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dossier dossier AB3 ou le cheval de trop Théo Hachez AB3 ou le cheval de trop

Assez tranquille au cours des années nonante, le paysage télévisuel de la Communauté française aura été dérangé, en ce début de millénaire, par l’apparition d’AB3. Les deux canaux des deux opérateurs principaux ( et La Deux de la R.T.B.F. et, pour R.T.L./T.V.I., Club R.T.L. et sa chaine éponyme) devront désormais compter avec une chaine gratuite à vocation généraliste de plus et, quelques mois plus tard, avec sa jumelle AB4. L’insignifiance culturelle et l’audience modeste recueillie par les nouvelles venues donnent une faible idée de la menace que leur vraie raison d’être fait peser à terme sur l’assise financière des médias de la Communauté française… Théo Hachez

Il faut le dire: personne n’avait vu venir ment fleuri, mais le marché francophone le danger tel qu’il se dessine aujourd’hui. apparaissait trop mince et déjà trop Ni les ministres successifs saisis d’un encombré pour assurer sa viabilité. Au- dossier de reconnaissance au nom de trement dit, même sans pouvoir s’impo- Y.T.V., ni le Conseil supérieur de l’audio- ser comme un concurrent à part entière, visuel (C.S.A.) chargé de l’analyser. Seule Y.T.V. serait de toute façon plus ou moins R.T.L./T.V.I., sur les terres de laquelle un durablement nuisible aux intérêts de projet de télévision généraliste plus ciblé R.T.L./T.V.I. sur le public jeune devait nécessairement Quel danger porte la nouvelle entrante? empiéter, avait manifesté une certaine Pour le comprendre, il faut partir du exaspération dans le fait qu’on traite avec constat suivant: le téléspectateur wallon sérieux une demande d’agréation brouil- ou bruxellois, quoique disposant, grâce lonne et peu crédible, en particulier sur le au câble, d’une quarantaine de pro- plan financier. Certes, un peu partout en grammes, passe l’essentiel de son temps Europe, des chaines de ce type ont récem- consacré à la télévision à regarder des

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programmes en français: soit les chaines clandestin dont on ne peut lespriver, ce locales mentionnées plus haut, soit les qui laisse le quasi-monopole de son chaines généralistes françaises (T.F.1, exploitation aux chaines locales (publi- F.R.2, F.R.3). Si , et T.V.5 ques ou privées). figurent aussi sur cette liste, leur poids Le maintien de la situation décrite plus significatif sur le plan culturel reste anec- haut est un enjeu capital pour les chaines dotique sur le plan commercial (au reste, belges, et vital pour R.T.L./T.V.I. dans la cette dernière n’est qu’une formule de mesure où ses ressources proviennent rediffusion des précédentes). Ce n’est pas exclusivement du marché publicitaire, ce le cas de T.F.1 (qui s’intercale dans le qui n’est évidemment pas le cas de la peloton de tête des programmes les plus R.T.B.F. Mais remarquons que tout chan- regardés entre R.T.L./T.V.I. et la R.T.B.F.) gement qui entrainerait une ponction ni celui de France 2 et France 3 dont l’au- française sur les recettes publicitaires dience cumulée se rapproche du score de provenant du marché francophone belge la chaine publique belge francophone. affecterait indirectement les autres mé- PROTECTION dias de la Communauté, en particulier la presse écrite quotidienne. Ainsi, si les L’ouverture que traduit cette audience télévisions françaises pouvaient mon- massive cache un paradoxe. Le calcul des nayer leur audience belge, les annonceurs parts d’audience arbitre généralement la se trouveraient devant une offre plus concurrence à laquelle se livrent les opé- variée d’espaces, il s’ensuivrait une perte rateurs dans la valorisation de leurs de parts de marché pour les médias de espaces publicitaires, tant il est vrai que chez nous, sans compter une chute pro- celle-ci est dépendante du nombre de bable des prix. D’autre part, il faut consi- téléspectateurs dont ils peuvent se préva- dérer que nos groupes de presse (Rossel, loir effectivement… Or ce n’est pas le cas I.P.M. et Vers l’Avenir) sont actionnaires pour les parts de marchés « belges » dont majoritaires de la chaine privée disposent les chaines françaises qui n’en R.T.L./T.V.I.: la valeur et le rendement de tirent pratiquement aucun parti, faute de cette position s’en trouveraient durement pouvoir les vendre à part (les détailler) affectés. aux annonceurs français ou belges qu’elles intéresseraient spécifiquement. UNE QUESTION Les téléspectateurs belges sont donc À CENT-MILLE EUROS offerts aux clients français et c’est tout. Dès lors, pour les détenteurs de l’autorité Car, pour les atteindre, il faut payer le publique, la politique des médias en prix d’accès à l’ensemble du public fran- Communauté française se résume en pra- çais, en proportion duquel le public belge tique à la défense de ce marché publici- ne pèse numériquement pas lourd. À l’in- taire au bénéfice des médias locaux. Ce verse, du point de vue des annonceurs protectionnisme économique s’habille de français, le téléspectateur belge est un vertu culturelle et citoyenne: l’effondre-

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ment des barrières non tarifaires se ferait DU PAQUEBOT AU SOUS-MARIN aussi au détriment de la vie publique bel- Comme on l’a dit plus haut, le dossier ge, tant sur le plan de l’information que Y.T.V. se présentait comme une initiative sur le plan de la création culturelle qui modeste et locale et ne semblait pas seraient partiellement privées de res- remettre en cause la permanence du sys- sources propres au public belge. Cette tème qui prive les généralistes françaises situation porte en elle un effet pervers de l’essentiel du retour publicitaire du dans la mesure où elle met les principaux marché belge. Cependant, une fois rebap- animateurs de la vie publique que sont tisée AB3, la nouvelle chaine affiche une les médias d’information sous l’étroite double prétention qui fait moins rire: dépendance des politiques, et en particu- celle de s’inscrire dans le paysage audio- lier, sous la dépendance du parti domi- visuel francophone avec un rang quasi- nant, le P.S. ment égal à ses deux devancières privée Jusqu’à il y a peu, T.F.1 faisait figure de et publique et celle de porter les couleurs principal candidat assaillant. Ce n’est pas d’un grand groupe français de produc- seulement que ses parts de marché d’au- tion, AB. Autrement dit, rétrospective- dience, en croissance, sont proches de ment, l’appellation Y.T.V. n’apparait pas faire jeu égal avec R.T.L./T.V.I. (qu’on se seulement comme une dissimulation, souvienne de la première Star Academy), mais aussi comme une stratégie de mais elle a naguère (à la fin des années contournement du dispositif de protec- quatre-vingt et dans la première moitié tion du marché publicitaire francophone des années nonante) nourri des ambitions belge. précises à l’égard d’une cagnotte qui C’est que, entre-temps, le monde de la pourrait quand même peser quelque télévision a beaucoup changé en France. cent-millions d’euros au moins, toutes Autrefois, les grandes chaines étaient choses étant égales par ailleurs. Pour s’en d’immenses usines au personnel plétho- saisir, la chaine privée française projetait rique qui intégraient toutes les phases de l’ouverture d’une régie publicitaire à conception et de fabrication de pro- Bruxelles et un système de décrochage grammes. Au cours des années nonante, permettant d’atteindre spécifiquement, elles se sont, comme beaucoup de gran- pendant le temps des fenêtres publici- des entreprises, vidées d’une bonne part taires françaises, le public belge avec des de leur substance. Mises à part l’informa- spots qui lui étaient destinés. La bataille tion (concept réduit ici aux seuls jour- juridique avait été gagnée par la Commu- naux télévisés) et la gestion de la marque nauté française, mais de justesse, tant le (une unité marketing vouée à la program- cadre normatif européen sur la libre mation), pour l’essentiel, les activités ont concurrence laisse au fond peu de place à été externalisées. La production est désor- l’exception culturelle ou médiatique. Et mais partagée entre des entreprises qui T.F.1 semblait avoir définitivement aban- proposent ou à qui on commande des fic- donné la partie…

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tions, des magazines, etc. et dont les de cette vente qui l’intéresse, un produit chaines sont des clientes plus ou moins prélevé sur les recettes publicitaires de exigeantes. Les animateurs-vedettes (les chez nous, avec un retour quasi nul. Le Delarue et autres Arthur) sont les em- barrage a cédé et le drain est amorcé. ployés, mais plus souvent encore les chefs Mais il suffirait sans doute de relever les de ces nouvelles entreprises qui agissent exigences de productions propres pour le désormais sur un marché internationali- rétablir. Mais tant que la ponction reste sé: on conçoit, on achète et on vend des limitée, c’est encore et surtout la menace modèles ou concepts d’émission, on les que fait planer son extension qui sert exploite ici ou ailleurs. sans doute le mieux l’emprise de ceux qui en auraient le pouvoir. Sans compter Une fois prise en compte cette évolution, que R.T.L./T.V.I. n’est sans doute pas si le ressort tactique d’AB3 devient transpa- disposée que cela à voir enfler de telles rent. En remplissant de façon minimalis- exigences. te et au moindre cout les obligations for- melles de productions propres que lui DOULEURS MUETTES impose l’accès à la Communauté françai- Tout indique pourtant que c’est pour se, la maison AB se dote d’un débouché n’avoir vu que trop tard ce jeu tactique, et pour des productions en français (les surtout pour n’avoir pu y résister efficace- siennes propres et celles des autres indé- ment, que le top management de pendants) qui sont déjà amorties sur leur R.T.L./T.V.I. a été congédié, comme le marché d’origine. Et elle trouve ainsi le ministre Miller du reste, sous le règne moyen de les valoriser grâce aux recettes duquel AB3 a obtenu son agréation. Le publicitaires de chez nous. AB fait ainsi, premier pour naïveté et inefficacité de son avec les mêmes émissions, ce que les lobbying politique, le second pour avoir chaines françaises n’ont jamais pu faire respecté le décret en toute impartialité. jusqu’à présent. Ce qui sauve la situation Dans le cas de la direction de R.T.L./T.V.I., de nos opérateurs traditionnels, c’est qui a dû en très peu de temps encaisser le qu’AB n’a, semble-t-il, pas décidé, jus- brutal retournement de conjoncture de qu’à présent, de faire d’AB3 plus qu’une 2001 et l’exacerbation de la concurrence unité de recyclage (de rediffusion) pour d’audience avec T.F.1, le dépit des action- produits usés ou de second choix. Là où naires auquel elle s’est exposée est expli- les paquebots ne passaient pas, le sous- cable aussi par le fait que la chaine privée marin s’est aventuré avec succès en s’était un moment profilée comme candi- brouillant les radars. date à une stratégie proche de celle Pour sa maison-mère, AB3 ne doit même d’AB3, qu’elle aurait donc dû voir venir. pas être rentable pour la satisfaire: il suf- Toujours est-il que le stress a d’abord fait fit de lui vendre au meilleur prix des pro- réagir les propriétaires de la chaine en duits qui, au fond, ne valent plus rien, ordre dispersé, tandis que le parti libéral mais ne coutent pas plus. C’est le produit renvoyait, apparemment sans état d’âme,

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le sympathique Richard Miller à ses Plutôt que d’avoir rénové le Parti socialis- chères études: il n’était au fond que le te, le président di Rupo a donc réalisé deuxième des quatre ministres M.R. à l’ambition de ses prédécesseurs des exercer les compétences audiovisuelles années quatre vingt, ceux-là même qui au cours de la législature qui s’achève… ont présidé à la prise de possession par la Communauté française du secteur de Après avoir fait débat, après que des l’audiovisuel et à sa « modernisation » menaces eurent été proférées quant à la (fin du monopole, ouverture des marchés pérennité de l’ancrage belge de l’entrepri- publicitaires aux médias publics, etc.). se, l’actionnariat de R.T.L./T.V.I. a finale- Grand communicateur, on l’est ou on ne ment opté pour une stratégie lisible dans l’est pas. Mais quand on l’est, on ne se le choix de son nouvel administrateur soucie pas seulement de son image mais délégué dans la personne de Philippe de ceux qui la font. Delusinne. Ancien publicitaire et, à ce titre, conseiller en communication des Il est légitime que les téléspectateurs de présidents du P.S., Delusinne a exercé au la Communauté française voient revenir nom de ce parti la charge d’administra- leur contribution de consommateurs (les teur de la R.T.B.F. Avec une telle recrue, recettes publicitaires qu’ils engendrent) qui peut tout aussi bien s’imaginer devoir dans des médias centrés sur la vie une telle promotion à sa seule valeur pro- publique d’ici, soucieux d’animer la vie fessionnelle, la chaine privée ne se laisse- culturelle et politique locale et de ra plus prendre au dépourvu face à une construire une vision du monde informée décision politique qui nuirait tant soit à partir de la Communauté. C’est une peu à ses intérêts. priorité qui doit s’imposer à la logique économique. Mais cette juste cause doit- Aussi bien, même si elle lui a échappé, elle être rançonnée par un seul parti? l’aventure d’AB3 a servi le redéploiement C’est à quoi aboutit le réalisme des uns, de l’influence du Parti socialiste dans le des autres. ■ secteur des médias et, en particulier, dans celui de l’audiovisuel. Car son emprise, à l’exception de la nouvelle petite dernière, s’exerce désormais partout. Avec pour administrateur général de l’entreprise publique (R.T.B.F.) où les relais de ce parti sont innombrables, un fidèle sorti des rangs de ce parti, avec un Daniel Weeckers à la tête de Canal +, racheté par les câblo-distributeurs à la suite des ava- tars de Vivendi-Universal, et une prési- dente du C.S.A. étiquetée socialiste, il vaut mieux du reste parler d’hégémonie.

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