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Miranda Revue pluridisciplinaire du monde anglophone / Multidisciplinary peer-reviewed journal on the English- speaking world

20 | 2020 Staging American Nights Représentations de l’intime et mises en scène de la nuit aux Amériques

David Bousquet, Nathalie Galland, Candice Lemaire, Marine Paquereau et Judite Rodriguès (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/miranda/22874 DOI : 10.4000/miranda.22874 ISSN : 2108-6559

Éditeur Université Toulouse - Jean Jaurès

Référence électronique David Bousquet, Nathalie Galland, Candice Lemaire, Marine Paquereau et Judite Rodriguès (dir.), Miranda, 20 | 2020, « Staging American Nights » [En ligne], mis en ligne le 30 mars 2020, consulté le 16 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/miranda/22874 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ miranda.22874

Ce document a été généré automatiquement le 16 février 2021.

Miranda is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License. 1

SOMMAIRE

Staging American Nights

Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la nuit aux Amériques David Bousquet, Nathalie Galland, Candice Lemaire, Marine Paquereau et Judite Rodrigues

Nuits intimes et inimitiés nocturnes Alain Montandon

After Hours, Through the Night: Jazz Poetry and the Temporality of Emergence Audrey Goodman

“Moon Change”: Night Scenes and the Collision of the Personal and the Political in Tony Kushner’s Caroline, or Change (2004) Anouk Bottero

Sleepless in Carver Country: Insomnia and Existential Crisis in Raymond Carver’s Short Fiction Marine Paquereau

Will they, won’t they? Dream sequences and virtual consummation in the series Moonlighting Shannon Wells-Lassagne

« Find your way from darkness to light » : la nuit et l’héritage de la tradition romantique dans Knight of Cups de Terrence Malick Guilain Chaussard

Les nuits américaines de Mihail Malaimare Jocelyn Dupont

La nuit érotique : entre ciel et chair dans les sonnets votifs de Tomás Segovia Judite Rodrigues

La nuit de la langue. Intimité poétique de Fabio Morábito Nathalie Galland

Prospero's Island

The 1964 Wilderness Act, from “wilderness idea” to governmental oversight and protection of wilderness Nathalie Massip

« Voicing my desire to her ». Poétique du désir et coming-out littéraire dans les nouvelles « On Monday of Last Week » et « Grace » Sophie Okunhon

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Ariel's Corner

Theater

Girls (2019) by Branden Jacobs-Jenkins Critique Xavier Lemoine total immediate collective imminent terrestrial salvation (2019) by Tim Crouch Performance Review Aloysia Rousseau

Orlando, du collectif GWEN Critique Susan Blattès, Claire Hélie et Anne-Laure Rigeade

Music, dance

Electronic music on show in museum context Review of the exhibition Electro, de Kraftwerk à Daft Punk, at the Philharmonie de Paris between 9 April and 11 August 2019 Daniel Huber

Rebuilding and re-embodying: music after 9/11 Bénédicte Bresquignan

L’opéra Moby Dick de Jake Heggie : de nouveaux enjeux de représentation pour l’œuvre d’Herman Melville Nathalie Massoulier

Film, TV, Video

Compte-rendu du colloque : « , “maître de l’horreur” » Organisé par Mélanie Boissonneau, Gaspard Delon, Quentin Mazel et Thomas Pillard, 30-31 octobre 2019, Université Paris Diderot. Jules Sandeau

Compte-rendu : « Métafiction et réflexivité au cinéma » Université Clermont Auvergne, en partenariat avec l'Université Toulouse Jean Jaurès, 14-15 novembre 2019, colloque organisé par Christophe Gelly, Caroline Lardy et David Roche Charlotte Peluchon

Compte-rendu : « Séries américaines de network des années 1990 » Université Paul Valéry Montpellier 3, 27-28 février 2020, colloque organisé Claire Cornillon et Sarah Hatchuel Jules Sandeau

Notre Top 5 des films anglophones de 2019 David Roche et Vincent Souladié

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British visual arts

William Blake Exhibition review–Tate Britain, 11 September 2019–2 February 2020 Hélène Ibata

City Women in the 18th century, followed by an interview with Dr Amy Erickson (Robinson College, Faculty of History, Cambridge University), Curator of the exhibition Exhibition review—, 21 September 2019–18 October 2019 Clara Manco

Bacon en toutes lettres Exhibition review –Centre Pompidou, Paris, 11 September 2019 – 20 January 2020 Catherine Bernard

American visual arts

If the Suit Fits – A Norman Mailer anecdote Rachel Brown

Little Joe Gould Arrives in Truro Rachel Brown

Journée d’étude : « L'heure de nous-mêmes a sonné » : Étude transatlantique et transdisciplinaire des contre-représentations noires de 1945 à nos jours Université de Picardie Jules Verne, 10 décembre 2019 Élisa Geindreau, François-René Julliard, Anaïs Nzelomona et Étienne Prevost

Arts of the Commonwealth

La question méditerranéenne Iain Chambers et Marta Cariello

Recensions

Oliver Tearle, The Great War. The Waste Land and the Modernist Long Poem Xavier Kalck

Sarah Montin, Contourner l’abîme. Les poètes-combattants britanniques à l’épreuve de la Grande Guerre Stéphanie Noirard

Cécile Gauthier et Flora Vladié, eds. Revue d'Études Culturelles n° 7 — Aux frontières de l'humain : esclavage et monstruosité Eric Doumerc

Muriel Plana, Nathalie Vincent-Arnaud, Ludovic Florin et Frédéric Sounac, dir., Théâtre musical (XXe et XXIe siècles) : Formes et représentations politiques Pierre Degott

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Claudine Armand, dir., Voix et silence dans les arts : Passages, poïèsis et performativité Christelle Serée-Chaussinand

Vincent Dussol and Adriana Şerban (eds.). Poésie-traduction-cinéma / Poetry- translation-film Will Noonan

Mathilde Arrivé, Le Primitivisme mélancolique d'Edward S. Curtis Lawrence Gasquet

Jean Vivies, James Boswell, Etat de la Corse, suivi de Journal d’un voyageur en Corse et Mémoires de Pascal Paoli Hélène Dachez

Kay Boyle, Fuir avant demain, roman traduit et annoté par Anne Reynès-Delobel Céline Mansanti

Richard Somerset and Matthew Smith (dir.), Mapping Fields of Study: the Cultural and Institutional Space of English Studies Philippe Birgy

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Staging American Nights

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Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la nuit aux Amériques

David Bousquet, Nathalie Galland, Candice Lemaire, Marine Paquereau et Judite Rodrigues

1 Aux rêveurs noctambules de tout temps, aux « dériveurs »1 nocturnes, la nuit est réservoir de symboles, éveil d’un monde intérieur, souvenirs et obsessions intimes, révélation de l’inconscient, autre jubilation dionysiaque. Rêve d’encre aussi, veille des créateurs dans la nuit théophanique quand mystique de la nature et mystique intime s’y lovent : c’est la nuit obscure de St-Jean de la Croix, ténèbres de l’âme abandonnée, et la Sainte pénombre des pré-romantiques et romantiques allemands (Goëthe, Hölderlin, Novalis…) qui porte au sublime. Désirée, désirante, dialectique en clair-obscur, la nuit se lie à l’empreinte lumineuse, éclat crépusculaire des nuances pourpres2 et arcs-en-ciel noirs de Jean Paul, ainsi qu’à la lumière artificielle : flash, néon, filtration ou halo, éclairage des projecteurs prolongeant celui des astres. On la perçoit mais elle nous absorbe et parfois nous regarde, tel l’inquiétant jardín de ojos d’Octavio Paz.

2 « Choc noir »3 qui perturbe les processus rationnels et bouleverse la perception, elle défait toute certitude, toute clôture, invite à l’effraction de l’ouvert, à la violence de l’informe. Cette nuit engouffre à son tour chaque partie du monde, dans le ballet circulatoire des astres, lissant dans l’obscur la référentialité. La nuit aux Amériques, aussi, est-elle d’abord substance enveloppante4, qui invite d’autres constellations de l’imagination en venant infléchir le visible et liquider les frontières. 3 À la fois toile de sce◌́nographies immersives et puissance d’ombres traversées, ces nuits américaines sont ici explorées dans la diversité des enjeux, des esthétiques et des langues qui les portent. Issus du colloque international Staging American Nights, Représentations de l’intime et mises en scène de la nuit aux Amériques organisé en mars 2019 par les axes « Intime » et « Image et critique » du Centre Interlangues (Texte-Image- Langage) — EA 4182 de l’Université de Bourgogne, dans le cadre du cycle Staging America, les neuf articles réunis ici disent le propre de la nuit dans les œuvres poétiques et picturales d’artistes américains (anglophones et hispanophones) d’aujourd’hui.

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4 À partir d’une perspective multilingue et transdisciplinaire, ces travaux explorent ainsi les territoires et imaginaires de la nuit, tout un régime nocturne d’images et de mots qui se déclinent comme art(s) de l’obscur en prise avec les représentations de l’intimité. Ces textes qui prolongent les travaux critiques du séminaire « L’intime », aspirent au- delà à contribuer à la connaissance d’une socio-poétique de la nuit non circonscrite à l’envers du jour mais ouverte aux multiples « leçons de la nocturnité ».

5 C’est parce qu’une définition astronomique s’avère insuffisante à dire la richesse, la complexité de la nuit et ses effets et irradiations, que le concept de « nocturnité » s’impose aujourd’hui dans les travaux critiques. Le terme dit d’abord l’intense qualité du nocturne5, mais s’applique aussi à l’ensemble des éléments qui peuvent se produire de jour et dont les caractéristiques relèvent de la nuit6.

6 Si la nuit a toujours constitué une source d’inspiration pour l’art, elle fait pourtant encore office de terra incognita aux confins de la vacuité mais « vivante et vorace »7, objet polymorphe et dérivant, semblant résister à l’attention théorique diverse voire éclatée qui lui est consacrée. Du chaos antique dont elle émerge et ses représentations cosmogoniques ancestrales8, à l’explosion lumineuse du tournant de la Modernité et le noctambulisme festif d’un nouveau « mode d’être à la ville »9, elle interroge sans cesse notre condition et notre manière d’habiter l’espace. Aussi, se trouve-t-elle toujours au cœur des débats scientifiques, sociopolitiques et écologiques10 d’aujourd’hui qui en saisissent les normes éthiques, l’imaginaire des lieux et des temporalités, l’ontologie des êtres qui l’habitent, ses intrusions dans le jour, ou à l’inverse la nocturnisation d’activités urbaines vers la nuit blanche, les formes de réappropriation sociale du nocturne, le remodelage des centres urbains et autres fabriques de la nuit, valeurs esthétiques, bougé tremblé du monde, ombres, figures… De ces nouvelles configurations et problématiques, l’espace américain ne fait pas l’économie. La nuit aux Amériques est aussi ouvroir de formes et de sens. Quelques voix continentales, poétiques, rythmiques, musicales, du jazz des premières heures du Harlem Renaissance à la scène théâtrale contemporaine, mais aussi des images, des regards, de la pellicule aimantée par la nuit, montrent ici l’actualité des préoccupations artistiques et culturelles pour les expressions nocturnes, le « chromatisme nuital », « invu »11, luisance et profondeur en divers points du continent.

7 Dans la nuit, « noir de l’invisible lieu »12, les plis intimes se réinventent. La nuit est d’abord un « mode d’accès privilégié à l’intériorité du sujet »13, quête du noir14 dans la découpe de la chambre, qui permet repli sur soi, « temps stupéfié » de douloureuses ténèbres (on pensera avec Dominique Rabaté au Roubaud endeuillé de Quelque chose noir15) ou réconfortante clôture d’un monde. Mais l’intime se consume autrement en puissance de l’éros et du fantasme : « plaisirs du ventre »16, intimité des substances alors, lieu du toucher et émerveillement des corps. L’élan du geste créateur, profondément singulier, au plus près de soi fait ainsi affleurer les failles grinçantes du sensible aux heures crépusculaires, la liminalité d’intermondes et autres entre-deux. La nuit s’écoute, (se) dévoile, bouscule.

8 Qu’elle soit intime ou bien cosmique, touchant aux antipodes du tout proche et du lointain infini, la nuit rassemble, étirée et profonde, les formes du faire artistique et culturel. Et cette vertu souvent présente à l’œuvre d’art n’a de cesse de faire naviguer et dialoguer des traditions culturelles, des poétiques, des dispositifs et autres gestes plastiques d’un univers à l’autre. Comme toile immatérielle, elle diffuse, infuse partout, invite aux passerelles, au divers, aux flux polysémiques. On ne sera pas surpris, aussi,

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de voir surgir au détour d’un vers, dans l’embrasure de la nuit de Mexico, celle des Night Windows d’Hopper, de voir jouer sur fond nocturne des palimpsestes cinéphiles, d’entendre dans la rythmique du Red Power les accents du Harlem Renaissance. La nuit avant tout est libertaire, circulatoire, sonore. C’est l’argument bien connu de Bachelard citant Lawrence pour qui « l’oreille révèle des transcendances tout au-delà de ce qu’on peut toucher et voir […]. L’oreille peut entendre plus profondément que les yeux ne peuvent voir. L’oreille est alors le sens de la nuit »17. L’obscur, amplification du bruit, résonance, « dynamisation paroxystique de toute agitation. La noirceur, c’est l’activité même, et toute une infinité de mouvements est déclenchée par l’illimitation des ténèbres »18.

9 Que fait dès lors la nuit à l’œuvre ? À quelles nouvelles architectures de la sensation convie-t-elle ? Et que dit la nuit des espaces américains, mégapoles cosmopolites endormies et désertes, routes crépusculaires traçant vers l’ouest, rumeurs des villes, signe des luttes dans la révolution des astres ? Que dit-elle encore des corps rebelles et insurgés, corps nomades aimants, mémoriels, furtifs ? Comme mode nouveau de la sensibilité et de la présence au monde, qu’imprègne la nuit dans l’objet et le geste poétique, pictural ou filmique ? Quelles métamorphoses, quels échos, quels vertiges produit-elle ? Quels mondes fait-elle se lever ?

10 À la sécrétion du noir et ce qu’il diffuse d’obscurité, répond la création d’esthétiques de la nuit, la possibilité d’une « esthétique noire »19 porteuse du sentiment nocturne… Que fait alors l’œuvre à la nuit ? Quelles sont ces fabriques du nocturne américain ? Quelles constructions, quelles théâtralisations pour ces ordres de la nuit ? Depuis la page ou l’image picturale ou filmique, comment et pourquoi faire nuit ?

11 Ouvrir des fenêtres sur l’obscur, embrasures vers la profondeur, au-dedans et au- dehors… C’est la réponse inaugurale que propose Alain Montandon aux questionnements de la nuit. Dans une exploration large portée par la perspective comparatiste qui réunit ici littérature, peinture, cinéma et musique, il s’attache à la « duplicité » de la nuit, tour à tour harmonieuse, maternelle, profonde, aux confins de l’abîme pourtant, suspendue dans le vide et l’absence, incommunicable. À partir d’une réflexion sur l’intimité au fil du romantisme et sur la subjectivité exacerbée des nuits citadines mortifères et aliénantes de l’époque industrielle, il s’attache notamment à L’arbre de nuit, une nouvelle de Truman Capote, ainsi qu’au motif singulier de la fenêtre et à ses nombreux traitements dans le croisement des arts. Rectangle de nuit ouvert sur l’impénétrable : là, le travail d’Edward Hopper est incontournable, qui porte à leurs limites intimité et identité.

12 L’oreille toutefois est aussi à la nuit. Et le rectangle du poème matière nocturne, espace de circulation et de porosité d’images faites pour être dites ou chantées, circulation de sens et sensations, matière vibrante des sons. Une nuit pour l’oreille, connective et syncrétique, capable de fondre mots, rythmes, lignes musicales distinctes : c’est cette fenêtre sur la nuit américaine de la poésie jazz qu’entrebâille Audrey Goodman. En explorant ses lieux d’émergence et en analysant les acceptions de l’obscurité qui lui sont liées, les connexions profondes et peut-être inattendues entre les traditions musicales des artistes afro-américains et amérindiens se révèlent. Alors que la musique populaire est depuis longtemps reconnue comme essentielle au mouvement Black Power et à ses écrivains, le jazz sert aussi de mode de pensée décoloniale aux auteurs du Red Power. Des poèmes fondateurs de Langston Hughes aux compositions plus récentes de Yosef Komunyakaa et Joy Harjo, Audrey Goodman montre comment le jazz traverse les

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frontières ethno-culturelles porté par la puissance symbolique et politique de la nuit, comment se réinvente ainsi le lien entre texte poétique et performance orale. Dans le tissu de la nuit, la poésie jazz ouvre de nouveaux espaces de résistance active, transformant l’enveloppe nocturne en matière du politique.

13 Comme le fond d’obscurité propre à cette politique du poème, il est d’autres promesses nocturnes où se théâtralise le politique : se tenir dans la nuit en attente de l’inflammation de l’aube, tenir la nuit, y résister. Dans ces plis intimes sont libres de germer les luttes au service de l’histoire sociale et politique américaine, des gestes qui mêlent art et résistance, nuit et « esprit de révolte »20.

14 Ainsi en va-t-il du musical nocturne Caroline, or Change (2004), du dramaturge Tony Kushner, sur une musique de la compositrice Jeanine Tesori, que propose d’analyser Anouk Bottero. La pièce, qui s’inscrit dans le contexte de la lutte pour les droits civiques des noirs dans la Louisiane de 1963, met en scène Caroline, domestique noire au service d’une riche famille juive, et ses interactions avec Noah, l’enfant de la famille. La polysémie du titre (Change) joue sur la superposition sémantique mêlant l’anecdote (les pièces de monnaie) à l’idéologie (l’émancipation des Noirs) et distribue ces axes sémantiques dans divers espaces scéniques, favorisant « l’avènement d’un entre-deux spatial et temporel ». Souvent placées sous la figure tutélaire de la lune, « sorte de chœur antique sur fond de blues et de Motown », les scènes nocturnes font entrer en collision la temporalité individuelle des personnages et celle, implacable, des événements politiques et historiques qui ont façonné l’Amérique d’aujourd’hui.

15 Irréductibles à une simple toile de fond, ces productions mettent en scène la nuit comme matière épiphanique, diffraction de lumière noire où se révèlent enjeux politiques, travers et valeurs de la société américaine contemporaine, où se questionne inévitablement aussi la vitalité du rêve américain. C’est précisément le cas des nouvelles nocturnes de Raymond Carver, où l’auteur s’attache à déconstruire les clichés généralement associés au confort de l’intimité nocturne et du lit conjugal. Marine Paquereau montre ici combien l’insomnie qui frappe certains de ses personnages les renvoie au contraire à leur complète solitude ainsi qu’à leur condition de mortels. La nuit blanche carvérienne aux jeux de lumières irréelles et autres effets visuels de nuit américaine, se fait ainsi métaphore de l’angoisse de personnages souvent peu expansifs, qui veulent leur part de l’American dream mais se retrouvent pris au piège d’un cauchemar existentiel. 16 Avec la série Moonlighting en revanche, c’est le segment nocturne du rêve qui est exploré. Sous l’éclairage lunaire se décline une série de fantasmes où les protagonistes érotisent à l’envi leur relation, jouant à être soi ou multipliant les avatars dans des situations parfois burlesques. Essentielle à l’histoire de la photographie comme du cinéma, la nuit est bien le matériau des métamorphoses et transfigurations. Shannon Wells-Lassagne s’attache ici précisément à la déconstruction de séquences de rêves qui donnent lieu à innovation, qu’elle soit esthétique, narrative, ou bien générique lorsque David et Maddie se retrouvent projetés dans des séquences de comédie musicale ou de film noir où ils sont libres de devenir le couple que la série ne cesse d’éluder. Moonlighting offre ainsi la performance de réalisation du fantasme, codée par le jeu de différents genres et styles, et jouant avec les attentes du spectateur.

17 De la tradition platonicienne à Emerson ou Thoreau, en passant par la Divine Comédie, le topos de la nuit se saisit par l’opposition nycthémérale. À l’image du couple antagonique que forment rêve et cauchemar, les deux segments du cycle déploient

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d’une part les sombres ténèbres où règnent obscurité et sommeil, de l’autre l’éclat, l’éveil, la lumière du jour qui dit la proximité du divin. Knight of Cups de Terrence Malick semble assumer cette tradition en réinventant une nuit urbaine contemporaine. Dans le film, et plus largement dans toute la trilogie dont celui-ci constitue le troisième volet, la ville est lieu de perdition, d’exil, d’exode ou◌̀ en l’absence de la nature s’évanouit le sens du divin et de l’ordre du monde. Là tout plonge dans l’obscur. Guilain Chaussard s’attache ici à une séquence particulière du film où, sur fond de La Mort d’Âse du compositeur romantique Edvard Grieg, le héros déambule parmi une sombre forêt de buildings sous des éclairages électriques, qui rappellent en les singeant les espaces verdoyants et la lumière verticale de la nature. Le dispositif reconstruit ainsi le symbolisme d’une nuit et d’un monde modernes qui n’excluent plus la lumière mais la révèlent, l’exhortent, renversant le regard et faisant ainsi de la sortie symbolique de la nuit, un véritable mouvement intérieur.

18 Si le film en mode nocturne déploie dispositifs d’ombre, longs travellings d’obscur, renversements ou rêverie, il le doit avant tout au directeur de la photographie. « Qui pour se rappeler que c’est moins Stanley Kubrick que John Alcott qui permit aux scènes de nuit de Barry Lyndon (1975) de n’être éclairées qu’à la bougie ? », interroge Jocelyn Dupont. Et c’est précisément l’un des enjeux de l’étude à laquelle il se consacre : dévoiler mécanique technique, élan esthétique, l’élaboration d’une plastique de la nuit singulière tout en extrayant le directeur de la photographie de l’étrange contagion du noir qui souvent l’efface. À travers des variations sur le paradigme cinématographique de la nuit américaine, c’est le travail du roumain Mihail Malamaire, directeur de la photographie de trois longs-métrages récents de l’emblématique réalisateur Francis Ford Coppola — Youth Without Youth (2007), Tetro (2009) et Twixt (2011) — qui est présenté ici. Entre écoulement et séquençages, effets d’effroi en « chiaroscuro où fluctuent liminalité et indirection », explorations chromatiques du bleu profond, et autres fabriques de l’obscur, les inquiétantes étrangetés du noir de Malamaire rendent à la nuit sa condition hypnotique.

19 À la solitude du corps tendu vers la lumière depuis l’espace nocturne qui force à la métaphysique, à la divagation ombreuse aux confins du réel, s’agrège ailleurs l’intensité de la présence physique, tactile, sensuelle de la nuit amoureuse. L’un erre dans la ville américaine chez Malick, puis s’en extrait, ou bien dans la forêt insituée de Malamaire ; deux au contraire plongent ensemble dans l’obscur, et s’y ensauvagent chez Segovia. Hypnose de la peau alors, la nuit. C’est la diversité du régime nocturne de l’image poétique que prolonge cette dernière section critique.

20 À la faveur de la nuit, les corps amants se donnent tout entier à la bouche de l’ombre. C’est précisément cette caresse nocturne qu’interroge Judite Rodriguès-Balbuena en explorant les Sonnets votifs du poète hispano-mexicain Tomás Segovia, pièces poétiques « entre ciel et chair », à la mécanique parfaite autant qu’à l’érotique sulfureuse. Par un flamboyant déploiement de l’éros nocturne, c’est le pouvoir cosmogénétique de la nuit qui se dit, tout entier lié à la caresse, à l’étreinte, à la saisie « sangsuelle », contact désirant qui enjoint et rejoint l’obscurité de l’être désiré. L’intimité semble s’épaissir entre les corps, nouée par « l’anxiété de l’alter ». La langue des poèmes chorégraphie, là, des ébats sans ambages : langue à la fois nue et riche, défaite de toute pudeur bourgeoise, sans autres oripeaux que désir et plaisir partagés, vers une voluptueuse communion d’outrenuit. Le sonnet dans cette occasion fait de son propre corset rythmique l’espace d’une réinvention libertaire du jouir.

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21 Mais il est d’autres désirs de nuit. Comme source, comme traversée du corps vers la langue, outrenoir encore : « matérialité sourde et violente, et tout à la fois “’immatière”’ changeante et vibrante »21. Chez Fabio Morábito, dont on saisira la proximité avec Tomás Segovia—proximité de poète nomade au moins—les poèmes semblent cernés de nuit, pris dans une matière ombreuse propice à l’inflammation poétique, mais toujours bordée d’abîme. S’il y a infusion du noir, c’est que les vers s’originent singulièrement dans l’épaisseur nocturne : encre, rumeurs, silence, solitude, halos d’ailleurs lointains, regards voyeurs ou palpitations intimes d’un bilinguisme labile, sensibilité où s’éveille le geste lyrique. Nathalie Galland convie ainsi à la découverte d’une double nuit à l’œuvre chez le poète italo-mexicain : nuit de l’écriture comme temporalité du geste créateur et nuit d’une langue qui se débat avec sa part d’obscurité. La tension cosmopolite dessine bien à son tour, dans le retournement d’une voix sans cesse reconquise à l’étrangeté, une nouvelle poétique d’outrenuit : la fabrique d’un « poème- effaçonnement », aux résonances acousmatiques qui font se lever, entre deux langues— l’espagnol, l’italien—, tout un monde de nuit.

NOTES

1. Alain Montandon, Promenades nocturnes (Paris : L’Harmattan, 2009, 8) 2. « Vert et violet ‘’couleurs d’abîme’’, essence même de la nuit et des ténèbres » pour Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Paris : Dunod, 1992 [1969], 252) 3. Gilbert Durand (97) 4. « La nuit n’est pas un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon identité personnelle […] elle est une profondeur pure sans plans, sans surfaces, sans distance d’elle à moi. », écrit Merleau-Ponty dans Phénome◌́nologie de la perception (Paris : Gallimard, 1945, 328) 5. Chez Valère Novarina par exemple : « LE VEILLEUR. Où en est la nuit? / L’AUTRE VEILLEUR. Loin. Totale. Profonde. Pas encore dans /sa pleine nocturnité. » L’Acte inconnu (Paris : POL, 2007, 11) 6. Depuis une dizaine d’années, le séminaire de recherche « Anthropologie de la nuit », (du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative - LESC-CNRS, Nanterre) interroge la « nocturnité » comme espace de captation multisensorielle et polysémique, rappelant que la nuit sociale (entendue comme l’ensemble des pratiques, dispositifs, attitudes, comportements sociaux propres à toutes les sociétés, mais aussi comme l’expression de tensions et conflits de la nuit urbaine, inhibitions, violences et insécurités, périphéries des non-droits) est irréductible à la nuit solaire. http://lesc-cnrs.fr/agenda/445/oublier-le-jour,-jacques-galinier-et-aurore-monod- becquelin?lang=fr (consulté le 28 mars 2020) 7. Gilbert Durand (99) 8. « Cette imagination des ténèbres néfastes semble être une donnée première, doublant l’imagination de la lumière et du jour. Les ténèbres nocturnes constituent le premier symbole du temps. Survivance dans nos fêtes nocturnes (St-Jean, Noël et Pâques) des premiers calendriers nocturnes… La nuit noire apparaît donc comme la première substance du temps. Kala (temps) / Kali (noir, sombre), notre ère séculaire Kali-Yuga (l’âge des ténèbres). C’est également pourquoi la nuit est sacralisée. La Nyx hellénique comme la Nôtt scandinave, traînées dans un char par des

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coursiers sombres, ne sont pas de vaines allégories mais de redoutables réalités mythiques », Durand (98-99) 9. Samuel Challéat, https://media.afastronomie.fr/Protectionduciel/Fichiers/Intervention- CHALLEAT.pdf (consulté le 28 mars 2020) 10. Pour exemples, Luc Gwiazdzinski : La Ville 24 heures sur 24. Regards croisés sur la société en continu (Paris : Editions de l’Aube, 2003); La nuit, dernière frontière de la ville (Paris : Editions de l’Aube, 2005) ; ou encore Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières (Belfort : UTBM, 2007). Challéat S., « Sauver la nuit ». Empreinte lumineuse, urbanisme et gouvernance des territoires. Thèse de doctorat de géographie. Université de Bourgogne : 2010 ; Mallet S., « Paysage-lumière et environnement urbain nocturne » in Espaces et Sociétés, n° 14, 2011 (35-52). Challéat S., Lapostolle D., Benos R., « Consider the darkness. From an environmental and sociotechnical controversy to innovation in urban lighting » in Journal of Urban Research, n°11, 2015, http://articulo.revues.org/ 3064 (consulté le 28 mars 2020) 11. Baldine St Girons, « Acte pictural et acte poétique : la nuit entre Delacroix et Baudelaire », Montandon (109) 12. Alain Badiou. Le noir. Éclats d’une non-couleur (Paris : Autrement, 2015, 17) 13. Badiou (111) 14. Gaston Bachelard : « Les grands rêveurs du noir voudront même découvrir [...] ‘’le noir dans la noirceur’’, ce noir aigre qui travaille sous la noirceur émoussée, ce noir de la substance produisant sa couleur d’abîme. Ainsi le poète moderne retrouve l’ancienne rêverie du noir des alchimistes qui cherchaient le noir plus noir que le noir: ‘’Nigrum nigrius nigro’’ » (35-36) 15. Jacques Roubaud, Quelque chose noir (Paris : Gallimard, 1986) : « Quand je me réveille il fait noir : toujours. / Dans les centaines de matins noirs je me suis réfugié. /C’est le noir qui est devenu réel. / […] Quelque chose noir qui se referme. et se boucle. une déposition pure, inaccomplie. » (76) 16. Gilbert Durand (98) 17. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité. (Paris : José Corti, [1948] 2004, 194) 18. Gilbert Durand (99) 19. L’expression est d’Isabel Capeloa Gil, « Le voyeur dans la nuit. L’esthétique noire chez Edgar Allan Poe », in Alain Montandon (61) 20. Michaël Fœssel. La Nuit. Vivre sans témoin (Paris : Autrement, 2017), et l’émission qui lui est consacrée : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/la-nuit- vivre-sans-temoin-de-michael-foessel (consulté le 28 mars 2020) 21. Cité par Benos R., Challéat S., « “Outrenuit” : penser les ressources environnementales nocturnes avec Pierre Soulages », Carnets du Collectif RENOIR – Ressources Environnementales Nocturnes, tOurisme, territoIRes [carnet de recherche], 30 juillet 2014 in https:// renoir.hypotheses.org/655 (consulté le 28 mars 2020). Voir aussi Pierre Soulages. Outrenoir, Entretiens avec Françoise Jaunin (Lausanne : La Bibliothèque des Arts, 2012)

INDEX

Mots-clés : nuit, intime, mise en scène, Amériques, espace, images Keywords : night, intimacy, staging, Americas, space, images

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AUTEURS

DAVID BOUSQUET

Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL [email protected]

NATHALIE GALLAND

Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL [email protected]

CANDICE LEMAIRE

Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL [email protected]

MARINE PAQUEREAU

Professeur agrégée Université de Bourgogne-Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL [email protected]

JUDITE RODRIGUES

Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL [email protected]

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Nuits intimes et inimitiés nocturnes

Alain Montandon

1 Réfléchir sur la nuit et l’intime pose immédiatement la question de savoir pourquoi la nuit peut être associée à cette notion. Sans doute des clichés s’imposent-ils d’emblée, ceux de la nuit maternelle, réconfortante, douce et chaleureuse, moment du repli, du repos, du sommeil, de la régression en enfance apportée par le sentiment océanique d’une heureuse fusion, douce nuit, sainte nuit, tout est calme, rien ne bruit. Mais que signifie cette intimité ? Sans doute John Field, en inventant la forme musicale du nocturne, y a-t-il associé la subjectivité et une profonde émotion comme le rappelait Liszt en 18591. Le piano murmure et chante sans parole, la parole étant remplacée, refoulée par la musique, par l’inexprimable, de ce qui ne veut pas se dire, de la rêverie muette, pudique, du désir à peine entrevu, effleuré, vapeur légère que les phrases simples, reprises, répétées, variées, retrouvées, insistantes et troubles dessinent. On ne saurait analyser le charme de cette spontanéité, de ce jeu léger d’une rêverie dans laquelle on se perd, évocatrice d’un silence et d’une douceur sans effort. Selon Liszt, personne n’a su retrouver après lui un tel langage de l’inexprimable, plein de caresses et de bercements, comme le va-et-vient régulier d’une barque qui se balance ou du mouvement d’un hamac. On assiste à la mise en place d’une musique de l’intimité et de l’évasion, créant une ambiance de nostalgie, de paresse langoureuse et de féminité si l’on en croit Paul Bourget dans ses Nouveaux essais de psychologie contemporaine (1885). Voilà bien l’image d’une intimité domestique, du retrait qu’impose la nuit pour se réfugier dans la maison protectrice et pour se replier sur soi dans une amicale familiarité avec soi-même. « Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.2 »

2 « Tendre est la nuit » écrivait Keats dans son Ode à un rossignol, vers repris par Francis Scott Fitzgerald pour intituler un de ses romans (1934). Celle que Hölderlin appelle « die Schwämerische », la rêveuse, mais aussi l’essaimeuse (car schwärmen c’est aussi essaimer), car elle est un réservoir inépuisable d’amour, de mystère, de rêverie, de mélancolie, de tendresse et de nostalgie, la nuit, a trouvé dans le chant du rossignol sa plus belle illustration. Théophile Gautier en donne dans son roman Mlle de Maupin une vibrante illustration. Le ciel, quoiqu’il fît tout à fait nuit, avait une clarté presque égale à celle du plus beau jour ; il était si profond et si transparent que le regard pénétrait aisément

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jusqu’à Dieu. […] Je ne pensais pas, je ne rêvais pas, j’étais confondu avec la nature qui m’environnait, je me sentais frissonner avec le feuillage, miroiter avec l’eau, reluire avec le rayon, m’épanouir avec la fleur ; je n’étais pas plus moi que l’arbre, l’eau ou la belle-de-nuit. J’étais tout cela, et je ne crois pas qu’il soit possible d’être plus absent de soi-même que je l’étais à cet instant-là. Tout à coup, comme s’il allait arriver quelque chose d’extraordinaire, la feuille s’arrêta au bout de la branche, la goutte d’eau de la fontaine resta suspendue en l’air et n’acheva pas de tomber. Le filet d’argent, parti du bord de la lune, demeura en chemin : mon cœur seul battait avec une telle sonorité qu’il me semblait remplir de bruit tout ce grand espace. — Mon cœur cessa de battre, et il se fit un tel silence que l’on eût entendu pousser l’herbe et prononcer un mot tout bas à deux cents lieues. Alors le rossignol, qui probablement n’attendait que cet instant pour commencer à chanter, fit jaillir de son petit gosier une note tellement aiguë et éclatante, que je l’entendis par la poitrine autant que par les oreilles. Le son se répandit subitement dans ce ciel cristallin, vide de bruits, et y fit une atmosphère harmonieuse, où les autres notes qui le suivirent voltigeaient en battant des ailes. — Je comprenais parfaitement ce qu’il disait, comme si j’eusse eu le secret du langage des oiseaux. C’était l’histoire des amours que je n’ai pas eues que chantait ce rossignol. […] Il me disait ce que je n’avais pas pu me dire, il m’expliquait ce que je n’avais pu comprendre ; il donnait une voix à ma rêverie, et faisait répondre le fantôme jusqu’alors muet. Je savais que j’étais aimé, et la roulade la plus langoureusement filée m’apprenait que je serais heureux bientôt. Il me semblait voir à travers les trilles de son chant et sous la pluie de notes s’étendre vers moi, dans un rayon de lune, les bras blancs de ma bien- aimée. Elle s’élevait lentement avec le parfum du cœur d’une large rose à cent feuilles. »3

3 Ici l’intime, l’intime plus intime, touche les zones les plus profondes de l’être, des régions non connues, inconscientes, le « ce que je n’avais pas pu me dire », le « ce que je n’avais pu comprendre ». Autrement dit le secret, le plus profond, l’inexprimé qui constitue la profonde identité du sujet. Cette révélation pourrait être commentée avec un tableau de Caspar David Friedrich Homme et femme contemplant la lune4, particulièrement significatif du lien intime de l’être humain et de la nuit.

4 Donnant par le clair-obscur des états crépusculaires la grandeur aux choses simples et un sens sublime à la nature, Friedrich partage la pensée de Novalis : « Tout devient poésie dans l’éloignement : des montagnes lointaines, des hommes lointains, des événements lointains… Tout devient romantique. De là notre nature primitivement poétique. Poésie de la nuit et du crépuscule5 ». La profondeur lumineuse de ces nocturnes (Friedrich met l’accent non sur l’obscurité nocturne, mais sur la clarté nocturne) transfigure le paysage en rendant proche le lointain et le lointain proche. L’intime s’enracine, prend corps avec ces personnages vus de dos, hypnotisés par la lumière lunaire, lumière surnaturelle, image de l’âme du monde, symbole d’une totalité, et surtout d’une autre lumière, christique celle-là, comme le sait tout lecteur de Novalis.

5 La présence du personnage sert à l’identification du spectateur, entraîné ainsi dans le tableau, le personnage vu de dos servant en quelque sorte de relais à l’intérieur de l’image, mettant en évidence la présence d’un sujet, d’une subjectivité en communion avec le paysage nocturne. Plus qu’une intégration du regard, de ces yeux que nous ne voyons pas, c’est une intégration du corps tout entier de l’homme dans cette expérience de la nature. Expérience intime et magnétique révélant l’identité profonde de l’homme et de la nature, du sujet et de l’objet, du Moi et du non-Moi, pour reprendre la terminologie de Fichte étudiée par Novalis.

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6 Il y a une harmonie entre le microcosme humain et l’âme du monde (Weltseele). Henrik Steffens, un élève de Schelling, parle d’ailleurs d’un parallélisme entre l’extériorité de la nature et l’intériorité de l’esprit. Ce dialogue entre l’image objective et son intériorisation subjective (par le sentiment, la nostalgie et la rêverie) sert à la prise de conscience de l’identité profonde de l’homme et de la nature et à une rêverie fondamentale, celle d’une aspiration à retrouver l’unité perdue.

7 On voit à ces exemples que l’intime est une relation et une affinité, tout comme il est ce qu’il y a de plus enfoui, de plus secret, de plus réservé. Jullien6 a pu, reprenant des définitions anciennes, opposer ces deux conceptions, l’une étant celle d’un intérieur qui se dérobe et l’autre étant son contraire dans la relation à l’autre, le dehors devenant dedans et inversement. L’approfondissement du dedans et l’ouverture au-dehors, loin d’être incompatibles peuvent s’engendrer l’un l’autre.

8 « Still wird die erleuchtete Gasse7 » écrit Hölderlin dans la première strophe de Brod und Wein évoquant les grondements des voitures qui s’éloignent alors que descend la paix du soir. À ce retrait de la vie diurne devenue silencieuse s’ajoute le sentiment de la profondeur et d’un espace qui s’accroît, car des silences s’enflent les échos que porte « l’air assombri » (in dämmriger Luft). Tandis que les bruits du jour s’apaisent lentement, d’autres sons s’éveillent au sein du monde devenu silencieux. Le silence se met à bruire sous le souffle impalpable du vent du soir comme animant une harpe éolienne. Les sentiments s’épanouissent, le monde intérieur se dilate et s’ouvre : Aber das Saitenspiel tönt fern aus Gärten; vielleicht, daß Dort ein Liebendes spielt oder ein einsamer Mann

Mais des accords résonnent au loin depuis les jardins ; peut-être Là-bas, est-ce un amant qui joue, ou quelque solitaire

9 La finesse et la délicatesse de ce moment sont signifiées par les jardins qui sont au loin, sans doute à l’extérieur de la ville et qui apportent leurs effluves dans les rues désertées, et aussi par ce « peut-être » qui marque l’indécision dans ses plus fines vibrations. Une nostalgie, bien étrangère à la matérialité objective des préoccupations diurnes, prend son essor, comme le rêve d’un autre monde. Moment d’intériorité qui est moment du souvenir, souvenir de l’amour, de l’amitié, de la jeunesse dans le concert d’une nature sensuelle, fraîche, vivante et parfumée mais que dominent les battements du temps marqué par le son des cloches et la voix du veilleur de nuit qui proclame le compte des heures. Par un bel oxymore, c’est en silence que résonne dans l’air obscur le tintement de la cloche (« Still in dämmriger Luft ertönen […]8 ») Ainsi s’instaure le moment musical de la nuit. L’air assombri est d’une plus grande substance, il est épaissi, plus dense, plus charnel.

10 Novalis quant à lui a encore plus approfondi ce moment d’intériorité dans ses Hymnes à la nuit. L’initiation au mystère de la nuit prend son essor dans le premier Hymne, au sein même de la lumière, non pas dans la monstration de sa pauvreté, mais dans celle de son excès de richesse. L’homme est, par l’intermédiaire de ses sens, touché par la merveilleuse diversité des apparitions phénoménales, mais reste un étranger au milieu de cet univers bariolé. Le sentiment de sa déréliction provient de son extériorité sensorielle, la perception divisant la nature terrestre en de multiples images. C’est l’absence de lumière qui le ramène à l’unité de son être, lui révèle alors son exil vécu dans la dispersion.

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Abwärts wend ich mich zu der heiligen, unaussprechlichen geheimnisvollent Nacht. Je me tourne vers l’ineffable, vers la sainte et mystérieuse nuit.

11 Le moi opère une conversion radicale, un détour qui est retour sur lui-même, une descente au fond de soi qui ouvre sur le lien à l’extérieur et à l’autre. La conversion au nocturne commence donc par une conversion vers l’intérieur : « se détacher de l’extérieur, c’est la source de tout abaissement, en même temps que la base de toute véritable élévation9. »

12 Alors que le monde diurne peut être saisi et décrit dans le kaléidoscope de ses manifestations, la nuit qui s’installe, installe l’ineffable. L’essai de dénomination apophatique (« unaussprechlich », « inexprimable ») nous fait entrer dans le vocabulaire du « sans limite ». Les ailes de l’âme se déploient et ainsi s’ouvrent les paupières de ces yeux infinis que la nuit ouvre en nous. « … die unendlichen Augen, Die die Nacht In uns geöffnet. » (Hymne I).

13 Ce que la nuit donne à voir, par la métaphore des yeux spirituels, opposés aux cinq sens, c’est l’unité du monde. La nuit est l’expérience intime d’une réintégration avec soi et avec le monde et l’image d’une liquidité de la nuit se retrouve, chez nombre d’écrivains romantiques où elle est employée, à désigner cette union, celle du conscient et de l’inconscient et d’une fusion harmonieuse avec le cosmos.

14 Mais ce n’est pas toujours le cas, car la nuit intime peut rimer avec abyme10.

15 Les représentations de la nuit sont tributaires des époques historiques, des valeurs culturelles, sociales et religieuses. Ainsi la nuit, privation de lumière, a-t-elle été dans le passé le moment des peurs et des angoisses, avec leurs fantômes et apparitions que la critique rationnelle s’efforce de chasser, mais aussi l’image de la superstition et de l’obscurantisme. Nombre d’écrivains des Lumières ont encore une vision archaïque de la nuit : c’est le domaine des forces du Mal. La nuit était considérée comme un espace- temps échappant aux lois ordinaires. Joachim Schlör a rappelé avec raison dans son ouvrage11 que les lois juridiques pouvaient être autrefois différentes de nuit, la nuit exigeant une appréhension différente des troubles survenus. C’est que — pour les actants nocturnes eux aussi —les règles et les normes s’estompent, disparaissent ou se modifient. La nuit est le repaire du crime12, tout comme elle est l’image même de ce sommeil de la raison qui engendre des monstres, ainsi que Goya a pu le dépeindre ou encore Füssli dans ses tableaux du cauchemar. La bipolarité traditionnelle de la lumière et des ténèbres, conçue comme l’opposition du Bien et du Mal, de Dieu lumière et d’un diable enténébré subsiste.

16 L’évolution technique et culturelle vient bouleverser à partir de la fin du XVIIIe siècle les rapports de l’homme à la nuit. Les grands progrès de l’éclairage contribuent à modifier les rapports de l’homme à l’obscurité. Ceci semble avoir pour conséquence un regain d’attrait pour la nuit, la source des rêves et la psychologie empirique comme les spéculations des sciences de la nature y trouvent un nouveau champ d’investigation. Ce qui se passe la nuit devient particulièrement digne d’intérêt. Voir la nuit, écrire la nuit deviennent des enjeux majeurs, évidemment paradoxaux dans la mesure où la nuit semble soustraire tout objet à la vision et où l’écriture de la nuit semble relever d’une

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gageure, car avec la nuit nous entrons dans une crise de la représentation qui est une des sources fondamentales de la modernité. Avec les objets nocturnes est posé le problème de l’irreprésentable. Ce qui caractérise la nuit est bien le fait que la vision s’y égare, qu’elle échappe, fuit, s’annihile, c’est-à-dire que se pose le problème de l’irreprésentable et avec lui une crise profonde de la mimesis qui avait été jusqu’alors au fondement de l’esthétique et que l’on assiste à un changement de paradigme. Du coup la nuit devient un terrain privilégié des récits fantastiques (depuis Hoffmann, Edgar Poe et chez leurs nombreux imitateurs).

17 En outre, cette révolution des éclairages a sans aucun doute fait naître une nostalgie profonde à l’idée que quelque chose va irrémédiablement se perdre dans un monde où « le gaz a remplacé le soleil » comme l’écrivait Jules Janin en 183913. Lorsque les noctambules parisiens parcourent la cité de nuit, ils le font avec le sentiment que c’est toute une ville qui va disparaître sous la lumière. Simone Delattre se demande non sans raison, dans son riche livre sur Les douze heures noires, si les Noctambules des années 1840 ne cherchent pas « à fixer pas à pas le souvenir d’un Paris ombreux qu’on sent en voie de disparition ?14 »

18 Avec le XIXe siècle et particulièrement depuis Baudelaire et le naturalisme, l’emprise de la ville sur l’homme est devenue patente, ce que confirmera la sociologie urbaine de l’école de Chicago. La ville et la nuit, toutes deux, imposent leur domination sur la vie et le comportement des hommes. Avec l’industrialisation et l’urbanisation croissante c’est une vie artificielle qui se fait jour, avec de nouveaux éclairages qui apportent de nouvelles couleurs et de bien étranges nuances. Bien plus que le jour, la nuit absorbe les humains dans l’espace d’une foule indistincte et anonyme. Le flâneur noctambule s’y confond et s’y noie, comme cet homme des foules auquel Edgar Allan Poe a donné, en 1840, un visage (The Man of the Crowd), un homme qui ne supporte pas d’être seul parce qu’il porte en lui quelque secret. La fascination de se mêler anonymement aux autres et l’angoisse de s’y perdre témoigne de l’ascendance du phénomène nocturne, qui meut l’être par des impulsions qu’il ne contrôle pas, comme dans le somnambulisme et l’hypnotisme. Autrement dit, la nuit impose un nouveau registre, un mode d’être non rationnel, invitant à des régressions et d’archaïques retours. La nuit renvoyant l’homme à lui-même génère des troubles identitaires.

19 Avec les nouveaux éclairages, c’est la dernière frontière qui disparaît progressivement avec l’empiétement des activités diurnes sur la nuit. C’est toute une économie festive qui apparaît avec les bals, les théâtres, les bars, les dancings, les cafés, etc. Pas une ville au monde n’offre le spectacle de ces boulevards parisiens surtout à certaines heures. Le soir, quand le gaz s’allume, quand théâtres, cafés-concerts, grands bazars, estaminets dorés ou pauvres, allument leurs enseignes et leurs candélabres, quand les fenêtres des grands cercles flambent, quand sur le pavé les traînées d’électricité font comme des rivières d’argent, qui parlera des a giorno de Venise et des illuminations de l’Orient !15

20 Mais on pourrait dire la même chose de toutes les grandes villes au XXe siècle, vérifiant ainsi la célèbre constatation de Baudelaire suivant laquelle « la forme d’une ville/ Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel16 ». La nuit représente sans conteste le comble de l’artifice avec les cafés, les boulevards qui « flamboient », un mot qui revient sans cesse sous la plume des écrivains avec l’image des incendies de lumière qui s’allument à la tombée du jour. Les sirènes des voitures de pompier traversant la ville nocturne donnent un relief sonore au Manhattan de Dos Passos.

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21 L’esthétisation des choses par la lumière artificielle crée un monde bariolé, plein de dérèglement, de flux et de mouvement, un émerveillement aux nombreuses ambiguïtés. L’alternance de l’ombre et des lumières n’est pas sans évoquer une féerie factice, un enchantement de pacotille. « Les filles surtout, avec la traîne de leur robe, tour à tour crûment éclairées et noyées dans l’ombre, prenaient un air d’apparition, de marionnettes blafardes, traversant le rayon électrique de quelque féerie » écrit Zola dans La Curée17. C’est que la nuit métamorphose les êtres et donne un lieu aux êtres de la nuit que sont les fêtards, les mendiants, les prostituées, les ivrognes, les chiffonniers, les chiens errants, les vagabonds et les clochards, tous êtres marginaux, car la nuit est l’espace marginal du jour.

22 La nuit révèle le fond inconscient, tout le côté obscur et refoulé de l’âme humaine. Ainsi de Mister Hyde et du docteur Jekyll, dont l’un est un être de nuit, tandis que l’autre est un être du jour dans l’opposition entre l’homme criminel et l’homme normal. La mise en scène des perspectives nocturnes comme dans le Cabinet du docteur Cagliari de Wiene crée une ambiance d’angoisse avec les angles obliques des maisons se penchant sur des ruelles tortueuses. Comme le dit un critique : « Les lampadaires ivres annoncent l’hallucination véhémente d’un crime prêt à se commettre ». Le cinéma n’est pas en reste comme le montre une image de M. le maudit (1931) où Fritz Lang offre la vue d’un univers minéral pétrifié où les humains apparaissent comme des témoins menaçant ou d’atroces victimes potentielles. On comprend alors le mécanisme des répétitions et du délire obsessionnel chez M. le maudit dont le démon s’éveille la nuit : Toujours, je dois aller par les rues, et toujours je sens qu’il y a quelqu’un derrière moi. Et c’est moi-même ! […] quelquefois c’est pour moi comme si je courais moi- même derrière moi ! Je veux me fuir moi-même mais je n’y arrive pas ! Je ne peux pas m’échapper ! […] quand je fais ça, je ne sais plus rien… Ensuite je me retrouve devant une affiche et je lis ce que j’ai fait, et je lis. J’ai fait cela ?

23 Edward Hopper reprend ce thème où la monumentalité des bâtiments écrase dans une perspective foudroyante l’homme de la rue dans Ombres nocturnes, une eau-forte de 1921. La perspective en hauteur et à l’oblique qui rompt les parallèles par l’introduction de diagonales donne à la vue excentrique et les ombres qu’elle produit un aspect inquiétant.

24 La nuit exacerbe le côté sauvage de la ville qui apparaît comme une espèce de surnature et nombreuses sont les images qui renvoient à celles extrêmes d’une nature sauvage, barbare, cruelle, inhospitalière : les vagues de l’océan, les solitudes minérales du désert, la jungle épaisse, ses broussailles impénétrables, tout parle d’une puissance excessive qui plonge la civilisation dans les ténèbres de l’origine. Là, la civilisation s’arrête, les repères de la culture s’évanouissent, la bouche d’ombre ouvre grand sa gueule pour engloutir dans son cauchemar le promeneur téméraire et imprudent.

25 Aussi la ville se fait paysage d’une nouvelle nature et l’extrême modernité se voile des accents les plus originels. La ville est une nouvelle jungle et les éléments si caractéristiques du décor urbain appellent chez le flâneur des images d’espaces sauvages. La cour des Tuileries apparaît comme une « immense savane plantée de becs de gaz au lieu de bananiers »18. Le candélabre « ressemble à un cocotier au milieu d’une savane »19. La présence de ces Mohicans de Paris (titre d’un ouvrage d’A. Dumas) rend possible tout un imaginaire du roman populaire comme du roman policier20. Les conflits quotidiens de la civilisation ne sont-ils pas semblables à ceux de l’état sauvage ? Georges Banu21 voit dans cette nuit fantastique à la fois la nuit des villes et la nuit des

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hommes, la ruine et la frayeur, la menace policière pouvant envahir les espaces privés ou encore la nuit du totalitarisme.

26 L’usage même des espaces, publics ou semi-publics, conforte le sentiment de liberté ou d’angoisse que l’investissement affectif et imaginaire de la nuit surdétermine. La littérature et le cinéma ont amplifié à souhait la représentation de la dimension paranoïaque que pouvaient prendre les nuits urbaines. Il suffit de songer par exemple aux films de Martin Scorsese, de Prévert et Marcel Carné (Les Portes de la Nuit, 1946) ou encore à la nouvelle de Maupassant « La Nuit, Un cauchemar ». Le flâneur de Maupassant ne fait pas mystère de l’attachement passionné et libidinal qu’il entretient avec la nuit22 : J’aime la nuit avec passion. Je l’aime comme on aime son pays ou sa maîtresse, d’un amour instinctif, profond, invincible. Je l’aime avec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute ma chair que les ténèbres caressent23.

27 Au jour bruyant et fatigant, monotone et pesant, il préfère la tombée de la nuit et l’ivresse de la noire immensité qui s’approche et le ranime par cette espèce de volonté destructrice. Ainsi parle-t-il de la grande ombre douce tombée du ciel qui « noie la ville, comme une onde insaisissable et impénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptible toucher24 ». La nuit est assimilée à l’élément liquide, élément séducteur au charme profond et traître. Une irrésistible envie de baigner dans l’eau de la nuit, de courir à travers les rues le saisit, un invincible désir de rôder comme « mes sœurs les bêtes et mes frères les braconniers », du côté des révoltés et des marginaux.

28 Peut-être y a-t-il chez Maupassant une réminiscence du Spleen de Paris quand Baudelaire évoquait le soulagement qu’apporte la nuit à la vie de la capitale : « Ô nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous êtes la délivrance d’une angoisse ! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d’une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d’artifice de la déesse Liberté ! »25 Baudelaire évoque par ailleurs les hiboux26 et les sinistres ululations de la ville nocturne (« Le crépuscule excite les fous »). Maupassant quant à lui montre comment la plongée dans les ténèbres est contemporaine de l’obscurcissement de l’esprit.

29 Un sentiment nouveau de froid et de pesanteur oppressante accompagne l’avenue désormais déserte sous l’éclairage des becs de gaz « qui paraissaient mourants » (comme si cette asthénie lumineuse présageait sa propre mort). « Je n’avais jamais vu Paris aussi mort, aussi désert. Je tirai ma montre, il était deux heures.27 » Aussi se rend- il à la Bastille. Là, je m’aperçus que je n’avais jamais vu une nuit si sombre, car je ne distinguais pas même la colonne de juillet, dont le Génie d’or était perdu dans l’impénétrable obscurité Une voûte de nuages, épaisse comme l’immensité, avait noyé les étoiles, et semblait s’abaisser sur la terre pour l’anéantir28.

30 Il ne peut entrer en communication avec les rares personnes rencontrées (un ivrogne, une prostituée, un fiacre, un chiffonnier). C’est alors qu’il s’aperçoit que les becs de gaz étaient éteints (une coutume assez fréquente encore à l’époque, lorsque la nuit n’est pas trop sombre ou que celle-ci est bien avancée). Continuant à s’avancer, à l’aveuglette dans ces « rues solitaires et noires, noires, noires comme la mort » il se perd dans une obscurité et un silence qui semblent anormaux et quasiment fantastique. Le son même de sa propre voix est étouffé par cet air épaissi de l’ombre. « J’appelai plus fort. Ma voix

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s’envola, sans écho, faible, étouffé, écrasé par la nuit, par cette nuit impénétrable. » Ses appels au secours sont sans réponse et l’errance continue avec ses souffrances physiques et psychiques. Il a beau frapper aux portes, ni les concierges ni les habitants ne répondent. Arrivé aux Halles (où il avait vu se diriger maintes voitures de légumes chargées de carottes, de navets et de choux), à ces mêmes Halles où il pensait trouver la vie, il découvre qu’elles sont « désertes, sans un bruit, sans un mouvement, sans une voiture, sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs. — Elles étaient vides, immobiles, abandonnées, mortes29 ! » L’épouvante le saisit devant ce qui semble être la fin du monde, sa montre elle-même est arrêtée (comme dans la gravure de Hogarth signifiant la fin des temps et comme dans de nombreuses descriptions fantastiques de la nuit qui, par la suspension même du temps qu’elle suggère, multiplie les montres sans aiguilles et les montres sans cadran). La logique le conduit alors à sa propre mort en descendant dans la Seine, dans l’eau froide du fleuve parisien, une eau « froide... presque gelée... presque tarie... presque morte », liquidité funèbre et mortifère, une eau morte comme celle que l’on trouve chez Edgar Allan Poe. Marie-Claire Bancquart qui parle, à propos de cette expérience nocturne de vampirisation de soi-même écrit qu’ici « l’autisme noir a triomphé »30.

31 Catherine Deschamps a pu remarquer que dans les séries télévisuelles ou dans des romans des meurtres, la nuit paraît être « le paysage de prédilection pour la mise en scène d’agressions, assassinats ou viols dont les femmes sont victimes en extérieur ou dans les parkings souterrains — ces lieux couverts fictionnels et fantasmatiques qui, à l’instar des rues nocturnes, ne sont éclairés que par des lumières artificielles et faméliques. Dès lors, si ce n’est dans les faits du moins dans leur scénarisation, les nuits apparaissent comme facteur de surdétermination des risques pour les femmes31 ». Les films noirs ont tout particulièrement ravivé angoisses et désirs de transgression.

32 La nuit, comme le sommeil de la raison, engendre des monstres. Cette peur archaïque de l’inconnu, trouble lié à la séparation vespérale, est une phobie signalée par Freud « Quant à la solitude, au silence et à l’obscurité, […] ce sont là effectivement les circonstances auxquelles s’attache chez la plupart des humains une angoisse infantile qui ne s’éteint jamais tout à fait32 ». La peur du noir, peur de l’obscurité, a été immortalisée par Proust, le « drame du coucher » renouant la douleur de la séparation et la perte de la chaleur familiale et de la présence maternelle. Lorsque les ombres de la lanterne magique accentuent les effets conjugués de l’angoisse et de l’obscurité par la mise en scène de personnages agressifs et que le jeune garçon revêt « le suaire de [s]a chemise de nuit33 », il entre alors dans un monde d’une inquiétante familiarité, celui du monde dissolvant des ténèbres. La nuit se fait liquide, eau noire, « substance symbolique de la mort34 ». Dans la nuit, les sensations s’exacerbent, les sons prennent une dimension inquiétante, les objets prennent un aspect insolite et l’angoisse grandit d’autant plus qu’elle est innommable. L’inanimé s’anime, le monde s’animalise et se peuple d’un bestiaire nocturne effrayant. « Les terreurs de la nuit mettent en jeu de véritables mécanismes autant physiologiques, psychologiques que culturels35 » comme l’a montré entre autres Alain Cabantous, dont on trouve l’écho non seulement dans les albums pour enfants comme l’a montré Christiane Connan-Pintado dans son article du Dictionnaire littéraire de la nuit36, mais de manière plus générale dans de nombreux textes de la littérature.

33 L’entrée dans la nuit, par la perte des repères, favorise une régression du sujet dans l’enfance, dans le surgissement de souvenirs à la fois personnels, mais aussi souvenirs

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de schèmes culturels archaïques, celui des contes quand ce n’est pas une dimension mythique ou mythologique qui se trouve réactivée comme on peut le voir de manière exemplaire dans la nouvelle de Truman Capote intitulée L’Arbre de nuit publiée d’abord en octobre 1945 dans Harper’s Bazaar, puis en volume en 1949.

34 L’écrivain donne d’emblée l’atmosphère, celle d’un monde nocturne dépourvu de chaleur. « C’était l’hiver. Une rangée d’ampoules électriques nues, qui semblaient vidées de toute chaleur, illuminait le quai de la petite gare, où soufflait une bise glaciale37 ». Cette mise en scène symbolique, celle du départ d’un train dans une gare, sur un quai isolé, un soir d’hiver est décrite par des images métaphoriques angoissantes, puisqu’il compare les glaçons qui pendent aux gouttières à des « dents menaçantes de quelque monstre de cristal ». Le décor est planté où la jeune fille attend le train dans un quai où ne se trouve âme qui vive. L’arrivée du train comporte aussi dans sa description quelque chose de monstrueux, lui qui arrive tel un dragon, « giclant de vapeur et éblouissant de lumière » dans un fracas de tonnerre. Si j’insiste sur ces éléments, c’est que dès le départ la nouvelle peut être lue doublement. Elle est en effet d’une part le récit de l’aventure très réelle d’une jeune fille un peu perdue et désemparée par la solitude nocturne qui prend place dans un wagon assez délabré en compagnie de personnages sinistres qui finiront par avoir raison de son innocence et de sa naïveté en la dépouillant et peut-être même — le récit se termine de manière ambiguë — en l’assassinant, la femme rabattant à la fin du récit l’imperméable sur sa tête « comme un linceul ». Mais, d’autre part, le récit prend dès le départ un aspect onirique indiquant par les images évoquées que le lecteur épouse la vision de la jeune fille angoissée par ce voyage nocturne, et dont le désemparement amène à percevoir ce qui l’entoure de manière effrayante et fantastique au point même que réalité et irréel se confondent et que conscience et cauchemar se mêlent dans une sorte de rêve éveillé qui finira dans un véritable sommeil à la fin, quand elle se laisse aller « dans une douce somnolence ».

35 Le train dans lequel elle monte ressemble plus dans cette nuit obscure à un train fantôme, car on ne sait ni d’où il vient ni où il va38. La perte des repères géographiques est d’ailleurs totale et à la question de la passagère qui lui demande d’où la jeune fille vient et où elle se rend, la réponse est plus qu’évasive puisque la gare de ce trou perdu est loin d’une ville et qu’elle-même n’y habite pas puisqu’elle avait été simplement là pour assister aux funérailles d’un oncle et qu’elle retournait à l’université (indice pouvant lui donner un âge). À l’insistante question, la jeune fille est déroutée et n’arrive pas à trouver de réponse : « les noms de plusieurs villes lui vinrent tout à coup à l’esprit. Finalement de ce chaos elle réussit à extraire : — La Nouvelle-Orléans. J’habite La Nouvelle-Orléans. »

36 La jeune fille est prénommée Kay et l’on ne peut qu’être sensible au fait que le nom se rapproche aussi bien du français « quai » (Truman Capote connaît bien le français dont il use parfois dans ses écrits), mais surtout de l’anglais « key », la clef, mais la clef de quelle énigme ? À moins qu’elle ne soit à elle-même sa propre clef dans ce parcours témoignant, que l’énigme est en elle. Car ce qui frappe le lecteur est bien l’angoisse grandissante au cœur de la nuit et l’identité instable d’un être déstabilisé oscillant entre réel et irréel, étreint d’une peur maladive de la nuit, amenée à voir surgir du plus profond d’elle-même des souvenirs de l’enfance.

37 La fragilité de la jeune femme est signifiée par l’attitude infantile et timorée dans laquelle elle se réfugie. Son bagage est plus celle d’une adolescente que d’une jeune

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femme : elle a une guitare verte, elle lit des illustrés et son sac porte non son nom mais son prénom. De plus, elle n’acceptera pas de boire le verre de gin qu’on lui offre et le versera subrepticement dans la guitare. Elle a pourtant dix-neuf ans, mais elle pleurnichera comme un enfant colérique. Toute son attitude témoigne de son étonnement envers ce qui l’entoure, voire son effarement devant ce qu’elle observe et découvre. Ainsi s’attache-t-elle à regarder avec curiosité la cigarette de l’homme palpitante « comme la lueur chaude d’une luciole » et les anneaux de fumée qui s’élèvent dans l’air.

38 La nuit l’assaille avec ses bruits effrayants et le tintamarre cacophonique qui l’entoure (« fracas de tonnerre », « sifflement », son des cordes, braillement de la femme, cris de l’enfant à travers son sommeil, cloche qui tinte follement, ronflements, roulis de la bouteille, ronronnement lointain des roues du train, bruit de ferraille du roulement du train, froissement des journaux, etc.). Elle en est comme anéantie, perdant la voix, comme tétanisée, paralysée dans ce monde en mouvement. Elle est comme une enfant confrontée à l’inquiétante étrangeté du monde des adultes, vivant un cauchemar qui exprime le « malaise profond de la jeune fille encore imprégnée de l’enfance et de ses terreurs 39».

39 Sans doute Truman Capote retrouve-t-il aussi dans cette évocation les terreurs de sa propre enfance, lorsqu’à quatre ans il assiste aux disputes parentales d’une grande violence. Il est aussi laissé seul le soir et la nuit, abandonné dans des chambres d’hôtel, enfermé à clé, terrorisé. Il dira avoir vécu sa petite enfance dans la crainte permanente de l’abandon et il fut d’ailleurs délaissé par ses parents.

40 Le moment régressif est marqué par le fait qu’elle prend place dans le dernier wagon et le thème de la fin indique que loin d’aller vers l’avenir et l’aurore elle retourne vers le passé. Elle ne trouve qu’une petite place dans « un compartiment isolé », « tout au bout du wagon », après l’avoir traversé. C’était plutôt une relique qu’un wagon : tout l’intérieur était délabré ; les sièges antiques de peluche rouge étaient par endroits usés jusqu’à la corde et la peinture couleur teinture d’iode des boiseries s’écaillaient. La lampe de cuivre vénérable qui pendait au plafond avait un air romantique et incongru. Une fumée fuligineuse et sinistre flottait dans l’air et l’atmosphère surchauffée du wagon accentuait encore le remugle des sandwiches jetés à même le plancher parmi les trognons de pomme et les écorces d’orange. Cette litière de détritus, qui comprenait également des gobelets de papier, des bouteilles de limonade et des journaux déchirés, jonchait toute la longueur du couloir.40

41 On voit combien les choses témoignent de leur passé d’une part et combien cette évocation est liée à des images répugnantes, repoussantes, nauséabondes et immondes. « Sale nuit ! », pourrait-on dire. Et avec une secousse le train s’enfonce dans la nuit, dans l’effacement et la disparition : « un suaire de vapeur blanche frôla la fenêtre avec un sifflement ; lentement, les pauvres lumières de la gare solitaire s’estompèrent dans la nuit ». Avec l’image du suaire, l’idée de la mort réapparaît, renouant avec celle de l’enterrement de l’oncle. Cet oncle inconnu, dont on ne sait rien, si ce n’est que pour tout héritage, il a laissé à sa nièce une guitare, était quand même une personne qui aurait pu être intime en tant que membre de la famille. Mais il est flagrant que tout lien d’intimité est nié. Les passagers du wagon témoignent soit de l’indifférence envers Kay, soit une forme d’agressivité qui sont autant d’effraction dans la propre sphère intime de la jeune fille : il lui est imposé une conversation qu’elle ne souhaite pas et des « regards scrutateurs ». La nuit intrusive bouscule toute possibilité d’intimité chez Kay

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que le train emporte dans « la poix des ténèbres ». Un parallèle est établi entre la marche du train et le ciel nocturne, avec la « lune d’hiver glaciale [tournant] au-dessus du train dans le ciel nocturne comme une mince roue blanche41 ». Dans cette sorte de marche mortelle vers l’enfer, « le ciel était d’un bleu profond inexplorable, peuplé d’étoiles qui s’éteignaient çà et là. Elle apercevait des traînées de fumée qui suivaient dans le sillage de la locomotive comme des coulées d’ectoplasme ». Ce dernier mot souligne le caractère fantomatique et irréel de ce que Kay est en train de vivre.

42 Le couple avec lequel elle partage le compartiment est composé de personnages grotesques, monstrueux, comme échappés d’un cirque malsain. Difformités et infirmités en font des êtres fantastiques et angoissants. Leur grossièreté et leur vulgarité appellent des images d’animalisation (« yeux de mouton », « cheveux coiffés à la chien ») aux yeux de Kay dont on voit la crainte de la jeune fille d’un niveau social supérieur par son éducation (elle est étudiante à l’université42) envers ces gens plébéien, venant du bas peuple ordinaire, aux allures triviales et vulgaires (impliquant à ses yeux un côté canaille et crapuleux). Ainsi les représentations sociales contribuent- elles à noircir sa vision.

43 Essayant de s’échapper sur la plateforme, elle n’arrive cependant pas à retrouver le calme au sein de cette nuit glaciale ni son identité menacée. Elle se répète où elle se trouve, en Alabama, et « J’ai dix-neuf ans, j’aurai vingt ans au mois d’août et je suis étudiante de deuxième année ». Les étranges personnages surgis d’une nuit d’hiver attisaient des souvenirs imprécis. Du petit homme étrange, elle constatait qu’il y avait en lui « une qualité indéfinissable qu’elle n’arrivait pas à formuler et qui lui rappelait… Quoi ? » C’est alors que l’homme du compartiment se glisse sur la plate-forme et en fixant son visage inexpressif, Kay comprend brusquement l’origine de son désarroi. Kay savait ce qui lui faisait peur : c’était un souvenir, le souvenir des terreurs enfantines qui, jadis, il y avait bien longtemps, planaient au-dessus de sa tête comme les branches hantées d’un arbre de nuit. Tantes, cuisinières, étrangers, tous débitaient à qui mieux mieux des histoires ou enseignaient des chansons, où il était question de fantômes et de mort, de présages, d’esprits, de démons… Et toujours, invariablement, revenait la menace de Croquemitaine : « Reste près de la maison, mon enfant, sinon Croquemitaine t’emportera et te mangera vivante ! Il était partout, Croquemitaine, et partout il y avait du danger. La nuit, au lit, ne tape-t-il pas à la fenêtre ? Écoute43.

44 Le monde de la nuit est plein de ces histoires, racontées le soir, contes effrayants d’êtres dévorant les enfants, ogres, Cronos, Saturne. Lorsque l’homme sort de sa poche un noyau de pêche qu’il se met à caresser « de façon vaguement obscène », il le frotta sur son pantalon pour le faire briller et le plaçant entre ses dents le mordit. Un grand contraste avec le moment précédent où il s’était mis à caresser la joue de la jeune fille. Séduction perverse qui n’est pas sans rappeler Barbe-Bleue à la sensualité mortifère44. De même l’arbre des nuits avec ses branches menaçantes fait-il songer à ceux de la ballade de Goethe du Roi des Aulnes (1782) que mettra plus tard en musique d’une belle manière dramatique Schubert en 1813 et ensuite bien d’autres. Là encore, l’espace nocturne est un espace de ravissement et de mort.

45 Par une nuit très venteuse, le père emmène à cheval son jeune fils, le tenant fermement et le réchauffant (Wer reitet so spät durch Nacht und Wind? Es ist der Vater mit seinem Kind. Er hat den Knaben wohl in dem Arm, Er fasst ihn sicher, er hält ihn warm45). Il ne fait pas de doute que l’enfant est malade et qu’il croit voir dans son délire le roi des aulnes dans l’obscurité. Il le décrit avec sa couronne et sa traîne. Le père lui explique que ce n’est

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qu’un banc de brume, que les promesses entendues ne sont que le murmure du vent dans les feuilles sèches. Mais la figure royale exerce ses pouvoirs de séduction pour entraîner l’enfant dans son royaume, l’invitant à venir jouer avec lui dans son royaume merveilleux. Le père explique à l’enfant que les formes imaginées des filles du Roi des Aulnes qu’il croit voir ne sont que de vieux saules gris. La vision devient plus menaçante à mesure que monte la fièvre de l’enfant pris de panique devant la figure fantastique : — Je t’aime, ton joli visage me charme, Et si tu ne veux pas, j’utiliserai la force. — Mon père, mon père, maintenant il m’empoigne ! — Le Roi des Aulnes m’a fait mal46 !

46 Le père frémit et presse son cheval, arrive à grand peine, plein d’angoisse, à son port, mais l’enfant était mort dans ses bras (In seinen Armen das Kind war tot.).

47 Le récit peut être entendu d’une double manière : l’enfant a la fièvre et délire ou bien l’enfant voit réellement l’apparition fantastique et le jugement rationnel du père méconnaît alors la réalité de l’emprise de l’être surnaturel. L’hésitation à laquelle la nuit prête pleinement son concours entre ces deux interprétations fonde justement le fantastique tel que l’a défini Todorov. On retrouve cette hésitation chez le lecteur de Truman Capote qui peut donner toute crédibilité à une vision objective du récit ou voir dans certaines exagérations la conséquence de l’angoisse de la jeune fille. Cette suspension du jugement se retrouve à la fin où l’on ne sait si la jeune fille est assassinée ou si elle s’endort tout simplement : « le visage de ce dernier parut changer d’aspect et s’effacer devant elle comme un rocher en forme de lune glissant et s’engloutissant sous une nappe d’eau… Elle se laissa aller à une chaude somnolence et eut vaguement conscience que la femme s’emparait de son sac et qu’elle rabattait doucement l’imperméable sur sa tête comme un linceul47. » Était-ce pour l’étouffer, pour lui cacher le larcin en train d’être commis ou bien pour qu’elle ne prenne pas froid dans son sommeil ?

48 Pour revenir au Roi des Aulnes, il est aussi évident que certains vers ont un écho sexuel important. Quels sont les jeux auxquels le Roi des Aulnes veut se livrer avec l’enfant, lui qui lui susurre « Veux-tu, gentil garçon, venir avec moi ? » ou « Je t’aime, ta beauté me charme, et, si tu ne veux pas céder, j’userai de violence ». L’évocation d’une séduction sexuelle et d’un viol (« Mon père, mon père, maintenant il m’empoigne ! Le Roi des Aulnes m’a fait mal ! ») sont au cœur de cette sombre histoire. Or il est clair que ces arbres hantés dans la nuit avec leurs bras préhenseurs éveillent chez Kay le souvenir de ce type de récit, avec le trouble généré par l’angoisse sexuelle.

49 Certains interprètes voient dans le Roi des aulnes l’incarnation des premiers sentiments inconscients de la puberté d’une nature qui apparaît démoniaque à l’enfant privé de son innocence et forcé de quitter son enfance. Le galop du père pour ramener le fils à la maison signifierait une résistance désespérée devant les lois de la nature. Or si nous poursuivons notre parallèle, nous pouvons également comprendre le désarroi de Kay comme son angoisse face à son propre accès au monde de la sexualité. On retrouve les mêmes fantasmes d’agression dans la nouvelle de Truman Capote Monsieur Maléfique48 engendrée par la nuit lors d’une promenade dans Central Park.

50 Le refoulement de la sexualité de Kay permet de mieux comprendre l’attention insistante portée sur la saleté, sur les corps grotesques, mais aussi son ambivalence entre l’image de la caresse et celle de la morsure. Qu’elle soit dégoûtée de voir la femme

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tripoter nerveusement ses boucles, balancer ses jambes dodues, croisées aux chevilles, d’avant en arrière est un fait. Plus curieux, mais combien évocateur sans doute, l’étrange impulsion l’obligeant à s’agenouiller et à toucher la lampe de la plate-forme du train : « Son gracieux tuyau de verre était chaud et la lueur rougeoyante pénétra ses mains et les rendit lumineuses. La chaleur lui dégela les doigts et lui donna des picotements le long des bras.49 » Plus tard, elle s’abandonne dans l’image finale à sa jouissance, nouvelle conquête de sa féminité concomitante de la perte, ô combien symbolique, de son sac.

51 Il est banal de voir dans la nuit l’expression du Ça. Mais la subtile écriture de Truman Capote sait faire affleurer différentes strates entre la sordide agression d’une jeune fille dans un train de nuit, la vision onirique et fantasmatique de Kay « faisant naître des doubles monstrueux, reflets de son obscur objet de désir50 », une régression psychique à la dense intertextualité renvoyant au monde des contes, et plus encore aux récits archaïques que sont les mythes, mais traités avec une fine ironie, où Kay serait un Orphée féminin accompagné de sa guitare verte en guise de lyre pour une descente au pays des ombres. Une telle réécriture du mythe tourne vite court, car Kay ne joue pas de son instrument sur lequel elle ne fait que tambouriner vaguement. Le mythe est évoqué pour être immédiatement retourné, tout comme l’histoire de Lazare dont la résurrection n’est évoquée que sous un mode parodique, soulignant de fait qu’aucune résurrection, aucun retour en arrière n’est possible, que la mort est quelque chose de définitif.

52 Puisque nous étions dans le train, restons dans la vision angoissante de ces transports collectifs d’individus solitaires s’enfonçant dans les ténèbres et regardons comment Edward Hopper évoque l’atmosphère nocturne d’une intimité dans le wagon dans l’eau- forte intitulée Night on the El train (1918). À la fois l’espace public de la rame et les ténèbres extérieures renforcent le sentiment d’un renfermement, conférant un caractère presque tragique à l’entretien des deux personnages. À l’inverse de l’eau- forte intitulé House Tops de 1921, où la passagère contemple de jour le paysage urbain extérieur qui défile à ses yeux, les fenêtres du wagon, loin de s’ouvrir vers l’espace extérieur, sont aveugles, fermées par une totale obscurité.

53 De fait, les nuits sont fortement anxiogènes et l’eau forte d’Edward Hopper Ombres nocturnes ( Night Shadows, 1921) rend bien, avec une perspective prise en hauteur, plongeante et excentrique qui allonge les ombres, l’aspect imposant, pesant, menaçant de la nuit. Le promeneur nocturne et solitaire est écrasé par ce climat d’angoisse renforcé par la monumentalité des architectures. Une telle vue inspira tant les photographes (Alexandre Rodtchenko ou Otto Umbehr qui rend si mystérieusement étranges les rues) que les cinéastes.

54 Le tableau Nighthawks (1942, 76 x 155 cm) qui semble issu d’une vue hollywoodienne panoramique n’est pas sans évoquer les films noirs de gangsters affectionnés par le peintre. Mais ici les couleurs sont vives à l’intérieur de l’établissement qui ressemble à un aquarium. Le rouge, le vert et le jaune font des contrastes qui ne sont pas sans rappeler le Café de nuit ou la Terrasse du café la nuit de Van Gogh. Les quatre personnages sont immobiles. La femme et l’homme sont côte à côte, mais on ne sait ce que tient dans sa main cette femme rousse vêtue d’une robe rouge : est-ce un sandwich, un paquet de cigarettes, une liasse de billets ? Est-elle une prostituée ? Que veut dire cette caisse enregistreuse qui trône, étrange seule, dans la vitrine de l’autre côté de la rue et qui évoque la marchandisation de la société capitaliste ? Le couple trouve en quelque sorte

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son double dans les deux percolateurs derrière le barman, image de machine sans vie faisant écho à la morne apathie des deux personnages. Ils sont là perdus dans la nuit, dans leur nuit, avec leurs songes dérisoires et leur insomnie trompée à coups de tasses de café exécrable […] Ils sont profondément seuls. Chacun pense à son propre rêve, à son propre destin. Ils assument leur solitude depuis si longtemps qu’elle n’a plus rien de désespéré51.

55 Hopper se serait inspiré d’une nouvelle d’Ernest Hemingway, The Killers (1927) qui sera adaptée au cinéma en 1946 par Robert Siodmak et qui narre l’histoire de deux tueurs à gages qui attendent leur victime, un ex-boxeur, dans une brasserie. Aussi le mal-être est-il lié à l’idée de la mort, peut-être également au poème de W.H. Auden, « September I, 1939 » qu’il appréciait et qui évoquait un monde sans défense figé dans la stupeur sous la nuit. Chez Hemingway, les tueurs après s’en être pris au serveur, au cuisinier et à Nick Adams attendent, pour le tuer, Ole Andreson qui fréquente régulièrement le restaurant. Mais ce soir-là, le boxeur suédois ne vient pas. Le serveur envoie Nick, après le départ des tueurs désappointés, pour prévenir Andreson. Mais celui-ci ne réagit pas. Est-il indifférent, défaitiste ? On ne le sait. Aussi finit-il, devant l’apathie de tous, à quitter la ville. Les oiseaux de nuit sont peut-être les deux tueurs en chômage ou attendant leur heure. Le visage de l’homme près de la femme, au fort nez marqué, légitime l’appellation d’oiseau de nuit (Nighthawks), perché un peu en avant sur le comptoir. Quant à l’autre personnage portant un chapeau identique au premier, il est encore plus mystérieux, nous tournant le dos, tenant pensivement son verre à la main.

56 Solitude, enfermement, caractérisent ces noctambules renfermés dans cette insondable intimité, sans doute vide, à l’instar des fenêtres obscures qui dominent et équilibrent en le rythmant le tableau. Le bar ou le café sont les derniers lieux de refuge pour ces êtres chassés par la nuit et s’accrochant au comptoir (comme dans le poème d’Auden, « Children afraid of the night/Who have never been happy or good »). Car l’obscurité est menaçante comme on le voit par exemple dans Night in the Park et Hopper multiple les images de lieux pouvant servir de réconfort, comme par exemple avec Rooms for Tourists ou encore avec l’huile de 1940 Gas (en fait crépuscule, mais Hopper, avait dit qu’il voulait peindre « l’effet de la nuit sur une station service »), station-service qui sert de refuge contre la nuit avec ses lumières, offrant de l’essence jour et nuit, pour continuer, pour ne pas être en panne, donnant l’assurance d’un lien, sans doute anonyme, lieu de secours mais troublant, étrangement familier sans l’être cependant (c’est là la définition de l’Unheimlich). On a pu voir ici une représentation de l’aliénation américaine, celle de l’homme de la classe moyenne, ici asservi par la technique qu’il sert comme un prêtre servirait un dieu ou des idoles (elles sont trois ! trois pompes à essence), aliénation dévote et quasi religieuse et mythique comme en témoigne l’image de Pégase, mais ramenée à une figure publicitaire incarnant un grand groupe pétrolier.

57 Richard Sennett a, dans son ouvrage The Fall of Public Man, décrit le déséquilibre de la vie privée et du vide de la sphère publique dans un monde voué à l’anonymat, l’aliénation et la froideur. Il est vrai que les personnages isolés les uns des autres dans les tableaux de Hopper n’ont pas besoin d’une cage de verre comme dans les Oiseaux de nuit. Car la solitude des grandes villes et la mort de l’espace public amènent une destructivité involontaire, celle du « paradoxe de l’isolement dans la transparence » suivant Richard Sennett.

58 L’huile de 1927, intitulée significativement Automat, montre que la femme est de passage, elle n’a retiré qu’un seul de ses gants et a gardé son manteau (à moins que la

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solitude, renforcée par la chaise vide en face d’elle, ne la frigorifie en dépit du radiateur à gauche, qui, comme objet technique, ne sert à rien pour réchauffer l’âme). Le repli intérieur est mis en relief par le miroir vide derrière elle. De fait, pour les critiques, il s’agit d’une grande vitre reflétant l’éclairage intérieur et l’extérieur est entièrement barré par l’obscurité de la nuit. Mais cette vitre/miroir ne reflète pas la passante52.

59 Dans Compartiment C, voiture 193 (1938) le monde extérieur disparaît, plongé dans la nuit qui tombe, la femme dont le chapeau masque le regard est absorbée dans sa lecture illustrant cette « tyrannie de l’intimité » que décrit Richard Sennett. Comme si la nuit renfermait les êtres en eux-mêmes, les scènes de la vie nocturne stigmatisent l’incommunicabilité. Une maison éclairée dans la nuit a fasciné tous ceux qui, perdus dans la vaste obscurité, cherchent un refuge, un abri, un lieu intime et réconfortant. Mais le motif de la fenêtre d’où transparaît une lumière qui tranche avec le noir est également le ressort d’une curiosité, celle de connaître ce qui se trame dans l’intimité des gens. Baudelaire a magistralement décrit dans le poème en prose Les Fenêtres (dans Le Spleen de Paris) la fascination exercée sur l’imagination et le pouvoir de la fiction spéculant sur l’intimité de la vie des gens. Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie53.

60 Barbey d’Aurevilly, lui aussi, dans le Rideau cramoisi des Diaboliques, non sans se souvenir de Baudelaire, a décrit la rêverie du narrateur qui s’interroge sur ce qu’il pouvait y avoir derrière les rideaux d’une fenêtre la nuit. Car dans la ville endormie une fenêtre éclairée témoignant de la veille d’un être humain à une heure avancée alors que tout le monde dort, a quelque chose d’étrange et d’imposant. Mais l’ignorance de ce qui fait veiller derrière une fenêtre aux rideaux baissés, où la lumière indique la vie et la pensée, ajoute la poésie du rêve à la poésie de la réalité. Du moins, pour moi, je n’ai jamais pu voir une fenêtre, — éclairée la nuit, — dans une ville couchée, par laquelle je passais, sans accrocher à ce cadre de lumière un monde de pensées, sans imaginer derrière ces rideaux des intimités et des drames… 54

61 La lumière tamisée par « le double rideau cramoisi dont elle traversait mystérieusement l’épaisseur55 » invite à imaginer l’intimité mystérieuse et inconnue se cachant derrière celui, qui voile par l’opacité de sa couleur le mystère qu’il dérobe aux regards. C’est bien une présence de la vie intime que révèle une telle lumière au milieu de l’ombre environnante. Mais cette intimité échappe doublement, car dans le récit que vous connaissez, l’amante — tout comme le « carré vide, rouge et lumineux56 » du fameux rideau — reste énigmatique. Alberte est vide de sens, tout comme la fenêtre est vide de tout signe déchiffrable. Car lors des visites nocturnes d’Alberte dans l’espace clos de la chambre de Brassard, non seulement le rideau est baissé « afin que les voisins, plus curieux en province qu’ailleurs, ne dévisageassent pas le fond de [sa] chambre57 », mais Alberte elle-même est repliée sur elle-même, froide comme un marbre impénétrable. Aussi l’amante n’a-t-elle jamais dévoilé sa vie intime (à supposer qu’elle en eût une) et elle est restée aussi obscure et indéchiffrable que la nuit elle-même.

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62 On retrouve chez Proust, dans Du côté de chez Swann la même fascination pour cette nitescence convoquant un regard voyeuriste pour pénétrer, en vain, dans une intimité à jamais inaccessible. Swann, doutant de la fidélité d’Odette qu’il venait de quitter, était retourné dans son quartier où « tout était désert et noir » pour espionner la fenêtre en essayant de deviner ce qui se passe dans la chambre : Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d’où débordait — entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée — la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d’autres soirs, du plus loin qu’il l’apercevait, en arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : « elle est là qui t’attend » et qui maintenant, le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu’elle attendait ». Il voulait savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu’à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure d’une conversation58.

63 On sait le double malentendu de Swann qui non seulement n’apprendra rien, mais qui de plus s’était trompé de fenêtre.

64 Non seulement les écrivains mais aussi les peintres et les cinéastes ont exploité ce désir voyeuriste (on pense naturellement à Fenêtre sur cour, d’Hitchcock). L’espace visuel de la grande ville nocturne a suscité le voyeurisme de centaines d’individus s’observant les uns les autres : l’homme des foules déambule dans les rues et les avenues et l’intérieur des maisons est observé depuis le wagon d’un train ou d’un métro. Hélène Valance cite comme exemple A Hazard of New Fortunes (1890) de William Dean Howells qui décrit le ravissement des époux March devant les merveilles que leur révèle, de nuit, la ligne de train surélevée longeant la troisième avenue : At Third Avenue they took the Elevated for which she confessed an infatuation. […] She now said that the night transit was even more interesting than the day, and that the fleeting intimacy you formed with people in second and third floor interiors, while all the usual street life went on underneath, had a domestic intensity mixed with a perfect repose that was the last effect of good society with all its security and exclusiveness. He said it was better than the theatre, of which it reminded him, to see those people through their windows […]. What suggestion ! What drama ? What infinite interest !

À la Troisième Avenue, ils prirent la ligne surélevée pour laquelle elle avait un engouement. […] Elle dit à présent que le trafic de nuit était encore plus intéressant que le jour et que l’intimité éphémère que vous entreteniez avec les gens des intérieurs des deuxième et troisième étages avait une tranquille intensité domestique mélangée à un repos parfait […] Il a dit que de voir ces gens à travers leurs fenêtres c’était mieux que le théâtre, auquel il pensait […]. Quelle suggestion ! Quel drame ? Quel intérêt infini !

65 La ligne du El train a d’ailleurs suscité « dès son apparition l’intérêt des peintres new- yorkais, qui ne manquèrent pas d’en exploiter les ressources visuelles 59». On a déjà vu que Hopper lui a consacré plusieurs tableaux. Il fut inspiré en cela par son maître John Sloan à qui il a emprunté le titre de Night Windows. Dans ce tableau, Sloan, isolant des scènes mettant à nu la vie privée des gens, on aperçoit une femme en train de se coiffer, les bras levés et une autre étendant son linge, les deux attitudes mettant en évidence la sensualité de leurs corps. Un homme sur le toit joue le rôle du voyeur de cette scène réaliste, caractéristique du réalisme de l’Ash Can School.

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66 Les vues du train la nuit sont des révélateurs d’« intimité fugace » (« fleeting intimacy »), des visions transitoires sur l’intimité des gens, saisis dans leur immobilité, leur ennui, leur figure apparemment absente.

67 Car les visions vues du métro livrent les représentations d’une intimité banale, refermée sur elle-même, les époux de Room in New York (1932) étant isolés l’un de l’autre, ne communiquant pas, l’homme étant plongé dans la lecture de son journal et la femme tapotant distraitement une touche du piano, les personnages dont on ne voit pas le regard et à peine le visage sont figés, tournés vers eux-mêmes, indifférents à l’extérieur. La pièce éclairée de Night Windows (1928) laisse entr’apercevoir un morceau de corps féminin vu de dos. Le rideau qui se soulève comme un vêtement de nuit prêt à se défaire est une image érotique assez triviale et ironique de l’intérieur ordinaire, incarné par la femme penchée sur sa tâche et oublieuse des regards extérieurs. Le spectateur voyeur du métro qui passe (et dont le passage peut expliquer le voile qui se soulève) reste dans l’incertitude quant à savoir ce que fait cette femme anonyme, de ce qu’elle pense et quelles sont ses intentions.

68 Chez Hopper les intérieurs nocturnes sont décidément le reflet de l’impénétrabilité de la nuit gardant ses secrets, ceux d’une insondable intimité. La notion de l’intime portée par la nuit en vient à mettre en question la notion même de l’identité.

69 Ainsi, après être parti d’une réflexion sur l’intimité au fil du romantisme, la nuit plaçant le sujet devant l’autre de lui-même, et après avoir rappelé l’histoire d’une subjectivité que les nuits citadines à l’époque industrielle ont exacerbée dans une aliénation mortifère et régressive, le récit de Truman Capote a offert un exemple ambigu de cette duplicité du nocturne, que le motif de la fenêtre en littérature, au cinéma et en peinture a permis également de révéler, au risque que la solitude désemparée de l’être perdu dans la nuit suspende l’intimité elle-même dans le vide et l’absence.

BIBLIOGRAPHIE

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Montandon, Alain (ed.), Dictionnaire littéraire de la nuit. Paris: Honoré Champion, 2013.

Schlör, Joahim. Nachts in der großen Stadt. Paris, , London 1840–1930. München : Artemis und Winkler, 1991 (Nights in the Big City. London : Reaktion, 1998).

Valance, Hélène. Nuits américaines. L’art du nocturne aux USA. 1890-1917. Paris, Sorbonne Université Presses, 2015.

NOTES

1. Dans sa préface à l’édition de « Neuf nocturnes » de Field (Liszt, Franz. Gesammelte Schriften. Hildesheim- New York: Georg Olms Verlag, 1978, IV, p. 263-271.) 2. Baudelaire, Charles. « Recueillement » (1861) in Les Fleurs du mal. Œuvres complètes. [édition posthume 1868], Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, I, p. 141. 3. Gautier, Théophile. Mademoiselle de Maupin, in Oeuvres Complètes. Paris : Honoré Champion, 2004, I, 1, p. 191-192. 4. Mann und Frau den Mond betrachtend, huile sur toile, 34x44, 1830-1835, Nationalgalerie Berlin. 5. Novalis, Le Brouillon général, n° 342, in Schriften. Wissenschlaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1968, vol. III, p. 302. 6. Jullien, François. De l’intime : loin du bruyant amour. Paris : Grasset, 2013. 7. « La rue éclairée fait silence », Hölderlin, Friedrich. Œuvre poétique complète. Traduction de François Garrigue, Paris, Éditions de la Différence, 2005, p. 693. 8. « Calmes dans l’air assombri tintent les cloches… », Hölderlin, Friedrich . Œuvre poétique complète. Op. cit., p. 695. 9. Novalis. Grains de pollen, n° 24, in Schriften. Wissenschlaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1965, vol. II, p. 423. 10. Comme chez Baudelaire dans Les Fleurs du mal : « Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : / Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; / Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes ». 11. Schlör, Joahim. Nachts in der großen Stadt. Paris, Berlin, London 1840–1930. München : Artemis und Winkler, 1991 (Nights in the big City. London : Reaktion, 1998). 12. « Que d’autres peignent ce qui arrive le jour ; moi, je vais crayonner les iniquités nocturnes… J’ai vu ce que personne que moi, n’a vu. » (Restif de la Bretonne. Les Nuits de Paris, Première Nuit. In : Paris le jour, Paris la nuit. Paris, Robert Laffont, 1990, p. 620). 13. Janin, Jules. L’Artiste. Article « Le Daguerotype », janvier 1839, p. 148. 14. Delattre, Simone. Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle. Paris : Albin Michel, 2003, p. 97. 15. Vallès, Jules. Le Tableau de Paris, in Œuvres complètes. Paris : Editeurs Français réunis, 1971, p. 54. 16. Baudelaire, Charles. « Le cygne », Tableaux parisiens, in Œuvres complètes. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, I, p. 85. 17. Zola, Émile. Les Rougon-Macquart : Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. éd. intégrale publiée sous la dir. d’Armand Lanoux, études, notes et variantes par Henri Mitterand, Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1960, p. 453. 18. Rattier, Paul-Ernest de. Paris n’existe pas. Paris, Bordeaux : Imp. de Balarac jeune, 1857. 19. Janin, Jules. Le Livre des Cent-et-Un. Paris : Ladocat, 1833, tome 10, p. 57. 20. Walter Benjamin cite dans Capitale du XIXe siècle, Paris : Editions du Cerf, 1993, p. 457, à propos de L’homme des foules d’Edgar A. Poe un texte extrait d’un article de La Semaine du 4 octobre 1846, attribué à Balzac ou à Hippolyte Castille : « L’œil s’attache à cet homme qui marche dans la

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société à travers les lois, les embûches, les trahisons de ses complices, comme un sauvage du nouveau monde parmi les reptiles, les bêtes féroces et les peuplades ennemies. » 21. Banu, Georges. Nocturnes. Peindre la nuit. Jouer dans le noir. Paris : Biro, 2005. 22. Banville connaît lui aussi l’âme du noctambule quand il écrit : « Il y a eu alors des Noctambules qui regardaient et adoraient la Ville comme une maîtresse endormie, et c’était leur joie, leur volupté et leur ravissement de marcher en contemplant le ciel parisien, et d’en jouir comme d’une chose qui leur appartient en propre […] », Banville, Théodore de. Petites études, l’âme de Paris : Nouveaux souvenirs. 1890 p. 290. 23. Maupassant, Guy de. Contes et Nouvelles. Paris : Robert Laffont, Bouquins, 1988, vol. I, p. 599. 24. Ibid., p. 600. 25. Baudelaire, Charles. « Le Crépuscule du soir », Le Spleen de Paris, XXII, in : Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, t. I, p. 311. 26. C’est là un thème quasiment obligé qui, de Restif de la Bretonne à Lautréamont, ne cesse d’être évoqué à la tombée de la nuit (l’on sait que sa compagne, la chouette, depuis fort longtemps prend également son vol). 27. Maupassant, Guy de. Contes et Nouvelles. Op. cit., p. 601. 28. Ibid. 29. Ibid., p. 603. 30. Bancquart, Marie-Claire. Images littéraires du Paris « fin-de-siècle ». Paris : Editions de la Différence, 1979, p. 153. 31. Deschamps, Catherine. « Le genre du Droit à la nuit parisienne », in Guérin, Floran (éd.). Cohabiter les nuits urbaines. Paris : L’Harmattan, 2018, p. 32. 32. Freud, Sigmund. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Paris : Gallimard, 1985, p. 263. 33. Proust, Marcel. A la Recherche du temps perdu. Paris : Gallimard, Pléiade, t. 1, 1987, p. 28. 34. Bachelard, Gaston. L’eau et les rêves. L’imagination de la matière. Paris : Librairie Générale Française, 1993, p. 122. 35. Cabantous, Alain. Histoire de la nuit, XVIIe-XVIIIe siècle. Paris : Fayard, 2009, p. 42. 36. Montandon, Alain (Dir.). Dictionnaire littéraire de la nuit. Paris : Honoré Champion, 2013, p. 1027-1039. 37. Capote, Truman. Un arbre de nuit et autres histoires. Paris : Gallimard, traduction de Serge Doubrovsky et Maurice Edgar Coindreau, 1998, p. 209. 38. C’est « comme si ce train venait de nulle part et conduisait ses étranges voyageurs vers un endroit improbable », Cassirame, Brigitte. Les visages de la mélancolie. Volume 3, Paris : Publibook, 2010, p. 13. 39. Cassirame, Brigitte. Les visages de la mélancolie. Op. cit., p. 26. 40. Capote, Truman. Un arbre de nuit et autres histoires. Op. cit., p. 210. 41. Ibid., p. 215. 42. Une formation dévalorisée par la femme qui rétorque à Kay : « Qu’est-ce que tu veux donc apprendre dans un endroit pareil ? Laisse moi te dire, mon chou, que pour ce qui est de l’éducation, j’en ai pas qu’un peu, et pourtant, j’ai jamais mis les pieds dans une université ! » (Ibid., p. 212). 43. Ibid., p. 227. 44. Voir Montandon, Alain. Mélusine et Barbe-Bleue. Paris : Éditions Champion, 2018. 45. « Il le serre bien, il lui tient chaud. » (Erlkönig, in Deutsche Balladen,München, Goldman, 1961, p. 22). 46. Id. 47. Capote, Truman. Un arbre de nuit et autres histoires. Op. cit., p. 228. 48. Capote ,Truman. Un arbre de nuit et autres histoires. Op. cit. 49. Capote, Truman. Un arbre de nuit et autres histoires. Op. cit.., p. 226. 50. Cassirame, Brigitte. Les visages de la mélancolie. Op. cit., p. 34.

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51. Polanski, Roman. « Quand la ville dort ». Le Nouvel Observateur, 18 mai 1984. 52. « The painting suggests several things, but the most obvious and most resonant is that if what the window reflects is true then the scene takes place in limbo and the seated woman is an illusion. This is a troubling idea. And if the woman thinks of herself in this context, she cannot possibly be happy. But of course she does not think, she is the product of another will, an illusion, an invention of Hopper’s. », Strand, Mark. Hopper. New York: Knopf, 2007, p. 43. 53. Baudelaire, Charles. Les Fenêtres dans Le Spleen de Paris. Œuvres Complètes. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, t. I, p. 339. 54. Barbey d’Aurevilly, Jules. « Le Rideau cramoisi », Les Diaboliques, in Œuvres romanesques complètes. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1966, p. 19-20. 55. Ibid., p. 21. 56. Ibid., p. 57. 57. Ibid., p. 42. 58. Proust, Marcel. Du côté de chez Swann in À la recherche du temps perdu. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, t. I, p. 272-273. 59. Valance, Hélène. Nuits américaines. L’art du nocturne aux USA. 1890-1917. Paris : Sorbonne Université Presses, 2015.

RÉSUMÉS

La nuit porte en elle le langage de l’inexprimable. Harmonieuse, maternelle, profonde, elle ouvre aussi les portes de l’abîme. Forçant à plonger dans l’inconnu, elle en expose les affres et les tourments. Les fenêtres répètent cette incommunicabilité qu’elle révèle envers les autres comme envers soi.

INDEX

Keywords : intimacy, night, nocturnal, harmony, conversion, unconscious, decline, window, inscrutability, identity, city Mots-clés : intimité, nuit, nocturne, harmonie, conversion, inconscient, régression, fenêtre, impénétrabilité, identité, ville

AUTEURS

ALAIN MONTANDON

Professeur émérite Celis [email protected]

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After Hours, Through the Night: Jazz Poetry and the Temporality of Emergence

Audrey Goodman

Opening Bars: Listening in the Dark

1 To experience a version of the cool exhilaration of a mid-twentieth-century American jazz night, one might start by listening to an iconic Miles Davis recording that both specifies and extends the parameters of midnight. Davis first recorded his version of “Round Midnight,” a Thelonious Monk composition, with tenor saxophonist Sonny Rollins, bassist Percy Heath, saxophonist Charlie Parker, pianist Walter Bishop, and drummer Philly Joe Jones for Prestige Records in January 1953. But it was his performance of the piece at the second Newport Jazz Festival in 1955, following Parker’s death, that really made Davis’s name, bringing him sudden fame and a recording contract with Columbia Records (Early 213-4; Giddens 341). Playing and riffing on the melody in his pure style, working from an arrangement by Gil Evans, Davis created an expressive yet muted sound that communicated “an impression of lyric indifference to the world” and “an image of the world” itself, in the estimate of jazz historians Berendt and Huesmann (120). Mixing modes of “aggression and melancholy” (120), it extended each phrase so as to blur the boundaries between beginnings and endings and to convey the wild desire for transformation as well as sober reflection on the realities of the present. There are qualities of unpredictability and inevitability in Davis’s version of the song. His horn “seems to come of nowhere” and unexpectedly “fades into nothingness.” His sound, “apparently so fragile and timid, contains an incisive intensity” (124). As Gregory Corso writes in his tribute poem “For Miles,” “Your sound is faultless / pure & round / holy / almost profound” (114).

2 Performed originally by Black musicians, appropriated and commodified by white- dominated entertainment industries, and reinvented through collaboration and live

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performance, jazz music such as that performed by Davis provides a powerful means of exploring the politics and the formal innovations of modernist art in the twentieth century. Beginning with close attention to listeners’ responses to this decisive performance by Davis in the early 1950s, this essay explores how musicians and jazz poets set critical precedents for Davis’s innovations. Then the essay follows the complex legacies of Davis and other jazz musicians into contemporary poetry, focusing on how Native poets have also claimed blues and jazz as inspiration for their writing and as models for voicing struggles against racism, injustice, and coloniality. Through attention to selected examples of jazz poetry by Langston Hughes and Joy Harjo (Muscogee Creek), I aim to show how Black and Native jazz poems reconfigure relationships among musicians, listeners, writers, and their readers as they cross racial, cultural, and gender divides.

3 By the time he performed “Round Midnight,” Davis already excelled at soloing and arranging and at linking musical styles. According to Gerald Early, Davis created both East Coast hard bop and West Coast “cool” (or white musician’s) jazz. To the yang of hard bop Davis brought stillness, melodic beauty, and understatement; to the yin of cool he brought rich sonority, blues feeling, and an enriched rhythmic capacity that moved beyond swing to funk. (Early 155)

4 Although his stance “toward the white world was totally unconciliatory” (Berendt and Huesmann 131), Davis was very popular with white listeners, many of whom might have bought only one jazz album: Davis’s revolutionary yet accessible Kind of Blue. As his career continued, Davis kept adapting his approach though listening to and learning from other innovative musicians, revealing jazz’s reliance on collaboration and its distinctive sociality. To borrow a characterization from pianist Brad Mehldau, jazz is “collective improvisation.” When Meldau thinks of Davis or John Coltrane, he thinks of “the way that they relate to each other as a group. That’s the spirit of jazz music” (qtd. in Berendt and Huesmann 656).

5 Even as Davis’s social legacy was been fiercely debated, his music continued to resonate across many social and cultural boundaries. To advocates of the “free jazz” movement of the 1960s, such as Amiri Baraka, Davis’s popularity with whites and interracial affiliations compromised the revolutionary potential of his music. To black women, Davis’s misogyny and his record of domestic violence compromised, if not destroyed, his iconic status. Even so, Davis’s music has spoken powerfully to many different listeners. Despite the controversy over his behavior, black women have responded to and performed his compositions. Singing like a voice, his horn seems to promise safety and understanding, Farah Griffin writes in “Ladies Sing Miles,” an essay that begins with her account of Davis’s deep inspiration: an old Black churchwoman whose voice reached him through the Arkansas night. “While walking along a country road, a boy named Miles was moved by a black woman’s singing,” she writes. “Her voice, an indelible part of the southern night, floating like ghosts through the trees, would haunt his playing throughout his life” (182). In this essay Griffin also pays tribute to all the female performers who made his sound their own, including Shirley Horn and Cassandra Wilson. Perhaps it is this woman’s voice, transformed into Davis’s signature sound, that led his music to connect with so many listeners and performers over the years. When listening to Davis, Griffin she speculates, “Perhaps we hear something akin to our own voices” (182).

For Muscogee Creek poet Joy Harjo, the recorded sound of Davis’s horn constituted an

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essential part of her youth and a source for her poetry. In an interview with Eugene Redmund, a poet associate with the Black Arts movement, Harjo recalls, “His trumpet sound is indelible in my music memory” (25) and describes how his horn came through the car radio, to the outside, around and inside of me as I stood on the floorboard, perched behind my father who smelled of Old Spice. I traveled freely in that sound into the future, beyond the body. When I returned, I was a kid standing behind her father in Oklahoma, in his car bought with what was left of his family’s Creek Indian oil money. (Redmund 26)

6 In an interview with Susan Hobby in 2009, Harjo confirms that “a jazz riff on the radio” was “the first piece of poetry [she] recognized” (Hobby 78). Hearing Davis and other jazz musicians taught Harjo to feel the qualities of melody and experience an expressive power that transcends race; it also prepared her to write poetry that moves between Creek culture, where music belongs to everyone and “isn’t a spectator sport” (Redmund 27), and mainstream American culture, which tends to isolate and commodify cultural production. Griffin’s testimony and Harjo’s recollection confirm that Davis’s horn has soared through many nights, voicing many languages at once and creating what Griffin calls “space for a woman’s tears, vulnerability, anger, love, sexuality, creativity: a space simply to be” (Griffin 182).

7 The way that Davis’s sound resonated with many audiences, near and far, exemplifies jazz’s expressive mobility. Davis’s influence as a musician traveled across racial and gender boundaries, transmitted through both the ever-changing improvisation of live performances and the recordings that casual listeners and other musicians would play again and again. The capacity to integrate styles and audiences, which intensified in Davis’s sound at this critical moment in the mid-1950s, characterizes the work of many jazz performers and jazz poets who sought to express private and collective anguish simultaneously.

8 Kevin Young writes in his introduction to the anthology Jazz Poems that jazz “is a journeyman’s music, not just because it was first performed in Storyville sporting houses, or in , but because the music itself undertakes a journey” (Young 11). Its experimental forms create new sensations of connection across generations, regions, and continents and unify disparate listeners. For example, in the poem “Satchmo, U.S.A,” inspired by Louis Armstrong and included in his collection Testimony, Yosef Komunyakaa visualizes Armstrong delivering “buckets of coal / to Storyville’s red-light houses” (Komunyakaa 29) in his native New Orleans, not far from Bogalusa, Louisiana, where Komunyakaa grew up. Suddenly, his speaker gazes up at the sky and discovers “your face is mine” (29). He sees in the evening star not only Armstrong’s face and horn but also the path connecting the many places Armstrong performed: You are holding a bugle in your first cutting contest with fate. From back o’

town to the sphinx & Buckingham Palace, to the Cotton Club

& soccer fields in Africa, under spotlights with Ella & Billie one hundred nighttimes sweated up

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from Congo Square. (29–30)

9 In “February in Sydney,” another recent poem included in Testimony, Komunyakaa’s speaker writes down all the music he hears inside his head while walking in the city at night: “Dexter Gordon’s tenor sax,” Round Midnight, and the sounds of other “Painful gods” who “jive talk through / bloodstained reeds & shiny brass. . .” (37). When his speaker notices “a woman who grabs her red purse / & hugs it to her like a heart attack” (37) upon seeing him exit from a theater, he finds himself thrust back into social reality, but he also imagines how Gordon would have responded to the woman’s racist gesture of fear at seeing a black man: “Tremolo. Dexter comes back to rest/ behind my eyelids” (37). For listeners such as Komunyakaa’s speaker who carry the music in their minds and bodies, jazz voices can express shared histories of personal and social struggle.

Jazz travels in many forms: initially through live performances, then through vinyl recordings, radio broadcasts and compact discs, and now through streaming services and podcasts. Each mode creates different networks and opportunities for responding to the music’s emotional and spiritual calls. An early example of how performances reached diverse audiences is Duke Ellington’s “From the Cotton Club” broadcasts: they were national, beginning in 1928.1 By April 1933, 45 radio stations played Ellington’s show, a record for those beginning at midnight. “From the Cotton Club” created a broad public audience for jazz and a means of sharing the expressive sounds of American nights with listeners across the country.

10 With the spread of sound recordings, relationships between performers and listeners became simultaneously more mediated and more intimate. Throughout my childhood in the 1970s and early 1980s, my parents played jazz most evenings, favoring recordings made by older performers such as Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, and Jack Teagarden. It was a break from the rhythm of the day and the structure of classical music. Although the effect of the music was immediate, our living room felt far from the places where jazz was performed (even if Armstrong’s house in Corona Queens, now a major jazz museum with a rich archive, and the Village Vanguard and the Blue Note, jazz clubs in Greenwich village, were just a train ride away). Rather than the thrill of live performance, records such as those my parents played at home created a time for listening and contemplation in private.2 Now, in our current digital era, listeners can stream any “live” recording they choose through public radio stations or other delivery services and project the music into any private space through speakers or directly into the body through earbuds; they control the spatial scope and the sociality of their listening.

11 Sound technologies continue to multiply the possibilities for mediating and manipulating relationships between performers and listeners and the experiences of time on both ends. Consequently, attention paid to the sense of time conjured by the jazz voice, the actual and imagined locations of the performances themselves, the sources of an artist’s inspiration, and the process of signifying on and transforming these sources can all contribute to a more complete understanding of jazz’s intimate and improvisational poetics. Readers of jazz poetry who analyze the dynamic relations between musicians and their audiences can then listen more intently to both the aural

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dimensions of printed poems and the multiple temporalities and traditions invoked in this broad genre of writing.3

12 In the remainder of this essay, I investigate the places where jazz voices emerge, analyze the meanings of darkness, and listen for the ways that jazz poetry articulates deep connections between Black and Native artists and their musical cultures. While Black poets adapted the structures of blues, spirituals, and sorrow songs, Native “musicians combined the ancient traditions of song as ‘medicine/power’ to contemporary styles of music and venues of dissemination to advance the survival and continuation of Indian existence” (Johnson 93). If modernity is defined by recurrent ruptures across social formations that cause myriad forms of dislocation, to quote from Susan Friedman’s powerful analysis in Planetary Modernisms, the modernist forms of jazz poetry that respond to such conditions can enact “creative relocations” (Friedman 62). By exploring the sonic and cultural routes that connect Black and Native histories, readers and listeners can apprehend the cultural work of such remapping.4

First Set, Langston Hughes: Writing Beyond Midnight

To me jazz is a montage of a dream deferred. A great big dream—yet to come—and always yet—to become ultimately and finally true. [. . .] Jazz is a heartbeat—its heartbeat is yours. You will tell me about its perspectives when you get ready.5 Hughes, “Jazz as Communication”

13 The earliest examples of jazz poetry by Langston Hughes show keen awareness of jazz music’s potential for inciting formal experiments with voice and for bringing together diverse listeners. While not the first poet to write about jazz, Hughes “was arguably the first to fully embody a jazz aesthetic” and to succeed in “capturing the language of jazz, its very grammar” (Young 12). Consider Hughes’s 1924 “Jazz Band in a Parisian Cabaret.”

14 Play that thing, Jazz band! Play it for the lords and ladies, For the dukes and counts, For the whores and gigolos, For the American millionaires, And the school teachers Out for a spree. Play it, Jazz band! You know that tune That laughs and cries at the same time. You know it.

May I? Mais oui. Mein Gott! Parece una rumba.

Play it, jazz band! You’ve got seven languages to speak in And then some, Even if you do come from Georgia.

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Can I go home wid yuh, sweetie?

Sure. (Hughes 1994, 60)

15 One of the first to define jazz as an ensemble of voices, this poem mobilizes the many speakers and languages that overlap in a jazz performance. It records the confusing sounds of a multilingual audience and the audience’s request for a blues tune that “laughs and cries at the same time,” a tune that could speak to listeners of all races, classes, and nationalities. While acknowledging the band’s roots in the U.S. South, the poem itself is “a singular evocation of Hughes’s expatriate experience,” according to Brent Edwards (64); it articulates the transnational mobility of both jazz’s audiences and the music itself. In addition, the poem identifies a particular night space in which jazz flourished: Le Grand Duc cabaret on 52, rue Pigalle in Montmartre, a owned at the time by African American boxer Eugene Bullard, where Hughes worked washing dishes. The club attracted top performers and celebrity audiences, from the Prince of Wales to Cole Porter, Charlie Chaplin, and F. Scott Fitzgerald. Edwards reads this poem as an expression of many, often contradictory desires. As he explains, the poem’s last lines attempt to hold at least two things together in a fragile balance: on the one hand, an individual listener’s affective connection to the music, and, on the other, the collectivity of listeners the music allows, the connections it fosters. (Edwards 67)

16 The form itself—with its fragments of different languages, its staccato cries, and its indented lines corresponding to the speakers’ varied locations—bridges the gap between an actual social space and the utopian community that might take shape when the imagined tune is finally played.

17 While Paris would be an important social space for jazz, in Hughes’s writing Harlem more frequently provides direct inspiration for how performers and listeners connect to create new collectivities. Harlem and its music defined Black life in the early twentieth century, Hughes claims in his 1926 essay “The Negro Artist and the Racial Mountain.” Hughes further identifies urban jazz as both the inspiration for his own poetry and, more generally, a mode of revolt against expectations of productivity and other foundations of middle-class white culture: In many of [my poems] I try to grasp and hold some of the meanings and rhythms of jazz. [. . .] But jazz to me is one of the inherent expressions of Negro life in America; the eternal tom-tom beating in the Negro soul--the tom-tom of revolt against weariness in a white world, a world of subway trains, and work, work, work; the tom-tom of joy and laughter, and pain swallowed in a smile. [. . .] Let the blare of Negro Jazz bands and the bellowing voice of Bessie Smith singing Blues penetrate the closed ears of the near-intellectual until they listen and perhaps understand. (Hughes 2002, 35-6)

18 Harlem generated a “cabaret school” of writing, defined by Shane Vogel as “a subterranean literary tradition within the Harlem Renaissance that provided new ways of performing, witnessing, and writing the racial and sexual self” and rebelling “against the politics of normative racial uplift” (5). Hughes originated this “tradition” in the 1920s and remained one of its primary practitioners. Better than any Harlem Renaissance author—perhaps better than any author— Hughes captures the special temporality and contact of nightlife in his writing and

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captures them in a way that leaves such experience unclosed and “in solution.” (Vogel 130)

19 Unusually adept at incorporating and moving between many temporalities and genres of writing, Hughes also provided critical models for composite literary forms and links between generations of radical artists.6 Hughes’s writing from the 1940s, the “Simple stories” revolving around protagonist Jesse B. Semple and the poems collected in Montage of a Dream Deferred, further articulated Harlem as a critical location for Black artists and activists. Hughes’s determination to create a broad audience for poetry then led to the central tenets of the Black Arts Movement of the 1960s and 1970s: the cultivation of new relationships between artists and their communities, direct communication, and the belief that music constituted the most powerful form of Black aesthetic production.7

20 Beginning with Hughes, writers of jazz poetry claimed night as a creative time when the strict laws of progression relaxed and as their communal space; throughout the night, they could recalibrate the passage of time and listen to clashing, chaotic languages, as well as to silence. They could tarry with the edges: those transitional times such as dusk, midnight, and dawn and those boundaries between private and public experience and between dominant and marginalized cultures. As poets responded to the experience of listening to jazz and integrated the voices they heard in music into their writing, they heightened both the symbolic values of darkness, night, sleep, and the counter-values of light, morning, awakening, and transformation. Opposed to the routine progression of day and working hours, for Black and Native jazz poets the “after hours” came to signal resistance to the regulation of laboring bodies and to the social and economic expectations of productivity. They use the bounded nature of night as a dramatic strategy to create a sense of urgency that propels listeners towards the boundaries of freedom and into the realm of transformation marked by the break of dawn. By layering many temporalities through which their histories could be accessed and new identities could emerge, jazz poets have created spaces of expressive freedom, spaces “simply to be,” where the “lower frequencies” continue to resonate.

21 Through poems created from the sounds, languages, and music that mingled in the shared social and public spaces of Harlem nights, Hughes improvised conversations among evolving groups of performers, audiences, and everyday folk. Hughes’s Harlem- based jazz poems inject energy into representations of work, and joy into the pain of everyday struggles. They initiate journeys through many nights and across continents, penetrating through the darkness of deep or historical time and habitual racism, journeys often propelled through “breaks” in the music. These poems’ speakers approach night as a time that promises an interval of leisure and escape from the surveillance of employers or urban observers, but they also bring the speakers face to face with dark personal and collective histories. Many are set at moments of transition, as in “Lenox Avenue: Midnight.” The rhythm of life Is a jazz rhythm, Honey. The gods are laughing at us.

The broken heart of love, The weary, weary heart of pain, --

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Overtones Undertones, To the rumble of street cars To the swish of rain.

Lenox Avenue, Honey. Midnight, And the gods are laughing at us. (Hughes 1994, 92)

22 This poem marks a time in the middle of life, characterized by ease and lightness. It unites the speaker and his companion as they occupy the active city, determined to overcome heartbreak and impervious to any larger plan the gods might have for them.

23 However, in the writing of Hughes and other jazz poets, midnight and the hours that follow often usher in a more intense dream time characterized by sustained contradiction and suspended logic. Midnight marks a threshold between linear and dream time, as in Komunyakaa’s poem “The Plea.” The poem begins: Round about midnight the clock’s ugly stare hangs in mental repose & its antagonistic second hand measures a man’s descent. Bop, bop, bebop, rebop. The bottom falls out of each dream— the silver spike is in my hands & I’m on the floor. (38)

24 Later, the hour around midnight marks the time when despair is extended so far it almost creates pleasure, or “rapture”: Round about midnight despair returns each minute like a drop of moonshine elongating into rapture moaned through Bird’s mouthpiece in a soundproof room. (39)

25 As night progresses, the dreams get darker. Hughes’s poetry explores how senses of time and mood shift through the passage of the hours. After midnight, the confrontations between hope and reality intensify as Hughes’s speakers contend directly with disappointment and sorrow. Consider “Boogie: 1 a.m.,” which opens with the line “Good evening, daddy! / I know you’ve heard / The boogie-woogie rumble / Of a dream deferred” (Hughes 1994, 411). After midnight, the speaker recognizes the effects of an unrealized desire through rhythm and sound, a “boogie-woogie rumble.” When he greets a companion, he speaks of their shared recognition that, once again, they will have to wait to realize their dreams.

26 Two a.m. marks the time when Hughes’s speakers struggle to elongate the night as they reckon with the implications of its ending. At that hour, sounds and perspectives start to collide, often creating a feeling of profound despair. In “Reverie on the Harlem River,” for example, the speaker addresses the reader, seeking affirmation that he is not alone as he voices his losses and confronts his despair.

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Did you ever go down to the river— Two a.m. midnight by your self? Sit down by the river And wonder what you got left? (Hughes 1994, 262)

27 Here Hughes inverses the sequence of night hours and redefines two a.m. as the speaker’s own “midnight.” The second stanza specifies the sources of the despair implied in the first: Did you ever think about your mother? God bless her dead and gone! Did you ever think about your sweetheart And wish she’d never been born? (263)

28 In the poem’s final stanza, he sets the exclamations “Midnight!” and “By your self!” in successive lines, heightening their alliance and thus dramatizing the speaker’s fundamental loneliness: Down on the Harlem River: Two a.m. Midnight! By your self! Lawd, I wish I could die – But who would miss me if I left? (263)

29 Caught between the loss of his mother and his romantic struggles, Hughes’s speaker finds himself caught in his own “midnight,” doubly alone and struggling with his own desire for companionship and enduring love.

30 Other poems by Hughes locate the rhythm of night in lively social spaces and mimic a jazz club’s feverish, chaotic atmosphere. Unlike the solitary setting on the banks of the river, “The Cat and the Saxophone (2 a.m.)” refers to a cabaret (possibly Le Grand Duc, the inspiration for “Jazz Band,” or a cabaret on upper Fifth Avenue known as Ed Small’s Sugar Cane Club). In this poem, the voices of performers and customers mingle in the after hours, as Hughes indicates by alternating the lyrics of the 1924 song “Everybody Loves My Baby, but My Baby Don’t Love Nobody but Me” by Jack Palmer and Spencer Williams (indicated in capital letters) with an ongoing conversation between two lovers. EVERYBODY Half-pint, -- Gin? No, make it LOVES MY BABY corn. You like liquor, don’t you, honey? BUT MY BABY Sure. Kiss me, DON’T LOVE NOBODY daddy. BUT ME. Say! EVERYBODY Yes? WANTS MY BABY I’m your BUT MY BABY

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sweetie, ain’t I? DON’T WANT NOBODY Sure. BUT Then let’s ME, do it! SWEET ME. Charleston, mamma! ! (Hughes 1994, 89)

31 As Vogel notes, the poem’s unusual typography captures “the improvisation, sound, and sociality of the jazz club” while the evocation of a musical performance creates a free space in which the couple can emerge and dance (Vogel 122). When the singer insists that his “baby” only wants him, the couple determines to express their devotion to each other: “Then let’s do it! Charleston, mamma!” The final “!” marks extra effort, extra energy, and the willful displacement of any hard realities. There is only this moment, the moment of exclamation.

32 However, such spaces and occasions of possibility, willed into being in the after hours, are short-lived, as careful reading across Hughes’s body of work reveals. The next hour, 3 a.m., exposes threats of surveillance and the dangers of queer nightlife. The poem “Café: 3 a.m.” describes “Detectives of the vice squad / with weary sadistic eyes / spotting fairies,” whom “some folks” call “Degenerates” (Hughes 1994, 406). The morning after any wild night can bring new regrets, if not full-blown despair. Still, in other night poems Hughes keeps the tone light. The poem “Bad Morning” laments the speaker’s mismatched shoes, while the poem “Morning After” rewrites any traumas brought on in the night as merely the effects of the speaker’s companion’s incessant snoring (Hughes 1994, 248). In these quotidian settings, dawn illuminates the reality of poverty and daily struggle. In Vogel’s reading, dawn also marks the end of night’s alternate temporality and its “fugitive sociality.” “For Hughes, this end of the night stands for nothing less than an allegory for death, a transition in which he glimpses a haunting timelessness,” Vogel claims (124). Perhaps because he knows that the transformative possibilities of night cannot be sustained, Hughes also writes poems that confess his speaker’s desire to erase the memories of both desire and disappointment. He confesses in the poem “Blues at Dawn,” for instance, “I don’t dare remember in the morning / Don’t dare remember in the morning / If I recall the day before, / I wouldn’t get up no more— / So I don’t dare remember in the morning” (Hughes 1994, 420).

33 The transition in feeling at the end of night is captured especially well in Hughes’s “Summer Night,” a poem that in Vogel’s words “archives the ephemerality of loss, absence, and emptiness that marks the departure from the tempo and hope of the cabaret” (128). Appreciate how the first stanza conveys the night winding down and prepares the reader for the silence that emerges just before dawn: The sounds Of the Harlem night Drop one by one into stillness. The last player-piano is closed. The last victrola ceases with the “Jazz Boy Blues.” (Hughes 1994, 59)

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34 Then Hughes injects suspense: what will come next? Not action, not entertainment, but a mixture of feelings: fatigue, emptiness, loss of possibility, desire, restlessness, longing, anticipation of dawn, fear that the new day will bring just more of the same. Perhaps all of these feelings will surface and dissipate at different rates, with some fleeting instantly and others sticking around. This particular summer night opens an interval for listening to the reverberations of silence; written as a jazz poem, it provides space on the page for feelings that might otherwise remain elusive or unexpressed.

35 The poem’s conclusion also heightens the reader’s awareness of the symbolic power of whiteness, represented in the last stanza as a ubiquitous presence that resists the closure of night and obscures the speaker’s vision: I toss without rest In the darkness Until the new dawn, Wan and pale, Descends like a white mist Into the court-yard. (59)

36 Dawn’s light in this concluding image seems both weak (wan and pale) and oppressive (in its descent towards the court-yard), mild yet irrevocable. Containing the diffuse residue of unresolved feeling, this new dawn hardly promises radical transformation. Yet, if we accept the claims advanced by Paul Gilroy and elaborated by Paul Anderson that Black popular music “fuses the power of musical remembrance to a utopian critique of the present” (Anderson 212–213), Hughes’s jazz poetry can be viewed as accomplishing the dialectical work that defines Black aesthetics. It captures the urgent sensations and languages of night while leaving open “utopian anticipation of a better world in the future” (Anderson 212).

37 Reading “Summer Night” in conversation with his later reflections in the address “Jazz as Communication” presented at the 1956 Newport Jazz Festival further reveals how, for Hughes, jazz comes to serve as a democratic model for voicing many different, if not fully realized, possibilities (Hughes 2002, 368-70). Instead of playing a “tom-tom of revolt,” as Hughes initially conceptualized the oppositional function of jazz “The Negro and the Racial Mountain,” he addresses all of humanity and summons an inclusive vision of “a great big dream—yet to come” (Hughes 2002, 370). Characterizing jazz as both “a heartbeat” and “a great big sea” that “washes up all kind of fish and shells and spume and waves with a steady old beat, or off-beat,” he incorporates here a longer history of listening. In this address, Hughes expands the reach of jazz music, imagining that it could include all the forces of nature. While in Hughes’s later poetry the “great big dream” may remain suspended in the dark, concealed by the “white mist” that arrives with each “new dawn” (Hughes 1994, 59), his jazz nights continue to imagine those spaces and temporalities in which darkness can be felt, named, and mapped.

Second Set, Joy Harjo: Traveling through the Breaks of Day

Whenever a saxophone begins to sing in a story we know that for a time, we will no longer move about so lonely here, far away from the house of the sun, moon, and stars.8 Harjo, Conflict Resolution for Holy Beings

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38 For many Native people in the U.S., “songs were not mere entertainment, or a distraction from the mundane everyday world,” nor were they “high art” (Bergland, Johnson, and Lee 5). Songs have the power to shape the world: to bring rain or a productive harvest, to restore health, and to heal divisions in a community. “Songs define who people were/are.” (6) Native writers such as Ofelia Zepeda (Tohono O’odham) and Luci Tapahonso (Diné) often approach poems as songs on the page, structuring stanzas like verses, incorporating rhythmic refrains, and mixing melodic and spoken languages. They “do what is required to communicate the stories that need to be told as historical correctives or social commentary” (Diamond 20). For Native poets writing during the occupation of Alcatraz in 1969 and afterwards, the incorporation of jazz elements into written poetry has additionally provided a means for resisting colonial narratives and articulating relations among multiple and intersecting communities, traditions, languages, and audiences. As Gabriela Raquel Rios argues in her persuasive essay on Harjo included in Indigenous Pop, a collection of new scholarly work on Native American music, the inclusion of song, sounds, and other performance elements in a poem can disrupt linear storytelling and work together on a printed page “as a way of enacting healing a decolonial practice” (Rios 108). Explaining such strategies of protest more generally, Sean Teuton claims, “During the era of Red Power, Native writers imagined a new narrative for Indian Country, and they did so neither by longing for an impossibly timeless past nor by disconnecting Indians’ stories from the political realities of their lives” (Teuton 2).

39 In her poetry, Harjo adapts the rhythms of urban jazz and Muscogee ceremonial music (such as that played for the stomp dance and the Green Corn ceremony) to disrupt modern clock time and recalibrate the idea of progress. Since childhood, jazz music seemed to take her “to the birth of sound.” She learned as an adult that her grandmother Naomi Harjo had played saxophone in Indian Territory in Oklahoma, but her own exposure to jazz music began with radio broadcasts. Listening to the car radio while driving at night with her father, she heard jazz musicians make “a startling bridge between familiar and strange lands,” connecting African, European, and Muscogee traditions. This experience of listening constituted her “rite of passage into the world of humanity” and exemplified “a way to speak beyond the confines of ordinary language (Feinstein and Komunyakaa 1996, 212-13).

40 Harjo’s musical education continued when she frequented jazz clubs in Boulder, Colorado and heard the inventive fusion of Kaw/Creek saxophonist Jim Pepper (Harris 113). Then, while in her thirties, Harjo began to play saxophone herself. As she explains in the interview with Redmond, “The horn sounds like a human voice, a laughing and crying human voice. Poetry on the page wasn’t enough for me” (Redmund 28). The saxophone seemed particularly capable of bridging human and celestial worlds and opening pathways towards “the house of the sun, moon, and stars” (Harjo 2015, 91). She formed a band, Poetic Justice, and she recorded the albums Native Joy for Real (2004), Winding Through the Milky Way (2008), and Red Dreams, A Trail Beyond Tears (2010). She now creates performances that mix stories, songs, music, poetry and dance, including the evolving one-woman show published as the play Winds of Night Sky, Wings of Morning Light (2019) and a musical play currently in development, We Were There When Jazz was Invented. Harjo views both the page of a book and the stage as “dreaming spaces,” with “their own set of natural laws of aesthetics, form, and manners of movement” (Harjo 2015, 56). In the words of critic Robin Fast, “The cross-cultural improvisations and

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creative dialogism that Harjo hears in jazz, and that she writes into her poetry, challenge [. . .] any illusion of cultural survival in stasis” (Fast 161).

41 While jazz music offers critical languages of expression and resistance for Black artists in the U.S., it also provides a means to explore histories of cultural exchange and potential alliances between Black and Native musicians and writers. Harjo started writing and playing saxophone when the Black and Red Power struggles for civil, human, and Indigenous rights provided strong motivation for linking politics and poetics. Many other jazz musicians have Native roots, including Mildred Bailey, Charlie Parker, Don Cherry, Lena Horne, and Jim Pepper.9 It is important to remember, too, that the places at the center of African American culture where jazz originated were also Indigenous homelands; enslaved people were brought to live in the Mississippi Delta, lands occupied by Muscogee, Chickasaw, and Choctaw communities. As Chickasaw scholar Jodi Byrd contends, blues and jazz voices reveal shared colonial histories of displacement. Nonetheless, this music can activate “the processes of renewing a place-world” and bring new “spatial relations” into being (Byrd 118).

42 Many of Harjo’s poems respond directly to the powerful performances of her favorite musicians and use them to guide her own path through the night and towards a renewed articulation of home, a unifying goal of the Red Power movement. She transfers each musician’s sound into her speaker’s body and onto the page; as she seeks new routes through the dark, she indicates that the difficult process of emergence into an alternative world will call on musical and other forms of memory.10 In her tribute poem to Kaw and Creek saxophone player Jim Pepper, “The Place the Musician Became a Bear,” Harjo contrasts the steady illumination of the moon and the stars with the saxophone’s unpredictable tune. “Our souls imitate lights in the Milky Way. We’ve always known where to go to/become ourselves again in the human comedy,” she writes. “It’s the how that baffles. A saxophone can complicate things.” (Harjo 2002, 114) Pepper himself mixed and complicated things, as Harjo indicates in her explanatory note following the poem. Jim was a fine tenor and soprano jazz saxophonist and, at the urging of Don Cherry and other musicians with whom he played, had begun constructing a music that married the traditional elements of jazz with Muscogean and Plains tribal musics. (Harjo 2002, 224)

43 Best known for the song “Witchi Tai To” and the album Pepper’s Pow Wow (1971), Pepper synthesized the music he listened to during late-night radio broadcasts with songs and intertribal dances of pow wow circuit, the music of Kaw Peyote Church and “that of other indigenous nations with Jazz, rock, country, R&B, and other pop forms” (Siegel 47). The sound of the horn connects all of his experiments in fusing musical styles. Later in the poem, Harjo asserts again, “The wings of the Milky Way lead back to the singers. /And there’s the saxophone again” (Harjo 2002, 115).

44 In responding to Pepper’s music, Harjo’s speaker mixes a vision of the moon with sounds of the city as she experienced them when visiting Pepper in Brooklyn, just as Hughes did in “Midnight: Lenox Avenue.” She “listened to the sax gods of Ben Webster, Cannonball Adderley, and his other inspirations and influences, talked Oklahoma and home,” and heard “the subway beneath his apartment building shaking the world like a huge underground snake” when “he’d disappear for his fix” (Harjo 2002, 224). As she writes in the poem, “It’s about rearranging the song to include the subway hiss/under your feet in Brooklyn. /And the laugh of a bear who thought he was human” (115). Her

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version of the song dramatizes her struggle to accept the uncertainty and constant motion of contemporary life: it’s “the one about the wobble of the earth / spinning so damned hard / it hurts” (115).

45 With the poem “Bird,” Harjo’s tribute to Charlie Parker, the brilliant and self- destructive saxophone player with Choctaw roots on his mother’s side, Harjo joins a diverse group of writers who idolize Parker for his improvisations, his bop blues aesthetic, and his frantic, drug-fueled quest (Feinstein and Komunyakaa 1996, 92-3). Harjo’s poem begins: The moon plays horn, leaning on the shoulder of the dark universe to the infinite glitter of chance. Tonight I watched Bird kill himself,

larger than real life. I’ve always had a theory that some of us are born with nerve endings longer than our bodies. Out to here,

farther than his convoluted scales could reach. Those nights he played did he climb the stairway of forgetfulness, with his horn,

a woman who is always beautiful to strangers? All poets understand the uselessness of words. We are chords to

other chords to other chords, if we’re lucky, to melody. [. . .] (Harjo 2002, 73)

46 Written in response to Parker’s astonishing virtuosity and drive, “Bird” wonders how close to the sky Parker could climb with his “convoluted scales.” It imagines Parker, an artist “born with nerve endings longer than our bodies,” following the music to “the place those nerve endings dangle” (73). Parker’s fingers may be “hot from miracles,” but they’re too reckless to remember what it takes to survive. Ralph Ellison famously wrote that Parker “stretched the limits of human contradiction beyond belief” (67), and Harjo follows him to those limits.11

47 In Harjo’s poem, Parker becomes more than a musician; he offers access to the moon, the force that creates music itself. Countering such luminous energy, however, are the darker currents of pain, self-destruction, and madness to which Parker’s playing also provides access: “Each rhapsody embodies counterpoint” (73) Harjo writes. With pain as its foundation, this is no easy romance: “pain stuns the woman / in high heels, the man behind the horn, sings the heart” (73). While the poem articulates the exhilaration of letting the music extend the body’s limits of sensation, it also voices the danger of going too far: “Tonight I watch Bird kill himself, / larger than life” (73) Or: “To survive is sometimes a leap into madness” (73) In the end, the speaker calls out to anyone outside listening in the dark, calling for a response that might bring Bird “home.”

48 While shaped by Davis, Pepper, and Parker, Harjo consistently the strongest affinity with John Coltrane because of his sound and his profession of “love supreme” late in his career. “I have always loved John Coltrane because of what I feel in his music,” Harjo claimed in a 2018 interview with Diné poet Sherwin Bitsui. “He went directly to the origin of creation” (Bitsui 2018). In the tribute poem “Healing Animal” included in Feinstein and Komunyakaa’s anthology The Second Set she declares, [. . .]I want to make a poem that will cup the inside of your throat like the fire in the palm of a healing animal. Like the way Coltrane knew love in the fluid shape of a saxophone

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that could change into the wings of a blue angel. He tasted the bittersweet roots of this crazy world, and spit them out into the center of our musical jazzed globe. (Harjo 1996, 66-7)

49 In this poem, Harjo considers Coltrane as an artist capable of nearly infinite innovation: “Your music is a crystal wall with a thousand mouths, kin to trains and sounds that haven’t yet been invented” (67), she writes. Then she extends into her own writing Coltrane’s message of love and forgiveness (expressed fully in Love Supreme, the album Coltrane created after overcoming addiction), a message that carries revolutionary force because it both offers balm to the voice straining to sing and shows how music can transform the world. Her “jazzed globe” pulses with the power of animal beings capable of healing trauma and the vibrations of life.

50 In her tributes to jazz musicians, Harjo confronts the knowledge generated through listening and traveling through the night; her own jazz poems further test the measures and meanings of darkness. Consider the untitled prose poem, “Midnight is a Horn Player,” from Conflict Resolution for Holy Beings. This poem riffs on each dark hour: Midnight is a horn player warmed up tight for the last set. One a.m. is a drummer who knows how to lay it sweet. Two a.m. is a guitar player who is down on his luck. Three a.m. is a bass player walking the floor crazy for you. Four a.m. is a singer in silk who will do anything for love. Five a.m. is kept for the birds. Six a.m. is the cleaning crew smoking cigarettes while they wait for the door to open. Seven a.m. we’re having breakfast together at the diner that never closes. Eight a.m. and we shut it down, though the clock keeps running, all through the town. (Harjo 2015, 41)

51 Here midnight marks the middle of the night, the elastic boundary between clock time and dream time. Through the poem’s rational and inevitable progression towards sunrise, Harjo charts the mood and attitude of each jazz musician. She reserves one hour near sunrise, 5 a.m., “for the birds” and another, 6 a.m., for “the cleaning crew smoking cigarettes while they wait for the door to open.” Dawn arrives in the middle of this shift, but the momentum of the night keeps the band going through to breakfast at an all-night diner and the “clock keeps / running / all through the town.”

52 Critical and imaginative engagement with the dark, the rhythms of night, and the transformative potential of sunrise run through all of Harjo’s performances, recordings, and printed collections, linking her writing to traditions of jazz poetry created by African American poets like Hughes and Gwendolyn Brooks. The poem “3 AM,” originally published in 1973, describes a night in which she and a companion find themselves “in the Albuquerque airport / trying to find a flight to Old Oraibi, Third Mesa,” their “center/of the world” (Harjo 2002, 8). With all the help desks closed, they find themselves stranded and realize that they are “just two Indians /at three in the morning / trying to find a way back.” Three a.m. is late. But it is “not too late / to find the way back,” she concludes (Harjo 2002, 8). Even after hours of waiting, Harjo’s speaker still holds out hope that they will make it home.

53 The poems set at night, in bars or other forsaken places, create stages for exploring inner darkness, doubt, and despair, and they dramatize her desire to emerge into and inhabit an alternate world that might also lead back to Muscogee lands. In a prose poem published in Conflict Resolution, “We Were There When Jazz Was Invented,” Harjo

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stretches and bends the temporality of night to encompass a return “all the way back,” to the beginning of creation. I have lived 19,404 midnights, some of them in the quaver of fish dreams. And some without any memory at all, just the flash of the jump From a night rainbow, to an island of fire and flowers—such a holy Leap between forgetting and jazz. (Harjo 2015, 21)

54 The speaker then jumps into that other realm and stomps “All night, / beyond midnight, back / Up into the sky, holy” (21). Eventually, when she finds the path “all the way back / To the stomp grounds where jazz was born,” it’s still “holy” midnight (23). For Harjo, discovering one’s identity through relation to place requires playing in the dark as a condition for finding the right way to greet the morning and return home. As she writes, remembers, and creates the rhythms of the night in her poetry, she re- enters the darkness of her struggle against violence and oppression. Her work insists that it is necessary to confront the realities of America’s dark past; only then is it possible to heal the ruptures caused by coloniality and to access a world unbounded by their legacy.

55 Harjo’s recent jazz poem “An American Sunrise,” published first in Poetry in February 2017 and revised for her most recent collection with the same title, An American Sunrise (2019), similarly confronts the darkness of night and coloniality before greeting dawn with a fight against the removals and alienation forced on Native peoples:12 We were running out of breath, as we ran out to meet ourselves. We were surfacing the edge of our ancestors’ fights, and ready to strike. It was difficult to lose days in the Indian bar if you were straight. Easy if you played pool and drank to remember to forget. We made plans to be professional — and did. And some of us could sing so we drummed a fire-lit pathway up to those starry stars. Sin was invented by the Christians, as was the Devil, we sang. We were the heathens, but needed to be saved from them — thin chance. We knew we were all related in this story, a little gin will clarify the dark and make us all feel like dancing. We had something to do with the origins of blues and jazz I argued with a Pueblo as I filled the jukebox with dimes in June, forty years later and we still want justice. We are still America. We know the rumors of our demise. We spit them out. They die soon. (Harjo 2017)

56 While this poem acknowledges temptations to forget (to lose days by drinking and playing pool), it foregrounds acts of remembrance and advocates for collective action. It recalls unspecified fights of the speaker’s ancestors and alludes to the early days of the Red Power movement (forty years later and we still want justice). It speaks of concepts imposed by colonizers (“Sin”) and then refutes them; it speaks of manufactured distractions (gin) and then reclaims them as tools for seeing through the dark. The edges of lines and line breaks are abrupt, but as the speaker continues she demonstrates that the pain can be overcome. Instead of accepting “the rumors of our demise,” this speaker “spit(s) them out,” using the repetition of the first-person plural pronoun (“we”) as a steady beat to affirm the survival of Native people.” The last word, “soon,” brings revolutionary transformation within reach.

57 “An American Sunrise” follows the model of the “Golden Shovel,” a new form invented by poet Terrance Hayes in which the last words of each line are taken from another poem, most often one by Gwendolyn Brooks. Harjo’s poem riffs on Brooks’s iconic “We

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Real Cool,” a jazz lyric first published in Poetry magazine in 1958 about fast-living kids playing pool in a bar: We real cool. We Left school. We

Lurk late. We Strike straight. We

Sing sin. We Thin gin. We

Jazz June. We Die soon. (Brooks 73)

58 Tightly constructed from monosyllabic words and employing techniques of alliteration, assonance, rhyme and repetition, “We Real Cool” dramatizes the vulnerability of youth and the power of a Black collective consciousness. In an interview with Studs Terkel, Brooks explains, “the ‘we’ is supposed to be almost attached to the word that precedes it, and it’s to indicate a song of lost-ness and a sort of bewildered clutch at identity, a sort of—a little cry” (Brooks, P.S. 29). The collective speaker of the poem keeps playing, keeps moving to the next game – until the game is up with death’s sudden approach, underscored by the abrupt absence of the pronoun “We” in the last line.

59 It seems that Brooks’s voice and the relentless rhythm she created in this poem lodged itself in Harjo’s memory and kept reminding her to fight for a different outcome. Commenting on the “fresh and vital” effects of “Golden Shovel” poems, Poetry magazine editor Don Share explains, The results of this technique can be quite different in subject, tone, and texture from the source poem, depending upon the ingenuity and imagination of the poet who undertakes to compose one. [. . .] [S]uch a poem is part cento, part erasure. But don’t let the word “erasure” mislead you. A poem in this form adds something even where it subtracts. (Share 2017)

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61 What Harjo adds in “An American Sunrise” is the comparative context that lets her readers see the struggle for survival and justice shared by African American and Native youth, as well as a more expansive form of storytelling. Through quoting directly from Brooks’s poem at the end of every line, Harjo rewrites the poem, visually rearranging it into a jagged vertical form and changing the rhythm. Instead of the inexorable beat of “We Real Cool,” Harjo works the breaks as pauses, introducing the possibility that her “we” might not make it through the night.13 She responds to Brooks’s warning by resolving that she and her after-hours companions will resist the dangers of artificial nights. With her “Golden Shovel” poem, Harjo simultaneously pays tribute to Brooks and adapts the jazz form to assert shared histories of struggle and to imagine a collective route toward a better future.14

62 A distinctive drive in Harjo’s writing is the urgent desire to keep traveling towards dawn, light, and home. Rather than lament the ephemerality of darkness, her speakers fight to understand and dispel it. “This is what makes Harjo’s poetry so optimistic,” Muscogee Creek and Cherokee writer Craig Womack explains, “–not only does she critique oppressive systems, but she is able to imagine their absence” (230). Another example of Harjo’s drive to imagine new territory is evident in the first part of A Map to the Next World, named “Songline of Dawn.” A poem at the center of this section,

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“Emergence,” begins in the middle of a “midsummer night,” with its speaker “lingering at the edge / of a broken heart” (29). As the speaker feels her heart “coming apart,” she also remembers an earlier time, a time before coloniality caused people “to cut the land or each other into pieces, / when we knew how to think / in beautiful” (29). This night work, which is the work of confronting pain, fragmentation, and dislocation, also confirms her desire to think beyond the limits of “small things” and the boundaries of the known world. It can conjure a vision of a newly “surfacing” world and “locate the sense beyond desire” (29). In the end, it strengthens her resolve: “I will locate the point of dawning / and awaken / with the longest day in the world” (30), she announces.

63 To experience the renewal promised by sunrise, however, requires careful preparation. In Conflict Resolution, Harjo recalls many occasions when she returns to ancestral grounds. As Womack explains in connection to another poem by Harjo, ‘To go home’ [. . .] is the state of the Native Union where the hoop is no longer broken, lands are returned, people are in control of their own resources; in other words, going home to vibrant Native nationalism, to real self-determination (231).

64 Harjo’s recent poems map routes back to Muscogee homelands through the sounds and rhythms of the stomp dance. With her relatives, she dances not only all night but all summer, absorbing the power of the sun during its strongest season and circulating from one stomp ground to another, “sharing food, songs, and nights that made concentric circles of stories on the road to sunrise” (Harjo 2015, 52). Here the nights put stories in motion and create paths towards the dawn; what makes such creative harmony possible are the sustained and reciprocal exchanges between people and the songs and dances they perform. By creating moving circles, the people generate a collective rhythm, explore night’s dark, unmapped spaces, and map spiral routes towards decolonial spaces.

65 Finally, listeners and readers can apprehend well the intertwined processes of cultural exchange and collaboration at the center of jazz poetics through comparing two versions of Harjo’s “Goin’ Home (song),” recorded as the last track in Winding Through the Milky Way (2008) and printed in a central section in Conflict Resolution (2015).15 In the book, Harjo introduces the song with a prose recollection of returning to her ancestral grounds; the song is followed with an explanation of the Muskogee ceremony that ushers in each new year by seeking harmony between plant, animal, and human worlds. This sequence creates a specific context for understanding the song and the correct place for listening to it. Intended to accompany the “last dance” of the night on the last night the year, it carries the singers and the listeners through to a new beginning, which is also the recovery of a harmonious world. The poem begins, Last dance and the night is almost over One last round under the starry sky We’re all going home someway, somehow when it’s over Hey e yah, hey e yay aye e yah aye e yay (Harjo 2015, 53)

66 The singer then recognizes that, no matter where they are, everyone wants not only romantic love but a great and transcendent love, “a love supreme,” even if they have “married sixteen times.” The lyrics address many forms of love—romantic, erotic, familial, cosmic—and advise listeners to remember their ancestors and to keep the touch steady and light: “Don’t forget: hold somebody’s hand in the dark” (54); “If you’ve found love in the circle then hold onto it, not too tight / If you have to let love go then let it go – Keep on dancing” (53). The singer urges her listeners to stay connected and to “figure out how to get our homelands back” (53).

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67 In its directives, allusions, verbal instructions, and rhythm, “Goin’ Home” confirms critical connections between this poet and the Native traditions and jazz musicians who inspired her. The title of the poem circles back to Pepper’s best-known recording, “Witchi-Tai-To,” and its composition echoes that work’s mixture of “Manhattan jazz riffs with stomp dance rhythms” (Lincoln 360). The words at the center of the poem, as well as the jazz rhythms that introduce the performed version, allude to and extend John Coltrane’s late masterwork, A Love Supreme (1964). Uttered as a refrain in this new context, its declaration of “a love supreme” surges across generations, cultures, and performative spaces, re-emerging as an urgent invitation to follow the jazz horn players into new territory. Although this night ends with an ordinary valediction, “Good night, sleep tight,” the singer won’t let sleep efface memory: “Don’t forget: hold somebody’s hand through the dark” (54), she admonishes. Then she returns to the refrain “Goin’ home goin’ home” (54), as if willing it to continue and enact a definitive, collective return.

68 Whereas the recorded version of “Goin’ Home” ends with instruments taking over from the singing voice and continuing to play through the final bars, the printed version of the poem concludes with four lines in Muscogee. These lines ask non-Muscogee readers to sound out an unfamiliar language without knowing its meaning, letting the sounds take the place of sense. If readers find a way to translate the words, however, they may discover another song embedded in the lines: the gospel-turned-protest song “This Little Light of Mine.”16 Written for children in the 1920s, “This Little Light” became an anthem for the Civil Rights Movement of the 1960s. By translating the anthem’s lyrics into Muscogee and singing them from her present location on Muscogee stomp grounds, Harjo’s speaker reactivates the power of song to protest shared histories of enslavement and remember the unfinished business of Civil Rights. By rewriting, embodying, and relocating this song, Harjo activates deep resonances between Black and Native traditions of resistance. And, as she voices these lower frequencies, she prepares her readers and listeners to hear clearly, perhaps for the first time, the urgent message she writes on the facing page: “To understand each other is profound beyond human words. This is what I am singing” (55).

Conclusion

69 “[A] musical art form that grew on American soil out of the interaction of the very different African and European musical traditions,” jazz music tells stories that function as “messengers and ambassadors between the world’s cultures” (Giddens xiii). As jazz has traveled from one location to another, or from the stage or studio to the written page, its voices and forms have provided opportunities for writers to articulate the symbolic and political potential of night as an imaginary space for active and engaged resistance.

70 In their various representations of night and adaptations of jazz forms, Langston Hughes and Joy Harjo created poems in which relations across cultures, generations, and races reverberate. Their poetry bridges modernity’s fragmentation of time and coloniality’s mastery of space through forms always in the process of revision and transformation, creating the potential for alliances across places and cultures. Hughes and Harjo confront the “darker sides of modernity,” but they also promise access to

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previously unspoken knowledge and to new languages for expressing individual and collective identities.

71 Darkness signifies so powerfully in the American imagination, Toni Morrison’s collection of essays Playing in the Dark attests, in great part because it evokes violent histories of coloniality, racism, and oppression. Morrison proposes, however, that attention to patterns of darkness and light in American literature can potentially open a new and vast “space for discovery, intellectual adventure, and close exploration” of territory that can be imagined as located outside of “the mandate for conquest” (3). “American Nights” in jazz poetry might be considered as entryways to those dark, undiscovered spaces that Morrison envisions, spaces in which modernity’s racial histories continue to be explored, articulated, and resisted. As imagined through poetry, such spaces powerfully translate the temporality of night into occasions for individual self-realization and moments for mobilizing collective action.

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NOTES

1. For details about The Cotton Club’s evening entertainments, see “A Night at the Cotton Club: Music of Duke Ellington, Harold Arlen & Cab Calloway,” based on Riverwalk Jazz script by Margaret Moos. 14 January 2020 . 2. Recordings function as active archives, providing musicians with access to a repertoire of standards and writers with private soundtracks. Recordings also encourage creative

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relationships between varied artists. In her study of jazz improvisation as a mode of cultural interaction, Ingrid Monsen notes that while live performances generate complex responses from listeners who perceive the innovation, “transformation, irony, and humor” in a musician’s style and recognize allusions according to their own “aural familiarity with the musical repertories and conventions,” (123) recordings function as enduring resources for musicians, allowing them to learn “turns, solos, harmonic substitutions, timbral sensibility, or rhythm section styles” (126). 3. Following the lead of Sascha Feinstein, an editor of The Jazz Poetry Anthology and author of Jazz Poetry: From the 1920s to the Present, in this essay I work with a broad, brief definition: “A jazz poem is any poem that has been informed by jazz music” and reveals a rich “synesthesia of musical and literary innovations” (Feinstein 1997, 2). 4. For Friedman, jazz is a musical form that fully expresses the creative resistance of the modern colonial subject. Following Paul Gilroy’s argument in The Black Atlantic, she pursues the artistic expressions of the descendants of people forcibly removed from African and “enslaved in the New World—alienated, exiled, transplanted, and infinitely creative. And in that new world,” she writes, “their descendants blended European and African musics to create creolized musical forms that have themselves transformed, traveled, and transplanted through the planet” (Friedman 62). 5. See Hughes, “Jazz as Communication,” in Hughes 2002, 370. 6. According to James Smethhurst, Hughes not only provided literary models for this later generation; he also mentored young artists and critiqued their work, “reminding the younger artists of a long tradition of black radicalism in the arts while chiding older artists and intellectuals for our own cultural amnesia about their radical youth” (1225). 7. The Black Aesthetic, the Black Arts Movement’s definitive text edited by Addison Gayle, emphasized “music, poetry, and drama, forms that are not only primarily communal but also have their foundations in African American oral folk cultures” (Ongiri 104). All three forms fostered the collective expression of Black communities and collaborative aesthetics, but music more immediately engaged the productive tensions between tradition and innovation at the center of the movement’s revolutionary aesthetic (Ongiri 24). 8. See Harjo 2015, 19. 9. For more detailed exploration of these intersections, consult the essays in Indigenous Pop. 10. See Mark My Words, Chapter 3, for Goeman’s analysis regarding how Harjo sees music as a means of accessing “dark” history and approaches poetry and music as “one entity” capable of rendering “places that converge with multiple temporalities” (Goeman 125). 11. Ellison’s essay “On Bird, Bird-Watching and Jazz” considers “why, during a period when most jazzmen were labeled ‘cats,’ someone hung a bird on Charlie” (67). He decides that Parker most resembles a mockingbird due to its type of song, facility with mimicry, and its association with the night. For Ellison, Parker’s “mocking mimicry of other jazzman’s styles” and his “interpolations of motifs from extraneous melodies” all “added up to a dazzling display of wit, satire, burlesque, and pathos” (68). 12. To hear Harjo reading “An American Sunrise,” go to the Poetry website: 13. In the version of the poem published in the 2019 book, Harjo revises the rhythm through punctuation and capitalization and rewrites many lines. The most significant change comes at the end: she omits the last two lines and concludes, simply, with “We.” Perhaps less confident now that “rumors of [Native] demise” can be spit out, or perhaps refusing to repeat the sentence “We die soon,” she nonetheless utters a final declaration of collective presence. 14. See Seong-hon Kim, “Oral Tradition, Activist Journalism and the Legacy of ‘Red Power’,” for an account of Harjo’s involvement in the Red Power movement. 15. For a thorough analysis of the song as performed on the album, consult Rios 120-1.

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16. To access the lyrics and listen to a recording of “This Little Light of Mine” made for Smithsonian Folkways, consult < https://folkways.si.edu/betty-fikes/this-little-light-of-mine/ african-american-music-documentary-struggle-protest/track/smithsonian>.

ABSTRACTS

While popular music has long been recognized as central to the Black Power movement and its writers, jazz has also served as a mode of decolonial thinking for Red Power writers. This essay investigates the places where jazz poetry emerged, analyzes the meanings of darkness, and listens for deep connections between African American and Native American artists and their musical cultures. My analysis of selected examples of jazz poetry, from Langston Hughes’s foundational jazz and blues poems to more recent compositions by Yosef Komunyakaa and Joy Harjo, shows how jazz has traveled across racial, cultural, and gender divides to disrupt time, to articulate the symbolic and political potential of night, and to reconnect printed poetry with aural performance. In the process, I argue, jazz poetry reveals critical intersections between race and culture and creates new spaces for active and engaged resistance.

Alors que la musique populaire est depuis longtemps reconnue comme essentielle au mouvement Black Power et à ses écrivains, le jazz sert aussi de mode de pensée décoloniale aux auteurs du Red Power. Cet article explore les lieux où la poésie jazz est née, analyse les acceptions de l’obscurité, et cherche à faire entendre les connections profondes entre les artistes afro- américains et amérindiens et leurs cultures musicales. Mon analyse de quelques exemples de poésie jazz, depuis les poèmes blues et jazz fondateurs de Langston Hughes jusqu’aux compositions plus récentes de Yosef Komunyakaa et Joy Harjo, montre comment le jazz a traversé les frontières raciales, culturelles, et de genre pour transformer le temps, exprimer la portée symbolique et politique de la nuit, et recréer le lien entre le texte poétique et la performance orale. De cette façon, la poésie jazz met en lumière des intersections cruciales entre identité et culture, et crée de nouveaux espaces de résistance active et engagée.

INDEX

Keywords: night, jazz poetry, blues, break, emergence, Red Power, Black Power, modernity, coloniality, Native American music, Native homelands Mots-clés: nuit, poésie jazz, blues, break, émergence, Red Power, Black Power, modernité, colonialité, musique amérindienne, pays natal

AUTHORS

AUDREY GOODMAN

Professor Georgia State University [email protected]

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“Moon Change”: Night Scenes and the Collision of the Personal and the Political in Tony Kushner’s Caroline, or Change (2004)

Anouk Bottero

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Introduction

2 When Tony Kushner and Jeanine Tesori’s musical, Caroline, or Change, opened at the Public Theater (Off-Broadway) on November 30, 2003, theater critics immediately noticed the musical’s uncommon austerity through its subtle analysis of class and race divides in 1960s Louisiana. Charles Isherwood even reported in a New York Times review of the Off-Broadway performance that “you may get the uneasy sense that Caroline simply doesn’t belong in this musical—maybe in any musical”, reflecting this play’s unusual status among Broadway productions. This two-act, sung-through musical mostly deals with the subterranean changes happening in 1963, in the small town of Lake Charles, Louisiana, where Tony Kushner himself grew up. The play centers on the relationship between Caroline, a bitter and angry Black maid with four children who works for a Jewish family (the Gellmans), and the motherless, eight-year-old Noah Gellman. The play alternates between the reception of political events of the era and the aftermath of domestic intrigues centered around Noah’s pocket money and playing on the polysemic nature of the word “change”: Rose Stopnick, Noah’s stepmother, decides to teach him a lesson about money and tells Caroline that she can keep whatever pocket money she finds in Noah’s pockets when she does the laundry. This seemingly mundane gesture provokes a crisis when Caroline finds a $20 bill that was offered to Noah as a Hanukkah present, which culminates in an exchange of racial slurs from both Noah and Caroline. By the end of the play, the conflict, though smoothed over, is not resolved. A secondary plot involves Emmie, Caroline’s impetuous and

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revolted daughter, who resolutely embraces change by joining Civil Rights activists and participating to the toppling down and decapitation of the statue of a Confederate Soldier.

3 Caroline, or Change is definitely a “nightly” play, insofar as night scenes are not only numerous, but they also play crucial staging and narrative roles throughout the play. In Caroline, night scenes are watched over by the Moon, an anthropomorphized figure who sings of and embodies the ineluctable nature of change. Night scenes therefore become locales in which the play’s most conflicting issues collide: the great unfolding of History with the play’s characters’ intimate and individual trajectories; other characters’ desire for change with Caroline’s adamant resistance to change. This primary observation leads me to argue that, through the analysis of the motif of the night, the musical’s conflicting discourses emerge. But this motif also provides an unusual and fruitful perspective on the genre of the musical. Musical numbers are usually the occasion to express a character’s unspoken dreams or desires, in a gesture of sublimation that echoes the psychoanalytical interpretation of dreams. And in this musical, night is definitely the site of a collision between lost dreams and grim reality: this questions the musical’s capacity to resolve said conflicts and provide the enchantment that is supposedly the genre’s trademark. This article will look at the static and liminal quality of night in Caroline as a means to understand how night scenes become a site of collision of the personal and the political. What space is then left for dreams throughout the musical, especially for the many female characters who express their resistance to change or embrace it willingly?

Night scenes and the experience of liminality

4 I have already mentioned the odd and somewhat marginal status of Caroline amongst the Broadway repertoire. In a musical that is eponymously about change and upcoming transformations, the characters undergo a rite-like transformation, much akin to anthropologist Victor Turner’s analyses of the liminal phase of the ritual, that acts as a moment of estrangement. During the numerous night scenes, the liminal quality of space, time, and characters themselves is particularly enhanced. Liminality is one of the phases that the initiate has to cross before being aggregated with the communitas: “Van Gennep has shown that all rites of transition are marked by three phases: separation, margin (or limen), and aggregation” (Turner 47). For Turner, liminality is to be understood “as a process, a becoming, and in the case of rites de passage even a transformation” (Turner 46). In Caroline, the motif of the night represents a threshold, an in-between moment before an upcoming transformation—either personal or political. Moreover, the musical stages characters who can be understood as liminal entities, lingering on the margins of 1960s American society, because of their skin color, religion or family situation. Caroline, as a Black maid, not only symbolically represents the marginalized portion (female and Black) of an already marginalized workforce1: she is a liminal being, who only evolves in spaces of transition. She is found sitting on her porch on several occasions, but we never see the inside of her house. She works in a basement “sixteen feet below sea level” (Kushner 12), described in the opening number as “Torn tween the Devil/and the muddy brown sea” (Kushner 12). This also points to Caroline’s invisibility, once again highly reminiscent of Turner’s

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definition of the liminal being (or “persona”), who is partially made invisible by the community or society: Since [liminal beings] are not only structurally “invisible” (though physically visible) and ritually polluting, they are very commonly secluded, partially or completely, from the realm of culturally defined and ordered states and statuses. […] They have physical but no social “reality, hence they have to be hidden […]. (Turner 49)

5 During the liminal phase of any ritual, as Turner explains, the ritual subject ‘passes through a cultural realm that has few or none of the attributes of the past or coming state’ (Turner 47). Alluding to the unfamiliar and uncanny dimension of the environment highlights the process of estrangement characters go through, especially at night. Indeed, in Caroline, night is an unfamiliar space and time. The Moon herself sings of this defamiliarization process in the number ‘Moon Change’: Moon change, moon change, Glowing bright, light up the night, make your dress of spotless white turn to purple, turn to gleam… (Kushner 33)

6 Her allusion to Caroline’s white maid uniform (which remains her trademark throughout the play, setting her apart from the other characters) poetically invokes this moment of transfiguration, that might also affect the characters and the spectators” perception. The figure of the Moon, suffused in her pale light that transfigures colors, objects and spaces, is the embodiment of this process of defamiliarization. “[L]a lumière de la lune a également des aspects fantastiques et inquiétants”2, Alain Montandon explains in the “Moon” entry of his Dictionnaire littéraire de la Nuit (665). This fantastic dimension erodes regular perceptions and normality, as the “Fantasy” entry develops: l’absence de lumière entrave les activités humaines, change la perception de l’espace et du temps, suspend les conditions ordinaires de la vie quotidienne ; c’est la ‘normalité’ toute entière qui entre en crise pendant les heures qui séparent le coucher du soleil et l’avènement des ténèbres, de l’aurore et du retour de la lumière.3 (Montandon 505)

7 By turning Caroline’s “spotless” uniform into a gleaming purple dress, the nightly presence of the Moon estranges mundane objects and endows them with a magical and strange dimension. Night scenes also participate to the estrangement of the space of the stage. Indeed, most of the original production’s staging created patches of darkness on stage while spotlights illuminated at the same time separate spaces (Caroline’s front porch, Noah’s bedroom, and Stuart’s, Noah’s father, office). This light design created an unlikely dialogue and continuum between these different spaces, between the inside and the outside, between Caroline’s world and the Gellmans’, while the interstices between the different spaces remained dark and unlit, as if the night were constantly lingering on stage. Theater critic Charles Isherwood remarked in a 2003 New York Times review that “the sets […] leave plenty of dark space for the world of the imagination, where some of the musical’s more emotionally potent encounters occur.” As sites of encounter, these patches of night onstage represent liminal spaces, whose very presence estranges the performance space. This spatial estrangement builds on musical spaces as well. Jeanine Tesori’s music builds heavily on harmonies: voices are interwoven and juxtaposed, which creates eerie melodies that fill up the aural space and resonate within the shadows that remain on stage.

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8 Not only does the liminal quality of night build upon the idea of defamiliarization and estrangement, but it also endows the musical with a static quality. Throughout Caroline, night scenes are moments of stasis, actual thresholds before the narrative embarks the characters and spectators “towards what lies ahead” (Kushner 35). This process of defamiliarization is particularly visible in the fourth scene of the play, in which an anthropomorphized bus sings an aria to announce that President Kennedy is dead. It also illustrates the play’s static quality: indeed, Caroline is deprived of the expectedly numerous and lavishly choreographed numbers that usually punctuate Broadway musicals. Instead, the musical offers long moments of stasis, especially during night scenes, in which characters are often found waiting or pausing. Just before the bus arrives, a disgruntled Caroline sings: You wait forever Fore that damn bus come. […] Moon gone change and change again fore that damn bus take me home… (Kushner 33)

9 The political event recounted in the “Bus Aria” is indeed seized in its immediacy, illustrating both stasis and upcoming movement. The rhythm of the song somehow mimics the stasis that engulfs time and characters in an a-temporal moment: the rhythm is stretched by the singer’s ability to hold notes for a long time, and the recurring use of the present perfect through the lyric “The earth has bled” (Kushner 34) fixates the event in an a-temporal moment. As he announces that “Now come the flood”, anticipating the upcoming consequences of this momentous political event, he pauses to apologize “for being late,/making everybody wait”. The singer’s “apocalyptical voice”, as the stage direction reads, puts the unfolding of History on hold, as if the world had stopped turning for a moment. It is only at the very end of the song that the main information—Kennedy’s death—is given: The president Oh blight November winter night The president is dead. (Kushner 34)

10 The final line of the song insists on this a-temporality, as the notes sung on “is” and “dead” are held for several long seconds by the singer, demonstrating an impressive mastery of key change. The interruption of the announcement, with the line “Oh blight November winter night”, demonstrates the difficulty to enunciate the momentous event. Precisely, this a-temporal momentum seems to present a culmination, which offers a brief moment of pause before News come slow here, Change come slow, Light gone out now, darkness come, Step on board; Time for departing… […]

Into the nighttime, Toward what lies ahead. (Kushner 35)

11 Interestingly enough, at the end of the song, nighttime is no longer just a moment of stasis, but a part of this transformative process, a suspended moment that announces and prepares the consequences of political events.

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Colliding (Hi)stories

12 “News come slow here/Change come slow”: as these lines sung by the Bus suggest, there is a definite discrepancy between the rhythm of political events and History and the characters’ individual perception and reception of these events. Night scenes not only contribute to the estrangement of space and time: they also shed light on this discrepancy and highlight the collision between the personal and the political that result in confrontational dynamics. In this musical, History collides with mundane and seemingly trite events, enhancing this same discrepancy: it is no coincidence that, on the same night that the Bus announces Kennedy’s death, Rose Stopnick triggers a domestic conflict in order to teach Noah a lesson about the value of money. Kushner himself insisted on the inherently syncopated rhythm that pervades the play’s depiction of 1963 American society through the lens of a small southern community and its individuals: I wanted to write about race relations, the civil rights movement, and African- Americans and southern Jews in the early 1960s, a time of protean changes sweeping the country—and to write about these things from the perspective of a small, somewhat isolated southern town. I grew up in Lake Charles, Louisiana, during this period. Change was taking place in Lake Charles, of course, but in a more subterranean fashion, and at a different pace, than elsewhere in America. (Kushner xi)

13 Change is not just metaphorical in Caroline: it is first and foremost political. The political turmoil of 1960s America pervades the whole play, as early as the paratextual information which reads “The play takes place in Lake Charles, Louisiana, November- December 1963” (Kushner 10). The mention of Vietnam, where Caroline’s son, Larry, is stationed is another distant reference to the political context: “The handsome boy./The navy man./Larry now in Vietnam…” (Kushner 80), as well as the exclamation from Rose’s father: “May Bull Connor roast in hell” (Kushner 85), a reference to the infamous Alabama politician.

14 Being so anchored in this political context, Caroline ought to represent the transgressive political acts that came to illustrate the political struggles led by Civil Rights activists, especially in the segregated South. Precisely, the secrecy of nighttime becomes the privileged space in which political acts of transgression happen in Caroline, such as the toppling down of the statue of a Confederate Soldier that is later found in the bayou, headless. The episode remains both a mystery and an unresolved issue until the end of the play, when Emmie reveals in an epilogue entitled “Emmie’s Dream” that she was part of the group: Just one thing left unsaid: Who was there when that statue fell? Who knows where they put his head? That ol copper Nightmare Man? Who can say what happened that night at the courthouse? I can. I was there that night; I saw, I watched it topple like a tree. We were scared to death to break the law! (Kushner 125–126)

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15 The in-betweenness nature of nighttime allows for a reversal of social order, during which Emmie and her fellow activists dismantle and unscrew, literally and symbolically, the dominant order of 1963 Southern America. The musical’s exploration of the night’s fantasy-like dimension also allows norms to be eroded, even dismantled: la nuit érode les règles valables pendant le jour, le fantastique bouscule les certitudes de la raison et de la science ; dans les deux cas, une norme est remise en question—voire déconstruite, délégitimée, renversée.4 (Montandon 505)

16 By being removed from the public space, the “Nightmare Man” has left a void, which somehow becomes, through the evocation of a “nightmare”, a space for possible dreams. It might also be an underlying reference to Martin Luther King’s famous “I have a dream” speech, which was delivered in August 1963.

17 But the discrepancy and sometimes violent collision between the personal and the political is also revealed through the characters’ reaction to change and to political events. Once again, nighttime proves a particularly decisive moment for the characters to confront the way they experiment change. The “Moon Trio”, featuring Dotty (Caroline’s friend), Caroline and the Moon is a perfect illustration of that encounter between History and the mundane, between politics and personal stories. The “Moon Trio” scene alternates between Dotty and Caroline arguing about how the other one has changed, and the Moon’s eerie variations on the line “Change come fast and change come slow/But change come, Caroline Thibodeaux” (32). The tutelary figure of the ever-changing Moon, who is described as a “gibbous moon” (31) at the beginning of the play, before appearing as “a new moon, dark” (96) in the second half of the play, also emphasizes the a-rhythmical and syncopated transformations that occur on a political and a personal, more intimate level. Indeed, whereas Dotty seems to interpret the disappearance of the statue as a good sign (“Things change everywhere, even here” [emphasis is mine]), Caroline refuses to even hear about change (“It just mean trouble on the way,/Don’t want to hear that…”). The night provides the characters with a pause during which they voice their personal reception of the events, as they stand with or against these cultural and political transformations. Kushner himself mentioned in a New York Times interview that the confrontation between the two characters in this scene was a moment of collision between the personal and the political: Change doesn’t move all people, even people in like circumstances. I’ve always been interested in people in revolutionary or protean times, when a lot of shifting is happening, who get left behind by that moment. It’s a collision of the political and the personal. (quoted in Paulson, “Topple a Confederate Statue? This Broadway Musical Already Did”)

18 Here the term “collision” is particularly important, as what the musical does is much more than a blurring or an interweaving of the personal and the political: both are violently confronted in the play, resulting in fragmentation. Following a commentary by Frank Rich in a December 2003 New York Times review of the play entitled “‘Caroline’, Kennedy and Change”, one might also say that “Caroline […] is about that sensation of history cracking open.” The collision between the personal and the political at night also sheds light on the fragmented society and community the musical stages. The Confederate Soldier statue is twice alluded to, causing Dotty and Caroline, and later Caroline and Emmie to fight. Moreover, the conversation is constantly framed by Dotty’s questions “You seen on the TV?” (Kushner 31) or “You see the TV news last

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night?” (86), to which both Caroline and Emmie successively respond that they “ain’t got a TV” (31, 86). To that extent, the event also reflects the discrepancy and syncopated reception of events among the individuals themselves. The making of collective memory is therefore only fragmentary: the cracks remain open, as a result of this collision. To some extent, the patches of night left onstage also become metaphors of these lines of fracture between the characters, who dialogue but remain isolated, separated by nightly lines of fragmentation.

Impossible dreams in Caroline, or Change?

19 This fragmentation, as well as the conflicting dynamics that frame the characters’ take on political transformations question the possibility of dreams in Caroline. One may get the impression that Caroline purely and simply states an impossibility for dreams to be performed, contrary to musical theater’s long tradition of dream ballets and happy endings in which dreams come true. Some critics, such as Ben Brantley, have even underlined the musical’s voluntary refusal of idealization: Caroline steadfastly resists easy opportunities to work its audience into a lather. […] Ms. Tesori's deliberately fragmented sung-through score avoids the usual anthems of uplift and self-empowerment, while Mr. Kushner's libretto refuses to sentimentalize or exalt its heroine.

20 However, there are references to dreams throughout the play. For instance, Noah is the childlike and imaginative voice of the musical, as his dreams often get confused with reality, such as when he dreams himself as a member of Caroline’s family in the number “Roosevelt Petrucius Coleslaw”. His lively imagination allows for endearing moments of comic relief that contrast with the play’s otherwise serious tone. On several occasions, the anthropomorphic Radio, Washing Machine, Dryer, Bus and Moon, become symbolic expressions of Caroline’s unspoken desires that emerge from the shadows left on stage. Moreover, it is at night, while sitting on the threshold of her home in the number “Gonna Pass Me a Law”, that Caroline interweaves her unspoken dreams with the political: Gonna pass me a law Larry come home from Vietnam, wherever that is. […] Gonna pass me a law say Nat King Cole gotta come over my house […] come out every night and stroke my soul. (Kushner 45)

21 In this number, which delves into Caroline’s intimacy, Kushner’s lyrics also enable us to catch a glimpse of Caroline as a desiring and sensuous body, something which participates to the musical’s deconstruction of the stereotype of the “mammy”, a stereotypical trope long prevalent in Broadway and Hollywood representations of Black women, as Aaron C. Thomas very efficiently shows in his article “Engaging an Icon: Caroline, or Change and the politics of representation” (2010). Indeed, Caroline differs from the stereotype of the Black mammy in several ways, especially because her sadness and anger counters the joviality usually associated to this stereotypical figure, but also because “Kushner has also given Caroline both a sexual past and a sexual

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fantasy life” (Thomas 205), such as when she remembers her absent husband’s touch later in the play: Even now your hand can summon how his neck, his belly feel, shoulders, what his breath was like. Hands burn then with happy fire, every inch of you, desire, longing set your skin aflame. (Kushner 70–71)

22 Allowing a Black, female character to perform her dreams and desires debunks instead a fabricated dream emanating from the entertainment industry, providing the play with a great variety of female performances that deconstruct stereotypical racial tropes.

23 However, Caroline’s dreams are violently suffocated during the “eleven o’clock number” “Lot’s Wife.” The function of this number in the general structure of the musical is particularly relevant in that case: “The ‘eleven o’clock number’—so called because it is usually placed strategically late in the show—is designed to elicit extended applause and (usually) encores” (Knapp, Morris and Wolf 334n7). A lasting convention of the Broadway musical, the eleven o’clock number is not only a moment dedicated to the sheer pleasure of performance (and in that case, of female performance), but it also signifies a character’s growth and becomes, in most cases, a performance of the self. And in Caroline, most night scenes allow for strong performances of the self, particularly by female characters. Interestingly enough, “Lot’s Wife” is supposed to happen during the day as Caroline and her family get ready to go to Church. However, throughout the performance, the stage is plunged into darkness, except for a white spotlight on Caroline’s face, and in the background the shadows of the tree branches on which the Moon is usually seated invoke her subdued presence. Earlier in the play, Caroline mentions that night is her “own time” (Kushner 46) and that she “[wants] the night to stay/nighttime forever/so [she] can sit smoking here, so [she] never/[has] to get up, go to work, be polite” (Kushner 47).

24 In that passage, night becomes a refuge, but also a “space and time of her own” that allows her to voice her dreams and desires. Thus, it only makes sense that the angry, bitter cry of self-expression that “Lot’s Wife” is should happen in a nightly setting. This number violently resists the possibility of dreams, as Caroline asks God to “murder [her] dreams”, and symbolically annihilates herself by mimicking the iron slamming down on her body, flattening it until she disappears: SLAM go the iron SLAM go the iron FLAT! FLAT! FLAT! FLAT!

[…]

Murder me God down in that basement, murder my dreams so I stop wantin, murder my hope of him returnin, strangle the pride that make me crazy.

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[…]

Caroline. Caroline.

From the evil she done, Lord, set her free set her free

set me free. (Kushner 118)

25 In this powerful and heart-wrenching number, Caroline seems to wish for an eternal night, embodied through the darkness of the basement, that will free her from the unstoppable and dreary cycle of life. The demand, formulated both through an anaphoric imperative form and a desperate plea sung in a tearful and plaintive voice at the end, cancels the possibility of dreams. On the other hand, the power needed to accomplish such a technically and emotionally demanding performance fulfills the audience’s expectation of an eleven o’clock number: Caroline’s cry buries her dreams but allows the performing female body to emerge as a powerfully grounded force and presence, that embodies the sunset of dreams and desires.

26 But Caroline does allow for nightly female performances that elicit hopes and dreams. Caroline’s daughter, Emmie, embodies a completely different perspective, and perhaps is the only character who is allowed to perform her dreams. The fact that she concludes the play in a number entitled “Emmie’s Dream” plays a crucial role in the final understanding that one may have of Caroline, or Change. Staging her performance at night echoes the movement of both the play, History, and this small community plunging “into nighttime, towards what lies ahead”: Emmie’s fierce embrace of change, which she expresses in an earlier number “I Hate the Bus”. In this number, she reemploys the stasis provided by nighttime to express her desire for independence and her longing for the future: The day come soon, I’ll pack up the nothin I own. And I’ll live in my house, and I’ll make it OK, by myself, all alone. (Kushner 96)

27 This number, as well as most of Emmie’s interventions, thoroughly builds upon her refusal of the liminal state she finds herself in: what she expresses is a desire for her dreams to be actualized. “Emmie’s Dream” is supposed to take place before dawn: the Moon sings “World awaken to prepare/for the consequence unforeseen” (Kushner 125), an in-between moment which also symbolically gestures towards the promise of a tomorrow. In that perspective, Emmie’s performance of the self echoes Jill Dolan’s concept of utopian performance, as developed in her 2005 book, Utopia in Performance. Finding Hope at the Theater. As Dolan explains, Utopian performatives persuade us that beyond this “now” of material oppression and unequal power relations lives a future that might be different, one whose potential we can feel as we’re seared by the promise of the present that gestures towards a better later. (Dolan 7)

28 Analyzing nighttime as a liminal space-time proves particularly fruitful in “Emmie’s Dream” because her performance, as Dolan characterizes, becomes “a crystalline moment of past-present-future ‘now’ time” (Dolan 168). As Dolan herself acknowledges, this idea is highly reminiscent of Walter Benjamin’s concept of “messianic time” and History’s irrevocable anchorage in the present that he develops in On the Concept of

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History (1940): “L'histoire est l'objet d'une construction dont le lieu n'est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’‘à-présent’”5.

29 Nighttime, in Emmie’s performance, becomes a “now-time” that allows for past, present and future to collide and generate a sense of hope. When Emmie sings of a better tomorrow, she is still firmly anchored in the present, while looking at the past and being pulled towards the future. This is particularly striking in the way she maps her own identity. She first starts by acknowledging her filiation to her mother, in a gesture that links her to the past: “I’m the daughter of a maid,/In her uniform, crisp and clean!” (Kushner 126). Using the metaphor of her mother’s blood, she sings that it flows “Under ground through hidden veins” (127), in what seems to be a reference to the underground railroad used by slaves to cross the Mason-Dixon line in the 19th century. She maps the trajectory and territory of Caroline’s blood, “down the plains, down the high plateau,/down to the Gulf of Mexico” (127), and then ends her performance by mentioning her brothers and herself, who are embodiments of the future: “Down to Larry and Emmie and Jackie and Joe./The children of Caroline Thibodeaux.” (127). Coming back to the etymology of the verb “to enchant”, Emmie’s performance re-enchants the musical through song and reintroduces the utopian dimension that is at the heart of the entertainment provided by the musical, as Richard Dyer argue in Only Entertainment. However, I may also argue that Caroline, as a contemporary musical that seeks to explore different themes than those commonly associated with musical theater, reworks the utopian elements that usually operate in musicals. Dyer explains that Entertainment offers the image of “something better” to escape into, or something we want deeply that our day-to-day lives don't provide. Alternatives, hopes, wishes —these are the stuff of utopia, the sense that things could be better, that something other than what is can be imagined and maybe realized. (Dyer 31)

30 If Caroline, especially by ending on Emmie’s hopeful performance, alludes to “‘something better’ to escape into”, it does not seem to provide any form of escapism. By shedding (moon)light on the lines of fragmentation that permeate the community, Caroline does not smooth over nor resolve the conflictual dynamics that collide on stage, against Richard Dyer’s idea that “[w]hat musicals have to do, then, […] is to work through these contradictions at all levels in a way as to ‘manage’ them, to make them seem to disappear” (Dyer 38). Similarly, Emmie’s fierce acknowledgment of her filiation to her mother, as well as the mapping of her Black identity within an actual territory, seem to anchor her performance, and therefore the tone of the play, within a historical reality that does not negate the lines of fracture constituted around notions such as race, class and sex.

Conclusion

31 Throughout the play, the motif of the night remains a continuous and structuring feature, both visually and conceptually, that sheds light on the conflicted dynamics the musical seeks to expose. The liminal and in-between dimension of nighttime in this play enlightens Caroline, or Change’s most conflicting issues, between change and stasis, between the personal and the political. The musical becomes the site of a collision (if not many), that only seem to be revealed in the eerie and uncanny light of the night.

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The idea of a collision, rather than a blurring, expands on the potentially violent and confrontational dynamics it translates on stage. Caroline’s final performance in “Lot’s Wife” is particularly striking in that respect, as the music only enhances the self- oriented violence of the number, instead of glossing over it.

32 Both a space and a time, the night in Caroline, or Change allows for the characters to redefine or assess their selves in a context of political turmoil, between the twilight of an era and the dawn of another. Once again, the in-betweenness does not remove the play from its historical context and political implications. Precisely, the night’s in- between quality becomes a metaphor for the political state of 1963 America, caught between two eras and coming to violent collisions and confrontations that shaped the following decades. When looking at the way the musical stages the collision between the personal and the political, one may also bear in mind 1960s and 1970s feminist concerns and discourse that sought to expose the links between the personal and the political, in order to move from individual to collective action while emphasizing the idea that the political infuses the individuals’ situations.

33 Night scenes in Caroline also provide an extremely interesting point of entry into the way contemporary American musical theater expands and redefines its entertaining and enchanting potential, especially since the play was followed in 2005 by the adaptation of Alice Walker’s The Color Purple to the Broadway stage, in which a poor Black woman is also the focus of the play and which depicts the violence and oppression she is confronted to. In that perspective, Caroline is part of a larger 21 st- century wave of musicals that seek to explore the musical’s ability to tackle political issues, political bodies and political stances. Some of its most recent examples include another of Jeanine Tesori’s musicals, Fun Home (2015), an adaptation of Alison Bechdel’s cartoon which deals with sexual identity, queerness and the complex, or Lin-Manuel Miranda’s take on the American Revolution with Hamilton (2015) through a decidedly color-conscious casting, in which the Founding Fathers are interpreted by a cast of Latin-American and African-American descent. By exposing rather than obscuring America’s conflicts, especially through powerful female performances, Caroline pertains to this definite move away from the escapism usually provided by Broadway theater, while providing the audience with thoroughly enjoyable musical numbers. Female performances do influence and shape this change, first and foremost through the feminine figure of the Moon, both an embodiment of change and of female performances’ capacity to transform the genre.

BIBLIOGRAPHY

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Thomas, Aaron C. “Engaging an Icon: Caroline, or Change and the Politics of Representation.” Studies in Musical Theatre 4:2 (2010): 199–210.

NOTES

1. This echoes Kimberlé Crenshaw’s concept of intersectionality, a term she coined in her 1989 article, “Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics”. In this article, she argues that most feminist and antiracist discourse uses a “single-axis framework” that does take into consideration the intersection of race and gender. Because of that, Black women are often marginalized in these discourses: “Black women are sometimes excluded from feminist theory and antiracist policy discourse because both are predicated on a discrete set of experiences that often does not accurately reflect the interaction of race and gender. […] Because the intersectional experience is greater than the sum of racism and sexism, any analysis that does not take intersectionality into account cannot sufficiently address the particular manner in which Black women are subordinated” (140). It is therefore of particular importance to consider Caroline as an intersectional character in order to analyze her liminal dimension. 2. “Moonlight also possesses fantastic and uncanny aspects” (my translation). 3. “The absence of light prevents all forms of human activity, modifies one’s perception of space and time, and momentarily suspends the ordinary conditions that preside over daily life. ‘Normalcy’ as a whole undergoes a crisis during the moment that separates sunset and engulfing darkness from dawn and reappearing light” (my translation).

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4. “Nighttime provokes the erasure of the rules that apply during daytime, whereas fantasy upsets the certainties of logic and science; in both cases, a norm is called into question—or even deconstructed, overthrown and made illegitimate” (my translation). 5. “History becomes the subject of a construction whose site is not homogenous, empty time, but time saturated by ‘now-time’” (transl. Michael Winkler).

ABSTRACTS

The sung-through musical Caroline, or Change, written by American playwright Tony Kushner with music by Jeanine Tesori, garnered much critical acclaim when it first opened on Broadway in 2004. Set in 1963 Louisiana, the play tells the story of Caroline, a Black maid, and her interactions with eight-year-old Noah, the young son of the rich Jewish family she works for. An unlikely subject for a genre mostly considered as the epitome of mainstream theater, the political context of the Civil Rights movement nonetheless seeps through the show tunes and permeates the personal story of Caroline. Such interweaving is echoed through the many night scenes that punctuate the play, and during which the personal and the political, the intimate lives of the characters and the great unfolding of History collide. Therefore, this article approaches the staging of the night in Caroline, or Change as the creation of an in-between temporality that sheds light on these conflicting dynamics. Often watched over by a Moon-like figure who acts as an antique chorus set to blues and Motown music, night scenes indeed seem to confront the individual temporality of the characters and the implacable temporality of historical events that have shaped contemporary America. The title of the musical itself plays on this unlikely collision: a pun on the word “change”, it refers both to Noah’s pocket money that Caroline finds when she does the laundry and to the stream of political events happening in the background—or sometimes, in the foreground. Both a revelatory moment of stasis which allows for powerful performances of the self, and the manifestation of the unstoppable change Caroline so adamantly resists, night in Caroline, or Change offers a particularly fruitful point of entry into this particular musical, as well as into contemporary evolutions of the genre.

Écrit par le dramaturge Tony Kushner, sur une musique de la compositrice Jeanine Tesori, Caroline, or Change (2004) est un musical nocturne, dont le sujet inhabituel n’a pas empêché la critique de se montrer particulièrement élogieuse. S’éloignant des sujets de prédilection du genre, la pièce se déroule dans la petite ville de Lake Charles, dans la Louisiane de 1963. Elle met en scène Caroline, domestique noire au service d’une riche famille juive, les Gellman, et ses interactions avec Noah, le petit garçon de la famille. Le contexte politique de la lutte des droits civiques infuse la musique de toute la pièce de même qu’elle vient bouleverser la vie des personnages, et notamment celle de Caroline. C’est au cours des nombreuses scènes de nuit qui ponctuent le musical que le spectateur voit s’entrechoquer le personnel et le politique, le déroulement intime de la vie des personnages et l’inéluctable marche de l’Histoire. Cet article se propose donc d’aborder la mise en scène de la nuit dans Caroline, or Change comme l’avènement d’un entre-deux spatial et temporel. Souvent placées sous la figure tutélaire d’une Lune anthropomorphisée qui prend le rôle d’un chœur antique sur fonds de blues et de Motown, les scènes nocturnes font entrer en collision la temporalité individuelle des personnages et celle, implacable, des événements politiques et historiques qui ont façonné l’Amérique contemporaine. Le titre du musical, qui joue sur la polysémie du mot change, fait également allusion à cette

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superposition inattendue, en faisant référence à l’argent de poche que Caroline trouve dans les poches de pantalon de Noah en faisant la lessive, mais également au courant de transformations sociales, politiques et culturelles qui se déroulent en fond de scène — ou parfois même à l’avant- scène. Dans Caroline, la nuit se fait moment de stase qui permet l’expression de soi, tout en faisant advenir ce changement auquel Caroline se refuse tout au long de la pièce. De ce fait, la nuit dans Caroline, or Change offre un point d’entrée particulièrement fructueux sur les enjeux de cette pièce, de même que sur les évolutions du musical américain contemporain.

INDEX

Keywords: Caroline, or Change, Tony Kushner, Jeanine Tesori, contemporary American musical theater, 1960s America on Broadway, night on stage, female performance Mots-clés: Caroline, or Change, Tony Kushner, Jeanine Tesori, comédie musicale américaine contemporaine, mettre en scène l’Amérique des années 1960, mise en scène de la nuit, performance féminine

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Sleepless in Carver Country: Insomnia and Existential Crisis in Raymond Carver’s Short Fiction

Marine Paquereau

1 In Carver country1, the night is not just a neutral backdrop used to create a reality effect. Carver’s short stories taking place after dark are filled with heated arguments, bad dreams, and insomnia, suggesting that nighttime is a catalyst triggering moments of crisis in the lives of his characters specializing in “low-rent tragedies”, as Maxine puts it in “One More Thing”2. Insomnia, in particular, concisely defined by the Merriam-Webster dictionary as “a prolonged and usually abnormal inability to get enough sleep”, seems to become a means of expression for otherwise rather inarticulate characters.

2 For Ernest Fontana, “insomnia is a sickness” (447); for Kirk Nesset, it is “a common malady in Carver’s ecosystem of malaise” (21). In his poem “Winter Insomnia”, Carver himself wrote: “the mind is sick tonight” (Winter Insomnia 23), showing both the importance of insomnia in his literary universe and its close association with illness. In fact, though this somatic manifestation of the characters’ psychological discomfort can have various origins, it always takes on an existential dimension: because they are unable to fall asleep, the characters are trapped in a moment of unwanted self- assessment whose nature will be defined in this paper. They find themselves in a state of inescapable consciousness which leads them to question the significance of their lives, and which threatens them with chaos and, ultimately, oblivion. I will show that insomnia, therefore, is a moment of critical wakefulness which challenges the characters’ perception of their identity and makes them painfully aware of the tragedy of mortality. Interestingly, though insomnia is always an expression of the characters’ awakening to the transience of human life and human relationships, its treatment in some stories from the latest collections seems to follow Carver’s stylistic evolution as a writer, from pessimistic minimalism3 to a little less dire form of realism, in his collection Cathedral in particular, and might also be interpreted as the first step towards a form of acceptance, even of cure, of the characters’ condition.

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3 Sleepless characters appear in each of Carver’s four main collections of short stories. In the first two collections, Will You Please Be Quiet, Please? and What We Talk about When We Talk about Love, the treatment of insomnia seems to follow a pattern based on gender. Thus two men, Arnold in “Are You A Doctor?” and Leo in “What Is It?” (both published in Will You Please Be Quiet, Please?), cannot sleep because they are anxiously waiting for their wives to come home. The stereotypical roles attached to each gender are reversed here, as two middle-aged men turn into modern Penelopes expecting the return, not exactly of the heroic warrior, but of the household’s breadwinner.4

4 As the wife’s absence is prolonged, so is the husband’s wakefulness. Obviously, what is at stake here is not simply the frustration associated with the two men’s wait and their forced passivity, but the hierarchy inside the couple. In both stories, the title is in the interrogative form, instilling doubt and questioning the characters’ function right from the start. The first sentence of “Are You A Doctor?” describes Arnold in the outfit of the perfect “househusband”: “In slippers, pajamas, and robe, he hurried out of the study when the telephone began to ring” (31). On the contrary, his wife is immediately presented as an active businesswoman: “She called—late like this, after a few drinks— each night when she was out of town. She was a buyer, and all this week she had been away on business” (31). Of course the dashes are here to underline the most important pieces of information, two elements that seem disturbing enough to be mentioned in an otherwise very factual sentence: it is late and she might be drunk. Arnold’s powerlessness in this situation is visible, ironically, in the fact that he is nowhere to be seen in the passage: his wife does not even call him, she just “calls”. The personal pronoun is not mentioned, perhaps because it is, just like the man it refers to, taken for granted.

5 Arnold tries to regain a sense of power and virility by leaving home and meeting another woman during his sleepless night. But the clumsy and short-lived affair does not allow him to assert his identity, quite the opposite: “Appalled at himself, knowing he would despise himself for it, he stood and put his arms clumsily around her waist” (39). The repetition of the reflexive pronoun “himself” highlights the fact that Arnold is undergoing a form of dissociation and cannot really come to terms with the situation nor with his own image. When Arnold’s wife finally calls him, she unknowingly points to his alienation: “‘Are you there, Arnold?’ she said. ‘You don’t sound like yourself’” (40, emphasis mine). The story ends with this remark, leaving the reader and the characters themselves to ponder on Arnold’s identity (or lack thereof).

6 In “What Is It?” Leo’s wife Toni is also the one in charge, since she does all the work to sell their convertible before it is seized by the court. After all, she knows best: we learn at the beginning of the story that Toni and Leo met when she successfully sold him a children’s encyclopedia although he was childless at the time. She is also the one who decides when to call and when to hang up while she is away trying to sell their car, whereas all Leo can do is ask her questions which remain unanswered, or only receive vague replies: “‘Where are you?’ he says. He hears piano music, and his heart moves. ‘I don’t know, she says. Someplace’” (213).

7 Leo and Toni have been deceived by the excesses of consumer society, which led them to bankruptcy. Before they lost everything, they tried to have a full life, as the enumeration of their expenses suggests: Food, that was one of the big items. They gorged on food. He figures thousands on luxury items alone. Toni would go to the grocery and put everything she saw. [..]

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She joins all the book clubs. […]. They enroll in the record clubs for something to play on the new stereo. They sign up for it all.” (212)

8 But in a world in which you exist only if you own something, in which moral values are disregarded5, being bankrupt, i.e. being forced to renounce the American Dream of materialistic achievement, is fatal6. That may partly explain why Toni is much more severe than Arnold’s wife when it comes to assigning her husband an identity, and condemns Leo to complete annihilation: “But you don’t have money […]. And your credit’s lousy. You’re nothing” (209, emphasis in the text). Although he tries to assert himself during his sleepless night, Leo’s exclamation “I’m right here!” (216), which bears an ontological resonance, is immediately followed by a blank space, showing that his insignificant existence is not acknowledged by anybody.

9 Contrary to their male counterparts, the women who appear in the first two collections and who, interestingly enough, are both named Nancy, don’t have to worry about their partners’ whereabouts. But although they are in the physical presence of their husbands, they feel deserted. In fact, “The Student’s Wife” (Will You Please Be Quiet, Please?) and “I Could See The Smallest Things” (What We Talk about When We Talk about Love) play on the oscillation between the women’s feeling of abandonment, due to their inability to communicate with their sleeping partners, and their wish for another form of abandonment, “the peaceful abandonment”7 (translation mine) mentioned by Nicolas Surlapierre in Montandon’s Dictionnaire littéraire de la nuit, that is to say the oblivion offered by sleep.

10 In “The Student’s Wife”, Nancy is but “an appendage of her husband’s inadequacies” (Saltzman 50), as the possessive form in the title underlines. In order to please him she has to limit herself to the role of the audience, the passive listener to whom he proudly reads poems. Although she does fall asleep at the beginning of the story while listening to her husband Mike’s “confident sonorous voice” (Will You Please Be Quiet, Please? 122), she wakes up after “a funny little dream” (123), and then never manages to go back to sleep. In the dream, she has to “sacrifice and sit all cooped up in the back” (124) of a motorboat after an argument with her husband. As Fontana explains, “[t]he dream is obviously, perhaps too obviously, a metaphor for Nan’s discomfort in her marriage” (448), for her always having to humor her husband while being perpetually pushed into the background.

11 During her insomnia, she tries to find solace in conversations with Mike, because she “[doesn’t] want to be awake by [herself]” (Will You Please Be Quiet, Please? 126), but he remains selfishly indifferent to her predicament, saying “I wish you’d leave me alone, Nan” (128), before turning his back to her and going back to sleep. The “growing pains” (126) that she complains about during her sleepless night can then be seen as the somatic expression of her growing anxiety as she reflects on their mediocre life.8 Thus, she makes a list of the things she appreciates, which soon turns into a list of things she wishes she had, thanks to a shift from “I like” to “I’d like”: I like good foods, steaks and hash-brown potatoes, things like that. I like good books and magazines, riding on trains at night, and those times I flew in an airplane. […] I like Janice Hendricks very much. I’d like to go dancing at least once a week. I’d like to have nice clothes all the time. […] And I’d like us to have a place of our own. […] I’d like us both just to live a good honest life without having to worry about money and bills and things like that. (Will You Please Be Quiet, Please? 127-128)

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12 The wish list that she establishes is dominated by material possessions she is frustrated not to own, a common trait in Carver’s short stories, in which most characters are in dire straits.

13 When she eventually decides to get up, Nancy is surrounded with threatening signs that add to her anxiety because she cannot fully comprehend them. For Günter Leypoldt, this is a case of “arrested epiphany”, which he describes as “a distinct disparity between the character’s feeling of revelation and his or her lack of understanding of what sort of insight the revelation is supposed to provide” (535). For instance, she does not have the necessary tools to grasp the meaning of the “terrible” sunrise she sees: “Not in pictures she had seen nor in any book she had read had she learned a sunrise was so terrible as this” (Will You Please Be Quiet, Please? 131). Contrary to traditional interpretations, dawn doesn’t bring hope in Nancy’s world. Worse, the very last paragraph describes Nancy’s sleeping husband as a corpse enveloped in his white shroud: “He looked desperate in his heavy sleep, his arm flung out across her side of the bed, his jaws clenched. As she looked, the room grew very light and the pale sheets whitened grossly before her eyes” (131). This image is hardly surprising, as Montandon’s literary dictionary of the night reminds us that a sleeping body and a dead body have the same posture9 (1309), but it aptly reflects Nancy’s existential crisis and her sudden awareness of her own mortality. Her last resort is God, and the story ends with a desperate prayer: “‘God,’ she said. ‘God, will you help us, God?’ she said” (Will You Please Be Quiet, Please? 131). However, her plea remains unanswered, and the silence that follows, illustrated by the blank space at the bottom of the page, is deafening.

14 The second story featuring a sleepless female protagonist, “I Could See The Smallest Things”, is told in the first-person, which suggests that the character, who speaks for herself, is more articulate than the student’s wife. She seems to have a better grasp of the situation; thus in the first paragraph, she explains that she won’t be deceived by hackneyed nighttime symbols: “A big moon was laid over the mountains that went around the city. It was a white moon and covered with scars. Any damn fool could see a face in it” (What We Talk about When We Talk about Love 26, emphasis mine). But although this Méliès-like moon is denounced as a cliché, it can still be interpreted as an anthropomorphic projection of the character’s feelings, the scars being the metaphorical illustration of her psychological pain.

15 In fact, the two insomniac women share more than a first name. Just like “Nan” in “The Student’s Wife”, “Nancy” lives in a stifling environment, as illustrated by the insistence on the “fences” separating her yard from the neighbor’s (27, 28) and on the gate she should close (“I was in bed when I heard the gate” [26]; “It was then that I remembered I’d forgotten to latch the gate” [30]). Moreover, she experiences just the same unease as Nan when she looks at her husband. Though all is calm, her husband Clifford does not seem to be sleeping in heavenly peace: “Cliff’s breathing was awful to listen to” (26). His complexion and his position (“his arms hugged his pale chest” [26]) make him look like a recumbent statue, which contributes to the creation of an atmosphere of impending death.

16 Again, insomnia turns into a moment of forced introspection for the main character, and acts as a reminder of the transient nature of life. This is made obvious thanks to the slug imagery used throughout the story. When Nancy decides to “go out and fasten up the gate” (27), she meets her neighbor Sam, who used to be friends with Clifford

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before a drunken fight. Sam shows her “some wormy things curled on a patch of dirt” (28) that he is trying to exterminate. They turn out to be slugs, but the de- familiarization brought about by the use of the vague term “things” delaying their identification adds to the uncanny atmosphere, which is also created by Nancy’s reflection on her unusual outfit (“It felt funny walking around outside in my nightgown and my robe” [27]) and above all by the moonlight: “There was light enough so that I could see everything in the yard” (26); “Everything lay in moonlight, and I could see the smallest things” (26); “The moon lighted up everything” (27). With this description of the moon as a spotlight, the whole scene seems eerily staged. The characters’ existence itself therefore appears unreal, and even on the verge of disintegrating into nothingness, like the slugs Sam has put Ajax powder on. Significantly, right after this passage, Nancy spots a plane above their heads: “A plane passed overhead. I imagined the people on it sitting belted in their seats, some of them reading, some of them staring down at the ground” (29). By adopting the passengers’ perspective, she implicitly places herself in the position of a tiny slug, and acknowledges her own insignificance.

17 Back in her bedroom, Nancy still cannot fall asleep, nor can she get rid of the image of the agonizing slugs: I opened my eyes and lay there. I gave Clifford a little shake. He cleared his throat. He swallowed. Something caught and dribbled in his chest.

I don’t know, it made me think of those things that Sam Lawton was dumping powder on. (30)

18 Again, Nancy’s unsuspecting husband acts as the receptacle for her fear of death. The story ends on the expression of her growing anxiety: “I thought for a minute of the world outside my house, and then I didn’t have any more thoughts except the thought that I had to hurry up and sleep” (30). “Her only thought is the oblivion of thoughtlessness” (96), Adam Meyer explains. Nancy wishes for the blessing of being unaware of one’s inescapable solitude and eventual obliteration, but sleep is a form of escapism that is denied to her.

19 Contrary to most other insomniacs in Carver’s fiction, Iris and Jack, the couple in “Whoever Was Using This Bed” (Elephant), are awake together, and they do speak to each other during their sleepless night, caused by a random phone call. Fontana comments on the interesting use of the present tense in the story: Instead of remembering insomnia, the narrator is experiencing insomnia as he narrates the text; the alertness to the details of the moment that characterize the insomniac's experience becomes the mode of narrative presentation. (449)

20 It conveys a sense of immediacy by giving us the impression that the story is unfolding right before our eyes, but it also places us in the uncomfortable position of the intruders prying into the characters’ private life, eavesdropping on their conversation. In fact, in this short story Carver plays with our expectations by distorting the potentially romantic clichés attached to bedroom scenes and pillow talks.

21 Thus, the use of the indefinite pronoun “whoever” in the title, which questions the identity of the bed’s owner, as well as the narrator’s insistence on the messy state of the bed10 hint at a certain lack of intimacy and point to possible conjugal problems. Jack even seems to resent his wife’s invasive presence: “she’s more on my side than her own side” (Elephant 28-29); “Why don’t you move over a little and give me some of those covers?” (28). The bed becomes the stage for an intimate power struggle suggesting

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that it is in fact their couple, more than the covers, which might need some reorganization.

22 The question of the ties that bind the characters is all the more meaningful since their insomnia is dominated by the notion of disconnection. As Fontana puts it, the short story as a whole “is built around the metaphor of ‘unplugging’” (451). The call that wakes them up at three a.m., is the result of Jack’s forgetting to unplug the phone, a daily routine established after he separated—disconnected—from his first wife: After Iris and I started living together, my former wife, or else one of my kids, used to call up when we were asleep and want to harangue us. They kept doing it even after Iris and I were married. So we started unplugging our phone before we went to bed. (Elephant 28)

23 In Jack’s speech, cutting off the phone symbolically amounts to severing all links with his former family. But this time, at the other end of the line is another sleepless, possibly intoxicated, woman insistently asking to talk to someone named “Bud” (“‘Is Bud there?’ this woman says, very drunk” [27]), or maybe simply to a friendly ear, as suggested by the connotation of the name “Bud”, which may be short for “buddy”. In that sense, the anonymous woman sounds very much like a “Nancy”: like the protagonists of “The Student’s Wife” and “I Could See The Smallest Things”, she appears to be a lonely woman adrift in a senseless world, as shown by her unanswered questions: “Is Bud there?” (27); “‘Bud?’ the woman says. ‘What are you doing, Bud?’” (27). As Arthur Bethea explains, “[t]he phone calls—three of them, the first occurring at three a.m.—are early hints that Carver’s story takes place in a universe without transcendence. The Holy Trinity has no sway here; thus the substitution of three vain, exclamatory references to a higher power around three in the morning” (164). There is no understanding nor salvation to be found in religion, in a world where God is seemingly absent. Nor is there any sense of community, any display of solidarity. In fact Iris and Jack have no sympathy for the poor woman, and Jack even ends up being rather threatening after her third, apologetic call: “Please don’t ever call here again. Just don’t, OK? Do you hear me? If you’re not careful, I’ll wring your neck for you” (Elephant 44, emphasis mine). Again the specter of death looms in the darkness of the Carverian night.

24 The story itself begins and ends with metaphorical references to death, the very first sentence of the story (“The call comes in the middle of the night, three in the morning, and it nearly scares us to death” [27]) echoing the very last one (“The line goes dead, and I can’t hear anything” [44]) in a cyclic rhythm expressing the inevitability of death. Therefore, it is not surprising that the couple’s central conversation (a rather unexpected type of pillow talk, as mentioned earlier) should revolve around the concept of euthanasia, more precisely the idea of unplugging—disconnecting—not simply a phone, but a life-support machine: mostly they were talking about this nurse who unplugged six or eight people from their machines. At this point they don’t know exactly how many she unplugged. She started off by unplugging her mother, and then she went on from there. It was like a spree, I guess. She said she thought she was doing everybody a favor. She said she hoped somebody’d do it for her, if they cared about her. (37, emphasis in the text)

25 The conversation about the murderous nurse who literally severed all links with her mother and about various other people who resorted to euthanasia11 then takes a more personal turn which, again, reveals dissonance inside the couple. While Iris considers

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euthanasia a merciful gesture and asks her husband to let her go if need be (“I want you to promise me you’ll pull the plug on me, if and when it’s ever necessary” [40]), Jack is much less assertive: All right, if it’s what you want to hear, I’ll pull the plug for you. If that’s what you want me to do, I’ll do it. If it will make you happy, here and now, to hear me say so, I’ll say it. I’ll do it for you. I’ll pull the plug, or have it pulled, if I ever think it’s necessary. But what I said about my plug still stands. Now I don’t want to have to think about this stuff ever again. I don’t even want to have to talk about it again. I think we’ve said all there is to say on the subject. We’ve exhausted every angle. I’m exhausted. (43, emphasis in the text)

26 The accumulation of “if” clauses in this passage highlights Jack’s doubt regarding the appropriateness of such an act. The play on the polysemy of “exhausted” also underlines his mental fatigue as he tries to come to terms with his wife’s demand and, probably, with his own choice: “No. Don’t unplug me. I don’t want to be unplugged. Leave me hooked up just as long as possible” (41). Jack does not want to be put to sleep; insomnia, therefore, though undesirable at first, ironically allows him to maintain a precarious link with the rest of humanity. He wishes to keep a form of connection, which is denied to him in the final scene: But while I’m trying to tell all this to the woman, while I’m trying to make myself understood, my wife moves quickly and bends over, and that’s it. The line goes dead, and I can’t hear anything. (44)

27 By finally unplugging the phone, his wife condemns him to utter silence, and, symbolically, to death. The exhaustion mentioned by the narrator, then, is both ontological and linguistic, and can therefore be seen as a comment on Carver’s style, which relies on indefinite forms, omissions and silences.

28 Like “Whoever Was Using This Bed”, the short story “Menudo” is first based on the discomfort inspired by disorder. This time, however, the chaotic lives of the characters is not symbolized by an unmade bed but by heaps of leaves that need to be raked: A couple of days ago, when I couldn’t sit still, I raked our yard—Vicky’s and mine. […] I had an urge then to cross the street and rake over there, but I didn’t follow through. It’s my fault things are the way they are across the street”. (Elephant 55)

29 Contrary to Nancy in “The Student’s Wife”, for instance, the narrator knows very well why he cannot sleep despite being “exhausted”12 and having “taken nearly all of Vicky’s pills” (55): “across the street” lives his mistress Amanda, and he laments over the repercussions of their affair on their respective couples: “Is this what it all comes down to then? A middle-aged man involved with his neighbor’s wife, linked to an angry ultimatum? What kind of destiny is that?” (69). In fact, the narrator seems to believe that raking his neighbors’ lawn will assuage his guilt and change his destiny by reintroducing order in his existence.

30 Still unable to sleep, he recounts several memories, and especially the “menudo” his friend Alfredo offered to cook for him at a time when he “wasn’t in his right mind” (66): “he said he was going to fix menudo for me. He said it would be good for what ailed me” (67). The fact that his friend Alfredo should choose the verb “to fix” is significant, because it suggests that something—namely the narrator’ tumultuous life— is broken and needs to be repaired, But as Ewing Campbell explains, When he wakes up late the next day, the people and the menudo are gone. He has missed out on the menudo.

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It seems an insignificant thing to remember, but the facts of his life can be reduced to this one event. He has missed out. Avoiding strange, uncomfortable, and painful realities through alcohol, extramarital relations, and denial, he never experiences life in ways that might help him develop. (76)

31 The narrator’s behavior betrays his escapist tendencies, which lead to constant wandering, or what he himself calls “[c]ompulsion and error, just like everybody else”13 (Elephant 61). Still, insomnia, in his case, might turn into a form of remedy. As Fontana remarks, the narrator clearly considers “sleep is a form of death” (450), hence his refusal to go to sleep when he stayed by his dying father’s side a few years ago, as if death were somehow contagious: “I never took my clothes off and didn't go to bed. I may have catnapped in a waiting-room chair from time to time, but I never went to bed and slept” (Elephant 59, emphasis in the text). In that sense, he is not different from the other Carverian insomniacs.14 But this time, the character’s sleeplessness, his “resistance to death” (Fontana 450), might also be a first step towards actively reorganizing his life. Thanks to his insomnia, he seems to have an epiphanic moment, and he is finally able to take matters—in the shape of a rake—into his own hands: “I go outside to the garage and find the rake and some lawn bags. By the time I get around to the front of the house with the rake, ready to begin, I feel I don’t have the choice in the matter any longer” (Elephant 69). His final impulse seems gratifying enough (“I’m happy, raking” [69]) for the reader to interpret the open ending as a positive evolution: “I look both ways and then cross the street” (71). The verbs of action indicate he has summoned the courage to do what he had failed to do at the beginning (“I had an urge then to cross the street and rake over there, but I didn’t follow through” [55]). Of course, in Carver’s fiction, optimism is scarce and never fully explicit, and consequently the nature of the narrator’s resolution is unclear. In fact, the story ends on the same “darkly distinctive late Carverian optimism” (Nesset 80-81) as when the narrator wonders whether he will ever get to eat menudo a few paragraphs earlier: “I’ll probably die without ever tasting menudo. But who can say?” (Elephant 69). The interrogative form shows that in Carver country, happiness is a precarious hope, a possibility rather than a certainty.

32 In “A Small, Good Thing”, the characters’ sleeplessness has a very tangible cause: two worried parents, Ann and Howard Weiss, are in a hospital room watching over their son Scotty, who was the victim of a hit and run on his birthday. Here their vigil is in stark contrast to Scotty’s coma, which the doctor insists on calling a “very deep sleep”15 (Cathedral 62). Again, sleep is associated with death, in a very literal way since Scotty eventually expires without really waking up from his coma. At the end of the story, the disconsolate parents confront the baker who kept harassing them on the phone over Scotty’s forgotten birthday cake. But their anger gives way to the restoration of a sense of community when the baker begs for their forgiveness and offers them bread and cakes, because “[e]ating is a small, good thing in a time like this” (83). Ann is “suddenly hungry” (83), which indicates a symbolic rebirth. The baker confides in the parents to explain his curt behavior: They nodded when the baker began to speak of loneliness, and of the sense of doubt and limitation that had come to him in his middle years. He told them what it was like to be childless all these years. To repeat the days with the ovens endlessly full and endlessly empty. (83)

33 The repetition of the privative suffix–less, which echoes the word “loneliness”, highlights the baker’s disconnection from the rest of the world. Critics have often

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insisted on the religious connotations of the story, especially when the baker, in a Christ-like position, breaks the bread open: “‘Smell this,’ the baker said, breaking open a dark loaf. ‘It’s a heavy bread, but rich’” (84). But instead of God, the parents find solace in the warmth of a blunt and down-to-earthman. “A Small, Good Thing” is a secular story of reciprocal salvation: at the end of a long, sleepless night, the characters are redeemed when they manage to love their neighbors as themselves.

34 Though the characters’ insomnia can have an external cause, it is always the physical expression of their inner turmoil, leading to moments of forced self-examination and dark epiphanies (more or less eye-opening, depending on the insight of the characters). In Carver’s short fiction, sleepless characters realize that they are essentially alone in a God-forsaken world, and slowly come to understand that human existence itself may well be the real nightmare.

35 Insomnia is metonymically associated with death, first because it triggers the symbolic death of alienated characters, especially male ones, and then because insomniacs, though they envy their partners’ escapist abandonment to sleep, also interpret sleep as a form of memento mori.

36 They are prisoners of a form of ontological exhaustion which echoes Carver’s seemingly neutral writing, based on empty forms and implicit details, that is to say devices that seem to epitomize the exhaustion of language itself.

37 Still, as Carver’s style evolves towards more hopeful considerations, so does his treatment of insomnia. By becoming both the symptom and the cure of some characters’ disconnection, it introduces a touch of potential, low-key optimism. The “terrible sunrise” of “The Student’s Wife” then gives way to the more promising dawn of “A Small, Good Thing”, this “high, pale cast of light in the windows” (84) which brings together, even for a brief moment, a solitary baker and two grieving parents, and proves that, sometimes, the sun also rises in Carver country, though unostentatiously.

BIBLIOGRAPHY

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Campbell, Ewing. Raymond Carver, A Study of the Short Fiction. New York: Twayne, 1992.

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---. Elephant and Other Stories. 1988. London: Vintage, 2003.

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---. Carver Country: The World of Raymond Carver. With photographs by Bob Adelman. New York: Scribner, 1990.

Fontana, Ernest. “Insomnia in Raymond Carver’s Fiction.” Studies in Short Fiction 26.4 (Fall 1989): 447-451.

Gentry, Marshall B., and William L. Stull (eds.). Conversations with Raymond Carver. Jackson: UP of Mississippi, 1990.

Leypoldt, Günter. “Raymond Carver’s ‘Epiphanic Moments’.” Style 35.3 (Fall 2001): 531-547.

Meyer, Adam. Raymond Carver. New York: Twayne, 1995.

Montandon, Alain (ed.). Dictionnaire littéraire de la nuit. Paris: H. Champion, 2013.

Nesset, Kirk. The Stories of Raymond Carver, A Critical Study. Athens: Ohio UP, 1995.

NOTES

1. Carver Country is the title of a book made up of texts by Raymond Carver and photographs by Bob Adelman published in 1990. 2. In the short story “One More Thing”, Maxine, the main character, is trying to get rid of her alcoholic and abusive husband. When she learns that her teenage daughter has stopped going to school, she describes the situation as “another tragedy in a long line of low-rent tragedies” (What We Talk about When We Talk about Love 130). 3. Carver never really appreciated this label describing the pared-down style of his stories, more specifically those of the collection What We Talk about When We Talk about Love: “There’s something about ‘minimalist’ that smacks of smallness of vision and execution that I don’t like” (Gentry and Stull xii-xiii). 4. The vision of the passive, powerless man acting as a contemporary Penelope is a recurrent motif in Carver’s fiction: in “After the Denim” another sleepless man, James Packer, decides to “[take] up his basket of embroidery” (What We talk about When We Talk about Love 66) to try and forget about his wife’s potentially mortal disease. 5. The man who buys their car explains “he’d rather be classified a robber or a rapist than a bankrupt” (215). Here, bankruptcy is metonymically associated with two different types of crime and therefore seen as a crime itself, a very serious one at that. 6. Leo even contemplates suicide during his sleepless night: “He […] considers whether he should go to the basement, stand on the utility sink, and hang himself with his belt” (213). 7. “Pontalis, dans un court texte ‘Dormeuse’, regrette de ne pas être assez poète pour faire l’éloge du sommeil ou de la dormeuse, ‘celle qui s’abandonne au sommeil dans un lit après l’amour, dans un pré après la moisson. Cet abandon tranquille viendrait-il de la certitude qu’elle ne sera jamais abandonnée?” (Montandon 1309). 8. Studying the dialogue (or lack thereof) between Nancy and her husband, Fontana asserts that “in fact, her insomnia is the experience of feeling herself ‘growing,’ growing in awareness,” while her husband keeps refusing to “share in her fear and terror” (Fontana 448). 9. “il est aussi ardu de dire ‘je dors’ que ‘je suis mort’ […] parce que les deux semblent posturalement proches” (Montandon 1309). 10. “The covers are up around her shoulders. The blankets and the sheet have been pulled out from the front of the bed. If we want to go back to sleep—I want to go back to sleep, anyway—we may have to start from scratch and do this bed over again.” (Elephant 28); “But the covers don’t feel right. I don’t have any sheet; all I have is blanket. […] We should make up the bed again” (28); “The covers are turned every which way, and it’s five o’clock in the morning” (34); “We’re

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sitting on the part of the bed where we keep our feet when we sleep. It looks like whoever was using this bed left in a hurry. I know I won’t ever look at this bed again without remembering it like this” (40). 11. At first, their discussion on euthanasia is based on newspaper headlines: “Did you see in the paper where that guy took a shotgun into an intensive-care unit and made the nurses take his father off the life-support machines?” (37); “What about that quadriplegic woman on the news who says she wants to die, wants to starve herself to death? […] it said in the paper that she’s begging them to unplug her” (37-38, emphasis in the text). 12. The polysemous notion of exhaustion (be it physical, psychological or linguistic) appears again in this short story, where it seems to act as the necessary condition for the narrator to finally experience some form of epiphany and take action, as we shall see below. 13. Compulsive behaviors are indeed common in Carver’s fiction, especially among male characters who engage in pointless and complicated affairs, like the protagonists in “Vitamins” or “Jerry and Molly and Sam”. 14. Conversely, when he hears about his wife Vicky’s own affair, he takes to his bed and sleeps, as he were sentenced to a symbolic death after being replaced by another man: “And then a year or so ago I found out Vicky was seeing somebody else. Instead of confronting her, I went to bed when I heard about it, and stayed there. I didn’t get up for days, a week maybe—I don’t know. […] I couldn’t get enough sleep” (59). 15. “‘No, I don’t want to call it a coma,’ the doctor said and glanced over at the boy once more. ‘He’s just in a very deep sleep. It’s a restorative measure the body is taking on its own’” (62).

ABSTRACTS

In Raymond Carver’s short fiction, the night is not simply used as a realistic backdrop. In his short stories taking place after dark, Carver distorts the clichés generally associated with the comfortable intimacy of a night spent in the conjugal bed. On the contrary, his characters suffering from insomnia are condemned to complete isolation and are painfully reminded of their own mortality. This article, therefore, examines how the motif of the sleepless night is used metaphorically to express the anxiety of otherwise rather inarticulate characters, who want their share of the American Dream but feel trapped in an existential nightmare.

Chez Raymond Carver, la nuit n’est jamais uniquement une toile de fond réaliste. Dans ses nouvelles se déroulant après la tombée de la nuit, Carver joue à déconstruire les clichés généralement associés au confort de l’intimité nocturne et du lit conjugal. L’insomnie qui frappe certains de ses personnages les renvoie au contraire à leur complète solitude et à leur condition de mortels. Cet article cherche donc à voir comment la nuit blanche carvérienne est utilisée métaphoriquement pour exprimer l’angoisse de personnages souvent peu expansifs, qui veulent leur part du Rêve américain mais se retrouvent pris au piège d’un cauchemar existentiel.

INDEX

Mots-clés: nouvelles, réalisme, insomnie, crise, somatisation, aliénation, Etats-Unis Keywords: short fiction, realism, insomnia, crisis, somatization, alienation, United States

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Will they, won’t they? Dream sequences and virtual consummation in the series Moonlighting

Shannon Wells-Lassagne

Introduction

1 This article deals with a series that continues to impact the TV and film landscape today: Moonlighting, a fiction which appeared on American broadcast network ABC from 1985 to 1989, and which introduced Bruce Willis to the screen. The show dealt with a fashion model, Maddie Hayes (played by Cybill Shepherd), whose funds are embezzled by a fraudulent accountant and who finds one of her only remaining resources is the co-ownership of a detective agency, The Blue Moon (named for a shampoo for which she once modelled). Her partner at the agency is David Addison, aka Bruce Willis, who has a somewhat dissipated and cynical attitude toward the business, in marked contrast to Maddie’s more uptight stance. From one week to the next the two leads deal with various absurdly complex cases (faking one’s death is a common phenomenon in the world of Moonlighting, apparently), all while constantly bickering.

2 Of course, the storyline is not really what is groundbreaking or innovative about the series: it was not necessarily the content, but the delivery, that made Moonlighting unique. While creator Glenn Gordon Caron suggested that he had initially been inspired by a performance of Taming of the Shrew that he had seen shortly before with Meryl Streep and Raul Julia (Caron), Cybill Shepherd, who plays lead Maddie Hayes, rightly remarked that the pilot was similar to screwball comedies Bringing up Baby and The Philadelphia Story (Caron), and the series luxuriated in witty repartee and quick banter; this may not seem revolutionary to viewers who have since experienced many an Aaron Sorkin monologue, but at the time, the idea of an hour-long series, a length that traditionally indicated a drama, indulging in quick-witted banter essentially left behind

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since classic Hollywood, was completely novel–its importance can perhaps be measured by the ubiquity of this mixture of comedy and drama, or dramedy, on the small screen today. J.P. Williams gives an apt description of the novelty of the series: Moonlighting clearly exhibits the semantic features of television drama: serious subject matter dealing with incidents of sufficient magnitude that it arouses pity and fear; rounded, complex central characters who are neither thoroughly admirable nor despicable; textured lighting–both the hard telenoir and the diffused lighting accompanied by soft camera focus; multiple exterior and interior settings, single camera shooting on film. But the series combines the “serious” elements with the syntactic features of television comedy. These comedic features include a four-part narrative structure (consisting of the situation, complication, confusion, and resolution), the metatextual practices of verbal self-reflexivity, musical self- reflexivity, and intertextuality, repetition (i.e., the doubling, tripling, and compounding of the same action or incident until the repetition itself becomes humorous), witty repartee, hyperbolic coincidence, and a governing benevolent moral principle within which the violent, confused, often ironic dramas of good and evil, seriousness and silliness were played out (90).

3 Thus Moonlighting’s invention of the dramedy is not simply a question of tone or genre; as this quote makes clear, comic or dramatic tone is created through character, aesthetics, narrative structure, as well as content. It is in its fusion of pertinent elements of comedy and drama that Moonlighting is truly innovative. Its creation of “dramedy” was a watershed moment in American television, though of course the series was also taking its cue from venerable genres of early sound cinema like the screwball comedy or the hard-boiled novel (particularly The Thin Man and its film adaptations) and translating them to television’s changing structures and aesthetics, participating in what has been termed the second Golden Age of television (Thompson)1.

4 Beyond its generic innovations, its repeated use of reflexivity makes Moonlighting one of the first examples of postmodern television. The series was constantly breaking the fourth wall to have the characters refer to their fictional status (or the series as a series): thus Season 3 famously began with Cybill Shepherd and Bruce Willis standing in front of a desk on the set, introducing themselves in character as “Maddie Hayes” and “David Addison”, and then welcoming the audience to a new season of the show (3.1); David once joked that if he held Maddy any closer, they would all have to move to cable television (2.8); and indeed, the final episode of the series interrupts its case of the week to announce that the show is being cancelled by ABC, and ends with David and Maddie running from one place to another trying to change the minds of television executives (5.13).

5 However, arguably what it’s best known for is what they still refer to as “The Moonlighting effect”. The series ultimately focuses on the romantic tension between the two leads, constantly sparring but seemingly drawn to one another. Though the “will they/won’t they?” narrative has long been a staple of the silver screen, translating it into weekly episodes was more complicated–like its sitcom contemporary Cheers (NBC, 1982–1993), with a similarly mismatched couple (Sam and Diane), the writers struggled to maintain the central tension without creating undue frustration for the viewer. While David and Maddie continued to spar in “real/reel” life, the series offered relief from this frustration in the form of regular dream sequences where they consummated their relationship, either as themselves, or as other characters. Ultimately the show kept the characters apart until the penultimate episode of season 3 (a total of 38 TV

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hours of romantic tension), only to have the popularity of the show go into sharp decline once the relationship was consummated. It is that fear that “consummation equals cancellation” that is referred to as “The Moonlighting effect”2.

6 My contention is that all of these elements—generic hybridity, postmodern reflexivity, and dramatic/romantic tension—coalesce in one of the series’ hallmark tropes: the dream sequence. The show’s use of the dream sequence therefore becomes a means of examining Moonlighting’s concerns with thematic content (primarily the gender wars implicit in the massive arrival of women in the workplace of the 70s and 80s and post- feminist insistence on the ability of the modern woman to “have it all”) as well as its structural, generic, and aesthetic concerns, expanding the possibilities of what television could do, and emphasizing its role as a worthy successor to the silver screen. Though Moonlighting was in many ways a show fraught with difficulties and imperfections3, it was also groundbreaking in both form and content for the small screen, and the way it staged its nights through repeated dream sequences is in many ways a crystallization of its innovations. Indeed, these dream sequences became a veritable hallmark of the show, to the extent that a season 4 episode had David hallucinating Maddie’s face in the telephone she had strictly forbidden him from using to contact her (4.2). His response to phone-Maddie’s reprimand as he gives in to temptation is indicative of the nature of the series: “You think I’d be used to these dream sequences by now.”

Fig. 1

Dream sequences as Moonlighting’s calling card (4.2)

7 The “habit” of incongruity–of using old film techniques (like Claymation) to new comic effect (though in an initially dramatic context)–is one that is consistent to the series. However, just as the show’s titular “Moonlighting effect” suggests a “before” and “after”

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consummation (with a corresponding decrease in popularity and perhaps quality), so I hope to show how the dream sequence also evolves through the course of the series, offering a lens through which to view the changes to the fiction’s conception of television and gender roles, its form and content.

8 Dream sequences are of course nothing new to screen fictions; indeed, more than one critic has suggested that dream sequences began with film itself, whether they cite Edwin S. Porter’s The Life of an American Fireman (1903) or the better-known example of Buster Keaton’s Sherlock Junior in 1924 (Hatchuel 16). Interestingly, at about the same time, writer and director René Clair suggested that film and dreams were linked: The spectator’s state of mind is not unlike that of a dreamer. The darkness of the hall, the enervating effect of music, the silent shadow gliding across the luminous screen–everything conspires to plunge us into a dreamlike state in which the suggestive power of the forms playing before us can become as imperious as the power of the images appearing in our veritable sleep. (“Reflections of the Cinema”, qtd. Burkhead 7)

9 Even more contemporary filmmakers have acknowledged this association: Martin Scorsese, for example, admitted that his landmark film Taxi Driver was inspired by the idea that films induce a dream state, and coming out of a dark theater into the bright sunshine is akin to abruptly waking up (Bronfen 265).

10 Of course, the relationship between film and dream is not necessarily the same as the relationship between dream and dream sequence. As James Walters noted in his work on film, […] even from an early stage, cinema was committed to portraying a fantasy of the dream experience rather than providing an accurate account. […] Thus, among the multitudinous dream sequences observable in narrative cinema, a great many present the dream as a stable, logical and discrete environment that possesses few of the inconsistencies, perplexities or banalities of real-life dreaming. In this sense, they function in the films as ‘worlds’ in their own right, contained within the wider fictional world of the film. The dreamer, most often, then functions as a character in that world, to the extent that we may even temporarily forget we are still watching their dream at all (46).

11 Walter’s assertion that dream sequences have little to do with dreams, per se, and much to do with the story the film is telling makes clear that dream sequences balance content and medium, the story and the possibilities offered by film to tell it. The early examples of the dream sequence bear this contention out visually: in both Porter and Keaton’s work, dreams are central to the story, but the characters’ reveries mimic the imaginative possibilities of the new medium, something made concrete onscreen when narrative coherency demands that we see both dreamer and dreamed, using what were at the time innovative special effects to insist on the uniquely filmic nature of the sequence.

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Fig. 2 and 3

Edwin S. Porter and Buster Keaton: using dream sequences to tell a story–and highlight filmic status

12 Though these reflections deal with film, television may be even better suited to deal with and specialize in dream sequences, given the sheer breadth of narrative (over years and dozens of hours), combined with the technical and practical limitations of television before the boom of luxury cable shows (limited budget, limited sets and special effects, more or less permanent cast members), all of which combined to make character study one of television’s strengths. As a means to represent the interiority of these characters, then, the dream sequence is uniquely suited to the small screen, and as Sarah Hatchuel suggests in her study on dreams in contemporary American television, can serve different functions in the fiction in which they appear: Dreams can be dramatic twists or “might have beens”; they can offer narrative divergences; they can be the source of disorientation when they are clandestine–

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that is to say, when dreams are not announced as such; they can also explore extreme or taboo situations, where TV series become the locus for ethical and ideological reflection. (23, author’s translation)

13 Moonlighting, we will see, offers the taboo of what “might have been”, and in so doing offers the viewer reflections on the show’s ostensible content—gender relations in the post-feminist 80s—and its form, a worthy successor to the classic Hollywood fictions it references.

14 The scope of this article would not allow for an exhaustive analysis of the dream sequence in Moonlighting (there are 10 different episodes where this technique appears4); instead, I would like to focus on two specific episodes, before and after the dreaded Moonlighting effect, in the hopes that the comparison between these two examples will highlight the changing dynamics that shaped the show and its hallmark trope.

15 The first of these is probably the best-known, an Emmy award-winning episode appropriately entitled “The Dream Sequence Always Rings Twice” (2.4), where the premise of an unsolved murder from the 30s (a woman and her lover killing her husband), causes first Maddie, and then David, to dream of themselves as the wife and lover in the story. Each is convinced that it is the opposite gender that is at fault, and as a result, in a Rashomon-type twist, we have the same story from two very different perspectives, where even hairstyle and costume differ to distinguish the perceptions of the characters. Both the episode title and the crime itself of course pay homage to the so-called “Double Indemnity Murder” in 1927, where Ruth Snyder and her lover Judd Gray killed Ruth’s husband after having him take out a life insurance policy. This was the inspiration for James M. Cain’s novels The Postman Always Rings Twice (1934) and Double Indemnity (1943), both of which were famously and very successfully adapted to the screen (by Tay Garnett in 1946 and Billy Wilder in 1944, respectively). The show went to great lengths to ensure the noir aesthetics of the episode, filming only in black and white to avoid the network broadcasting a color version, and hiring Orson Wells [iconic director and star of noir classics like Touch of Evil (1958) and The Lady from Shanghai (1947)], in what would ultimately be his last onscreen appearance, to introduce the episode. Welles presents the episode as an oddity, a giant leap backward. In this age of living color and stereophonic sound, the television show Moonlighting is daring to be different, and share with you a monochromatic, monophonic hour of entertainment. Approximately 12 minutes into tonight’s episode, the image will change to black and white. Nothing is wrong with your set! I repeat: nothing is wrong with your set. Tonight’s episode is an experiment, one we hope you’ll enjoy, so gather the kids, the dog, grandma–and lock them in another room. And sit back and enjoy this very special episode of Moonlighting. (2.4)

16 This introduction was actually imposed by the network, fearing panicked viewers, but the language is evocative of the aesthetic importance of these sequences–both a throwback to the past and an experiment unique in “this age of living color”, one sanctioned by a legendary figure from the silver screen. Clearly the series targets a knowledgeable viewer, one well versed in film history, who can recognize the generic allusions implicit in the episode title and associate the show with the actor famous for The Third Man (1949).

17 The episode proper reinforces this link with the past, setting the scene in a dilapidated nightclub (the scene of the unsolved murder) once famous among Hollywood’s

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brightest stars (“they say that Judy Garland had her first kiss, her first date here!”), but now unable to find a buyer (“available for sale or lease, weddings, bar mitzvahs, and gatherings of all types!”), suggesting that the story to be told is only accessible through dreams (and dream sequences). The specificity of the allusions goes even further: as creator Glenn Gordon Caron notes, the two black and white sequences are meant to evoke not just two points of view for the two characters dreaming, but indeed two different forms of noir (associated with two different studios). While Maddie’s dream is reminiscent of an MGM film like the Barbara Stanwyk vehicle A Woman in Jeopardy (1953), David’s is more in keeping with Warner Bros.’s grittier noir films, complete with Raymond Chandleresque voiceover narration. Thus the episode insists on film literacy, eschewing any relation to the neo-noir films currently populating the silver screen5 and instead harkening back to classic noir (ironically most often available on the small screen at this time).

Fig. 4 and 5

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Two dream sequences, two versions of characters, story, and aesthetics (2.4)

18 This film literacy is rewarded twice over, both by the pleasure of recognition for the aficionado, and with the (repeated!) consummation of the “will they/won’t they?” relationship that the lead characters have maintained for dozens of hours at this point in the series.

19 At the same time, the tongue-in-cheek nature of the language used in the opening moments of the episode offers up this homage as a pastiche, an element that is foregrounded in David’s dream sequence, featuring Maddie’s character Rita as a veritable cliché of the femme fatale in her quest to seduce a man to free her from her husband: David/Zach sits in the window, a neon “Hotel” sign in the background blinking “H- O-T”, as Maddie/Rita enters in a black dress.

David/Zach (voiceover): Wow. Could she make an entrance or what? She smelled of violets, and rainy nights. What I didn’t realize was, she also smelled … of trouble. [Maddie/Rita enters, slinks towards Zach, and they immediately begin to embrace passionately as seductive music begins, and the camera zooms in on the couple while now only the letters “H-O” are apparent in the background. The image dissolves into David/Zach smoking in the foreground as a sheet-clad Maddie/Rita drinks in bed.]

David/Zach: I don’t suppose your husband knows where you are.

Maddie/Rita: He doesn’t know, and he doesn’t care.

David/Zach: Maybe he’d care if he knew.

Maddie/Rita: Maybe. I don’t care. I don’t know. You know? (2.4)

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20 The sequence is fairly clear in its juxtaposition of thematic continuity, stylistic pastiche, and aesthetic innovation. Here the nighttime dream sequence allows the intimacy that the daytime, workplace reality of the series prohibits, allowing the co- workers to become a couple, at least while the dream sequence holds sway. Interestingly, here as in most other dream sequences, consummation is not a happy ending, but the beginning of trouble: from David’s perspective, Maddy may be “hot”, but she’s also a “ho”, and her husband is an invisible presence in the bedroom.

Fig. 6 and 7

The femme fatale, seductive but dangerous…

21 The idea of perspective of course highlights the very subjective nature of not just these “he said/she said” dream sequences, but of the dream sequence in general: while David is characterized by his charismatic cool, the voiceover typical of noir offers another form of intimacy, a look into Zach’s thoughts generally unavailable to viewers in the diegetic present. The suggestion that the character fears ceding control of the relationship to his romantic interest (Maddie/Rita is very much the aggressor in this

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encounter, and follows this exchange by demanding that he get her a drink … and eventually kill her husband), gives the viewer a diegetic reason for the characters not to be together as David and Maddie in the daylight hours (other than the production’s fear of changing the series’ status quo).

22 Beyond this, however, the perspective and the aesthetics of the sequence emphasize this as a performance: of desire, of character, of genre. Choosing to stage this consummation through the generic framework of noir allows these different aspects to coalesce: by choosing dream sequences, we maintain the importance of the night, and suggest that this frees the characters from their professional obligations (both Maddie and David and their 1930s counterparts work together). Noir’s famous voiceovers give an inside perspective to the tough-guy attitudes of the protagonist, and can serve as a tool to further develop characters and themes that are significant to the series; at the same time, one of the prominent themes of the genre was forbidden passion, where domestic bliss was impossible (or unattractive), and adulterous love was the norm (as we see here)–and this suggests that the relationship between these two characters, in the present or the past, is fraught with danger, and doomed to failure.

23 Indeed, in proper postmodern fashion, both consummation and genre are ultimately impossible to attain: after all, as Frederic Jameson reminds us, we can no longer make a noir film—among other things, now that we, unlike the makers of noir, are fully cognizant of its tropes—we can only pastiche it. And indeed, the humor of the passage is largely dependent on its exaggerated conformity to noir’s generic tropes (as with the dichotomy of “hot”/“ho”, or the femme fatale’s empty dialogue “I don’t know, you know?” in contrast to the witty commentary offered up by the “tough guy” narrator). At the same time, the overt use of tropes that are explicitly filmic and evocative of the past suggest the universal and timeless nature of male-female relations–and thus their insoluble nature. Ultimately, the murder that inspires this episode is not solved, and both characters remain convinced that their counterparts are the victims of the other’s villainy. Maddie: Thought about our little disagreement yesterday?

David: What little disagreement was that?

Maddie: The Flamingo Cove murder!

David: I didn’t give it a second thought.

Maddie: Me either. Still, you get all worked up over a question neither one of us will ever be able to answer.

David: Yeah. [He gazes at Maddie through voiceover]

David (voiceover): I can answer it. She had it planned from the beginning. She set him up, just like the bartender said. Used him, and tossed him away.

[Cut to Maddie gazing at David.]

Maddie (voiceover): I know what happened. It’s what always happens. He took advantage of a good woman.

[Shot-countershot of the two leads simply staring at one another as alternating voiceovers continue:]

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David (voiceover): She used him.

Maddie (voiceover): He betrayed her.

David (voiceover): She sold him down the river.

Maddie (voiceover): She loved him.

David (voiceover): He would have done anything for her.

Maddie: Well?

David: Another day, another dollar.

Maddie (grumpily): Yeah. (voiceover) Animal!

David (voiceover): Sexist! [He closes her office door.] (2.4)

24 The subjectivity in the voiceover of the dream sequence carries over into working hours, highlighting how little the viewer normally knows of the characters’ interiority. Likewise, looking at this and other dream sequences before the lead characters consummated their relationship in episode 3.14 suggests that “the Moonlighting effect” was actually built into the series itself. What the final exchange intimates is that ultimately post-feminist figure Maddie and traditional macho figure David are unable to coexist except through conflict, making gender wars the show’s version of narrative conflict necessary to create story at all. Even in these moments when the series allows some form of romantic reward, that reward is accompanied by a warning of the dire consequences it entails. Thus while the use of noir makes the tragic ending to any romantic entanglements inevitable, another of the fiction’s well-known dream sequences places David and Maddie in the roles of Katarina and Petruchio in The Taming of the Shrew (3.7), ostensibly allowing for a happier (though perhaps no less problematic) ending for the couple. Here however, the series insists on the caveat that the relationship is less than consensual, where the bride must literally be tied up in order to be present for the wedding, and Petruchio must be the one to bow to his wife’s opinions to keep the peace. The only less problematic example of a successful relationship happens when Maddie learns that David has been married before (3.6), and a long dance sequence (choreographed by Stanley Donen of Singing in the Rain fame) plays out his failed relationship before Maddy appears to soothe his broken heart–only to immediately wake up as soon as the kissing begins.

25 However, this most famous dream sequence episode, “The Dream Sequence Always Rings Twice”, might more profitably be examined in relation to a later episode after the lead couple consummate their relationship, and the dreaded “Moonlighting effect” is in play. The similarities between the two episodes suggest that in these dream sequences, the series explicitly remakes not just the films to which it alludes, but indeed its own previous episode. Entitled “Here’s Living with You, Kid” (4.13), the later episode similarly includes two dream sequences remaking well-known films in order to comment on the romantic relationship between two of the show’s characters–but here the relationship is that of the two principal secondary characters, Herbert (Curtis Armstrong) and Agnes (Allyce Beasley), who are currently in a successful relationship (in stark contrast to David and Maddie, who are estranged after she fled to another city,

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became pregnant, and married someone else). This is the sole episode of the series in which neither of the protagonists appears; instead, the show focuses on Herbert’s insecurities, as he asks Agnes to move in with him, and panics when she hesitates. Unable to sleep, Herbert’s late-night viewing of classic cinema becomes a commentary on his fears about their relationship. The dream sequences here make the implicit link to film explicit, where Herbert essentially inserts himself and his beloved into the classic films playing on his television screen. Like the previous episode, the show eschews color to mimic the black and white of classical Hollywood cinema, but here the inability to express oneself that afflicts Maddie/Rita’s version of the femme fatale is heightened, as the sequence uses the intertitles of silent cinema, in a call back to Rudolph Valentino’s blockbuster hit The Sheik in 1921. It’s a tale that has aged very badly, of a woman kidnapped by the titular sheik, Ahmed Ben Hassan, as a plaything, but who eventually grows to love her; she initially resists when he tries to force himself on her, but in the course of the story eventually yields to his seduction after he saves her from someone even worse (and she discovers that his parents were actually European…). The film was an enormous success, responsible not just for Valentino’s burgeoning career, but for a veritable flood of Orientalist tales of exotic men forcing virtuous women to succumb to their charms, both in film and written fictions. Here the racist nature of the 1921 film is played for comic effect, and the repulsion/attraction of the female lead for the titular sheik becomes a more straightforward rejection of an unattractive suitor: Bert’s stereotypical sheik regalia includes a veil over the bottom half of his face, more commonly seen in female Orientalist costumes. When he reveals himself as “Prince Ally Ahmed” and does away with the veil hiding his face, Agnes’s shock and her attempts to dissuade him from his seduction couches her refusal in equally stereotypical terms … of the spouse giving excuses to avoid coitus: “Do you have an aspirin? […] I really have a splitting headache … plus I still have this awful sunburn on my back… I think it will blister and probably peel… my lips are chapped… I feel achy all over… I must have a terrible allergy to camels” (4.13)

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Fig. 8

Mixing (Orientalist) gender tropes

26 The enticement of the Valentino role is of course already more difficult for a contemporary viewer to perceive given the very problematic depictions of race and gender in the film, and this depiction of an iconic romance is further deflated both by the “old-timey” dramatic piano music and the exaggerated mannerisms characteristic of silent film. The viewer has already witnessed the more “realistic” depiction of a successful relationship between these two characters in the daylight hours, and the film traditions are no longer escapist, allowing the viewer to experience a heightened fantasy version of the lead couple, but instead a mannered, problematic version our secondary characters, where the very lack of consummation has become part of the joke. The sultry nature of the noir sequence here becomes overly dramatic and willfully artificial.

27 The episode returns to the present just long enough for Herbert to find another channel showing old films late at night before a new dream sequence ensues, this time as Casablanca. The series once again willfully contradicts one of the most famous romances in film history, offering up an Elsa that is more than willing to leave Rick behind in Moonlighting’s version of the farewell scene: Agnes/Elsa: Bert-

Herbert/Rick: Agnes, there’s a time for talking and a time for listening, and the way I see it, it’s time for me to do the talking for both of us. What we feel, what we need, none of that matters anymore. Maybe someday you’ll understand that the problems of three little people don’t amount to a hill of beans in this crazy world. Maybe someday I’ll understand why I always talk like that. But for now … [he reaches over to touch her face] Here’s looking at you, kid.

Agnes/Elsa [puzzled]: Here’s looking at me? What does that mean, here’s looking at

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me?

Herbert/Rick: Never mind. I’m just telling you, we’ve got to put aside our own desires, our own needs, and you’ve got to do the right thing, you’ve got to get on that plane, where you belong.

Agnes/Elsa: Of course I’m getting on that plane! It’s leaving any minute. Besides, Victor’s on board–where else would I go? [cut to Herbert, looking crestfallen, then back to Agnes, who realizes what he suggesting:] Ohhh. You thought … you and I… [She begins to laugh.] (4.13)

28 In many ways the two episodes show themselves to be diametrically opposed: while the earlier noir episode sought to maintain or even heighten the tension between the two beautiful leads, the later episode seeks to deflate any hint of romance between the less conventionally attractive secondary characters; while the earlier sequences opposed the daylight relationship between David and Maddie with the wish fulfillment of the night’s dreams, Herbert’s fears for his relationship stem in part from his job interfering with his private life (he’s been on nightly stakeouts for weeks). The later episode has moved from pastiche to overt parody, but the source of the parody is as much Moonlighting as these classic films.

29 At the same time, “Here’s Living with You, Kid” also changes the nature of that universal timeless and insoluble romance. Whereas “The Dream Sequence Always Rings Twice” insists on the transgressive nature of the noir past, allowing the characters the freedom to act on desires that are taboo in the light of day, “Here’s Living with You, Kid” suggests that on the contrary, these past ideals of masculinity are anathema to a successful relationship, and constrain Herbert rather than freeing him. By insisting on their framework (in the carefully placed shots of television set, introductory title card, and presenter introducing the films), and showing their distance from the characterization of Herbert, making him an absurd version of famous romantic leads Valentino or Bogart, the episode suggests that these role models are indeed no longer transgressions, but types that may destroy the romance they are intended to inspire. Thus the rest of the episode shows Agnes agree to move in, but only once Herbert abandons these dated stereotypes of male virility. In the light of day, he first feigns disinterest, in keeping with his dream roles, and when Agnes leaves indignantly, he ultimately prostrates himself before her, professing his love, and being rewarded accordingly. The switch from general pastiche of noir to specific adaptations of The Sheik or Casablanca, from dialogue between the episodes’ two sequences to repetition of a single character’s voice (and insecurity), and from romantic tension to romantic deflation, ultimately resolves the question of will they/won’t they–but the absence of the main characters suggests that their own strictly held gender norms, as seen in the noir dream sequences, extinguish any hope for a relationship: in an episode a few weeks before (4.10), Maddy has a dream sequence contrasting a fatherly David, who dons an eye mask at 8:30 sharp (played by iconic “good guy” Pat Boone), with “bad boy” David, a creature of the night (and object of Maddie’s reluctant desire). To our successful modern couple Herbert and Agnes, these past models literally make no sense (“Here’s looking at me? What does that mean?”); however, as its name indicates, the relationship between Maddie and David ultimately belongs to the moonlight, and will not survive the light of day.

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Conclusion

30 Perhaps the same can be said for the series as a whole–by structuring the show around an explosive relationship, by relying on postmodernism and pastiche to the detriment of plot (Jameson could have effectively used this series as an example in his critique of postmodernism), the show was hard pressed to maintain itself in the endless present that characterizes American television. Though the series was of course more than the binary before/after shown here, the comparison of these two episodes and their dream sequences allows for a better understanding both of the fiction’s dominant characteristics, and the innately brilliant (but flawed) nature of its premise. Nonetheless, as one of the first truly literate and openly metafictional television shows, joyfully multiplying its references and inside jokes, Moonlighting ushered in a new understanding of what television was and could be–and for that, television scholars and viewers can only be profoundly grateful.

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NOTES

1. Thompson posits that the first days of television in the 1950s represented a first Golden Age, creating many of the forms and traditions that are still adhered to some 70 years later (sitcoms with bright lighting, multiple cameras, and a live studio audience, game and variety shows, etc.), while the 1980s developed a new and more complex form of television drama, with more complex characters, ongoing storylines, and heightened realism (series like St. Elsewhere, Hill Street Blues, LA Law).

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2. “Will they/won’t they?” has become a well-used trope in television, from Ross and Rachel in Friends to Mulder and Scully on X-Files or Jim and Pam on The Office. Because of “The Moonlighting effect”, the answer was often that “they won’t”, though this has slowly changed since then (as these examples demonstrate). 3. Various oral histories (Paskin, Horowitz, Caron) catalog the show’s many production problems, from writers’ delays in producing scripts to difficult relations between the two leads (and the production staff). 4. “The Dream Sequence Always Rings Twice” (2.4), “Big Man on Mulberry Street” (3.6), “Atomic Shakespeare” (3.7), “It’s a Wonderful Job” (3.8), “A Trip to the Moon” (4.1), “Come Back Little Shiksa” (4.2), “Tracks of My Tears” (4.10), “Here’s Living with You, Kid” (4.13), “A Womb with a View” (5.1), “I See England, I See France, I See Maddie’s Netherworld” (5.7). 5. Films like Blood Simple (1984), Body Heat (1981), Body Double (1984), or the remake of The Postman Always Rings Twice (1981).

ABSTRACTS

The 1980s series Moonlighting was one of the first dramedies on the small screen; it took its cue from venerable genres like the screwball comedy or the hard-boiled novel (particularly The Thin Man) and translated them to television’s changing structures and aesthetics, participating in what has been termed the second Golden Age of television. However, the Nick and Norah Charles of Moonlighting, David and Maddie, were not married: on the contrary, the series was largely fuelled by the tension between the two leads, who were constantly sparring but were seemingly drawn to one another. Though this romantic tension has long been a staple of the silver screen, translating it into weekly episodes was more complicated—like its sitcom counterpart Cheers, also airing at the time, the writers struggled to maintain the central tension without creating undue frustration for the viewer. Moonlighting chose a particularly novel solution: the dream sequence. While David and Maddie continued to spar in “real/reel” life, the series offered regular dream sequences where they consummated their relationship either as themselves or as others. These dream sequences allowed for aesthetic and narrative innovation while maintaining thematic continuity: David and Maddie appear in dance sequences, in film noir, in The Taming of the Shrew, where they become the couple that the series keeps postponing. More than consummation, then, the series offers the performance of that consummation, voluntarily coded in different genres and styles, to the extent that the brief period where the two characters were a couple within the diegesis was met with general disappointment from fans and creators alike. This article explores the way that the series plays with genre, style, and viewer expectations in these different dream sequences.

La séries Moonlighting était une des premières séries de “dramedy” à paraître sur le petit écran, une fiction inspirée par le screwball comedy et le roman noir (hard-boiled novel), et qui transposait ces influences au cadre des structures et esthétiques télévisuelles. De ce fait, Moonlighting participait pleinement à l’évolution du média et de ce qu’on appelle le deuxième âge d’or de la télévision. Le rapport conflictuel entre les deux protagonistes constituait une trame majeure de la série. Alors que cette tension romantique a longtemps été habituelle sur le grand écran, traduire ce trope en un récit sériel était bien plus compliqué pour les scénaristes, qui cherchaient un équilibre entre suspense dans le récit et frustration du spectateur. Moonlighting a choisi une

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solution plutôt novatrice : la séquence de rêve. Alors que les querelles des protagonistes David et Maddie continuaient en journée, la série offraient des séquences de rêve nocturnes qui permettaient au couple d’avoir la relation amoureuse que les spectateurs attendaient. Ces séquences étaient un lieu d’innovations esthétiques et narratives tout en gardant une certaine continuité thématique : David et Maddie apparaissent dans des séquences de danse, dans un film noir, dans une version de La Mégère apprivoisée. Ainsi la relation amoureuse devient ouvertement performance, dans divers styles et genres—et de fait lorsque cette relation s'est établie « de jour », le public en fut déçu. Cet article explore la façon dont la série joue avec le genre, le style, et les attentes du public dans ces différentes séquences de rêve.

INDEX

Keywords: Moonlighting, TV series, dream sequence, gender Mots-clés: Moonlighting, série télévisée, séquences de rêve, gender

AUTHORS

SHANNON WELLS-LASSAGNE

Professeur des Universités Université de Bourgogne Franche-Comté [email protected]

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« Find your way from darkness to light » : la nuit et l’héritage de la tradition romantique dans Knight of Cups de Terrence Malick

Guilain Chaussard

Introduction

1 Knight of Cups est le second volet d’une trilogie au cours de laquelle Malick en est venu à rompre avec son sujet de prédilection – les grands espaces et l’Amérique du passé – pour porter à l’écran une réflexion sur la vie moderne et sur l’amour1. Placé sous le signe du Voyage du Pèlerin (The Pilgrim’s Progress, 1678) de John Bunyan, le film se présente comme un récit initiatique. De façon typique, Malick fait apparaître son protagoniste sur une plage, pointant du doigt le soleil de l’Ouest, tandis qu’une voix dit : « Find your way from darkness to light ».

2 Si dans le cadre de ce récit symbolique, la « nuit » survient en une demi-douzaine d’occasions, ses interventions ne durent chaque fois que quelques minutes et sa récurrence peut facilement passer inaperçue à la première vision. Un postulat est que son étude permet pourtant de mettre au jour la richesse esthétique du film et sa signification. On envisagera que la « nuit » y occupe une place analogue à celle d’un motif au sein d’une composition musicale. À cette fin, l’on reprendra la définition d’Emmanuelle André selon laquelle le motif est « l’un des lieux où se forme un trajet qui court en filigrane mais ne s’impose pas à première vue : le spectateur peut l’ignorer ou, au contraire, le mettre en jeu, s’il prend la peine de suivre son parcours » (André 5).

3 Conformément à ses analogies avec la tradition biblique, la « nuit », dans le film, semble receler une ambiguïté radicale. Présentée vers l’ouverture comme paysage des ténèbres ontologiques, sa représentation se complexifie par la suite à mesure que la lumière s’immisce dans l’espace urbain. On propose de sonder cette ambivalence en rattachant le motif à un thème central, celui de l’amour. On exposera tout d’abord le thème, avant

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d’en venir ensuite aux différentes acceptions de la « nuit ». De cette manière, l’on espère mettre au jour la valeur esthétique et morale de Knight of Cups.

Le thème de l’amour

4 Le héros du film, Rick (Christian Bale), est un scénariste à succès de Hollywood en proie à une crise existentielle. Cumulant des aventures avec plusieurs femmes, celui-ci déambule à intervalles dans Los Angeles, à pied sur la plage ou à bord de son coupé de luxe, apparemment en recherche d’un objet qu’il peine à identifier. Au fil du récit, l’on comprend qu’il a renoncé, il y a longtemps, à l’amour que lui proposait Nancy (Cate Blanchett), qu’il continue de côtoyer et dont la présence à ses côtés contraste fortement avec les relations tumultueuses qu’il entretient par ailleurs avec les autres femmes du film.

5 Le thème de l’amour est abordé par le truchement de plusieurs sources qui s’insèrent toutes dans la tradition platonico-chrétienne. La première jonction est établie avec le Chant de la Perle, le plus célèbre poème de la littérature syriaque2. Ce texte est évoqué au début du film par le père du héros, qui parle alors dans la conscience du fils pour l’inviter à se remémorer une fable qu’il lui aurait contée dans son enfance3. « Remember the story I used to tell you when you were a boy », lui dit-il, « about a young prince—a knight— sent by his father, the king of the East, West, into Egypt, to find a pearl ». Tandis que le père paraphrase la suite du poème, racontant comment, une fois le prince arrivé en Égypte, les habitants lui servirent une coupe qui lui ôta la mémoire et le plongea dans un profond sommeil, Rick est entraîné à une fête costumée sur la terrasse d’un appartement, où deux jeunes femmes lui glissent entre les mains une coupelle qui le plonge dans l’ivresse.

6 « The king didn’t forget his son », poursuit le père quand, à l’aube, Rick regarde la ville à travers un garde-corps en verre. « He continued to send words, messengers, guides. » Montrant le héros qui regarde vers le lointain urbain, un plan laisse apparaître à ses côtés, inaperçue de lui, une jeune femme encore vêtue du costume d’ange qu’elle avait revêtu pour la fête, et dont la présence à l’écran dialogue avec les « messagers » et les « guides » évoqués par le père hors-champ. Au plein de l’ivresse, la caméra s’était approchée des ailes qu’elle portait dans son dos, ce qui avait déclenché des cris de mouettes sur la bande sonore, comme en rappel des origines oubliées et de la possibilité de l’envol.

7 La seconde référence qui établit le lien avec ce thème est Le Cinéphile (The Moviegoer, 1961) de Walker Percy. Après avoir envisagé de porter le texte à l’écran dans les années 80, le cinéaste semble être revenu en partie sur ce projet avec Knight of Cups. On peut en effet considérer que le film constitue une adaptation très libre de l’ouvrage4. Rédigé à la première personne sous la forme du « courant de conscience » de la littérature moderniste, The Moviegoer retrace le quotidien de Binx Bolling, un agent de change annihilé par l’expérience de la guerre. Peinant à établir des relations durables avec les femmes, celui-ci tente de fuir les problèmes de sa vie en se rendant la nuit au cinéma. Un jour, le protagoniste est arraché à sa routine quotidienne, saisi du sentiment de ce qu’il nomme une « recherche », et entame un voyage symbolique qui le conduit de la Nouvelle Orléans (Louisiane) à Chicago (Illinois), en quête d’un sens pour sa vie.

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8 Influencé par la philosophie existentialiste, le livre de Percy s’ouvre par une citation5 du Traité du désespoir (1849) de Søren Kierkegaard 6. Le philosophe situe l’existence humaine à la croisée des chemins, avec la nécessité d’opérer un choix et la possibilité d’une transfiguration ontologique. Dans son ouvrage Ou bien… ou bien (1843), Kierkegaard évoque deux manières distinctes d’être au monde qu’il nomme respectivement les « stades » (ou « sphères ») esthétique et éthique. Alors que le premier évoque un mode d’être immédiat à l’art et à l’amour, où seules comptent les joies de la conquête et la jouissance de l’instant, le second stade ouvre la voie à une crise existentielle, au cours de laquelle le moi prend conscience de la nécessité d’une recherche intérieure et d’un lien à rétablir avec le transcendant. À l’issue de sa quête, s’il l’entreprend, le moi qui désespère renoue avec lui-même et ce qui se trouve hors de lui, il « plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé » (Kierkegaard 1988, 63) ; ce faisant il rétablit le lien à soi et à l’en soi, il découvre le vrai amour, la parenté qui l’unit au monde. Par-delà l’éthique, le moi entre alors dans la sphère ultime, le religieux, que Kierkegaard rattache à une figure inspirée du Moyen Âge, le « chevalier de la foi »7.

9 Si le titre de Knight of Cups8 n’est pas sans rappeler cette dernière figure (Logan 2016), les sphères de l’esthétique et de la foi semblent trouver des échos notables dans le film. La première serait représentée par le séducteur Tonio (Antonio Banderas), qui souffle au héros l’adage « empiriste » (Berthomieu 2015, 10) : « There are no principles; just circumstances » et l’encourage à choisir une fille, lui dit-il, comme l’on choisirait un parfum de glace. Le royaume de ce personnage, introduit par des plans sous-marins où des corps « souillent » apparemment les eaux d’une piscine de leur pesanteur (Berthomieu 2015, 10), se situe a priori du côté de la pure décadence. Le film s’attache toutefois à parasiter ce symbolisme, le rôle de Tonio lui-même s’avérant en réalité très ambigu.

10 C’est par des biais esthétiques, justement, que le film met en place cette tension entre désir et spiritualité, en particulier lors d’une scène qui se déroule dans les intérieurs luxueux de la villa du séducteur. Tandis que les cordes de The Pilgrim’s Progress9 convoquent discrètement en fond sonore le thème du voyage du soi, Rick se tient près d’une fenêtre, jouant des doigts avec de petites perles accrochées à un rideau qui rappellent la « perle » du chant syriaque. La texture soyeuse de l’étoffe trouve immédiatement écho, aux plans suivants, avec les robes de deux femmes qui lui font face : l’une vêtue de rose, l’autre de noir, cette dernière attirant l’attention du protagoniste sur son verni à ongles pour lui demander s’il aime la couleur rose.

11 Plutôt que de condamner les attitudes superficielles du monde qu’il porte à l’écran (comme le fera Tonio à l’issue de cette séquence : « The world is a swamp. You have to fly over it »), le film exploite une parenté inattendue entre le motif de la « perle » et les figures féminines autour de Rick. La voix de Tonio, entendue hors champ, se charge simultanément de l’initier à cette ambiguïté esthétique. « I love the company of women », dit-il comme en conversation dans les environs. « It seemed they knew something, but closer—to the mystery. » Pendant ces mots, la caméra, très mobile, s’approche de la main vernie de la femme en noir, puis recule pour élargir la vue, plaçant systématiquement au centre du champ, non la main de celle-ci, mais la femme vêtue de rose, la couleur du verni à ongles. Deux plans successifs l’isolent finalement, tournant le dos au héros pour révéler à ses regards ébahis une paire d’ailes tatouées au bas de sa nuque, entre lesquelles figure le mot évocateur « faith »10.

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12 La figure du chevalier de la foi se retrouve quant à elle avec l’écrivain Peter Matthiessen, qui s’adresse à Rick dans le jardin japonais de la Bibliothèque Huntington, à San Marino, en Californie. Évoquant sa conversion au bouddhisme dans les années 70, l’écrivain lui résume l’enseignement de sa vie : « I only teach one thing: to pay attention to this moment. That everything is there, perfect and complete—just as it is. » Ces mots accompagnent des vues du jardin japonais, où le soleil, omniprésent dans la partie supérieure du champ, semble à la fois la source de ces beautés naturelles et, à travers leur perfection et leur complétude, le garant d’un équilibre moral dans la création.

13 Ce mode de perception amorcera la transition avec la résolution du film, quand deux contre-plongées successives filmeront les gratte-ciel de Los Angeles à travers des branchages, transposant en quelque manière la plastique du jardin japonais au sein de l’environnement urbain. Dans la première de ces vues en particulier, les branchages à l’avant-plan, le cadrage depuis la rue, l’édifice immense excédant le champ en hauteur évoqueront explicitement les photographies du Flatiron par Alfred Stieglitz et Edward Steichen, avec leurs motifs japonisants à l’avant-plan11. Ces deux plans fourniront des équivalents filmiques et urbains de la perception du chevalier kierkegaardien, en mettant au jour « l’essor sublime » (Kierkegaard 1984 [2], 58) du quotidien, révélé dans la modernité.

14 Le lien avec le thème de l’amour s’établit enfin par une référence à sa source en Occident, la philosophie de Platon. Celle-ci est convoquée par le truchement d’une lecture enregistrée du Phèdre par Charles Laughton, d’après une traduction libre et poétique de l’écrivain américain Christopher Isherwood12. Accompagné de l’orgue du Miserere13 d’Arvo Pärt, l’acteur interprète hors champ le passage central du livre, où Socrate évoque le voyage de l’âme et sa chute dans l’incarnation, traduit comme suit : Once the soul was perfect and had wings, It could soar into Heaven where only creatures with wings can be, But the soul lost its wings and fell to Earth, And there it took an earthly body.

15 À l’écran, Rick conduit son coupé de luxe au côté de Della (Imogen Poots), la première héroïne du film, qui va se charger d’endosser le rôle d’un guide esthétique pour le héros. Quand la voix hors champ évoque la chute de l’âme dans l’incarnation, le montage donne lieu à un écran noir (coïncidant avec le mot « Earth »), puis un fondu inversé révèle, suspendus au plafond d’une chambre de l’Aquarium du Pacifique, à Long Beach, en Californie, les corps d’une baleine bleue et de son petit. Ce plan fait doublement « entrer la lumière » dans le monde terrestre et diégétique : grâce à l’effet de fondu inversé d’une part, qui transmute le fond noir en photographie (l’écriture avec la lumière selon le sens étymologique), et grâce aux rayons du soleil d’autre part, qui pénètrent à l’intérieur de l’Aquarium par de larges vitres à l’arrière-plan. Suspendus dans la lumière, les corps des cétacés portent à l’écran l’ambivalence de l’incarnation, entre pesanteur et légèreté, tandis que l’Aquarium qui s’illumine aux sons de l’orgue semble un lieu à la fois sacré et naturel, une cathédrale aquatique, à l’échelle de la création14.

16 Par la suite de l’extrait, le héros contemple les poissons dans les bassins de l’Aquarium. Charles Laughton poursuit au sujet de l’âme : Now, while it lives in this body no outward sign of wings can be seen; Yet the roots of its wings are still there, And the nature of wings is to try to raise the earthbound body and soar with it into Heaven.

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17 Face à Rick, une raie filmée en contre-plongée s’élève dans la lumière telle l’incarnation de la légèreté à laquelle il aspire. À ce point le cinéaste opère une coupe dans l’enregistrement pour le reprendre au moment où Socrate raconte comment, grâce à l’amour terrestre, l’âme peut renouer avec la beauté qu’elle contemplait parmi les cieux : When we see a beautiful woman, or a man, The soul remembers the beauty it used to know in Heaven.

18 Pendant la lecture du premier vers, comme mue par un élan concerté avec l’enregistrement, la caméra vient chercher l’héroïne qui s’éloigne parmi les visiteurs : dans son dos, le gilet qu’elle porte dessine deux fentes qui lui font deux ailes. Lors de la lecture du second vers, Rick vient se placer entre deux enfants (Malick s’est arrangé pour que ceux-ci soient présents en grand nombre dans les couloirs de l’Aquarium) en train de s’émerveiller face aux poissons, et dont l’apparition coïncide avec le mot « Heaven ». Dans le contexte symbolique du film, ceux-ci semblent deux « messagers », deux « petits anges » dépêchés de leur royaume pour convoquer à la mémoire du héros la pureté oubliée des origines15.

19 On envisagera que cette séquence puisse constituer le « moment favori » de Knight of Cups, d’après la définition musicale appliquée par Emmanuelle André au cinéma. Survenant peu après le début du film, un tel moment représente « une trouée, une percée » qui, à la fois, résumerait l’aspiration de l’œuvre et serait susceptible de la contaminer (André 37). Le moment favori constituerait ainsi « un bref passage qui fait sens parce que justement il contiendrait en partie les problèmes posés par le film. Il les explorerait d’une part, les déplierait d’autre part, jusqu’à faire se confronter le film à ses questionnements essentiels » (André 38). On verra en effet que le film mitige progressivement sa représentation de la « nuit » en y intégrant l’esthétique de l’Aquarium (l’orgue du Miserere, la lumière et la voix de Charles Laughton).

20 L’idée qui nous guidera est que le film exploite une représentation romantique de la « nuit »16, en portant à l’écran, par le truchement du monde urbain, l’intériorité du protagoniste, ses « paysages intimes » ou encore ses « choses mentales », entrevues dans « l’œil de l’esprit »17. Malick semble en outre associer le motif au thème de la déambulation : la « nuit » y serait une trajectoire, à la façon dont les « rêveries » de Rousseau représentent un cheminement spirituel depuis la condition de l’exil jusqu’au sentiment de la transcendance.

Nuit urbaine et désespoir

21 La « nuit » intervient pour la première fois quelques minutes après le début du film, alors que le héros déambule seul dans les « backlots » de la Warner, à Hollywood18. Quand les portes d’un hangar se referment sur un ciel diurne, privant littéralement l’écran de la lumière du jour, la diégèse bascule dans la « nuit » et une composition musicale est entendue : La Mort d’Åse19 du compositeur norvégien Edvard Grieg, dont la présence convoque implicitement le contexte de sa création. Intégrée à la Suite n° 1, Op. 46 en 1888, la composition fait à l’origine partie de la musique de scène écrite par le musicien pour le drame philosophique de Henrik Ibsen, Peer Gynt20. Comme son titre l’indique, La Mort d’Åse accompagne dans la pièce le moment tragique de la mort d’Åse, la mère du héros (à la fin de l’acte III). Dans cette scène très poétique, Peer Gynt se trouve au chevet de sa mère et lui raconte son envolée sur un traîneau vers le château

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merveilleux de Soria-Moria21. D’inspiration romantique, jouée en si mineur doloroso par un orchestre symphonique, La Mort d’Åse instaure une atmosphère mélancolique qui permet à Malick d’associer la nuit urbaine au désespoir.

22 Lorsqu’une vue prise depuis un toit d’immeuble s’avance vers la façade du Los Angeles Theater, la voix du père est entendue, filant l’allégorie du Chant de la Perle : « ‘Can’t figure your life out », dit-il au fils. À l’écran, la façade de l’édifice réfléchit sur le contexte théâtral de La Mort d’Åse, et introduit la métaphore de la déambulation du soi sur la scène du monde. Prolongeant immédiatement le thème, un plan filme le héros qui marche au sommet d’un immeuble sur un fond de ciel nocturne et de gratte-ciel. Les mots du père : « ‘Can’t put the pieces together » résonnent des édifices éparpillés dans la profondeur de champ, qui semblent autant de fragments ontologiques, une « terre vaine22 » intérieure. Sur ce fond nocturne, le protagoniste escalade un à un, au rythme lent et dramatique de La Mort d’Åse, les petits promontoires de béton qui jalonnent son passage, s’élevant et retombant tour à tour dans la « nuit », comme une âme nostalgique des hauteurs mais que le corps priverait de l’ascension.

23 Cet aspect se traduit en termes formels. À l’écran, le corps du héros se résume à un aplat noir, tandis qu’à l’arrière-plan la métropole lui fournit un fond lumineux, un « backlighting » qui le fait apparaître en silhouette et, tel un écran, s’ouvre en tant qu’espace de projection. Dans la première partie d’Ou bien… ou bien, Kierkegaard évoque des figures littéraires de la tristesse profonde, qu’il nomme « silhouettes » parce qu’elles se trouvent « du côté sombre de la vie et aussi parce que, en tant que silhouettes, elles ne sont pas immédiatement visibles » (2015 160). Tout en les excluant de la représentation plastique pour en faire l’objet de la poésie et de la psychologie, le philosophe recourt à une métaphore qui, en 1843, au moment où naît la photographie, préfigure le dispositif du cinéma. « Pour la voir », écrit-il, « il me faut d’abord la tenir devant le mur et considérer, non pas l’image immédiate, mais sa projection » (2015 160). Ses descriptions auraient pu lui être inspirées par une toile d’Edward Hopper : « On suit la rue ; les maisons se ressemblent, et seul l’observateur exercé soupçonne que celle-ci prend à minuit un aspect tout différent alors qu’y déambule un infortuné qui n’a pas trouvé le repos ; il gravit l’escalier, son pas résonne dans le silence de la nuit. » (2015 162)

24 Le lien entre la silhouette humaine et le cinéma, c’est Stanley Cavell, l’ancien professeur de Malick, qui l’établit dans La Projection du monde (The World Viewed, 1971, 1979)23 – livre lu et commenté à sa demande par Malick –, au sujet des Moissons du ciel (Days of Heaven, 1978) : « Des objets projetés sur un écran sont par essence réflexifs », écrit-il, « ils se produisent comme auto-référentiels, réfléchissant sur leur origine physique. Leur présence renvoie à leur absence, à leur situation en un autre lieu. » (Cavell 1999, 12) Or l’esthétique de Malick exploite cette ambiguïté ontologique : de même que les silhouettes de Kierkegaard et la projection selon Cavell présentent une réalité paradoxale, manifeste sur un fond d’absence, la ville nocturne autour de Rick devient une « indication télégraphique » de ses « arcanes profonds » (Kierkegaard 2015, 163). En retour de ce transfert ontologique, le « backlighting » l’évide de toute expressivité pour le produire en négatif, c’est-à-dire, ni plus ni moins, en spectre.

25 L’action est ensuite transposée sur l’autoroute de la ville, où des contre-plongées filment, depuis la voiture du protagoniste, les gratte-ciel qui s’élèvent sous un ciel nocturne. Pendant ces vues, le père dit hors champ : « A pilgrim on this earth, a stranger »,

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usant d’un lexique biblique qui tend à associer la modernité à une terre d’errance24. Concordant avec ce langage et le thème dramatique de La Mort d’Åse, ces vues de la ville semblent produire à l’écran une cité sous-terraine, formidable dans ses dimensions mais privée de la clarté originelle. Les réfractions qui s’établissent à la surface des édifices, où se reflètent comme en autant de miroirs troubles la ville et le ciel noir, fournissent des équivalents visuels au passage de Saint Paul, dans l’épître aux Corinthiens, décrivant le monde comme un lieu où le transcendant n’est perçu « qu’au moyen d’un miroir, d’une manière obscure25 » (1 Co, 13:12).

26 Dans le même ordre d’idée, la jungle d’édifices présente à l’écran un simulacre des palmiers de Los Angeles, qui furent isolés explicitement dans la séquence précédente, lorsque la caméra avait panoté vers les arbres et que Rick s’était adressé au spectateur en ces termes : « You see the palm trees? They tell you anything’s possible ». Ces derniers réapparaîtront dans le cours du récit, filmés par des contre-plongées sur un fond de ciel azuréen (en particulier quand Charles Laughton interprétera une phrase du Phèdre sur les ailes de l’âme). Si ces palmiers symbolisent la possibilité de l’envol, les gratte-ciel tels qu’ils apparaissent dans cette séquence, excédant le champ de toute part et voilant jusqu’au ciel de nuit, confèrent au monde urbain un caractère écrasant et paraissent conjurer toute transcendance.

27 Dans la tradition américaine, ces contre-plongées rappellent par exemple City Night26 de Georgia O’Keeffe, où l’on retrouve une composition plastique semblable : les gratte-ciel new-yorkais, présentés en majesté depuis les rues, y sont si grands qu’ils excèdent les limites du cadre, occupant la plus large partie du ciel et dominant jusqu’à la lune même qui en est réduite à figurer au bas de la toile. On verra que le rapprochement avec cette toile s’avérera particulièrement utile lorsqu’il s’agira de mitiger le rapport d’opposition que le film paraît établir ici entre la nature et la métropole.

28 Par la suite de l’extrait, la « nuit » semble momentanément conjurée quand le héros entre dans un tunnel où il se trouve baigné dans la lumière électrique. Cette entrée coïncide avec le moment où La Mort d’Åse reprend son thème à la quinte supérieure (il s’agit d’une envolée). Dans le drame d’Ibsen, cette reprise lyrique accompagne le passage où Peer Gynt raconte à sa mère sa réception au château de Soria-Moria par saint Pierre et l’Éternel. L’évocation céleste se retrouve en un sens à l’écran avec la lumière d’or qui inonde le héros, renvoyant par métonymie aux rayons du soleil. L’envolée, pourtant, « tombe à plat » : car de même que l’apogée de la composition porte à son point culminant la profonde tristesse du drame d’Ibsen (c’est le moment où la mort d’Åse est sur le point de mettre un terme à la rêverie de Peer Gynt), de même, l’éclairage du tunnel signale sa dimension d’artifice.

29 Horizontal et circonscrit, sans lien réel avec le transcendant – quand le soleil, chez Malick, en est le symbole –, la lumière du tunnel ne retient que l’image de son modèle, non sa substance où résiderait son sens profond. Pour le dire dans les termes de la scolastique, la lumière phénoménale (appelée lumen) ne renvoie ici à aucune lumière essentielle (lux), laquelle seule permettrait d’établir le lien entre l’espace diaphane que traverse le héros et le transcendantal27. Tandis que cet éclairage électrique baigne Rick dans une lumière d’or, il fait « écran » aux cieux. Fermant l’accès à la réalité extérieure, le tunnel s’ouvre à son tour en tant qu’espace de projection, couloir mental où s’expriment les fantasmes et désirs contrariés de l’envol. Au lieu de s’élever comme le suggère l’ascension lyrique de La Mort d’Åse, le héros plane ainsi dans un ciel artificiel, côtoyant les cieux seulement par abstraction.

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30 L’action est finalement déplacée dans l’appartement du protagoniste, où deux plans filment, depuis des balcons, la ville nocturne et ses espaces fragmentés (extérieurs quadrillés par des réseaux de routes et de fils téléphoniques, intérieurs cubiques où les corps humains se meuvent en silhouettes). Pendant ces plans, le père dit dans la conscience du fils : « fragments, pieces—of a man », confirmant la relation que la modernité entretient, dans sa représentation formelle, avec le désespoir28. Le langage même du père, discontinu et paratactique, tend à induire une relation de cause à effet entre les fragments tristes et éparpillés de la ville nocturne et la « forme de vie29 » humaine. Comme s’il fallait comprendre que ce monde, exilant les hommes de la nature, du transcendant, réduisait leurs vies en pièces.

31 Dans le même temps, le film semble inviter à porter un autre regard sur la modernité. Au sein de cette séquence, les plans des gratte-ciel depuis l’autoroute ont filmé la plus haute tour de Los Angeles, couronnée d’un cercle lumineux. La tonalité en si mineur et la cadence doloroso de La Mort d’Åse, combinées aux interventions du père, font d’abord apparaître cet édifice comme le symbole d’un royaume décadent, comparable à la cité de Metropolis (1927) de Fritz Lang, nommée par un carton-titre « nouvelle Babel »30. Son halo de lumière blanche, surplombant la ville nocturne à la place de la lune, et l’attraction que cette tour paraît exercer sur la caméra qui la place a plusieurs reprises au centre du champ – comme si elle pressentait dans cette couronne lumineuse un indice de la clarté originelle –, tendent toutefois à l’investir d’une valeur sublime31. La comparaison se maintiendrait alors d’autant avec la toile d’O’Keeffe, où l’on retrouve une ambiguïté analogue avec la tour blanche et lumineuse à l’arrière-plan, derrière les deux gratte-ciel sombres, dont la présence réfléchit sur celle de la lune au bas de la toile. On propose de montrer comment les représentations ultérieures de la nuit urbaine, dans le film, exploitent cette tension et invitent à mitiger le rapport de contradiction entre la modernité et le spirituel.

Parmi les ténèbres, la lumière

32 Tournées pour l’essentiel sur les routes de la Californie ou dans des clubs, les « nuits » ultérieures du film exploitent des tensions entre l’obscurité inhérente à ces espaces et la présence soit de la lumière elle-même (parfois lunaire, le plus souvent électrique) soit de ses symboles (objets volants, paires d’ailes, figures en lévitation, plumes tombant du plafond, etc.). On rendra compte de ces tensions en étudiant quatre occurrences particulières, qui font groupe de par un dispositif commun de mise en scène où une voix et un thème musical « hors champ » dialoguent chaque fois avec l’esthétique visuelle du film. On verra que ces modulations donneront lieu à un glissement radical dans la représentation du motif.

33 La première de ces « nuits » intervient alors que le héros se trouve à nouveau sur le toit d’immeuble en face du Los Angeles Theater, au côté de son père et de son frère. Diurne tout d’abord, la scène se déroule sous un ciel opaque qui s’accorde avec la désolation urbaine autour des personnages (bâtiments grisâtres, murs fissurés, arrière-cours obstruées). Entendu hors champ, le père établit une fois encore la jonction entre cet espace symbolique et le thème du désespoir. « I suppose that’s what damnation is », dit-il tandis que la caméra plonge, depuis le point de vue de Rick, sur l’espace vide et géométrique d’une arrière-cour. « The pieces of your life never to come together. »

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Convoquée par ce rappel du désespoir, la « nuit » entre en scène à mesure que le protagoniste conduit sa voiture sur les routes de la métropole.

34 Parallèlement, la bande sonore se peuple des nappes ambiantes du morceau Hyperborea (1997) de Biosphere (nom de scène du musicien norvégien Geir Jenssen), s’accompagnant bientôt d’une voix masculine, intégrée par le musicien à l’enregistrement : il s’agit de celle du Major Briggs (Don S. Davis) dans le premier épisode de la seconde saison de Twin Peaks32, rapportant à son fils une « vision » qu’il aurait eue dans son sommeil. Cette seconde voix paternelle « hors champ » est rendue partiellement inintelligible du fait des distorsions sonores opérées par Biosphere, et résonne ainsi comme une voix indistincte, entendue depuis les profondeurs d’un songe. « This was a vision », distingue-t-on à peine en fond sonore, « fresh and clear as a mountain stream ». Puis plus audible : « The mind revealing itself to itself ».

35 Pendant ces mots, des plans filment les slogans et icônes de la société de consommation autour de Rick, restituant à l’écran un monde frénétique et superficiel, froid « comme du marbre » selon les mots du chef décorateur Jack Fisk (Sragow 2016), qui contraste fortement avec la vision claire et naturelle de l’enregistrement. Une relation ambiguë s’établit toutefois entre la ville nocturne et les descriptions de la voix hors-champ lorsque cette dernière en vient à évoquer un « palace aux proportions fantastiques, d’où semblait émaner une lumière de l’intérieur de son marbre étincelant et radieux ». La caméra s’élève en effet invariablement, depuis la voiture de Rick, vers les panneaux publicitaires qui dominent les bords de la route, pour opérer un zoom avant – un mouvement d’objectif presque absent de l’œuvre de Malick, proscrit par un « dogme » établi avec les techniciens33 – et isoler les visages lumineux des actrices et des modèles sur les immenses panneaux.

36 Comme mue par un élan extérieur à la conscience du protagoniste, la caméra semble rediriger son attention vers une signification que recèleraient, quoique sur un mode obscur, les stéréotypes de la modernité. Résonnant de la lumière de l’enregistrement qui émane d’un « marbre étincelant et radieux », ces visages féminins représentent à l’écran des aplats clairs et lumineux qui tranchent sur le ciel nocturne. Avec ces panneaux publicitaires, la forme humaine cesse momentanément de hanter la ville en spectre. Filmés sur un fond de ciel de nuit, leur fonction semble être d’orienter le regard vers la zone obscure et de l’éclairer.

37 Replacés dans le contexte diégétique, ces visages rappellent les femmes que côtoie le protagoniste et renvoient au thème de l’amour. Un lien s’établit, en particulier, entre ces figures féminines, illuminant le ciel, et les mots du Phèdre cités plus tôt par Charles Laughton, selon lesquels « lorsque nous voyons une belle femme, l’âme se remémore la beauté qu’elle contemplait jadis parmi les cieux ». Sans rien expliciter, ce jeu de clair/ obscur ouvre la voie à une modulation, à un glissement dans la représentation de la « nuit ». Bien qu’obscur, le monde moderne pourrait receler dans sa physionomie un élément contrastant, à même de convertir la « nuit » en une vision « neuve et claire comme un cours de montagne » (pour reprendre encore une fois l’enregistrement), où l’esprit se révélerait à lui-même.

38 Cette tension est explorée un quart d’heure plus tard dans le film, à travers une suite d’épisodes nocturnes. L’hindouiste Helen (Freida Pinto), femme spirituelle au parfum d’Orient qui rappelle les origines du Prince dans le Chant de la Perle34, vient d’inviter le héros à nouer avec elle une relation amicale. Accompagnée de La Chanson de Solveig (autre fragment de la musique de scène composée par Grieg pour Peer Gynt35, intégré en

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1891 à la Suite n° 2, Op. 55), celle-ci se dérobe joyeusement à ses étreintes et lui murmure : « Dreams are nice, but you can’t live in them ».

39 Le héros peine toutefois à comprendre son message et la jeune femme finit par lui refermer sa porte après qu’il l’ait raccompagnée chez elle. Rick entame alors une nouvelle virée nocturne qui le conduit à un club de strip-tease où il fait la rencontre de Karen (Teresa Palmer), la « Grande Prêtresse36 » des lieux. Son univers à elle, à l’opposé du monde spirituel de Helen, est un royaume du corps d’illusion, où l’humaine se réduit à un écran des fantasmes et à un objet de consommation – à l’image de ces parcelles de corps synthétiques et presque morbides qu’un plan filme à l’entrée du club derrière des vitrines. L’ambiance sonore du lieu retranscrit cette idée, avec ses nappes électroniques monotones, horizontales, où des gémissements répétés viennent clamer l’hégémonie du désir et le triomphe de l’instant.

40 Dans ce temple de la chair où l’âme n’est qu’un mirage, hommes et femmes se racontent de fausses histoires et jouent à endosser des rôles comme sur la scène d’un Theatrum mundi37. Cette parade du soi s’accompagne d’une négation du transcendant par Karen, qui chuchote, bien explicite, au héros : « There’s no shuch thing as forever. The highs don’t add up » Le club de strip-tease rappelle alors l’épisode biblique du Veau d’or tel qu’ont pu le porter à l’écran Cecil B. DeMille dans Les Dix Commandements (The Ten Commandments, 1956) et King Vidor avec les Égyptiens de Salomon et la reine de Saba (Solomon and Sheba, 1959), où l’idolâtrie et la passion de la chair sont figurées comme un carnaval nocturne inquiétant.

41 Le thème de la « nuit » en tant qu’illusion culmine lorsque Rick et Karen se rendent à Las Vegas. Si, au début du film, la jeune Della conduit Rick à l’Aquarium du Pacifique pour qu’il contemple dans les eaux la légèreté et la lumière, Karen le plonge au contraire dans un monde artificiel, que le film ne nomme pas exactement Babylone mais – par le truchement de l’opéra de Williams où l’acteur John Gielgud lit un passage du Voyage du Pèlerin – « donjon fétide »38. De ce lieu, absolument tout ce qui apparaît à l’écran tient de l’imitation, depuis les pyramides d’Égypte, les temples grecs, la statue de la Liberté, la tour Eiffel et la Victoire de Samothrace39 jusqu’aux cieux mêmes qu’un plan filme peints sous la coupole d’un centre commercial telle une pâle évocation du firmament de la Chapelle Sixtine.

42 La représentation nocturne s’y avère pourtant profondément ambiguë, en se mitigeant d’éléments associés précédemment au monde de l’Aquarium. Tandis que le couple roule dans la nuit, l’orgue du Miserere de Pärt intervient pour la seconde fois, convoquant le thème de la cathédrale cosmique (celle de l’Aquarium, où le monde phénoménal était irradié par la lumière). Cette première analogie se renforce de l’usage d’un second enregistrement de Charles Laughton, où l’acteur interprète des extraits du Psaume 10440. Entendue hors-champ sous la forme de bribes, cette voix s’évanouit après quelques secondes à peine, semblable elle aussi à un appel indistinct, à une voix de conscience perçue dans les profondeurs de la « nuit »41. Alors que le texte biblique entre apparemment en contradiction avec le monde présenté à l’écran (le psalmiste y évoque la Création de la Terre par l’Éternel), la mise en scène s’attache à opacifier cette distinction.

43 « …Who laid the foundations of the Earth » entend-on lorsque la voiture de Rick traverse un tunnel obscur, « that it should not be removed for ever ». Dans la partie supérieure du champ (celle que la tradition platonico-chrétienne associe au spirituel), des ampoules électriques jalonnent en ligne droite la voûte du tunnel jusqu’à sa sortie, tandis qu’au

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bas de l’image (la partie associée au matériel par la même tradition), la croix de la Mercedes de Rick s’avance sur la route sombre tel un Christ en pèlerinage dans le désert urbain. Quand une coupe transpose la scène sur l’autoroute nocturne, la ligne tracée par l’éclairage au plafond du tunnel se prolonge avec un faisceau lumineux qui jaillit dans un ciel de nuit. À bord de la voiture, la caméra s’élève d’abord vers la pointe du rayon pour s’abaisser et révéler sa source : le sommet d’une fausse pyramide d’Égypte, filmée sous la pleine lune.

44 Dialoguant implicitement avec cette composition plastique, la voix hors champ raconte qu’à l’origine, le Créateur écoula « les eaux stagnantes au-dessus des montagnes » afin qu’elles se répandissent dans les vallées, et fit pousser les herbes pour le bétail et les plantes pour le besoin des hommes. À l’écran, le ciel de nuit qui surplombe la pyramide semble cette mer stagnante appelée à s’écouler pour révéler le monde dans son harmonie originelle. Simultanément, l’éclairage naturel et zénithal de la lune trouve un pendant inversé, une sorte de réflexion, dans le faisceau de la pyramide qui, tel le Saint- Jean-Baptiste42 de Léonard de Vinci, indique le hors-champ. Le trope est décliné avec les deux contre-plongées suivantes, lesquelles présentent successivement sur le fond du ciel de nuit la statue de la Liberté, torche brandie dans l’obscurité, et la flèche éclairée de la tour Eiffel. Tandis que les prises de vue et la ligne de fuite des deux structures indiquent les cieux, un raccord avec le faisceau de la pyramide confirme l’analogie avec le hors-champ, avec l’espace diurne, la lumière.

45 Enfin, le thème est explicité avec une statue d’ange, filmée de dos, les ailes à l’avant- plan, et dont les « cornes » (les rayons lumineux) ainsi que la trompette d’or évoquent l’archange Gabriel, annonçant la seconde venue du Christ sur la Terre. Cette apparition angélique coïncide en outre avec l’apparition, dans le Miserere, d’une partition de clarinette, laquelle exploite une nouvelle résonnance entre la bande sonore et le monde à l’écran. À l’arrière-plan, jouxtant virtuellement les ailes de la statue, la pleine lune brille dans la nuit. Celle-ci n’entre pas en contradiction avec la ville nocturne, mais se mêle au contraire aux formes urbaines, dont les éclairages artificiels lui fournissent même d’étonnants pendants (en particulier la lanterne d’un réverbère, le sommet un peu ovale de la tour Eiffel et une fausse lune au sommet d’un immeuble, disposés respectivement au centre et des deux côtés du champ)43.

46 À l’heure nocturne, la ville illuminée semble rétablir le lien avec le merveilleux que ses espaces diurnes voilaient au regard. Plutôt que de renvoyer au jour, la « nuit » recèlerait alors une fonction essentielle : réactiver, réenchanter une relation ternie au monde. Si certaines peintres de nuit ont tenté de réintroduire le merveilleux dans l’espace urbain, Malick pourrait se rapprocher plus encore de ces autres artistes du nocturne tels que Steichen avec Brooklyn Bridge44, où les édifices et l’éclairage urbain prennent une valeur symbolique (Valance 306-9). Au lieu d’adoucir ou de magnifier la ville en lui conférant une valeur intrinsèque, la « nuit », chez Malick, rétablirait le lien perdu avec le transcendant.

47 Cette acception du motif est explicitée vers la fin du film, lorsque le héros déambule dans le désert, accompagné de La Mort d’Åse. Une nouvelle voix masculine se charge alors de prendre le relais du père et de ses avatars : parlant avec un accent allemand, cette voix va en effet s’avérer être celle d’un « père » spirituel, un prêtre. En tant que telle, son intervention clarifie ce que le film avait jusqu’ici mis en scène à travers des jeux visuels de clair/obscur, des citations musicales et des interventions verbales largement énigmatiques.

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48 « ‘Seems you’re alone », entend-on pendant que Rick marche seul dans le désert. Aux mots : « you’re not », la caméra se détourne du héros pour filmer le soleil derrière un nuage, motif visuel dont l’apparition occasionne sur la bande-son un souffle venteux45. À ce point, l’action est déplacée dans un appartement où, bien qu’il fasse encore jour, le héros et son père sont plongés dans l’obscurité par des rideaux tirés aux fenêtres. « Even now », poursuit le prêtre, « He’s taking your hand and guiding you, by a way you cannot see ». Tandis que les personnages apparaissent prostrés en figures de lamentation, la tête dans les mains et le regard rivé au sol, la caméra s’approche des rideaux clos ou entrouverts, indiquant, comme avec le nuage, la source lumineuse qui se trouve derrière.

49 Une nouvelle coupe transpose l’action dans une église, où une contre-plongée filme désormais le prêtre (Armin Mueller-Stahl) en train de s’adresser au protagoniste. À l’arrière-plan, les rayons du soleil pénètrent à l’intérieur de l’édifice par des vitraux et placent le théologien en partie dans l’ombre, en partie dans la lumière. « To suffer binds you to something higher than yourself », poursuit-il face à la caméra, « higher than your own will. ‘Takes you from the Earth, to find—what lies beyond it. » Quand avec ces derniers mots, le prêtre étend sa main dans la lumière, La Mort d’Åse reprend son thème à la quinte supérieure, évoquant le sublime, et le montage enchâsse des vues urbaines où le soleil point dans la profondeur de champ derrière la ville.

50 Tournés avec de petites caméras numériques qui portent dans leur image même, déformée sur les bords, l’idée d’un miroir trouble du transcendant, ces plans filment le quartier résidentiel d’une petite ville périurbaine, une métropole depuis l’autoroute et un cimetière. Près des tombes, la caméra plonge vers l’ombre d’un tronc sur le sol pour panoter vers l’arbre derrière lequel se devine, une fois encore, le soleil. La voix du prêtre continue d’être entendue hors champ, guidant le héros à l’instar du soleil qui, dans la profondeur, semble orienter la caméra. « We are not only to endure patiently the troubles He sends; we are to regard them as gifts—as gifts more precious than the happiness we wish for ourselves. »

51 La dernière séquence nocturne, enfin, se charge de confirmer cette dernière acception de la « nuit », comme agent de la rédemption, en des termes proprement filmiques. Une jeune femme blonde particulièrement énigmatique (Isabel Lucas) y accompagne le héros dans le désert, confirmant l’affirmation du théologien selon laquelle, dans son errance, Rick n’est pas seul. De cette figure mystérieuse, interprétée par une actrice très svelte et gracieuse, Malick ne filme jamais distinctement le visage, ce qui tend à l’associer à un ange46. Quand, peu avant la tombée de la nuit, celle-ci conduit le héros près d’un champ d’éoliennes, le père intervient hors champ : « Find the light you knew in the East », dit-il au fils en référence au Chant de la Perle, « as a child ». Sa voix s’inscrit sur le fond presque assourdissant du vrombissement des éoliennes, lequel fournit une version moderne, mécanique du « souffle ». Tandis que la nuit s’annonce, ces structures représentent à l’écran une colonie d’étoiles et réfléchissent, à l’heure nocturne, sur l’éclat des cieux. « The moon », explicite le père, « the stars… ».

52 Dans une pièce obscure, la jeune femme-guide tient une bougie entre ses mains. Les mots presque inaudibles qu’elle susurre au héros sur le thème de « la lumière dans l’obscurité » redirigent l’attention vers la bande-son, où le vrombissement mécanique des éoliennes vient de se changer en un chant de cigales47 et en un souffle venteux. « They serve you », poursuit le père au sujet des astres pendant que le héros et la jeune femme marchent dans le désert, « they guide you on your way ». De façon significative, la

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scène est tournée à l’« heure bleue ». Exploitée abondamment par Malick dans La Balade sauvage (Badlands, 1973) et Les Moissons du ciel, celle-ci prend en l’occurrence une valeur symbolique quant au thème étudié. L’heure bleue désigne en effet le moment fugace entre le jour et la nuit où le soleil, bien qu’invisible derrière la ligne de l’horizon, inonde le paysage de sa lumière. Cet alliage de la nuit et du jour confère à l’atmosphère un chromatisme très particulier, à la fois bleuté et rougeoyant, propice, comme le note Jacques Aumont au sujet des Moissons du ciel, à des effets de « fantastique » (9).

53 Cette présence/absence réfléchit sur l’image filmique elle-même et sur son élément constitutif, la lumière, dont l’ambiguïté est précisément de n’être toujours perçue qu’indirectement, grâce à ses effets (Aumont 2010 ; Bouvrande 2016). Les lueurs de l’heure inscrivent autour des personnages une lumière phénoménale (lumen), traversant un espace diaphane mais doté de qualités esthétiques, le ciel, lequel renvoie à son tour à la source que l’on ne voit pas, la lumière « en soi », le soleil (lux). De même que, dans la définition du cinéma par Cavell, la présence des choses à l’écran « renvoie à leur absence, à leur situation en un autre lieu » (Cavell 1999, 14), de même, les lueurs de l’heure bleue rendent compte d’une présence « hors champ », persistante en filigrane du voile nocturne. Enfin, tandis que le héros se trouve dans une grotte où brûle un feu, la jeune femme lui murmure depuis l’entrée : « darkness is not dark to you48 ». Bien que le protagoniste se trouve sous la terre, dans la partie la plus obscure du champ, le feu qui brûle à ses côtés atteste la persistance de la lumière, effectivement présente à ses côtés en dépit de son absence49. Introduite comme paysage du désespoir, la « nuit » en est devenue vecteur de la clarté.

Conclusion

54 Alors que la trajectoire de l’œuvre de Malick encourage dans un premier temps à y percevoir un antagonisme radical entre les grands espaces et la ville moderne, la représentation de la nuit urbaine dans Knight of Cups invite à reconsidérer cette opposition. On a tenté de montrer que le cinéaste puisait dans les traditions platonico- chrétienne et romantique pour fournir une représentation mitigée de la modernité, où la « nuit » oscille entre expression du désespoir et manifestation du transcendant. Si la sensibilité de Malick à l’élément naturel prédomine, et si la ville, dans ses films, entre effectivement en tension très forte avec cette sensibilité, le cinéaste s’efforce toutefois de dépasser cette dichotomie pour proposer une réflexion originale sur la modernité et sur l’amour.

55 À l’issue de son ultime séquence nocturne, le film met en place sa résolution à travers une scène où la voix du père et l’enchaînement des plans apportent désormais un surplus de signification, une explicitation de la représentation parfois opaque que le film a produite de la nuit urbaine. Le père de Rick y paraphrase pour finir le Phèdre (255 c-d, Platon 131) : « The light in the eyes of others », tandis qu’à l’écran, Nancy, l’épouse divorcée de Rick, marche seule sur une plage et jette derrière elle quelques regards inquiets, comme à un époux lointain. Le père conclut par un chuchotement : « The pearl ». D’autres plans filment les gestes de tendresse que cette femme a sur le corps d’un homme meurtri de difformités dans un hôpital, et que la caméra, attentive ici aux formes de l’amour comme elle le fut à la lumière dans la « nuit », filme de très près, indiquant leur importance. Ces gestes ne sont ni plus ni moins que les équivalents

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humains de la lumière qui s’est introduite dans la « nuit ». Ils suggèrent un raccord possible entre les hommes, et entre l’humanité et le cosmos.

56 La « perle » ontologique de Knight of Cups, c’est l’amour. Cette lueur scintille dans la forme humaine (inquiétude du regard, gestes tendres ou hésitants, bribes de langage) en réfraction de ces symboles cosmiques qui ont traversé le film comme autant de balises, de points de repères dans un continuum de ruine et de fragment. De cette analogie ressort un éloignement radical d’avec la philosophie de Platon : le corps humain et l’expressivité n’entrent pas pour Malick en contradiction avec l’esprit, mais l’accomplissent, le transmutent en formes et en sensations. La « nuit » serait alors porteuse d’une image, d’une idée, qui scintille obstinément dans l’obscur : le monde, malgré ses fissures et ses impuretés, reste un espace habitable, un lieu où il serait possible, pour ceux qui s’y engagent, d’aimer, d’être aimés.

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NOTES

1. Je remercie vivement les rapporteurs anonymes de la revue Miranda et Emmanuelle Delanoë- Brun. 2. Le poème nous est parvenu par les Actes de Thomas, un texte chrétien apocryphe rédigé en syriaque au 3ème siècle. Pour une traduction et un commentaire du poème, voir Jacques-E. Ménard, respectivement 298-308 et 309-325. Concernant les Actes, voir la notice de Jean Hadot dans Encyclopædia Universalis. https://www.universalis.fr/encyclopedie/actes-de-thomas. 3. Les producteurs du film semblent renvoyer concernant cette fable, plutôt qu’au Chant de la Perle, au texte du philosophe et mystique perse Shihab al-Din Sohrawardi « Récit de l’exil occidental » (Solomon 2016). Le poème syriaque puise dans l’Apocalyptique juive et le christianisme, là où ce second texte intègre la tradition islamique tout en conservant des liens avec la tradition judéo-chrétienne et le platonisme, lesquels pourraient expliquer ses analogies évidentes avec le Chant de la Perle. Si le récit symbolique de Sohrawardi s’avère cohérent avec Knight of Cups, la fable évoquée par le père renvoie indéniablement au poème syriaque. Pour une discussion sur ce point, voir M. Gail Hamner dans Christopher B. Barnett et Clark J. Elliston 2016, 251, 270, et Gabriella Blasi 2020, 139-141. Pour le « Récit de l’exil occidental », voir la traduction qu’en a donnée Henry Corbin (Sohrawardi 1976). 4. On sait que Malick demanda à son interprète principal, Christian Bale, de lire le livre en amont du tournage. 5. « …the specific character of despair is precisely this: it is unaware of being despair. » La citation, non paginée, figure en exergue au livre. 6. Malick lit abondamment Kierkegaard pendant son premier cycle d’études philosophiques à Harvard dans les années soixante. En 1966, il obtient une « Rhodes Scholarship » et entame une thèse de second cycle à Oxford sur le concept de « monde » chez Heidegger, Kierkegaard et Wittgenstein. Comme l’ont noté certains commentateurs, les films contemporains de Malick résonnent de la philosophie de Kierkegaard. Concernant Knight of Cups, voir Robert Sinnerbrink 2019, 161-206, Trevor Logan 2016 et « Like Stories of Old » 2017. 7. Cette figure est évoquée dans Crainte et tremblement, 1984. Pour des rapprochements entre le chevalier de la foi et le soldat Witt dans La Ligne rouge (The Thin Red Line, 1998), voir Hubert Dreyfus et Camilo Salazar Prince 2009, 42 et Paul Martens dans Christopher B. Barnett et Clark J. Elliston 2016, 165.

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8. Celui-ci est issu d’une carte du tarot de Marseille, qui s’inspire du mythe du saint Graal. 9. Opéra de Ralph Vaughan Williams créé au Covent Garden de Londres en 1951, d’après le roman éponyme de Bunyan. La composition est interprétée par le City of London Sinfonia. 10. Pour des analogies avec le texte kierkegaardien, voir Logan 2016. 11. C’est grâce à l’inspiration orientale et au moment nocturne que nombre de peintres et photographes américains du début du 20ème siècle trouvèrent le moyen de se réconcilier avec les grandes métropoles de l’Est des États-Unis. Voir à ce sujet Hélène Valance 2015, en particulier 25. 12. L’enregistrement est issu de la série « The Story-Teller: A Session with Charles Laughton » (1955). 19 novembre 2010. 1er février 2020. https://archive.org/details/TheStory-teller. 13. Écrit en 1989 d’après le Psaume 51 et révisé en 1992, le morceau est interprété par le chœur de chambre philharmonique estonien. 14. Cette idée, qui constitue peut-être la pierre de touche de la métaphysique de Malick, est suggérée par Jacob Leigh au sujet de l’ouverture de La Ligne rouge (Leigh 5). 15. C’est entre deux chérubins que Moïse entend l’Éternel s’adresser à lui du haut du propitiatoire (Exode 25:2 ; Nombre 7:89). L’interprète de Rick, Christian Bale, ne porte pas seulement le même prénom que le héros de Bunyan. Il tourne aussi, à peu près au même moment que le film de Malick, Exodus (2014) de Ridley Scott, où il joue le rôle de Moïse. 16. Dans la tradition anglophone, un grand exemple est les Night Thoughts (1742-1745) d’Edward Young. On notera que Knight of Cups est divisé en neuf chapitres (le « soleil », signalé par une carte de tarot qui pivote dans une piscine plutôt que par un intertitre, étant unanimement ignoré de la critique), le nombre de « nuits » que compte le recueil de Young. 17. Voir sur ce sujet le quatrième chapitre de l’ouvrage de Hélène Valance, en particulier p. 109-110. 18. Les déambulations répétées de Rick dans ces décors rappellent la fin du Dernier Nabab (The Last Tycoon, 1976) d’Elia Kazan, où Monroe Stahr (Robert De Niro) disparaît dans les « backlots » de la Paramount. Si Knight of Cups multiplie les ponts avec ce dernier film (le séisme inaugural qui réveille le héros à lui-même en est, comme l’a noté Pierre Berthomieu [2015 10], un autre exemple), c’est sans doute parce que Malick, par-delà son admiration pour le cinéaste grec et leurs similitudes biographiques, a souhaité se réapproprier la forme du récit du Dernier Nabab, où le contexte hollywoodien constitue déjà une métaphore de la crise spirituelle du protagoniste. 19. Interprétée par le BBC Scottish Symphony Orchestra, la composition est légèrement remaniée par le cinéaste. Ce dernier en ramène l’andante original à un tempo plus lent, proche de l’adagio, qui accentue le caractère dramatique de la composition. 20. Publié en 1867, joué pour la première fois en 1876 au théâtre Christiania d’Oslo. 21. D’après le conte populaire recueilli par Peter Christen Asbjørnsen en 1843. 22. Issu du poème de T. S. Eliot, La Terre vaine (The Waste Land, 1922), le terme désigne par extension l’Amérique postérieure à l’anéantissement des mythes de la « terre vierge » et de la pastorale par le progrès technologique au tournant du 20ème siècle. Bien que ces mythes fondateurs persistent sous certaines formes, le symbole dominant du pays devient la Metropolis. Sur la mythologie nationale, voir Henry Nash Smith (1970) et Leo Marx (2000). Sur la Metropolis dans la tradition américaine, voir Jacques Cabau (1981). 23. Pour une synthèse éclairante du postulat ontologique de l’ouvrage, voir Jean-François Mattéi (2001). 24. La phrase résonne du lexique du Voyage du Pèlerin et de l’arrivée du Prince en Égypte dans le Chant de la Perle (« Et, parce que j’étais seul, que j’étais isolé, je fus un étranger pour les gens de ma demeure » [Ménard 304]). On mentionnera également la phrase de Binx Bolling au début de The Moviegoer, au sujet d’un héros de cinéma amnésique dont l’histoire ressemble à la sienne : « He found himself a stranger in a strange city » (Percy 4). Malick cite en l’occurrence l’épître de saint Paul aux Hébreux, que l’on rendra dans la traduction du roi Jacques : « they were strangers and pilgrims on the earth » (11:13).

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25. Les citations bibliques ci-après sont de la Bible Segond. 26. 1926, huile sur toile, 121,9 x 76,2 cm, Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe, NM. Voir la fiche du Minneapolis Institute of Art (Mia). https://collections.artsmia.org/art/2725/city-night-georgia- okeeffe. 27. Sur ces notions issues de la philosophie d’Aristote et de la scolastique, voir Isabelle Bouvrande 2016. Pour un exemple de leur application au cinéma, on se reportera à Jacques Aumont 2010. 28. Si l’existence moderne comme fragments est un thème typique du modernisme, les termes du père pourraient renvoyer à la philosophie d’Emerson, dans « The American Scholar » (« Le savant américain », 1837) : « The state of society is one in which the members have suffered amputation from the trunk and strut about so many walking monsters,—a good finger, a neck, a stomach, an elbow, but never a man. Man is thus metamorphosed into a thing, into many things. » (Emerson 54) On rapprochera cette citation d’un passage du scénario de The Tree of Life au sujet de la vie moderne : « One is without form and void. Thousand-minded. At odds with himself. A miscellany, not a man. » (Malick 2007, 11) 29. C’est la formule de Wittgenstein pour exprimer le fait que le langage est la manière humaine d’être au monde (2004). La parataxe comme élément caractéristique du cinéma de Malick est une idée de Michel Chion (2005). Sur le même sujet, voir Adrian Martin (2006). 30. Cette terminologie biblique (Gn, 11:1-9) est reprise par Malick dans un passage urbain du scénario de The Tree of Life : « The sights of a modern city: it could be Chicago, New York, Houston, Paris, Mumbai, Los Angeles, or a composite of them all. We never see it whole—no skyline or defining monument— fragments only—a frenzy of things and people on the move—a continuous flow of trains and cars—a new Babel. » (2007 9) 31. Concernant cette notion romantique héritée du Pseudo-Longin, voir Philippe Lacoue- Labarthe 2004. Pour le « sublime électrique » lié à l’émergence de la métropole américaine, voir David Nye 1994. Pour sa place dans le nocturne américain, voir Hélène Valance 2015. 32. Série télévisée de quarante-sept épisodes et trois saisons réalisés par Mark Frost et David Lynch entre 1990 et 2017. 33. La première règle de ce dogme étant que toutes les autres peuvent être rompues à tout moment. Voir Benjamin B. 2011. 34. Interprétée par une actrice indienne, la jeune femme exécute, aux mélismes orientalisants de l’« épigraphe antique » Pour l’Égyptienne (1914) de Claude Debussy, des gestes du yoga dans un temple bouddhiste. 35. Dans le drame d’Ibsen, Solveig est la femme aimante et sincère que le protagoniste manque toute sa vie de reconnaître comme celle qu’il aime. 36. Comme la nomme un intertitre du film, d’après un arcane majeur du tarot de Marseille. 37. Notion baroque associée à l’œuvre de William Shakespeare, le « Théâtre du monde » trouverait son origine la plus ancienne dans la philosophie grecque, notamment avec l’allégorie de la caverne de Platon. Voir à ce sujet Gerhart Hoffmeister, « World as a Stage - “Theatrum Mundi” ». The Literary Encyclopedia. 23 mars 2009. 1er février 2020. https://www.litencyc.com/ php/stopics.php?rec=true&UID=5777. 38. On notera la proximité, davantage encore d’avec le « Donjon du doute » qu’évoque l’opéra de William, avec la « Foire aux vanités » (Vanity Fair) que traversent Christian et son compagnon Fidèle. 39. Vers 220-185 avant notre ère, 5,57 m, sculpture en marbre, musée du Louvre, Paris. 40. L’enregistrement est issu de la même série citée plus haut (Laughton 2010). 41. Le film exploite ici une analogie extrêmement subtile avec Le Voyage du Pèlerin. Lorsque, à la tombée de la nuit, le héros de Bunyan traverse seul la Vallée de l’Ombre de la Mort, une voix dans l’obscurité lit le verset 4 du Psaume 23, sur le thème de l’Éternel comme protecteur dans l’adversité : « Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, / je ne crains aucun mal, car

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tu es avec moi : / ta houlette et ton bâton me rassurent. » Malick confère une forme proprement filmique à l’idée de Bunyan. 42. Vers 1513-16, huile sur bois, 69 x 57 cm, musée du Louvre, Paris. 43. On verra dans cette représentation de la nuit urbaine un équivalent américain et ultra- moderne aux nocturnes de James Abbot McNeill Whistler et d’Atkinson Grimshaw, dont le trait abstrait visait déjà à entremêler espaces urbain et naturel. Voir sur le sujet l’ouvrage de Hélène Valance (2015). 44. 1903, photographie, 41,9 x 35,3 cm. 45. Dans la Bible, l’Esprit de Dieu est un « souffle » (rûah en hébreux, « vent », pneûma dans les évangiles rédigés en grec, spiritus en latin) qui circule parmi les éléments, l’eau (Gn, 2:2) ou, de façon privilégiée, le ciel (par exemple Lc, 3:22). On verra que dans Knight of Cups, ce souffle prend la forme d’une femme. Pour des parallèles, à mitiger, entre le cinéma de Malick et l’esprit biblique, voir la première partie de l’article de Brett McCraken 2012, et Chistopher B. Barnett dans le livre coédité avec Clark J. Elliston 2016, 103-107. 46. Ainsi que le note Pierre Berthomieu, cette figure rappelle la jeune femme guidant Jack dans le désert de The Tree of Life, nommée « Guide » au générique du film (Berthomieu 2013, 225 ; Ciment 2015). Elle fournit un pendant de chair aux statues d’anges filmées à Las Vegas (la reproduction de la Victoire de Samothrace, qui ne possède pas de tête, et celle de l’archange Gabriel, montrée de dos). Si cette femme-guide semble chez Malick l’incarnation symbolique du Saint-Esprit, sa présence à l’heure nocturne résonne de la tradition romantique. On citera, en littérature, le poème de Samuel Taylor Coleridge, « The Nightingale: A Conversation Poem » (publié dans les Lyrical Ballads rédigées avec William Wordsworth en 1798), où une jeune servante promène son enfant dans les bosquets nocturnes pour que le chant du rossignol dissipe ses mauvais rêves et le remplisse de joie. Ses mots à elle concluent le poème : « if that Heaven / Should give me life, his childhood shall grow up, / Familiar with these songs, that with the night / He may associate Joy! » (v. 106-109). Une telle figure se retrouve encore dans le nocturne américain, notamment avec les femmes musiciennes de Thomas Wilmer Dewing. Hélène Valance note que ces femmes associées à la nuit suggèrent « une certaine transcendance, le dépassement du simple visuel » (111). 47. D’après Socrate, dans le Phèdre, les cigales chantent pour indiquer à la déesse Calliope ceux des hommes « qui passent leur vie à aspirer à la sagesse » (2004 139). 48. Le guide cite le verset 12 du Psaume 139, adressé par David à l’Éternel : « même les ténèbres ne sont pas obscures pour toi, / la nuit brille comme le jour, / et les ténèbres comme la lumière ». Si cette jeune femme n’est pas le Saint-Esprit incarné, elle a indéniablement lu la Bible. 49. On a donc, en l’occurrence, une puissante inversion de l’allégorie platonicienne. Voir la République, livre VII, 514a-517a (2004 358-362).

RÉSUMÉS

Knight of Cups (2015) fait partie d’une trilogie contemporaine et expérimentale composée avec À la merveille (To the Wonder, 2012) et Song to Song (2017). À sa sortie, le film paraît déstabiliser le public et la critique en raison de son humeur sinueuse et mélancolique. On souhaite reconsidérer ces réactions en mettant au jour un motif : la « nuit ». Puisant dans les traditions platonico- chrétienne et romantique, Terrence Malick semble reprendre ce motif pour porter à l’écran une réflexion sur le désespoir et la fragmentation de la vie moderne. Tout en indiquant les

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principales sources d’inspiration du film, on s’attache à faire ressortir sa recherche esthétique et son originalité.

Knight of Cups (2015) is part of a contemporary and experimental trilogy made up with To the Wonder (2012) and Song to Song (2017). On its release, the film seems to put off both the audience and reviewers by its meandering moodiness. This article wishes to reconsider such responses by shedding light on a particular motif: the “night”. Drawing from a Platonic, Christian and Romantic tradition, Terrence Malick seems to take up this motif to bring to the screen a reflection on despair and modern life. While indicating the film’s main sources of inspiration, this article aims to highlight its aesthetical research and originality.

INDEX

Mots-clés : nuit, désespoir, amour, romantisme Keywords : night, despair, love, romanticism

AUTEURS

GUILAIN CHAUSSARD

Doctorant en études cinématographiques Université Paris-Est, LISAA [email protected]

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Les nuits américaines de Mihail Malaimare

Jocelyn Dupont

Introduction

1 La question de la mise en scène de « la nuit américaine » dans un contexte cinématographique invite d’emblée à comprendre cette locution à travers ses résonances polysémiques ; il s’agit de l’entendre, d’une part, comme l’exploration dramatique du nocturne et des thématiques qu’on lui rattache spontanément (brouillage, irrationnel, énigme, intime, secret, obscur) et, d’autre part, de considérer la nuit américaine comme effet dramaturgique liée au dispositif du cinéma, comme le rappelle d’ailleurs spontanément le titre du célèbre film de François Truffaut (1973), hommage au cinéma dans son ensemble et à l’art de la lumière en particulier. La nuit américaine est trompeuse, et son obscurité fallacieuse avant tout un effet de lumière : La lumière qu’on observe à l’œil va impressionner la pellicule négative devant la caméra, qui elle-même va être transposée sur de la pellicule positive. Ensuite seulement, la lumière du projecteur va nous restituer l’image sur l’écran. La lumière que nous aurons observée à l’œil nu sur les acteurs va subir un certain nombre de traitements et d’interprétations, avant d’être restituée devant les spectateurs. Les agents de transposition sont nombreux. (Loiseleux 59)

2 Qui, au cinéma, fait la lumière, et comment faire lumière sur la lumière ? Et comment, par quelque lumineux paradoxe, faire nuit ? C’est-à-dire, selon la plus simple acception de la locution, plonger dans le noir, dans l’obscurité, dans l’absence de lumière. Impossible, bien entendu. Ainsi, « une image de la nuit ne sera jamais qu’une vision interprétée par une lumière qui la représente, la suggère ou la sublime » (38).

3 Day for night, la nuit américaine, « relève des effets spéciaux, c’est l’effet qui consiste à tourner de jour une scène extérieure de telle façon que le spectateur ressente, à la projection, l’impression d’une scène de nuit » (Passek 550). Trope cinématographique, la nuit américaine relève donc de la rhétorique de l’obscurité — l’asaphéia de Démétrios — en ce qu’elle est « une obscurité obtenue, dans un but purement artistique, par une

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manipulation avisée du langage » (Montandon 1214), en l’occurrence cinématographique.

4 Et qui donc parle le langage de la lumière ? L’auteur ? Le cinéaste ? Le réalisateur ? Rappelons avec Jacques Loiseleux que « la lumière est un médium d’expression à la disposition du réalisateur pour exprimer une idée avec le cinématographe » (51) et que c’est au directeur de la photographie – cinematographer en anglais, c’est-à-dire très littéralement celui qui écrit le mouvement – qu’il revient d’éclairer ou, dans le cas qui nous intéresse, d’assombrir le film. Une certaine tendance de la critique de cinéma, depuis plus d’un demi-siècle et l’avènement de la politique des auteurs, a relégué, du moins aux yeux du grand public, les directeurs de la photographie ou « chefs opérateurs » dans l’ombre de l’auteur, instance originaire au moins aussi fantasmatique que l’image manquante de notre « nuit sexuelle », pour reprendre la formule de Pascal Quignard. Ce fantasme originaire n’est pas nouveau et n’appartient pas au seul domaine du cinéma — il a été plutôt importé de la littérature avant d’y être transposé. Quoi qu’il en soit, l’éclipse est plus souvent totale que partielle.

5 Dans les pages qui suivent, il sera question de trois films récents de Francis Ford Coppola, « auteur » par excellence au sens où aime à l’entendre une certaine tradition critique française, notamment portée par Les Cahiers du Cinéma depuis le milieu des années 1950. Selon ce modèle théorique largement établi quoique sujet à débat1, l’auteur transcende les contraintes du système hollywoodien, parvenant ainsi à « imprimer » sa personnalité sur un genre et une production (Bordwell et Thomson, 777-8). Ainsi, « le film est considéré comme une expression directe de sa personnalité [et] l’auteur devient plus important que le film lui-même : la signature certifie la valeur de l’œuvre, elle en garantit la qualité. » (Casetti 90). Si la célèbre « politique des auteurs » a dans un premier temps porté aux nues le travail de cinéastes américains tels Samuel Fuller, Nicholas Ray ou installés au cœur du système hollywoodien tels Otto Preminger et, bien entendu, Alfred Hitchcock, ce modèle d’analyse fécond a connu un regain d’intensité au milieu des années 1970 avec l’émergence des cinéastes du « Nouvel Hollywood » tels Steven Spielberg, Brian de Palma, Martin Scorsese, sans oublier Francis Ford Coppola, envers lequel le rédacteur-en-chef actuel Stéphane Delorme n’a jamais caché son admiration2. Au-delà de ce seul effet de signature, les trois longs-métrages dont il va être ici question ont tous en commun d’avoir été « mis en lumière » par le même directeur de la photographie, Mihail Malaimare, chef opérateur roumain inconnu du grand public et âgé d’une trentaine d’années à peine lors de sa première collaboration avec Coppola en 2007. On l’aura compris, c’est au moins autant de la poétique des nuits américaines du Roumain que des rêveries de l’Italo-américain qu’il sera question. Pour autant, l’objet de cet article n’est pas de chercher à déstabiliser ni à véritablement critiquer un paradigme théorique qui a fait ses preuves de longue date. L’auteur, ainsi que le souligne Jean-Claude Biette, par sa position moderne de responsabilité, maintient sa place dans le processus de production cinématographique et l’« emprise » relative qu’il exerce sur son texte filmique lui permet de revendiquer « l’urgence de formuler une vérité ou un ensemble de vérités personnelles » (16). L’efficacité poétique du modèle ne sera donc pas franchement remise en cause. Nonobstant, un film ne se « signe » pas seul, et au fil du développement qui suit ces propos introductifs, notre intention principale est de braquer le projecteur aussi sur celui qui a, très matériellement, su faire la lumière des nuits américaines dans les trois films réalisés par Francis Ford Coppola depuis 2007.

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Coppola en habit de lumière

6 Rappelons d’emblée que Coppola n’a jamais manqué d’audace quand il s’est agi d’illuminer ses films. Certaines de ses collaborations avec des chefs opérateurs restent mémorables, à l’instar de celle qui donna naissance à One From the Heart [Coup de Cœur] (1981), romance entièrement éclairée aux néons, dont la photographie à l’esthétique très eighties fut assurée par Ronald V. Garcia, directeur de la photographie pour Twin Peaks : Fire Walk with Me de David Lynch (1991). On peut également citer le noir et blanc expressionniste ponctué d’irruptions de couleurs dans Rumble Fish [Rusty James] (1984) signé Steven Burhum, chef opérateur qui collabora longtemps par la suite avec Brian de Palma, et enfin la flamboyance empourprée de Dracula (1997) dont la photographie fut signée par Michael Ballhaus (1935-2017), directeur de la photographie attitré de Martin Scoscese et à qui l’on doit notamment l’esthétique ‘néo-noir’ de Goodfellas [ Les Affranchis] et le très rougeoyant Gangs of New York (2003). Coppola, cinéaste protéiforme pour qui le besoin de renouvellement du langage cinématographique est constant, n’a jamais hésité à s’emparer de la lumière et de la couleur pour donner à l’image un surcroît d’artificialité, promouvant ainsi un cinéma baroque auquel il a souvent été associé. Il sait surtout laisser une très grande marge de manœuvre à ses directeurs de la photographie, qui souvent lui en ont su gré, à l’instar de Mihail Malaimare qui reconnaissait dans un entretien accordé aux Cahiers du Cinéma en 2009 que : « Coppola donne beaucoup de liberté à trouver le langage visuel qui convient » (Malaimare 2009, 21).

7 Les trois films en question sont Youth Without Youth [L’homme sans âge], sorti en salles en 2007 après un hiatus de presque dix ans — le film précédent, The Rainmaker [L’idéaliste] était par ailleurs une commande — suivi de près par Tetro (2009) et enfin Twixt, sorti sur les écrans au milieu de l’année 2011. Quoique très différents en termes diégétiques et esthétiques, ces trois films participent néanmoins du même geste créateur et sont tous les trois principalement filmés en mode nocturne. Si la lumière, comme nous l’avons déjà écrit, est bien un « médium d’expression à la disposition du réalisateur pour exprimer une idée » en collaboration avec son chef opérateur, force est de constater que l’expressivité trouvée par Coppola et Malaimare repose avant tout sur un défi jeté à la lumière, tant l’obscurité et la nuit y sont prégnantes, « délibérément interprétée(s), théâtralisée(s) (…) dans le souci d’une esthétique favorable à la narration » (Loiseleux 40).

8 Youth Without Youth, Tetro et Twixt constituent une trilogie singulière composée à partir d’une méthode identique qui fait de chacun des films un exemple assez caractéristique de ce qu’on peut qualifier de film « d’auteur », selon ce biais exégétique conduisant à voir le metteur en scène comme instance démiurgique ayant tout contrôle sur son objet filmique. Malgré le caractère illusoire de ce modèle d’analyse, il n’est pas faux de constater que pour chacun des films de la trilogie, on semble toucher à des cas-limites d’autorité filmique eu égard au cahier des charges auto-imposé régissant chacune des réalisations.

9 Premièrement, au-delà de simples « thèmes » et motifs que l’on peut toujours, fut-ce par excès rhétorique, ramener à la soi-disant « sensibilité » de l’auteur, chaque film doit être lié à une expérience singulière de Coppola en personne : lecture, autobiographie, ou rêve — nous y reviendrons. Deuxièmement, le scénario doit être

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signé par Coppola lui-même, y compris dans le cas d’une adaptation de texte littéraire. Troisièmement, et c’est sans doute ici le point crucial, le film doit être produit de manière autonome, sans aucun apport financier d’un quelconque producteur ou studio tiers. Pour les trois films concernés, c’est American Zoetrope, le propre studio de Coppola, fondé en 1969, qui fut l’unique financeur, garantissant ainsi à ce dernier un pouvoir décisionnaire total sur le produit filmique final.

10 Aussi démiurgique un réalisateur soit-il, il ne saurait néanmoins prétendre à être « l’auteur », au sens étymologique du terme, de chacun des aspects de son film. Rares sont en effets les cinéastes qui peuvent prétendre à la maîtrise de chacune des quatre étapes principales de la genèse d’un film — écriture, réalisation, montage, postproduction. Même Stanley Kubrick, parangon de l’auteur total du cinéma américain, savait s’entourer d’une équipe de collaborateurs fidèles, dont le directeur de la photographie John Alcott, l’homme de la lumière kubrickienne qui passa pourtant, du moins aux yeux du grand public, l’essentiel de sa carrière dans l’ombre du cinéaste tout-puissant. Il en va de même pour Coppola, dont les collaborateurs — à l’exception peut-être de son monteur Walter Murch, quoique la carrière de ce dernier fût si riche et si diverse qu’il semble quelque peu réducteur de le qualifier comme tel — sur l’ensemble d’une carrière presque longue de six décennies, furent toutefois plus divers que ceux de Kubrick, à commencer par ses directeurs de la photographie.

11 Pour ce qui est de Mihail Malaimare, on peut même parler d’une collaboration débutée sous le signe de la rencontre heureuse. Malaimare fut en effet retenu par Coppola à l’issue d’un étrange casting de chefs opérateurs organisé à Bucarest en 2007 au cours de la préparation du tournage de Youth Without Youth, le premier des trois volets de la trilogie dont il demeura par la suite le seul et unique directeur de la photographie. Youth Without Youth situe son intrigue principalement dans la capitale roumaine.

12 Au cours de l’année 2005, pendant la phase profilmique et les essais de casting, le réalisateur et son équipe réduite s’étaient installés à Bucarest, plus ou moins incognito, dans un local mis à la disposition du réalisateur. Coppola avait donc fait le choix de s’y installer avec son équipe, pour « chercher en Europe centrale, antipodes et lieu originaire de Hollywood, la possibilité de devenir celui qui, sachant tout, ayant tout fait, s’inventerait lui-même en débutant » (Frodon 11). Ce qualificatif, s’il ne sied à Coppola que dans la mesure où l’on a à faire avec lui à un cinéaste soucieux de renouveler son art à chacun de ses films, était en revanche particulièrement approprié pour ce qui concernait alors les états de services de Malaimare. À l’époque, ce dernier n’avait travaillé que sur quatre films, dont deux courts-métrages, exclusivement en Roumanie. De manière assez peu conventionnelle, les auditions d’acteurs s’accompagnaient d’« auditions » de directeurs de la photographique, lesquels étaient chargés à chaque fois d’éclairer la scène d’essai3. À l’issue d’une de ces séances de test, Malaimare, dont le jeune âge ne semble pas avoir été le moindre des atouts pour éclairer un film principalement construit sur l’idée d’un retour vers une jeunesse impossible, finit par l’emporter aux yeux du réalisateur. Pour autant, et bien qu’ils partagent néanmoins une prédilection pour le mode nocturne et les effets de nuit américaine, ces trois films possèdent des esthétiques bien distinctes. Il n’est donc pas faux d’affirmer que la trilogie personnelle de Francis Ford Coppola devient aussi celle de Mihail Malaimare, au gré de leurs expérimentations dans l’art de cette « représentation transposée » de la nuit qu’est la nuit américaine (Loiseleux 42).

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Youth without Youth : le bleu de la nuit du langage

13 Youth without Youth est l’adaptation d’un court roman de 1976 écrit par Mircea Eliade (1907-1986), figure de proue de l’histoire des religions, dont les études sur la mythologie comparée, les travaux sur le sacré et le profane (1959) ainsi que sur la théorie de l’éternel retour (1949) ont durablement marqué leur époque, même si aujourd’hui elles peuvent apparaître un peu datées et trop imprégnés d’ésotérisme. La dimension fictionnelle de l’œuvre d’Eliade est en revanche plus confidentielle ; c’est d’ailleurs plus ou moins par l’entremise d’une connaissance intime — Wendy Doniger, professeure d’études religieuses comparées à l’université de Chicago, ancienne disciple d’Eliade et amie d’enfance de Coppola — que cette novella finit par atterrir entre les mains du cinéaste et de le convaincre qu’il s’agit là de le transformer en projet filmique. Le film, dont l’action se déroule à Bucarest au seuil de la Seconde Guerre mondiale, se situe aux frontières du fantastique pour constituer un exemple assez rare de ce qu’on pourrait qualifier de « linguistique-fiction » plus encore que de fiction linguistique4. Il narre les égarements et les paradoxes temporels de son protagoniste Dominic Matei (interprété par Tim Roth), linguiste de renom, obsédé par les origines du langage et, après avoir été frappé par la foudre dans la séquence d’ouverture, perdu — de même que trop souvent le spectateur — dans une intrigue à multiples rebondissements, oscillant entre « récit faustien et thriller politique » (Niogret 49). Néanmoins, le cœur du récit est riche d’enjeux philosophiques et symboliques, conformément à ce que l’on pouvait attendre d’une fiction écrite par Eliade. Il s’agit en effet, ni plus, ni moins, de la quête insensée d’un proto-langage, de « cette autre foudre qui fit passer nos ancêtres du grognement au logos » (Tessé 17), convoitée, dans l’espace de la diégèse, par les belligérants soucieux de s’approprier ce secret si bien gardé des dieux. Le film, tourné en grande partie avec une caméra numérique HD (la SonyF900), possède une esthétique singulière, parfois quelque peu surannée, d’autres fois plus audacieuse, comme si Coppola n’avait pas su tout à fait trancher entre le choix de la nouveauté et les capacités de la lumière numérique d’une part, et les hommages à un certain expressionnisme européen de l’autre. L’intention poétique demeure bien réelle néanmoins, et comme a pu l’observer Hubert Niogret : Francis Ford Coppola n’est pas un cinéaste réaliste, et, dans ses meilleures réalisations, il a voulu chercher à transcender la réalité de la matière cinématographique qu’il avait entre les mains pour atteindre une poésie cinématographique. Plus que certains de ses collègues réalisateurs américains qui laissent la porte ouverte à l’imaginaire dans leur dramaturgie, c’est dans la matière même du cinéma, ses outils, les éléments physiques à sa disposition pour construire un langage que Coppola trouve son expression, celle de ses rêves. (49)

14 La matière, et les éléments physiques permettant d’atteindre à cet imaginaire en question, fût-il rêvé (et ce sera à nouveau le cas avec Twixt), Youth without Youth semble en partie les avoir trouvés dans les séquences de nuit américaine. Le film les multiplie : on en compte au moins cinq et elles sont suffisamment longues et importantes en termes diégétiques pour diffuser leur aura bleuté sur l’ensemble de sa durée. Plutôt conventionnelles, elles n’ont pas été tournées en numérique mais en pellicule 35 mm (à partir de Tetro, le 35 mm sera totalement abandonné au profit du numérique HD). Celles-ci accordent une prévalence à la couleur bleue, caractéristique des nuits américaines depuis que celles-ci ont rencontré le cinéma en couleurs dans l’âge classique hollywoodien. Toutefois, les séquences en nuit américaine — day for night — de

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Youth without Youth privilégient un bleu assez outré. Ni les filtres utilisés, ni l’étalonnage ne cherchent à atténuer le phénomène optique de Purkinje selon lequel, en très faibles éclairements, l’œil est surtout sensible au bleu (Passek 551) alors que les lumières de la nuit et de la lune tirent naturellement vers le jaune. Au contraire, l’image est volontairement saturée de bleu. Il en résulte une succession de séquences durant lesquelles le spectateur se retrouve happé dans une lumière bleutée et irréelle, si bien que la dimension onirique l’emporte sur la simple mise en scène de la nuit. Il s’agit en outre souvent de scènes intimes, plus propices aux chuchotements qu’aux cris, bien que ce soit proche de la jouissance orgasmique que, lors d’une de ces séquences- clé, le personnage de Laura (Alexandra Maria Lara), retrouve le son primal, proto- linguistique, celui-là même qui inscrit l’homme dans l’ordre du symbolique, lui donne ainsi conscience du temps — et de la mort. C’est donc dans le bleu profond des nuits américaines de Bucarest que Coppola trouve l’expression filmique de la quête fondamentale entreprise avec son vingtième long-métrage. Conte philosophique, linguistique et chromatique souvent complexe voire méandreux, Youth without Youth inaugure ainsi de manière assez inattendue – car en apparence si éloignée de l’intime, contrairement aux deux volets qui suivront – la trilogie personnelle de Coppola.

Tetro : ou comment faire lumière sur la nuit antérieure

« En este momento, mi luz es la verdad » (Tetro, 45’18)

15 Tetro, au titre programmatique — l’adjectif signifie ‘sombre’ en espagnol — est un film à la lumière étrange, entre « hommage au Hollywood des années 50 et libertés formelles presque expressionnistes » (Delorme 21). Le film a été tourné en numérique HD avec une caméra différente de cette utilisée pour Youth without Youth. Une fois encore, il s’agissait d’une expérience nouvelle pour Malaimare, qui sut s’adapter à la révolution technologique alors en cours à la fin des années 2000 et qui allait voir la quasi- intégralité des réalisateurs et des « écrivains du cinéma », à commencer par les directeurs de la photographie, abandonner définitivement la pellicule pour le tout numérique. Tetro est principalement tourné en noir et blanc, le plus souvent en scènes de nuit ou en nuit américaine, que ce soit en day for night ou même en night for night. Ce choix est d’autant plus surprenant que le film situe l’essentiel de son action dans le quartier de La Boca à Buenos Aires, connu notamment pour ses façades bariolées et ses couleurs vives et chaudes. Dans un entretien qu’il a accordé aux Cahiers du cinéma, Malaimare revient d’ailleurs sur le chromatisme presque excessif de l’environnement fourni par la capitale argentine, déclarant que « les couleurs sont si puissantes en Argentine qu’on finit par ne plus distinguer clairement les effets de texture » (Malaimare 2009, 22).

16 En noir et blanc et principalement composé de scènes de nuit, Tetro s’ingénie donc à déjouer les propriétés chromatiques d’un décor naturel. L’effet recherché est d’ailleurs rapidement obtenu, puisque le spectateur oublie vite tout ce que Buenos Aires pourrait offrir de « pittoresque » pour se concentrer sur le cœur de l’intrigue, à savoir la quête identitaire entreprise par Bennie (Alden Ehrenreich), venu retrouver son frère aîné Tetro (Vincent Gallo) et les secrets d’une paternité impossible à assumer. L’intrigue du film est bien trop sinueuse pour qu’on puisse se risquer ici à tenter de la résumer, mais disons qu’il s’agit surtout, pour ce benjamin en quête de père, de faire lumière sur la zone d’ombre qui entoure une certaine période de son existence et surtout sur la

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disparition inexpliquée de son frère aîné pour un exil imposé. Au milieu de l’opacité ambiante, la lumière et ses papillonnements sont d’emblée donnés comme la métaphore structurelle du film. Coppola déclare ainsi : La métaphore la plus importante est liée à la lumière. C’est le premier plan : le personnage qui regarde l’ampoule électrique, avec le papillon. La lumière symbolise la vérité et la bonté, mais elle devient aussi un symbole de mort à cause des phares de la voiture qui aveuglent Tetro après l’accident de sa mère. Elle vous attire comme un papillon, et peut vous tuer. C’est la lumière des projecteurs, de la célébrité, du succès. (Coppola 17)

17 On est aussi tenté d’ajouter que c’est aussi la lumière d’une vérité trop brûlante qui invite à rester tapi au cœur de la nuit argentine, comme le fait le très hermétique personnage de Tetro durant la première moitié du film, opaque à toute tentative d’« éclaircissement » que son frère tente d’apporter à son sujet. Car le récit familial est hanté par les fantômes transgénérationnels aussi bien que par Éros et Tanathos.

18 « La nuit infernale est obscure (éternelle). Mort. /La nuit utérine est invisible (temporelle). Naissance. », écrit Pascal Quignard dans La nuit sexuelle (82). Et Tetro d’égrener ses douloureuses vérités, fondées précisément sur trois morts et une naissance, et sur une impossible étreinte transgressive — la « nuit antérieure », l’image manquante, le traumatisme et l’impossible « figuration originaire5 » que les tentatives d’écriture théâtrale autobiographique de Bennie mèneront vers une insoutenable vérité. À ces phosphorescences douloureuses s’oppose donc l’ombre, comme le refoulé, opacifié, s’oppose au retour intrusif de la mémoire. C’est la raison pour laquelle de nombreuses séquences du film sont très peu éclairées, a fortiori lorsqu’il s’agit de scènes de nuit. Techniquement, le numérique HD permet des images de très bonne qualité même en faible éclairage — ce qui n’était pas encore le cas lors du tournage de Youth without Youth trois ans auparavant. Le dispositif demeurait au final très réduit. Il n’en était pas moins d’une grande efficacité.

19 Tetro est un film qui place le rapport au point aveugle du souvenir au cœur de sa diégèse et de ses images, alliant mode nocturne et hétérogénéité iconique. Le travail sur la nature de l’image cinématographique paraît essentiel en ce qu’il permet de souligner presque physiquement l’hétérogénéité du matériau traumatique dans l’économie générale du récit. Le souvenir traumatique — notamment depuis Abraham et Torok — a souvent été comparé à un fantôme, un intrus, un shrapnel mental que le corps ne peut ni introjecter, ni expulser, mais dont il n’est pas possible de se défaire. Tetro s’empare de cette altérité et, manipulant les facettes de ce « diamant noir6 », en fait l’un de ses enjeux cinématographiques fondamentaux.

20 L’aspect le plus évident du rapport de ce film à la matérialité de l’image est évidemment le choix du noir et blanc pour le récit filmique principal tandis que les flashbacks ou les séquences analeptiques sont en couleurs. Cette alternance n’a en soi rien de très original, et Coppola avait d’ailleurs déjà exploré la coexistence du noir et blanc et de la couleur dans Rumble Fish. Mais le travail du réalisateur et de son équipe ne s’est pas arrêté à cette simple distinction. Avec l’aide de Malaimare, le cinéaste s’est penché sur la matérialité même de l’image-souvenir et sur la façon de l’inscrire dans le récit principal, mimant ainsi l’enjeu même de la cure du trauma, à savoir l’inscription du matériau traumatique hétérogène dans une chaîne symbolique cohérente. C’est bien à un processus d’inscription de l’hétérogène que nous assistons lorsque nous voyons les images-souvenirs en couleurs s’intégrer peu à peu au récit en noir et blanc (Dupont). Et c’est également une forte expérience de disruption perceptuelle qui se manifeste au

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spectateur lorsqu’apparaissent à l’écran, dans un format et une texture différents, les images ressurgies du passé.

21 Lors des essais de préproduction, plusieurs procédés furent envisagés par Coppola et son chef opérateur afin d’intégrer le matériau mémoriel dans la texture du film tout en soulignant son hétérogénéité : les lentilles Lomo, produites en URSS dans les années 1980, dont le rendu chromatique est particulièrement vif et patiné ou encore l’utilisation d’une pellicule Anscochrome, assez proche du Technicolor, avec des effets de saturation des couleurs, un procédé utilisé notamment dans les films de famille des années 50 et 60 aux États-Unis.

22 Pour faire écho à la citation d’Hubert Niogret concernant les expérimentations entreprises dans Youth without Youth, notons que des tentatives de superposition matérielle de plusieurs images furent également effectuées, en utilisant des images de pellicules 16mm incrustées dans le récit filmique en numérique. Une dernière remarque enfin. Nous avons déjà indiqué que le film a été tourné en support numérique HD, avec seulement deux caméras. Toutefois, pour la scène fatidique de l’accident dans laquelle Tetro perd sa mère, pas moins de cinq caméras furent utilisées. Parmi elles, une 35 mm qui ne fut sortie que pour cette scène, et dont les images, bien qu’elles existent, ne furent finalement pas exploitées dans le montage final, comme s’il avait paru essentiel, pour figurer « la nuit sexuelle » fondée par le traumatisme de l’accident telle qu’elle s’écrit dans Tetro, d’évacuer la matrice de toutes les images cinématographiques classiques, à savoir la pellicule 35mm.

23 La mythologie grecque nous apprend que la Déesse Nix, parée de son grand manteau dont elle recouvre le monde, eut deux fils : Hypnos et Thanatos (Quignard 82). Ce dernier, nous l’avons vu, gouverne Tetro, nous avons pu le constater. Obscur jusqu’à son signifiant-titre, le film n’a de cesse qu’il renvoie à l’opacité invisible de la nuit utérine (Eros) finalement infernale (Thanatos). Éros le gouverne, mais Thanatos veille aussi sur le point d’origine d’une naissance marquée par, deux fois, du sceau de la mort de la mère : la mère biologique de Tetro, et celle de Bennie.

Twixt : comment rêver la nuit américaine

24 Twixt, troisième volet de la trilogie, sorti un peu plus de deux ans après Tetro est, dans sa genèse même, placé sous le signe du rêve — donc sous l’égide d’Hypnos. L’origine du film est à la fois onirique et psychopompique. L’anecdote qui la décrit, et que l’on retrouve non seulement dans la bouche de Coppola lui-même mais aussi dans celle de ses collaborateurs, mérite d’être rappelée. Après avoir bouclé Tetro, Coppola était parti en repérage à Istanbul, ville chère à son cœur dans laquelle il comptait réaliser son troisième volet de sa trilogie. À l’issue d’une soirée passablement arrosée au raki (l’alcool anisé local), il s’effondre dans sa chambre d’hôtel. Cette nuit-là, il fait un rêve étrange — un rêve, confiera-t-il ensuite aux Cahiers du cinéma lors de la promotion de Twixt, « tellement précis et original qu’il pourrait donner naissance à un film » : Je me trouvais au milieu d’une forêt, terrifié, et c’est alors que cette jeune fille est sortie de la forêt, une jeune fille très étrange avec de grandes dents tordues couvertes de bagues. Dans le rêve, elle me provoquait : « Est-ce que je te fais peur ? » —, comme si elle était un vampire. Et puis, je suis arrivé dans ce vieil hôtel avec une tombe, d’où sont sortis plein d’enfants pour jouer, en pleine nuit, comme si c’était l’après-midi. Pendant que je fais cette expérience, Edgar Allan Poe fait son

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apparition, et il veut m’apporter son aide. Tout s’est passé dans le rêve exactement comme dans le film. (Coppola 11)

25 Fruit d’une expérience onirique, Twixt est donc filmé comme un rêve — mais comment filmer un rêve ? Notons en outre que les séquences oniriques reposent sur ce que l’on pourrait appeler le paradoxe du rêve nocturne, remarquant avec Bernard Dieterle que « le rêve, phénomène nocturne, a en effet rarement un contenu nocturne, on rêve durant la nuit mais rarement de la nuit » (Montandon 1199). Gageure, donc, que de transposer à l’écran non seulement « l’impression de la nuit » mais aussi l’impression d’un rêve. À ce premier paradoxe il convient d’en ajouter un second, propre à la réalité technique de la poïétique de la nuit américaine : en effet, aussi intense le degré d’obscurité recherché soit-il, il nécessitera forcément un excédent de lumière : « « le paradoxe de la nuit américaine, c’est qu’on a besoin du jour pour créer la nuit. » (Malaimare 2012, 26).

26 Les choix lumineux et chromatiques insolites effectués par Coppola et Malaimare plongent à plusieurs reprises le spectateur dans des atmosphères nocturnes où s’allient esthétique gothique, surréalisme et fantasmagorie. Comme l’a déclaré Malaimare : Les séquences [de rêve] se déroulent la nuit, dans la forêt. Après un premier planning, on a constaté que l’on devrait passer les trois quarts du temps en travail nocturne. Alors, environ deux semaines avant le début du tournage, Francis m’a dit qu’il aimerait essayer des nuits américaines un peu spéciales – pas celles, dans les règles, que l’on avait dans Youth without Youth. Restait à trouver quoi. (25)

27 Comme Tetro, Twixt a été entièrement tourné en images numériques, ce qui a permis un certain nombre d’effets, notamment grâce à l’utilisation de calques, une fonctionnalité assez élémentaire du logiciel Photoshop. Coppola et Malaimare ont ainsi longuement travaillé à un chromatisme incongru voire impossible, n’ayant de cesse d’« aberrer » l’image (Loiseleux 44). Véritable gant jeté à la figure de l’effet de Purkinje, les nombreuses séquences de nuit américaine privilégient le rouge et le jaune, couleurs normalement impossibles à obtenir en tournage de nuit américaine sur pellicule classique.

28 Autant d’incongruités d’éclairage qui caractérisent Twixt et en font à ce jour un film où la mise en scène de la nuit touche au paroxysme de l’originalité et de l’onirisme. Il est par ailleurs intéressant de noter qu’alors que le réalisateur et le directeur de la photographie sont exactement les mêmes que ceux qui ont travaillé aux nuits américaines de Youth without Youth, jamais les deux films ne pourraient être plus dissimilaires dans leurs effets de mise en scène de la nuit. Pour ce qui est du dernier opus, les détails techniques, à jamais hors d’atteinte pour les profanes — dont l’auteur de ces pages se réclame, bien malgré lui — mêlent effets spéciaux en production et en postproduction, maquillages fluorescents et pailletés7, rotoscopie et étalonnage contre nature. Ensemble, ils finissent d’altérer les nuits américaines de Twixt, dont les scènes nocturnes, proposent une incursion toute particulière dans le fantastique. Nuit et rêve y « collaborent pour déréaliser le réel, [devenant] de fait les alliés objectifs de la folie » (Montandon 1200), à l’instar de celle d’un Edgar Poe qui, comme Malaimare, n’ignorait pas les arcanes de la rhétorique de l’obscurité.

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Conclusion

29 En à peine plus de cinq ans, soit un laps de temps remarquablement concentré, Francis Ford Coppola a donc offert au public une « trilogie d’auteur » tout à fait singulière par ses enjeux personnels et esthétiques, attestant ainsi l’incroyable vitalité d’une œuvre qui, depuis plus d’un demi-siècle, explore sans relâche et avec gusto les potentialités du langage cinématographique. Pourtant cette quête, ainsi que nous pensons l’avoir expliqué, creuse un sillon souvent plus secret qu’ouvertement spectaculaire. La trilogie aux résonances si profondément intimes n’aurait toutefois pu être portée vers la lumière sans le travail du jeune chef opérateur Mihail Malaimare, dont cet article espère avoir pu démontrer combien les « nuits américaines » relèvent de l’écriture cinématographique et de ses potentialités poétiques davantage que de la simple mise en scène d’un « effet spécial ». Pourtant, nous avons pu observer que la dimension technique de la nuit américaine demeurait un aspect essentiel de la composition cinématographique, a fortiori au cours des années 2010, période cruciale pour le cinéma qui a basculé vers le « tout numérique », de la pré — à la postproduction. C’est sans doute ici que la conscience aiguë de la nature technologique de son art — explorée sans relâche depuis The Conversation (1974) — a permis à Coppola de conserver une actualité et une modernité esthétique jusqu’à ce jour, en s’entourant notamment de collaborateurs précieux et renouvelés, à l’instar de Malaimare. Si l’on peut gager que ce brillant directeur de la photographie ne pourra jamais véritablement aspirer au statut de « co-auteur » des trois films dont il vient d’être question, tant le modèle de l’auteur cinématographique demeure fondé sur la promotion d’une singularité individuelle comme « unique responsable » du produit filmique et comme « témoignage d’une personnalité, […] lieu où se déposent sentiments, obsessions et pensées d’un individu qui s’exprime avec les images et les sons » (Casetti 91), il n’en demeure pas moins que la présente analyse a permis de montrer comment l’écriture de la nuit américaine, dont la poétique est si déterminante sur les trois films ici à l’étude, était loin d’être assignable, précisément, à quelque « unique responsable ». Du bleu profond et secret de Youth without Youth à l’opacité brillante de Tetro, jusqu’aux aberrations chromatiques des rêveries poesques de Twixt, Coppola et Malaimare ont su composer ensemble un remarquable triptyque nocturne, véritable ode à la nuit américaine, dont les potentialités demeurent aussi intensément obscures que lumineuses.

BIBLIOGRAPHIE

Films

Youth Without Youth, dir. Francis Ford Coppola, Zoetrope, 2007.

Tetro, dir. Francis Ford Coppola, Zoetrope, 2009.

Twixt, dir. Francis Ford Coppola, Zoetrope, 2011.

Ouvrages cités et consultés

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Biette, Jean-Claude. Qu’est-ce qu’un cinéaste ? Paris : P.O.L, 2000

Bordwell, David et Thompson. L’art du film 3e édition française. Traduction Cyril Béghin, Bruxelles : De Boecq, 2014.

Casetti, Francesco. Les théories du cinéma depuis 1945. Traduit de l’italien par Sophie Saffi. Paris : Armand Colin, 2012.

Coppola, Francis Ford. « Entretien avec Francis Ford Coppola ». Cahiers du cinéma 651 (décembre 2009) : 15-20.

Dupont, Jocelyn. « Incandescence du traumatisme dans Tetro de Francis Ford Copolla ». Sillages critiques [En ligne], 19 | 2015. URL :

Dutel, Jérôme. « Linguistique-fiction et fictions linguistiques ». Thèse de doctorat inédite, Université Jean Moulin Lyon 3, 2007.

Frodon, Jean-Michel. « La troisième rose entre les dents ». Cahiers du cinéma 627 (novembre 2007) : 11.

Loiseleux, Jacques. La Lumière en cinéma. Paris : Cahiers du Cinéma, 2004.

Malaimare, Mihail. « L’Argentine et l’argentique. Entretien avec Mihail Mailaimare ». Cahiers du cinéma 651 (décembre 2009) : 21-24.

---. « Des Ultraviolets d’enfer. Entretien avec Mihail Mailaimare ». Cahiers du cinéma 677 (avril 2012) : 24-28.

Montandon, Alain (ed.) Dictionnaire littéraire de la nuit. Paris : Honoré Champion, 2013.

Niogret, Hubert. « L’homme sans âge. Modernité et nostalgie ». Positif 561 (novembre 2007) : 48-9.

Passek, Jean-Loup (ed.) Dictionnaire du cinéma. Paris : Larousse, 1998.

Quignard, Pascal. La nuit sexuelle. Paris : Flammarion, 2007.

Tessé, Jean-Philippe. « Coup de foudre ». Cahiers du cinéma 627 (novembre 2007) : 13.

NOTES

1. On pourra, entre autres, consulter avec profit les études approfondies que Jean-Claude Biette a consacrées à la question dans ses deux recueils de textes : Poétique des auteurs (Cahiers du Cinéma 1989) et Qu’est-ce qu’un cinéaste ? (P.O.L. 2000). 2. Le succès de ce modèle d’analyse se poursuit de nos jours : comment, en effet, considérer Gus Van Sant, Jim Jarmusch, Quentin Tarantino, David Lynch ou Terrence Malick autrement que comme des auteurs ? La question de « l’autorité » dans l’art cinématographique demeure fascinante mais dépasse toutefois largement le propos de cet article. 3. Dossier de presse de Youth Without Youth 4. Dans sa thèse intitulée « Linguistique-fiction et fictions linguistiques », Jérôme Dutel explique que pour un récit soit considéré comme relevant de la linguistique-fiction, « les langues ou les langages imaginaires et les extrapolations imaginaires qu’il proposent, imposent ou présupposent, doivent former le nœud dramatique, le moteur de l’intrigue, de l’histoire et de l’œuvre, pour cristalliser des virtualités linguistiques. […] Il est possible de dire qu’en linguistique-fiction la théorie linguistique n’est pas l’élément central de l’intrigue, c’est l’intrigue elle-même » (132-3). Une telle définition convient parfaitement à l’intrigue de Youth Without Youth.

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5. Sans doute l’expression si souvent utilisée de nos jours de « scène primitive » est-elle excessive pour désigner le fait que les hommes et les femmes dérivent d’une étreinte entre un homme et une femme autres qu’eux-mêmes puisque cette étreinte est nécessairement invisible à leur regard faute d’être déjà conçus. Peut-être faut-il lui préférer l’expression de « nuit sexuelle » puisqu’à n’en pas douter il est plus question dans l’âme inquiète d’une nuit antérieure que d’une figuration originaire. (Quignard 101, c’est moi qui souligne) 6. Nous reprenons cette locution expressive et significative à Stéphane Delorme qui en fit l’intitulé de sa critique de Tetro dans le numéro 651 des Cahiers du cinéma (décembre 2009). 7. Inspirés notamment des recherches effectuées par Henri-Georges Clouzot dans ses essais pour son film inachevé L’Enfer.

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse aux modalités de la nuit américaine, entendue comme effet spécial de la dramaturgie cinématographique d’une part, et d’exploration d’une certaine poétique de l’obscur de l’autre, dans trois longs métrages récents du cinéaste Francis Ford Coppola. On y montre comment l’association d’une vision auctoriale et d’une technicité permettent, au sein d’une seule et unique trilogie, de parcourir une gamme d’effets chromatiques et poétiques. Cet article propose aussi une réflexion sur le rôle de la lumière, ou de son absence, dans l’art cinématographique

This article deals with the different modalities of night scenes in three recent movies by Francis Ford Coppola. Whether shot in day for night or night for night, the author explores the poetics of darkness and reverie set forth in each of the movies in question. The aim of this article is to show how filmic authority cannot depart from cinematography, and a close alliance between director and cinematographer. It also offers some elements of reflection concerning the role of light, or its absence, in film art.

INDEX

Keywords : day for night, darkness, Francis Ford Coppola, Mihail Malaimare, Youth Without Youth, Tetro, Twixt, author theory (in film), cinematography Mots-clés : nuit américaine, obscur, Francis Ford Coppola, Mihail Malaimare, Youth Without Youth, Tetro, Twixt, auteur (cinématographique), direction de la photographie

AUTEURS

JOCELYN DUPONT

Maître de conférences Université de Perpignan, CRESEM Axe Textes (EA 7379) [email protected]

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La nuit érotique : entre ciel et chair dans les sonnets votifs de Tomás Segovia

Judite Rodrigues

Introduction

1 La nuit, la poésie, l’érotisme… voilà sans doute la rencontre de trois émois majeurs. Les jeux de l’amour prennent généralement leur envol à la tombée de la nuit. Et c’est là, au creux de la nuit, que certains poèmes vont rendre compte de ces expériences et de ces désirs par des bruissements de mots à fleur de peau. L’étymologie du mot « nuit » suggère qu’elle est en partie rattachée à la destruction et à la mort1. Or, dans les moments de plaisirs érotiques, c’est là aussi la mort, la petite mort, celle de l’extase qui s’offre à la faveur des étoiles. En ces thématiques, c’est l’expertise totémique de Georges Bataille qui bien souvent fait foi : « Nous ne parvenons à l’extase, sinon, fût-elle lointaine, dans la perspective de la mort, de ce qui nous détruit »2. Il est une autre citation reprise et glosée à l’envi : « De l’érotisme il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort. »3

2 C’est donc à la nuit charnelle ─ « la nuit sexuelle », pour paraphraser le titre d’un des ouvrages de Pascal Quignard4 ─, que nous allons ici brièvement nous intéresser. Il sera question de ces images poétiques de l’Éros dans le silence de la nuit. Telle la Psyché de Giuseppe Maria Crespi, nous allons soulever le dais de soie et d’or et approcher une flamme vacillante pour contempler Amour dans la pénombre. C’est sous les draps que nous allons nous glisser… dans « […] les outres des draps gonflés/où la nuit entière respire »5 comme l’écrivait Antonin Artaud.

3 Pour ce voyage au bout de la nuit érotique, le poète Tomás Segovia nous servira de cicérone. Et ce sont ses poèmes, plus particulièrement ses compositions érotiques ─ là où les mots disent la chose ─, qui vont nous permettre de comprendre que la nuit n’est

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pas une fin mais bien un commencement. Elle s’offre dans ces textes comme la promesse d’une expérience sensorielle de vertiges érotiques.

4 Né en 1927 en Espagne, c’est très jeune que le poète Tomás Segovia (Valence, Espagne 1927- Mexico 2011) a été greffé en terre mexicaine avec la diaspora républicaine de 1939. L’estampille de classification indique donc « Hispano-mexicain ». Cependant, ce qui a caractérisé sa vie et son œuvre, c’est assurément sa nature nomade et rhizomatique. Écrivain des passages, il est notamment le traducteur de textes de Lacan, Foucault, Nerval, ou Ungaretti6. Il a également été contributeur au corpus « Shakespeare latino-américain »7 en œuvrant à une nouvelle passerelle de l’anglais vers l’espagnol avec une traduction d’Hamlet. Une traduction qui a été qualifiée de « prodigieuse » mais aussi de « chef d’œuvre confidentiel »8 par l’écrivain mexicain Juan Villoro dans un essai portant précisément le titre de la traduction ségovienne de l’expression liminaire « that is the question » : « de eso se trata »/« c’est de cela qu’il s’agit », trouvaille en langue espagnole qui relègue là aux oubliettes de l’Histoire des traductions littéraires le rustique et caoutchouteux « esa es la cuestión ».

5 Notre corpus d’étude est donc un florilège de poèmes déraisonnables (mais « l’amour ─ avertissait déjà Charles Fourier ─ est essentiellement la passion de la déraison » 9), de poèmes impudiques et parfois sulfureux, d’autres diront même « peccamineux »10. Tomás Segovia y expérimente aussi le rapport du corps et de la langue. C’est une relation érotisée aux mots qui s’inscrit dans une filiation qui peut être celle d’un ouvrage comme Le plaisir du texte de Roland Barthes11. On évoquera ici essentiellement la collection des sonnets votifs mais aussi quelques compositions amoureuses où le corps de la femme aimée appelle tout autant la main que le chant. Ce sont des poèmes qui sont de l’ordre d’une chair joyeuse qui consent à la nuit. Incontestablement, il est ici affaire d’une érotique solaire de la nuit.

6 On voudrait dans cette étude esquisser un rapide chantier problématique qui tenterait de mettre au jour ce que dit et ce que peut cette poésie qui s’aventure sur les terres de l’intime érotique mais qui l’expose et s’en trouve alors irrémédiablement dessaisie. Cette mise à nu de l’érotique en poésie est à articuler avec le principe nocturne : il s’agit alors d’analyser ce que permet la nuit dans le processus d’érotisation de l’écriture et dans la célébration de la volupté des corps. Après une brève présentation des sonnets votifs (« Sonetos votivos : les sentiers de l’extase »), un premier exemple (le sonnet V) montrera quels sont les mécanismes à l’œuvre qui permettent les retournements propres à l’Éros nocturne (« La nuit de l’Éros : temps dilaté et densité des corps incandescents »). Un premier axe d’analyse interrogera les processus de sensorialités démultipliées (« La “chair attentive” : l’ordre sensible de la nuit érotique). Une étude des principales forces chromatiques explorera ensuite la question des représentations visuelles (« Les couleurs de la nuit érotique »). Enfin, une dernière partie tentera de montrer que si la nuit est assurément le temps de pulsions plus primitives où l’érotisme est un moment d’« ensauvagement », les sonnets votifs travaillent eux à rendre compte du souci de l’Autre et de ses plaisirs (« Le souci de l’Autre : désir synallagmatique des plaisirs érotiques »).

7 « Nous savons maintenant ce que c’est que la nuit/Ceux qui s’aiment d’amour n’ont qu’elle pour adresse »12 disait Aragon, et c’est donc à ce rendez-vous, celui de la nuit, celui de l’Éros nocturne, que nous invite le poète hispano-mexicain Tomás Segovia dans ses scandaleux et jouissifs Sonnets votifs.

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« Sonetos votivos » : les sentiers de l’extase

8 Il y a donc d’abord les sonnets votifs où Tomás Segovia pousse au maximum les curseurs de l’érotisme. Ce sont des textes un brin frayés si l’on en croit les différentes éditions existantes : au Mexique, en Espagne et en France, dans une version bilingue13. Les sonnets votifs étaient à l’origine des textes réservés au cercle d’amis (tout à fait impubliables explique l’auteur en divulguant là les coulisses de leur fabrique14). On les retrouve présents en six différents recueils publiés entre les années 70 et les années 2000 (le dernier sonnet votif est publié en 2007, c’est sans doute le plus crépusculaire des sonnets, Tomás Segovia a alors 80 ans). Ce n’est qu’ensuite qu’ils ont été compilés et rassemblés en un recueil autonome d’une cinquantaine de poèmes.

9 Ce sont des textes indiscrets en ce sens qu’ils nous mènent dans l’intimité du couple. Pas la peine de regarder à travers une serrure. Tout est offert. Il n’y a pas effraction : le lecteur/regardeur ne devrait sans doute pas être là, mais il y semble être le bienvenu ! Dans ces textes, on expose les corps avec provocation. On y conte vertiges et jouissances. On y célèbre sans vergogne des sexes conquérants et arrogants avec parfois une crudité toute licencieuse. Nous sommes là assurément au-delà du bienséant et du convenant dans la dimension la plus crue de l’érotisme. Les amateurs d’euphémismes et de circonvolutions passeront leur chemin. Ces compositions, qui cultivent des chutes audacieuses, repoussent dans les derniers vers les mots les plus osés. Le quatorzième vers ─ lieu stratégique de la pointe ─ surprend souvent et choque parfois jusqu’aux plus avertis. Les mots les plus sulfureux et provocateurs forment par sédimentation le matériau jouissif de ces textes.

10 Les sonnets sont ici véritablement des objets votifs, des ex-voto. Ce dernier terme, qui signifie littéralement « à la suite d’un vœu », évoque l’action de grâce pour l’accomplissement d’une promesse. L’« ex-voto » c’est désirer ce qui est ou qui a eu lieu, et s’en réjouir. Dans les sonnets votifs, c’est la parole poétique qui rend grâce pour les plaisirs accordés, les nourritures terrestres, les bénédictions charnelles. L’offrande (dans cette obligation contractée) se matérialise alors dans l’espace d’un sonnet. Celui- ci est alors gravé dans le marbre de la page. L’écriture poétique est ici comme une pratique rituelle qui donne pleine puissance à l’expression du désir intime. C’est le désir défini comme puissance et plus rarement comme manque. 11 Le format du sonnet ─ une structure classique, contrainte, millimétrée, « frigide »15 disent aussi Fabio Morábito et Jaime Moreno Villareal dans une note d’introduction aux sonnets votifs ─ nourrit et mobilise un « scandaleux » contraste entre d’une part le corset métrique d’une « beauté pythagorique »16 et d’autre part l’audace des mots qui y sont prononcés.

12 Il est à noter également que ces poèmes procèdent tous d’une raison corporelle : ce sont des poèmes incarnés et donc engagés dans le réel. Si « le chant ne s’accommode pas qu’on mente »17 nous avertit Aragon, ce sont donc des femmes de chair et de sang qui peuplent ces pièces érotiques. Tomás Segovia lui-même l’explique : Me atreveré a mencionar el caso de mis “Sonetos votivos”. Las mujeres aludidas en esos poemas son todas seres reales. Comprendo que el lector no pueda reconocer a unas mujeres que no ha conocido, pero para mí que las conocí bien, cada uno de esos sonetos es a la vez un retrato personal, inconfundible, absolutamente no intercambiable, de una mujer bien real y muy concreta.18

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13 C’est la nuit donc qui va être bien souvent le terrain de jeu des amants. Dans son célèbre Dictionnaire Universel, Furetière au XVIIe siècle, commence par définir la nuit en précisant : « La nuit est faite pour dormir »19. Mais il semblerait que certains noctambules du corps contreviennent délicieusement à cette loi…

La nuit de l’Éros : temps dilaté et densité des corps incandescents

14 Quand on choisit d’aimer plutôt que de dormir, on accède au temps dilaté de la nuit. C’est le cas dans le sonnet votif V20. L’érotisme se définit par la volonté de faire durer le plaisir. Or la nuit s’adapte admirablement à cette volonté de suspendre le temps en repoussant les limites du petit matin. La nuit, c’est le temps qui déborde. Ainsi, aimer nuitamment, c’est jouir d’une conception moins autoritaire du temps. Voilà que s’offre, dans ce sonnet V, toute une nuit pour aimer sans hâte et sans empressement :

15 Il s’agit d’un sonnet à trois quatrains de rimes embrassées et un distique final. Une composition qui se souvient sans doute là de son ancêtre le sonnet « élisabéthain » ou « shakespearien » à trois quatrains aux rimes croisées. Un premier quatrain dit le verrou qui se tire, l’appétit, les perspectives des délices. Puis, le deuxième quatrain rapporte l’acte, l’instant : ce sont les corps consentants, les corps désirants, les corps se livrant. Enfin, le troisième quatrain et le distique final disent eux, dans la relâche, la contemplation des corps post festum21.

16 Mais là, dans ce troisième moment, au creux de la nuit, après l’amour, c’est très nettement que les corps se donnent à voir. Dans les vers 9 et 10 (la volta du sonnet, la charnière) la nuit devient soudain lumineuse. Il semble étonnant en pareil instant de nocturnité de retrouver alors une véritable acuité visuelle, un discernement net et insistant : « Y al fin mirar con límpida mirada/ tu cuerpo altivo junto a mí dormido ». Les mots choisis sont : « mirar con […] mirada »/« regarder […] d’un regard ». Quelle est ici la finalité stylistique de ce polyptote à la limite du pléonasme ? S’agit-il de fixer notre attention sur le leitmotiv du regard malgré la nuit ? Quelles lois d’optique

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permettent ici, après l’amour, de voir distinctement le corps de l’autre ? Autre élément stylistique : l’allitération en « mi » où la consonne voisée fait littéralement vibrer ces deux vers et contribue à renforcer la sensation d’ondes lumineuses d’un corps incandescent comme éclairé par le regard amoureux (« Y al fin mirar con límpida mirada/ tu cuerpo altivo junto a mí dormido »). On retrouve sans doute là le motif de la femme aimée resplendissante. Motif déjà présent par exemple dans la littérature médiévale : « La beauté resplendissante de la Dame aimée a non seulement le pouvoir d’éclairer son intérieur, mais encore celui de transformer la nuit en jour »22. Mais le noir, écrit aussi Alain Montandon dans l’article « Couleurs » du Dictionnaire littéraire de la nuit, « favorise et met en évidence l’apparition de la lumière »23. Cette lumière c’est ici le corps resplendissant de la femme qui a été aimée.

17 On aurait sans doute une inclination à rapprocher cet effet d’éclairage d’une proposition graphique telle que La Fiancée du vent de Oskar Kokoschka24, une des figures majeures de l’expressionisme, où dans la nuit noire et sans lune, un halo de lumière rassurante, paisible, nimbe le corps de la femme endormie. La peau nacrée, les courbes apaisantes, les reflets dorés participent à la sublimation du corps.

18 Mais il existe aussi une deuxième version de ce sonnet. Le sonnet votif V bis qui apporte une variation majeure sur ce troisième quatrain :

19 Une première différence se fait jour : le regard semble ici perdre en intensité mais il reste au cœur du moment et au cœur du troisième quatrain (l’expression choisie cette fois est « mirarte dulce »/« regarder ta douceur »25). Dans ce nouveau quatrain, la polysyndète crée d’abord comme une chambre de résonance en participant à la reprise en écho des conjonctions et des assauts du vers 5 : « Para vencerte, y vencerte, y vencerte »/« Pour te vaincre et te vaincre et puis te vaincre encore »26. Il y avait d’ailleurs déjà là dans le décompte syllabique du vers espagnol deux puissantes synalèphes qui signifiaient fortement la fusion des corps. Dans ce quatrain « remanié », la figure de la polysyndète ralentit résolument le temps en s’installant dans la reprise, dans la répétition des à-coups des corps et des à-coups des mots. C’est à nouveau le temps dilaté de la nuit que l’on retrouve ici. Mais cette polysyndète copulative dit aussi sans doute plus prosaïquement les corps unis, les corps liés dans l’acte sexuel.

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20 Relevons aussi peut-être l’emploi du datif d’intérêt, ou datif éthique à valeur affective, qui ouvre ce troisième quatrain : « te me duermas ». Voilà qu’avec le pronom personnel COI « me » (pronom explétif car non exigé par la syntaxe espagnole), la première personne grammaticale trouve à s’immiscer dans l’engourdissement post coitum de l’Autre féminin. La langue française ─ avertit le grammairien Jean-Marc Bedel ─ est souvent impuissante à rendre la nuance de cette construction27. Ainsi Jean-Jacques Pecassou perd dans sa traduction inévitablement le lien créé par le sens du datif d’intérêt : « finir/Par t’endormir ». Louis Panabière quant à lui propose une juxtaposition des corps qui rend peut-être plus fidèlement l’idée de fusion recherchée : « Tu dormes contre moi ».

La « chair attentive » : l’ordre sensible de la nuit érotique

21 Pour dire la nuit érotique, la poésie permet peut-être plus naturellement de se détacher de l’hégémonie de la vision (plus naturellement ou plus facilement sans doute que ne peut le faire par exemple la peinture). Dans la nuit, la défaillance du visible contraint en effet à un recours aux sensorialités autres, à une mise en place de nouvelles possibilités perceptives (« disparition du corps visible [se] muant en corps sensible »28).

22 La défaillance du visible, c’est-à-dire simplement l’indétermination visuelle, se dit d’abord dans la massification des corps devenus masses chaotiques : « ciego montón sin orden esparcido / de bultos, masas, pesos » (sonnet XLV)/« Sans ordre, éparpillé, aveugle entassement/[…] De formes, de masses, de poids, pullulement »29. Ce sont des volumes qui surgissent et semblent en quête d’ordre et de décryptage. L’analogie avec la peinture nous mènerait sans doute ici sur les terres de l’abstraction. L’obscurité oblige ainsi à saisir autrement : il faut alors arpenter les corps en aveugle, deviner les formes, tâtonner, goûter, palper, respirer… En effet, la nuit, la « chair [est] attentive »30 comme l’écrit Supervielle.

23 Il y a sans doute un premier phénomène à relever, c’est celui de la fragmentation du corps de l’Autre féminin. Les mains ne sont pas suffisantes pour saisir la totalité d’un corps, accessible alors par fragments. Boulimie du toucher, il est fait état dans le sonnet XXV d’un manque d’une main pour toucher simultanément les points névralgiques du plaisir féminin :

24 Octavio Paz dans sa correspondance avec Tomás Segovia mettait lui aussi en avant cette notion de la fragmentation inhérente à l’érotisme : « El erotismo es fragmentario : no

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vemos al alma, ni siquiera a su cuerpo completo sino a sus fragmentos (un seno, una pierna, unos ojos) »31.

25 On notera également un rapport boulimique au palper. Le sonnet VI, une composition querelleuse au champ lexical belliqueux, est un libelle contre les nylons, soieries et autres étoffes qui sont autant de remparts à l’assaut de la chair. Attaque contre les textiles mais aussi contre ceux qui les réalisent : couturiers, culottiers et autres dentelliers qui ne semblent œuvrer que pour le désespoir des amants impatients. Les images du drapé-désir ou des draperies dans le vent sont balayées d’un revers de main. Il s’agit ici d’assaillir la peau de baisers rageurs :

26 Une des dimensions développée dans l’Éros nocturne est donc le toucher. Mains et bouche arpentent aveuglement les corps : « te quiero ver, dejándome morderte/ el pecho, el muslo, el sensitivo ombligo » (sonnet I)/« Je veux, offerts à ma morsure, découvrir/Et ton sein, et ta cuisse et le centre de toi ». La gourmandise est avide…

27 Cependant l’odorat, sens souvent jugé mineur, trouve ici aussi à se distinguer par une véritable prégnance érotique. Le sonnet XXVII est à cet égard le plus emblématique de la recherche sensorielle olfactive. La femme aimée est, toute une journée durant, « una perversa Ítaca de olores » (sonnet XXVII)/« une olfactive Ithaque aux perverses odeurs ». Ulysse n’a plus ici qu’une obsession : celle de rejoindre sa Pénélope. Mais cette figure prend ici l’ampleur de toute une île : c’est Ithaque qui exhale des parfums corsés, puissants, pénétrants. Cette odeur est comme une madeleine parfumée à aimer avec voracité. Sa force mnésique ramène inévitablement aux moments passés de plaisirs partagés. La description se veut d’une grande précision :

28 Le sonnet s’organise entièrement autour d’une « esthétique de l’olfactif » qui manipule tout à la fois dans la description les ténèbres et les composants organiques. Son pouvoir évocateur est fort : les odeurs sont entêtantes et suffocantes ; elles rappellent les éléments marins, et terreux.

29 Dans ce sonnet, l’Autre féminin est un souvenir olfactif. Mais l’odeur est parfois le préambule à l’amour. Ainsi dans le sonnet X qui décrit les moments de l’amour physique, c’est le quatrain liminaire qui prend en charge la description des odeurs :

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30 Les odeurs sont, selon l’expression de Serge Chaumier, « le corps avant le corps »32. Elles annoncent, elles anticipent. Le corps exhale ainsi l’espérance du plaisir. Ici, dans le prélude aux jeux de l’amour, c’est le registre végétal, floral qui est présent.

31 Le sonnet VIII est peut-être celui qui présente la plus grande explosion de formes de perception sensorielle : le toucher, « entre mis manos »/« Au creux de mes deux mains » ; le goût, « tu lengua agraz »/« Le sillon de ta langue » ; l’ouïe « el tempo de tu ronco espasmo »/« Le tempo rocailleux de ton spasme » ; l’odorat, « la cama olía/ a carne exhausta y ácida y a esperma »/« le parfum/Du sperme et de ta chair exténuée ». Seule la vue est mise à mal dans l’expression où le substantif « espasmo » est enserré de deux adjectifs sensoriels : « ronco espasmo ciego » (un spasme qui serait aveugle et rauque).

32 La chair caressée par les ténèbres réhabilite donc l’odorat, le toucher, le goût, l’ouïe… mais parfois, à l’explosion sensorielle, répond la perte émue et éperdue des sens. Elle est troublante et saisissante cette expression qui clôt le sonnet XXXI : « su edén de sordomudo »/« notre éden de sourd-muet ». Comme si le désir érotique menait au-delà même des sens. Comme si ceux-ci étaient alors complètement désarmés.

Les couleurs de la nuit érotique

33 Il y a d’abord, dans la nuit d’obsidienne, le noir des origines du monde. Le sonnet XLII nous plonge ainsi dans cette nuit ténébreuse dédiée à Éros : « oscurísma », « oscura », « sombra », « tenebrosa », « negra abismalmente »/« sombre », « obscur », « ombre », « ténébreux », « abyssalement noire », les quatre strophes présentent ici un rappel lexical monochromatique qui inonde la page d’un noir intense. Le sonnet est alors comme un ouvroir vers un « outrenoir » à la Soulages qui semble comme animé par les reflets de la matière. La seule touche de blanc est peut-être celle de la nuit blanche… mais dans sa traduction française uniquement ! Une vague noire recouvre donc la page comme dans les gravures « à la manière noire ».

34 C’est le noir des origines : « Au commencement étaient les ténèbres à la surface de l’abîme » dit la Genèse. Mais, si c’est bien vers l’origine du monde que nous mène ce sonnet, c’est une origine à la Gustave Courbet, celle qui dévoile les profondeurs et l’intimité du corps féminin. C’est le noir matriciel, le noir des creusets fertiles. Et comme l’Origine du monde de Courbet, ce sonnet cristallise d’une façon troublante la question du regard. Fétichisme du regard donc sur cet obscur objet du désir : « me obsesiona/la incultivable y tenebrosa zona/ que apartando tus piernas miraría »/« Car invinciblement je me laisse obséder/Par cet incultivable et ténébreux domaine/Qu’en écartant tes jambes je pourrais regarder »33.

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35 Mais la nuit charnelle se teinte parfois aussi des notes d’une symphonie en rouge majeur : le « sangsuel » de la nuit. Ainsi, dans le recueil Anagnórisis, la nuit se fait liquide et féminine. Elle se déverse et s’écoule. L’Un masculin entre alors dans l’Autre féminin de la nuit : De tu centro entrañable la noche se derrama tú sola por los dos la traes a nuestra casa lleva su sello por los dos tu cuerpo solo huele a antiguos metales la efusión de tu sangre a luna de hondas minas y mercurial tiniebla son el fuego y la sombra un solo óxido en ella tú sola por los dos hueles a muerte sólo en tu cuerpo se ceba la vida yo la siembro en tu carne como un voraz contagio por ti sola la casa fermenta y se renueva has mezclado a mi lecho tu roja levadura mi oscuro fuego cubre el fulgor de tu vientre quiero anegar mi blanca efusión en tu limo el olor del color rojo es verdinegro vuelve con esta blanca y bermeja marea todo lo que la casa negó para erigirse.34

36 Ce poème expose la féminité qui porte et déverse la nuit : le sang excrété, déversé, nourricier est là cette nuit qui coule à flots. L’audace opère ici à l’alliance du sang et du sensuel (« Deux notions différentes ─ rappelle Jean-Pierre Richard ─, sang et sensualité, que tout un système lexical et sémantique se chargeait de tenir écartées l’une de l’autre »35). C’est le « sangsuel » de Jules Laforgue : non pas l’effroi mais l’émoi hématique, sorte de regard troublé et enivré sur le corps qui saigne. Émoi qui fait trembler une composition qui se charge en effluves et en vives tonalités chromatiques. La rencontre érotique se cristallise en un précipité d’humeurs liquides et de sécrétions aux propriétés salines. La nuit « sangsuelle » ─ ainsi orthographiée ─ est une nuit dévoreuse qui a quelque chose de vorace comme peut-être la sangsue.

37 La nuit érotique ségovienne semble donc prendre en charge ces deux pôles chromatiques : d’une part, le noir d’obsidienne et d’autre part, le rouge du « sangsuel ». Dans ce fragment d’Anagnórisis, on a vu que c’était la femme qui était faite nuit ou peut- être était-ce l’inverse, la nuit qui était féminisée. C’est là sans doute un cliché éculé : « le jour est mâle et la nuit femelle »36 écrivait déjà Genette. Dans les cercles proches de Tomás Segovia, il n’est que de citer les textes d’Octavio Paz qui reprennent cette même analogie : le corps de la femme comme source de la nuit (« Por el arcaduz de sangre / mi cuerpo en tu cuerpo / manantial de noche »37, « Abro / los labios de tu noche / húmedas oquedades / ecos / desnacimientos: / blancor / súbito de agua / desencadenada »38).

38 Mais dans la poésie de Tomás Segovia la figure masculine apparaît aussi comme source de nuit. L’homme y est parfois nocturnal, et littéralement fait de ténèbres amalgamées quand le désir érotique s’impose à lui. C’est le cas dans le sonnet XXVI :

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39 Dans la blancheur de la page, le sonnet s’offre comme une antique représentation ithyphallique. Au cœur de la nuit, dans la pénombre, c’est en effet l’image du sexe masculin dressé qui apparaît. Rien n’était ici prémédité (« Dormía sin buscar ni querer nada »/« Quand je dormais sans rien vouloir, sans rien chercher »), c’est le corps seul qui dicte sa loi.

40 Scène de « phallophanie » donc, scène d’apparition du phallus. Si le suffixe « phanie » vient du grec phanós, la lumière, ici ce sont au contraire les ténèbres qui sont les éléments constitutifs de la chose en érection. La métaphore est la suivante : « Un residuo de sombras se apeñusca »/« Des ombres résiduelles se concentrent et durcissent ». L’érection est ainsi faite d’ombres, d’obscurités amalgamées. L’image d’une minéralité ténébreuse et sédimentaire est audacieuse. La minéralité donne aussi un effet de sculpture plus puissant à cette « urgencia alzada »/« mon urgence dressée » (sonnet XXXV).

41 Ce fascinus est le signe ostentatoire du désir érotique. Platon rappelle dans le Banquet qu’Éros est le fils de Penia ─ le manque, l’absence ─, et de Poros ─ l’issue, le chemin, le passage à travers le chaos. C’est peut-être cette filiation que l’on retrouve dans ce sonnet aux vers 7 et 8 : « la ansiosa verga sólo ausencia horada / apuntando al vacío en que te busca »/« Mon anxieuse verge ne troue que de l’absence/Pointant pour te chercher en direction du vide ».

42 Cette nuit érotique semble livrée aux ténèbres, aux faibles lueurs. Les silhouettes se détachent et se dévoilent furtivement. Dans la dramaturgie des corps enlacés, les individualités s’exposent à l’Autre dans une sensorialité démultipliée. On se laisse dépayser par le corps de l’Autre dans un mouvement qui émancipe le regard.

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Le souci de l’Autre : désir synallagmatique des plaisirs érotiques

43 Les sonnets votifs célèbrent sans conteste les sens mais ce n’est que rarement une poésie solipsiste. C’est le souci le l’Autre qui au fil des sonnets régit les échanges. Ainsi, un sonnet tient lieu de « théorie » sur l’amour et les corps amoureux, le sonnet XXII :

44 Sous la présence tutélaire de Platon, une théorie subtilement dissidente se fait jour : c’est de la connaissance des corps que naît l’idée d’amour. C’est dans le sexe, c’est dans le jeu des corps, c’est dans l’amour physique que l’idée d’Amour se construit. Il y a là un mouvement du sensible vers l’intelligible. Une voie d’éveil, peut-être, vers un point d’absolu ? Et c’est véritablement ensemble, à deux, dans une sorte de maïeutique des corps, que cette connaissance s’acquiert. Le sonnet votif ─ qui est per se un acte de reconnaissance et de gratitude ─, rend ici hommage à l’Autre féminin qui permet l’accès à cette connaissance de l’idée d’Amour. Il y a là sans doute une nouvelle éthique sexuelle : l’homme se déleste de sa virilité plastronnante mais aussi d’un désir possédant fondé sur la domination. L’expérience érotique est plus ici l’expérience d’une dépossession.

45 Il faudrait se garder de faire une analyse hasardeuse et anachronique du terme « consentimiento »/« consentement » à l’ère post -#MeToo. Néanmoins, il semble évident qu’ici l’expression du désir se place au-delà de toute volonté de souveraineté ou d’allégeance sexuelle. Ce sont deux « oui » qui se donnent dans leur entière autonomie.

46 À cet égard, dans le sonnet suivant, le sonnet XXIII, qui s’ouvre comme une prière d’action de grâce ─ « Sean dadas las gracias al sofoco »/« Que grâce soit rendue à la suffocation » ─ le quatorzième vers réintroduit cette volonté de nivellement égalitaire : l’Autre féminin n’est ni reine, ni solitaire, ni asservie (« y no ser reina, y célibe, y sin dueño »/« Et en n’étant ni reine, ni seule et insoumise ». Bernard Sicot dans sa traduction choisit, je crois, habilement l’adjectif « insoumise » pour rendre l’expression espagnole « sin dueño ».

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47 Ce lexique de l’approbation donnée par une volonté libre, de l’égalité des statuts, est éminemment présent dans les sonnets votifs. Il y a là sans doute une petite révolution du « oui », un érotisme fondé sur la réciprocité des sexes. On empruntera au droit la notion de contrat synallagmatique [contrat dans lequel chaque partie s’oblige vis-à-vis de l’autre)39. L’obligation réciproque devient ainsi en amour : saisir et se laisser saisir, donner et accepter de recevoir. Ainsi une devise se fait jour : pas de jouir sans faire jouir.

48 Le sonnet XLI est un exemple de ces compositions qui appellent tout à la fois à moins de puritanisme, à plus de féminisme et à plus de réciprocité. L’expression « sin mutuo eclipse »/« Sans éclipse mutuelle » est sans doute à comprendre comme le pur plaisir de soi et de l’autre sans volonté de domination. L’érotisme n’est ici ni héroïque, ni asservissant : « haciéndome más tuyo que a ti mía ». L’hendécasyllabe est dit heróico [accentuation en 2-6-10], mais c’est quelque chose de la reddition et du dévouement à l’autre qui se dit là. Thomas Barège propose la traduction suivante : « Moi me faisant bien plus tien que toi mienne ».

49 Dans ce sonnet, un art d’aimer se fait jour : il est question de s’offrir, de perfectionner le don de soi, de se consacrer à l’autre : « buscaría/servicialmente »/« Avec dévouement ». Cette loyauté, cette dévotion, cet adverbe même « servicialmente », ne sont pas sans nous rappeler le « service d’amour », motif obligé de l’amour courtois, de la fine amor. Dans ce code médiéval, l’homme est dévot et servant d’amour. Mutatis mutandis bien sûr, ces deux formes ont en commun qu’il ne s’agit pas de déclarer une dépendance mais de montrer une forme d’humilité.

50 D’autres compositions s’offrent également comme des « manuels de l’oreiller » où l’on peut lire les enseignements de positions érotiques et les voies d’éveil à la connaissance de soi dans une éducation à la volupté. Ainsi, dans le sonnet XLVII, la femme y est Andromaque, amazone active qui prend la mesure de son désir en chevauchant l’homme. Combattante ─ comme l’enseigne son étymologie ─ maîtresse de ses mouvements et de ses envies, c’est elle qui impose les variations et le tempo40. Mais, là aussi, le regard de l’homme dit combien il n’y a pas d’autorité unilatérale, pas d’asservissement, pas de mise sous tutelle. Le quatorzième vers s’élève pour dire l’intensité d’un plaisir partagé [« ni es por dócil menor el paroxismo »] :

51 Cette conception de l’Éros est mise en avant dans sa poésie au-delà des sonnets votifs. Le recueil Terceto par exemple présentait déjà les fondements de cet Éros masculin comblé si l’autre féminin l’est aussi [ce sont deux des poèmes les plus connus de la poésie amoureuse ségovienne] :

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52 Ce sont là quelques exemples dans cette série de sonnets à la libido joyeuse. Ils exposent la proposition d’un nouveau monde amoureux avec une conception de la sexualité qui n’est pas fondée sur un érotisme de la domination d’un côté et de la soumission de l’autre mais bien sur une réciprocité des plaisirs. La nuit érotique ségovienne refuse fermement le désir solipsiste et propose de s’éveiller à l’Autre dans une conception de l’Éros émerveillé.

Conclusion

53 Tomás Segovia est presque exclusivement le sonnettiste d’un seul thème : la chose érotique. Dans ses sonnets votifs, il fait véritablement œuvre de chair. Il y fait l’apologie des vertiges du souverain plaisir. Ce sont des poèmes voluptuaires et voluptueux. Des textes nés de la nuit et du feu. Des objets incandescents où souffle un Éros audacieux. Là, les nuits et les ébats se suivent mais ne se ressemblent pas. Le miracle et le quotidien font, dans ces sonnets, œuvre commune. La nuit offre alors véritablement une disponibilité sensible différente. Enténébré, le désir érotique construit une nouvelle hiérarchie des sens où la vue perd son hégémonie. Alors, bien sûr, l’exercice est périlleux : nombreux sont les sonnets qui sont de nature à froisser et à heurter la décence. Les mots sont souvent impudiques mais Ovide déjà les préconisait dans son Ars amatoria : « […] que les propos licencieux aiguillonnent vos doux ébats »41). Néanmoins, on l’a vu, l’éthique sexuelle de ces compositions est résolument ancrée dans la réciprocité du jouir. En effet, au-delà des seules ekphrasis de l’extase en poésie, ces sonnets présentent une évolution vers l’éveil à l’Autre et le lâcher de l’ego. Le sonnet votif est alors ce lieu où l’on peut dire : « tu m’existes ».

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Villoro, Juan. « El rey duerme: crónica hacia Hamlet ». In De eso se trata (ensayos literarios). Barcelona: Anagrama, 2008.

NOTES

1. « Le Dictionnaire Larousse du XIXème siècle mentionne la racine indoeuropéenne de l’étymologie de la nuit qui viendrait de la racine naç qui signifie périr et rattacherait ainsi la nuit à l’idée de destruction, de malheur et de mort », Montandon, Alain (Dir.). Dictionnaire littéraire de la nuit (Volume 1). Paris : Honoré Champion, 2013, p. 8. 2. Bataille, Georges. Madame Edwarda. Paris : Pauvert, 1979, p. 14 (préface). 3. Bataille, Georges. L’Érotisme. Paris : Les Éditions de Minuit, 1957, p. 17. 4. Quignard, Pascal. La nuit sexuelle. Paris : Flammarion, 2007. 5. Artaud, Antonin. Œuvres. Paris : Gallimard, 2004, poème : « La nuit opère », p. 288. 6. Pour un recensement du travail de traduction de Tomás Segovia voir : Barège, Thomas (Dir.). Tomás Segovia : par-delà les frontières. Valenciennes : Presses Universitaires de Valenciennes, 2014. 7. Kliman, Bernice W.; Santos, Rick J. Latin American Shakespeares. Madison, N.J.: Farleigh Dickinson University Press, 2005. 8. Villoro, Juan. « El rey duerme: crónica hacia Hamlet ». In De eso se trata (ensayos literarios). Barcelona: Anagrama, 2008. 9. Fourier, Charles. Le nouveau monde amoureux. Paris : Anthropos, 1967, p. 384. 10. « […] sonetos eróticos de hechura impecable, aunque, eso sí, extremadamente pecaminosos desde el punto de vista de la moral burguesa », Alatorre, Antonio. « La alegría de la luz ». In Boletín Editorial de El Colegio de México, n° 119, enero-febrero de 2006, p. 11. 11. Une étude de Bernard Sicot analyse cette question de la relation érotisée à l’écriture : Sicot, Bernard. « Tomás Segovia, el amante de las palabras ». In Aznar Soler, Manuel (Ed.). Las literaturas del exilio republicano de 1939. Actas del II congreso internacional “60 años después”, vol. 1. San Cugat del Vallès : Associació d’Idees-GEXEL, 1999, p. 623-634. 12. Aragon, Louis. Les Yeux d’Elsa. Paris : Seghers, 1966, p. 43. 13. Segovia, Tomás. Sonetos votivos. México: Ediciones Sin Nombre, 2005. Segovia, Tomás. Sonetos votivos. Madrid: Fundación Inquietudes, 2008. Segovia, Tomás. Sonnets votifs / Sonetos votivos : (ex- voto érotiques / exvotos eróticos). Paris : Riveneuve éditions, 2013 (traductions de Thomas Barège, Louis Panabière, Jean-Jacques Pécassou et Bernard Sicot). On retrouve également quelques sonnets votifs dans diverses anthologies, notamment dans : Morábito, Fabio ; Moreno Villarreal, Jaime. « Nota introductoria », in Tomás Segovia, Material de lectura, Poesía moderna, n° 132, Coordinación de Difusión Cultural UNAM, Dirección de Literatura, México, 2012. Un article de Thomas Barège est consacré à l’analyse de ces sonnets : Barège, Thomas. « Poérotique du sonnet chez Tomás Segovia ». In Barège, Thomas (coord.). Tomás Segovia par-delà les frontières. Valenciennes : Presses Universitaires de Valenciennes, 2014. 14. « Comencé a hacer sonetos francamente eróticos que en esa época eran impublicables. Los hacía para leérselos a mis amigos sabiendo que no podía publicarlos. », Jiménez Trejo, Pilar. « Tomás Segovia el poeta transparente ». In Este País, México, noviembre 1998, n° 68, p. 69. 15. « Hay asaltos y rendiciones no sólo en los cuerpos sino en la sintaxis: la frigidez de la forma se ve obligada aquí a desmentirse parcialmente, a recurrir a zonas y pendientes insólitas, azuzada como está por una corriente y un ritmo verbales que no le dan tregua y le muerden los flancos », Morábito, Fabio; Moreno Villarreal, Jaime. « Nota introductoria ». In Tomás Segovia, Material de lectura, Poesía moderna, n° 132, Coordinación de Difusión Cultural UNAM, Dirección de Literatura, México, 2012, p. 4.

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16. Baudelaire, Charles. Correspondance, t. 1. Paris : Gallimard, 1973, p. 676 (lettre du 18 février 1860 à Armand Fraisse). 17. Aragon, Louis. Le fou d’Elsa. In Œuvres poétiques complètes. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 2007, p. 752-753. 18. 24 août 2007, entretien inédit. 19. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. Entrée « Nuit » : [consultation 2 mars 2019]. 20. Toutes les citations des sonnets votifs seront extraites de l’édition : Segovia, Tomás. Sonnets votifs / Sonetos votivos : (ex-voto érotiques / exvotos eróticos). Paris : Riveneuve éditions, 2013 (traductions de Thomas Barège, Louis Panabière, Jean-Jacques Pécassou et Bernard Sicot). 21. Gageure pour le traducteur que cette rime en « erme » car seuls une dizaine de mots de la langue française offrent cette rime : berme, derme, endoderme, ferme, germe, pachyderme, poïkilotherme, sperme, terme, épiderme… 22. Montandon, Alain (Dir.). Dictionnaire littéraire de la nuit (Volume 1). Paris : Honoré Champion, 2013, article « Troubadours », p. 1449. 23. Ibid., article « Couleurs », p. 278-279. 24. Kokoschka, Oskar. La fiancée du vent (1913-1914). Huile sur toile (181 × 220 cm), collection Kunstmuseum, Bâle (Suisse). 25. Dans la traduction de Louis Panabière : « je peux te voir / Maintenant douce ». 26. Il s’agit ici de la traduction de Louis Panabière. Jean-Jacques Pecassou, dans sa traduction en hendécasyllabes, a fait le choix de gommer la polysyndète : « Pour t’assaillir, t’assaillir, t’assaillir ». 27. Bedel, Jean-Marc. Grammaire de l’espagnol moderne. Paris : Presses universitaires de France, 2010, § 114. « ‘Datif d’intérêt’ et constructions similaires », p. 107. 28. Montandon, Alain (Dir.). Dictionnaire littéraire de la nuit (Volume 1). Paris : Honoré Champion, 2013, article « Eros », p. 449. 29. Il s’agit ici de la traduction faite par Bernard Sicot en alexandrins. Thomas Barège a lui travaillé sur la traduction en hendécasyllabes : « Tas aveugle et diffus qui réunit / Des bosses, masses, poids ; fiévreuse rage ». 30. Supervielle, Jules. La fable du monde (suivi de Oublieuse mémoire). Paris : Gallimard, 1987, p.68. 31. Paz, Octavio. Cartas a Tomás Segovia. México D.F.: Fondo de Cultura Económica, 2008. p. 45. 32. Cité dans : Jaquet, Chantal. Philosophie de l’odorat. Paris : Presses Universitaires de France, 2010. 33. Traduction de Bernard Sicot. 34. Du recueil Anagnórisis, Fragment 5 de la série « Sentencias amorosas ». Segovia, Tomás. Poesía (1943-1976). México D.F. : Fondo de Cultura Económica, 1982, p. 292. 35. Richard, Jean-Pierre. Pages paysages, Microlectures II. Paris : Seuil, 1984, p. 51. 36. « Pour l’usager de la langue française, le jour est mâle et la nuit femelle, au point qu’il nous est presque impossible de concevoir une répartition différente ou inverse », Genette, Gérard. « Le jour, la nuit ». In Langages, année 1968, n° 12, p. 41. 37. Paz, Octavio. Ladera Este (Hacia el comienzo, Ladera Este y Blanco). México D.F : Joaquín Mortiz, 1969, p. 125. 38. Ibid., p. 120. 39. C’est Michel Onfray qui a la paternité de l’association de cette notion propre aux juristes avec l’idée d’un contrat hédoniste en amour (Onfray, Michel. Théorie du corps amoureux. Paris : Grasset, 2000). 40. Apprendre à maîtriser et à comprendre les enjeux de ces virtuosités érotiques est ici présenté comme un long processus : « Fui tardo en entender nuestra postura » / « Je fus long à bien saisir notre position » (traduction de Bernard Sicot). 41. Ovide, L’art d’aimer. Paris : les Belles lettres, 1994. Livre III.

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RÉSUMÉS

C’est au rendez-vous de l’Éros nocturne que nous invite le poète hispano-mexicain Tomás Segovia (Valencia-1927, Mexico-2011) dans ses scandaleux et jouissifs Sonnets votifs. Il s’agit là d’un corpus d’une cinquantaine de poèmes qui allient la forme impeccable du sonnet à un érotisme au langage cru et aux allusions ouvertement impudiques. Des compositions comme des ex-voto qui témoignent de ces moments intimes mis à nu dans le geste poétique. On voudrait ici dégager un premier chantier problématique en interrogeant les mécanismes à l’œuvre dans ces compositions qui permettent les retournements propres à l’Éros nocturne : la « chair attentive » dans la sensorialité démultipliée, les couleurs de la nuit érotique et le souci de l’Autre féminin dans une volonté synallagmatique du jouir et faire jouir.

Readers are invited to a scandalous and climactic encounter with nocturnal Eros in the collection of Votive Sonnets written by Spanish-Mexican poet Tomás Segovia (Valencia, 1927 - Mexico, 2011). This corpus of approximately fifty poems encloses within the strict sonnet form an openly crude eroticism and indecent hints. Each piece acts as a votive offering, revealing the intimate moments unveiled by the poetic gesture. We intend here to lay a few first analytical foundations, discussing the devices at work in Segovia’s ex-votos which account for all the moving and unstable features of nocturnal Eros. « Thin-skinned lovers » flourish in their ever-growing sensoriality, their nights of love-making disclose their erotic hues, and their constant care for their female counterparts gives evidence of their desire for a coincidental (co-)climax.

INDEX

Keywords : erotic night, Votive Sonnets, Tomás Segovia Mots-clés : nuit érotique, sonnets votifs, Tomás Segovia

AUTEURS

JUDITE RODRIGUES

Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté [email protected]

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La nuit de la langue. Intimité poétique de Fabio Morábito

Nathalie Galland

« C’est à partir de phrases très simples dans leur raccourci – et qui sont des paliers de pénombre – ; que mes livres ont été édifiés. Ainsi, j’ai appris que la nuit est le lieu de l’écrivain ». Ces mots d’Edmond Jabès1 révèlent le chemin d’écriture que partage, entre autres flâneurs noctambules, Fabio Morábito. L’imaginaire métapoétique de l’écrivain italo-mexicain compose un paysage profondé par la nuit, dans des touches, des figures dispersées au gré des poèmes, récits, essais et autres nouvelles2. Arrière-pays aux nocturnités3 multiples, la nuit accompagne ou déclenche presque toujours la venue d’une écriture faite de matière noire : « Hay en todo artista un marginado de la tribu y hay en todo arte, por su mixtura de realidad y ensueño, un halo de penumbra al mediodía »4. Comme geste syncrétique, l’écriture abolit bien les catégories hermétiques du diurne et du nocturne en imposant l’ombreux dans le séjour de la lumière. Soustraits à la temporalité par la contagion de l’obscur, le geste d’écrire et la page même « rendent la nuit présente »5. Nous parlerons ainsi d’abord de nuit de l’écriture : temporalité du geste et matière d’encre des vers diront le régime nocturne de la création poétique. En écrivant avant le jour, le poète est à la nuit, éclipsé et libre de tâtonner, de s’acheminer. Mais s’imposera aussi une nuit de la langue, car il est chez Morábito une condition cosmopolite qui brouille le rapport au langage. Né à Alexandrie d’une famille italienne – son enfance sera effectivement milanaise – Fabio Morábito écrit dans l’espagnol du Mexique où il est arrivé à 15 ans. Depuis Lotes baldíos (1985) le premier des quatre recueils publiés 6, l’écriture poétique se pense et se construit comme un entre-deux langues, écriture aux confins du premier idiome, l’italien familial et nomade, déjà baigné de lointain, et d’un espagnol malgré lui palimpseste du souffle intime. Le geste lyrique aussi semble interroger toujours, dans l’élan des vers, la part de l’avancée et celle du retournement. Lève-tôt plutôt que couche-tard, Morábito sera ici d’abord un veilleur aux confins7, à la fois veilleur et éveilleur de la sensibilité nocturne, éveilleur de la langue en contre-jour du poème et voyeur d’avant le jour. Osant la nuit comme expérience libertaire, « balbuceo liberador »8, et promesse de création, le poète se fera tout entier être

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nocturne, poète vagabond jouant de l’obscur, voleur furtif de mots et d’images ou vampire iconique. Il sera enfin un « effaçonneur »9, faisant de la nuit de la langue, de la nocturnité de l’italien laissé derrière, la respiration profonde, la rythmique secrète et perturbante de poèmes outre-noirs, de textes d’outre-nuit au destin nomade.

(É)veilleur

Salí a caminar a las 5:40 am. [...] Lo hice tanto en invierno, mucho antes de que saliera el sol, a ocho o diez grados bajo cero [...]. Me producía un intenso placer caminar en medio de ese silencio, mientras la inmensa mayoría de la gente seguía metida en su cama. Ahora veo que esas caminatas eran una forma de despertar a fondo, o sea de empezar a escribir, de calentar la pluma.10 Ce sont quelques lignes tirées de También Berlín se olvida (México : Sexto Piso, 2006), une somme de brefs récits où Fabio Morábito mêle intimement expérience de l’ailleurs et geste de l’écriture. « Retranch[é] du peuple des endormis »11, le poète marche dans Berlin. Dans l’anonymat silencieux d’avant le jour, tout contre la vie ordinaire et momentanément exposé à l’intempérie, il goûte une solitude inaugurale où précisément il gagne comme différence son identité d’écrivain. La langue peut s’originer à nouveau dans l’exercice. Se tissent des correspondances (naturelles, corporelles) entre rythme des pas, battements intimes et la caisse de résonance linguistique que constituent ensemble le corps et la nuit : mise en marche du matériau informe et latent qui deviendra poème, quelque chose qui se chauffe avant un possible déploiement, inflammation poétique. Ces liens entre marcher et écrire saisis par une promenade nocturne « à la fois synesthésique et cinétique »12, rappellent les notes de Jacques Roubaud ou de Jean-Pascal Dubost sur le même thème : Marcher, pour solliciter les pensées, dont on sait la présence, mais lointaine, les soulever du fond du corps [(« despertar a fondo »)] ; […] le poème est une présence vague et floue, informe, par conséquent insatisfaisante, mais sue ; aller pour trouver une pleine disposition de ses moyens ; la marche récupère le corps, l’éveille : cet état-ci est rêverie : éveil concentré, le même qui opère lors de l’acte d’écrire. Le corps se récupère, et récupère en lui le matériau indistinct.13 Premier territoire du langage, corps, palpitation, respiration : ce n’est pas un hasard si l’éveil du corps est éveil de la langue, « cuestión de pulso », « sangre de la propia sangre »14, inicium et initiation, résonance d’un lyrisme du sang. Pour autant, il est aussi chez Fabio Morábito une discipline de l’obscur, une « adhésion obstinée à la nuit »15. S’il marche comme les autres dorment, c’est pourtant dans l’intimité de l’appartement que se construit le plus souvent cette écriture a deshoras, contre le jour, en contre temps, enjeu de l’envers profond : Puesto que escribo en una lengua que aprendí, tengo que despertar cuando los otros duermen. Escribo como quien recoge agua de los muros, me inspira el primer sol de las paredes. Despierto antes que todos, pero en alto. Escribo antes que amanezca,

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cuando soy casi el único despierto y puedo equivocarme en una lengua que aprendí. Verso tras verso busco la prosa de este idioma que no es mío. No busco su poesía, sino bajar del piso alto en que amanezco. Verso tras verso busco, mientras los otros duermen, adelantarme a la lección del día. Oigo el ruido de la bomba que sube el agua a los tinacos y mientras sube el agua y el edificio se humedece, desconecto el otro idioma que en el sueño entró en mis sueños, Y mientras el agua sube, desciendo verso a verso como quien recoge idioma de los muros y llego tan abajo a veces tan hermoso, que puedo permitirme, como un lujo, algún recuerdo. Engagé dans une collecte sensible du nocturne, souvent à l’orée du visible et de l’audible et rendue dans des collections d’images et de sons (lumière projetée de la lampe, bruits de tuyauterie, rumeurs sourdes de la ville), le poète glisse à une collecte de l’invisible, qui redit l’emmêlement intime des langues. C’est bien la condition du bilinguisme qui pousse à la nocturnité du geste d’écrire, véritable ressort de l’écart, jeu de graphème du clair et du sombre (« el primer sol de las paredes »/« la lección del día »). Veiller à l’heure où dort encore le reste du monde, c’est interpréter sa différence en la liant tout entière à la langue : la nuit de l’écriture dit le temps singulier, temps du poème, temps du poète, autre du temps des autres, contre-jour où s’aveugle la langue première, contre temps où peut librement affleurer le litige poétique. En habitant ces heures plus lentes où la langue d’adoption est vouée à la nuit, la menace de l’équivoque s’abolit en effet momentanément. À cette série de « contre » nocturnes, il faudrait ajouter aussi le contrepoids des langues et des imaginaires. Le poème cherche à s’acheminer, s’avancer vers le jour de la langue laissant l’italien redescendre en sa nocturnité, regagner les lointains profonds de l’origine. Dans la composition poétique, le bougé des langues et celui du monde, semblent se faire à la poulie, par versements réciproques : contrepoids, dialogue « lengua/agua », parcours croisés de l’eau qui monte et des mots qui descendent en quête du poème, de la trivialité où batailler plus tard avec le jour (« y mientras sube el agua / y el edificio se humedece, / desconecto el otro idioma »). Quête du souffle prosaïque de la langue d’usage (qui est aussi la langue du poème), incertain véhicule, et double oublieux de la langue de l’origine, quête pour tracer le parcours de ce qui chancelle, vers plus de solidité : « [...] desciendo verso a verso como quien recoge idioma de los muros / y llego tan abajo a veces, tan hermoso, / que puedo permitirme, /como un lujo

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/algún recuerdo ». Cet acheminement nocturne, de vers en vers figurant à leur tour des « paliers de pénombre », manifeste aussi l’intense capillarité des mots, leur subtile liquidité, leur qualité d’écoute. « Se escribe poesía a pesar de la escritura, a contrapelo de la sordera de la escritura, en contra de la arritmia y de la techumbre de la escritura »16 dit ailleurs Morábito, renouant avec la friction des contraires, et inscrivant l’élan poétique comme retournement précaire dans la profondeur. Comme toile tremblante, espace de domestication de la précarité du dire poétique, la nuit traverse le poème au gré de boiteries qui configureront à l’échelle de l’œuvre une poétique de la labilité : jadeo mi abecedario variado y solitario y encuentro al fin mi lengua desértica de nómada mi suelo verdadero17 Quête du repos et de la stabilité, mais sur la faille pourtant – frictions intimes et secousses sismiques de l’Anáhuac – le poème lui-même est une traversée : il gagne en tension, questionne ses confins, entre immédiateté et étrangeté, proche et lointain. Dans la nuit de Mexico, montent ainsi des exhalaisons d’obscurités anciennes : celles de deux autres villes, paysages tutoyés et enchâssés d’une cartographie littéraire intime et intensément mobile. La langue du poème, langue-rhapsodie qui génère à la fois raisonnement et résonance, se fait dès lors substrat de mondes lentement adjointés : Yo nací en un combate de lenguas y de orígenes que solo tierra adentro termina, en el desierto18

Ya regresé a tu ausencia de puentes y reflejos, de amplios espacios libres, […] te debo los frutos más oscuros de mi alma: el rigor al que aspiro19

Un día mi padre dijo nos vamos, y tú eras la meta: otra lengua

[…] la lengua, la que hablo. Me he revuelto en tus aguas volcánicas y urbanas hasta al fin conocerme,

y si al hablar cometo los errores de todos, me digo: soy de aquí, no me ensuciaste en vano.20 C’est un triptyque articulé par la langue et l’identité nomade : Alexandrie, ou la cosmogonie intime d’un être au monde d’emblée prisonnier du multiple, que seul le désert est capable d’assécher ; Milan, ville d’absences miroitantes et complexes, labyrinthe qui pousse à la profondeur et la contention21 ; Mexico, ville volcan en contagion, impur espace de saisie de soi. Ces exils successifs, pensés a posteriori comme

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voyage vers la langue, errance du poète vers une vague terre promise depuis l’univers syncopé des signes (« me he revuelto », « cometo/los errores de todos »), rappellent la tension même du geste d’écrire, où l’on entendra Henri Meschonnic : Écrire ne se fait pas dans la langue, comme si elle était maternelle, donnée, mais vers la langue. Écrire n’est peut-être qu’accéder, en s’inventant, à la langue maternelle. Écrire est, à son tour, maternel, pour la langue.22 La nuit, lieu de l’écart, acheminement. L’écriture là est libre de saisir ce qui surgit depuis l’intime altérité : matières et temps logés dans le signe, résonance du nomadisme. Elle favoriserait presque dans l’invisible vis-à-vis des langues, le juste vis- à-vis du monde si précisément, contaminante dans sa noirceur, elle ne transformait le veilleur en voyeur.

Du veilleur au voyeur

Ventanas encendidas, mi tormento. Gente sólo visible en esta hora. De día los edificios son triviales, de noche la fragilidad de su interior me hechiza. Se espía buscando desnudeces, pero también por hambre de poesía, hambre no de la piel del otro, sino de una manera de gastar latidos, de ver cómo transcurre un corazón ajeno. Por eso morbo y poesía andan juntos. Falta de prosa, mi tormento.23 Trois fenêtres, la nuit. Nights windows (1928), le tableau bien connu d’Edward Hopper sert aussi d’illustration de couverture à la deuxième anthologie24 de Fabio Morábito, Ventanas encendidas, parue en 2012 aux éditions Visor de Poesía (Madrid). Appartenant à l’ombre, le poète observe, abolit quelques frontières, excite. Les fenêtres éclairées, comme « puissance fictionnelle d’apparitions »25, trouvent dans le poème leur reflet d’encre. Le ressort du texte est en effet essentiellement visuel, qui construit une érotique à la longue vue, révélant le plaisir assumé, grâce à la nuit, de qui transgresse l’intimité, et en aval le plaisir du texte excité par le besoin de rythme (« gastar latidos » assez masturbatoire). Ce sortilège nocturne du monde en métamorphose est un détonateur poétique, une manière de creuser la nuit dans la fenestrité26 du texte. Aux heures arrachées au jour, aux apparitions qu’elles permettent, répond un autre comput poétique, ultime réseau du noir avant l’aube, temps nocturne in extremis : plus qu’écart alors, la nuit est ouvroir au poème. Comme le regard, les vers avancent dans le noir, se risquent ailleurs : […] el poeta sólo sabe, de lo que escribe, el verso que lo tiene ocupado, y más allá de él no sabe nada: así, cada nuevo verso lo toma de sorpresa. […] La poesía es como un hombre en una cueva oscura, que antes de dar el siguiente paso debe afianzar ambos pies y encomendarse a Dios27. Entre surprise de l’incertain, terra incógnita du vers à venir saisi comme à tâtons, et risque de l’abîme, menace du temps nocturne et poussée exophorique qui invite à la transfiguration, la figure du poète se change justement en étrange oiseau de nuit : […] porque cuando se escribe con intensidad se está robando, sustrayendo de los bolsillos del lenguaje las palabras necesarias para aquello que uno quiere decir, justo esas palabras y ni una más. Todavía hoy, después de muchos años, acostumbro levantarme muy temprano para escribir, cuando todo el mundo está dormido. No

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concibo la escritura como una actividad preclara, sino furtiva. […] A fuerza de vigilarse mutuamente, centinelas y ladrones han terminado por parecerse y de lejos es difícil saber quién es quién. El escritor, en cierto modo, los fusiona, porque protege y roba, sustrae y aprovisiona al mismo tiempo. Escribo cuando los demás duermen todavía y por lo tanto escribo para que nadie despierte, para que sigan dormidos. Soy el que protege pero también el que acecha, el que le cuida la espalda a los otros y el que escribe a sus espaldas, la cabeza inclinada sobre la escritura, como sólo la escritura es capaz de inclinar una cabeza.28 Poète voleur, d’abord, recéleur de mots, affairé et furtif. Détrousseur et sentinelle ensuite, dans une emblématique condition hybride. Renouant en effet avec la figure du brigand29, double maléfique du poète innocent qui cherche la nuit ce qu’il ne peut trouver le jour, Morábito établit différentes connexions entre écriture et imposture. À partir de formes désacralisantes (matérialistes, instrumentales) des représentations du geste lyrique et du poète en hors-la-loi du jour, il impose une « beauté du trivial »30, une manière d’habiter la nuit dans laquelle le litige est encore au cœur de l’acte d’écrire. D’autres fois, de cette galerie de portraits, se soulève un poète au sang d’encre : Pero quien nace dos veces carece de acento nativo y lo que busca Drácula es eso, el acento local, el secreto del habla. El escritor afincado en otro idioma busca lo mismo y comparte la misma palidez lingüística, que en él suele traducirse en un exceso de estilo, o sea un exceso de máscara, para ocultar, como el vampiro, su condición de parásito.31 Avec cette transfiguration nocturne du poète en vampire iconique, il ne s’agit plus simplement de faire varier les manières d’habiter la nuit qui sont autant de manières de considérer le geste d’écrire, mais de rendre compte, par la métaphore, de la condition précaire du nomadisme linguistique. En usant d’une langue-sangsue, langue d’adoption buvant de la prose environnante, de « l’accent local », du « secret » de ce qui est maternel aux autres, le poète tâche de se fondre, de s’enfoncer dans le jour depuis l’obscur. S’il est tour à tour voyeur et jouisseur tout à son aise dans les replis nocturnes, peu regardants des codes, et qui s’amuse d’avoir « mauvais genre »32, le poète habite la nuit d’abord parce que ses déclinaisons de nocturnité font sens à son expérience cosmopolite, à la vulnérabilité ressentie d’une écriture à double fond mémoriel. Désir de nuit et loi de la nuit agissent ainsi dans le poème comme acheminement, traversée, ouvroir des ressorts intimes, affleurement du souffle, questionnement de l’élan et de la part nocturnes de la langue.

Effaçonneur

Il faudrait repartir de l’idée que la langue se souvient, que l’espagnol du Mexique, qui est la langue exclusive de l’écriture pour Morábito, contient un peu de nuit, que le poème est bien le résultat du travail nocturne. « Terre d’outre-nuit » pour Jabès33, produit d’une lente assimilation pour Morábito : COMO DELANTE de un prado una vaca que inclina mansamente la cabeza y solo la levanta para contemplar su suerte, o una ballena estacionada justo en la corriente de una migración de plancton, a veces me sorprendo estático y hundido, estacionado en medio del gran prado del lenguaje

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[…] Por eso escribo: para recobrar del fondo todo lo adherido, porque es el único rodeo en el que creo, porque escribir abre un segundo estómago en la especie. El verso con su ácido remueve las partículas dejadas por el plancton de los días y a mí también, como el cetáceo, me sale un chorro a veces, una palabra vertical que rompe el tedio de los mares.34 Gigantesque vache marine broutant des mots et du souffle, la baleine pour Morábito devient nouveau miroir de l’écriture, dérivant geste lyrique et son processus de filtration, de sélection patiente et obstinée, d’expression-expulsion. Et ce geste poétique s’épanouit comme effaçonnement. On doit le terme à Jean Portante, Luxembourgeois d’origine italienne qui écrit en français (et est aussi traducteur de l’espagnol), et qui porte en lui un désa/encrage, un décentrement comparable à celui de Morábito : comme la baleine, mon écriture cachait en elle, alors que d’aspect elle était française, le poumon d’une autre langue. Que mon écriture était de forme française, mais de respiration autre dont la matérialité du texte ne savait être qu’une traduction plus ou moins efficace. Et dont le processus devait être dissout – comme l’aspirine – si je ne voulais pas succomber à la schizophrénie. La baleine […] incarnant le partant qui n’arrive jamais, devenait soudain mon instrument principal pour lire en moi le travail de l’écriture. Elle m’a permis de forger un verbe nouveau, devenu le titre d’un de mes livres : Effaçonner. Dans le sacrifice on donne et on prend. C’est ce qu’a fait la baleine. Elle a donné et pris. Elle s’est effaçonnée. Elle a effacé une forme pour s’en façonner une autre. Mais, tout en faisant cela, elle a gardé l’essentiel de son état initial, le poumon35. Entre effacement et façonnage, un « chorro a veces,/ una palabra vertical que rompe el tedio de los mares », s’élabore la langue de Fabio Morábito, comme nuit intime qui migre, transhume au cœur des mots, et devient une langue-baleine qui « poumonne ». Le vers, la voix, le souffle se disent comme « inhalation profonde », « exhalaison mélancolique »36, invention de silence, immersion dans la profondeur37. L’effaçonner, comme nuit de la langue, processus de création poétique, dit ainsi l’âpre emmêlement interculturel, le cheminement d’une voix mouvante pour se dire et se traduire en quelqu’un d’autre. Langue baleine, longue haleine du temps qui s’alimente du monde par scrupuleuse sélection, ample navigation qui puise entre deux eaux, qui s’étrangéise dans la persistance du rythme, le poète l’évoque dans la récurrence de la profondeur : ¿De qué petróleo íntimo nos salen las palabras que escribimos y a qué profundidad brota el estilo sin esfuerzo? ¿Qué tan al fondo están las gotas de lenguaje que nos curan y nos redimen de la superficie hablada?38 Avec la viscosité de ce pétrole intime, c’est la matière ombreuse, la descente dans la profondeur originelle qui se dit, où atteindre nouvellement énergie, combustible à la langue, magma vibrant : « los versos de la poesía, que se resisten a convertirse en renglones, alientan nuestra respiración perdida »39. Redonner du souffle au rythme

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perdu, atteindre l’abîme où demeure la respiration naturelle, diastole systole ou inspiration expiration, là où la langue en effet « poumonne ». La nuit de la langue dira ainsi la résonance intime perçue par le poète guetteur, le bruissement de ce qui est absent désormais, mais fait toujours présence à l’oreille. Puisque « l’oreille est le sens de la nuit »40, on pensera aux principes de l’acousmatique définis, notamment, par Patrick Quillier. Acousmatique, ce « for intérieur résonnant »41, ce qui est amplifié par l’obscurité et circule dans l’entre, rythme turbulent où mots, images, sons entrent en résonance. Bruissement du passage au centre de la création poétique de Morábito. Comme manifestations dans le poème de ce for intérieur par définition intime, et donc en partie indirect et caché, on saisira ici le rythme de vers qui interrogent, comme harcelés par l’incertain. Une tension également augmentée par l’enjambement quand les vers ne se soumettent pas à la clôture de la ligne, à l’immédiat. Et puis il y a, comme une constellation de figures et de paysages marins, la circulation intertextuelle des symboles de l’écriture : mots-pétrole, profondeur mémorielle, nostalgie des rives - Alexandrie peut-être -, la langue comme guérison des fissures intimes. Effaçonnement alors le poème, tiré de l’expérience nomade, né d’un toucher du monde multiple, les villes, l’ailleurs emporté avec soi. Alexandrie, Milan, Mexico, et avec ces villes, bribes de continents, la petite enfance, l’enfance, l’adolescence, les présences sonores, alphabets et imaginaires multiples. Sur cette marge ombreuse et instable du bilinguisme, s’ouvre un espace de dialogue et de collision, d’altération, mais aussi de contagion, un entre où circule justement le corps sonore de la poésie. la franja dudosa a la que me ha relegado mi bilingüismo. En ella se reúnen y dialogan dos idiomas mermados: el materno, por hallarse en continuo proceso de erosión, y el adquirido, porque no logrará jamás hacer desaparecer el fantasma del otro.42 Entre érosion du premier alphabet et obsession du mot juste : une marge d’expérience équilibriste dans la langue. Il est saisissant de constater combien cette trajectoire à la fois existentielle et langagière – d’extranjero, expatriado, extraviado, extraterritorializado – transpire dans la production littéraire de Fabio Morábito. D’abord dans la propension du texte (nouvelle, roman, essai) à devenir ou à incorporer récits de voyage, chroniques de l’ailleurs où bataillent obscurément langues et origines, des mots inapaisés. Territoire premier cratérisé, bousculé, pour évoquer l’imaginaire pierreux, perforé, explosif de César Vallejo43, absolument instable. On se souviendra justement de l’instabilité irréparable racontée par Claude Esteban dans Le Partage des mots : Encore faut-il que le langage où l’enfant s’aventure constitue à ses yeux une manière de totalité bienveillante, un lieu unique, irrécusable, que le doute n’habite pas ni le péril des équivoques. À chaque chose, l’exacte répartie des mots ; à chaque mot, une place dans l’immense vocabulaire du monde. Un tel bonheur ne m’est point échu. Dès les premiers moments de mon expérience balbutiante, il m’a fallu chercher un chemin à travers deux idiomes qui s’affrontaient dans mon esprit, m’imposant leurs directives divergentes, leurs codes et leurs déchiffrements singuliers44. Le parcours poétique de Fabio Morábito semble emprunter des sentiers d’une contrebande nocturne comparable, entre une italianité spectrale (territoire des morts et des mystères, obscurités des expériences et des mots anciens), rendue « raquítica y dudosa »45 par le lointain des jours : Así, si tú te vas, idioma de mi lengua,

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razón profunda de mis torpezas y mis hallazgos, ¿con qué me quedo? ¿con qué palabras recordaré mi infancia, con qué reconstruiré el camino y sus enigmas? ¿Cómo completaré mi edad?46 et une mexicanité du présent, dont la langue demeure étrange, étrangère, « lengua torpe », « mi lengua impura »47, langue entravée par la menace du gouffre, le prisme permanent de l’erreur. « En todo hay un abajo,/un atrás de, un fondo »48 disent deux vers, rappelant cette présence d’un ailleurs de la langue dans la langue, à la fois errance, éclat et profondeur. Et c’est cette précarité intime « qui ébranle les assises de sa présence au monde »49. Entre le proche et le lointain, l’ailleurs toujours renouvelé dans l’horizon des villes, l’écriture capte justement des fragments d’un réel titubant, souvent au ras des choses : « el lápiz sobre la mesa », « el movimiento que comienza en los balcones »50. Et si les recueils manifestent une exploration minutieuse du visible et du sensible, c’est souvent pour en capturer l’incertaine définition, écho direct à la langue et à l’écriture. On verra alors dans l’usage impeccable de la métrique (notamment des premiers recueils) un recours susceptible d’apaiser la désappartenance, l’appartenance précaire. Au cœur de la création poétique en espagnol, un mouvement de flux et reflux, un « défaire, un refaire, battement vital »51 tend ainsi la langue entre retournement, regard vers l’origine, tension orphique vers l’italien suspendu à la perte, et avancée trouble dans l’espagnol d’adoption, depuis la nuit. Chez Morábito, il n’y a ni point de départ ni point d’arrivée mais consistances précaires des deux idiomes. Érosion et résistance d’une part, précarité et pérennité de la langue d’adoption… Érosion et résistance de la langue maternelle dans l’ultime repli intime : Es un hueso duro de roer. Cuando se cree que por fin nos liberamos de sus palabras, sus giros sintácticos, sus modismos intraducibles a otros idiomas, y que después de tantos años de hablar, soñar, amar e injuriar en otra lengua, uno se ha emancipado de su atadura, resulta que, al igual que esas calcificaciones de materia marina que se adhieren al cuerpo de las ballenas y que semejan enormes quistes, el viejo idioma no ha desaparecido, sólo se ha replegado en ciertas zonas, una de las cuales, quizá la más resistente, es el llanto.52 L’écriture, la nuit, forme des constellations d’images et de sons, des galeries de portraits du poète veilleur, éveilleur et voyeur, à l’écart de la présence mondaine ou dans la fascination du vis-à-vis. S’élabore dans ce séjour nocturne une poésie réflexive qui n’a de cesse de faire retour sur son advenue, sur ses conditions de possibilité et ce qu’elle transporte de la palpitation des origines. Précisément, la nuit s’étend ainsi à la langue du poème, au plus près de la matière des mots. L’espagnol tend vers son invisible, a priori indécelable dans les vers mais pourtant perpétuellement présent dans la partition sonore et la circulation métaphorique de l’ailleurs, et toujours présenté aussi par le questionnement métapoétique. La nuit, comme vecteur d’introspection et de silence fait entendre la résonance enfouie de la langue première, maternelle, aux effets/échos/bruissements acousmatiques, phénomènes vibratoires où s’abîme le poème.

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Nocturnité, labilité, profondeur, le travail poétique de Fabio Morábito révèle une langue de « l’entre-écrire ». La poésie se donne ainsi comme un autre partage des mots, entre partition verbale du lointain profond et oublieux et brèche intime, partition habitée comme une faille et invention du double du poème dans la proximité.

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NOTES

1. Jabès, Edmond. Le Livre de Yukel. Paris : Gallimard, 1964, p. 245-246. 2. Nous proposons ici d’explorer les quatre recueils qui composent l’œuvre poétique ainsi que les récits et essais ouvertement méta-poétiques présentés plus loin. Toutefois, la présence de la nuit dans les nouvelles constitue à coup sûr une perspective critique à suivre. 3. On rappellera d’emblée avec Delphine Mercier que si la nuit est « conçue presqu’exclusivement comme complémentaire ou inverse du jour, [la] nocturnité implique une idée de transformation, induite par les changements qui affectent les données physiques — extérieures et internes au corps — expérimentées par les humains, et l’interprétation culturelle qu’ils en fournissent ». In « Jacques Galinier et Aurore Monod Becquelin, Las cosas de la noche, una mirada diferente », IdeAs [En ligne], 10 | Automne 2017 / Hiver 2018, mis en ligne le 18 décembre 2017, consulté le 19 avril 2019 (consultable sur http://journals.openedition.org/ideas/2175). Comme nous l’avons indiqué dans notre texte d’introduction à ce volume, le terme constitue en effet un des axes clés du groupe de recherche « Anthropologie de la nuit » (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative / CNRS-Université Paris Ouest) qui le définit ainsi : « Le concept de « nocturnité » rassemble les éléments qu’une société formule et adopte pour définir ce qui constitue « sa » nuit, conjointement au temps physique et en même temps au delà de cette période qui s’étend du lever au coucher héliaque. Les espaces, les temps et les notions qui définissent la nocturnité dans une société donnée s’incarnent en un certain nombre de personnages, d’objets, de ressentis, de modification des affects, de comportements, de discours, qui se manifestent particulièrement à certaines occasions rituelles, soit « de nuit » soit « hors la nuit », et peuvent même s’incruster durablement dans le temps diurne » (consultable sur http://lesc-cnrs.fr/fr/anthropologie-de-la- nuit), et fait aussi l’objet d’un usage critique chez nombre de chercheurs sur les Ressources Environnementales Nocturnes, tOurisme, territoIRes (renoir), S. Challéat notamment. 4. Morábito, Fabio. El idioma materno. México : Sexto Piso, 2014, p. 137. En correspondance avec un lecteur hibou : « siendo la lectura una actividad fundamentalmente nocturna, aunque se haga de día. El que lee, abandona la realidad por la escritura; el penetrar en el recinto sellado de lo escrito lo vuelve ciego frente al mundo, en su alma se hace de noche y él se convierte en otra criatura… » 5. Blanchot, Maurice. L’Écriture du désastre [1980]. Paris : Gallimard, 1997, p. 185. On pensera également à la définition de l’acte d’écrire proposée par Michaël Foessel comme expérience d’essence nocturne : « qui montre les choses sous un nouveau jour […], qui réclame un certain degré d’obscurité », La Nuit. Vivre sans témoins. Paris : Autrement, 2017, p. 15. 6. Morábito, Fabio. Lotes baldíos. México : FCE, 1985; De lunes todo el año. México : Joaquín Mortiz, 1992 ; Alguien de lava. México : ERA, 2002 ; Delante de un prado una vaca. México : Era, 2011. 7. Reprenant le beau titre de Claude Esteban, Veilleurs aux confins. St-Clément : Fata Morgana, 1978. 8. Morábito, Fabio. El idioma materno. Op. cit., p. 61.

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9. Déclinant le néologisme poétique « effaçonner/effaçonnement » de Jean Portante sur lequel nous reviendrons. 10. Morábito, Fabio. También Berlín se olvida. México : Sexto piso, 2006, p. 71. 11. Foessel, Michaël. Op. cit., p. 8. 12. Montandon, Alain. Promenades nocturnes. Paris : L’Harmattan, 2009, p. 8. 13. Dubost, Jean-Pascal. Du travail. Strasbourg : Éditions L’Atelier contemporain, 2019, p. 20. 14. Morábito, Fabio. El Idioma materno. Op. cit., p. 86 et 146 pour les deux fragments cités. 15. Patrick Quillier, citant Giorgio Agamben sur la poésie de Valente, « Pour une poétique de la vibration: acousmates, souffle, mélismes dans Trois leçons de ténèbres de José Angel Valente et Le Chant très obscur de la langue de Jacques Rebotier », in Revue de littérature comparée, n°308. Paris, Klincksieck, 2003/4, p. 503. 16. Morábito, Fabio. El idioma materno, Op. cit., p. 105. 17. Morábito, Fabio. « In limine », Lotes baldíos. Op. cit., p. 13-14. 18. Morábito, Fabio. « Tres ciudades 1. Último de la tribu », idem, p. 17. 19. « Tres ciudades 2. Milán », idem, p. 22. 20. « Tres ciudades 3. Ciudad de México », ibid, p. 23. 21. Une contention exemplairement exprimée ici dans la forme de l’heptasyllabe, et par la sobriété du style à l’échelle de l’œuvre. On ne sera pas surpris, aussi, de découvrir avec le voyageur Morábito une ode à la concision, rendue avec humour dans le bref fragment suivant : « Ahora podría decir que siempre he escrito poesía como quien comprime lo esencial de sus pertenencias en una valija de poco peso, porque se marcha a un lugar que no conoce y no quiere cargar un bulto voluminoso, y me temo que tampoco esta vez se me tomaría en serio si afirmara que mi mayor influencia literaria no es tal o cual poeta insigne, sino la línea de maletas Samsonite », El idioma materno. Op. cit., p. 90. 22. Meschonnic, Henri. Poétique du traduire. Paris : Verdier, 1999, p. 459. 23. Morábito, Fabio. « Ventanas encendidas ». In Ventanas encendidas. Antología poética. Madrid : Visor, 2012, p. 139. 24. La première, La ola que regresa (México : FCE, 2006), réunissait les trois premiers recueils alors publiés. 25. Bailly, Jean-Christophe. L’Instant et son ombre. Paris : Seuil, 2008, p. 26. 26. On dira ainsi la qualité optique et symbolique du poème comme fenêtre, comme trappe, conformément à l’usage du terme, entre autres, par Raphaël Célis : « cette fenestrité, essentielle à l’imaginaire, par quoi se pratique l’ouverture et l’échange entre le monde de l’apparence et le monde reeĺ », p. 64, in La mondanité du jeu et de l’image selon Eugen Fink. Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 76, n° 29, 1978. pp. 54-66. 27. Morábito, Fabio. « Verso y prosa ». In El idioma materno. Op. cit., p. 51-52. 28. Morábito, Fabio. El idioma materno. Op. cit., « Robar »p. 14 et « Ladrón y centinella », p. 15-16 pour les deux fragments cités. 29. On songera au couple « brigand/poète » évoqué par Louis-Sébastien Mercier (L’Incertitude du regard, Paris, La Découverte Poche, 2006) glosé par Michaël Foessel. Op. cit., p. 19. 30. L’expression revient à Jean-Michel Maulpoix, « Extraire la beauté du trivial », une conférence organisée par le groupe de recherche ‘Cultures Anglo-Saxonnes’ (CAS) dans le cadre de l’axe de recherche Poétiques, et le groupe de recherche ‘Patrimoine, Littérature, Histoire’ (PLH), Université de Toulouse-Le Mirail (UT2J), 4 décembre 2012. 31. Morábito, Fabio. El idioma materno. Op. cit., p. 72. 32. Maulpoix, Jean-Michel. La Poésie a mauvais genre. Paris : Ed. José Corti, 2016. 33. Jabès, Edmond. « Terres d’outre-nuit que le soleil arrache à la méditation et aux épines du doute ». In Le Seuil Le Sable, Poésies complètes 1943-1988. Paris : Gallimard, « Poésie », 1990, p. 27. 34. Morábito, Fabio. Delante de un prado una vaca. Op. cit., p. 107-108.

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35. Portante, Jean. « Le travail de la baleine ». In https://www.cairn.info/pour-la- poesie--9782842924560-page-147.htm 36. Morábito, Fabio. El idioma materno. Op. cit., p. 71 et 122 pour les deux références. 37. « La escritura […] ha inventado el silencio y la inmersión en profundidad », El idioma materno. Op. cit., p. 136. 38. Morábito, Fabio. « Mi padre siempre trabajó en lo mismo ». In Alguien de lava. Op. cit., p. 30. 39. Morábito, Fabio. El idioma materno. Op. cit., p. 106. 40. Gilbert Durand, dans une glose de Bachelard citant Lawrence : « l’oreille peut entendre plus profondément que les yeux ne peuvent voir », Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris : Dunod, 1992 [1969], p. 99. 41. Quillier, Patrick. « Pour une poétique de la vibration: acousmates, souffle, mélisses dans Trois leçons de ténèbres de José Angel Valente et Le Chant très obscur de la langue de Jacques Rebotier. In Revue de littérature comparée, n° 308. Paris : Klincksieck, 2003/4, p. 494. 42. Morábito, Fabio. « El escritor en busca de una lengua ». In Vuelta. México : Vuelta, 1993, p. 21. 43. L’auteur rend d’ailleurs hommage au poète péruvien en s’en revendiquant veilleur : « El velador de Vallejo », El idioma materno. Op. cit., p. 41-42. 44. Esteban, Claude. Le Partage des mots. Paris : Gallimard, 1990, p. 23. 45. Morábito, Fabio. « El escritor en busca de una lengua », Art. cit., p. 20. 46. Morábito, Fabio. « A Mariapía Lamberti ». In De lunes todo el año. Op. cit., p. 63. 47. Morábito, Fabio. « El escritor en buca de la lengua ». Art. cit., p. 21. 48. Morábito, Fabio. Idem. 49. Esteban, Claude. Idem. 50. Morábito, Fabio. Ventanas encendidas. Op. cit., p. 107. 51. Quillier, Patrick. « L’esprit coule de source ». In Continents manuscrits [En ligne], 6 | 2016, mis en ligne le 31 octobre 2016, consulté le 28 mars 2019. URL : http://journals.openedition.org/ coma/668. 52. Morábito, Fabio. El idioma materno. Op. cit., p. 177.

RÉSUMÉS

Dans le séjour de la nuit où palpitent les origines (Alexandrie, Milan, Mexico), opère chez l’auteur italo-mexicain Fabio Morábito (Alexandrie, 1955) une mise en marche de la langue vers l’inflammation poétique. Depuis le tout premier recueil, l’écriture se lie intimement à la nuit où elle se loge, se construit et se pense dans l’entre-deux langues, écriture aux confins du premier idiome – l’italien familial et nomade –, et d’un espagnol malgré lui palimpseste du souffle intime. Aussi, le geste lyrique semble interroger toujours, dans l’élan des vers, la part de l’avancée et celle du retournement d’une voix sans cesse reconquise à l’étrangeté. On interrogera ici le désir de nuit d’un poète veilleur aux confins, à la fois veilleur et éveilleur de la sensibilité nocturne, éveilleur de la langue en contre-jour du poème et voyeur d’avant le jour, poète vagabond, voleur furtif de mots et d’images ou vampire iconique. Il sera aussi un « effaçonneur », faisant de la nuit de la langue – la nocturnité de l’italien laissé derrière –, la respiration profonde, la rythmique secrète et perturbante de poèmes d’outre-nuit.

In the night’s stay, where pulsate the origins (Alexandria, Milan, Mexico), Italo-Mexican poet Fabio Morábito (Alexandria, 1955) works to turn the language towards poetic inflammation.

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Since the very first collection, writing intimately binds to the night, where it is lodged, built and thought of in an inbetweenness, writing on the borders of the first idiom – the family and nomadic Italian – and of the adopted Spanish as the palimpsest of the intimate breath. So the lyrical gesture always seems to question, in the momentum of the verses, the part of the advance and that of the reversal of a voice constantly reconquered to strangeness. We intend here to examine the desire of night of a poet both "watchman" on the edge and arouser of the nocturnal sensibility, awakener of the backlight language of the poem and nocturnal voyeur, poet wanderer, stealthy stealer of words and images or iconic vampire. He will be also a "shaper", transforming the night of the language – the nocturnality of the Italian left behind – into deep breathing, into secret and disturbing rhythm of poems captured through dark.

INDEX

Keywords : Fabio Morábito, night writing, nocturnal language, bilingualism, acousmatic, inbetweenness Mots-clés : Fabio Morábito, écriture nocturne, nocturnité de la langue, bilinguisme, acousmatique, entre-deux

AUTEURS

NATHALIE GALLAND

Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté [email protected]

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Prospero's Island

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The 1964 Wilderness Act, from “wilderness idea” to governmental oversight and protection of wilderness

Nathalie Massip

Introduction

1 In 1960, David Pesonen, a research assistant at the Wildlands Research Center at the University of California, was asked to write a report assessing “the Place of Wilderness in National Outdoor Recreation” (Pesonen 1). Faced with a daunting task, which he considered as “loaded against wilderness preservation,” Pesonen reached out to western historian and writer Wallace Stegner, asking him to write about “the Wilderness Idea, abstracted from wilderness use” (1). Pesonen explained he was turning to Stegner as “the only person [he knew] of who [was] qualified to articulate” this “idea” of wilderness (2). What Pesonen wanted was for Stegner to “consider the place of wilderness in the national consciousness, culture, psyche, whatever it is that constitutes a feeling about wilderness, of which science and recreation are only a part” (1). Pesonen fleshed out his request with very clear and straightforward instructions, for instance asking Stegner to show that wilderness did not belong to an elite, but was to be enjoyed by all. Stegner’s reply—“the labor of an afternoon” (Stegner 1980), as its author would describe it twenty years later—took the form of a letter.

2 It is no accident that Stegner’s conception of the wilderness idea “as something that has helped form our character and that has certainly shaped our history as a people” (Stegner 1997, 146) is highly reminiscent of historian Frederick Jackson Turner’s assertion that “[t] he existence of an area of free land, its continuous recession, and the advance of American settlement westward explain American development” (Turner 1996, 1). Even though they were writing more than sixty years apart, both Turner and Stegner stood at a turning point in the history of the nation. While the very

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first lines of Turner’s essay famously refer to “the closing of a great historic movement,” Stegner’s text is peppered with references to potential loss, if no action were taken to preserve wilderness: as the wilderness areas are progressively exploited or “improved,” as the jeeps and bulldozers of uranium prospectors scar up the deserts and the roads are cut into the alpine timberlands, and as the remnants of the unspoiled and natural world are progressively eroded, every such loss is a little death in me. In us. (Stegner 1997, 150)

3 Stegner’s letter is a plea to preserve the wilderness that remains, with no equivocation as to the urgency—and drama—of the situation. Four years after this letter was published, Congress would vote a law protecting wilderness throughout the United States.

4 The purpose of this article is to trace the evolution of the debate over wilderness protection from the “idea” of wilderness to a national policy of preservation signed into law by President Johnson in 1964. Thanks to this act, the United States became the first nation to define and protect wilderness areas through law on a national scale. I contend that in spite of the fact that it granted Congress power to designate wilderness areas through the National Wilderness Preservation System, the Wilderness Act carried more symbolism than political clout when it was passed in 1964. Only with hindsight is it possible to realize its political significance, as the act opened the way for a series of laws that considerably expanded the role of the federal government in terms of environmental protection.

5 As the exchange between Pesonen and Stegner suggests, wilderness was a concept, an “idea” before becoming the object of a congressional act. While this concept and the various analyses it fostered are well documented, the immediate context that prompted Congress to legislate over wilderness protection needs to be assessed. Then the legislative process itself will be presented, along with the strategies its main advocates resorted to in order to ensure passage of the act. This will allow an evaluation of one of the consequences of the act, which is the enlargement of federal responsibilities in terms of environmental oversight and wilderness protection and, ultimately, increased federal presence in the American West.

The need for wilderness protection

6 The concept of wilderness has an old and complex history. The 19th-century origins of wilderness protection, as well as the conservation efforts of the Progressive Era, which paved the way for the Wilderness Act in involving the federal government in resource management and preservation1, are well known and well documented (Nash; Frome; Oelschlaeger). The debate over wilderness protection itself was shaped by two key periods: the interwar years and the aftermath of World War II. A fairly traditional depiction of the interwar years’ discussions portrays the wilderness idea at the intersection of three trends: the use—if not abuse—of resources, utilitarian conservation, and aesthetic preservation (Nash). However, as historian Paul Sutter has recently argued, “the nascent forces of industrial tourism” and their devastating effects on wilderness areas have to be reckoned with. If national parks were “the best idea [Americans] ever had” (Stegner 1998, 135)2, they also contributed to the development of

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mass tourism, whose impact was detrimental to the very nature that they were supposed to showcase and protect: Interwar wilderness activists formulated the wilderness idea largely to oppose modern recreational trends, not to offer recreational preservation as an alternative to resource development on the public lands. The modern wilderness idea was less a higher form of the national park ideal than it was a response to the compromises and tensions that were making park preservation politically attractive at the dawn of the automobile age. (Sutter 168-9; italics in the text)

7 As Sutter maintains, the growing affordability of cars made national parks and nature in general easily accessible to a larger number of Americans, who embraced “recreational nature” (Sutter 170). The disappearance of the frontier in the 1890s had left room for the development of nature tourism, and the “See America First” campaign of the 1910s and 1920s called on Americans’ patriotism to explore their country (Schaffer). Therefore, the democratization of tourism, the affordability of cars, and the improvement of road systems, among other elements, help explain why park visitation skyrocketed, from close to 315,000 visitors in 1915 to 1 million visitors five years later, on to 15 million by 1939 (“Visitation numbers”).3

8 And indeed, the trend accelerated in the years following World War II, with the 50 million visitor landmark being reached in 1956. Not only did national parks and forests become extremely popular, but what some have called “windshield wilderness”—admiring wilderness from the comfort of one’s vehicle—made wilderness easily accessible to all (Louter). The kind of wilderness here encountered is broadly defined “as a place where nature was in its purest form and where the contrast with urban, suburban, and rural landscapes was starkly clear” (Harvey 2007, 187). It became so accessible, in fact, that the postwar “recreational explosion” (Harvey 2007, 193), facilitated by the 1956 Federal Highway Act, led to excesses and abuses, often in the form of off-road/all-terrain vehicles or motorboats, among other examples.

9 Meanwhile, the economic expansion of the country in the aftermath of the war, illustrated by the housing and baby booms, and the growth in manufacturing, was accompanied by increased mining, oil drilling, and timber harvesting, as well as attempts—if not pressures—to exploit resources in wild areas (Harvey 2007, 193-4). Among other examples, timber companies tried to shrink Olympic National Park, in Washington, in order to develop logging (Frome 127-30), while several dam projects were devised, that would have flooded parts of national parks, such as Glacier National Park, in Montana, or the Grand Canyon in Arizona (Harvey 2001, 276-302).

10 One such controversial project was the sparkle that ignited the fight to legislatively protect wilderness. In the early 1950s, the Bureau of Reclamation called for the construction of a dam in Echo Park, located within Dinosaur National Monument, in Utah. As the project gained support from Eisenhower’s and Truman’s Secretaries of the Interior as well as from the neighboring states, organizations such as the Sierra Club and the Wilderness Society joined forces and launched a campaign advertising the wilderness beauties and values of little-known Echo Park. Roderick Nash describes the fight as one opposing Western and Eastern interests: on the one hand, “Congressmen, governors, civic clubs, chambers of commerce, utility companies, water-users associations, the Bureau of Reclamation, and a tribe of Navajo Indians” and, on the other hand, “Eastern Congressmen, many educational institutions, conservation and nature organizations, and a mounting tide of public opinion expressed in letters, telegrams, and editorials” (Nash 216). The torrent of concerns and protests that the

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project triggered led to passage, in 1956, of the Colorado River Storage Project Act, which authorized the erection of several dams, yet prohibited the construction of dams or reservoirs within national parks and monuments. Not only did Echo Park become a symbol of the United States’ endangered wilderness, but the campaign to preserve the site and the victory over the dam project attested to the increasingly central role, efficiency, and power of the postwar wilderness movement (Harvey 2007, 194-6).

11 The Echo Park victory emboldened wilderness activists, giving “preservationists the momentum necessary to launch a campaign for a national policy of wilderness preservation” (Nash 200). Most importantly, the various battles they were fighting persuaded these activists that wild areas had to be granted permanent protection, which implied an act of Congress.

Legislating wilderness protection

12 A bill meant to create a national wilderness system was first introduced in Congress in 1956, the year of the Echo Park victory. From then on, the process proved long and complicated, “one of the herculean efforts of the conservation movement in the twentieth century” (Harvey 2005, 186). According to historian Roderick Nash, “Congress lavished more time and effort on the wilderness bill than on any other measure in American conservation history” (Nash 222).4 It took 8 and ½ years, eighteen public hearings in the nation’s capital and in western cities, as well as “the groundswell of public support” for the legislation to be finally enacted (Frome 139-40). Throughout the long and arduous process, its main artisan, Wilderness Society director Howard Zahniser, spared no effort to ensure passage of the bill.5 At one point, Zahniser’s activism even became a source of concern to Wilderness Society council members, who feared the society might lose its tax-exempt status should the IRS look into Zahniser’s legislative activities and decide that they constituted “substantive” lobbying (Harvey 2005, 193).

13 From the start, opposition from ranching, mining, and timber interests was particularly fierce. Fearing a decrease in their commodity production and, hence, financial loss, these industries presented a united front, putting forward the economic but, also, strategic worth of lands, timber and minerals at a time when the nation was engaged in the Cold War. A potential decrease in revenues was also the major concern of western states, which depended on subsidies paid for by the Forest Service in compensation for lands exempted from local and state taxation, due to their management by the federal government. In fact, the National Forest Service itself, along with federal agencies managing wilderness areas—the very areas that would be overseen by the National Wilderness Preservation System should the bill become an act —stoutly opposed the bill. National Park Service officials, in particular, felt that the new system would threaten the mission of the Park Service and would ultimately diminish its prerogatives. Director of the NPS Conrad Wirth considered that “[w] hat we have now can hardly be improved upon” (quoted in Harvey 2005, 189). Indian lands constituted a potential issue, as did the authority of tribal councils whenever Indian lands would fall under the National Wilderness Preservation System, while the fact that the bill “prohibited the construction of roads into the wilderness areas” was also cause for concern (“History of Dispute on National Wilderness System”, 1061).

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14 Further complicating the debate, the Outdoor Recreation Resources Review Commission, a fifteen-person bipartisan commission, was created by an act of Congress in 1958 in order to assess the nation’s recreational needs and resources. The goal of the ORRRC was threefold: to determine outdoor recreation wants and needs expected in the years 1976 and 2000; to determine the recreation resources expected to be available to meet those demands; and to determine the policies and programs that would meet the present and future outdoor recreation needs. (Siehl 2)

15 While interest groups were adamant the legislation should not pass until the ORRRC had published its report—seemingly trying to buy time or, even, hoping the report would conclude wilderness protection was not necessary—Zahniser and conservation activists used Americans’ increasing love of outdoor recreation to further the cause of wilderness protection.

16 Zahniser’s efforts in securing, first, the introduction of the bill and, then, its passage, should not be underestimated. Zahniser had long been involved in wilderness protection but, realizing that “[t] he Wilderness Society was constantly playing defense” (Harvey 2014, 88), he started to push for a more assertive agenda in order to establish a national wilderness system right after World War II. In 1949, he took advantage of the Sierra Club’s first biennial wilderness conference to lead a discussion on the topic, entitled “Keeping the Wilderness Wild.” Working with the Wilderness Society, along with the Sierra Club, Zahniser knew that he was in for a long fight, and that legislation would take years, if not decades.6

17 Howard Zahniser was more than a fixture of the conservation movement. Even though he was neither a congressman nor a politician, he was familiar with the murky waters of government, “having been a writer and editor for the Fish and Wildlife Service and in the Department of Agriculture” (Frome 139). His connections among politicians enabled him to prompt an all-encompassing assessment of the American wilderness, in terms of values as well as support by various organizations and state and federal agencies, by the Library of Congress’s Legislative Reference Service (see Keyser7). Not only was he undaunted by the task, but he was also very well aware of two things that were crucial in achieving his goal. First, a pragmatic approach was required, due to the fierce opposition the idea of a national wilderness system generated. Second, only bipartisanship would ensure the success of a bill.

18 Zahniser had already laid out what can be considered as a pragmatic approach in 1951. On the occasion of the second Sierra Club’s biennial wilderness conference, he delivered an address in which he endeavored to assuage the fears of those who felt that wilderness preservation would be detrimental to the nation’s economic and industrial growth. Echoing the main premise of Frederick Jackson Turner’s 1893 frontier thesis— that the American character and democracy were born out of the experience of the frontier—Zahniser claimed that Out of the wilderness […] has come the substance of our culture, and with a living wilderness […] we shall have also a vibrant culture, an enduring civilization of healthful citizens who renew themselves when they are in contact with the earth. (Zahniser 2014, 97)

19 Having stated this point—a traditional idea in the preservation debate—Zahniser then presented a more unusual argument. The speech owes its title, “How Much Wilderness Can We Afford to Lose?” to the following passage:

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This is not a disparagement of our civilization—no disparagement at all—but rather an admiration of it to the point of perpetuating it. We like the beef from the cattle grazed on the public domain. We relish the vegetables from the lands irrigated by virtue of the Bureau of Reclamation—our Bureau of Reclamation, too, we should recall now and then. We carry in our packs aluminum manufactured with the help of hydroelectric power from great reservoirs. We motor happily on paved highways to the approaches of our wilderness. We journey in streamliner trains and in transcontinental airplanes to conferences on wilderness preservation. We know the exultation of the music and the spoken words (some of them anyhow) marvelously brought to us by radio. We nourish and refresh our minds from books manufactured out of the pulp of our forests. We enjoy the convenience and comfort of our way of living—urban, village, and rural. And we want this civilization to endure and to be enjoyed on and on by healthful happy citizens. (Zahniser 2014, 97-98)

20 Without the slightest trace of sarcasm, Zahniser concluded this passage with the following exclamation: “It is this civilization, this culture, this way of living that will be sacrificed if our wilderness is lost. What sacrifice!” (Zahniser 2014, 98) Even though these words were uttered in 1951, Zahniser stayed true to this pragmatic approach throughout the long and strenuous legislative process leading up to passage of the wilderness act. Along with Zahniser, supporters of the bill were highly aware of the necessity to conciliate both economic uses and protection. Therefore, they favored debates and compromises, including with extractive industries, in order to ensure broad political support in Congress.8 The final version of the bill attests to these compromises. For instance, the act did not impact the grazing of livestock where it already existed; it also allowed mineral extraction to continue unchanged for twenty more years. Promoters of preservation also undertook to accommodate recreationists, allowing the use of aircrafts and motorboats where it already existed prior to the act (Public Law 88-577). As for public lands, wilderness advocates emphasized the “reasonableness” of the system, as “the maximum possible acreage to be included in the Wilderness System can be stated at approximately 2½ percent of our national total” (Nadel 45; 46).

21 Along with pragmatism, Zahniser and proponents of the law strove to reach bipartisan support. Their purpose was not only to ensure uncontested success for the bill but, also, to prove that wilderness protection was a truly national ideal. To do so, they depicted it as key to the common good and the national interest. Supporters of the law were not limited to the traditional conservation groups, but consisted in a wide-ranging coalition of organizations, which included the AFL-CIO and the General Federation of Women’s Clubs (Turner 2012, 18). In spite of the various reports that were released in the years prior to the final vote on the bill9, and as historian James Morton Turner contends, “[t] he campaign was not won with careful research briefs on the state of the nation’s natural resources or the scientific benefits of protecting the public lands” (Turner 2009, 126). The campaign was successful because it “appealed to national values—patriotism, spirituality, outdoor recreation, and a respect for nature—and the responsibility of the people and the government to protect them” (Turner 2009, 126). And, indeed, the purpose of the act is “to secure for the American people of present and future generations the benefits of an enduring resource of wilderness” and to establish a system “for the permanent good of the whole people” (Public Law 88-577).

22 Zahniser’s efforts paid off when ten Senators (from both parties and from all over the country) agreed to co-sponsor the bill.10 The legislation was first introduced by

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Democrat Hubert Humphrey (MN) and Republican John Saylor (PA). The results of the final vote reflected this large bipartisan support: the Senate voted 73-12 in April 196311, while only one Representative voted against the bill in July 1964 (“History of Dispute on National Wilderness System” 1063). As James Morton Turner asserts, such bipartisanship is remarkable in light of the polarization of American environmental politics in the 1980s and 1990s (Turner 2009, 126). President Johnson signed the Wilderness bill into law on September 3, 1964, making the United States the first nation to define and protect wilderness areas through law.

23 The fact that the bill ended up passing both chambers with such large majorities is evidence that the issue it tackled—wilderness—was more ideological than political at the time. I would further argue that the Wilderness Act was less a political tool when it was created than it became afterwards. This is not to say that the act was not political; as the eight-year legislative fight attests, it was political in the sense that it opposed various interests. Among other examples, the version of the bill that the House finally passed in July 1964 was different from the Senate’s due to a provision allowing mineral exploration in wilderness areas, that was added as one western Representative’s “price for the compromise, a final thrust of old power against the spirit of the new law” (Frome 140).12 Yet, the main reason behind the act—as should be clear by the fact that its drafter and most ardent supporter was neither a Congressman nor a politician—was genuine concern for the present and future state of wilderness, and the wish to see it preserved by federal law, through a system that would encompass the whole United States territory, and “in perpetuity” (Zahniser 162). However, the political significance of the Wilderness Act rests in the fact that the law greatly expanded federal responsibilities in matters of environmental oversight and protection, ultimately reinforcing the federal presence in the American West.

The federal government and environmental oversight

24 The Wilderness Act gave Congress power to designate wilderness areas through the National Wilderness Preservation System. The latter was: to be composed of federally owned areas designated by Congress as ‘wilderness areas’, and these shall be administered for the use and enjoyment of the American people in such manner as will leave them unimpaired for future use and enjoyment as wilderness, and so as to provide for the protection of these areas, the preservation of their wilderness character, and for the gathering and dissemination of information regarding their use and enjoyment as wilderness; and no Federal lands shall be designated as ‘wilderness areas’ except as provided for in this Act or by a subsequent Act. (Public Law 88-577)

25 Upon signature of the act, 9.1 million acres of national forest, national park, and wildlife refuge land became protected from roads, motorized vehicles, as well as various equipment, such as chain saws.

26 The act also required the Forest Service (part of the Department of Agriculture) to review its primitive areas and the Fish and Wildlife Service (part of the Department of the Interior) to do the same with its roadless areas within the next ten years (Public Law 88-577). Both services would then produce a report and send a list of recommendations to the president regarding the areas that should be added to this “embryonic” national system (Zaslowsky and Watkins 212). The president would then

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submit his own recommendations to Congress, which would have the final say (Public Law 88-577).

27 In 1964, the Wilderness Society’s magazine, Living Wilderness, published a map of the “areas to be considered for or included in the National Wilderness Preservation System as provided in the Wilderness Act […].”

[Illustration n ° 1]

“The Wilderness Act’s... National Wilderness Preservation System: Areas to be Considered for or included in the National Wilderness System as Provided in the Wilderness Act, S.4, and in the Saylor- Quie-Cohelin Wilderness Bills.” The Living Wilderness (Spring-Summer 1964). Wilderness Society Papers, Denver Public Library, CONS130.

28 This map of the newly established system distinguished between the first federally designated wilderness areas—represented by stars on the map—and the potential wilderness areas—i.e., the other icons: trees representing national forests; shields standing for national parks; and geese denoting wildlife refuges. What is striking upon reading of this map is the abundance of “potential” wilderness areas, compared to the ones designated by the act in 1964, the original 9.1 million acres. These numerous icons are a reminder that the original National Wilderness Preservation System that was created by the 1964 Wilderness Act was just a first step, meant to grow in the following years, as suggested by the ten-year reviews imposed by the act, and decades.

29 The National Wilderness Preservation System was met with a lot of resistance on the part of the agencies that were supposed to survey the land and make recommendations. The Forest Service, in particular, was not ready to collaborate and comply with these new instructions. While it did “[prepare] regulations for the protection and management of areas already classified as wilderness under the provisions of the act,” the Forest Service did not make a single recommendation between 1964 and 1973 (Zaslowsky and Watkins 212). According to These American Lands, a publication sponsored by the Wilderness Society, “[a] ll proposals made during

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this period came from the swelling ranks of professional conservationists and interested citizens” (Zaslowsky and Watkins 212-3).

30 One example illustrates the reluctance, if not resistance, of the Forest Service regarding the new regulations. In 1968, the Gore Range Primitive Area in the White River National Forest in Colorado was the site of a dispute between wilderness supporters, who wanted a larger area of the forest to be considered as “primitive” and, thus, included in the National Wilderness Preservation System, and the Forest Service, which aimed to exploit the timber of the area. When the US District Court for the District of Colorado finally settled the case, in 1969, it ruled against the Forest Service. In this landmark decision, the court considered that the action of the Service “thwart [ed] the purpose and spirit of the [Wilderness] Act” in preventing “a Presidential and Congressional decision” (309 F. Supp. 593).

31 The National Park Service was as disinclined to accept the new rules as the Forest Service. In 1965, when part of the Great Smoky Mountains National Park was considered for wilderness classification, national park officials unveiled plans for a new highway meant to facilitate more traffic to the park and develop tourism. The matter was settled after a five-year fight, when neither side won: the trajectory of the highway was pushed back to the outskirts of the park, but the area did not make it to the wilderness system (Zaslowsky and Watkins 214-5).

32 On top of this resistance, if not hostility, the Wilderness Act also had to put up with attacks from the Reagan administration, and more specifically from its Secretary of the Interior, James Watt. The latter, who did not hide his “bias for private enterprise” (Watt quoted in Turner 2012, 233), was eager to take advantage of the fact that the act allowed mineral exploration in wilderness areas until 1983. Not only did he authorize— and push for—seismic exploration in wilderness areas in order to exploit oil and gas resources, but he also conceived a plan meant to chip away at the wilderness system (Zaslowsky and Watkins 217). Watt liked to boast about his anti-environmentalist stance,13 explaining that “‘conservative’ and ‘conservationist’ [came] from the same root” and that, as a result, a real conservative is your best conservationist, because he believes in people and he manages the land for the present population, but also for future generations. […] We are the conservationists, we conservatives. The liberal has prostituted the word in an effort to achieve his political objectives. (“Exclusive Interview” 10)

33 Controversy characterized Watt’s two-year tenure as Secretary of the Interior,14 and the environmental movement’s “Dump Watt” petition, which was sent to Congress in October 1981—a mere nine months after Watt took office—collected more than a million signatures (Roby). Nevertheless, despite Watt’s attempts to roll back environmental regulations during his tenure, 8.6 million new acres of wilderness were designated in 1984, just a few months after the controversial Secretary’s resignation, an addition that represented “the largest amount of acreage allotted to the National Wilderness Preservation System” since 1980 (Zaslowsky and Watkins 218).15

34 And indeed, despite the resistance and attacks, the National Wilderness Preservation System did grow, reaching the 90-million-acre landmark by 1989. By 2014, the system was made up of 110 million acres of wilderness, twelve times what it was upon its creation in 1964, and more than twice what proponents of the system had argued it would ever include. On the occasion of the 50th anniversary of the Wilderness Act, the National Geographic published a map documenting “America’s Wilderness Areas”:

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http://www.jamiehawkcartography.com/wilderness/ The legend reads as follows: dark green patches represent wilderness areas; orange squares stand for proposed wilderness awaiting Congressional approval; light green areas symbolize land managed by the National Park Service, the US Forest Service, the US Fish and Wildlife Service, or the Bureau of Land Management; grey pieces indicate urban areas.

35 Even more striking than on the 1964 map is the location of the existing and potential wilderness areas, i.e. the icons on the 1964 map, and the green spots and orange squares on the 2014 one: the large majority of these areas are situated in the Western part of the United States, including Alaska. According to the National Geographic caption accompanying the map, “states east of the Mississippi River only contain 3% of the nation’s 110 million acres” (“Map of America’s Wilderness Areas”). In other words, this map suggests that the 1964 Wilderness Act did not just enlarge federal responsibilities in terms of wilderness preservation; it also considerably reinforced the federal presence in the American West.16

36 The act itself increased federal responsibilities in matters of environmental oversight: it created a national system that could be expanded at Congress’s will, and tasked federal agencies with reviewing and suggesting wilderness areas. In other words, it granted the federal government the power to protect wilderness as it saw fit. Yet as such, the act was but the first step in this expansion of governmental responsibilities: several acts were passed, in its wake, which confirmed and strengthened the powers of the federal government in terms of environmental oversight. Such was the case of the 1969 National Environmental Policy Act, the 1970 Clean Air Act, the 1972 Clean Water Act, the 1973 Endangered Species Act, among others. As the environmental movement gained traction in the late 1960s and early 1970s, while, at the same time, new laws and court decisions gave the movement even more momentum, the concept of the “environment” did become political, with Democrats becoming its champions, while Republicans denounced the expansion of federal powers and promoted wise use.

37 The enlargement of federal responsibilities culminated in 1976, when Congress passed the Federal Land Policy and Management Act, which not only put an end to homesteading in the contiguous United States, but also tasked the Bureau of Land Management with reviewing its lands for inclusion in the National Wilderness Preservation System (Public Law 94-579). More than 200 wilderness areas were subsequently added to the system, amounting to more than 9 million acres for the BLM only (“Summary Report Fact Sheet”). Not only that, but, while the public domain— which had long been a contentious issue in the relationships between the federal government and western states—had been strategically left out of the Wilderness Act, in order not to trigger more opposition from westerners, the 1976 Federal Land Policy and Management Act stated that, from then on, the public domain would be managed by the BLM. This addition represented no less than 174 million acres (Turner 2012, 116-7). As a result, by 1979 the Bureau of Land Management ended up controlling and managing huge portions of lands in western states—from 52% in Oregon to 63% in Utah, and up to 86% in Nevada (Public Land Statistics 9).

38 The fact that, in fifty years, the National Wilderness Preservation System reached more than twice the size its proponents said it would ever reach is evidence that the spectacular expansion of the scope of the system was unexpected. It is hard to tell whether wilderness advocates genuinely believed its compass would remain modest, or whether this was no more than a strategy meant to allay sceptics and challengers’ fears

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in order to win the fight. In any case, it is now obvious that one of the opponents’ main requirements regarding the bill backfired and led to the expansion of the system. Indeed, the bill’s adversaries were convinced that if the right to designate wilderness areas were granted to Congress only, then the system would not grow much—due to the overwhelming presence of rural westerners’ representatives in the congressional committees (Turner 2012, 33)—and, hopefully, at the same slow pace as the wilderness bill itself had become a law. This reasoning turned out to be wrong. Not only did the system grow dramatically in the decades following its creation but, also, according to the Wilderness Society, Congress has often designated more areas for wilderness than recommended by the federal agencies (“What is wilderness?”). In other words, the “modest ambitions” (Turner 2009, 130) of the newly-created National Wilderness Preservation System could foretell neither its spectacular expansion over the following decades, nor the reinforcement of the federal presence in the American West.

39 It would be an understatement to say that the expansion of federal prerogatives that the act initiated has not always been well perceived. Despite the large bipartisanship the Wilderness Act finally gathered, after years of haggling between wilderness advocates and western interests, its implementation, along with the various laws that came after it, has triggered a lot of resentment and opposition. Because their livelihoods depended on mining, ranching, and agriculture, the so-called “Sagebrush Rebels” of the late 1970s, for instance, were very forceful in their denunciation of federal overreach (Boly). Even though the rebellion was tamed as a result of James Watt’s tenure as Secretary of the Interior, it was revived in the late 1980s under the name “wise use movement.” The latest episode in this “War for the West” took place in early 2016, when an armed militia—the “People for Constitutional Freedom”—occupied the Malheur National Wildlife Refuge in Oregon, demanding that the federal government relinquish control of “the people’s land and resources” (Bundy Ranch).

Conclusion

40 Despite the long legislative fight that led to the passage of the Wilderness Act in 1964, the issue the act tackled—wilderness and its protection—was more ideological than political, at the time. Its champions’ pragmatism and tireless efforts to find compromises with their opponents (ranching, mining, and timber interests, for instance), in order to reach large bipartisanship, attest to this idea. Similarly, the modest scope of the National Wilderness Preservation System at the time it was created, and its remarkable expansion in the following decades, signal that its political clout could not be fully comprehended in 1964. Finally, the philosophical, spiritual, even religious arguments of its proponents prove their genuine and deeply-ingrained love of wilderness more than their political shrewdness. Wallace Stegner’s 1960 “Wilderness Letter”, for instance, concludes on the idea that wilderness “can be a means of reassuring ourselves of our sanity as creatures, a part of the geography of hope” (Stegner 1997, 153). Another telling example is the definition of the key concept of the legislation. Despite the various revisions the text went through over the years, Howard Zahniser’s definition of “wilderness” survived the editing process: A wilderness, in contrast with those areas where man and his works dominate the landscape, is hereby recognized as an area where the earth and its community of life are untrammeled by man, where man himself is a visitor who does not remain. (Public Law 88-577)

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41 The phrasing of this sentence contrasts with the style traditionally used in the drafting of official, legal documents. It is remarkable that, in spite of “pressures from many directions to change the evocative language,” Zahniser did not waver (Wilkinson 12).

42 Perhaps this phrasing, along with advocates’ more philosophical arguments, did contribute to the bipartisanship garnered by the act. In any case, the near-consensus over an environmental issue would be over by the late 1970s. As James Morton Turner explains, environmental politics would grow more and more polarized in the final decades of the 20th century; partisanship was at an all-time high at the turn of the century, with 86% of Democrats voting in favor of the environmental reform agenda in 2004, against 10% of Republicans (Turner 2009, 147). The end of bipartisanship coincided with the Sagebrush Rebellion and its endorsement by Ronald Reagan during his campaign and early stages of his administration. Fueled by a conservative agenda, Republicans pressed the case for wise use and private property rights, and echoed rural westerners’ denunciation of federal overreach, while Democrats took on the role of champions of environmental protection and regulation.

43 Yet, as the federal presence remains highly unpopular in the American West, as exemplified by the Malheur Refuge occupation, environmental protection seems to have been less of a divisive political issue lately. On February 12, 2019, the Senate “overwhelmingly passed a sweeping public lands bill that protects millions of acres of land and reauthorizes a major conservation program” (Rott). With 92 Senators voting in favor of the bill, “S. 47 (Natural Resources Management Act)”17 comes as a double surprise: not only does conservation appear as a unifier again, after decades of polarization, but, also, such large bipartisanship jars with the current political climate (“Roll Call Vote 116th Congress - 1st Session”). The trend is brand new, and only time will tell if wilderness still has the same power to unite as it did in the 1960s. Perhaps it is a belated confirmation of Zahniser’s dream that “[w] hen the wilderness law is enacted it will be the whole nation who will be for it” (Zahniser quoted in Turner 2012, 300).

BIBLIOGRAPHY

Legislative texts

309 F. Supp. 593. “Parker v. United States.” U.S. District Court for the District of Colorado, February 27, 1970. Visited August 18, 2018.

Public Law 88-577. “An Act to Establish a National Wilderness Preservation System for the Permanent Good of the Whole People, and for Other Purposes.” 88th Congress, September 3, 1964. 1-7.

Public Law 93-622. “An Act to Further the Purposes of the Wilderness Act by Designating Certain Acquired Lands for Inclusion in the National Wilderness Preservation System, to Provide for

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NOTES

1. A significant episode was the 1908-1913 controversy over the building of a dam in the Hetch Hetchy Valley, which opposed preservationists and conservationists and raised public awareness about the necessity to preserve nature and natural resources (Nash 161-181; Frome 142-144). 2. Stegner thus justified his enthusiasm for American national parks: “Absolutely American, absolutely democratic, they reflect us at our best rather than our worst” (Stegner 1998, 135). 3. The acceleration of the trend in the 1930s is also the result of New Deal programs, such as the Civilian Conservation Corps (CCC) and the Public Works Administration (PWA), whose building of roads and campgrounds considerably helped develop recreational tourism (Sutter 173). 4. For a summary of the legislative process and year-by-year details of legislative action, see “History of Dispute on National Wilderness System”, 1061-1063. 5. The fight certainly took its toll on Zahniser, who died of heart failure in May 1964, four months before President Johnson signed the act.

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6. This focus on Howard Zahniser as the main artisan of the Wilderness Act is not meant to imply that he was its only champion. Many had actively advocated for legislation before he did. For instance, Bob Marshall and Aldo Leopold obviously paved the way for his own activism. Others worked alongside him as tirelessly as he did, such as Olaus Murie. Yet, Zahniser drafted, defended, and pugnaciously shepherded the bill through Congress. 7. On the occasion of this assessment, Zahniser spelled out the Wilderness Society’s stance (see “A Statement on Wilderness Preservation: In Reply to a Questionnaire”). 8. James Morton Turner makes an interesting comparison between the wilderness movement and other movements of the same period, such as the antiwar and black power movements. Contrary to the latter, the wilderness movement did not resort to a strategy of “extralegal protest activities.” Instead, “wilderness advocates remained committed to advancing reform by working through the political system” (Turner 2009, 128). 9. These included the reports from the Library of Congress and from the Outdoor Recreation Resources Review Commission previously mentioned. The latter, entitled “Outdoor Recreation for America”, was submitted to President Kennedy in January 1962. 10. Hubert Humphrey (Minnesota), Wayne Morse and Richard Neuberger (Oregon), Herbert Lehman (New York), Paul Douglas (Illinois), and William Laird (West Virginia) were the Democratic sponsors of the bill, while Thomas Kuchel (California), Margaret Chase Smith (Maine), Karl Mundt (South Dakota), and James Duff (Pennsylvania) were its Republican sponsors (Harvey 2005, 279). 11. 7 Democrats and 8 Republicans did not take part in the vote. 12. The Representative referred to here was Wayne Aspinall, a Democrat from Colorado who was chairman of the House Interior and Insular Affairs Committee during the legislative fight over the wilderness bill. Aspinall strongly supported western economic interests and is considered by some as the wilderness movement’s “sharpest opponent” (Turner 2012, 33). 13. In 1977, Watt had taken the lead of the Mountain States Legal Fund, created as “the litigation arm of the anti-environmental wise-use movement” (Barnhill 508). 14. Watt triggered yet another, final, uproar when, addressing the United States Chamber of Commerce in September 1983, he described one of his commissions in the following terms: “I have a black, I have a woman, two Jews and a cripple” (Weisman A1). 15. 1980 constitutes a landmark in terms of wilderness designation, due to President Carter’s signature of the Alaska National Interest Lands Conservation Act, which added more than 56 million acres to the National Wilderness Preservation System (Turner 2007, 244). 16. Out of the 95 wilderness areas created by the 1964 Wilderness Act, only 4 were located East of the 100th meridian. While conservationists actively advocated for more areas in the East, their appeals were met with the fiercest opposition from the Forest Service. Because the Wilderness Act states that wilderness areas “generally [appear] to have been affected primarily by the forces of nature, with the imprint of man’s work substantially unnoticeable” (Public Law 88-577), the Forest Service adopted a “purist” approach in order “to oppose application of the wilderness designation to areas where any man-made intrusions exist” (Foote 255). Because most eastern forests had once been altered by man, they could not qualify as wilderness areas, according to the “purity” argument of the Forest Service. To solve the conundrum, an “Eastern” Wilderness Act was passed in 1974 (Public Law 93-622). 17. This Act is the largest public lands package since the 2009 Omnibus Public Land Management Act, which protected more than 2 million acres of wilderness.

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ABSTRACTS

This paper aims to trace the evolution of the debate over wilderness protection, from the “idea” of wilderness to a national policy of preservation signed into law by President Johnson in 1964. Central to this evolution was Wilderness Society’s activist Howard Zahniser, who started campaigning actively for a wilderness preservation law in the late 1940s. Relying on a pragmatic approach, Zahniser and advocates of wilderness protection favored debates and compromises, including with natural resource industries, in an effort to conciliate both economic uses and protection. The wide bipartisan support that this endeavor resulted in is remarkable in light of the polarization of American environmental politics from the late 1970s on. Most significantly, the Wilderness Act enlarged federal responsibilities in terms of wilderness preservation, especially as it gave Congress power to designate wilderness areas through the National Wilderness Preservation System, therefore reinforcing the federal presence in the American West.

Cet article a pour objectif d’étudier l’évolution du débat sur la protection de la wilderness, ou nature sauvage, du « concept » de wilderness à une politique nationale de préservation promulguée par le président Johnson en 1964. Représentant la Wilderness Society, Howard Zahniser milita activement en faveur d’une loi de protection de la wilderness dès la fin des années 1940. Son combat en fait une figure centrale de la présente étude. Attachés à une approche pragmatique, Zahniser et les défenseurs de la protection de la wilderness ont favorisé les débats et les compromis, y compris avec les industries d’exploitation des ressources naturelles, dans l’espoir de réconcilier exploitation des ressources et protection. Cette stratégie a donné lieu à un soutien bipartite de très grande ampleur, qui est particulièrement remarquable eu égard au clivage que l’on peut observer en matière de politique environnementale à partir de la fin des années 1970 aux États-Unis. Qui plus est, la loi de 1964 a considérablement élargi les prérogatives du gouvernement fédéral en matière de préservation de la nature sauvage : non seulement le Congrès s’est vu attribuer le pouvoir de désigner et délimiter des zones de wilderness par le biais du National Wilderness Preservation System, mais, en outre, la présence fédérale s’est vue renforcée dans l’Ouest américain.

INDEX

Keywords: wilderness, Wilderness Act, bipartisanship, federal government, American West Mots-clés: nature sauvage, Wilderness Act, coalition bipartite, gouvernement fédéral, Ouest américain

AUTHORS

NATHALIE MASSIP

Maîtresse de Conférences Université Côte d’Azur [email protected]

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« Voicing my desire to her ». Poétique du désir et coming-out littéraire dans les nouvelles « On Monday of Last Week » et « Grace »

Sophie Okunhon

Introduction

1 Généralement, lorsque les autrices féministes nigérianes expriment des luttes sociales et politiques, elles voient les hommes comme des alliés et donc dépeignent des couples hétérosexuels, excluant toutes représentations du désir lesbien (Azuah 131). Toutefois, des autrices nigérianes contemporaines remettent en question cette posture. Tout en critiquant l’Occident et l’économie patriarcale, Chimamanda Ngozi Adichie dans la nouvelle « On Monday of Last Week » (2009) et Chinelo Okparanta dans « Grace » (2013) présentent l’homosexualité féminine de façon décomplexée et modernisent de ce fait la littérature africaine postcoloniale féminine. Ainsi, ces autrices nigérianes empruntent le motif de la tentation érotique pour explorer, voire banaliser, un sujet tabou, un crime dans la société nigériane : celui du désir homosexuel féminin et de son accomplissement.

2 Adichie et Okparanta relatent différemment la surprenante découverte de l’homosexualité de leurs héroïnes. Alors que l’héroïne d’Adichie ressent une attirance mais ne succombe pas physiquement à la tentation, celles d’Okparanta sortent du placard, transgressent tous les interdits (relation femme‑femme, professeur‑étudiant), expriment l’indicible, et franchissent le pas.

3 « On Monday of Last Week » retrace la naissance du désir lesbien de Kamara, Nigériane qui émigre aux États-Unis pour rejoindre son époux Tobeshi. Insatisfaite, car ne reconnaissant plus son mari, Kamara voit éclore en elle du désir pour Tracy, artiste noire‑américaine et mère de Josh, l’enfant dont elle a la charge, qui la libère d’un mariage qui ne comble plus ses attentes : « She was finally with Tobeshi in America,

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finally with her good man, and the feeling was one of flatness » (Adichie 2017, 86). La focalisation interne adoptée par Adichie permet de suivre l’éveil de ce désir intime qui aboutit à une frustration — une frustration qui n’est que le résultat d’un désir non partagé.

4 « The first time I see her, she is crouched by the entrance of the third-floor bathroom, at an equal distance between my office and the lecture hall where I teach » (Okparanta 123). Dans ce qui ressemble à un journal intime manuscrit, Okparanta narre au présent par le truchement d’une narratrice homodiégétique la découverte de la bisexualité d’une professeur américaine de théologie. Divorcée, mise à l’écart par sa fille, la narratrice partage avec les lecteurs/lectrices ses souvenirs. Elle se remémore l’évolution de son attirance pour Grace — jeune doctorante nigériane-américaine de vingt‑trois ans, le malaise, le conflit intérieur, l’(in)assouvissement du désir, et l’amour que Grace lui déclare. Son point de vue érige Grace en objet de désir. Le sujet tabou de la sexualité féminine et lesbienne ne peut donc être posé sans la dramatisation du rapport entre le sujet et l’objet de son désir.

5 Malgré une écriture de la tentation bien distincte dans son rapport à la transgression, la mise en scène du désir homosexuel, alliant description et parole performative, ouvre les textes à la fois vers une poétique de la séduction et vers une écriture politique libératrice du corps. Adichie et Okparanta se servent du motif du double, empruntent par touche des épisodes bibliques et articulent songeries et souvenirs pour exprimer ce désir‑femme, un désir que rythme la rupture. Elles n’hésitent pas à jouer sur l’incompatibilité entre la raison et les sentiments, le corps et l’esprit, pour inventer à travers la tentation érotique une ligne de fuite, un « coming‑out » possible entre la jouissance et l’angoisse, la culpabilité et la responsabilité, l’infamie et la morale religieuse. Pour qu’une libération ou une métamorphose du corps puisse s’opérer, elles remettent en question les attentes sociétales des relations genrées. L’écriture subversive est principalement présente dans « Grace ». Dans cette nouvelle, Okparanta balaie les valeurs religieuses traditionnelles par la relation amoureuse de ses personnages. Mais le triomphe d’un désir transgressif a un prix car narratrices et héroïnes doivent lutter contre leur désir. Cette lutte ajoute une dimension religieuse aux nouvelles : les héroïnes confessent leur désir interdit, à elles‑mêmes, à une tierce personne et méta‑textuellement aux lecteurs/lectrices. Ainsi, les textes explorent comment la conscience devient le site du paradoxe où désir et angoisse se rencontrent.

6 L’article consistera à analyser la manière dont les autrices rendent compte, dans leur texte, de la progression de l’inscription du corps des femmes nigérianes, prises aux pièges à la fois par leur propre raison et par les valeurs culturelles, sociétales ou religieuses, vers la réalisation d’une libération et d’une métamorphose de soi, que le désir soit assouvi, ou bien qu’il soit frustré. De quelle manière le désir marque‑t‑il le corps ? Comment ces deux autrices nigérianes articulent‑elles une poétique du désir, de séduction et une écriture subversive dans un « coming‑out » littéraire féminin et africain ? Dans quelle mesure l’écriture du désir‑femme met‑elle en abyme la volonté des écrivaines de placer la femme au-devant de la scène ? Il s’agira d’étudier le paradoxe du désir-femme à travers l’articulation de trois idées : le motif du double, le rôle de la religion et son incidence sur le désir, le triomphe paradoxal du désir ou l’ouverture sur l’intime par le biais de l’imagination. Il s’agira d’étudier, dans un deuxième temps, le rapport entre la transgression et l’écriture subversive.

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Paradoxe du désir : tentation libératrice

Le motif du double

7 Dans la nouvelle « On Monday of Last Week », le désir est rythmé par la présence de ruptures illustrées par les couples et par l’opposition entre Amérique et Afrique.

8 La première rupture est celle du couple américain. Les paroles de Neil concernant sa femme instaurent le doute : « “Tracy is an artist. She spends a lot of time in the basement for now. She’s working on a big thing, a commission. She has a deadline…” His voice trailed off » (Adichie 2017, 78).1 Tracy et Neil vivent dans deux mondes séparés. S’isolant dans cette maison‑tanière (terme employé pour renvoyer à une pièce du rez-de-chaussée, « in the den » (79)), Tracy se réfugie au sous-sol pour son travail d’artiste et ne doit pas être dérangée ; le père occupe le haut : le salon, la cuisine. La démarcation de l’espace pour chacun entraîne plusieurs hypothèses. Malgré les indices d’un amour réciproque passé, la présence de l’enfant et la photo posée sur une étagère dans leur tanière métaphore du foyer, il se peut que les partenaires de ce couple, indépendant l’un de l’autre, s’isolent pour ne pas perdre leur identité respective. La femme, Tracy, ne dépend pas de son époux ; elle est une femme autosuffisante et libre. Il est également probable que Tracy et Neil vivent un ménage à trois — Tracy, Neil et une tierce personne, avec la nourrice Kamara ou la professeur de français Maren : Neil […] raising his voice so that Maren, in the den, would hear, […] added, “You haven’t met Maren, have you ?” Neil introduced them. Maren extended her hand and Tracy took it (94).

9 À moins qu’il ne s’agisse sinon d’une relation ouverte, où chacun vit sa sexualité de son côté. Une autre hypothèse révèle un couple en instance de divorce ou de séparation. Kamara se demande si Neil converse avec son épouse sur les besoins de leur fils. C’est le père qui s’interroge sur les besoins nutritifs de l’enfant, qui suit sa scolarité. La mère est absente. Les lecteurs/lectrices, tout comme la narratrice, ne peuvent s’empêcher de questionner les raisons des défaillances affectives de Tracy en tant que mère et épouse. L’absence de Tracy déclenche chez Kamara un sentiment de compassion envers cet enfant fragile : “Why don’t you lie down for a bit and watch a movie, Josh,” she said. He liked to sit in the kitchen and watch her cook, but he looked so tired […] (75). Kamara watched Josh slot in a Rugrats DVD and lie down on the couch, a slight child with olive skin and tangled curls (75, c’est moi qui souligne).

10 Elle éprouve aussi de la pitié envers Neil2 et une curiosité grandissante pour Tracy : At first Kamara was curious about this woman […] Kamara wondered if and when Tracy left the basement. […] She wondered whether Tracy ever saw her child (79).

11 Cette dernière déclenchera chez Kamara une « curiosité sexuelle » jusqu’alors ignorée (Phiri 159, ma traduction). Neil projette son anxiété due à la rupture de son mariage sur l’enfant en le tyrannisant par des inventions alimentaires. Ainsi, le corps de cet enfant se trouve à l’intersection de multiples désirs et sentiments : He knew — he had to know — that the only reason she went into the bathroom each time she handed him the glass of green juice was to give him a chance to pour it away. It had started the first day Josh tasted it, made a face, and said, “Ugh. I hate it” (Adichie 2017, 74).

12 Un jeu de miroir est omniprésent dans la dramatisation du désir. La désunion entre Neil et Tracy est mise en parallèle avec celle de Kamara et Tobeshi. Les vestiges d’un amour

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passé entre Tobeshi et Kamara sont conservés dans la mémoire de l’héroïne — mémoire qui se matérialise par l’anaphore du verbe « se souvenir » (84-85). À l’instar de Neil, Kamara, frustrée par une vie sexuelle sans flamme, cherche une solution à son insatisfaction. Au départ réticente, Kamara, diplômée, accepte de devenir nourrice pour échapper à une vie confinée avec Tobeshi pour soulager l’impression d’être écrouée dans une prison : But even as she walked to the train station nursing her scratched dignity, she knew that she had not really needed to be persuaded. She wanted the job, any job ; she wanted a reason to leave the apartment every day (79).

13 Elle s’occupe de Josh comme de son propre fils, accompagne Josh et son père à des compétitions d’orthographe, « Read‑A‑Thon » (74, 75, 92). L’enfant devient son échappatoire. Afin d’atténuer une vie de couple sans désir et une frustration sexuelle, Kamara cherche à tomber enceinte : She had taken to closing her eyes while Tobeshi was on top of her, willing herself to become pregnant, because if that did not shake her out of her dismay at least it would give her something to care about (86).

14 Par l’attitude de son héroïne, Adichie critique le postulat selon lequel la femme ne peut s’épanouir et se définir entièrement que dans les joies de la maternité (Munro 192), critique que l’on retrouve dans son manifeste Dear Ijeawele : « Be a full person. Motherhood is a glorious gift, but do not define yourself solely by motherhood » (Adichie 2018, 9)3. L’erreur de Kamara réside dans son désir de combler un vide par une grossesse car c’est ailleurs, à l’instar de la passion de Tracy pour l’art, qu’un individu s’épanouit.

15 La figure du double se répercute dans d’autres motifs. La narration met en parallèle deux espaces, le Nigéria et les Etats‑Unis, à travers le corps de l’homme. L’homme désiré au Nigéria s’oppose à l’homme émigré aux Etats‑Unis. Alors que Tobeshi était à la fois désiré, désirable et efféminé, il devient indésirable, voire repoussant. Méconnaissable, Tobeshi est métamorphosé ; Kamara a une vision déformée de son mari parce qu’elle ne se souvient plus des poils, composante apparente du corps masculin, sur les orteils de Tobeshi : He took off his shoes when they got to the apartment and she looked at his toes, dark against the milk-colored linoleum of the kitchen floor, and noticed that they had sprouted hair. She did not remember his toes with hair (Adichie 2017, 84).

16 De même, ses paroles de mauvais goût, accrues par la contraction de verbes propre au registre familier vernaculaire, bien loin du langage amoureux et séducteur, se sont transformées en un langage grotesque et peu séduisant. Tobeshi qui exprime son désir sexuel de manière grossière provoque chez sa femme un sentiment de dégoût et d’irritation : « Tobeshi, this person who […] had begun to talk in that false accent that made her want to slap his face. I wanna fuck you, I’m gonna fuck you » (Adichie 2017, 85)4. La critique d’Adichie envers la vie en Amérique se révèle donc par la comparaison que fait Kamara entre ce que son époux est devenu et le souvenir de leur relation au Nigéria : l’Amérique semble avoir effacé son charme nigérian plein de vie. Cette critique de la vie américaine est reprise dans la description de la nourriture, omniprésente dans la nouvelle. Le contraste entre la cuisine nigériane et la cuisine américaine est poignant. Tandis que la première est pleine, goûteuse — « soggy grilled meat with raw onions » (85), un plat que les lecteurs, séduits, pourraient presque savourer, voire mâcher, grâce à une recette stylistique dans laquelle Adichie combine allitérations, voyelles fermées/iː//ɪ/et voyelles ouvertes/ɑː/ /ʌ/ — la seconde est fade et aseptisée.

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Josh écœuré ne boit pas le jus préparé par Neil. Le rapport à la nourriture reflète l’état d’âme de l’héroïne. Le mal‑être causé par une « relation terne avec un Tobeshi américanisé » (Phiri 159, ma traduction) et une frustration d’un désir inatteignable obligent Kamara à s’abandonner au plaisir gustatif. La gourmandise l’aide à faire face au désenchantement de son couple tandis que son refus de manger de la banane plantain reflète l’envie de se distancer de son pays natal qui rejette l’homosexualité et d’atteindre son nouveau désir : Tracy.

17 Son attirance pour le corps de Tracy lui renvoie une image d’elle‑même. L’attirance de Kamara pour Tracy est double. Il naît à la fois d’une attirance sexuelle et d’un manque. Souhaitant être désirée, Kamara modifie son apparence. Elle se tresse les cheveux, commence à se maquiller au point que Josh lui confère le rôle de mère de substitution : « Kamara, I’m glad we are family. Shabat Shalom » (Adichie 2017, 90). Son affection pour Josh s’accroît car il ressemble énormément à sa mère : Josh grinned and she thought about the curve of his lips being exactly like that of Tracy’s. […] She looked down at his little head lowered before her, his hair in helpless curls, and she wanted to hug him very close (81).

18 La courbe des lèvres de Josh renvoie aux formes voluptueuses de Tracy, et le désir de Kamara pour Tracy est si pressant qu’elle souhaite serrer l’enfant entre ses bras. Le passage précité, la réflexion de Kamara (« A fellow woman who has the same thing as you have ? », 80), ainsi que son désir soudain de perdre du poids en voyant Tracy (« [She] appeared, curvy in leggings and a tight sweater […]. It was a strange moment. Their eyes held and suddenly Kamara wanted to lose weight and wear makeup again », 79), sont plein d’ambiguïté et de sous-entendu. En évoquant les lèvres, le corps pulpeux, l’étreinte mais aussi les parties génitales de la femme par l’euphémisme « la même chose » — figure de style que reprendra Okparanta pour dire le désir — Adichie donne à son texte un caractère indéniablement sensuel. Cette sensualité est dissimulée derrière le corps de l’enfant car il est l’objet par lequel l’héroïne exprime implicitement son désir tabou. Comme l’observe Aretha Phiri, « l’expression silencieuse du désir fait partie de l’esthétique queer et reconstitue les conditions dans lesquelles les relations non-normatives sont refoulées » (Phiri 156)5. De plus, le pronom réflexif « herself » ainsi que le préfixe « self- » renvoient aux deux femmes en un effet de miroir. Alors que Kamara a besoin du regard d’autrui, surtout d’une relation intime, binaire, épanouissante pour se sentir entière (« what drew her was the way he [Tobeshi] looked at her with awed eyes, eyes that made her like herself » (Adichie 2017, 83, c’est moi qui souligne), Tracy n’a besoin de personne : « she’s pretty much self-sufficient down there » (78, c’est moi qui souligne). Cette lecture corrobore l’hypothèse que tire Nathasha Distiller de l’ouvrage The Practice of Love : Lesbian Sexuality and Perverse Desire de Teresa de Lauretis selon laquelle la femme lesbienne cherche à vivre « une relation avec soi- même », qu’elle s’aime elle‑même dans le corps de l’autre (Distiller 53). Kamara explore donc dans l’autosuffisance de Tracy une nouvelle version d’elle‑même, un désir et un corps jusqu’alors inexplorés. L’attirance sexuelle en revanche se manifeste dès lors que la règle est transgressée.

19 C’est par le motif du double que se construit une poétique du désir dans « Happiness Like Water ». La narratrice, professeur de théologie, est constamment renvoyée à son propre corps, à son apparence, lorsque son regard se pose sur Grace. En s’autorisant à contempler l’étudiante qu’elle n’avait jamais vue auparavant, la narratrice ne peut s’empêcher de penser à elle mais aussi à elle‑même. Le corps de Grace — sa jeunesse —

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devient un miroir prospectif et rétrospectif reflétant à la fois ce que la narratrice fut jadis, ce qu’elle est aujourd’hui, et ce qu’elle désire posséder. Une certaine inhibition s’empare de la narratrice laissant entendre un désir pour l’autre femme et pour cette aura qu’elle dégage. Elle veut tendre le bras, toucher l’objet de son désir mais n’y arrive pas, et se retrouve pétrifiée, stupéfaite par cette jeune femme, tirée par une force invisible : Her head is covered in thin black braids (Okparanta 124). I catch a glimpse of her with the long black braids, sitting in the corner at the very back of the room (125). I notice the way her braids hang down past her shoulders. Something about the way they move as she walks makes me want to reach out and touch them, but I remain where I am and watch her walk out of the room (126).

20 Les structures causatives, la répétition de la mention de la chevelure tressée indiquant l’africanité exotique, attirante et royale de cette jeune femme, ainsi que l’épistrophe du mot « room » soulignent l’insaisissabilité du corps et le pouvoir féminin. La musicalité du passage, présente par le rythme iambique et la réécriture des chansons Something des Beatles (1969) et Something about the Way You Look Tonight de Elton John (1997), qui traitent d’une relation amoureuse et d’un désir insaisissable, rendent ce désir‑femme poétique. Ainsi, la tentation prend corps, se matérialise d’abord par l’ouïe et la musicalité du texte, puis par le regard. La corporéité de l’objet désiré se forme par une description verticale, du haut vers le bas, avec des pauses centrées sur des vêtements féminins attisant le désir : I take in her face again — that startling combination of youth and old age. Her clothes are even an extension of that paradox : a white dress shirt, buttoned almost to the very top, prudishly, though I can see the outline of her bra from the white, diaphanous cotton. She has tucked the bottom of the blouse into the waistline of her greyish skirt. On her feet, she wears a pair of simple leather slippers (126).

Le rôle de la religion et son incidence sur le désir

21 L’étude du rôle de la religion, ainsi que les thèmes sous‑jacents de la tentation et de l’interdit, sont essentiels dans l’analyse de l’écriture du désir des écrivaines. Neil interdit à Kamara de descendre dans le sous-sol où se trouve Tracy : « “Josh isn’t allowed in the basement for now, so you can’t go down there, either.” Neil paused. “You have to make sure you don’t bother her for anything whatsoever” » (Adichie 2017, 78), et, comme pour Eve, l’interdiction éveille en elle un désir jusqu’alors occulté. Le drame féminin de la tentation du jardin d’Eden se rejoue dans « On Monday of Last Week ». Adichie féminise le Mal, animalise le corps séduisant, voluptueux de Tracy. Ce corps sinueux, « curvy », coloré, « paint-stained », au regard tortueux, « squinting », faisant allusion au tentateur, le serpent, prend Kamara par surprise et la séduit : « suddenly Kamara wanted to lose weight and wear makeup again » (79, c’est moi qui souligne), laissant ainsi entendre que Tracy, cristallisant désir et tentation, reflète une division subjective à laquelle Kamara tente de se mesurer.

22 Ce désir‑femme étant perçu par les Nigérians comme un péché, Okparanta emprunte des euphémismes pour exprimer l’indicible. Les pronoms employés par les deux protagonistes sont délibérément imprécis : “When something happens that makes the union no longer sacred, I believe that is grounds enough for divorce.”

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“But is the Bible okay with that ?” she asks. “Is God okay with that ?” (Okparanta 128, c’est moi qui souligne)

23 Elle démontre par cette figure de style la difficulté, voire l’impossibilité, des femmes à exprimer leur désir. De plus, le métier de la narratrice — professeur de théologie — ajoute la dimension de la confession. Son bureau se transforme en confessionnal : On Thursday, I’m sitting in my office with my door cracked open, flipping through my stack of mail, when she knocks on the door. I invite her in, and she shuts the door behind her. They sometimes do, when what they have to talk to me about is personal (Okaparanta 126).

24 Alors que la narratrice joue le rôle de confesseur, lorsque Grace angoissée lui pose des questions concernant ce désir lesbien interdit, ce même désir naît en elle. Tout comme Grace, la narratrice confesse ce désir aux lecteurs/lectrices ; sa confession débute d’abord sur un déni : « It couldn’t possibly be inappropriate, being that I’m a woman, and she’s a woman, and I’m probably older than her mother » (Okparanta 132). Les champs lexicaux du péché, de l’infirmité, de la souillure mettent en avant le crime d’une telle attirance sexuelle. Okparanta parle d’infirmité, « cripples », d’une « imperfection » (127), et Adichie d’une absurdité profane : « Tufia ! What kind of foolishness is that ? » (Adichie 2017, 80) — le désir-femme étant inconcevable pour toute femme dévote craignant Dieu. « La transgression perçue comme absurde » (Paki 16), comme une rupture avec le sensé, se retrouve dans l’exclamation igbo Tufia. Ainsi, cette interjection se traduisant par « Dieu m’en préserve » renvoie au péché. Cette faute se retrouve également dans le rappel des mains tachées de Tracy qui métaphoriquement représente une souillure visible.

25 La concrétisation du désir interdit est une chose impensable pour les Nigérianes Kamara et Grace mais aussi pour la professeur, comme le suggère la punition que s’imagine la narratrice d’Okparanta : The air is cold and feels as if it is pricking the skin on my cheeks. I imagine pins and needles, and thin, rusting metal wires, poking my skin. I tell myself that perhaps this is my punishment, for these new thoughts, these inappropriate desires (Okparanta 138).

26 Le corps doit souffrir ne serait‑ce que pour avoir joui de telles pensées. La conscience du professeur et de Grace est scindée en deux : elles doivent jongler entre l’infâme et la moralité. Dès lors, la conscience est le site du drame humain où désir du corps et angoisse dictée par la raison entrent en conflit.

27 Grace et la professeur se servent des valeurs religieuses et de la raison comme solution au renoncement au désir. L’emprunt des versets de la Bible pose l’infranchissable et diabolise le désir lesbien. L’insistance sur l’irrationalité du désir et sur la diabolisation de cette attirance sexuelle souligne le conflit du corps et de l’âme qui s’opère sur le corps lui‑même. Prenant cette tentation à bras le corps, l’âme est tourmentée, le corps se fait violence et s’abîme dans la douleur : She is crouched by the entrance of the third-floor bathroom. […] She is clutching a handbag to her chest, grasping it as if it is some kind of life support, and then all of a sudden she starts to bawl so hard that she seems to be gasping for air (Okparanta 123).

28 La protagoniste en sortant des toilettes fait son coming‑out et est désemparée par ce qu’elle vient sûrement de s’avouer : l’attirance qu’elle éprouve pour les personnes du même sexe. Okparanta décrit ce tourment composé d’un sentiment de culpabilité envers l’objet désiré par le prisme de la chrétienté : la douleur physique, inscription

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charnelle de cette lutte interne, dépeint une victoire possible sur la tentation. La narratrice révèle ce tourment en s’adressant aux lecteurs/lectrices par des questions rhétoriques : « Dieu est-Il un dieu de guerre ou de paix ? » (Okparanta 127, ma traduction) Elle signale des contradictions dans la Bible ; c’est aux lecteurs/lectrices de trouver une réponse en fonction de leur opinion ou de leur position religieuse. Elle progresse cependant dans sa réflexion.

L’imagination : le triomphe paradoxal du désir ou l’ouverture sur l’intime

29 Il existe dans le texte une volonté de désarticuler le corps de l’esprit, en passant sous silence les appels du corps. Adichie insiste sur le rôle de la raison pour contenir toute tentation : Her friend Chinwe would say if she ever told her. Tufia ! What kind of foolishness is that ? Kamara had been saying this to herself, too, since Monday of last week (Adichie 2017, 80).

30 Mais alors que la raison fait taire le désir, le corps quant à lui, possède son propre langage et révèle le désir caché. Ainsi, c’est par la manifestation des symptômes que les lecteurs/lectrices perçoivent dans les actes manqués des héroïnes « l’existence d’un désir jusqu’alors insoupçonné » (Estellon 150). La narratrice d’Okparanta laisse inconsciemment échapper son désir : “Does it say something sweet ?” I ask, and immediately I’m embarrassed by the question, because I realize that I’m not only hoping it does, but I’m also voicing my desire to her (Okparanta 130).

31 L’héroïne d’Adichie ne peut également s’empêcher de se tenir droite dans une position attirante lorsque Tracy s’approche — « Kamara sucked in her belly » (Adichie 2017, 89) — ou d’être plus souriante : « On Monday of last week, though, he had noticed the change in her. “You’re bright today, Kam,” he said as he hugged her » (86). L’acte manqué dévoilé saisit le corps dans un champ infini de possibilités et permet une mise en mots progressive des sentiments les plus profonds : « Her feet itched to go down the stairs, to knock on Tracy’s door and offer something : coffee, a glass of water, a sandwich, herself » (91). Car si l’envie de descendre offrir un verre d’eau, un café ou un sandwich à Tracy semble au premier abord provenir d’un sentiment amical, le dernier mot, « herself », brise le refoulement et libère le corps. La nourriture se transforme et devient érotique car elle permet de mobiliser tous les sens. En cherchant ce qu’elle pourrait lui offrir, Kamara imagine être vue, touchée, goûtée par Tracy. Dans la poétique du désir, l’érotisation du corps se réalise non seulement sur son propre corps mais également dans la construction de l’autre : le corps de la femme désirée est décrit avec délectation. Kamara par exemple compare la peau de Tracy à du beurre de cacahuète (79) et partage avec les lecteurs/lectrices cette image qui transforme le corps en objet de plaisir.

32 Ainsi, c’est par ces actes manqués que le désir transgressif jaillit, sort de l’abîme et révèle « une nouvelle posture : celle de ne plus attendre, de franchir le pas » (Estellon 151). La transgression s’établit avant tout par l’imagination avant qu’elle ne se solde par une action concrète. De ce fait, l’imagination se déploie et l’impossible devient possible. La poésie du désir redonne espoir et l’imagination fait vivre :

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What happened in the kitchen that afternoon was a flowering of extravagant hope, because what now propelled her life was the thought that Tracy would come upstairs again (Adichie 2017, 80).

33 Le jeu de la séduction se dessine dans l’imaginaire ; le corps s’y abandonne : que se passerait‑il si... ? Une des fuites possibles pour éviter le châtiment tout en savourant le plaisir réside dans la projection imaginaire de sorte que le statut du désir‑femme devient libératoire car les héroïnes de ces textes à travers leur imagination expriment leurs fantasmes. Kamara intériorise une vision de Tracy pour créer son monde imaginaire où, comme le souligne Phiri, les postures normatives genrées ou sexuelles seraient inexistantes (Phiri 160). Le rêve active la concrétisation du désir et libère le(s) corps puisque, comme le constate Phiri, la transformation de l’être — de la subjectivité de Kamara — se manifeste à la fois psychologiquement et physiquement (Phiri 160). C’est dans les toilettes devant des miroirs que l’héroïne d’Adichie érotise les mains de Tracy glissant sur son ventre ou bas‑ventre : Since Monday of last week, Kamara had begun to stand in front of mirrors. She would turn from side to side, examining her lumpy middle and imagining it flat as a book cover, and then she would close her eyes and imagine Tracy caressing it with those paint-stained fingers. She did so now in front of the bathroom mirror after she flushed (Adichie 2017, 74).

34 Kamara prend conscience de son corps et s’imagine valider par un mariage conventionnel l’attirance sexuelle qu’elle ressent : Tracy’s hand was still on her chin, slightly tilting her head up, and Kamara felt, first, like an adored little girl, and then like a bride. She smiled again. She was extremely aware of her body, of Tracy’s eyes, of the space between them being so small, so very small (87).

35 À l’instar de la mouvance de la subjectivité de Kamara — de l’impossible à la possibilité d’un désir valide — la langue employée se précise. Le désir sexuel s’exprime d’abord par l’euphémisme « her lumpy middle » qui renvoie au ventre (selon Phiri) mais aussi à l’organe génital, puis progresse par une gradation d’étapes dans la vie d’une femme : de la jeune fille à la mariée. Ainsi, l’espace entre les deux corps — la distance entre le sujet et l’objet de son désir — se réduit, soulignant la possible validation d’un désir interdit.

36 Dans son analyse, Aretha Phiri avance synthétiquement en conclusion que la métaphore du placard à « résonance métaphysique » (Phiri 161) est omniprésente dans « On Monday of Last Week ». En effet, l’évocation des toilettes reprise par Okparanta symbolise le lieu où ce désir lesbien se manifeste car c’est dans cette zone intime que Kamara — à la fois cachée du regard extérieur et face à elle-même par le reflet des miroirs — avoue tacitement son désir‑femme. Son imagination et le reflet donnent corps à son désir, le rendent palpable et les toilettes — symbolisant son coming‑out secret — révèlent aux lecteurs/lectrices l’attirance sexuelle de la protagoniste. Cette lecture de la symbolique des W.C. comme lieu d’émergence ou d’éveil sexuel converge avec l’étude que fait A. Phiri : l’imagination réveille chez Kamara « sa propre féminité » », « une conscience de soi », et évoque « un éveil sexuel en plein essor » (Phiri 160).

37 L’imagination seule ne peut suffire pour valider un désir qui ne peut être assouvi. C’est donc par le jeu de la séduction dans les gestes, dans la sonorité des mots, dans la parole performative6 que l’écart entre le corps et l’esprit se réduit et que le corps peut céder au désir :

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“What does your name mean ? Am I saying it right ? Ka-mara ?” “Yes. It’s a short form of Kamarachizuoroanyi : ‘May God’s Grace Be Sufficient for Us.’” “It’s beautiful, like music. Kamara, Kamara, Kamara.” Kamara imagined Tracy saying that again, this time in her ear, in a whisper. Kamara, Kamara, Kamara, she would say while their bodies swayed to the music of the name (Adichie 2017, 89).

38 Or, Kamara voit son rêve se dissiper par la réitération de sa rencontre avec une autre femme — Maren professeur particulier de Josh à laquelle Tracy pose la même question : « Have you ever been an artist’s model ? » (87, 94) — soulevant la question de la réciprocité du désir. Kamara construit son désir sur ses propres attentes, sa propre lecture des mots et des gestes de Tracy comme l’indiquent ses pensées : « Why haven’t you come up since Monday of last week ? Why have your eyes not lit up at seeing me ? » (91) Kamara élabore une histoire définitive caricaturale fondée sur des stéréotypes : parce que Tracy n’embrasse pas son mari — « Kamara was pleased that Tracy did not kiss Neil, that they said “Hi, you” to each other as though they were brother and sister » (94) —, parce qu’elle lui demande de poser nue pour son travail d’artiste, Tracy doit ressentir un désir lesbien. Sa lecture nigériane du monde fondée sur une position hétéronormative — Tracy occupant le sous‑sol, espace masculinisé par le désordre, pendant que Kamara occupe la cuisine « un espace traditionnellement féminin » (Phiri 161, ma traduction) — l’induit en erreur ; le désir qu’elle éprouve n’est pas exclusif et binaire. Kamara ne prend pas en compte le polyamour dans sa lecture du couple de Neil et Tracy ou la possibilité d’une relation ouverte. Ainsi, la répétition de la séduction non seulement invalide ce désir construit sur un récit subjectif, mais oblige également Kamara à admettre sa bisexualité et donc à se redécouvrir.

39 Okparanta, quant à elle, autorise une évolution progressive du désir par l’imagination — d’un épanouissement imaginaire à un aboutissement du désir en inscrivant les étreintes imaginées de la narratrice : « I replace Nwafor with myself. I imagine kissing her, and I imagine her leaning into me » (Okparanta 149), puis le désir se réalise : « As I kiss her, I don’t think of the practical things, like what this will mean for my job, the scandal it might cause, the shame it might bring » (150). En validant la sexualité de la narratrice et de Grace, l’autrice concrétise ce désir tabou. Cependant, ce désir‑femme ne s’accomplit pas pleinement. Le corps désiré bien que rapproché par le baiser reste hors de portée. En effet, le mariage arrangé entre Grace et le Nigérian aura lieu, la mort pourra séparer Grace et la narratrice : « “But then,” she whispers, “who’s to say that I won’t die first ? Who’s to say that you won’t be the one burying me ?” » (Okparanta 150). Ce désir validé n’est que passage ; il ne sera pas reconnu par la société : « Then I pull away, because the whole thing feels not quite like a celebration, something like unadorned acceptance, just a bit short of joyful » (Okparanta 150-151).

Coming-out : écriture subversive pour positionner la femme au-devant de la scène

40 En ajoutant un grain de mystère à son histoire, Adichie laisse aux lecteurs/lectrices le pouvoir de (re)construire l’histoire amoureuse de l’héroïne avec les éléments du texte dont ils/elles disposent : Neil et Tracy, mari et femme, vivent deux vies parallèles ; le sous-sol dans lequel vit et travaille Tracy ne serait-il pas l’endroit caché pour ses amours féminines ? Et quid du tableau aux couleurs vives et désordonnées qui pourrait

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être l’indice d’un programme politique ou un symbole LGBT : « In the basement, a wide painting leaned against the wall. […] It looked like haphazard splashes of bright paint to her » (Adichie 2017, 88) ?

41 Okparanta engage une discussion avec ses lecteurs/lectrices, à l’instar de la narratrice- professeur qui note au tableau des versets, rédige des notes sur la différence entre les lois apodictiques et les lois casuistes, ainsi qu’une réflexion sur la bonté lors de son cours magistral : I jot down some Bible verses on the board, write some notes about apodictic law versus casuistic law, about Hammurabi’s Code versus the Ten Commandments, about goodness for goodness’ sake versus goodness with an eye to some type of reward or punishment (Okparanta 125).

42 Par ailleurs, Okparanta trouble les attentes des lecteurs/lectrices. Toutes les hypothèses faites à partir de quelques éléments sur l’origine de la professeur fluctuent sans cesse : la professeur aux yeux bleus — « “He had blue eyes, too, ” she continues. “Only not as beautiful as yours.” » (Okparanta 132) — semble être une femme blanche or elle a une connaissance fine des traditions culturelles nigérianes : « And I imagine the wedding, her mama tinkering with the wedding attire, fussing with the wrappers, placing the jigida beads just so » (148-149). L’essentialisation du corps de la femme à partir d’une dimension sociale ou d’un postulat culturel est impossible : la narratrice peut donc être blanche, noire, métisse, ou tout autre. Okparanta sème le doute intentionnellement sur toutes projections occidentales afin de permettre une lecture plus fluide, plus ouverte aux possibilités : un couple mixte, nigérian et (afro)américain, entre les coutumes occidentales et les traditions nigérianes — « the traditional and the white » (Okparanta 142) — et un mariage méta‑textuel géopolitique entre l’Occident et l’Afrique peuvent exister ; contrairement à la nouvelle « On Monday of Last Week » où domination et tension entre le Sud et le Nord (Phiri 161, Dunton 428) et rupture entre les rêves et la réalité d’une solidarité transnationale entre les Africains et les Afro‑américains (Munro 191, 194) se font jour. Okparanta universalise la thématique du désir‑femme, lie l’Afrique et l’Occident et écarte « une lecture univoque sur l’homosexualité » féminine (Macharia 2010) en évoquant un désir transnational validé par le baiser des protagonistes. Elle annule les perceptions africaines du désir‑femme comme étant une réalité occidentale. L’heure n’est plus d’essentialiser ce désir par un prisme nationaliste ou continental, pour Chinelo Okparanta il s’agit maintenant de comprendre ce désir tabou d’un point de vue ontologique et personnel. De plus, le cadre situationnel est significatif. Les deux coming‑outs se situent aux Etats‑Unis, révélant une possible prudence des écrivaines car au Nigéria, depuis 2014, tout soutien ou encouragement à une union de même sexe est un délit passible de dix ans de prison (UN Human Rights, Munro 187). C’est donc de l’extérieur que Chinelo Okparanta poursuit son programme politique en donnant aux lecteurs/lectrices un tout autre scénario où triomphe la transgression : le baiser des deux femmes est décrit dans une prose lyrique. La fin de la nouvelle lorsque les personnages se tiennent la main revisite la chanson Can’t Help Falling in Love d’Elvis Presley : The river is still glowing in shades of silver and gold. Grace is sitting next to me, and I can’t help thinking that perhaps the verge of joy is its own form of happiness (Okparanta 151, c’est moi qui souligne).

43 La promesse d’une découverte excitante et jouissive, promesse de plaisir, tend vers une libération des corps et des codes. L’homosexualité perçue comme « abomination » (Okparanta 129) dans un pays où les choix, les gestes et les paroles sont dictés par les

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religions est un crime passible de dix à quatorze ans de prison. Okparanta interroge donc la loi de 2014 réprimant l’homosexualité par le thème du désir‑femme. En intitulant sa nouvelle « Grace », renvoyant à la fois à la théologie mais aussi à la douceur et à la beauté, l’autrice fait une réponse féministe moderne aux lois gouvernementales, aux diktats de la société patriarcale, aux contraintes religieuses et aux stéréotypes du genre. Par ce nom qui révèle l’amour, la compassion de Dieu aux infirmes et aux pécheurs7, elle pardonne à ses personnages leur péché supposé et leur donne l’autorisation de ressentir ce désir. L’autrice cite Lévitique 20 : 13, questionne ce que la Bible indique être une imperfection, une maladie (Phiri 154), une tare, un péché : What about love your neighbor as yourself, and yet, God forbids the cripples from approaching his altar ? What kind of God bans the very creatures he created from coming to Him just because of imperfections out of their control ? “‘If a man also lie[th] with mankind, as he lieth with a woman, both of them have committed an abomination : they shall surely be put to death.’” […] “Does this apply to females ?” She asks. “Is it also an abomination for women to lie with women ?” And I don’t think of the Bible, of its verses about unnatural affections and abominations. Because it doesn’t feel sinful to me. Because none of this is meant to be a challenge to God (Okparanta 127, 129, 150, c’est moi qui souligne).

44 Okparanta efface par le regard de la narratrice‑professeur l’imperfection de Grace : « when I look up at her, I see something all‑beautiful in her, something all‑perfect, if there is such a thing » (148). L’autrice donne la permission à la narratrice de désirer une femme et valide ce désir par la temporalité du récit — l’utilisation du présent : « And I understand that she’s giving me permission to feel a way that I’m not sure I want the permission to feel » (149). L’objet qu’offre plus tard Grace à la narratrice symbolise ce cadeau littéraire de l’écrivaine à la communauté LGBT : l’acceptation et la possibilité qu’un désir autre puisse exister.

45 Par son caractère transgressif, le désir lesbien implique une libération des relations genrées et « une dimension exploratoire des lois » (Estellon 153). Adichie et Okparanta démantèlent les relations hétéronormatives ainsi que toutes les attentes genrées. Le nom de Tobeshi — un nom attribué aux hommes et aux femmes — révèle l’orientation bisexuelle de Kamara car en épousant un homme qui ne se conformait pas aux attentes du masculin — « He was quiet, bookish, smallish » (Adichie 2017, 83) — elle dissimulait sa lesbianité. C’est la déception de retrouver un homme différent dont la masculinité est exagérée — « As he walked back toward her in his slightly baggy jeans and a T‑shirt, the tangerine‑colored sun behind him, she thought for a moment that he was somebody she did not know at all » (85) — et sa lecture erronée stéréotypée de Tracy qui raniment son désir‑femme. De plus, Okparanta explore la loi dans des versets bibliques du Nouveau Testament, notamment le verset 1 : 10 du livre de Timothée.8 Okparanta remet en cause l’inspiration divine des Saintes Écritures, les tourne en contes populaires et intègre l’amour lesbien dans un cadre dont il est initialement exclu : She quotes me 2 Timothy : “All scripture is given inspiration by God, and is profitable for doctrine, for reproof, for correction, for instruction in righteousness.” She asks me, how exactly do we know that God has inspired the Bible ? (Okparanta 127).

46 En écrivant l’homosexualité féminine « au sein d’un cadre hétérosexuel » (Phiri 161), Adichie et Okparanta mettent la femme en premier plan et font passer l’homme au second plan. Adichie tourne en ridicule l’Occident : les anxiétés et l’ultra‑libéralisme de Neil sont risibles. Le machisme est parodié par le personnage de Tobeshi. L’image de

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l’homme nigérian idéal et le mariage hétérosexuel sont bafoués. Il n’y a aucune sensation (Okparanta 149), aucun désir par conséquent aucun bonheur dans le mariage hétérosexuel arrangé décrit par Okparanta ou dans les ménages hétérosexuels de la nouvelle d’Adichie. En écrivant le désir-femme, les autrices s’éloignent de la bienséance et de la respectabilité : As I kiss her, I don’t think of the practical things, like what this will mean for my job, the scandal it might cause, the shame it might bring. I don’t think of how I will explain all this to my daughter, to her husband, how they will explain it to their son. I don’t think of all the scandalous affairs that I’ve witnessed in my twenty years at the university. I don’t think of my reaction to them, not that I’ve been one to condemn, but I don’t think of my former disbelief at people — colleagues who, at such distinguished positions at the university, allowed fleeting romances between themselves and their students to interfere with their careers. I don’t think of this as we kiss (Okparanta 150).

47 Elles sortent de l’économie patriarcale, du narcissisme phallique, par l’expression d’un désir‑autre. Le désir‑femme de ces personnages s’inscrit désormais autour de l’art : par l’artiste (Tracy, son œuvre et son corps) ou par la créativité littéraire. Grâce aux mots, Okparanta rend possible la déclaration d’amour de Grace : She leaves where she is sitting on the bench, moves to crouch down in front of me. She is still holding her little box. She stoops on one knee and looks me in the eye and tells me how it’s all wrong. […] But that she’s in love, and she’s been trying to fight it, but she can’t fight it any more (148).

48 Par l’entremise de Grace, l’autrice donne symboliquement un sexe à la narratrice pour que celle‑ci puisse se l’approprier comme elle le souhaite : She reaches inside the box and takes out a small round object in gold wrapping. She holds out the object in the space above my thighs. ‘For you,’ she says to me. ‘A wedding favour,’ she says (150).

49 En employant le présent narratif dans la nouvelle, Okparanta crée des subjectivités mouvantes plurielles et étaye la théorie de Raymond Williams selon laquelle l’utilisation du présent permet d’échapper aux normes structurelles car le présent toujours en mouvement et atemporel ne se fixe pas par rapport au passé : In most description and analysis, culture and society are expressed in an habitual past tense. If the social is always past, in the sense that it always formed, we have to find other terms for the undeniable experience of the present : not only the temporal present, the realization of this and this instant, but the specificity of present being, the inalienably physical. […] If the social is the fixed and explicit — the known relationships, institutions, formations, positions — all that is present and moving, all that escapes or seems to escape from the fixed and explicit and the known, is grasped and defined as the personal : this, here, now, alive, ‘subjective’ (Williams 128).

50 Autrement dit, ces femmes fictives arrivent à trouver un bonheur par la créativité littéraire — bonheur éphémère car seule la littérature rend possible ce désir interdit : « “Happiness is like water,” she says. “We’re always trying to grab onto it, but it’s always slipping between our fingers” » (Okparanta 144). Par conséquent, l’écriture d’Okparanta soutient l’hypothèse selon laquelle l’art aide la femme à se construire et à s’épanouir sans la présence obligatoire de l’homme. Car si la femme éprouve des difficultés à exprimer un désir lesbien, l’écrivaine en exprimant le désir‑femme renouvelle le langage pour l’accompagner à se frayer une place dans la littérature (Distiller 53). Par conséquent, le songe de Kamara dans lequel Tracy caresse son ventre et son bas‑ventre « plat comme une couverture de livre » (Adichie et Pracontal 2019, 1)

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relève également de cette hypothèse et met en abyme la volonté — même si prudente — d’Adichie de placer le corps de la femme au‑devant de la scène littéraire.

51 Les écrivaines positionnent la femme aux subjectivités mouvantes (noire, lesbienne, africaine), initialement à la marge, au‑devant de la scène littéraire. Pour ce faire, elles jouent sur une dialectique du nouveau et de l’ancien. Adichie utilise le souvenir pour opposer l’ancienne Kamara à celle qui ressentira ce nouveau désir. Okparanta oppose l’Ancien Testament au Nouveau et illustre par des épisodes et des versets bibliques une évolution du désir. Si le Nouveau Testament apporte un espoir, un renouveau avec le plus grand commandement du Christ (Okparanta 130), Okparanta apporte une nouvelle approche à l’écriture du désir. En mettant en scène le désir de deux personnages qui choisissent d’avancer à contre‑courant (Paki), son objectif est politique. La relation transgénérationnelle entre la professeur et l’étudiante a une fonction politique car si la professeur incarne une vision passée du féminisme, sa description de Grace et son désir envers la jeune étudiante suggèrent « une acceptation radicale du désir lesbien à l’avenir » (Osinubi 683). Unoma Azuah note que l’écriture du désir lesbien s’oppose nettement aux positions féministes nigérianes (Azuah 130) mais à travers le personnage de Grace, Okparanta perçoit à l’avenir une alliance entre la position féministe existante au Nigéria et une nouvelle position — « I take in her face again — that startling combination of youth and old age » (126) — un mélange entre une littérature ancienne et nouvelle (Green‑Simms 142) pour qu’émerge une littérature féministe qui arrive à défendre les droits de toutes les femmes à leur corps et à leurs désirs (Osinubi 684).

Conclusion

52 Ainsi, malgré une écriture antinomique du désir transgressif ces deux autrices se rejoignent par ce désir qui reste inassouvi. Cet article rejoint l’analyse que fait Unoma Azuah sur la voix lesbienne dans la littérature nigériane. Elle note que « les dissonances illustrées par les personnages révèlent constamment que le rythme dans la littérature lesbienne est limité et hésitant, et qu’il y une crainte même parmi les écrivaines les plus courageuses » (Azuah 139, ma traduction).9 Les discours publics autour du lesbianisme n’étant encore qu’à une phase émergente10 au Nigéria, l’inassouvissement du désir reflète la prudence des écrivaines. Bien que la société nigériane ne soit pas encore prête à accepter ce désir, Adichie et Okparanta continuent dans la lignée de leurs consœurs. Rejetant tout discours moralisateur, elles mettent en avant et nomment ce désir‑femme longtemps perçu comme absurde (Distiller 53) et questionnent toutes les attentes vis‑à‑vis de la masculinité et de la féminité afin d’articuler, dans un coming‑out littéraire africain, une poétique du désir‑femme délocalisé — un désir qui n’est plus perçu comme une invention occidentale venue de l’extérieur (Osinubi 684).

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BIBLIOGRAPHIE

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Macharia, Keguro. "Homophobia is not a Single Story." The Guardian. Wed. 26 May 2010. Accessed 16 April 2020 https://www.theguardian.com/commentisfree/2010/may/26/homophobia-africa-not-single- story

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Okparanta, Chinelo. "Grace." Happiness, Like Water. New York: Mariner Books, 2013. 123-151.

Osinubi, Taiwo Adetunji. "The Promise of Lesbians in African Literary History." College Literature 45:4 (2018): 675-686.

Paki Sale, Rosine. "Transgression de la violence machiste et promotion de l’idéal féminin dans le roman africain." In L’Écriture de la transgression : viol, violence, violation dans la littérature africaine. Ed. Stéphane Amougou Ndi et Raphaël Ngwe. Paris : L’Harmattan, 2018. 13-30.

Phiri, Aretha. "Queer Subjectivities in J.M. Coetzee’s Disgrace and Chimamanda Ngozi Adichie’s ‘On Monday of Last Week.’" Agenda 29:1 (2015): 155–63.

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Presley, Elvis. "Can’t Help Falling in Love." Blue Hawaii, George David Weiss, Luigi Creatore, Hugo Peretti, Radio Recorders, 1961, track 5. Genius,2020. Accessed 16 April 2020. https://genius.com/Elvis-presley-cant-help-falling-in-love-lyrics

The Beatles. "Something." Abbey Road, George Harrison, Paul McCartney, Billy Preston, Ringo Starr, John Lennon, George Martin, Abbey Road Studios, 1969, track 2. Genius, 2020 Accessed 15 April 2020. https://genius.com/The-beatles-something-lyrics

Williams, Raymond. Marxism and Literature. Oxford: Oxford University Press, 1977.

NOTES

1. « "— Tracy est artiste. Elle passe beaucoup de temps au sous-sol en ce moment. Elle travaille sur un gros projet, une commande. Elle a une date limite…" Il laissa sa phrase en suspens » (Adichie et Pracontal 2019, 4). 2. « Three months of listening to Neil’s worries, of carrying out Neil’s anxiety‑driven instructions, of developing a pitying affection for Neil » (Adichie 2017, 79). Voir aussi la traduction professionnelle : « Trois mois à écouter les inquiétudes de Neil, à suivre les consignes nées de ses angoisses, à se prendre peu à peu d’une affection mêlée de pitié pour lui » (Adichie et Pracontal 2019, 5). 3. « Sois une personne pleine et entière. La maternité est un magnifique cadeau, mais ne te définis pas uniquement par le fait d’être mère » (Adichie et Capelle 2017, 18). Ce manifeste est traduit de l’anglais par Marguerite Capelle. 4. « Tobeshi, cet homme qui […] s’était mis à parler avec un faux accent qui lui donnait envie de le gifler. I wanna fuck you. I’m gonna fuck you. J’ai envie de te baiser. Je vais te baiser » (Adichie et Pracontal 2019, 11). 5. Ce concept, traduit ici, est employé par Aretha Phiri dans son article : « Adichie's short story OMLW deploys silence as an “aesthetic of queerness” that on the surface appears to reconstitute the terms by which non-normative sexualities are marginalised, oppressed,and repressed » (Phiri 156). 6. Kamara désire obtempérer à l’injonction de Tracy : « “You will take your clothes off for me,” she said. “Yes” » (Adichie 2017, 92). Les paroles sont performatives pour Kamara car elle retient son ventre s’imaginant déjà à moitié nue et plus désirable avec un ventre plat. 7. L’étymologie du nom provient du site Christianity.com https://www.christianity.com/theology/what-is-grace.html 8. Extrait du Livre de Timothée 1 : 8-11 : « Nous n'ignorons pas que la loi est bonne, pourvu qu'on en fasse un usage légitime, sachant bien que la loi n'est pas faite pour le juste, mais pour les méchants et les rebelles, les impies et les pécheurs, les irréligieux et les profanes, les parricides, les meurtriers, les impudiques, les infâmes, les voleurs d'hommes, les menteurs, les parjures, et tout ce qui est contraire à la saine doctrine, conformément à l'Evangile de la gloire du Dieu bienheureux, Evangile qui m'a été confié ». https://saintebible.com/lsg/1_timothy/1.htm 9. « The inconsistencies demonstrated by the characters constantly reveal that the pulse in lesbian literature is constricted and unsure, and that there is fear among even the bravest writers » (Azuah 139). 10. Le concept d’émergence théorisé par Raymond Williams exprime un processus qui s’oppose et résiste à tous les discours dominants ou hégémoniques. Selon Lyndsey Green‑Simms, les œuvres des écrivaines nigérianes contemporaines s’inscrivent dans ce concept car leur écriture résiste

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aux discours dominants de manière inédite et raconte le désir homosexuel ou lesbien sans contenir de dimension moralisatrice (Green‑Simms 142).

RÉSUMÉS

L’article analyse l’écriture du désir lesbien dans deux nouvelles de Chimamanda Ngozi Adichie et de Chinelo Okparanta, et le rapport entre la transgression et l’écriture subversive. L’articulation du désir-femme se fait autour de trois idées : le corps désiré et sa construction, le rôle de la religion et son incidence sur le désir, et l’ouverture sur l’intime par le biais de l’imagination. Par leur prudence, révélée par un triomphe paradoxal du désir-femme (in) validé des personnages, ces écrivaines s’inscrivent dans le concept d’émergence, ou ce que l’on peut nommer un coming‑out littéraire, car elles résistent aux discours dominants de manière inédite. Rejetant tout caractère moralisateur, elles nomment ce désir‑femme longtemps perçu comme absurde et questionnent toutes attentes genrées et sexuelles afin d’articuler, dans une littérature féministe nouvelle, le droit des femmes à disposer de leur corps et à assouvir leurs désirs. Par conséquent, l’écriture du désir interdit met en abyme leur volonté de placer la femme au-devant de la scène littéraire.

The article analyzes the writing of lesbian desire in two short stories by Chimamanda Ngozi Adichie and Chinelo Okparanta, and the connection between transgression and subversive writing. The articulation of female same‑sex desire hinges on three ideas : the desired body and its construction, the role of religion and its repercussion on desire, and the intimate through the workings of imagination. By their prudence, revealed by a paradoxical triumph of the female characters’ (in)validated same‑sex desire, the writers are in keeping with the concept of emergence, or what we call a coming‑out narrative since they unprecedentedly resist dominant discourses. Rejecting all moralizing aspects, they name this female same‑sex desire otherwise perceived as absurd and question gender and sexual premises to articulate, in a new feminist literature, the right of women to own their bodies and to fulfill their desires. Consequently, writing forbidden desire mirrors the writers’ wish to place women at the forefront of the literary scene.

INDEX

Mots-clés : désir, écriture subversive, transgression, coming-out littéraire Keywords : desire, subversive writing, transgression, coming-out narrative

AUTEURS

SOPHIE OKUNHON

Doctorante sous la direction de Claudine Raynaud EMMA – Études Montpelliéraines du Monde Anglophone EA741, Université Paul Valéry Montpellier 3 [email protected]

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Ariel's Corner

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Ariel's Corner

Emeline Jouve (dir.) Theater

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Girls (2019) by Branden Jacobs- Jenkins Critique

Xavier Lemoine

Factual information about the show

Cast

1 Nicholas L. Ashe, Gabby Beans, Ayesha Jordan, Daniel Liu, Keren Lugo, Zoe Mann, Maggie McCaffery, Maia Mihanovich, Anula Navlekar, Tom Nelis, Jennifer Regan, Gregory Saint Georges, Julian Sanchez, Will Seefried, Jeanine Serralles, Haynes Thigpen, Jackeline Torres Cortés, Adrienne Wells, Amelia Workman, Jeena Yi.

Creative Team

2 Writer: Branden Jacobs-Jenkins

3 Director: Lileana Blain-Cruz

4 Scenic Designer: Adam Rigg

5 Lighting Designer: Yi Zhao

6 Sound Designer: Palmer Hefferan

7 Projection Designer: David Bengali

8 Casting Directors: Tara Rubin/Laura Schutzel, C.S.A.

9 Production Dramaturg: Amy Boratko

10 Hair and Makeup Designer: Cookie Jordan

11 Costume Designer: Montana Levi Blanco

12 Fight Director: Michael Rossmy

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Production Team

13 Girls was originally commissioned and developed by the Roger S. Berlind ’52 Playwright-in-Residence Program at Princeton University’s Lewis Center for the Arts. Production support is provided by Yale’s Binger Center for New Theatre, Carol L. Sirot, the Connecticut Economic Department of Economic and Community Development and The Study at Yale.

14 Stage Manager: James Mountcastle

15 Technical Director: Jon West

Websites

16 Yale Repertory Theatre website: https://www.yalerep.org/productions-and-programs/ production/girls

Review

17 La nouvelle pièce de Branden Jacobs-Jenkins, Girls, présentée au Yale Repertory Theatre en octobre 2019, confirme l’ascension de ce jeune dramaturge noir américain (né en 1984) dans le paysage théâtral contemporain aux États-Unis. Il fait partie d’une renaissance dramatique portée par de nombreuses voix africaines-américaines, dont certaines ont obtenu les prix les plus prestigieux du monde dramatique outre- Atlantique, tel Fairview de Jackie Sibblies Drury (Prix Pulitzer 2019). Girls est une réécriture des Bacchantes d’Euripide dans un langage scénique très actuel grâce à une collaboration étroite du dramaturge avec la metteuse en scène Lileana Blain-Cruz et la chorégraphe Feather Kelly, deux autres jeunes stars montantes des plateaux américains. Puisant aux sources occidentales de l’art dramatique, Jacobs-Jenkins convoque Euripide pour interroger le rôle du théâtre au sein d’une société américaine chaotique. Girls conserve globalement l’intrigue et la structure originale de la tragédie antique qui voit Deon (Dionysos) ourdir sa vengeance contre ses tantes qui ont abandonné leurs sœurs Meme (Sémélé) et lui ont dénié son titre divin. Deon grâce à sa magie va faire tuer son cousin, Theo (Penthée) par sa propre mère, Gaga (Agavé), et ses suivantes (les bacchantes) au cours d’une nuit extatique dans la clairière d’une forêt familiale (originalement Cithéron, la montagne sacrée de Thèbes). Si les allusions aux désastreuses politiques trumpiennes (« kids in cages ») et les jeux de mots contre les névroses actuelles (« Peel yourself away from BluffingtonPost and PolitiHo and N-P- Argh and go outside and take a walk! », scène 1 : 4) ne manquent pas, Jacobs-Jenkins s’interroge surtout sur la façon dont le théâtre aide à s’accomoder aux désordres publics et intimes. C’est ce que souligne une des ménades au début de la scène finale : « It is to do with respecting the Chaos and unknowing and to making room for it in one’s life » (scène 9 : 54).

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Figure 1

Jeena Yi and the company in Girls by Branden Jacobs-Jenkins, choreography by Raja Feather Kelly, directed by Lileana Blain-Cruz, Yale Repertory Theatre, 2019. Photographer credit : Joan Marcus.

18 Les Bacchantes, forment le chœur chez Euripide et sont peu présentes sur scène tandis qu’au Yale Rep elles sont mises au cœur du dispositif scénique. Littéralement, toutes les Girls, joué. e. s en grande partie par les étudiant. e. s du prestigieux département de théâtre de l’université de Yale, vont progressivement tou.te. s arpenter les planches, transformées en une clairière verdoyante intensément mise en lumière par Yi Zhao. Ce sont ces ménades modernes qui, après le prologue de Deon, occupent l’espace central du spectacle (scène 1 puis au début et à la fin de la scène 3, puis partiellement dans les scènes 5, 7, 9). Elles prennent le temps de décrire leur situation longuement au public et mettent en avant leurs idiosyncrasies mais aussi leur enchantement mutuel pour la musique de la playlist d’un Deon devenu DJ, influenceur (à son corps défendant) ou programmateur d’événements festifs. Chacun. e investit le plateau grâce à une chorégraphie personnelle, des costumes décalés aux couleurs vives, révélant des corps aux genres fluides et donnant une atmosphère trouble, voire queer, à ces tableaux vivants. La richesse chromatique, les effets de brumes, la fraîcheur du jeu et le paysage sonore envoûtent et hypnotisent également le public qui se laisse prendre au jeu.

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Figure 2

A scene from Girls by Branden Jacobs-Jenkins, choreography by Raja Feather Kelly, directed by Lileana Blain-Cruz, Yale Repertory Theatre, 2019. Photographer credit : Joan Marcus.

19 La grande diversité ethnique parmi les jeunes acteurs et actrices est aussi le reflet de la richesse des identités et des identifications de la scène contemporaine américaine qui intéressent le dramaturge, dont certains des précédents spectacles (The Octoroon et Appropriate auréolés d’un Obie en 2014) ont abordé plus frontalement les tensions raciales qui traversent l’histoire du pays et de ses représentations. Jacobs-Jenkins en appelle au dieu du théâtre et de la métamorphose pour jeter un éclairage complexe sur les ambiguïtés de l’humanité. Lors du prologue, Deon s’adresse directement aux spectateurs.rices et les séduit, comme il captive les Girls, mais son charme se révèle aussi vénéneux. Bien sûr, il venge en quelque sorte les opprimés de l’histoire américaine en figurant une prise de pouvoir des noirs américains queer contre les hommes blancs représentés par Dada (Cadmos), Cowherd (Échion, le père de Theo), Theo ou Ronnie, le shérif par intérim, mais au prix d’une surenchère de la violence et de la cruauté avec le meurtre et la décapitation de Theo. Comme son harnais de cuir sous son haut en résille l’évoque bien, Deon incarne surtout un mélange de puissance et de fragilité, un principe d’ambivalence qui vient transformer et inverser les certitudes passées et présentes.

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Figure 3

Nicholas L. Ashe in Girls by Branden Jacobs-Jenkins, choreography by Raja Feather Kelly, directed by Lileana Blain-Cruz, Yale Repertory Theatre, 2019. Photographer credit : Joan Marcus.

20 En contrepoint d’une vision plurielle qui transfigure les ménades maléfiques aux tresses de serpents (« les Ménades porte-thyrse capturent les serpents et les enlacent à leurs tresses », Les Bacchantes) en voix libératrices, le personnage de Theo est un petit blanc raciste, homophobe et misogyne de village. Il apparaît dès la scène 2 sur un écran situé en fond de scène en direct sur son blog, dont son grand-père Dada et son ami Rere (Tirésias) se moquent, pour montrer à ses followers ses dernières emplettes d’armes et de munitions et pester contre les dégénérés qui dansent dans la forêt. Plus tard, Theo reprend sa diatribe contre ces dionysies à l’orée du petit village où il vit. Il répète ses propos misogynes : « Don’t you know this kind of music turns females into slut ! » (scène 4 : 21) malgré le rappel à l’ordre de Rere : « Do not slut-shame the rhythmic! » (scène 2 : 9). Son étroitesse d’esprit puérile déclenche sa haine contre Deon (venu le voir pour le convaincre de venir dans la forêt) lorsqu’il le touche avec ses mots et sa main et que Theo lui rétorque furieusement : « Don’t fucking touch me, you faggot » (scène 4 : 25). Mais Deon, imperturbable, convainc habilement Theo de se travestir pour rejoindre sa funeste fête, renversant une vision simpliste des rapports de force entre les différentes minorités. Cette instabilité des points de vue est aussi créée par la structure de la pièce, qui alterne les scènes sur le plateau, la forêt, l’écran, l’internet, et la chambre de Theo au village, figurée par un praticable tout en longueur dissimulé au fond du plateau.

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Figure 4

Will Seefried and the company of Girls by Branden Jacobs-Jenkins, choreography by Raja Feather Kelly, directed by Lileana Blain-Cruz, Yale Repertory Theatre, 2019. Photographer credit : Joan Marcus.

21 Girls joue ainsi sur une série d’inversions qui accentue les transmutations formelles et mémorielles induites par l’adaptation d’un classique mais aussi par la réflexion sur le rôle du théâtre dans l’Amérique contemporaine. Les récits des ménades version 2019 sont autant de principe de fragmentation d’une histoire mythique souvent instrumentalisée pour imposer des points de vue hégémonique. Branden Jacobs-Jenkins et l’équipe artistique arrivent à retrouver la force des grands récits et leurs intuitions sur les interrogations existentielles de l’âme humaine, tout en encourageant la prolifération des imaginaires et des sensations. L’humour déployé tout au long du spectacle tant par la parodie de la tragédie antique que par les jeux de mots contemporains, cherche à explorer les sens et l’essence d’une représentation possible du monde. La scène finale de l’assassinat aux armes à feu de Théo par Gaga (qui croit chasser un lion) et les ménades, est figuré par le corps travesti de Theo à terre et les éclaboussures de son sang projetées grâce à des serpentins rouge vif qui hachurent tout le cadre de scène. Cette fin abrupte prend à contrepied l’horreur du crime et surtout la prise de conscience de la mère infanticide, pour laisser en suspens le temps et l’espace du jugement d’une société en constante transformation et sans destination finale. Le choc esthétique n’en n’est pas moins profond, combinant la légèreté des serpentins festifs et le cri ultime de l’effroi : « Oooh, giiiiiiiiiiirl… » (scène 9 : 61).

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Figure 5

Jeanine Serralles and the company in Girls by Branden Jacobs-Jenkins, choreography by Raja Feather Kelly, directed by Lileana Blain-Cruz, Yale Repertory Theatre, 2019. Photographer credit: Joan Marcus.

BIBLIOGRAPHIE

Branden Jacobs-Jenkins. GIRLS; or SOME BACCHAE, after Euripides's The Bacchae. YALE PRODUCTION DRAFT, 10/10/19.

Euripides. Les Bacchantes. traduction Henri Berguin. Paris : Garnier.

RÉSUMÉS

Critique théâtrale de la pièce Girls (d’après Les Bacchantes d’Euripide) écrite par Branden Jacobs- Jenkins dans une mise en scène de Lileana Blain-Cruz et une chorégraphie de Raja Feather Kelly au Yale Repertory Theatre le 26 octobre 2019 (première mondiale).

Theatre review of Girls (after The Bacchae by Euripides) by Branden Jacobs-Jenkins, directed by Lileana Blain-Cruz and choreographed by Raja Feather Kelly. Yale Repertory Theatre, world premiere, 4-26 October 2019.

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INDEX

Keywords : contemporary American theatre, Branden Jacobs-Jenkins, Lileana Blain-Cruz, Raja Feather Kelly, theatrical rewriting, antiquity tragedy, representation of minorities, women, black queer theater, postmodern esthetics, multimedia theater. Thèmes : Theater Mots-clés : théâtre américain contemporain, Branden Jacobs-Jenkins, Lileana Blain-Cruz, Raja Feather Kelly, réécriture théâtrale, tragédie antique, représentation des minorités, femmes, théâtre queer noir, esthétique postmoderne, théâtre multimedia

AUTEURS

XAVIER LEMOINE

Maître de conférences Université Gustave Eiffel Unité de recherche LISAA [email protected]

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total immediate collective imminent terrestrial salvation (2019) by Tim Crouch Performance Review

Aloysia Rousseau

Factual information about the show

Performers

1 Shyvonne Ahmmad

2 Tim Crouch

3 Susan Vidler

Creative Team

4 Writer: Tim Crouch

5 Director: Andy Smith and Karl James

6 Set Designer and Book Illustrator: Rachana Jadhav

7 Lighting Designer: Karen Brice

8 Sound Designer: Pippa Murphy

9 Artistic Associate: Adura Onashile

10 Casting Director: Laura Donnelly, CDG

11 BSL Performance Interpreter: Yvonne Strain

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Production Team

12 A National Theatre of Scotland production in association with the Royal Court Theatre, Teatro do Bairro Alto, Lisbon and Attenborough Centre for the Creative Arts (ACCA). Co-commissioned with Royal Court Theatre.

13 Production Manager: Siobhán Barbour

14 Stage Manager: Emma Skaer

15 Technical Manager: Hana Allan

16 Sound Supervisor: Neil Hobbs

Websites

17 Tim Crouch’s official website: http://www.timcrouchtheatre.co.uk/

18 Royal Court Theatre website: https://royalcourttheatre.com/

Review

Figure 1

Susan Vidler, Shyvonne Ahmmad and audience members. Photographer credit: Eoin Carey

19 In his 2019 play total immediate collective imminent terrestrial salvation, playwright and actor Tim Crouch once again succeeds in surprising his audience by pushing theatrical conventions to their limits. Crouch’s play, performed for the first time at the International Festival in August 2019, opens with the death of a five-year-old boy after falling through ice. His parents and older sister Bonnie flee to South America where the father, Miles, turns into a guru who predicts the end of the world as we know it with

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the coming of an eclipse. His wife Anna leaves and comes back fifteen years later to try to save her daughter–now named Sol–from her father’s harmful influence. The play’s originality does not lie exclusively in its content but also in its form since the audience is invited to read the play with the actors as it is being performed (fig. 1). Susan Vidler– the actress playing Anna with profound equanimity and repressed emotion–addresses the following words to the audience as she enters the stage: Hello. Thanks for coming. Thanks for being here. You should all have a book. Does everyone have a book? This book is part of the play. It’s part of the play. There are pictures in the book that also tell a story. In a minute, we’ll all open this book together and we’ll invite you to turn the pages together. We’ll all turn the pages together. At some moments during the play we’ll invite some of you to read aloud. Is that okay? Okay. Let’s turn to the first page, the title page.

The book is opened. (xv)

20 Not only is the play a collective reading experience but it can be said to take place both on the stage and on the page. The book–which is given to the audience members as they enter the theatre–is a graphic novel, or rather a graphic play, replete with beautiful illustrations by artist Rachana Jadhav (fig. 2).

Figure 2

Audience member looking at Rachana Jadhav’s illustrations. Photographer credit: Eoin Carey

21 These drawings are sometimes diegetic, sometimes mimetic, either telling the audience members what has happened in the story prior to the performance or mimicking what is performed on stage. The play in fact mostly stages Sol and Anna’s reunion and the

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latter’s attempt to convince her daughter to leave with her while the little boy’s death or Anna leaving the cult are exclusively part of Jadhav’s illustrations.

22 The fact that the audience appears at one point in these illustrations (fig. 3) is one of the many clues leading us to wonder whether we are members of an audience or disciples of a cult.

Figure 3

Miles and the audience. Credit: Rachana Jadhav

23 Even though Miles is standing alone amongst empty seats in this drawing, the theatre audience is pictured, perhaps replacing the missing devotees. As was the case in his 2005 play An Oak Tree and in his 2009 play The Author, Crouch is inviting us to ponder the ascendency the playwright has over his actors and/or audience members. terrestrial salvation1 throws light more particularly on our own agency–or lack thereof–as members of the audience. Are we willing participants or puppets? There are various elements in the play that draw attention to the similarities between theatrical and sectarian strategies, starting with Tim Crouch’s foreword which reads as follows: Playwrights are also leaders–dictators, even–no matter how egalitarian they proclaim to be. For the duration of their play, the audience submits to the fictions of their manifesto. In religion, politics or art, the story can be manipulated because neither god, democracy nor Hamlet has a definitive shape. (xii)

24 These words leave little doubt as to the playwright’s deliberately provocative suggestion–as members of the audience, we have accepted to forfeit our right to decide for ourselves and are willing to submit to the complete power of the guru-like playwright. This indeed seems to be what we are doing when attending terrestrial salvation, holding a bible-like book whose pages we are allowed to turn only once we have been given permission to do so and being gently reprimanded when we depart

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from these rules–something that occurs quite frequently so enthralled by the plot are we. Crouch moreover revels, as always, in blurring the line between fiction and reality since he, of course, plays the part of the guru Miles, addressing us–a theatre audience– when addressing his disciples (fig. 4).

Figure 4

Tim Crouch as Miles. Photographer credit: Eoin Carey

25 The play which we believe to have been written by Crouch is also Miles’ creation as underlined by Sol at the beginning of the play: “He wrote all this. […] He’s seen the future. […] On each page. […] He’s seen everything” (45). The play however exposes the limits of the guru’s supposedly all-encompassing vision as some of the dialogue between Anna and her daughter is said to be taking place “off book,” that is to say outside of Miles’ control. The playwright has moreover decided not to give his own name to his character, as was the case in The Author, thus clearly distancing himself from his persona. In fact, at no point during that play did I, as an audience member, identify with the member of a cult, but of course we might argue that not perceiving yourself as indoctrinated is precisely a sign that you might have been… I would however like to contend that the reason why we are not entirely “submit [ted] to the fiction,” contrary to what Crouch suggests in his foreword, is because the playwright invites us to reflect–as he did in his previous plays–on the medium of theatre and more specifically in this play on how it might be informed by the act of reading.

26 It seems to me that the “salvation” that is mentioned in the title is not only that of the members of the cult or of the audience but of the book itself. At a time when paper books might be threatened by their digital counterparts, Crouch and Jadhav are reminding us of the value of the book as tangible object2. After watching the

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performance of terrestrial salvation, I indeed left the Royal Court Theatre not only profoundly shaken by the performance but also feeling that the book that I had held in my hand was endowed with magical properties. The first thing that you want to do when the play is over–besides seeing it again–is to hold the precious object, not the one that you read during the performance since you are asked to hand it in before leaving, but another copy that contains the paratext, as explained in a note: The other printed version of the play–this one, the one that you are holding now– contains information like biographies, production details, and this note. In this version, you can see all the lines and stage directions that don’t appear in the performance book but that give you, the reader, an idea of the experience of the play with a live audience. (xiii)

27 I had personally bought my copy the day before and hadn’t opened it for fear of spoiling the experience. Having seen the play, I suddenly came to the impression that a sort of fetish had been hiding in my bag for the last twenty-four hours. Crouch is often compared to a magician playing tricks on his audience and I would like to delve into these devices that endow the act of reading with an almost sacred aura.

28 In fact, what we have identified as authoritarian injunctions to read the book might be perceived as a tribute to the act of reading. Our being told when to turn the pages prevent careless browsing on our behalf and I remember scrutinizing the text and Rachana Jadhav’s drawings with a devoted attention that I had not experienced since poring over Quentin Blake’s illustrations in my copy of Roald Dahl’s Matilda as a child. Without spoiling the ending, I would also like to mention how a white page turning slowly darker and gradually reverting to a lighter colour becomes suddenly highly significant and instills hope in the audience. In other words, the book is part and parcel of the performance and vice versa. Neither medium makes sense without the other and it is only once the performance has started that the act of reading is invested with an emotional charge that it was deprived of before. Conversely, the act of reading enables the performance to occur and contributes to renewing dramatic form since even Peter Brook’s famous quote that “a man walks across this empty stage whilst someone else is watching him, and this is all that is needed for an act of theatre to be engaged” (9) suddenly becomes obsolete. At one point, the play indeed goes on even once Susan Vidler and Shyvonne Ahmad–who play Anna and Bonnie–have left the stage, as the rest of the dialogue is read by members of the audience. The power of imagination is such that we see the two characters standing before us even though there is nothing but a bare stage.

29 Crouch thus succeeds in blurring the distinction between the page and the stage, making it impossible to decide whether one medium prevails over the other. Once again not wanting to spoil the ending, let me just suggest that the happy ending that appears in Jadhav’s illustrations in the book might very well be cancelled by a theatrical event … or is it the other way around, as there is no longer an exclusive version of the truth? Is the play text to be mistrusted as the guru’s fantasizing? In other words, should Jadhav’s drawings be considered as the only elements escaping the guru’s hold or rather as the audience’s wishful thinking? It is for the members of the audience to decide what to make of the ending as no single interpretation is given to them.

30 When the show is over, we are left with more questions than answers, wondering what it was exactly that we have just experienced but knowing with deep-down certainty

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that it was theatre that transcends and regenerates theatre as we know it, in other words theatre that matters.

BIBLIOGRAPHY

Brook, Peter. The Empty Space. 1968. New York: Scribner, 2019.

Crouch, Tim. total immediate collective imminent terrestrial salvation. London: Oberon Books, 2019.

NOTES

1. This abbreviated version of the title will from now on be used. 2. My aim here is not to deny the obvious benefits of electronic books, especially since this article was written in quarantine during the COVID-19 pandemic, but rather to underline the aesthetic and affective value of paper books.

ABSTRACTS

Theatre review of total immediate collective imminent terrestrial salvation by Tim Crouch, directed by Andy Smith and Karl James. Royal Court Theatre, London, 3-21 September 2019 (First performed at the Edinburgh International Festival from 7 to 25 August 2019).

Critique théâtrale de total immediate collective imminent terrestrial salvation de Tim Crouch, mise en scène d’Andy Smith et de Karl James. Royal Court Theatre, Londres, 3-21 septembre 2019 (Premières représentations au festival international d’Edimbourg du 7 au 25 août 2019).

INDEX

Subjects: Theater Keywords: contemporary British theatre, Tim Crouch, Rachana Jadhav, theatre and indoctrination, audience participation, act of reading, the book in performance Mots-clés: théâtre anglais contemporain, Tim Crouch, Rachana Jadhav, théâtre et endoctrinement, participation du public, acte de lecture, le livre sur la scène de théâtre

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AUTHORS

ALOYSIA ROUSSEAU

Maître de conférences Sorbonne Université – Faculté des Lettres Unité de recherche VALE [email protected]

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Orlando, du collectif GWEN Critique

Susan Blattès, Claire Hélie et Anne-Laure Rigeade

Informations factuelles sur la pièce

1 Pièce vue le 16 janvier 2020 au théâtre des Déchargeurs, Paris 1er

2 1h15 sans entracte

3 Adaptation, mise en scène, jeu Lucie Brandsma, Sébastien Dalloni, Thomas Harel

4 Coréalisation La Reine Blanche - les Déchargeurs & le collectif GWEN

5 Théâtre de La Croisée des Chemins du 11 septembre au 31 octobre 2019

6 Les Déchargeurs du 14 au 30 janvier 2020

Liens

7 Théâtre Les Déchargeurs : https://www.lesdechargeurs.fr/spectacle/orlando

Critique

8 Le roman Orlando, de l’écrivaine moderniste Virginia Woolf, a fait l’objet de nombreuses adaptations, que ce soit au cinéma (le film de 1992 de Sally Potter a donné lieu à une performance immersive par des acteurs LGBT en 2017), à l’opéra (Olga Neuwirth et Catherine Filloux ont écrit le livret en anglais pour la production qui a ouvert à Vienne en 2019 avec Kate Lindsey dans le rôle-titre), ou encore au théâtre (de Robert Wilson à Katie Mitchell). Personne n’a peur de Virginia Woolf et le fait que le roman repose sur le jeu et le travestissement favorise sans doute son passage à la scène.

9 Cette fois-ci, ce sont trois jeunes acteurs et actrice au sortir de l’ESCA, l’École Supérieure de Comédiens en alternance d’Asnières, qui s’attaquent à ce roman majeur de 1928. Inspirés par l’adaptation de Robert Wilson et Darry Pinckney, trois des neuf

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membres du collectif GWEN (Lucie Brandsma, Sébastien Dalloni, Thomas Harel) ont écrit, mis en scène et joué une version pour le moins décapante d’Orlando. Ils s’attaquent en effet non seulement au canon littéraire en transposant sur scène leur version du roman, mais aussi au canon théâtral, en modernisant la structure tripartite qu’avait inventée Robert Wilson. Ce faisant, ils font ressortir toute la modernité du texte woolfien et de la direction wilsonienne, et ce notamment grâce à un dispositif scénique efficace, un rythme enlevé et un jeu dynamique.

Figure 1

Lucie Brandsma, Sébastien Dalloni, Thomas Harel dans Orlando. Crédits : Collectif GWEN

Dispositif scénique : jeux avec l’espace, jeux avec le texte

10 La petite salle de 80 places, remplie aux trois quarts ce soir-là, favorise une proximité avec le public, qui ne peut toutefois à elle seule expliquer l’accueil enthousiaste qui a été fait à la pièce. Les comédiens sont déjà sur le plateau quand le public rentre et, si l’on sent leur fébrilité, le silence s’impose vite de lui-même. Un carré blanc au sol délimite l’espace de jeu et les changements de costume se font à vue, sur les bords, où sont rangés les quelques accessoires qui permettront la traversée du temps et des identités. L’espace scénique rend ainsi visible le dispositif textuel, tant d’Orlando, alternant narration et commentaires sur la narration, que de l’adaptation signée par le collectif GWEN, alternant scènes jouées et scènes commentées par un ou deux acteurs incarnant un biographe-narrateur.

11 Alors que l’adaptation de Robert Wilson (Théâtre de l’Odéon, 21 septembre - 24 octobre 1993) était portée par une seule comédienne en scène (Isabelle Huppert pour la version

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française), ici chacune des trois parties est prise en charge par un des acteurs qui incarne un moment de la vie d’Orlando : le XVIe siècle avec sa tonalité légère, quand l’adolescent cherche la voie de l’âge adulte ; les XVIIe et XVIIIe siècles, quand Orlando se retrouve isolé à la campagne puis pris dans un rythme haletant à Constantinople, où il s’affirme en tant qu’adulte ; et enfin les XIXe et XXe siècles, quand Orlando se réveille/ révèle femme. La continuité entre les périodes historiques et les différentes phases de transformation intérieure ou extérieure est apportée par un drap blanc aux multiples fonctions (peignoir, cape ou robe) qui passe d’un acteur à l’autre. Dans chaque partie, ceux qui ne jouent pas Orlando incarnent le biographe-narrateur ou d’autres personnages ou encore font des voix off amplifiées par un micro (il en va ainsi pour Sasha qui n’est jamais représentée sur scène). Loin du « I’m alone » de Wilson, Orlando se donne ainsi comme une expérience théâtrale collective, dans laquelle même les spectateurs ont leur part à jouer, par exemple lorsqu’ils sont invités à taper des mains au rythme des applaudissements enregistrés qui accompagnent l’interview façon talk- show d’Orlando pendant son passage à Constantinople.

12 L’adaptation restaure ainsi la traversée des siècles occultée dans l’adaptation de Wilson. Mieux, ce sous-texte est mis en exergue car les années, les lieux, les dates historiques importantes comme les règnes des monarques britanniques sont projetés sur l’écran en fond de scène. Le passage du temps est aussi évoqué par le dispositif sonore à travers des répétitions avec variation des Quatre Saisons de Vivaldi. Le temps passe, mais il revient ; il se voit, il s’entend.

Modernisation et anachronismes : jeux avec les temps

13 De leur propre aveu, les auteurs-adaptateurs n’ont pas cherché à adapter Woolf au goût moderne, mais à faire entendre sa modernité quant à la réflexion menée sur le genre, dans l’acception sociologique du terme.

14 La troupe a donc écarté tant la dimension réflexive et érudite sur l’écriture historique que la dimension biographique de la liaison de Woolf avec Vita Sackville-West, pour se concentrer sur les enjeux identitaires. De nombreux choix de mise en scène l’attestent, comme par exemple le fait que la reine Elizabeth I soit jouée par un homme portant un masque de femme. De même, dans la troisième partie, l’actrice jouant Orlando fait alterner dans son jeu des poses plus masculines ou plus féminines, comme pour souligner la possibilité de se glisser dans la peau de l’un ou de l’autre sexe à volonté.

15 L’adaptation scénique met donc l’accent sur la fluidité des genres et la « performativité » de l’identité (Judith Butler). Pour Butler, le genre s’affirme dans chacun des actes successifs par lesquels on se conforme à l’idéal normé du modèle masculin ou féminin. Nul ne saurait donc être pleinement homme ou femme, mais seulement tendre à le devenir. C’est pourquoi, pour Butler, le Drag Queen incarne cette dissonance entre identité intime et genre social ; et c’est pourquoi, encore, le personnage d’Orlando en constitue l’une des versions. Orlando fait en effet l’expérience d’une dissociation entre identité et identification à un genre socialement déterminé par des normes. L’importance accordée au vêtement et au déguisement, tout au long du roman, traduit cette non-adhésion de l’être biologique à son genre, et l’espace de la scène permet au collectif GWEN de jouer des changements de costume pour nourrir visuellement ce propos.

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16 La portée philosophique de la pièce est renforcée par l’effet d’universalité produit par la jeunesse d’Orlando incarnée par celle des comédiens. Le jeu avec les anachronismes disséminés contribue à construire cette convergence des temps, par laquelle celui de Virginia Woolf rejoint le nôtre. Ainsi, entre autres exemples, le personnage de la princesse Leia de Star Wars figure parmi les tableaux des ancêtres d’Orlando projetés sur l’écran en fond de scène. Si l’adaptation rend le texte de Woolf à son épaisseur mémorielle et historique, elle transcende les époques pour produire une méditation en action sur le genre et l’identité.

Figure 2

Orlando au volant de sa voiture au début du XXe siècle. Crédits : Collectif GWEN

Humour : jeux et variations sur le ton

17 Cette adaptation, néanmoins, ne sombre pas dans la pesanteur métaphysique, et renoue au contraire avec la dimension fantaisiste et humoristique du roman de Woolf : « j'écris Orlando un peu comme un pastiche », écrit Virginia Woolf dans son journal Journal (22 octobre 1928). Elle qualifie d’ailleurs son livre de « satirique dans son essence ; fantastique dans sa structure » (Journal, 20 décembre 1928). Cette tonalité, qui n’est pas sans rappeler le XVIIIe siècle anglais et Lawrence Sterne en particulier, n’échappe pas à la critique qui parle à l’époque de « ton de moquerie » ou de « parodie ». Le jeu des comédiens du collectif GWEN, autant que les nombreuses trouvailles scéniques, rendent Orlando à cet humour, qui se décline de quatre façons.

18 C’est d’abord la liberté du ton, qui frappe, frisant parfois l’humour potache : dans la scène 1 par exemple, la reine (jouée par un acteur) traite ouvertement Orlando comme un objet de désir dans ses gestes comme dans ses paroles ; le comique, dans cette scène, est notamment produit par le jeu volontairement outrancier des acteurs, jouant avec les codes du théâtre de boulevard.

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19 Ensuite, lorsque le narrateur-biographe commente l’action, il emprunte très souvent un ton léger, comme multipliant les clins d’œil au spectateur qu’il prend à partie. Ainsi, quand il commente la disgrâce d’Orlando, suite au départ de Sasha, l’acteur- commentateur homme plaint Orlando mis à l’épreuve dans sa vie amoureuse et sociale ; au contraire, le deuxième acteur-commentateur, qui, lui, est une femme, insiste sur le fait que cette punition était bien méritée, Orlando ayant abandonné sa noble fiancée pour suivre Sasha !

20 La troisième forme de cette fantaisie déployée sur scène tient à la dérision sous laquelle tombent les codes de la masculinité dominante. En effet, dès lors qu’Orlando devient femme, chacun de ces codes est dénoncé comme relevant de l’arbitraire ou de l’idéologie, de par leur étrangeté et leur absurdité.

21 Enfin, de même que Woolf traverse quatre siècles de littérature britannique, l’adaptation multiplie les effets de pastiches théâtraux, portant l’humour dans l’imitation décalée des styles mobilisés.

Traditions : jeux avec les médiums visuels

22 Orlando, le roman, donne toute sa place à l’imagination et à la fantaisie grâce aux mots, ce qui permet à Woolf non seulement de s’affranchir des contraintes du récit biographique mais aussi de tourner en dérision les codes et conventions d’un tel récit. Le spectacle en fait autant et réussit à créer un univers imaginaire à partir d’une petite scène avec trois comédiens. Le spectateur n’oublie jamais qu’il est au théâtre car il n’y a aucune recherche d’illusionnisme. Au contraire, la mise en scène lui rappelle sans cesse que tout est artifice, grâce à un ensemble de dispositifs théâtraux simples mais efficaces. Au lieu de gommer les éléments les plus invraisemblables du récit, la mise en scène les accentue. Ainsi la figure mystérieuse de Sasha est-elle représentée par un drap blanc, forme ouverte à toute interprétation. La séquence où Orlando entame sa danse avec « Sasha » illustre bien comment la scène peut libérer les imaginations avec un objet banal et quelques gestes.

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Figure 3

Orlando face à une Sasha aussi évanescente que le drap tenu par l’acteur. Crédits : Collectif GWEN

23 Il n’y a aucune tentative non plus de rendre les transitions spatiales et temporelles moins brutales, par exemple à travers un entracte. Le roman est divisé en chapitres, mais le spectacle joue plutôt la continuité. Traditionnellement, les changements de costume se font hors scène pour que le spectateur fasse plus d’attention aux personnages joués qu’aux comédiens qui jouent. Ici les changements de costume se font sur scène et la présence des comédiens est ainsi soulignée. De cette manière, les spectateurs sont invités à s’interroger sur le lien entre costumes et rôles. La question des vêtements (masculins et féminins) revient souvent dans le roman, mais sur scène l’artifice du costume théâtral permet de rendre visibles les artifices sociaux aussi. Comme à l’époque de Shakespeare, sur scène il suffit d’un vêtement et d’un objet pour que le comédien homme devienne personnage femme.

24 Ce n’est pas seulement le théâtre élisabéthain qui est évoqué ici (particulièrement approprié car on voit la Reine Elizabeth elle-même sur scène). La présence d’un narrateur qui s’adresse aux spectateurs tout au long du spectacle rappelle le théâtre de Brecht et son refus de l’illusion. Les commentaires (ironiques) du narrateur donnent aux spectateurs d’autres points de vue (parfois en contradiction avec ce que nous voyons sur scène).

25 Le spectacle ne se contente pas de mélanger et de parodier les différentes conventions théâtrales au fil des siècles. Certaines séquences font appel à d’autres médias.

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Figure 4

Fureur d’Orlando après le départ de Sasha. La scénographie inventive s’enrichit de la projection de textes et d’images. Crédits : Collectif GWEN

26 Là où Virginia Woolf semble évoquer l’histoire de la littérature dans son roman, ce spectacle semble évoquer l’évolution d’autres façons de raconter des histoires : du théâtre au cinéma en passant par la télévision et les jeux vidéo. La partie du roman qui montre Orlando ambassadeur à Constantinople est évoquée sous la forme d’un talk- show télévisé avec une journaliste plus intéressée par la vie privée de l’ambassadeur que par sa vie publique. Quand Orlando devient femme dans la troisième partie, elle regarde (et les spectateurs aussi) un tutoriel de maquillage sur YouTube. Étant donné que le maquillage au théâtre est presque aussi important que le costume (et ce depuis fort longtemps) cette séquence, au-delà de son côté comique, suggère le lien entre les rôles joués au théâtre et ceux joués dans la société.

27 Enfin, une scène du roman qui semble difficilement transposable sur la scène est celle à la fin du troisième chapitre où Orlando devient femme après un très long sommeil. Trois figures allégoriques, représentant la Pureté, la Chasteté et la Modestie entrent en combat contre la Vérité. Sur scène cet épisode donne lieu à une séquence qui évoque un jeu vidéo avec trois lumières. Les spectateurs les plus jeunes ont pris plaisir à reconnaître une allusion aux Pokémon, tandis que les moins jeunes ont été sensibles à la beauté féérique des jeux de lumière dans l’obscurité. Toujours est-il que le moment le plus dramatique du récit, quand Orlando devient femme, est peut-être le moment le plus magique sur le plan théâtral, comme dans un conte de fées.

Conclusion

28 Adapter un roman de plus de 300 pages à la scène dans un spectacle qui dure à peine une heure et quart est une gageure, comme était celle de Woolf quand elle avait choisi la forme la plus contraignante (le récit biographique) pour raconter une histoire

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insensée. La question de l’écriture et des différents styles d’écriture au long des trois siècles, n’est pas au centre de cette adaptation. En revanche, les spectateurs ont pu apprécier l’esprit espiègle de Woolf, son imagination débordante et son ton irrévérencieux qui sont tous rendus dans cette mise en scène. Les questions sérieuses posées par Woolf en 1928 de manière divertissante sont rendues tout aussi pertinentes aux spectateurs en 2020. Ce mélange du ludique et du sérieux n’est pas sans rappeler le sous-titre donné par Oscar Wilde à The Importance of Being Earnest : « A Trivial Comedy for Serious People ».

RÉSUMÉS

Critique de Orlando, pièce adaptée du roman de Virginia Woolf et mise en scène par le collectif GWEN au théâtre des Déchargeurs en janvier 2020.

Review of Orlando, a play based on Woolf’s novel, adapted and directed by the collectif GWEN at Les Déchargeurs (Paris) in January 2020.

INDEX

Thèmes : Theater Mots-clés : Orlando, Woolf, collectif GWEN, Bob Wilson, Sally Poter Keywords : Orlando, Woolf, collectif GWEN, Bob Wilson, Sally Poter

AUTEURS

SUSAN BLATTÈS

Professeur émérite Études anglophones Université Grenoble Alpes Présidente RADAC (Recherches sur les Arts Dramatiques Anglophones Contemporains) [email protected]

CLAIRE HÉLIE

Maître de Conférences Université de Lille [email protected]

ANNE-LAURE RIGEADE

PRAG Lettres modernes Sciences Po [email protected]

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Ariel's Corner

Nathalie Vincent-Arnaud (dir.) Music, dance

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Electronic music on show in museum context Review of the exhibition Electro, de Kraftwerk à Daft Punk, at the Philharmonie de Paris between 9 April and 11 August 2019

Daniel Huber

1 Questions such as Is electronic music the sound of the future? or Does electronic music still have its liberating capacity? or Is electronic music capable of renewing itself? were pivotal for the whole exhibition, as explained by Marie-Pauline Martin, Director of the Music Museum in Paris and Laurent Bayle, General Director of the Cité de la Musique- Philharmonie de Paris1, in their introduction to the exhibition. The answer to this set of questions was a rich, immersive experience that presented the history of electronic music, its inventors, its instruments, its major figures, as well as the contemporary dancefloor experience, and also its eternal future because what is our present was at some point in time their future aspiration. This review concentrates more closely on the contribution of the English-speaking world to the electronic music scene.2 The optimistic message of Electro, de Kraftwerk à Daft Punk is that electronic music culture is still very much engaged in its social and political intentions. House, and, more broadly, electronic music, are vehicles of gathering people, of all colours, genders, social backgrounds and walks of life, on dancefloors, on social media and through the activism of various collectives, which all help create an inclusive social network for our atomistic, individualistic society. This optimism and continued vitality of the electronic music scene echoes in the editorials of Les Inrockuptibles2 and the March and April 2019 issues of TRAX magazine that published special or thematic issues on occasion of the exhibition at the Philharmonie, Paris.

2 Jean-Yves Leloup, exhibition curator3 and chief editor of the accompanying catalogue, in his introduction (2019: 7), entitled “Codes and culture”, claims that since 2010 electronic music has definitely positioned itself as a major artistic trend in contemporary culture. It is no longer restricted to parties and festivals, and it now has a long history. The exhibition draws a convincing direct line from the experimental electro-acoustic music of research studios to the emergence of house in Chicago and techno in Detroit in the early 1980s. What is nowadays referred to as electronic dance

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music (EDM), was born, in parallel with the digital revolution, in the underground clubs in Chicago and Detroit playing house and techno music. Due to the influence of its visionary Afro-American musicians and DJs, this music spread to Europe, from the late 1980s on, in the form of secret rave parties where it found fertile ground for continued musical experimentation. The cultural importance of this musical trend is testified by the huge inspiration it has been for various artistic expressions presented in the exhibition4: plastic artwork by Xavier Veilhan, Carsten Nicolai, Christian Marclay, Bruno Peinado, Sculpture, installations by 1024 Architecture, photography by Andreas Gursky, Jacob Khrist, Alfred Steffen, Hervé Lassïnce, George Nebieridze5, Julie Hascoët, Sasha Mademuaselle and video art by Jan Kounen, Joe Wilson, Chris Cunningham6, Kevin McGloughlin, graphic art by Alan Oldham, Peter Saville, Anthony Burrill, Abdul Qadim Haqq, So Me, and Ludovic Houplain. Artistic gestures such as mixing, remixing, sampling and the aesthetics of the vinyl record as object and of live stage performance have become commonplace and widely applied to many other domains such as cinema (article by Thierry Jousse, 2019: 80–85), graphic novels (Alan Oldham) as well as performance arts and dance choreography7 (Gisèle Vienne 8 and Alexandre Roccoli 9). Queer activism, DIY and artisanal solutions, nomadistic festivalgoers reveal the political and counter-cultural appeal of electronic music.10

3 The subtitle of the exhibition deserves some attention, especially when compared to the titles of the special and thematic issues of Inrockuptibles2 and Trax. The exhibition subtitle made clear reference to Kraftwerk and Daft Punk, two emblematic European groups very much in activity on the contemporary electro scene, but the exhibition went far beyond the timespan and geographical range of From Kraftwerk to Daft Punk. The subtitle does not quite bring out the depth and richness of the material presented. Nevertheless, a crucial aspect of their influence was highlighted in Jean-Yves Leloup’s article in the catalogue (2019: 38–41): Kraftwerk11 remains to this day the German and European musical influence on the Afro-American music scene, from producers of disco to the electro-funk wave between 1982–1984, to resident DJs in New York City throughout the 1980s, to figures of Detroit techno such as Derrick May12, Juan Atkins13, Kevin Saunderson14 or Jeff Mills15 as well as the hip-hop scene between 1980 and 2010. Since Kraftwerk and Daft Punk were actively involved in the production of the scenography, Kraftwerk16 providing a custom 3D installation in a room of its own and Daft Punk17 a special installation of Technologic Redux in a space of its own, the subtitle is best accepted as reflecting aspects of a private and public joint production of such an exhibition in a museum. The Inrockuptibles2 special issue had as subtitle From the origins to our day, which is indeed a more apt solution. Noémie Lecoq’s editorial pointed out that electro music is an affair with multiple intricate ramifications, artistic cross-influences and dancefloor experience, and insisted that electro music is very Human After All18. Trax magazine came out with two thematic issues, in March on Detroit and in April on They put rave in the museum!, which thus address specific aspects of the exhibition. Lucien Rieul, deputy editor-in-chief of Trax magazine in his enthusiastic editorial to the April 2019 issue, “Aesthetic Shock”, summarizes a relevant point of view of the (electronic) music community on the museum presentation of (electronic) music. In his view, while “one vinyl record on the wall is one disc fewer that’s playing on a turntable”, it’s also true that “sometimes a disc must stop playing so one can have a better look at the work of a talented illustrator on its label”. Indeed, pausing for a moment to consider the rich cross-fertilization between electro music and other ways of artistic expression remains one of the major achievements of Electro.

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4 On entering the exhibition space, visitors were immediately immersed in the scenography of Electro, imagined by Pier Schneider and François Wunschel, the duo behind 1024 Architecture studio19. The exhibition space, painted black, aimed at replicating the experience of live electro , with surrounding music, with the scaffolding as the main architectural feature and neon lights. On either wall hang two monumental chromogenic prints by Andreas Gursky, of the Düsseldorf school of photography, showing party scenes with crowds “raving” on the dancefloor. This visual effect strengthened the message of the immersive scenography to visitors. Farther in the exhibition space, to the left, there was a more museal run of low showcases above which hang a timeline frieze cuing the typography and colour scheme prevalent throughout the exhibition and the catalogue: contour letters in neon colours of turquoise and blue against a black backdrop. Another key feature of the interactive scenography of the exhibition was when visitors received a pair of earphones to listen to videos and documentary footage, a piece of electronic music or to the sound produced by these, sometimes curious, inventions. Along the middle of this first “room”, there were various showcases formed of scaffolding tubes that housed an imitation home studio. The soundtrack that could be heard in the whole exhibition was mixed by Laurent Garnier especially for Electro: a mix composed of 126 titles, arranged into 11 categories, each around 30 minutes long, such as The Disco Era Mix, The Chicago Jacking Zone, Detroit Mix, New York City Mix, The Mix, French Mix, and Futuristic Techno, that played on loop during opening hours (the complete tracklist is available in the catalogue (2019: 170–171), and three sets are available on YouTube20). A richly illustrated catalogue in French, published jointly by Textuel and Philharmonie de Paris, accompanied the show, although translations in English and German would have been coherent with the scenography and the concept of the exhibition. Visitors to the exhibition did have access to English texts in the exhibition space.

5 The exhibition space had five sections, each presenting electronic music from a specific point of view. Man & Woman Machine focused on the relation between humans and machines, presented from more of an external point of view of music history. Dancefloor presented the immersive electronic music scene as experienced by the public. Mix & Remix talked about the experience of DJs behind the turntables in the studios, in the clubs, and about what is going on on stage. Imaginaires (Imaginaries) further developed the analysis of the visual representation of electronic music and the underlying myths, while Utopies (Utopias) was concerned with some of the social and political aspirations of various currents in electronic music.

Man & Woman Machine

6 Man and Woman Machine21 focused on the historical development of electronic music and the key inventions and figures in this history. It covered topics as diverse as the invention of various musical instruments, the emergence of computer generated or computer assisted music, the visual aspect of electronic music as represented by the artwork on album covers from the 1950s to the 1980s, and the graphic artwork on the round labels on the discs, and the live audio-visual experience of stage performance. It also contained the material of Detroit techno in particular.

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7 A long display presented the arch of the history of electronic music that extends from the invention of various musical instruments in the early 20th century, through experimental and creative work in research studios of the post-war period, to the pioneer producers of techno and house in Detroit and Chicago in the early 1980s, and the contemporary lively musical scene. This history is imbued with a faith in the progress of science, the possibility to construct a whole new world on the ruins of World War II, the imaginary world of sci-fi as well as an utopian idea of humans and machines living in harmony, which would lead to an expansion of our consciousness and our capabilities. This display presented many of these revolutionary or visionary instruments, synthesisers, samplers, beatboxes and others: Don Buchla and his Buchla 200 Series synthesiser, 1970–1978 (2019: 18), Robert Moog and his Moog55 synthesiser, 1975 (2019: 19), and Daphne Oram’s The Oramics Machine, 1957 (2019: 26), or the TB-303 bass synthesizer developed by Roland in 1982. Moritz Simon Geist’s MR-808 Robotic Drum Machine (2013) was available for visitors to experiment with “live”.22

8 Between 1948 and 1968, electronic music was essentially an avant-garde practice. It was closely related to the exploration and experimentation of composers and engineers in research studios. These studios were financed in different ways. Some received funding from public television and radio companies as in the case of the BBC Radiophonic Workshop in London, where Daphne Oram was active in the late 1950s23, or the Studio für elektronische Music at the WDR studios in Cologne24. Others were housed in universities such as Columbia University in New York with Milton Babbitt25. Yet others were housed in private technology companies such as the NatLab at Philips in Eindhoven, in the Netherlands26, or Siemens’ electronic music studio in Gauting, Germany27. While these studios mostly had what can be seen today as very rudimentary equipment (microphones, loudspeakers, oscillators and ring modulators), the tape recording technology made editing possible, with feedback, loop, echo and delay effects. Many composers and musicians tried to create a new kind of music and musical tradition, dispensing with traditional classical music and the concert form.28 To this end, they often invented instruments or new ways of composing and producing music.

9 It was in this context of the 1960s that Jean-Yves Leloup interviewed the composer and engineer Peter Zinovieff for the catalogue (2019: 32–33). Zinovieff talked about the role and legacy of Electronic Music Studios (EMS), the company he co-founded in London in 1969 and that invented and commercialized the VCS3 synthesizer29 in the same year (2019: 44). He explained how, in the 1960s, concrete music, that is recording natural sound, and electronic music, that generating primitive electronic sounds, were the only two aesthetics, and both relied on the use of tape-recording as the means of editing and fixing music. While Zinovieff, as a composer, was influenced by contemporary composers such as Pierre Boulez and the Groupe de recherches musicales in Paris, who considered electronic music as the music of the future, the instruments invented by EMS had a huge influence on contemporary pop musicians, such as Paul McCartney and Ringo, who were regulars at the open days of the studio. Another aspect in which Zinovieff was a precursor of contemporary electronic music was the numerous concerts they gave, in particular the series annual concerts for five or six years at the Queen Elisabeth Hall in London in the late 1960s. The effervescence of the period was instrumental in the technological changes and the creativity that electronic music embodied.

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10 A special showcase along the middle line of this first “room” in the exhibition space displayed six instruments such as Jean-Michel Jarre’s first VCS3 synthesizer (1969), a Small Stone pedal (1974) and a Geiss Matrisequencer (1978), from his private collection: they formed an imaginary home studio, with partitions scattered on the floor, books on the shelves, stands and loudspeakers.30 The back of these cases was decorated with 62 album covers of the pioneers and the avant-garde of electronic music, selected by Samon Takahashi from his own collection. Covers for Prospective 21e siècle31 published by Philips between 1967 and 1978 are very clear in their futuristic and maybe utopian ideals. Covers for electro-acoustic or concrete music from the 1960s to the 1980s show a visual taste for abstract and geometrical design32 such as Pythagoron (1977) 33 or Interpenetrations (1984), electronic music by Denis Smalley 34, Jonty Harrison, and Tim Souster of the University of East Anglia. Various covers for albums of a psychedelic trend at the turn of the 1960s and 70s and album covers from the 1970s show artwork that matches a more meditative, cosmic or even New Age musical aesthetics.

11 The section on the techno scene Detroit in the late 1980s was composed of photographs and video excerpts, and presented the emergence of techno music. The selection of black and white close-up portraits by German photographer Marie Staggat35 of the key figures at the origin of Detroit techno were taken between 2013 and 2015 and included Kevin Saunderson, Kenny Larkin36, Blake Baxter. The portraits, taken decades after the beginning of their career, are a crucial reminder that this music has its roots in the Afro-American communities in the industrial context of Detroit. Techno music has striven to construct its imaginary on the ruins of the past splendour of the city, since the automobile and social crisis at the end of the 1980s. Musicians and DJs such as Juan Atkins37, Derrick May, Jeff Mills38, Mike Banks39, Robert Hood, and visual artists such as Haqq or Alan Oldham created a world that took its inspiration from science-fiction and technological innovation to create a musical and visual universe with futuristic tonalities, percussive rhythms filled with energy, and dreamlike accords and melodious landscapes. The colour photographs from American photographer Christopher Woodcock’s 2005 series, Bedroom Rockers, invited visitors to the personal world and home studios, frequently the living room, of musicians and DJs of the American underground electronic music scene. The photos showed rooms filled with electronic studio equipment, vinyl records stacked high on bookshelves and album covers scattered around both on tables and the floor, posters on the wall, with references to Kraftwerk for instance: images of creative effervescence taken as if in the middle of a typical workday.40 The documentary video 41 on Jitting Jesus from the Urban Dance Legends series was a useful biographical note to the theme of the Detroit urban music scene.

12 Another series of Detroit photographs were Jarod Lew’s Maybe I’ll See You There (2015 ongoing). In this series, Jarod Lew, a 32-years old photographer and Detroit native, looks at the relationship between Detroit’s population and their urban environment in the middle of the uncertain transformation of Detroit. It is interesting to compare the selection in the March issue of Trax (pp. 48–55) and in the exhibition catalogue because while the exhibition carried 6 photos, the Trax article has 7 and only 2 overlap between them. The Trax selection, unlike the catalogue, also includes short explanatory texts to present the context of each photo, and an introduction by Jarod Lew: “With this series, I’ve tried to explore the impact of change, by trying to understand the uncertainty of the future for each of us in a town that’s looking for its new identity”.

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13 The illustrations on the labels of Underground Resistance albums of the 1990s are iconographically very interesting. The label, founded by Mike Banks (Mad Mike)42, Jeff Mills and Robert Hood in 1989 in Detroit, called for change by sound revolution and made references to comic books43, the African diaspora, space travel44 and interstellar communication, urban spaces45, slogans46 and propaganda rhetorics. The graphic creative behind the label illustrations was Frankie Fultz. It is curious that the catalogue editors did not choose to include the discographic elements for these albums, unlike for the album covers above. I have compiled this list in (1):

14 Underground Resistance titles

15 UR-009 (1991) Elimination47UR-010 (1991) Riot EP48

16 UR-017 (1991) Punisher49

17 UR-018 (1992) Fury50

18 UR-022 (1992) Death Star51

19 UR-029 (1994) Dark Energy52

20 UR-030 (1994) Drexciya Aquatic Invasion53

21 UR-033 (1995) Electronic Warfare54

22 UR-054 (2004) Perception - Abandoned Building In Mono55

23 UR-069 (2005) Interstellar Fugitives 2 - The Destruction Of Order56

24 UR-071 (2007) Hi-Tech Dreams/Lo-Tech Reality57

25 The selection of material on display for the figure of the robot consisted of various video clips that showed machines at work such as in a factory context, presented in a pure, metallic, colour-scheme58, sometimes emotionally interacting with humans as in Björk’s All is Full of Love (1999) 59 or rebelling against being exploited by the human world60. Johanna Vaude’s 2015 video editing Robots et cinéma took video samples from a vast range of films61, from Terminator to Japanese anime, and the original electro soundtrack was interspersed with film citations on loop. The various video clips of live A/V stage performance revealed an aspiration to some form of immersive total art to techno pop music.62 A telling example was the custom 3D video installation THE CATALOGUE 1 2 3 4 5 6 7 8 (2017)63 by Kraftwerk. This installation, together with Walking Cube64 (2014–2015) and Core (2019) by 1024 Architecture were the ideal transition within the exhibition space to the Dancefloor section.

Dancefloor

26 This section took the perspective of partygoers dancing all together on the dance floor where they all take a plunge in the same light effects and music. It presented two different ways of consuming music: in New York City, presented as dancefloor city with its legendary (and sometimes scandalous) clubs, before going over to the Second Summer of Love in England and its rave culture. This section had the highest proportion of photographs in the exhibition. Furthermore, the relationship between dancefloor and use of drugs was presented.

27 The dancefloor is a space where people from different walks of life and all backgrounds can mingle in a spirit of communion and freedom that is not necessarily available outside the club, the spacious warehouse, the abandoned factory building or some

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secret building lost in the countryside. The exhibition space actually opens with two giant, 164x275cm and 205x505cm, C-prints from Andreas Gursky’s Union Rave (1995) and Mayday (2000) series. Arms stretched and raised high all at the same time or elbows bent at 45 ° holding a glass of drink (or not) show crowds of people whose apparent chaos is pulled into harmony by the rhythm of the music they are listening to. Several installations by 1024 Architecture studio evoked the moving light effects and the prevailing rhythm of the clubs, such as Walking Cube (2014–2015) and Core (2019).

28 New York is considered to be the city that invented the modern club and the culture around them. The art of mixing and the aesthetics of electronic music club culture developed in the early 1970s in gay clubs such as The Loft, Better Days or The Gallery: DJs mixing and remixing vinyl records, released on the new 12” maxi singles, pumping 4-beat rhythms, matching the immersive sound effects and scenography of these clubs. Studio 54 eventually stood out on the club scene of late 70s New York, though. In a 2014 Vogue Homme interview (Sabas 2014), Ian Schrager, co-founder with Steve Rubell of Studio 54, talks about the melting-pot this nightclub represented of the glitter chic and extravagance of late 1970s New York, during its short, explosive, well-documented existence between April 1977 and February 1980. Schrager explains that Studio 54 was more about all the enormous social changes that were happening at the time such as the widespread acceptance of the contraceptive pill, a general sense of freedom across Western Europe and North America, the emergence of the gay civil rights movement. It was more about mixing people, rather than about disco music itself, although Freak by Chic (1978) was on the airwaves of the period and White Lines (1983) by Melle Mel and Grandmaster Flash was in the air. Paul Flynn in his review of the book on Studio 54 by Ian Schrager (published by Rizzoli in 2017) explains (2017: 248): …Studio 54 has become the subject of every art director’s glamour mood board. When boys who read nu-disco blogs hear the opening strains of Love Hangover, Relight My Fire or Was That All It Was, it is their imaginary Studio 54 valve that those propulsive basslines first tickle. When a stylist slips into a kaftan, it is to the back stairwell of Studio their sartorial choice transports them. […] When you want to designate a particular brand of louche elegance on a night-time scene, Studio 54 is the natural first port of comparative call.

29 He also points out that Obama, who had declared Frankie Knuckles Day in Chicago in 2004, added Ian Schrager, on leaving office as President, to a list of professional pardons, for the tax evasion conviction that saw Schrager and Rubell, owners of Studio 54, incarcerated for a year, the conviction that put an end to the existence of the club.

30 During the 1980s, New York does not stop dancing, to the sound of disco and garage, which takes its name from the Paradise Garage club. Disco and garage gave way to New York house, an import from Chicago arriving in New York in the early 1990s, this energetic melodious and vocal party music that has influenced modern dance music in a decisive fashion. Photographers Bill Bernstein (late 1970s) and Tina Paul (1980–1990) immortalized much of the New York City clubbing scene in this period. Bernstein’s shots give a glimpse at the mythical disco clubs The Fun House or The Paradise Garage and Le Clique, an atmosphere where people of different ethnic and social origins could mingle to the rhythm of New York disco music. Tina Paul’s photos document the period where a new generation of DJs, such as Larry Levan, David Morales and Frankie Knuckles65, made New York the home of house and garage music (named after The Paradise Garage club) from the mid-1980s to the early 1990s, in the gigantic clubs such

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as Sound Factory or MARRS. Bill Bernstein in his interview to the catalogue (2019: 98– 99) talks about this period in New York, the rise and fall of disco music. He recalls how disco music was intimately associated in its origin with the gay community and the clubs that emerged, and how the ominous Disco Demolition event in July 1979, with clear racist and homophobic overtones, meant in a way the end of disco. He also points out that this fervent music scene corresponded to a particular social situation where New York, economically in ruins after the crisis of the early 1970s, was home to poor, marginal people and artists that made this creative and political effervescence possible.

31 The Second Summer of Love of 1987-88 in England was directly related to the arrival of Chicago house music66. A decade after punk, this new revolution turned social codes upside down again: the concept of clubbing became democratized and party culture came to be seen as a liberating reaction to the economic crisis and Thatcher’s authoritarianism. The period is also marked by the more massive use of acid and by spreading the culture of rave parties organized illegally on abandoned industrial sites or in the countryside around London and major towns such as Manchester. Pop culture, fashion, design, contemporary art including photography still take inspiration in the aesthetics and memories of this effervescent movement that created a link between industrial sites and places of physical work and the strict industrial rhythms of acid house and techno. Peter Walsh photographed the acid house and rave scene in 1989 in Manchester at the Haçienda and Boardwalk clubs and during the Joy Rave, organized in the neighbouring countryside. Peter Saville’s Halluçienda posters, commissioned by the Haçienda club in Manchester in 1989, as well as his album cover for the Fine Time67 (1988) single by New Order, released on Factory Records, accompanied fittingly the photographs of the North of England scene. His images are inspired by pop art, mechanical reproduction, with references to art history as well as testifying of the intimate relationship between electronic music and various acid substances. The Haçienda club is also noteworthy for its French connexion: a certain Laurent Garnier, who provided the soundtrack of the exhibition, also mixed there during this period.68

32 The vast selection of photographs of rave culture across the world included Massimo Vitali in Italy, Alfred Steffen69 during the in Berlin in 1996, Agnès Dahan’s Soirées Respect, Queen, in Paris between 1997–1999, Sasha Mademuaselle’s Skotoboinya series in Moscow in 2015, Jacob Khrist’s photos from 2017–2018, Vincent Rosenblatt’s Rio Baile Funk series 2009. The American photographer Roger Kisby took portraits of candy ravers, participants of the , an itinerant EDM festival, in 2014–2016: the name candy raver refers to the colourful outfits, bracelets and headgear participants are fond of. Completing this section about the various dancefloor scenes around the world, the video clip Ice Drop (2017) by the South African DJ Lag70, showing alternative dance floors such as rooftops was remarkable.

Mix & Remix

33 This section focused on the role of the DJ, techniques of mixing and sampling, the figure of DJ Frankie Knuckles, and the aesthetics of the vinyl album as their working tool and as the ideal visual object related to this music world. It revolved around key concepts such as mixing, sampling, citation, appropriation, and how these techniques resonated with visual and performance artists then and since. According to the DJs interviewed for the catalogue by Patrick Thévenin (2019: 152–155), the art of beat and

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frequency matching for aesthetically appealing transitions between tracks, an immense musical culture and constant search for inspiring pieces, and an ability to adapt to the atmosphere of the club or party to give fuel to the dancefloor, are the ingredients for providing a strong-impact live experience for the public, for making them dance and find their way to themselves, through “making music with music” in Jeff Mill’s words.

34 Patrick Thévenin’s article for the catalogue on Frankie Knuckles71 and the history of Chicago house (2019: 156–159) completed the history of electronic music in North America. In the early 1970s the emergence, in New York City, of disco and its more hedonistic approach to dance music corresponded to the gay and Afro-American civil rights movements and sexual emancipation. Knuckles, who was born in the Bronx, learnt the art of DJing in various clubs such as The Loft in New York before moving to Chicago to be the resident DJ and thus the DJ of the opening night of the Warehouse in 1977. The Warehouse was an afterhours club, not serving alcohol at all, but the dancefloor transpired both under the music, the light show and the influence of acid and MDA. After the Disco Demolition Night in 1979, Knuckles started mixing in electronic beats to his disco sets and editing from tapes his favourite passages to assemble them in a new way, in order to keep the tradition alive…by pushing it eventually in another direction by 1984. House was born at the Warehouse, and was ready to be transported to Europe, especially to England, for the Second Summer of Love.

35 The techniques of sampling, remixing and citation resemble the technique of the collage, and found natural analogies with the visual art material in the section. For his series Body Mix (1991–1992), Christian Marclay assembled various album covers of the period to form a collage of David Bowie for instance, his method imitating sampling. His Recycled Records (1984) series consisted of vinyl records made of mixed-up visual elements, album cover photographs, drawings, comic strips, all referencing pop culture extensively. Sculpture’s The Zoetropic Gallery (nd)72 also revolves around the shape and aesthetics of the circle of the vinyl record: concentric patterns of photographs, each layer is a narrative as if they were consecutive film stills, showing for instance a pill, as it dissolves in water. Samon Takahashi’s A Rainbow in Curved Air from his series Plundersymphony (2006) is a photograph of hundreds of vinyl albums as if on a shelf, the colour of the spines of the albums forming waves of colours rainbows.

Imaginaires (Imaginaries)

36 This section was also rich in various visual artwork related to the culture of electronic music: album cover art, video clip artwork and live audio-visual performances draw heavily on the aesthetics of abstract geometry, robotics and technologies of the future, and a Romantic idea of landscapes devoid of any human presence. This part of the exhibition went deeper into the graphic design aspect of album covers that the selection in the main, adjacent exhibition space, had already introduced. The interest in abstract, geometrical, Op Art designs on psychedelic albums from the 1960s made their way into computer-generated designs in the video artwork for music videos73 and as integral part of live performances74. The sci-fi aesthetics of the technology of the future, spaceships, foreign planets75, astronaut’s helmet, and the fusion between machines and humans make for interesting narratives in electronic music videos76. English graphic artist Anthony Burrill’s series of flyers for the Balearica nights of The

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Social in London also use geometrical patterns, as does his music video for Acid Washed77 (2009). This graphic universe corresponds the often instrumental genres of electronic music, without sung vocals.78 It is also in relationship, especially in the hands of Afro-American graphic artists, with Afro-futurism, a set of ideas revisiting questions of slavery and diaspora, the fight for equal rights, as filtered through a world of science fiction. While the absence of lyrics often corresponds to the impossibility or refusal of expressing ideas in words or the unreliability of inter-human communication.

37 Images and video artwork in reference to landscapes are very relevant to a conceptualization of the contemporary human condition. For instance, repetitive designs such as interwoven webs of overpasses and motorways, lifts going up and down in a robotic manner79, glass surfaces everywhere, the total absence of the individual yet an omnipresence of human intervention make for a somewhat eerie, mechanic, planned, centrally controlled, futuristic yet not unknown visual environment. Other strands of visual representation provided images and video artwork cuing elements of industrial infrastructure such as trains, or geological features used as the basis of increasing abstract motifs in the designs (waveforms of electronic pulses drawing rivers and mountains or images of mountains decomposing into waveform to the rhythm of the electronic music80). This universe answers to the repetitive, mechanical, machine-generated soundscape of electronic music. Neural synapses, electric explosions, webs of organic-looking tubes and arteries, and the trajectories of rockets, flying towards a fantasy world maybe, correspond visually to a utopian universe, of fertile irruptions and insemination, to the possibility of (re)birth, of a new beginning.81 The more than 120 albums whose cover was on display are listed in the catalogue (2019: 252).

38 Questions of anonymity were revealed by the cult(ure) of the mask as disguise. Producers of electronic music often cultivate an anonymous, disinterested stance with respect to questions of ego but visitors were also reminded of a vital instinct of underground music genres such as house and techno at their beginning. As pointed out by Benoît Hické in his article on Detroit techno in Inrockuptibles2 (p.28), members of the Detroit music label Underground Resistance consistently appeared on stage wearing a mask. This was partly in defiance to the economic crisis of the automobile industry and the ensuing unemployment, but also in defiance to the music industry that had a bad track record of financially exploiting young musicians and thus derailing the original spirit of techno.82 This intended anonymity is coupled to the perfectly autonomous methods of music production, in their own studios and their own distributions structure.

39 In “On Rave Art” (L’art de la rave, Trax, April 2019, pp. 42-47), Lucien Rieul asked four artists whose work is presented in the exhibition about how they think a live, intimate, collective, sometimes mystic and ever vibrant experience that is rave can be shown in an exhibition. These short testimonials are especially interesting in the case of Abdul Qadim Haqq, painter and illustrator for the label Underground Resistance from Detroit, and Carsten Nicolai, whose work were on show at the exhibition and credited duly in the catalogue but there was no more information about them either at the exhibition or in the catalogue. It was Abdul Qadim Haqq who gave the characteristic Afro-futuristic visual identity to techno music, by drawing comics- and sci-fi-inspired superheroes who navigate in space or in the underwater world, spaces representing the unknown but spaces that are also places of emancipation and freedom. His character Jaguar

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Knight83, for the cover of the eponymous mix by DJ Rolando, aka The Aztec Mystic (Underground Resistance, 1999), provides the face for the mystic-spiritual atmosphere of this solitary traveller of the tracks on the record. Another of his characters, Analogue Assassin84, evokes a different archetypal hero, that of rapid action, swift gestures, in tune with the pieces on the eponymous album (Underground Resistance, 2002). Abdul Qadim Haqq has striven to represent visually coherent imaginary civilisations, entire cultures and the stories that emerge from them, as is first evident in his artwork for Neptune’s Lair85 by Drexciya (1999). Carsten Nicolai 86, co-founder of the Raster-Noton label and producer under the pseudonym Alva Noto87, finds inspiration for his installations in the intersection of sound and the physics of propagating waves. In his series Chroma Wellenform (2015), shown in the exhibition, he represents sound without their temporal aspect but in the aesthetics of their waveform. The artist duo 1024 architecture studio, Pier Schneider and François Wunschel, discuss the difficulties in delivering a museum experience that involves sound, the visual and the spatial. They recall how in the late 1990s, when DJs started to do live sets on stage, their stage presence behind their decks needed something that was also visually engaging for the audience: digital art came in handy for that purpose. The architect duo uses light and digital artwork as construction material for their scenography.88 They also talk about the role of scaffolding in their installations: it references temporary constructions, very characteristic of festivals too. Their creative method includes analysing the music of the artist they are working with using algorithms to simulate the scenic behaviour of the music: “It is the music that makes our machines move”, they say. They were in charge of both the overall scenography of the Electro exhibition and specific installations within the exhibition such as Walking Cube and, especially, Core, which makes reference both to the core of a computer used to generate, sample and mix electronic music, and the central place of the installation within the exhibition space. Finally, Alexandre Roccoli89, dancer and choreographer, who has worked with Chloé, Jeff Mills or Deena Abdelwahed90, explains that it was after a trip to Sri Lanka to learn about certain ritual mask dances with a curative effect that his attention turned to techno music and after-parties. In his view, the repetitive nature of the gestures of dance, through inducing modified states of body and mind, has a power of transformation: dancing for an extended period of time is thus capable of shredding layers of a personality and layers of our memories. His choreography also revolves around ideas about how a movement can become sonorous even in the absence of music, how people can actually hear sweating, breathing in and breathing out, the cardiac rhythms of our inner music.

Utopies (Utopias)

40 This section was closely related to Imaginaries, and the difference may well have passed unnoticed for many visitors. This is especially in that some key aspects, such as Afro- futurism, have been addressed in both sections even in the catalogue, and the representation or the use of landscape in the visual artwork was frequently full of political comment and activist engagement. Probably the main difference consisted in Utopias focusing more on what’s yet to do and what are the current societal issues concerning racism, sexual discrimination for instance. It is all too easy to see that the questions themselves are intimately connected to artistic ways of rendering them. The club as the materialization of the desire for safer91 places for the LGBTQI+ community is

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related to altered representations of what the human body can look like: in machine- human interactions or in futuristic representation of “alien creatures” or DJs simply being masked behind their turntables. Ideals of nomadism and communal living are also very much related to the underground, counter-cultural ethos of electronic music, and a number of photographic series attested to these practices.

41 A word must be said about women’s presence in the exhibition. It was a very conscious (and very welcome) effort on the part of the curators and organizers to make women’s presence visible in the world of electronic music and, more importantly, to make it an integral part of the exhibition concept from the outset rather than treating it separately. The introduction to the thematic sections both in the exhibition space and in the accompanying catalogue carried the same set of five photographs: three sections had a woman figure or portrait (Daphne Oram) to illustrate the theme, one a man and one…a robot. The same sensitivity to women’s contribution was also felt in the material assembled: besides individual artists92, there was an extract from Mark Collin’s feature film Le choc du future93 (“Future Shock”, 2019) and a generous sample from the Visibility blog on Tumblr created in collaboration with composer-musician-poet AGF94 and Female Pressure95. Jean-Yves Leloup’s article for the catalogue (2019: 230–234) presents an overview of major issues of representation on stage in festival programmes and women’s place in the industry in general, history of electronic music taking stock of women’s role as composers, musicians, sound designers, sound engineers and DJs, the scandal of misogyny and sexism in certain sections of the industry.

42 In this connection, the Trax article “. Code dancefloor” (pp.54-59) is particularly relevant here. The article concentrates on “algorave”, which emerged from “live coding” of music on stage: algorave, first branded as such as 2012, involves mixing “live” a sort of progressive techno music while projecting psychedelic motifs and computer code, the code generating, in full transparency and full disclosure, the actual music the audience is listening to. The article presents the history and main figures of live coding and the algorave world and the main creative (and technical) challenges it has faced. What is of particular interest here with respect to Electro though, is the fact that this vibrant music scene emerged in Sheffield that had already had strong links to the alternative music scene in the North of England, and even more importantly, algorave is a decidedly inclusive segment of the music scene. This tallies with the thread picked up and developed in the exhibition, namely that electronic music has a track record of being more sensitive than other musical genres to the representation and stage presence of women artists and creatives as well as being more attentive to actively listen to women’s ideas. Coral Manton, researcher (originator of the Women Reclaiming AI movement96) and creative coder, is regularly in demand to construct the visual aspect of a particular algorave, while Lucy Cheesman (aka Heavy Lifting97) is frequently on stage mixing live. The community is inclusive also in the sense that they organise workshops to teach the use of dedicated software. This ethics of do it yourself and free sharing does carry political messages: it is a scene where cyber feminism is a keyword and where showing one’s computer screen to an entire concert hall is a thrilling act of transparency. Other political messages include their position to infuse humanity in the algorithms our machines use, thereby getting back human control over machines.

43 On another note of utopian ideas, the interview with Pierre Deruisseau in the catalogue (2019: 218–219) gives an analysis, from a psychological point of view, of the relation

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between music and mythologies in Afro-American communities98. Afro-futurism revolves around central visual elements such as the figure of the robot or the cyborg and the spaceship. They are found as stage costumes, in dances and songs, and on album covers. He points out that these elements refer, partly, to the slave ships99, the robotic, machine-like gestures on the plantations, but also to questions of what home means in diaspora culture where home should be understood as a place “where they can stand up” (Sidney Bechet, cited by Deruisseau). The club can thus become that place where one can understand their identity and stand up for it.

44 The club is a crucial space also for the LGBTQI+ community for which clubs have historically represented safer places, a space of security, solidarity, emancipation, pride and which is relatively safer from ambient discrimination. Since the emergence of the club scene in New York in the early 1970s, disco music, house, techno have been the soundtrack of the civil rights movements, and clubs like The Loft provided the creative and energizing backdrop. Patrick Thévenin’s article in the catalogue (2019: 212–216) gives an ideal outline of the impact of the music scene on contemporary gay and other LGBTQI+ cultures. He draws attention to the fact that disco, house and techno have all emerged, in consecutive waves, in clubs whose resident DJ was frequently openly gay. These influences found their way to England and Europe during the Second Summer of Love, and the international popularity of both house and techno, renamed or remixed into “acid house” in England, was unstoppable. This is when heterosexualization of these genres took place for mainstream and white music consumers in the early 2000s. Initiatives to re-politicize these safer places is summarized in the motto of our days: “We dance together, we fight together”.

Conclusion

45 The exhibition Electro, de Kraftwerk à Daft Punk has convincingly demonstrated that electronic music has kept its potential to remain the sound of the future, of ideals and utopias. The complex networks of influence that the exhibition revealed, between European experimental electro-acoustic music of the post-war decades, its influence on German electronic music and their joint influence on North American communities where it cross-fertilized with Afro-American musical traditions only to come back to England and the wide world, has kept its full potential to be relevant for contemporary society. After having spread across the world and having become mainstream partly, electronic music still has its liberating capacity because it renews, and reconnects to, its underground roots in newer and newer communities around the world. This reconnection is all the more possible that electronic music is affirming its position as an inclusive and hedonistic culture where machines are used to make us feel more at ease with… our humanity after all.

Exhibition catalogue Electro, de Kraftwerk à Daft Punk, Jean-Yves Leloup (ed.) 2019, Éditions Textuel and the Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 45€. ISBN: 978-2-84597-765-5

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BIBLIOGRAPHY

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Brun-Lambert, David. 2019. « House Sweet House. » In Les Inrockuptibles 2 Electro.

Flynn, Paul. 2017. « The Boss. » In GQ Style 25 (Autumn/Winter 2017), pp.246-255.

Hické, Benoît. 2019. « Fleur de bitume. » In Les Inrockuptibles 2 Electro.

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Sabas, Carole. 2014. « Dancing King. » In Vogue Homme 20 (Autumn/Winter 2014-2015), pp. 158– 160.

NOTES

1. https://philharmoniedeparis.fr/fr/musee-de-la-musique 2. I have compiled a Youtube playlist that includes much of the audio material at the exhibition (and more, of course). The links in this review all point to an item on that list: https://www.youtube.com/playlist?list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv-b_SVFDhyRTHx 3. https://www.youtube.com/watch?v=mc6qYHTwG5o&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=3&t=0s 4. In this respect the present exhibition goes beyond the 2012 exhibition at the Musée des Arts Décoratifs in Paris, which focused on the visual aspect of the French Touch in electronic music: https://madparis.fr/francais/musees/musee-des-arts-decoratifs/expositions/expositions- terminees/french-touch-graphisme-video/ 5. https://www.youtube.com/watch?v=LtDxZGbDJc8&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=11 6. https://www.youtube.com/watch?v=TZ827lkktYs&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=139 7. https://www.youtube.com/watch?v=3sai3TZypP4&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=20 8. https://www.youtube.com/watch?v=tbN5_CbfwNU&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=16 9. https://www.youtube.com/watch?v=M20QKcGDdME&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=20&t=0s 10. The April 2019 issue of Trax proves to be a relevant source of additional material on the exhibition, complementary to the catalogue. The magazine takes over the entire chapter by Thierry Jousse, entitled “Cinématech” (pp. 60-65), from the exhibition catalogue on a selection of the six films where the electronic music soundtrack plays a major role, exemplifying the multifarious interactions between this music and other art forms. Also, there are other texts and interviews that complement the Electro catalogue texts. 11. https://www.youtube.com/watch?v=hyC_0x8wruA&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=21

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12. https://www.youtube.com/watch?v=I7HiL2m63pQ&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=84 and https://www.youtube.com/watch? v=rFQZndywOR4&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv-b_SVFDhyRTHx&index=83 13. Performing as Cybotron: https://www.youtube.com/watch? v=1ZRQ6KqQ9aM&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv-b_SVFDhyRTHx&index=82 14. https://www.youtube.com/watch?v=F1Q7_mdZN48&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=84 15. https://www.youtube.com/watch?v=ayzCnm_czZ4&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=80 16. https://www.youtube.com/watch?v=L4hGaV5BA2M&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=104 17. https://www.youtube.com/watch?v=fnWypQz6X2U&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=23 18. https://www.youtube.com/watch?v=PXYeARRyDWk&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=37 19. https://www.youtube.com/watch?v=A4BrfPXTwzA&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=5&t=0s 20. The Detroit Mix: https://www.youtube.com/watch? v=tQbT_hxAD6Y&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv-b_SVFDhyRTHx&index=7 ; the French Mix: https://www.youtube.com/watch?v=3h2TxMmM7-o&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=6 ; the Second Summer of Love Mix: https://www.youtube.com/watch? v=sUIjHKFqQT4&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv-b_SVFDhyRTHx&index=5 21. Referring to Kraftwerk’s The Man-Machine (1978): https://www.youtube.com/watch? v=zHIsGqJaXXw&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv-b_SVFDhyRTHx&index=21 22. https://www.youtube.com/watch?v=FFxJztQUGjw&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=45 23. https://www.youtube.com/watch?v=g1S8pDiuzJ4&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=25 24. https://www.youtube.com/watch?v=kBP1v29cx60&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=37 (in German but including much music by Stockhausen) 25. https://www.youtube.com/watch?v=W5n1pZn4izI&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=29 26. https://www.youtube.com/watch?v=IN6Vzdcoejc&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=24 (in Dutch) 27. https://www.youtube.com/watch?v=YYgAdnHWCtg&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=36 28. Examples included the following albums of the international scene: https:// www.youtube.com/watch?v=1QdDUFBHRJ4&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=31, https://www.youtube.com/watch? v=B1erjW00yZM&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv-b_SVFDhyRTHx&index=33, https:// www.youtube.com/watch?v=f9JrbwWL9VM&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=36 29. The instrument is presented by Jean-Michel Jarre as his very first synth, (2019: 44), while another synthesizer by EMS is illustrated (2019: 27) in the catalogue. 30. https://www.youtube.com/watch?v=H3fOPVcKFt0&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=3 31. https://www.youtube.com/watch?v=BL5jjNYe2Dw&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=30 32. https://www.youtube.com/watch?v=h2nP0px7lUk&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=29

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33. https://www.youtube.com/watch?v=HxJ7SRsSZf4&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=26 34. https://www.youtube.com/watch?v=ODhnCVJ22i8&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=28 35. https://www.youtube.com/watch?v=szTW3o4umdE&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=8 36. https://www.youtube.com/watch?v=Z5E8iBEq_hw&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=48 37. https://www.youtube.com/watch?v=zyVedSNxOaY&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=39 38. https://www.youtube.com/watch?v=eU-UsvYbIV0&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=43 39. https://www.youtube.com/watch?v=aPlRBcYC45Q&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=1 40. Qool DJ Marv, one of the musicians in Woodcock’s series, can be seen at work in his home studio in this video : https://www.youtube.com/watch?v=08TENAeZ1J8&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=42 41. https://www.youtube.com/watch?v=JB4vFOwUCHY&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=85 42. https://www.youtube.com/watch?v=2uIH859SVdM&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=67 43. https://www.youtube.com/watch?v=oJrHon509so&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=60 44. https://www.youtube.com/watch?v=o3iD5HgIlmI&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=66 45. https://www.youtube.com/watch?v=aPlRBcYC45Q&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=1 46. https://www.youtube.com/watch?v=auQt2fjIzT0&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=61 47. https://www.youtube.com/watch?v=y3YXxWUOCPI&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=76 48. https://www.youtube.com/watch?v=FE4sppAIPWg&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=66 49. https://www.youtube.com/watch?v=Uclq1z0ey_s&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=67 50. https://www.youtube.com/watch?v=LeEHWefju_0&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=70 51. https://www.youtube.com/watch?v=LcoXfmR6CvQ&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=75 52. https://www.youtube.com/watch?v=5h6N10MGqqg&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=73 53. https://www.youtube.com/watch?v=2M1S_4fW_JE&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=84 54. https://www.youtube.com/watch?v=6h76n98R9QE&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=81 55. https://www.youtube.com/watch?v=TH0BEeYyMeM&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=70 56. https://www.youtube.com/watch?v=K6QxTNL5V0I&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=78

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57. https://www.youtube.com/watch?v=_Jh79YfGDpw&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=71 58. https://www.youtube.com/watch?v=ie_2AwzoIH4&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=125 59. https://www.youtube.com/watch?v=u0cS1FaKPWY&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=108 60. https://www.youtube.com/watch?v=ETDEuH3YL7I&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=126 61. https://www.youtube.com/watch?v=-cc24ps757I&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=107 62. https://www.youtube.com/watch?v=ZaaFIYdX5Sg&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=149 63. https://www.youtube.com/watch?v=L4hGaV5BA2M&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=96 64. https://www.youtube.com/watch?v=w6VwiInwmEw&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=13 65. https://www.youtube.com/watch?v=WH5C1Fh53I0&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=53 66. https://www.youtube.com/watch?v=BDnl5PMY6gg&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=46 67. https://www.youtube.com/watch?v=JPLqmYhCBsQ&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=101 68. The articles in Les Inrockuptible2 Electro (pp.50-63) were devoted to Sheffield and Bristol, thus usefully completing the description of the various currents in England at the time. 69. https://www.youtube.com/watch?v=WplJdaMpJ5s&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=9 70. https://www.youtube.com/watch?v=9ycr4BI8I94&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=86 71. https://www.youtube.com/watch?v=_kWVv03Us78&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=50 72. https://www.youtube.com/watch?v=hWUt3Y0LwpI&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=87 73. https://www.youtube.com/watch?v=pnhM1N8CwwQ&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=106 74. https://www.youtube.com/watch?v=Zjs24FUrprg&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=147 75. https://www.youtube.com/watch?v=h6xlK1tmKpE&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=108 76. https://www.youtube.com/watch?v=ETDEuH3YL7I&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=111 77. https://www.youtube.com/watch?v=zAhFzB2JDDA&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=111 78. As far as the use of human language in electronic music is concerned, it is either completely absent or when present to some degree, it often becomes distorted in voice quality (see Kraftwerk’s Autobahn, 1974) or repetitive as in ad campaign slogans (see Kraftwerk’s Tour de France, 2003) or in political propaganda (see Kraftwerk’s Radioactivity, 1975). 79. https://www.youtube.com/watch?v=nO9aot9RgQc&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=104 80. https://www.youtube.com/watch?v=w-Q4qzeuV-8&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=102

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81. https://www.youtube.com/watch?v=mS5XJcmMMWc&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=101 82. The exploitative policy to the detriment of up and coming musicians is discussed by David Brun-Lambert in his article House Sweet House. 83. https://www.youtube.com/watch?v=C6xVKcvze74&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=56&t=0s 84. https://www.youtube.com/watch?v=JM5yzrE9taQ&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=54 85. https://www.youtube.com/watch?v=gD274hf6X0Q&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=90 86. https://www.youtube.com/watch?v=5iABNDvZ8IA&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=100 87. https://www.youtube.com/watch?v=RaAsxo9u8tA&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=99 88. https://www.youtube.com/watch?v=S3CdAgqoGBU&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=134 89. https://www.youtube.com/watch?v=M20QKcGDdME&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=19 90. https://www.youtube.com/watch?v=pjPguTaZ_Yg&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=121 91. The term safer, rather than safe expresses the idea that there can be no safe spaces, they can at best be safer than other public spaces. 92. https://www.youtube.com/watch?v=KIV7WgSncKY&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=103, https://www.youtube.com/watch? v=qj6lUC6K4VQ&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv-b_SVFDhyRTHx&index=104, https:// www.youtube.com/watch?v=g1MC21aCB_o&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=106, https://www.youtube.com/watch? v=OgN3_KXv5O8&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv-b_SVFDhyRTHx&index=105, https:// www.youtube.com/watch?v=4vTRZPLyKX0&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=103 93. https://www.youtube.com/watch?v=aMcV3IZMbvo&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=101 94. https://www.youtube.com/watch?v=ZzumI_-2A9I&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=135 95. http://www.femalepressure.net/ 96. https://womenreclaimingai.com/ 97. https://www.youtube.com/watch?v=ca3J1cztnrc&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=122 98. https://www.youtube.com/watch?v=WqVq_QMH46E&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=154 99. https://www.youtube.com/watch?v=2M1S_4fW_JE&list=PLgbI3v55sXFVw6DakIBv- b_SVFDhyRTHx&index=75

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INDEX

Keywords: electronic music, vinyl record cover artwork, photography, installation, video, scenography, (re)mix, sampling, loop, house, techno, Chicago, Detroit, Manchester Subjects: Music Mots-clés: musique électronique, art de la pochette vinyle, photographie, installation, vidéo, scénographie, (re)mix, sampling, boucle, house, techno, Chicago, Detroit, Manchester

AUTHORS

DANIEL HUBER

Maître de conférences Université de Toulouse 2 Jean Jaurès [email protected]

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Rebuilding and re-embodying: music after 9/11

Bénédicte Bresquignan

Sandra Boer, [Untitled], 2001, from "Here Is New York: A Democracy of Photographs" in "Remembering 9/11" at the International Center of Photography

1 Even before it was standing, the World Trade Center had acquired a lifelike quality, and this quality could not be separated from music. In the Sonic Memorial Project1–initiated by independent producers The Kitchen Sisters–, a sound collage of interviews and phone calls made to NPR after 9/11, we can hear Les Robertson, the lead structural engineer on the construction of the Twin Towers. He talks about the way he and his

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team determined how much the buildings could “sway” under the pressure of the wind without it disturbing the people working in offices on the upper floors. He says: “Often, buildings speak to you,” summoning to the mind of the listener the image of two giantesses dancing to the music of the wind, echoing the many newly-weds who got to sway inside them.

2 Similarly, the French high-wire artist Philippe Petit speaks in the Sonic Memorial of what he felt on August 7th 1974, when he walked between the Towers: I could feel the wind, I also could feel the vibration of the breathing of the Twin Towers. Because of the difference of temperature they breathe, they move, they don’t really sway to the human eye but I can assure you I remember vividly some kind of vibration at times on my wire as I was dancing.2 (34:12)

3 In a 2018 interview3, Petit added: “I am a wire walker and I fell in love with two towers.”

4 With this view, I would argue that the mourning of the 9/11 victims and the mourning of the Twin Towers are tightly linked together. In the musical pieces I will be analyzing, there is a need to remember and a desire to bring back the lost people and the lost Towers and therefore, to rebuild and re-embody at the same time. I will first examine how the Sonic Memorial emphasizes the intrinsic link between the World Trade Center, human life and sound. I will then focus on three different forms of musical expression that have been used as a way to show grief in works by composer William Basinski, jazz saxophonist and composer Ornette Coleman and American heavy metal band Soulfly. Lastly, I will focus on the place of voice in post-9/11 productions.

5 First, just as Robertson and Petit do in the interviews, the callers of NPR also mention the lifelike aspect of the Towers. For example, Lori Pike4 describes the “heartbeat” of the revolving doors, whose “thump-thump” she imitates, personifying and embodying the buildings. The buildings were also filled with life by those who came in and out of them, entering in some sort of symbiosis with them. Another caller speaks of the “roar” created by the sounds of restaurants–for example their plates and cutlery– reverberating against the World Trade Center.

6 The contributions of the callers to the Sonic Memorial gather into testimonies and thoughts to fulfill the purpose of keeping the memory of the 9/11 victims and of the World Trade Center alive. As Jay Allison, curator of the Sonic Memorial Project, puts it, the “material needs to be gathered and preserved now,” before it slips through our fingers and escapes our memory. The calls are messages sent into the void, made by a voice alone on a telephone, but reaching out for others and thus creating a web, a chorus of voices. Lori Pike has no recording of the revolving doors to offer the producers, but she is “hoping [they will] find [it] from someone” who does. Another caller, Agnes, says at the beginning of her call before sharing a sound: “I’ll give you a little bit of it.” There is an apparent desire to create something that is almost tangible, to gather bits and pieces as if to erect a building, or reconstruct a body. If the finished memorial does not replace the missing people and towers, it can at least stand in their place as a ghostly presence and a reminder of their musical dimension.

7 Secondly, one can find different ways of expressing in music the losses of 9/11. In the summer of 2001, composer William Basinski began transferring muzak loops he had recorded in the 80s from cassette tapes to CD. When the 9/11 attacks occurred, he went on the rooftop of his building in Brooklyn and filmed New York’s skyline being filled with the cloud of smoke. He then superimposed the sound of the loops in

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decomposition onto the images and called the work the Disintegration Loops5. It is described by Sacha Frere-Jones in a New Yorker article6 as a “mesh of horns and strings” that create an “uneasy limbo”. On the images, one can see the smoke produced by the ruins of the World Trade Center going upwards in a way that is imitated by the music which, I would argue, evokes a sense of elevation. There is a solemn and melancholic atmosphere emerging from the slowing down of the loops as the tapes are breaking down. It sounds like an orchestra playing in the distance. The music in itself does not, in my view, evoke grief, but its decay does and it transforms it into a funeral march. The repetition of the loop calls to mind the image of a procession, the slow rhythm of a crowd advancing. Gradually the sound becomes blurred, as if the band was marching away, until the music becomes almost inaudible. The loops also symbolize history repeating itself, and the destruction of the tapes the decay of the Towers. By superimposing the music on the image, Basinski leads us to think that the former was directly inspired by the latter. It is as if it had been composed on the spot and played as long as the smoke continued to rise from the site, serving as a contemplation of the events.

8 Jazz saxophonist Ornette Coleman composed a piece entitled “9/11”7 which he only performed live and never recorded. Not taking into account the possibility for the piece to be recorded during a live performance, this means that it can only be listened to as a group, as an audience, and that one’s taking in of the piece will always be tied to others’. It is also an illustration of the vanishing of the Towers in the sense that it is ephemeral and in this way is not an attempt at rebuilding, but at holding on to memories. In Coleman’s “9/11”, the double bass is at first played with a bow, providing a deep omnipresent vibration in the background reminiscent of the sound of a plane. It is then played by hand, with higher-pitched notes and an increased tempo, then descends into lower notes. Similarly, Coleman’s melody on the saxophone gives the impression of ascending and descending by ending phrases with longer notes or accelerating while going from high-pitched notes to lower-pitched notes, and producing isolated notes. The withering sounds of the saxophone are highlighted by the steadier, lower tones of the bass guitar. Around 3 minutes in, the tension of the piece culminates in a dissonance between the instruments that may reflect chaos, and indeed mirror either the Towers being hit or collapsing. Once again, the bow is picked up to play the bass, with the saxophone’s inflexions mirroring the strings’ vibration. Then, gradually, the notes become longer and the vibrations slow down. The saxophone goes silent before being reintroduced by a short drums solo and taking up its flight again. The saxophone is substituted by a trumpet for a few seconds shortly before the piece ends. Although there is a climax in the middle, the variations of rhythm throughout the piece make it difficult for the listener to associate figuralism with it. It seems to suggest rather the idea of a cycle, as the saxophone’s notes always rise up again.

9 On the opposite end of the spectrum, American heavy metal band Soulfly “recorded” a silent track entitled 9-11-018 on their album 3. It is one minute long, obviously a minute of silence for the victims of 9/11, but also comes as a counterpoint to all the noise produced as a reaction to the event. It shows the place of silence in music and, in a way, reflects the absence of what has been lost.

10 Thirdly, voice has been used to express grief in 9/11-related musical production. For language helps process trauma and one could argue that this is why voice became a

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privileged mode of expression in the wake of the 9/11 attacks. Steve Reich’s three- movement composition WTC 9/11 (2011) is an example of the use of voice in musical productions in relation to the fall of the Twin Towers, combining various recordings of people speaking with music played by a string quartet. The movements are titled “9/11”, “2010” and “WTC” respectively. The first title emphasizes the date because it features recordings from the North American Aerospace Defense Command and the New York City Fire Department, thus focusing on the action that took place on that specific day. “2010” stands for the date of the interviews that are part of this movement of Reich’s friends and neighbors who lived in Manhattan in 2001 and experienced the events. “WTC” acts as the spatial counterpart to “9/11” and puts the emphasis, this time, on the geographical location–i.e. Ground Zero. Indeed, Reich explains in an interview with ABC Arts9 that, according to the Jewish tradition, “from the time of death until the time of burial, you don’t leave the body unattended”. For this reason, members of an Upper West Side synagogue endeavoured to sing and recite psalms next to the bodies. On the Sabbath, however, as they could not carry money or use public transport, they searched for people who lived closer to the site and who could get there easily. They found students from Stern College, Yeshiva University, who volunteered to perform the task. Hence the emphasis on the place in the title of the last movement.

11 “9/11”10 begins with a violin imitating the beeping sound of a phone off the hook. Recorded voices from NORAD and FDNY come in with an echo. They are faint and some of the words are difficult to make out. The crackling sounds of the recordings are reminiscent of the destruction of Basinski’s loops. Some of the words are slowed down– for example: “They came from Boston”–giving the impression that, rather than being an immediate reaction, they are the voice of someone telling a story and looking back on the past. The voices are accompanied by low notes played by strings, and merge in them, sink into the melody of the instruments actually showing how “real-life” sounds– i.e. the voices pronouncing words that were at the time far from being performed for a musical piece–merge into Reich’s composition. As a matter of fact, this is also illustrated by the fact that the sound level of the instruments is often as high as that of the voices if not higher, once again uniting the voices with the music. This common intensity also underlines the confusion brought about by the events, which in turn is also exemplified in the simulated stammering of the people speaking, with the end of their sentences being cut off or repeated. This repetition of words and sentences is evocative of the saturation of information and of the media coverage. It also imitates the mind revisiting the memories over and over again trying to make sense of them, as if going back to the start of the sentence might help clarify it.

12 In the second movement11, the voice of a girl who was at school at the time of the crash comes in with a resonating tone which gives it a dream-like, robotic quality. Different friends and neighbors of Reich’s recall the events of 9/11, creating a narrative which progresses as the tempo speeds up. At times the music and the voices are at odds, for example when someone says “it was chaos”, the composition remains disciplined as the tempo does not change. At other times, it reflects the meaning of the words. When another man says “the ground started shaking” to which a woman replies “you could feel it”, the bows on the strings provide an oscillating rhythm that indeed conveys the idea of shaking, of trembling. The movement ends with a man saying: “what’s gonna happen next?”, before silence settles in.

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13 The last part12 is quieter, and in fact Reich has stated that he wanted it that way so that the listener would have to lean in to try and understand what the people were singing. The piece ends with composer and Reich’s friend David Lang saying “And there’s the world–and there’s the world–right here,” before the beeping of the phone starts again. The composition thus comes back to the place where it first began and turns into a cycle suggesting that History repeats itself.

14 Voice also serves to express a pain that cannot be expressed through language. The sound that Agnes shares on her voicemail to NPR is a wail. Her voice cannot be shaped into words. Instead it echoes the sound of sirens; it is a ringing complaint that illustrates the memory of 9/11 in Agnes’s mind and which she wants to share and find in others.

15 One can find at the site of the Flight 93 Memorial in Shanksville, Pennsylvania, yet another example of the use of voice as a means of mourning and paying homage. The Tower of Voices is a ninety-three feet tall metal and concrete construction onto which are suspended forty aluminum wind chimes, one for every passenger and crew member who died in the crash on 9/11. Each chime has a different tone and is tuned to produce a sound in harmony with the others. According to the National Park Service website, “(the) tower is surrounded by concentric rings of white pines and deciduous plantings” that “may be interpreted as resonating ‘sound waves’ from the Tower, alluding to the auditory qualities of the chimes housed within”. The National Park Service website provides a five-minute simulated audio13 of what the chimes sound like together. There are constant, low vibrations that act as a background and that eventually start resembling the sound of a cello, against which other sharper and lighter notes resound. The intensity of the deeper notes varies, wave-like, and the shorter notes that play off them come as if to remind us of the existence of each passenger. There is no proper melodic line to speak of, yet there is harmony in the chorus of chimes. Once again, music unites a building with human lives. A new tower springs from the ground and the dead are given new voices. Ironically, a CBS segment dedicated to the Tower leaves very little place for the sound of the chimes, which keep getting interrupted by the presenters’ voices.

16 To conclude, sound and music are a way of bringing the lost ones back, but also to acknowledge that they are gone: a musical piece has a beginning and an end. For the length of a song or of a piece of music, one can have access to a universe where the Towers have not yet fallen, or to immerse themselves in an atmosphere that allows them to grieve. Once the piece is over, one lets go of the Towers and of the 9/11 victims again. I have found that, on the one hand, in addition to grief, in several of the pieces I have chosen to focus on–namely Reich’s WTC 9/11 and Coleman’s “9/11”–there is a sense of urgency, of rising tension. This takes the form of strident sounds and a quickening rhythm that might suggest the idea of an underlying threat. Whether this refers to the planes approaching the towers, or to the tragedies that repeat throughout history is left to interpretation. On the other hand, Basinski’s Disintegration Loops, Soulfly’s “9-11-01” and the Tower of Voices provide a more contemplative view of 9/11 and, instead of leading the listener towards an emotion, the music in those instances lets them find their own way to their emotions through its melody (or lack thereof).

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BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. “Sonic Memorial”. The Kitchen Sisters website, http://www.kitchensisters.org/stories/sonic- memorial-project/. 2. “The Sonic Memorial Project”. American RadioWorks, http:// americanradioworks.publicradio.org/features/sonicmemorial/. 3. “Philippe Petit Looks Back on Historic Twin Towers Walk 44 Years Later”. YouTube, uploaded by Inside Edition, 7 Aug. 2018, https://www.youtube.com/watch?v=tynHJqQfXMQ&t=42s. 4. “Lori Pike Remembers the WTC's Revolving Doors [Voicemail]”. September 11 Digital Archive, http://911digitalarchive.org/items/show/95280. 5. “Disintegration Loop 1.1 (official)”. YouTube, uploaded by billy2062, 31 March 2015, https:// www.youtube.com/watch?v=ObdZ8lhC0f0&t=2357s 6. Frere-Jones, Sacha. “Looped In: William Basinski’s evocative tape art”. The New Yorker, 10 Nov. 2014, https://www.newyorker.com/magazine/2014/11/10/looped. 7. “Ornette Coleman - 9/11 (at Vienne 2008)”. YouTube, uploaded by José Barboza, 22 May 2013, https://www.youtube.com/watch?v=s9FNX-Q8Swk 8. “9-11-01”. YouTube, uploaded by Soulfly, 25 January 2017, https://www.youtube.com/watch? v=6N8nCEsozjA 9. “Steve Reich - the making of WTC 9/11 [HD] The Music Show, ABC Radio National”. YouTube, uploaded by ABC Arts, 7 May 2012, https://www.youtube.com/watch?v=dpRwOnZebOQ. 10. “Steve Reich: WTC 9/11 I. 9/11”. YouTube, uploaded by Kronos Quartet, 18 August 2014, https://www.youtube.com/watch?v=dWhTkOMue70 11. “Steve Reich: WTC 9/11 II. 2010”. YouTube, uploaded by Kronos Quartet, 18 August 2014, https://www.youtube.com/watch?v=imUvhpj8Hu4 12. “Steve Reich: WTC 9/11 III. WTC”. YouTube, uploaded by Kronos Quartet, 18 August 2014, https://www.youtube.com/watch?v=jEjmczo7iDc 13. “Tower of Voices”. National Park Service. Last updated 12 August 2019, https://www.nps.gov/ flni/getinvolved/tower-of-voices.htm

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INDEX

Subjects: Music Keywords: music, memory, jazz, heavy metal, voice, trauma, Twin Towers Mots-clés: musique, mémoire, jazz, heavy metal, voix, trauma, Twin Towers

AUTHOR

BÉNÉDICTE BRESQUIGNAN

Master 1 d'études anglophones Université de Toulouse 2 Jean Jaurès [email protected]

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L’opéra Moby Dick de Jake Heggie : de nouveaux enjeux de représentation pour l’œuvre d’Herman Melville

Nathalie Massoulier

Le moment où une situation mythologique réapparaît est toujours caractérisé par une intensité émotionnelle spéciale : tout se passe comme si quelque chose résonnait en nous qui n’avait jamais résonné auparavant ou comme si certaines forces demeurées jusque-là insoupçonnées se mettaient à se déchaîner […], en de tels moments, nous n’agissons plus en tant qu’individus mais en tant que race, c’est la voix de l’humanité tout entière qui se fait entendre en nous, […] une voix plus puissante que la nôtre propre est invoquée. (Jung 1978 : extrait en ligne, ma traduction)

1 Moby Dick et l’œuvre de Melville dans son ensemble ont fourni des réseaux symboliques ressassés dans l’imaginaire populaire américain voire international. Véritable grille explicative de la vie, l’œuvre du transcendantaliste (ou anti-transcendantaliste selon les points de vue) a acquis depuis longtemps une prégnance exceptionnelle dans les esprits.

2 L’année 2010 vit la création du Moby Dick de Jake Heggie, où le compositeur fait sienne l’intensité émotionnelle -décrite en épigraphe- entourant naturellement le moment mythologique, ici celui de la confrontation quelque peu métaphysique entre l’homme et le monstre sublime. À bord du Pequod de Jake Heggie, sûrement influencé par le Benjamin Britten de Billy Budd (1924), l’individu qui prête sa voix chantante à l’humanité redevient vraiment la race. Cette œuvre opératique a été une potentielle source d’inspiration pour Rinde Eckert dont on découvrira deux ans plus tard Et donc Dieu créa les grandes baleines. Dans son aventure musicale obsédante, sa mise en abîme spectaculaire de l’acte de création pour le théâtre musical, Rinde Eckert nous transporte au cœur même du psychisme d’un compositeur, Nathan, confronté à l’adaptation de Moby Dick. Amnésie et dégénérescence mentale marquent les efforts de Nathan du sceau de l’autodérision, les conventions de la création opératique et la

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difficulté du projet faisant sombrer le tout dans l’absurde. L’œuvre de Melville s’impose comme une somme, sa compression et son adaptation ne pouvant donc relever que du tour de force. Rinde Eckert semble alors rendre implicitement, de manière très créative, hommage à son prédécesseur.

3 Or Moby Dick n’est pas la seule œuvre de Melville à avoir fait l’objet d’un traitement opératique révolutionnant tant la conception du roman que celle de l’opéra. Déjà, Billy Budd (1924) précédemment mentionné, entreprise d’envergure mettant en scène la problématique et tragique homosexualité refoulée dans le milieu exclusivement masculin des marins ainsi que la beauté sans faille du personnage éponyme, avait permis toute l’élaboration d’un univers musical à part chez Benjamin Britten. Entre chansons de marins, mer déchaînée, cornes de brume, sifflets, cloches et tragédie, un précédent est créé. Jake Heggie devra sans cesse veiller à ne pas reproduire du Benjamin Britten, tentation inévitable dans le contexte d’un opéra pour hommes.

4 Il semble important de situer l’œuvre de Heggie dans un ensemble d’initiatives postmodernes incluant des opéras traitant de problèmes climatiques, tels Cellphonia : WET. Cet opéra d’Anne Lebaron fait en effet participer les spectateurs au chant de l’œuvre et prévoit la projection d’informations sur la pénurie d’eau sur fond de lamentations de naïades. Le Moby Dick épique de Jake Heggie semble également jouer sur les angoisses post-apocalyptiques qui occupent le devant de la scène opératique depuis la guerre froide (Atomtod de Giacomo Manzoni en 1965 Aniara, de Kirl Birger Blomdahl en 1959, etc.). Devant les personnages, un seul et même bleu unissant ciel et mer menace d’engloutir l’équipage. D’autres opéras, davantage consacrés à des thématiques historiques telles les guerres du Moyen-Orient ou le terrorisme (Stokes 2016) semblent également entrer en correspondance avec l’œuvre de Heggie qui ne peut manquer de souligner la référence de Melville à la bataille sanglante de l’Afghanistan et les échos de la guerre en Iraq dans l’opéra (« We’ll plant our spears like our nation’s flag into the flesh of that terrorizing beast » : « Nous planterons nos lances, tel notre drapeau national, dans la chair même de ce terrifiant animal »…).

5 Moby Dick a par ailleurs connu un nombre important d’adaptations cinématographiques et intermédiales. Il convient de réfléchir à l’apport spécifique de l’œuvre de Jake Heggie à l’œuvre d’Herman Melville et à l’opéra.

6 Nous étudierons dans un premier temps ce qui rapproche Moby Dick des préoccupations contemporaines. Nous verrons comment, au fil des différentes adaptations, l’œuvre de Melville a pu progresser en dialoguant avec le monde qui l’entoure. Nous examinerons l’apport de Jake Heggie qui éloigne la référence melvillienne de la simple citation et tente de renouer avec son sens premier. Nous serons enfin amenés à considérer et à évaluer la petite révolution que constitue son Moby Dick pour l’art littéraire de Melville tout comme pour l’art opératique.

1. Moby Dick au vingt-et-unième siècle : entre art écologique et art universaliste

1.1. Moby Dick et l’art écologique

7 La thématique d’influence transcendentaliste qui caractérise l’œuvre1, le rapport de l’homme à la nature, quelque peu inspirée par la tradition romantique anglaise2, est

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particulièrement propice à susciter l’intérêt des spectateurs de notre époque, sensibilisés à la cause environnementale.

8 En cela, l’œuvre s’inscrit dans toute une tradition d’art écologique plus ou moins engagé nouvellement au centre des préoccupations critiques. De tentatives d’écovention aux ébauches d’éco-art, cette tradition souffre en effet d’un manque de cohérence dans la définition de sa mission (Ramade 2015 : 184). Dans le sillage de la pensée de Bénédicte Ramade, on peut d’ailleurs se demander quel rapport entretiennent le paysage, la nature, l’écologie du milieu maritime décrits dans Moby Dick avec la tactique du « Think global/Act local » qui est au cœur de l’intervention écologique. Possible précurseur du land art par la contemplation artistique des grands espaces et des éléments qu’il impose, précurseur également des diverses entreprises photographiques peut-être plus convaincantes qui ont succédé, affirmant la prédominance de la notion de nature sur celle de simple paysage dans son esthétique même, éloge des grands rythmes biologiques, l’art de Melville, adapté ou non, est à considérer, de toute manière, comme pratique artistique responsable nous sommant de respecter la nature. Moby Dick s'apparente à un petit traité sur l’univers et ses fonctionnements, à l’instar d’œuvres postmodernes telles le Pays des Eaux de Graham Swift, dont les ambitions d’universalité sont similaires, depuis les détails historiques sur l’évolution des masses d’eau dans les marais anglais jusqu'à la leçon sur la reproduction de l’anguille et aux considérations cosmologiques. L’œuvre encyclopédique de Melville, dans laquelle Joe Carter voit une anti-Bible (Carter : 2010), énumère les milieux, multiplie les exemplaires animaliers, déploie des horizons spatiaux aussi infinis qu’intemporels.

1.2. Quand la réussite individuelle se heurtant aux valeurs collectives et démocratiques, nous sommes tous des Achab3 : « Et voici une nouvelle interprétation, mais le texte reste le même. » (Melville n.d. : 597)

9 Du personnage biblique, symbole miltonien, à la créature melvillienne, Achab est devenu un puissant trope (Insko 2007 : 19) dans la culture américaine comme l’illustrent le grand nombre d’universitaires (Jeffrey Insko, Andrew Del Banco) qui ont consacré leurs travaux au recensement des métaphores y ayant trait. Avant de pénétrer l’imaginaire populaire (commentaires journalistiques dans la presse spécialisée en politique, en sport ou dans le monde des affaires, références à Moby Dick dans les séries télévisuelles, les bandes dessinées, au cinéma et dans les arts visuels), l’univers de Moby Dick et la référence à Achab ont été relayés par l’entremise de références plus savantes, provenant d’auteurs d’autres œuvres majeures, tels Samuel Beckett ou John Updike.

10 Rares sont les individus hubristiques que la quête effrénée de pouvoir aveugle et place en porte à faux par rapport à leurs pairs qui échappent aux États-Unis à l’identification au célèbre capitaine. Il faut dire que dès la Bible le septième roi impie d’Israël, qui, avant de devenir capitaine melvillien, est pour toujours, et dans l’imaginaire de tous les Chrétiens, celui qui a théâtralement vendu son âme au diable en calomniant Naboth pour récupérer sa vigne, a outrageusement provoqué la vengeance de Dieu. Ce dernier fera lécher son sang par les chiens.

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11 Comme le fait remarquer Jeffrey Insko (Insko 2007 : 21), l’histoire de chacun ne peut qu’évoquer celle d’Achab, car cette dernière semble n’être que le reflet de la subjectivité la plus pure. La réflexion de Pip à propos du doublon le souligne : « Je regarde, tu regardes, il regarde, nous regardons, vous regardez, ils regardent. » (Melville n.d. : 598). Réduite à l’absurde de la quête frénétique d’Achab, tendue entre déhiscence et simplification, la diégèse ne cesse de circuler et de s’adapter (Insko 2007 : 30).

12 Les premières décennies du vingtième siècle virent poindre une véritable renaissance melvillienne. Jusque-là, le texte de Moby Dick n’avait valu aucun succès à son auteur. Ce n’est pas étonnant puisque le récit, composite, fluctuant, à la limite du moderne et du postmoderne, s’articule autour de chapitres en forme de gros plans réalisés sur des objets quotidiens (couvre-lit, sac de voyage, brouette, pipe), d’histoires rattachées aux éléments et parties appartenant au baleinier (table, gaillard d’arrière, tête de mât, fourche, corde à singe), de temps forts du récit (Noël, le coucher du soleil, minuit), ponctués de descriptions cétologiques (le krill, le calmar). Une sorte de sous-intrigue en quelques chapitres parallèles progresse également vers le cerveau de la baleine puis vers la queue. Melville ne fait vraiment rien pour ménager son lecteur du dix- neuvième, que l’errance rapproche du baleinier, alors qu’il est intimement ballotté dans l’intemporel du vaste espace océanique, dans le grand temps de l’évolution biologique tout autant que dans le petit monde interne de l’aliénation d’Achab.

13 La trame labile de Moby Dick devint plus acceptable au début du siècle dernier puis le roman dans son ensemble acquit davantage de popularité, certains y voyant même une prophétie de l’accession d’Hitler au pouvoir, de la guerre froide, de la guerre du Vietnam puis de la guerre en Irak.

1.3. Richesse d’un dialogue intermédial autour d’une poétique de la déconstruction

14 Moby Dick en tant que narration melvillienne semble se caractériser par la versatilité de ses adaptations et recyclages, la variété des genres et les supports utilisés. Cela suppose donc, de la part du consommateur d’art, une flexibilité interprétative tant la référence à Melville transforme l’entreprise artistique en « œuvre ouverte », qui « au-delà d’une apparence définie [a] une infinité de lectures possibles » (Eco 1965 : 43). Les compétences culturelles du lecteur sont mises à l’épreuve, ce dernier devant solliciter ses connaissances littéraires du texte original qui le font déjà hésiter entre interprétation biblique (voir le nom des personnages, la figure du cachalot qui semble représenter une forme de transcendance) et athée (la figure du bon sauvage aux rites païens). Le lecteur doit également suivre le devenir du texte à travers les arts.

15 Œuvre d’art dans l’œuvre d’art, le personnage-cachalot de Moby Dick se retrouve notamment dans les peintures abstraites de Jackson Pollock, Sam Francis ou Frank Stella4. Jackson Pollock (Blue Moby Dick [1943]) semble retenir de Melville la violence incommensurable, presque incohérente du destin tragique.

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Jackson Pollock, Blue Moby Dick, 1943, Ohara Museum of Art.

16 À la fois méditation sur le bleu de la mer – un bleu violent comme dans les opéras chinois, qui s’oppose aux autres couleurs primaires que sont le jaune et le rouge, puis au blanc – et contemplation de la forme soumise à une pression déstructurante – formes déchiquetées, formes mises en mouvement par monstre, vagues et courants, oppositions surface/profondeur –, l’œuvre est résolument expressionniste. Tout se passe comme si, par sa densité émotionnelle, elle appelait le langage opératique non purement représentatif de Jake Heggie, où le malaise est rythmé au niveau visuel, par une alternance entre vues verticales et horizontales du Pequod, de ses canots et de la mer. Ce langage tout en assignant corps et âmes (celui du chanteur et celui du spectateur) dans l’espace peuplé puis solitaire d’Ismaël, où se noue le drame d’une destruction généralisée et incontrôlable, transforme le texte de Melville en une expérience, un voyagé partagé par la sensibilité.

17 Reflet d’un pessimisme émanant peut-être d’une émotion nommée roman melvillien, l’œuvre de Jackson Pollock ressasse l’angoisse alcoolique de son créateur en recourant aux symboles que sont une dynamique de l’invasion relativement arbitraire, la prédation naturelle, la dévoration et ses connotations psychanalytiques. La dureté et la simplicité de la gouache s’imposent pour représenter le sublime d’une confrontation avec l’inconnu semblant impliquer les quatre éléments. Il n’est pas anodin que l’on retrouve les symboles précédemment cités5 chez Jake Heggie.

18 Le thème pictural du chaos primordial, impliquant l’implosion/explosion des strates temporelles dans une ambiance hyperboréenne, semble entraîner logiquement la dissolution des formes et du sens pour mettre à mal le génie de la classification biologique du dix-huitième siècle. Dans une même veine, vers 1950, Gilbert Wilson ira jusqu’à choisir, par exemple dans ses Insanity Series (six portraits d’Achab révélant sa progression maniaco-dépressive [Wilson 2007]), de mettre en scène l’explosion de la

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tête d’Achab qui finira par révéler une constellation d’étoiles. On peut sûrement voir dans cette représentation du personnage une préfiguration du jeu d’acteur de Ben Heppner/Achab qui a créé le rôle et se doit de toujours garder la même intensité dans sa manière de commander et de sombrer dans la folie.

19 En 2014, dans son œuvre Ubiquitous, faisant fond sur une citation de Melville quant aux apparitions fantomatiques du cachalot perçu sous différentes latitudes au même moment, Robert Del Tredici explore l’idée d’une représentation simultanée de la célèbre baleine et des phases lunaires (Del Tredici 2014). Courber, incurver, déformer : tel sera également le programme de Frank Stella qui se heurtera, comme ses collègues, à l’impossibilité, maintes fois soulignée par Herman Melville, de peindre ou dépeindre avec exactitude la baleine dont l’ubiquité n’a d’égal que l’évanescence. Jake Heggie aussi aimera à souligner que Moby Dick, pourrait être la lune, ou le rien. Il faudrait recourir à tous les sens humains, se déplacer dans ou/et hors de la baleine6, en allant dans le sens proposé par l’œuvre postmoderne baroque de Damien Hirst, abolir, toujours davantage, les frontières entre spectateur et sujet de l’exposition pour prendre toute la mesure de ce qu’est le mystique Léviathan melvillien.

20 Le cachalot fait de relativement fréquentes apparitions dans le cinéma (et les séries) américain(es), la mise en scène aussi irréaliste que spectaculaire d’un vicieux Moby Dick qui s’attaque froidement aux baleiniers permettant de mettre à contribution les évolutions technologiques. L’oscillation structurante entre encyclopédisme exhaustif (détails sur la vie des baleiniers, les différents types de mammifères marins) et déconstruction de ce même encyclopédisme (histoire d’Ismaël, d’Achab), qui donne son rythme à l’œuvre littéraire originale, est à jamais perdue, ce qui préfigure ce qu’il se passe dans l’opéra de Jake Heggie. C’est donc en prenant un parti pris diamétralement opposé à celui, très nuancé, de Melville qui dresse son portrait animalier à grand renfort de textes documentaires digressifs que les cinéastes avant le compositeur, notamment de The Sea Beast de 1926 à la série Jaws (1975), font du cachalot blanc leur fonds de commerce.

21 Pur agent du mal auquel il faut échapper ou dont il faut contrer les attaques, la créature devient vecteur d’une angoisse existentielle à une ère dominée par les incertitudes politiques et économiques. Sous cette forme, la représentation du monstre semble justifier la chasse de l’espèce à des fins commerciales tout autant que l’intervention de comités de vigilance dans le cadre des conflits géopolitiques que le Léviathan métaphorise.

22 Par ailleurs, que ce soit, comme le souligne Susan Weiner (Weiner 2004 : 85), dans l’œuvre de Woody Allen (Zelig, 1983), dans celles de Michael Lehmann (Heathers, 1988), John Avnet (Fried Green Tomatoes, 1992), des frères Warner (Bacon 1930) ou de John Huston (Huston 1956), le Moby Dick de Melville illustre le processus de popularisation d’une référence culturelle savante, son transfert de la sphère artistique classique caractérisée par les actes créatifs uniques vers celle du pop art pictural qui se définit à travers les concepts de reproductibilité, circulation, commerce et consommation de l’œuvre7 (Weiner 2004 : 85). Dans l’œuvre de Woody Allen (The Whore of Mensa, 1974), qui aime à se moquer d’un certain monde savant, un intellectuel souhaite rencontrer une prostituée qui a de l’esprit. Au cours d’une scène satirique, on laisse entendre au spectateur que les tarifs diffèrent selon que les échanges entre le client et la prostituée tournent autour de Moby Dick ou des œuvres plus symboliques ou plus courtes du même auteur. Tout dialogue nécessitant une approche comparée des textes de Melville et

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Hawthorne verra sa facturation augmenter. Le monde intellectuel, loin de se montrer pur et vertueux, est perçu comme prostitution rémunératrice de l’esprit.

23 En Italie, peu après la traduction de l’œuvre de Melville par Cesare Pavese en 1932, l’influence de Moby Dick ne tarda pas à se faire ressentir sur la culture littéraire, et plus particulièrement poétique, du pays. On peut songer à La guerre sur les collines de Beppe Fenoglio (1968), ou à Horcinus Orca de Stefano d’Arrigo (1975), réplique européenne de la fresque de Melville. En 1988, un opéra italien sur Moby Dick parut, composé par Armando Gentilucci, avant qu’un grand nombre de chansons consacrées à la baleine n’envahissent le marché musical (Mariani 2013 : 90).

24 Cependant, l’inspirante histoire d’Achab a engendré nombre de réinventions qui se déclinent notamment en bandes dessinées, dessins animés et romans graphiques.

25 En 2001 parut le roman graphique Sulla Rotta di Moby Dick dans la série Dylan Dog, que l’utilisation de la référence melvillienne place aux antipodes de l’œuvre de. Jake Heggie. Le compositeur réalise une adaptation-compression-dramatisation-mise en musique du texte où beaucoup de choses sont retranchées mais rien de diégétique n’est réellement ajouté. L’essentiel de l’acte créatif d’envergure repose sur la description musicale et plus généralement opératique des émotions fortes que signale le roman en un langage artistique compréhensible de tous, mélomanes lyriques chevronnés et néophytes. L’œuvre joue sur le thème lyriquement porteur de l’amitié entre hommes qui fait la force utile, celle, par-delà les religions, de Greenhorn et Queequeg, celle également qui unit Flask, et Stubb, ou Stubb et Pip, voir le trio Geenhorn, Queequeg et Pip puis le chœur des baleiniers.

26 Le thème de la confrontation sérieuse (Starbuck/Achab) est l’envers de l’amitié, également intéressante d’un point de vue opératique. Par conséquent, Jake Heggie organise son espace lyrique en duos musicalement et dramatiquement féconds mais rien de diégétique n’est réellement ajouté dans cet opéra où l’unité de lieu ne peut que prévaloir puisqu’on ne quitte le baleinier que lors des plans sur les canots.

27 Chez Tito Faraci, l’histoire de Moby Dick sert à représenter les événements tragiques d’une vie. Elle est seulement insérée dans une histoire encadrante, selon une logique psychanalytique.

28 Le désargenté et néanmoins élégant investigateur de cauchemar, Dylan Dog, est entraîné dans l’irrationnel d’une improbable rencontre avec une réincarnation d’Achab. Ce dernier personnage acquiert l’intime conviction, en lisant Moby Dick, que le roman ne fait que décrire sa propre histoire. Toile de fond de sa folie et de son chagrin poétique, le roman melvillien correspond à la partie traumatique de sa vie (perte de sa jambe, de sa femme et de sa fille dévorées par un requin) qui est par ailleurs refoulée.

29 Comme chez Herman Melville et chez Jake Heggie, le cachalot est à la fois espèce protégée ou respectée, monstre sans pitié profondément amoral, symbole du mal dévorant jusqu’à ceux qui veulent le préserver. Dans ce Dylan Dog des plus fantasmagoriques, il est la création du démiurge Rachel Sturgeon qui tente de l’instrumentaliser pour le transformer en redoutable arme de combat. Manipulé, l’Achab de Dylan Dog est non seulement victime melvillienne, mais également bouc émissaire que l’on dupe (Mariani 2013 : 95), dont tous les efforts sont d’autant plus vains que le requin responsable de son état a déjà été abattu.

30 Aveuglé par un profond bovarysme, Achab se plaît à penser qu’il serait encore capable de tordre le cou au destin. À la fin du roman graphique, la confrontation finale, qui

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aurait dû aboutir à l’anéantissement mutuel d’Achab et de la baleine, est remplacée par une scène où Achab déclenchant une bombe nucléaire contre Moby Dick finit par projeter le monstre ainsi que sa propre personne non dans l’espace mais dans le passé. Ainsi, l’avatar graphique en vient à modeler le texte melvillien original dans une logique temporelle inversée comme pour signifier que c’est de la répétition avec variation que l’histoire originelle de Moby Dick tire son sens tant elle symbolise la rétrospection allant de pair avec le traitement du traumatisme.

2. Jake Heggie et Moby Dick, réenchanter le sens communautaire originel

2.1. La collaboration opératique au service de l’art de Melville. Spécificités de l’adaptation opératique, un art mouvant à la recherche d’une intensité

31 L’entreprise opératique, et en particulier celle de Jake Heggie, a pour spécificité d’avoir comme résultat une œuvre dont l’autorité est toujours un peu floue. Tout d’abord, la création d’une telle œuvre, bien que revenant, pour l’essentiel de manière indéniable, au compositeur et au librettiste, suppose la participation de toute l’équipe des personnels de l'opéra (créateurs de décors, de costumes, et d’objets scéniques, metteurs en scène, scénographes, responsables des jeux de lumière, ingénieurs du son) car l’opéra n’est en rien un texte figé. Le texte et la musique, sans parler de la mise en scène, ne sont jamais réellement établis avant la première, l'ensemble étant soumis à des changements durant les six premiers mois de répétitions, pour des raisons pratiques bien sûr, mais également parce que les chanteurs, jamais seulement interprètes, jouent un rôle non négligeable, par leur expérience artistique, dans l’élaboration du spectacle.

32 À la différence d’une pièce de théâtre, le livret n’est conçu depuis le début qu’à partir d’angles musicaux. Il n’est pas de sujets, de thèmes, d’actions, de personnages qui ne pourraient pas recevoir de traitement musical intéressant. Ainsi faut-il nécessairement, comme le remarque Michael Halliwell, que des éléments amènent à une escalade périodique, par ondes, et portent ainsi l’intensité dramatique, que cette intensité et les émotions se trouvent amplifiées par la musique (Halliwell 2005 : 45 f).

33 L’entreprise d’adaptation opératique est d’abord obtenue par compression de l’œuvre source. Le degré de littérarité du texte de départ se perd le plus souvent, raison pour laquelle les compositeurs contemporains tentent de solliciter directement la participation des écrivains (Rochlitz 2012 : 36). De plus en plus souvent, de nos jours, le livret et la structure de l’opéra gagnent en littérarité et parviennent à égaler la musicalité du spectacle. Le livret devient une forme dramatique et littéraire à part entière (Morra, cité dans Rochlitz 2012 : 36). Toutefois, dans le cas de l’œuvre de Jake Heggie, le livret a été établi par rapport à une version papier de Moby Dick annotée par le compositeur et le travail de librettiste de Gene Scheer. Il s'agit d'un travail à au moins six mains entre Herman Melville, Gene Scheer et Jake Heggie. Gene Scheer se spécialisera peu après dans la progression des personnages en environnement périlleux (tel que l'Everest). Moby Dick est déjà porteur de l’élan qui lui permettra d’explorer l’inscription de la montagne (environnement sonore, vent, craquement de la glace) et l’interférence avec le monde des hommes. Comme dans Moby Dick, chaque pas est

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précaire, essoufflé ; les paysages internes, émotionnels se marient avec l’absurde du désir hubristique de surpassement et les paysages physiques.

34 Moby Dick de Melville est interprété, les personnages sont transformés, l’œuvre de Gene Scheer et de Jake Heggie acquiert sa propre structure narrative et esthétique autonome en raison de la nécessité d'obéir à certaines conventions associées à la forme opératique (besoins chorégraphiques, études des effets de lumière, présentation simultanée de niveaux de discours indépendants, verbaux, musicaux, visuels offrant de riches possibilités d’interprétation). L’adaptation est ainsi, au sens que lui donne Linda Hutcheon, « créative » (Hutcheon 2006 : 14).

2.2. La trame métaphysique revue par Jake Heggie

2.2.1. Des personnages et des leitmotive. Le petit théâtre de l’offense spirituelle

35 Expressionnisme, excès, destin humain en conflit avec l’indicible ubiquité du monstre, constituent un matériau opératique de premier choix pour le Moby Dick de Jake Heggie. Qu’est-ce que Moby Dick sinon l’histoire d’une fuite du personnage en proie à l’hubris ? Plus précisément, il s'agit de la fuite du mauvais Achab dont l’orgueil n’est que démesure, poursuivi ironiquement par un monstre plus dévorateur que lui, mais également blanc, symbole de pureté. Cette fuite se double de celle de Moby Dick, Léviathan, voire crocodile du Nil malgré lui, qui sera assurément châtié, de manière minimale, par Achab. Le bien et le mal ne font que s’inverser selon le point de vue. Jake Heggie/Gene Scheer organisent l’articulation de leurs personnages autour du thème de l’offense spirituelle (péché d’orgueil et de démesure) commise.

36 Starbuck est le père de famille responsable qui détient entre ses mains le destin du navire, étant le tout premier à deviner la folie du capitaine. À la différence de Starbuck, Ismaël, jeune homme encore mal défini et quelque peu innocent, n’a apparemment que très peu d’autonomie à bord du Pequod et ne peut vivre spirituellement et émotionnellement, la pêche à la baleine sans l’aide et l’affection vitales de son comparse Queequeg. Ce dernier, prince de Kokovoco, est le cœur spirituel sans lequel nul ne pourrait être sauvé. Figure sacrificielle, quasi christique, Queequeg est d’abord cloué en haut du mât par son malaise avant d’amorcer ce qui s’apparente, dans l’entrelacs des cordages, à une descente de croix (acte 2, scène 1). Il est expérience immédiate de l’humanité puisqu’il ne peut s’empêcher de porter tout naturellement secours à l’enfant, au jeune homme, et même à Achab.

37 Pip, trop jeune figuration du cœur et de l’amour dans l’opéra (il rappelle à Starbuck et à Achab qu’ils ont des fils et des femmes), devient fou (acte 2, scène 4). Le personnage agit comme rappel de la fragilité et de la mortalité humaines. Lorsqu'il est blessé, tous les membres de l’équipage partagent sa blessure sous forme de prolepse, le chœur chantant après lui « Lost in the heart of the sea… » (« Perdus en pleine mer… »8, acte 1, scène 5). Tous semblent avoir conscience de la précarité de leur destin, perdus sur un petit vaisseau au milieu de l’océan sur une terre elle-même perdue dans l’immensité de la Voie lactée. C’est également le sang de Pip qui baptise les harpons alors qu’il s’autoscarifie et réveille ainsi les émotions endormies d’Achab qui prend la mesure du mal qu’il fait. La scène qui annonce l’évocation du fils du capitaine, resté à Nantucket, est prise dans les entrelacs émotionnels qui structurent l’œuvre.

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38 Le chœur des marins procure de riches intermèdes humoristiques et musicaux : “Oh jolly is the gale and a joky is the whale […] what a funny, sporty, gamy, jesty, joky woky poky lad is the ocean, Oh up!” (“Que la tempête est gaie […] quel joyeux drille, bon joueur, bon blagueur, […] cet océan de malheur ! Oh hisse !", acte 2, scène 19). La mer peut être perçue comme un personnage, le cachalot étant à l’image de la lune à laquelle Jake Heggie le compare souvent au cours d’entretiens, car passible de bien des projections. Il n’est sans doute pas fortuit que la lune soit un thème opératique par excellence, intervenant aussi bien dans les opéras science-fictionnels anciens (voyages d’Astolphede) que dans les œuvres plus modernes (notamment chez Offenbach).

39 Les personnages semblent le plus souvent fonctionner par couples comme lorsque Starbuck, armé, chante son fameux “O Lord what shall I do” (« Oh Dieu, que dois-je faire ? », acte 1 scène 7), à deux doigts de saisir l’opportunité de se débarrasser d’Achab endormi puisque ce dernier vient de le menacer de peine de mort. On peut également noter le passage à l’acte 2 scène 6 dans lequel les deux hommes évoquent leur fils et leur femme, mais seulement pour admettre l’impossibilité du retour en arrière.

40 Les hommes sont parfois réunis lors de quatuors. Achab et Starbuck, le duo de décideurs (ils établissent les fonctions à bord du baleinier, la place de tous dans ce monde maritime), peuvent s’opposer en un point de la scène tandis que Greenhorn (Ismaël) et Queequeg dialoguent en un autre point. Ainsi, acte 1 scène 4, alors que Starbuck chante « Je pense entrevoir sa fin impie que je dois l’aider à atteindre »10, puis évoque l’inéluctable destin, Achab, aveuglé, exalte sa liberté d’action (« Ce que j’ai voulu entreprendre, je l’entreprends […] rien ni personne ne pourra m’arrêter […] je suis prêt » 11). À l’autre bout de la scène, Queequeg invoque les esprits (« Fune Ala »), et Ismaël lui demande qu’il lui fasse la leçon et lui éveille le cœur.

41 La structure de l'œuvre réside dans une constellation de leitmotive tant harmoniques que rythmiques, associés principalement à ces personnages et présentés dès le prologue. Ces motifs se superposent, s’entrechoquent tels différents courants ou différentes vagues.

42 Le motif ascendant-descendant sur quatre notes, émanant des mots ‘Call me Ishmael’ (« Appelez-moi Ismaël », acte 2, scène 7), est le premier motif entendu et représente la dynamique de l’aspiration inhérente au personnage d’Ismaël qui ouvre et referme l’opéra. Le motif subit ensuite différentes permutations. Le jeune Ismaël, seul survivant du Pequod (seul dont Dieu entend la souffrance, étymologiquement12), aspire à explorer le monde et les autres, à s’ouvrir à la bonté et la culture très humaines des peuplades géographiquement reculées, à définir son être dans l’amour. Queequeg, dont on entend ensuite le leitmotiv, est directement associé aux chants sacrés de son peuple. La ligne mélodique qui représente Achab et l’aventure (do-la-do-re-fa-mi-re-do-sol multiplement transposée) précède l'un des thèmes majeurs de l’œuvre, le rythme saccadé de « Death to Moby Dick » (« Mort à Moby Dick »), un des plus frappants passages que le chœur scande en suivant le rythme battu au harpon par Achab. La mer acquiert également des allures de personnage, les dynamiques ascendantes et descendantes rappelant les vagues quasiment nauséeuses qui manqueront d’emporter, puis emporteront finalement, le Pequod.

43 Chez Jake Heggie comme chez Benjamin Britten, les structures musicales constituent une forme de narration imbriquée. Aux leitmotive s’ajoutent voix et perspective narratives, notamment celle fournie par l’orchestre, sorte de narrateur. La synthèse scénique de tous les éléments (visuels, musicaux et verbaux) se rapprocherait de la voix

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implicite de l’auteur dans la fiction selon Michael Halliwell (Halliwell 2005 : 12), théorie une fois de plus validée d'après laquelle le personnage résulterait d’un acte narratif orchestral (Halliwell 2005 : 12). Le point de vue narratif dépendrait, quant à lui, de la distance entre le discours du personnage chantant sur scène et le discours, non verbal, de l’orchestre (Rupprecht 2006 : 110).

44 Le sens est véhiculé par ondes, ou courants, à l'instar des répétitions verbales qui tissent un réseau de leitmotive textuels liant certains personnages à certaines situations (« Ala fune ala », acte 1 scène 1 et suivantes, « You see, I see », d’acte 1 scène 6 à l’acte 2). À chaque répétition, le leitmotiv textuel ou musical, geste référentiel, obtient, par mécanisme d’accrétion, une charge sémantique supplémentaire qui peut venir confirmer, commenter ou contredire l’action. Le mécanisme d’association des événements, par l’entremise de la musique et des leitmotive impose un point de vue non linéaire sur l’action qui se déroule.

2.2.2. Et si tout n’était que nuit étoilée ? Du sentiment religieux melvillien à une communion païenne entre les hommes

45 Apparemment, chez Jake Heggie, l’aventure opératique de Moby Dick commence par la contemplation de La Nuit étoilée (Van Gogh) reproduite par son propre père, peintre de la nature, avant son suicide. Ce que le compositeur s’attachera à dépeindre, chez Melville comme chez Emily Dickinson, plutôt que le sentiment religieux, c’est la profonde douleur psychique, à forte valeur poétique ajoutée, celle-ci contraignant l’écrivain à recréer les liens humains à travers l’écriture pour aboutir à une communion des êtres.

46 Pour ce faire, pas d’archétype dans l’œuvre du compositeur, mais des êtres de chair et de sang, la vivacité de leurs traits étant mise en lumière par un certain feu créateur. « Fune Ala » acte 1 scène 1 est un véritable chant indigène, d’inspiration polynésienne, le pataud Ismaël a toute la tendresse de l’enfance alors que, mû par une tristesse mélancolique, il cherche le réconfort auprès de ses aînés, en jeune adulte que le spectacle de la baleine que l’on dépèce peut encore émouvoir. Le vieux Stubb, plus vrai que nature, incarne la bonne humeur du vieux loup de mer qui aime par-dessus tout son steak de baleine. Dans un même mouvement, le compositeur, plutôt que d’écarter le matériau encyclopédique occupant les nombreuses pages du roman, le transforme. Il est impératif pour lui de donner à voir le fait que la vie à bord d’un baleinier, monde qui nous est complètement étranger, est tout sauf pure partie de plaisir tant les préoccupations matérielles et autres abondent. Les connaissances livresques melvilliennes sont donc au service de sa théâtralisation métaphorique de la douleur psychique auctoriale.

47 Afin de resserrer les liens entre chanteurs et public, l'idée n’est pas d’imposer aux interprètes de se tordre de douleur ou d’éclater en sanglots sous l’effet des émotions. Il s’agit plutôt, comme le note Stéphanie Blythe, que le public puisse faire lui-même l’expérience de ces émotions. Celui-ci doit pouvoir toujours se sentir étroitement lié, par son expérience humaine même, à la scène qui se déroule devant lui, cette dernière faisant écho à sa propre douleur (Blythe : 2013).

48 Jake Heggie, dans une perspective humaniste, pense qu’il est de son devoir de faciliter un certain sentiment communautaire à travers la représentation opératique autour de la thématique de l’iniquité ou de l’injustice d’une situation. Cette dernière semble

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forcer le compositeur à explorer des territoires inconnus de son être intérieur, Jake Heggie en arrivant à impulser aux autres la même méditation/contemplation en un acte complexe de communication (Broomell 2014 : 10).

49 Achab, porté naturellement à sa perte par le désir pour ce qu’il ne peut avoir, est objet d’empathie, tout particulièrement à partir de « I leave a white and turbid wake » (« Je laisse derrière moi un violent sillage de lumière », acte 1 scène 4). Tout le monde sait dorénavant que sa quête est vouée à l’échec. C’est à partir de ce point nodal que Jake Heggie a choisi de relire l’intégralité de son manuscrit de façon à construire une progression naturelle permettant d’aboutir à un resserrement sur l’identité du personnage, sa solitude intrinsèque amenant à la communion finale entre le spectateur, Ismaël et la toute puissante nature spiritualisée.

50 Explorer la possibilité d’atteindre l’inatteignable, de maîtriser l’immaîtrisable, mettre à nu l’émotion chez Melville pour retrouver le sens humain profond de telle ou telle scène invitent tout naturellement à un acte esthétique de nature musicale pour Jake Heggie. Tenter de renouer avec le grand rythme émotionnel faisant pendant au grand rythme biologique implique de choisir des expressions de Moby Dick qui résonnent en nous tous (« Je frapperais le soleil s’il m’insultait »13, acte 1 scène 2).

51 Jake Heggie s’écarte des adaptations littérales et caricaturales que sont les adaptations cinématographiques pour utiliser le roman proprement dit comme point de départ d'une œuvre vivante. Seul l’opéra, art vivant en trois dimensions, augmenté d’une imagerie numérique moderne, permet, par le truchement des nombreuses représentations, de renouer avec le sens humain. Plus la représentation de la douleur psychique penche vers l’abstraction, plus elle devient accessible à la musique, pure émotion.

52 L’œuvre-communion de Jake Heggie, à l’instar de celle de Melville, se présente comme un tout organique. Les personnages, en tout point de la diégèse, se présentent comme la synthèse de ce qui leur est arrivé jusqu’au point où on les considère. C’est en tant qu’ils récapitulent toute leur expérience passée maintenant qu’ils se trouvent confrontés à une nouvelle expérience avec laquelle ils interagissent qu’ils intéressent le poète.

3. Moby Dick de Woody Allen à Helen Prejean : de l’objet culturel en circulation et tourné en dérision au sens melvillien retrouvé

53 Avoir lu ou ne pas avoir lu Moby Dick dans le film Zelig de Woody Allen est une question décisive, la réponse déterminant le destin des personnages. La lecture du pavé représente l’accomplissement par excellence, le désir de conformité sociale mené à bien. Même une fois marié, sur son lit de mort, Zelig admet que la seule chose qu’il regrette est de ne pouvoir achever Moby Dick qu’il vient juste de commencer. Toute l’entreprise d’acclimatation d’une œuvre hautement littéraire par les élites est tournée en dérision bien qu'un hommage soit plus ou moins dûment rendu à l’entreprise melvillienne par ailleurs.

54 Si le révérend de Fried Green Tomatoes se doit de jurer sur la Bible qu’Idgie et Big George n’ont pu perpétrer d’homicide puisqu’elles étaient avec lui, afin de ne pas contrevenir à

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sa foi, il jure en fait sur Moby Dick, symbole culturel proche du religieux, à associer avec la destinée manifeste.

55 D’objet réduit à son aspect physique, de symbole culturel substituable à la Bible, Moby Dick, une fois adapté par Jake Heggie et Gene Scheer, redevient lieu possible de méditation et de spiritualité. Le spectateur peut à nouveau, avec Achab, contempler l’univers, et la place de nos aspirations démesurées au sein de celui-ci. Il peut envisager des tentatives pour canaliser les forces inconnues à l’œuvre dans cet univers et mesurer son autonomie.

56 L’œuvre de Gene Scheer et de Jake Heggie, réflexion multiculturelle, rejoint le traitement du conflit et de l’isolement melvilliens tout autant qu’elle s’attache à explorer le sens de l’amitié et de la communauté. Dans cet opéra de la persuasion, Achab l’emporte inéluctablement sur Starbuck, ce dernier ne pouvant abattre le capitaine et sacrifiant tout ce en quoi il croit. Sa foi familiale – on songe aux prières de son garçon qu’il entend de loin –, alors qu’il achemine l’équipage vers une mort certaine, est en effet profondément ébranlée. Dieu, qu’il pensait avoir pour lui jusque- là, l’a désormais abandonné.

57 Le seul pour qui l’expérience n’est pas complètement négative reste bien sûr Ismaël, figure potentielle du lecteur-spectateur, qui renaît tel un phénix dans l’antre de feu où l’on prépare la graisse de baleine. Nouant une relation fondée sur l’empathie avec Pip, puis d’autre part avec le cachalot, il est le seul à parvenir à une compréhension profonde et humaine de la vie sur le baleinier, à pouvoir évoluer dans ce monde profondément vertical, fait de canevas, que les personnages montent et descendent symboliquement. Les canevas des relations, permettant un va-et-vient entre société des marins au sol et monde de l’amitié particulière (celle de Queequeg et d’Ismaël que tous à bord respectent), laisse en effet bien souvent place à la symbolique toile d’araignée au centre de laquelle Achab, possible arachnide, tel serait retenu prisonnier.

58 Métaphoriquement opéra du souvenir voire de l’horreur/erreur historique, tant l’espace fumant du Pequod est huis clos infernal, Moby Dick semble préluder logiquement au travail de Jake Heggie de 2013, Farewell, Auschwitz, cycle de mélodies pour soprano, inspiré du texte de Krystyna Zywulska, prisonnière d’Auschwitz- Birkenau. Autre compte rendu journalier montrant comment on peut survivre à l’horreur, le cycle renoue avec l’inspiration pop, folk et classique du compositeur, que ce dernier fait voyager dans le paysage musical de la Pologne des années 1940. Œuvre- tombeau, Farewell, Auschwitz, contient majoritairement des chants de résistance.

59 Le style de Jake Heggie qui traverse Moby Dick, au carrefour entre Broadway, jazz et classique, a pu être influencé par son professeur et première épouse, Johana Harris, mais également par Paul Reale qui l’incita à accorder le plus grand soin à la couleur et aux harmonies produites par l’orchestre sous une ligne mélodique qui se dégage nettement. David Ratskin, pour sa part, lui montra comment améliorer la ligne motivique et penser la théâtralité de son œuvre. Néo-tonaliste, Heggie n’hésite pas à remettre sans complexe au goût du jour la ligne mélodique bien menée et sa puissance théâtrale en se fondant sur la couleur des mots et le rythme syncopé inhérent à la langue parlée.

60 D’un style économique et non prétentieux, l’écriture de Jake Heggie, même dans ses américanismes (inspiration appalachienne), se prête particulièrement à l’évocation de la spiritualité comme l’atteste le rapprochement créatif entre le compositeur et la sœur Helen Prejean. Depuis La dernière marche (2000), adaptation des mémoires de la célèbre

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religieuse, de forts liens d’amitié et de spiritualité unissent ce couple improbable autour de thématiques socioculturelles (Beasley 2008 : 2).

61 Gene Scheer et Jake Heggie, en puisant leur inspiration dans la musique de film et le théâtre musical américains, réalisent une fresque ouverte sur le monde, dont la musique, composée en continu, renoue avec l’esprit du roman melvillien, et avec l'esprit de la destinée manifeste américaine.

BIBLIOGRAPHIE

Articles de périodiques et divers

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Thèses

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Broomell, Sarah. Transformation and Connection through Art Song and Jake Heggie's The Starry Night, publications en open access de l’université de Californie, consultée sur :https://escholarship.org/ uc/item/84r033nr, le 10.10.2019.

NOTES

1. Le matériau transcendantaliste de l’œuvre transparaît notamment à travers le thème de la vie autonome et autarcique en pleine nature d’une petite communauté d’hommes, leur union qui fait la force face à la tempête et le cachalot, ou encore l’amitié épistolaire peut-être émersonnienne entre Queequeg et Greenhorn (le souvenir du cœur païen et de la loyauté du premier triomphant dans l’opéra après sa mort alors qu’il laisse derrière lui le nouvel Ishmael). Le personnage d’Achab, symbole de liberté, qui ne suit que sa volonté individuelle ou encore celui de Queequeg qui ne suit que ses rites et non la religion instituée semblent également illustrer l’idéal transcendantaliste d’un homme qui, loin d’être happé par les tendances spirituelles de groupe, sait se distancier de la société corruptrice. 2. Pour le matériau romantique, voir la réflexion sur une transcendance, un certain sublime qui émane de la contemplation de la nature sur fond de révolution à bord et d’extrêmes déchaînements d’une psyché malade. 3. Voir Herman Melville, Moby Dick, Londres, Richard Bentley, 1851 [Projet Gutenberg], chapitre 23. Voir aussi le titre de l’article par Jeffrey Insko, “’All of us are Ahabs’: Moby Dick in Contemporary Public Discourse”, (Insko 2007 : 19). 4. Jackson Pollock, Blue Moby Dick, 1943. Sam Francis, Moby Dick (1957-1958), Frank Stella, Moby Dick series (toiles, sculptures et lithographies, 1988-1993). 5. Invasion de la scène par les canots et le chœur, thème de la prédation à travers Moby Dick mais également le gourmand Stubb, mer qui dévore l’esprit de Pip, hommes perdus sur au cœur de l’océan. 6. A l’acte 1 scène 6 de Jake Heggie, la baleine acquiert plus de matérialité puisque suspendue alors qu’on la dépèçe en morceaux, elle occupe le fond de scène. Objet d’un sacrifice quasi rituel, elle s’impose comme le symbole d’un genre de nouvelle religion impliquant les baleiniers. 7. Pour une comparaison entre ces œuvres sur ce point, voir Susan Weiner, "Melville at the Movies: New Images of Moby-Dick”, in : The Journal of American Culture, 16 : 2, June 2004, 85. 8. Ma traduction. 9. Ma traduction. 10. “I think I see his impious end.” 11. “What I’ve willed I’ll do […] Naught’s an obstacle now […] I am ready.” 12. “Ishmael”, (dernière modification le 02/04/20). https://en.wikipedia.org/wiki/Ishmael 13. “I’d strike the sun if it insulted me.”

RÉSUMÉS

L’année 2010 vit la création du Moby Dick de Jake Heggie, potentielle source d’inspiration pour Rinde Eckert dont on découvrira deux ans plus tard le décapant Et Dieu donc créa les grandes baleines. L’œuvre de Jake Heggie renouvelle le regard sur l’art de Melville tout autant que sur

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l’opéra à l’ère contemporaine. L’œuvre melvillienne n’est plus simple référence culturelle à citer ou déconstruire mais renoue bien avec son sens communautaire premier.

A potential source of inspiration for Rinde Eckert’s caustic 2012 And God Created Great Whales, Jake Heggie’s Moby Dick premiered in 2010. It renews the perspective on Melville’s art as well as on contemporary opera at large. Far from merely adding a layer of citation or deconstruction of the original opus, it proposes to re-enchant its communautary outlook.

INDEX

Keywords : Herman Melville, Jake Heggie, intermediality, contemporary operas, performing arts, community and universal communion Thèmes : Music Mots-clés : Herman Melville, Jake Heggie, intermédialité, opéra contemporain, arts de la scène, communauté et communion universelle

AUTEUR

NATHALIE MASSOULIER

Enseignante-chercheuse conctratuelle Université de Toulon [email protected]

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Ariel's Corner

David Roche (dir.) Film, TV, Video

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Compte-rendu du colloque : « John Carpenter, “maître de l’horreur” » Organisé par Mélanie Boissonneau, Gaspard Delon, Quentin Mazel et Thomas Pillard, 30-31 octobre 2019, Université Paris Diderot.

Jules Sandeau

1 Organisé par Mélanie Boissonneau, Quentin Mazel, Thomas Pillard (IRCAV, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et Gaspard Delon (CERILAC, Université Paris Diderot), le colloque international « John Carpenter, “maître de l’horreur” » s’est déroulé les 30 et 31 octobre 2019 à l’Université Paris Diderot. Il comptait 17 interventions qui ont exploré l’œuvre du cinéaste selon des approches diverses, en éclairant sous un nouveau jour un certain nombre de ses films les plus connus (The Thing, Christine, etc.), sans toutefois négliger des opus de sa filmographie jusqu’ici peu étudiés, comme les téléfilms Someone’s Watching Me ! (NBC, 1978) ou Elvis (ABC, 1979).

2 Deux interventions portant respectivement sur les premiers et les derniers plans des films de Carpenter ont encadré le colloque. Dans sa « conférence d’ouverture » intitulée « Premier plan : à propos de l’ouverture des films de John Carpenter », Claire Cornillon (Université de Nîmes) a ainsi analysé comment les enjeux esthétiques et idéologiques des films du cinéaste étaient mis en place dès leur scène introductive ; la chercheuse s’est notamment focalisée sur la question du cadre, qu’elle considère comme centrale dans l’approche carpenterienne de la mise en scène, pour l’envisager successivement à l’échelle de la séquence d’ouverture, à l’échelle du film entier, et enfin à l’échelle de la filmographie de Carpenter. Dans sa « conférence de clôture » intitulée « Derniers plans : John Carpenter ou le regard orphique », Jean Montarnal (Université Paris Diderot) s’est quant à lui intéressé aux épilogues des films de ce réalisateur affectionnant les fins ambiguës et ouvertes ; après avoir fait remarquer que bon nombre d’entre elles s’organisent autour d’un regard, il en a exploré les multiples significations en le qualifiant d’« orphique » (en référence à la fois à l’histoire d’Orphée et à la religion orphique).

3 Dans le cadre de la première journée, consacrée à « l’art et la carrière de Carpenter », Simon Daniellou et Jean-Baptiste Massuet (Université Rennes 2) ont commencé par

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analyser la place des effets spéciaux dans l’œuvre du réalisateur. Intitulée « De Rob Bottin à ILM, le “style Carpenter” à l’épreuve des effets spéciaux », leur intervention a insisté sur le caractère collectif du processus créatif, particulièrement sensible dans les collaborations entre le cinéaste et les créateurs d’effets spéciaux avec lesquels il a travaillé (Rob Bottin, Stan Winston, Rick Baker, etc., ou des firmes comme ILM), en étudiant le mariage complexe entre l’esthétique de ces créateurs et celle du cinéaste. Dans sa communication sur « La réception critique anglophone de deux films de John Carpenter à 15 ans d’intervalle : et Escape from L.A. », Xavier Bittar (Université Paris Nanterre) a ensuite proposé un panorama de la réception contrastée des films du réalisateur dans la presse anglophone généraliste et spécialisée, avec quelques comparaisons avec la presse française. Les questions de réception étaient également au cœur de l’intervention de Célia Sauvage (Université Sorbonne Nouvelle), intitulée « “Ever done anything like this before ?” : persistance et mutation de l’auteurisme de John Carpenter dans la franchise »), dans laquelle la chercheuse a étudié les différentes manières dont les fans ont pu hiérarchiser les opus de la franchise Halloween (1978 — ) en sélectionnant certains éléments comme plus significatifs que d’autres dans le cadre de leurs comparaisons entre le film original de Carpenter et les différentes suites et reboots dont il a fait l’objet. Chloé Huvet (Université de Perpignan) a conclu cette première matinée par une analyse de la bande originale de Halloween (David Gordon Green, 2018), composée par John Carpenter, Cody Carpenter et ; dans cette communication intitulée « “You can’t kill the boogeyman !” Le son d’Halloween, 40 ans après », elle a notamment montré en quoi la bande sonore de ce film témoigne d’une recherche d’un son « pré-numérique », et a étudié comment les compositeurs ont retravaillé le thème du film original tout en empruntant avec parcimonie certains codes musicaux des blockbusters hollywoodiens contemporains.

4 L’après-midi de cette première journée se proposait d’explorer plus avant la « Carpenter’s touch » à travers des analyses esthétiques de son œuvre, en commençant par la keynote de David Roche (Université Paul Valéry Montpellier 3) : « Qui a peur du grand méchant liquide vert ? Matérialisation de l’indicible et esthétique du malsain chez John Carpenter ». Organisée en deux temps, cette intervention a d’abord mis en évidence le fait que les films d’horreur du cinéaste relèvent plus d’un registre de la « terreur » (reposant sur la mise en place progressive d’éléments inquiétants qui suscitent une angoisse dont l’objet reste fuyant) que de l’« horreur » à proprement parler, même si ses films comportent aussi des éléments de « body horror » ; ce cinéma de la terreur est néanmoins fondé sur une philosophie anti-naturaliste au sens où l’entend Clément Rosset, le mal comme matière mettant à mal toute « idée de nature ». Le chercheur s’est ensuite attaché à caractériser plus précisément l’œuvre horrifique du cinéaste grâce au concept d’« esthétique du malsain », basée sur la relation contenant-contenu, discours-matière, visant notamment à souligner l’importance du motif de la contamination dans la représentation carpenterienne du mal. Afin d’illustrer son propos, il s’est consacré, dans un second temps, à une analyse détaillée de Prince of Darkness, qu’il considère comme une « œuvre somme » dans la filmographie de Carpenter. En prêtant une attention particulière à l’esthétique du film (mise en scène, cadrage, bande-son, etc.), il a mis en lumière les procédés par lesquels le film vise à rendre le liquide vert inquiétant en mettant en scène sa matérialisation et sa subjectivation : d’objet sublime cliché, le récipient vert devient sujet à part entière.

5 L’exploration de l’esthétique de Carpenter s’est poursuivie dans les trois dernières interventions de la journée. Dans sa communication intitulée « “Toute marche, irrésistible

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et mystérieuse, vers un destin” : flux et stase d’une horreur sans trêve », Pierre Jailloux (Université Grenoble Alpes) a d’abord analysé une spécificité du style de Carpenter — la mécanique implacable posée dès le départ —, qui valut souvent à ce dernier d’être considéré comme un réalisateur incapable de développer dans la durée les idées qu’il expose au début de ses films ; à travers l’analyse de la mise en scène de séquences emblématique de ce style, comme l’ouverture de Christine, le chercheur a ainsi montré comment Carpenter élabore une esthétique paradoxale de l’immobilité du mouvement, où les machines semblent tourner à vide et les chemins ne mener nulle part. De son côté, Sophie Lécole-Solnychkine (Université Toulouse Jean Jaurès), auteure d’Aesthetica antarctica : The Thing de John Carpenter (2019), a proposé une analyse du film de 1982, et plus précisément de la Créature monstrueuse qui en est au centre, pour élaborer une théorie singulière de la figure filmique ; soulignant que la Chose ne possède pas de forme fixe mais n’existe que dans un régime de métamorphose continue, elle s’est proposée de l’aborder grâce à une approche « matériaulogique » attentive aux potentialités esthétiques du matériau, afin de développer une théorie de la viscosité filmique, s’appuyant sur les écrits de théoriciens comme Sergueï Eisenstein, Jean Epstein ou Philippe-Alain Michaud. Enfin, Diane Arnaud (Université Paris Diderot) a conclu la journée avec sa vidéo-essai intitulée « Les trois voies de la réflexivité dans » ; grâce à des split screens permettant de comparer les scènes ou les plans qui se répètent au cours du film, elle a souligné les variations à l’œuvre dans ce système d’échos distordus, et a montré comment elles contribuaient — avec d’autres procédés tels que les « faux réveils en chaîne » du héros ou la mise en boucle du récit — à la réflexivité (cauchemardesque) du film.

6 Consacrée à « L’Amérique de Carpenter », la seconde journée fut ouverte par la keynote de Philippe Met (University of Pennsylvania) : « Qui ou Que sont-ils ? Les enfants de Carpenter ». Après avoir noté le caractère en apparence marginal de la figure de l’enfant dans l’œuvre du cinéaste, le chercheur a relativisé cette observation en attirant l’attention sur des cas extrêmes, à la fois d’un point de vue quantitatif (le groupe d’enfants maléfiques de Village of the Damned) ou qualitatif (la scène-choc du meurtre d’une jeune fille dans Assault on Precinct 13). La suite de son intervention s’est attachée à explorer plus avant la représentation de l’enfant dans la filmographie de Carpenter, en s’appuyant sur l’analyse sémantique d’un certain nombre répliques « culte » ou emblématiques de l’œuvre du cinéaste : « you can’t kill the bogeyman » (Halloween), « part of being a parent is trying to kill your kids » (Christine), « cause I ain’t daddy’s little boy no more » (), etc. Enfin, la dernière partie de son intervention s’est focalisée sur la manière dont Carpenter a également mis en scène les « aléas de la vie intra-utérine », notamment à travers une comparaison entre Village of the Damned et l’épisode « Pro-Life » de Masters of Horror, au terme de laquelle il a émis l’hypothèse selon laquelle la question de la reproduction constituerait un fil rouge de l’œuvre de Carpenter.

7 Les deux autres interventions de cette matinée ont envisagé les films du réalisateur « au croisement de la société et de l’imaginaire états-uniens ». Dans une communication intitulée « La trilogie lovecraftienne de John Carpenter (The Thing, Prince of Darkness, In the Mouth of Madness) : hommage, réécriture et mise en scène de l’altérité », Gilles Menegaldo (Université de Poitiers) a montré comment l’influence de Lovecraft peut être décelée à une multiplicité de niveaux dans ces trois films majeurs du cinéaste. Il a ainsi souligné que ces œuvres empruntent notamment à l’écrivain un certain nombre de motifs (poids du passé, réveil et retour des dieux, livre contenant un savoir

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dangereux, etc.) et un mode de représentation de l’altérité (qui maintient une tension entre suggestion et monstration), pour conclure que Carpenter s’est certes refusé à adapter Lovecraft, mais est néanmoins parvenu à trouver un équivalent cinématographique de l’écriture lovecraftienne. Teresa Castro (Université Sorbonne Nouvelle) a ensuite analysé la représentation de l’automobile Christine, du film éponyme de Carpenter, dans une communication intitulée « Christine : fétichisme des marchandises, animisme des objets ». En s’appuyant sur Le Capital de Karl Marx et en retraçant l’histoire de l’industrie automobile états-unienne pour penser la signification socio-historique de cette voiture maléfique, la chercheuse a notamment souligné en quoi elle constitue une « marchandise perverse » menaçant le système capitaliste en se régénérant toute seule, à l’encontre du principe de l’obsolescence programmée. Après avoir étudié la relation entre le héros et son automobile sous l’angle du fétichisme (à la fois au sens où l’entendait Marx et au sens sexuel du terme), elle a analysé l’automouvement de Christine en replaçant notamment cette dernière au sein d’une tradition de représentations remontant aux premières décennies du cinéma.

8 L’après-midi de la seconde journée rassemblait des interventions analysant des films de Carpenter dans une perspective relevant des cultural studies et particulièrement attentive aux enjeux de genre traversant ces productions. Arnaud Widendaele (Université de Lille) a ainsi proposé une « lecture gender du téléfilm Elvis » dans une communication organisée en deux temps ; le chercheur a d’abord exploré les liens entre gender et genre cinématographique, en soulignant la manière dont le téléfilm mobilise des marqueurs génériques renvoyant à différents genre cinématographiques (western, teen movie, mélodrame) pour représenter les différentes périodes de la vie du King, puis son analyse a exploré plus avant la spécificité de la masculinité incarnée par Kurt Russell dans ce rôle assez éloigné des autres collaborations de la star avec Carpenter, en prêtant une attention particulière à son rapport aux femmes et en soulignant le rôle central des références à la persona de James Dean. Pascale Fakhry (Université Sorbonne Nouvelle) est quant à elle revenue sur Halloween afin d’insister sur son statut de « film charnière dans l’histoire du film d’horreur et de son discours sur les genres (gender) ». Après avoir étudié le traitement proposé par le film des trois figures traditionnelles du cinéma d’horreur (le héros, le monstre et la victime) en se focalisant notamment sur la question de la répartition du regard, elle a souligné l’importance du contexte socio-culturel de production et de réception du film, marqué notamment par les revendications de la seconde vague féministe. Mais tout en soulignant le caractère exceptionnel (et la postérité) de cette héroïne active qui s’approprie le regard et assène des coups au monstre, elle insiste toutefois sur l’ambivalence de la caractérisation genrée de ce personnage qui est aussi une représentante de valeurs traditionnelles (jeune femme sérieuse et vierge, mère protectrice, etc.). De son côté, Alain Boillat (Université de Lausanne) s’est penché sur un téléfilm peu connu de John Carpenter dans sa communication intitulée : « Un corps féminin au bout du fil : Someone’s Watching Me ! et la série des films de harcèlement téléphonique » ; replacer le téléfilm au sein de cette « série culturelle » spécifique lui a permis d’en dégager l’originalité, notamment à travers une comparaison avec When a Stranger Calls (1979), et de souligner la complexité de sa représentation de la technologie et de son « féminisme », dans la mesure où son dispositif voyeuriste où l’agresseur masculin possède la maîtrise des outils technologiques, s’articule ici au portrait d’une héroïne active et principal véhicule du discours méta-cinématographique. Enfin, j’ai de mon côté (Jules Sandeau, Université Paul Valéry Montpellier 3) tenté d’éclairer la signification sociale de la «

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crise identitaire » traversée par le héros d’un film relativement peu étudié de Carpenter, Les Aventures d’un homme invisible ; dans cette intervention intitulée « Visibilité et invisibilité de la masculinité blanche dans Memoirs of an Invisible Man », j’ai notamment montré en quoi l’originalité du traitement que le film propose du thème de l’invisibilité (présentée moins comme un pouvoir que comme un fardeau ici) était à relier à un contexte idéologique états-unien transformé par les « politiques de l’identité ».

9 Une projection de Christine (au cinéma Le Grand Action) a conclu ce colloque dont tous les participant. e. s sont sorti. e. s indemnes malgré l’intrusion inopinée de Michael Myers à la fin d’une intervention. Vexé de ne pas avoir été invité, l’homme masqué a commencé à s’en prendre au public, pour finalement se laisser tenter par une séance photo (relativement) décontractée avec ses fans.

INDEX

Mots-clés : John Carpenter, Hollywood, cinéma d’horreur, esthétique, poétique, études culturelles, études de genre, études de réception Keywords : John Carpenter, Hollywood, horror film, aesthetics, poetics, cultural studies, gender studies, reception studies Thèmes : Film, TV, Video

AUTEURS

JULES SANDEAU

ATER à l’Université Paul Valéry Monptellier 3 Docteur en études cinématographiques [email protected]

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Compte-rendu : « Métafiction et réflexivité au cinéma » Université Clermont Auvergne, en partenariat avec l'Université Toulouse Jean Jaurès, 14-15 novembre 2019, colloque organisé par Christophe Gelly, Caroline Lardy et David Roche

Charlotte Peluchon

1 Le colloque « Métafiction et réflexivité au cinéma » a été organisé par les laboratoires CELIS, CHEC et CAS en partenariat avec « Sauve qui peut le court-métrage ». Il invitait les chercheurs et chercheuses à interroger les modalités des phénomènes de métafiction et de réflexivité au cinéma, leurs fonctions et leurs incidences aussi bien esthétiques, auctoriales, spectatorielles, culturelles, technologiques, etc. Il s'agissait également de confronter la terminologie en vigueur au médium cinématographique et de faire émerger l'existence ou la construction de modèles spécifiques.

2 Les organisateurs et organisatrice introduisent le colloque par un cadrage théorique.

3 Christophe Gelly (Université Clermont Auvergne) retrace l'histoire de la réflexivité, sa naissance dans le poème épique où l'énonciation qui se met en scène apparaît déjà comme un acte de réflexivité, puis son évolution et ses différentes fonctions au fil des époques littéraires. Christophe Gelly donne pour exemple d'une utilisation de l'énonciation du narrateur l’œuvre de Laurence Sterne, au XVIIIe siècle ; elle crée un frein à la progression de l'histoire, dans un rapport ludique et comique avec les lectrices et lecteurs. La réflexivité prendra une valeur différente à l'ère post-moderne, elle consistera très souvent à mettre en scène l'impossibilité du récit. Christophe Gelly décline ainsi dans l'histoire plusieurs emplois de la réflexivité, qui vont de la production d'une connivence avec les lectrices et lecteurs, d'un renouvellement du contrat fictionnel avec elles et eux en assumant le statut ludique de la fiction (Le Château des destins croisés, Italo Calvino, 1969) à l'attribution d'un nouveau rôle des lectrices et lecteurs dans l'approche de la fiction (The French Lieutenant's Woman de John Fowles, 1969, où trois dénouements différents sont proposés). Avant d'introduire l'utilisation de la réflexivité au cinéma, à partir de l'instauration du classicisme hollywoodien et de ses conventions, Christophe Gelly s'interroge sur le lien entre

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réalisme et réflexivité, celle-ci visant souvent à relativiser l'approche réaliste d'une œuvre mais ne l'empêchant pas pour autant (romans du XIXe siècle).

4 David Roche (Université Paul Valéry Montpellier 3) propose un état des lieux de la terminologie et de la littérature scientifique sur la réflexivité et la métafiction au cinéma. Il remarque que le terme de réflexivité a longtemps supplanté celui de métafiction, le préfixe méta en particulier n'est apparu comme mot autonome que dans la culture contemporaine. Lorsque Robert Stam publie sa thèse Reflexivity in Film and Literature en 1992, son dessein est de montrer l'existence d'une tradition artistique réflexive qui désigne son artificialité, sans forcément instaurer une dimension méta au sens où on l'entend aujourd'hui. Pour Marc Cerisuelo en 2000, le métafilm est fondamentalement un genre cinématographique, dans lequel il classe tous les films qui traitent de l'industrie du film. Pour définir réflexivité et métafiction, David Roche s'est en particulier appuyé sur les ouvrages de Patricia Waugh et de Linda Hutcheon. La réflexivité se veut souvent ludique ou auctoriale, elle indique aux spectatrices et spectateurs la conscience de son artificialité. La métafiction désigne les films qui parlent, explicitement ou non, de la fiction. Elle implique une forme d'interprétation qui peut conduire les spectatrices et spectateurs à participer à la construction du métadiscours. Enfin, le terme méta, dans la culture grand public, peut revêtir une utilisation à la fois ludique, créative, commerciale voire politique (Convergence Culture, Henry Jenkins).

5 Caroline Lardy (Université Clermont Auvergne) introduit le questionnement théorique et critique dont il sera question tout au long du colloque. Les deux concepts multiformes que sont métafiction et réflexivité seront étudiés dans les procédés scénaristiques, dans les modalités de circulation des images, dans les stratégies d'incursion de la fiction ou de la réalité et dans les mécanismes de va-et-vient entre le film et son avatar. L'expérience du métacinéma ou de la réflexivité filmique apparaîtra indissociable du contexte de production, des enjeux socioculturels ou politiques, parfois reliés à la censure, mais pourra également être considérée dans une dimension performative ou créative, notamment dans le geste de filmer. Caroline Lardy rappelle que les notions de métafiction et de réflexivité incluent par définition la question de la réception, puisque le dévoilement du dispositif cinématographique provoque de façon plus ou moins volontaire des effets de distanciation ou de distorsion. Les films qui seront abordés durant le colloque brouillent volontiers les limites, jouent et déjouent la distinction entre le film et sa mise en abîme, implicite ou explicite. L'ensemble des communications permettra d'analyser et de comprendre les ressorts de la métafiction et de la réflexivité et de discerner ce qui n'a de cesse d'innerver les œuvres fondées en partie ou en totalité sur ce principe.

Métafilm

6 Dans cette première communication du colloque, Julien Achemchame (Université Paul Valéry Montpellier 3) s'intéresse au film A Star is Born (William A. Wellman, 1937) et à ses remakes, au sein du contexte de l'industrie hollywoodienne au moment de leurs réalisations. Ces métafilms narrent l'ascension difficile d'une star hollywoodienne et le déclin d'une autre, et possèdent une dimension critique ambivalente. Le chercheur démontre comment ces films apparaissent à des moments clefs de l'histoire du cinéma hollywoodien et, d'après les écrits de Marc Cerisuelo, comment les métafilms résultent

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de bilans que s'impose le cinéma à ces différentes époques. Le remake est un modèle de garantie financière, idéal dans une période de doute économique (Film Remakes, Constantine Verevis), il permet ainsi de promouvoir en toute sécurité de nouvelles stars, de nouvelles techniques ou d'ouvrir de nouveaux marchés cinématographiques. Julien Achemchame montre ainsi que le film original fut réalisé durant la période de turbulence économique qui résulta du passage au sonore. Le premier remake intervient quant à lui dans les années 50, lorsque le cinéma est mis à mal par l'émergence de la télévision. Lors du deuxième remake dans les années 60, l'industrie cinématographique se porte bien et voit dans l'industrie musicale en plein essor une alliée pour des profits supplémentaires, c'est ainsi que le scénario se déplace de l'univers du cinéma à celui de la musique. Ce choix est confirmé dans le dernier remake, alors que l'industrie musicale est en crise depuis la révolution numérique des années 2000. Le fait que ce soit la star Bradley Cooper qui réalise le film parachève la logique du mythe originel hollywoodien où la star représente l'alpha et l'oméga d'une industrie qui cherche à se rassurer dans les moments de crise.

Méta-adaptation

7 Alain Boillat (Université de Lausanne) s'intéresse à la période dite de la « qualité française », principalement au prisme de l'analyse du film La Fête à Henriette (1952) réalisé par Julien Duvivier et scénarisé par Henri Janson et Julien Duvivier. Cette époque pré-Nouvelle Vague intéresse le chercheur car elle est a priori rétive à toute forme de réflexivité. Cependant, il montre comment les métadiscours du film puis de son remake hollywoodien s'inscrivent dans les pratiques scénaristiques de leurs périodes. La prise en charge de la narration de La Fête est déléguée à deux protagonistes qui sont scénaristes, visualisés dans un récit cadre, à partir duquel ils inventent un récit qui donne lieu à un film enchâssé. Ces deux niveaux narratifs confèrent au film une réflexivité plus ostensible que dans la plupart des films de la « qualité française ». Alain Boillat précise que, si les deux scénaristes peuvent faire penser à Janson et Duvivier eux-mêmes, la référence semble surtout se rapporter aux scénaristes Aurenche et Bost. Une véritable légitimité était acquise par les scénaristes et dialoguistes dans le cinéma de cette époque, quasiment comparable à un star system (La Nouvelle Vague et le cinéma d'auteur, Philippe Mary), que viendra remettre en question François Truffaut. Dans La Fête, le film enchâssé occulte complètement les étapes entre l'écriture du scénario et la finalité du film, comme pour donner raison à l'allégation de Truffaut. Alain Boillat montre également comment les visions antithétiques et caricaturales des deux scénaristes font écho aux débats du cinéma français d'après-guerre avec l'émergence du film noir d'un côté et le retour à un cinéma des années 1930, façon René Clair, de l'autre. Le chercheur conclut son analyse par une comparaison avec le remake hollywoodien dans lequel la hiérarchie entre récit cadre et récit enchâssé est renversée, et dans lequel le discours critique ne porte plus sur le modèle hollywoodien (George Sadoul), mais sur le cinéma d'auteur européen.

8 George Crosthwait (King’s College London) propose d'explorer le concept de l'individuation cinématique dans la métafiction à travers l'analyse du film Adaptation (Spike Jonze, 2002). Tout d'abord, il revient sur l'inquiétude selon laquelle les métafictions cinématographiques de la période post-moderne du cinéma pourraient provoquer un détachement émotionnel pour ne laisser place qu'à l'ironie. Il argue

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qu'un affect est bel et bien provoqué, celui de l'abjection, et plus particulièrement de l'abjection de soi (Julia Kristeva). George Crosthwait explique qu'une relation peut se créer à partir de là entre le film et les spectatrices et spectateurs, relation qu'il nomme individuation cinématique d'après les écrits de Gilbert Simondon. Sa définition pourrait être : une connexion affective combinée à un détachement cognitif. C'est un mouvement entre attraction et rejet dans une réponse phénoménologique au film. Dans le métafilm Adaptation, l'acte de réaliser un film est dégradé, montré comme sans intérêt. Pourtant, les dernières minutes du film offrent quelque chose de très différent, que James McDowell décrit comme une combinaison rhétorique extraordinairement équilibrée entre un détachement ironique et un engagement sincère dans ce happy end. En effet, George Crosthwait analyse trois signatures temporelles dans cette séquence finale qui, lorsqu'elles convergent, activent à la fois une stimulation critique et affective. Il s'interroge enfin sur la portée politique d'Adaptation, en s'appuyant notamment sur les analyses de Geoff King et de Joshua Landy. La dimension sociopolitique de la séquence finale réside dans l'approche du temps, le fait de « mettre dans le temps » ce qui nous entoure pour le comprendre conceptuellement. George Crosthwait conclut ainsi que le film nous permet de nous reconnecter au monde, du moins avec une image particulière du monde, et provoque des sensations originales grâce à l'abandon des formes traditionnelles de représentation.

Conférence plénière

9 Daniel Yacanone (University of Edinburgh) assure la keynote de ce colloque, dans laquelle il établit la nécessité de repenser la réflexivité, au cinéma et au-delà, dans le contexte contemporain. Il s'appuie pour cela sur son livre à paraître : Rethinking Self- Awareness, Affect and Intermediality in the Moving Image (Oxford UP, 2022). La réflexivité cinématographique n'est pas nouvelle, elle est présente dès la première décennie du cinéma, et bien sûr dans d'autres arts depuis plus de deux mille ans. Cependant, Daniel Yacavone pointe le fait que, depuis le tournant du millénaire, des changements majeurs culturels et technologiques dans les moving images impactent la façon dont les films sont faits, vécus et interprétés. De nouvelles questions ont émergé sur l'identité, les spécificités et le futur du cinéma. Au cours des quinze dernières années, la réflexivité a été revisitée dans le champ des études des médias et du cinéma (voir Thomas Elsaesser sur les nouvelles formes de narration). D'après David Yacavone, il est plus juste désormais de parler de coefficient de réflexivité d'un film, réflexivité qui n'est pas antithétiquement opposée au réalisme cinématographique. Le chercheur établit les points suivants concernant la réflexivité cinématographique aujourd'hui : elle est un phénomène multimodal qui requiert une approche pluraliste ; elle peut générer de l'affect, de l'émotion, et renforcer l'engagement imaginatif et émotionnel des spectatrices et spectateurs ; en termes sociopolitiques et éthiques, elle peut tout autant être réactionnaire que progressiste et n'est pas forcément didactique ; elle n'est pas confinée aux cinémas moderne et post-moderne, même si l'ironie post-moderne est souvent évoquée ; elle est profondément transmédiale, mais la réflexivité cinématographique possède ses propres capacités et propriétés, distinctes des autres arts ou médias ; et enfin, elle est bien plus variée dans le fond et la forme que ce qui lui était reconnu jusque-là. David Yacavone conduit alors l'analyse de plusieurs typologies de réflexivité cinématographique, jusqu'à l'hyper-réflexivité propre au 21e siècle, au cœur de l'expérience, de la signification et de l'interprétation des films. En conclusion,

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la réflexivité est au cœur de notre rapport au cinéma, non seulement d'un point de vue cognitif, mais également émotionnel, artistique, parfois éthique et politique. C'est son statut d'entre-deux, entre la représentation et ce à quoi elle réfère, qui crée la fascination durable qu'on lui porte.

Méta-esthétique

10 Gabriel Doménech (Universidad Carlos III, Madrid) aborde la dimension métafictionnelle de la musique dans l’œuvre du réalisateur Carlos Saura. L'analyse du chercheur ne porte pas sur les films des années 1960 à 1980 qui ont fait de Saura une figure cinématographique espagnole iconique, mais sur la dernière période de sa carrière, ponctuée par de nombreux films musicaux, et délaissée par le champ académique. Gabriel Doménech relève dans cette période plusieurs points de grand intérêt, notamment celui d'une approche fortement réflexive qui développe l'esthétique théâtrale des précédents films du réalisateur. Depuis 1981, Saura réalise ainsi, avec le danseur Antonio Gades et le producteur Emiliano Piedra, treize films musicaux qui dessinent une tradition populaire et folklorique de l'Espagne à travers ses différentes danses. Gabriel Doménech distingue deux catégories dans cette œuvre. Tout d'abord les films métafictionnels construits autour de schémas narratifs similaires, tel le triangle amoureux entre le réalisateur/metteur en scène, l'actrice/danseuse principale et un homme qui vient mettre à mal la construction du film/spectacle, tandis que tout au long du film les limites entre réalité et imagination se troublent (schéma déjà présent en 1978 dans Los ojos vendados). La seconde catégorie ne possède aucune intrigue du tout, les films sont similaires en certains points à des documentaires qui montreraient un panorama des manifestations musicales en Espagne, mais ce serait oublier l'artificialité explicite de ces performances qui ne cessent de renvoyer au dispositif cinématographique. Le chercheur analyse ainsi une réflexivité à deux niveaux chez Saura, à la fois sur l'acte de performance musicale ou de mise en scène, qu'il désigne comme réflexivité cinématographique, et sur les images elles-mêmes, sur le rôle qu'elles tiennent, ce qu'il désigne comme réflexivité filmique.

Méta-animation

11 Anaïs Cabart (Université de Lorraine) s'intéresse au cas de Perfect Blue (Satoshi Kon, 1997), qu'elle qualifie de film autoanalytique. Ce film est une adaptation assez libre du roman du même nom, auquel il ajoute l'univers du milieu cinématographique à celui de l'univers J-Pop. De plus, le thriller horrifique devient thriller psychologique, l'héroïne Mima perd ses repères entre réalité, fiction et rêve, et finit par douter de qui elle est. Anaïs Cabart fait l'hypothèse d'un cinéma qui réfléchit sur le film au même titre que la psychanalyse réfléchit sur la psyché, grâce aux éléments réflexifs, à la thématique psychanalytique et à la métafiction. Elle relève une triple réflexivité dans le film d'animation : thématique, par la mise en scène du milieu audiovisuel qui est quelque peu faussée car elle ne montre pas la création d'un film d'animation, mais d'un tournage en prise de vues réelles, comme si animation et monde réel ne faisaient qu'un ; formelle, par plusieurs motifs tels que la répétition de mêmes scènes (exemple des réveils multiples après des scènes de rêve), l'utilisation de reflets réels ou hallucinatoires, ou des regards caméras ; et citationnelle par le roman qui s'inspire d'un

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véritable tueur en série et du genre policier et horrifique giallo (le titre renvoie d'ailleurs peut-être au film Profondo Rosso de Dario Argento, 1975), dont on retrouve les caractéristiques scénaristiques et formelles dans le film. Grâce ou à cause de ces éléments réflexifs, le film effectue beaucoup de disjonctions spatio-temporelles, mettant en place un espace mental empreint de la subjectivité non de la seule héroïne, mais de plusieurs personnages à la fois, tandis que la temporalité est comparable à celle de l'inconscient tel qu'il est révélé dans les rêves. Anaïs Cabart s'interroge également sur les questions que le choix de l'animation pose sur le rapport à la réalité et à l'investissement émotionnel fort des spectatrices et spectateurs, alors même que ce film métafictionnel et autoanalytique joue sur trois niveaux de réflexivité.

12 Toujours du côté de l'animation japonaise, Antonio Loriguillo-Lopez (Universitat Jaume I, Espagne) s'inscrit dans l'étude des puzzle films et complex television avec les différentes fins de la série Neon Genesis Evangelion (TV Tokyo, 1995-1996) réalisée par Hideaki Anno. Il propose d'analyser la self-consciousness - selon la formulation de David Bordwell – au cœur de ces épisodes finaux. Leur narration complexe s'inscrit dans la culture Otaku, mais mobilise un vaste réseau de références telles que la mythologie chrétienne, l'impérialisme militaire japonais, la recherche génétique et l'inconfort des êtres humains dans la société contemporaine symbolisé par les mecha. La série télévisuelle a connu des rapports conflictuels avec les diffuseurs, ainsi que des problèmes de budget et de planning, le réalisateur ne cessant de changer les plans initiaux. Le dernier épisode, le n° 26, a été écrit en seulement trois jours. Ce sont les deux derniers épisodes qui font preuve de self-consciousness, à la fois dans le thème et dans la forme. C'est une introspection des quatre personnages principaux, réalisée avec les images des épisodes précédents en ne changeant que les dialogues. La communauté Otaku a soupçonné que ce n'était pas la fin envisagée mais la conséquence de la mauvaise gestion de la production et, sous leur pression, le studio prépare une nouvelle fin, dont Antonio Loriguillo-Lopez retrace la genèse mouvementée. Le film sort en deux parties, Death et Rebirth, avec plusieurs mois d'écart. Dans le second, Anno intègre des prises de vue d'un public de cinéma et des références aux Otaku en réponse directe aux lettres de menaces et d'insultes reçues et aux graffitis effectués sur le studio. Le chercheur démontre ainsi comment les fins d'Evangelion correspondent à un haut degré de self-consciousness qui met l'emphase sur le processus narratif et contribue à la complexité d'un des anime cinématographique et télévisuel les plus populaires.

Métafiction et politique

13 Après une projection au centre de documentation et du court métrage La Jetée pour conclure la première partie du colloque, la seconde journée commence avec la communication d'Andressa Caires Pinto (Rühr-Universität-Bochum, Allemagne) sur la réflexivité dans Le Charme discret de la bourgeoisie (1972) de Luis Buñuel. Le réalisateur apparaît dès sa première réalisation, Un Chien andalou en 1921, comme un artiste qui ne peut concilier sa nature anarchiste et la logique de la narration linéaire. Le « One upon a time » qui ouvre le film apparaît comme une moquerie à la structure du conte. Andressa Caires Pinto s'intéresse à comment la réalité et la fiction interagissent dans Le Charme discret. Elle montre que les interruptions qui empêchent les personnages de faire leur dîner interrompent également la structure de la narration en proposant un autre type de discours : un rêve, un conte, un rêve dans le rêve. Pour analyser les deux

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mondes ainsi créés, la chercheuse s'appuie sur les termes de fictionnalité (référence au monde de la fiction) et factualité (éléments de la fiction qui trouvent des précédents dans la réalité) définis par Werner Wolf. La chercheuse se concentre non pas sur l'établissement de la ligne entre discours fictionnel et non fictionnel, mais sur l'analyse du passage entre les deux mondes de la narration, le dialogue qu'ils opèrent, la transgression (Jean-Marc Limoges). Lors de la première interruption du film, un personnage raconte le passé qui le hante. L'aspect lacunaire de l'histoire fait écho au récit de la guerre qui ne sera jamais complètement compris ou dit dans sa totalité. La seconde interruption est faite par un soldat qui raconte un de ses rêves où il rencontre ses proches défunts, il décrit donc un monde qui se situe bien au-delà du réel. La chercheuse appelle infraction ce dialogue avec un monde paradoxal, selon le terme de Frank Wagner. La chercheuse interroge aussi la position du lecteur-spectateur que le dispositif encourage à être critique, en particulier dans la scène où les personnages sont piégés sur scène, à mi-chemin entre rêve et réalité, si bien qu'ils ne savent plus leurs rôles.

14 Katarzyna Lipinska (Université de Bourgogne) propose l'étude du film L'Évasion du cinéma Liberté de Wojciech Marczewski, un métafilm réalisé en 1989 en Pologne lors de la transformation politique vers la démocratie suite à l'effondrement de l'URSS et du communisme. Il s'agit de l'histoire d'un censeur qui assiste sur l'écran de projection à la révolte des acteurs et actrices du film enchâssé Aurore. L'Évasion du cinéma Liberté sort en 1990, quelques mois après l'abolition de la censure. Il peut être considéré comme un métafilm selon la définition de Marc Cerisuelo, puisqu'il a pour objet le cinéma à travers la représentation des différents métiers cinématographiques et qu'il propose un regard critique sur la production cinématographique dans la Pologne populaire des années 1980. Katarzyna Lipinska expose ainsi en quoi le film enchâssé Aurore représente les films durant l’État de Siège du général Wojciech Jaruzelski, qui a mis fin à une période faste du cinéma polonais et aux grèves de Solidarność. Seuls les films de divertissement populaire étaient possibles, par conséquent certains réalisateurs comme Marczewski ont préféré se taire cinématographiquement. Les personnages d'Aurore se révoltent ainsi contre le scénario et leurs personnages creux. L'auteur de ce film dans le film est absent, il n'est même pas nommé, ce qui renvoie au rôle inexistant de l'auteur cinéaste dans la société communiste où il n'a même pas de droits d'auteur. Le film, sans voix, sans l'empreinte de son auteur, ne peut se défendre. Katarzyna Lipinska relève plusieurs références et citations qui viennent renforcer la critique de Marczewski à l'encontre du cinéma polonais qui a perdu son identité en copiant le cinéma américain, envers la censure cinématographique et envers l’oppression. Ces références soulignent également l'angoisse de l'effondrement des structures étatiques et avertissent, par une adresse directe, du pouvoir de l'opinion publique dans la société démocratique.

15 Suzanne Présumey (Brown University) s'intéresse à trois films réalisés par des femmes, adaptés de romans, et qui proposent des représentations réflexives des femmes dans la création cinématographique. Elle remarque que les moments de rupture réflexive interviennent généralement quand les réalisatrices choisissent de s'éloigner des récits d'origine. Elle émet également l'hypothèse que tous ces films font allusion à la place des femmes réalisatrices au passé, au présent et au futur. Ainsi, dans Portrait of a Lady réalisé par Jane Campion (1996), Suzanne Présumey analyse la présence d'un film dans le film, qui imite le vieillissement de la pellicule, et qui renvoie à une des proches de l'héroïne qui la filmerait au passé, tandis que dans le prologue Campion intègre des

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femmes dans des tenues contemporaines à la sortie du film, ce qui inscrit également le film dans le futur. La chercheuse s'appuie sur A Theory of Adaptation de Linda Hutcheon pour montrer la volonté politique derrière le fait d'adapter une œuvre. Ainsi, dans le film d'Agnieszka Holland Washington Square (1997), le début et la fin diffèrent du roman d'Henry James, passant de la perspective du père veuf et de sa fille à celle de la maternité brisée et d'une héroïne qui détient les rênes de l'histoire. Le troisième film analysé par la chercheuse est Orlando, réalisé par Sally Potter en 1992. Dans le roman de Virginia Woolf, le narrateur fait la critique d'Orlando, alors que dans le film la voix off qui se moque d'Orlando est la voix de Tilda Swinton, l'actrice qui incarne Orlando, et qui se critique ainsi elle-même. Dans le texte original, Orlando a un fils, tandis qu'ici c'est une fille que l'on voit tenir une caméra, image des réalisatrices futures. La chercheuse analyse tout au long de sa communication différents types de regards caméra dans les trois films ; dans Orlando, le regard joueur et métaleptique est aussi celui du regard féminin qui vient s'opposer au regard masculin.

16 C'est du côté de Hong-Kong que se tourne Andrew Wilis (University of Salford, UK), et en particulier sur deux films d'horreur récents : Rigor Mortis (Juno Mak, 2013) et The Sleep Curse (Herman Yau, 2017). Il ouvre sa communication sur le film Project Gutenberg (Felix Chong, 2018) qui célèbre la production cinématographique hongkongaise et atteste d'une nostalgie pour les années 1980 (références à A Better Tomorrow de 1986 et au style de John Woo), lorsque ce cinéma avait une identité à part dans l'industrie mondiale. Andrew Wilis argue que ces références ne peuvent être vues comme un simple exercice stylistique au vu du contexte industriel et politique de Hong Kong au 21e siècle, notamment avec la question de ses rapports avec la Chine, et il inscrit donc l'analyse de ces films réflexifs dans un contexte plein de tensions. Il relie les éléments de réflexivité à la politique de la disparition d'une culture hongkongaise, idée développée par Ackbar Abbas, et dans laquelle le cinéma possède une place de premier plan comme forme la plus populaire de la culture du territoire. Il retrace l'émergence et la transformation industrielle et esthétique des films d'horreur hongkongais depuis les années 1970, en s'appuyant sur les travaux de Vivian Lee qui montrent comment la Chine continentale fait preuve de prudence envers les films idéologiquement suspects, parmi lesquels ceux qui encouragent la superstition à travers le surnaturel. Dans le cas de Rigor Mortis, Juno Mak joue sur les codes des films de et de fantômes pour montrer les habitantes et habitants délaissés et marginalisés par les changements de Hong Kong. Quant à The Sleep Curse, sa construction narrative, son casting et ses images de violence ont été conçus par Herman Yau pour que le film ne puisse jamais sortir en Chine. Andrew Wilis voit donc en ces films un moyen pour les Hongkongais d'affirmer leur différence grâce à leurs propres références, face à une intégration par la Chine.

17 Nicolas Appelt (Université de Genève) s'interroge sur l'articulation entre réflexivité et éthique dans les documentaires syriens d'après 2011. À partir de cette date, une importante création documentaire qui échappe au contrôle des autorités étatiques est apparue en Syrie, dont un nombre important qui intègre une réflexivité sur le rôle du documentaire dans le contexte du mouvement de révolte puis de conflit et de la dimension éthique de la pratique filmique. Tout d'abord, le chercheur analyse la présence du « je » dans ces documentaires, en se basant notamment sur les travaux de Juliette Goursat. La présence de la réalisatrice ou du réalisateur, d'une partie de son corps, son ombre, sa voix, est une manière de s'inclure dans ce qu'il se passe, de ne pas se placer au-dessus de la situation. La voix off, souvent in, exprime le contraire de l'omniscience, elle est souvent l'expression du doute, de l'intime, mais sert aussi à

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guider le récit. La réflexivité passe par cette personnalisation de l'énonciation. Une première question éthique est posée sur la manière de filmer des corps sans vie, sur la distance à trouver, la dignité à sauvegarder, la balance entre anonymat et humanité des corps, ce qu'analyse Nicolas Appelt dans Still Recording (2019) de Saaed Al Batal et Ghiath Ayoub. Dans Nous, enfants du camp (2008) de Samer Salameh, c'est la fabrication de la mémoire par le cinéma qui est abordée. La question de la capacité du cinéma à retranscrire les événements est au cœur de la création de Ziad Athoum, assistant- réalisateur sur le film de fiction Une échelle pour Damas (2013), qui mène son propre tournage en parallèle. Il interroge les personnes qui travaillent sur le film pendant que des quartiers sont bombardés à quelques kilomètres de là. Nicolas Appelt conclut que dans tous ces films, la réflexivité s'opère à travers un récit à la première personne, à travers laquelle les réalisatrices et réalisateurs tentent de comprendre le conflit et de penser l'apport du cinéma dans un tel contexte.

Métafiction et auteurisme

18 Teresa Sorolla-Romero (Universitat Jaume I, Espagne) analyse la métafiction comme trait auctorial chez François Ozon, en particulier dans ses films Swimming Pool (2003) et Dans la maison (2012). Dans ces deux films, la structure narrative est affectée par le monde créé par leurs propres personnages diégétiques, une autrice en panne d'inspiration dans le premier, un collégien qui écrit sur la famille d'un de ses camarades dans le second. Teresa Sorolla-Romero cherche à comprendre comment cette narratrice et ce narrateur en viennent à être investis de pouvoirs discursifs réservés aux auteurs ou aux « méga-narrateurs » (Gaudreault). Si la chercheuse se penche sur l’œuvre d'Ozon, elle inscrit cette étude dans un contexte contemporain de films aux narrations complexes désignées par exemple comme puzzle films (Buckland) ou mind-game films (Elsaesser). Les deux films présentent plusieurs niveaux de fiction qui se mêlent et sont conduits par une narratrice et un narrateur non fiables. Ils ont également pour point commun de mettre en scène des personnages en proie à des problèmes de créativité, dont la fiction qu'elle et il inventent finit par interférer avec leur réalité. Les films combinent ainsi la métafiction et le processus narratif du mind- game film. Dans Swimming Pool, la chercheuse repère plusieurs mises en abyme comme les nombreux reflets du corps des deux protagonistes femmes dans l'eau de la piscine, qui fait écho à la représentation dans la représentation et à la dialectique entre les deux personnages. Dans Dans la maison, le jeune Claude, mal guidé par le professeur Germain, confond ses désirs et l'intrigue de son récit. Les positions de la caméra, tout comme dans Swimming Pool, viennent exprimer ses fantasmes concernant les corps féminins. La chercheuse souligne pour conclure que les métafictions chez Ozon ont une dimension de jeu, sans laquelle il n'y aurait pas de plaisir.

19 Les films de Quentin Dupieux sont l'objet de la communication de Romain Lefebvre (Université Paris 8), en particulier Non-film (2001) et Réalité (2014). Le chercheur commence par souligner l'extension de la fiction jusqu'aux titres paradoxaux, puisque Non-film est un film et que Réalité est du cinéma. Non-film raconte le tournage d'un film, mais Dupieux met en place un dispositif qui provoque des métalepses entre les différents niveaux de tournage et donc une requalification du statut de ce qui est montré. Cela est accentué par deux procédés d'écriture, d'abord avec la mise en place du tournage qui n'est jamais mise en scène, seulement ses interruptions, et ensuite

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avec les personnages du film dans le film qui discutent du tournage lui-même. Romain Lefebvre voit dans Réalité un niveau diégétique (Jason qui a un projet de film) et un niveau intra ou méta-diégétique (le film d'un autre cinéaste, Zog) qui va progressivement bouleverser les rapports de ces niveaux de diégèse, notamment en y incluant l'imaginaire de Jason. Il n'y a plus de séparation ni de hiérarchisation ontologiques, le rêve peut devenir une image de film, le film devenir la réalité, la réalité devenir le film. D'après Romain Lefebvre, Dupieux est metzien dans le sens où tous les niveaux du film restent irrémédiablement de la fiction, ce qu'est le cinéma dans son principe même. Il peut ainsi étendre les limites de la fiction au monde entier dans les films. Dans Non-film il est impossible de quitter la fiction, même au fin fond du désert, puisqu'il est impossible de quitter l'image. Le dispositif cinématographique n'est même plus nécessaire, le tournage continue sans caméra, sans prise de son, le réalisateur peut faire un plan juste avec son regard. Dans Réalité, pour Jason cela se traduit par l'incapacité à sortir de son rêve. Ainsi, Dupieux transgresse constamment les limites du réalisme et du vraisemblable et subvertit ce réel par le passage à la fiction.

Métafiction et médium

20 German Duarte Penaranda (Freie Universität Bozen) aborde ici les formes métafictionnelles du nouveau millénaire. Les métafictions sont un phénomène complexe et hétérogène, d'autant plus au cinéma où elles acquièrent une problématique supplémentaire. Pour analyser cela, le chercheur revient sur le débat historique de l'influence de la linguistique sur la compréhension de la création du sens au cinéma. D'après lui, la métafiction au cinéma n'est perçue que lorsqu'elle est identifiée à la métafiction propre à d'autres médias et surtout à la littérature. Or, il faut dépasser ces premières définitions pour comprendre la métafiction dans le contexte technologique d'aujourd'hui, c'est-à-dire non plus comme simple représentation de la fiction mais aussi extension de la fiction. Le chercheur propose de mettre en pratique cela avec une analyse de La Commune (2000) de Peter Watkins. Il rappelle que le cinéma se construit, à la différence d'autres médias, sur des fragments de réalité, à la fois signes et vecteurs du monde réel. La métafiction au cinéma brise le syntagme qui devient une pure construction spatiale, mais qui inclut cependant toujours la réalité. D'après German Duarte Penaranda, l’œuvre de Watkins repose sur cette rupture du syntagme. Il est le père du docudrama et ouvre ses espaces narratifs à divers mécanismes fictionnels, le monde façonné par les médias se retrouve ainsi dans sa fiction. Dans La Commune, il reconstruit les événements de la Commune de Paris de 1871 grâce à l'articulation de toutes les formes narratives qu'il a explorées au cours des années, en plus de collectiviser l’œuvre. C'est un documentaire qui dévoile sa propre construction, mais qui interroge aussi comment les mass media de la fin du millénaire créent le réel. Cependant, le chercheur met en parallèle la fin du film et la fin de ce modèle médiatique. En conclusion, La Commune, grande base de données, conçoit la construction de la fiction comme un acte collectif qui trouve son équivalent technologique dans le peer to peer, de pair à pair.

21 Livio Belloï (FNRS/Université de Liège) s'intéresse à la configuration réflexive qui consiste en l'inscription d'une image seconde au sein d'une image première qui l'accueille selon des modalités diverses. Il analyse pour cela le cinéma des premiers temps à travers deux films : Erreur tragique (1912) de Louis Feuillade et The Evidence of

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the Film (1913) de Lawrence Marston et Edwin Thanhouser. Ces films sont emblématiques de la transformation qui aboutit à une forme d'intégration narrative de l'image seconde. Dans le premier film, le personnage de René se rend au cinéma et reconnaît dans une scène sa femme Suzanne qui se promène au bras d'un autre homme. L'image seconde est ici incriminante, elle réapparaît plus tard sur la pellicule que René a réussi à se procurer. L'image fixe apporte une preuve décisive là où l'image mouvante est tenue pour instable et fuyante. Dans The Evidence of the Film (dont aucune copie complète n'a été retrouvée), un opérateur de prise de vues capte l'échange d'enveloppes qu'opère un homme sur un jeune coursier à son insu. Ici aussi, l'image sur pellicule va servir de preuve à la sœur du coursier pour l'innocenter, mais les juges considèrent l'image comme trop petite pour être décisive. Cette fois-ci, c'est bien la projection de l'image en mouvement qui amènera le dénouement et le basculement du statut du photogramme à celui d'image seconde. Livio Belloï analyse en revanche une distorsion dans cette image seconde. L'angle de vue ne correspond ni à la caméra de l'opérateur de prise de vues dans le film, ni à la caméra de Marston et Thanhouser lorsque la scène en question a été tournée. Dans le film de Feuillade, l'image seconde semblait accuser, mais ses apparences étaient trompeuses, puisque l'homme au bras de Suzanne était son frère. Dans ces deux fables, l'image seconde s'impose donc comme une ressource en vue de produire le récit, et renvoie à la légitimation du cinéma par lui-même.

22 La dernière communication du colloque est celle de Charlotte Peluchon (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3) qui analyse la réflexivité dans la Greek Weird Wave, la vague étrange du cinéma grec contemporain. Elle expose l'émergence de ce cinéma au moment de la crise économique grecque et les contours esthétiques et scénaristiques de son étrangeté. Elle commence d'abord par interroger la dimension réflexive de ces films avec une analyse de Kinetta (2005) de Yórgos Lánthimos, dans lequel elle perçoit une dénudation du procédé, d'après le terme de Brecht et des formalistes russes. Elle poursuit avec le principe de distanciation présent dans Attenberg (2010) d'Athina Rachel Tsangari, notamment lors de ses intermèdes chantés et dansés. Ceux-ci interrompent l'action, procédé réflexif analysé par Robert Stam, et commentent l'action tels que le faisaient les chœurs des tragédies antiques. Dans The Lobster (Lánthimos, 2015), la narratrice-commentatrice ne propose qu'une description redondante de ce que le public voit et entend déjà, ce qui fait émerger de façon ludique l'aspect fictionnel de la scène. Charlotte Peluchon s'intéresse ensuite à ce que ces procédés réflexifs et métafictionnels disent du médium cinématographique. Les mises en abyme de Kinetta révèlent le pouvoir de la caméra de tordre le monde selon ses désirs, pouvoir dont semblent abuser les deux personnages masculins, le photographe envers celle qu'il aime, le policier envers des femmes sans papiers. Le rôle de l'audiovisuel est ambivalent dans Canine (Lánthimos, 2009) puisque les films de famille servent à garder les esprits captifs, tandis que le cinéma permet de les émanciper bien que les conséquences soient funestes. C'est avec Attenberg que la métafiction renseigne sur la visée de ce cinéma, au travers des documentaires animaliers de Sir David Attenborough : les films nous présentent l'espèce animale humaine en posant un autre regard sur elle, un regard weird.

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INDEX

Mots-clés : cinéma, métafiction, réflexivité, esthétique, réalisme, médias, adaptations, médium, récit, politique, auteur, réalisateurs, réalisatrices, spectateurs Thèmes : Film, TV, Video Keywords : cinema, metafiction, reflexivity, aesthetics, realism, media, adaptations, medium, narrative, politics, author, directors, spectators

AUTEURS

CHARLOTTE PELUCHON

Doctorante à l'IRCAV Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 [email protected]

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Compte-rendu : « Séries américaines de network des années 1990 » Université Paul Valéry Montpellier 3, 27-28 février 2020, colloque organisé Claire Cornillon et Sarah Hatchuel

Jules Sandeau

1 Organisé par Claire Cornillon et Sarah Hatchuel, et soutenu par la MSH-Sud et le RIRRA21, le colloque « Séries américaines de network des années 1990 » s’est déroulé à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, les 27 et 28 février 2020. S’inscrivant dans le cadre du projet GUEST, il fait suite à la journée d’étude « Séries de network des années 1950-1970 » (7 mai 2018, Montpellier) et au colloque « Séries américaines de networks des années 1980 » (21-22 février 2019, Montpellier). Dans la lignée de ces deux autres manifestations scientifiques, son but était de contribuer à l’histoire des séries américaines, et notamment de celles diffusées sur les grands networks, qui, en France, restent encore beaucoup moins étudiées que celles diffusées sur des chaînes câblées. L’ensemble de ces communications peut être visionné sur la chaîne YouTube de GUEST.

2 En ouverture du colloque, les organisatrices ont évoqué le contexte politique, et notamment les luttes en cours contre la loi sur les retraites et la LPPR qui menace la recherche et l’enseignement à l’université, avant de donner la parole aux intervenant. e. s. Elles soulignent également que les politiques actuelles de recherche nuisent aux SHS, et en particulier aux lettres, aux langues et aux arts. Les dispositifs de financement de la recherche sont inadaptés, et ce bien évidemment de manière volontaire, à nos méthodes, à nos objectifs et à nos besoins. Or le travail que nous faisons tous et toutes, dans nos différentes disciplines, de retour critique sur nos histoires, sur nos sociétés, sur nos représentations mentales est crucial et nous continuerons à nous battre pour préserver cet espace de réflexion, libre et indépendant.

3 L’après-midi du 27 février rassemblait des contributions envisageant ces productions dans une perspective culturelle. Dans son intervention « From Romance to ‘Bromance’ : Challenging Love, Sexuality and Gendered Discourse in Friends (NBC, 1994-2004) », Donna Spalding Andréolle (Université Le Havre-Normandie), auteure de Friends, Destins de la génération X (2015), a soutenu que la popularité durable de cette sitcom ne

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s’explique pas uniquement par ses qualités scénaristiques et le talent de ses interprètes, mais également par le caractère subversif de ses représentations de genre et de sexualité ; en s’appuyant sur l’analyse de plusieurs extraits de la série, elle a ainsi montré comment celle-ci souligne souvent les limites de l’hétéronormativité et met en lumière la nature performative du genre. De mon côté (Jules Sandeau, Université Paul Valéry Montpellier 3), j’ai insisté sur la profonde ambivalence idéologique de la série Code Quantum dans une intervention intitulée « Code Quantum (NBC, 1989-1993) : Les sauts quantiques de la masculinité blanche » ; en m’appuyant entre autres sur les travaux de Sally Robinson, Nicola Rehling et Richard Dyer, j’ai montré en quoi le progressisme politique affiché de la série s’articulait à un fantasme d’appropriation de l’histoire, des corps et des expériences des personnes minorisées par une masculinité blanche dont la position hégémonique et la prétendue universalité ont été remises en question par les politiques de l’identité. Mouna Karini (Université Aix-Marseille) est quant à elle revenue sur une série majeure de l’histoire du teen show dans une communication intitulée « 90210 Beverly Hills (Fox, 1990-2000) : Le soap au service de l’éducation » ; après avoir rappelé que la série cherchait à séduire un public adolescent tout en recevant l’approbation des adultes, elle a insisté sur le caractère novateur du discours éducatif de la série, abordant des sujets tels que le consentement, la contraception, le harcèlement ou l’anorexie. Enfin, Louise Van Brabant (Université de Liège) s’est penchée sur les figures féminines de Twin Peaks, dans une intervention intitulée « La femme invisible : le cas de Laura Palmer et Diane dans Twin Peaks (ABC, 1990-1991) » ; à travers une analyse figurale nourrie notamment par les travaux de Laura Mulvey, Sarah Hatchuel, Guy Astic ou Diane Arnaud, elle a étudié les modes de représentation des corps féminins dans cette série, pour montrer comment celle-ci en expose la réification. Cette première demi-journée s’est achevée par une performance de l’artiste et auteure luvan sur l’univers de Buffy contre les vampires (WB, 1997-2003), dans laquelle la célèbre héroïne incarnée par Sarah Michelle Gellar, a croisé la route d’Hélène Cixous et de Gayatri Chakravorty Spivak, ainsi que de Xena la guerrière et d’Elsa la Reine des neiges.

4 La matinée du 28 février s’est ouverte par une intervention de Julien Achemchame (Université Paul Valéry Montpellier 3), « X-Files (Fox, 1993-2002) : aux frontières du fantastique », qui a mis en lumière l’hybridité générique de cette série culte des années 1990 grâce à une analyse de son épisode pilote ; en prêtant notamment attention à l’esthétique de cet épisode inaugural (utilisation de la profondeur de champ, du hors-champ, etc.), il a souligné comment celui-ci pose les bases d’une tension entre science-fiction et fantastique (tel que défini par Roger Caillois et Tzvetan Todorov), mise à l’épreuve dans le reste de la série. Stéphane Sawas (Inalco) a quant à lui exploré les modalités et les effets de l’intertextualité de Will & Grace dans une intervention intitulée « Cinéphilie et sériephilie dans la sitcom Will & Grace (NBC, saison 1, 1998-1999) » ; après avoir souligné le caractère jubilatoire de l’expérience télévisuelle des personnages de cette série, et la multiplicité de leurs références verbales (et parfois irrévérencieuses) au cinéma et à la télévision, il a soutenu que ces références permettent à la sitcom de s’inscrire à la fois dans un patrimoine audiovisuel commun et dans une tradition plus spécifiquement queer et camp. Les deux autres interventions de cette matinée se sont focalisées sur l’écriture des séries. Celle de Sophie Goudjil (Université Vincennes Saint-Denis), intitulée « La writing room de Buffy The Vampire Slayer : déléguer pour mieux créer », s’est penchée sur la relation entre le showrunner et la writing room de cette série culte des années 1990 ; en comparant les

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méthodes de travail de Joss Whedon à celles d’autres showrunners comme Aaron Sorkin ou Shonda Rhimes, elle a souligné comment, dans le cadre de cette production à flux tendu, Whedon concilie contraintes budgétaires et ambitions artistiques en confiant de grandes responsabilités à des collaboratrices (comme Marti Noxon ou Jane Espenson) qui ont ainsi l’opportunité de laisser leur empreinte sur la série. Enfin, dans sa communication « “David Lynch’s Twin Peaks”, le showrunner qui n’en était pas un », Briac Picart-Hellec (Université Le Havre-Normandie) a questionné le discours dominant qui désigne David Lynch comme l’auteur de la série Twin Peaks ; en s’appuyant notamment sur les témoignages des scénaristes de la série, il a ainsi souligné que l’auctorialité de Twin Peaks est en réalité changeante, et que Lynch est ainsi loin d’en être l’auteur principal ou le showrunner, mais plutôt un « auteur par empreinte », notamment du fait de son influence esthétique sur cette production.

5 Les deux interventions de l’après-midi étaient quant à elles tournées vers les années 2000. Hélène Machinal (Université de Bretagne Occidentale) s’est penchée sur une série moins connue que celles qui avaient été abordées jusqu’ici, dans une communication intitulée « Dark Skies (NBC, 1996-1997) : un OVNI qui annonce les séries à narration complexe » ; après avoir noté que l’esthétique de la série reprend les codes du cinéma horrifique lors des scènes de contamination des corps, elle a montré la manière dont cette série qui se déroule pendant les années 1960, se fonde sur une opposition traditionnelle « eux/nous » tout en évitant l’écueil du manichéisme, et se révèle novatrice dans sa manière de questionner le statut de l’image dans la construction du récit historique officiel de la nation américaine. De son côté, Sarah Hatchuel (Université Paul-Valéry Montpellier 3) est revenue sur le traitement de la mort d’un personnage central de la série Urgences (NBC, 1994-2009), dans son intervention « La mort de Mark Greene en saison 8 d’Urgences : fin d’une ère et préfiguration de LOST » ; en mobilisant le concept de « rétrospectature » proposé par Patricia White, elle a montré en quoi les nombreux échos entre la série LOST (ABC, 2004-2010), et les deux épisodes d’Urgences qui mettent en scène la mort de Green, permettent une relecture de ces épisodes « testament », qui établit une filiation entre les deux œuvres et envisage LOST comme l’héritier du projet esthétique et éthique d’Urgences. En concluant le colloque sur une évocation de l’une des productions sérielles les plus marquantes de la décennie suivante, cette dernière intervention a sans aucun doute attisé, chez le public, le désir d’assister au prochain épisode de cette série de manifestations scientifiques : le colloque sur les séries américaines de network des années 2000, prévu pour l’année prochaine.

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Thèmes : Film, TV, Video Keywords : television, US, series, sitcoms Mots-clés : télévision, Etats-Unis, séries, sitcoms

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AUTEURS

JULES SANDEAU

ATER Université Paul Valéry Montpellier 3 [email protected]

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Notre Top 5 des films anglophones de 2019

David Roche et Vincent Souladié

1 2019 aura surtout été l’année du cinéma non anglophone, avec quelques très grands films dont Portrait de la jeune fille en feu (France), quatrième long métrage de Céline Sciamma qui mêle merveilleusement féminisme, poésie et réflexivité, Douleur et gloire/ Dolor y gloria (Espagne) le nouveau métafilm de Pedro Almodóvar, et surtout le triomphe de Parasite (Corée du Sud, Bong Joon Ho) à Cannes et – plus surprenant et sans doute politique – aux Oscars, avec ce premier Oscar du Meilleur Film attribué à un film étranger. Néanmoins le cinéma notamment américain a également connu une bonne année. Les franchises Avengers et Star Wars se sont conclues sur une note tout à fait honorable, avec Avengers : End Game (USA, les frères Russo) et surtout Star Wars IX : The Rise of Skywalker (USA, J. J. Abrams) dont la révélation finale concernant Rey évite la faute idéologique commise dans Games of Thrones (HBO, 2011-2019) à travers le thème de la filiation (la parenté de Jon Snow et de Daenerys Targaryen). De l’autre côté du spectre, le cinéma indépendant aura eu sa découverte de l’année avec The Last Black Man in San Francisco (USA), film dystopique sur le phénomène de la gentrification, écrit et réalisé avec un formalisme assumé par le duo Joe Talbot et Jimmie Falls qui tient aussi le premier rôle. Retours solides pour : Greta Gerwig dont la nouvelle adaptation de Little Women/ Les Quatre filles du docteur Marsh (USA) fait ressortir la noirceur de l’œuvre de Louisa May Alcott ; James Gray dont le plastiquement somptueux Ad Astra (Chine/USA) fait parfois oublier un scénario prévisible, parfois absurde et fadasse après ces récentes réussites que sont Interstellar (USA/UK/Canada, Christophe Nolan, 2014) et surtout Arrival/Premier contact (USA/Canada, Denis Villeneuve, 2016) ; Ryan Johnson qui offre un whodunit efficace et divertissant avec Knives Out/ À couteaux tirés (USA) ; ou encore James Mangold dont le biopic sportif (et Oscar-bait raté) Ford v. Ferrari/ Le Mans 66 (USA/France) permet de passer un bon moment en compagnie du toujours sympathique Matt Damon et du hargneux Christian Bale ; Sam Mendes qui, avec 1917 (USA/UK/India/Spain/Canada), dont la somptueuse scène nocturne des ruines de guerre sublime un film agréable mais somme toute assez convenu, nous démontre, à l’inverse d’un Steven Spielberg avec Saving Private Ryan/ Il faut sauver le soldat Ryan (USA,

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1998) ou Alejandro G. Iñárritu avec Birdman (USA, 2014), que la prouesse technique (le plan-séquence) peut facilement prendre le dessus sur le récit et la dramaturgie ; les frères Safdie, avec leur sixième long métrage Uncut Gems (USA), font en quelque sorte la démonstration inverse, la technologie de mise au point automatisée Light Ranger 2 permettant une grande liberté de mouvement à l’acteur Adam Sandler qui galvanise une narration centrée sur un anti-héros dont la chute inexorable rappelle aussi bien Fargo (USA/UK, les frères Coen, 1996) que la trilogie Pusher de Nicolas Winding Refn (Danemark, 1996-2005) ; et enfin Taika Waititi qui revient à la figure de l’enfant, qui était au cœur de Boy (Nouvelle-Zélande, 2010) et de l’excellent Hunt for the Wilderpeople (Nouvelle-Zélande, 2016), avec cette adaptation (Nouvelle-Zélande/République Czec/ USA) du roman satirique de Christine Leunens. Plus notables, les seconds films de Jordan Peele, de Robert Eggers et d’Ari Aster ont confirmé avec brio le renouveau du cinéma d’horreur américain : qu’il s’agisse de la satire politique proposée dans Us (USA/ Chine/Japon) qui déplace l’accent sur la question raciale à la question sociale ; du surréalisme atmosphérique et hyper-formaliste de The Lighthouse (Canada/USA) avec ses influences à la littérature américaine du XIXe (Herman Melville, Edgar Poe) et au cinéma muet européen des années 1920 (Jean Epstein, F. W. Murnau) ; ou de l’allégorie du deuil offerte Midsommar (USA/Suède), variation sur le thème du Wicker Man (UK, Robin Hardy, 1973) qui relève le défi de l’horreur en plein jour. Leurs pairs ont aussi proposé des films solides : Woody Allen, avec l’agréable A Rainy Day in New York (USA), qui permet à Timothy Chalomet de camper Gastby, personnage allenien naïf qui doit plus à J. D. Sallinger qu’à Fitzgerald, et une charmante Elle Fanning qui – de manière plus suspecte à l’ère #MeToo – semble en partie dédouaner les prédateurs sexuels incarnés par Jude Law, Diego Luna et Liv Schrieber ; le tandem Ken Loach-Paul Laverty, qui clôt son œuvre avec Sorry We Missed You (UK/France/Belgique), dont le pessimisme n’augure rien de bon pour la Grande-Bretagne post-Brexit ; Martin Scorsese avec la production Netflix, The Irishman (USA), qui, au-delà du rajeunissement numérique dont on a tant parlé, permet à Robert DeNiro, à Al Pacino et surtout un Joe Pesci apaisé de jouer dans un autre registre que dans les films de gangsters qui ont fait leur gloire. Moins convaincants : The Mountain : une odyssée américaine (USA, Rick Alverson) et The Souvenir (UK/USA, Joanna Hogg), dans lesquels des castings de choc (Tye Sheridan et Jeff Goldblum dans le premier, Honor Swinton Byrne et Tom Burke dans le second) tentent en vain de lutter contre un formalisme glacial pour faire passer une émotion.

A Hidden Life (USA/UK/Allemagne, Terrence Malick)

2 Il était annoncé depuis longtemps que Terrence Malick revenait enfin avec A Hidden Life à la forme narrative de ses débuts, comme si son virage esthétique vers un cinéma de plus en plus dysnarratif depuis Tree of Life (2011) ne pouvait représenter qu’une parenthèse appelée à se refermer. Comme cela est toujours le cas avec Malick, le film déjoue en partie ces attentes et ne saurait se prévaloir d’une facture dramatique classique. Après une trilogie contemporaine autobiographique (To the Wonder [2012], Knight of Cups [2015], Song to Song [2017]), Malick revient surtout au film d’époque délocalisé puisque A Hidden Life relate l’histoire vraie de Franz Jägerstätter (August Diehl, dans un rôle diamétralement opposé à celui qu’il tenait en 2009 dans Inglourious Basterds), paysan autrichien emprisonné, persécuté, et finalement exécuté pour avoir catégoriquement refusé de porter l’uniforme et de servir l’Allemagne d’Hitler, quitte à ne pas signer le serment d’allégeance qui aurait pu in fine lui sauver la vie. Il est aisé de

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comprendre ce qui a poussé Malick à s’intéresser à la vie de cet objecteur de conscience béatifié par Benoit XVI en 2007, lui qui assume de plus en plus ouvertement dans ses films son héritage catholique et les questionnements de la foi (il a achevé fin 2019 une vie de Jésus Christ tournée en Jordanie, The Last Planet). On retrouve également dans le film certains thèmes chers au cinéaste : l’exil et la quête du paradis perdu, la pureté désintéressée de l’amour contre l’oppression du système, l’immuabilité de la nature contre le fracas absurde et passager des hommes. Au fond, ce ne sont pas forcément ces questions personnelles ni ces thématiques qui rendent fascinant le cinéma de Malick mais la manière dont il réadapte son langage formel. L’auteur tire grand profit des expérimentations formalistes élaborées dans ses quatre derniers films en les mettant ici au service d’une histoire et, surtout, en leur donnant une portée politique. Mixer les régimes d’images (les plans filmés avec un appareil photo numérique montés bout à bout avec des plans tournés en caméra HD dans To the Wonder, par exemple) lui permet ici de faire cohabiter deux mondes hétérogènes, irréels l’un à l’autre : le sacre de Hitler (dans des plans extraits du Triomphe de la Volonté de Leni Riefensthal, 1935) et la nature aveugle occupée par les paysans. Les plans d’intérieur cadrés en grand angle déformant matérialisent, avec un sens du grotesque kubrickien que l’on ne connaissait pas à Malick, l’aliénation du pouvoir dictatorial (les bottes géantes de Bruno Ganz, le Hitler de La Chute [Allemagne/Autriche/Italie, Oliver Hirschbiegel, 2004]). Il a été reproché à Malick l’usage de l’allemand non sous-titré pour faire vociférer les habitants tentés par les promesses du Troisième Reich, ce qui serait le signe de sa part d’une représentation caricaturale et manichéenne de l’Histoire, adaptée à un public américain. C’est faire là un étrange procès à ce spécialiste d’Heidegger, traducteur de son œuvre philosophique aux États-Unis. La barrière instaurée par ce procédé n’est pas idiomatique, en réalité, mais existentielle. Du point de vue de l´éthique rigoriste de Jägerstätter, certaines idées et certains discours doivent seulement rester à distance morale, dans une zone noire indéchiffrable.

Joker (USA/Canada, Todd Phillips)

3 Joker fut le film américain le plus remarqué de l’année, et celui dont le succès fut le plus controversé, de son triomphe au festival de Venise aux nombreux commentaires sur l’ambiguïté de son discours politique. Pour les uns, il s’agit du pari réussi d’un superhero movie qui, tout en reprenant le parcours génétique, prend le risque de se détourner radicalement de nombreux codes du genre pour s’aventurer sur le terrain du naturalisme social. Pour les autres, il s’agit du succès de circonstance d’une œuvre faussement provocatrice surfant sur l’air du temps ; ces réserves sont comparables à celles qu’avait suscité Fight Club (USA/Allemagne, David Fincher, 1999) en son temps : film produit par le système et prônant l’effondrement de celui-ci. C’est bien sûr cette ambiguïté qui rend Joker pertinent, et correspond d’ailleurs au parcours dramatique de son personnage éponyme, porté aux nues contre son gré comme une figure révolutionnaire pour avoir voulu attirer l’attention des médias (on y aura vu des échos de Occupy Wall Street aux US ou des Gillets Jaunes en France). Puisque le Joker encourage désormais les performances actor’s studio, le rôle ne pouvait qu’être taillé sur-mesure pour Joachin Phoenix, dont l’énergie inquiétante mais fragile lui permet de se démarquer subtilement de l’interprétation nihiliste d’Heath Ledger dans The Dark Knight (USA/UK, Christopher Nolan, 2008) autant que du Grand Guignol de Jack Nicholson dans Batman (USA, Tim Burton, 1989). Si le film de Philips fait de Thomas

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Wayne un entrepreneur mégalomane convaincu qu’il a l’étoffe d’un politique, il pourrait être un prolongement en mode mineur des opus de Nolan, dont il ne se détourne pas complètement. Comme Nolan l’envisageait au départ de sa trilogie, Philips cherche à retrouver une ambiance urbaine des années 70’s-80’s qui passe par des références ouvertes à Death Wish (USA, Michael Winner, 1974), à Taxi Driver (USA, Martin Scorsese, 1976) ou à The King of Comedy (USA, Martin Scorsese, 1983), renforcé bien sûr par la présence de Robert DeNiro qui cède sa place à son digne héritier Joaquim Phoenix pour reprendre un rôle équivalent à celui de Jerry Lewis dans le film de 1983. De fait, et même si le film se retient comparé à ses modèles, la violence et la noirceur nihiliste surprennent. Sur un plan esthétique, la richesse sonore et chromatique de Joker n’est pas pour autant déphasée par rapport à son temps. Cette expérience d’une odyssée psychologique et sensible dans un décor urbain âpre et fiévreux est à rapprocher dans une certaine mesure des récents films des frères Safdie (Good Time [2017], Uncut Gems [2020]), mais aussi de You Were Never Really Here/A Beautiful Day (UK/France/USA, Lynne Ramsay, 2017), dans lequel Phoenix apparaissait déjà, sous des traits et une silhouette bien différents. Son statut de satire allégorique rend Joker plus accessible que ces œuvres-là, mais il n’en reste pas moins le chef de file de cette noirceur montante du cinéma américain contemporain, de plus en plus palpable.

Luce (USA, Julius Onah)

4 Il est des films qui marquent avant tout par la qualité de leur scénario et de leur interprétation. C’est le cas cette année de Marriage Story. C’est aussi le cas de ce premier long métrage, collaboration entre le réalisateur afro-américain Julius Onah et le scénariste J.C. Lee qui adapte ici sa propre pièce produite à New York en 2013. Aux côtés de Tim Roth, d’Octavia Spencer et de Naomi Watts – tous excellents ! – dans des rôles secondaires (les parents et l’enseignante), le jeune Kelvin Harrison Jr. crève l’écran dans le rôle éponyme d’un enfant congolais adopté par une famille américaine (blanche de classe moyenne-supérieure, l’image même des « white liberals »), devenu la figure de l’excellence (scolaire, sportive, sociale) dans son lycée. Le maître mot du film est l’« ambiguïté », ambiguïté qui laisse planer l’ombre d’un doute tout au long du film. Il n’y a pas de bons ou de méchants dans ce mélodrame aux allures de thriller psychologique : il y a des points de vue qui entrent en concurrence, qui se contredisent et parfois même qui sont tous deux « vrais » ou « faux » en même temps. Est ainsi posée la relation complexe entre la subjectivité humaine et une conception intersectionnelle de l’identité, démontrant que la portée de celle-ci ne doit pas se limiter à une conception juridique, voire même politique au sens large. Cette ambiguïté est habilement exprimée à travers les ressorts habituels du thriller (ombres portées, montage elliptique), mais c’est avant tout sur le visage et dans la voix de Harrison Jr que tout se joue : l’angélique Luce affiche confiance, intelligence, maîtrise mais est régulièrement parcourue par des ondes émotionnelles traduisant une incertitude et une vulnérabilité authentique ou feinte (là est la question). La révélation tarde et quand elle arrive, elle ne fait que renforcer le sentiment d’incertitude. La réussite de Luce tient avant tout à l’intelligence avec laquelle elle fait de la question de l’identité un enjeu sensible et donc éminemment esthétique.

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Marriage Story (UK/USA, Noah Baumbach)

5 Alors que Woody Allen revenait cette année à une forme de légèreté screwball avec le très enlevé A Rainy Day In New York, c’est l’un de ses héritiers directs, qui réitère le genre des drames de chambre familiaux new-yorkais doux-amers, comme il s’y était d’ailleurs essayé dès son tout premier film Les Berkman se séparent/The Squid and the Whale (USA, 2005), qui était déjà la chronique du divorce d’un couple bourgeois. La rupture est d’ailleurs sous-tendue par un autre duel, celui-ci plus culturel, entre New York et Los Angeles, le théâtre et l’industrie cinématographique et télévisuelle. Noah Baumbach trouve chez Allen des thèmes qu’il traite toutefois avec une authenticité plus terre à terre. Le ton de Marriage Story pourrait aussi rappeler de prime abord la simplicité mélodramatique de Kramer vs. Kramer (Robert Benton, 1979) mais le propos s’avère en fin de compte plus ambitieux et subtil. Le film met tout d’abord à l’honneur deux des meilleurs comédiens de leur génération, capable d’alterner les blockbusters et les films d’auteurs indépendants sans décevoir et sans brouiller leur image auprès du public. Si l’on savait depuis le début de leur carrière que Scarlett Johansson et Adam Driver étaient capables de jouer les âmes fragiles avec autant de naturel, il y a bien longtemps – depuis Paterson (USA, Jim Jarmusch, 2016) pour Driver et Under the Skin (UK/USA/Suisse, Jonathan Glazer, 2014) pour Johansson – qu’ils n’avaient pas été servis par des rôles aussi bien écrits, et par une mise en scène pensée pour donner du temps et de l’amplitude à leur jeu. L’inflexion de la voix, le détail d’un regard ou d’un geste, l’interaction des corps nourrissent le sentiment du vécu de cette expérience amoureuse et maritale en partie autobiographique. Via l’importance de l’écrit et de la parole, les racines littéraires et théâtrales de la méthode employée par Baumbach sont mises en abyme dans le film, lequel se veut l’auscultation détaillée d’une rupture et de sa mise en fiction. Le sujet sous-jacent pourrait alors être celui-ci, par ailleurs délivré par le titre même du film : toute rupture naissant de la collision de deux points de vue adverses donne forcément lieu à un récit fictionnel. C’est alors que Marriage Story épate là où on ne l’attendait pas : dans le portrait des avocats tout aussi cyniques qu’humanistes des deux époux opposés (Laura Dern, Ray Liotta, Alan Alda), orateurs et narrateurs apocryphes de la déliquescence du mariage, exagérant ou dénaturant les événements vécus dans l’intérêt de leurs clients, ou de leur propre ego. Baumbach affirme que de la rencontre à la rupture, l’équilibre d’une relation entre deux êtres repose sur une négociation fictionnelle avec les faits, sur une histoire sur laquelle les deux s’accordent. Marriage Story raconte l’histoire de cette fiction tacite.

Once Upon a Time … in Hollywood (USA/UK/Chine, Quentin Tarantino)

6 Sans doute son meilleur film depuis Inglourious Basterds (Allemagne/USA, 2009) et l’une des plus grandes réussites de 2019, le neuvième long métrage du scénariste-réalisateur américain est à la fois un film-somme qui, situé dans le Los Angeles de 1969, poursuit la démarche uchronique des trois précédents films tout en revisitant les lieux de ses trois premiers films. Les clins d’œil aux films précédents (surtout à Inglourious Basterds) et aux influences habituelles (Leone, Corbucci et le Western italien) se multiplient et se voient même intégrés aux récits, Rick Dalton relançant sa carrière grâce au « deuxième plus grand réalisateur de Westerns spaghettis » ! Un air de déjà vu donc, renforcé par la

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présence de Leonardo DiCaprio et de Brad Pitt, de Robert Richardson à la photographie et d’une bande-son impeccable. Et pourtant l’inattendu émerge à travers un ton à la fois tendre et mélancolique que l’on avait entrevu principalement dans Jackie Brown (USA, 1997). Après une introduction énergique et hautement parodique (à l’image du début de carrière de Rick Dalton), la narration relâche le rythme – et c’est là que l’influence de Rio Bravo (USA, Howard Hawks, 1959) se fait sentir – pour nous laisser le temps de naviguer les trajectoires et de nous imprégner de la présence de ses personnages (Rick Dalton, Cliff Booth et Sharon Tate) et de la cité des anges. On retrouve la critique de la masculinité blanche au cœur de Reservoir Dogs, incarnée dans des personnages machos, xénophobes et étroits d’esprit, tout en encourageant le pathos pour la chute de Rick (mention spéciale pour la scène dans laquelle une jeune actrice lui fait prendre conscience que son destin ressemble en tout point à celui du héros westernien dont il lit le récit) et de la sympathie pour la fidélité sans faille de Cliff (à l’image de son chien Brandy). La fin du film est poignante non seulement parce qu’on est heureux que Sharon Tate soit sauvée (à ce stade c’était attendu, on se demandait juste comment), mais aussi et surtout parce que Cliff est bel et bien un « bon ami » malgré le narcissisme de Rick et la barrière socioprofessionnelle qui les sépare et que les longs trajets en voiture de Booth ne cessent de souligner. Tarantino en profite aussi pour à la fois célébrer le Polanski qui a réalisé Rosemary’s Baby (USA, 1968) et le comparer implicitement et défavorablement à Cliff dont le comportement quand il refuse les avances d’une mineure (Pussycat, force vitale au même titre que Tate) tend plutôt à démentir les rumeurs mais dont la situation en bas de la hiérarchie de l’industrie cinématographique ne lui a jamais permis de se remettre. Quant à la reconstitution fétichiste du Los Angeles de 1969, démarche qui peut paraître à première vue paradoxale pour un réalisateur qui dit s’inspirer plus du cinéma que de la vie, elle nous (dé) montre splendidement combien est ténue la frontière entre la ville cinématographique et la ville réelle dont le film rend fidèlement compte de la dimension socioethnique (la présence latino) de sa topographie. Le tragique tient avant tout de ce que le film est structuré autour de la chronique de la mort annoncée de Sharon Tate, figure iconique que le film va d’abord transformer en force symbolique de la vie (les scènes de danse) mais que la brillance de Margot Robbie finit par humaniser à travers une série de gestes quotidiens (un réveil, la prise en stop d’une autostoppeuse) et surtout par une virée au cinéma pour se contempler sur l’écran. Cette scène qui célèbre les plaisirs du cinéma et de sa création fait de Tate la double de Tarantino, qui s’est lui aussi délecté à assister de multiples fois à des projections de Reservoir Dogs. Si Rick incarne l’incertitude que peut ressentir tout artiste et Cliff un impossible idéal de sérénité (malgré son vécu), c’est Tate qui est le cœur du film et le cœur de Tarantino. Once Upon a Time… in Hollywood n’est pas une ode au classicisme hollywoodien – il est d’ailleurs étonnant que personne n’ait relevé que l’agent qui relance la carrière de Rick est interprété par Al Pacino, l’une des stars du New Hollywood. Contrairement à ce qu’on a pu lire, c’est une ode au cinéma et à la ville.

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Thèmes : Film, TV, Video Keywords : American cinema, British cinema, Canadian cinema, European cinema, New Zealand cinema, independent cinema, blockbuster, art cinema, Une Vie cachée, Joker, Luce, Marriage Story, Once Upon a Time… in Hollywood Mots-clés : cinéma américain, cinéma britannique, cinéma européen, cinéma néo-zélandais, cinéma indépendant, blockbuster, cinéma d’art, Une Vie cachée, Joker, Luce, Marriage Story, Once Upon a Time… in Hollywood

AUTEURS

DAVID ROCHE

Professeur d’études cinématographiques et audiovisuelles Université Paul Valéry Montpellier 3 [email protected]

VINCENT SOULADIÉ

Maître de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles Université Toulouse Jean Jaurès [email protected]

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Ariel's Corner

Vanessa Alayrac (dir.) British visual arts

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William Blake Exhibition review–Tate Britain, 11 September 2019–2 February 2020

Hélène Ibata

1 William Blake’s printed and painted work is so difficult to access, largely because of conservation constraints, that its creative range and visual potency are nowadays most often appreciated through the online William Blake Archive (whose academic excellence is widely acknowledged). The exhibition held at Tate Britain from September 11th, 2019 to February 2nd, 2020, is a timely reminder of the unique textural qualities of the original prints, drawings and paintings that for many have mostly been known through digital means. It is also a testimony to the scope, variety and evolutions of the artist’s output.

2 It is truly a superlative exhibition. Most of the major Blake collections in the world have been brought together: the Huntington, the Yale Center for British Art, The British Museum, the National Gallery of Victoria (Melbourne), the Fitzwilliam Museum, The Whitworth Art Gallery (Manchester), Petworth House, to name but some of the most important contributors, have been very generous with their loans, making this the largest exhibition of Blake’s work since its 2000 predecessor, also at the Tate. The rich catalogue which accompanies the show and complements it with detailed textual information gives an excellent idea of the resulting whole, and of the quality of the display.1

3 With over 300 works by the artist, the visitor is able to appreciate the range of Blake’s pictorial ambitions as well as his immense dedication to his work, the variety of pictorial formats and techniques he experimented with, but also the significance of the creative contexts within which he worked, from commercial reproductive engraving to independent visionary compositions.

4 The exhibition, organised in five “rooms”, each subdivided into two or three sections, follows Blake’s artistic life in chronological order, outlining at the same time the various phases of commercial, technical, stylistic and intellectual evolution that his career went through. It does a very convincing job of conveying this complex narrative, with an effective scenography, and a distinct interpretation. While a focus on Blake’s printmaking work and immersion within the technical materiality of engraving and

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printing underpinned the 2000 Tate exhibition, the Paris 2009 exhibition, curated by Michael Phillips, as well as Phillips’ remarkable reconstruction of Blake’s printmaking studio at the Ashmolean Museum in 2014-15, the curators of this new show, Martin Myrone and Amy Concannon, have chosen to de-emphasise this aspect of Blake’s production. The engraving and printmaking work, reproductive or creative, is mostly contained within room 2 (“Making Prints, Making a Living”), a choice which especially prevents a full appreciation of Blake’s illuminated poetry. A certain lack of interest in this unique work is suggested by the opening comments that may be read on the wall at the beginning of the display, which state that Blake described his printmaking technique “in poetic rather than practical terms so his exact methods remain mysterious”. Fortunately for the inquisitive visitor, more detailed explanations of his original “relief etching” method are provided in one of the central display cases.

5 With little exhibition space devoted to this essential aspect of Blake’s production, some choices had to be made, and they are overall commendable. A complete set of plates of America: A Prophecy (Copy M, Yale Center for British Art), displayed on three contiguous walls, allows the viewer to appreciate not only the originality and semantic intricacy of Blake’s composite art, but also the quality of his calligraphy, the varied textural effects of relief-etching combined with white-line etching and hand colouring, and the care with which the latter was performed. Plates from the Small Book of Designs (British Museum) give a remarkable illustration of the rich effects achieved by Blake’s original colour printing technique, while the viewer can appreciate his stunning combination of ink and watercolour in the Tate’s frontispiece to Visions of the Daughters of Albion. But no explanations of Blake’s technique are given here. And it is difficult to get an idea of the extent of Blake’s illuminated production, except from the copies of The Book of Urizen, Europe: A Prophecy, The Marriage of Heaven and Hell or The Book of Thel that are opened to significant pages in the central display cases, or the few samples from the famous Songs of Innocence and Experience that are displayed on some of the central plinths.

6 To make up for this relative lack of consideration for Blake the engraver and printmaker, the exhibition concludes with masterful examples of his creative work in graphic media: some bound copies of his intaglio masterpiece, his illustrations to The Book of Job, a remarkable example of his illuminated books, the first twenty-five plates of Jerusalem, copy B and, finally, the iconic “Ancient of Days”, the frontispiece to Europe, that he completed shortly before his death.

7 While possibly frustrating, the curators’ decision is justified by the rest of the exhibition, which more than succeeds in its objective of demonstrating Blake’s worth as an original painter, however unconventional he may have been. His rejection of Royal Academy teaching, notably in his violent criticism of Reynolds’s Discourses on art, and his consequent dislike of academic practices like oil painting, has meant that he has often been viewed as a mostly self-trained, independent visual artist whose place in the canon is uncertain. The Tate exhibition corrects this perception by demonstrating the full extent of his artistic ambitions and mastery, and highlighting his desire to be viewed as a serious artist by his contemporaries. This decision is underscored by three major articulations. Room 1 (“Blake Be An Artist”), which stresses from the start the influence of his training days at the Royal Academy, even though he had been an apprentice engraver for many years before enrolling, makes evident the formative importance of this period in his career, through a rich display of early drawings and watercolours which reveal both neoclassical influences and Blake’s interaction with

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academicians like Henry Fuseli and James Barry. Room 3 (“Patronage and Independence”) highlights Blake’s ability to negotiate his creative freedom in his interactions with his patrons. Room 4 (“Independence and Despair”) includes a recreation of Blake’s solo 1809 exhibition, which the artist held in his brother’s house in Broad Street, in order to assert his very personal conception of artistic excellence and allow his visionary powers to be acknowledged by his contemporaries.

8 The rest of the exhibition takes us through an astonishing range of visionary conceptions and pictorial techniques. From his small watercolour drawings illustrating Milton’s Paradise Lost (The Thomas set, 1807, Huntington Library and Art Gallery) or “On the Morning of Christ’s Nativity” (1809, Whitworth Art Gallery, Manchester) to ambitious and intricate tempera paintings like Satan calling up his legions (Petworth House) or An Allegory of the Spiritual Condition of Man (c. 1811, Fitzwilliam Museum), the breadth of Blake’s conceptions and technical ability as a draughtsman and painter is made evident. The textural quality of tempera, used by Blake as a means to rival the effects of oil while conveying in more immediate ways his original visions, may be appreciated in a number of compositions, even though the colours have often darkened. The various uses to which he managed to put watercolour are particularly striking: from the delicate and peaceful representations of Adam and Eve in Paradise to the much darker visions of the Book of Revelation (in particular a horrific “The number of the beast is 666”) and illustrations to Dante’s Inferno, he displays the full emotional potential of a medium that he considered much superior to oil, contrary to academic precepts.

9 Highlights of the exhibition include complex watercolour paintings like the Arlington Court Sea of Time and Space (1821), as well as the paintings bought by Elizabeth Ilive, countess of Egremont and wife of Turner’s famous patron. Among them is the astonishing A Vision of the Last Judgment, rivalling on a much smaller scale and in watercolour Michelangelo’s more monumental treatment of the same subject.

10 To anyone interested in Blake’s printing techniques, the twelve large colour prints of 1795-1805, assembled in one small area halfway through the exhibition (in the middle of Room 3) are possibly the high point of the exhibition. The remarkable reticulations of printed colour contrasting with the matt effects of watercolour, combined with Blake’s powerful and unique designs, certainly make these one of his most outstanding achievements. Yet even when one believes a climactic moment has been reached, much remains to be admired, what with the Petworth collection and the poets’ heads commissioned by William Hayley in the last section of Room 3, Blake’s engraving of his own Chaucer’s Canterbury Pilgrims in Room 4, and most of Room 5 (“A New Kind of Man”), which shows the mature artist at the top of his creative abilities and comprises a good number of Divine Comedy illustrations, 25 plates from the rarely seen Copy B of Jerusalem, and all 28 illustrations to Bunyan’s Pilgrim’s Progress, which are exhibited together for the first time in decades.

11 If Blake’s 1809 exhibition was a stinging failure, drew bitter criticism from contemporaries who accused him of lunacy and vanity, and plunged him into a prolonged period of despondency, the ambitions which it displayed are certainly vindicated by this show, which celebrates an artist of unparalleled creative abilities. The visitor leaves with a comprehensive conception of William Blake the Romantic artist, struggling against the vicissitudes of the art market but at the same time making a unique place for himself by refusing to compromise his original visions.

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NOTES

1. See Martin Myrone, William Blake (London: Tate Publishing, 2019).

INDEX

Subjects: British art Keywords: William Blake, Tate Britain, Romantic art, printmaking, Royal Academy Mots-clés: William Blake, Tate Britain, Romantisme, gravure, Royal Academy

AUTHORS

HÉLÈNE IBATA

Professor of English and Visual Studies Université de Strasbourg, SEARCH EA 2325 [email protected]

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City Women in the 18th century, followed by an interview with Dr Amy Erickson (Robinson College, Faculty of History, Cambridge University), Curator of the exhibition Exhibition review—London, 21 September 2019–18 October 2019

Clara Manco

1 To commemorate the centenary of the Sex Disqualification Removal Act in 1919, which legally opened all professions to women as well as men, the City of London, together with the University of Cambridge and the British Museum, sponsored this Autumn a free, open-air exhibition on the history of women in trade (21st September — 18th October 2019). To be precise, “City Women in the 18th century” is somewhere between an exhibition and a promenade around eleven displays stands and 36 unique panels, strategically placed in the streets of Cheapside and offering to passers-by a fresh perspective on this century-old history: women are indeed traceable in city trade records as far back as the 16th century. The exhibition's starting point is the British Museum's vast, underexplored collection of thousands of unique trade cards, advertising the producing, buying and selling of goods by women at the heart of the luxury trade in the 18th century. From this extraordinarily rich collection, 75 cards were chosen for their historical and aesthetical value, as well as for the location of the trades they advertised in the neighbourhood of Cheapside. From St Paul's Cathedral to the Royal Exchange, through the heart of the 18th-Century City, the visitor is invited to read and meditate on this evidence of a forgotten past, right at the spot where these adventurous women ran their shops some centuries ago.

2 One of the first difficulties the research team was faced with was simply to identify female shopkeepers, traders and entrepreneurs in this mass of information. Many of

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the trade cards in the collection indicate only a last name or a vague “& Co”, effectively obliterating the sex of the owner, the possible collaboration of a couple, or even of a whole family. The “law of couverture”, a specificity of English marital law, adds a layer of difficulty to the effort of tracing the presence of female shopkeepers: as a woman would always take on her husband's name after marriage, her own would virtually disappear from trade registers as a consequence, even in cases where she kept practicing. Moreover, the terms “Mr” and “Mrs” (short of Mister and Mistress) on trade cards should not be mistaken for references to the owner's marital status, as they point out exclusively to its legal position as an employer. A name repeated twice (say, “Mr Thompson and Mrs Thompson”) is also more likely, given the law of couverture, to designate a brother and a sister working together as two separate legal entities rather than a husband and a wife: in the latter case, the woman's name would simply be expected to disappear. Many women traders, such as Anna Maria Garthwaite who designed silks, did not use trade cards as they did not sell directly to the public. It is also worth keeping in mind that some of the guild records, where the information was stored, were simply lost in the Great Fire of 1666. One of the paradoxes of this exhibition is therefore to point out the fact that despite the undeniable wealth of material presented, the real number of women involved in trade is, in all probability, still immensely underestimated.

3 Yet the numbers are staggering: contrary to popular belief, a large number of women were independently involved in trade, at almost all levels. For the City of London only, the current estimates waver around at least 150 women fan makers, 500 female milliners, 165 identified women gold—and silversmiths. There were women printers, coffee-shop managers, chest makers. And then there were also women who, while practising a trade, did not fall under the obligation to register their commerce in city records. That is generally the case for a whole class of women with more skills than capital: doctors, writers, poets or playwrights (Susannah Centlivre or Charlotte Lennox), actresses, theatre company managers (such as Anne Bracegirdle, Regina Mingotti or Sarah Baker), headmistresses of schools. Some of the women had immigrated, such as Susannah Passavant of Huguenot descent, who was a “toy maker”, that is, a jeweller. Middle-class women entrepreneurs were indeed ubiquitous.

4 It may come as a surprise that marriage does not seem to have significantly changed the professional trajectory of women: in fact, there is very little evidence of differences of treatment between widows, wives and unmarried women, between young and older women, between female traders in wholesale, retail or colonial trade, between those who ran businesses themselves and those employed by others. Many women shopkeepers bore children, sometimes many, a situation made possible by the widespread use of the wet-nurse system. Whatever their backgrounds and situations, women's visible engagement in the Cheapside luxury trade seems to have been a widely unquestioned fact in the 18th century, so much so that women do not seem to have found neither particularly desirable nor harmful to advertise their sex, for example as part of a marketing strategy.

5 Not only were women in trade numerous, there were also, in some cases, particularly powerful. The example of Eleanor Coade, who capitalised on her company's invention of the famous “Coade stone”, an artificial building material exported to all parts of the world, is by no means unique, although she was at times presented as such. While Coade ran a factory, women were also building fortunes in joint-stock companies. The

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remarkable case of lace dealer Hester Pinney, a broker whose success on the London stock market allowed her to accumulate an impressive amount of wealth, is hard to forget. There are traces of a female trader of fans exporting her London-based production all the way to Spain, with goods adorned with celebrations of Spanish naval victories. The Sleepe-Burney dynasty, also involved in fan making, managed to keep a flourishing trade over various generations, their management skills being passed on from mother to daughter. Women traders could also have male apprentices, such as Elizabeth Hutt with John Iliffe.

6 Of course, this history is not only one of success. The law of couverture also had its drama, as was the case for milliner Jane Cox, whose stock in trade was seized when her husband went bankrupt. Yet even the couverture system provided protections in such instances: Jane Cox was judged a “feme sole trader”, a procedure which allowed married women to be considered by law, as far as their business was concerned at least, as single and fully autonomous. Women traders were required to be guild members but elections to the guild and governing bodies of the City were however still barred to women.

7 As austere and matter-of-fact as they might seem, these trade cards are indeed remarkably touching. On the back of one trade card, the visitor can still read traces of hastily written sums and handwritten accounts, or little playful poems. Some of the trade cards are beautifully ornate, such as that of the public house “the Hartichoke”, or Hogarth's engraving to advertise his sisters' textile trade (fig. 1 and 2). Finally, one cannot help but smile seeing the “Teeth clean'd in a curious manner” advertised by dentist Catherine Madden, or Eleanor Lawrence's card boasting of “Funerals decently performed”.

8 The initiative of the exhibition was a way for the City of London to encourage the participation of women in the City's governing bodies, which is still very low today. The choice to present the exhibition on the streets where their predecessors would have kept their shops was also meant as a discreet reminder that business women of today should be aware of the history of their independence, and perhaps reassess their patience towards issues such as the current gender pay gap. The exhibition is also meant as a challenge to the “rising tide” narrative of triumph: wherever freedom can be gained, it can also be lost. The exhibition suggests that the history of women's access to financial independence might have been a story of regression as well as one of progress. This small exhibition celebrating women's achievement, despite the simplicity of its presentation, is really full of life. Its focus on particular cases, avoiding too much context and generalisation, is paradoxically what allows the trade cards to speak to us so powerfully. History has seemingly overlooked female shopkeepers in the Heart of the City, whose contribution is by no means insignificant: our surprise when we are confronted with evidence of this history of independence leaves us questioning the active erasure of the contribution of these women to history and the economy, but also our own cognitive error, biases and false assumptions.

9 Photos, bibliography and further information:

10 http://citywomen.hist.cam.ac.uk/

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Figure 1

Trade card of Susannah Fordham, haberdasher, 1760–1818 (museum number: D,2.3052) © The Trustees of the British Museum

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Figure 2

William Hogarth, Trade card of Mary and Ann Hogarth, milliners, 1730, (museum number 1853.1210.540) © The Trustees of the British Museum

An Interview with Dr Amy Erickson (Robinson College, Faculty of History, Cambridge University), Curator of the exhibition “City Women in the 18th century”, 22/10/2019

11 Entretien avec Dr. Amy Erickson ((Robinson College, Faculty of History, Cambridge University), commissaire de l’exposition “City Women in the 18th century”, 22/10/2019 Clara Manco: Where did the idea for the exhibition come from? What were the various goals and motivations for the different people and institutions who worked on the project? Amy Erickson: The project started when I gave a lecture on women and the guilds to open an exhibition at the London Guildhall. A London City councilman then approached me to offer to turn it into a bigger exhibition. I was then in touch with the person in charge of events in the City, and this is when we got the idea of the display stands, which the City lent us. It was the first time they were spread out over a neighbourhood rather than used in a cluster: our idea was to offer a ramble, a trajectory, but also a memorial which would say “so and so worked there” exactly on the place where it happened. The British Museum, who owns an enormous collection of thousands of trade cards, sponsored the project by not charging reproduction fees: they wanted to make this trades card collection better known. The City also wanted to celebrate the anniversary of the Sex Disqualification Removal Act of 1919, as well

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as to encourage women to join the City government at the moment the numbers of alderwomen are ridiculously low. It was important for them to remind the women in the guilds, which still exist, that the 1919 Act was not the first time women were admitted in trade structures, although many thought it was! There is a forgotten history of female presence in the City which had to be commemorated. The Cheapside Business Association was interested in the commercial and cultural crossover aspect. Metrobank, which sponsored a reception, was interested in community interaction. Grants were awarded by the City of London and the University of Cambridge, and logistical help through the Faculty of History, which was invaluable with such short deadlines: everything had to be researched, designed, and set up between May and October 2019. One of the most satisfying aspects of the project was also to bring together work by various PhD students, working on dissenting female printers or doing research on mantua-makers (a specific name given to high end female tailors). I also have to mention the donors who offered documents from their private collections. All in all, it was a rather unusual joint project, and this admittedly caused a number of administrative difficulties, but it worked out eventually. CM: Did you consider other forms to present this information? AE: I was involved in various non-academic street projects before this one, so I already had some experience of that type of initiative. We considered placing posters directly on the windows of shops formerly run by women. It was a convenient way of overcoming the limitations of the panel form, which, as a street project, has to follow very specific security rules. There was also too much textual information to hang posters from lampposts, though these are particularly eye-catching. Little plaques were also envisaged, and might be used for a similar project, perhaps in a different city or area. One of the drawbacks of resorting to spread-out panels was that we wanted to avoid repeating information too much, so we chose to place them in a line, with people walking from one to the next, rather than scattered over the whole area. It was also a concern for us (which comes from my own frustrations as a viewer) to give neither too much nor too little information: we wanted to give the viewer the facts and the contextual tools, then let him or her decide how to interpret the results for himself. It was my conscious choice to make individual cases speak for themselves and not make too many general statements. CM: The exhibition seems to suggest that there was surprisingly little difference between male and female traders, shopkeepers, entrepreneurs: they worked in the same places, had comparable responsibilities, enjoyed similar autonomy. Would you go as far as to say that there were no differences at all? AE: Aside from the professions (i.e. law and the clergy) which were explicitly forbidden to women, in all my years of research, in which I have studied a large number of female traders and shopkeepers, I am still to find a trade that was forbidden to 18th-century women. There were even female gravediggers and night- soil women! Not in Cheapside of course, but although different neighbourhoods presented different profiles of tradesmen and women, no trade seems to have been forbidden. If we are to look at popular representations, Daniel Defoe's Roxana and Moll Flanders are also, in a way, “tradeswomen”. I also have in mind Charlotte Charke's autobiography, though she was not a high trader. Frances Burney's The Wanderer; or, Female Difficulties presents very interesting portrayals of women working in a millinery shop, which might have been inspired by her own family's experience

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as fan makers. So although there were often gender imbalances within a particular trade (millinery, for example, was an overwhelmingly female activity), it seems that the idea of women being barred from certain trade is more of a retrospective bias.

INDEX

Mots-clés: femmes, commerce, profession, artisanat, marchand, luxe, Londres, Royal Exchange, droit du mariage Subjects: British art Keywords: women, trade, business, craftsmanship, shopkeepers, luxury, London, Royal Exchange, marital law

AUTHORS

CLARA MANCO

Doctoral student, VALE, Sorbonne Université Lectrice, St John's College and MMLL Faculty, Cambridge [email protected]

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Bacon en toutes lettres Exhibition review –Centre Pompidou, Paris, 11 September 2019 – 20 January 2020

Catherine Bernard

1 Imagining new curatorial approaches to revisit Francis Bacon’s work offers a challenge in more than one way, maybe all the more so when the exhibition is thought through for a foreign public. Bacon en toutes lettres, on view at The Centre Pompidou in the Autumn of 2019 and early weeks of 2020 was meant to be one of the highlights of Paris’ artistic season—a season that will no doubt remain one of the most stimulating ones in recent years. When elaborating the show, Didier Ottinger, deputy director of the Museum of Modern Art, could overlook neither the lasting passion French art lovers have entertained for Bacon’s work,1 nor the previous exhibitions devoted in Paris to the leading figure of what has been defined as “the School of London.”2 Bacon en toutes lettres is, in that respect, a learned and sophisticated show, that reveals an aspect of Bacon’s work hitherto little known to the French public—the influence literature had on his work—, while gratifying it with works fully matching one’s idea of Bacon as the painter of tortured flesh and sublime affects.

2 Seminal to the definition of that subtle dialectics was the already rich history of retrospectives devoted to Bacon by leading Parisian institutions, and Ottinger’s show must first and foremost be understood as entering in a dialogue with these previous shows. The Centre Pompidou had already organised a monumental monographic exhibition on Bacon in 1996. Curated by Bacon’s friend David Sylvester—known for his interviews with the artist published in 1975 and for his Biennale show of his work in 1993 that won him the Golden Lion—the 1996 show vastly contributed to Bacon’s aura in France.3 Even more foundational and more immediately relevant to this year’s show was The Grand Palais retrospective of 1971 that may be said to have introduced Bacon to the French public. The memory of that retrospective underlies Ottinger’s curatorial choices and haunts the show with the sombre light of private tragedy. While being a success, The Grand Palais retrospective is also associated with the death of Bacon’s partner and model George Dyer who took his life only a few days before the opening of the show. By focusing on Bacon’s artistic response to that loss and on the last two decades of his career—he died in 1992—, Ottinger thus chose to tread a thin line

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between the private and the public. By examining how the artist confronted grief and guilt, he offers a reflexion on art’s power of transfiguration and transcension.

3 Quite poignantly, the first two rooms function as haunted chambers with triptychs and works that predate The Grand Palais show and Dyer’s suicide. Most of these works feature him and testify to the inspirational role he had in the fashioning of Bacon’s visual language. While overpowering the visitor with the sheer presence of their brutal monumentality, the triptychs hung in room 2 can only be read in hindsight as elegiac visions of a body soon to become a ghostly presence on the horizon of Bacon’s work. Just as poignant, although in a minor key, is the photograph of Bacon by André Morain, taken in front of The Grand Palais on the day of the show’s opening. Materializing a suppressed threshold in Bacon’s career it intuits a change in the very material of his inspiration, his lasting passion for monumental bodies and the rawness of flesh taking on a far darker and intimate tonality.

4 The next seven rooms offer a twofold exploration of Bacon’s private confrontation with loss and death and of his parallel experimentation with the limits of figuration, Room 10 showing a film interview of the artist which, as expected, kept the visitors spellbound. Turning its back on the linear and ultimately teleological interpretation of Bacon’s stylistic evolution over the last two decades of his career, the show opts for an intertextual reading of his later works, by dramatising a series of encounters between the artist and some of the great literary figures who haunt his work: from Aeschylus to T.S. Eliot or Michel Leiris. From one room to the next, the works are presented in an order that flouts the historical logic and engineers thought-provoking and sometimes deliberately puzzling juxtapositions between works of different periods as well as between his paintings and the literature that haunted the artist throughout his career.

5 The architectural lay out of the exhibition materialises these dialogues by inviting the visitors into dark rooms in which one can hear extracts from Conrad’s Heart of Darkness, Georges Bataille’s disquisition on the slaughterhouse (“L’abattoir,” a text from Chronique-Dictionnaire from 1929), but also T.S. Eliot’s opening to “The Burial of the Dead,” from Four Quartets, or Aeschylus’ Eumenides. The puzzling nature of the parallels is compounded by the fact some of the texts are read in the original language, thus intensifying the defamiliarising effect on the French audience. These dark literary caverns carve chambers within the gallery space meant to invite us to reflect and ponder on the mysterious logic of intermedial inspiration and on the no less opaque work of transmutation that goes into the making of a work of art. Among these influences Aeschylus’ is undoubtedly the most persistent and most powerful one, and the show is an exceptional occasion to see works directly inspired by The Oresteia: the dark Triptych of 1976, now held in a private collection, Study for the Eumenides (1982, Frederick R Weisman Art Foundation, Los Angeles), and Œdipus and the Sphinx After Ingres (1983, Museu Coleçao Berardo, Lisbon). And one cannot gloss over Bacon’s more personal relation with his close friend, Michel Leiris, whose Miroir de la tauromachie (1981) features among the texts being read from in the show’s literary chambers, and that is echoed in Study for Bullfight No. 2 (1969, Musée des Beaux-Arts of Lyon) and in a late work, Study of a Bull (1991, private collection).

6 Just as striking is what the works’ hang tells of Bacon’s lasting and exacting dialogue with his great forebears, Rembrandt of course (see his Carcass of Meat and Bird of Prey, 1980, Musée des Beaux-Arts, Lyon), but also Ingres and, more widely, the tradition of Renaissance and academic sculpture. Bacon en toutes lettres in that sense does not only

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pay tribute to the artist’s intimate dialogue with literature. It also testifies to Bacon’s monumentality and his dialectical relation with academicism. Throughout his career, he returned to figuration’s litmus test: the exacting language of the study from the human body. Seated Figure (1974, private collection), Studies from the Human Body (1975, private collection) or Study from the Human Body (1983, The Menil Collection, Houston) all evince not only a remarkable mastery of the language of academic sculpture and its emphasis on anatomy, but a capacity to put such mastery at the service of experimentation. The 1983 Study looks back to Renaissance sculpture in order to look forward to the moment when the body disappears in the language of pure colour.

7 Ottinger’s curatorial decisions play here a key role as they break the sense of linear development in order to produce collisions between works belonging to very different moments of his career. Left to establish his/her own connections between Bacon’s literary influences, the visitor is similarly left to trace iconographic and emotional connections between the works. The visitor can thus fully grasp the lasting coherence of Bacon’s pictorial grammar, even as it evolves. In that regard, and in spite of his complex attachement to figuration, Bacon strikes us as a daring experimenter who pushed back the limits of figuration. The presence of rarely shown works, held in private collections, is here of crucial importance. Blood on the Floor–Painting (1986) and Blood on Pavement (1984) give us to see Bacon grappling with figurative form as it dissolves in the materiality of the pigment and, symmetrically, with abstraction as it morphs into identifiable forms, in this instance, the most organic one, blood on an anonymous surface.

8 In keeping with the deliberately ahistorical arrangement of the works, the pedagogical apparatus is kept to a minimum, so as to allow the visitors to experience these encounters empirically and draw their own intuitive and ultimately sensorial conclusions.4 In that sense Ottinger’s exhibition seems to be wary of the more philosophical approach to Bacon’s work that, in the wake of Gilles Deleuze’s influential Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), has dominated Bacon’s reception in France, although Deleuze’s own take on his work was itself already of a neo-empiricist nature.5

9 Revisiting Bacon’s work for a 21st century audience necessarily implied reflecting on the legacy of the influential shows that fashioned his lasting aura in France; it also required a break with the dominant narratives woven around his work. It consequently required daring museographic choices that revealed him in his full complexity: both a painter of flesh and a painter’s painter immersed in the monumental history of art, both a lover of form, colour and pigment and a lover of words. Profound and sensitive, erudite and empathic, Bacon en toutes lettres will no doubt go down in the history of Bacon’s museography as one of the most successful and enlightening exhibitions to have been devoted to the towering master of contemporary English painting.

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BIBLIOGRAPHY

Anzieu, Didier and Michèle Monjauze. Francis Bacon ou le portrait de l’homme désespécé. Paris: L’aire/Archimbaud, 1993.

Deleuze, Gilles. Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris: Éditions de la différence, 1981.

Hicks, Alistair. The School of London. The Resurgence of Contemporary Painting. London: Phaidon, 1989.

Leiris, Michel. Bacon le hors-la-loi. Paris: Fourbis, 1989.

Ottinger, Didier (ed.). Bacon en toutes lettres. Exhibition catalogue. Paris: Centre Pompidou, 2019.

Sylvester, David. Interviews with Francis Bacon. London: Thames & Hudson, 1975.

NOTES

1. A conference was organised at The Centre Pompidou on the occasion of this exhibition in October, that was aptly entitled “Francis Bacon: une passion française?” Among the contributors was the art critic Michael Peppiatt, who also contributed to the exhibition catalogue. 2. The expression was first used by R.B. Kitaj in the introduction to the catalogue of the show he curated in 1976 at the Hayward Gallery, Human Clay (Hicks 11). 3. For an insight into that show, see Francis Bacon. Retrospective, 27 juin – 14 octobre 1996. Last accessed 03 April 2020. https://www.centrepompidou.fr/cpv/ressource.action? param.id=FR_R-6ce34429ca406266c3e1dc37f7a3¶m.idSource=FR_E-251f8e45cf32f087b9a1c2afa132f6da 4. One should here mention one of the texts Michel Leiris devoted to his friend’s art, Bacon le hors- la-loi, in which Leiris insists on the affective nature of Bacon’s works : “Face à une toile de Francis Bacon, il n’y a donc à s’abîmer pas plus dans la délectation que dans la réflexion. Regarder et se laisser saisir, c’est simplement à cela que l’on est invité” (48). 5. For another empiricist reading of Bacon, see Didier Anzieu’s chapter in Francis Bacon ou le portrait de l’homme désespécé: “Bacon, Beckett, Bion: pour un renouveau empiriste,” pp. 41-61.

INDEX

Mots-clés: Francis Bacon, Centre Pompidou, peinture britannique contemporaine, figuration, intertextualité, muséographie Subjects: British art Keywords: Francis Bacon, Centre Pompidou, contemporary British painting, figuration, intertextuality, museography

Miranda, 20 | 2020 316

AUTHORS

CATHERINE BERNARD

Professor Université de Paris, UMR 8225 LARCA [email protected]

Miranda, 20 | 2020 317

Ariel's Corner

Sophie Maruejouls (dir.) American visual arts

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If the Suit Fits – A Norman Mailer anecdote

Rachel Brown

Norman Mailer and Molly Malone Cook, 1977 (photo by Rachel Giese Brown)

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Norman Mailer and Molly Malone Cook, 1977 (photo by Rachel Giese Brown)

The two anecdotes recounted in this Miranda issue are childhood memories of photographer Rachel Brown who currently lives in Cape Cod (www.rachelbrownphoto.com).

1 Norman Mailer’s new suit was hanging up in the Provincetown home of my employer, Molly Malone Cook and her partner, the poet Mary Oliver.

2 Molly and Mary were at that time both working for Norman, Mary as typist and Molly, an ex-marine, as a firewall that callers, letter writers, autograph seekers, editors, ex- wives and Mailer offspring had to hurdle to get to the man himself.

3 As we were friends, Molly sometimes hired me to help out from time to time to handle phone calls, do some extra typing, a dogsbody. As it happened, I was on hand when Norman got the call from Esquire Magazine.

4 It was Spring of 1977. Jimmy Carter was the new President and Norman was assigned by Esquire Magazine to go to Georgia to interview Carter.

5 Norman was highly interested in this assignment and bought a new suit well in advance for the occasion, a light beige linen sort of thing. For some reason it was kept at Molly and Mary’s home instead of Norman’s place at the East End.

6 So the suit was on its hanger in full sight in Molly and Mary’s living-working-dining room, giving the space an air of a high priest’s vestry. It couldn’t have been in safer hands. After all, there were three of us looking after it.

7 As the date of Norman’s trip to Georgia drew near, I noticed Molly’s increasing interest in the suit.

8 One day she announced she was going to try on Norman’s new suit. As Molly and Norman were roughly the same shape and size we agreed it would probably work,

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although the consequences if anything bad should happen were monumental: spilled coffee, a torn seam, dog hairs. Molly was not to be stopped. Mary and I held our breaths as Molly donned the suit.

9 She looked amazing in it. Perfect fit except a little long in the arms and legs.

10 She strode around the room, stopping in front of a mirror, then a turn outside on the deck, leaning on the rail in a pose, gazing out into the woods surrounding their house as if there were a crowd in front of her, or a president.

11 What could one say about this confluence of personalities and circumstances?

12 I stupidly said, “Oh, Molly, you look just like Norman Mailer.”

13 She regarded me archly and replied, “I don’t want to look like Norman Mailer. I want to be Norman Mailer.

14 And for a moment she was.1

NOTES

1. Published March 12, 2020 in Provincetown Independent

INDEX

Subjects: American art Mots-clés: Esquire Magazine, Provincetown Keywords: Esquire Magazine, Provincetown

AUTHORS

RACHEL BROWN

Photographer website: www.rachelbrownphoto.com [email protected]

Miranda, 20 | 2020 321

Little Joe Gould Arrives in Truro

Rachel Brown

Joe Gould, c. 1944 (by Ivan Opffer)

The two anecdotes recounted in this Miranda issue are childhood memories of photographer Rachel Brown who currently lives in Cape Cod (www.rachelbrownphoto.com).

little joe gould has lost his teeth and doesn’t know where to find them (and found a secondhand set which click) little gould used to amputate his appetite with bad brittle candy but just (nude eel) now little joe lives on air

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Excerpt from a poem about Gould by EE Cummings

1 Well, Joe Gould may have lost them in Truro, Mass. during the summer of 1943 when he unexpectedly turned up to visit my parents. His bus ticket had been provided by Gould’s literary and artistic acquaintances in Greenwich Village who had probably wearied of his panhandling, his drunken binges, and his summer odor. He had only one suit, much too large, and he seldom, if ever, bathed. Still, he was tolerated, enjoyed even, for his humor and encyclopedic mind, and known for his obscure and mostly unpublished manuscript, An Oral History of the Contemporary World, in which every conversation he heard or overheard was recorded in hundreds of notebooks.

2 Anyway, his well-meaning friends wired my parents that Joe was on his way. He would occupy my bedroom and I would be moved to the attic.

3 The bus stopped in front of the only shop in Truro center, located across the road from what is now the Blacksmith restaurant and Truro’s Cobb Library. My father met him as he stepped off the bus. Faces dropped, as Joe looked like the disheveled, dirty, homeless person that he was. One wonders with sympathy about his fellow passengers on the bus. And, to the dismay of my parents, aforementioned “friends” provided a one-way ticket only.

4 Until that moment, I, as a normal 7-year-old, had been enjoying idyllic summer days on the Pamet along Castle Road, swimming at high tide at the Sladeville landing, picking wild berries and beach plums, trying to grow a little garden in the sand, cycling around on a small blue bike given to me by a neighbor. Sometimes I would cycle all the way to the other side of the Pamet to the Depot Road railroad bridge where I could swim with friends, jumping off the trestle when the water was high.

5 We had no car or telephone. Ice was delivered weekly in blocks for the ice box. Milk came by a milk truck. Groceries from Burch’s Market (now Angel Foods) in Provincetown also delivered. These were war years but to a seven-year-old, life seemed really great, even though money was short.

6 My father, a published but impoverished writer, bailed fish at John Worthington’s fish plant in Pond Village, North Truro, and sometimes brought home fresh fish, often mackerel. If there were plenty, I could sometimes sell the extras to the Sladeville summer people for twenty-five cents apiece.

7 My mother, who had been a member of Martha Graham’s first performing troupe, typed manuscripts for several writers around. As she had a master’s degree in early education she also served as principal of Truro Central School the year the permanent principal, Joe Peters, was called into military service.

8 Now, here comes Joe Gould. Joe was well known to the artistic and literary circles who frequented the Minetta Tavern and other Village bars. He has been written about by memoirists and literary historians such as Joseph Mitchell and Jill Lepore, not just as a notable Greenwich Village character, but also as the author of the obscure and somewhat mythical unpublished manuscript, An Oral History of the Contemporary World1. This manuscript contained every conversation he heard or overheard and was recorded in hundreds of notebooks that were stored all over New York City.

9 My everlasting single memory of Joe Gould was the sight of him descending the stairs one morning, stark naked. It wasn’t until I saw the Cummings poem years later, cited

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above, in which Gould is described as a” nude eel” that I fully understood why we need poets.

10 I don’t know how Joe’s departure ever came about, but eventually my bedroom was scrubbed up and life became what may laughingly be called normal.2

NOTES

1. My father, Slater Brown, and Malcolm Cowley published only one segment of it, 64 pages in Broom, October, 1923. Their experiences are recorded in Cummings’ memoir The Enormous Room which will celebrate its centenary year in 2022 with a new edition edited by Nicholas Delbanco. See also “Social Position” by Joseph Gould, in Broom: An International Magazine of the Arts, Volume 5, Number 3, October 1923: https://bluemountain.princeton.edu/bluemtn/cgi-bin/bluemtn? a=d&d=bmtnaap192310-01.2.11&e=------en-20--1--txt-IN----- 2. Published February 20, 2020 in Provincetown Independent.

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Mots-clés: Provincetown, Truro Subjects: American art Keywords: Provincetown, Truro

AUTHORS

RACHEL BROWN

Photographer website: www.rachelbrownphoto.com [email protected]

Miranda, 20 | 2020 324

Journée d’étude : « L'heure de nous- mêmes a sonné » : Étude transatlantique et transdisciplinaire des contre-représentations noires de 1945 à nos jours Université de Picardie Jules Verne, 10 décembre 2019

Élisa Geindreau, François-René Julliard, Anaïs Nzelomona et Étienne Prevost

1 Cette journée d’étude était organisée par Pierre Cras (Université Saint-Quentin en Yvelines), Lamia Dzanouni-Brousse de Laborde (Université Picardie Jules Verne), Olivier Mahéo (Université de Poitiers/Université Sorbonne Nouvelle) et Alice Morin (Université Sorbonne Nouvelle). Les communications étaient divisées en trois panels suivis d’une table ronde conclusive.

Panel 1 : « Le sport comme espace de (mise en) visibilité et de mémoire »

2 La communication inaugurale de François-René Julliard (Université Clermont- Auvergne et Nanterre) a porté sur la très célèbre photographie du podium du 200 mètres, lors des Jeux olympiques d’été de Mexico (1968). On y voit le vainqueur de la course, Tommie Smith, et le troisième, John Carlos, lever un poing ganté de noir tandis que retentit l’hymne américain, « The Star-Spangled Banner ». Les deux athlètes, mais également l’Australien blanc Peter Norman, deuxième de la course, arborent un badge de l’Olympic Project for Human Rights (OPHR). Cette organisation avait conçu le projet d’un boycott noir américain des Jeux olympiques, pour protester contre la situation des Noirs aux États-Unis. Après ce geste, Smith et Carlos furent suspendus de la compétition. F.-R. Julliard est revenu sur la mise en scène conçue par les deux athlètes,

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en la resituant dans un contexte de mobilisation politique des sportifs noirs américains. Cette politisation de la scène olympique a pour cadre plus général le mouvement protéiforme du Black Power. La médiatisation accrue des grands événements sportifs à l’échelle mondiale a permis à cette image de se diffuser au point de devenir incontournable dans l’imaginaire sportif contemporain. Ce poing levé illustre une rupture nette avec la représentation stéréotypée des athlètes noirs, performants mais peu susceptibles d’intervenir sur le plan de la contestation politique. La « mise en mémoire » actuelle de ce geste, à travers les médaillons, les statues et les diverses cérémonies officielles qui ont honoré les deux athlètes, montre une évolution dans la manière dont cet acte a été perçu. Tommie Smith et John Carlos sont progressivement passés du statut de parias de l’olympisme à celui de héros courageux de la lutte contre le racisme.

3 La présentation de Yann Descamps (Université de Besançon-Franche Comté) portait sur la dimension politique de l'autoreprésentation des athlètes afro-américains, dans leurs autobiographies. De par leur appartenance à une même communauté et à des milieux sociaux relativement proches, les athlètes noirs partagent un héritage culturel commun. Yann Descamps relève des similitudes dans les écrits de ces athlètes, telles que la place prépondérante du terrain de jeu, le rôle joué par la communauté noire, ou encore l'influence majeure des figures politiques et contestataires noires sur lesquelles les athlètes se penchent de façon parfois approfondie. À travers leurs écrits, ces athlètes noirs dénoncent le racisme qu'ils subissent, qu’il vienne des Blancs en général, des institutions telles que la National Basketball Association (NBA) ou du gouvernement qui, à l'instar des médias, est accusé de véhiculer des stéréotypes sur les athlètes noirs. Y. Descamps distingue quatre périodes : l'ère de la politique (années 1950-1976), celle des symboles (1976-1992), du corporatisme (1992-2008), et enfin l’ère du progrès (2008 à nos jours). Les joueurs noirs, encouragés par la présidence de Barack Obama, s’engagent alors davantage. Dans l'ensemble, il apparaît un besoin commun de prendre la parole, dans le but de lutter contre les prénotions qui dépeignent les athlètes afro- américains comme de simples corps. À travers l'écriture, les athlètes noirs s'émancipent et prennent le contrôle de leur image. Ils deviennent plus que des athlètes, en offrant une autre représentation d'eux-mêmes.

Panel 2 : « Une esthétique de lutte : Patchworks »

4 Le deuxième panel déplaçait la focale du sport vers les arts graphiques. Thomas Bertail (Université Rennes 2) a consacré son exposé à la production iconographique des journaux du courant du Black Power. Les artistes concernés, en quête d’une « black aesthetic » (Addison Gayle), ont opéré une critique du pouvoir américain et donné une identité visuelle au mouvement. Th. Bertail a développé plus particulièrement le cas d’Emory Douglas. Celui-ci intègre le Black Panther Party (BPP) fondé à Oakland en 1966 par Huey Newton et Bobby Seale, et collabore au périodique du parti, The Black Panther. Son travail, fait de lignes puissantes, de personnages déterminés et de références africaines, devient l’identité visuelle du parti. Douglas s’inscrit dans la tradition de la contestation graphique, incarnée naguère par Daumier, William Hogarth, ou encore John Heartfield dans les années 1930. Ses représentations stylisées mettent en scène le peuple noir au travail, en manifestation ou en révolution ; les leaders du parti, H. Newton, B. Seale ou E. Cleaver, sont aussi représentés. La récurrence des motifs

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rayonnants rappelle le réalisme soviétique ou maoïste, des références dont Douglas s’est beaucoup inspiré. L’organisation du BPP s’inscrit ainsi dans un espace mondialisé et s’identifie aux luttes des peuples du Tiers-Monde. L’empowerment promu par le Black Power a inspiré les politiques minoritaires : Red Power des Amérindiens, Yellow Power, mouvements féministes et LGBT. De même, les militants chicanos du Young Lords Party (YLP) reprennent cette imagerie et l’utilisation du photomontage. Plus proche de nous, le mouvement Black Lives Matter a réactivé des codes esthétiques comparables.

5 Les artistes noirs britanniques du BLK Art Group évoqués dans l’exposé de Ian Sergeant (Birmingham City University) s’inspirent des mouvements sociaux et artistiques étatsuniens. Avant eux, dès les années 1950, des Noirs issus des colonies (la « Windrush generation ») viennent participer à la reconstruction de la « mère patrie » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est dans ce contexte qu’arrivent en Grande-Bretagne des artistes tels qu’Aubrey Williams et Frank Bowling. Cependant, même si leurs œuvres ne peuvent être dissociées de leur expérience et de leur héritage propres, et bien que certaines expositions leur aient été refusées à cause de leur couleur de peau, ces artistes refusent d’être catégorisés comme « artistes noirs ». La « Windrush generation » est accueillie avec hostilité par la population britannique blanche. Le racisme et ses manifestations concrètes de pauvreté, de violence et de discriminations, sont alors omniprésents. À la génération suivante, la désindustrialisation touche les jeunes Noirs de manière particulièrement forte. Parallèlement, des « Black Studies » britanniques émergent sous l’impulsion du Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS) de Birmingham. C’est dans ce contexte que naît le BLK Art Group. Composé de Keith Piper, Marlene Smith, Eddie Chambers et Donald Rodney, il donne naissance à une représentation inédite des victimes du racisme. En 1982 a lieu la première National Black Art Convention, lors de laquelle sont exposées des œuvres du groupe. On trouve chez eux, comme chez leurs aînés, la volonté de ne pas être simplement vus comme des artistes noirs, mais comme des artistes tout court. C’est véritablement récemment que le mouvement a accédé à la notoriété et à la reconnaissance.

Panel 3 : « Contre-représentations : Subvertir et/ou dépasser les stéréotypes »

6 Les exposés du troisième panel invitaient à s’interroger sur la manière dont certains artistes revisitent et détournent des représentations autrefois négatives. Vivian Braga Dos Santos (INHA, Paris) a centré son intervention sur deux artistes afro-brésiliens contemporains, Rosana Paulino et Tiago Gualberto, qui contribuent à l’écriture d’une nouvelle histoire visuelle des Noirs au Brésil. L’œuvre de Rosana Paulino, spécialiste de la gravure, de la céramique et du dessin, porte en particulier sur l’héritage de l’esclavage. Elle met en avant des corps souffrants. Tiago Gualberto met pour sa part en scène des personnages qui ont vécu dans les favelas. Son entreprise critique traite aussi de l’exploitation minière et de ceux qui y travaillent. On observe des différences importantes entre ces deux œuvres, mais on y retrouve le thème commun de l’assujettissement du corps noir dans la société brésilienne. Ces artistes se réapproprient aussi les représentations exotiques du Noir par les naturalistes et artistes européens. Tiago Gualberto revisite les gravures de Jean-Baptiste Debret, produites dans les années 1810. Debret avait effectué un voyage au Brésil, et ces

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gravures représentaient des scènes entre maîtres et esclaves. Quant aux autoportraits photographiques d’Auto-retrato (2013), ils font une référence ironique aux photos qui accompagnaient les traités eugénistes de Francis Galton. C’est la même logique que l’on retrouve dans le Cabinet de curiosité (2017) et la Muse du paradis (2018) de Rosana Paulino : là aussi, il s’agit d’une critique de l’exotisme collectionné. Le thème du crâne évoque les crânes étudiés par le criminologue Cesare Lombroso, qui au XIXe siècle formula la théorie du criminel-né.

Figure 1

De la série Bastidores (Coulisses), 1997. Rosana Paulino. Image transférée sur tissus, cercle à broder, fil à coudre, 30 cm de diamètre. © Rosana Paulino. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

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Figure 2

De la série Paraíso Tropical (Paradis Tropical), 2017. Rosana Paulino. Impression digitale sur papier, linoléogravure, pointe sèche et collage, 48,0 x 33,0 cm. © Rosana Paulino. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Figure 3

De la série Dots, 2013. Tiago Gualberto. Matrice de styromousse sur papier, 22 x 30 cm. © Tiago Gualberto. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

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Figure 4

Détail de l’installation Navio Negreiro (Navire Négrier), 2007. Boîtes d’allumettes et photocopies des portraits, 200 x 400 cm. © Tiago Gualberto. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

7 Fabiana Senkpiel (Bern University of the Arts) a ensuite présenté le travail de l’artiste noire Ntando Cele. Celle-ci réalise des performances où est interrogée la représentation que les Noirs ont d’eux-mêmes. Sud-Africaine, diplômée de Durban en arts du théâtre, Ntando Cele vit maintenant à Berne. Depuis 2005 et jusqu’à son spectacle le plus récent, Black off (2018), elle développe des performances où elle développe son propre style, où l’humour joue un rôle central. Elle invite à une réflexion sur les rapports raciaux et montre un goût certain pour l’humour noir et les mauvaises blagues. Elle joue avec les identités noires et blanches. Dans Black off, Ntando Cele incarne d’abord le personnage de Bianca White, maquillée en blanc (whitefacing) et vêtue d’un kimono. Elle s’adresse au public, et suscite à dessein un certain malaise et parfois une irritation chez lui. En incarnant un personnage didactique, elle invite chacun à s’interroger sur sa propre expérience raciale. La performance continue par une incarnation de Vera Black, une militante noire affirmée et indépendante. Cele se démasque au milieu du spectacle, ce qui semble suggérer une identité plus vraie, mais c’est une illusion. Bianca White et Vera Black sont deux identités fictives. L’artiste rend tangible le concept de « double conscience » forgé par le sociologue étatsunien William Du Bois : dans son appréhension de lui-même, l’individu noir est forcé de faire avec le regard blanc posé sur lui. De son propre aveu, Ntando Cele questionne son itinéraire personnel de femme sud-africaine arrivée en Suisse.

8 Enfin dans une dernière communication, Claudine Le Pallec (chercheuse indépendante) étudie deux films : L’Afrance d’Alain Gomis (2001) qui a obtenu plusieurs prix au festival du film de Locarno, et surtout le documentaire d’Alice Diop, La Mort de

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Danton (2011). Steeve, le comédien noir sujet du documentaire, se forme aux études théâtrales classiques au cours Simon, à Paris. Interviewé par Alice Diop, face caméra, il exprime son malaise et son isolement dans la classe de théâtre. Il sent que son professeur est mal à l’aise face à un élève noir et voudrait lui faire jouer des « scènes de Noirs » ou des extraits de pièces d’auteurs noirs. La grammaire cinématographique du film consiste notamment dans l’usage de gros plans. Ces œuvres ne sont pas des modèles de happy ends et donnent à la question de la souffrance corporelle et psychique une place centrale.

Table ronde et conclusion

9 Cette journée s’est terminée par une table ronde avec comme objectif de tracer des lignes de convergence entre les différents exposés, dont les thèmes se rejoignent ou se répondent. Yann Descamps et Vivian Braga Dos Santos ont discuté de la validité, réelle selon eux, de la notion foucaldienne de biopolitique appliquée à l’histoire noire. Vivian Braga Dos Santos souligne à quel point la biopolitique laisse des traces dans le présent, notamment à travers la manière dont l’autre se voit lui-même. Cette perception est le produit d’une distorsion de l’image de soi et des autres. Olivier Maheo souligne que les contre-images proposées par les artistes, mais aussi les militants, les athlètes, ont pour but de faire échec à cette image déformée.

10 La suite de la discussion a principalement porté sur la question de l’identité : l’artiste est-il d’abord un artiste noir, ou veut-il se définir comme un artiste français, britannique, américain… ? Pierre Cras indique que le militant, l’artiste, l’athlète etc. a toujours des choix à faire. Bien souvent, les deux dynamiques se retrouvent dans les mêmes œuvres. Il y a une inscription dans les traditions européennes, mais bien souvent aussi une manière de les revisiter de manière personnelle. Mais une question se pose : pour un artiste, un militant, un sportif noir, n’est-ce pas finalement un autre stéréotype que d’être toujours considéré comme racialement conscient ? Vivian Braga dos Santos souligne que ce débat existe parmi les artistes afro-brésiliens : certains traitent de la condition noire, d’autres réclament le droit de parler de tout et pas seulement de la condition noire, ce qui est aussi une position politique. François-René Julliard fait remarquer que cette question est ancienne dans la littérature noire américaine : dans sa critique du livre Native Son de Richard Wright, James Baldwin (Notes of a Native Son, « Everybody’s Protest Novel ») défendait le droit pour les écrivains noirs de parler de la condition humaine, et pas seulement de la condition noire. Baldwin regrettait le fait que le héros du roman de Wright soit uniquement rivé à son identité noire. Thomas Bertail indique que le Black Arts Movement (BAM) étatsunien était également conscient de cet enjeu, à savoir le droit pour un artiste de pouvoir se définir lui-même tel qu’il le souhaite. Pour conserver sa liberté, le BAM s’efforçait de ne pas dépendre d’institutions particulières.

11 Élisa Geindreau

12 François-René Julliard

13 Anaïs Nzelomona

14 Étienne Prevost

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INDEX

Keywords : race relations, Black identities, art and politics, reversal of stigma, Black Atlantic, postcolonial art, politicization of sport, BLK Art Group, Black Power Thèmes : American art Mots-clés : relations raciales, identités noires, art et politique, retournement du stigmate, Atlantique noire, art postcolonial, politisation du sport

AUTEURS

ÉLISA GEINDREAU

Masterante Université de Picardie Jules Verne [email protected]

FRANÇOIS-RENÉ JULLIARD

Doctorant Universités Clermont-Auvergne et Paris Nanterre [email protected]

ANAÏS NZELOMONA

Masterante Université de Picardie Jules Verne [email protected]

ÉTIENNE PREVOST

Masterant Université de Picardie Jules Verne [email protected]

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Ariel's Corner

Mathilde Rogez (dir.) Arts of the Commonwealth

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La question méditerranéenne

Iain Chambers et Marta Cariello Traduction : Margherita Orsino

1 La question méditerranéenne : on fait ici clairement référence à l’essai inachevé d’Antonio Gramsci qui a été ensuite publié sous le titre La question méridionale.1 Dans ce texte, la géographie traçait la configuration du pouvoir.2 La subordination du midi au nord de l’Italie et le voisinage de celui-ci avec l’Europe moderne transalpine faisaient et font encore partie d’une cartographie où la Méditerranée et les autres suds du monde sont structurellement inférieurs et subalternes, et ce, dès le début de l’ère moderne. La présumée neutralité scientifique dans la délimitation de l’espace garantit la séparation et la hiérarchie des pouvoirs en présence, selon des lieux définis dans un espace-temps moderne. Les observations de Gramsci sur le pouvoir de la géographie dans la définition d’une spatialité des pouvoirs nous invitent à saisir combien la Méditerranée est un produit culturel et politique et non seulement une donnée géographique ou historique. La Méditerranée émerge historiquement des coordonnées résolument terrestres de la pensée (Eckers 2013). Répondre à la question méditerranéenne signifie donc enregistrer les rapports de pouvoirs qui demandent une narration spécifique par rapport à d’autres réalités historiques et culturelles3. Le fait même que ce corps aqueux ait été nommé par ceux qui pensent en être les propriétaires surgit déjà de son nom : pour qui la Méditerranée est la Méditerranée et non le Baḥr al-Rūm (la mer des Grecs) ou bien al-Baḥr al-S̲h̲āmī (la mer de Syrie) ?

2 La stratification des spécificités des différents vecteurs du temps empêche sa réduction à une mesure abstraite et universelle. L’histoire ne saurait être étrangère à ces considérations propres au champ de la physique moderne. L’espace-temps est élastique, sujet à des courbures de forces différenciées composées de distances et de dynamiques. Imposer une règle unique, une narration univoque, reviendrait à remplacer la complexité d’une constellation de procédés ouverts, jamais complètement déterminés, par une cage métaphysique. En termes plus triviaux, cela signifie accepter seulement l’histoire de ceux qui veulent arrêter (et refuser) l’histoire pour permettre que leur point de vue reste le seul qui soit possible et acceptable : « les évènements du monde ne se mettent pas en rang comme les Anglais. Ils s’amassent de manière chaotique comme les Italiens » (Rovelli 86).

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3 Assemblée matériellement à travers des processus historiques et des pratiques analytiques, la Méditerranée s’est constituée dans la culture européenne selon une combinaison de géographies et de critères. Aujourd’hui, elle est suspendue entre les antiques racines présumées en ruine et les actuels loisirs pour vacanciers, tandis que l’arrivée récente des migrants « illégaux », accompagnés des ombres de milliers de corps qui gisent sur les fonds marins, a dramatiquement terni cette image et détérioré son histoire. Aujourd’hui, la complexité de la formation historique et culturelle de la Méditerranée revient avec toute sa force. L’arrivée non autorisée du migrant a rouvert cette archive, déchiqueté la géographie qui autrefois l’avait enfermée dans des lieux délimités — ailleurs, de l’autre côté, non en Europe — et a exposé la Méditerranée et l’Europe moderne à une multitude de regards et de voix inattendues. Cette rupture croise aussi d’autres interrogations à plus long terme. Les révoltes récentes contre les régimes autoritaires dans le monde arabe qui ont fait basculer les anciens systèmes et accords, les conflits meurtriers dans les Balkans et la guerre coloniale que l’État d’Israël poursuit contre les Palestiniens depuis 1948 s’ajoutent aux questions qui nous arrivent aujourd’hui d’une nouvelle et inattendue centralité de la Méditerranée remettant en cause non seulement les questions géopolitiques mais également les notions de citoyenneté, de droit et d’appartenance. Nous croyons que c’est justement sur ces confins, avec l’émergence d’autres cartographies, que sont en train de s’effriter les limites du précédent cadrage de matrice quasi exclusivement européenne.

4 La cartographie de notre géopolitique qui pense pouvoir encadrer la formation de cette situation et en expliquer l’évolution semble désormais inappropriée. Ce que ce livre veut montrer, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de reconnaître les autres avec leurs histoires et cultures mais de relever les limites de nos dispositifs de connaissance. Plutôt que de rechercher une énième explication académique, détachée et neutre (qui reproduirait inévitablement la « supériorité » universelle de son langage), cherchons à tirer de la Méditerranée, de ses histoires et archives multiples, l’exigence de recevoir une pluralité de situations historiques et culturelles qui nous conduisent vers un processus critique novateur. Sur les traces des perspectives avancées par les études culturelles, postcoloniales et décoloniales, on propose l’adoption d’instruments critiques qui nous permettent de réorienter la question de la Méditerranée vers de nouveaux registres. Cette nouvelle cartographie avec une nouvelle narration de la Méditerranée évoque naturellement les géographies plastiques de la déterritorialisation et de la reterritorialisation : un déracinement et une réorientation des interprétations usuelles.

5 Poser la question de qui, quoi, comment et pourquoi cadre et explique la Méditerranée, amène à une évaluation critique de l’actuelle économie politique des savoirs (et du pouvoir). Écouter les langages employés pour raconter la Méditerranée et traverser les espaces où ces langages sont transmis et traduits signifie plier la carte que nous avons héritée, sans l’effacer, pour créer ainsi une profondeur historique et critique qui redessine les lignes d’une Méditerranée différente, encore à venir.

Penser avec le plongeur

6 Penser avec le plongeur. Un corps masculin, noir de peau, défie la version européenne du Christ, de la Vierge et des héros grecs, tous blancs de peau et ariens ; un corps qui, il y a deux mille cinq cents ans, plonge avec grâce à travers l’air, regardant de ses yeux

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grand ouverts le futur. Cette fameuse peinture se trouve sous le couvercle d’un sarcophage (la Tombe du Plongeur) et était destinée à rester invisible. Le tombeau a été retrouvé et ouvert il y a cinquante ans et, devenu visible, il illumine notre présent d’une reconfiguration du passé. Cette figure souple, en plein vol, est entourée, sur les quatre parois intérieures, de figures masculines assises en un symposium. Ce sarcophage appartient à la civilisation grecque de Posidonie, mieux connue sous le nom de Paestum, sur la côte Tyrrhénienne au sud de Salerne, près de l’estuaire du fleuve Sele. En tant que colonie grecque, Paestum faisait partie des cités-États du Péloponnèse qui s’étendaient en Asie Mineure sur la « mer obscure de vin » d’Homère, vers les steppes donnant sur la mer Noire au nord et à l’ouest, en Italie du sud et en Sicile, jusqu’aux côtes de l’Espagne et de la France actuelles. Comme dans tous les colonialismes, les populations indigènes furent conquises, soumises et rendues esclaves. La terre n’était pas vide. Le contrôle devait être arraché aux autorités locales, du sang devait être versé, des vies ôtées (Zuchtriegel, Carter 2015). Cela signifia l’acquisition brutale du sol de la part de quelqu’un, l’imposition de sa gestion politique, d’une culture et d’une mémoire importées sur le territoire. Aujourd’hui une grande partie de ces « détails » ont disparu, perdus dans les mythes d’une nostalgie européenne de la pureté et de la noblesse présumées de ses origines. Pourtant le rappel constant aux origines classiques dans les empires plus récents est affiché dans les motifs architecturaux de toutes les capitales occidentales modernes — de Londres à Paris, du Berlin impérial à Washington et à la Rome fasciste — où l’architecture propose une blancheur des édifices classiques alors que dans l’antiquité ils étaient peints et bariolés.

7 Voilà ce qui revient à penser l’analyse historiographique en termes d’opération anachronique. Ouvrir le tombeau, ouvrir l’archive, dessiner rapidement — comme ces peintres anonymes qui n’ont eu que quelques heures pour terminer leur œuvre avant que l’on ne ferme le couvercle, en principe, à jamais — revient à suggérer un ensemble de connexions et de coordonnées avec lesquelles nous pourrions choisir de naviguer à travers la matrice afro-asiatique-européenne de la Méditerranée. Cela revient aussi, sans abandonner les compétences disciplinaires qui ont permis de mettre au jour ce passé, à refuser la réduction de ces matériaux à un unique inventaire du temps.

8 Nous devons adopter une relation plus ironique avec les origines, établir une archéologie de l’archéologie, découvrir une autre généalogie qui ne soit pas le seul reflet de la quête européenne du pouvoir. Atteignant le cœur de la « civilisation européenne », ses origines grecques et méditerranéennes, d’autres questions sont soulevées, d’autres géographies qui mènent à une autre compréhension et à d’autres axes d’interprétation qui rendent ce passé, apparemment lointain, proche et déferlant en puissance. La plate taxinomie du temps, où tout est à sa place chronologiquement et culturellement, est ainsi soudainement interrompue et fractionnée, prête à composer un autre collage avec d’autres significations. Comme la peinture du plongeur, exécutée pour des yeux non voyants, maintenant redécouverte et exposée, nous pouvons nous aussi prendre en considération des éléments cachés et sédimentaires qui proposent d’autres souvenirs. Il y a aussi la question de la propriété : qui a le droit de raconter et pourquoi ? Selon quel type de généalogie la mémoire est-elle acquise et autorisée ? Essayer de répondre à ces questions mène à proposer un déplacement des principes sous-jacents aux sciences humaines et sociales et de leurs normes et législations.

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9 Briser l’impératif philologique et réassembler ces éléments dans une configuration autre nous invite à assumer une profonde responsabilité concernant notre langage ; nous reconnaissons notre précarité et notre vulnérabilité constantes face à un passé que nous n’allons jamais récupérer ou posséder complètement. Ce passé est encore reconnu et recomposé, collectionné et enregistré, il trace et modélise notre futur. Cela signifie rendre aux objets toute l’épaisseur de leur lignage culturel et la mémoire historique qui résonne en eux, dans une archive en connexion avec leur futur possible. Le but est celui de restituer l’histoire elle-même à une autre histoire et de couper le lien automatique avec l’idée de détachement scientifique en tant que garantie de notre langue et connaissance, en assumant la responsabilité du langage et de la mémoire.

10 En reconnaissant dans la colonisation grecque en Méditerranée non seulement un empire ou une thalassocratie mais aussi le flux migratoire depuis les villes grecques avec les exils et les diasporas par lesquels a commencé l’entreprise coloniale, on ouvre une brèche dans le temps qui rapproche ce passé des questions contemporaines. Établir un comptoir, pratiquer la colonisation, organiser le territoire d’après un ordre culturel donné, expérimenter, contester et absorber l’hybridation étaient les éléments fondamentaux de l’expérience de Paestum environ deux mille cinq cents ans en arrière et restent valables encore aujourd’hui. Dans cette perspective, on peut établir un archipel qui n’est pas limité à l’espace géographique mais qui se situe dans le temps et s’offre à son exploration.

11 Dans les singularités que nous rencontrons nous pouvons saisir les traces d’une constellation commune qui rend le passé intelligible et permet de comprendre les projections à venir. Si le plongeur dans la tombe est la preuve d’une culture migratoire et hybride — celle de l’Italie méridionale où la civilisation grecque rencontre les cultures étrusque, romaine et lucanienne — il indique également une Méditerranée migrante, aux directions multiples, qui a porté plusieurs noms : phénicienne, grecque, carthaginoise, romaine, byzantine, arabe, normande, génoise, catalane, vénitienne, ottomane… Penser ces noms et histoires signifie encore une fois rouvrir l’archive et insister sur une fluidité qui déborde au-delà des confins terrestres de ce qui aujourd’hui correspond principalement à une narration nationale de cette géohistoire complexe ; c’est ouvrir dans le symposium d’aujourd’hui, enivré par les alcools du déterminisme néolibéral, des débats plus profonds qui transforment la question de la migration moderne, et la valeur périphérique qu’on lui attribue en termes socio-économiques, en phénomène central, en moteur des cultures méditerranéennes et vecteur de la modernité.

12 Les questions d’appartenance traversent nos confins juridiques, culturels, historiques et restent sans réponse. L’accès à la citoyenneté, le droit à la narration, le droit d’avoir des droits dérangent l’ordre politique en place (Arendt). Le migrant devient un chiffre, une non-personne, dont la pratique et la présence décodifient les relations asymétriques du pouvoir qui orchestrent la violence arbitraire du présent (Dal Lago). Cette approche émane d’une perspective critique selon laquelle l’espace est histoire (Carter 1996). Cela ne signifie pas simplement que l’histoire se vérifie en un lieu précis, mais plutôt que le lieu lui attribue une forme et une substance. On déplace ici l’attention à la chronologie des évènements et aux échelles de la temporalité vers l’échelle de son écologie matérielle car, pour le dire avec Franco Farinelli, la géographie est histoire (Farinelli). Ainsi la Méditerranée se dérobe au cadrage statique et au panorama des narrations historiques officielles pour se faire, à son tour, histoire. En

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pensant à, et avec, la complexité historique et culturelle de la formation de la Méditerranée, cherchant à la définir et à la configurer, on s’aperçoit qu’il est nécessaire de dépasser les frontières nationales, les confins des champs du savoir (suivant les défis des études culturelles et postcoloniales) mais aussi de désorienter et de réorienter les coordonnées épistémologiques habituelles.

13 Dans ce livre, l’étude de la Méditerranée devient l’occasion d’expérimenter une série de propos qui défont la représentation d’une raison capable de rendre le monde transparent à sa propre volonté. Insister sur la valeur historique et politique des formes de vie et de culture qui échappent à la cage rationnelle où tout est réduit à une grammaire de la pensée unique, équivaut à proposer une autre Méditerranée et un autre mode de penser et de pratiquer le monde. Ici, les arts visuels, musicaux et littéraires ont beaucoup à nous apprendre. Ils nous fournissent des langages différents avec lesquels composer une autre cartographie et faire émerger une Méditerranée qui ne rentre plus dans la définition à sens unique, confinée dans une logique académique et disciplinaire, mais qui s’offre à d’autres ordres critiques inattendus et novateurs (Chambers, Ianniciello). En même temps, on démonte la dialectique usuelle du progrès historique, non pour effacer l’histoire mais pour interrompre sa linéarité abstraite et la reconfigurer d’après une stratification matérielle et temporelle qui s’effectue dans le présent. La Méditerranée devient à la fois un laboratoire de la modernité du point de vue historique et culturel et un instrument de provocation épistémologique nous permettant d’en réinterpréter le sens dans le cadre de la modernité.

14 En travaillant avec les matériaux à notre disposition — les visions et les définitions de la Méditerranée dont nous avons hérité — avec leurs limites culturelles et linguistiques, l’on adopte un certain scepticisme critique face à la construction coloniale et à l’invention historique de la Méditerranée, largement soutenue par le mythe de l’ordre impérial romain (Tanzarella 18-20). La question de la définition de ses frontières historiques, politiques et théoriques devient presque toujours une question exclusivement européenne. En un mot, l’espace géographiquement défini comme « Méditerranée » ne coïncide pas avec une unité historique et culturelle : il est surdéterminé dans une perspective européenne. Nous pensons que de la friction entre une spatialité partagée et des histoires différenciées peut surgir une problématique que nous appellerons simplement « La Méditerranée » sans nous imposer la nécessité immédiate de la définir, la laissant décanter, en tant que questionnement et horizon à la fois.

15 Évidemment, compte tenu des rapports de pouvoir actuels, la Méditerranée comme définition et pratique politique appartient à l’ordre moderne européen et occidental qui, à son tour, est le calque d’un ordre colonial. Mais nous enregistrons aussi les histoires et cultures subalternes et subordonnées qui l’ont traversée et qui constituent le côté obscur et refoulé de la spécificité spatio-temporelle de cette constellation géohistorique et critique.

16 Nous essayons, ici, de raisonner sur un sujet sans nécessairement le rationaliser. Cette tentative critique se reflète dans le style délibérément épisodique, quasi par fragments, tesselles d’un discours à venir.

17 Dans les années 1950, Theodor W. Adorno élabora une distinction importante entre la forme de l’essai critique et celle de l’article scientifique (Adorno). L’essai critique — dont Walter Benjamin et Hannah Arendt figurent parmi les plus grands auteurs — propose un mode d’écriture et de pensée qui s’oppose à une vérité garantie par les

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protocoles disciplinaires. Ainsi on éradique l’habitude de faire appel à la sacro-sainte véridiction garantie par le caractère scientifique de l’écrit et l’idéal absolu d’une raison qui ferait coïncider la rationalité avec son objectivité présumée. Dans ce genre de récit scientifique, les divagations et les réflexions constituent une hérésie, puisqu’elles sont comme des pauses, des intervalles qui annuleraient la rationalité discursive. C’est pourquoi l’on recherche la méthode dans le processus de la compréhension de soi, tout en réfutant l’illusion d’une quelconque activité historique en dehors de l’histoire. La distinction élaborée par Adorno acquiert chaque jour plus de sens, alors même que la machine académique s’aligne davantage avec ce qu’on appelle la gestion transparente du marché, en substituant les consciences critiques par les compétences techniques.

18 Contre ce mécanisme, nous jugeons nécessaire, comme le disait Adorno, d’insister sur tout ce qui « pourrait irriter ou être dangereux », pour découvrir la mémoire d’une connaissance non conceptuelle qui adhère à la pensée (Adorno). L’algèbre du pouvoir qui produit connaissance et histoire universelles alors qu’elle discrédite d’autres connaissances locales et indigènes, donc limitées, correspond aux pouvoirs qui forment et ordonnent le monde de manière à faire coïncider leurs coordonnées conceptuelles et matérielles. Tel que l’agenda néolibéral le propose, il n’y a pas d’alternative. Cependant si nous acceptons de remettre en question notre cage conceptuelle, nous devons alors reconnaître que l’économie de la connaissance actuelle se fonde sur une distribution précise, et précaire, des pouvoirs. La prétendue universalité de cette disposition n’efface en rien la spécificité de sa formation historique et de sa situation culturelle à l’intérieur d’une économie politique qui colonise le monde, en s’imposant comme ordre universel.

19 C’est en longeant cette faille que nous désirons bâtir nos analyses et creuser nos parcours critiques.

BIBLIOGRAPHIE

Adorno, T. W. Il saggio come forma. In Note per la letteratura. Turin: Einaudi, 2012.

Arendt, H. Le origini del totalitarismo. Turin: Einaudi, 2009.

Carter, P. Metabolism. The Exhibition of the Unseen. Victoria: Lyon Housemuseum, 2015.

Carter, P. The Lie of the Land. Londres : Faber & Faber, 1996.

Chambers, I. Mediterraneo Blues. Musiche, malinconia postcoloniale, pensieri marittimi. Turin: Bollati Boringhieri, 2012.

Chambers, Iain, et Cariello, Marta. La questione mediterranea. Milan: Mondadori, 2019.

Dal Lago, A. Non-persone. L’esclusione dei migranti in una società globale. Milan: Feltrinelli, 2005.

Ekers, M. et al. Gramsci. Space, Nature, Politics. Chichester: Wiley-Blackwell, 2013.

Farinelli, F. Geografia. Un’introduzione ai modelli del mondo. Turin: Einaudi, 2003.

Gramsci, A. La questione meridionale. Createspace Independent Pub., 2012.

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Ianniciello, C. Migrations, Arts and Postcoloniality in the Mediterranean. Londres : Routledge, 2018.

Rovelli, C. L’ordine del tempo. Milan : Adelphi, 2017.

Tanzarella, G. Perspectives et stratégies pour la Méditerranée. Arles : Fondation Sud, 1998.

Zolo, Danilo. « La questione mediterranea ». In L’alternativa mediterranea. Ed. Cassano, F., Zolo, D. Milan: Feltrinelli, 2007.

Zuchtriegel, G. Colonization and Subalternity in Classical Greece : Experience of the Nonelite Population. Cambridge: Cambridge University Press, 2017.

NOTES

1. Texte disponible : Gramsci, A. La questione meridionale. Createspace Independent Pub., 2012. Le titre d’origine est : Alcuni temi della quistione [sic]meridionale publié à Paris en 1930. 2. Un thème relancé par Danilo Zolo avec son essai : « La questione mediterranea ». In L’alternativa mediterranea. Ed. Cassano, F., Zolo, D. Milan : Feltrinelli, 2007. 3. On a simplifié la transcription.

INDEX

Thèmes : Arts of the Commonwealth

AUTEURS

IAIN CHAMBERS

Professeur des universités Università Orientale di Napoli

MARTA CARIELLO

Maître de conférences Università della Campania

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Isabelle Keller-Privat and Candice Lemaire (dir.) Recensions

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Oliver Tearle, The Great War. The Waste Land and the Modernist Long Poem

Xavier Kalck

REFERENCES

Oliver Tearle, The Great War. The Waste Land and the Modernist Long Poem. (London: Bloomsbury, 2019), 208 p, ISBN: 9781350027015

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1 Oliver Tearle’s study, The Great War, The Waste Land and the Modernist Long Poem, from Bloomsbury (2019), is a particularly welcome addition to the field of modernist studies in poetics inasmuch as it attempts to bring together competing lines of interpretation and often succeeds in finding a fruitful middle-ground. As the title clearly suggests, this book seeks to deal on an equal footing with a cultural, historical and material context (the Great War), with the specific text and as well as the general significance of Eliot’s famous poem (The Waste Land), and with the genre that has come to be known as representative of high modernism in poetry (the Modernist Long Poem). Needless to say, this three-pronged approach might have proven unwieldy in other hands, and surely one feels tempted at times to request the book should delve more precisely into either of those three contiguous yet distinct levels of analysis. The difficult question of the very definition of the long poem might have been more thoroughly investigated, namely because Eliot’s poem seems, in retrospect, not so very long indeed; but that is not Tearle’s true focus here.

2 More importantly, Tearle beautifully manages to make the waste land of the early 1920s his and our own, well beyond the long shadow cast by Eliot’s landmark publication—notably by turning to other, lesser-known and much less elegy-obsessed contemporaries. In other words, Tearle acknowledges the role of Eliot’s poem within the canon and places it within its own milieu at the same time as he sets out on two different and equally important tasks. He initially seeks to replace Eliot’s poem with other, sometimes competing, often parallel creations by some of Eliot’s contemporaries. In doing so, Tearle also expands Eliot’s work to the point that it might be decapitalized and conflated with the times—an instance of the times as much as the definition of an epoch. This results in an interesting and rich paradox, whereby Eliot’s canonical piece is both minimized and maximized: its unique genius is called into question even as it becomes a commonplace, worthy of representing the entire period.

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3 After an introductory overview of the history and main characteristics of the modernist long poem, Tearle composes his exploration along six chapters, only one of which is actually devoted to Eliot’s Waste Land (1922). Instead, Tearle is interested in Hope Mirrlees’s Paris: A Poem (1920)—which until the early 2010s had been completely out of print; Ezra Pound’s Hugh Selwyn Mauberley (1920); Eliot’s “The Hollow Men” (1925); Richard Aldington’s A Fool i’ the Forest (1925) and Nancy Cunard’s Parallax (1925). As these dates clearly indicate, Tearle’s trajectory begins with forgotten precursors whose work undeniably allowed for Eliot’s own to flourish and continues with the writings of poets who themselves answered, discussed, recused or picked up after Eliot, including Eliot himself with the transitional pre-conversion poem “The Hollow Men.” Here lies the great quality of Tearle’s endeavor, in that he does not desire to address the narrative of Anglo-American modernist poetry directly as a narrative, fraught with theory, potential generalities and sweeping statements, but from a carefully researched textual and contextual perspective. Eliot’s centrality may be inescapable in these pages, yet this study uses The Waste Land rather as a starting point to paint the picture of a decade far richer and varied than this single “locus classicus of this literary form” might otherwise suggest.

4 In “Writing the Mother-City: Hope Mirrlees, Paris: A Poem,” Tearle cannot demonstrate direct influence but asks: “If we did not know better, we would place Mirrlees’s poem later than Eliot’s.” Deconstructing such illusions and expectations is at the heart of Tearle’s project, which reveals a network of common concerns underneath individual efforts, while paying close attention to the way similar technical innovations lead to vastly different realizations. A case in point, Mirrlees’s Paris, unlike Eliot’s London, bears the marks of a much more buoyant avant-garde which distances it greatly from Eliot’s particular sense of despair. With the next chapter, “Battered Books: Ezra Pound, Hugh Selwyn Mauberley,” Tearle delves into Pound’s initial effort to “self-modernize” and explains what paths Pound had taken that prepared him to edit Eliot’s Waste Land in light of his own earlier post-war long poem. Tearle’s analysis of Pound’s quatrains proves particularly relevant in showing how and why Pound advised Eliot in a way that would prolong the destabilizing of the poetic voice with which he had himself already experimented. As he approaches Eliot in his fourth chapter, “A Poem without a Hero: T.S. Eliot, The Waste Land,” Tearle evokes the fine balance between “the timeless and temporal existing together” in the poem, in which one recognizes the critic’s own difficult balance between the canonical timelessness of Eliot’s poem and its reconstructed coming into being, its contextualized temporal existence. This quite beautiful mirroring of the critic’s task comes across most simply and convincingly, in a manner which proves very rewarding for the reader.

5 After having pointed to some of the shortcomings of Eliot’s text compared with Mirlees’s, Tearle turns to Eliot’s own “The Hollow Men” to remind one that Eliot’s Waste Land should be considered not as an individual piece, but within Eliot’s overall trajectory toward conversion, which significantly alters how one might read both texts —not so much through the prism of an imagery of stunted growth, but as steps on the way of a growth which was once very nearly stunted, yet led to a rebirth. In the sixth chapter, “Arden to Ardennes: Richard Aldington, A Fool i’ the Forest,” Tearle moves away from Eliot more decisively as he presents ample evidence of the kind of rejection that Eliot’s poetry elicited among his peers, while engaging with Eliot’s poetic technique. Particularly fascinating are Aldington’s efforts to rejuvenate the sterile landscape in

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Eliot and loosen the poet’s use of free verse in a way that very interestingly connects the long poem to comparable experiments in narrative technique.

6 In “Nancy Cunard’s Parallax and the ‘Emotions of Aftermath’,” Tearle’s last chapter, he advocates against reading Cunard’s poem mainly for her supposed indebtedness to Eliot and instead underlines the precise kind of parallax readers must be careful to detect, by saying that: “Cunard’s poem is as much a response to Eliot’s response to the war as it is a response to the war itself.” Tearle’s whole approach finds itself embodied in this fine example, in the sense that Eliot’s success has come to overshadow the decade itself, to which his poem belongs, but not vice versa. The continuity of the use of Odysseus, from Mauberley to A Fool i’ the Forest to Parallax, stands out as one among many examples of the very interconnected nature of Eliot’s Joycean methodology. All these poets seem, in the end, like so many personae in a collective long poem of the aftermath of the Great War, each a separate and necessary part of the invention of modernism.

7 Although it is a pity that the William Carlos Williams and Louis Zukofsky American tradition of the long poem is only very briefly mentioned, when they constitute strong opponents to Eliot’s new-founded tradition (written in 1926, Zukofsky’s Poem Beginning “The” is a wonderful pastiche of Eliot’s poem)—this reviewer only really finds fault here in the impression conveyed by the picture on the cover, a view of no man’s land in the Marne in 1915. Contrary to what this picture might suggest, what Tearle succeeds to do in his book is to reveal how vibrant and plural these post-war years actually were. Perhaps the large white sky above the battlefield was meant to symbolize this: the blank page rising from dead trees, as a sign of reinvention, hovering above the ruins.

INDEX

Keywords: World War I, T.S. Eliot, The Waste Land, Modernism, long poem, modernist poetics Mots-clés: Première guerre mondiale, T.S. Eliot, The Waste Land, modernisme, poème long, poétique moderniste

AUTHORS

XAVIER KALCK

Maître de conférences Sorbonne Université [email protected]

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Sarah Montin, Contourner l’abîme. Les poètes-combattants britanniques à l’épreuve de la Grande Guerre

Stéphanie Noirard

RÉFÉRENCE

Sarah Montin, Contourner l’abîme. Les poètes-combattants britanniques à l’épreuve de la Grande Guerre. (Paris : Sorbonne Université Presses, 2018) 493 p, ISBN : 979-10-23-0619-0.

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1 Si chaque armistice s’accompagne de manifestations culturelles, la perspective des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale a non seulement stimulé la recherche mais aussi éveillé chez le grand public un intérêt accru. Chacun a pu, en effet, accéder à des archives inédites et s’impliquer davantage, en contribuant à l’organisation de conférences, d’expositions, de pièces de théâtre, ou en partageant des souvenirs de famille — lettres ou photographies. C’est peut-être ce versant plus personnel, « humaniste », dirait sans doute Sarah Montin, maître de conférences à l’université Paris 3, Sorbonne Nouvelle, à l’aune de ses recherches doctorales publiées dans l’ouvrage Contourner l’abîme : les poètes combattants britanniques à l’épreuve de la Grande Guerre, qui a mené, en France, à la publication de poèmes écrits au front, jusqu’alors inconnus. L’exemple le plus marquant est sans doute En Pleine figure, anthologie de haïkus écrits par des soldats entre 1914 et 1918, établie par Dominique Chipot et publiée en 2016 chez Bruno Boucey.

2 Au Royaume-Uni, la poésie de guerre, « war poetry », est un genre établi ; les poètes combattants, « war poets » font partie du canon littéraire en tant que tel plutôt qu’en tant que poètes appartenant à une école littéraire particulière, contrairement à des auteurs comme Apollinaire, Cendrars ou Aragon, en France. La publication d’anthologies de poèmes de guerre outre-Manche, bien que peu surprenante, a pourtant bondi et s’est renouvelée dans les années 2000. Sur les trente-sept anthologies référencées dans la bibliographie de l’ouvrage de Sarah Montin, treize ont été publiées entre 2002 et 2015, et certaines illustrent des thématiques originales comme les poèmes d’amour écrits dans les tranchées, les poèmes méconnus, les textes favoris des poètes britanniques actuels. On regrettera peut-être ici l’absence de From the Lines. Scottish War Poetry 1914-1945, établie par Roderick Watson et David Goldie et publiée par l’ASLS en 2014. Certes, la deuxième partie de cet ouvrage dépasse le cadre du sujet, mais la première offre un point de vue écossais particulièrement intéressant. Earth Voices : An Anthology of Irish War Poetry, établie par Gerald Dawe et publiée en 2008 par Blackstaff

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Press, aurait également mérité une place en bibliographie, au moins pour offrir un contraste ou une ouverture, quoiqu’elle puisse être jugée hors sujet chronologiquement et géographiquement — même si l’Irlande faisait encore partie du Royaume-Uni durant la guerre. La critique littéraire de ces poèmes a également connu un certain renouveau, soutenu par de nombreuses publications dont la bibliographie de Sarah Montin rend scrupuleusement compte.

3 Il fallait donc un grand courage et une certaine audace pour se lancer, en cette période de foisonnement critique où tout peut aller très vite, dans la publication d’un ouvrage ayant pour objet la poésie de guerre. Et d’ailleurs, qu’est-ce que la poésie de guerre et qu’est-ce qu’un poète combattant ? L’Honneur des Poètes, publié en 1943 par les Éditions de Minuit, familiarise le lectorat français avec le concept de poète résistant et l’idée que la poésie écrite durant un conflit est une poésie contestataire. Mais la notion de poète combattant et celle de poésie de guerre restent beaucoup plus floues, sans doute à cause d’une préférence française pour le récit de guerre en prose et d’une méfiance envers le patriotisme, plus certainement parce que les querelles esthétiques ont contribué à reléguer le témoin, poète d’un jour, dont on glorifiait souvent les textes par égard pour sa vie au front, pour mettre en avant le poète et son art autonome et rejeter le combat. Le mouvement surréaliste et la critique structuraliste notamment, ont contribué à faire oublier la poésie de la Grande Guerre et cet oubli affecte tous les champs intellectuels, si bien que peu d’anglicistes en France s’intéressent à ce genre pourtant incontournable de la littérature britannique, la war poetry. Sarah Montin, en publiant une version remaniée de sa thèse de doctorat, comble donc un certain vide de la recherche angliciste française qui comporte très peu de monographies consacrées à ce sujet. Tour de force supplémentaire, sa propre traduction de war poets jamais traduits en français comble un autre vide et permet à la fois de faire connaître ces poètes au lecteur non anglophone et d’aiguiser l’intérêt du lecteur que la traduction attire.

4 Wilfrid Owen, Siegfried Sassoon, Isaac Rosenberg, Robert Graves, Edmund Blunden, Richard Aldington, Ford Madox Ford, Ivor Gurney et Charles Sorley sont les neuf poètes du corpus de Sarah Montin. Ce choix s’imposait naturellement pour les sept premiers auteurs, que les anglicistes associeront assez spontanément à la war poetry, même si Aldington sera sans doute d’abord reconnu comme parangon de l’imagisme, Madox Ford (qui tient une place secondaire dans l’ouvrage de Sarah Montin), comme moderniste, Graves et Blunden comme géorgiens. Gurney et Sorley, beaucoup moins étudiés, constituent une originalité passionnante, tant dans l’analyse que dans la traduction. Certains sonnets d’Ivor Gurney, sont intégralement traduits et Sarah Montin fait preuve de beaucoup de dextérité face à la complexité de leurs images et de leur syntaxe. On pourrait cependant s’interroger sur le titre de l’ouvrage, qui annonce une étude des poètes combattants britanniques. Hormis Charles Sorley, poète écossais, et Robert Graves que l’Irlande pourrait peut-être revendiquer, tous les auteurs du corpus sont anglais. Certes, la question de savoir s’il existe une war poetry écossaise, irlandaise ou galloise par opposition à une war poetry anglaise fait débat, certes les war poets les plus connus et les plus étudiés au Royaume-Uni sont anglais, enfin la lecture croisée de plus de neuf auteurs semble assez déraisonnable dans une monographie pour ne pas ajouter, outre des Écossais comme Joseph Lee, John Buchen ou Roderick Watson Kerr, des war poets gallois comme Cynan ou Hedd Wyn qui, de plus, écrivent en gallois. Cependant, en ces temps de renouveau de la critique et de remise en question du Royaume-Uni, une contextualisation et une définition de cette britannicité aurait été

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appréciable. Mais le projet de Sarah Montin est tout autre : il souhaite précisément se dégager de la circonstance et de l’historique. Il ne se veut pas biographique non plus, et ne s’attarde pas à détailler le quotidien des soldats au front ou à l’arrière. Sarah Montin se revendique de la norme critique qui s’attache à la poésie, à la forme esthétique, et non à un fond qui pourrait inspirer pitié ou admiration, car « cette lecture biographique et humaniste […] finit par nuire aux poèmes » (36). Sa maîtrise de la critique littéraire contemporaine, sa connaissance détaillée de l’histoire littéraire britannique, sa synthèse de la critique de la war poetry permettent à Sarah Montin de soumettre les poèmes de guerre qu’elle étudie à un questionnement esthétique. En effet, la poésie de guerre s’inscrit dans une esthétique de crise et d’apories où se fait jour une dynamique de tensions multiples. Est-on soldat ou poète ou simplement homme ? Voyant, voyeur ou aveugle ? Faut-il écrire en patriote ou en pacifiste ? Suivre les traditions romantiques, géorgiennes ou s’engager dans le modernisme ? User du lyrisme ou de l’humour populaire ? Parler de soi, du collectif ou disparaître de son écriture ? Ces questions sous-tendent la poésie de guerre et ce sont elles que Sarah Montin choisit d’aborder.

5 Son ouvrage, clair et équilibré, se compose de trois parties, divisées chacune en trois chapitres au fil desquels le lecteur prend conscience du contexte littéraire général de la poésie de guerre anglo-saxonne, du fossé qui sépare bientôt les soldats poètes de la Première Guerre mondiale des poètes soldats du XIXe siècle et de la quête esthétique que cette différence engendre. Tous les poètes du corpus ne sont pas systématiquement étudiés dans chaque chapitre ou sous-chapitre, mais leurs textes sont mis en perspective et se répondent, se font écho, parfois se contredisent. Sarah Montin réussit le défi de laisser à chacun sa voix propre, de démontrer les évolutions individuelles, tout en rassemblant les liens pour créer une cohérence, oserait-on dire une fraternité, d’écriture.

6 La question qui s’impose en premier lieu pour ces war poets, et que la première partie contextualisante de l’ouvrage étudie, est celle d’une inscription dans une tradition de poésie belliciste ou de son rejet et, partant, d’une définition de leur propre statut et de leur matière esthétique. Tennyson, Kipling, Newbolt et les autres poètes de l’establishment, qu’ils définissent le soldat comme un héros, gentleman chrétien, ou comme un « Tommy Atkins », son « pendant populaire […], simple soldat à la langue fruste » (54) sont bientôt rejetés en raison de leur manque d’authenticité, de sincérité et de critique de l’impérialisme. « Le war poet comme la war poetry est [donc] une invention du XXe siècle » (64), affirme Sarah Montin, en précisant que le « glissement sémantique et idéologique » du poète soldat au soldat poète s’effectue précisément en 1917 (68). Exotisme et romanesque de la guerre disparus, il ne reste au combattant que la laideur et la destruction de cette guerre moderne inouïe, et l’esthétisation, au sens étymologique de « rendre une émotion », ne semble plus possible. Cette défamiliarisation pousse alors les poètes à recourir à un autre « patrimoine littéraire », celui de la Renaissance et du Romantisme, notamment, « qui leur prête un cadre, des mots et un rythme, pour ramener le radicalement autre au même, voire au déjà-dit » (107). La poétique va d’abord se (re)construire autour de lectures, de citations, d’études de style et de métacritiques qui vont permettre travail et interrogation esthétiques. Dès lors, la poésie sera dégagée de son rôle convenu et de sa rhétorique victorienne. Les textes, en particulier ceux d’Owen, de Blunden et de Rosenberg, témoignent d’une certaine ambiguïté qui, précise Sarah Montin, consiste à « revoir et réécrire l’intertexte romantique » et à « assur[er] la continuité d’une langue et de ses symboles, déplacés

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mais revivifiés dans le contexte des tranchées » (153). Leur écriture est simplifiée, courte, parfois volontairement ingénue ou puérile, souvent épigrammatique, écho de la voix des soldats.

7 Ce travail sur la langue et surtout sur la voix fait l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage, chapitres quatre à six. Sarah Montin met d’abord en relief l’oralité des poèmes de guerre, qu’elle fasse appel aux discours, aux discussions des soldats ou à la ballade traditionnelle. Rythmes et rimes des textes sont remaniés jusqu’à une familière dissonance par l’utilisation du jargon militaire mais ce nouveau matériau va contribuer à renforcer, dans l’esprit du lecteur, l’idée que le poème est un texte autobiographique, réaliste, et que le je auctorial est un je profondément personnel, le je d’un « individu retranché sur lui-même » (182). Or, par ses études des photographies prises par les war poets et par ses analyses des poèmes retravaillés après-guerre, Sarah Montin montre, au contraire, la « mise en sourdine du moi » (200) au profit d’une troisième personne qui devient personnage. Cette fictionalisation a pour but de renforcer le témoignage par opposition au vécu propre ; d’aider à exprimer l’indicible et à faire face au trauma ; de permettre l’accès au collectif. « Je » et « il » deviennent souvent « nous » dans les poèmes de guerre, qui prennent fréquemment la forme de l’hymne, de la litanie ou du chant. La définition du sujet lyrique collectif y évolue au cours de la guerre. D’abord patriotique, le nous devient exclusif, parfois accusateur, des civils et de dirigeants restés à l’arrière. Mais il s’installe aussi en miroir du je pour interroger la culpabilité du soldat, qu’il s’agisse d’évoquer la culpabilité du survivant ou de définir le je comme victime et bourreau à la fois. L’ambiguïté et l’instabilité du sujet lyrique mènent peu à peu à l’impersonnalisation. Cependant Sarah Montin refuse d’envisager cela comme un « désengagement du monde » ou comme ce qu’Anne Mounic qualifie de « fuite éthique » (262). Ivor Gurney et Isaac Rosenberg sont, pour l’auteur, les meilleurs exemples prouvant que la neutralité, l’asubjectivation d’une « écriture blanche » (concept emprunté à Roland Barthes) conduisent à un élan vers l’autre et vers le monde en même temps qu’à un nouveau rapport, eliotien, à l’écriture : « L’effacement du sujet aurait donc son sens ultime dans l’affirmation d’une poésie célébrant le langage pour lui-même » (290).

8 La troisième partie de l’ouvrage, chapitres sept à neuf, est ainsi consacrée à l’exploration de la poeisis et du rapport plus moderniste à l’écriture qu’ont les war poets. C’est un pan de leur écriture dont il conviendrait peut-être de dire qu’il a été tardivement plutôt que « rarement exploré » (295). Du je au jeu, la poésie est en partie un terrain d’amusement et de détente pour un poète comme Graves, surtout, mais aussi Madox Ford, Sassoon à ses débuts et Aldington, grâce à des formes comme le limerick ou le bout-rimé. Le plaisir des mots est vecteur de distance et d’oubli, mais il est surtout une forme de résistance à tout aspect politique et/ou propagandiste de la poésie de guerre, ainsi que de résilience. Ces formes prolongent en outre la recherche d’une voix collective et l’ouverture à l’autre et au monde, jusqu’aux haïkus d’Aldington qui signent la fusion entre le poète et son art. Pourtant, la jouissance poétique, bien qu’elle soit dépourvue d’aspects didactiques, est très loin de l’esthétisme ou de l’art pour l’art et Sarah Montin insiste sur la « méfiance » avec laquelle les war poets considèrent « la recherche de la perfection formelle » (335). C’est même vers la recherche de l’imperfection formelle, de la dissonance, de l’inachevé qu’ils se tournent, écrivant « à rebours des conventions » (346), manipulant les codes formels comme le sonnet, la rime ou le rythme, pour créer des béances, des fissures, et ainsi exprimer le désordre et la précarité du monde et du genre poétique qu’ils ne cessent d’interroger. Sarah Montin

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émet, dans son dernier chapitre, l’hypothèse selon laquelle l’inachevé et le fragmentaire de la poésie de guerre devraient ainsi être considérés non pas comme un aspect lié aux circonstances mais comme un fait exprès artistique, « signe d’une mainmise auctoriale sur le poème » (374). Leur valeur dépendrait alors pour chaque poète : échec et suicide de la forme pour Owen ; expression quasi romantique de l’irreprésentable pour Rosenberg ; exposition d’une fragilisation de l’écriture et de la pensée pour Aldington et Sassoon ; représentation du silence et de l’inconnu pour Gurney. Enfin, creux, béance et abîme marquent l’indicible du trauma autour duquel la poésie de guerre ne cesse de revenir, dans un aspect répétitif de hantise. Sarah Montin n’associe cependant pas ces répétitions à un enfermement mais, grâce en particulier à ses analyses de Blunden et de Gurney, à un acte créateur perpétuel qui permet aux poètes de « contourner l’abîme » et de « répondre à l’impossible » (439).

9 Depuis Roland Bouyssou il n’existait pas, en France, de monographie consacrée à ce pan essentiel de la littérature britannique qu’est la war poetry. Le travail de Sarah Montin vient donc à la fois pallier ce manque, réactualiser la critique à la lumière de la recherche contemporaine en littérature en général et en littérature de guerre en particulier, et présenter, par ses traductions, des auteurs encore inconnus des francophones. Cet ouvrage donnera, sans nul doute, une nouvelle impulsion à la recherche.

INDEX

Mots-clés : dissonance, esthétisation, formes courtes, Grande Guerre, hantise, inachèvement, modernisme, oralité, poésie, réécriture, résistance, romantisme, sujet lyrique, témoignage, tradition, trauma, voix, poésie de guerre, poètes combattants Keywords : aestheticizing, dissonance, Great War, haunting forms, incompleteness, lyrical subject, modernism, orality, resistance, rewriting, romanticism, short forms, testimony, tradition, trauma, voice, war poetry, war poets

AUTEURS

STÉPHANIE NOIRARD

Maître de conférences Université de Poitiers [email protected]

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Cécile Gauthier et Flora Vladié, eds. Revue d'Études Culturelles n° 7 — Aux frontières de l'humain : esclavage et monstruosité

Eric Doumerc

RÉFÉRENCE

Cécile Gauthier et Flora Vladié, eds. Revue d'Études Culturelles n° 7 — Aux frontières de l'humain : esclavage et monstruosité (Dijon : Association Bourguignonne d'Études Linguistiques et Littéraires, 2019), 189 p, ISBN 2-904911-88-X

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1 Cécile Gauthier, maître de conférences en littérature comparée à l'université de Reims, et Flora Valadié, maître de conférences en littérature américaine à l'université de Bourgogne Franche-Comté, ont rassemblé pour le dernier numéro de la Revue D'Études Culturelles, treize articles qui se penchent sur les relations entre esclavage et monstruosité dans divers domaines. Ce recueil d'articles se caractérise par un éclectisme frappant, alliant divers horizons culturels, depuis la poésie française du 19e siècle jusqu'au cinéma américain des années 1960.

2 Les articles de ce recueil sont organisés selon un principe chronologique, depuis les 18e et 19e siècles jusqu'à l'époque contemporaine, le dernier article traitant de deux romans américains très récents. À l'intérieur de cette organisation chronologique, des regroupements thématiques sont effectués, avec par exemple les articles traitant des Caraïbes regroupés vers le milieu de l'ouvrage.

3 Après un avant-propos efficace qui pose un cadre théorique pour des définitions de termes comme « monstre » et « esclavage », cet ouvrage propose une série de réflexions sur les liens que peuvent entretenir, dans différentes productions culturelles, la figure du monstre et celle de l'esclave.

4 Eva Lafuente, maître de conférences au Département des Langues et Cultures de l'École Polytechnique de Paris, étudie un corpus de pièces de théâtre espagnoles du 19e siècle afin d'y faire apparaître un certain discours sur l'esclavage où le monstre est en fin de compte l'insurrection des esclaves qui mettrait un terme aux structures impériales de l'Espagne.

5 Jean-Michel Gouvard, Professeur de Langue et de Littérature française à l'université de Bordeaux-Montaigne, propose une « lecture socioculturelle » du poème en prose de Charles Baudelaire intitulé « La Belle Dorothée » (1863) qui interroge l'opposition facile entre bourreaux et victimes dans un contexte esclavagiste et montre comment cette œuvre entre en résonance avec le débat sur l'indemnisation des planteurs en 1848.

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6 Michaël Roy étude le roman de Theodore Winthrop intitulé Cecil Dreeme à la lumière des théories « queer » qui se développent depuis les années 1990. L'esclavage n'est pas présent explicitement ou au sens propre dans ce roman, mais son spectre continue d'informer les relations entre ses personnages.

7 Les Caraïbes tiennent bien sûr une place de choix dans ce recueil, avec plusieurs articles consacrés au traitement de l'esclavage ou du zombie dans cette partie du monde. L'article de Jeanne Weeber analyse les différentes incarnations et métamorphoses du Caliban de Shakespeare, depuis ses débuts « monstrueux » jusqu'à sa renaissance postcoloniale en tant que héros symbole de l'émancipation des opprimés.

8 Le thème sensible de l'infanticide sous l'esclavage est abordé par Natacha D'Orlando dans son analyse de deux romans caribéens, Moi, Tituba, sorcière noire de Salem de Maryse Condé, et Rosalie l'Infâme d’Évelyne Trouillot.

9 Tina Harpin, maître de conférences en littérature comparée à l'université de Guyane, se penche sur le procédé d'inversion des valeurs que vit la Guyane des années 1970, lorsque la figure de D'Chimbo, criminel condamné pour viol pendant les années 1860, fut réhabilitée en héros par certains écrivains engagés en quête de figures héroïques.

10 Paola Ghinelli, titulaire d'un doctorat de l'université de Bologne, étudie la place du marronnage et du doute dans le roman de Patrick Chamoiseau intitulé L'esclave vieil homme et le molosse.

11 La figure du zombie, issue de la religion vaudoue et présente dans les carnavals des Caraïbes en tant qu'écho tourmenté de l'esclavage, constitue le thème de l'article de Blodwenn Mauffret sur les émergences de cette figure au cinéma et dans le carnaval.

12 Le zombie constitue aussi la matière principale de l'article de Sébastien Hubier, professeur de littérature comparée à l'université de Reims, qui montre comment le zombie, à la différence du vampire qui était associé à une certaine noblesse et thanatophilie, évoque des peurs collectives et la hantise d'un monde post-moderne déshumanisé dont il se fait l'incarnation repoussante.

13 Dans son article sur l'esclavage nord-américain, Anne-Claire Faucquez montre comment l'esclavage, ce « monstre domestique » (« pet monster », d'après la célèbre formule de Frederick Douglas), déshumanise les Blancs et les Noirs en créant un monstre qui, tel celui de Frankenstein, deviendra incontrôlable et finira par hanter et détruire le monde qui l’a créé.

14 Le cinéma américain des années 1960 est présent par le biais du film de Roger Corman Le masque de la mort rouge, adaptation d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe, dont Florent Christol, chercheur associé au groupe de recherches Cultures Anglo-Saxonnes, propose une interprétation qui le relie au mouvement pour les droits civiques des années 1960. L'adaptation que propose Corman de la nouvelle de Poe fait intervenir une autre nouvelle de Poe, « Hop-Frog », dans un court segment jusqu'ici peu commenté. Florent Christol démontre que ce court segment fait écho au mouvement sur les droits civiques en évoquant la pratique du lynchage, encore répandue dans le sud des États-Unis jusqu'aux années 1960.

15 Le recueil se clôt sur un article de Cyril Vettorato, maître de conférences en littérature comparée à l'ENS Lyon, qui se penche sur la manière dont l'héritage de l'esclavage hante encore et détermine les structures raciales de l'Amérique d'aujourd'hui. Cyril Vettorato étudie dans cet article deux romans américains récents, Big Machine de Victor

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Lavalle (2009) et Pym de Mat Johnson (2011), dans lesquels la figure du monstre apparaît littéralement pour symboliser le passé esclavagiste des États-Unis. L'influence de l’œuvre de H.P. Lovecraft sous-tend l'approche utilisée dans ces deux romans, avec le glissement progressif du réalisme vers le fantastique.

16 La grande variété des sujets abordés ainsi que l'éclectisme de cet ouvrage invitent à jeter des ponts entre les disciplines et les aires culturelles, ce qui est le propre des « cultural studies ». Cela donne inévitablement parfois lieu à des généralisations sur l'esclavage, et à une absence de prise en compte des contextes locaux ; les différences entre l'esclave américain et l'esclavage des Caraïbes anglophones peuvent aussi être parfois gommées.

17 Ceci dit, dans son ensemble, ce numéro de la Revue d'Études Culturelles présente une réflexion stimulante et passionnante sur les liens entre la figure du monstre et celle de l'esclave et sera sans aucun doute très utile à de nombreux chercheurs œuvrant dans le domaine des études caribéennes, nord-américaines ainsi que dans celui des « cultural studies ».

INDEX

Mots-clés : esclavage, monstruosité, monstre Keywords : slavery, monstrosity, monster

AUTEURS

ERIC DOUMERC

Maître de Conférences Université de Toulouse — Jean Jaurès [email protected]

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Muriel Plana, Nathalie Vincent- Arnaud, Ludovic Florin et Frédéric Sounac, dir., Théâtre musical (XXe et XXIe siècles) : Formes et représentations politiques

Pierre Degott

RÉFÉRENCE

Muriel Plana, Nathalie Vincent-Arnaud, Ludovic Florin et Frédéric Sounac, dir., Théâtre musical (XXe et XXIe siècles) : Formes et représentations politiques (Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, 2019), 228 p, ISBN : 978-2-84867-664-7

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1 Difficile à définir, le genre artistique du théâtre musical continue à déconcerter autant qu’il fascine. Indéterminé sur le plan historique et chronologique, sauf à décider qu’il est né ex nihilo avec Brecht et Weill, il l’est encore plus sur le plan générique. S’agit-il, comme le rappelle Muriel Plana au cours de l’article sur lequel se clôt le volume, de musicalisation du théâtre ou plutôt de théâtralisation de la musique ? On sait l’engouement actuel pour le concert théâtralisé… Quelle est l’articulation entre le théâtre musical et l’opéra, ce genre dit fusionnel qui depuis Wagner prône haut et fort le principe de la réunion des arts ? De quelle manière le théâtre musical, genre qui n’exclut pas a priori des liens proches avec la comédie musicale spectaculaire commerciale (ou musical), résout-il la question éminemment problématique de la rencontre entre culture savante et culture populaire ? En somme, la question revient à se demander comment il faut appréhender les diverses manifestations du phénomène de l’hybridité — et non du métissage — qui semble caractériser un genre lequel, de par la pluralité des formes qu’il revêt aujourd’hui, continue de nous échapper.

2 En dépit de l’intérêt que porte actuellement le monde académique et artistique aux formes musicothéâtrales hybrides (voir la bibliographie aux pages 217-220), les recherches sur la définition d’un théâtre musical moderne sont rares et encore balbutiantes. Le présent volume, issu de séminaires menés par l’Institut IRPALL de l’université Toulouse-Jean Jaurès, vient à point nommé proposer un certain nombre de réponses aux principales interrogations contemporaines. Remarquablement organisé et structuré, il rassemble une douzaine d’articles consacrés soit à des figures emblématiques du théâtre musical des XXe et XXIe siècles, soit à certains aspects théoriques propres à un genre artistique problématique entre tous. Chacune des contributions apporte à l’édifice en construction un regard nouveau sans pour autant figer par un excès de théorisation une forme musicothéâtrale aux contours encore fluides, qui n’a pas cessé de nous étonner.

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3 L’ouvrage démarre en toute logique avec le seul article spécifiquement consacré à une œuvre écrite par Bertolt Brecht. Le texte de Karine Saroh traite en effet de la collaboration entre le grand dramaturge allemand et le compositeur Hanns Eisler, l’ouvrage Die Maßnahme (1930). L’article rappelle les contenus didactiques, militants, sociaux et politiques de cette pièce tout en insistant, et l’on s’en réjouit, sur les aspects structurels et rhétoriques d’une œuvre musicolittéraire dont la réception et les contextes historiques auraient peut-être pu être évoqués plus fermement. Presque contemporaine de l’ouvrage de Brecht et Eisler, la pièce en un acte The Dance of Death (1933) écrite par W.H. Auden, avec une musique du compositeur Herbert Murrill, fait l’objet d’une belle étude de Pierre Longuenesse. On la retrouvera dans le numéro 20 de La Revue Musicorum. Tous les textes suivants se penchent sur des productions datant de l’après-guerre. Stefan Keym étudie ainsi deux ouvrages phares des années 1950 et 1970, l’Abstrakte Oper Nr. 1 (« Opéra abstrait N° 1 » ; 1953) du compositeur Boris Blacher (œuvre écrite sur la base d’une idée et d’un texte de son collègue Werner Egk), ainsi que le Satyricon (1973) de Bruno Maderna. Les deux ouvrages sont l’occasion de creuser le concept du Literaturoper — opéra fondé sur des textes littéraires canoniques — et d’interroger les liens indissociables qu’entretiennent les genres de l’opéra et du théâtre musical. Un des grands mérites du bel article que Jean-François Trubert consacre à l’une des toutes premières œuvres de Mauricio Kagel, Sonant (1960), est d’analyser avec finesse la manière dont cette partition a été conçue pour mettre en avant les modalités de ce que le compositeur argentin a défini comme le théâtre instrumental. Le texte analyse donc le phénomène selon lequel Kagel procède à une mise en scène de tous les ressorts visuels et gestuels — gestes déictiques, iconiques et métaphoriques — destinés à exploiter au mieux le potentiel théâtral du jeu des instrumentistes. L’article de Jean- Michel Court, placé un peu plus loin dans le volume, poursuit cette réflexion à partir de l’œuvre du compositeur Dieter Schnebel, dont l’auteur étudie le souci de recourir à une nouvelle forme d’expressivité — se plaçant ainsi en porte-à-faux par rapport à la doxa boulézienne de l’époque —, notamment par la déconstruction qu’il propose du travail sur la voix ; c’est tout l’enjeu de ses compositions Maulwerke (littéralement « œuvres de gueule » ; 1968-1974) pour lesquels il y a en réalité moins besoin de chanteurs que d’articulateurs. Il eût été étonnant que la figure de Luigi Nono ne soit pas évoquée dans un volume comme celui-ci. C’est ce que fait Karine Saroh dans son analyse du fameux Al gran sole carico d’amore créé à la Scala de Milan en 1975, et dont elle nous rappelle tous les contenus politiques ainsi que les stratégies mises en place pour rejeter coûte que coûte, pour un ouvrage créé ironiquement dans le saint des saints de l’art lyrique, la modalité fusionnelle de la relation entre les arts. Consacré à des exemples empruntés à Georges Aperghis et à Karlheinz Stockhausen — Machinations (2000) et Avis de tempête (2004) pour le premier, Mardi de Lumière (1977-1991) pour le second —, le texte d’Olivier Gleam étudie la manière dont le théâtre musical met en avant le rapport de l’homme à la machine et à la technologie, préfigurant de manière presque prophétique nos addictions actuelles à diverses formes de ce qui est appelé dans le texte nos ippareils, c’est-à-dire ces types d’objets aujourd’hui connectés de près ou de loin au monde du web. Le personnage conçu par Stockhausen Synthi-Fou, mi-homme mi-synthétiseur, rappelle bien cet homme d’aujourd’hui constamment rivé sur sa tablette ou sur son smartphone. Traitant d’une tout autre problématique, l’article de Paula Espinoza se penche quant à lui sur le théâtre musical chilien, sans doute marqué plus que d’autres par l’influence de formes musicothéâtrales populaires. Tiraillé entre le modère brechtien et l’emprise du musical conçu dans une logique de divertissement, ce

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répertoire illumine d’une nouvelle manière l’hybridité inhérente au genre du théâtre musical. Un deuxième article de Pierre Longuenesse, consacré à des ouvrages contemporains issus de la crise de la dramaturgie traversée par notre époque, propose une analyse fine et détaillée de trois spectacles récents : Shun Kin (2008) de Simon McBurney inspiré d’une nouvelle de l’écrivain japonais Jun’ishirô Tanisaki, Le dieu Bonheur d’Alexis Forestier conçu à partir de fragments inachevés de Brecht et de Heiner Müller et enfin Le Maître et Marguerite d’après Boulgakov dans l’adaptation de McBurney. L’article analyse les perspectives d’un théâtre post-dramatique, politique et philosophique, relevant de deux utopies poétiques mais dissemblables issues toutes deux de l’éclatement de la représentation. Dans son passionnant texte sur son expérience de chorégraphe pour une compagnie d’acteurs sourds, Lucie Lataste évoque enfin le concept de musique visuelle portée par le rythme et les vibrations nées de l’osmose entre des acteurs communiquant au moyen de la langue des signes, ou entre les acteurs et leur public, décuplant ainsi les sensations des uns et des autres. L’article conclusif de Muriel Plana, s’il ne se consacre à l’une ou l’autre pièce du répertoire, se donne à lire comme un aperçu synthétique de l’état de l’art, des diverses problématiques inhérentes au genre et des pistes théoriques et épistémologiques qu’il reste encore à explorer. Il brasse notamment les questions liées aux différentes formes du dialogisme évoquées dans la plupart des artistes précédents.

4 S’il est un trait saillant dans l’ensemble de ce volume, c’est bien la question du dialogisme et le refus de considérer le texte et la musique comme des éléments fusionnés. Fidèles aux principes fondateurs de Brecht, dont l’ombre tutélaire plane sur la quasi-totalité des textes réunis ici, le théâtre musical prône la séparation de ses éléments (esthétiques et politiques, littéraires et musicaux…) et sans doute est-ce la spécificité de ce genre si particulier que de maintenir le fait que chacun des arts qui le constituent tienne son propre discours. On note également d’un article à l’autre l’omniprésence du politique, dans le sens retenu par Muriel Plana de « philosophique, critique, expérimental, dialogique et utopico-fantasmatique » (p.215). Dans l’attente de nouveaux travaux sur la question, on se régalera de tous ces regards pluridisciplinaires portés par une équipe de chercheur issue de la musique et de la musicologie, des arts du spectacle et de la pratique théâtrale, de la philosophie, de la littérature et de la littérature comparée, des langues, cultures et civilisations étrangères. Il eût été paradoxal qu’un tel objet ne fût pas examiné par des regards croisés et complémentaires, même si l’on ne peut que constater d’un texte à l’autre une évidente convergence des différents points de vue.

INDEX

Keywords : musical, musical theatre, opera Mots-clés : comédie musicale, opéra, théâtre musical

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AUTEURS

PIERRE DEGOTT

Professeur Université de Lorraine [email protected]

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Claudine Armand, dir., Voix et silence dans les arts : Passages, poïèsis et performativité

Christelle Serée-Chaussinand

RÉFÉRENCE

Claudine Armand, dir., Voix et silence dans les arts : Passages, poïèsis et performativité (Nancy, Éditions Universitaires de Lorraine, 2019), 251 pages, ISBN 978-2-8143-0531-1

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1 Citant Merleau-Ponty, Claudine Armand nous invite, dès les premières pages de cet ouvrage, à être « sensibles à ces fils de silence dont le tissu de la parole est entremêlé » et remarque que le silence troue la voix tout autant que la voix troue le silence (11). Quiconque a assisté à une représentation de Not I de Samuel Beckett ou simplement visionné un enregistrement de la performance de Billie Whitelaw qui a créé la pièce à Londres en 1973, ne peut qu’acquiescer. Dans ce monologue dramatique où l’écrivain irlandais pousse la théâtralité à l’extrême, une bouche flotte comme en apesanteur dans le noir opaque de la salle, déversant un torrent de mots. Mais ce qui marque, ce ne sont pas tant les mots proférés que cette voix féminine qui perce progressivement le silence, s’enfle et s’infléchit, file sur la crête incertaine d’un souffle qui s’étire jusqu’à l’asphyxie, puis est à nouveau happée par un silence assourdissant. Dans cette pièce singulière où le visuel réduit à une bouche béante est obscène, où le vocal l’emporte sur le verbal, Beckett rend perceptible que la voix se trame toujours dans le silence et que le silence a toujours le dernier mot.

2 L’ouvrage dirigé par Claudine Armand est le fruit d’un séminaire régulier organisé sur 3 ans entre 2015 et 2017 à l’université de Lorraine et d’un colloque international portant sur les jeux de voix et de silence dans les arts (juin 2017). L’ensemble des articles rassemblés ici explorent un large panel de médiums qu’il s’agisse de littérature (prose, poésie ou théâtre), de cinéma (courts et longs métrages, documentaires), d’arts visuels (peinture, sculpture, photographie), de spectacle vivant (danse, cirque, etc.) ou de chant lyrique. Cette diversité remarquable d’objets d’étude est une des qualités de ce volume « centré plus particulièrement sur la dialectique voix-silence envisagée comme action et performativité, dans son rapport au corps, lieu de l’émission sonore, de la transmission du souffle et de l’émergence du sens » (25).

3 La préface de David Le Breton, auteur de Éclats de voix : Une Anthropologie des voix (2011), énonce plusieurs axiomes auxquels les différents contributeurs font tour à tour écho :

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« la voix est un artefact » (7) ; « la voix est la part du corps dans la langue » (8) ; « corps sans organe, corps subtil, [la voix est] une vibration sonore sur l’infini du silence qui l’enveloppe » (8) ; « comme le visage, la voix incarne cette infime différence par où chaque individu trouve sa singularité » (8) ; la voix est « au croisement de l’organique et du sens » (9) ; « vivre, c’est donner de la voix » (9).

4 La dimension corporelle de la voix est ainsi soulignée dans plusieurs essais et tout d’abord dans celui de Georgia Bruno qui analyse sa pratique du chant lyrique d’un point de vue métaphysique. Soulignant que la voix est « impure » et mâtinée de silence dès son origine (32), elle note que le corps tout entier est engagé dans toute émission vocale et ce, alors même que le chanteur n’existe plus en tant que sujet rationnel et intentionnel (30). Dans l’art du chant, « on se laisse [donc] chanter », on est réceptif plutôt qu’agissant. Dans son évocation d’un spectacle de cirque de Yoann Bourgeois, Nathalie Kloos expose elle aussi que la voix est indissociable du corps. Dans Celui qui tombe, la voix des acrobates ne retentit que transitoirement sur le mode du chant lyrique, en rupture d’une part avec la machinerie bruyante du plateau mobile sur lequel ils évoluent et d’autre part avec les voix enregistrées diffusées par intermittence dans le spectacle. Durant cet intermède vocal, la salle se mue en chambre d’écoute où le spectateur perçoit la fragilité, l’humanité et surtout la corporalité de la voix. On retrouve enfin cette même corporéité dans l’article qu’Ophélie Naessens consacre aux portraits parlants de Gillian Wearing, Justine Pluvinage et Esther Shalev-Gerz mais le lien corps/voix apparaît en creux ou par contrepoint. Renouvelant la pratique documentaire traditionnelle par des jeux frappants de discontinuité et décalages entre corps et voix ou voix et texte et par l’introduction de silences, ces vidéastes explorent en effet la manière dont l’identité se construit en tension entre ce que nous montrons de nous-mêmes et ce que nous gardons enfoui et dérobons au regard des autres. Elles montrent surtout — à l’instar du magistral « Self-Made » réalisé par Wearing en 2010 — combien toute voix s’incarne, est littéralement « incorporée ».

5 Cette voix incarnée, objet du désir et de la jouissance de l’autre, est bien entendu par excellence médiatrice d’une subjectivité. Chloé Larmet explique ainsi comment l’esthétique théâtrale du metteur en scène Claude Régy, fondée sur le « découplement » du geste vocal, conduit le spectateur à entendre l’autre sensible qui parle : « posant des obstacles à la compréhension et au déchiffrement de la voix, il donne à entendre ce qui la sous-tend, à savoir la résonnance silencieuse d’une subjectivité. […] Ce qui importe ce n’est pas ce que dit cette voix mais ce qu’elle exprime quant à celui qui parle ». (198) La voix, subtil vibrato entre soi, son et sens, signifie (manifeste) donc bien au-delà de ce qu’elle signifie (dit).

6 Elle signifie d’ailleurs parfois d’autant plus qu’elle est travaillée, modulée et modelée pour épouser un sentiment ou mimer une émotion. C’est précisément parce qu’elle avait ce don unique et novateur d’infléchir et de façonner sa voix dans son jeu de scène que l’actrice Vera Komissarjevskaia, interprète de Tchekhov, est devenue l’une des icônes du théâtre russe de la première décennie du XXe siècle. Lucie Kempf décrit en ces termes les jeux de voix de Komissarjevskaia au service de l’intensité dramatique : « [Vera] construisait ses rôles d’après des principes musicaux, avec des leitmotiv, des piano, des forte, des silences et un travail sur la tonalité des pièces, jouant tantôt en majeur, tantôt en mineur » (61).

7 Dans leurs essais consacrés à l’art du roman, Marcin Stawiarski et Anne-Catherine Bascoul montrent, quant à eux, que si donner de la voix, c’est vivre, c’est aussi refuser

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toute soumission : la voix devient vectrice de résistance et d’émancipation. Les trois œuvres choisies par Marcin Stawiarski (un roman de George Eliot, d’Anna Cora Ritchie Mowatt et de James McCourt) figurent des voix féminines défaillantes, muselées ou étouffées ; dans chaque cas, la victoire du silence est certes symptomatique d’une oppression et d’un refoulement mais elle dit aussi en creux la puissance transgressive de ces voix féminines et la menace qu’elles représentent potentiellement. Quant au roman Orfeo de Richard Powers étudié par Anne-Catherine Bascoul, il illustre plusieurs formes d’affranchissement : celui du personnage principal à travers la musique et surtout celui du texte qui, musicalisé et polyphonique comme une partition de musique faisant dialoguer voix et silences, s’affranchit de la linéarité et de la bidimensionnalité silencieuse de la page. Dans la poésie de John Agard, poète afro-guyanais auquel Kathie Birat consacre son étude, il est encore question de voix résistante : reprenant les traditions orales de la Caraïbe, Agard fait de sa poésie une performance et utilise le son de sa voix pour faire entendre et dramatiser les silences du passé colonial.

8 Plusieurs articles accordent enfin une place de choix au silence dont on mesure, à les lire, combien il est « parlant ». On songera tout d’abord au théâtre d’Eugène Ionesco dans lequel, comme le remarque Yannick Hoffert, on ne sait qui du silence ou du bavardage universel représente une plus grande menace : « pour des êtres menacés par le néant, il est vital que la voix s’élève ; mais, dans un monde parcouru de multiples bruissements de paroles, la voix n’est souvent […] que du bruit » (73). On songera encore au théâtre de Maeterlinck que Luca Esposito rapproche de l’œuvre picturale de Vilhelm Hammershøi. Si le peintre danois a été qualifié de peintre du silence et les pièces de Maeterlinck interprétées comme une poétique du silence, c’est que dans les deux cas le silence joué ou figuré est « éloquent » (152).

9 Au cinéma, art né « muet » avant de devenir « parlant », le silence joue également un rôle essentiel. Dans un article prégnant intitulé « Du silence au cinéma », José Moure insiste d’ailleurs sur la nécessité de « penser le silence comme un élément structurel qui inquiète le visible, […] qui en creusant le temps, vidant l'espace et ouvrant des intervalles, met l'image cinématographique en rapport avec un dehors (ou un envers) et par là même la confronte à la part d'absence, de manque, de non-dit, d'irréductible qu'elle recèle » (José Moure, « Du silence au cinéma », 1998, 36-7). Dans les deux longs- métrages de Nuri Bilge Ceylan récompensés à Cannes (« Il était une fois en Anatolie », 2011, et « Winter Sleep », 2014), c’est précisément dans l’alternance de dialogues et de plans silencieux auxquels il confère une densité extrême par le crescendo des voix et un art du cadrage sublimant les paysages d’Anatolie et Cappadoce et les bruits de la nature que le cinéaste turc inquiète le visible, fouille l’intimité sombre de ses personnages et donne à entendre tant de non-dits. Raréfiant la voix, la mettant partiellement hors-jeu, les documentaires de Stéphane Manchematin et Serge Steyer donnent aussi aux sons de la nature et au silence le rôle principal, élaborant une « esthétique et kinésie du corps en écoute » (235). Le silence participe enfin pareillement de l’esthétique de la Nouvelle Vague ou du Nouveau Cinéma allemand à l’instar des films-essais de Godard, Marker et Kluge que Maguelone Loublier prend pour objets de réflexion. Les différentes formes de voix over que l’on rencontre dans ces films ponctuent en effet la bande-image, notamment par leurs silences, introduisant de l’hétérogène, une nouvelle temporalité, révélant l’invisible et donnant accès à l’inouï : « en laissant au silence le temps de se déployer, le montage crée, paradoxalement, une sorte d’arrêt sur image — même si celle-ci reste en mouvement » (175).

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10 Tout autre est le silence que Bridget Sheridan « fait parler » dans son projet photographique sur les chemins de passeurs entre l’Espagne et la France. Mais il n’en est pas moins expressif et sa représentation esthétiquement convaincante. C’est un silence palimpseste, feuilleté du silence des exilés, du silence de la clandestinité et du silence des archives où Sheridan trouve la matière de sa création. C’est avant tout le silence de ses tirages photographiques qui résonnent subtilement mais de manière émouvante de la voix des survivants dont Sheridan superpose le témoignage sur ses images.

11 De façon fort à-propos, les dernières pages de l’ouvrage laissent le dernier mot à des artistes du monde du théâtre et de l’opéra. Qu’il s’agisse de Stephen Langridge, Carmello Agnello, Jean de Pange, Sara Llorca ou Mark SaFranko, tous soulignent l’empiétement et l’entre-tissage créatif et signifiant entre voix et silence(s). On retiendra en particulier avec Sara Llorca que le théâtre est « un territoire perforé » (229) et que le triptyque auteur/texte – acteur – spectateur repose sur du silence et du vide avec lesquels il joue. On notera encore avec Jean de Pange que les textes de théâtre ne sont pas de la littérature mais une « partition orale » ; que le silence au théâtre, c’est déjà du théâtre (226-7).

12 Dans Le Silence dans l’art (2019), Vincent Debiais explique que « dans la pensée médiévale, le silence est établi dans sa relation, positive et négative, au langage et non dans une opposition stricte à la performance de la voix ou à la présence sonore du monde ». Il ajoute que « le silence est une mise en tension de l’état du monde, entre recul, retenue, attente et engagement. (…) il interroge en tant que catégorie anthropologique d’expérience, ce qui ressort à une relation personnelle au langage, à sa privation, à la solitude, à la transcendance ». Le parcours artistique pluridisciplinaire que nous offre l’ouvrage dirigé par Claudine Armand permet de mesurer précisément cela – et que le silence fait écho à la voix et la voix écho au silence…

INDEX

Mots-clés : voix, silence, corps, souffle, rythme, identité, intimité, arts du spectacle, arts visuels, esthétique Keywords : voice, silence, body, breath, rhythm, identity, intimacy, performing arts, visual arts, aesthetics

AUTEURS

CHRISTELLE SERÉE-CHAUSSINAND

Maître de conférences Université de Bourgogne [email protected]

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Vincent Dussol and Adriana Şerban (eds.). Poésie-traduction-cinéma / Poetry-translation-film

Will Noonan

REFERENCES

Vincent Dussol and Adriana Şerban (eds.). Poésie-traduction-cinéma / Poetry-translation- film. Limoges: Lambert-Lucas, 2018, 358 pages, 39 euros.

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1 Introducing an essay on the problems of subtitling film adaptations of Shakespeare for French speaking audiences, editors Vincent Dussol and Adriana Şerban invoke the metaphor of triangulation to describe “a network of relations between ‘poetry’, ‘translation’ and ‘film’” (29) that lies at the heart of their collected volume. The metaphor is apt in that it refers not only to the intersection of the three subject terms but also to the navigational exercise of plotting course and location with respect to established coordinates. As the editors point out, the links between poetry and translation studies, translation and film studies and film and poetry studies are all well charted in academic literature, though the interrelationships between the three fields have not previously given rise to a book-length academic publication. Their volume is positioned as an attempt to explore this critical terrain, a task at which its necessarily eclectic collection of essays broadly succeeds.

2 Poésie-traduction-cinema / Poetry-translation-film has its roots in a conference organized by the EMMA research group at the University of Montpellier 3—Paul Valéry in June 2015. In its published form, it brings together fourteen essays of varying length, six in French and eight in English, along with Tom Konyves’ “Videopoetry: A Manifesto” and “In Retrospect: A Manifesto and Its Underpinnings”, Dussol’s French translations of Konyves’ texts into French, and a substantial introduction by the editors printed in both French and English. While the organization of the volume in three distinct sections (“Approches historiques”, “Propositions théoriques” and “Pionniers, explorateurs et praticiens”) offers a nod to its French origins, the bilingualism evident in the introduction, and in the doubled French and English texts of Konyves’ work, offers in itself a kind of manifesto for critical exchange running across both languages and disciplines.

3 This promise is echoed in the essays that follow the introduction, with translations in and between English and French joined by examples in Anglo-Saxon, German, Polish,

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Russian, Spanish and American Sign Language and by a wide range of poetry, film and multimedia genres including but not limited to “film-poems” and other hybrid works defined by the crossing of boundaries. Some essays approach translation in the strict sense of interlingual transfer, others in the sense of intersemiotic transfer from medium or art form to another: the book’s central theme lends itself to both these approaches and the individual essays, grounded by an introduction that discusses a useful cross-section of literary translation theory, mostly avoid the temptation to invoke “translation” as a purely metaphorical conceit. While the editors remark on the initial difficulty of compiling a bibliography to cover the book’s three topic areas, the references supplied at the end of each essay offer a useful starting point for further reading. This is enhanced by the indices of proper names, works cited and concepts provided for the volume as a whole: ease of use is sometimes hampered by heterogeneous terminology and by the bilingual nature of the collection (“film poétique”, “film poetry”, “film-poem” and “film-poème” are recorded as separate entries that mostly refer to the same group of essays), but this is more than compensated by the opportunity afforded to explore the variety of ways in which concepts and references are used across the collection.

4 François Bovier’s essay “La traduction verbo-iconique dans le cinéma d’avant-garde : de l’écriture « pictographique » de H. D. aux films « textuels » de Hollis Frampton” (49-72) opens the volume by tracing the link between the history of audiovisual translation, the “translations” from text to image—both poetic and cinematic—explored in 1920s avant- garde film theory and practice, and the inverse “translation” of image into text seen in works such as Hollis Frampton’s Hapax Legomena (1972), in which the relationship between the image and the visual-verbal message it contains highlights the materiality both of language and of the film as a product. As Bovier concludes (69), both case studies illustrate the ways in which film is constructed through the prism of verbal language, as a “translation” aimed at the medium of the screen.

5 This perspective is echoed in Mathias Kusnierz’ contribution “Montage rythmique et traduction intermédiale : Comment théoriser les transferts entre la poésie et le cinéma d’avant- garde américains ?” (73-98), which explores the role of prosody in avant-garde poetry and montage in avant-garde film as a process of “translation” between “reality and its representations of the indecipherable” (“le réel et ses representations de l’indéchiffrable”, 95) and the “readable” text. Drawing on theorists including Roman Jakobson, Kusnierz claims that interlingual, intersemiotic and intermedial translation imply a similar process of figuration and defiguration operating at different levels of language (96).

6 Originally published in 2011, Tom Konyves’ “Videopoetry: a Manifesto” (99-111; 113-126 as “Vidéopoésie: un Manifeste”) offers a counterpoint to these theoretical considerations, aiming to “distinguish videopoetry from poetry films, film poetry, poemvideos, poetry videos, cyber-poetry, cine-poetry, kinetic poetry, digital poetry, poetronica, filming of poetry and other unwieldy neoglogisms” (99) using criteria including text types, image, motion, poetic technique and experience, sound and voices. In contrast to Bovier’s and Kusnierz’ perspectives, Konyves’ discussion of translation is restricted to the provision of text (whether audio or visual) in multiple languages following relatively standard subtitling procedures, and his explicit framing of the videopoem as a multilingual artform provides a welcome concrete perspective on how poetry, film and translation (proper) can interact within a complex creative multimedia product. The fact that Konyves’ follow-up “In Retrospect: A Manifesto and Its Underpinnings”

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(127-133; 135-142 as “Dans le rétroviseur : les raciness d’un manifeste”) does not directly consider issues of translation points, arguably, to the relatively uncontroversial status of multilingualism in art compared to the relationships between poetry, creation, film and image and between interlingual, intersemiotic and intermedial translation.

7 The problematic status of translation also forms the background to Marta Kaźmierczak’s essay “From Poetry into Film—and Back (through Translation)” (145-168), which opens the book’s second section, Propositions théoriques. Kaźmierczak reads the 1926 Polish modernist poem “Panna Anna” against Lilith, a 2012 German short film adaptation, and “Missy Trissy”, a 2014 translation of the poem into English. The Exploring how a reading of the film and translated poem as, respectively, an interlingual translation and an intersemiotic transmutation is complicated by the coexistence of two modern texts that adapt the original poem’s language and themes in markedly different ways, Kaźmierczak notes that, ironically, the film adaptation remains in most respects closer to the original text.

8 Far from being restricted to the movement from text to film, Jakobson’s notion of intersemiotic translation also underlies Juha-Pekka Kilpiö’s concept of kinekphrasis, or “the verbal representation of cinema”, developed in the essay “Shot at a Remake: Bob Perelman’s Kinekphrasis beyond Cinematic Poetry” (169-184). However, Kilpiö identifies kinekphrasis less as a form of transmediality, or adaptation from one medium to another, than as a type of media representation, in which the object “translated” is described verbally in a way that does not necessarily mimic cinematic devices but rather “casts doubt on the concrete image and foregrounds instead the conceptual potential of verbal language so as to elaborate and complicate the political connotations of the film” (183).

9 The other perspectives developed in the theoretical section of the volume focus, in different ways, on the relationship between poetry and film. In contrast to Kaźmierczak and Kilpiö’s reflection on how to frame translation with respect to the relationship between poetry and film, Lambert Barthélémy’s essay “Plume, stylet, colle : Le poème Brakhage” (185-198) begins with the question of how cinema—and, in this case, particularly Stan Brakhage’s experimental cinema—can be conceptualised as a “translation” of one or more poetic dimensions. This line of questioning finds a curious echo in Philippe Marty’s essay “Coupe—tourne—dure: Aise et movement avec Wenders, Reverdy, Tacite, Dickinson” (199-208), which explores the differing uses and possible convergences of terms and concepts across the fields of poetry, cinema and translation. For example, the French verb tourner (‘turn’) can refer to the process of writing (“turning” a text to give the desired result, to the shift from one line of verse to another (seen in English in the “turn” of a sonnet), to translation (“turning” from one language, and arguably from one form, to another) and to the act of creating a film (“camera rolling”). Rounding off the theoretical section, Hoi Lun Law’s essay “The poetic point of view” (209-226) explores the ways in which film appropriates concepts from poetry. Framed in terms of Noël Burch’s notion of how the plastic and semantic functions of a film coalesce into a poetic function, this analysis is mainly developed with respect to lyric poetry, offering the author a means to problematise the cinematic point of view.

10 The third and final section of the book, Pionniers, explorateurs et praticiens, is unsurprisingly the most heterogeneous, but also offers a useful illustration of the

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perspectives and practical applications to which a combined study of poetry, film and translation may lead. This is exemplified in Peter Cook, Kenny Lerner and Miriam Nathan Lerner’s contribution “ASL Poetry: The body as film”, which discusses how poetic performances in American Sign Language—exemplified by the film Charlie, made available on the publisher’s website—constitute a form of “film language” making use of three-dimensional motion and placing the performer’s body in the role of both camera and screen. This suggests many possible intersections with discussions of intermedial translation, though the authors are careful to note that “A translation is only required for the sake of hearing non-signers. When we ‘write’ a poem, it is created in sign language first” (233).

11 Nicolas Sanchez’s essay “‘You should live twice; in it and in my rhyme’: Rime et rythme dans le sous-titrage des œuvres shakespeariennes” (237-252) analyses how rhythm, rhyme and meter are used to render verse forms and specific poetic effects in the French subtitles of filmed version of Shakespeare’s plays in ways that combine established techniques for poetic translation with the strict time and space constraints imposed by subtitles while also playing on the viewer’s relationship with the written, as well as the spoken, poetic word. As Zoë Skoulding argues in introduction to her essay “Caroline Bergvall’s Drift: Subtitles and sounded text” (253-267), “The use of subtitles in a film may appear to situate the viewer straightforwardly between a known and an unfamiliar language, but it also occurs within a whole panoply of visual and audio techniques through which the audience is located in a represented space” (253).

12 Skoulding focuses on Caroline Bergvall’s multimedia piece Drift, which combines images of contemporary migrants in the Mediterranean with subtitled and voiced-over translations of the Anglo-Saxon poem The Seafarer that force the viewer to “listen forensically to the relationship between sound, vision and language as they are used to investigate time and space in current political conditions” (266). The political and poetic ramifications of language and image are also evident in Eithne O’Neill’s “‘Is the Man Who Is Tall Happy?’ The poetry of a documentary: Michael Gondry’s animated portrait of Noam Chomsky” (269-286), which seeks to render its creator’s interpretation of Chomsky’s ideas in a production that plays on the relationship between photography and animation, past and present and on the two men’s different native languages in a form that also recalls intertexts including Alexander Pope’s 1734 Essay on Man.

13 The final three essays in the volume further illustrate the range of perspectives brought together by the intersection of poetry, film and translation. Loïc Millot’s “Penser la traduction avec la tradition chrétienne : l’incarnation de la parole dans Le Miroir (1974) et Le Sacrifice (1986) d’Andreï Tarkovski” (287-308) discusses the Soviet director’s use of poems written by his father to create images of childhood recalling the beheading of John the Baptist, while Cécile Marshall’s “Supping with the Devil: Tony Harrison’s Art of Translation and Film Poetry” (309-326) explores the relationships between the British poet and film director’s use of “cultural amnesia” in the translation and updating of classic drama for contemporary social conditions and his later film- poems. Bénédicte Chorier-Fryd’s final short essay “‘With the freedom of a second look’: Ika / In and Out and Fanny Howe’s Poetic Image” (327-336) examines Howe’s video productions in the light of the more conventional poetry for which she is better known. In a manner echoing some other contributors to the volume, Chorier-Fryd frames the shift in medium from page to screen not as a shift between languages but as a “translation of ideas”, concluding with a brief discussion of Walter Benjamin’s “The

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Task of the Translator”: “The ‘second look’ of the translation does follow the laws of fidelity to the original, while giving free rein to its own language. In its tangential course, the translation establishes but a fleeting contact with its origin, and it is infinitely free to continue its own path” (335).

14 An unreconstructed linguist might take issue with such a metaphorical application of translation theory and with others like it spread through the volume. However, this reading of Benjamin’s text does highlight the interpretative possibilities of translation in a way that could also, arguably, be applied to broad definitions of both “poetry”, extended back in time to the etymological root of poiesis as ‘making’, and of “film”, extended to encompass audiovisual and multimedia productions of all kinds. In this sense, the final contribution also highlights the volume’s principal strength. More needs to be done to develop a coherent and systematic account of how poetry, translation and film and their associated critical apparatus might fit together, but Poésie-traduction-cinéma/Poetry-translation-film has opened up some intriguing new perspectives.

INDEX

Mots-clés: poésie, cinéma, traduction, intersémiotique, intermédialité Keywords: poetry, film, translation, intersemiotic, intermediality

AUTHORS

WILL NOONAN

MCF études anglophones Laboratoire TIL – Texte Image Langage Université de Bourgogne Franche-Comté [email protected]

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Mathilde Arrivé, Le Primitivisme mélancolique d'Edward S. Curtis

Lawrence Gasquet

RÉFÉRENCE

Mathilde Arrivé, Le Primitivisme mélancolique d'Edward S. Curtis, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2019, 322 pages, ISBN 978-2-36781-295-3.

1 « Il faut voir l'Indien pour le connaître/ [The Indian] must be seen to be known » (232) : cet aphorisme figurait en 1830 dans un guide décrivant la Galerie des Archives indiennes du Ministère de la Guerre des États-Unis. Mathilde Arrivé nous rappelle que le monde amérindien existe avant tout par l'image et en tant qu'image, une image hypertrophiée dont son ouvrage expose les nombreuses subtilités. Le Primitivisme mélancolique d'Edward

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S. Curtis se donne en effet pour tâche de dénouer les fils passablement emmêlés de l'œuvre titanesque du photographe américain Edward Sheriff Curtis (1868-1852). Soutenu financièrement dans son entreprise par le banquier J. P. Morgan, Curtis parcourut sans relâche le territoire afin de réaliser The North American Indian (20 volumes, 2228 photogravures, 80 peuples autochtones référencés) de 1898 à 1927. L'auteur analyse les complexités de la poétique de la disparition qui se joue subtilement au fil des volumes, épousant une forme unique dans l'histoire de la photographie ; il s'agit de comprendre le mythe du Vanishing Indian et ses nombreux et fascinants paradoxes. La photothèque gigantesque d'Edward Curtis semble inclassable, car elle se situe à la croisée d'une pratique d'images évoluant entre les pôles apparemment irréconciliables de l'art et de la science, d'une ambition scientifique avouée, de problèmes politiques multiples, d'un contexte technologique pressant et de la difficile, voire impossible, représentation objective de l'Autre.

2 L'essai de Mathilde fait mouche. L'étude est fluide, bien illustrée (même si l'on peut regretter que la somptuosité des photographies de Curtis ne soit pas rendue par des illustrations pleine page), et constamment passionnante, à l'image de l'œuvre qu'elle analyse, injustement oubliée, voire incomprise par la critique depuis sa publication. Mathilde Arrivé démontre avec une grande rigueur qu'en dépit de ses milliers de pages, c'est dans la négativité que Curtis éprouve ce que l'auteur nomme sa modernité (et que j'oserais personnellement nommer sa post-modernité, en vertu de sa plasticité époustouflante), par le jeu des prismes complexes qu'il met en scène dans son travail encyclopédique. À rebours de son titre, The North American Indian (dont on pourra regretter l'abréviation désuète et quelque peu gênante dans l'ouvrage) nous renseigne davantage sur les observateurs que les observés, et c'est bien la définition d'une américanité en construction et en crise qui apparaît, alors que les paradigmes identitaires se forment et se figent. Curtis s'avère un ethnographe de génie, engagé dans « l'écriture de la culture » (12) : cependant il révèle davantage la sienne propre que celle qu'il se propose d'observer par le truchement de ses appareils photographiques. L'étude confirme les qualités visionnaires de Curtis, dont la riche et forte personnalité demeure toutefois quelque peu éclipsée par le souci constant de replacer son œuvre au sein des catégories critiques foisonnantes qu'elle traverse.

3 Curtis fabrique une indianité fantasmatique appartenant à un temps immémorial, choisissant la rêverie nostalgique alors que l'Amérique urbaine et industrielle se déploie autour de lui et de ses modèles. Ainsi, il privilégie la fiction et use de phénomènes de décrochage, d'arythmie, de retard, et de rémanence. Curtis part à la recherche du temps perdu, et entend bien ne jamais le retrouver… Il s'agira donc de s'interroger sur les résistances subreptices du photographe, et sur ses stratégies d'évitement : que se passe-t-il dans la temporalité (ou l'a-temporalité) créée par les photographies ? Mathilde Arrivé se penche sur cette résidualité affichée qui fait à la fois sens et problème : comment l'anti-modernité de Curtis, celle de son style, de sa matrice idéologique et iconographique, celle également de son format éditorial, le transforme-t-elle en acteur et architecte insoupçonné des modernités qu'il contourne ? Comment et pourquoi la photographie est-elle au fil de ses milliers de pages mise au service d'un anachronisme appuyé et revendiqué ?

4 Dans une première partie, suite à un état des lieux historiographique, The North American Indian est resitué dans la culture visuelle de son temps, où il se distingue par son gigantisme, sa singularité extrême, mais également par son obsolescence précoce.

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De façon étonnante, l'œuvre n'a jamais véritablement trouvé de légitimité pérenne ; elle occupe dès sa parution un territoire incertain, formidable album oscillant entre culture populaire et savante, divertissement et industrie du luxe. Sa forme même hésite : format victorien, rhétorique scientiste, imaginaire romantique, ambitions anthropologiques construisent un « espace discursif spécifique » (22) qui est précisément l'objet d'analyse de cet essai. Le « pictorialisme anthropologique » (Jane Alison) d'Edward Curtis pique la curiosité, car il est unique dans l'histoire de la photographie, et la diversité de l'horizon de la réception de son œuvre ne peut que sidérer. Mathilde Arrivé montre avec brio comment cette réception est caractérisée par des phases contrastées de disparition et de visibilité, de désintérêt et de surinvestissement, et se penche sur l'énigme de sa redécouverte tardive et fortuite au début des années 1970, marquées par l'éveil d'une sensibilité contestataire. Paradoxalement, c'est le luxe et la monumentalité mêmes de l'œuvre qui contribuèrent à l'exclure des circuits médiatiques, car seules de rares institutions purent l'acquérir ; le soin extrême de Curtis, son savoir-faire et son souhait de produire un objet parfait furent ainsi les raisons de sa précoce disparition des circuits de diffusion. Mathilde Arrivé explique ainsi que « si les images d'Edward Curtis connaissent par la suite un retour en grâce auprès du grand public, ce ne sera qu'en qualité d'icônes individuelles, affranchies du dispositif de l'œuvre. Car c'est bien en dehors de The North American Indian que les images pourront circuler, se vendre, se publier ou s'exposer » (24). C'est donc ironiquement le format de l'œuvre qui s'avère la condition de son excellence atemporelle en même temps que la raison de son infortune temporelle (et temporaire). Par ailleurs, la structuration du paysage critique et muséal autour de la dichotomie art/ science n'a pas permis à la réception de penser cet objet singulier qui échappe à la binarité et à la polarisation habituelles pour les faire exceptionnellement se rencontrer.

5 « J'aime les hommes qui tentent l'impossible/ I like a man who attempts the impossible », déclare en 1903 J. P. Morgan, qui finance le travail de Curtis et croit fermement en lui (40) ; l'encyclopédisme curtisien couvre sept zones géographiques majeures allant des Grandes Plaines à l'Alaska en passant par la Californie. Le photographe a le goût des listes et des typologies, reprenant l'idéal taxonomique des Lumières pour créer un « cosmos améridien en miniature » (42). La monumentalité physique et l'envergure thématique de The North American Indian sont en congruence maximale avec la conception victorienne du savoir, objet procédant d'une dynamique cumulative de perpétuel accroissement à l'heure où les collections privées et publiques prennent leur envol aux États-Unis. Curtis souhaite ennoblir l'économie moyenne de l'archivage, et ainsi insérer ses photographies au sein du grand récit de la collection. Face au nomadisme de l'image dans l'Amérique du XXe siècle, Curtis sédentarise l'image en imposant durabilité, permanence, incorruptibilité par le biais de la qualité des matériaux utilisés. Alors que George Eastman a rendu l'acte photographique accessible et instantané, et que se développent des procédés de reproduction photomécaniques à bas prix, Curtis choisit le procédé le plus noble et le plus prestigieux du début du XXe siècle, la photogravure. C'est à travers ce procédé de tirage coûteux et exigeant que Curtis se distingue, à la manière de Stieglitz au sein de Camera Work à partir de 1903. Ainsi, Curtis démécanise et picturalise la photographie : « l'Indien, artialisé par la photographie, artifie la photographie » (70). La photographie doit être elle aussi « civilisée » par le pictorialisme et « acculturée » à la peinture pour pouvoir la dépasser, comme le souligne Mathilde Arrivé. Tout l'art du photographe serait alors de ne pas en être, et Curtis déclare : « Bien qu'essentiellement photographe,

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je ne vois pas et ne pense pas de manière photographique, si bien que cette histoire de la vie indienne ne sera pas racontée dans ses détails microscopiques mais plutôt présentée telle une vaste et lumineuse image/ While primarily a photographer, I do not see or think photographically; hence the story of Indian life will not be told in microscopic detail, but rather will be presented as a broad and luminous picture » (70).

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7 Mathilde Arrivé précise que Curtis invente ainsi une économie de la rareté, opposant (pour utiliser la terminologie benjaminienne) l"'aura de l'œuvre » à l'éthos de la reproductibilité. Cependant, le génie de Curtis est de s'adapter en virtuose aux logiques entrepreneuriales de l'époque, et il se situe volontairement dans des territoires hybrides à la croisée de l'art, du commerce, du spectacle et de la science. Il mélange ainsi références savantes, anecdotes historiques et biographiques, descriptions ethnographiques, témoignages, récits mythiques et légendaires, épisodes aventuriers et militaires au sein d'une narration claire et fluide, simple et enlevée. Il cultive l'aura du polymathe qui entreprend de rassembler une vaste « anthropographie » (Suzanne Keller, 57) que la photographie sera à même de faire advenir.

8 Travailleur acharné, Curtis se définit comme un interprète, bâtit une image d'artiste, mais se pense avant tout comme auteur. Mathilde Arrivé le décrit comme une sorte de dandy de l'Ouest (nommé Pretty Butte par les Sioux), qui allie l'image du wilderness hunter rooseveltien à celle du beauty hunter : « A l'âge des célébrités, il s'imagine en héros, un héros aussi désuet et fabuleux que les indiens de papier qu'il construit » (79).

9 La seconde partie de l'ouvrage met en lumière le paradoxe central de l'œuvre, qui oscille entre volonté de réparation et tentative d'occultation des violences faites aux populations autochtones, et se perd entre désir de mémoire et tentation de l'oubli. Le caractère traumatique des violences perpétrées contre les Amérindiens se mesure à l'aune des stratégies mobilisées pour en éviter la mention ou en occulter les effets. L'encyclopédie est ainsi construite autour de ce grand silence : point aveugle en même temps qu'il est le point de mire, ce silence entrave le discours autant qu'il le stimule (149). Le photographe devient le passeur-fossoyeur d'un savoir unique et titanesque. Mathilde Arrivé démontre que le mythe du Vanishing Indian est en réalité un mécanisme d'occultation des Indiens, visant à naturaliser leur absence, leur domination et leur victimisation : « comble de l'aberration : Edward Curtis utilise les populations bien vivantes pour illustrer le scénario de leur extinction ». Le consensus entérine le mythe, et Curtis en fait une stratégie de communication efficace et le lieu d'un dialogue politique intranational. Il se positionne ainsi au cœur d'un riche réseau intericonique et se fait l'héritier d'un large corpus poétique, littéraire, musical et pictural analysé de manière très convaincante. Jamais l'Indien ne fut aussi visible qu'au moment de sa disparition prétendue, et The North American Indian se voue corps et âme à cette ambivalence, le thème de la disparition fonctionnant comme une structure rhétorique qui « programme, assemble et sémantise les images » (François Brunet, 90).

10 L'esthétique de la disparition est analysée en profondeur, empruntant au champ de la représentation cataleptique par exemple. Silhouettes neurasthéniques, hypnotiques, anti-kinétiques, les Indiens de Curtis évoquent le somnambulisme, ou la spectralité du mort-vivant. L'imaginaire gothique du deuil et de la mort est convoqué, allant de la tradition médiévale des pleurants au thème de la Madeleine pénitente. Chromophobe, Curtis représente des sujets solitaires face au vide, miniaturisés dans une nature-épure, dans des images amorphes, sans énergie et sans perspective ; il minéralise les humains

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et présente une nature rendue indifférente aux hommes qu'elle abrite depuis des temps présentés comme immémoriaux. Le choix très particulier de la lumière et du cadrage des portraits indique que Curtis « vieillit le réel » ; « hypermnésique, il fabrique du temps à partie d'un matériau contemporain ; amnésique, il abolit l'histoire dans des pseudo-événements qui commémorent comme passées des populations vivantes » (107). Mathilde Arrivé nous fait ainsi nous interroger sur la nature fondamentale du cliché au sens littéral et métaphorique ; est-il possible d'inventer de nouvelles images, ou toute production photographique s'inscrit-elle nécessairement dans des traditions passées, épousant les formes des représentations qui l'ont précédée, dans un mouvement similaire à celui décrit en littérature par Harold Bloom dans sa théorie poétique d'anxiety of influence ? Curtis ne semble pouvoir s'extraire des sillons labourés par différents genres photographiques, selon l'auteur (le peut-on jamais ? Thaumaturge malgré lui, il est en quelque sorte paralysé entre l'idéologie réformatrice du début du XXe siècle et l'exigence pictorialiste de beauté. Son travail plastique hypertrophié et parfait (on songe à ses orotones) fait de la photographie une relique-bijou, un objet à la forme stylisée qui devient à son tour un monument. On songe aux travaux de Roland Recht sur le statut des traces matérielles du passé, d'abord documents puis monuments, objets de connaissance devenant objets d'art (L'Objet de l'histoire de l'art, 2003, Penser le patrimoine, 2008) : le travail de Curtis semble assurément avoir produit des artefacts qui sont entraînés dans des réseaux de significations qui les dépasse, et c'est ce dépassement même qui en fait la valeur inestimable. Ses détracteurs ont vu son éclectisme comme un défaut, et l'essai de Mathilde Arrivé montre que c'est là en fait sa plus grande qualité.

11 La violence latente contenue dans les images de Curtis ne s'abolit ni ne se résout dans un récit visuel cohérent, mais donne lieu à un interminable ressassement, caractéristique selon Paul Ricœur des mémoires en souffrance. On assiste à un bégaiement d'images qui favorise les phénomènes de hantise et qui réactive la faute plus qu'il ne l'exorcise (155). Par la répétition, la sérialisation, Curtis sape paradoxalement la fonction commémorative du monument.

12 La troisième partie montre comment Curtis, par le biais d'un double geste paradoxal, acculture l'Indien tout en le retribalisant, contenant et exaltant à la fois les signes de son extériorité ; ceci correspond selon Susan Sontag à la double valence de la photographie, qui familiarise l'inconnu et défamiliarise le connu. Les stratégies haptiques de The North American Indian sont décryptées, et on comprend qu'en passant des vues aux figures, c'est l'Ouest américain qui passe d'un espace sauvage à un espace social ; Curtis est l'artiste-trickster (mais aussi parfois faussaire) qui glisse subrepticement d'un imaginaire de la nature à un imaginaire de la culture. Lieu de pouvoir, de désir, le regard se fait parfois intrusif face à une indianité largement féminisée, éliminant cependant strictement la présence anglo de la représentation, mais la trahissant par les actes fondamentaux de découpe, de cadrage, de séparation esthétiques. De manière subtile, Mathilde Arrivé montre comment Curtis importe les techniques du portraitiste de studio dans sa galerie indienne. De même, il pastoralise l'indianité et transforme la réserve en jardin : « les églogues pictorialistes de Curtis véhiculent l'utopie du middle-landscape - cet espace intermédiaire entre “l'outre- civilisation” de la vieille Europe et la sauvagerie de la wilderness » (195). Yeoman Farmer ou mannequin de mode, l'Indien acquiert ainsi parfois une valeur décorative, ornementale et marchande qui vient remplacer sa valeur scientifique en tant que spécimen naturaliste. L'auteur souligne combien il est ironique que l'Amérique anglo «

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consomme avidement les signes d'une civilisation dont elle s'est acharnée à éliminer le tribalisme » ; j'ajouterais que ceci témoigne de l'extraordinaire pouvoir des images à générer de la fiction, les photographies étant ici dans une dynamique non de simple reproduction du réel, comme nous l'avons vu, mais d'altération, et donc de création. Les phénomènes intertextuels et intericoniques constamment à l'œuvre dans The North American Indian génèrent un nouveau réel, celui pensé et acté par Curtis, bien au-delà de l'adhésion du référent remarqué par Barthes et célébré par la science. « C'est un rêve si grand que je ne peux que l'entrevoir/ It is such a big dream, I can't see it all » écrivait Edward Curtis, pressentant l'incommensurabilité interprétative de son travail.

13 Niché au creux de fascinants paradoxes, que Mathilde Arrivé analyse de manière magistrale, le pictorialisme de Curtis fixe les formes et les identités autant qu'il les interroge, dans un théâtre d'ombres pourtant pensé comme une vitrine sublime. Objet culturel majeur, injustement oublié, The North American Indian orchestre une époustouflante monstration-disparition. Les Amérindiens photographiés, dont les corps s'exposent au fil des pages, disparaissent littéralement malgré eux, nimbés d'une aura passéiste qui les transforme en spectres d'un monde perdu, et qui n'a peut-être même jamais existé que dans l'imaginaire curtisien.

INDEX

Keywords : visual culture, ethnography, anthropology, memory, modernity, pictorialism, representation, haptic, photography, construction, absence, anachronism, occultation, Gothic, trauma, spectrality, frame, negative, encyclopedia, monument, Romanticism, science, art, museum, show, taxonomy, melancholy, collection, photo-engraving. Mots-clés : culture visuelle, ethnographie, anthropologie, mémoire, modernité, pictorialisme, représentation, haptique, photographie, construction, absence, anachronisme, occultation, gothique, trauma, spectralité, cadrage, négatif, encyclopédie, monument, romantisme, science, art, musée, spectacle, taxonomie, mélancolie, collection, photogravure

AUTEURS

LAWRENCE GASQUET

Professeur des Universités Université Jean Moulin - Lyon III [email protected]

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Jean Vivies, James Boswell, Etat de la Corse, suivi de Journal d’un voyageur en Corse et Mémoires de Pascal Paoli

Hélène Dachez

RÉFÉRENCE

Jean VIVIES, James Boswell, État de la Corse, suivi de Journal d’un voyageur en Corse et Mémoires de Pascal Paoli. édition critique par Jean Viviès, présentation, traduction et notes ; suivi de An Account of Corsica, Introduced by Gordon Turnbull. Ajaccio, Albiana, 2019, 19,50 €, 188 pages (partie en anglais) et 212 pages (partie en français). ISBN : 978-2-4281-0962-6.

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1 Cet ouvrage a été publié à l’occasion des deux cent cinquante ans de la parution de l’État de la Corse (1768), dédicacé par Boswell à Pascal Paoli ; il reprend en partie l’édition critique et la traduction de l’ouvrage de Boswell publiées en 1992, tout en y ajoutant le texte original de l’ouvrage en anglais et une présentation originale rédigée par Gordon Turnbull. Il s’agit ici de la première édition à proposer le texte original anglais et sa traduction en français.

2 La présentation rédigée par Jean Viviès (9-39) est extrêmement claire et informative. Le lecteur y apprend que le texte rend compte du voyage fait par James Boswell en octobre et novembre 1765, alors qu’il avait vingt-sept ans. Aller en Corse constituait à l’époque une expérience inédite, et ce voyage transforma l’existence de Boswell. Après avoir retracé l’enfance de Boswell et son besoin d’avoir des « modèles à admirer » (11), Jean Viviès explique que le voyage a été inspiré à Boswell, qui devint le « premier Britannique à visiter l’intérieur de la Corse » (12), par Jean-Jacques Rousseau. Il évoque aussi les liens d’amitié qui unirent Boswell, qui devint le porte-parole de la nation corse, et Paoli, ainsi que les espoirs de Paoli : obtenir « une popularisation de sa cause en Angleterre et de l’Angleterre une position unilatérale dans le conflit qui opposait Corses et Génois » (13). Le contexte historique (la révolte de la Corse contre Gênes, l’indépendance éphémère de l’île sous Pascal Paoli, et la cession finale de la Corse à la France en 1768) est parfaitement exposé, ainsi que l’enjeu que représente la Corse pour la France et l’Italie. L’auteur de l’ouvrage analyse les enjeux politiques (fonctionnement, forces et faiblesses du gouvernement de Paoli), internationaux (la Corse et ses rapports avec l’Italie, la France et l’Angleterre) et philosophiques (la Corse en tant que nation neuve et vertueuse). Jean Viviès se penche ensuite sur les sources multiples et hétéroclites, sur la composition de l’ouvrage, au sujet de laquelle le lecteur voit que Boswell « gomme la chronologie » du Journal qu’il avait rédigé sur l’île, « trie ou réorganise le matériau et élabore le récit en fonction d’exigences qui ne sont pas celles de la relation au jour le jour » (24), mais qui font ressortir les traits saillants de Pascal

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Paoli. Puis, l’auteur examine la réception de l’ouvrage de Boswell, notamment le retentissement qu’il a eu en Europe, et les critiques qui lui ont été adressées ultérieurement. Dans des pages lumineuses, Jean Viviès explique comment « un discours historique se met en place à travers le récit historique » (27), reposant sur la justification du combat légitime d’un peuple qui souhaite se débarrasser du joug étranger, grâce à la figure de Paoli, « incarnation magnifiée des valeurs nationales » (32) corses. Grâce à ce texte, dit Jean Viviès, Boswell devient un véritable auteur.

3 La traduction française des textes de Boswell (Account [41-154], Journal et Mémoires de Pascal Paoli [155-207]), suivie par une bibliographie fournie (208-212) est d’une qualité et d’une précision remarquables. Après la dédicace de Boswell à Pascal Paoli, Général des Corses, vient la Préface de l’ouvrage, où Boswell explique l’origine du texte, rend compte de ses sources, corrige la confusion faite entre Paoli père (Giacinto Paoli) et Paoli fils (Pascal Paoli), et dit sa fierté d’avoir rédigé cet ouvrage. Suit l’Introduction, où Boswell fait état du « combat de la Corse contre l’oppression de la République de Gênes » (50) et voit dans les Corses « une race […] héroïque de patriotes » (51). Dans le premier chapitre (51-73), intitulé « De la situation, de l’étendue, de l’air, du sol, des productions de la Corse » et assez descriptif, Boswell prend soin de préciser qu’une puissance maritime européenne aurait tout intérêt à s’allier avec cette île. La géographie montagneuse de ce pays privilégié est en harmonie avec l’esprit des Corses, qui ne cesseront de se battre pour recouvrer la liberté. Le deuxième chapitre (75-112) propose une « Relation concise des Révolutions que la Corse a connues depuis les temps les plus anciens ». Après avoir dressé la liste des peuples qui ont conquis ou tenté de conquérir la Corse, Boswell décrit la domination extrême que les Génois imposent aux Corses, notamment grâce à des pillages systématiques qui ruinent le pays et à une justice partiale, ainsi que les diverses tentatives faites par les Corses pour recouvrer leur liberté. Le chapitre se clôt sur les bénéfices qu’a apportés Pascal Paoli, une fois élu général du royaume. Le troisième chapitre (113-154) retrace l’« État présent de la Corse relativement au Gouvernement, à la Religion, aux Armes, au Commerce, au Savoir, au Génie, et au Caractère de ses habitants ». Boswell fait l’éloge de la démocratie établie en Corse lors de la Consulte générale de 1764, et note quelques points à améliorer, notamment dans les domaines de la religion, de la marine, du commerce, de l’agriculture. Grâce à Paoli, les Corses, qui ont perdu leur image de rebelles sauvages, sont devenus un peuple souverain, qui jouit d’une belle autorité.

4 Dans l’autre texte de l’ouvrage (Journal d’un voyage en Corse et mémoires de Pascal Paoli [155-207]), Boswell explique les raisons de son voyage en Corse, « endroit que personne d’autre n’avait vu et où je trouverais le spectacle singulier d’un peuple combattant véritablement pour la liberté, d’une nation naguère pauvre, opprimée et sans importance qui était en train de se constituer en un état florissant et indépendant » (157). Boswell retrace son périple (visite de Corte [165]), sa rencontre avec Paoli, les « propos remarquables » (171) que ce dernier lui a adressés, sa grande capacité d’adaptation aux circonstances, sa vivacité remarquable, son comportement héroïque, le don qu’il a de prédire les événements. Boswell évoque la possibilité d’une alliance entre la Corse et l’Angleterre, alliance qui, précise Paoli, devra, si elle voit le jour, conserver aux Corses la liberté dont ils jouissent actuellement. Boswell évoque ensuite le projet de voyage de Jean-Jacques Rousseau en Corse, projet qui ne se concrétisa jamais, mais qui aurait permis à Paoli d’« utiliser la plume de Rousseau pour célébrer

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les exploits héroïques des valeureux insulaires » (200). Une bibliographie très précise et très fournie clôt cette partie.

5 De l’autre côté de l’ouvrage, avant An Account of Corsica (9-120), les appendices (121-138) et The Journal of a Tour of that Island and Memoirs of Pascal Paoli (139-188), Gordon Turnbull, dans « Corsican Boswell » (5-7), évoque l’enthousiasme de Boswell à l’idée de venir en Corse, et établit un parallèle intéressant entre Boswell, qui se libère de la carrière tracée par son père et par son grand-père (« something of a rebel [… who] aspired to freedom and determination » [5]), et les Corses, rebelles eux aussi. Il finit son propos en retraçant les étapes de l’amitié suivie qui unit ces deux hommes.

6 Cet ouvrage met ainsi pour la première fois côte à côte les textes de Boswell et leur traduction. Le lecteur appréciera la clarté et la précision de la présentation, ainsi que les informations sur la Corse qu’ils contiennent, le résumé du combat incessant livré par les Corses dont la liberté semble avoir été toujours menacée, et la grandeur du personnage de Pascal Paoli (peut-être un peu mythifié par Boswell, comme le suggère Gordon Turnbull). Le lecteur sera en outre séduit par la qualité remarquable en tous points de la traduction proposée par Jean Viviès.

INDEX

Keywords : Corsican government, Corsican history and geography, Enlightenment in Europe, fight for liberty and against tyranny, Grand Tour, the independence of Corsica, relationships between Corsica and England, Corsica and France, Corsica and Genoa Mots-clés : combat pour la liberté et contre la tyrannie, Europe des Lumières, gouvernement corse, Grand Tour, histoire et géographie de la Corse, indépendance de la Corse, relations Corse- Angleterre, relations Corse-continent, relations Corse-Gênes

AUTEURS

HÉLÈNE DACHEZ

Professeur des Universités Université Toulouse Jean Jaurès [email protected]

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Kay Boyle, Fuir avant demain, roman traduit et annoté par Anne Reynès- Delobel

Céline Mansanti

RÉFÉRENCE

Kay Boyle, Fuir avant demain, roman traduit et annoté par Anne Reynès-Delobel, Université Grenoble Alpes, 2019, 314 pages, ISBN 2377470327.

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1 Avec Fuir avant demain, Anne Reynès-Delobel (Université d’Aix Marseille) propose une nouvelle traduction d’un roman de jeunesse de l’écrivaine américaine Kay Boyle, Year Before Last, publié en 1932. C’est une retraduction bienvenue pour au moins trois raisons.

2 87 ans après la publication de Year Before Last en anglais, c’est la première traduction intégrale du roman en français. Comme l’explique Anne Reynès-Delobel dans son introduction, Marie-Louise Soupault en avait bien livré une première — et jusque-là, unique — traduction en 1937, mais il en manquait plus de quatre chapitres, excision qui visait peut-être à ménager certaines susceptibilités, puisqu’il s’agit là d’un roman autobiographique assez transparent. Une traduction intégrale s’imposait : Year Before Last a été publié simultanément à Londres, par Faber & Faber, la maison d’édition dirigée par T.S. Eliot, à New York, par Jonathan Cape et Harrison Smith, et à Paris, par Harry et Caresse Crosby. C’est dire que Kay Boyle était perçue par les modernistes de sa génération comme un talent à encourager. William Carlos Williams avait quant à lui écrit trois ans plus tôt dans la revue transition que du paysage culturel léthargique états-unien se détachaient deux écrivaines : Emily Dickinson et Kay Boyle. De quoi appâter le lecteur et la lectrice d’aujourd’hui, qui seront sans doute, tout autant que Williams il y a presque un siècle, sensibles à l’énergie de ce « road-novel » provençal mettant en scène Hannah (Kay Boyle) et Martin (Ernest Walsh) dans leur fuite en avant pour tenter de vivre, de lire, d’écrire encore, avant d’être rattrapés par les progrès de la tuberculose de Martin et par l’ostracisme qui en découle (à ce titre, Year Before Last vaut comme document sur la perception, dans les années 1920, de la tuberculose). Les personnages sont rattrapés par la maladie, donc, mais aussi par un perpétuel manque d’argent, qui les oblige à se rapprocher de l’ancienne compagne de Martin, Eve (Ethel Moorhead), à la personnalité difficile, mais qui seule peut permettre à Martin d’accéder à son rêve ultime : continuer à faire vivre la revue qu’ils avaient créée ensemble (This Quarter), et pour laquelle, même mourant, livide, il est prêt à tout : « Mets-toi bien ça dans la caboche : la revue m’appartient et je ne laisserai personne me la prendre ! » (289). De l’énergie, il y en a tellement dans ce roman que la dernière ligne est encore le lieu des premières fois, que la mort est repoussée hors champ, à demain.

3 « Fuir avant demain » : ne serait-ce que pour ce titre une retraduction était nécessaire. Car, sans rien concéder à une exigence de précision, Anne Reynès-Delobel s’éloigne de la littéralité de la première traduction (Year Before Last s’appelait jusqu’à maintenant Avant-hier) et redonne vie à la sensualité de l’écriture de Boyle, qui s’exprime aussi bien dans ses descriptions de l’arrière-pays niçois (« Ils avaient beau grimper, les étendues de terre bleue et crevassée n’en finissaient pas de surgir, massif après massif : Alpes, Basses-Alpes, Alpes-Maritimes et tous ces piémonts indignes de porter un nom qui poussaient de leurs andouillers les premières pentes retardées, puis chargeaient à travers la garrigue avant d’aller fondre en pains de sucre sur l’horizon » 97), que dans sa façon de documenter le passage des saisons (« Le sol de terre battue de la place était creusé de profondes flaques et des chapelets de gouttes pendaient aux branches des arbres. Au-dessus du toit, de fines écharpes de nuages coursées par le vent passaient en s’effilochant en longs filaments soyeux » 273), ou d’évoquer les animaux, et notamment les trois chiens qui accompagnent Hannah (« Ils filaient en lisière de l’obscurité, flairant et quêtant sans conviction avant de grimper l’escalier, de guerre lasse, pour s’installer devant le feu où ils restaient à s’arracher mutuellement les boules de bardane accrochées dans leur pelage » 51).

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4 La retraduction d’Anne Reynès-Delobel vaut aussi pour la richesse et l’à-propos de l’appareil critique qu’elle nous propose : des notes éclairant, en particulier, les aspects autobiographiques du texte, ainsi que ses références littéraires ; une courte biographie de Kay Boyle ; et surtout une introduction dense, foisonnante, qui aborde de nombreux aspects de l’œuvre de Kay Boyle, dont Anne Reynès-Delobel est une éminente spécialiste : elle a notamment consacré sa thèse, sous la direction de Christine Savinel, au travail de l’image dans l’œuvre de Kay Boyle, a produit, avec Thomas Austenfeld, une bibliographie critique publiée en ligne par Oxford Bibliographies Online, et est présidente, depuis dix ans, de la Kay Boyle Society. Outre les informations d’usage qu’elle peut apporter aux lecteurs sur la vie et l’œuvre de Kay Boyle, cette introduction synthétique et précise éclaire l’inscription de Kay Boyle dans les réseaux littéraires et éditoriaux de l’époque, souligne les spécificités de l’intertextualité de Boyle, met en valeur l’ambivalence de son féminisme et plus généralement discute son rapport à la radicalité, pour montrer comment son œuvre contribue « à nuancer et à élargir notre compréhension du canon moderniste ». (Introduction, 15). L’introduction ouvre aussi sur les formes d’interculturalité du roman (et les personnes qui s’intéressent aux récits d’exil de la « génération perdue » verront probablement dans Fuir avant demain tout autant une inscription dans ce genre qu’une remise en cause de certains de ses clichés), et nous renseigne sur l’importance, à l’époque, dans le milieu intellectuel dont font partie Boyle et ses personnages, de la « petite » revue littéraire, érigée par Martin au statut de Graal : « Mesurer l’axe sur lequel tournent les rayons d’or du soleil. Mesurer ce miracle, le faire sien, le toucher du doigt. Pour moi voilà à quoi sert un poème. Prouver que la grandeur ne se mesure pas avec un mètre ruban, franchir la distance qui mène à un autre cœur humain. Pour moi, voilà à quoi sert une revue ! » (93). C’est donc à la fois aux spécialistes et aux néophytes que cet ouvrage s’adresse, tant la traduction et les commentaires critiques d’Anne Reynès-Delobel, tout autant que le roman de Kay Boyle lui-même, se distinguent par leur richesse et leur accessibilité.

INDEX

Mots-clés : traduction, roman américain, Kay Boyle, années 1920-1930, autobiographie, modernisme, Génération perdue Keywords : translation, American novel, Kay Boyle, 1920s-1930s, autobiography, modernism, Lost Generation

AUTEURS

CÉLINE MANSANTI

Maitre de conférences Université de Picardie – Jules Verne [email protected]

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Richard Somerset and Matthew Smith (dir.), Mapping Fields of Study: the Cultural and Institutional Space of English Studies

Philippe Birgy

REFERENCES

Richard Somerset and Matthew Smith (dir.), Mapping Fields of Study: the Cultural and Institutional Space of English Studies, (Nancy: Presses universitaires de Nancy — Editions universitaires de Lorraine, 2019), 354 p, ISBN-10 2814305328

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1 Mapping Fields of Study: the Cultural and Institutional Space of English Studies purports to account for the creation, structuring and evolution of English studies in the English- speaking world. In the introduction to the volume, Richard Somerset distinguishes three phases in their development. First, their structuration throughout the 19th and early 20th century on the model of the sciences. Then, the priority given to historicisation as a method after the Second World War (which mostly spread through academia in the sixties). Finally, a linguistic turn affecting the discipline in the nineties, under the influence of feminism and postcolonial studies, which recommended paying attention first and foremost to the elaboration of discourses.

2 Of course, some might argue that neo-historicism (and neo-Marxism) have asserted themselves more preponderantly from the end of the eighties (as Somerset himself later indicates page 336), while the linguistic turn had been initiated at the beginning of the 20th century, notably through the efforts of the philosophy of language practiced by Wittgenstein. Yet although this timeline may be disputable, one is needed at any rate, and no scholar will contest that, in the Humanities, there is no particular safety in numbers and figures.

3 The editors quite soundly insist on the necessity of taking into account, in their examination of English Studies as a discipline, its institutional and national contexts. They also remind us that histories of critical theory often omit to stress the dependence of this particular field of studies on other disciplines from which it derived its methods. All in all, it is the historical and social inscription of English that is foregrounded in the book and most of the contributions reflect this priority. Thus, the volume falls into three parts. The first one is devoted to the historical development of English studies in Great Britain while the second considers their evolution in anglophone speaking countries where the relevance of both the language and the

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contents may be questioned. Finally, the third part turns to the contemporary situation of the discipline.

4 Somerset notes the dominance in the book of a rather reserved outlook, as most authors recommend a retreat from the most radical critical positions currently upheld in sub-disciplines as varied as gender studies, cultural studies, and post-colonial studies, in order to allow a return to a certain original spirit of the humanities that rested on the close formal study of texts. But he simultaneously disclaims the suggestion that such a repositioning could be neutral: indeed, he explicitly acknowledges the political tenor of any disciplinary endeavor to secure a place in the field of the humanities.

5 In the opening article, Philip Riley’s parses the procedures used in the nineteenth century to elaborate a scientific methodology, with particular attention to Darwin’s contribution. After recapitulating the factors of modernity that bore upon the constitution of the scientific outlook, he observes the epistemological aspects of that modernity: eventually, the dividing line that separates the sciences from the humanities would be a matter of point of view: objectivism was set against the subjectivism of literary appreciations. Philip Riley also introduces other dichotomies to qualify and describe the forces that exerted themselves in the drawing of exclusive boundaries around the field of scientific inquiries: thus, the external stood in opposition to the internal, the sociological to the epistemological.

6 He then exposes the models offered by Biglan and Kolb to distinguish the distinctive features of the various fields of knowledge and explain their elaboration with reference to the theory of evolution (56) so as to account for the birth, development and death of disciplines. Riley also brings Simmel and Bourdieu to task, stressing the relevance of the notion of cultural capital, to better suggest an economical vision of academic disciplines where teachers offer products and services. He finally refers to Abbot’s theory about the ramifications of disciplines informed by the “new paradigm” of chaos theory. According to it, the branching out of sub-disciplines reproduces fractally the same divisions at every level of the hierarchy of knowledge. In short, Riley provides a review of the main critical interpretations of the structuring and functioning of academic fields. This survey proves very useful insofar as it draws the general outlines of the subject before the reader delves into each specific study.

7 Somerset reconsiders the context of the argument between Thomas Huxley and Matthew Arnold which, arguably, established the scientific/literary divide and is read as the direct predecessor to the Snow Beavis “two cultures” debate of the late 1950s and 1960s. He highlights the incidence of political and institutional changes in the segregation of fields. And to give critical depth to this historical recapitulation of crucial moments in the process of discipline formation, he proposes to lean on thinkers who have taken an interest in the public sphere. Indeed, as he observes, since the language of science was not accessible to the lay public, the necessity of popularizing science in the public sphere ushered in the figure of the mediator. Unlike science, both philosophy and literature were perceived as disciplines whose language was unnecessarily complicated and it consequently failed to win public approbation.

8 Somerset contends that the Liberal intellectual elite who had replaced the aristocratic beneficiaries of superior education “h[e]ld together a broad value-based cohesiveness in the face of the radical fragmentation of the knowledge landscape” (88). Thereby it conceived culture as an organic form which, the author remarks, reflected the tenet of

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liberal ideology. Somerset takes the example of Cuvier who claimed that from the fragments of a single bone of a primitive specimen, he could reconstitute the skeleton as well as the characteristics and habits of a whole extinct species. The same outlook came to determine the contemporary understanding of culture and of the nation as “undergirded by dynamic principles that shaped” them, thus comforting the liberal ideology which relied on progress and change. Hence the Arnoldian perception of cultural artifacts as “objects in flux”. (94) Somerset then takes a survey of the education reform acts that modified the status of knowledge and disciplinary fields in Great Britain. Their general framework, he notes, kept sciences and humanities under a single heading.

9 Matthew Smith’s article introduces a line of thought that will reappear now and again in the book. He begins by stating Eagleton’s view according to which, when religion ceased to be the cement that held keep together the community, English was substituted to it, so as to provide a national discourse that exalted self-sacrifice and national pride. Smith, who does not subscribe to this vision of culture as an instrument to discipline and sedate the great bulk of the population, chooses the example of Henry Morley, who was instrumental in the emergence of English as a discipline, to demonstrate that the objectives of social control and nationalism were not the only motivations of educational reformers (136).

10 Angela Dustan’s “Victorian Experiments in Reading Scientifically” completes this presentation of the historical background to the constitution of English Studies in Great Britain. She observes that the university’s reticence to include literature in its programs resulted from the embarrassing proximity of the act of reading to a pleasurable activity. As a consequence, the seriousness of literature as work could be questioned. Freeman was one of the exponents of the idea that the analysis of texts was merely a matter of taste (157). In answer to these hesitations, Palgrave defined what he considered to be a scientific approach to literature that relied on method and rigor. Ironically, as Dustan observes, at about the same time, many proponents of English studies used literature to counter the advance of science on account of the larger breadth of knowledge it encompassed and the more humane dimension of its teachings.

11 In the second part of the book, devoted to the evocation of English Studies in multicultural contexts, Riaan Oppelt proposes to highlight “the closeness of English and English studies in South Africa to social change and identity”. His chapter is concerned with institutions where other linguistic and colonial heritages dispute its position, which sets the problem of English as a vehicular language and the symbolical weight it is able to carry. In South Africa, embracing English is perceived as a form of faithfulness to an origin which becomes increasingly distant as generations succeed one another. Yet he also notices that “Black South African did […] come to see English as the language of liberation after Apartheid” (185). (Moreover, Opplet questions the place the discipline can occupy in universities which are increasingly oriented towards vocational training).

12 After having evoked the history of the discipline from the settlement of the first English-speaking university in Cape Town to the adoption of business models in the 21st century, he examines the cases of three different universities to suggest both the variety of responses and adaptation to contemporary contexts and the common problematics to which they are confronted.

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13 Gosh concentrates on the case of British studies in India where the discipline remains the main way of accessing employment in administrations and big companies, a symbolical capital as it were (212). Gosh remarks that the discipline, with its stress on moral values and some higher spiritual ground, nurtured a humanistic sensibility and an inclination towards freedom and independence, while English also served as a lingua franca to overcome the linguistic fragmentation between various ethnic components of the population.

14 Yet concurrently, the choice of subject and authors remained conservative. The incorporation in the syllabi of Indian Literature in English Translation in the 1980s was, according to the author, only a partial concession to the cultural realities of the attendees. As it is, the predominance of the English canon still remains palpable and evinces concerns that such a situation encourages a textbook culture not conducive to the personal critical involvement of the students in the discipline. Gosh also mentions the problem set by the continuation of this tradition when the number of colleges has soared and the level of language skills of the students is insufficient to guarantee an efficient pedagogical situation.

15 Lee Flamand, for his own part, focuses on identity politics on American campuses and their consequences on the choice of methods and subjects. He traces this orientation back to the impact on the university of the social movement of the 1960s which still determines its priorities, as it opened up its curriculum to embrace new objects of study. Flamand also underscores the connection with the Birmingham school of British cultural studies which was consonant with the project of the new left. The author illustrates his point through a study of a TV series dealing with campus racism, highlighting the series’ insistence on the link between popular representations of race and gender and effective violence, one determining the other. As a result, the chapter is less directly concerned with English Studies proper, just as the one that follows it.

16 In the third part of the volume, Simon Tabet proposes to evaluate how English studies in American universities were affected by the joined influence of the linguistic turn, post-structuralism and postmodernism. The article actually concentrates mostly on the latter, and retraces the phases of the progress of that line of thought, drawing a historical line that originates with Toynbee and is prolonged by Charles Wright Mills, Fiedler and Sontag. The lineage, the author admits, is exclusively American. How exactly the story of the rise and triumph of postmodern thought in academia determined the contours of English Studies is not a subject addressed by Tabet, though partial answers to that question may be found in other parts of the book.

17 In “The Ghost of Literature: the Return of the Text in American Literary Studies”, Constantinesco remarks that Postmodernism inaugurates a line of thought that is distinctly based on “post-identity politics” (293). He stresses the importance of reviews such as Boundary and Triquarterly in the propagation its ideas and assigns a prominent role to American essayists and theoreticians in their development.

18 Both Tabet and Constantinesco’s texts are concerned with the American university. Yet its centrality to an assessment of English studies at the present time must certainly be qualified. (The inclusion in the second part of the volume of Flamand’s study on identity politics in North American universities as an example of the global diffusion of English seems to suggest a different position). One may doubt, for instance, the existence of a concept of modernism that would be specifically North American (284).

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19 At this point, in spite of the precautions taken by the editor in the introduction, one may be under the impression that the dominant credo in the book points toward a project of restoration of the humanities to their former neutrality, once scholars and students have got over their compulsive habit of political historicisation (Constantinesco strangely exculpates Rancière from such politicization, presumably because of the personal and ethical orientation of his work). Perceiving and accounting for the subtle nuances of texts, recovering the many shades of the personal, reconnecting with the original intent of liberalism by being attentive to individual cases and profoundly humane certainly constitutes a laudable a project, but one that comes with its attendant sentimentalism, and this is what caused liberal minded intellectuals to fall behind the more enterprising and programmatic initiatives of the utilitarians and the socialists at the beginning of the twentieth century, both enlisting science in their service.

20 Constantinesco rightly notes the perpetual swing of the pendulum between formal textual studies and neo-historical, contextual studies in the history of the humanities, as taught and practiced at university. Admittedly, this swing of the pendulum is not likely to convince the advocates of science of the achievement of any progressive pursuit of knowledge in English studies. Indeed, if one does not find a way of preserving the lessons of the past, but keeps oscillating between mutually exclusive positions without keeping any record of the benefits of these moves, it might very well be that there is nothing more in the humanities than a series of passing whim. Getting beyond the systematic program of cultural studies may arguably be desirable, but the whole task of getting over and surmounting cannot be accomplished without passing through that which one wishes to surmount.

21 This passing impression of a disavowal of the developments of literary studies since the 1960s is counterbalanced by Sumerfield’s last contribution. Although the author equally sounds this note, charging postmodernism with facilitating a slide into “indifference to factuality”, and stating that identity politics brought about an extreme fragmentation that rendered the humanities “increasingly irrelevant as a category of thought or a disciplinary building block” (337) he also reminds us of the historical process of adaptation that the discipline has gone through and insists on the determining role of historical methods in its development.

22 All in all, this is a book which does not offer a central thesis but rather proposes a series of critical assessments of the subject as well as a well-documented overview of the historical conditions of the formation of disciplinary borders. It shows them to be problematic from the onset, shot through by competing ideologies and permeated by a sense of insecurity. It manages to deploy a variety of standpoints that, whilst not being brought together in a dialogue, still form a coherent construction thanks to the punctual contributions of Richard Somerset which, from the introduction to the concluding essay, give a sense of unity to the volume.

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INDEX

Keywords: disciplinary field, English language, English studies, Great Britain, humanities, India, literary criticism, literature, South Africa, teaching, United States, university Mots-clés: Afrique du Sud, champ disciplinaire, critique littéraire, enseignement, études anglaises, Etats-Unis, Grande Bretagne, humanités, Inde, langue anglaise, littérature, université

AUTHORS

PHILIPPE BIRGY

Professeur Université de Toulouse — Jean Jaurès [email protected]

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