Blocher-Dominanz : Geschichte und Gesicht der SVP », Neue Züricher Zeitung, 22 mars 2000, p. 15. 39. Thomas Meier, « Irrweg ‘Multikulturelle Gesellschaft’», Schweizerzeit, 3 mars 2000. 40. Voir « Geld allein garantiert keine Integration. Positionspapier der SVP Schweiz zur Integrationspolitik », janvier 2001. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 19

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promouvoir une fausse culture de tolérance et de compréhension, qui contribua à la destruction de la culture suisse. Le titre qui coiffe la cri- tique du livre sur l’Islam de l’orientaliste allemand Hans-Peter Rad- datz, publiée dans le Schweizerzeit, l’hebdomadaire édité par l’impor- tant conseiller national du PSP, Ulrich Schlüer, illustre ces peurs latentes : « L’Islam en Europe libérale: la culture chrétienne occiden- tale face à sa propre autoliquidation 41 ? ». H.-P. Raddatz a aussi eu l’oc- casion d’y exprimer ses vues sur l’Islam quelques semaines après les attaques contre le World Trade Centre et le Pentagone. Dans cet arti- cle, il accuse la classe politique et intellectuelle d’avoir créé un type de « fétichisme du dialogue » qui « interdit sous la menace de châtiment sévère » tout scepticisme envers l’Islam, même s’il est historiquement justifié. Ses adversaires ont insisté pour dire qu’il y avait une diffé- rence entre l’Islam et le fondamentalisme, ce dernier étant surtout le résultat de l’ignorance et de « l’incompétence fondamentale ». Dans les circonstances, les attaques contre les États-Unis ne devraient guère provoquer de surprise 42. Le cas du PSP offre une démonstration claire pour savoir dans quelle mesure la préservation de l’identité culturelle européenne, pen- sée dans le rejet strict du multiculturalisme et en particulier de l’Islam, a pris une place centrale dans le nativisme différencialiste en Europe occidentale contemporaine. En fait, les attaques contre l’Islam ont tou- jours été la marque de la rhétorique populiste de droite. Déjà à la fin des années 1980, Mogens Glistrup, le chef du Parti du progrès danois, créa tout un émoi en demandant de faire du Danemark une « zone sans musulmans ». À peu près en même temps, Carl Hagen, le chef du Parti du progrès norvégien, chercha à faire de la publicité pour son parti en citant « une lettre — qui allait plus tard se révéler fausse — disant que la Norvège était en voie de devenir un État musulman à moins que les frontières ne soient fermées 43 ». En Belgique et en Allemagne, la droite radicale a elle aussi prévenu que le nombre croissant d’immigrants musulmans menaçait de surpasser la population d’origine locale. Ces tentatives précoces pour susciter le ressentiment contre les résidants musulmans ont été plutôt sporadiques et largement conçues pour pro- fiter de la préoccupation croissante au sujet du développement démo- graphique en Europe occidentale.

41. Matthias von Eysz, « Der Islam im liberalen Europa : Christlich-abendländische Kultur vor der Selbsauflösung ? », Schweizerzeit, 13 juillet 2001. 42. Hans-Peter Raddatz, « Angriff gegen den Westen : Die Gefahr des fundamentalis- tischen Islam », Schweizerzeit, 5 octobre 2001. 43. Jørgen Gould Andersen et Tor Bjørklund, « Radical Right-Wing Populism in Scandinavia : From Tax Revolt to Neo- and », dans The Politics of the Extreme Right, p. 205 ; T. Bjørklund, « The 1987 Norwegian Local Elections : A Protest Election with a Swing to the Right », Scandinavian Political Studies, vol. 11, no 3, 1988, p. 216. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 20

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Cependant, ces dernières années, la campagne contre l’Islam s’est saisie d’une nouvelle dimension. Dans un contexte de nativisme diffé- rencialiste, l’Islam sert au moins deux fins. Premièrement, il est devenu « l’autre » contre lequel la droite radicale a construit son idée de civilisation et de valeurs occidentales. Deuxièmement, vu l’affirma- tion englobante et totalisante du fondamentalisme islamique, l’Islam s’inscrit parfaitement dans la politique postmoderne de la différence prônée par la droite radicale. L’islamophobie est par conséquent deve- nue un élément constitutif de l’idéologie populiste de la droite radicale, à la fois avant et après le 11 septembre. Encore une fois, ce furent les partis les plus modérés, comme le Parti danois du peuple (PDP) et la Lega Nord, qui ont joué un rôle important dans la propagation de ces idées. Quelques mois avant les plus récentes élections au Danemark, où le PDP devint le troisième parti en importance, le parti a publié un pamphlet de 226 pages illustré de plusieurs photos. Intitulé Le futur du Danemark : votre pays — votre choix…, il était essentiellement consacré à la question des étrangers et de l’immigration. Avant même la campagne électorale, le PDP avait fait de l’Islam l’enjeu principal de sa stratégie politique. Entre autres choses, il s’opposa résolument à la construction de mosquées et à l’éta- blissement de cimetières musulmans ; il demanda que tous les mem- bres de familles musulmanes soient déportés si l’un d’eux commettait une offense criminelle. En même temps, le parti commença une cam- pagne d’affichage demandant s’il fallait être un Musulman pour obte- nir un logement social au Danemark. Il fit publier une annonce d’une page dans un journal national indiquant les noms de citoyens récem- ment naturalisés dont une majorité venait de pays musulmans. Bien que le pamphlet du parti sur l’immigration couvrait un ensemble de problèmes et de questions, beaucoup de photos mon- traient des Musulmans dont la majorité étaient vêtus de costumes tra- ditionnels. La stratégie était clairement d’établir une équivalence entre l’Islam et le fondamentalisme. Cette impression était appuyée par la façon qu’avait le parti de décrire l’Islam dans les chapitres consacrés à ce sujet. L’argument était que l’Islam n’était pas une religion, mais un « programme politique » fondamentalement inconciliable avec la démocratie parce qu’il ne laissait aucune possibilité de décision per- sonnelle. Soulignant l’oppression des femmes dans les pays musul- mans, le parti décrivait l’Islam comme faisant la promotion de « prati- ques médiévales » incompatibles avec la société moderne. Finalement, le pamphlet insistait sur le fait que le Danemark est « un pays chrétien » représentant les valeurs chrétiennes telles qu’elles ont évolué au cours de l’histoire, comme la tolérance, le respect et la compréhension mutuelle. Étant donné sa nature profonde, la « manière de vivre musul- mane » s’opposait « à la mentalité chrétienne danoise 44 ».

44. Danmarks fremtid — dit land, dit valg…, Copenhague, 2001, p. 28, 190-191. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 21

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L’idée de l’incompatibilité culturelle fondamentale entre l’Islam et les valeurs et la manière de vivre danoises est centrale dans la ligne argumentaire du PDP. Il n’y a pas de possibilité d’intégrer les immi- grants musulmans à la société danoise, puisque, par leur apparence même, ces immigrants ont montré qu’ils ne voulaient pas s’y adapter. Par conséquent, si les Danois veulent rester maîtres de leur pays, ils n’ont pas d’autre choix que d’expulser tous les immigrants musulmans et de les renvoyer dans leurs pays d’origine 45. Sachant le succès électoral du PDP, cette ligne argumentaire est susceptible de jouer un rôle croissant dans la stratégie populiste de la droite radicale. Idéologiquement, elle marque un éloignement impor- tant par rapport à la xénophobie simpliste des premières années de la mobilisation de la droite. En même temps, comme le montre un exa- men du développement idéologique de la Lega Nord ces dernières années, ce n’est que le point de départ vers une vaste idéologie diffé- rencialiste de droite. Contrairement au PDP, la Lega Nord a connu un déclin substantiel de son soutien électoral depuis quelques années. Comme membre du présent gouvernement de coalition, elle en est venue à dépendre surtout de Berlusconi. En même temps, le parti a de plus en plus radicalisé sa rhétorique, adoptant au cours du processus le langage du nativisme dif- férencialiste afin de lancer un assaut frontal contre le multiculturalisme et la mondialisation, rhétorique distincte en raison de sa consistance interne et de son étendue détaillée. Le virage différencialiste du parti commença à la fin des années 1990. Il a été affirmé par son chef, Umberto Bossi, en 2000. Selon Bossi, le parti a pris position pour « la diversité des peuples, en commençant par nos propres peuples et par leur droit à la liberté ». Déjà deux ans aupara- vant, une section du parti avait fait diffuser une prise de position sur l’im- migration, « l’identité et la société multiraciale » qui fut plus tard affichée sur le site Web du parti 46. Les auteurs réclamaient pour eux-mêmes le « sacro-saint droit de notre peuple à maintenir et à défendre son identité ethnoculturelle et religieuse » et le droit « de ne pas être réduit à une mino- rité dans sa propre maison 47 ». Pour les auteurs, l’immigration et le mul- ticulturalisme faisaient partie d’un processus plus vaste de mondialisation (mondialismo) conçu « pour détruire les peuples » afin de construire un « village global anglophone et totalitaire sur les ruines des peuples 48 ». Ce

45. Comme l’a dit, après le 11 septembre, Mogens Camre, le seul député du parti au Parlement européen : « Les Musulmans ne font qu’attendre le bon moment pour nous assassiner. », Süddeutsche Zeitung, 13 novembre 2001, p. 10. 46. Umberto Bossi, discours de Pontida, 2000. Internet : < http://www.prov- varese.leganord. org/doc/bossipontida00.htm >. 47. « Enti Locali Padani Federali », Padania, identità, e società multirazziale, 1998. Internet : < www.leganord. org/documenti/elpf/padania_identità. pdf >, p. 4. 48. « Enti Locali Padani Federali », p. 14. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 22

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développement ne fut pas anonyme mais propagé par deux forces — les Américains et les Musulmans qui l’utilisaient pour construire de nou- veaux empires mondiaux. L’immigration menaçait de transformer les pays européens en colonies grâce à ce que les auteurs appelaient « une forme d’impérialisme démographique » conçu pour transformer « nos nations, démographiquement, culturellement et politiquement, en appen- dices de pays n’appartenant pas au continent européen 49 ». Ces tendances pourraient être renversées seulement si les peuples réaffirmaient et défen- daient leur identité culturelle et se « réappropriaient » leur propre terri- toire, vraisemblablement sous la direction de la Lega Nord dont la « vision différencialiste du monde » offrait l’arme la plus efficace contre le mondialismo et l’impérialisme américain et musulman 50. Au cours des quelques années suivantes, Bossi lui-même adopta non seulement la vision différencialiste du pamphlet, mais aussi sa conception du mondialismo en tant qu’instrument américain pour par- venir à une hégémonie mondiale. À partir du début de 1999, Bossi pré- vint à plusieurs occasions que « l’invasion » venant de l’extérieur de l’Europe occidentale était liée de façon complexe à « l’idéologie amé- ricaine de mondialismo » « qui tente d’imposer sur toute l’Europe une “société multiraciale” dans le but d’affaiblir l’Ancien continent et de le subordonner encore davantage à la superpuissance américaine ». Étant donné les pressions croissantes de la mondialisation, la Lega dut chan- ger son objectif stratégique et se concentrer sur la recherche de façons pour amener le peuple « à se révolter contre cette nouvelle idéologie autoritaire qui tente d’annihiler tous les Européens 51 ». Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que la Lega se soit con- centrée de plus en plus sur l’Islam. Bossi a écrit en 1993 que « l’Islam, d’un côté, et la colonisation par les États-Unis d’Amérique, de l’autre, plaçaient la grande culture européenne en danger […]. [La] bataille pour l’identité culturelle du continent coïncide aujourd’hui avec la bataille pour la protection de la culture du petit peuple pris en otage par la massification et par le fanatisme religieux ou idéologique 52 ». À la fin des années 1990, la position de la Lega sur l’Islam se transforma en un vaste Kulturkampf inspiré par l’idée de Samuel Huntington sur le choc des civilisations 53. Ainsi, dans un numéro spécial sur l’Islam du journal de la Lega, Quaderni padani, l’Islam a été défini à partir de 1999 comme l’une des « trois pires maladies de l’histoire » (avec l’im-

49. « Enti Locali Padani Federali », p. 22. 50. « Enti Locali Padani Federali », p. 14. 51. Guido Colombo, « In difesa dell’Europa », La Padania, 31 janvier 1999. 52. U. Bossi et Daniele Vimercati, La Rivoluzione, Milan, Sperling & Kupfer, 1993, p. 205-206. Ici cité de la traduction anglaise disponible sur le site Internet du parti : < http://www.leganord. org/eng/rev_ch5.htm >. 53. Renzo Guolo, « I nuovi crociati : la Lega e l’islam », Il Mulino, vol. 49, no 5, 2000, p. 890. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 23

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périalisme romain et le communisme) — trois « grandes pestes » rete- nues ensemble par « la colle du mondialismo, l’ennemi de toute diffé- rence (comme le communisme), de toute autonomie (comme Rome), de toute tolérance (comme l’Islam) et de toute aspiration à la liberté (comme tous les trois) 54 ». Au cours du processus, la Lega élabora une vaste théorie du com- plot construite autour d’un antiaméricanisme de plus en plus véhé- ment. Ainsi, le parti maintint que les Italiens avaient un choix entre une « société américaine multiraciale mondialiste » et une « société pada- nienne (ou italienne) et européenne basée sur ses peuples ». « Améri- cain » signifiait un capitalisme de type individualiste sans pensions ni soins de santé minimaux garantis, ce qui détruirait les petites entrepri- ses et conduirait au chômage de masse tout en permettant aux États- Unis d’Amérique de regagner la position économique perdue avec la création de l’Union européenne en 1993 55. L’antiaméricanisme sans compromis de la Lega était encore une fois évident dans l’objection véhémente du parti à la campagne de l’OTAN contre la Yougoslavie sur la question du Kosovo. D’après lui, la guerre n’avait rien à faire avec des buts humanitaires ; c’était une tentative américaine pour obtenir un pied-à-terre dans les Balkans « afin de prévenir ce que Washington craignait le plus, à savoir l’union commerciale et géopolitique entre nous autres Européens et la région russe 56 ». Dans la vision de Bossi s’exprimant devant la Chambre basse italienne (camera dei deputati) en mars 1999, le conflit au Kosovo opposait : Deux identités religieuses différentes, d’une part, les immigrants albanais — et, pour future mémoire, je souligne immigrants — qui sont musulmans et qui réclament l’indépendance du Kosovo par rap- port à la Serbie et son annexion à la terre-mère, l’Albanie ; d’autre part, les Serbes qui sont chrétiens et pour qui le Kosovo représente un endroit mystique, la racine profonde de leurs politiques et de leur histoire. Parlant des États-Unis, Bossi continua en disant que les Améri- cains, « des hommes qui ne valorisent que l’argent » et ne veulent rien de plus que détruire tous les peuples, sont fondamentalement opposés aux valeurs que les Serbes — « un grand peuple qui garde sa parole, solide et sérieux » par rapport aux « Américains superficiels » et

54. Brenno, « Rome, il comunismo, l’islam : I tre peggiori morbi della storia », Qua- derni padani,nos 22-23, 1999. Internet : < http://www.stellina. net/users/padani/ tremorbi. htm >. 55. Lega Nord, « Anche Tu ! Dal 20 Febbraio firma per il referendum Contro l’inva- sione di immigrati clandestini », Milan, 1989. 56. Gianlucas Savoini, « “Non dobbiamo essere una colonia Usa” », La Padania, 26 mars 1999, version électronique. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 24

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« insouciants » — veulent préserver des valeurs telles que la famille, les enfants et les vraies croyances. Au cours de l’intervention de l’OTAN, la Lega adopta les idées d’un obscur expert français sur l’Islam, Alexandre del Valle. Ce der- nier prétendit que la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie était essentiellement conçue par les États-Unis « pour compromettre la construction d’une Europe indépendante et forte », et l’empêcher de les défier économiquement. La politique étrangère des États-Unis visait à provoquer un « choc des civilisations » précipitant les Euro- péens contre le monde musulman 57. En même temps, l’Islam repré- sentait lui-même une menace fondamentale suspendue comme une « épée de Damoclès » au-dessus de l’Europe 58. Les raisons qu’avait la Lega de s’opposer à l’intervention de l’OTAN au Kosovo étaient évi- dentes : pour Bossi et pour plusieurs dans son parti, la minorité alba- naise avait progressivement réduit la majorité serbe à une minorité et l’avait poussée hors de la province, surtout sur le plan démographi- que. De cette façon, le Kosovo était une illustration de première importance de ce qui pourrait arriver si l’Europe ne parvenait pas à arrêter « l’invasion islamique 59 ». Dans la même veine, la Lega commença à la fin des années 1990 à se promouvoir elle-même avec une urgence croissante comme le défenseur des valeurs occidentales, de l’Europe chrétienne et de la foi catholique contre le « nouveau colonialisme » sous la bannière de l’Islam 60. Avec cette stratégie, la Lega gagna une nouvelle visibilité, surtout après qu’elle eut lancé une croisade contre la construction de mosquées dans le nord de l’Italie. L’incident le plus spectaculaire fut la manifestation contre une mosquée dans la ville de Lodi, à la fin de 2000, qui se transforma en manifestation anti-islamique majeure avec des slogans tels que « L’Europe est chrétienne et doit le rester» et « L’ombre du minaret n’assombrira jamais notre campanile 61 ». Pour la Lega, le but était simple : arrêter « l’invasion islamique ». Dans les mots d’un des chefs de la Lega Nord, l’Islam est « une religion intolé-

57. Alexandre del Valle, « La stratégie américaine en Eurasie ». Internet : < http:// utenti.tripod. it/ArchivEurasia/delvalle_sae. html > ; « Genèse et actualité de la ‘stratégie’proislamiste des États-Unis ». Internet : < http://members. es. tripod. de/msrsobrarbe/valle. htm >. 58. A. del Valle, « La poussée islamiste dans les Balkans : la responsabilité améri- caine et occidentale ». Internet : < http://www.geo-islam.org/content. php3 ? arti- cleId = 23 >. 59. Stefano Piazzo, « No all’impero mondiale », La Padania, 29 avril 1999. 60. « Siamo davanti a nuovo colonialismo : un tampo fu opera degli occidentali, ora sone I musulmani a farlo a casa nostra. », dans « Sull’Islam le bugie della sinis- tra », La Padania, 17 octobre 2000. 61. Claudio Morgoglione, « Lodi, la Lega all guerra santa », La Repubblica, 15 octo- bre 2000 ; G. Savoini, « Basta all’invasione islamica », La Padania, 15 octobre 2000. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 25

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rante ». Le parti était prêt à en appeler à « de nouvelles croisades dans le but de défendre notre culture, notre identité et notre avenir 62 ». Lorsque la Lega entra dans le second gouvernement de Berlusconi, le parti avait fait de l’immigration illégale et de la défense de l’identité culturelle et religieuse de l’Italie du Nord la pierre angulaire de sa stra- tégie politique. Dans le processus, sa position devint encore plus extré- miste — un développement reconnu et applaudi par l’extrême droite intellectuelle renaissante de l’Italie. Des cercles comme Rinascita con- sidérèrent la Lega comme leur allié le plus imporrant dans la campa- gne contre « les immigrants illégaux envahissant nos terres », une cam- pagne provoquée par « la guerre contre tous les hommes et tous les peuples menée par la Ville et Wall Street, par le mondialismo et la glo- balisation, par la culture de l’homogénéisation 63 ».

11 SEPTEMBRE

Pour la droite populiste européenne, les terribles attaques du 11 septembre contre les États-Unis représentèrent une puissante défense de leur position sur l’Islam. Mégret l’a bien dit quand il a prétendu que ces attaques reflétaient la « confrontation entre deux mondes, un authentique choc des civilisations » qui précipita « la civilisation euro- péenne et chrétienne contre la civilisation arabo-mulsulmane 64 ». Quand les Américains ont joué la « carte arabe et musulmane dans le but de contrer, de contenir et d’affaiblir l’Europe », ils ont joué avec le feu. Maintenant, ils ont récolté ce qu’ils ont semé 65. Le Pen, même s’il s’est montré plus prudent dans ses références à l’Islam — pour ne pas se met- tre à dos les électeurs de Harki et leurs descendants —, s’est lui aussi empressé d’évoquer les souvenirs de ce qu’il considérait comme un soutien américain actif pour « la réimplantation de l’Islam dans les Bal- kans » en appuyant les Bosniaques et les Albanais contre les Serbes 66. Sans doute, les deux hommes interprétèrent les événements du 11 sep- tembre 2001 comme un virage historique qui donnait l’occasion de

62. G. Savoini, « Basta all’invasione islamica ». 63. Ugo Gaudenzi, « Con la Lega : La battaglia contro l’immigrazion ». Internet : . 64. Bruno Mégret, « Discours du Salon de Provence », 16 septembre 2001. Internet : ; Discours de Potiers (1), 30 septembre 2001. Internet : . 65. B. Mégret, « Discours du Salon de Provence ». 66. Front national, « Discours intégral de Jean-Marie Le Pen, Convention nationale BBR 2001 Devant plus de 11 000 personnes », 23 septembre 2001. Internet : . *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 26

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ranimer leur fortune politique. Et, en fait, à la fin d’octobre, une recher- che de l’institut renommé SOFRES montra une montée significative de l’appui à la candidature présidentielle de Le Pen 67. La Lega Nord a vu dans les attaques une déclaration de guerre contre l’ de la part d’un Islam militant dans lequel elle voyait la dernière forme du totalitarisme 68. Selon Alexandre del Valle, dans une entrevue accordée à La Padania, le 11 septembre représenta le début de la « grande guerre du XXIe siècle entre l’Islam postcolonial et le reste du monde non musulman ». Pour l’Islam, l’objectif est de con- vertir le monde entier, de transformer le monde entier en une « nation islamique ». Dans le but d’atteindre cet objectif, tous les moyens sont permis, y compris la violence et la guerre (sainte) que l’Islam consi- dère comme un « devoir collectif ». Et del Valle avertit qu’au moins pour l’instant, l’Europe, qui a permis aux fondamentalistes islamiques de s’installer sur son sol sans leur demander de s’intégrer, a été trop faible pour faire face au « totalitarisme islamique 69 ». Pour dépasser cette faiblesse et combattre la nouvelle menace tota- litaire en Europe, la Lega proposa des mesures à court et à long termes. Dans les jours suivant les attaques, les dirigeants du parti ont appelé à un contrôle strict des mosquées et des centres islamiques et même à la fermeture des frontières de l’Italie aux ressortissants de pays islami- ques. D’autre proposèrent que l’Italie donne préférence aux étrangers de foi catholique, adoptant ainsi une idée lancée par le cardinal Biffi de Bologne à la fin de 2000 et qui avait provoqué un important tumulte dans le pays 70. En même temps, la Lega réaffirma sa position selon laquelle seuls le souvenir et la réaffirmation des valeurs traditionnelles chrétiennes permettraient à l’Europe de surmonter les dommages spi- rituels causés par l’adoption de la mondialisation 71.

67. « Presidentielle : Jean-Marie Le Pen arriverait en troisième position », Le Monde, 29 octobre 2001. 68. Voir « ‘Totalitarismo islamico’— La Lega s’interroga », La Stampa, 20 octobre 2001 ; Elena Maccanti, « Torino si interroga sull’Islam », La Padania, 21 octobre 2001. 69. E. Maccanti, « Alexandre del Valle : Europa debole », La Padania, 21 octobre 2001. 70. Voir Padovani Gigi, « Dopo I manifesti di Venezia a l’ordine del giorno in Pie- monte si apre un altro fronte », La Stampa, 20 septembre 2001 ; Colonello Paolo, « ‘Torino e Milano, chiudete la moschea’», La Stampa, 16 octobre 2001 ; Guido Passalacqua, « La crociata die Speroni : ‘Via tutti I musulmani’», La Repubblica, 17 octobre 2001 ; Poletti Fabio, « Tensione e paura alla moschea di Milano », La Stampa, 20 octobre 2001. Sur Biffi, voir Michele Smargiassi, « Biffi : ninte mos- chee in Italia », La Repubblica,1er octobre 2000. 71. « Il Senatur : “Recuperare I valori cristiani” », La Padania, 31 octobre 2001 ; E. Maccanti, « Torino si interroga sull” Islam ». *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 27

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RÉSISTANCE NOSTALGIQUE : NATIVISME DIFFÉRENCIALISTE DANS LA NOUVELLE EUROPE

Cet article a essayé de montrer que la droite radicale populiste de l’Europe occidentale a élaboré une idéologie relativement étoffée repo- sant sur la notion de différence culturelle. Parmi ses éléments centraux se trouvent une islamophobie véhémente et une hostilité de plus en plus prononcée envers la mondialisation. Dans ce processus, la droite populiste a cherché à se positionner et à se propager en tant que mou- vement de résistance défendant une conception de l’identité euro- péenne qu’elle voyait comme fondamentalement menacée. Ce n’est peut-être pas une coïncidence si la renaissance de la droite radicale se produit à un moment où l’Europe fait face à plusieurs défis essentiels dont beaucoup sont liés de façon complexe à la question de l’identité. Au cœur de cette question se trouve la déconstruction du « mythe fondamental de l’Europe » — le « mythe de l’homogénéité cul- turelle ». Une étape cruciale de ce processus a été l’établissement de l’Union européenne qui, comme l’a prétendu Rosi Braidotti, peut égale- ment être interprété comme « une tentative pour mettre un terme au déclin historique des États-nations européens et plus spécifiquement du nationalisme européen 72 ». Dans ce contexte, le nativisme différencialiste est une tentative profondément nostalgique pour arrêter, et ultimement renverser, ce processus de déconstruction et ainsi tordre l’évolution d’une Europe intégrée, ouverte, diverse et multiculturelle. Ce qui veut dire que tous les partis populistes de droite en Europe ont donné une voix à la forte opposition face au processus d’intégration européenne, mais se présen- tent simultanément comme les défenseurs des acquis de la démocratie sociale européenne contre le néolibéralisme et les pressions de la mon- dialisation 73. Dans ce processus, la droite populiste radicale s’est débar- rassée des dernières traces du productivisme néolibéral qui était l’une des marques de son programme lors des premières étapes de la mobilisation politique au profit d’un providentialisme autoritaire et paternaliste com- biné à un nationalisme économique. Ce virage programmatique a coïn- cidé avec une « prolétarisation » marquée de son électorat qui a drainé de plus en plus la base de la gauche traditionnelle et contribué au virage récent vers la droite en Autriche, en Norvège et au Danemark. Dans le processus, la droite populiste radicale en est venue à embrasser des positions abandonnées par la gauche traditionnelle tout

72. Rosi Braidotti, « Once Upon a Time in Europe », Signs, vol. 25, no 4, 2000, p. 1062. 73. Lors des élections de 1998, le programme du PDP consistait en trois points : « Contre l’immigration, contre l’Union européenne et pour la protection des plus faibles dans la société. » Nicholas Aylott, « Paradoxes and Opportunism : The Danish Election of March 1998 », and Opposition, vol. 34, no 1, 1999, p. 70. *Montage 21, 2 12/13/02 03:32 Page 28

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en adoptant des positions répandues par la gauche postmoderne liber- taire telles que la célébration de la pluralité, la défense de la différence et l’accent mis sur les politiques contextuelles et identitaires. Et la droite a intégré toutes ces positions en une nouvelle idéologie vaste et cohérente qui fut davantage le résultat d’une « vampirisation » idéolo- gique que d’une innovation. C’est cette « proximité précaire » des idées qui forme le programme différencialiste de la droite radicale aux valeurs politiques traditionnelles, par exemple la sociale et le bien-être et à la forme que ces valeurs ont prises, notamment la notion d’intégration et qui va loin pour rendre compte de l’attrait de la droite populiste contemporaine 74. En même temps, la nature idiosyncratique de cette idéologie a permis à la droite populiste radicale de se promou- voir comme un vaste mouvement de résistance contre un ensemble de développements au premier rang desquels la mondialisation et l’amé- ricanisation suscitent des soucis et des angoisses répandus bien au-delà de son noyau constitutif. C’est exactement pour cette raison que les partis établis ont eu tant de difficulté à contrer ce soulèvement de la droite radicale.

74. D. Holmes, Integral Europe, p. 16.