« A TRAVERS LE BOCAGE… »

VICTOR HUGO POETE ET ROMANCIER DE LA VENDEE ET DE LA

La Vendée et la Chouannerie ne recouvrent pas exactement la même réalité. La Vendée a quelquefois été considérée comme une partie de la Chouannerie, quand ce n’est pas l’inverse, puisque certains historiens ont appelé la Chouannerie « la petite Vendée ». La distinction peut être géographique, chronologique ou tactique. Géographiquement, c’est la répartition la plus contestable et la moins exacte des trois, du moins dans la durée, la Vendée serait cantonnée au sud de la , la Chouannerie s’étendant partout ailleurs (Bretagne, Anjou, Normandie et Touraine). Historiquement, la Vendée est limitée dans le temps, on peut la circonscrire entre le mois d’août 1792 (soulèvement de Châtillon et Bressuire) et le mois de décembre 1793. Mais c’est surtout à partir de juin 1793 que les différents courants de la Vendée se réunissent pour former une seule grande armée catholique et royale dont Cathelineau est nommé général en chef. Succombant le 14 juillet à une blessure qu’il avait reçue en entrant à une quinzaine de jours plus tôt, il est remplacé par d’Elbée, lequel, grièvement blessé à son tour près de Cholet (mi-octobre) comme Lescure et Bonchamps, qui moururent avant lui, a pour successeur, sur la demande expresse de Lescure à l’agonie, Henri de La Rochejaquelein. Passant dès lors sur la rive droite de la Loire, la grande armée remonte vers le Nord (Laval, Fougères, Granville) où elle remporte encore quelques victoires avant de se faire écraser au Mans par Marceau le 13 décembre 1793, puis de repartir vers le Sud et d’être décimée à Savenay (22 décembre). La grande époque de la Vendée est terminée, même si Stofflet, qui était depuis la mort de Cathelineau major général de l’armée royaliste et catholique, prendra encore à la mort de La Rochejaquelein (4 mars 1794) le commandement en chef de ce qui en restait – sans parvenir à s’entendre avec les chouans. La Chouannerie proprement dite, qui avait commencé un peu avant la Vendée, sous la direction de Jean Cottereau surnommé Jean Chouan et de ses trois frères, se développa parallèlement à elle et lui succéda en quelque sorte : elle continua de 1794 à 1796 environ, puis reprit au tournant du siècle (1799-1800). Tactiquement enfin, la différence saute aux yeux : la Vendée désigne une armée relativement organisée et régulière, tandis que la Chouannerie mène une inlassable et insaisissable guérilla à plusieurs têtes. L’une a des généraux et un commandement, l’autre a des chefs et des rivalités. Dans Quatrevingt-Treize, Victor Hugo fait plus ou moins la distinction. Lantenac débarque en 1793 pour réaliser la jonction entre « la grande armée, l’armée catholique et royale » et les autres. Halmalo reçoit précisément pour consigne de délivrer ce message : « Il est temps de faire les deux guerres ensemble ; la grande et la petite. La grande fait plus de tapage, la petite plus de besogne. La Vendée est bonne, la Chouannerie est pire ; et en guerre civile, c’est la pire qui est la meilleure. » Il expose ainsi sa théorie : « J’aime mieux la guerre des forêts que la guerre des plaines ; je ne tiens pas à aligner cent mille paysans sous la mitraille des soldats bleus et sous l’artillerie de monsieur Carnot ; avant un mois je veux avoir cinq cent mille tueurs embusqués dans les bois. L’armée républicaine est mon gibier. […] Je veux faire plus de Chouannerie que de Vendée1. » Plus loin dans le roman, le narrateur reprend à son compte, et plus en détail, l’exposé de cette stratégie : Lantenac, comme homme de guerre, était de l’école de Frédéric II ; il entendait combiner la grande guerre avec la petite. Il ne voulait ni d’une « masse confuse », comme la grosse armée catholique et royale, foule destinée à l’écrasement ; ni d’un éparpillement dans les halliers et les taillis, bon pour harceler, impuissant pour terrasser. La guérilla ne conclut pas, ou conclut mal ; on commence par attaquer une république et l’on finit par détrousser une diligence. Lantenac ne comprenait cette guerre bretonne, ni toute en rase campagne comme La Rochejaquelein, ni toute dans la forêt comme Jean Chouan ; ni Vendée, ni Chouannerie ; il voulait la vraie guerre ; se servir du paysan, mais l’appuyer sur le soldat. Il voulait des bandes pour la stratégie et des régiments pour la tactique. Il trouvait excellentes pour l’attaque, l’embuscade et la surprise, ces armées de village, tout de suite assemblées, tout de suite dispersées ; mais il les sentait trop fluides ; elles étaient dans sa main comme de l’eau ; il voulait dans cette guerre flottante et diffuse créer un point solide ; il voulait ajouter à la sauvage armée des forêts une troupe régulière qui fût le pivot de manœuvre des paysans. Pensée profonde et affreuse ; si elle eût réussi, la Vendée eût été inexpugnable2. Pas de confusion, donc, apparemment, entre chouans et Vendéens. Et pourtant, Victor Hugo emploie dans son roman le substantif ou l’adjectif vendéen indistinctement pour désigner les deux, et pratiquement jamais l’adjectif chouan – peut-être pour se distinguer de Balzac3, de même qu’il traite dans son roman des débuts de la Vendée et de la Chouannerie alors que Balzac s’était concentré sur leur fin (1793 d’un côté, 1800 de l’autre4). Dans un passage important des Misérables déjà, peut-être pour se prémunir contre la tentation d’associer la Vendée à l’insurrection et la chouannerie à l’émeute, il retraçait l’origine de cette chouannerie (révolte endémique contre les impôts royaux sous l’Ancien Régime muée du jour au lendemain en défense de la royauté) en cherchant ostensiblement à effacer la distinction avec la Vendée : « Est-il, par exemple, rien de plus étrange que cette longue et sanglante protestation des faux saulniers, légitime révolte chronique, qui, au moment décisif, au jour du salut, à l’heure de la victoire populaire, épouse le trône, tourne chouannerie, et d’insurrection contre se fait émeute pour ! Sombres chefs-d’œuvre de l’ignorance ! Le faux saulnier échappe aux potences royales, et, un reste de corde au cou, arbore la cocarde blanche. […] La Vendée est une grande émeute catholique5. » Quand Victor Hugo cherche de nouveau à définir « la 1 Victor Hugo, Quatrevingt-Treize, présentation, notes, dossier, chronologie par Judith Wulf, bibliographie mise à jour (2014) par Maud Schmitt, GF Flammarion, 2014, p. 119-120. Référence dorénavant notée simplement Quatrevingt-Treize, suivie du chapitre (ici I, III, 2) et de la page dans cette édition, qui porte une guillotine sur sa couverture rouge, à ne pas confondre avec celle parue en 2002 sans table des matières, avec en couverture le dessin La Tourgue en 1835 (de 1876) par Victor Hugo, qui n’a d’un bout à l’autre pas la même pagination (478 p. imprimées en pour la première, 530 p. imprimées en Espagne pour la seconde). 2 Ibid., III, II, 2, p. 280. 3 On sait que Balzac avait d’abord prévu d’intituler son roman Le Gars, du nom que les chouans se donnaient entre eux, et auquel il réserve un assez long développement sémantique (passage du celte au français par le bas- breton). Victor Hugo dans son roman utilise beaucoup plus volontiers gars que chouan, sans éprouver le besoin de le redéfinir. 4 Sur ce point particulier, et beaucoup plus largement, voir Bernard Le Drezen, « Des Chouans à Quatrevingt- Treize : contribution à l’étude des relations littéraires entre Balzac et Hugo », communication au Groupe Hugo du 21 janvier 2006 (groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/06-01-21Ledrezen.htm). 5 Les Misérables, IV, X, 2 ; Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Jacques Seebacher et Guy Rosa, Roman II, Laffont, coll. « Bouquins », 1985, rééd. 2002, p. 830 (édition dorénavant uniquement notée par le titre du volume concerné suivi de la mention Laffont). Cette définition est récrite dans Quatrevingt-Treize, où la densité de la nouvelle formulation fait oublier qu’elle semble surtout servir à échapper à la distinction insurrection/émeute qui Vendée » en deux phrases pleines de virtuosité, il oppose la figure abstraite de « la révolution française » au portrait terre à terre du « paysan breton », écologiste et réactionnaire, « ce sauvage grave et singulier, cet homme à l’œil clair et aux longs cheveux, vivant de lait et de châtaignes, borné à son toit de chaume, à sa haie et à son fossé, […] ayant sur le dos une veste de cuir avec des arabesques de soie, inculte et brodé, tatouant ses habits comme ses ancêtres les Celtes avaient tatoué leurs visages, […]6 » : c’est bien le portrait du chouan. L’auteur n’est pourtant pas insensible aux questions de terminologie, il sait mieux que quiconque que le septième chapitre des mémoires de son père, consacré au tournant des années 1793 et 1794, s’intitulait « Extinction de la Guerre de la Vendée – Commencement de celle des Chouans », et présentait un exposé précis de leurs différences ; cela n’empêche pas qu’il soit de ceux qui font de la Chouannerie une partie de la Vendée. C’est encore sous l’étiquette unificatrice de la Vendée – fût-elle marquée par un pluriel bienvenu, l’antonomase venant au secours de la complexité historique – qu’il distingue un peu plus loin les deux principaux courants de la Chouannerie : Il y a eu deux Vendées ; la grande qui faisait la guerre des forêts, la petite qui faisait la guerre des buissons ; là est la nuance qui sépare Charette de Jean Chouan. La petite Vendée était naïve, la grande était corrompue ; la petite valait mieux. Charette fut fait marquis, lieutenant-général des armées du roi, et grand-croix de Saint-Louis ; Jean Chouan resta Jean Chouan. Charette confine au bandit, Jean Chouan au paladin7. Ces définitions se trouvent toutes dans la troisième partie de Quatrevingt-Treize, intitulée « En Vendée ». Elle s’ouvre sur un livre descriptif de sept chapitres intitulé « La Vendée », de même que le livre précédent, « La Convention », s’ouvrait sur un chapitre intitulée « La Convention ». Les lecteurs des Misérables y retrouvent un procédé voisin de celui qui avait fait du chapitre « L’année 1817 » (I, III, 1) le premier chapitre du livre intitulé « En l’année 1817 » (I, III), et ce parallèle n’a rien d’anodin : l’année 1817, la vraie, avait marqué la naissance officielle de la carrière poétique de Victor Hugo, avec la première mention orale de son nom sous la coupole de l’Académie française, dans la séance publique du 25 août, suivie de son apparition dans la presse du lendemain. Quant à « L’Année 1817 », le chapitre, il marque l’invention par Victor Hugo de la nouvelle histoire, ou plutôt d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire qui accorde autant d’attention aux petits faits qu’aux grands événements : « ces détails, qu’on appelle à tort petits, – il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni petites feuilles dans la végétation, – sont utiles. C’est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles8. » On n’aura pas de mal à y reconnaître la matrice du chapitre « Les Rues de Paris en ce temps-là », qui ouvre la deuxième partie de Quatrevingt-Treize, et dans une certaine mesure aussi du long chapitre composé sur « La Convention ». En ce sens, on peut admettre que le procédé inauguré dans Les Misérables pour souligner l’importance du passage concerné est dédoublé dans Quatrevingt-Treize : avec « La Convention » pour l’histoire, et « La Vendée » pour l’autobiographie. Car l’écriture de « La Vendée », dans son étroite intrication du biographique et de l’historique, ou plus exactement par son innutrition biographique de l’histoire, doit beaucoup à celle de « En l’année 1817 ». Ainsi c’est à peu

était « Le fond de la question » dans Les Misérables : « La Vendée, c’est la révolte-prêtre. » (Quatrevingt-Treize, III, I, 1, p. 247.) 6 Ibid., p. 248-249. 7 Ibid., III, I, 6, p. 263. 8 Les Misérables, I, III, 1 ; Roman II, Laffont, p. 97. près au cœur du livre « La Vendée », à l’extrémité comme il se doit du chapitre « Leur vie sous terre », que se trouve cette clausule bien rythmée, dont l’efficacité est proportionnelle au caractère inattendu : « Cette guerre, mon père l’a faite, et j’en puis parler9. » Trois chapitres plus loin, à la fin du même livre, une immense phrase synthétique définitionnelle composée de juxtapositions de natures variées, feu d’artifice de figures de style, s’achève ainsi : « telle fut cette guerre, essai inconscient de parricide10. » Il est difficile de ne pas rapprocher ces deux phrases, d’autant que la patrie dans l’œuvre de Victor Hugo est généralement associée à la mère : ici c’est bien le père qui sert de caution historique à l’histoire d’un parricide inconscient. Né à Nancy le 15 novembre 1773, le père de Victor Hugo avait opté très tôt pour le métier des armes, après quelques années d’études au collège royal de Nancy. Il s’était engagé deux fois de suite dans l’armée avant la nuit du 4 août, mais n’avait pas pu y rester, en raison de son trop jeune âge la première fois, et de troubles internes à son régiment la deuxième. La troisième tentative, en 1791, avait été la bonne, ce qui lui avait permis de se retrouver dans l’armée du Rhin dès la proclamation de la République, d’y fréquenter Kléber et Desaix, et d’être nommé capitaine. Au printemps de 1793, il est envoyé avec son 8e bataillon du Bas- Rhin, dit aussi bataillon de l’Union, en Vendée (le roman commencera « dans les derniers jours de mai 1793 »). Il y arrive en juillet, comme Cimourdain à Pontorson (« À la fin d’une sereine journée de juillet, une heure environ après le soleil couché11… »). Son biographe Louis Barthou note que « ses mémoires ne commencent qu’en 1793 avec l’insurrection vendéenne » : « Il ne faut pas s’en étonner, aucun événement de quelque importance n’ayant marqué jusque-là sa carrière militaire12. » Ces mémoires ont un caractère un peu particulier : c’est le rassemblement de ses rapports au Comité de l’Instruction publique qui reprennent au 9 Quatrevingt-Treize, III, I, 4, p. 256. Voir à ce sujet la belle communication de Caroline Julliot au Groupe Hugo du 8 février 2014 intitulée « Guerre et Père » (groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/14-02-08julliot.htm). Un texte publié par Gérard Gengembre sous le numéro 22 aux p. 572-577 du très remarquable et copieux dossier de son édition de Quatrevingt-Treize (Presses Pocket, coll. « Lire et voir les classiques », 1992) donne peut-être une clé de l’énigme : il s’agit du récit d’Alexandre Dumas baptisé dans les Nouvelles contemporaines, en 1826, Blanche de Beaulieu ou La Vendéenne, puis repris dans la Revue des deux mondes en 1831 sous le titre La Rose rouge, de même que dans les Souvenirs d’Antony en 1835. Dumas y met en scène, dans l’état-major du général Marceau, un « Hercule mulâtre » répondant au prénom d’Alexandre, dont le portrait éminemment élogieux s’achève ainsi : « C’était le général Alexandre Dumas, c’était mon père. » Il pourrait ne s’agir que d’une simple coïncidence, si la périphrase « Hercule mulâtre » n’évoquait assez précisément celle que Victor Hugo utilise pour décrire le sergent Radoub, figure évidemment paternelle dans le roman, « C’était un Hercule leste » (Quatrevingt-Treize, III, IV, 10, p. 391), et surtout si La Rose rouge n’avait précisément paru dans le même numéro de la Revue des deux mondes que la préoriginale de « Ce siècle avait deux ans ! » (donnée intégralement par Sainte-Beuve en tête de son article biographique intitulé « Poètes modernes – Victor Hugo »). Ainsi, c’est dans le même volume (Revue des deux mondes, tome troisième, Paris, Au bureau, rue des Beaux-Arts, n° 6, [juillet-août-septembre] 1831) que Victor Hugo fait pour la première fois état de son « père vieux soldat » et de sa « mère Vendéenne » [sic, pour la majuscule] (p. 239) et qu’Alexandre Dumas met en scène son père général dans un récit de la Vendée en 1793 (p. 49). Ajoutons que c’est aussi dans ce même numéro (exceptionnel, comme tous ceux de cette année-là au début de laquelle Buloz avait pris la direction de la Revue) que Victor Hugo publie son « Fragment d’un voyage aux Alpes (août 1825) » (p. 393-402). Dans les deux premiers numéros de l’année (1831), Alexandre Dumas avait aussi donné « La Vendée après le 29 juillet » (publié à côté du compte rendu enthousiaste de Notre-Dame de Paris signé « C… D… »). 10 Quatrevingt-Treize, III, I, 7, p. 268. 11 Ibid., III, II, 1, p. 269. 12 Louis Barthou, Le Général Hugo, 1773-1828, Lettres et documents inédits, Librairie Hachette, 1926, p. 12- 13. Ce qui précède la Vendée est en effet curieusement concentré dans les deux premiers chapitres brefs et comme impersonnels des Mémoires du général Hugo, gouverneur de plusieurs provinces et aide-major-général des armées en Espagne, Ladvocat, 1823, 3 t. jour le jour l’histoire de son bataillon. Il ne s’y oublie pas, c’est une loi du genre : après Martigné-Briand (15 juillet), une balle lui fracasse le pied à Vihiers tandis que dix-sept autres trouent ses habits (18 juillet) ; deux chevaux sont tués sous lui à la bataille de Montaigu (21 septembre) où il combat avec ses béquilles ; le Château d’O est transformé en forteresse sous sa direction… Il va passer trois longues années à participer à des combats sanglants et à des répressions féroces autour de l’estuaire de la Loire, avant d’être envoyé à Châteaubriant, où il rencontrera Sophie Trébuchet. La Vendée occupera conséquemment l’intégralité du premier tome des Mémoires du général Hugo, tout à son avantage, qu’il n’aura de cesse de publier quand il se sera retiré des affaires militaires. Plus précisément, le premier tome s’ouvre sur les mémoires du général Aubertin sur la guerre de Vendée en 1793 et 1794, et continue avec les mémoires du général Hugo sur le Rhin, la Vendée et l’Italie. Le général (Dominique) Aubertin n’est pas nommé dans Quatrevingt-Treize. Plus généralement, les intersections entre ce premier volume de mémoires et le roman de Victor Hugo sont rares, mais pas si inexistantes qu’on l’a écrit, et répété. En plus des épisodes rappelés ci-dessous par Mme Victor Hugo, elles se logent dans les grandes lignes de considérations sur cette guerre civile, et dans quelques détails : les Vendéens pendant l’été de 1793 étaient « débusqués de Montaigu, […] ; ils étaient battus […] au Château d’Eau13 […] ». La même phrase énumérative rappelle que « dans les eaux de Guernesey, une flotte anglaise, aux ordres du général Craig […] n’attendait qu’un signal du marquis de Lantenac pour débarquer » : sur la terre comme en mer, la vie belliqueuse du père et la vie créative du fils affleurent en permanence. Autre histoire de famille, la biographie autorisée de Victor Hugo jusqu’en 1843 commence aussi par les campagnes militaires de Léopold en Vendée. Inspirée par des récits de Victor Hugo notés par son épouse, corrigée par Charles Hugo, récrite par Auguste Vacquerie, cette publication essentielle et composite parut sans nom d’auteur en 1863 sous le titre Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Elle a longtemps été intégrée aux Œuvres complètes de Victor Hugo – assimilation facilitée par les œuvres inédites de l’auteur qui paraissaient pour la première fois dans son édition originale. Son premier chapitre s’intitule « La Vendée » (alors qu’il portait dans le dernier manuscrit le titre « L’adjudant-major Hugo14 »). Celui-ci ne condense pas les récits de Victor Hugo mais prélève dans les mémoires de son père tout ce qui peut illustrer sa clémence supposée, à travers quelques épisodes bien choisis qui se passent de commentaires tant ils annoncent le début du roman : À l’attaque de la Chevrollière, Muscar, qui commandait l’expédition, ayant été mis hors de combat par sept coups de feu, le désigna pour commander à sa place. Les chouans, vivement envahis, prirent la fuite à travers la lande, laissant à l’ennemi les vieillards, les femmes et les enfants. Hugo les prit, sachant qu’ils seraient plus en sûreté avec lui qu’ailleurs ; voyant un petit enfant de cinq mois qu’une nourrice, car

13 Quatrevingt-Treize, III, II, 10, p. 324. Le « Château d’O » des Mémoires, à une quinzaine de kilomètres au sud de Nantes, sur la rive gauche de la Loire, est orthographié « Château-d’Eau » dans Quatrevingt-Treize et « château d’Aux » sur les cartes (commune de La Montagne). Le bataillon de Léopold Hugo y séjourna de septembre 1793 à décembre 1794. C’est, précise Géraud Venzac, le seul endroit « où Hugo ait eu à combattre la Vendée proprement dite, dans le cas la Vendée de Charette. À Ingrandes, à Blain, à Châteaubriant, c’est plutôt à la Chouannerie bretonne qu’il a affaire ». (Géraud Venzac, Les Origines religieuses de Victor Hugo, Bloud & Gay, 1955, p. 636, note 1.) 14 Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, éd. dirigée par Annie Ubersfeld et Guy Rosa, Plon, coll. « Les Mémorables », 1985, p. 73. ce ne pouvait être sa mère, avait jeté en s’enfuyant, il le ramassa et lui chercha aussitôt une nourrice parmi les prisonnières. L’expédition terminée, il remit en liberté cette population reconnaissante et lui donna des vivres pour plusieurs jours15. On fusillait deux Vendéens, l’oncle et le neveu, pris les armes à la main ; on avait déjà fusillé l’oncle et on allait en faire autant au neveu, un enfant de neuf à dix ans. Hugo se jeta au-devant des fusils, sauva l’enfant, qui s’appelait Jean Prin, en prit soin et le garda auprès de lui sept ans, jusqu’à ce qu’il eut trouvé à le bien placer16. Sa bonté était contagieuse. Une petite fille de deux ans, abandonnée à Pont- Saint-Martin, fut recueillie par un adjudant Vogt qui depuis, devenu capitaine, l’adopta17.

Ainsi « La Vendée » est le premier chapitre de Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie une dizaine d’années avant d’être un livre de Quatrevingt-Treize, et quarante ans après avoir formé le premier tome des mémoires du général Hugo. Mais c’est encore, surtout, et avant tout, le titre du deuxième poème publié en 1822 dans les Odes et poésies diverses18. La Vendée, qui avait connu un nouvel épisode en 1815, pendant les Cent Jours, dit cette fois « petite Chouannerie », était encore en 1819, date de rédaction du poème du jeune Hugo, un enjeu politique de premier plan pour les ultra-royalistes, sujet de nombreuses publications et de débats. Chateaubriand venait de peser de tout son poids dans la balance en publiant dans son journal, Le Conservateur, un traité intitulé « De la Vendée ». Il occupait en entier le numéro du 7 août 1819, avec ses trois parties respectivement intitulées « Ce que la Vendée a fait pour la monarchie », « Ce que la Vendée a souffert pour la monarchie » et « Ce que les ministres du roi ont fait pour la Vendée ». Il dressait un tableau épique des guerres de la Vendée et de la chouannerie pour s’en prendre, par effet de contraste, à l’abandon contemporain des Vendéens, qui avaient été paradoxalement mieux traités par Napoléon que par la Restauration.

15 Les propos du général sont ici récrits sous forme condensée, mais avec fidélité (voir pour ce paragraphe les Mémoires du général Hugo, op. cit., t. I, p. 28-29). 16 Trait biographique précisément conforme aux Mémoires (ibid., p. 35), qui annonce la clémence de Gauvain (Quatrevingt-Treize, III, II, 5, p. 296). Dans Le Livre d’or de Victor Hugo, Émile Blémont donnera une plus grande réalité à cette espèce d’adoption en publiant l’attestation délivrée en 1806 par Léopold Hugo pour permettre à ce Jean Prin d’établir son état civil : « Le chef du 2e bataillon du 20e régiment d’infanterie certifie qu’en frimaire an II, étant adjudant-major au 8e bataillon du Bas-Rhin, il se trouva au bivouac sous Roan avec une colonne commandée par le colonel Muscar ; qu’après une opération dans les marais, on conduisit au camp plusieurs hommes et un enfant de dix à douze ans, que le commandant Cosson ordonna de fusiller ; – que lui, adjudant-major, n’ayant pu obtenir la grâce de cet enfant, l’enleva d’autorité, le conserva près de lui et le fit, quelques années ensuite, admettre à l’honneur de servir dans le 8e bataillon du Bas-Rhin amalgamé pour la formation du 8e de ligne ; et que cet enfant, nommé Jean Prin, natif de Cheix, département de la Loire-Inférieure, est resté au service jusqu’en l’an VIII, époque à laquelle il a obtenu son congé. – Délivré par duplicata, à Naples, le 22 juillet 1806. – (Signé) Hugo. » (Émile Blémont, Le Livre d’or de Victor Hugo, Librairie artistique – H. Launette, éditeur, 1883, p. 247.) Cette attestation apporte de nombreuses précisions absentes des Mémoires, qui se contentaient de mentionner le sauvetage du jeune garçon lors d’« une expédition sur le Tenu ». Ce Jean Prin a donc selon toute vraisemblance suivi Léopold Hugo dans ses différentes affectations jusqu’à ce qu’il ait l’âge de pouvoir être intégré à son bataillon ; c’est un chouan devenu républicain, même si son départ de l’armée en 1806 ne préjuge en rien de son avenir. 17 Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, I ; Victor Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, Club français du livre, 1967-1970, [dorénavant notée CFL], t. I, p. 831. L’histoire de la fille de deux ans adoptée par l’adjudant Vogt, devenu capitaine, termine le chapitre IV des Mémoires du général Hugo (op. cit., p. 29). 18 Il est reproduit in extenso, sans la moindre note, dans le dossier de l’édition GF, p. 493 à 497. À la lecture revigorante de ce pamphlet, le jeune Victor Hugo prépara une ode dans le grand style, treize dizains hétérométriques, auxquels il donna pour titre « Les Destins de la Vendée ». Imprimée en plaquette (11 p. chez Boucher à Paris), signée « V. M. [Victor Marie] Hugo », sa publication est annoncée dans la Bibliographie de la France le 25 septembre 1819 : par l’intermédiaire de son frère aîné Abel, qui avance les fonds et connaît l’imprimeur, c’est le premier poème jamais publié par Victor Hugo, alors âgé de dix-sept ans19. Il est dédié en pleine page « À Monsieur le Vicomte de Chateaubriand », façon de rendre à César ce qui était à César – et portera précisément pour épigraphe le célèbre salut des gladiateurs à l’empereur avant le combat : Ave, Cæsar, morituri te salutant. Il s’agit de fait des armées vendéennes réunies aux bords de la Loire, qui entendent la prophétie d’un vieux prêtre leur annonçant non seulement qu’ils vont tous mourir, mais qu’ils auront en plus à subir l’ingratitude de ceux pour qui ils se sont battus. L’édition en plaquette était accompagnée d’une seule note, à propos de ces vers sur leur avenir entrevu : Ceux-là promèneront des os sans sépulture, Et cacheront leurs morts sous une terre obscure, Pour les dérober aux vivants20 ! « La noble veuve de Lescure », précise donc dans son unique note le jeune poète de 1819, comme si elle surgissait de la rime, « emporta le corps de son mari dans sa voiture, et on l’enterra dans un coin obscur, pour le soustraire aux outrages et à l’exhumation 21 ». Marie Louise Victoire de Donnissan, qui avait épousé son cousin le marquis de Lescure en premières noces, puis après son veuvage un autre de ses cousins, Louis de La Rochejaquelein (le propre frère d’Henri), avait publié ses mémoires en 1814 ; elle vivait encore en 1819 (elle ne mourut qu’en 1857). Dans la préface des Feuilles d’automne, datée du 24 novembre 1831, au moment de fixer pour la postérité le tableau douteux de son ascendance vendéenne22, Victor Hugo livra peut-être au public la raison de son intérêt pour elle : « sa mère, pauvre fille de quinze ans, en fuite à travers le Bocage, a été une brigande, comme madame de Bonchamp et madame de La Rochejaquelein23 ». Mais comparaison n’est pas raison, ici moins encore qu’ailleurs. En 1793, Mme de La Rochejaquelein s’appelait Mme de Lescure. C’est sous cette identité qu’elle apparaît dans le roman, moins victime que dans la note de 1819 : « Ce temps épique était cruel. On était des furieux. Madame de Lescure faisait exprès marcher son cheval sur les républicains gisant hors de combat ; morts, dit-elle ; blessés peut-être24. » La citation est virtuose, l’intervention minimale de l’auteur qui reprend l’adjectif a quelque chose d’amusant malgré le contexte. Il est vrai que la transposition est plus poussée qu’il n’y paraît, de même que le lien souterrain qui relie la note du poème de 1819 à la phrase du roman de 1874 car, qui l’eût cru, les deux appartiennent exactement au même passage des Mémoires de Madame de 19 Éric Bertin, Chronologie des livres de Victor Hugo imprimés en France entre 1819 et 1851, préface de Jean- Marc Hovasse. Librairie Jérôme Doucet, 2013, p. 45, n° 2. 20 Victor Hugo, Œuvres poétiques, édition établie et annotée par Pierre Albouy, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1964, p. 296. 21 Ibid., p. 553. 22 Dans « Ce siècle avait deux ans ! », poème d’ouverture des Feuilles d’automne, daté de juin 1830. Il se termine par ces deux vers célèbres : « Fidèle enfin au sang qu’ont versé dans ma veine / Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne ! » (Ibid., p. 719.) On sait que la mère de Victor Hugo, Sophie Trébuchet, s’est donnée pour vendéenne au moment de la Restauration, par opposition au père de ses enfants, alors qu’en 1796, l’année de sa rencontre avec lui, elle était bien plutôt du côté des républicains. 23 Préface des Feuilles d’automne ; ibid., p. 716. 24 Quatrevingt-Treize, III, I, 5, p. 261. La Rochejaquelein, concernant la mort de son premier mari M. de Lescure. Ne pouvant laisser nulle part ce dernier à l’agonie de peur en effet que son corps ne tombe aux mains des républicains, elle le fit transporter en voiture jusqu’à Fougères, où il mourut. On lui refusa pendant le trajet l’accès à sa voiture tant il était mal, si bien qu’elle fut contrainte de le suivre à cheval : « J’avouerai que ce jour-là, trouvant sur la route les corps de plusieurs républicains, une sorte de rage secrète et involontaire me faisait, sans rien dire, pousser mon cheval, de manière à fouler aux pieds ceux qui avaient tué M. de Lescure25. » Elle ne précise en vérité ni s’ils étaient morts, ni s’ils étaient blessés… La version de Quatrevingt-Treize est incomparablement plus tonique que celle des mémoires. Bel exemple de mélange inextricable du sublime et du grotesque, elle témoigne aussi d’une familiarité de Victor Hugo avec la prose de Mme de La Rochejaquelein qui serait inattendue si l’on avait oublié la comparaison de la préface des Feuilles d’automne. Victor Hugo va la récrire une dernière fois, un an après la publication de Quatrevingt-Treize, dans la préface Le Droit et la loi d’Actes et paroles : « Lui, comme il l’a dit quelque part, il est fils d’une Vendéenne, amie de madame de La Rochejaquelein […]26. » Il ne l’avait jamais dit ainsi, mais « la noble veuve de Lescure », après son grand écart entre le premier poème et le dernier roman, devient in fine l’amie de Mme Hugo, sorte de figure tutélaire qui l’escorte jusqu’au seuil des Actes et paroles. Non sans épisodes intermédiaires dignes aussi d’être signalés : lors de sa visite à la Conciergerie, en septembre 1846, Victor Hugo ne manque pas de relever que « la cellule jadis occupée par Fieschi et Alibaud » avait ensuite « eu pour habitants l’abbé de Lamennais et Mme la marquise de La Rochejaquelein, puis le prince Louis-Napoléon27 ». Mais il mentionne plus souvent encore le fils de Mme de La Rochejaquelein, Henri Auguste Georges du Vergier, marquis de La Rochejaquelein (1805-1867), ancien élève de Saint-Cyr, ami du général Bedeau. Pair de France démissionnaire en 1830 comme Chateaubriand, plus tard député du Morbihan, légitimiste rallié à la République en 1848 par opposition à Louis Philippe, membre apparemment républicain de la Constituante tourné réactionnaire dès la Législative, il proteste contre le coup d’État mais accepte vite un siège au Sénat et devient un soutien inconditionnel de l’empire dès son instauration, au grand dam de son parti d’origine. Il apparaît à plusieurs reprises dans les notes recueillies dans Choses vues, mais aussi dans Actes et paroles et dans Histoire d’un crime. Le 9 juillet 1850, alors que Victor Hugo défend la liberté de la presse à la tribune et qu’il se sent mal, c’est M. de La Rochejaquelein qui le sauve en lui faisant respirer un flacon, ce qui ne manque pas de sel28 ; dans son dernier discours à l’Assemblée, le 17 juillet 1851 contre la révision de la Constitution, c’est avec l’assentiment supposé de M. de La Rochejaquelein (« Ceci s’adresse à vous et à votre nom29 ») que Victor Hugo esquisse un éloge inattendu de la Vendée, opposant l’héroïsme des royalistes de 1793 à l’hypocrisie de

25 Mémoires de Madame de La Rochejaquelein, écrits par elle-même, et rédigés par M. de Barante, Beaudouin frères, 1823, p. 272-273. 26 Le Droit et la loi, V ; Politique, Laffont, p. 75. Il ajoute aussitôt cette circonstance atténuante, qui n’est peut- être pas à prendre au pied de la lettre : « il y a toujours eu en lui le patriote sous le Vendéen ». (Ibid.) On ne saurait en tout cas trop souligner l’importance de cette préface, notamment parce qu’il y ménage l’entrée tardive, mais spectaculaire, de son parrain Lahorie dans son autobiographie. Il la place sous le double signe de la Vendée géographique (« Victor Fanneau de Lahorie était un gentilhomme breton rallié à la république ») et historique : « En Vendée, Lahorie connut mon père, plus jeune que lui de vingt-cinq ans. » (Ibid., p. 73.) 27 Choses vues, Le Temps présent II, 1846 ; Histoire, Laffont, p. 920. 28 Politique, Laffont, p. 257. 29 Ibid., p. 287. ceux de 1851. La volonté récurrente d’identifier Mme de La Rochejaquelein à Sophie Trébuchet ouvre des perspectives inattendues sur l’adresse de Victor Hugo sous la monarchie de Juillet : « la Place royale » est dans Quatrevingt-Treize, sans aucune raison particulière autre que le plaisir de l’allusion, le nom supposé d’une clairière de la forêt similaire à celle du « bois de Misdon30 » – lequel, est-il précisé un peu plus loin, « était à Jean Chouan31 ». Et comme « Jean Chouan est Protée32 », il pourra bien aussi prendre la forme de Victor Hugo, peut-être un frère de M. de La Rochejaquelein par sa mère en fuite à travers le Bocage… On peut d’ores et déjà conclure à quelque chose comme une éternelle reconnaissance de dette de Victor Hugo envers la Vendée, et ce serait peut-être la façon la plus raisonnable de commenter cet étrange et spectaculaire « fac-similé exact » qu’il donne dans Les Misérables d’un assignat vendéen signé Stofflet, seule décoration de la « baraque au fond du jardin » où vit Fauchelevent (lequel porte un nom bien digne de « l’ancien chouan » auquel il succède dans le roman) : « Bon commerçable de dix livres pour objets fournis à l’armée remboursable en temps de paix », orné de fleurs de lys et de motifs géométriques33. Que la Vendée ait été le sujet du premier poème publié de Victor Hugo n’a donc vraiment rien d’un hasard. À défaut de pouvoir le lire attentivement en parallèle avec le traité de Chateaubriand « De la Vendée », ce qui est l’une des seules manières de le comprendre, il faut au moins l’accompagner des notes ajoutées dès l’édition définitive des Odes et ballades (1828). La première, à la manière de ce que fera Lamartine vingt ans après dans ses éditions successives, mais en plus bref et en plus critique, retrace l’origine de l’œuvre. Se rapportant à la première apparition du mot « Vendée », elle précise : « Allusion à la belle notice sur la Vendée, publiée dans Le Conservateur en 1819 par M. de Chateaubriand. C’est dans l’émotion de cette lecture que l’Ode fut composée, et publiée d’abord sous ce titre emphatique et vague : Les Destins de la Vendée34. » Remarque doublement ou triplement critique : non seulement le titre est raté, mais le poème a été écrit sous le coup de l’émotion à partir, non de la réalité, mais d’une œuvre – critère qui la frappe aussitôt d’indignité selon les théories exposées dans la préface de Cromwell, car elle ne peut être dès lors qu’un pâle reflet. Ce poème avait été en tout cas repris sous le même titre cinq mois plus tard (février 1820), mais avec un sous-titre légèrement différent (Ode dédiée à M. le Vicomte de Chateaubriand), dans la cinquième livraison du Conservateur littéraire, journal que Victor Hugo avait fondé avec ses frères en hommage au Conservateur de Chateaubriand, qui existait depuis à peu près une année. Le Conservateur avait tout d’abord gardé un silence aussi long que prudent sur Le Conservateur littéraire. Il sortit de sa réserve par un article assez condescendant publié dans son numéro du 3 mars, sous la signature de M. Agier – lequel, après quelques éloges

30 Quatrevingt-Treize, III, I, 2, p. 250. 31 Ibid., III, I, 3, p. 253. 32 Ibid., III, I, 6, p. 264. 33 Voir Les Misérables, II, VIII, 9, dans les éditions où le fac-similé est bien reproduit. Il est à noter qu’il est à sa place dès la première rédaction du roman, à la fin de la monarchie de Juillet (voir l’édition de Guy Rosa sur le site du Groupe Hugo). Un fragment recueilli dans le dossier des Misérables sous le titre « Un assignat vendéen » le décrit précisément, avec des indications supplémentaires (surtout sur « la griffe de Stofflet, espèce d’écriture qui tient du peuple et du soldat, signature de garde-chasse qui se fait général ») qui dessinent en quelque sorte un autre lien souterrain entre Les Misérables et Quatrevingt-Treize (Chantiers, Laffont, p. 936). On sait que c’est à un ballot de faux assignats, dans le fameux chapitre « Vis et vir », que Lantenac doit son salut initial (Quatrevingt-Treize, I, II, 5, p. 84-85). 34 Victor Hugo, Œuvres poétiques, éd. cit., p. 553. convenus, signalait l’ode sur la Vendée où la verve de l’auteur « semble s’être animée à l’éloquente et poétique prose de M. de Chateaubriand35 » – on ne pouvait mieux dire. Cet article est à l’origine de la première rencontre, devenue mythique, entre le très jeune Victor Hugo et Chateaubriand, au cours de laquelle le premier (dans le temps) aurait qualifié le second d’« enfant sublime ». Cette « Vendée », on le voit, est vraiment le point de départ de la carrière littéraire de Victor Hugo, qui avait donc alors toutes les raisons de s’affirmer… vendéen. Il l’écrit ainsi au nom de ses frères à son jeune cousin germain Adolphe Trébuchet, à Nantes, qu’il ne connaissait pas encore mais qu’il brûlait de rencontrer : « Si nous avions pu en douter, ta lettre nous aurait montré, cher Adolphe, que tu es royaliste comme nous. Nous t’en félicitons, et nous regrettons de n’être pas nés Bretons comme toi ; car nous sommes tous, ici, Vendéens par le cœur36. » Mieux encore, il confiait à son oncle, qui avait des goûts d’antiquaire, comme on disait alors, son désir « d’un voyage dans la Vendée » : J’aurais eu grand plaisir à visiter avec vous les ruines de la Bretagne, les restes des gothiques manoirs des Olivier et des Bertrand, la ruine encore fraîche, pour ainsi dire, du vendéen, ces toits dévorés par la flamme et où le lierre n’a pas encore eu le temps d’implanter ses racines, ces muets et terribles témoins des guerres plus que civiles et qu’il faudra peut-être recommencer37 ! On est un peu stupéfait de retrouver ici, à plus d’un demi-siècle de distance tout de même, le cadre de Quatrevingt-Treize ! C’est aussi dans le premier vers de la Pharsale de Lucain que Victor Hugo puisera son titre, en version originale, pour le premier chapitre qui suit dans le roman le livre de « La Vendée » : Plus quam civilia bella, « guerres plus que

35 Article de M. Agier publié dans Le Conservateur du 3 mars 1820 ; Bernard Degout, Le Sablier retourné, Victor Hugo (1816-1824) et le débat sur le « Romantisme », Paris, Honoré Champion, 1998, p. 542. 36 Victor Hugo à Adolphe Trébuchet, 20 avril 1820 ; Victor Hugo, Correspondance familiale et écrits intimes, sous la direction de Jean Gaudon, Sheila Gaudon et Bernard Leuilliot, Laffont, 1988, tome I, p. 104. C’est à cette époque-là qu’il faut faire remonter les souvenirs qu’Alfred de Vigny note dans son Journal et non pas, comme il l’écrit, à 1822 : « En 1822, lorsque parurent ses Odes réunies, Victor Hugo se donnait pour vendéen et sa mère me le dit souvent natif d’un bourg voisin de Châteaubriant ; alors il rédigeait avec ses frères le Conservateur littéraire ; […]. » (Alfred de Vigny, Journal d’un poète, 23 mai 1829 ; passage repris dans CFL, t. III, p. 1379.) C’était bien en effet à Châteaubriant, on l’a vu, que tout avait commencé, mais le propos de Sophie Trébuchet ne pouvait être qu’une plaisanterie sur le nom de l’auteur du Génie du christianisme et le culte que lui vouait alors son fils. 37 Victor Hugo à Marie-Joseph Trébuchet, 25 mai 1820 ; Victor Hugo, Correspondance familiale et écrits intimes, op. cit., t. I, p. 112. Ce voyage attendra finalement 1836, huit ans après la mort de Marie-Joseph Trébuchet, et Victor Hugo l’accomplira en compagnie de Juliette Drouet, née Julienne Gauvain. Pour la genèse de Quatrevingt-Treize, on ne saurait trop recommander la lecture de la lettre de Victor Hugo à son épouse envoyée de Fougères à Fourqueux le 22 juin 1836. Elle contient non seulement sa description du château de Fougères, y compris la tour Mélusine, un des modèles possibles de La Tourgue, mais aussi l’annonce de sa prochaine visite à Antrain, « le fameux champ de bataille de l’armée vendéenne » (qui y avait remporté l’une de ses dernières victoires le 22 novembre 1793). Lantenac y enverra Halmalo dans Quatrevingt-Treize (I, III, 2, p. 118). Les deux lettres des 27 et 28 juin décrivent le Mont-Saint-Michel, visité le 27 (voir Quatrevingt-Treize, I, IV, 1, p. 123). Quant à la grande rue de Dol, qui joue un si grand rôle dans le roman (où la victoire vendéenne est transformée en victoire républicaine), Victor Hugo la mentionne à son épouse dans sa lettre du 25 juin, envoyée de Saint-Malo. Il avait déjeuné à Dol, à la Grande Maison chez Picard, le 24 à midi, et avait dîné et couché le soir même à l’hôtel de France à Saint-Malo, maison natale de Chateaubriand… Rappelons enfin, pour couronner ce faisceau d’indices point aisés à démêler, ce que la critique a quelquefois relevé : que Victor Hugo a donné dans son roman à Dol, « ville espagnole de France en Bretagne » (Quatrevingt-Treize, III, II, 2, p. 277), la même caractéristique historiquement invraisemblable qu’à sa propre ville natale Besançon, « vieille ville espagnole » (Les Feuilles d’automne, I). Manière de transposer dans le roman, en beaucoup plus cryptique, la référence à Chateaubriand qui saturait la première ode ? civiles » qui seront de nouveau glosées dans le cours du chapitre (« c’est plus que la guerre dans la patrie, c’est la guerre dans la famille38 »). Dans les Odes et poésies diverses de 1822, le poème Les Destins de la Vendée occupe la deuxième position, mais son titre a déjà été remplacé par celui qu’il gardera désormais : « La Vendée ». La dédicace à Chateaubriand est naturellement conservée ; elle est même en quelque sorte redoublée par l’ajout d’une note concernant les reprises de la partie la plus pamphlétaire du traité : Cette strophe et la suivante renferment, sur des actes du ministère d’alors envers les vendéens, des allusions devenues obscures aujourd’hui, et qui, en 1819, n’étaient peut-être que trop claires pour le repos de l’auteur. Au reste, s’il ne les explique pas ici, c’est qu’il n’y a plus de danger à le faire, et que d’ailleurs ces passages sont trop empreints de colère de parti39. Il s’agissait en réalité de pensions ridicules versées au compte-gouttes par un gouvernement avare en remerciements, de quelque nature qu’ils fussent, et qui poussait l’humiliation rétrospective jusqu’à continuer à interdire le port des armes dans cette région toujours jugée dangereuse par ceux-là même qui avaient été défendus par elle… Dans cette ode lyrique, le lecteur qui connaît l’avenir non des Vendéens, mais de Victor Hugo, peut extraire cet alexandrin où l’auteur s’élève déjà contre la victoire du mal qui donne aux traîtres enrichis l’avantage apparent sur les citoyens fidèles abandonnés : « Le Seigneur veut parfois le triomphe du vice40 ». À cette annonce très lointaine du coup d’État du 2 décembre 1851 et de ce qui s’ensuivra, on peut associer la fin de la dernière strophe du poème, qui ne déparerait presque pas, ce n’est pas un hasard, dans certaines pièces les plus fameuses de Châtiments, comme le tableau de Waterloo dans « L’Expiation » : Ainsi, faible en soldats, mais fort en renommée, Ce débris d’une illustre armée Suivait sa bannière en lambeaux ; Et ces derniers Français que rien ne put défendre, Loin de leur temple en deuil et de leur chaume en cendre, Allaient conquérir des tombeaux41 ! Dans les Odes et poésies diverses comme dans l’édition définitive des Odes et ballades, le poème qui suit « La Vendée », après des « Vierges de Verdun » un peu trop à l’Est pour appartenir à la Chouannerie, s’intitule « Quiberon ». Il retrace un autre épisode célèbre des guerres de la Vendée et de la Chouannerie, mais ultérieur cette fois à l’année 1793, puisqu’il se situe en juillet 1795, et concerne la grande jonction ratée des chouans et des émigrés royalistes venus d’Angleterre à l’instigation de William Windham, brièvement mentionné au début du roman42. Dirigés par le vicomte Charles de Sombreuil et par le comte Louis-Charles d’Hervilly, ces derniers étaient plus de cinq mille ; le comte Joseph de Puisaye, qui les

38 Quatrevingt-Treize, III, II, 1, p. 273. Un fragment daté « juin 1832 » fait de la Vendée le prototype et pour ainsi dire le nom même de toute guerre civile, comme la peste est le choléra (voir Feuilles paginées II ; CFL, t. IV, p. 967) – ce qui permet de tracer un lien jusqu’aux Misérables, où seront précisément immortalisées les barricades de 1832. On sait que Barra, mort en décembre 1793 en Vendée, absent de Quatrevingt-Treize, est assurément un modèle de Gavroche (voir Les Misérables, III, I, 9 ; Roman II, p. 466). 39 Victor Hugo, Œuvres poétiques, éd. cit., p. 554. 40 « La Vendée », III, Odes et ballades, I, 2 ; ibid., p. 297. 41 Ibid., IV ; ibid., p. 298. 42 Quatrevingt-Treize, I, II, 3, p. 74. accompagnait devait prendre le commandement des royalistes de l’intérieur43. Les chouans étaient quant à eux près de douze mille. Ils furent mis en déroute par l’armée du général Hoche, forte de quinze mille hommes. Léopold Hugo semble en avoir été, encore que ses Mémoires restent fort elliptiques sur ce point : « Bientôt de nombreuses colonnes mobiles organisées par le général Hoche et commandées par des officiers de son choix, parcoururent le pays en tous sens. La nôtre prit part au succès de Quiberon et plus tard entra dans une légion destinée pour l’Irlande44. » Ce « succès » est resté dans les mémoires : après la bataille et la prise du fort Penthièvre, plus de sept cents prisonniers furent exécutés, en très grande majorité des émigrés fraîchement débarqués, dans un pré de la commune de Brech rebaptisé le Champ des Martyrs, près d’Auray45. Le poème de Victor Hugo, composé en février 1821 puis envoyé à l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse, retrace cet épisode et surtout la trahison supposée des républicains qui auraient dans un premier temps promis la grâce aux prisonniers contre la tête de leur chef le vicomte de Sombreuil. C’est donc, déjà, sous les auspices de la « Muse Indignation46 » que s’enrôle le jeune poète, plutôt tourné vers le scandale du présent que vers la commémoration du passé : Moi, je n’ai point reçu de la Muse funèbre Votre lyre de bronze, ô chantres des remords ! Mais je voudrais flétrir les bourreaux qu’on célèbre, Et venger la cause des morts47. Il le fait assez bien, rehaussant la demi-teinte doloriste d’une vigueur qui paraît déjà inspirée d’André Chénier, et disant au passage son fait à la Convention qui apparaît ainsi pour la première fois sous sa plume : C’étaient là les vertus d’un Sénat qu’on nous vante ! Le sombre Esprit du mal sourit en le créant ;

43 Comme le rappelle Bernard Leuilliot dans sa notice essentielle sur « L’“archive” de Quatrevingt-Treize » (Victor Hugo, Quatrevingt-Treize, éd. Bernard Leuilliot, Le Livre de Poche classique, 2001, p. 526-529), les interminables Mémoires du comte Joseph de Puisaye, lieutenant général, etc., etc., qui pourront servir à l’histoire du parti royaliste français durant la dernière révolution, publiés à Londres chez différents éditeurs entre 1803 et 1808, seront l’une des sources principales de Quatrevingt-Treize côté royaliste. Ils auront les honneurs de deux des quatre seules notes de bas de page ajoutées par Victor Hugo à son roman en guise de références (Quatrevingt-Treize, III, I, 4 et 5, p. 256 et 259). Ces deux notes renvoient du reste sommairement à la même page du même volume (« t. II, p. 35 »), bizarrerie bien conforme au manuscrit mais qui aurait pu attirer l’attention des éditeurs – la page en question de ce t. II (Londres, Cox, Fils, Baylis, E. Harding, Dulau et Ce, 1803) curieusement absent de la bibliothèque de Hauteville House (mais non de Gallica), ne contenant bien évidemment ni l’une ni l’autre de ces deux citations. Elles existent pourtant bien, et ne se réduisent à « 35 » que par apocope et aphérèse : la première est en réalité tirée de la p. 351, et la seconde de la p. 435. Les deux autres références à ce tome des Mémoires données par Victor Hugo à l’intérieur même du chapitre III, I, 5 (p. 259) et non en notes renvoient bien quant à elles aux bonnes pages de ce fameux t. II (respectivement 187 et 434) – inutile de préciser que ces quatre citations pseudo littérales sont à son habitude plus fidèles à l’esprit qu’à la lettre. 44 Mémoires du général Hugo, éd. cit., t. I, p. 47-48. 45 Leurs ossements furent transférés lors de la première Restauration, en 1814, à cinq cents mètres de là, dans un caveau de la Chartreuse d’Auray. Un monument néoclassique dû à l’architecte Caristre, orné de bas-reliefs de David d’, fut inauguré en 1829 (soit quatre ans après le célèbre tombeau du général Bonchamps sculpté par le même David d’Angers pour l’église de Saint-Florent-le-Vieil, avec sa devise « Grâce pour les prisonniers ! », et dix ans avant son Barra expirant : David d’Angers seul peut être comparé à Victor Hugo pour son obsession autobiographique de la Vendée et son impartialité républicaine). Près d’un millier de noms y sont rappelés. Il ne semble pas que Victor Hugo s’y soit arrêté lors de son passage à Auray, les 11 et 12 août 1834. Il était ouvert à la visite pendant tout l’été 2015, en l’honneur du 220e anniversaire du massacre. 46 Châtiments, Nox (IX) ; Poésie II, Laffont, p. 16. 47 « Quiberon », I, Odes et ballades, I, 4 ; Victor Hugo, Œuvres poétiques, éd. cit., t. I, 302. Mais ce corps aux cent bras, fort de notre épouvante, En son sein portait son néant48. Il serait certes aussi périlleux qu’inutile de rechercher des points de rencontre entre ce Sénat diabolique et le grand tableau de « La Convention » dans Quatrevingt-Treize (II, III), renouvelé de Napoléon le Petit et du discours de réception à l’Académie française, mais ce poème ne doit pas être oublié dans la genèse du roman, même s’il le dépasse chronologiquement : outre le rappel, dans une note accrochée à l’ode et dans quelques-uns de ses vers, de l’exécution commune de Charles de Sombreuil et de l’évêque de Dol, c’est surtout l’épisode qui ressemble le plus à la grande jonction avec l’Angleterre que Lantenac est chargé d’accomplir en 1793, en plus de l’unité à faire entre l’armée vendéenne et les chouans francs-tireurs. C’est une unité pas moins difficile à réaliser que tente Victor Hugo en février 1827, à l’aube de ses vingt-cinq ans où il prend définitivement ses distances avec son enfance royaliste pour se rapprocher de la jeunesse libérale. Quatre maréchaux de France, pourtant ralliés à la Restauration, ayant été officiellement humiliés lors d’une réception à l’ambassade d’Autriche, il essaie de les défendre en réconciliant l’empire et la royauté dans l’ode « À la colonne de la place Vendôme ». Poème politiquement le plus important des Odes et ballades, il a tout d’abord été édité à part comme « La Vendée » en plaquette et dans la presse (Journal des débats). Ses imprécations prennent une forme étonnante au détour d’une de ses strophes : Prenez garde ! – La France, où grandit un autre âge, N’est pas si morte encor qu’elle souffre un outrage ! Les partis pour un temps voileront leur tableau. Contre une injure, ici, tout s’unit, tout se lève, Tout s’arme, et la Vendée aiguisera son glaive Sur la pierre de Waterloo49. Étrange et dernière apparition uchronique de la Vendée dans les Odes et ballades, sauf si l’on admet qu’il s’agit uniquement de la Vendée de 1815, concomitante aux Cent Jours, ce qui n’enlève rien du reste à la force de l’image : elle combattait contre l’empire, et n’aurait aiguisé son glaive sur la pierre de Waterloo que pour le retourner contre sa patrie… Peu importe : sous le signe de l’échec, indépendamment de la position des Anglais, des émigrés, et de tout le discours de la Restauration, le W de Waterloo semble redoubler aux yeux de Victor Hugo le V de la Vendée, ou le produit mathématique de deux défaites conduire à une possible victoire (celle de l’unité nationale). Telle strophe de « La Vendée » de 1819 évoquait déjà le Waterloo de Châtiments ; bien des années plus tard encore, ce qui semble être le premier fragment conservé d’un poème sur la Vendée pour La Légende des siècles¸ jeté sur un bout d’enveloppe dans les années 1860, fait des Vendéens des précurseurs et comme des annonciateurs de la déroute finale : c’est « La Vendée où les gars / Virent devant eux fuir nos grenadiers hagards50. » Ne faudrait-il pas chercher le chemin creux d’Ohain, invention qui plonge les historiens de Waterloo dans la perplexité, du côté du bocage vendéen ?

48 Ibid., III ; ibid., p. 305. 49 « À la colonne de la place Vendôme », IV, Odes et ballades, III, 7 ; ibid., p. 399. 50 Victor Hugo, La Légende des siècles (fragments), éd. critique par Françoise Lambert, Flammarion, « Cahiers Victor Hugo », 1970, p. 103. Quoi qu’il en soit, en suivant les traces de cette guerre plus que civile dans les premiers poèmes de Victor Hugo et dans les notes qu’il a jugé bon de leur ajouter, on constate que son évolution sur la question de la Vendée a été constante et rapide : les premiers bémols sont ajoutés dès 1822, et la tonalité change en 1828. Il lui consacre encore deux fragments éloquents, publiés côte à côte à la date d’octobre 1830, dans son journal, reconstitué au tournant des années 1833 et 1834, « des idées et des opinions d’un révolutionnaire de 1830 » : J’admire encore La Rochejaquelein, Lescure, Cathelineau, Charette même ; je ne les aime plus. J’admire toujours Mirabeau et Napoléon ; je ne les hais plus. ______

Le sentiment de respect que m’inspire la Vendée n’est plus chez moi qu’une affaire d’imagination et de vertu. Je ne suis plus vendéen de cœur, mais d’âme seulement51.

Nulle surprise, donc, si la Vendée, véritable pierre de touche de son évolution, se taille une part royale dans le grand poème autobiographique rétrospectif recueilli dans Les Contemplations sous le titre (factice) « Écrit en 1846 » (en réalité novembre 1854, à Jersey). Ainsi que l’indique son épigraphe, le poète y répond à une lettre qu’il aurait reçue en 1846, dans laquelle le marquis C. d’E…, scandalisé par l’oubli de son « adolescence monarchique », lui rappelait avec émotion ses « premières odes, la Vendée, Louis XVII… » : Quoi ! parce que ma mère, en Vendée autrefois, Sauva dans un seul jour la vie à douze prêtres52 ; Parce qu’enfant sorti de l’ombre des ancêtres, Je n’ai su tout d’abord que ce qu’ils m’ont appris, Qu’oiseau dans le passé comme en un filet pris, Avant de m’échapper à travers le bocage, J’ai dû laisser pousser mes plumes dans ma cage ; Parce que j’ai pleuré, – j’en pleure encor, qui sait ? – Sur ce pauvre petit nommé Louis Dix-Sept ; Parce qu’adolescent, âme à faux jour guidée, J’ai trop peu vu la France et trop vu la Vendée ; Parce que j’ai loué l’héroïsme breton, Chouan et non Marceau, Stofflet et non Danton, Que les grands paysans m’ont caché les grands hommes, Et que j’ai fort mal lu, d’abord, l’ère où nous sommes, Parce que j’ai vagi des chants de royauté, Suis-je à toujours rivé dans l’imbécillité53 ? Ces pleurs versés au passé et peut-être au présent sur le destin de Louis XVII évoquent aussi précisément l’une des plus longues odes de jeunesse de Victor Hugo non recueillie dans

51 « Journal des idées et des opinions d’un révolutionnaire de 1830 », Littérature et philosophie mêlées [1834] ; Critique, Laffont, p. 127. Dans le diptyque recomposé pour ce livre, ces deux fragments répondent à l’un des derniers du « Journal des idées, des opinions et des lectures d’un jeune Jacobite de 1819 » : « En 1793, la France faisait front à l’Europe, la Vendée tenait tête à la France. La France était plus grande que l’Europe, la Vendée était plus grande que la France. » (Ibid., p. 117.) 52 Cet événement supposé de la geste familiale est présenté un peu différemment dans un fragment en prose du début de l’exil : « dans sa jeunesse elle avait en une seule fois sauvé la vie à dix-sept curés vendéens » (Océan, Laffont, p. 269). 53 « Écrit en 1846 », II ; Les Contemplations, V, 3 ; Poésie II, Laffont, p. 426-427. son œuvre (« La Mort de Louis XVII54 »), l’ode « Louis XVII » entrée dans les Odes en 1823 (puis Odes et ballades, I, 5), la discussion entre l’évêque et le conventionnel G. au début des Misérables (I, I, 10), chapitre de la plus haute importance sur la question de la Révolution française, et son avatar enfin dans Quatrevingt-Treize (III, II, 7), la discussion entre Gauvain et Cimourdain dans « Les deux pôles du vrai55 ». Mais il est surtout question d’un autre « pauvre petit » enfermé dans une cage comme un oiseau. Si le Bocage, généralement avec une majuscule, est à plusieurs reprises dans l’œuvre de Victor Hugo synonyme de Vendée, les commentateurs semblent avoir oublié de signaler que l’hémistiche « à travers le bocage » reprend au mot près le fameux passage sur Sophie Trébuchet dans la préface des Feuilles d’automne (« sa mère, pauvre fille de quinze ans, en fuite à travers le Bocage56 »). Dès lors, il ne paraît pas exagéré de mettre la vocation poétique de Victor Hugo, à l’image de ces plumes qu’il a « dû laisser pousser » dans sa cage, sous le signe de la nécessité absolue d’« échapper » à cette Vendée maternelle qui l’avait emprisonné, et qui l’obséda finalement toute sa vie. Ses « chants de royauté », pourtant, ne forment ni un hymne, ni une épopée. Entre « La Vendée », qui proposait en quelque sorte une prophétie antérieure à l’action, et « Quiberon » un finale apocalyptique, les guerres de la Vendée et de la Chouannerie sont inscrites en creux dans les Odes et ballades : elles y sont ainsi, dans une certaine mesure, presque aussi absentes que le sera en 1859 la Révolution française dans la Première Série de La Légende des siècles. Cette note datant vraisemblablement de 1857, sous la rubrique « Petites Épopées », prouve cependant que la Révolution et la Vendée, recto et verso de la page, auraient pu y avoir leur place : « Y mettre/les géants/de 93/Montagnards/et Vendéens/Convention/et Bocage/Robespierre/Danton/et/Cathelineau57. » En intégrant le poème « Jean Chouan », la Nouvelle Série de La Légende des siècles, en 1877, comblera une partie de ce manque sur son versant poétique, alors qu’à l’échelle de l’œuvre entière Quatrevingt-Treize avait déjà puissamment contribué à rétablir l’équilibre. Que La Légende des siècles ait offert pour ainsi dire un supplément à Quatrevingt-Treize n’a rien pour étonner, car c’était annoncé dans le roman : « La Vendée ne peut être complètement expliquée que si la légende complète l’histoire ; il faut l’histoire pour l’ensemble et la légende pour le détail58. » Le poème « Jean Chouan » répond à la lettre à ce programme, à condition tout de même de rappeler que, dans l’importante section « Le Temps présent », il représente finalement à lui tout seul, et contre toute attente, l’ensemble de la Révolution française. Contrairement à ce que pourraient faire penser les vers des Contemplations qui en parlaient au passé (« Parce que j’ai loué l’héroïsme breton, / Chouan et non Marceau »), son

54 Victor Hugo, Œuvres poétiques, éd. cit., p. 139-144. 55 Cimourdain y appelle Louis XVII Louis Capet (Quatrevingt-Treize, III, II, 7, p. 306) ; l’aubergiste de Pontorson l’avait nommé tout simplement « le petit » [roi] (ibid., III, II, 1, p. 272) ; c’est enfin pour venger « notre petit à nous, le roi qui est au Temple » que l’Imânus agonisant condamnera les trois enfants à mourir (ibid., III, IV, 13, p. 406). 56 Voir ci-dessus, note 23. 57 Victor Hugo, La Légende des siècles (fragments), éd. cit., p. 179. 58 Quatrevingt-Treize, III, I, 1, p. 248. Lecteur toujours attentif, Barbey d’Aurevilly s’était sans doute autorisé de ce passage pour affirmer que Quatrevingt-Treize « semble une Légende des siècles de plus, – la légende du dernier siècle de l’antique et grande monarchie française, – que Hugo l’ait voulu ou ne l’ait pas voulu » (Barbey d’Aurevilly, « Quatrevingt-Treize », II, compte rendu publié dans Le Constitutionnel du 9 mars 1874 ; Barbey d’Aurevilly, Victor Hugo, Les Éditions G. Crès & Cie, 1922, p. 229). premier fragment conservé date apparemment du début des années 1860 – sans doute au moment, entre la publication des Misérables (1862) et la rédaction de William Shakespeare (1863), où Victor Hugo avait commencé d’importantes lectures préparatoires pour un roman sur la Révolution. Sur une feuille portant les mentions « P[etites] É[popées] » et, déjà, « Jean Chouan », quatre vers indiquent le thème général du poème, ou plutôt sa conclusion : Paysan vendéen ! pauvre héros stupide ! Aveugle avec furie, et même avec fierté ! Combattant l’idéal, chassant la liberté, Donnant des coups de fourche à travers les étoiles59 ! On peut regretter que ce dernier vers, digne de la fin de « Booz endormi », n’ait pas été retenu par l’auteur pour la version définitive de « Jean Chouan », achevée à Paris le 14 décembre 1876 (date portée sur le manuscrit), et préparée sans doute depuis plus d’une année. Paul Berret, dans son édition de La Légende des siècles, en a retracé le plus précisément possible la genèse, intéressante en ceci qu’il s’agit « comme avec Le Mariage de Roland, Aymerillot, Les Pauvres Gens et Suprématie, […] d’un poème inspiré, dans son ensemble, par la lecture d’un texte précis60 », en l’occurrence le récit de la mort de Jean Chouan fait par Jacques Duchemin-Descépeaux dans ses Lettres sur l’origine de la Chouannerie et sur les chouans du Bas-Maine, dédiées au Roi (Imprimerie royale, 2 t., 1825- 1827). Ce livre semble avoir disparu des rayonnages de Guernesey, mais Paul Berret, qui l’a tenu entre ses mains dans les années 1920, y a dénombré pas moins de 77 fiches de papier intercalées contenant des notes prises par Victor Hugo pour Quatrevingt-Treize, dont au moins cinq concernent la biographie, tournée à l’hagiographie, de Jean Chouan et de ses proches61. Si Duchemin-Descépeaux enjolivait assurément la réalité, Paul Berret montre à quel point Victor Hugo lui a emboîté le pas et l’a même dépassé : le héros qui se sacrifie pour sauver sa belle-sœur enceinte (écho au dévouement final de Lantenac ?) n’était qu’une hypothèse chez l’historien, tandis que le poète en fait le ressort de sa petite épopée. Mais après ce récit apologétique qui s’étend sur 63 alexandrins, il prend in fine la parole pour délivrer par effet de contraste sa propre morale, comme à la fin d’une fable. Les 23 alexandrins qu’elle contient forment un point d’orgue à la longue et complexe question de la Vendée dans l’œuvre poétique et romanesque de Victor Hugo, et méritent bien à ce titre d’être intégralement cités : Paysans ! paysans ! hélas ! vous aviez tort, Mais votre souvenir n’amoindrit pas la France ; Vous fûtes grands dans l’âpre et sinistre ignorance ; Vous que vos rois, vos loups, vos prêtres, vos halliers Faisaient bandits, souvent vous fûtes chevaliers ; À travers l’affreux joug et sous l’erreur infâme Vous avez eu l’éclair mystérieux de l’âme ; Des rayons jaillissaient de votre aveuglement ;

59 Hugo, La Légende des siècles (fragments), éd. cit., p. 106. Une variante au vers trois indique « Combattant l’avenir » à la place de « Combattant l’idéal ». 60 Victor Hugo, La Légende des siècles, éd. Paul Berret, Hachette, coll. « Les Grands Écrivains de la France », Hachette, 1925, t. V, p. 949. 61 On en trouve quatre dans le dossier « Vendée – Bretagne » de la « deuxième partie » du « Reliquat de Quatrevingt-Treize » publié dans CFL, t. XV-XVI/1, 1970, p. 539-540. L’une d’entre elles concerne « la bataille de Dol », deux autres « la déroute du Mans », et trois sur les quatre les relations entre Jean Chouan et le prince de Talmont, un des modèles possibles de Lantenac selon Yves Gohin (Quatrevingt-Treize, édition d’Yves Gohin, Gallimard, coll. « Folio classique », p. 500, note 6). Salut ! Moi le banni, je suis pour vous clément ; L’exil n’est pas sévère aux pauvres toits de chaumes ; Nous sommes des proscrits, vous êtes des fantômes ; Frères, nous avons tous combattu ; nous voulions L’avenir ; vous vouliez le passé, noirs lions ; L’effort que nous faisions pour gravir sur la cime, Hélas ! vous l’avez fait pour rentrer dans l’abîme ; Nous avons tous lutté, diversement martyrs, Tous sans ambitions et tous sans repentirs, Nous pour fermer l’enfer, vous pour rouvrir la tombe ; Mais sur vos tristes fronts la blancheur d’en haut tombe, La pitié fraternelle et sublime conduit Les fils de la clarté vers les fils de la nuit, Et je pleure en chantant cet hymne tendre et sombre, Moi, soldat de l’aurore, à toi, héros de l’ombre62. Les systèmes d’opposition des huit premiers vers (tort, erreur/grandeur, éclair ; bandits/chevaliers ; rayons/aveuglement) portent l’écho du livre « La Vendée » de Quatrevingt-Treize, et de quelques autres : à côté de passages déjà cités (« Charette confine au bandit, Jean Chouan au paladin63 »), on peut rappeler telle déclaration liminaire (« La Bretagne […] a eu tort64 »), telle association contradictoire (« chevaleresque et sauvage65 »), et même l’antithèse qui définissait Jean Chouan, grand cœur et petit esprit66. Le vers reprend, plutôt qu’elle ne les condense, les antithèses de la prose, comme la réintégration du mouvement dans la grande histoire de la nation : « Cette Guerre des Ignorants, si stupide et si splendide, abominable et magnifique, a désolé et enorgueilli la France. La Vendée est une plaie qui est une gloire67. » La réunion poétique des rois, des loups, des prêtres et des halliers dans la constitution de son identité suit assez fidèlement la définition du Vendéen dans le roman, avec des surprises voisines dans les énumérations (« braconnier dans le hallier, aimant ses rois, ses seigneurs, ses prêtres, ses poux68 »). Tout au plus pourrait-on constater un déplacement mélioratif dans l’alexandrin « Des rayons jaillissaient de votre aveuglement », qui conformément à la légende redorée de Jean Chouan ne répond pas exactement à la clausule devenue célèbre par laquelle s’achevait le portrait croisé du paysan breton et de la Révolution française : « Et qu’on se demande si cet aveugle pouvait accepter cette clarté69. » Un peu à la manière du « Cette guerre, mon père l’a faite, et j’en puis parler70 », les quinze derniers vers marquent l’irruption après tout inattendue du poète. S’ils datent bien de 1875 ou 1876, ainsi que l’indique avec quelque semblant de raison Paul Berret dans son édition, on doit tout de même s’étonner du recul dont ils témoignent dans la biographie de l’auteur, revenu en France depuis le 5 septembre 1870, lendemain de la proclamation de la Troisième République. Certes, il n’est jamais tout à fait rentré de cet exil devenu une seconde nature, mais enfin il se replace ici délibérément dans la situation qui était la sienne quand il

62 « Jean Chouan », La Légende des siècles, Nouvelle Série, XXI, 3 ; Poésie III, Laffont, p. 483. 63 Quatrevingt-Treize, III, I, 6, p. 263. 64 Ibid., III, I, 7, p. 266. Voir aussi Les Misérables, IV, X, 2 ; Roman II, Laffont, p. 830. 65 Quatrevingt-Treize, III, I, 7, p. 267. 66 Ibid., III, I, 6, p. 265. 67 Ibid., III, I, 1, p. 248. 68 Ibid., p. 249. 69 Ibid. 70 Voir ci-dessus, note 9. écrivait la Première Série de La Légende des siècles, d’exilé d’avant l’amnistie (« le banni », « l’exil ») appartenant à la communauté des « proscrits » et parlant en son nom. Plus clairement encore que le portrait du paysan breton dans Quatrevingt-Treize qui s’achevait sur une photographie de Victor Hugo à Jersey (« pensif, immobile souvent des heures entières sur la grande grève déserte, sombre écouteur de la mer71 »), toute la fin du poème repose sur ce parallélisme, fût-il hérissé d’antithèses, entre les chouans et les proscrits du 2 décembre, afin d’arriver, par le seul point commun de l’insurrection qui en fait des frères, à la grande réconciliation finale sous le signe de la pitié (suprême). On y relève la trace de la lutte menée en ces années-là par Victor Hugo pour l’amnistie des Communards, ces autres insurgés qu’il tente de réintégrer dans la communauté nationale, mais cette interprétation se complique du choix de déplacer le temps de l’écriture sous le Second Empire. Les choses n’étaient déjà pas simples dans le roman, comme s’était évidemment plu à le faire remarquer Barbey d’Aurevilly dans son compte rendu (« Si son poète [le poète de la Révolution] n’est pas entièrement passé à l’ennemi, il est à califourchon sur la palissade des deux camps72 ») et Guy Rosa dans sa présentation : « L’erreur et l’échec historiques qui méritent indulgence rapprochent les Vendéens plus de la Commune que de M. Thiers73. » Le poème rapproche quant à lui les proscrits du 2 Décembre, non des républicains de 1793, mais des chouans, tant les oppositions pourtant accentuées (avenir/passé ; gravir sur la cime/rentrer dans l’abîme ; fermer l’enfer/rouvrir la tombe ; clarté/nuit ; aurore/ombre) sont contrebalancées par la commune pauvreté, la lutte jusqu’au martyr, l’abnégation, le désintéressement, la fraternité finale. La position de Victor Hugo n’est certes pas plus ambiguë que dans le roman, mais il y avait de quoi s’y tromper. Les journalistes républicains, frappés de découvrir la Révolution française résumée à Jean Chouan, furent en tout cas contraints de louer abondamment l’impartialité de l’auteur – sa « divine impartialité », aurait dit Juliette Drouet, née Gauvain. Autre signe de brouillage des pistes, une curieuse anecdote fit couler un peu d’encre dès la publication de « Jean Chouan » dans Le Temps (numéro daté du 26 février 1877 mais sorti le 25, veille des 75 ans de Victor Hugo et de la mise en vente de la Nouvelle Série de La Légende des siècles). Le petit-fils supposé de Jean Chouan, âgé de quinze ans, ayant écrit à l’auteur une lettre de remerciement pour son poème qui le touchait d’autant plus qu’il se disait devenu républicain convaincu, Victor Hugo trop heureux d’avoir, aussi lui, son Jean Prin, lui répondit quelques mots d’encouragement et fit publier cet échange dans Le Rappel, qui fut repris par d’autres journaux. Des érudits locaux n’eurent pas de mal à démontrer que Jean Chouan n’avait pas de descendants et qu’il s’agissait là d’un canular, mais Le Rappel

71 Ibid., III, I, 1, p. 249. 72 Barbey d’Aurevilly, « Quatrevingt-Treize », II, compte rendu publié dans Le Constitutionnel du 9 mars 1874 ; Barbey d’Aurevilly, op. cit., p. 227. 73 Guy Rosa, présentation de Quatrevingt-Treize, CFL, t. XV-XVI/1, 1970, p. 230. De fait, au début de la rédaction du roman (fin 1872), Victor Hugo répondait précisément aux attaques de Mgr de Ségur en mettant sa lutte pour l’amnistie des Communards sur le compte de sa généalogie vendéenne : « C’est affreux, je pardonne, et je suis au service / Des vaincus ; et, songeant que ma mère aux abois / Fut jadis vendéenne en fuite dans les bois, / J’ose de la pitié faire la propagande ; / Je suis le fils brigand d’une mère brigande. » (« Muse, un nommé Ségur, évêque, m’est hostile… », Les Quatre Vents de l’Esprit, I, 29 ; Poésie III, Laffont, p. 1164.) L’identification est certes facilitée par l’utilisation historique du même terme de brigands pour désigner les Vendéens et les Communards. On sait en revanche que la seule allusion directe à la Commune dans le roman concerne bien les exécutions sauvages des républicains par les Vendéens : « Nous avons revu ces mœurs. » (Quatrevingt-Treize, III, I, 5, p. 259.) s’enferra dans ses dénégations74. Cette polémique assez vaine autour d’une vraisemblable homonymie ne mérite d’être rappelée que parce qu’elle souligne encore la complexité de la position de Victor Hugo, tout l’inverse du manichéisme qui lui fut quelquefois reproché, devant cette Vendée qui l’a vraiment hanté tout au long de sa vie.

Jean-Marc Hovasse (CNRS-ITEM)

74 L’article publié par Léon de La Sicotière dans la Revue historique et archéologique du Maine dès 1877, puis tiré à part (Mamers, G. Fleury et A. Dangin, 1877, 38 p.), bien qu’assez partisan, est convaincant et présente l’ensemble des pièces du dossier. Mis en ligne par les Archives départementales de la Mayenne, il est facile à consulter.