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Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine

12 | 2016 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/cmc/314 DOI : 10.4000/cmc.314 ISSN : 2684-3080

Éditeur Fondation de la Mémoire Contemporaine

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2016 ISSN : 1377-1256

Référence électronique Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, 12 | 2016 [En ligne], mis en ligne le 05 novembre 2019, consulté le 21 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/cmc/314 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/cmc.314

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Les Cahiers de la mémoire contemporaine 1

SOMMAIRE

Avant-propos Albert Mingelgrün

Voorwoord Albert Mingelgrün

Les milieux antisémites anversois. Portraits de “chasseurs de Juifs” avant et durant la guerre Lieven Saerens

Le Linké Poalé Zion et la Résistance en Belgique durant la Seconde Guerre mondiale Jeannine Levana Frenk

La caserne Dossin à Malines (1942-1944) Laurence Schram

Les stratégies de subsistance des réfugiés juifs en Belgique occupée (1940-1944) Insa Meinen

L’internement de Juifs allemands à la Libération en Belgique Catherine Massange

L’Affaire Norden. Le “judéo-boche” dans la presse belge (1914-1918) Yasmina Zian

Ernst Paul Hoffmann. Un psychanalyste juif en exil (1938-1944) Fiorella Bassan et Thierry Rozenblum

Heinrich Rotter. Un “collaborateur juif” sous l’occupation nazie Ahlrich Meyer

Linguistic Diversity within Antwerp’s Jewish Community Barbara Dickschen

De inventarisering van het archief Georges Schnek (1924-2012) Gertjan Desmet

Notes de lecture

Charleroi, une vie juive Sophie Milquet

En Jeu. Histoire et mémoires Sophie Milquet

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Avant-propos

Albert Mingelgrün

1 Les « Cahiers », dont paraît aujourd’hui la douzième livraison, poursuivent leur exploration de la vie des Juifs de Belgique au XXe siècle sous un angle lié à un certain nombre d’aspects divers des années d’entre-deux-guerres et d’autres plus récents...

2 Ils vont des portraits de “chasseurs de Juifs” anversois avant et durant la guerre jusqu’à l’internement de Juifs allemands à la Libération en Belgique en passant par l’histoire de la Caserne Dossin et les expédients mis en œuvre pour subsister par les réfugiés juifs tandis que se font jour certaines formes de résistance.

3 Place est faite ensuite à deux figures juives contrastées : Ernst Paul Hoffmann et Heinrich Rotter, précédées, si l’on peut dire, trente ans plus tôt, par celle de Norden, le “judéo-boche”...

4 L’ensemble se referme, d’un point de vue plus contemporain, sur un retour d’Anvers saisie cette fois à travers l’attitude de sa communauté juive vis-à-vis de la langue néerlandaise et, dans un autre registre important, sur l’organisation du traitement des décennies d’archives de feu Georges Schnek confiées à la Fondation par sa veuve.

5 Je me trouve, à nouveau, cette année, dans la triste obligation de rappeler un décès, celui de Marc Goldberg, ancien président de la Centrale, pionnier du travail de mémoire dès le milieu des années 50 et, à ce titre, initiateur de notre Fondation actuelle.

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AUTEUR

ALBERT MINGELGRÜN Docteur en philosophie et lettres, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles et professeur à l’Institut d’Études du Judaïsme, Albert Mingelgrün est président de la Fondation de la Mémoire contemporaine. Il mène des recherches sur la littérature de la Shoah.

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Voorwoord

Albert Mingelgrün

1 Deze 12de uitgave van onze bijdragen verkent andermaal verscheidene aspecten van het leven van Joden in België in de 20e eeuw vanaf het interbellum tot meer recentere periodes...

2 Gaande van een portret van Antwerpse “Jodenjagers” voor en tijdens de oorlog tot en met de internering van Duitse Joden bij de bevrijding van België, alsook de geschiedenis van de Kazerne Dossin, de overlevingsstrategieën van Joodse vluchtelingen en de opkomst van verschillende verzetsvormen.

3 Vervolgens worden twee tegengestelde Joodse figuren belicht : Ernst Paul Hoffmann en Heinrich Rotter, voorafgegaan door een portret van Fritz Norden, de zogenaamde « Joodse mof »...

4 Het geheel sluit af met meer hedendaagse thema’s : de houding van de Antwerpse Joodse gemeenschap tegenover de Nederlandse taal en, vervolgens, de ordening en verwerking van het omvangrijk archief van wijlen Georges Schnek, dat door zijn weduwe aan de Stichting werd toevertrouwd.

5 Ook dit jaar moet ik terugblikken op een heengaan, namelijk dat van Marc Goldberg, oud-voorzitter van de Centrale, die sinds de jaren 1950 een voortrekkersrol speelde op het vlak van de herinnering en de herdenking en als zodanig grondvester werd van onze huidige Stichting.

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AUTEUR

ALBERT MINGELGRÜN Doctor in de Letteren en Wijsbegeerte, emeritus aan de Université libre de Bruxelles (ULB), sectie Romaanse Talen en Literatuur, professor aan het Institut d’Études du Judaïsme en voorzitter van de Stichting voor de eigentijdse Herinnering. Hij voert onderzoek naar de litteratuur over de Shoah.

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Les milieux antisémites anversois. Portraits de “chasseurs de Juifs” avant et durant la guerre

Lieven Saerens

1 C’est la découverte aux Archives de la Ville d’Anvers (Felixarchief) d’une photographie représentant Gustaaf Vanniesbecq, Antoon Lint et René Bollaerts en uniformes de la flamande (Vlaamsche Militie) qui est à l’origine de la présente contribution. J’avais au cours de mes recherches déjà relevé les noms de ces trois hommes, antisémites d’avant-guerre, nazis de la première heure et “chasseurs de Juifs” sous l’Occupation. Ce n’est pas un hasard s’ils prennent fraternellement la pose sur la photographie en question. Tous trois ont en effet eu un parcours similaire, que l’on s’attachera à retracer ici, en l’insérant dans l’histoire des organisations auxquelles ils ont pris part. En s’inscrivant dans le vaste mouvement de recherche sur la persécution des Juifs de Belgique, ce texte entend rendre disponibles toute une série de données sur les “chasseurs de Juifs” du milieu anversois et dresser la carte des différents groupements antijuifs, qu’ils soient d’orientation nationaliste belge ou nationaliste flamande1.

Prémices de la “chasse aux Juifs” : de la Vlaamsche Militie au Verdinaso

2 La Vlaamsche Militie (Milice flamande), un groupe de défense nationaliste flamand d’environ quarante hommes, fut créée à Anvers en 1930 par Jef Missoorten, ancien volontaire de guerre et tailleur de profession. Ses membres, armés d’un bâton, étaient vêtus d’un uniforme kaki, d’une casquette et de bottes de couleur noire. Parmi eux se trouvaient Gustaaf Vanniesbecq, René Bollaerts et Antoon Lint. Vanniesbecq, né le 25 novembre 1913 à Deurne, était mécanicien de profession. Véritable truand, il eut une enfance difficile, se retrouvant très vite devant le juge de la jeunesse. Il devient portier d’un boui-boui du quartier de la gare d’Anvers et proxénète. Après-guerre, cela

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poussera le quotidien socialiste anversois Volksgazet à le qualifier railleusement de « Horst Wessel raté de Flandre », en référence à ce membre notoire du NSDAP qui avait également été souteneur2. Au début des années 1930, Vanniesbecq fut accusé du meurtre d’un agent de change mais libéré faute de preuves. C’est à cette époque qu’il rejoignit la Vlaamsche Militie. Il aurait entre-temps également flirté avec le communisme.

3 Gustaaf Vanniesbecq était le fils aîné de l’officier du génie Antoine Vanniesbecq, ancien combattant, invalide de guerre et catholique pratiquant. Ce dernier avait des convictions politiques tout autres que son fils. Dans l’entre-deux-guerres, il devint un fervent militant du Mouvement wallon et se montra un partisan acharné du rattachement de la Wallonie à la .

4 René Bollaerts, le fils d’un marchand de charbon, est également né à Deurne, le 18 octobre 1915. Issu d’une famille catholique, il fréquenta l’école communale de Deurne jusqu’à 15 ans. Apparemment épileptique, un rapport psychiatrique d’après-guerre le décrit comme « un enfant souffreteux »3. Par l’entremise d’une de ses belles-sœurs, tailleuse de diamants, il devint ouvrier dans l’industrie diamantaire, mais dut quitter l’atelier en raison de « différends » avec son employeur (juif ?).

5 Employé dans l’affaire de son père, un « désaccord » avec ses parents le fit retourner dans le secteur diamantaire, alors durement frappé par la crise. Se retrouvant régulièrement au chômage, il suivit un an durant des cours à l’école d’aviation à Anvers. Mais la guerre l’empêcha de décrocher son brevet. Certaines photographies le révèlent marin sur le Léopoldville. C’est probablement ainsi qu’en 1933 il fit la connaissance de Hylal Wladislawa, la belle-fille d’un capitaine de la marine allemande, qu’il épouse en 1935. Un article du journal antisémite Volksverwering, nous apprend qu’elle aurait tout comme son mari éprouvé des sentiments antijuifs4. En 1938, Bollaerts de mère allemande, demanda (en vain) la nationalité allemande. La même année, il devint également membre du groupuscule nazi anversois Dietsche Arbeiderspartij (Parti des travailleurs thiois).

6 Sur les photographies, René Bollaerts a l’allure d’un dandy, en costume trois-pièces, avec une canne et des gants à la main, et ce malgré une situation financière précaire. Une photo de lui derrière son chevalet en compagnie de deux enfants nous montre une fibre artistique. Une autre de son épouse dans leur maison fait découvrir un bel intérieur de style moderne.

7 Antoon Lint, plombier de profession, habitait à Berchem où il vit le jour le 14 avril 1914.

8 Le 30 novembre 1931, Jef Missoorten passa avec sa Vlaamsche Militie (Milice flamande) anversoise au Verdinaso (Verbond van Dietsche Nationaal Solidaristen – Union des national-solidaristes thiois), dont le leader n’était autre que Joris Van Severen, gandin charismatique originaire de Flandre occidentale. Le lendemain, le 1er décembre 1931, fut fondé à Anvers le premier noyau du Verdinaso dont le local se trouvait d’abord rue Saint-Gommaire (Sint-Gummarusstraat). Finalement, le Verdinaso aboutira à la Dietsch Huis (Maison thioise) (Italiëlei 239), où se réunissait également le Kristene Vlaamsche Volkspartij (Parti populaire chrétien flamand) de l’avocat René Lagrou, à un certain moment membre du Verdinaso. L’aménagement de ce local aurait, selon certaines rumeurs, été financé avec de l’argent allemand.

9 Le 10 juillet 1932, Joris Van Severen nomma Jef Missoorten commandant national de la Dinaso Militie (Milice de la Dinaso). Le chef de la section anversoise était Arthur Nollet,

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et Antoon Lint devint successivement chef d’équipe de la section anversoise de la Dinaso Militie et vendelleider (chef de compagnie) du Dinaso Militanten Orde (Ordre des Militants du Dinaso), fonction qu’il conserva au moins jusqu’à la fin 1936.

10 On apprit bien vite que Jef Missoorten avait des sympathies nationales-socialistes. Dans la région anversoise, le noyau des membres qui cherchaient leur inspiration dans une idéologie nationale-socialiste populaire (« völkisch ») était particulièrement étoffé. Gustaaf Vanniesbecq, René Bollaerts et Antoon Lint y appartenaient. Lint ne faisait d’ailleurs pas mystère de son admiration pour l’Allemagne nazie. Il donna par exemple lecture devant la section du Verdinaso de Bornem, le 20 janvier 1936, d’extraits du livre De strijd om Berlijn (Le combat pour ), une traduction néerlandaise de Kampf um Berlin (Berlin, 1932) du Reichsleiter für Propaganda (gouverneur du Reich en charge de la propagande) du NSDAP Joseph Goebbels. « Nous devons aiguiser nos forces, aiguiser notre volonté comme un diamant acéré », concluait-il, « pour trancher ensuite d’un coup impitoyable toutes les pourritures, les saletés, les mesquineries et les petitesses qui nous entourent »5.

11 Des membres du Verdinaso agressaient de temps à autre des Juifs à Anvers ou déclenchaient des bagarres dans les rues. La cause de ces incidents n’était jamais très claire, mais le fait qu’ils avaient souvent lieu juste après des manifestations de protestation de la communauté juive d’Anvers, et fréquemment le week-end, n’est sans doute pas une coïncidence.

12 Le 20 avril 1933, une poignée de membres de la communauté juive avaient manifesté devant le consulat allemand à Anvers et un carreau avait été brisé. Quelques jours plus tard, le 23 avril, cinq membres de la milice Dinaso, âgés de 18 à 25 ans, s’étaient promenés en uniforme et armés de matraques dans le quartier juif, cherchant manifestement la provocation, voulant faire honneur à leur réputation de “bagarreurs”. Gustaaf Vanniesbecq et René Bollaerts faisaient partie du commando. Mais les choses ne tournèrent pas comme prévu. Ils furent accueillis par des sifflets, puis, au coin de la rue des Fortifications (Vestingstraat) et de la rue du Pélican (Pelikaanstraat), « pris en mains et solidement rossés » par des Juifs6. La situation dégénéra à un point tel que la police dut intervenir avec des matraques pour délivrer les Dinasos, avant de les amener au poste. Une heure plus tard, ils purent regagner leur local sous protection policière7.

13 À l’été 1934, les Allemands commencèrent à se méfier du Verdinaso. Les principales raisons de ce changement d’attitude résidaient dans le projet de Joris Van Severen de donner à son mouvement une « Nouvelle Orientation » (« Nieuwe Marsrichting ») – projet qui allait entraîner en juillet 1934 une rupture avec le « nationalisme populaire » (« volksnationalisme ») et l’antibelgicisme radical – ainsi que dans les contacts supposés entretenus avec des milieux fascistes francophones. La « Nouvelle Orientation » eut pour effet d’écarter du Verdinaso un certain nombre d’antisémites et de nationaux-socialistes avérés comme Vanniesbecq. Mais cette nouvelle politique ne fut pas la seule cause du déclin du Verdinaso. Les conflits internes se multipliaient, débouchant en août 1934 sur la démission d’Arthur Nollet, le chef de la Dinaso Militie d’Anvers. Environ deux mois plus tard, Nollet fonda avec Vanniesbecq et l’antisémite et nazi convaincu Ward Hermans le Dinaso-Oppositieblok (Bloc d’Opposition au Dinaso).

14 À partir de la fin des années 1920, Hermans séjourna régulièrement en Allemagne et entretint des contacts avec des agents allemands de l’Abwehr. Il avait participé en 1932 au Deutsch-Nordisch Kongress (Congrès germano-nordique) à Rostock, où l’on prêcha

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l’idée (nationale-socialiste) d’une “supériorité nordique”. Lors de son voyage de retour, il fit étape à Berlin où il assista à un meeting électoral de Joseph Goebbels et Adolf Hitler. Au début des années 1930, il se lança dans la publication de brochures antijuives. Son Jodendom, Marxisme en wereldheerschappij. Levensvraagstukken voor ons volk ! Vlaamsche nationalisten dit is voor u ! (Judaïsme, Marxisme et complot mondial. Questions existentielles pour notre peuple ! Nationalistes flamands, ceci est pour vous !), publié en 1933, connut un réel succès dans les milieux antijuifs et se trouvait fréquemment recommandé dans les publications antisémites8.

15 Le Dinaso-Oppositieblok s’exprimait dans la revue Dietschland en Orde (Pays thiois et ordre), qui s’arrêta après quelques numéros. L’organisation admettait être « antisémite », entendant par là qu’elle voulait « retirer (aux Juifs) les libertés civiques, les possibilités de naturalisation et empêcher leur assimilation à la population thioise ». Connaissant les contacts antérieurs de Ward Hermans avec les cercles “neutres” d’indépendants (en fait des sympathisants de l’Ordre Nouveau), la carte antisémite allait pratiquement de soi : « Compatriote, n’achète pas chez le Juif », pouvait-on lire dans Dietschland en Orde9.

Le Volksverwering et l’affirmation des tendances nationales-socialistes

16 On retrouve Gustaaf Vanniesbecq, Antoon Lint et René Bollaerts en 1937 au sein de Volksverwering (La défense du peuple), l’organisation antisémite créée cette même année par l’avocat anversois René Lambrichts. L’examen de ce mouvement montre les différents modes de rapprochement des milieux antijuifs anversois avec le national- socialisme allemand. Assez curieusement, s’y côtoyaient tout autant des nationalistes flamands que des nationalistes belges, réunis par leur haine commune des Juifs. Lambrichts était lui-même un nationaliste belge et, dès 1935 – dans le cadre de la « Nouvelle Orientation » – membre du Verdinaso. Il était le fils d’un médecin respecté de Borgerhout, un « catholique pieux ». Il avait été auparavant membre de diverses organisations nationalistes belges et antijuives, telles que la Vaderlandsche Jeugd (Jeunesse patriotique), les Jonge Belgen (JB – Jeunes Belges), le Nationaal Corporatief Arbeidersverbond (NACO – Union nationale corporative des Ouvriers) et la Nationaal Legioen (Légion nationale).

17 À 17 ans, René Lambrichts souhaitait entrer dans les ordres dominicains. Toutefois, après quelques mois, il y renonça. Après ses humanités au collège Sint-Jan Berchmans d’Anvers, son père l’obligea à étudier les sciences à l’Université catholique de Louvain. Cela ne plut pas à Lambrichts, qui s’enfuit à , où il signa pour cinq ans à la Légion étrangère. Selon le rapport d’après-guerre d’un psychiatre judiciaire, « il participa à la vie débraillée des soldats […] buvant parfois de manière excessive, fréquentant les prostituées et vivant agréablement »10. À son retour de la Légion étrangère, Lambrichts entama des études de droit à l’ULB, qu’il termina. Il commença son stage au barreau de Bruxelles et y rencontra sa future épouse. Rappelé à Anvers par son père, il devint dès le début des années 1930 un fasciste convaincu et un nationaliste belge. D’après ses dires, ce sont les « magouilles politiques » et le népotisme dans la profession juridique qui l’ont mené au fascisme. Le rapport psychiatrique précise : « Le climat antisémite, né des difficultés économiques dans les années de crise, a trouvé un large écho dans l’opinion mécontente. Lambrichts, un de ses porte-parole, s’empara avec enthousiasme

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de l’argument et récolta de la sorte au sein de ce milieu un accueil très favorable. Ceci lui conféra une certaine aura politique et, en même temps, lui rapporta des affaires judiciaires. » Vanniesbecq devint « Chef de Propagande » (Algemeen Propagandaleider) de Volksverwering et Lint « Secrétaire de Propagande » (Algemeen Propagandasecretaris).

18 Le 24 janvier 1937, l’organe de presse du même nom, Volksverwering, parut pour la première fois, avec pour sous-titre Propagandablad ter Beveiliging van Bloed en Bodem (Feuille de propagande pour la défense du sang et du sol). Le périodique connut une croissance continue en nombre d’abonnés : en mars 1938, il y avait 316 abonnés et en décembre 1939 75411. Volksverwering poursuivait la voie antisémite tracée par le NACO, empreinte de racisme biologique et d’idéologie nationale-socialiste. Le slogan de Volksverwering ne laissait pas de place au doute quant aux visées racistes de l’organisation du même nom et était emprunté au juriste et promoteur d’art socialiste bruxellois Edmond Picard (1836-1924) : « Je vous le dis en vérité : un temps viendra, qui n’est pas loin, où toutes les connaissances et toutes les institutions humaines, l’Histoire surtout et les Lois seront révisées d’après la Race. »12

19 Les Juifs étaient décrits dans le journal de Volksverwering comme « un groupe de parasites héréditairement contaminés par l’ignominie, la bassesse et l’immoralité », dont l’influence devait « inconditionnellement » être « brisée » : « Ils doivent être extirpés de notre peuple et leur domination mondiale doit être à jamais entravée ». Pour ces raisons-là, les frontières devaient restées fermées aux Juifs, aucune naturalisation ne devait encore être octroyée « et toutes celles existantes devraient être annulées »13. Chaque année, 10 % « en plus de l’excédent de naissance » des Juifs immigrés devaient être expulsés « vers… ce que nous appellerons le Judland »14. Les lois antijuives de l’Allemagne nazie furent approuvées, ce qui, en clair, signifiait que les réfugiés juifs ne pouvaient compter sur aucune compassion : « Nous avons affaire ici à des gens, qui de par leur activité nuisible se sont fait expédier avec armes et bagages hors des frontières par le peuple allemand. »15 Il fallait se méfier de ceux qui avaient un autre avis au sujet des Juifs, ou qui fréquentaient des Juifs : « Le valet des Juifs est un traître du peuple ». Autre trait révélateur du radicalisme de Volksverwering : l’organisation militait pour la stérilisation de personnes porteuses d’une maladie héréditaire, un point de vue inspiré en partie par le film de propagande nazi Erbkrank (1936) d’Herbert Gerder.

20 À l’instar de son prédécesseur NACO, Volksverwering s’intéressa dès le départ aux ouvriers diamantaires anversois. L’industrie diamantaire fut très durement touchée par la crise économique. Ainsi, dans Volksverwering, paraissaient les rubriques Bij onze Diamantbewerkers (Chez nos ouvriers diamantaires) et Om en rond “onze” Belgische diamantnijverheid (À propos de “notre’ industrie diamantaire belge). À partir de mars 1938 environ, Volksverwering se lança également dans la distribution assidue de son journal et d’autres publications aux alentours des ateliers diamantaires et, peu après, créa le Comité d’Action des Ouvriers diamantaires belges (Aktiekomiteit der Belgische Diamantbewerkers). C’est donc fort logiquement qu’à partir de juin 1938, René Lambrichts prit de temps à autre la parole devant des ouvriers diamantaires au chômage.

21 Volksverwering tentait également de prendre pied dans les milieux des classes moyennes, en particulier dans les organisations de classes moyennes dites “neutres”, en réalité gagnées aux idées de l’Ordre nouveau. Lorsque fut créée le 8 janvier 1937,

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presque au même moment où Volksverwering vit le jour, la Korporatieve Unie van de Middenstand (Union corporative des Classes moyennes), dite “neutre”, René Lambrichts s’y affilia immédiatement. Cette Union corporative devint le lien entre les “catholiques de parti” (bruxellois) et les associations des classes moyennes qui étaient passées à Rex et au Eenheidsfront (Front pour l’Unité), l’organisation “neutre” des classes moyennes. Lambrichts collabora sous le pseudonyme Lambert au journal de la Korporatieve Unie (Union corporative), qui avait pour titre évocateur De Nieuwe Orde (L’Ordre nouveau) (1937) et comptait dans ses pages de nombreuses contributions antijuives. Lambrichts tint en outre une conférence pour Het Recht (Le Droit), une organisation des classes moyennes “neutre” de la métropole flamande.

22 Volksverwering entretint probablement d’emblée d’étroites relations avec l’Allemagne nazie. On y trouve dès le premier numéro de sa publication de la propagande pour le Welt-Dienst (Service mondial), noyau du mouvement antisémite international, qui lui rendait la pareille dans son bulletin.

23 De nombreux membres de Volksverwering étaient en outre abonnés aux publications de l’organisation allemande Fichte Bund (Ligue Fichte), qui se chargeait de diffuser la propagande nazie à l’étranger. On trouvait parmi ces abonnés Vanniesbecq, Bollaerts et Lint. Vanniesbecq avait également des contacts avec l’Auslands-Organisation (Organisation pour l’Étranger) de la NSDAP.

24 Vers février 1938, René Lambrichts envoya Gustaaf Vanniesbecq auprès du dirigeant de l’organisation antisémite anversoise Anti-Joodsch Front (Front antijuif) Emiel Francken, fils illégitime d’un artiste peintre anversois, afin qu’il leur prête main-forte pour expulser les Juifs du parc municipal. Pour des motifs opportunistes, l’Anti-Joodsch Front refusa d’accéder à cette requête, non qu’il condamnât par principe le recours à la violence, mais le groupuscule craignait que cela ne pousse le gouvernement à promulguer des mesures de protection en faveur des Juifs et ne fasse taire les organisations antijuives.

25 D’ailleurs, dans la publication homonyme de l’Anti-Joodsch Front parurent diverses contributions n’ayant rien à envier à celles de Volksverwering. Le 15 septembre 1938, Emiel Francken écrivait : « La vie des peuples est le fait d’une lutte éternelle entre les forts, les nobles, d’un point de vue raciste, les supérieurs et les inférieurs. Cet ennemi redoutable doit être écrasé. Ce Juif, maître du monde, dont la voie est tracée par le bolchevisme. Il faudra donc engager le combat. Et, comme dans chaque combat, il n’y a que deux possibilités. Ou bien nous terrassons l’ennemi définitivement, ou bien c’est nous qui sombrerons. Les Juifs sont les maîtres du monde ! Le Juif est le vrai diable et le déclin de l’humanité. Il s’agit d’un combat du prédateur contre l’humain. Les Juifs dehors et pour toujours !!! Cette sale race. À présent retentit le cri d’alarme, repris en choeur par d’innombrables haïsseurs de Juifs dans le monde entier. »16

Réorganisation de Volksverwering et création de l’Actie-Groep

26 En mars 1938, Volksverwering subit une réorganisation en profondeur. Les contacts avec l’Allemagne s’intensifièrent et les tendances nationales-socialistes s’affirmèrent. Le 18 mars, l’organisation se transforma en association sans but lucratif (asbl). Parmi les signataires de l’acte de fondation figuraient Lambrichts (désigné président) et

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Vanniesbecq. L’objet social était triple : « 1. Combattre l’influence juive dans la vie publique et privée du pays ; 2. Combattre les forces secrètes qui favorisent l’immigration juive ; 3. Militer pour la réconciliation des peuples aryens, garantir le maintien de la paix et de la civilisation chrétienne »17.

27 Vers la même période fut créé, sous la direction générale de Gustaaf Vanniesbecq, le groupe paramilitaire Actie-Groep (A-G, Groupe d’Action). Les membres portaient un uniforme noir. Leur drapeau était également noir, avec en son milieu la rune blanche représentant la Victoire (Sieg), une référence pour le moins très directe à l’Allemagne nazie. Ils s’occupaient du maintien de l’ordre des meetings antijuifs, considérés comme des « soldats » luttant contre « le monstre juif ». La section anversoise de l’A-G expulsa en effet des Juifs, par la force, du parc municipal. L’un des membres les plus éminents de l’A-G était Antoon Lint. Nous pouvons probablement également compter René Bollaerts parmi ses membres.

28 À partir du 1er avril 1938, Volksverwering reçut une aide financière du gouvernement allemand. Chaque mois, 100 reichsmarks lui étaient remis par l’intermédiaire du consulat allemand d’Anvers et du Buchhalter (comptable) anversois Jozef Baeten, également collaborateur du journal “neutre” anversois Neptune. Baeten était la personne de liaison entre le Propaganda-Ministerium allemand (ministère du Reich à l’Éducation du Peuple et à la Propagande) et René Lambrichts. S’il s’agissait là d’un montant modeste, il n’est pas à exclure que l’organisation bénéficiât d’autres dons, comme ceux d’organismes SS.

29 Par l’intermédiaire de l’Anversois Constant Van Dessel, bandagiste de profession, des instances allemandes procurèrent à Volksverwering des exemplaires de Der Stürmer, la publication virulemment antisémite de l’idéologue nazi Julius Streicher. Tout comme René Bollaerts, Van Dessel avait d’abord milité au sein de l’organisation Vrienden van het Nieuwe Duitschland (Amis de la nouvelle Allemagne), créée à Anvers en 1937. Il était actif dans le commerce des armes, qui partaient du port d’Anvers à destination d’« organisations arabes » de Palestine (il s’agissait en fait d’organisations proches d’Amin al-Husseini, le Grand Moufti antisémite de Jérusalem). Il appartenait également à la “bande du parc” (“Bende van het Park”), un groupuscule national-socialiste qui se distinguait essentiellement par ses actions de molestation de Juifs dans le parc communal d’Anvers. Il avait toutefois de l’aversion pour Gustaaf Vanniesbecq, en qui il ne pouvait avoir confiance puisqu’il s’agissait du fils d’un ancien officier de l’armée belge. « En outre, dira-t-il à son sujet, il buvait et vivait comme un vagabond. Je trouvais cela pour le moins suspect. »18

30 En août 1938, Volksverwering formula, sous la plume de Gustaaf Vanniesbecq, cinq points pour « résoudre énergiquement la question juive », d’inspiration nationale- socialiste : arrêt immédiat de l’immigration juive ; expulsion de tous les étrangers “indésirables” ; interdiction faite aux Juifs de se mêler de politique ; interdiction faite aux Juifs de prendre à leur service des femmes “aryennes” ; interdiction de relations sexuelles entre Juifs et “Aryens”19. Lors de meetings, Volksverwering ne voyait pas non plus d’inconvénient à évoquer l’Allemagne nazie. Au cours de la Grande Réunion d’Embrigadement (Groote Werfvergadering) du 28 juin 1938, dans la salle Kathedraal située Marché au Lait (Melkmarkt) à Anvers, une banderole « Les Juifs sont notre malheur » fut accrochée au-dessus du podium, se référant là directement à la devise de Der Stürmer, le journal de Julius Streicher. Des responsables anversois et bruxellois prirent la parole. Parmi eux, on retrouvait Lambrichts et Vanniesbecq.

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31 Chaque mois, Volksverwering organisait des meetings à Anvers ou dans les communes périphériques à forte population juive, comme Borgerhout et Berchem. Le 10 novembre 1938, il y eut le meeting Kan Kamiel Huysmans nog burgemeester van Antwerpen blijven ? (Kamiel Huysmans peut-il encore rester bourgmestre d’Anvers ?). Volksverwering affirma que cinq cents auditeurs « enthousiastes » assistèrent au meeting. Quelque trois cents curieux auraient en outre fait le pied de grue à l’extérieur de la salle. Un procès-verbal de la police judiciaire anversoise ne mentionne que trois cents personnes présentes, parmi lesquelles une vingtaine de femmes. Les orateurs étaient René Lambrichts, Gustaaf Vanniesbecq et Jozef Van Dijck, employé et éditeur responsable de la publication de Volksverwering20.

32 Un mois plus tard, le 6 décembre 1938, ce fut le tour de Borgerhout. La manifestation avait été annoncée comme une « assemblée d’ouvriers ». Elle avait pour thème – plus qu’allusif – 120.000 Joden en 120.000 werklozen (120.000 Juifs et 120.000 chômeurs). Selon Volksverwering, ce fut une « brillante réussite ». Dans une « salle comble » se tenaient « des centaines de compatriotes ». Selon un procès-verbal de la gendarmerie, il n’y avait cependant que septante personnes présentes, dont une quinzaine de femmes21. À l’issue de la réunion, l’A-G de Volksverwering défila dans le “quartier juif” en braillant des chansons : « Partout, les Juifs se montraient en rue. On fermait les volets devant les vitrines des magasins. L’attitude impressionnante de nos hommes, et aussi la force de notre groupe, empêchèrent cependant les bandits juifs d’intervenir […] Dans le centre-ville, nous fûmes salués avec sympathie. »22 C’était, semble-t-il, la première fois que l’A-G avait les coudées franches dans le quartier juif.

33 Le 31 janvier 1939, Volksverwering se rendit à Berchem où René Lambrichts, Gustaaf Vanniesbecq et Antoon Lint prirent la parole. Un autre meeting fut organisé à Berchem le 19 juillet 1939, qui réunit selon un procès-verbal de la gendarmerie, 175 personnes, dont 30 femmes. Un des orateurs était August Celis, un ouvrier diamantaire de Borgerhout. Celui-ci prit la parole sous le pseudonyme Kampers « afin de ne pas [se] faire connaître au préjudice de [sa] société et de [son] commerce ». Il était membre de l’organisation socialiste anversoise Algemeene Diamantbewerkersbond (ADB).

34 Volksverwering avait en effet au moins dès la fin de 1938 réussi à s’introduire dans les milieux des ouvriers diamantaires, tout comme dans les organisations des classes moyennes qui se disaient neutres, mais étaient largement favorables à l’Ordre nouveau. La direction de l’ADB n’était toutefois pas d’accord avec ses membres antisémites. Cependant, « plus de 150 ouvriers diamantaires au chômage » auraient assisté au meeting d’Anvers précédemment évoqué.

35 En ce qui concerne les organisations des classes moyennes “neutres”, Volksverwering s’en rapprocha à la fin des années 1930, notamment par l’intermédiaire d’Alfried (Fred) De Clopper, président de la Federatie van Wijkcomités van Antwerpen (Fédération des Comités de Quartiers d’Anvers), lui aussi un (ancien) membre du Verdinaso. Dès l’été 1939, il prêta plusieurs fois son concours à Volksverwering. Il collaborera parfois durant la même période avec Gustaaf Vanniesbecq.

36 Plus important encore fut le fait qu’au même moment, le Christen Middenstandsbond van Antwerpen (Union des Classes moyennes chrétiennes d’Anvers), en d’autres mots les “catholiques de parti” (“partijkatholieken”), se révéla réceptif aux prises de position de Volksverwering. La publication de l’Union des Classes moyennes chrétiennes reprit en juillet 1939 les données statistiques de Volksverwering sur la soi-disant croissance foudroyante des Juifs dans le commerce et l’industrie belges23. Mais la “question juive”

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fut également mise sur le tapis par le chef de file de l’Union des Classes moyennes chrétiennes d’Anvers au sein même du conseil communal anversois. En effet, le 2 août 1939, le bourgmestre socialiste anversois Camille Huysmans interdit un meeting de Volksverwering au Palais Saint-Jean (Sint-Janspaleis), annoncé officiellement comme une manifestation de protestation contre l’« invasion juive ». Lors du conseil communal, Huysmans fut immédiatement interpellé à ce propos par des représentants du VNV et de Rex, soutenus par le chef de file de l’Union des Classes moyennes chrétiennes : « Le bourgmestre a négligé le fait que c’est justement la population, que lui et nous-mêmes représentons ici, qui n’est pas d’accord avec cette décision. La question juive intéresse au plus haut degré notre population. »24 Le journal catholique conservateur anversois La Métropole ne vit absolument aucune objection à annoncer dans ses colonnes le meeting en question.

37 Tout ceci n’échappa pas au consul allemand à Anvers. En juillet 1939 déjà, il écrivit avec joie à Berlin : « De plus en plus de voix au sein de la population locale s’élèvent pour exprimer leur mécontentement au sujet de l’influence juive à Anvers. »25 Ce n’était là, semble-t-il, qu’un début...

38 Le Nationaal Volksche Beweging et la montée de la violence

39 Quelques semaines plus tard, Vanniesbecq démissionna de son poste de chef de la propagande de l’A-G et cessa d’être membre de Volksverwering. Nous en ignorons la raison. Presque aussitôt après cette rupture, Vanniesbecq fonda sa propre organisation, le Nationaal Volksche Beweging (Mouvement national populaire). Comme l’A-G, celui-ci avait pour symbole la rune de la Victoire (Sieg Rune) et publia à partir du 15 mars 1939 la revue De Aanval. Strijdblad voor Recht, Arbeid en Brood (L’Assaut. Journal de combat pour le droit, le travail et le pain). L’intitulé de cette revue faisait clairement référence au journal Der Angriff de Joseph Goebbels. Les caricatures provenaient de Der Stürmer. Vanniesbecq fut d’ailleurs en contact avec diverses instances allemandes. Ainsi s’adressa-t-il plus d’une fois au consulat général allemand à Anvers afin qu’on lui envoie le programme du NSDAP. Sous l’Occupation, il déclarera par exemple à un collaborateur anversois de la Sipo-SD que sa revue avait été financée par l’organisation antisémite allemande Welt-Dienst26.

40 Le deuxième numéro de De Aanval fut publié à 5.000 exemplaires, bien que le mouvement ne comptât vraisemblablement que quelques dizaines de partisans. Parmi eux figuraient d’anciens membres de Volksverwering comme Antoon Lint, René Bollaerts, Hubert Coppens et Richard A. Vergult. Lint devint le secrétaire de Vanniesbecq. Hubert Coppens était actif au sein du Parti ouvrier flamand national- socialiste (Nationaal Socialistische Vlaamsche Arbeiderspartij – NSVAP), créé à Anvers en 1937. Vergult, originaire de Saint-Nicolas (province de Flandre orientale), était à l’instar de Bollaerts, Vanniesbecq et Lint, un ancien du Verdinaso ainsi que membre du Vlaams Nationaal Verbond (VNV – Ligue nationale flamande). Il fut désigné chef de propagande du Mouvement national populaire (Nationaal Volksche Beweging). Il était un familier du consulat allemand d’Anvers, où il donna plusieurs conférences. Un document allemand le décrivit comme « proallemand acharné ». C’est également par son intermédiaire qu’était financé le mouvement proallemand DeVlag. En 1939, Vergult publia les deux brochures antijuives Arbeiders-politiek en vrede (Politique ouvrière et paix) et Vrede in Europa ! Hoe (La paix en ! Comment), dont De Aanval fit la publicité. Les publications de Vergult furent même accueillies positivement dans Boekengids. Algemeen Nederlandsch Kritisch-Bibliografisch Tijdschrift (Guide des

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livres. Revue bibliographique générale critique du néerlandais), une publication de l’Union anversoise des Bibliothécaires chrétiens (Antwerps Verbond van Kristelijke Bibliothecarissen)27.

41 Les autres membres du Nationaal Volksche Beweging avaient auparavant quasiment

F0 F0 tous 2D comme Vanniesbecq, Bollaerts et Lint 2D , milité au sein du Verdinaso et étaient des nazis de la première heure. Parmi eux, Aloïs Goossens, qui avait été en 1935-1936 le chef faisant fonction de la section anversoise du Verdinaso. Dès 1935, il s’employa à faire de la propagande nationale-socialiste. En juillet 1937, il suivit un cours d’été au Hochschule für Politik (Université politique) à Berlin. Quelques mois auparavant, il avait créé avec deux autres Anversois l’organisation Vrienden van het Nieuwe Duitschland (VVND). Goossens rédigea son programme, pour lequel il consulta Mein Kampf d’Hitler et le programme du NSDAP. Le VVND entretint des contacts avec le Fichte Bund, la Hitlerjugend (Jeunesse hitlérienne), le Rassenpolitische Auslands- Korrespondenz (RAK – Bulletin étranger de politique raciale). Le VVND reçut par l’intermédiaire des instances allemandes de grandes quantités de matériel de propagande nazi en néerlandais, comme des discours d’Adolf Hitler, de Joseph Goebbels et d’Alfred Rosenberg. Toujours en 1937, Goossens publia Sigrunt. Kampblad der N.J. (Nederduitsche Jeugd). Vers septembre 1938, il devint chef de propagande anversois de Volksverwering. La même année, il adhéra avec son VVND au NSVAP.

42 Après-guerre, sa sœur décrira Goossens, à sa décharge, comme de constitution fragile depuis tout jeune, toujours plongé dans les livres et créant d’« idiots cercles de garçons », ce qui pourrait s’expliquer par des préférences sexuelles “inavouables”28. Après la guerre, la Volksgazet l’appelait d’ailleurs ironiquement « le Ernst Röhm de Flandre », en référence au leader homosexuel du Sturmabteilung de la NSDAP29.

43 L’employé Edouard Ramont était un autre membre du Nationaal Volksche Beweging. Chef du groupuscule Onpartijdig Volksverweer (Défense impartiale du Peuple), il était l’ancien éditeur responsable de De Bezem (Le Balai) (1934), qui se présentait comme « un journal de combat pour la défense des payeurs d’impôts belges en général, et en particulier des ouvriers, employés, membres de la classe moyenne, commerçants, petits propriétaires et de tous les exploitants belges ». Le chef d’action général (Algemeen Actieleider) de l’organisation était l’employé anversois et querelleur éternel Lode Welter. Il fut un temps agent de police à Anvers, mais fut licencié parce qu’il lorgnait trop les « jeunes filles du quartier du port ». Il devint ensuite, tout comme Vanniesbecq, l’ami d’Emiel Francken. Welter et Francken publièrent ensemble en 1937 Het Jodendom ontmaskerd als de aartsvijand (Le judaïsme démasqué comme l’ennemi juré), en réalité une traduction du pamphlet antisémite Les Protocoles des Sages de Sion, dans lequel les Juifs sont accusés de vouloir conquérir le monde. Toutes les organisations antijuives et pronazies prêtaient foi aux Protocoles des Sages de Sion. De Bezem se montrait défavorable aux étrangers. Ils visaient en premier lieu les Juifs : « Nous déclarons la guerre aux Juifs ! Oui, nous sommes antisémites. » Ramont se présentait comme un déçu du Boerenbond et entretenait des liens étroits avec la Belgische Nationaal Legioen (Légion nationale belge). En 1935, il aboutit au NACO, le prédécesseur de Volksverwering, dirigé par des nationalistes belges. Le rédacteur en chef de De Stormloop (La Ruée), le journal du NACO, était d’ailleurs Lambrichts. Cette même année encore, Ramont passa au Realistische Beweging (Mouvement réaliste) de l’homme d’affaires anversois Armand Janssens, propriétaire du Century Hotel, situé près de la Gare centrale. Bien que des musiciens d’origine juive se produisaient régulièrement

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dans l’hôtel de Janssens, il joua bientôt de manière radicale la carte antijuive. Vers 1937, Ramont atterrit chez Volksverwering pour passer ensuite au Nationaal Volksche Beweging.

44 On trouvait également au sein du mouvement Jozef Vranken, un expéditeur indépendant d’Anvers, qui traduisait pour De Aanval (L’Assaut) des extraits de publications antijuives allemandes. Il était initialement actif au sein du Vlaams- nationalistische Frontpartij (Parti du Front nationaliste flamand) avant de l’être au VNV. Vers 1937, il fut séduit par le nazisme, à travers des écrits qui lui furent envoyés par les Vrienden van het Nieuwe Duitschland.

45 C’est vraisemblablement par le biais de Vanniesbecq que les Vrienden van het Nieuwe Duitschland reçurent les coordonnées de Vranken comme personne potentiellement intéressée. Vanniesbecq cherchait à se lier d’“amitié” avec Vranken depuis un certain temps, ayant probablement fait sa connaissance vers 1933-1934, lorsqu’il était encore membre du Verdinaso. Leur rapprochement n’avait rien d’étonnant, leurs parcours respectifs présentant de nombreuses similitudes. Tous deux avaient eu une jeunesse difficile et avaient dû apprendre très vite à se débrouiller seuls. Ils n’avaient pas achevé leurs études, mais tous deux fréquentaient les milieux nationalistes flamands et étaient passés par un bref intermezzo communiste. Ils partageaient surtout une même haine des Juifs. Comme le déclara Vranken à la justice après-guerre : « Vanniesbecq fit irruption dans ma vie par le biais du mouvement antijuif et il m’a conquis. Je ne veux évidemment pas cacher que j’éprouvais davantage de sympathie pour l’Allemagne que pour la France, ennemie héréditaire de la Flandre. C’est ainsi qu’on m’a fait faire le pas. »30

46 Le témoignage d’après-guerre de Jozef Vranken est particulièrement intéressant. Il fut un de ces innombrables antisémites qui ne pouvaient pas donner d’explication “rationnelle” à leur haine des Juifs. Il poursuit de la sorte : « Le sentiment antijuif ne peut être expliqué. On l’a ou on ne l’a pas. Je l’ai découvert et trouvais le nouveau parti très intéressant. »31 Vranken vit-il dans les Juifs l’équivalent négatif de son propre “sentiment d’infériorité” ? Les Juifs constituaient-ils, à ses yeux, pire “racaille” – formulation dont il fait usage à son propre sujet – que lui-même ? Lorsqu’on regarde de plus près tous ces prototypes antisémites rencontrés dans la présente étude, la source principale de leur haine semble résider en grande partie dans leur histoire personnelle, le refus de l’altérité étant pour la plupart déjà bien présent dans leur jeunesse.

47 Et quand Gustaaf Vanniesbecq créa une section à Bruxelles, les chefs successifs de la section bruxelloise de Volksverwering, c’est-à-dire Jan De Rijcke, l’ingénieur commercial Robert Hanegreefs et le secrétaire de la section bruxelloise des Membres flamands de Volksverwering (Vlaamse leden van Volksverwering), Roger Mattheus, passèrent également au Nationaal Volksche Beweging. Tous les liens avec Volksverwering ne furent pas pour autant coupés. On fit encore de la propagande dans le premier numéro de De Aanval pour le périodique Volksverwering de René Lambrichts, ainsi que pour l’Anti-Joodsch Front d’Emiel Francken. Il semble donc que la rupture définitive avec Lambrichts advint plus tardivement.

48 Vanniesbecq entretenait également des relations avec François Wuyts, un marchand de grains anversois catholique, président de Hooger Op, l’Union provinciale des Meuniers, figure de proue de l’organisation des classes moyennes soi-disant “neutres” De Stormklok (Le Tocsin), créée en 1930 et, plus tard, membre du Eenheidsfront tegen de Groot-Warenhuizen Antwerpen (Front commun contre les Supermarchés à Anvers),

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créé en 1933. Son épouse, Yvonne Mabesoone, était tout comme son mari active au sein du Front commun contre les Supermarchés et avait, à l’instar de René Lambrichts, été membre de l’organisation belgo-nationaliste Jonge Belgen (Jeunes Belges – JB), dont elle devint chef de la section pour jeunes femmes, et collaboratrice de De Nieuwe Orde, la publication “neutre” des classes moyennes. Le 1er juin 1939, Gustaaf Vanniesbecq lança un périodique francophone, Le Combat National.

49 À l’instar de Volksverwering, le Nationaal Volksche Beweging disposait d’un groupe d’Action (A-G – Actie-Groep). Par ailleurs, il est probable qu’à peu près l’ensemble de l’A-G de Volksverwering soit à ce moment précis passé au Nationaal Volksche Beweging. Le Groupe d’Action ne s’opposait absolument pas à l’usage de la violence. Une fois de plus, le parc municipal “grouillant” de Juifs monopolisant les bancs publics suscita l’indignation : « On en a déjà jeté quelques-uns à l’eau, mais elle n’était pas assez profonde et le lendemain, les mêmes gaillards étaient déjà de retour. »32

50 La plupart des objectifs du Nationaal Volksche Beweging étaient les mêmes que ceux du Verdinaso, mais s’y s’ajoutaient des éléments explicitement racistes et antijuifs. Le Nationaal Volksche Beweging reprochait d’ailleurs au Verdinaso d’être trop laxiste à l’encontre des Juifs. Là aussi, la violence était au rendez-vous. De Aanval explique : « Il y a quelques jours, environ cinq autobus chargés de membres du Verdinaso s’arrêtèrent au milieu du quartier juif près de la rue de la Couronne. À la question sur ce qu’ils venaient y faire, un blagueur répondit qu’ils venaient tuer tous les Juifs et qu’ensuite ils jetteraient tous leurs biens au feu. Il ne s’agissait malheureusement que d’une blague, car c’était bien des membres du Verdinaso… et ceux-ci ne font rien de contraire à la loi… »33 La provocation des membres du Verdinaso dans le quartier juif anversois n’était pour De Aanval apparemment pas suffisante et le journal ne mentionnait pas le fait qu’en cette période le Verdinaso organisait à Anvers d’innombrables meetings antijuifs.

51 Le Nationaal Volksche Beweging souhaitait également organiser les 20 et 24 juillet 1939 des meetings à Berchem, dans la salle Rubens de la rue de la Station, qui auraient pour thèmes La Belgique, champ de bataille de l’Europe et poubelle du monde et Le Juif Gutt, Ministre des finances et dictateur de la Belgique. Toutefois, le collège communal (constitué d’une coalition de catholiques et de socialistes) en interdit la tenue, car « le sujet qui sera traité lors de ces meetings tout comme les affiches apposées le long de la voie publique peuvent donner lieu à des perturbations et des désordres ». Dès lors qu’ils étaient susceptibles de déranger l’ordre public, ces meetings étaient interdits. La police reçut l’ordre d’enlever les affiches. Après que Gustaaf Vanniesbecq en fut informé, une certaine Aktie ter Verdediging van Handel en Arbeid tegen Vreemde Inmenging (Action pour la Défense du Commerce et du Travail contre l’Ingérence étrangère) introduisit une demande d’autorisation pour organiser un meeting. Le requérant n’était autre qu’Antoon Lint. Bien que le bourgmestre catholique Walter Colignon eut donné son feu vert, le meeting fut finalement interdit suite à une séance communale houleuse.

52 En août 1939, Vanniesbecq fut un des hommes à l’origine des émeutes antijuives dans le quartier de la gare d’Anvers – émeutes initialement soutenues par à peu près l’ensemble de la presse anversoise catholique et gagnée à l’Ordre nouveau. L’inquiétude face à une guerre imminente et le mécontentement grandissant quant à la présence juive avaient atteint à Anvers un point de cristallisation. Le 25 août 1939, le gouvernement décréta pour la seconde fois la mobilisation. Dans le cadre de l’état d’urgence, il décida en outre d’avancer l’heure de fermeture des auberges et débits de

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boisson. Cette initiative eut pour seul effet de déverser dans les rues davantage de personnes “contrariées”.

53 Lorsqu’il s’avéra qu’un débit de boisson de l’avenue De Keyser (De Keyserlei) n’avait pas fermé ses portes à l’heure fixée, l’explication en fut toute trouvée : les exploitants étaient juifs ! Rapidement retentirent les « Ouste les Juifs ! », les « Nos gens doivent fermer et les Juifs peuvent continuer ». On en vint à des voies de fait et la police dut « charger plus d’une fois »34.

54 Les premières émeutes pouvaient probablement encore être considérées comme “spontanées”. Mais lorsqu’elles se poursuivirent le lendemain, samedi, à 22 heures, il était évident que des provocateurs étaient de la partie. « Un groupe de manifestants, hommes et femmes, fort d’environ 100 personnes, traversa le quartier en hurlant des slogans antijuifs. La police tenta de calmer les gens et de les faire rentrer chez eux paisiblement. »35 Ces tentatives échouèrent. La police ne put empêcher « que d’autres petits groupes se formèrent à nouveau » et, à un certain moment, une vitrine d’un commerce juif de la rue du Pélican (Pelikaanstraat) vola en éclat. Le calme revint vers minuit, même si une vitre de la synagogue de la rue d’Orient (Oostenstraat) fut encore brisée, plus tard dans la nuit36.

55 Bien que ces troubles eurent vraisemblablement été le fait d’une bande de voyous, composée d’hommes et de femmes, l’ensemble de la presse (néerlandophone) anversoise catholique les trouva justifiés. La presse socialiste et libérale n’emboîta pas le pas aux catholiques. Selon la Gazet van Antwerpen, journal catholique, il s’agissait d’une “action spontanée” et « l’indignation des braves Anversois » envers les Juifs était « légitime ». Quatre jours auparavant, le journal avait même encore critiqué « le grand afflux d’étrangers » et terminait par ces mots : « Les Anversois de souche (sinjoren) se montrent provisoirement accueillants et tolérants, mais la patience a des limites… »37 Le journal catholique Handelsblad van Antwerpen titra Relletjes ! Tegen de aanstellerij van de Joden (Émeutes ! Contre la cuistrerie des Juifs !). À la page précédente, le journal se prononçait pour la fermeture des frontières et assimilait tous les réfugiés à de la « racaille » communiste : « Notre public est déjà assez énervé face à ce surplus d’étrangers, que ce serait un scandale d’en laisser entrer plus. »38 Pour le journal catholique De Morgenpost, il était tout aussi clair que la raison des émeutes devait être recherchée dans l’attitude même des Juifs : « Des commerces juifs de la Keyserlei et d’autres lieux du centre-ville ne se soucièrent simplement pas de l’interdiction et maintinrent ouvert leur débit de boisson. » Le sous-titre était tout aussi éloquent : « À Anvers, des manifestations antijuives provoquées par des Juifs. »39

56 Le bureau de l’Auslandsdienst (Service étranger) allemand à Bruxelles était extrêmement satisfait. Dans son rapport sur la situation en Belgique, il est fait référence « aux nombreux incidents violents contre les Juifs et les commerces juifs à Anvers » : « On y a démoli des boutiques et donné l’assaut à des locaux juifs. »40 Même le consul italien à Anvers jugea nécessaire de faire rapport des émeutes à ses supérieurs à Rome et signala le mécontentement croissant « à l’encontre des Juifs » à Anvers41.

57 Quelques mois auparavant, en mai 1939, la Vlaamsche Conferentie der Balie van Antwerpen (Conférence flamande du Barreau d’Anvers), un cercle constitué d’avocats anversois, avait exclu tous les confrères juifs. Une décision qu’avait soutenue entre autres Maurits Langhor, un avocat catholique, qui avait étudié en Allemagne. En mai 1937, il avait donné pour Volksverwering une conférence intitulée « Le national- socialisme et le judaïsme » (« Nationaal socialisme en Jodendom »). Il était, selon toute

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probabilité, également membre de Volksverwering. Il figurait sur la liste VNV d’Anvers comme représentant du groupe Ontevreden katholieke Vlamingen (Catholiques flamands mécontents) lors des élections communales d’octobre 1938.

58 À la même époque, Bollaerts et Vanniesbecq effectuèrent probablement des missions d’espionnage pour l’Abwehr. Pendant la guerre, ce dernier déclara à un membre anversois de la Sipo-SD que, quelques mois avant l’invasion allemande, il avait effectué des missions d’espionnage au port d’Anvers42.

59 Entretemps, René Bollaerts était également devenu membre de l’organisation nazie semi-clandestine De Adelaar (L’Aigle), créée en 1938, qui comptait différents (futurs) membres de l’Abwehr. Les membres de De Adelaar – qui n’étaient probablement pas plus d’une dizaine – étaient encouragés à rassembler des données relatives aux locaux communistes et juifs à Anvers et ses alentours, à repérer dans les usines les communistes et les socialistes, les produits inflammables dans les ports et à répertorier cloîtres, temples, synagogues, tunnels, ponts, passages à niveau, barrages routiers, casernes, dépôts militaires, etc. L’utilisation de ces listes, selon l’historien Etienne Verhoeyen, n’est pas claire : étaient-elles destinées à un usage personnel (par exemple après une invasion allemande) ou devaient-elles être transmises à un service allemand43 ? En outre, Bollaerts fut nommé membre d’Hercules, une sorte de “cinquième colonne”, qui transmettait des rapports relatifs à des questions militaires à l’Abwehr. Les membres d’Hercules devaient par exemple sillonner la Belgique selon un parcours déterminé afin d’enregistrer des données relatives à l’état des routes, aux contrôles de celles-ci et à tout ce qui concernait la défense belge. Selon un témoignage allemand d’après-guerre, Bollaerts mit à cet effet son camion, un Diamond T américain, à disposition44.

60 Par arrêté ministériel du 12 mars 1940, les publications du Nationaal Volksche Beweging et de Volksverwering furent interdites.

Autres organisations nazies et antisémites : le phénomène anversois

61 On l’a vu, Anvers hébergea les différentes organisations évoquées (Volksverwering, Vrienden van het Nieuwe Duitschland, NSVAP, De Adelaar, Anti-Joodsch Front, Dietsche Arbeiderspartij et Nationaal Volksche Beweging), créées dans les années 1930. Elle peut donc véritablement être considérée comme le berceau des organisations nazies et antisémites. D’ailleurs, dès la fin des années 1920, des initiatives similaires y avaient vu le jour. 1929 fut une année charnière dans les milieux nationalistes flamands : l’admiration suscitée par le nazisme impliqua un rapprochement entre les milieux racistes allemands d’extrême droite et les nationalistes flamands. Dès cette année, le Verein Deutscher Studenten, une organisation estudiantine allemande en phase de nazification croissante, proposa des bourses d’études pour universitaires étrangers. Les futurs créateurs et dirigeants de l’Algemeene SS-Vlaanderen se trouvaient parmi les invités. De surcroît, en 1929, le gouvernement belge promulgua une loi autorisant les collaborateurs de la Première Guerre mondiale ayant fui en Allemagne à rentrer en Belgique. Ces collaborateurs seront les premiers à être en contact avec le national-socialisme.

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62 En 1929, fut créé à Anvers le périodique Vrij Leven. Maandblad voor Lichaamscultuur, Openlucht-Leven en Vrije Levensvorming (Vivre librement. Mensuel pour la culture du corps, la vie au grand air et les formes de vie libres). Sous un titre apparemment innocent se cachait une publication à laquelle contribuèrent les premiers adeptes du nazisme flamand.

63 Vrij Leven était en fait la voix de la Vlaamse Kampeergemeenschap (VKG – Communauté des Campeurs flamands) et fut suivi de Naar Bosch en Hei (Vers les bois et les landes, 1930-1931). Certes, il y avait au sein de VKG une minorité de gauche, mais l’extrême droite, majoritairement laïque, y était largement dominante. On trouvait dans les pages de la publication du VKG, outre la promotion du nudisme, de la marche, du camping, de l’abstinence et du végétarisme, un discours antiparlementaire empreint de la symbolique du svastika, de mystique germanique, de racisme et d’antisémitisme virulent. Les danses folkloriques germaniques étaient également fort prisées. On retrouvera plus tard la plupart des membres du VKG au NSVAP, qui regroupait différents groupuscules nationaux-socialistes.

64 Le mouvement de jeunesse “neutre” anversois Wunihild, rebaptisé Oranje Jeugd-Bond (OJB) en 1932, était affilié au VKG. Il distribuait de la lecture nazie, des discours d’Adolphe Hitler et des idéologues Joseph Goebbels et Alfred Rosenberg, ainsi que des svastikas livrés par le NSDAP-Verlag Paul Arndt. Il avait en outre des contacts avec le Fichte Bund, le Welt-Dienst, la Hitlerjugend, le RAK (Rassenpolitische Auslands- Korrespondenz) et le Heimattreue Front, organisation politique rassemblant des Allemands des Cantons de l’Est, visant au rattachement au Reich.

65 Le NSVAP, organisé une première fois en 1937 et de nouveau en 1938, était l’héritier direct de la Germaansche Gilde (Guilde germanique), qui vit le jour en 1936, le premier groupuscule national-socialiste d’une certaine envergure dans la région anversoise et même en Belgique. La Germaansche Gilde choisit pour emblème la Hagal-rune, qui, avec un certain sens du pathétique et de la mystique, fut décrite comme « le symbole de la noble race nordique et l’emblème de la Sagesse secrète des savants Germaniques ». Le premier numéro du périodique de la Germaansche Gilde annonçait immédiatement la couleur avec la devise « Les Juifs sont notre malheur ! », qui était également celle du journal diffamatoire antisémite allemand Der Stürmer.

66 Vers mai 1937, l’année qui vit aussi la création de Volksverwering, la Germaansche Gilde fut rejointe par les Vrienden van het Nieuwe Duitschland. La même année fut créé la Nederduitsche Hitlerjeugd (NHJ), qui fut rebaptisée Nederduitsche Jeugd (NJ). Un an plus tard, furent créés, outre De Adelaar et le Anti-Joodsch Front, le Vlaamsche Arbeiderspartij (VAP), le Dietsche Arbeiderspartij (DAP) et le Nationaal Socialistische Centrale (NSC). En mai 1940, peu avant l’invasion allemande de la Belgique, ce fut au tour de l’asbl Hulp voor Oorlogsslachtoffers (Aide aux Victimes de Guerre). Si la dénomination semblait alors innocente, il s’agissait en réalité d’une organisation coupole nationale-socialiste, créée à l’initiative d’anciens membres anversois de la VKG.

67 Les organisations susmentionnées ne rassemblaient probablement pas plus que quelques centaines de militants actifs. Le NSVAP aurait compté environ 500 membres, parmi lesquels la majorité était constituée d’Anversois d’extraction modeste45. D’un tout autre ordre fut le Dietsche Opvoedkundige Beweging (DOB – Mouvement éducatif thiois), créé à Anvers en juillet 1937 sous l’impulsion de quelques jeunes enseignants laïcs et d’élèves d’Écoles normales. Tous étaient d’anciens élèves de l’école normale de la Ville d’Anvers. À l’instar des Vrienden van het Nieuwe Duitschland, DOB plaida pour

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« une philosophie germano-thioise », avec comme principes de base la « race », le « sol » et l’« honneur et la fidélité ». Convaincus que le « peuple thiois » appartient à la « race nordique », ils s’opposaient au « mélange racial ». Les Juifs étaient décrits comme des « poux étrangers », des « nez crochus », incapables de « génie créateur » et comme les « ennemis les plus inconciliables » de la « communauté populaire thioise », qui s’en prenaient particulièrement à la jeunesse46.

68 En décembre 1937, DOB s’allia au Dietsch Front (fraîchement créé, mais qui était en réalité la nouvelle appellation de la Germaansche Gilde). Après un mois à peine, s’annonça la fin de cette collaboration. Le DOB entretint néanmoins des contacts intenses et de longue durée avec Volksverwering – des contacts qui se prolongeront jusque sous l’Occupation.

69 L’analyse des parcours individuels et des organisations montre que sympathie nazie et antisémitisme étaient avant tout un phénomène anversois. Pareils ensembles réussissaient avec peine à s’imposer à Bruxelles. Quand en juin 1938 fut publiée une édition française de Volksverwering, le tirage en était limité. En outre, contrairement à son pendant flamand, l’édition française parut en version stencil et compta peu d’abonnés : en mars 1938, il y en avait sept, et 249 en décembre 193947. Ce ne fut qu’à partir d’octobre 1938 que la section bruxelloise de Volksverwering disposa d’un secrétariat propre, situé dans la rue Fossé-aux-Loups, près de la Monnaie. Et lorsque le 12 juillet de cette même année, une première « réunion de recrutement » eut lieu à Bruxelles, ce furent des membres du Groupe d’Action anversois qui, sous la houlette de Gustaaf Vanniesbecq, durent en maintenir l’“ordre”. En avril 1939, René Lambrichts reconnaissait qu’« à Bruxelles, on cherche de nouveaux propagandistes, car les plus anciens sont à bout de force »48.

70 Il faut noter que la pensée antijuive ne plongeait pas ses racines dans le nationalisme flamand mais bien dans le nationalisme belge. Dans les années 1920 déjà, le nationalisme belge choisit clairement la voie antijuive, tout en se distanciant de l’antisémitisme biologique de l’Allemagne nazie, et ce à l’inverse du Verdinaso et du VKG. Pour les nationalistes belges, l’Allemagne demeurait le pays des “casques à pointe”, qui avait commis des atrocités en Belgique pendant la Première Guerre mondiale et l’avait pillée. Le foyer nazi anversois constituait en cela une exception : les nationalistes belges et les affidés nazis nationalistes flamands s’allièrent autour de l’antisémitisme, comme l’illustre l’exemple de Volksverwering. Certains membres de la Nationaal Legioen (Légion nationale), de tendance nationaliste belge, iront même jusqu’à collaborer avec le NSVAP. Et, quand en 1939, les réfugiés juifs du paquebot Saint-Louis arrivèrent à Anvers, la Nationaal Legioen distribua un pamphlet signé René Lambrichts, leader de Volksverwering. Les Juifs y étaient décrits comme des « rapaces », dans ces mots choquants : « Ils pillent, volent et trahissent, empestent notre ville et nous ruinent. […] La Jeune Garde nationaliste (Nationalistische Jonge Wacht) veut vous aider, Juifs ! Il y a de solides cordes avec des crampons au 24 de la rue des Frères mineurs [le local du parti de la Légion nationale anversoise, ndla] »49.

La Seconde Guerre mondiale : déportation et collaboration

71 Que René Bollaerts et Gustaaf Vanniesbecq aient été arrêtés en tant que “suspects” en mai 1940 n’a rien d’étonnant. Comme beaucoup d’individus cités plus haut (Aloïs

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Goossens, Hubert Coppens, René Lambrichts, Ward Hermans et René Lagrou), Vanniesbecq est déporté vers le camp de Saint-Cyprien/Le Vernet d’Ariège dans le sud de la France.

72 Or des milliers de Juifs arrêtés se retrouvèrent également à Saint-Cyprien/Le Vernet d’Ariège, ce qui donne lieu à des situations curieuses. Ainsi, dans une même baraque, la n° 37, s’étaient rassemblés des Juifs anversois avec leur rabbin et… Gustaaf Vanniesbecq, René Lambrichts et Ward Hermans. Dans la période juillet-août 1940, après la capitulation de la France, les “suspects” affidés de l’Ordre nouveau furent libérés.

73 À leur retour, ces suspects gagnés à l’Ordre nouveau s’engagent dans la collaboration. Plusieurs d’entre eux relateront leurs aventures comme “suspects” dans des livres. Dans aucun de ces écrits, par exemple ceux de Ward Hermans et René Lagrou, on ne trouve une once de compassion pour leurs compagnons d’infortune juifs – qui, sur ordre des Allemands, ne recouvreront d’ailleurs pas la liberté.

74 Pour l’une ou l’autre raison, René Bollaerts ne fut pas déporté comme “suspect”. Libéré de la prison d’Anvers de la rue des Béguines le 17 mai, il s’engagea presque immédiatement – avant même la capitulation belge – auprès des Brandenburgers (Baulehrkompanien zur Besonderen Verwendung), une troupe commando allemande de la Wehrmacht ouverte aux non-Allemands. Après une formation à la Körnerkazerne à Aix-la-Chapelle, à Orléans et à La Celle-Saint-Cloud, en France, il fut incorporé d’octobre au 23 décembre 1940 au Sonderstab Hollman à Oostduinkerke, dans l’attente d’une offensive sur l’Angleterre50. C’est à présent en tant que Brandenburger que Bollaerts se mit à nouveau au service du groupe Hercules, qui lui assigna des missions de sabotage.

75 Emiel Francken de l’Anti-Joodsch Front (Front antijuif) fut également arrêté comme “suspect” le 10 mai 1940. Mais, pour des raisons demeurées obscures, il fut immédiatement libéré par la police.

76 À son retour du Vernet, le 9 août 1940, Vanniesbecq se fit, à l’instar de Robert Hanegreefs, son compagnon au sein du Nationaal Volksche Beweging, membre du NSVAP (Nationaal-Socialistische Vlaamsche Arbeiderspartij). Des groupuscules nationaux-socialistes tels que la Nederduitsche Jeugd, le Vlaamsche Arbeiderspartij, les Vrienden van het Nieuwe Duitschland et De Adelaar furent alors intégrés au NSVAP.

77 Vanniesbecq prit presque immédiatement contact avec Francken de l’Anti-Joodsch Front : « Il est temps à présent de se réunir et de rester ensemble. C’est dans cet esprit- là que j’ai à vous faire part de l’une ou l’autre chose. » On ignore du reste le contenu factuel de leur conversation, si conversation il y eut. Il s’agissait probablement du lancement d’un journal antijuif, pour lequel Vanniesbecq aurait obtenu le soutien du SS-Hauptsturmführer Dr Perey, attaché à la Sipo-SD de Bruxelles.

78 Ce journal antijuif ne verra finalement pas le jour. Les dirigeants de la Sipo-SD de l’avenue Louise à Bruxelles y mirent en effet le holà. Même pour la Sipo-SD Dienststelle Bruxelles, s’associer à une figure incontrôlable comme Vanniesbecq était trop risqué. L’auteur du rapport de la Sipo-SD remarqua : « [Vanniesbecq] a selon mes informations déjà eu souvent maille à partir avec la Justice […]. Dans les milieux politiques, il est de notoriété publique qu’il s’est mêlé à divers mouvements politiques, mais y a toujours semé la discorde et fut exclu des associations. […] D’après d’autres informations, il se serait très mal comporté dans le camp d’internement du Vernet. L’opinion générale à

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son sujet est qu’il agit de façon irréfléchie et irresponsable et qu’il n’est pas une personnalité irréprochable. »51

79 Jozef Baeten, qui avait soutenu financièrement Volksverwering, se brouilla également avec Lambrichts. Tout comme Vanniesbecq, il était membre de l’Algemeene SS- Vlaanderen. Dès le début de l’Occupation, il devint le représentant du Deutsche Schmalfilm für Belgien. Comme Vanniesbecq, afin de s’arroger le pouvoir de posséder un journal antijuif, il déposa une plainte auprès des Allemands contre Lambrichts. Il sembla tout d’abord obtenir gain de cause, la Propaganda-Abteilung Belgien lui donnant l’autorisation pour la « publication d’un périodique antijuif », mais la Sipo-SD de Bruxelles intervint de nouveau. Son jugement à propos de Baeten était tout aussi accablant que celui concernant Vanniesbecq52.

80 Gustaaf Vanniesbecq put finalement travailler comme entrepreneur à l’aérodrome de Deurne vers février-mars 1941. Il fit notamment fabriquer des filets de camouflage pour la Wehrmacht et se chargea du transport de matériel pour la construction d’aérodromes dans toute la Belgique et jusque dans le nord de la France. Les aérodromes constituaient des opportunités d’emploi appréciées. Vanniesbecq vendait également des chevaux et des camions. Quasiment sans le sou avant-guerre, Vanniesbecq construisit sous l’Occupation un petit empire financier. Souvent ivre mort, il dépensait une fortune en repas et boissons, notamment dans l’hôtel-restaurant L’Industrie situé rue du Pélican (Pelikaanstraat), où il invitait des membres de la et de la Wehrmacht. Il entretenait, outre son épouse, une maîtresse. En revanche, il ne payait qu’une partie des salaires de ses employés, leur disant qu’ils n’avaient qu’à encaisser le reste à la Wehrmacht. Personne n’osait protester.

81 Outre le fait d’adhérer à la SS, Gustaaf Vanniesbecq travaillait pour la Geheime Feldpolizei et le et fut désigné SS-Rottenleiter en novembre 1942.

82 Il faut noter l’opposition politique avec son père, Antoine Vanniesbecq, qui entra dans la Résistance. En juillet 1941, il fut emprisonné par les autorités d’occupation pour avoir publié et diffusé des imprimés non autorisés. Il fut d’abord emprisonné trois mois à la prison de Saint-Gilles, puis interné à Merksplas. Pendant sa détention à Merksplas, il échafauda le projet de créer un « mouvement national humanitaire gallo-wallon ». Après sa libération, le 31 octobre 1942, il rejoignit les rangs de la résistance communiste. Il aurait recouvré la liberté grâce à l’intervention du catholique Gaston Schuind, secrétaire général du ministère de la Justice53.

83 Depuis début 1941, René Bollaerts travaillait comme chauffeur à l’aérodrome de Deurne, ainsi qu’à celui de Melsbroek. La même année, le 5 octobre 1941, il adhéra comme Vanniesbecq aux Algemeene SS-Vlaanderen. À partir de mars 1942, il s’adonna un temps à la contrebande. Vers le mois d’août de cette année, Otto Desselmann, qui était à la tête du Sicherheitsdienst (SD) anversois, l’appela pour participer à des rafles de Juifs.

84 Antoon Lint devint également membre de l’Algemeen SS-Vlaanderen. Il gagna Liège où il devint Stormleider du SS-Stormban Liège, chef du Service social et chef de la cellule liégeoise de DeVlag54. Il y mit en place la section locale de Volksverwering et devint Vertrauensmann (V-man) de l’Abwehr de Liège. Durant l’été 1941, il suivit une formation à la Waffen-SS-Vorschule à Schoten, dans la banlieue anversoise où, en 1943, il participa également à l’Unterführerlehrgang. Vers la Libération, en septembre 1944,

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il s’engagea auprès de Jagdverband 502, un corps d’élite SS du SS-Standartenführer Otto Skorzeny, qui avait libéré en septembre 1943.

85 Antoon Lint ne fut pas le seul Anversois actif en Wallonie sous l’Occupation. Ce fut par exemple également le cas de Jozef Vranken, qui y dirigea une section de l’Abwehr. Ce fut une fois de plus Gustaaf Vanniesbecq qui introduisit Vranken auprès de l’Abwehr. Après son retour de Saint-Cyprien, Vanniesbecq invita Vranken, sans emploi comme expéditeur du fait de la guerre, au café Malpertuus, le local VNV à Anvers. C’est là qu’il lui présenta un espion allemand de l’Abwehr, qui avait chargé Vanniesbecq de recruter des agents. Vranken fut un “bon choix”. Tout au long de l’Occupation, son équipe sera à l’origine de l’arrestation de 150 personnes, dont 40 décéderont. Vranken devint en même temps membre de DeVlag. Son bras droit à l’Abwehr était Constant Van Dessel, recommandé par Vanniesbecq. Vranken aura finalement au moins 32 morts sur la conscience.

86 Tous les compagnons d’avant-guerre de Gustaaf Vanniesbecq, tels Aloïs Goossens, Robert Hanegreefs, ou Ward Hermans, s’engagèrent sur la voie de la collaboration.

87 Vers fin août - début septembre 1940, Aloïs Goossens était à la tête de la Section politique du NSVAP, dont Vanniesbecq, ainsi que Robert Hanegreefs, étaient membres. Du fait d’un différend personnel avec René Lagrou, qui avait, entre autres, découvert l’homosexualité de Goossens, celui-ci ne pouvait plus aspirer à jouer un rôle de premier plan dans les rangs de la collaboration.

88 Le 10 août 1942, en pleine période de déportation, fut conclu un accord de collaboration entre Volksverwering et le Dietsche Opvoedkundige Beweging (DOB). « Vu que le combat antijuif est inextricablement lié à la rééducation de notre communauté populaire, nous avons jugé nécessaire d’entériner officiellement la collaboration des deux groupes », précisa DOB55.

89 À partir de l’été 1942, Vanniesbecq et Bollaerts se révélèrent des chasseurs de Juifs des plus motivés. Il s’agissait pour Vanniesbecq d’une “activité d’appoint”, et pour Bollaerts, de son “activité principale”. Mais avant tout cela, il y eut encore la “Kristallnacht” anversoise.

Le lundi de Pâques du 14 avril 1941 : une “Kristallnacht” anversoise

90 Dans la matinée du dimanche 6 avril 1941, l’organisation antijuive Volksverwering programma au cinéma Rex, situé sur la De Keyserlei, la projection du film antisémite Der Ewige Jude (“Le Juif éternel”) du réalisateur allemand Fritz Hippler. Les Juifs y étaient dépeints comme des rats porteurs de bacilles et des sous-hommes. C’est René Lambrichts, le leader de Volksverwering, qui introduisit le film. Vu « l’écrasant succès » de la première représentation, le film fut projeté une seconde fois le lundi de Pâques 14 avril56. Devant une salle comble, Lambrichts introduisit de nouveau le film. Quelques semaines auparavant, le 26 mars, il avait participé à Francfort à l’ouverture officielle de l’Institut zur Erforschung der Judenfrage (Institut pour l’étude de la question juive), sous les auspices de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg. Vanniesbecq et Reimond Tollenaere, le dirigeant de la propagande VNV, étaient également présents. Au terme de la projection du film, vers midi trente, une partie des spectateurs et 200 à 400 membres de Volksverwering, de l’Algemeene SS-Vlaanderen et de De Zwarte Brigade

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(la milice du VNV), armés de bâtons et de barres de fer, se livrèrent à des actes de vandalisme. Une photo de l’événement nous apprend qu’un certain nombre de femmes comptaient parmi les émeutiers. On les voit poser fièrement avec leurs comparses masculins près d’un drapeau en velours noir sur lequel on peut lire « Juda Verrecke » (« Crève, Juif ») et « Ras en Bodem » (« La race et le sol »). Des militaires allemands participèrent également à l’action. Les Allemands semblaient avoir été prévenus : la présence d’une équipe de tournage allemande sur les lieux n’est probablement pas due au hasard. Ce pogrom “spontané” avait été en fait soigneusement préparé, sans doute par Vanniesbecq, car c’est son comparse Piet Verhoeven qui orchestra le tout. Cet architecte anversois, fils d’un menuisier catholique aisé, avait avant même la guerre un lourd casier judiciaire, comme Vanniesbecq. Sous l’Occupation, comme Vanniesbecq, il travailla pour la Wehrmacht, se chargeant de livraisons pour l’aérodrome de Deurne. D’abord membre du VNV, il adhéra en 1941 à l’Algemeene SS-Vlaanderen et à DeVlag. Comme Vanniesbecq, il travailla pendant presque toute l’Occupation pour la Geheime Feldpolizei et le Sicherheitsdienst, ainsi que pour le , le service allemand chargé de la spoliation des biens juifs. Il deviendra également un SS chasseur de Juifs. Dans le quartier juif, plusieurs vitres de maisons furent brisées et des devantures abîmées. À la synagogue de l’avenue Van Den Nest (Van den Nestlei), les grilles furent arrachées, le mobilier détruit, les fenêtres brisées, des livres sacrés déchirés et jetés dans la rue puis incendiés « ensemble avec d’autres affaires appartenant au culte juif »57. Des foyers d’incendie furent également allumés dans la synagogue. La synagogue et la maison du rabbin Marcus Rottenberg dans la rue de l’Orient (Oostenstraat) furent aussi vandalisées. Comme cela était prévisible, la Ville d’Anvers refusa d’indemniser les victimes juives après les faits.

Le rôle des autorités dans la “chasse aux Juifs”

91 On ne peut en effet faire l’impasse sur le rôle joué par les autorités de la ville et de la province d’Anvers, par l’administration locale, par les policiers, les instances judiciaires et le barreau dans cette traque. Ce ne fut pas de leur propre initiative que ces instances participèrent à la persécution des Juifs, mais c’est toujours loyalement qu’elles exécutèrent les ordonnances allemandes. Nous savons qu’en août 1942, c’est la police anversoise qui assista en premier les Allemands dans la poursuite des Juifs. Ce fut ensuite le tour du Stormban anversois des SS flamands.

92 La collaboration de la police anversoise aux rafles se situe dans le droit fil de ce qui s’était passé antérieurement. Presque d’emblée, les Allemands purent s’assurer de cette collaboration. Les termes « agression cumulative », repris dans certains ouvrages spécialisés – entre autres dans ceux de l’historien britannique – correspondent parfaitement à l’intervention des policiers anversois58. En effet, en décembre 1940, la Feldkommandantur décida d’expulser des milliers de Juifs vers le Limbourg et la police anversoise leur distribua 8.609 formulaires de réquisition. Le 23 décembre, la police anversoise reçut l’ordre écrit de la Feldkommandantur d’arrêter les Juifs qui ne s’étaient pas présentés. Le bourgmestre, le procureur du Roi et le commissaire en chef de la police se consultèrent et décidèrent de prêter leur concours à l’arrestation des réfractaires. Le 25 décembre, le commissaire en chef écrivit au procureur du Roi que le local de la rue Van Diepenbeeck (un ancien magasin de lits de l’armée belge) serait utilisé comme lieu de rassemblement pour les Juifs arrêtés. Un

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mois plus tard, en janvier 1941, les forces de l’ordre de la ville escortaient les personnes convoquées jusqu’à leur départ en train pour le Limbourg. Quelques jours plus tard, la police était disposée à aller chercher chez eux les “Juifs du Limbourg” qui n’avaient pas donné suite à l’ordre d’expulsion. À ce moment-là, l’usage de la violence était encore interdit et les “récalcitrants” étaient laissés tranquilles.

93 En juin 1942, le même scénario se répéta. Cette fois, on distribua des formulaires de convocation pour le travail obligatoire sur les chantiers du Mur de l’Atlantique (Organisation Todt, OT). C’est sous escorte policière que les Juifs de l’OT furent embarqués à bord de trains.

94 Trois mois auparavant, le 17 février 1941, la police anversoise n’avait eu aucun scrupule pour, à la demande de la Sipo-SD d’Anvers, procéder elle-même à l’arrestation de 27 Juifs : « Nous envoyons immédiatement nos agents de police disponibles dans les rues indiquées. » Comme ce fut le cas précédemment, le commissaire en chef, le procureur du Roi et le bourgmestre en avaient été correctement informés. Aucun d’entre eux ne protesta d’une quelconque façon.

95 Jusqu’alors, la collaboration de la police s’était limitée à de “petites” rafles. Le 15 août 1942, la police anversoise prêta pour la première fois son concours à une rafle de grande ampleur. Cette collaboration se “limita” pour l’essentiel au bouclage des rues. À ce stade, l’arrestation des Juifs en soi était encore l’œuvre des Allemands, plus précisément de la Dienststelle Holm et des Feldgendarmen (des agents de police allemands qui étaient sous l’autorité de la Militärverwaltung). À peine deux semaines plus tard, la police collabora une nouvelle fois à une rafle, qui s’interrompit prématurément. Le lendemain, les Allemands ordonnèrent à la police anversoise de procéder elle-même à l’arrestation massive de Juifs, ordre que les policiers anversois exécutèrent dans les moindres détails. Les Juifs furent littéralement extraits de leur domicile, en ce compris les malades et les blessés. Par ailleurs, cette nuit-là, la police anversoise procéda à un nombre d’arrestations dépassant le quota de 1.000 personnes imposé par les Allemands.

Les chasseurs de Juifs de la SS flamande

96 Une première grande rafle de Juifs par des membres anversois de la SS eut lieu en septembre 1942. Le Dienststelle Holm – le Judenabteilung (Service de la question juive) de la Sipo-SD anversois dirigé par Erich Holm – décida de profiter de cette occasion pour y participer. Erich Holm mobilisa à cet effet non seulement la Feldgendarmerie, mais le SS-Stormban anversois. Selon des témoignages d’après-guerre de SS, il apparaît que le Stormban anversois fut mis à contribution “en bloc”. L’action commença probablement le lundi 21 septembre, voire le samedi 19 septembre.

97 Karl Virck, l’adjudant d’Erich Holm, dirigeait l’opération. Gustaaf Vanniesbecq choisit comme terrain d’action les maisons communales de Borgerhout, de Berchem et de Deurne où des cartes de ravitaillement pouvaient être obtenues mensuellement. Nous ignorons tout de l’intervention de René Bollaerts – dans l’hypothèse où il y participa.

98 L’action fut savamment camouflée. Les membres de la Dienststelle Holm et les SS flamands étaient en civils et se mêlèrent au public peu méfiant. Les Feldgendarmen armés attendaient en coulisses. Les arrestations ne visèrent pas uniquement les Juifs. Chaque fois que des Anversois non juifs présentaient des documents d’identification de

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Juifs cachés, le personnel du service de ravitaillement devait donner ceux-ci à un membre de la Sipo-SD. Les détenteurs de ces documents étaient alors “isolés” et – sous escorte des Feldgendarmen et des SS flamands – “obligés” de désigner le lieu de domicile des Juifs en question. Tous les Juifs arrêtés de la sorte furent amenés à la caserne Dossin de Malines avec des camions “réquisitionnés” de firmes de déménagement anversoises.

99 La période qui suivit immédiatement les rafles dans les services de rationnement peut être qualifiée de “phase chaotique”. En effet, c’est alors que différents SS du Stormban anversois ont, sans être accompagnés ni de la Feldgendarmerie ni de la Sipo-SD, passé Anvers au peigne fin à la recherche de Juifs et de biens juifs. Cette “phase chaotique” de pillage fut suivie par une “phase plus structurée”, durant laquelle tant Vanniesbecq que Bollaerts jouèrent un rôle important.

100 Un soir, vers le début d’octobre 1942, l’Untersturmführer August Schollen, le dirigeant du SS-Stormban d’Anvers, convoqua une vingtaine de bénévoles afin de traquer les Juifs, avec la Sipo-SD et la Feldgendarmerie. Parmi ceux qui se proposèrent, il y avait Bollaerts, Vanniesbecq et son comparse Piet Verhoeven. La vingtaine de bénévoles SS était sous la direction du Dienststelle Holm. Selon un témoignage d’après-guerre d’un SS chasseur de Juifs, ils travaillèrent par petits groupes de quatre à cinq personnes, dont un ou deux Feldgendarmen, deux membres de la Vlaamse SS et un homme du SD. Au total, il y avait selon toute probabilité 50 à 60 chasseurs de Juifs, parmi lesquels 20 à 30 Feldgendarmen. Lors des rafles d’août, la police anversoise avait agi de la même manière. Toutefois, dans la pratique, un certain nombre de SS traqueront les Juifs sans être accompagnés de la Sipo-SD et de la Feldgendarmerie, et certains agirent même de leur propre initiative.

101 Ces petits groupes de SS travaillaient apparemment principalement en journée. D’après une déclaration d’un SS chasseur de Juifs, ces actions se déroulaient généralement entre 9 et 16 heures. Toujours selon ce témoignage : « Dès qu’on mettait la main sur une personne [juive], on l’amenait à la Feldgendarmerie du Meir et ensuite à l’avenue Dellafaille [le quartier général de la Sipo-SD d’Anvers]. Le SD venait chercher les Juifs au Meir. »59 Dans une première phase, les Juifs étaient rassemblés dans les “bunkers” de la Gare centrale à l’avenue De Keyser (De Keyserlei) et, de là, transportés par train vers la caserne Dossin à Malines. Plus tard, on préféra le “système des camions de déménagement” à celui du “train”. Pour le transport vers Malines, on fera appel à des firmes de déménagement anversoises. Selon un autre traqueur de Juifs anversois, « partout où on pouvait les trouver, on mettait la main sur les Juifs : à la maison, dans la rue, dans des bâtiments administratifs, etc. »60

102 Francken, de l’organisation d’avant-guerre Anti-Joodsche Front, était particulièrement satisfait de la traque faite aux Juifs. Il écrivit à un ami anversois, également ancien membre de l’Anti-Joodsch Front : « Que tu aies aidé au nettoyage de Juifs ne m’étonne pas du tout, bien qu’il y en ait encore toujours à Anvers. N’a-t-on donc pas prévenu les Sinjoren [les Anversois “de souche”] que ceux qui cacheraient des Juifs, partageraient le sort de leurs protégés ? Ou se trouvent-ils plutôt en dehors de la ville, ce qui semblerait être souvent le cas ? ». « À Bruxelles », poursuit Francken, « nous avons aussi organisé différentes chasses aux Juifs et toujours fait de belles prises. Je suis vraiment curieux de découvrir le nouveau paysage anversois. L’air doit y être bien plus frais. »61

103 Francken avait entretemps déménagé vers Bruxelles-ville, où il faisait partie de la Judenabteilung de la Sipo-SD. Il était en même temps membre de l’Algemeene SS-

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Vlaanderen et de DeVlag. C’était un traqueur de Juifs acharné : « Dans le courant de la semaine dernière », fit-il savoir à ce même ami, « je suis personnellement allé au Stelle de la police ss parce que j’avais préparé une liste d’affaires juives à régler. Vraiment, je ne pouvais concevoir de laisser ces affaires juives en souffrance. »62

Les arrestations

104 Fin octobre, début novembre 1942, quelques fidèles furent choisis dans le groupe formé d’une vingtaine de SS. N’étant pas rétribués, les SS compensaient en dévalisant leurs victimes. Selon le témoignage de Janssens, tout citoyen anversois qui dénonçait des Juifs recevait une prime de 100 francs belges, mais la majorité des dénonciations se faisait néanmoins par lettre anonyme.

105 Felix Lauterborn, 47 ans, allait désormais occuper le devant de la scène. Cet ancien photographe et journaliste sportif, membre de Volksverwering bien avant la guerre, devint sous l’Occupation Beschermend Lid (Membre protecteur) des Algemeene SS- Vlaanderen et le confident d’Erich Holm (« un grand roux avec des taches de rousseur »), le dirigeant de la Judenabteilung anversoise. Lorsque Lauterborn était en état d’ébriété, il devenait ingérable. Avant-guerre, de nombreux procès-verbaux furent dressés à son encontre.

106 Le fait qu’Emiel Janssens exploitait un café était une aubaine. Felix Lauterborn dit à ce sujet : « J’étais souvent dans le café de Janssens. […] Holm était au courant de cela et chaque fois qu’il voulait nous joindre, il téléphonait d’abord là. Il arrivait qu’il vînt nous y chercher. »63 Il est évident que de nombreuses arrestations se firent dans un certain état d’ébriété, avec toutes les conséquences que cela put avoir pour les victimes.

107 Par ailleurs, Gustaaf Vanniesbecq, qui était en bons termes avec Otto Desselmann, le dirigeant du SD anversois, sut gagner et conserver la confiance de ses supérieurs dans sa fonction de traqueur de Juifs. Il n’est pas étonnant qu’il formât rapidement un duo avec son ami Otto Desselmann. Les équipes de Lauterborn et de Vanniesbecq travaillaient cependant régulièrement ensemble. En principe, lors des arrestations, ils étaient toujours accompagnés d’un SS-Dolmetscher flamand ou d’un membre allemand du Dienststelle, comme Erich Holm. Parfois, un chauffeur (flamand) du Dienststelle prenait part aux opérations.

108 L’arrestation des Juifs se déroulait selon Felix Lauterborn de la façon suivante : « Nous allions chercher les Juifs à des endroits qui nous étaient préalablement indiqués par le Dienststelle [le Judenabteilung], qui recevait régulièrement des adresses par le biais de lettres anonymes, de dénonciations et d’autres sources d’information. Nous n’étions jamais renseignés quant à la source de ces adresses. » Les dénonciations auraient donc été à la base des arrestations des Juifs à Anvers. À en croire Lauterborn, « sur la centaine de Juifs arrêtés […], quatre-vingts furent dénoncés par lettres anonymes. »64

109 La plupart des actions se déroulaient alors plutôt la nuit. Invectiver les victimes et leur distribuer des coups faisait partie de la panoplie d’intimidations, mais, selon Felix Lauterborn, « pas de telle façon à ce que l’on puisse dire qu’il s’agissait de “passages à tabac” ».65 En vérité, la brutalité était pratiquée et il y eut également des attouchements sexuels. Lauterborn et ses acolytes n’avaient aucun scrupule à pousser des femmes et des enfants dans les escaliers ou à les jeter dans des camions en attente. Ceux qui essayaient encore de fuir étaient abattus. Les maisons des Juifs arrêtés étaient ensuite

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scellées par Lauterborn et ses comparses, dans l’attente de la venue du Devisenschutzkommando. Mais déjà lors des actions, les équipes de Vanniesbecq et Lauterborn volaient ce qu’ils pouvaient emmener. L’unique différence avec la période d’action de la vingtaine de SS fut que les équipes de Lauterborn et de Vanniesbecq dépouillaient leurs victimes de manière moins ostensible.

110 Le transport des Juifs arrêtés par les bandes Vanniesbecq et Lauterborn se déroulait des façons les plus diverses. Selon toute probabilité, cela se passait en journée, généralement par des camions de déménagement. Certaines victimes furent simplement mises dans le tram où elles furent enchaînées au vu des personnes présentes. Un certain nombre d’arrestations se firent même en taxi. Gustaaf Vanniesbecq se déplaçait souvent en moto pour ses opérations de traque avant que des membres de la Sipo-SD ou de la Feldgendarmerie n’arrivent sur place. La voiture de Karl Vierk, l’adjoint d’Erich Holm, se révélait également “pratique”.

111 Dans de nombreux cas, les victimes n’étaient pas transportées directement vers la caserne Dossin à Malines, mais d’abord écrouées à la prison de la Ville d’Anvers rue des Béguines, au quartier général de la SS d’Anvers dans la rue Quellin (juste à côté du “quartier juif”, près de la Gare centrale), ou au quartier général de la Sipo-SD, avenue Dellafaille. Souvent, les détenus passaient par plusieurs de ces lieux.

112 Les enfants dits “abandonnés”, dont les parents avaient été arrêtés, étaient transférés à l’orphelinat de la Longue rue d’Argile. Dans le cas où les parents n’avaient pas encore été déportés, René Bollaerts et Paul Martens se chargeaient d’amener les enfants appréhendés à la caserne Dossin à Malines, d’où ils étaient déportés vers Auschwitz.

113 Gustaaf Vanniesbecq ayant après-guerre pu échapper à la justice, nous ignorons à peu près tout de la façon dont il agissait. De surcroît, après la Libération, des membres de la Witte Brigade (Brigade blanche) saccagèrent son domicile et brûlèrent ses lettres et documents dans la rue66. Mais sa façon d’agir était indubitablement comparable à celle de René Bollaerts (« un petit noiraud »). Le 26 juin 1943, vers midi, Bollaerts et Pol Martens (« un grand blond »), habillés en civil, vinrent sonner au 35 Belgiëlei, chez Henriette Van Welde, une femme âgée de 52 ans. Elle était soupçonnée de cacher des Juifs. La fouille du domicile de Van Welde leur livra un homme, une femme et deux enfants, probablement des Juifs hongrois. Selon Van Welde, « le long blond s’est écarté. Entretemps, le petit noiraud m’a frappée violemment avec une clef de manœuvre du poêle. Ensuite, ils m’ont traînée dehors et emmenée dans une camionnette rouge appelée sur place par le long blond, et puis je fus transférée rue des Béguines [la prison anversoise]. »67 Entretemps, Martens avait volé chez Van Welde « une valise d’argent » pour une valeur de 6.800 fr.

114 Certaines arrestations étaient dignes “d’un film d’action”, par exemple l’“opération magasin de tabac” du 17 mars 1943. Josephine Hartog, la compagne juive du négociant de tabac Hendrik Kusters fut arrêtée au 10 Charlottalei. Les auteurs de l’arrestation étaient Felix Lauterborn, Miel Janssens, « un long blond » (Paul Martens) et « un cheveux noirs bouclés » (René Bollaerts). Kusters témoignera qu’ « après avoir mis les scellés sur mon armoire à linge et ma garde-robe, ils ont emmené Josephine Hartog ensemble avec de nombreuses autres victimes dans une voiture-camion. »68 Peu après, apparut chez Kusters, madame Josée K., qui très vite gagna sa confiance : « Elle me disait qu’elle avait déjà tant fait pour empêcher des Juifs et d’autres Belges d’être emmenés en Allemagne. Elle m’aiderait aussi, également pour le ménage, les courses, etc. Elle apporterait également à Malines Dossin un colis de victuailles et autres et me

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dit que Josephine Hartog était là. »69 Finalement, Josée se fit embaucher comme nouvelle gérante du commerce de cigares, mais elle se révéla être un agent à la solde d’Erich Holm, ce qui permit à Lauterborn et ses copains d’avoir dorénavant libre accès au magasin.

115 La bande d’Erich Holm avait d’une manière ou d’une autre appris qu’Hendrik Kusters avait une large clientèle juive. Il se peut que Felix Lauterborn et ses comparses aient lors de la perquisition trouvé une liste des clients de Hendrik Kusters, sur laquelle figuraient pas moins de cinq cents noms juifs. Selon Lauterborn, « sur ordre de Holm, Josée K. servait les clients, tandis que nous attendions derrière un rideau. Elle devait nous livrer les Juifs qui entraient. Le mode opératoire était le suivant : lorsqu’un Juif entrait, un signal secret était donné, qui consistait à dire à voix haute une phrase convenue d’avance, par exemple : “cela fait longtemps que je vous ai pas vu”. Nous savions alors qu’il y avait un Juif dans le magasin. Dès qu’il sortait, nous le suivions de près et nous l’arrêtions un peu plus loin dans la rue. » « Je n’y étais jamais seul », ajoute Lauterborn, « Martens, Janssens, Bollaerts et possiblement Vanniesbecq ont également assuré une surveillance dans ce magasin. »70

116 Certains Anversois ne supportèrent pas plus longtemps d’assister à cette chasse aux Juifs et le firent savoir clairement. À Anvers, véritable foyer d’antisémitisme avant et pendant l’Occupation, il fallait une bonne dose de courage pour l’exprimer. Ainsi, Raymond Tanghe, un exportateur né à Ostende, alla jusqu’à s’attaquer physiquement à la bande de Lauterborn. C’est jusqu’à présent l’unique exemple connu, mais qui vaut la peine d’être mentionné. Le 22 octobre 1942 vers deux heures de l’après-midi (dans une autre déclaration, il donne comme date le 22 novembre 1942), Tanghe fut témoin d’une arrestation avenue Plantin Moretus. Les auteurs en étaient Janssens, Bollaerts, le Dolmetscher Joris Wiethase et Vanniesbecq. Les déclarations d’après-guerre de Tanghe donnent en général une image pas très glorieuse de certains Anversois et constituent autant de témoignages de la complicité des firmes de déménagement anversoises : « Je vis sortir une femme très âgée tenant à la main une fillette […]. Au même moment un individu la suivait et lui donnait force coups de pied et poing. Une telle colère m’a pris, que j’ai immédiatement traversé la rue violemment et apostrophé cette ignoble brute. […] Pendant que j’insultais cet individu, deux plus jeunes […] sortirent également de la même maison. À eux deux ils se précipitèrent sur moi sur l’ordre du premier. Ils essayèrent de me conduire et de m’embarquer dans leur camion de déménagement (d’une firme de Mariabourg). À coups de pied et poing, je me suis défendu. À tel point que ces deux Sicherheitsdienst furent hors combat. Toutefois le cafetier [Janssens] a sorti un revolver. » Tanghe ne capitula pas pour autant immédiatement : « Venant vers moi, je n’avais plus qu’à lever les bras. S’étant approché trop près de moi, je lui ai donné un tel coup de pied dans le ventre qu’il est tombé. J’en ai profité pour prendre le large. Mais quelques instants après une auto allemande me poursuivait. M’étant caché dans une fabrique de la rue de la Province – la concierge fit un tel tumulte que l’auto s’arrêta, et je fus livré. […] Je fus embarqué dans le camion avec une trentaine de Juifs – hommes et femmes et enfants. »71 Lorsque Tanghe fit la remarque à Bollaerts que celui- ci n’avait absolument aucune compassion pour ces Juifs arrêtés (« ces pauvres gens »), Bollaerts lui répondit : « Nous n’avons aucune pitié pour un tel peuple. » Et Janssens aurait ajouté : « Vous avez de la chance que mon revolver se soit enrayé. »

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Libération et après-guerre

117 Après la guerre, René Bollaerts, Antoon Lint et Gustaaf Vanniesbecq furent arrêtés, Bollaerts était revenu en Belgique. Arrêté à Gand et écroué au centre d’internement de Hemiksem, il simula une attaque d’épilepsie pendant l’enquête judiciaire : « Lorsque ceci échoua, il insulta le personnel [du centre d’internement] de la manière la plus grossière. »72 Au procès collectif de Lauterborn et ses acolytes, Bollaerts fut condamné à mort par le tribunal de première instance, tout comme Lauterborn, Janssens, Paul Martens et Joris Crespin. Le procès Lauterborn et consorts est l’un des rares procès de collaborateurs belges où la persécution des Juifs fit l’objet d’une attention particulière73. Janssens, Crespin, Bollaerts et Lauterborn firent appel. Les peines de Bollaerts et Crespin furent commuées en emprisonnement à perpétuité. La peine de mort fut conservée pour Lauterborn et Janssens. Martens fut condamné à mort par contumace, la justice ignorant qu’il était mort aux Pays-Bas vers septembre 1944. Ce mois-là, il s’était enfui de la Sipo-SD d’Anvers pour aller à Apeldoorn, où avec d’autres membres de la Sipo-SD il se livra à des crimes de guerre.

118 René Lambrichts, Jozef Vranken, Constant Van Dessel et Ward Hermans furent également condamnés à mort. Tous firent appel, mais seul Lambrichts vit sa peine commuée en peine d’emprisonnement à vie. Cependant, aucun des condamnés à mort ne fut exécuté. Vranken, Van Dessel et Janssens furent libérés de façon anticipée en 1963, et Lauterborn succomba à une crise cardiaque dans la prison de Louvain en 1957.

119 À l’approche des troupes alliées en Belgique, le dimanche 3 septembre 1944, Gustaaf Vanniesbecq prit la fuite vers l’Allemagne dans une carriole tirée par un cheval. Sa femme et son enfant étaient déjà partis en train. Arrêté, il réussit à s’évader de sa cellule avant d’être jugé. Il fut condamné à mort par défaut et s’enfuit vers la France, où il entrera en service auprès de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST), qui avait pour mission de dépister les collaborateurs qui avaient travaillé pour l’Abwehr… Il s’installa ensuite en Argentine pour se retrouver finalement en Espagne, où demeurait déjà son épouse. Il y fit d’abord neuf mois de prison avant de travailler comme traducteur à Madrid. Il acquit après un certain temps la nationalité espagnole. D’Espagne, il collabora au périodique d’extrême droite De Vrijbuiter (qui vit le jour en 1964), l’organe de la section gantoise du Vlaamse Militantenorde (VMO). Il soutenait différentes initiatives nationales-socialistes et devint le représentant officiel en Espagne du Sint-Maartensfonds, une association caritative pour les anciens combattants, proche des milieux collaborationnistes74.

120 En 1966, Gustaaf Vanniesbecq se mit en contact avec Roeland Raes, qui appartenait à l’aile droite de la Volksunie, était actif au sein de l’organisation d’extrême droite Were Di (Défends-toi) et se fit connaître plus tard pour ses positions négationnistes et comme sénateur du Vlaams Blok. Vanniesbecq lui demanda de l’aider à mettre sur pied « une sorte de comité de libération flamand à l’étranger », le but étant de « libérer complètement la Flandre de la Belgique, et ce en collaboration avec des Wallons ». L’argent ne constituait pas selon lui un obstacle et il espérait pouvoir se mettre en contact avec René Lagrou. Bien que Raes considérait ce projet comme « très stimulant », celui-ci ne vit pas le jour. Un autre Flamand notoire “exilé” à l’étranger répondit à Raes que Vanniesbecq n’était rien de plus qu’un « hurluberlu ». Le 12 septembre 1971, Vanniesbecq décéda à Madrid. Tant De Vrijbuiter (Le Flibustier), Berkenkruis (La Croix du bouleau), le journal des anciens du Front de l’Est, que

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Broederband (Fraternité), porte-parole des Amicales des Victimes nationalistes flamandes de la Répression (Vriendenkringen van Vlaams-nationale repressieslachtoffers) lui consacrèrent un in memoriam75. Après sa mort, sa veuve continua à soutenir financièrement la Volksunie76.

121 Antoon Lint fut condamné à 20 ans de prison, puis réhabilité dans le courant des années 1950. Après sa libération anticipée au début des années 1950, Bollaerts, qui avait maltraité tant de Juifs, choisit d’exercer le métier de kinésithérapeute.

Conclusion

122 Au cours des années 1930 apparut à Anvers un grand nombre d’organisations antijuives et d’inspiration nationale-socialiste. Presque tous ces groupuscules avaient leur berceau et leur point d’ancrage dans la métropole flamande. Contrairement au reste du pays, Anvers connut un rassemblement des forces antijuives.

123 Les positions antisémites venaient surtout des sphères d’influence du parti catholique, des organisations d’indépendants et des mouvements favorables à l’Ordre nouveau. À partir de 1933, avec l’arrivée de réfugiés fuyant l’Allemagne nazie, l’animosité à l’égard des Juifs monta d’un cran : les meetings antijuifs se multiplièrent, la presse catholique se mit à parler de la communauté juive en des termes de plus en plus malveillants et certains groupuscules antisémites n’hésitèrent pas à recourir à la violence physique. La radicalisation générale atteint un premier sommet dans les échauffourées d’août 1939, qui mobilisèrent une masse de gens et que toléra pratiquement l’ensemble de la presse catholique anversoise.

124 Au début de l’Occupation, les Juifs étaient donc déjà stigmatisés par de larges couches de la population anversoise. La victoire allemande éveilla les appétits des dirigeants et des militants des groupes antisémites et nationaux-socialistes, impatients de passer à l’action. Un certain nombre d’animateurs de ces organisations vont participer activement aux persécutions des Juifs, collaborer avec la Sipo-SD et se rendre coupables de rackets envers leurs victimes juives. Comme l’illustrent les parcours individuels des personnes évoquées, il fut extrêmement facile aux nationalistes flamands de franchir le pas de la collaboration. Les organisations nationalistes flamandes soutenaient sans réserve la politique antijuive des Allemands, appelaient fréquemment à prendre des mesures encore plus radicales et constituaient un vivier où se recrutaient les “chasseurs de Juifs”. Ces collaborateurs anversois allaient enfin former une importante force de complément, aux côtés des effectifs allemands, lors des rafles antijuives.

ANNEXES

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Membres de la Milice flamande

Debout de gauche à droite : Antoon Lint et René Bollaerts. Assis, à droite : Gustaaf Vanniesbecq. © Felixarchief

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René Bollaerts.

René Bollaerts.

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Antoon Lint.

Gustaaf Vanniesbecq.

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Felix Lauterborn

Emiel Janssens.

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la Sipo-SD d’Anvers.

Pamphlet antisémite.

Lode Welter et Emiel Francken publièrent ensemble en 1937 Het Jodendom ontmaskerd als de aartsvijand, une traduction du pamphlet antisémite Les Protocoles des Sages de Sion.

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Projection du film "Der Ewige Jude"

Le 6 avril 1941, l’organisation antijuive Volksverwering programma au cinéma Rex la projection du film antisémite Der Ewige Jude du réalisateur allemand Fritz Hippler.

NOTES

1. Traduit du néerlandais par Barbara Dickschen, hormis certains passages traduits par Serge Govaerts pour l’ouvrage de Lieven Saerens Étrangers dans la cité. Anvers et ses Juifs, Bruxelles, 2005. Texte revu par la Fondation de la Mémoire contemporaine. 2. Volksgazet, « Naar de Bronnen van het Verraad. De mislukte Horst Wessel van Vlaanderen », 12 et 13-14.1.1945. 3. Auditorat militaire, Dossier René Bollaerts. Rapport du psychiatre Andersen, 28.1.1947. 4. Auditorat militaire, Dossier René Bollaerts. 5. Hier Dinaso !, 25.1.1936. Dans un souci de lisibilité, nous avons choisi de traduire systématiquement les extraits des documents rédigés en néerlandais et en allemand. 6. De Volksgazet, « Vlaamsche fascisten door Joden afgeranseld te Antwerpen », 24.4.1933, p. 1. 7. FelixArchief (Anvers) MA, 27960, Pv police de la 6e section, 26 avril 1933 (PV n° 1514). 8. Au nombre de ses autres publications : W. Hermans, Het boek der stoute waarheden. West- Europeesche perspectieven, Langemark, 1933 ; Id., West-Europeesche perspectieven. ’t Wordend Dietschland in ’t worden van den tijd, Anvers, [1934 ?] ; Id., Jodendom en communisme zonder masker. Nog stoute waarheden, Langemark, 1936 ; Id., Van Egger tot Jasina. 100 dagen in Tsjecho-Slowakije, Langemark, 1938. 9. Dietschland en Orde, 7.11.1934, pp. 3-4. 10. Auditorat militaire, Dossier Volksverwering. 11. Archives générales du Royaume Anvers-Beveren (ARA), Archives du Parquet du Procureur du Roi d’Anvers, Archives de la brigade de la police judiciaire du Parquet d’Anvers, Versement 2001 C. 12. E. Picard, Synthèse de l’antisémitisme : la Bible et le Coran, les hymnes vediques : l’art arabe, les juifs au Maroc, Bruxelles, 1892. 13. Volksverwering, « Zijn de joden slecht door reactie ? », 4.4.1937, p. 2.

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14. Ibid., « Hoe Brabo de jodenkwestie zou oplossen », 16.5,1937, p. 2. 15. Ibid., 28.2.1937, p. 3. 16. Ceges (Bruxelles), Auditorat militaire, Pièces à conviction, Dossier Anti-Joodsch Front et Archives Emiel Francken et Lode Welter, 1940-1944 (AA 1314). 17. Moniteur belge, 26.3.1938, 299-300. 18. Auditorat militaire, Dossier Vanniesbecq ; Ceges, Dossiers généraux de la Sûreté d’État sur l’Abwehr et la Sipo-SD pendant l’Occupation, 1944-1947 (AA 1312). 19. Volksverwering, 14.8.1938, p. 1. 20. ARA, Archives du Parquet du Procureur du Roi d’Anvers, Brigade de la police judiciaire du Parquet d’Anvers, Versement 2001 C. 21. Ibid. 22. Volksverwering, 18.12.1938, p. 2 et p. 4. 23. Het Middenstandsbelang, juillet 1939, p. 2. 24. Gemeenteblad Stad Antwerpen, 7.8.1939, pp. 144-149. 25. Ceges, Archives de l’Auswärtiges Amt. Politisches Archiv Bonn, Judenfrage in Belgien, 1939-1944, Courrier du Deutsches Generalkonsulat Anvers à l’Auswärtige Amt Berlin, 8.7.1939. 26. E. Verhoeyen, Spionnen aan de achterdeur. De Duitse Abwehr in België 1936-1945, Anvers, 2011, p. 381. 27. Volksgazet, « Naar de Bronnen van het Verraad. De mislukte Horst Wessel van Vlaanderen », 12.1.1945. 28. Auditorat militaire, Dossier Aloïs Goossens. 29. De Volksgazet, 22.1.1945. 30. E. Verhoeyen, België bezet. 1940-1944, Bruxelles, 1993, pp. 398-399. Note autobiographique d’après-guerre de Jozef Vranken (archives privées E. Verhoeyen). 31. Ibid. 32. De Aanval, 15.6.1939, pp. 2-3. 33. Ibid. 34. De Volksgazet, 26.8.1939, p. 5. 35. La Métropole, 27.8.1939, pp. 4-5. 36. Ibid. 37. Gazet van Antwerpen, 21.8.1939, p. 4 ; 26.8.1939, p. 1 ; 27.8.1939, p. 7. 38. Het Handelsblad van Antwerpen, 27.8.1939, pp. 2-3. 39. De Morgenpost, 26.8.1939, p. 3. 40. Ceges, Archives Osoby Moscou, Rapport Auslandsdienst Brussel, 2.9.1939. 41. A. Morelli, « Les diplomates italiens en Belgique et la “question juive” », 1938-1943, dans Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, 53-54, p. 375. 42. E. Verhoeyen, Spionnen..., op. cit, p. 210. 43. Ibid., p. 184. 44. Ibid., p. 297 et p. 356. 45. Volksgazet, « Naar de Bronnen van het Verraad. De leerrijke Historie van de N.S.V.A.P. », 22.1.1945. 46. Dietsch Opvoedkundig Tijdschrift, 1, 1939, pp. 1-7 ; 2, p. 29 ; 4, pp. 57-60 ; 6, p. 89. 47. ARA, Archives du Parquet du Procureur du Roi d’Anvers, Archives de la brigade de la police judiciaire du Parquet d’Anvers, Versement 2001 C. 48. Volksverwering, 9.4.1939, p. 4. 49. G. Meulenaer – L. Walleyn, « De Jodenvervolging in België », dans A. Martens – L. Walleyn – V. Hobin – G. Muelenaer (Éds.), Verdeel en heers. Racisme als strategie, Berchem, 1982, p. 14 ; Volksverwering, 30.6.1939. 50. E. Verhoeyen, Spionnen..., op. cit., p. 356.

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51. Auditorat militaire, Dossier Volksverwering, Courrier Sipo-SD, NSDAP, Orts-gruppe Anvers et Reichsicherheitshauptamt concernant Jozef Baeten, Gustaaf Vanniesbecq et René Lambrichts, 10 mai - 19 août 1941. 52. Ceges, Archives E. Francken, Courrier de G. Vanniesbecq à E. Francken, août 1940 ; M. De Wilde et E. Verhoeyen, De Kollaboratie. België en de Tweede Wereldoorlog, 5, Anvers-Amsterdam, 1985, p. 100. 53. Service public fédéral Securité sociale, Service des Victimes de Guerre (SVG), Dossier d’Antoine Vanniesbecq. 54. E. De Bruyne, « Moi Führer des wallons ! ». Léon Degrelle et la collaboration outre-Rhin, Liège, 2012. 55. Dietsch Opvoedkundig Tijdschrift, « Samenwerking tusschen Volksverwering en DOB », août- septembre 1942, p. 168. 56. Volk en Staat, 9.4.1941. 57. FelixArchief, MA, Dossier n° 3221, Recueil 89, Procès-verbaux des commissaires de police adjoints de la 7e section H. Van Linden et F. Vandenblunder, 14.4. 1941 ; Rapports du major des pompiers E. Van Cappellen, 15 et 25.4.1941. Voir également : FelixArchief, MA, n° 29051, Rapports officiers 6e section, 30.4.1941 ; FelixArchief, MA, n° 28080, Procès-verbaux 6 e section, avril-mai 1941 (pv nos 1315, 1318, 1323, 1631). 58. I. Kershaw, Hitler, Tome I et II, Londres, 1998 et 2000. 59. Auditorat militaire, Dossier Felix Lauterborn et consorts. 60. Ibid. 61. Ceges, Archives Anti-Joodsch Front, Courrier de Francken à Karel Meeus, 26.10.1942. 62. Ceges, Archives Anti-Joodsch Front, Courrier d’E. Francken à Karel Meeus, 6.7.1943-8.4.1944. 63. Auditorat militaire, Dossier Felix Lauterborn et consorts. 64. Ibid. 65. Ibid. 66. Auditorat militaire, Dossier personnel de Gustaaf Vanniesbecq, Pv Sûreté de l’État, 5.2.1945, n° 1737. 67. Auditorat militaire, Dossier Felix Lauterborn et consorts, Audition de Henriette Van Welde, 1945-1946. 68. Ibid. 69. Ibid. 70. Auditorat militaire, Dossier Felix Lauterborn et consorts. 71. Auditorat militaire, Dossier Lauterborn et consorts, Courrier de Raymond Tanghe au Procureur du Roi d’Anvers, 9.10.1944 et pv d'audition de Raymond Tanghe, 30.10.1945. 72. Auditorat militaire, Dossier René Bollaerts, Courrier du directeur du centre d’internement de Hemiksem au substitut de l’auditeur militaire, 14.11.1945. 73. Lire à ce sujet : M.-A. Weisers, Juger les crimes contre les Juifs : des Allemands devant les tribunaux belges, 1941-1951, thèse de doctorat en histoire, ULB, 2014. 74. Fr. Seberechts – Fr.-J. Verdoodt, « Leven in twee werelden. Belgische collaborateurs en de diaspora na de Tweede Wereldoorlog », dans Wetenschappelijke tijdingen op het gebied van de geschiedenis van de Vlaamse Beweging, 60, 1, 2011, pp. 140-141. 75. Ibid. 76. Nous remercions Philippe Van Meerbeeck, ancien collaborateur de Maurice De Wilde, pour ces informations.

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AUTEUR

LIEVEN SAERENS Lieven Saerens, docteur en histoire, est chercheur au Ceges. Il s’intéresse à l’histoire des communautés juives de Belgique et à l’attitude des Belges envers les Juifs. Il est l’auteur de Vreemdelingen in een wereldstad. Een geschiedenis van Antwerpen en zijn joodse bevolking (1880-1944) (2000) et de Onwillig Brussel. Een verhaal over jodenvervolging en verzet (2014).

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Le Linké Poalé Zion et la Résistance en Belgique durant la Seconde Guerre mondiale

Jeannine Levana Frenk

1 L’historiographie n’a pas toujours été très généreuse avec le Linké Poalé Zion - LPZ (les Ouvriers de Zion de gauche) et sa contribution à la Résistance juive en Belgique durant la Seconde Guerre mondiale. Cet article propose une relecture de la question fondée sur l’analyse de sources nouvelles et de la presse clandestine du parti1.

2 Le LPZ fut créé en 1920 suite à une scission au sein de l’Union mondiale du Poalé Zion - PZ, le courant sioniste majoritaire, au cours de son congrès tenu à Vienne la même année. Dès avant la rupture de 1920, Dov-Ber Borochov, l’idéologue de la faction dissidente, accusait le PZ d’être sioniste à 85 % et socialiste à seulement 15 %, alors que lui se voulait à la fois sioniste et socialiste à 100 %. Aspirant à combiner sionisme et révolution prolétarienne, l’exigence du groupe de Borochov de s’intégrer à la IIIe Internationale communiste mena à la rupture finale. Parti rebelle par excellence, le LPZ gravita pourtant, jusqu’à la fin des années 1930, en marge du mouvement communiste international parce qu’il revendiquait sa spécificité juive et défendait la cause sioniste, mais aussi des institutions sionistes mondiales, dont il s’était détaché. Cette dualité poussa Lénine, au cours d’une rencontre en Belgique avec Borochov, à définir ce qui allait devenir le LPZ comme un parti « assis entre deux chaises »2. Ce caractère hybride lui a probablement permis de jouer les intermédiaires et de faire le lien entre communistes, sionistes généraux, Poalé Zion-Zéiré Zion (la jeune garde du Poalé Zion) et autres tendances, au moment de la création du Comité de Défense des Juifs en 1942. L’engagement du LPZ en défense des masses juives découla de sa tradition dissidente, forgée dans le dévouement sans bornes de ses militants et dans sa nature de parti “trait d’union” entre communistes et sionistes de toutes tendances.

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Le LPZ en Belgique de l’entre-deux-guerres

3 Le LPZ a existé en Belgique de 1921 à 1948 quand il fut intégré au Mapam3. Il était particulièrement bien implanté au cœur de l’immigration yiddishophone originaire d’Europe de l’Est, venue s’installer dans le pays durant l’entre-deux-guerres. Il reproduisait au sein de la yiddishe gas (la rue juive) des microcosmes de vie calqués sur les structures politiques et culturelles du monde que les nouveaux arrivants venaient juste de quitter. L’historien Rudi Van Doorslaer a noté que ces cercles s’érigeaient en « famille de substitution qui constituait, dans un environnement étranger, un lieu de convivialité »4 ou des « synagogues de substitution »5. Par ailleurs, le parti regroupait à la fois des intellectuels, ingénieurs et médecins férus de langue et de culture yiddish, et des ouvriers autodidactes, qui incarnaient ce rapport privilégié entre culture et radicalisme politique, caractéristique des révolutionnaires du yiddishland décrit par Alain Brossat et Sylvia Klingberg6. La plupart des ouvriers-intellectuels radicaux qui militaient au LPZ de Belgique combinaient en effet l’action politique et culturelle avec l’exercice d’un métier manuel, ce qui leur permit de maintenir des liens étroits avec les milieux ouvriers juifs.

4 En 1928, Bruxelles accueillit la première conférence des représentants du LPZ établis dans les pays d’Europe occidentale. La Belgique y était représentée par David/Dodé Trocki, qui terminait à ce moment ses études d’ingénieur en chimie à l’université de Gand, et par Yéhuda Tiberg, journaliste et dirigeant du parti d’avant-guerre7. Un an plus tard, Abusz Werber, coupeur de chaussures et fervent « yiddishiste », quittait sa Pologne natale pour se joindre à l’équipe dirigeante du LPZ belge8. En 1931, Trocki et Werber scellèrent leur alliance politique en devenant beaux-frères, faisant du parti une affaire de famille. D’autres personnes engagées à leurs côtés, tels les Tabakman et les Bunim, étaient également unies par des liens familiaux9.

5 Le LPZ était faiblement représenté à Anvers. À Bruxelles, par contre, il réussit à gagner une audience relativement importante dans le courant des années 1930. En 1939, il représentait 32 % de l’électorat sioniste, un « phénomène remarquable », selon Van Doorslaer, vu la marginalité du LPZ et le fait qu’il n’intégra les institutions du judaïsme officiel, tels le Congrès Juif mondial et la Fédération sioniste de Belgique, qu’en 193710. Les deux partis combinés du LPZ et PZ donnèrent alors une impulsion sans précédent au sionisme ouvrier de Belgique qui devint prédominant dans la capitale. En 1939, ensemble, ils y recueillirent 56 % des voix aux élections du Congrès juif mondial (48 % à Liège et 47 % à Charleroi), contre 35 % des voix à Anvers.

6 Plus importante encore fut la contribution du LPZ au Conseil des Associations juives de Bruxelles (Rat fun die Yiddishe Organizatsies in Brisl), créé en 1937, qui coalisait en un front unifié toutes les tendances actives dans la rue juive, réunissant vingt-sept organisations, des communistes aux orthodoxes. Ce Conseil se distingua dans la lutte contre la montée de l’antisémitisme, contre l’expulsion des sans-papiers et l’allègement de la législation contre les étrangers. Ainsi, « le Linké Poalé Zion était à l’avant-plan dans les activités du Conseil » et en était devenu l’une de ses forces les plus actives11. Yéhuda Tiberg représentait le LPZ au sein du comité exécutif du Conseil et était le rédacteur en chef de son journal hebdomadaire, Unzer Yichouv, publié en yiddish, dès mars 193912. Abusz Werber apporta une contribution de poids à sa rédaction. Lui et Dodé Trocki dirigeaient la commission culturelle du Conseil et mirent sur pied L’Université populaire juive de Bruxelles où les cours étaient donnés en yiddish et en

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français. Ils y animaient la section yiddish. Werber y enseigna la sociologie juive et l’histoire du mouvement ouvrier, Trocki l’histoire juive. Shlomo Hochberg donna des cours de littérature yiddish et I. Austriak de littérature hébraïque. K. Motiuk et le docteur Socrate Helman couvrirent les domaines des sciences naturelles et de l’hygiène.

7 Le LPZ se tailla aussi une assise solide dans le champ de l’activité syndicale, en particulier au sein de la sous-section juive des ouvriers de la maroquinerie, affiliée au syndicat des peaux, cuirs et fourrures. Il est possible que cela soit lié à l’activité d’Abusz Werber, d’Israël (Srul) Tabakman et de son fils Meyer, ou des Bunim, qui géraient chacun leur propre atelier de fabrication de chaussures. Il s’agissait de petites fabriques familiales employant essentiellement un ouvrier-patron et une ou deux aides. Avraham Domb, un pilier du LPZ, dirigeait cette branche du syndicat avec Jacob Gutfraynd, d’obédience communiste. Il faut ajouter que le LPZ gérait aussi un club populaire, Folks Klab, une « École pour l’éducation », Shul un Derziung, un mouvement de jeunesse, le Yung Bor (diminutif de Borochov Yugent) et un club sportif, le Shtern, administré par Meyer Tabakman13.

Pour un État juif indépendant ou pour le statut de minorité nationale ?

8 Si le LPZ se voulait sioniste et socialiste à 100 %, il préconisait tout d’abord l’émancipation des Juifs de l’étau du ghetto et le redressement de la « pyramide inversée ». Concept développé par Borochov, il visait à abolir l’anomalie de la condition économique particulière des Juifs en diaspora. Celle-ci était due à l’inexistence d’une classe rurale à sa base, remplacée par un prolétariat artisanal concentré dans le domaine de la production tertiaire (plutôt que dans l’industrie lourde) et en voie de paupérisation, surtout en période de crise, avec en son centre une large classe moyenne composée de commerçants et, à sa tête, une petite classe de capitalistes et d’intellectuels pratiquant les professions libérales. Certes, pour Borochov, la création d’un État souverain en Palestine permettrait de normaliser les structures économiques des communautés juives et de redresser la pyramide afin d’assurer l’établissement d’une société agricole, industrielle et égalitaire. Mais, avec la rupture de 1920 et le maintien du parti à l’écart des institutions sionistes jusqu’en 1937, le projet étatique fut renvoyé à un “futur” de caractère messianique. Le parti opta pour la priorité de la lutte de la classe ouvrière juive aux côtés du prolétariat international, dans le présent et sur les lieux de résidence des Juifs, de manière à faire advenir le socialisme dans le cadre de la révolution mondiale. L’assainissement des structures économiques particulières aux communautés juives se concevait ainsi à travers l’abolition future du régime capitaliste.

9 Les premiers numéros de Unzer Wort (Notre Parole), le journal clandestin du LPZ qu’Abusz Werber lança en décembre 1941, réaffirment en revanche la nécessité de la solution territoriale et la concentration du peuple juif en Palestine. Mais dans son numéro 4 de juin 1942, le Unzer Wort clandestin déclare encore que l’option palestinienne ne peut pas être l’unique solution aux problèmes des Juifs : « La Palestine ne peut pas constituer l’unique solution… parce que la Palestine ne peut pas accueillir tous les Juifs. Et des parties importantes du peuple seront obligées, par conséquent, de rester en diaspora où elles devront se battre pour obtenir des droits de minorité nationale. La Palestine deviendra donc l’État qui, selon une expression de Borochov,

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sera la force capable de protéger les droits de cette minorité nationale »14. Du fait de la guerre, les Juifs restaient encore dispersés et les possibilités d’émigration étaient nulles, le LPZ n’avait donc pas encore fixé son choix : la lutte pour la création d’un État juif souverain et/ou l’exigence du statut de minorité nationale dans les pays de la diaspora.

10 Unzer Wort maintient jusqu’en 1943 cette position de caractère presque “autonomiste”, proche du Bund (« Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie », mouvement socialiste juif non sioniste) jouant encore avec l’éventualité d’une existence juive en tant que minorité nationale dans les pays d’Europe, option importée de Pologne et quelque peu utopique dans le cas de la Belgique. Mais à partir de 1943, les informations sur les déportations et l’étendue de la destruction des communautés juives d’Europe qui parviennent aux rédacteurs mettent un terme à l’idée d’un maintien possible en tant que minorités nationales. Les convictions relatives à l’établissement d’un État juif en Palestine prennent alors le dessus au sein du LPZ.

11 Jusqu’en 1942-43, le LPZ resta de fait plus socialiste que sioniste, puisqu’il n’encouragea ni l’émigration de masse vers la Palestine ni la mobilisation de son mouvement de jeunesse en vue de l’avènement de l’État. Le Yung Bor se limita à un rôle de formation intellectuelle, contrairement à d’autres mouvements de jeunesse sionistes de gauche, tels l’Hashomer Hatzaïr ou le Dror, qui donnaient la priorité au « constructivisme pionnier », c’est-à-dire à la « montée » vers Eretz-Israel, l’Alya, et à cet effet à la préparation des jeunes dans des centres de formation agricole, les hachsharot. Pour le LPZ en revanche, créer une avant-garde pionnière et sélective destinée à la conquête de la terre n’était pas encore à l’ordre du jour. Par contre, la défense des masses juives s’imposait en priorité là où elles se trouvaient : sans elle, il n’y aurait pas d’existence possible, ni sociale, ni culturelle et encore moins nationale ou territoriale.

12 Cette divergence entre le LPZ et les membres de l’Hashomer Hatzaïr, en l’occurrence, eut des répercussions directes sur leur engagement dans la lutte contre l’occupant. En 1942, Werber voulut les fédérer dans la Résistance. Il se rendit à Anvers pour les convaincre de se joindre au mouvement clandestin. Mais ils rejetèrent sa proposition, lui expliquant que ce qui se passait en diaspora ne les intéressait pas. Ils préféraient quitter la Belgique pour rejoindre la Suisse et gagner Eretz-Israel, ou, s’ils échouaient, rester en Suisse pour se préparer à émigrer au plus tôt15. Face à la priorité du sionisme pour le « constructivisme » pionnier, de caractère élitiste et sélectif, le LPZ se positionnait au contraire en faveur des masses prolétaires paupérisées. Abusz Werber s’opposa personnellement à cet effet à toute défection pendant la durée de l’Occupation : il fallait rester sur place et lutter aux côtés des persécutés, de ceux qui pour des raisons diverses n’avaient pas eu l’opportunité de fuir.

Priorité au yiddish

13 Un autre sujet de divergence entre le LPZ et le sionisme dominant concernait la langue. Le LPZ s’entêtait à préserver la langue du peuple, le yiddish, et sa culture, plutôt que de contribuer à la renaissance de la langue hébraïque, objectif primordial aux yeux des promoteurs du projet national. La préférence du LPZ pour le yiddish et sa culture, plutôt que pour l’hébreu des textes sacrés, découlait de son approche prolétarienne. Étant la langue du peuple, la mamé loushn (la langue maternelle) de l’immense majorité des ouvriers juifs de l’Europe de l’Est, il fallait la conserver pour toucher les

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masses juives, en tant que vecteur de diffusion du savoir et des idéaux socialistes. L’enseignement en yiddish représentait donc un aspect du travail politique en vue d’élever le niveau des ouvriers et développer leur conscience de classe. Le LPZ proposait aussi l’utilisation de cette langue populaire commune pour faire le lien entre les différentes communautés dispersées à travers le monde. D’autre part, dès la fin du XIXe siècle, le yiddish subit une transformation et un essor extraordinaire. D’un jargon populaire, il se modernisa et devint une langue littéraire ainsi que le fil conducteur d’une haute culture profane et laïque en pleine expansion. C’est ce yiddish-là que les membres du LPZ s’acharnaient à promouvoir. Outre son implication dans l’école du parti, sa bibliothèque yiddish et la mise en place de l’Université populaire juive de Bruxelles, Trocki était le correspondant et le “Zamler” (collectionneur), pour la Belgique, du YIVO (Yiddisher Visnshaftlekher Institut), Institut de recherche juive fondé à Vilno en 1925. Il lui envoya des études sociologiques sur la communauté juive, dont une Histoire de la presse yiddish en Belgique, ainsi que divers matériaux puisés dans les archives du pays. Sa sœur Shifra, épouse d’Abusz Werber, écrivait des poèmes en yiddish et enseignait sa littérature. Tous deux, avec Pauline, l’épouse de Trocki, animaient un cercle de théâtre yiddish et organisaient des soirées culturelles. Abusz Werber lança dès son arrivée en Belgique, un journal destiné aux jeunes du Yung Bor, Unzer Rouf (Notre Appel), et publia deux brochures sur les thèses du parti. Il contribua aussi de sa plume à l’organe des ouvriers du LPZ en yiddish, Arbeter Tzaytung (Journal des Ouvriers), publié à Varsovie et diffusé dans toute l’Europe. Il envoya régulièrement des analyses politiques au mensuel du LPZ, Arbeter Vort (Voix ouvrière), diffusé en Europe occidentale et dont Yéhuda Tiberg était le rédacteur en chef.

14 Le choix de la langue était donc intimement lié au fait que le LPZ voyait dans la classe ouvrière juive l’agent moteur de l’histoire, la force sociale destinée à promouvoir le projet socialiste et national. Le second numéro du Unzer Wort clandestin de mars 1942, consacré à l’historique du LPZ, le clame haut et fort, dès sa première page : « Sans les masses juives desdits pays de la diaspora, la Palestine […] ne pourra pas se construire et se développer, tandis que, faute d’un centre territorial en Palestine, les masses juives perdraient leur aptitude à mener une existence nationale. »

15 Le positionnement du LPZ dans la défense des masses prolétaires juives paupérisées représentait déjà une constante des années 1930, qui allait se renforcer sous l’Occupation. La protection de la population juive sur son lieu de vie s’imposait, car, sans elle, pas d’existence nationale possible ni de révolution prolétarienne.

1940 : l’action du Jewish Labor Committee

16 Avec l’invasion éclair de la Belgique par la Wehrmacht le 10 mai 1940, la communauté juive se dispersa et prit la route de l’exode. Les familles Trocki-Werber, Tiberg, Hochberg et Tabakman se réfugièrent dans le sud-ouest de la France. Abusz et Shifra Werber avec leur fils Moiché (Michel), âgé de deux ans, ainsi que Dodé et Pauline et leurs parents se retrouvèrent à Revel, aux environs de Toulouse. Ils y séjournèrent de cinq à six mois.

17 Durant cette période, les leaders du LPZ reçurent du Comité ouvrier juif (Jewish Labor Committee) de New York des visas d’émigration pour les États-Unis. Yéhuda Tiberg et Shlomo Hochberg décidèrent de profiter de l’occasion et réussirent à rejoindre les USA. Kuba Costel, Chaïm Monek et Albert Blumenfrucht d’Anvers, émigrèrent en Eretz-

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Israel. Par la suite, Kubowitzki fut envoyé par les dirigeants du Yichouv en mission à New York où il séjourna pendant toute la durée de la guerre16.

18 Le Jewish Labor Committee (JLC) avait été créé à New York en 1934 par des dirigeants syndicaux affiliés au Bund et autres partis juifs de gauche, dans le but de soutenir les mouvements ouvriers d’Europe en proie à la répression nazie et fasciste17. Dès le début des hostilités, ils établirent une liste de leaders politiques particulièrement menacés et recherchés par les nazis, dont de nombreux membres du Bund et du Poalé Zion de gauche. Soutenus par l’American Federation of Labor, ils obtinrent l’accord de l’administration américaine pour attribuer des visas d’urgence « de visiteurs temporaires » aux personnes mentionnées ainsi qu’à leurs familles, en dehors des restrictions stipulées par les quotas d’immigration officiels. Le JLC dépêcha son délégué, Frank Bohn, à Marseille en août 1940. Ce dernier prospecta dans les camps et centres de réfugiés du sud-ouest de la France et installa une antenne à Toulouse. Il travailla en étroite collaboration avec Varian Fry, l’émissaire du Centre américain de secours (Emergency Rescue Committee) chargé de sauver des intellectuels, artistes et hommes de science en danger. Après le départ de Bohn au mois d’octobre, Varian Fry poursuivit sa mission et traita directement avec le JLC des cas de personnes pour lesquelles il demandait des visas. L’initiative du JLC permit le sauvetage d’environ un millier de personnes. En 1995, Varian Fry fut honoré par Yad Vashem du titre de Juste parmi les Nations, pour avoir secouru de nombreux Juifs. Mais les Trocki et les Werber rejetèrent l’offre de visas d’émigration et rentrèrent en Belgique18. Sous leur égide, le LPZ fut la seule formation politique de la mouvance sioniste d’avant-guerre qui reprit ses activités au sein de la communauté immigrée dès le début de l’occupation et la poursuivit jusqu’à la Libération.

« De si braves et bons enfants, tellement dévoués »

19 Dans une lettre du 4 avril 1944, adressée à son ami Oscar (Ozer) Schwarz, membre du LPZ de France réfugié en Suisse, Werber rappelle certaines des raisons qui l’avaient amené à retourner en Belgique. Envoyée via messager clandestin, elle est formulée en termes codés pour tromper la censure. Werber y écrit : « ... Nous ne regrettons pas d’être ici, bien au contraire, nous en sommes très contents. Nous n’avons pas pu – et nous ne le pourrions jamais – abandonner nos vieux parents, des gens faibles et malades, pour améliorer notre existence. C’est un cas de conscience ! Plus que ça : un devoir familial, un devoir humain tout court ! Le service que nous avons rendu, et continuons à rendre à l’oncle Yichouv [la communauté], à la tante Kibouzeinu [notre collectivité] et à la famille Merem [contraction de Moshé (et) Erem, dirigeant du LPZ en Palestine] nous donne une telle satisfaction, que nous sommes, malgré les quelques privations, très contents de nous-mêmes… Surtout que j’ai de si braves et bons enfants, tellement dévoués, qu’il n’y a rien de difficile pour eux. »19

20 Il est clair que cette lettre est l’expression d’un regard rétrospectif puisqu’en 1940, son auteur, Abusz Werber, ne pouvait pas connaître le tour qu’allaient prendre les évènements jusqu’en 1944. Mais elle fournit quelques éléments sur les raisons de son retour en Belgique. Elle reflète son sentiment de responsabilité à l’égard de ses coreligionnaires et l’impossibilité de les abandonner à leur triste sort, au moment tragique où s’installait l’occupation allemande. Se tenir à leurs côtés découlait d’une obligation d’ordre moral, « un devoir familial, un devoir humain tout court », à

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soulager les souffrances « des gens faibles et malades » et à assumer le sort de « nos vieux parents », soit les personnes les plus fragilisées face à la situation. L’expression « nos vieux parents » est à prendre au sens propre autant qu’au figuré puisque les deux familles Werber et Trocki avaient aussi les vieux parents de Shifra et Dodé à leur charge. Cette lettre met surtout en valeur, à travers l’allégorie du chef de famille désignant le chef du LPZ clandestin, la prise en charge, par ordre d’importance, d’abord de « l’oncle Yichouv » (la communauté juive tout entière), ensuite de « Kiboutzeinu » (le cercle plus restreint de la collectivité sioniste engagée) et, finalement, de « la famille Merem », les militants du LPZ. L’allégorie rend compte de la cohésion et des liens serrés entre ces « si braves et bons enfants », les résistants du parti entre eux mais alliés à d’autres partisans du sionisme, et de leur dévouement à l’égard des autres : non seulement les proches du parti, mais aussi la grande famille de la communauté dans sa totalité. Cette sollicitude des membres du LPZ à l’égard de la population juive persécutée, sans distinction d’appartenance politique, est aussi exprimée dans un rapport du 1er mars 1945 sur l’activité du PZ-LPZ, avant et directement après la Libération. Selon ce rapport, « le parti n’a pas, pendant tout le temps de cette occupation brutale, abandonné les masses juives à elles-mêmes ; il les a aidées matériellement et moralement et a défendu la dignité juive »20.

Retour à “la normale”

21 Dès leur retour en Belgique en septembre 1940, les premiers rentrés du LPZ s’attelèrent à la restructuration du parti. Werber prit la relève de Yéhuda Tiberg dont le départ le propulsa au premier rang du leadership. Il remit immédiatement sur pied la bibliothèque yiddish. L’école complémentaire Shul un Derziung reprit ses cours. Son personnel s’enrichit de nombreux membres de professions libérales radiés de leur poste suite aux mesures antijuives. Baruch Maizel, médecin renvoyé de son hôpital (suite à l’ordonnance de juin 1942 à l’exercice de la profession médicale) et reconverti dans l’enseignement, y tint la fonction de directeur pédagogique. L’écrivain Y. B. Zipper intégra l’équipe des enseignants, dont faisait déjà partie Shifra Werber. Charles Grabiner, un ancien du Dror proche collaborateur de Léon Kubowitzki dans les années 1930, en devint secrétaire. Un peu plus tard, une école similaire, dirigée par Faivel Blank, fut créée à Saint-Gilles pour éviter que les enfants n’aient à se déplacer. Ces deux écoles s’adaptèrent pour accueillir un plus grand nombre d’élèves quand, en décembre 1941, les enfants juifs furent exclus du système scolaire belge. Le mouvement de jeunesse du parti, le Yung Bor reprit ses activités. Meyer Tabakman, une fois libéré d’une période d’internement au camp d’Agde, dans le sud-ouest de la France, réanima le club sportif du LPZ, le Shtern. Dès son retour, il fut arrêté et subit plusieurs interrogatoires corsés au siège de la Gestapo, parce qu’il était connu comme l’un des leaders du LPZ d’avant-guerre21.

22 La sous-section juive du syndicat des maroquiniers, dominée avant-guerre par le LPZ, réussit aussi à se restructurer dès les débuts de l’Occupation. Elle était dirigée par Abraham Domb, représentant du Secours mutuel, l’organe d’entraide du LPZ, et par Jacob Gutfrajnd de Solidarité juive, l’organe d’entraide animé par des Juifs affiliés au parti communiste ou sympathisants communistes. Cet exemple illustre la coopération entre LPZ et communistes, déjà établie bien avant l’été 1942. La rubrique que le Unzer Wort de mars 1942 consacre aux ouvriers maroquiniers souligne que la section juive du

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syndicat regroupait à cette date une centaine de membres et appelait tous les ouvriers du secteur à s’y rallier. Au printemps 1942, quand les Allemands émirent les ordonnances excluant les Juifs de la vie économique et leur mise au travail obligatoire, les membres du syndicat se mobilisèrent pour obtenir l’indemnisation des ouvriers renvoyés des entreprises et celle des façonniers réduits au chômage22.

23 Le quatrième numéro de Unzer Wort, en juin 1942, rappelle à nouveau l’activité du syndicat de la maroquinerie et mentionne que sa direction se préoccupe du maintien des taux de salaire des ouvriers pour qu’ils puissent affronter l’augmentation du coût de la vie. Il informe aussi qu’à l’occasion du 1er mai s’est tenue une réunion coorganisée avec le syndicat des tailleurs, où la présence des ouvriers maroquiniers syndiqués « était presque de cent pour cent ». Les problèmes des prolétariats juif et international y furent analysés. Gutfraynd souligne dans son témoignage qu’il était « le représentant de la section des maroquiniers dans le comité qui engagea le combat contre le travail pour l’occupant »23.

24 Gutfraynd fait ici référence aux appels, communs aux communistes et au LPZ, qui exhortaient les ouvriers juifs à s’opposer à la collaboration économique avec l’occupant. Ils encourageaient les artisans à refuser de travailler dans les ateliers et entreprises produisant pour le Reich et l’économie de guerre allemande. Pour ce faire, il fallait proposer une alternative et assurer un soutien aux réfractaires du travail. En juin-juillet 1942, les deux partis incitaient aussi à désobéir aux ordres de « prestation de travail » dans les camps de l’Organisation Todt du nord de la France, où les hommes furent assignés aux travaux de construction du Mur de l’Atlantique et, un mois plus tard, à la mise au travail obligatoire, qui devint synonyme de déportation vers l’Est. Si la lutte de la sous-section juive des maroquiniers conserva au premier stade son caractère syndical, « c’est dans ce combat qu’allait mûrir l’idée de créer le premier groupe de partisans juifs », ajoute Gutfraynd24.

Le Secours mutuel « Kegenzamtike Hilf »

25 Le Secours mutuel, Kegenzamtike Hilf, l’institution d’entraide sociale du LPZ, fut initié par Abusz Werber en septembre 1940, dès son retour de l’exode. Elle s’érigea d’abord en caisse de solidarité qui fournit des prêts ou des subsides aux membres du parti en difficulté et à leurs familles. Le financement du Secours mutuel était assuré, à ses débuts, par les cotisations des adhérents et des donations de gens aisés. Un rapport d’activité du Secours mutuel, écrit en novembre 1944 par Werber afin d’obtenir un budget de fonctionnement, mentionne que le Secours mutuel a lancé sa première action en 1940, avec l’envoi de subsides aux Juifs de Belgique internés dans les camps du sud de la France, grâce auxquels ces derniers purent obtenir leur libération et retourner chez eux25. La seconde grande action du Secours mutuel, signalée dans ce rapport, s’est déroulée dans le contexte des premières déportations des Juifs de Belgique, en juin-juillet 1942, vers les camps du nord de la France. Malgré les mots d’ordre lancés par le LPZ pour les dissuader de se soumettre à « la prestation de travail », un grand nombre de requis se présentèrent quand même. Le Secours mutuel les munit de colis, de vivres et de vêtements de travail. Ceux qui étaient dépourvus de ressources reçurent une aide financière, consistant en l’attribution de pécules qui variaient de 300 à 800 francs belges de l’époque, ou de prêts remboursables à taux minimes. L’aide apportée par l’organisme d’entraide du LPZ consista ensuite à trouver

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des placements et « des couvertures » pour les réfractaires en Belgique. Meyer Tabakman s’investit particulièrement dans la recherche d’emplois dans l’agriculture, chez des paysans. Cette démarche eut un certain succès pour les femmes qui purent s’engager chez des particuliers comme employées de maison, domestiques et gardiennes d’enfants.

26 Le Secours mutuel a fonctionné en coopération avec Solidarité juive, dans le cadre de l’institution d’aide sociale de la communauté, Ezra ou OCIS (l’Œuvre centrale israélite de Secours), dès 1940. Srul Tabakman, l’un des piliers du Secours mutuel, mentionne dans ses mémoires que, dès le début de l’Occupation, il se retrouvait presque quotidiennement avec les membres de Solidarité juive à la cantine de l’Ezra autour d’une assiette de soupe chaude26. Le Secours mutuel n’était donc pas seul à utiliser l’infrastructure de services sociaux officiels pour étendre ses soins à la communauté toute entière. La coopération de ces deux institutions, le Secours mutuel et Solidarité juive, se solda par leur alliance pour constituer l’armature sociale du Comité de Défense des Juifs clandestin.

Une fédération entre le LPZ, PZ et Poalé-Zion/Zéiré- Zion

27 Le LPZ fédéra en son sein des militants de tendances diverses. Dès 1940, Werber œuvra au ralliement des anciens sionistes généraux, leurs leaders ayant émigré ou plongé dans la clandestinité. Parmi eux, Fela Liwer-Perelman et Charles Grabiner, qui avaient travaillé avant-guerre avec Léon Kubowitzki, le représentant du sionisme dominant, apportèrent une contribution majeure au Secours mutuel. Fela Liwer-Perelman en prit la direction dès le début des grandes rafles. Venu d’un autre milieu, Léopold Flam, philosophe et ancien membre du parti communiste, rejoignit l’équipe du LPZ de Bruxelles, après avoir quitté Anvers. Georges Goriely, proche des trotskistes, se rapprocha aussi du LPZ. Jusqu’à la fin de l’Occupation, Werber continua à unifier toutes les bonnes volontés et à intégrer les militants potentiels au travail clandestin. Si ses tentatives de rallier les membres de l’Hashomer Hatzaïr se heurtèrent à un refus, il réussit, en 1943, à recontacter des anciens du Dror. Une petite dizaine d’entre eux, regroupés autour de Icek Szatan et Szic Bibrovski relancèrent alors le Poalé-Zion/Zéiré- Zion et le Héchaloutz, mouvement de jeunesse pionnière. Le 29 avril 1944, Szatan écrivait à un ami de Suisse : « Vous n’ignorez pas sans doute qu’en 1942, tous nos jeunes amis sont allés rejoindre Marc, et que depuis il a fallu déployer de grands efforts pour regrouper les jeunes éparpillés dans le pays. »27

28 Tout comme une partie de l’Hashomer Hatzaïr, les membres du Dror qui avaient échappé aux premières rafles, tentèrent de « rejoindre Marc », c’est-à-dire de se réfugier en Suisse où s’était replié Marc Jarblum, leader du PZ de France proche de Léon Blum28. Werber intégra ceux qui étaient restés en Belgique au travail social mené par le Secours mutuel. Dans cette même lettre, Szatan signale aussi que : « Zerubavel [Werber], qui a gardé de nombreux amis, avait commencé ce même travail longtemps avant nous. Il nous a proposé la collaboration au sein du Secours mutuel qu’il avait formé… Au bout de cinq mois… Sur les 500 familles aidées par le secours mutuel, plus de 200 sont assistées par nos soins »29.

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29 Le LPZ regroupa donc de fait une coalition sioniste unifiée des anciens du PZ mais aussi la jeune garde du Poalé Zion/Zéiré Zion, bien que ces derniers aient tenu à garder leur indépendance : en langage codé, on les nommait « la bande à Chat [Szatan] », qui se différenciait de « la bande à Ver [Werber] »30. Pour eux comme pour les autres, les enjeux du sauvetage étaient aussi de « reconquérir les positions perdues durant notre absence de la vie publique », afin de comptabiliser des points pour le contrôle de la communauté au lendemain de la Libération31.

30 À cet effet, trois membres du Poalé-Zion/Zéiré-Zion, Nésanel Lewkowicz, Moïse Izgur et Icek Szatan, mirent sur pied l’ « Office palestinien de Belgique », en liaison avec le Dr Chaïm Pozner, adjoint au chef du département de l’émigration de l’Agence juive, dont le siège se trouvait à Genève. Ce dernier lança, en début 1943, l’opération des certificats d’échange germano-palestiniens, Austausch-Zertifikate, nommée aussi Sonder-Aktion des Palästina-Amtes, qui s’étendait à huit pays d’Europe32. Son objectif était d’obtenir pour « les vatikim », les vétérans sionistes de longue date de ces huit pays, le statut de candidat à l’émigration pour la Palestine qui leur attribuait la citoyenneté britannique. Cela les rendait éligibles à un éventuel échange germano-palestinien entre citoyens allemands détenus par les Britanniques et des Juifs vivant sous occupation allemande, possesseurs de ces certificats d’échange. Les négociations ne se faisaient pas « par le truchement de l’Association des Juifs en Belgique – AJB », comme le suggère Maxime Steinberg33. Elles impliquaient des tractations au niveau des sphères diplomatiques les plus élevées entre Berlin, Genève, Londres, Istanbul, Jérusalem, allant jusqu’à impliquer le Vatican. L’AJB n’avait aucun poids dans cette affaire. Au final, l’attribution de certificats d’émigration pour la Palestine ne se limita d’ailleurs pas aux seuls vétérans sionistes. Selon Daniel Dratwa, environ un millier de Juifs de Belgique profitèrent de cette option qui les sauva, dans de nombreux cas, de la déportation34.

Un noyau dur de militants dévoués

31 Ci-après se trouve la seconde liste des « vétérans sionistes » de Belgique transmise à Chaïm Pozner par Benjamin (Benno) Nykerk35, au cours de l’un de ses voyages en Suisse36. Jointe à une lettre envoyée le 26 octobre 1943 à Nathan Schwalb, le délégué du Héchaloutz en Suisse, Pozner lui demandait d’accélérer les démarches en leur faveur. Elle fut ensuite envoyée à Istanbul à Chaïm Barlas, représentant de l’Agence juive, qui la fit suivre à son siège central de Jérusalem pour entamer les procédures d’émigration auprès des autorités britanniques. Une fois ratifié, le nom du candidat à l’émigration était transmis à la légation du ministère des Affaires étrangères allemand en Suisse ainsi qu’au Comité international de la Croix-Rouge internationale, pour finalement aboutir en Belgique.

32 Cette liste est intéressante parce qu’elle contient 26 noms des principaux militants du LPZ-PZ candidats aux échanges germano-palestiniens, parfois sans avoir été consultés sur la question. Ne sont mentionnés que les noms des chefs de famille sans leur conjoint, ce qui fait passer à une cinquantaine les membres du noyau dur des militants du PZ-LPZ de Belgique pendant la guerre.

33 Parmi les noms cités dans la liste se trouve celui d’Avraham Domb, qui dirigeait la section juive du syndicat des maroquiniers avec Jacob Gutfraynd. Il était l’un des piliers du Secours mutuel et fera plusieurs voyages en France pour prospecter les possibilités

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d’évasion vers l’Espagne. Il participa à diverses opérations contre l’envahisseur. Gisèle, sa femme, fut activement impliquée dans le sauvetage d’enfants juifs.

34 Joseph Epsztejn était chargé, avec Elie Wajsglus, Hillel Kreitzman et M. Zilberszag, d’imprimer Unzer Wort ainsi que Le Flambeau, l’organe clandestin du CDJ en français. Avraham Riba (il manque sur la liste) secondait Abusz Werber à la rédaction de ces deux journaux.

Liste des “vétérans sionistes” de Belgique, 1943.

Principaux militants du LPZ-PZ de Belgique candidats aux échanges germano-palistiniens. Institut Pinhas Lavon.

35 Léopold Flam fut à l’origine de la création de l’un des trois Comités de Défense des Juifs qui existèrent à Anvers37. Il lança la publication clandestine du CDJ en flamand, De Vrije Gedachte. Julia, sa femme, convoya et cacha des enfants juifs en danger. Elle entretenait la liaison entre le parti et Léon Platteau, l’adjoint au Secrétaire général du Ministère de la Justice, qui attribua au LPZ des subsides destinés à être distribués par le Secours mutuel aux personnes cachées. Ce fut grâce à l’intervention de « M. P. », Léon Platteau, que Julia obtint la libération de son mari du camp de Malines après sa première arrestation38.

36 Malka et Nahum Pomeranc, qui avaient habité avant-guerre à La Louvière, y avaient créé un groupe affilié au LPZ. Ils y avaient noué de nombreuses relations avec leurs voisins belges qu’ils approchèrent au temps des rafles. Certains répondirent positivement à leurs demandes et acceptèrent de cacher des enfants juifs.

37 Meyer Tabakman, l’animateur du Shtern, plaça des jeunes à la campagne qui pouvaient ainsi effectuer leur prestation de travail en Belgique. Il s’efforça de trouver des logements clandestins pour les réfractaires. Il fut impliqué dans tous les aspects de la Résistance. Arrêté à trois reprises, il s’évada deux fois en sautant du train : du convoi

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XIX (enregistré sous le no 499) le 15.01.1943 ; du convoi XX (no 1381) le 19.4.1943, avant d’être emmené par le convoi XXIII (no 7) le 15.1.1944, ce qui lui fut fatal. Reizel Tabakman, son épouse, était liée d’une vive amitié avec madame Solvay, la femme du grand industriel, qui obtint de nombreuses adresses de familles belges prêtes à prendre en charge des enfants juifs. Madame Solvay trouva d’ailleurs une cachette pour la petite fille du couple Tabakman et employa la sœur de Reizel comme domestique. Grâce à madame Solvay, les homes et colonies de vacances que les entreprises de son mari géraient ouvrirent leurs portes à de nombreux enfants en danger39. Reizel recevait de Shifra Werber des enfants à convoyer à leurs cachettes. Arrêtée et déportée à Auschwitz, elle survécut.

38 Shifra Werber fut la déléguée du Secours mutuel auprès de la Commission Enfance du CDJ. Elle convoya et plaça elle-même de nombreux enfants. En 1943, elle fut intégrée « au bureau » extérieur de la Commission et chargée de créer un service de « récupération », afin d’encaisser les contributions du CDJ à l’entretien des enfants cachés auprès de leurs parents ou de leurs proches, s’ils étaient encore en vie et s’ils en avaient encore les moyens. Elle travaillait avec deux agents de liaison : Sylvie Tuchschneider-Zelner et Régina Iszbicka.

39 Shifra Werber fut aussi secondée dans le sauvetage et convoyage d’enfants par Jechezkiel Wajnryb. Quand elle le somma d’être plus vigilant, il lui déclara : « Je me considère comme un soldat mobilisé dans une guerre. ».Il fut arrêté, déporté et assassiné dans les camps40.

40 Le nom de David Trocki figure aussi sur cette liste. Il collabora étroitement à la rédaction de Unzer Wort. L’appartement du couple Trocki constituait le centre névralgique des activités du LPZ clandestin. Dodé et Pauline furent tous deux arrêtés et déportés ; seule Pauline survécut. Chaïm Zajdman, le leader d’avant-guerre du LPZ d’Anvers, ainsi que sa femme Frida, faisaient aussi partie de ce noyau dur de militants.

41 Mais les noms de nombreux autres résistants du LPZ manquent sur cette liste : celui d’Israël Tabakman, par exemple. Il était chargé, pour le compte du Secours mutuel, de visiter les sanatoriums, les homes de personnes âgées, l’hôpital de l’AJB et de distribuer colis alimentaires, vestiaires et subsides. Il fut la source des informations publiées dans Unzer Wort sur ces institutions. Sa contribution au travail social dans le cadre de Ezra lui avait permis d’obtenir une carte de légitimation de l’AJB, sans jamais en faire partie. Il avait établi “un atelier” où il entreposait des colis qu’il envoyait aux nécessiteux. Secondé par Israël Broder, par ses filles Leitché et Frida et par Sarah Gelbart-Baglayter, il a régulièrement visité et apporté les secours à pas moins de cent vingt familles cachées. Suite à la déportation de ses quatre fils, l’une de ses filles et deux de ses belles- filles, Tabakman père surmonta son malheur en s’investissant à fond dans le sauvetage41.

42 Manque aussi à la liste le nom de Fela Perelman qui créa les écoles gardiennes « Nos Petits » et mit en œuvre ses relations avec le bourgmestre d’Uccle, Jean Herinckx, pour ensuite aider à cacher les enfants. Dès le début des grandes rafles, elle prit la direction du Secours mutuel. Manque également le nom de Menahem Konkowski, qui s’occupa de faux papiers et sera le fondateur de la 9e Brigade affiliée au Mouvement national belge (MNB) dans laquelle s’engagèrent de nombreux membres du LPZ ; celui d’Elias Schlesinger, d’Arnold Perlgericht et celui d’autres qui s’investirent dans l’aide sociale.

43 La majorité des membres du Secours mutuel avait déjà dépassé la trentaine. Ils avaient constitué des familles avec enfants qu’ils mirent d’abord en sécurité pour se consacrer

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au sauvetage des enfants des autres, avec une plus grande marge de liberté et de mobilité. Ils avaient aussi, pour la plupart, un long passé de militantisme. Leur engagement dans la clandestinité découlait de leur engagement d’avant-guerre. Ils se connaissaient de longue date et pouvaient compter sur une confiance réciproque essentielle dans le cadre du travail clandestin. Ces facteurs (l’âge, la responsabilité d’une famille, la maturité, et l’engagement politique préalable), expliquent leur choix de s’orienter vers la résistance civile. Ils formaient surtout une équipe motivée, animée d’un grand dynamisme.

44 Pendant toute la durée de l’Occupation, Werber, dans le rôle de coordinateur et fédérateur, maintint un contact régulier avec 70 à 80 militants du LPZ. La cohésion du groupe et la détermination de ses membres stimulèrent l’engagement de nombreux autres volontaires. Le LPZ avait toujours compensé sa marginalité face aux institutions du mouvement socialiste mondial et du sionisme dominant ainsi que son manque de ressources par l’engagement sans faille et la ferveur d’adhérents particulièrement déterminés. Cette caractéristique forgée par une éthique de dévouement et de sollicitude à l’égard de la classe ouvrière juive se retrouve aussi bien dans l’équipe réunie dans le ghetto de Varsovie autour d’Emanuel Ringelblum, le fondateur du Secours mutuel (Aleynhilf) et des archives clandestines Oneg Shabbat, que dans celle animée à Paris par David Rapoport, le dirigeant du Dispensaire de la Mère et l’Enfant et de la Colonie scolaire réunis dans le Comité de la rue Amelot ou que chez les membres du LPZ du cercle d’Abusz Werber à Bruxelles42. Selon l’historien israélien Elkana Margalit, spécialiste de l’histoire du LPZ, ce parti rassemblait des adeptes adhérant à une conception du monde totale et messianique fondée sur les principes du marxisme- léninisme, de sorte que, de toute la mouvance sioniste, il fut le plus motivé par les impératifs du combat révolutionnaire43.

Vers l’insoumission

45 La guerre contre l’Union soviétique, envahie par la Wehrmacht en juin 1941, radicalise les positions des sionistes de gauche et marque un tournant décisif dans le saut vers l’insoumission et la dissidence. Dès ses premiers numéros, Unzer Wort exprime une foi sans faille en la victoire finale de l’Armée rouge sur le nazisme et l’avènement du socialisme à l’issue des combats. Le journal réfute la thèse des deux impérialismes : « La nation des ouvriers n’a pas et ne peut pas avoir de buts impérialistes » et glorifie « le combat héroïque » de son armée, « l’avant-garde de la liberté » « qui lutte si courageusement pour la sauvegarde des libertés conquises en 1917 »44.

46 Selon Unzer Wort, la guerre insuffle une poussée révolutionnaire au processus de longue durée amorcé depuis la Commune de Paris et la Révolution de 1917. Elle représente la phase ultime dans l’affrontement entre la bourgeoisie en lutte pour conserver son hégémonie et le prolétariat de la patrie du socialisme et des pays assujettis. Le journal véhicule effectivement le message que la société occidentale et son prolétariat ne pourront se contenter, au lendemain des combats, d’une simple restauration des anciennes structures sociales. La destruction engendrée par la guerre constitue le moment opportun pour une transformation radicale du régime en Europe, dans la foulée des victoires de l’Armée rouge et calquée sur le modèle soviétique : « À l’issue de ce conflit sanglant, un monde nouveau devra se constituer »45. Le journal réaffirme encore en mai 1944 que « les masses ouvrières ont trop saigné durant cette guerre pour

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retourner, à la Libération, à l’abominable exploitation de l’homme par l’homme… Nous avançons vers un ordre mondial radicalement différent »46. Pour le LPZ, la révolution mondiale était bien à l’ordre du jour.

47 Cela impliquait « le devoir le plus urgent du moment de soutenir le mouvement de libération qui se propage dans le pays et, malgré notre état d’exception, rendre ce mouvement le nôtre »47. Les masses juives dont le sort s’était toujours lié à celui du prolétariat révolutionnaire international obtiendront leur libération dans la lutte commune avec la classe ouvrière et les forces progressistes de Belgique. Il en allait de leur survie. Le Unzer Wort de juin 1942 proclame à ce sujet que « la solidarité internationale et la lutte contre le fascisme ne sont pas devenues des objectifs purement programmatiques vides de sens, mais des principes d’autopréservation dont dépend notre survie immédiate ».

48 À propos de la lutte commune avec les Belges et le soutien inconditionnel à l’Union soviétique, les positions du LPZ rejoignaient celles du parti communiste belge, aussi bien dans la terminologie que dans la stratégie de front unifié dans le sabotage contre les forces d’occupation, en renfort à l’arrière des troupes de l’Armée rouge. Elles allaient dans le sens des appels lancés par le Comité juif antifasciste sur les ondes de Radio Moscou, le 24 août 1941 et le 24 mai 1942, qui exhortaient à l’unification des forces contre le nazisme. Ces positions du LPZ, dans la ligne de l’internationalisme ouvrier, démentent les qualificatifs péjoratifs qui lui ont été attribués de « pseudo- communistes »48 ou celui de Unzer Wort comme « journal nationaliste juif »49.

49 Le LPZ soutenait ainsi totalement la stratégie du Front de l’Indépendance (FI) et appelait les Juifs à s’y joindre. La fondation du Front de l’Indépendance, mouvement de masse créé sous l’égide du parti communiste belge (PCB), dans le courant de l’année 1941, suite à l’invasion de l’URSS, visait à la création d’un large front national pour l’indépendance, à caractère pluraliste et populaire50. Replié dans l’illégalité depuis le 25 août 1941, le PCB se lança d’une part dans la lutte armée et, de l’autre, élargit sa stratégie de front interclassiste en vue de déployer un vaste mouvement d’opposition aux armées de l’Axe pour alléger le poids de la lutte du peuple soviétique et accélérer la libération. Il opta pour l’unification de toutes les forces, comprenant catholiques, libéraux et socialistes, et tous ceux qui, individuellement, voulaient combattre pour la reconquête de l’indépendance nationale. Il consolida son rôle fédérateur avec la création de comités de masse par secteur ou profession, chacun doté de son organe de propagande propre. C’est dans ce contexte d’unification des forces résistantes au nazisme qu’il faut situer le patronage que le FI fut prêt à apporter à la création d’une section juive qui allait devenir le Comité de Défense des Juifs (CDJ).

La plongée dans la clandestinité

50 Les décrets de l’occupant sur la création de l’AJB en novembre 1941 et sur l’expulsion des enfants juifs des écoles belges dans le courant du mois suivant exacerbèrent les relations des membres du LPZ face aux autorités et aux officiels de la communauté. Ils lancèrent les premiers appels à la désobéissance civile par voie de tracts et surtout par Unzer Wort, dès décembre 1941. Abusz Werber, David Trocki et Avraham Riba, ingénieur lui aussi, formèrent le comité de rédaction, qui rassemblait les articles de nombreux contributeurs. Unzer Wort fut le premier et seul journal de langue yiddish qui circula au sein du public immigré, de décembre 1941 à mars 1943. À cette date, les communistes

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lancèrent leur propre organe clandestin en yiddish, Unzer Kampf. Ils en publièrent cinq numéros pendant toute la durée de l’Occupation, le dernier datant d’août 1944, juste avant la Libération. Le Bund fit aussi paraître quatre numéros de son journal en yiddish, Der Morgen (dont deux numéros ont été retrouvés51).

51 Le LPZ, par contre, fit preuve d’une persévérance à travers l’édition, outre les tracts, de 28 numéros de Unzer Wort ainsi que des suppléments, diffusés presque mensuellement, tout au long de l’Occupation, à l’exception de la période des grandes rafles de juillet 1942 à février 1943, qui ne vit que 3 numéros en 7 mois. La collection reconstituée après-guerre réunit 18 numéros retrouvés. Le journal se présentait sous forme de 5 à 6 pages ronéotypées recto verso, sur papier jaune, ce qui lui vaudra l’appellation de « presse jaune ». Shifra Werber, Baruch Maizel et Charles Grabiner, jusqu’à son arrestation en septembre 1943, le tapaient à la machine à écrire sur stencils. Une équipe technique s’occupait de son impression sur ronéo qui tournait de 500 à 1000 exemplaires par numéro. Chaque bulletin était composé de 6 à 10 rubriques informant sur l’évolution des combats, la politique internationale, le sort des communautés juives d’Europe et de Belgique, les institutions officielles telles l’AJB, Ezra, et leurs dépendances, Malines, la vie sous l’Occupation, etc. Le journal était d’abord vendu au prix d’un franc belge dans les établissements de la communauté et diffusé ensuite parmi les Juifs cachés par ceux qui leur apportaient aides et subsides. Ils se passaient aussi “sous le manteau”.

52 Au-delà de la transmission de l’information, avec le journal, le LPZ se munit d’un outil de communication “de masse”, qui donna à la rébellion sa dimension sociale de Résistance civile non armée, qui passait par les mots d’ordre suivants : • Refuser de se soumettre aux instructions de l’AJB, refuser de payer les cotisations exigées par l’AJB, refuser de se présenter aux convocations de l’AJB. • Refuser de retirer les enfants juifs des écoles belges tant qu’ils n’en sont pas expulsés. • Refuser de travailler pour les Allemands. • Se cacher (cette injonction apparaît dès juin 1942).

53 Ces consignes préparèrent le terrain et formèrent les mentalités à l’éventualité d’une plongée dans la clandestinité. Il est difficile d’expliquer le mouvement d’insoumission qui se propagea au sein du public juif menacé d’arrestation, durant la période des rafles, sans une préparation mentale à laquelle le journal contribua.

La Résistance civile non armée : le Comité de Défense des Juifs (CDJ)

54 Au printemps 1942, Werber établit ses premiers contacts avec les Juifs communistes, par l’intermédiaire de Lucien Mérinfeld, membre du Parti. Ils ne donnèrent pas de suites immédiates. Il fallut attendre qu’Émile Hambresin et Hertz Jospa, délégués du PCB, reçoivent l’aval de leur direction nationale pour créer une Section de Défense des Juifs affiliée au Front de l’Indépendance52. En juin-juillet 1942, ces derniers relancèrent l’idée d’une alliance et s’adressèrent alors à Werber. Mais ce ne fut qu’à la mi- septembre 1942, durant ce que l’historien Maxime Steinberg appela « les cent jours de la déportation », que les échanges entre les deux parties, communiste et LPZ, aboutirent à la mise en place du CDJ et au lancement de son activité. Fin septembre 1942, Hambresin, Jospa et Werber obtinrent finalement l’adhésion d’un Chaïm

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Perelman hésitant. L’universitaire radié de l’ULB et membre de l’AJB, au poste d’adjoint au chef de son service social, accepta alors de s’engager dans la clandestinité. La participation de membres de l’AJB au CDJ fut le produit d’une initiative commune du LPZ et des communistes. Le mouvement de Résistance français, Combat, développa cette même stratégie de « noyautage des administrations publiques » (NAP), dont les objectifs étaient de recueillir les informations, retourner l’institution à l’avantage de la Résistance et préparer la reconstruction.

55 Pour les communistes, dans le cas de la Belgique, le leader du LPZ constituait un interlocuteur privilégié : en tant que socialiste révolutionnaire, ses idées rejoignaient les leurs. Il était lié aux milieux ouvriers juifs et à “la rue juive” en général. Ses positions sionistes et ses dons de diplomate assurèrent le ralliement au CDJ de sionistes généraux, Perelman en particulier, pour lesquels accepter le patronage du Parti communiste n’allait pas de soi. Le LPZ put ainsi occuper une position charnière de parti-tampon qui lui permit de créer des passerelles entre communistes et sionistes de toutes tendances.

56 La coopération préalable entre le Secours mutuel et Solidarité juive, dans l’action syndicale et l’entraide sociale, avait préparé le terrain à l’entente entre communistes et LPZ. Ces deux structures, qui conserveront leur indépendance dans la concurrence, constitueront l’armature du CDJ. Malgré les antagonismes, l’union fut maintenue jusqu’à la Libération. La cohésion et le front unifié soudèrent les énergies qui se mobilisèrent dans le sauvetage des Juifs.

57 Les rafles commencèrent pourtant bien avant le lancement du CDJ. Shifra Werber, Fela Perelman, Julia Flam, Reizel Tabakman et d’autres avaient déjà caché de nombreux enfants avant la création de la Commission Enfance du CDJ. Elles en furent les initiatrices autant que les communistes. L’activité de la Commission Enfance se structura autour de ces deux piliers, avec la recherche d’abris pour les enfants, leur convoyage, le payement des pensions ainsi que leur suivi pour soins médicaux, vestiaire, et le changement de cachette en cas de nécessité urgente. Shifra Werber remplira d’ailleurs la fonction de déléguée du Secours mutuel auprès d’Yvonne Jospa, à la tête de la Commission Enfance. Son intégration au service de récupération en 1943 renforcera la structure binaire initiale de l’institution.

58 Il serait prétentieux de vouloir rendre compte de toutes les activités du CDJ, de la mi- septembre 1942 à 1944, dans le cadre de cet article. Nous nous contenterons de rappeler qu’Abusz Werber et Chaïm Perelman furent les deux seuls responsables du CDJ initial à avoir évité l’arrestation, de sorte qu’ils purent apporter à l’institution stabilité et continuité. Perelman, à la tête de la Commission d’aide aux adultes du CDJ, fut secondé par Werber, chargé du service des faux papiers, et par « Robert » (Israël Mandelbaum) ainsi que « Richard » (Icek Wolman), par la suite. Ces deux derniers étaient membres de Solidarité juive. La Commission Adultes du CDJ reproduisait donc la structure binaire de la Commission Enfance avant de s’ouvrir à d’autres participants. La distribution des soins aux Juifs cachés nécessita l’engagement de nombreuses bonnes volontés qui apportèrent viatiques, subsides, faux papiers, tickets de ravitaillement, colis, vêtements, médicaments et journaux53. On ne manquera pas de rappeler la participation de nombreux non-Juifs au CDJ : à sa direction, celle d’Émile Hambresin en premier lieu, de Benno Nykerk, d’Yvonne Nevejan, directrice de l’Œuvre nationale de l’Enfance (ONE) qui apporta une contribution majeure au sauvetage des enfants, et du

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professeur Allard, aux côtés de nombreux coopérateurs au fonctionnement des commissions.

59 À l’automne 1943, le CDJ national (CNDJ) coordonna le sauvetage dans l’ensemble du pays. Y participèrent deux membres du LPZ, Léopold Flam et Abusz Werber, ainsi que deux communistes, Pierre Broder de Charleroi et Albert Wolf de Liège. La représentation nationale du CDJ reposait donc essentiellement sur ces deux partis, sans exclure d’autres apports qui allèrent en se multipliant. En dépit de ses critiques à l’égard du LPZ, Maxime Steinberg reconnaît que « jusqu’à la fin de 1943, le CDJ avait pris essentiellement appui sur les deux principales formations existant avant la déportation, Solidarité juive des communistes et le Secours mutuel des socialistes- sionistes de gauche »54.

La presse clandestine du CDJ

60 Werber fut par ailleurs le responsable de la Commission Information et Propagande du CDJ. Il lança, en mars 1943, la publication de l’organe clandestin en français du CDJ, Le Flambeau, et Léopold Flam De Vrije Gedachte, son pendant néerlandophone. La contribution du LPZ aux publications clandestines du CDJ fut donc primordiale.

61 Le Flambeau sortit sept numéros, le premier datant de mars 1943 et le dernier de mai 1944. À l’exclusion des numéros 5 et 6 de janvier et février 1944 qui ont sans aucun doute été écrits par Flam, Le Flambeau reprend des articles ou des résumés d’articles déjà parus dans Unzer Wort. Une étude comparative des articles publiés dans ces deux journaux confirme ce constat. Comme le mentionne Srul Tabakman, Avraham Riba était chargé d’en faire la traduction55. Le Flambeau constitue de fait une version abrégée de Unzer Wort. Il s’adressait à la population belge en particulier et s’attachait à démonter la propagande antisémite officielle. Les sujets internes à la communauté, sur la Palestine et le monde juif, développés dans Unzer Wort, en étaient évacués. L’organe du CDJ en français diffusait des informations générales sur l’évolution du front et la scène internationale, mais mettait surtout l’accent sur les persécutions contre les Juifs. Il divulgua notamment l’information sur le sort des Juifs déportés en Pologne, incitant les Belges à les protéger. Son objectif déclaré était de renseigner la population belge « sur la guerre d’extermination sauvage menée par l’occupant nazi contre nous [les Juifs] ».

62 De Vrije Gedachte voulait aussi rallier la population belge de langue flamande au sauvetage des Juifs. Le journal sortit quatre à cinq numéros, dont la publication suivit les périodes d’incarcération de Léopold Flam à Malines. Les premiers De Vrije Gedachte virent le jour avant l’arrestation de ce dernier, en mai 1943. Il fut libéré en octobre, reprit immédiatement son activité clandestine et relança la rédaction de De Vrije Gedachte, dont les deux numéros de janvier et février 1944 sont identiques aux numéros 5 et 6 du Flambeau des mêmes dates. Ces quatre numéros furent imprimés chez le même imprimeur à Anvers56. Tous quatre sont donc très vraisemblablement de la plume de Flam. En mars 1944, Flam fut arrêté une seconde fois et déporté à Buchenwald. Il survécut, mais De Vrije Gedachte cessa d’exister avec sa déportation.

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Unzer Wort

63 Les fonctions de Unzer Wort furent de loin bien plus vastes et plus complexes que celles des deux publications clandestines du CDJ. La contribution majeure de l’organe du LPZ fut de l’ordre de la résistance spirituelle : une arme qui insuffla aux Juifs humiliés le courage de surmonter l’adversité quotidienne. Ses révélations sur les desseins nazis constituèrent une donnée indispensable pour inciter les Juifs à se cacher et à prendre les précautions nécessaires à leur survie. Il informait sur l’ampleur et l’unicité de la catastrophe touchant les communautés juives d’Europe occupée. Même si l’état des connaissances transmises par le journal ne reflétait pas encore une prise de conscience exacte de la Shoah et de la « solution finale », il rendait compte de l’étendue de la destruction. Le journal lançait aussi les consignes de comportement à suivre : se cacher, redoubler de prudence, garder le moral, soutenir la Résistance belge, rejoindre les rangs des combattants. Les appels à la lutte armée apparaissent dès juin 1943 : « Se cacher, c’est une très bonne chose ; toutefois cela ne peut pas constituer un but en soi, mais seulement le moyen permettant à mener le combat contre l’antisémitisme meurtrier des fascistes. Donc n’attendez plus, ouvriers et membres de la communauté juive... Prenez exemple du courage et du sacrifice de nos frères, combattants héroïques tombés à Varsovie… Rejoignez les rangs des combattants pour la Liberté ! »57.

64 Ces appels se font plus insistants à partir de juin 1944, quand le LPZ donne son aval à la création de la 9e Brigade affiliée au Mouvement national belge (MNB), sous la direction de Menahem Konkowski. Le journal rendait aussi régulièrement hommage aux résistants tombés dans la lutte contre l’occupant, en Belgique, apportant son sceau de légitimité à leurs actions.

65 Unzer Wort élève la voix “d’en bas” des Juifs, interdits de parole. Il recrée un espace de libre expression leur offrant une autoreprésentation alternative à celle de l’AJB. Le journal réactive les repères identitaires, ancrés dans la mémoire juive, dans celle du mouvement ouvrier international et de la communauté nationale afin de restituer aux persécutés et humiliés leur dignité humaine. Ces repères leur permettent d’affronter les vicissitudes du présent avec le souvenir d’un passé glorieux et exemplaire. Les références au passé sont ranimées au travers d’articles consacrés aux dates commémoratives de la fondation du PZ et du LPZ, à Borochov, à l’écrivain yiddish Y. L. Peretz, aux côtés de commémorations de portée symbolique puisées dans le calendrier révolutionnaire international ou national, comme l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, de la Commune de Paris, la célébration du 1er Mai et du 11 novembre. Fidèle à la vocation du LPZ, Unzer Wort combine ainsi identités juive et socialiste.

66 En outre, le journal, tout comme les œuvres littéraires qu’il rappelle, rallie des individus isolés, souvent reclus et coupés du monde extérieur, autour d’un champ unifié d’informations, de représentations et de symboles, leur permettant de s’affilier à une communauté imaginée. Il fait la liaison entre les Juifs dispersés mais soumis à un destin commun. Comme l’a montré le sociologue Benedict Anderson, la presse écrite, le journal et le roman, producteurs d’images et de symboles partagés par des personnes inconnues l’une de l’autre, constituent un facteur important dans la formation de groupes sociaux58.

67 Les textes du journal assurent leurs lecteurs de la libération proche et de l’avènement d’un monde meilleur. Ils leur permettent de se projeter dans l’avenir autour d’un projet collectif : la construction du socialisme et la création d’un État juif indépendant. Ils

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s’efforcent de restituer aux Juifs le contrôle de leur histoire et de les rendre maîtres de leur destin afin de réduire leur sentiment d’impuissance. Surtout, à partir d’août 1943, date à laquelle le comité de rédaction de Unzer Wort reçut journaux et brochures envoyés de Suisse, les nouvelles en provenance des pays libres et en particulier de la Palestine les rattachent au monde extérieur. Les expressions de soutien et les manifestations en leur faveur les sortent de leur isolement.

68 Le journal devint ainsi un lieu d’échange virtuel en remplacement de l’espace communautaire aboli. De façon paradoxale, Unzer Wort s’érigea en vecteur de dialogue entre les officiels de l’AJB et ses contestataires du LPZ. Ses articles mentionnent les réactions des membres de l’AJB aux accusations portées contre eux, par voie du journal. Le no 9 de mars 1943 signale que « l’entrefilet paru dans l’édition de février de Unzer Wort, concernant les méthodes draconiennes d’Ezra lors de la distribution de son aide misérable, a suscité un intérêt particulier dans les cercles visés »59. L’entrefilet en question s’insurge contre la réduction de moitié de l’aide accordée aux familles par le service social de l’AJB et son mode de fonctionnement stipulant que « plus grand sera le nombre de Schnorrers (mendiants) envoyés à Malines, moins d’argent on aura besoin pour leur entretien »60.

69 Dans le no 21 de février 1944, on peut noter la mise au point adressée par la rédaction du journal aux « dirigeants de l’AJB [qui] ont réagi violemment » aux griefs émis dans le numéro précédent, les accusant d’avoir fourni au camp de Malines, à l’occasion de la nouvelle année, du champagne pour ses dirigeants et des clous et des barbelés pour clôturer les wagons de déportation. L’auteur de l’article répond aux justifications données par l’AJB à ce sujet. Le no 25 du mois de mai suivant constate encore que « chaque fois que nous publions un article concernant les activités de l’AJB, c’est la commotion chez ces voyous ». Ce même numéro rappelle que l’AJB avait envoyé les convocations aux jeunes requis pour le travail forcé dans le nord de la France, en juin- juillet 1942 et celles « invitant » les Juifs à se présenter volontairement à Malines pour le départ vers l’Est, « signe de Caïn gravé sur… cette institution ». Il condamne aussi sa gestion dictatoriale selon « le Führer Princip. »

70 Le no 26 de fin juin 1944 indique à nouveau que « les directeurs de l’asile [pour vieillards] se sont offusqués de l’article publié sur leur comportement dans le Unzer Wort précédent […] Nous ne pouvons pourtant pas passer sous silence de tels débordements » : soit les restrictions alimentaires et les coupures d’électricité injustifiées ainsi que la terreur et les punitions corporelles infligées par le personnel de l’hospice de la rue de la Glacière à ses hôtes.

71 Il est clair que les rédacteurs du journal étaient non seulement au courant de la gestion des institutions officielles de la communauté imposée mais qu’ils recevaient aussi des rapports provenant de “l’intérieur” sur ce qui se passait dans les coulisses de l’AJB. Ils étaient bien informés des réactions des institutionnels à leurs critiques. Le seul fait que ces derniers se sentaient surveillés de “l’extérieur” constitua un moyen de pression.

72 Le journal établit des passerelles qui permirent des échanges – certes conflictuels – entre les officiels et la Résistance. Ce « dialogue par l’intimidation » eut pour effet, direct ou indirect, d’améliorer quelque peu les services sociaux rendus par l’AJB. En effet, en mai 1944, l’article de Unzer Wort sur la section préposée à l’assistance sociale admet que « l’attitude de Ezra et du service social du boulevard d’Anvers envers les demandeurs d’aide […] est devenue plus humaine » « On a cessé de considérer les Juifs affamés comme des mendiants. » Ezra s’est réformée : les nécessiteux n’ont plus besoin

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de se présenter chaque semaine pour recevoir leurs misérables subsides. Une fois par mois suffit. La distribution à la cantine populaire se fait aussi de façon plus équitable. On peut lire, dans le même numéro, que l’attitude de ses employés « s’est humanisée et l’atmosphère interne s’est améliorée ». Selon toute probabilité, les menaces émises à l’égard des membres de l’AJB, par voie du journal, de comptes à rendre dans le futur, œuvrèrent en tant que force de dissuasion61. En outre, il ne faut pas oublier que les services sociaux du CDJ proposaient une alternative à ceux offerts par l’AJB, que les nécessiteux désertaient progressivement. De ce fait, en prenant la responsabilité du sort de toute la communauté, le CDJ s’imposa en direction contre-institutionnelle à l’AJB.

73 L’engagement du LPZ aux côtés des Juifs communistes, les deux piliers de l’entraide sociale clandestine, en faveur de leurs frères persécutés constitua un premier « écran protecteur » face à la déportation. À ce phénomène de sauvetage des Juifs par eux- mêmes, le patronage du parti communiste belge via le Front de l’Indépendance vint renforcer la protection autour des personnes menacées. Par un effet de boule de neige ou de « réactivité sociale », la cohésion du groupe des résistants et leur dévouement aux masses juives rallièrent des cercles de défense plus larges au sein de la population et de l’administration belges. Ils mirent ainsi de la distance entre les acteurs de la « solution finale » et leurs victimes désignées, les Juifs. En accord avec « la théorie des trois écrans » développée par le sociologue Jacques Semelin dans son livre Sans armes face à Hitler, ces conditions de la Résistance civile non armée en Belgique assurèrent la survie de 55 % des Juifs de Belgique, comme l’a montré Maxime Steinberg qui attribue au CDJ le sauvetage de 3.000 enfants et de 5.000 adultes62. Durant les deux dernières années de l’Occupation, de nombreuses personnes purent donc être sauvées grâce à ce type de Résistance. En l’espace de deux mois, du 4 août 1942, départ du premier convoi vers Auschwitz, jusqu’au 31 septembre 1942, deux tiers de l’ensemble des victimes de la Shoah en Belgique, soit 17.000 Juifs, furent déportées...63

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Le congrès des délégués du Linké Poalé Zion (LPZ) d’Europe occidentale à Bruxelles en 1928.

David Trocki (debout, 2e rang, 4e de droite) et Yehuda Tiberg (assis, 1er rang, 4e de droite) y représentent la Belgique. © Collection Yad Tabenkin.

Le LPZ à la Libération

Abusz Werber (deuxième à droite) et Israel Tabakman (4e de droite). © Collection Yad Tabenkin.

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Le Comité de Défense des Juifs au lendemain de la Libération

© Collection Yad Tabenkin.

NOTES

1. Le présent article est le résultat de recherches menées essentiellement dans des fonds d’archives en Israël. 2. Borochov, menacé d’arrestation à cause de son activité politique, dut fuir la Russie tsariste et trouva d’abord refuge en Belgique avant de poursuivre vers les États-Unis. Il s’installa à Liège, où vivait une “colonie” d’étudiants immigrés. Selon les mémoires de sa femme, Liova Borochov, la rencontre de son mari avec Lénine, venu à Liège pour y donner une conférence, eut lieu en 1907 ou 1908. Voir L. Borochov, Prakim Mé Yoman Hayaï, Guivat Haviva, 1971, pp. 24-25. 3. Le Mapam (Parti ouvrier unifié) fut créé en Palestine mandataire en janvier 1948. Il représentait l’aile gauche du parti travailliste (le Mapaï) regroupé autour de David Ben Gourion. Le Mapam obtint 19 sièges de députés au Parlement aux premières élections générales tenues après la création de l’État d’Israël. Il constitua ainsi le second plus grand parti du pays. Abusz Werber créa l’antenne belge du nouveau parti. 4. R. Van Doorslaer, Enfants du Ghetto. Juifs révolutionnaires en Belgique (1925-1940), Bruxelles, 1997, p. 66. 5. Ibid, p. 103. 6. A. Brossat - S. Klingberg, Le yiddishland révolutionnaire, Paris, 2009. 7. Sur la cellule des étudiants juifs affiliés au LPZ dans les instituts d’enseignement supérieur de Gand, voir R. Van Doorslaer, op. cit., p. 85. 8. Pour plus d’information sur les parcours de ses parents Abusz et Shifra Werber, de son oncle et sa tante, Dodé et Pauline Trocki, voir le livre publié par Michel Werber, La Parole d’Abusz Werber, Bruxelles, 2015.

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9. Voir J.-Ph. Schreiber, Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique. Figures du judaïsme belge XIXe- XXe siècles, Bruxelles, 2002, « Tabakman Szrul-Israël », p. 333. 10. R. Van Doorslaer, op. cit., p. 38. 11. Ibid, p. 207. 12. Yéhuda Tiberg (1900-1984) avait étudié à l’université de Varsovie, où il avait fait partie du cercle des historiens regroupés autour d’Emanuel Ringelblum et de Raphael Mahler. Il s’enfuit de Pologne en 1923 suite à la vague de répression contre les militants de gauche. Après un court séjour à Danzig, il s’installa en Belgique en 1924 et contribua à la consolidation du LPZ. Journaliste de profession, il fut aussi le rédacteur en chef du journal yiddish Unzer Weg édité par le parti à New York, où il trouva refuge en 1940. Voir les articles nécrologiques publiés dans Y. Tiberg, Ayf di Schliachen fun Zayt, Tel Aviv, 1987 (en yiddish). 13. Voir D. Michman, « Les mouvements de jeunesse sionistes en Belgique durant l’occupation allemande. Étude d’un point de vue comparatif », dans R. Van Doorslaer (dir.), Les Juifs de Belgique. De l’immigration au génocide, 1925-1945, Bruxelles, 1994, pp. 173-192. 14. Unzer Wort, 4, juin 1942, p. 3. Pour les originaux en yiddish du journal clandestin Unzer Wort, voir Archives Yad Vashem (YVS), O.29.2/3727483. Cette collection comprend 18 numéros retrouvés. J’ai utilisé leur traduction en français de M. Freund, gracieusement mise à ma disposition par Michel Werber. 15. Interview d’Abusz Werber, Université hébraïque de Jérusalem, Institut du Judaïsme contemporain, département de documentation orale, 04.03.1964, 2e session. Sur l’Hashomer Hatzaïr en Belgique, voir l’excellent travail de fin d’études de Janiv Stamberger : Be Strong and Brave ! A Small Youth Movement in a Sea of . The Hashomer Hatzaïr in Antwerp (1920-1948), Université de Gand, 2012-2013. Je remercie Janiv Stamberger de m’avoir transmis son manuscrit. Voir aussi J. Stamberger, « Zionist Pioneers at the Shores of the Scheldt. The Hashomer Hatzaïr Youth Movement in Antwerp, 1924-1946 », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, 11, 2014, pp. 95-99. 16. Voir A. Weiss, « La vie et activité de Léon Kubovi en Belgique », Yédiot Yad Vashem, n° 37, février 1967, p. 6 (brochure publiée après sa mort en hébreu). Voir également : J.-Ph. Schreiber, « Kubowitzki Léon », dans Dictionnaire biographique..., op. cit., Bruxelles, 2002, pp. 204-205. 17. Voir C. Collomp, « The Jewish Labor Committee, American Labor and the Rescue of European Socialists, 1934-1941 », dans International Labor and Working-Class History, 68, 2005, pp. 112-133. Il est possible que Yéhuda Tiberg ait fait le choix d’émigrer parce qu’il était trop connu en tant que dirigeant du LPZ. 18. Voir M. Werber, op. cit., p. 21. 19. Yad Tabenkin Archives / YTA, Ramat Efal (Israël), 15-1/ 1-3, p. 2. 20. YVS, Fonds Werber, O.29.2/4, p. 55. 21. Sur la restructuration de la communauté juive de Belgique sous l’Occupation, voir J.-Ph. Schreiber – R. Van Doorslaer (éds.), Les Curateurs du Ghetto. L’Association des Juifs en Belgique, Bruxelles, 2004 ; et plus particulièrement sur l’adaptation de la communauté au décret sur l’exclusion des enfants juifs des écoles publiques, voir dans ce même ouvrage B. Dickschen, « L’AJB et l’enseignement », pp. 233-260. 22. Il faut signaler que les Werber-Trocki jouissaient d’une certaine sécurité économique. À ce stade, Werber fut forcé de liquider son atelier de fabrication de chaussures et se retrouva officiellement sans emploi. Mais, couvert par un homme de paille, il put continuer à gérer son affaire jusqu’à la Libération et ainsi assurer son indépendance économique. Dodé Trocki travaillait comme ingénieur pour une industrie protégée, les entreprises de gaz Nestor-Martin, et Pauline, sa femme, qui était médecin-dentiste, a continué à pratiquer dans le cadre de la communauté. 23. Témoignage de Jacob Gutfraynd, dans Partisans Armés Juifs. 38 Témoignages, Bruxelles, 1991, p. 175.

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24. Ibid. 25. Rapport d’activité du Secours mutuel, écrit en novembre 1944 par Abusz Werber afin d’obtenir un budget de fonctionnement, YVS, Fonds Werber, O.29.2/4, pp. 43-45. Ce rapport fut apparemment envoyé en Suisse soit au Congrès juif mondial soit au Joint (ou aux deux) pour justifier la demande de fonds. 26. I. Tabakman, Meiné iberlebung, Tel Aviv, 1957, p. 80 (en yiddish). 27. Lettre de Szatan à Lucien, YVS, Fonds Jarblum, P.7/38, p. 82. 28. Président de la Fédération sioniste de France, Marc Jarblum s’était réfugié en Suisse en mars 1943. Il avait rejoint l’équipe du Congrès Juif mondial de Genève en tant que responsable de l’aide aux Juifs des pays d’Europe occidentale : la France, la Belgique, la Hollande et l’Italie. 29. Lettre sans signature d’un ancien membre du Dror à Marc Jarblum en Suisse, le 30 avril 1944, YVS, Fonds Jarblum, P.7/38, p. 83. « Zerubavel » était le nom d’un des leaders du LPZ palestinien, utilisé ici, en langage codé, pour désigner Abusz Werber. 30. Jusqu’en fin 1943, le CDJ s’était appuyé sur les structures de Solidarité juive et du Secours mutuel. À cette date, les membres du Poalei-Zion/Zéiré-Zion commencèrent à se regrouper au sein du Secours populaire et contribuèrent à la distribution des secours via le CDJ. 31. Ibid, lettre à Marc Jarblum, le 30 avril 1944. 32. Rapport sur l’opération des certificats d’échange de Chaïm Barlas, délégué de l’Agence juive à Istanbul pendant la guerre, YVS, P.12-22, pp. 1-6. L’opération touchait « les vétérans sionistes » de la France, la Belgique, la Hollande, la Bulgarie et la Grèce, sous occupation allemande, mais aussi de l’Italie et la Hongrie que l’Allemagne n’avait pas encore envahies, ainsi que la Roumanie qui ne subit aucune occupation directe. 33. M. Steinberg, L’Étoile et le fusil. La Traque des Juifs, 1942-1944, tome III, vol. 1, Bruxelles, 1986, p. 195. 34. Voir D. Dratwa, « Nouveaux regards sur les listes d’échanges palestiniens », dans MuséOn, Revue d’art et d’histoire du Musée Juif de Belgique, 2, 2010, pp. 44-87. 35. avec les représentants des organisations juives “internationales” et aussi pour prospecter les routes de repli vers le havre de paix helvétiqu Benjamin Nykerk était un industriel hollandais réfugié en Belgique. Juif de confession protestante, il s’était impliqué dans les affaires culturelles de la communauté dès 1940. Il devint trésorier du CDJ. En mai 1943, il fit un premier voyage en Suisse pour prendre contact e, le « Zwitserweg », pour le compte du réseau d’évasion « Dutch-Paris ». Il en revint muni de lettres de crédit garantissant le remboursement par le Joint de prêts bancaires destinés à couvrir les activités de sauvetage du CDJ, ce qui permit le déblocage de fonds à cet effet. Fin 1943, le CDJ chargea Nykerk d’une nouvelle mission en Suisse (sa troisième apparemment). David Ferdman le remplaça à la trésorerie du CDJ. Mais repéré par la Gestapo, Nykerk dut “se mettre au vert” et se réfugier en France. Il fut arrêté à Paris, le 30 mars 1944. Déporté, il périt dans les camps (voir M. Steinberg, op. cit., pp. 106, 114 et 180-182 et notice « Benjamin Maurits Nykerk » dans J.-Ph. Schreiber, Dictionnaire biographique..., op. cit., p. 262). 36. Archives du mouvement travailliste, Institut Pinhas Lavon (Tel Aviv) / IPL, III- 37A- 2- 25. Cette seconde liste manquait à la collection réunie par Daniel Dratwa, op. cit. 37. L’historien de la Shoah à Anvers, Lieven Saerens, a signalé l’existence successive de trois différents Comités de Défense des Juifs : l’un fut créé par Josef Sterngold, un autre par Abraham Manaster et le dernier par Léopold Flam. Tous furent démantelés suite aux arrestations de leurs militants. Voir L. Saerens, Étrangers dans la cité. Anvers et ses Juifs (1880-1944), Bruxelles, 2005 (édition française), pp. 817-862.

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38. Je remercie Henri Flam, le fils de Julia et Léopold Flam, pour m’avoir donné cette précision et m’avoir transmis le manuscrit en français du journal de son père. 39. Voir le témoignage de Ziva (Sonia/Suzanne) Reiss-Tabakman, la fille de Meyer et Reizel Tabakman, YVS, O.3/13351 (en hébreu). Elle avait quatre ans en 1942 quand la famille Wilden la prit en charge jusqu’à la Libération. 40. Voir le témoignage de Shifra Werber, Université hébraïque de Jérusalem, Institut du Judaïsme contemporain, département de documentation orale, 11.11.1965. 41. I. Tabakman, op. cit., pp. 152-158. Seuls l’un de ses quatre fils et l’une de ses belles-filles survécurent à la déportation. 42. À propos d’Emanuel Ringelblum, voir l’excellente analyse de S. D. Kassow, Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Paris, 2013. Sur David Rapoport, voir L. Lazare, La résistance juive en France, Paris, 1987, pp. 52-53, 55-59, 169-172. 43. Voir E. Margalit, Anatomie d’une gauche. Le Poalé-Zion de gauche en Eretz-Israël, 1919-1946, Tel Aviv, 1976, p. 17 (en hébreu). 44. Unzer Wort, « Le début de la fin », décembre 1941, 1, p. 3. 45. Unzer Wort, 2, mars 1942, p. 2. 46. Unzer Wort, 24, 1er mai 1944. 47. Unzer Wort, 4, juin 1942, p. 4. 48. P. Broder, Des Juifs debout contre le nazisme, Bruxelles, 1994, p. 44. 49. M. Steinberg, L’Étoile et le fusil, op. cit., tome III, vol. 1, op. cit., , p. 83 et vol. 2, p. 16. 50. J. Gotovitch, Du rouge au tricolore. Les communistes belges de 1939 à 1944, Bruxelles, 1992, p. 120. 51. YTA, 15-3/9-11. 52. Émile Hambresin, journaliste démocrate-chrétien, n’était pas membre du parti communiste mais avait rejoint le FI. Il avait présidé avant-guerre la Ligue belge contre le Racisme et l’Antisémitisme. Hertz Jospa, ingénieur d’origine juive et communiste de longue date, avait milité à ses côtés. Leur contribution majeure fut d’avoir réussi à convaincre la direction du PCB de soutenir la création du CDJ. Jospa fut arrêté et déporté à Buchenwald en juin 1943. Il survécut. Hambresin fut arrêté et déporté un mois plus tard. Il périt dans les camps. 53. Sur l’activité du CDJ, voir M. Steinberg, L’Étoile et le fusil. Les cent jours de la déportation des Juifs de Belgique, tome II, Bruxelles, 1984 et Id., L’Étoile et le fusil. La Traque des Juifs, 1942-1944, tome III, vol. 1, Bruxelles, 1986 ; R. De Lathouwer, liquidateur du CDJ au statut de la Résistance Civile, Témoignages et Documents recueillis entre 1947 et 1951, exemplaire YVS, O.29/46, p. 23 ; L. Steinberg, Le Comité de Défense des Juifs en Belgique 1942-1944, Bruxelles, 1973. 54. M. Steinberg, L’Étoile et le fusil. La Traque..., op. cit., tome III, vol. 1, p. 197. 55. I. Tabakman, op. cit., p. 123. 56. Lettre d’Abusz Werber à Roger Van Praag du 28.11.1950, YVS, Fonds Werber, O.29.2 /3, p. 45. 57. Unzer Wort, 11, juin 1943. 58. Voir B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, 2006. 59. La critique des méthodes de Ezra exprimée dans l’article « Intérêt et sécurité prédominent », Unzer Wort, 9, mars 1943, est reproduite dans sa totalité dans Michel Werber, op. cit., pp. 52-53. 60. Voir rubrique « L’île de désolation de Bruxelles », Unzer Wort, 8, février 1943. 61. Voir Unzer Wort, 11, juin 1943 : « Ces gens de l’AJB […] ne devront-ils pas rendre des comptes de la tragédie du sang ayant eu lieu entre les murs de l’Ezra » ; et dans le no 17, octobre 1943 : « en d’autres temps, nous rappellerons à ces messieurs… ». 62. J. Semelin, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe 1939-1945, Paris, 1998 (édition de poche). 63. Maxime Steinberg, L’Étoile et le fusil. La Traque..., op. cit., tome III, vol. 1.

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AUTEUR

JEANNINE LEVANA FRENK Jeannine Levana Frenk, historienne, a enseigné l’histoire de la Shoah à Yad Vashem, à l’Institut Massuah et au Ghetto Fighters’ House Museum. Sa thèse traite des représentations de la Shoah dans les cinémas français et israélien. Elle s’intéresse aussi aux Justes parmi les Nations en France et en Belgique (Righteous Among the Nations in France and . A Silent Resistance, 2008).

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La caserne Dossin à Malines (1942-1944)

Laurence Schram

1 La contribution ci-après se veut une présentation de la thèse de doctorat que j’ai menée sous la direction de Pieter Lagrou1, et qui avait pour objectif principal de combler le vide historique qui entoure la « mystérieuse caserne Dossin à Malines », comme la décrivait un témoin de l’époque2. Bien que ce lieu ait constitué l’un des rouages essentiels de la mise en œuvre du programme nazi d’élimination systématique et totale des Juifs d’Europe, son histoire est mal connue et n’a jamais été étudiée dans sa globalité. Son existence en tant que lieu de mémoire est récente et n’est pas encore intégrée dans la mémoire collective, au contraire du Fort de Breendonk, situé non loin de son implantation.

2 Le 27 juillet 1942, la Sipo-SD (Sicherheitspolizei-Sicherheitsdienst), la police de sécurité du régime nazi, ouvre le camp de rassemblement pour Juifs (SS-Sammellager für Juden) dans la caserne Dossin à Malines. Sa fonction est uniquement génocidaire : rassembler les victimes des persécutions raciales en vue de leur “évacuation” à l’Est. Entre le 4 août 1942 et le 31 juillet 1944, 25.249 déportés de Belgique et du nord de la France (24.895 Juifs et 354 Tsiganes) sont envoyés à Auschwitz-Birkenau, qui est à la fois un centre de mise à mort et un complexe concentrationnaire. Etna Kolender, 92 ans, et Jacob Blom, 90 ans, faisaient partie des déportés les plus âgés. La plus jeune enfant juive déportée avait quarante jours, elle s’appelait Suzanne Kaminsky ; Jacqueline Vadoche, une petite Tsigane, n’avait quant à elle que 35 jours lorsqu’elle quitta Malines pour une “destination inconnue”. En 1945, seuls 1.252 de ces déportés raciaux ont survécu, soit plus ou moins 5 %.

3 Malines est donc l’antichambre de la mort. Mais c’est également le lieu dans lequel il convient d’enraciner l’histoire du judéocide en Belgique et dans le nord de la France. Dans cette histoire habituellement désincarnée et délocalisée, on a accordé beaucoup d’attention à la réalité concentrationnaire d’Auschwitz-Birkenau. Pour plus de deux tiers des déportés, tout se passe entre la rampe de débarquement et les installations de gazage de Birkenau, entre l’arrivée et la mise à mort, et cette histoire-là tient en quelques heures. Or, le SS-Sammellager für Juden à Malines, à mi-chemin entre Bruxelles

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et Anvers, et à deux pas de l’Archevêché, est le lieu concret où les trajectoires de tous les déportés raciaux du territoire national ont convergé. Cette histoire méritait davantage d’attention qu’elle n’en avait suscité jusqu’ici.

4 Les archives du camp n’ayant pas été conservées, à l’exception des listes de déportation et des enveloppes-reliques (documents personnels pris aux Juifs arrêtés et qui ont été conservés depuis avril 1943), la question de l’existence de sources relatives à l’histoire du SS-Sammellager s’est d’emblée posée. Cependant, tout au long de ma recherche, j’ai découvert une masse de documents inexploités, négligés et parfois inédits. Les sources indirectes (archives, témoignages oraux ou publiés, documents photographiques, objets, œuvres d’art), dispersées dans plus de trente centres de documentation ainsi que chez de nombreux particuliers, se sont révélées extrêmement riches, dépassant de loin toutes mes espérances.

5 Cette profusion de sources multiformes m’a permis de rendre compte de l’histoire du SS-Samellager für Juden dans toute la diversité de ses aspects, et avec la nuance nécessaire.

La caserne Dossin : genèse du camp de rassemblement

6 Jusqu’à la veille de l’invasion, la caserne Dossin abritait des bataillons d’infanterie de l’armée belge. Après la débâcle, le bâtiment est occupé par des militaires allemands et la Wehrmacht y parque pendant peu de temps des prisonniers de guerre alliés.

7 À partir du mois de juin 1942, les décisions relatives à l’organisation de la déportation génocidaire se succèdent. À Berlin, Heinrich Himmler et planifient les déportations des Juifs en concertation avec les responsables de la « solution finale » : Kurt Asche (Belgique), (France) et Willy Zoepf (Pays-Bas).

8 Le 11 juin 1942, chacun se voit conférer la mission de déporter son “quota” de Juifs. Kurt Asche est chargé de déporter, dans une première phase, 10.000 Juifs des deux sexes, âgés de 16 à 40 ans. On prévoit de pouvoir intégrer 10 % d’inaptes au travail (enfants et vieillards) aux transports. Le 22 juin, Eichmann communique l’ordre de Himmler d’entamer les déportations entre la mi-juillet et la mi-août. Le 9 juillet, Eggert Reeder, chef de l’Administration militaire en Belgique, obtient l’exemption temporaire des Juifs de nationalité belge de la déportation. Ces derniers représentent moins de 10 % de la population juive du pays. Le 15 juillet 1942, l’administration militaire charge le major-SS Philip Schmitt, commandant du camp répressif de Breendonk, d’installer dans la caserne Dossin à Malines le camp de rassemblement pour les Juifs. Vers le 20 juillet, avant même l’ouverture du camp, le quota des 10 % d’inaptes au travail est abandonné et les enfants et vieillards peuvent être incorporés sans restriction dans les transports de Belgique. La caserne Dossin est, pour l’utilisation prévue, un lieu évident et idéal. Ce bâtiment est une énorme construction organisée autour d’une cour carrée, où plusieurs camions peuvent aisément stationner. Il est assez vaste pour accueillir quelque 2.000 détenus. Situé à mi-chemin entre Bruxelles et Anvers, où résident plus de 90 % des Juifs du pays, il est longé par une ligne de chemin de fer. La proximité du SS- Auffanglager de Breendonk a sans doute aussi pesé dans ce choix. Malgré l’implantation du SS-Sammellager au cœur d’un quartier populaire de Malines et à deux pas du siège de l’Archevêché, l’occupant considère que ceci ne devrait susciter aucun émoi particulier

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parmi les habitants. La disposition des bâtiments formant la caserne permet aux gardiens d’exercer aisément un contrôle des détenus. En outre, en face de Dossin se trouve une caserne dans laquelle logent les hommes de la Wehrmacht, membres de la première garde extérieure du camp.

9 Le camp de rassemblement est fonctionnel dès le 27 juillet 1942, jour où arrivent les premiers prisonniers.

Le commandement de Philipp Schmitt

10 À Breendonk, Philipp Schmitt, membre du parti nazi depuis 1925, s’était forgé une réputation de terreur et de violence. Les SS louent son efficacité, mais cette position n’est pas partagée par l’Administration militaire, qui s’inquiète à l’idée des remous que pourrait susciter « l’enfer de Breendonk ».

Le commandement de Philipp Schmitt.

Le commandant Schmitt dans la cour de la caserne. © Stadhuis Willebroek.

11 Les cinq hommes désignés pour seconder Schmitt dans la mise sur pied du SS- Sammellager sont tous des membres de la Sipo-SD de Bruxelles et policiers judiciaires professionnels. De Breendonk, Schmitt emmène le SS-Obersturmführer (lieutenant) Rudolf Steckmann, qui fait office de commandant en second. Steckmann aide Schmitt à organiser le camp de rassemblement de Malines et, après son ouverture, en devient le commandant effectif en l’absence de Schmitt. Les autres hommes sont le SS- Untersturmführer (sous-lieutenant) Karl Meinshausen, les SS-Hauptscharführer (adjudants) Hans Rodenbusch et Hermann Reimann, le SS-Sturmscharführer (sergent-

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chef) Walter Kaiser et le SS-Sturmscharführer Max Boden. Deux SS allemands subalternes, Stark et Probst, complètent le cadre allemand du camp de rassemblement.

12 Très peu nombreux, les SS allemands s’appuient d’abord sur la Wehrmacht pour assurer la garde extérieure du camp et, dès la fin novembre 1942, sur le SD-Wachgruppe (équipes de 24 à 36 hommes en rotation). Une douzaine de SS flamands du SD-Wachgruppe sont chargés de la surveillance interne du camp et du poste de garde. Ils font régner l’ordre parmi les internés depuis leur arrivée au camp jusqu’à leur embarquement dans les transports, et régissent la vie quotidienne. En tout, une soixantaine de SS allemands et flamands suffit à gérer le camp.

Les premiers prisonniers

13 Le 22 juillet, au moins 160 voyageurs juifs, dont des femmes, sont arrêtés à la gare d’Anvers et envoyés à Breendonk. Ils sont transférés au camp de Malines le 27 juillet, quelques heures avant l’arrivée des premiers Juifs convoqués pour le “travail obligatoire”. Un certain nombre de ces personnes raflées sont intégrées à l’administration du camp de rassemblement.

14 Le travail d’inscription des nouveaux arrivants sur les listes de transport, confié à des secrétaires juives, polyglottes, généralement jeunes et jolies, nous permet aujourd’hui de connaître avec précision les réalités de la déportation de Malines à Auschwitz.

15 Le 4 août, le premier convoi quitte le camp pour Auschwitz-Birkenau. En l’espace de cent jours, deux tiers des Juifs du territoire qui sont déportés, convoqués pour le travail ou raflés lors d’opérations de masse, transitent par Malines avant d’être envoyés à Auschwitz. Leur passage par la caserne Dossin est d’abord souvent bref (une semaine en moyenne) mais, à partir de novembre 1942, la Sipo-SD met beaucoup plus de temps à former les transports. Les internés restent alors environ trois mois en moyenne au camp.

La Aufnahme

16 Dès leur arrivée, les hommes, femmes et enfants juifs sont pris en charge par la Aufnahme, le bureau d’“accueil”, dirigé par Max Boden. Les prisonniers sont répartis en diverses catégories : • les Transportjuden, immédiatement inscrits sur les listes de déportation ; • les Juifs affectés à l’administration du camp, désignés par la lettre P (Stammpersonal) ; • les travailleurs juifs (personnel d’entretien, porteurs de colis, électriciens), identifiés par la lettre W (Werkleute) ; • les Juifs de nationalité belge, exemptés de la déportation jusqu’en septembre 1943, marqués de la lettre B ; • les Mischlingen, considérés par l’occupant comme demi-juifs, et les Mischehen, des Juifs ayant contracté des mariages mixtes, respectivement identifiés au camp par les lettres ML et M ; • les « cas douteux » (fausses cartes d’identité, faux certificats de mariage, de naissance, de nationalité, de baptême, d’aryanité), identifiés par un Z, signifiant Zweifelhaft (doute), ou par un E, pour Entscheidung (décision).

17 Ces derniers sont soumis à une enquête du Bureau des Enquêtes raciques et généalogiques, annexe de la Sipo-SD, qui décide de leur déportation ou non.

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18 À la Aufnahme, les prisonniers reçoivent, en guise de document d’identité, une pancarte à porter autour du cou avec une ficelle, indiquant les informations relatives à leur transport ou à leur statut dans le camp.

19 Les employées juives de la Aufnahme dressent les fiches individuelles, recopient les informations sur des listes de transport, saisissent les papiers des prisonniers. Certains témoignages font état de la destruction systématique des papiers d’identité, des documents personnels et des photos de famille pendant la période de commandement du major Schmitt. Jos Hakker, un évadé du XVIIIe convoi du 15 janvier, témoignait déjà dans la presse clandestine de 1943 : « J’ai vu, et c’est peut-être bien plus odieux, que toutes les photographies de femmes, d’enfants, de pères, de mères furent détruites ; tous les papiers d’identité, passeports, lettres, attestations furent saisis et déchirés. »3

20 Dans une partie de la Aufnahme, isolée par des paravents, les hommes de la Brüsseler Treuhandgesellschaft (BTG) sont chargés de la saisie des biens des Juifs. Les nouveaux internés sont contrôlés jusque dans les moindres détails : les objets, bijoux ou valeurs dissimulés doivent être retrouvés. Cet examen corporel n’est pas systématique. Il s’applique à ceux que les SS soupçonnent de cacher des biens ou des valeurs ou qui leur apparaissent comme de fortes têtes, à mettre au pas dès le début. Les femmes constituent aussi des cibles privilégiées. Certaines internées doivent se dévêtir complètement afin de subir un examen approfondi. Au cours de cette fouille, les humiliations sont nombreuses. Leur registre est vaste : des insultes jusqu’aux attentats à la pudeur et aux attouchements. Le dirigeant corrompu de ce bureau est Erich Crull, un expert-compable allemand, qui n’est pas un SS, pas plus que son assistant, Albert Aelbers, un militant nazi flamand.

Conditions de vie

21 Les Juifs sont parqués dans des chambrées. Les privilégiés (employés au sein de l’organisation de la caserne) ou les catégories spéciales (Stammpersonal, Werkleute…) occupent des salles encore équipées des meubles de l’armée belge (lits de fer, petites étagères, longue table et quelques chaises ou bancs). Ces chambrées comptent une soixantaine de personnes, le double de la capacité prévue, mais une population qui reste limitée en comparaison avec les chambrées des Transportjuden, qui s’y entassent à quatre-vingts ou cent. Lorsque le camp est surpeuplé, les internés dorment sur des paillasses à même le sol, et lorsque la chambrée est pleine, certains couchent dans les couloirs. La saleté règne et la vermine prolifère. Par mesure d’hygiène, fin 1942-début 1943, Schmitt fait construire des couchettes en toile sur encadrement en bois.

22 Les conditions d’hygiène au SS-Sammellager sont mauvaises. Les installations sont largement insuffisantes, en particulier lorsque la population des internés s’accroît et que la durée moyenne d’internement s’étend à trois mois. Se laver, aller aux toilettes, faire la lessive, tout est réglementé. L’accès aux sanitaires est limité et gardé. De surcroît, la promiscuité y est constante. Tous ces éléments rendent compliqué et humiliant le maintien d’une hygiène élémentaire.

23 Dans la seconde phase de l’histoire du camp de Malines, le commandant Frank tente d’améliorer les conditions de détention des Juifs. Mais avec l’espacement des convois et la surpopulation croissante, les problèmes d’hygiène et d’hébergement s’aggravent, de même que les maladies respiratoires, de peau et infantiles se répandent.

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24 La faim sévit dans la caserne Dossin. Les repas se composent généralement comme suit : le matin, un ersatz de café, un quart de pain, un peu de sucre, très peu de confiture ou de miel. À midi, les internés reçoivent la moitié à trois quarts de litre d’une soupe peu épaisse avec de rares légumes, souvent des choux, des pommes de terre et très peu de viande, quand il y en a. Enfin, le soir, la ration est de 225 gr. de pain par personne, avec soit « une cuillerée à dessert de sucre et une cuillerée de confiture avec du café », soit de la soupe. Les SS rognent encore davantage sur les rations prévues.

25 Pour résoudre les problèmes d’approvisionnement, après les deux premières grandes rafles anversoises de fin août 1942, l’Association des Juifs en Belgique (AJB), la communauté obligatoire des Juifs créée sur ordre de l’occupant fin novembre 1941, est chargée par la Sipo-SD d’organiser un service-colis. Les internés juifs sont autorisés à demander des colis à l’extérieur du camp par le biais d’un formulaire que l’AJB transmet aux destinataires trois fois par semaine. Mais les détenus ne reçoivent jamais leurs colis intacts après le contrôle opéré au camp et il n’est pas rare que les paquets arrivent au camp après la déportation des demandeurs. À partir du 8 mai 1943, l’intervention du Winterhulp, le pendant flamand du Secours d’Hiver, améliore fortement le régime alimentaire, la soupe du soir étant bien plus consistante. Ces suppléments de nourriture sont indispensables aux internés.

26 Les journées sont organisées selon un planning strict, mais les Juifs sont la plupart du temps confinés dans les chambrées : à 6 h., lever et passage aux Waschräume (les douches ou les lavabos) avant la distribution de nourriture. De 8 h. à 8 h. 30, il y a l’appel, la promenade et, souvent, la gymnastique. À 11 h. 30 est prévu le second repas avant le retour dans les chambrées. Trois heures plus tard, à 14 h. 30, encore un appel, puis le nettoyage des salles, des couloirs et des escaliers. Ensuite, à 16 h. 30, de nouveau la promenade pendant une demi-heure avant le dernier repas à 17 h. et le retour dans les chambrées. Enfin, entre 19 h. 30 et 21 h. 30, le coucher et l’extinction des feux.

27 Quand les séjours se prolongent, les détenus luttent contre l’ennui et s’occupent comme ils le peuvent. Les livres et les jeux de cartes ou d’échecs sont très convoités. Des conférences, des concerts, des cours, des animations se tiennent, surtout dans les chambrées des privilégiés. Les artistes s’expriment, la vie religieuse s’organise clandestinement, des mariages sont célébrés, les enfants jouent.

Violence et humiliations

28 Au SS-Sammellager, les humiliations et les mauvais traitements font partie du quotidien des détenus. Dès leur arrivée, les Juifs sont brisés moralement et physiquement, désindividualisés, déshumanisés, rendus dociles. Après la fouille à la Aufnahme, les insultes, les bousculades et les coups sont si fréquents qu’ils en deviennent banals pour les internés. Sous le commandement de Philipp Schmitt, les gardiens s’adonnent sans limites et en toute impunité à leurs instincts sadiques. La situation s’améliorera un peu sous le commandement de Frank. Les femmes et les Juifs religieux sont les victimes toutes désignées des SS. Les unes subissent des violences sexuelles, des attouchements et des attentats à la pudeur tandis que les autres sont molestés, rasés et tondus. À la veille du départ du VIIIe convoi du 8 septembre 1942, Schmitt organise une humiliation publique de Juifs religieux. Les SS rasent la moitié de leurs barbes et leurs papillotes avant de les affubler de croix gammées, de salir leurs vêtements rituels et de les obliger

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à danser et chanter. Cet événement est immortalisé sur quatre des rares photographies prises à l’intérieur du camp.

29 À l’occasion d’une séance de gymnastique imposée aux prisonniers, Schmitt lâche son chien sur Hermann Hirsch, 20 ans, désigné pour le convoi XVIII. Le jeune homme gravement blessé sera hospitalisé pour une courte période à l’O.L.V. Gasthuis de Malines, où il sera amputé d’une jambe. Encore convalescent, il sera déporté par le convoi XXI, le 15 janvier 1943. Curieusement, Hermann Hirsch sera sélectionné pour le travail à son arrivée à Auschwitz et recevra le matricule 117.039. Il ne survivra pas à sa déportation.

30 Paradoxalement, le seul décès causé par des mauvais traitements est enregistré alors que Frank est à la tête du camp. Bernard Vander Ham, un Juif « mixte » (Mischling) belge de 49 ans, est le souffre-douleur du SS Boden. Dans la nuit froide du 4 au 5 mars 1943, Vander Ham subit un contrôle des pieds à l’issue duquel il est battu et aspergé d’eau glacée par Boden et le SS flamand Poppe, tous les deux pris de boisson. Après quelques jours d’agonie dans sa chambrée, il est enfin admis à l’infirmerie du camp, où il succombe à une pneumonie le 5 avril 1943.

31 Au SS-Sammellager, les SS peuvent humilier, battre ou torturer les internés, les faire souffrir impunément, mais pas les assassiner. Cet acte-là doit être perpétré au loin, à Auschwitz-Birkenau, à 1.200 km de Dossin. Le nombre de décès au camp (35) et à l’hôpital de Malines (22) est particulièrement bas : 57 morts sur près de 26.000 personnes en transit.

32 Parmi eux, on compte les victimes d’un incident dramatique survenu au cours de l’arrestation de 145 Juifs belges à Anvers. Transportés dans un camion hermétiquement fermé, les prisonniers suffoquent. Une panne, au cours de laquelle les deux convoyeurs SS flamands abandonnent leur camion pour aller boire un verre, transforme le voyage en tragédie. Le trajet dure plus de deux heures au lieu des trente minutes prévues. À l’arrivée à Dossin, neuf personnes de 17 à 70 ans sont mortes.

33 Soulignons donc que Dossin n’est ni un lieu de mort ni un cimetière juif. Le SS- Sammellager s’inscrit entièrement dans la procédure d’extermination, mais il n’en est que la salle d’attente.

Une résistance à Dossin ?

34 S’il n’y a vraisemblablement pas de grand fait de résistance à l’intérieur du camp, la vie quotidienne des internés est parsemée de petits gestes plus ou moins risqués. La possibilité d’aider ses codétenus dépend évidemment de la durée de l’internement, du statut et de la fonction de l’interné au camp, de ses relations avec la hiérarchie SS et avec les autres internés. Dans le chef des privilégiés du SS-Sammellager, différentes attitudes vis-à-vis des simples internés sont constatées. Si certains font preuve de zèle dans les missions confiées par les Allemands, d’autres tentent, autant qu’ils le peuvent, d’alléger les souffrances des Transportjuden, parfois même de les aider dans leur tentative d’évasion. L’aide de non-Juifs extérieurs au camp se révèle par moment déterminante.

35 Les attitudes vont de l’insoumission à la résistance : pratiquer le culte clandestinement, faire passer des courriers, fournir un surplus de nourriture, des soins ou des médicaments, saboter le travail, dissimuler des pièces compromettantes tirées des

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dossiers de cas douteux, falsifier la liste du Transport XX, laisser passer des objets “suspects” dans les colis, porter des coups aux SS, organiser des évasions en procurant des outils, en fermant mal les portes des wagons, en fournissant de l’argent aux candidats à l’évasion, etc.

36 Malgré tout, il ne semble pas qu’une organisation de résistance formelle ait existé à l’intérieur du camp de rassemblement.

Les transports

37 Le SS-Sammellager für Juden constitue le maillon entre l’Office central de Sécurité du Reich de Berlin, la Sipo-SD en Belgique et Auschwitz-Birkenau, le lieu de l’extermination des Juifs de l’Ouest. Car le camp de Malines n’a été organisé que dans un seul but : le rassemblement des Juifs en vue de leur assassinat. Au SS-Sammellager, la règle est la déportation. Le maintien ou le fait d’être relâché du camp est l’exception.

38 Les dix-neuf premiers convois de Malines vers Auschwitz-Birkenau sont constitués de voitures de troisième classe. En réaction aux nombreuses évasions, notamment du XXe Transport, les déportations sont réorganisées. Les SS utilisent désormais, sous escorte renforcée, des wagons de marchandises ou des wagons à bestiaux et les départs se font le soir.

39 Le trajet dure deux à trois jours, pendant lesquels les déportés souffrent de l’extrême promiscuité, de la faim et de la soif.

40 Si pour la grande majorité des déportés, Auschwitz-Birkenau est la destination finale, 218 Juifs de nationalités particulières (Turcs, Hongrois, Espagnols) sont quant à eux déportés par des petits transports exceptionnels vers Ravensbrück, Buchenwald, Bergen-Belsen ou Vittel. Soumis à la déportation, ils sont cependant épargnés par la « solution finale ». 143 d’entre eux survivront à l’épreuve.

Les Tsiganes

41 Au sein de la population d’internés, les Tsiganes occupent une place particulière. Les premières mesures visant à contrôler les populations tsiganes ne sont pas des inventions nazies. Elles relèvent de la politique intérieure menée par les gouvernements. La Sûreté de l’État, créée en 1839, ainsi que les polices locales et la gendarmerie sont chargées de cette tâche. En 1934, la Belgique participe d’ailleurs à la réalisation d’une grande banque de données européenne établie sur base des empreintes digitales.

42 Les Tsiganes ne subissent pas de mesures spécifiques au début de l’Occupation, bien que l’arrêté de police du 12 novembre 1940 instaure un contrôle administratif et policier sur la population et interdit la présence d’étrangers, et donc des Tsiganes, dans des lieux stratégiques de Belgique. En avril 1941, leur présence à Anvers et dans les Flandres orientale et occidentale est proscrite, ce qui entraîne leur transfert dans d’autres provinces de Belgique ou leur expulsion du territoire. Les frontières se ferment et les activités économiques liées à leur nomadisme en pâtissent.

43 En janvier 1942, les autorités belges contraignent tous les Tsiganes de plus de 15 ans à se munir d’une « carte de nomade/Zigeunerkaart », censée résoudre les fraudes au

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ravitaillement dont les Tsiganes se rendent fréquemment coupables. Ce document ne sera d’ailleurs abrogé qu’en 1975...

44 Lorsqu’à partir de l’automne 1943, les nazis entament les déportations des Tsiganes de Belgique et du nord de la France, la « carte de nomade » permet d’identifier les Tsiganes, de repérer leurs lieux de campement et, dans un second temps, de procéder à leur arrestation, souvent avec l’aide des forces de police locales. Dès la fin octobre 1943, tous les Tsiganes pris au cours de ces actions sont amenés au SS-Sammellager.

45 À la caserne Dossin, 351 Tsiganes sont inscrits sur la Transportliste Z (Z correspondant à Zigeuners). Deux femmes sont ajoutées au transport sans être répertoriées sur la liste.

46 Exceptionnellement, la liste est réalisée par la Kripo, la police criminelle, spécialement venue à Dossin, ce qui ne constitue pas la seule particularité liée au sort réservé aux Tsiganes.

47 Ils sont cantonnés dans une ou deux salles du premier étage, totalement isolés des autres détenus. Leur salle surpeuplée est fermée à clé et gardée par un SS. Leur promenade quotidienne est limitée à une heure. Une heure pénible, violente, humiliante : trois musiciens sont contraints de jouer alors que les femmes sont battues par les SS. À la fin de la promenade, ils sont ramenés et enfermés dans leurs chambrées. Privés des colis extérieurs de l’AJB, ils sont affamés. À plus de 100 par salle, ils dorment sur des paillasses et ne peuvent que rarement se rendre aux douches. Pour faire leurs besoins, ils ont des seaux. Une jeune femme enceinte sera tout de même transférée à l’hôpital Onze-Lieve-Vrouw Gasthuis de Malines pour y accoucher.

48 Le 15 janvier 1944, 353 Tsiganes embarquent dans les wagons à bestiaux qui les déportent à Auschwitz-Birkenau. Le transport est joint au Transport XXIII de Juifs. Les déportés tsiganes ne sont cependant pas mêlés aux Juifs, les deux transports restant bien distincts. Le voyage dure trois jours dans des wagons à bestiaux sans sanitaires, avec trop peu d’eau et de nourriture. Une femme et un bébé meurent pendant le trajet et ce sont donc 351 Tsiganes qui sont enregistrés à Auschwitz-Birkenau. Contrairement aux Juifs, les Tsiganes ne passent pas de sélection, tous entrent au Zigeunerfamilienlager (camp pour familles tsiganes) de Birkenau après avoir été immatriculés. Ils sont tous inscrits dans un registre qui leur est réservé, le Zigeunerbuch.

49 Le Zigeunerfamilienlager n’en reste pas moins un véritable mouroir constitué de trente- deux baraques où sont logés les Tsiganes et de six baraques sanitaires pourvues d’installations très rudimentaires. L’accès à l’eau est difficile et se procurer de l’eau potable est presque de l’ordre de l’impossible. Les Blocks sont surpeuplés. Les baraques en bois laissent passer les courants d’air et protègent à peine du froid. Le sol en terre battue se transforme en boue ou en glace. L’été, la chaleur y devient rapidement accablante. S’ajoutent à cela la saleté, la famine, les maladies, la férocité des Kapos, les expériences médicales, l’isolement et les travaux exténuants. Plus de la moitié de l’effectif du Transport Z est décimé en six mois. En moyenne, près de trente Tsiganes déportés de la caserne Dossin meurent chaque mois.

50 En avril et en mai, les Tsiganes les plus résistants sont transférés de Birkenau vers Buchenwald, Ravensbrück ou Flossenburg. Les plus faibles restent à Birkenau jusqu’à la liquidation finale du Zigeunerfamilienlager, les 2 et 3 août 1944. Cette décision est visiblement prise dans le cadre de la déportation massive des Juifs de Hongrie. Le 8 mai 1945, il ne reste que trente-deux survivants, dont, fait exceptionnel, cinq enfants de moins de 15 ans.

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51 Steven Caroli est le 354e Tsigane passé par Dossin. Son parcours est tout à fait atypique. Né à Metz en 1925, il exerce les professions de vannier et de marchand de chevaux. Lors de son arrestation, le 2 mars 1944, il est curieusement domicilié au n° 2 de la place Poelaert, l’adresse du Palais de justice de Bruxelles. Sa famille a déjà été déportée le 15 janvier 1944. Il possède une fausse carte d’identité au nom d’Eduard Cogai. Soupçonné de mener des activités antiallemandes, il est pris par la Section V de la Sipo-SD et interné à la prison de Saint-Gilles. Finalement, la section V donne l’ordre de procéder le plus rapidement possible à sa déportation. Livré à Malines le 15 avril 1944, il en est déporté avec le Transport XXV, sur une liste tout à fait indépendante où seul son nom figure. Il y est identifié comme Tsigane. À l’arrivée à Auschwitz-Birkenau, il reçoit le matricule Z9.936 et est interné dans le Zigeunerfamilienlager. Transféré de Birkenau à Buchenwald le 3 août 1944, il passe encore par les camps de Dora, Ellrich et Bergen- Belsen avant d’être libéré par les troupes britanniques en avril 1945. Il est rapatrié en Belgique le 27 avril 1945.

L’univers concentrationnaire d’Auschwitz

52 Auschwitz est le nom collectif désignant un ensemble de camps de concentration qui s’étend sur environ 40 km² et comprend 39 camps et Kommandos. Le camp principal est installé à Auschwitz, dans une ancienne caserne de l’armée polonaise. Il est principalement occupé par des prisonniers masculins.

53 À Auschwitz comme ailleurs, les détenus sont répartis à l’intérieur du camp de concentration selon les motifs de leur détention. Un triangle de tissu de couleur les identifie : rouge pour les prisonniers politiques, vert pour les prisonniers de droit commun, rose pour les homosexuels, noir pour les asociaux, violet pour les Témoins de Jéhovah et jaune pour les Juifs.

54 Au départ, les SS confient la direction à l’intérieur des camps de concentration aux détenus de droit commun, criminels et délinquants retirés du système pénitentiaire pour être versés dans le système concentrationnaire. Formant le sommet de la hiérarchie au sein des détenus, ces hommes constituent le premier groupe de Kapos. Les Kapos sont des prisonniers privilégiés chargés de faire respecter l’ordre et la discipline à l’intérieur du camp, là où les SS ne côtoient pas directement la masse des détenus. Les prisonniers de droit commun, choisis pour leur brutalité et leur corruptibilité, deviennent donc les auxiliaires des SS.

55 À Birkenau, diverses catégories de déportés sont parquées dans un énorme camp de concentration essentiellement composé de baraquements de bois (1.000 personnes par baraque) : une partie est réservée aux hommes, une autre aux femmes (7.000 au Kommando Mexiko), une autre aux Tsiganes (23.000), plus tard des baraques sont réservées aux Juifs hongrois ainsi qu’aux 17.500 déportés amenés de Theresienstadt. Avec une capacité de l’ordre de 100.000 concentrationnaires, Birkenau-Auschwitz II fait également office de camp de concentration. Des médecins-SS y sélectionnent, dès l’arrivée des déportés, ceux qui seront immédiatement gazés et ceux destinés à l’extermination par le travail. À côté de ce camp, en dehors de son enceinte, se trouvent le centre de mise à mort et les installations de gazage.

56 Le Bunker I (« Maison rouge ») est la première chambre à gaz de Birkenau. Environ 400 personnes pouvaient y être gazées en une Sonderaktion. Du printemps 1942 à l’été 1943,

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plusieurs dizaines de milliers de Juifs y ont été assassinés. Le Bunker II (« Maison blanche ») est la deuxième chambre à gaz de Birkenau, mise en route en juin 1942. 1.200 personnes pouvaient y être assassinées en une seule Sonderaktion.

57 Les grandes chambres à gaz-crématoires II, III, IV et V, bien plus perfectionnées, ont fonctionné à partir de la fin mars 1943. Elles comprennent chacune une salle de déshabillage, une chambre à gaz et un four crématoire. Les installations IV et V avaient une capacité de gazage de 1.900 personnes par Sonderaktion, les installations II et III, de 3.000 personnes.

58 De mars 1942 à mai 1944, quelque 500.000 déportés de toute l’Europe débarquent sur la, située en rase campagne entre les camps d’Auschwitz et de Birkenau. C’est à cet endroit que les déportés juifs subissent la sélection. Vingt-six des vingt-huit convois au départ de Malines se sont arrêtés là.

59 Au printemps 1944, en prévision de la déportation massive de plus de 400.000 Juifs hongrois, la voie ferrée de la Judenrampe est prolongée jusqu’à l’intérieur du camp. Tous les convois arrivés entre mai et septembre 1944 à Birkenau, dont les deux derniers partis de Malines, se sont arrêtés sur cette nouvelle Bahnrampe, la plus connue.

60 Sur les 1.100.000 victimes d’Auschwitz, on compte au moins 960.000 Juifs, soit 91 % du total, 70.000 Polonais, 21.000 Tsiganes, 15.000 prisonniers de guerre soviétiques et 15.000 de toutes autres nationalités et confessions.

61 Auschwitz-Birkenau fait figure d’exception parmi les autres centres de mise à mort. Les Juifs qui y sont déportés ne sont pas tous immédiatement tués. Les revers militaires après la guerre éclair et la mondialisation du conflit forcent l’administration économique de la SS à utiliser la population des camps de concentration pour les besoins de l’économie de guerre. L’unité SS Totenkopf organise cette extermination par le travail.

62 Une partie des déportés juifs aptes au travail sont envoyés dans le camp de concentration d’Auschwitz, où ils ne restent généralement pas plus de trois mois. Régulièrement, des sélections sont encore organisées parmi la population du camp. S’ils n’ont pas succombé aux conditions de vie extrêmes, ils sont envoyés dans d’autres Kommandos de travail ou transférés dans d’autres camps de concentration.

63 Environ 130.000 détenus du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau sur 360.000 sélectionnés pour le travail sont décédés entre mai 1940 et janvier 1945. Le taux de mortalité moyen est de 36 %. À certaines périodes, le taux de mortalité atteint presque les 50 %, quand les prisonniers sont exploités au maximum ou quand la surpopulation aggrave les épidémies, entraînant une véritable hécatombe parmi les détenus.

64 Mais ce sont les évacuations des camps et les marches de la mort qui constituent la période la plus meurtrière de l’histoire concentrationnaire. Devant l’avancée de l’Armée rouge, entre le 15 et le 18 janvier 1945, la direction du camp d’Auschwitz décide de l’évacuer.

65 Tous les prisonniers en état de se déplacer doivent participer à la marche vers l’Ouest. 7.000 prisonniers environ sont abandonnés par les SS dans le complexe d’Auschwitz. La plupart (90 %) d’entre eux survivent jusqu’à la libération, le 27 janvier 1945.

66 À l’heure où de larges parties d’Europe occidentale goûtent déjà à la Libération, les marches de la mort entraînent les déportés dans différents camps de concentration de l’intérieur. Du fait de la débâcle de l’Allemagne nazie, du dérèglement du système concentrationnaire, du manque d’approvisionnement, de la surpopulation et des

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épidémies, les déportés subissent lors de ces évacuations les plus terribles épreuves de leur captivité. Nombre d’entre eux n’y résistent pas et meurent avant les libérations d’avril et de mai 1945.

La libération du camp de Malines

67 Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1944, fuyant l’entrée des troupes britanniques dans la ville, les SS et leurs auxiliaires quittent à la hâte le camp de Malines. Les réactions devant cette soudaine liberté sont diverses. Les uns ne pensent qu’à sortir le plus vite possible. Des internés, qui se sont aventurés durant la nuit hors du bâtiment, y reviennent quelques heures plus tard après avoir croisé des soldats de la Wehrmacht ou assisté à des accrochages entre Allemands et Alliés. D’autres sont surpris, ne comprenant pas tout de suite qu’ils sont enfin libres. Si le soulagement et la joie n’éclatent pas en effusions, des détenus se rassemblent dans certaines chambrées pour prier. Des règlements de compte ont lieu. Des bagarres se déclenchent, des détenus privilégiés accusés d’accointance avec les SS subissent des représailles. Ceux qui se trouvent dans les cachots doivent encore patienter jusqu’à l’aube.

68 Mais, cette nuit-là, nombreux sont les détenus qui préfèrent rester dans le camp. Ils ont peur et, désemparés, ne savent où aller. Leur entourage est dévasté, leurs biens confisqués et leur logement mis sous scellés et parfois déjà occupé par d’autres locataires. Rester à Dossin apparaît alors comme une solution sûre. À l’abri des murs de la caserne, ils se sentent plus en sécurité qu’à l’extérieur, où retentissent des échanges de tirs. Les réserves en nourriture du camp sont encore relativement bien garnies, les SS n’ayant pu tout emporter avec eux.

69 Beaucoup ne quittent Dossin que dans la journée du 4 septembre. Des Malinois leur apportent de l’aide, les invitent chez eux. Ils offrent aux Juifs un lieu où loger, un repas. Le couvent de la Nokerstraat et l’hôpital Onze-Lieve-Vrouw Gasthuis accueillent, réconfortent, soignent et nourrissent les ex-détenus. Le matin du 4 septembre, des membres du Comité de Défense des Juifs (CDJ, groupe de résistance civile non armée au sein du Front de l’Indépendance) et de l’AJB arrivent en délégation, distribuent un peu d’argent pour que les ex-détenus puissent rentrer chez eux. Le lendemain, ils envoient des camions pour les ramener à Anvers ou à Bruxelles.

70 Le camp n’a donc pas été libéré stricto sensu : aucun soldat, aucun résistant n’a libéré les détenus. Plus de 550 internés sont abandonnés, livrés à eux-mêmes par les SS sans qu’aucun combat n’ait été nécessaire. À l’exception de quelques membres du CDJ, personne ne s’est soucié du sort des internés.

71 Enfin, la joie, les acclamations des Alliés et la fête de la Libération ne concernent pas les Juifs au même titre que les autres citoyens. Ils ignorent toujours ce qu’il est advenu de leurs proches qui ont été déportés. Très vite s’impose le constat de la dévastation de leur “monde” : leur famille est décimée, leurs biens spoliés, leur santé ruinée… Ils doivent tenter de se rétablir tant physiquement que psychologiquement. Traumatisés et affaiblis, ils doivent, avec des aides limitées, reprendre pied dans la vie sociale et économique, reconstruire une famille et une communauté.

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La caserne Dossin à Malines dans les années 1950.

© Stadsarchief Mechelen

NOTES

1. Laurence Schram, La caserne Dossin à Malines 1942-1944 - Histoire d’un lieu, thèse de doctorat inédite, Université libre de Bruxelles, 2015 (directeur : Pieter Lagrou). 2. Voir : J. Hakker, La mystérieuse caserne Dossin à Malines, le camp de déportation des Juifs, Anvers, 1944. 3. J. Hakker, op. cit., p. 19.

AUTEUR

LAURENCE SCHRAM Laurence Schram, docteure en histoire, a consacré sa thèse à l’histoire de la Caserne Dossin, bientôt publiée, et est aujourd’hui Senior Researcher à Kazerne Dossin.

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Les stratégies de subsistance des réfugiés juifs en Belgique occupée (1940-1944)

Insa Meinen

1 Pourquoi une étude sur les réfugiés juifs en Belgique qui se focalise sur la période de l’Occupation entre 1940 et 19441 ? Pourquoi une étude sur les années de l’Occupation et de la Shoah qui porte principalement sur l’activité professionnelle et les sources de revenus des Juifs ? Entre l’annexion de l’Autriche au Reich allemand en mars 1938 et l’expansion allemande en Europe occidentale en mai 1940, quelque 25.000 réfugiés juifs en provenance d’Allemagne nazie trouvèrent refuge en Belgique – un chiffre important, même en comparaison avec d’autres pays d’Europe occidentale2. À propos de ces réfugiés, on étudie en général leur parcours dans les années trente3. Dans la littérature sur la persécution des Juifs sous l’occupation allemande, ces réfugiés ont en revanche à peine été pris en compte jusqu’ici. On a aussi supposé que peu d’entre eux résidaient encore en Belgique à cette époque4. La réalité se présente en fait différemment. Nombre d’émigrés ont certes poursuivi leur déplacement vers d’autres pays dans les années précédentes. En mai 1940, 3.500 Juifs allemands et autrichiens au moins, tous hommes en âge de porter les armes, ont été amenés de force en France par l’administration belge5. Un autre groupe important se joignit à l’exode des Belges. Mais cela ne change rien au fait que de très nombreux réfugiés juifs vivaient en Belgique sous l’occupation allemande. D’après notre estimation, il s’agissait de plus de 13.000 hommes, femmes et enfants. Cela signifie que 23 % des Juifs en Belgique avaient fui l’Allemagne, ce qui représente presque un quart de la population juive de Belgique de l’époque6.

2 On pourrait penser que le destin des réfugiés juifs en Belgique occupée ne se distinguait pas de celui de la population juive en général. En effet, la persécution antijuive mise en œuvre par le commandant militaire finit par faire de tous ceux que les dirigeants nazis définissaient comme juifs des parias. Dans ce contexte, la question de savoir s’ils disposaient des droits de résidence ordinaires ou s’ils étaient entrés dans le pays en tant que réfugiés irréguliers ne jouait aucun rôle. Mais l’invasion des troupes allemandes constitua pour les réfugiés une catastrophe singulière. N’étant arrivés la

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plupart du temps en Belgique qu’en 1938 ou 1939, ils avaient depuis l’accession de Hitler au pouvoir vécu l’escalade progressive de la politique raciale nationale-socialiste.

3 Dès les années trente, bien avant le début de la « solution finale », la persécution des Juifs détermina et empoisonna la vie quotidienne en Allemagne dans une mesure que l’on peut difficilement se représenter. De nombreux réfugiés avaient de surcroît vécu dans leur chair les pogroms de 1938. Certains avaient été blessés ; un nombre très considérable d’hommes avaient été envoyés en camps de concentration et finalement expulsés du Reich allemand avant leur épouse 7. Souvent, les Juifs réfugiés se voyaient contraints de se séparer de leurs parents les plus proches. La plupart avaient pour ainsi dire tout perdu : le gîte et le couvert, leurs biens et possessions, leur situation professionnelle et leurs revenus. C’est dans des conditions hostiles et épuisantes, de manière principalement illégale, qu’ils avaient réussi à gagner la Belgique. Leur tentative de trouver une issue à leur situation désespérée échoua en mai 1940 : l’occupation de la Belgique ramena sous la férule du régime nazi ceux qui avaient déjà échappé aux exécuteurs de la folie raciale.

4 En outre, ils n’étaient encore nullement établis de manière formelle en Belgique en 1940. Seule une petite minorité d’entre eux avait été autorisée à s’installer et à s’intégrer professionnellement dans leur pays d’accueil. L’État belge ne refoulait généralement pas en Allemagne les autres réfugiés juifs parvenus dans le pays par des voies clandestines. Ils étaient plutôt tolérés à titre transitoire et moyennant la condition d’émigrer au plus vite vers l’Amérique, la Palestine ou toute autre destination. La crise internationale des réfugiés déclenchée en 1938 par la pressante et brutale politique d’expulsion du gouvernement allemand amena néanmoins les États prêts à l’accueil à fermer leurs frontières aux Juifs venant d’Allemagne. De nombreux réfugiés qui ne souhaitaient ou ne devaient à l’origine rester que provisoirement en Belgique ne pouvaient en conséquence plus quitter le pays. Ils conservèrent toutefois un statut temporaire. Ils subissaient de surcroît une stricte interdiction de travail et furent au besoin soutenus par des comités d’aide privés juifs. Dépouillés dès avant leur fuite face aux nationaux-socialistes et exclus depuis lors du marché du travail belge, la situation matérielle de la plupart des réfugiés – même en comparaison avec le reste de la population juive principalement immigrée d’Europe orientale en Belgique après la Première Guerre mondiale – s’avéra extrêmement précaire lorsque la Wehrmacht écrasa la Belgique.

5 Comment se débrouillèrent-ils sous l’occupation allemande ? Dans quelles conditions et dans quelles professions les réfugiés trouvèrent-ils un emploi ? Quelle est la distinction entre les sources de revenus des femmes et des hommes, qui faisaient vivre les familles ? Quelle forme prenait le travail illégal des réfugiés, notamment au marché noir, florissant sous la domination allemande ? Quels étaient les risques et contraintes liés au travail illégal ? Quel était l’effet de la persécution antijuive sur le travail des réfugiés ? Que peut-on dire du revenu des réfugiés et des frais de subsistance en Belgique occupée ? Comment ceux qui ne travaillaient pas assuraient-ils leur subsistance ? À quels moyens les veuves et personnes âgées recouraient-elles ?

6 Si cet article évoquera quelques mesures administratives du commandant militaire allemand et des autorités belges, son sujet n’est pas tant les relations politiques et policières avec les réfugiés, qui dominent si souvent l’historiographie touchant l’exode des Juifs d’Allemagne nazie, que la situation et les activités des réfugiés, en particulier leurs relations de travail et leurs stratégies de survie.

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7 Les questions portant sur la lutte pour la survie économique des persécutés n’apparaissent que de manière limitée dans la littérature scientifique sur la persécution des Juifs entre 1940 et 1944. Il est étonnant de constater que ce n’est pas seulement le cas pour les réfugiés, mais pour l’ensemble de la population juive. La recherche entamée au plan international dans les années 1990 sur l’“aryanisation” s’est attachée principalement à faire la lumière d’une part sur la spoliation des Juifs et de l’autre sur le sort de leurs biens. Le travail sur ces sujets fondamentaux était indispensable et la contribution belge de la Commission Buysse mérite toujours d’être lue8. Une question demeure néanmoins mal éclaircie, à savoir celle de la manière dont les Juifs coupés de leurs sources de revenus ont assuré leur subsistance9. Cette question est loin d’être secondaire, surtout pour l’époque de la Shoah. Il existait en effet vraisemblablement un lien entre revenu et survie, entre la situation matérielle des Juifs et le risque d’être déporté. C’est à l’été 1942 que commença la déportation depuis la Belgique vers Auschwitz. Très tôt, beaucoup de Juifs s’efforcèrent de se mettre à l’abri en fuyant leur logement avant d’être arrêtés10. Or il fallait des liquidités pour obtenir des faux papiers ou une cache11. Comment pouvait-on survivre dans la clandestinité ? Ceux qui ne disposaient de moyens d’aucune sorte pouvaient-ils aussi espérer être sauvés ? Ou bien les pauvres étaient-ils les plus en danger ? À des questions de cet ordre, l’étude ici proposée sur le travail et la subsistance des réfugiés juifs ne peut fournir qu’une réponse provisoire12.

8 Les résultats qu’on va lire s’appuient sur l’analyse de dossiers de provenances diverses, relatifs aux personnes. Les plus de 3.300 dossiers individuels de la Police des Étrangers passés en revue, qui concernent les réfugiés juifs d’Allemagne, contiennent des centaines d’indications quant à des activités lucratives et rémunératrices sous l’Occupation13. Plusieurs centaines d’autres documents personnels pertinents figurent dans les archives des autorités allemandes d’occupation (surtout le Devisenschutzkommando et la Brüsseler Treuhandgesellschaft), de la communauté juive obligatoire (Association des Juifs en Belgique, AJB), ainsi que dans les papiers laissés par les réfugiés déportés du camp de Malines (« reliques »)14. Des informations supplémentaires quant au sort des personnes concernées proviennent, sauf mention contraire, des registres de la population juive établis sous l’occupation allemande ou des listes de convois des trains de la mort Malines-Auschwitz15. L’identification et la synthèse d’une masse de cas particuliers dispersés constituent certes une méthode fastidieuse, mais elle fournit des informations que l’on aurait de la peine à obtenir autrement. De plus, la recherche portant sur des personnes offre l’avantage que l’on ne perd ainsi pas de vue les persécutés. Sera présenté dans ces pages un choix limité de cas individuels typiques. Il s’agit quasi exclusivement de l’histoire de réfugiés victimes de la Shoah. Nous entendons comprendre comment ceux-ci ont tenté d’affirmer leur droit à l’existence avant que leur vie ne leur soit ravie dans la violence. Dans la mesure où il s’agit de personnes qui ont survécu à l’époque nazie, ou quand on peut faire état d’informations à traiter confidentiellement, les données personnelles sont généralement abrégées pour des motifs de protection de la vie privée.

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De l’interdiction de travail au marché secondaire du travail

9 Après le début de l’occupation allemande, les Juifs qui avaient fui l’Allemagne et l’Autriche se trouvèrent pris au piège. Cependant, les indigents purent avoir recours à l’assistance publique sans difficulté. Cela signifie que les réfugiés juifs de l’avant-guerre touchèrent massivement à partir du printemps 1940 des allocations des bureaux communaux d’aide sociale16. Du reste, les caisses belges, de toute façon pillées par la puissance allemande d’occupation, servaient donc de surcroît à soutenir de nombreuses personnes que le régime nazi avait exilées après les avoir dépouillées.

10 Une partie des réfugiés renoncèrent après quelques mois aux subsides et trouvèrent un travail. La Police des Étrangers chercha à réduire le cercle des allocataires restants en exigeant de beaucoup d’entre eux d’assumer une occupation assurant des revenus. Ce faisant, elle prêta une attention particulière aux hommes aptes au travail qui avaient déjà attiré auparavant l’attention de la Sûreté belge, parce qu’on leur reprochait une condamnation antérieure ou une infraction aux dispositions du droit des étrangers. Un second groupe visé était constitué par les familles nombreuses, tandis que des femmes isolées se trouvaient moins souvent au centre de l’intérêt policier. Une série de réfugiés se firent enregistrer comme journaliers par l’administration belge du travail, qui procura un emploi à plus d’un. Parfois, les fonctionnaires responsables de la Police des Étrangers se contentèrent d’une attestation de recherche d’emploi ou d’une attestation médicale d’incapacité de travail. Dans d’autres cas, ils exercèrent des pressions sur les personnes concernées. Cependant, quelques réfugiés vécurent de l’assistance officielle durant des périodes prolongées. Mais beaucoup renoncèrent à recevoir cet argent, que ce soit d’initiative personnelle ou sous la pression de la police belge.

Couture à domicile

11 Israel Fingerhut, un négociant en confection expulsé de Berlin, d’origine polonaise, avait en vain espéré recevoir, avec l’aide d’un neveu vivant à Brooklyn, un visa pour New York et avait fait des démarches pour obtenir également une autorisation d’immigration pour la Palestine, avant que le régime nazi ne le rattrape, lui et sa famille, dans son exil en Belgique17. Ses quatre enfants avaient en 1940 entre 9 et 15 ans. L’aide publique anversoise soutenait cette famille de six personnes, qui fut à l’hiver 1940-1941 expulsée vers la province belge du Limbourg et ne put regagner Anvers qu’en juin 1941. En décembre 1941, la Police des Étrangers mit Fingerhut en demeure de trouver un travail endéans le mois pour assurer l’entretien des siens. Peu après, la famille emménagea à Bruxelles, où Fingerhut se fit « ouvrier tailleur » à domicile et ne sollicita plus l’aide sociale. Sa fille aînée apprit le métier de modiste. À la mi-1942, elle et le fils aîné reçurent des autorités d’Occupation l’“ordre de mise au travail” – convocation camouflée pour la déportation et la mort. Ils durent se présenter à la caserne Dossin à Malines, où les Allemands avaient établi un camp de transit18. Le bureau de Bruxelles de la Sicherheitspolizei et du SD (Sipo-SD) les déporta tous deux le 4 août 1942 par le premier convoi qui menait de Malines à Auschwitz. Aucun membre de cette famille n’échappa à la « solution finale ». Le 8 septembre 1942, Bina Abramowicz, épouse Fingerhut, partait vers la mort avec ses deux jeunes enfants. Fingerhut lui- même se trouvait dans le XXIIIe convoi, qui quitta la Belgique en janvier 1944.

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Israel Fingerhut.

©AGR.

Bina Abramowicz-Fingerhut.

©AGR.

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12 Ceux qui avaient des compétences comme artisans-tailleurs trouvaient plutôt plus facilement du travail en Belgique occupée, par rapport à d’autres artisans, comme les tapissiers. Dans beaucoup de familles, mari et femme travaillaient comme tailleurs dans le même appartement. Josef Tillinger, un négociant en confection d’origine roumaine, fut en 1939 – avant l’invasion allemande de la Belgique – verbalisé par la police municipale à Anvers, où il avait trouvé refuge, parce qu’il faisait du porte-à-porte sans licence avec des tissus. En 1940, alors qu’il avait 49 ans, lui et sa famille (c’est-à-dire son épouse de dix ans plus jeune et leur fille de 11 ans) étaient soutenus par l’assistance publique anversoise. L’année suivante, la famille gagna Bruxelles, où les époux – Salomea Tillinger-Glasberg était corsetière diplômée – effectuèrent des travaux de réparation et de retouche à domicile19. Ils chiffraient leur salaire hebdomadaire à 350 francs belges en moyenne20. En janvier 1944, l’administration du camp de Malines enregistra toute la famille pour le XXIIe convoi.

13 Les situations personnelles des tailleurs, telles que leur âge ou leur situation familiale, étaient très différentes. Le jeune Karl Ehrlich, membre dans sa ville natale de Vienne des Jeunesses communistes, était célibataire et apatride. Après son expulsion par les nouvelles autorités nationales-socialistes, il arriva en Belgique au milieu de 1938. En avril 1940, il était mentionné – à l’âge de 20 ans – dans un rapport de police pour avoir pris part à des discussions sur le communisme dans un restaurant bruxellois. En 1941, exerçant sa profession de tailleur à domicile, son revenu n’atteignait que 100 francs belges par semaine, comme il en informa lui-même la police. Pour la mansarde qui lui servait d’habitation et d’atelier, il payait 85 francs par mois21. Karl Ehrlich fut déporté par le Xe convoi en septembre 1942. Quant aux tenanciers du restaurant en question, il s’agissait d’un couple de réfugiés juifs de Vienne, également victimes de la Shoah22.

14 Dans un certain nombre de familles, c’était la fille aînée ou le fils aîné qui gagnait l’argent du ménage. Hannchen Hoffman passa son vingtième anniversaire en 1940 en Belgique. Deux ans plus tôt, elle avait dû quitter en catastrophe avec ses parents Ludwigshafen, où elle était née. Ses parents étaient venus au monde en Galicie austro- hongroise. Lorsque les chars allemands firent irruption en Belgique, la mère avait déjà 56 ans. Le père, Israel Hoffman, 54 ans, était rabbin et s’était également occupé d’inventer des remèdes contre les tumeurs. Pour nourrir sa famille, Hannchen Hoffman – qui avait déjà été autrefois bonne d’enfants – accepta (au plus tard en 1942) des travaux de couture qui servaient à l’équipement de la Wehrmacht23. En janvier 1944, la Gestapo envoya Hannchen Hoffman, sa mère et son père à Auschwitz.

15 Il est frappant de remarquer que, pour la plupart, les réfugiés n’étaient pas établis à leur compte, mais travaillaient à domicile pour des firmes tierces. Un travail à domicile qualifié en tant que couturière ou tailleur supposait de posséder une machine à coudre. Il y eut des réfugiés qui réussirent à faire sortir leur machine d’Allemagne24, mais les dispositions antijuives qui y étaient en vigueur, tout comme le fait que dans près de 90 % des cas la fuite devait s’effectuer sans visa d’entrée – donc par des voies secrètes et dans la précipitation – rendaient difficile d’emporter son outil de travail25. Dans la mesure où ils n’avaient pas la chance de pouvoir louer en Belgique un logement avec machine à coudre – même si cela pouvait arriver – l’acceptation d’un travail a sans doute dépendu de la possibilité de se procurer une machine ou d’en utiliser une de location. Manifestement, certaines tailleuses pauvres qui avaient fui l’Allemagne ne purent exercer leur métier en Belgique parce qu’elles n’y disposaient pas d’une machine26.

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Autres occupations précaires

16 Outre l’activité de tailleur, la plus répandue, quelques autres métiers sont documentés. Il y eut ainsi des réfugiés qui effectuaient à domicile, comme salariés, des travaux de cordonnerie ou exerçaient le métier de maroquinier. Certains trouvèrent à s’employer temporairement comme garçons de course, aides-cuisiniers ou travailleurs agricoles. D’autres donnaient un coup de main comme camionneurs, aides-coiffeurs ou travailleurs dans la reconstruction d’un pays ravagé par la guerre27. La précarité de la plupart des activités est typique du travail des réfugiés sous l’occupation allemande. Ceux qui voulaient gagner leur vie devaient souvent exercer diverses professions et petits travaux à tour de rôle. C’est ce que montrent les exemples d’un cordonnier qui, avec sa femme, fouillait les poubelles et nettoyait des bouteilles, ainsi que celui d’un ex- voyageur de commerce qui travaillait ponctuellement dans une poissonnerie et se livrait au marché noir pour des tiers, avant d’accomplir, avec sa femme et sa fille, des travaux de couture à domicile.

17 Une famille de cinq personnes originaire de Vienne, celle du fabricant de pantoufles Alexander Mayer, chercha refuge en Belgique dès fin 1938. En 1939, la fille cadette décéda à Anvers. À partir de 1941, la police belge pressa le mari de 42 ans de s’occuper de l’entretien de sa famille et de cesser de s’en remettre à l’assistance publique communale. Mayer fit valoir qu’il pouvait certes travailler comme cordonnier, mais qu’il ne disposait pas de l’outillage nécessaire, ni ne possédait l’argent nécessaire à l’acheter28. En mai 1941, il travaillait toutefois comme cordonnier, sans que la manière dont il s’était procuré les outils ressorte des documents. En septembre 1941 au plus tard, il n’exerça plus ce travail. Sous la pression de la Police des Étrangers, la famille renonça pourtant à toucher des allocations communales. Au lieu de quoi, Mayer et sa femme fouillèrent les poubelles à la recherche de choses utilisables à vendre, ce qui leur faisait de 20 à 25 francs belges par jour, comme ils le déclarèrent aux autorités. En novembre 1942, la police de Bruxelles constata qu’Alexandre Mayer, dont la femme avait au printemps mis au monde un nouvel enfant, était entretemps employé par une société où il nettoyait des bouteilles et gagnait 240 francs par semaine29. À ce moment, son fils aîné, Hans, avait déjà été assassiné à Auschwitz. Lui-même et les autres membres de la famille se débrouillèrent tant bien que mal en Belgique, jusqu’à ce que les forces d’Occupation les déportent en avril 1944 par le XXIVe convoi.

18 Le réfugié Peisach Körner, voyageur de commerce, sa femme et ses deux fils nés à Vienne, encore en âge scolaire, touchaient l’aide sociale de la commune de Saint-Josse, pour un montant de 147 francs belges par semaine30. Telle était leur situation en janvier 1941. Poussé par la police, le père de famille, de 44 ans, s’inscrivit au bureau belge de placement. Début avril, il travaillait comme homme de peine dans une poissonnerie, où il touchait 35 francs (plus les frais) par jour. À la mi-1941, il vendait des tissus qui n’étaient pas déclarés dans les formes. L’administration belge lui infligea donc deux amendes et confisqua sa marchandise. Mais sa femme, Helen Körner-Schleier, travaillait à domicile avec l’aide de sa fille Berty et procurait de la sorte à la famille un revenu qui aurait atteint de 300 à 350 francs par semaine. L’enquête de police indiquait que Körner se livrait de surcroît, à la commission, au commerce de tissus au noir. En 1942, il travaillait légalement dans son appartement pour une firme de tailleurs de Schaerbeek, qui lui payait chaque semaine quelque 170 francs belges. Sa femme et sa fille continuaient leur travail de tailleuses, leur rémunération hebdomadaire se situant

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entre 350 et 400 francs. Le loyer de leur appartement atteignait 70 francs. Le 4 août 1942, la police belge constata cet état de choses dans un rapport. Le même jour, toute la famille Körner fut déportée à Auschwitz par le premier train de la mort parti de Malines. Elle avait probablement été arrêtée peu auparavant par la police allemande.

Travaux féminins typiques

19 Parmi les réfugiés qui cousaient à domicile, on comptait de nombreuses femmes et jeunes filles. Il pouvait s’agir d’un atelier familial où travaillaient ensemble mari et femme ou mère et fille. Il se trouvait aussi des femmes qui travaillaient seules. Dans la mesure où elles n’étaient pas isolées, elles travaillaient pour entretenir leurs parents et frères et sœurs, leur mari ou leurs enfants31. Plus d’une avait acquis une formation de tailleuse ou de couturière. D’autres effectuaient des travaux de couture ou de reprisage pour des tiers, connaissances ou amis, sans avoir exercé professionnellement ces activités avant de fuir l’Allemagne. La rémunération constituait quelquefois l’unique revenu de la famille, ou un appoint au revenu d’un autre membre de la famille ou à une allocation sociale insuffisante. Ce type de travaux se trouve fréquemment mentionné dans les dossiers individuels. Les données issues des rapports de police correspondaient-elles pour autant à la réalité ? Comme la Police des Étrangers ouvrait une enquête quand on pouvait soupçonner qu’une activité rémunérée n’était qu’alléguée, mais non exercée, on peut considérer qu’en fait un bon nombre de femmes et de jeunes filles réfugiées d’Allemagne cousaient.

20 Le travail des couturières non professionnelles s’inscrivait dans un processus d’apprentissage traditionnel des jeunes filles et correspondait aux attentes à l’égard d’une « bonne mère de famille ». Sous l’occupation allemande, les émigrantes effectuaient ces travaux – habituellement réalisés gratuitement pour leurs proches – pour se procurer de l’argent. Certaines femmes tricotaient ou faisaient du crochet, d’autres reprisaient des chaussettes. Venue de Breslau, Hertha Rosen-Goldstein se réfugia en 1939 avec sa fille auprès de son mari qui, fin 1938, avait réussi à immigrer en Belgique. Il faisait partie de ces hommes, allemands et autrichiens, expulsés en mai 1940 vers le Midi de la France par les autorités belges. Herta Rosen-Goldstein resta seule, à l’âge de 29 ans, en Belgique à présent occupée avec sa fille, qui n’avait pas encore 3 ans. Comme l’allocation de 133 francs qu’elle recevait par semaine de l’assistance sociale ne suffisait pas, elle tricotait des gants contre rémunération. Au printemps 1943, avec la recette, elle arrivait tout juste à payer le loyer de sa chambre et d’une cuisine, qui se chiffrait à 228 francs belges par mois. La pénibilité de cette activité apparaît dans un rapport de la communauté obligatoire des Juifs en Belgique (Association des Juifs en Belgique – AJB). Son service social s’enquit en effet d’Hertha Rosen-Goldstein et établit en conclusion : « Son état de santé est bon d’habitude, mais elle est affaiblie par le travail manuel. »32 Au printemps 1944, la police allemande mit la main sur la mère et la fille. Hertha Rosen-Goldstein et sa fille Ilse se trouvaient dans l’avant-dernier convoi qui quitta la Belgique pour Auschwitz.

21 D’ailleurs, même effectué jusqu’à épuisement, le travail manuel ne pouvait servir que d’appoint. Nous n’avons trouvé dans les documents qu’un seul cas où un réfugié – et il s’agit ici exceptionnellement d’un homme – affirmait gagner prétendument sa vie en tricotant des pull-overs, des chaussettes et autres articles de bonneterie. Peut-être disposait-il d’une machine à tricoter professionnelle. En tout cas, à la fin de 1941, il

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parvenait à gagner par jour, selon ses propres déclarations, 30 francs belges ; son loyer mensuel, 50 francs pour une chambre meublée, était relativement modéré33.

22 Un autre travail féminin classique, s’occuper d’un ménage et d’enfants, fournissait à bon nombre d’émigrantes un complément. Une femme au foyer de Vienne, qui devait vivre seule à Bruxelles depuis qu’en mai 1940 son mari et son fils avaient été déportés vers la France, bénéficiait d’un logement dans une chambre meublée sans avoir à acquitter de loyer, et ce en aidant la famille du propriétaire dans les tâches ménagères34. D’autres gagnaient un peu d’argent en gardant les enfants de leurs logeurs. D’autres femmes encore tenaient le ménage de parents ou d’employeurs étrangers, ou trouvaient à s’occuper comme femmes de ménage35. Le travail comme employée de maison était dès avant l’occupation allemande, et tout comme aujourd’hui, une source typique de revenus pour des femmes réfugiées36.

23 Enfin, quelques rares réfugiées gagnaient leur vie dans les secteurs de la restauration et de la prostitution. Des hommes qui avaient fui l’Allemagne servaient également dans des restaurants ou des bars comme garçons37. Cependant, ce n’est que pour les femmes qui avant leur fuite avaient été par exemple secrétaires ou gouvernantes et qui trouvaient à présent un emploi comme serveuses, racoleuses ou entraîneuses dans des tavernes ou des bars louches, que le travail fut lié au soupçon de prostitution ou, le cas échéant, à son exercice38. Ces femmes se retrouvèrent sous l’Occupation frappées d’une suspicion générale, car les médecins de la Wehrmacht de l’administration militaire soumettaient toutes les serveuses à un examen médical obligatoire de dépistage des maladies vénériennes. Et cela, qu’elles se soient contentées d’un rôle de serveuses et de racoleuses ou se soient effectivement livrées à la prostitution. Quoi qu’il en soit, dans ces branches également travaillaient des femmes qui gagnaient un revenu pour leur mari39.

24 Comme le montrent ces données sur l’activité des femmes venues d’Allemagne, les émigrantes exerçaient des travaux féminins traditionnels. Il s’agissait soit de métiers féminins, soit de travaux que les réfugiées réalisaient auparavant sans rémunération. Certaines d’entre elles s’engagèrent dans des activités dans d’autres domaines, par exemple comme illustratrice ou patronne de pension40. De plus, des femmes assumèrent au noir – ainsi que nous allons le voir – des commerces qui étaient tout sauf féminins.

La situation particulière des réfugiés sous la pression des dispositions antijuives

25 Avec le début de l’Occupation, les réfugiés juifs en Belgique ne perdirent en rien leur statut particulier. Au contraire, leurs conditions de vie et de travail continuèrent à se distinguer à bien des égards de celles des Juifs autochtones. C’est ainsi que leur quotidien et leurs possibilités d’action demeurèrent marqués par une mobilité forcée qui avait commencé avec leur expulsion de l’Allemagne nazie. Poursuivis et expulsés avant 1940 par les autorités allemandes, les Juifs avaient souvent dû quitter précipitamment leur domicile dans le Reich allemand. En Belgique, où ils ne pouvaient d’abord pas travailler, la Police belge des Étrangers ne cessait de leur faire comprendre, non seulement à leur arrivée, mais encore durant les années de l’Occupation, qu’ils n’étaient tolérés qu’à titre transitoire dans le pays41. À l’hiver 1940-1941, le commandant militaire allemand fit évacuer de force, par les autorités belges, les réfugiés juifs qui se trouvaient à Anvers vers la province belge de Limbourg, où certains

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d’entre eux furent mis au travail à Overpelt42. Le séjour au Limbourg fut limité et, au printemps suivant, on renvoya les réfugiés à Anvers ou, selon les cas, on les mit en demeure de trouver un logement à Bruxelles. Indépendamment de leurs effets épuisants, le statut de transitaire au cours des années et les changements de résidence plus ou moins fréquents posaient problème, compliquant considérablement le travail rémunéré des réfugiés. Sans compter un obstacle supplémentaire : les mesures antijuives du pouvoir allemand en Belgique.

Candidats à la formation professionnelle

26 Commençons par l’exclusion des Juifs des écoles et institutions d’enseignement. Les interdits d’enseignement successivement promulgués par l’administration militaire constituèrent deux étapes de l’histoire de la persécution d’Erich Hälpern et de sa famille, que nous allons évoquer ci-dessous. Ce cas est l’un des nombreux exemples du fait de ce que les réfugiés ne cessaient de chercher de nouvelles possibilités d’embauche, même quand leurs efforts étaient restés vains. Erich Hälpern avait ainsi fui Vienne en 1939 avec ses parents. Lors de l’invasion allemande, il avait 15 ans43. À Anvers, la famille reçut d’abord le soutien de l’organisation juive d’entraide EZRA (environ 80 francs belges par semaine)44. Le père, qui avait été ouvrier textile en Autriche, trouva bientôt à Anvers une occupation, mais fut condamné en décembre 1939 par la justice belge pour travail illégal en tant que réfugié. À partir de juin 1940, la famille toucha de l’argent de l’aide sociale communale, jusqu’à son évacuation en janvier 1941 dans un petit bourg de la province de Limbourg. Lorsqu’elle put regagner Anvers trois mois plus tard, Erich Hälpern entama une formation professionnelle : il fréquenta l’école professionnelle de la ville pour devenir technicien automobile. Dès les années trente, la Belgique avait ouvert à beaucoup de jeunes réfugiés la possibilité d’une qualification scolaire et professionnelle. Le chef de l’administration militaire, par contre, exclut les réfugiés ainsi que les autres écoliers juifs des écoles belges45. Erich Hälpern fut donc contraint d’abandonner l’école professionnelle en avril 1942, avant d’avoir atteint le terme de son cursus de formation. Malgré cela, il n’abandonna pas ses efforts en vue d’apprendre un métier, et entama alors dans une firme d’Anvers un apprentissage de fourreur. Il commença par gagner 50 francs belges par semaine. De plus, la famille reçut à nouveau le soutien de l’aide sociale anversoise, tandis que le père – de même que quelques autres réfugiés – cherchait à obtenir des rentrées d’argent en se livrant au marché interdit de timbres de ravitaillement, jusqu’à ce que la police belge s’en rende compte46. Le même mois, mai 1942, la puissance occupante promulgua une ordonnance interdisant toute occupation de Juifs comme apprentis47. Elle empêcha Erich Hälpern de mener sa seconde formation professionnelle à bien et l’envoya dans le nord de la France, où il fut mis au travail obligatoire à l’été 1942 sur les chantiers du « Mur de l’Atlantique ». En octobre 1942, les Allemands déportèrent Erich Hälpern, à l’âge de 17 ans, de France à Auschwitz. Ses parents avaient déjà été transférés dans les premiers jours du mois au camp d’extermination. Aucun des trois ne survécut à la Shoah.

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Erich Hälpern.

© AGR

27 Certaines ordonnances du commandant militaire qui dépouillaient les Juifs de leur gagne-pain ou le leur rendaient difficile touchèrent moins le groupe des réfugiés que la population juive établie. Car nombre des fonctions et des activités rémunératrices à présent interdites aux Juifs avaient déjà été rendues inaccessibles aux réfugiés. L’exclusion du service public est un exemple probant à cet égard : certes le nombre des personnes concernées en Belgique était relativement restreint, du fait qu’une petite partie seulement des Juifs possédait la nationalité belge, mais pour les réfugiés l’ordonnance était totalement non pertinente48. Il en allait à peine autrement avec l’exclusion de l’économie de Juifs professionnellement actifs.

Indépendants

28 La majorité des Juifs vivant en Belgique était constituée d’immigrants arrivés pour la plupart d’Europe centrale et orientale après la Première Guerre mondiale et qui avaient bâti dans les années vingt et trente un tissu économique principalement constitué de petites entreprises familiales. L’économie typique des immigrés fut quasi totalement détruite par l’“aryanisation” introduite à partir de 1941. Sous l’étiquette de « déjudaïsation de l’économie », l’occupant allemand en Belgique entendait presque exclusivement la mise à l’arrêt d’entreprises. Entre mars et mai 1942, ce ne sont pas moins de 83 % de l’ensemble des 7.700 firmes données pour “juives” qui furent liquidées49. Selon l’estimation de Maxime Steinberg, le pionnier de la recherche sur la Shoah en Belgique, la fermeture des entreprises familiales retira à plus ou moins un tiers de la population juive de Belgique ses moyens économiques de subsistance50. Pour

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les Juifs autochtones, la liquidation forcée fut sans l’ombre d’un doute l’attaque la plus grave de l’occupant allemand contre leur existence matérielle.

29 Par contre, les réfugiés n’étaient parvenus que dans une très faible mesure à se construire une vie économique. Nous avons comparé les informations disponibles sur les firmes liquidées aux données personnelles des Juifs qui avaient fui l’Allemagne nazie que nous avons rassemblées. La conclusion provisoire qui en découle est que les réfugiés géraient moins de 3 % des entreprises juives en Belgique51. Comme l’atteste ce chiffre, leur proportion parmi les indépendants était minimale. La majeure partie d’entre eux travaillait dans le textile.

30 Les documents de la Police des Étrangers concernant Abram P. montrent que la fondation d’une entreprise ne pouvait la plupart du temps avoir lieu qu’en contournant les prescriptions du droit des étrangers. Ce maître-tailleur arriva en Belgique de manière illégale depuis Francfort-sur-le-Main au printemps 1939, après que la Gestapo l’eut interné durant deux mois et demi au camp de concentration de Buchenwald, puis expulsé du Reich allemand. Pour nourrir une famille de cinq personnes, il travailla en Belgique comme tailleur indépendant, bien que son activité lui ait à plusieurs reprises valu des ennuis de la part des autorités belges, jusqu’à ce que les Allemands ferment son commerce. En avril 1940, dès avant l’invasion allemande de la Belgique, la police belge le surprit en flagrant délit – il était justement sur le point de livrer un costume qu’il achevait – et dressa procès-verbal parce que Abram P. ne disposait pas de la carte professionnelle obligatoire52. Introduite à la fin 1939, peu après le début de la guerre, pour permettre à l’État de contrôler le travail indépendant des immigrants, la carte professionnelle – et avec elle l’autorisation de mener une activité indépendante – n’était accordée que par exception aux étrangers, à moins qu’ils ne soient reconnus comme réfugiés politiques ou ne vivent légalement dans le pays depuis cinq ans au moins. Abram P. n’appartenait à aucune de ces catégories ; la majorité des réfugiés juifs d’Allemagne était dans le même cas.

31 Sous l’occupation allemande, il pouvait il est vrai exercer légalement sa profession, mais la gendarmerie belge constata à l’automne 1940 que trois autres étrangers travaillaient comme tailleurs dans son entreprise, et ce sans posséder la carte de travail obligatoire à défaut de laquelle les étrangers ne pouvaient plus être employés comme salariés en Belgique53. Deux de ces trois hommes de l’atelier de P. – tout comme le propriétaire de l’entreprise lui-même – avaient fui au printemps la persécution des Juifs à Francfort-sur-le-Main, parmi lesquels un apprenti de 18 ans qui, selon le procès- verbal de la police, ne gagnait que 10 francs belges par semaine. Six mois plus tard, la police d’Anvers épingla à nouveau P., au motif qu’il pratiquait pour son tissu des prix excessifs et vendait en plus dans son magasin des articles de lingerie sans posséder la licence appropriée. La justice anversoise infligea une amende (pour usure prétendue et infraction au registre de commerce) au réfugié, qui avait entretemps déménagé à Bruxelles. Mais le coup décisif fut porté par l’administration militaire allemande, qui fit liquider l’entreprise au printemps 194254. À la fin de l’été 1942, P. et sa femme furent arrêtés et, en 1943, la Gestapo déporta le couple à Auschwitz. Leurs trois enfants, nés à Francfort, furent accueillis dans un orphelinat de la communauté obligatoire (AJB) et survécurent en Belgique à l’occupation allemande.

32 À la différence d’Abram P., la plupart des réfugiés qui possédaient une firme établie en Belgique avaient immigré dès les premières années du régime nazi et obtenu un permis de séjour régulier. Ces Juifs précocement immigrés ne constituaient pourtant qu’une

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petite minorité parmi les réfugiés en Belgique occupée. Ce n’est qu’en 1938, après les grands pogroms, qu’avait commencé la fuite en masse des Juifs hors d’Allemagne. Par exception, on trouve dans les documents des indications sur des personnes qui obtinrent encore à cette époque un permis de travail, immigrèrent avec un visa et fondèrent légalement une entreprise en Belgique, que l’occupant liquida en 194255. La grande majorité des réfugiés obtint en revanche une tolérance temporaire, à charge de n’exercer en Belgique aucune espèce d’activité économique. Dans son effort pour contrer la concurrence économique, l’administration belge gérait de manière restrictive la distribution des licences professionnelles. Même sous l’occupation allemande, alors que les réfugiés étaient mis en demeure de gagner leur vie par eux- mêmes, des licences leur étaient refusées.

33 Parmi ceux qui sollicitaient en vain une autorisation, figurait Kurt S., un lithographe et commerçant berlinois qui avait fui en 1939 vers les Pays-Bas et avait été expulsé en mai 1940 vers la Belgique. Début 1941, Kurt S. fit devant le Devisenschutzkommando, l’unité de police spécialisée dans la poursuite des Juifs et dans le vol de devises, la déclaration suivante à propos de ses moyens d’existence : « Début juin 1940, je suis arrivé à Bruxelles avec ma famille. Depuis lors, je suis chômeur. J’ai à l’occasion vendu des bijoux en or pour des joailliers moyennant commission. […] En juin 1940, j’ai introduit une demande auprès de la Chambre belge de Commerce, d’autoriser mon commerce d’articles graphiques. Mais l’autorisation ne m’a pas été accordée. L’allocation qui m’a été accordée par les autorités belges ne suffisait pourtant pas à me faire vivre moi et ma famille, si bien que j’ai été obligé de vendre des bijoux appartenant à ma femme. »56

34 En ce qui concerne la survie matérielle, l’indépendance ne constituait en rien une garantie d’être à l’abri de la pauvreté. Un certain nombre d’entreprises de réfugiés que l’administration militaire liquida en 1942 ne rapportaient guère plus à leur propriétaire57. S’il subsistait du capital lors de la liquidation forcée ou si l’entreprise était vendue à un propriétaire non juif, les fonds de caisse, dans la mesure où ils dépassaient 20.000 francs belges, étaient versés sur un compte bloqué. Si le fondateur de la firme avait possédé autrefois la nationalité allemande, il devait solliciter le déblocage auprès des instances allemandes pour assurer sa subsistance ou régler des dettes éventuelles58. Nous reviendrons, en conclusion de cet essai, sur les difficultés des réfugiés qui cherchaient à vivre de leurs propres ressources.

Employés

35 Certains ex-propriétaires qui fermaient leur commerce pouvaient au moins continuer à disposer d’une partie du capital de la firme. Il n’en allait pas de même des anciens employés, qui perdaient totalement leur revenu, dans la mesure où ils ne faisaient pas partie de la famille du propriétaire. On ne pourrait établir que sur base de recherches approfondies complémentaires dans quelle proportion des réfugiés étaient employés comme travailleurs salariés dans l’économie belge. Nous avons le sentiment que leur nombre doit également avoir été réduit, mais certains cas se présentaient tout de même. Nous avons évoqué plus haut l’exemple de la firme du tailleur Abram P., lui- même réfugié, qui employait plusieurs autres réfugiés. Dans des entreprises autochtones également, l’un ou l’autre réfugié pouvait avoir trouvé du travail59.

36 Le commerçant Wilhelm-Simon Hertz avait fui Cologne avec sa femme début 1939. En avril 1941, alors qu’il avait 26 ans, il obtint un emploi de manutentionnaire dans

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l’entreprise bruxelloise Paris-Bijoux60. Ce commerce florissant de bijouterie de fantaisie, qui occupait à l’époque deux magasins dans le centre-ville, avait été fondé dans les années vingt par Emma Pollakova, une immigrée issue d’une famille juive de Prague. Hertz recevait un salaire mensuel de 850 francs belges. Mais, dès mai 1941, le commandant militaire promulgua les premières ordonnances antijuives dans le domaine économique, et Paris-Bijoux fut mis sous gestion d’un administrateur allemand, qui vendit la firme à une personne non juive intéressée. Fin août 1941, quelques mois avant la naissance de son unique enfant, Hertz perdit son emploi. Son ex-patronne écrivit dans son certificat de travail : « Il perd son emploi à la suite de l’aliénation de l’entreprise par décision de l’autorité allemande et la rupture intempestive du contrat d’emploi par le cessionnaire. »61 Deux ans plus tard, l’occupant déporta la famille Hertz à Auschwitz par le XXIe convoi.

Travailleurs forcés

37 L’occupant coupla l’exclusion des Juifs de l’économie à l’introduction du travail obligatoire. À la base de ces dispositions se trouvaient non seulement des motivations antisémites, mais aussi le besoin de main-d’œuvre de l’Organisation Todt (OT), ainsi que des considérations touchant la politique d’occupation. Entre juin et septembre 1942, les Allemands déportèrent dans le nord de la France, avec l’aide de l’administration belge du travail, plus de 2.000 hommes juifs, employés par l’OT à l’érection du « Mur de l’Atlantique »62. À l’automne 1942, Reeder, chef de l’administration militaire, livra les travailleurs forcés à la Sipo-SD aux fins de leur déportation à Auschwitz. Environ 1.550 d’entre eux furent déportés en trois grands groupes en octobre 1942. Il est à remarquer que les Juifs originaires du Reich allemand étaient sous-représentés parmi ces travailleurs forcés. D’après nos recherches, le nombre des réfugiés juifs d’Allemagne et d’Autriche parmi les victimes de la Shoah de Belgique atteignit au total 22 %. Des travailleurs forcés déportés du nord de la France à Auschwitz via Malines, 13 % seulement étaient par contre des réfugiés juifs63.

38 Cette particularité pourrait avoir plusieurs explications. Parmi les nombreux Juifs qui refusèrent de donner suite à leur convocation pour le travail obligatoire, les réfugiés étaient-ils surreprésentés, comme c’était aussi le cas pour d’autres formes de résistance des Juifs en Belgique ?64 Ou bien des particularités régionales jouèrent-elles ici un rôle ? Le dernier point, à savoir le domicile des réfugiés, semble avoir été le critère le plus important. Comme nous avons pu le montrer ailleurs, la fuite de Juifs d’Anvers vers Bruxelles qui se produisit sous l’occupation allemande était plus marquée parmi les réfugiés d’Allemagne que parmi les Juifs autochtones, si bien qu’en fin de compte trois quarts de tous les réfugiés vivaient dans la capitale belge65. La majorité des travailleurs forcés de l’Organisation Todt venait pourtant d’Anvers, vu que les autorités bruxelloises ne collaboraient que de manière limitée aux procédures de recrutement, alors que la police d’Anvers coopérait à la déportation de nombreux Juifs. En ce qui concerne les revenus des réfugiés mis au travail dans le nord de la France, on ajoutera que les travailleurs forcés de l’OT recevaient une rémunération qui contribuait dans certaines circonstances à l’entretien de leur famille restée au foyer66.

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Fuir le travail obligatoire

39 Comment les Juifs réagirent-ils à la déportation qui menaçait ? Leur marge de manœuvre était-elle fonction de leur situation de revenus ? Comme le montre l’exemple suivant, la décision de se mettre à l’abri en plongeant dans la clandestinité pouvait coûter cher et mettre en danger la survie matérielle. Leo Baum et Lea Fiksel- Baum étaient nés en Autriche-Hongrie à la veille du siècle. Expulsés d’Allemagne après le pogrom de novembre, venus de Berlin, ils se réfugièrent au tournant de 1938-1939 à Anvers. Devant l’échec de leurs tentatives d’émigrer en Argentine ou en Palestine, les conjoints vécurent, sous l’occupation allemande, dans la ville de l’Escaut. En juin 1942, Leo Baum fut convoqué pour le travail obligatoire de l’Organisation Todt dans le nord de la France. Le couple déménagea alors d’Anvers et se fit inscrire dans la commune bruxelloise de Saint-Gilles. C’est là que le mari et sa femme eurent par la suite leur domicile officiel. On peut cependant se demander s’ils ont jamais réellement gagné leur nouveau domicile : au printemps suivant au plus tard, tandis que planait la menace de la déportation depuis le camp de Malines, ils vivaient en effet dans une cache à une adresse non communiquée à l’administration dans la commune de Bruxelles.

40 Leur fuite d’Anvers les confronta au problème vital d’avoir perdu leur source de revenus. Jusqu’à juin 1942, Lea Fiksel et Leo Baum, qui avait été colporteur à Berlin et avait provisoirement travaillé en Belgique dans l’agriculture, avaient été soutenus par l’Ezra, l’organisation juive anversoise d’aide aux candidats à l’émigration. À Bruxelles, par contre, ils n’avaient plus de revenus. Ils ne pouvaient pas prétendre à l’aide sociale communale, dès lors qu’ils vivaient dans la clandestinité. Ils durent donc se séparer peu à peu tout ce qu’ils possédaient et se serrer la ceinture en vendant une partie de leurs timbres de ravitaillement. Dans un rapport du Service social de l’AJB, on peut lire à quel point leur situation au printemps 1943 était devenue dramatique : « Mme B. est tuberculeuse par sous-alimentation ; elle reçoit double ration, mais vend ses timbres pour pouvoir vivre. »67 En dépit de ces circonstances, le couple, en fuite depuis 1939, parvint à échapper à ses persécuteurs allemands jusqu’en 1944. En avril 1944, la Gestapo déporta Lea Fiksel et Leo Baum à Auschwitz par le XXIVe convoi.

41 Un autre réfugié de 20 ans, qui habitait à Bruxelles avec ses parents malades et vivait d’allocations, refusa de rechercher du travail via l’Office du travail (Arbeitsamt), craignant de se voir, en tant que demandeur d’emploi, happé pour le travail obligatoire. Bien que le bureau communal d’aide sociale eût mis la pression sur la famille à plusieurs reprises, qu’il eût exigé une déclaration de chômage ou un engagement et qu’il l’eût menacée de suspendre ses paiements, le jeune homme persista dans son attitude de prudence (l’aide sociale continua à être payée)68. Afin de se faire exempter du travail obligatoire, d’autres réfugiés se procuraient, avec l’aide de l’Office du travail de Bruxelles, des attestations de travail authentiques ou falsifiées69. D’autres gagnèrent, tout comme certains Juifs de Bruxelles et d’Anvers menacés par la politique allemande de mise au travail, le bassin minier et industriel du sud de la Belgique et y trouvèrent un travail. Un ex-employé de banque de Vienne, qui cherchait depuis 1939 un refuge à Bruxelles, s’engagea comme ouvrier dans une cimenterie de Charleroi pour éviter d’être convoqué pour le travail obligatoire et fut néanmoins expédié de là sur les chantiers de l’OT dans le nord de la France70.

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L’importance des connaissances linguistiques : professions libérales et institutions juives

42 Souvent immigrés peu avant l’Occupation, tolérés à titre temporaire et exclus du marché de l’emploi, les réfugiés adultes avaient tout juste eu l’occasion d’étudier l’une des langues pratiquées à Bruxelles ou à Anvers avant que l’invasion allemande en mai 1940 ne réduise à néant leurs perspectives d’émigration et ne les contraigne à trouver un emploi en Belgique. La méconnaissance du français et du néerlandais constituait un inconvénient dans la recherche d’un travail, comme l’atteste l’exemple suivant. Le marchand de tissu Isaak R., d’Halberstadt, s’exila en Belgique avec sa femme après le pogrom de novembre 1938. Au printemps 1942, il fut recruté de force à Anvers et expédié sur la côte atlantique dans le nord de la France, où il dut travailler pour l’entreprise allemande Heinrich Micka. En octobre 1942, la Sipo-SD le déporta à Auschwitz via Malines. Sa femme plongea dans la clandestinité. Avec son jeune enfant, elle gagna Bruxelles sans le signaler ni communiquer sa nouvelle adresse aux autorités. Pour subsister matériellement, elle commença par vendre ses bijoux ou d’autres objets de valeur. Au printemps 1943, ses ressources étant épuisées, elle s’adressa à l’Aide sociale de l’AJB pour obtenir un travail, de secrétariat par exemple, ou une allocation. Le bureau considéra d’emblée la demande d’emploi de Madame R. comme sans objet, « étant donné qu’elle ne parle qu’allemand »71. Nous ignorons comment la veuve gagna sa vie dans la suite, mais il est établi qu’elle-même et son enfant connurent la fin de l’occupation nazie.

Journalistes, traducteurs, enseignants

43 Il existait néanmoins des activités pour lesquelles la maîtrise de la langue allemande s’avérait utile, et quelques réfugiés saisirent cette chance, notamment dans les diverses professions libérales, ouvertes cependant qu’à une petite minorité des réfugiés. Il ressort des mouvements contemporains de migration que des réfugiés possédant une bonne formation se voient contraints de travailler en dessous de leur niveau de qualification72. L’exercice de ces professions libérales fait néanmoins partie des activités par le biais desquelles les Juifs expulsés d’Allemagne assurèrent leur subsistance en Belgique occupée.

44 L’écrivain viennois Max Hayek, de confession protestante, fut après l’annexion de l’Autriche poursuivi en tant que Juif, interné et expulsé. Il était veuf au moment d’arriver en Belgique au début 1939. Comme il l’avait déjà fait à Vienne, d’après ce qu’il indiqua lui-même, il écrivit à Bruxelles pour des journaux suisses, anglais et américains73. Son espoir d’obtenir, sur base de ses contacts internationaux, un visa pour les États-Unis s’évanouit. Vivant à partir du printemps 1940 sous administration militaire allemande en Belgique occupée, il lui restait au moins son travail pour des organes de presse de la Suisse, un pays neutre, qu’il poursuivit manifestement encore plusieurs années durant. C’est en tout cas ce que permet de conclure le rapport d’un fonctionnaire de la Police belge des Étrangers qui auditionna Hayek au début mars 1944 en tant que témoin dans une procédure pénale belge et vérifia dans ce contexte sa situation de revenus : « L’apatride Hayek, Max, […] résidant à Schaerbeek, rue Vandermeersch, n° 47, écrivain, occupe là seul une chambre garnie, dont il paie régulièrement la location. Il vit pauvrement et ses revenus sont minimes, mais il ne

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bénéficie d’aucun secours officiel. Il tire sa subsistance d’articles non politiques qu’il fournit à la presse suisse, principalement au journal Baseler Zeitung et parfois à des périodiques belges, tel Anne-Marie, revue de mode. […] Il passe la plupart de son temps à la Bibliothèque royale, où il puise les éléments qu’il développe dans ses articles. Il y passe surtout son temps parce qu’il y fait plus chaud que chez lui. »74

45 Lorsque l’occupant appréhenda l’écrivain Max Hayek deux mois plus tard, il portait sur lui, outre sa carte de presse établie en 1939, une carte de lecteur de la Bibliothèque royale. Il fut déporté à Auschwitz le 19 mai 1944, à l’âge de 61 ans, par le XXVe convoi. Moins les réfugiés disposaient d’argent pour leur nourriture et leur chauffage, plus important s’avérait l’accès à un lieu de séjour supportable. C’est aussi pour cette raison pratique que la Bibliothèque s’avéra une véritable oasis pour un certain nombre d’intellectuels parmi les réfugiés. L’écrivain Jean Améry parle déjà, se référant à son exil à Anvers dans l’avant-guerre, d’« une salle de bibliothèque bien chauffée, qui était infiniment plus accueillante qu’une chambre sinistre dans un hôtel douteux »75. À l’époque où est rédigé ce rapport, il n’y avait assurément plus d’endroit accueillant pour les Juifs. Leur souci principal était désormais d’échapper aux Allemands qui les chassaient, lesquels pouvaient surgir de partout.

46 Depuis 1943, ceux-ci concentraient leur recherche d’hommes, de femmes et d’enfants juifs sur Bruxelles, où s’était entretemps établie la grande majorité des réfugiés. La recherche historique s’en est longtemps tenue à l’affirmation correcte de Maxime Steinberg que deux tiers – et par là la majeure partie – des victimes de la Shoah en Belgique avaient été déportées dès l’année 1942. Néanmoins, pour Bruxelles, cette affirmation ne tient pas : pas moins de la moitié de tous les Juifs déportés de Bruxelles ne furent arrêtés, tel Max Hayek, que dans les années 1943 ou 194476.

47 Ce ne sont pas seulement des hommes, mais également des femmes qui mirent à profit leur connaissance de la langue allemande pour en tirer de quoi vivre en Belgique occupée. Anna K. avait émigré en 1933 de Berlin en Belgique avec sa famille. En mai 1940, elle devint veuve, parce que l’aviation allemande bombarda des convois en direction de la France et, à cette occasion, toucha un train par lequel l’administration belge évacuait vers la France des ressortissants allemands en âge de porter les armes, parmi lesquels, outre quelques nationaux-socialistes, se trouvaient beaucoup de réfugiés juifs. Le mari d’Anna K. faisait partie des victimes. En août 1942, Anna K. fournit des éclaircissements à propos de son travail et de ses revenus dans une lettre adressée à l’administration militaire allemande (Anmeldestelle für Jüdisches Vermögen), sollicitant le déblocage de son compte immobilisé par l’occupant : « Mon mari a été interné le 10 mai par les autorités belges en tant que citoyen allemand et est mort à Ath le 13 mai dans le convoi à destination de la France suite à un bombardement. Je travaille depuis lors comme traductrice et professeur d’allemand pour pouvoir me nourrir moi et mon enfant mineur. Comme je dois m’acquitter régulièrement de factures (loyer, gaz, électricité, etc.), je me suis ouvert ce compte- chèques postal. »77 Il y eut quelques Juifs allemands qui effectuèrent des traductions afin de se faire un revenu78. Quand Anna K. travaillait comme professeur d’allemand, il se peut qu’elle ait donné cours à des enfants d’autres réfugiés. Anna K. et sa fille mineure échappèrent à l’arrestation par la Gestapo en Belgique.

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Médecins

48 Tout comme dans les mouvements migratoires actuels, la fuite massive des Juifs dans les années trente impliquait un besoin d’activités pratiques couvert par les réfugiés eux-mêmes et générait un revenu. Un exemple en est fourni par les réfugiés qui travaillaient dans la Belgique d’avant-guerre en tant que passeurs et venaient en aide aux Juifs lors de leur entrée illégale sur le territoire79. Des indépendants qui avaient fui l’Allemagne continuaient à offrir sous l’occupation allemande des services en langue allemande, dont dépendait le groupe des réfugiés, qui constituait entre 1940 et 1944 près du quart de la population juive de Belgique. Parmi eux, les membres du corps médical. De manière comparable à la réglementation en vigueur dans le Reich, le commandant militaire frappa à partir de juin 1942 tous les médecins juifs d’une interdiction professionnelle, mais permit à une série d’entre eux, par autorisation spéciale, de traiter exclusivement des Juifs. Le docteur Otto H., qui avait émigré en septembre 1938 de la région d’Aix-la-Chapelle vers la Belgique, était l’un de ces médecins autorisés pour la population juive. Au printemps et à l’été 1943, il gagnait officiellement selon son compte en banque quelque 1.200 francs belges par mois en moyenne80. Il pratiqua au moins jusqu’octobre 1943 comme médecin indépendant à Bruxelles. Cela n’allait pas sans danger, car même les médecins autorisés avaient un statut totalement incertain. La section Médecine à l’état-major de Reeder, le chef de l’administration militaire, qui était chargée de statuer sur l’autorisation des Juifs à exercer les professions de santé, était dirigée par des médecins qui s’employaient activement à promouvoir la déportation des Juifs. C’est ainsi que la section Médecine proposa par exemple à la Sipo-SD de déporter de Bruxelles des médecins juifs qu’elle désigna nommément. Elle en informa l’Oberfeldkommandantur de Bruxelles dans une lettre de la mi-octobre 1942 : « On informe de plus en toute discrétion que, des médecins autorisés jusqu’ici, 15 ont disparu, 5 ont été expédiés, que 15 autres médecins juifs et 11 dentistes ont été proposés au SD pour être expédiés. »81 Parmi les médecins évoqués ici, qui quittèrent leur logement officiel à Bruxelles avant la mi-octobre 1942 parce qu’ils étaient passés dans la clandestinité ou avaient été arrêtés, pas moins de sept étaient des réfugiés d’Allemagne nazie82. Otto H. conserva son logement, et il ne fut pas victime de la « solution finale ». Autre réfugié de formation médicale : le Berlinois Fritz Basch, qui travaillait après son arrestation comme médecin au camp de transit de Malines, jusqu’à sa déportation en 194383. La rémunération du médecin du camp incombait à la communauté obligatoire des Juifs en Belgique (AJB), qui était pour sa part financée par des contributions forcées modulées en fonction des revenus.

Employés des institutions juives

49 Le cantor Gabriel Rosenbaum, originaire de Pologne, avait fui Berlin pour gagner la Belgique en novembre 1938, après les grands pogroms. Sous l’occupation allemande, évacué d’Anvers au Limbourg et renvoyé dans la métropole quelque temps plus tard, il bénéficia de l’aide sociale publique. À partir de mai 1941, il sera, comme nombre d’autres réfugiés, mentionné comme journalier au fichier de l’Office du travail d’Anvers, sans jamais obtenir d’emploi. À partir du début 1942, la Police des Étrangers exigea la prise d’un travail rémunéré et fit pression régulièrement sur Rosenbaum, y compris après que celui-ci eut, en mai, quitté Anvers pour Bruxelles-Schaerbeek. Fin juin 1942, il put enfin satisfaire aux exigences des autorités belges. Il pratiquait à

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présent son métier de cantor dans les synagogues bruxelloises. D’après ses propres déclarations, son revenu hebdomadaire se montait à 150 francs belges, tandis son logement lui coûtait 150 francs par mois. Toujours est-il qu’il gagnait comme cantor 50 % de plus que ne lui avait versé l’aide sociale84. Il ne put poursuivre son travail que quelques mois. En octobre 1942, l’occupant déporta Gabriel Rosenbaum à Auschwitz à l’âge de 49 ans.

50 Pour quelques réfugiés, le travail au sein d’une organisation juive offrait l’unique possibilité de satisfaire aux exigences de la Police des Étrangers. C’est ainsi que la communauté obligatoire des Juifs de Belgique (AJB) ne fournit un emploi à la mi-1942 à plusieurs Juifs réfugiés d’Allemagne que parce que la Police des Étrangers subordonnait la relaxe de ces étrangers de la détention administrative à l’obtention d’un certificat d’emploi85. Indépendamment de cela, une série de réfugiés allemands travaillaient dans l’administration de l’AJB et dans les institutions qu’elle gérait. Certains occupaient des postes subalternes, par exemple comme cuisinière ou fille de cuisine à la cantine sociale d’Anvers, d’autres exerçaient des fonctions dirigeantes, par exemple dans l’aide sociale86. Ainsi, le professeur Jonas Tiefenbrunner dirigeait l’orphelinat juif, rue des Patriotes à Bruxelles, et l’éducatrice Rosa Kugelman le Joods Weeshuis (orphelinat juif) à Anvers. Tous deux avaient fui l’Allemagne vers la Belgique en 1938.

51 En tant que locuteurs natifs de l’allemand, les réfugiés étaient tout particulièrement prédestinés aux tractations avec les services allemands. Ils n’étaient nullement les seuls à assumer cette tâche, mais purent prétendre à une place de plus en plus prépondérante dans ce domaine à partir du printemps 1942, lorsque l’AJB créa un bureau central pour les interventions auprès des autorités d’Occupation, bien qu’il en ait résulté des conflits entre eux et les membres belges de la direction de l’AJB. En cause ici, les ordres et le modus operandi des persécuteurs allemands. Ce sont surtout les représentants d’Eichmann à Bruxelles qui privilégiaient des Juifs germanophones comme contacts responsables de la communauté obligatoire en Belgique87.

Avocats

52 Parallèlement au bureau d’intervention de l’AJB, de rares réfugiés exerçaient en indépendants les fonctions d’avocat et représentaient les intérêts de Juifs allemands et autres devant les autorités d’Occupation88. La parfaite maîtrise de la langue de l’occupant constituait pour eux aussi la condition sine qua non de leur gagne-pain. Le juriste berlinois Alfred H., membre avant la Seconde Guerre mondiale de la Chambre de Commerce belgo-allemande, pouvait, en 1939 encore, entrer en Belgique légalement, compte tenu de ses contacts avec les cercles économiques belges. Il motiva sa demande d’immigration par un projet de fondation d’une entreprise relativement importante, que le Ministère belge de l’Économie considéra comme avantageux pour l’économie belge. C’est ainsi que lui et sa femme obtinrent l’autorisation de s’installer en Belgique89. Il se peut qu’il ait programmé ce projet commercial purement et simplement parce que la création de pareille entreprise était l’une des dernières possibilités qui s’offraient encore en 1939 d’obtenir un visa d’entrée. En tout cas, il est clair que H. ne vint pas en Belgique pour des raisons professionnelles, mais qu’il devait fuir l’Allemagne en raison de la persécution des Juifs. En 1942 au plus tard, il exerçait en Belgique occupée en tant qu’avocat de réfugiés juifs allemands ; à l’occasion, des Juifs autochtones le consultèrent également.

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53 La politique antijuive de l’occupant généra le besoin d’un soutien juridique de la part de réfugiés juifs. L’avocat Alfred H. s’adressa ainsi à la section économique de l’administration militaire (Groupe XII et Treuhandgesellschaft de Bruxelles) pour obtenir l’accès à des avoirs sociaux bloqués ou, dans d’autre cas, faire ajourner ou empêcher la liquidation programmée d’une entreprise90. Il lui arrivait aussi de traiter avec des fonctionnaires allemands et de leur remettre des pots de vin en vue d’obtenir la libération de Juifs arrêtés. Il doit avoir bénéficié d’un accès privilégié auprès de membres de l’appareil d’Occupation, vu que la section économique de Reeder finit par le désigner comme l’un de ses nombreux administrateurs d’entreprises à propriétaire juif, tout incompatible que cela fût avec son origine juive91. Les administrateurs étaient rémunérés sur les fonds des propriétaires juifs. À en croire la déclaration après-guerre de l’ex-chargé des affaires juives de la Sipo-SD de Bruxelles, Felix Weidmann, la Gestapo de Berlin ordonna en novembre 1943 l’arrestation de H. en faisant valoir qu’un Juif ne pouvait être employé par un service allemand. H. fut arrêté par Weidmann en personne et déporté à Auschwitz en avril 1944 par le XXIVe convoi.

54 Il survécut à la Shoah et revint en Belgique. D’après la constatation de l’Auditorat militaire belge, qui poursuivit H. après la Libération à la requête d’autres réfugiés juifs allemands, son activité en tant qu’administrateur n’a en rien donné lieu à des plaintes de la part des intéressés. Le juriste fut plutôt accusé d’avoir détourné des pots de vin et d’avoir dénoncé des Juifs à la Gestapo92. Après-guerre, la justice belge suspendit les recherches par manque de preuves, d’autant plus que H. contestait les préventions. Il fut pourtant expulsé du pays par la Police belge des Étrangers. L’histoire trouble de l’activité de ce réfugié montre une fois de plus que l’aide à d’autres Juifs et le travail pour l’occupant étaient couramment susceptibles d’interférer sous la domination nazie, même si l’on ne peut dire avec certitude que H. alla jusqu’à dénoncer des Juifs.

55 Toutes les prestations pour les autorités allemandes furent loin de déboucher sur de la complicité avec les crimes nazis. Car le quotidien de l’Occupation en Europe occidentale offrait nombre d’activités qui n’eurent aucune incidence sur le déroulement de la « solution finale » ni sur d’autres atrocités commises par les Allemands en Belgique. Les multiples prestations de services et offres de marchandises pour les membres des services allemands, qui disposaient d’amples moyens financiers et dépensaient sans compter, sont à cet égard typiques. Certains réfugiés se firent un peu d’argent ou gagnèrent leur vie dans ce domaine, où leurs compétences linguistiques en allemand constituaient sans nul doute un atout. Les exemples qui apparaissent dans les documents vont des blanchisseurs de chemises et ramasseurs de quilles pour soldats de la Wehrmacht aux tailleurs pour employés des chemins de fer allemands. Le plus répandu était le marché noir.

Le travail illégal : commerce ambulant, marché noir, activités intermédiaires

56 Début août 1940, quelques mois après le début de l’occupation allemande, un caporal de la Feldkommandantur d’Anvers se présenta dans un commissariat de police pour dénoncer un civil qu’il amena personnellement aux fonctionnaires belges93. Tous deux, le plaignant comme l’accusé, firent leur déposition en langue allemande. Mais, alors que l’un représentait le régime nazi, l’autre faisait partie de ceux qu’il persécutait : Peisach Baruch Geller, un travailleur de 36 ans, qui avait fui Vienne au début de l’année

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précédente et devait rester en Belgique, après que ses efforts pour émigrer aux États- Unis eurent échoué. Son crime ? Il avait proposé en rue, dans le centre d’Anvers, à son compatriote d’acheter une tablette de chocolat au lait. Vu que Geller avait agi sans licence comme marchand ambulant, le tribunal anversois compétent lui infligea une amende, ou à défaut 15 jours d’emprisonnement.

Peisach Baruch Geller.

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57 Il semble que Geller commerçait à petite échelle et à son propre compte. Selon les investigations de la police anversoise, il avait acquis le chocolat dans une épicerie locale – en tout deux ou trois tablettes de 330 grammes chacune – et cherché à le vendre pour 18,5 francs. Son profit était de 3,5 francs la tablette. La police ne trouva d’autres fournitures ni dans le commerce en question ni au domicile de Geller. Lui- même ne portait par ailleurs sur lui que deux paquets de café.

58 Un an et demi plus tard, la police de Bruxelles contrôla à nouveau Geller, en même temps que vingt-huit autres étrangers, dans un café de Saint-Josse. Tous étaient soupçonnés de marché noir. Comme les preuves concrètes faisaient défaut et que les contacts de Geller avec les forces de l’ordre belges restèrent cette fois sans suite, nous ne savons pas s’il assura à plus long terme sa subsistance au moyen de trafics. Reste qu’il vécut dans le pays jusqu’en avril 1944, quand la Sicherheitspolizei allemande le déporta à Auschwitz par le convoi n° XXIV.

Des jeunes, des vieux et des femmes colporteurs

59 L’écolier Otto Bellak avait fui Vienne en compagnie de ses parents et de ses deux frères. Il n’avait pas 16 ans lorsque la police d’Anvers le trouva le 1er décembre 1940 en train

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de vendre en rue, en plein Anvers, des cigarettes de marques diverses à des soldats allemands. Grâce à son admission dans une école anversoise, et à la différence de nombre de réfugiés adultes, il pouvait s’exprimer en langue néerlandaise. « Je savais, déclara-t-il, qu’il n’était pas permis de colporter sans autorisation, mais je l’ai fait par pauvreté et je n’ai pas de carte de colporteur » (« Ik wist dat het niet toegelaten was te leuren zonder toelating, doch ik heb gedaan uit armoede en ben niet in bezit van een leurkaart ») 94. Les autorités anversoises renoncèrent à punir le jeune garçon. En 1942, l’occupant le déporta à Auschwitz, lui et toute sa famille.

60 Si même des adolescents cherchaient à vendre en rue, sans autorisation, des friandises et du chocolat, c’est imputable au fait que cette activité n’exigeait ni compétences préalables ni grands efforts, ni capital. Il s’agissait d’une solution typique pour gagner sa vie chez les réfugiés pauvres de toutes classes d’âge. Il y avait des Juifs chassés vers la Belgique par le régime nazi qui se voyaient contraints, à plus de 70 ans, de survivre de cette manière95. Ces caractéristiques font en outre du colportage une source de revenus fréquente chez les femmes. En fait, et ceci appartient aux résultats les plus remarquables de nos recherches biographiques, bon nombre de femmes ayant fui l’Allemagne pour la Belgique travaillaient comme marchandes ambulantes96. Elles contribuaient ainsi à l’entretien de leur famille, pour autant qu’elles ne fussent pas les seules à gagner un salaire. Marjem Altmann-Hofstaedter, une femme au foyer de Wiesbaden, qui cherchait depuis juillet 1939 refuge à Bruxelles avec son mari, avait, quelques mois avant l’attaque de la Wehrmacht, pu récupérer son fils, qu’elle avait d’abord envoyé aux Pays-Bas. Début mars 1941, la jeune femme de 34 ans fut arrêtée par la police municipale dans le centre de Bruxelles parce qu’elle avait proposé du chocolat sans autorisation professionnelle à des soldats allemands. Elle se vit infliger une amende97. La situation matérielle de la famille restait précaire. L’année suivante, l’administration militaire allemande expédia le père au travail obligatoire dans le nord de la France. De son salaire, une partie seulement fut payée à Marjem Altmann- Hofstaedter, qui couvrait à peine les frais de loyer et de chauffage. Elle en était réduite à ce que son frère lui envoie d’Amsterdam une contribution à son entretien. En 1943, mère et fils furent victimes de la Shoah.

Les risques du travail illégal : dénonciation et sanctions

61 Les cas évoqués révèlent l’un des problèmes que posait le petit commerce illégal : celui qui n’avait pas de chance tombait, en cherchant des clients, sur un membre des forces d’occupation, qui tentait justement de mettre un terme aux activités des commerçants ambulants. En même temps, il fallait échapper aux patrouilles de la police communale, qui prit en flagrant délit nombre de colporteurs et colporteuses issus du milieu des réfugiés. Il arrivait de surcroît, comme déjà avant l’Occupation, que d’autres étrangers ou civils belges dénoncent des réfugiés travaillant au noir – que ce soit pour des raisons de concurrence, de jalousie ou dans l’intérêt du bien commun98. Le 9 mai 1941, par exemple, une rentière belge attira l’attention de la police bruxelloise sur une femme qui, à l’instar d’autres réfugiés, se postait à un point de rassemblement de militaires allemands pour trouver un client99. La femme vendait devant une école militaire réquisitionnée par les Allemands des tissus, du poivre et du chocolat. Mère célibataire, sans emploi, elle avait fui l’Allemagne et avait un fils en bas âge. Dans son cas, un sursis lui fut accordé. Quand il s’agissait de réfugiés sans casier judiciaire, les autorités belges ne réagissaient pas à des infractions similaires de manière draconienne. Si l’on ne

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renonçait pas simplement aux poursuites, celles-ci se concluaient par une amende légère, qui constituait néanmoins pour de pauvres colporteurs une charge supplémentaire.

62 En ce qui concerne l’autorité occupante, son traitement du marché noir se calquait prioritairement sur sa volonté de pillage économique sans vergogne de l’Europe occidentale occupée. Lors de leurs achats à petite ou à grande échelle, les Allemands – qu’il s’agisse d’envoyés du plan quadriennal de Goering ou d’autres bureaux du Reich ou d’unités d’Occupation et de soldats – recouraient massivement au marché noir et contribuaient de la sorte à ce que celui-ci prenne des proportions gigantesques. Outre aux commerçants concernés, le profit allait à l’économie de guerre allemande, au personnel du régime d’Occupation et à la population allemande, tandis que la plupart des Belges souffraient de manque suite à la pénurie et à la hausse exorbitante des prix, les conséquences pour le pays occupé étaient désastreuses, d’autant plus que les achats allemands s’effectuaient d’ordinaire sur le budget national belge100. Cet état de fait n’exclut pas que l’administration militaire, DSK ou Sipo-SD, contrôlait également le commerce au noir et poursuivait un certain nombre de fraudeurs. C’est ainsi qu’il arrivait à la Feldgendarmerie de dénoncer des colporteurs à la police belge 101. Exceptionnellement, le commerce illégal de chocolat pouvait entraîner l’incarcération au camp de concentration de Breendonk par la Sipo-SD102. Plus fréquemment, les tribunaux militaires allemands infligeaient des amendes administratives.

63 L’exemple qui suit est édifiant en ce qu’il permet de porter son regard sur l’organisation de la strate inférieure de l’économie de l’ombre, dont il est question dans le contexte qui nous retient. Comme il apparaît par ailleurs, des réfugiés ne se livraient pas seulement au petit commerce : certains d’entre eux gagnaient également de l’argent comme revendeurs ou intermédiaires103. C’est ainsi que Maria P., 45 ans, qui avait fui Cologne pour Bruxelles en 1939 et travaillait comme femme de ménage, recrutait des clients allemands pour un autre réfugié lorsqu’elle tomba en novembre 1943 sur des agents du Devisenschutzkommando. Dans le jargon nazi dont usait ce corps de police, les faits sont décrits comme suit : « Am 26. November 1943 wurden der Feldw. [...] u. der Gefr. [...] vom D.S.K. auf der Straße von der Jüdin Maria P., wohnhaft in Brüssel […], angesprochen. Sie bot Zigaretten und Kantinenwaren an, die der Volljude Samuel N., Brüssel […], im Schwarzhandel verkauft. […] Der Jude wurde aufgesucht und es stellte sich heraus, daß er vornehmlich Geschäfte mit deutschen Soldaten macht. »104 (« Le 26 novembre 1943, le sergent [...] et le caporal [...] du DSK furent abordés en rue par la Juive Maria P., résidant à Bruxelles. Elle leur proposa des cigarettes et des articles de cafeteria que le Volljude Samuel N., Bruxelles, écoule au marché noir. […] On perquisitionna chez le Juif et il se vérifia qu’il fait principalement des affaires avec des soldats allemands. ») Le réfugié Samuel N., assistant de tailleur de pierre et expulsé de Berlin en décembre 1938, admit, lors de son audition par le DSK, qu’il se livrait au marché noir de cigarettes et de papier et que le plus gros de ses marchandises était en franchise. Ses clients étaient des soldats allemands, qu’il abordait lui-même en rue. Maria P. s’était proposée pour lui recruter des clients. De surcroît, N. avait officiellement livré à la Wehrmacht. Un caporal qui, dans le cadre de ses fonctions, rachetait en Belgique des rations militaires, lui avait entre autres commandé 13.000 cigarettes, qu’il avait obtenues. Dans ce cas, Samuel N., ainsi qu’il le déclara lui-même, avait compté 20 FB par boîte ; ses prix oscillaient sinon entre 12,50 et 15 francs. Dans les deux cas, les occupants achetaient de manière illégale

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des cigarettes en grande partie non déclarées, ce que tout un chacun pouvait constater à l’absence de vignette fiscale.

64 Lors de son interrogatoire, N. finit par indiquer aux enquêteurs du DSK le nom de sa source de revenus. Son fournisseur Leo K. avait, tout comme N., fui l’Allemagne et la persécution des Juifs en 1938. Comme K. le déclara pour sa part, il avait gagné un temps sa vie en Belgique comme musicien et, depuis son mariage avec une Belge en 1940, il effectuait surtout des petits travaux pour son beau-père, et se livrait accessoirement au commerce de cigarettes. Selon ses propres déclarations, il avait entre autres livré à N. 150 boîtes au prix de 9 francs belges chacune et gagné lui-même 2 francs belges par boîte. Il n’indiqua pas auprès de qui il s’était lui-même procuré les marchandises.

65 Le tribunal de l’Oberfeldkommandantur de Bruxelles condamna Samuel N. et Leo K. en juin 1944 à des amendes et confisqua le stock de 7.000 cigarettes trouvé au domicile de K. Le fait que les deux réfugiés échappèrent à la déportation à Auschwitz est sans doute dû à leur mariage relativement précoce avec une non-Juive105. Depuis que les trains de la mort partaient de Belgique pour l’Europe de l’Est sous domination allemande, c’est-à- dire depuis la mi-1942, le contact avec les occupants allemands impliquait pour presque tous les Juifs le danger immédiat d’être arrêtés et déportés. Mais la subsistance matérielle devant être assurée, il y eut encore en 1942 et 1943 des réfugiés qui gagnaient leur vie en faisant des affaires avec les Allemands. Certains d’entre eux tombèrent de la sorte aux mains des sbires d’Eichmann.

Travail illégal et déportation

66 Le jeune Viennois Bela Grützmann arriva seul en Belgique à l’âge de 19 ans après l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne hitlérienne en 1938. Dans les années qui suivirent, il renseigna comme professions tapissier et cordonnier, sans que nous sachions s’il a jamais exercé ces métiers106. Il changea plusieurs fois de domicile et, selon ses propres déclarations, résida aussi temporairement dans le nord de la France. En octobre 1941, il fut rayé d’office à Bruxelles, car il n’avait pas fait prolonger son permis de séjour depuis le printemps, probablement parce qu’il avait dû renoncer à son logement. En novembre 1941, la police de Bruxelles constata en tout cas qu’il résidait dans la ville sans domicile, sans travail et sans moyens de subsistance. Elle l’interna donc à la colonie pour sans-abris de Merksplas en Flandre. Sur le site de cet asile traditionnel pour vagabonds s’était également établi avant l’occupation allemande un centre d’accueil pour réfugiés, où Grützmann avait à l’époque vécu plus d’un an. Il réintégrait à présent Merksplas en tant que vagabond. Cinq mois plus tard, en avril 1942, il s’en échappa.

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Bela Grützmann.

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67 À Bruxelles, où il était illégal, il se procura de quoi vivre en abordant en rue des militaires allemands pour les emmener faire des achats dans des magasins choisis. Il s’agissait d’un travail à la commission, avec lequel des réfugiés d’Allemagne pouvaient gagner sous l’occupation allemande 3 à 10 % du montant de chaque achat107. Dans ce cas, c’est un commerçant belge qui dénonça la transaction illégale et signala le démarcheur en juin 1942 à deux Feldgendarmes allemands. Un policier bruxellois exécuta l’ordre de ces Feldgendarmes d’amener Grützmann au poste, après avoir appris que ce dernier s’était échappé de Merksplas. La Feldgendarmerie interna le réfugié viennois à la prison de la Wehrmacht de Saint-Gilles. Cinq semaines plus tard, les autorités d’Occupation entamaient la déportation à Auschwitz. En accord avec l’administration militaire, la Sipo-SD vint chercher Bela Grützmann dans sa prison en octobre 1942 et le déporta à l’âge de 23 ans par le XIVe convoi.

68 Ces circonstances sont atypiques à maints égards. En effet, il était rare que des réfugiés soient internés dans une colonie pénitentiaire pour vagabonds sous l’occupation allemande. Et surtout, ce fut une exception que la police de Bruxelles collabore avec des services de police allemands lors de l’arrestation de Juifs108. Il est par contre caractéristique que des réfugiés se voient contraints de travailler de manière illégale, alors qu’en Europe occidentale occupée des règles particulières régissaient l’autorisation des activités rémunératrices. Tandis que les maîtres allemands achetaient au noir, non seulement en privé, mais aussi dans l’exercice de leurs fonctions, et à cette fin requéraient entre autres les services de réfugiés juifs, la vente restait illégale en droit belge et pouvait en outre être poursuivie par les autorités allemandes. Par ailleurs, la réglementation antijuive du commandant militaire allemand avait pour

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conséquence que des réfugiés juifs se retrouvent passibles de sanction, alors même qu’ils observaient toutes les dispositions belges.

69 Leopold Wachs, un représentant de commerce qui avait fui Vienne en 1939, fut employé pendant deux ans après l’invasion de la Wehrmacht dans une brasserie bruxelloise fréquentée par les troupes d’Occupation109. C’est alors que l’administration militaire allemande introduisit l’“étoile jaune”. Wachs n’appartenait pas à la communauté religieuse juive, mais l’idéologie raciale nationale-socialiste fit de lui un Juif et il se trouva de ce fait soumis à l’obligation de porter l’étoile. Il ne pouvait dès lors plus travailler dans la brasserie. On peut supposer que Wachs n’était pas le seul à perdre son salaire suite à l’ordonnance du commandant militaire. L’introduction de l’“étoile juive”, par laquelle l’État nazi accentua la stigmatisation sociale et l’enregistrement policier, entraîna donc, comme le montre cet exemple, de lourdes conséquences pour la situation matérielle des Juifs. En septembre 1942, arrêté sur base de la dénonciation par un sous-officier de la Wehrmacht pour n’avoir pas porté l’insigne et condamné par les juges militaires à une peine d’emprisonnement, Wachs réussit après sa relaxe à trouver un nouvel emploi, qui restait cependant incompatible avec le port de l’étoile. Il redevint tout d’abord portier, puis démarcha en rue des soldats de la Wehrmacht pour les inviter à se rendre dans la brasserie où il avait travaillé auparavant. Il portait sur lui une lettre officielle de la police belge au terme de laquelle le bourgmestre de Bruxelles avait autorisé dans la première quinzaine de juin 1943 la distribution de dépliants publicitaires. En droit belge, Wachs travaillait donc légalement ; en droit allemand, il travaillait illégalement, à savoir sans l’insigne. On ne peut guère préciser s’il fut arrêté dans le cadre de son travail avec le personnel du régime occupant ou durant son temps libre. En tout cas, il fut, à la même époque (le 10 juin 1943 au plus tard), conduit de Bruxelles à Malines et inscrit sur la liste du convoi suivant, qui quitta Malines le 31 juillet 1943. Wachs ne revint pas d’Auschwitz.

La présence de réfugiés dans l’économie de l’ombre

70 Nous nous sommes jusqu’ici contentée de cerner une portion réduite du commerce au noir sous l’occupation allemande. Le spectre des biens illégalement trafiqués était sensiblement plus vaste, et concernait toute la gamme des produits disponibles. On dispose dans l’un ou l’autre cas de preuves que dans diverses branches du marché noir travaillaient – entre autres personnes – des réfugiés en provenance de l’Allemagne nazie. Ils commerçaient à leur propre compte, travaillaient à la commission pour des tiers ou servaient d’intermédiaires entre vendeurs et acheteurs potentiels. Ce dernier cas pouvait impliquer le démarchage de clients pour un vendeur, dont nous avons déjà décrit les méthodes. Cela pouvait aussi signifier de récolter et échanger des informations relatives à qui cherchait ou souhaitait vendre quel produit. Ces activités d’intermédiaires étaient inévitables pour les transactions effectuées secrètement. Elles n’offraient à vrai dire souvent qu’un (maigre) emploi d’appoint, si bien qu’elles devaient être combinées à d’autres petits travaux, mais présentaient l’avantage de pouvoir être exercées par des personnes sans moyens110. Dans la mesure où il y allait de marchandises précieuses comme des bijoux ou des liquidités, il s’agissait pour ces réfugiés, la plupart du temps paupérisés, d’une activité intermédiaire ou d’un mandat, bien plus que d’un commerce autonome.

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71 L’occupant n’était pas toujours impliqué, mais des commerces au noir sans participation allemande directe pouvaient indirectement le concerner ou faire son affaire. C’est ce que montre l’exemple d’un fourreur échappé d’Allemagne, qui gagna à partir de 1941 sa vie et celle de ses parents par l’importation illégale de France en Belgique de déchets de fourrure et fournissait entre autres un artisan qui produisait des vestes en cuir pour la Wehrmacht111. C’est ce que montre aussi le change illégal de devises, issues entre autres des achats au noir par des membres des forces d’Occupation, qui payaient fréquemment en billets du Reich, qu’il était interdit et poursuivi par le DSK d’accepter en territoire occupé. Ceux qui trafiquaient en noir à la sauvette avec des Allemands devaient donc parfois trouver aussi quelqu’un pour changer en sous-main en francs belges l’argent allemand inutilisable. Il en va de même du change de francs belges en devises étrangères, dont les réfugiés eux-mêmes étaient tributaires, parce que, même sous domination nazie, ils tentaient encore de fuir la Belgique, sinon l’Europe occidentale occupée et avaient donc besoin de francs français, de dollars américains, etc.112

72 Il ne fait aucun doute que le marché noir offrait, entre autres aux Juifs qui n’avaient quitté l’Allemagne que peu avant l’Occupation, des possibilités de revenus. Certains documents peuvent même laisser supposer que la proportion de réfugiés parmi ceux qui se livraient au petit trafic atteignait un niveau dépassant la moyenne. Ainsi la police communale de Saint-Josse-ten-Noode (Bruxelles) adressa un rapport à l’administrateur de la Police belge des Étrangers au début 1941 : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que les étrangers ci-après ont été identifiés, le 23 janvier dernier, entre 10 et 13 h., sur la voie publique et dans les cafés situés rue des Croisades et du Marché. Ces individus sont tous soupçonnés de se livrer clandestinement au commerce ambulant. Ils ont donné des explications fantaisistes pour justifier leur présence, maintes fois constatés aux abords de la gare du Nord. Ils accostent principalement les militaires et les personnes au service de la Wehrmacht. »113

73 Parmi les treize hommes étrangers nommément mentionnés dans ce document, pas moins de la moitié avait fui l’Allemagne avant-guerre à cause de la persécution antijuive et des pogroms, ainsi qu’il ressort de notre comparaison avec les dossiers individuels à la Police des Étrangers.

74 Un an plus tard, en mars 1942, la police communale contrôla lors d’une rafle dans un café de la même rue 29 étrangers qui, d’après les constatations des fonctionnaires belges, s’y réunissaient pour s’adonner au jeu et trafiquer des denrées rationnées114. Au moins 22 de ces 29 immigrants (à nouveau exclusivement des hommes), étaient des réfugiés juifs d’Allemagne nazie – parmi eux Peisach Geller, mentionné ci-dessus. Si l’on veut comprendre ces rapports, il convient de savoir que les réfugiés en question n’avaient pas été identifiés par hasard : dans la même petite rue à proximité de la gare du Nord, la police belge avait effectué des rafles dès 1938, dans le but, à cette époque, de mettre la main sur des réfugiés illégaux115. En 1941 et 1942, elle prospectait donc méthodiquement des endroits connus comme points de rencontre de réfugiés, avant de distinguer parmi eux les marchands à la sauvette. Mais le dossier était si lacunaire que la Justice belge n’intenta aucune procédure contre les hommes mis en cause. Pourtant, les inculpations policières avaient un arrière-plan concret, d’importance pour notre sujet : furent en effet soupçonnés de marché noir des réfugiés dans l’incapacité de fournir, lors de l’interrogatoire, quelque justification satisfaisante à l’origine de leurs revenus.

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Revenus d’origine indéterminée

75 Benjamin E., né en 1901 à Czernowitz, voyageur de commerce et employé de profession selon ses dires, dut fuir l’Autriche en mai 1938116. La Police belge des Étrangers l’expulsa après avoir appris que, bien avant l’avènement du régime nazi, il avait été condamné à plusieurs reprises pour escroquerie, jeu de hasard prohibé, séjour illégal, etc., et avait été expulsé d’Autriche comme apatride. Comme Benjamin E. ne donnait pas suite à l’expulsion de Belgique, il fut arrêté plusieurs fois, mais vivait toujours à Bruxelles lorsque la Wehrmacht occupa la capitale. Lui-même, sa femme avec laquelle il s’était marié religieusement et leurs deux enfants nés en Belgique reçurent d’abord le soutien de l’aide sociale publique. Au plus tard, en 1941, Benjamin E. se mit en quête d’une activité professionnelle. En tant que représentant d’une firme belge, il vendit du matériel de bureau à des entreprises dans la zone de Bruxelles. Il exerça aussi, en même temps ou par la suite, le même travail à son compte. À partir du début 1942, il ne put plus, à cause de la pénurie provoquée par l’occupant, se procurer de marchandises. Sa femme, qui mit au monde en mai leur troisième enfant, perçut à nouveau brièvement l’aide sociale.

76 Il expliqua lui-même à la Police des Étrangers, qui ne cessait de lui réclamer des renseignements sur ses sources de subsistance, qu’il avait hérité de son frère des bijoux et des vêtements, les avait vendus et s’était ainsi procuré un revenu, sans pouvoir en apporter la preuve. La Police supposait qu’il se livrait au marché noir de textiles, d’autant plus que, lors des rafles de mai 1942 dont il a été question plus haut, elle l’avait surpris et avait repéré dans son misérable logement de modestes stocks de textiles neufs et usagés (32 chemises pour homme et pour femmes, etc.). Ce soupçon ne put être étayé. Dans la première quinzaine d’octobre 1942, les autorités d’Occupation arrêtèrent dans le nord de Bruxelles, où habitait Benjamin E., des Juifs pour le XIIIe convoi à destination d’Auschwitz117. Benjamin E. comptait parmi eux et fut déporté le même mois. Sa femme fut victime de la Shoah l’année d’après. Leurs trois enfants survécurent au nazisme en Belgique.

77 Il y a en fait beaucoup de cas pour lesquels la manière dont des réfugiés assurèrent leur existence matérielle sous occupation allemande reste obscure. On ne peut déterminer l’importance de la proportion de ceux qui subsistèrent en recourant au commerce au noir. Pour le formuler de manière synthétique, nos recherches indiquent que les réfugiés étaient la plupart du temps actifs dans le segment inférieur du commerce au noir. Le petit marchand itinérant, un emploi classique de pauvre, en est caractéristique. Dès avant l’Occupation, des réfugiés furent à l’occasion interpellés par la police belge pour avoir fait du porte-à-porte avec des marchandises modestes (tissus, crayons, etc.)118 Dans l’intérêt des colporteurs belges, l’État belge gérait l’octroi d’autorisations de colportage aux immigrants d’Allemagne de manière restrictive depuis le milieu des années trente119. En Belgique occupée également, cette politique fut poursuivie, bien que les réfugiés fussent à présent tenus de travailler120. En même temps, il y avait désormais beaucoup plus de débouchés, parce qu’avec le personnel de l’appareil d’Occupation existait un tout nouveau groupe de clients solvables. Dans la mesure où des Juifs expulsés du Reich allemand se décidaient à faire affaire avec leurs ex- compatriotes représentant le régime nazi, ils pouvaient tabler sur leur connaissance de la langue et de la mentalité allemandes.

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Excursus : frais de subsistance et revenus en Belgique occupée, 1940-1944

78 Lorsque Joseph Roth quitta son exil parisien dans les années trente pour vivre quelque temps en Belgique, il le fit entre autres, selon ses propres dires, parce que son argent s’épuisait121. L’écrivain expulsé par les nazis menait certes un train de vie relativement onéreux et devait de surcroît s’occuper de sa femme qui requérait des soins. Mais d’autres réfugiés venaient également explicitement en Belgique parce que le royaume était « connu comme un pays où des réfugiés pouvaient vivre à bon compte »122. En comparaison avec l’Autriche ou la France, un communiste autrichien réfugié constatait encore a posteriori qu’on pouvait « y vivre à très bon marché »123. On sait que la situation matérielle de la majorité des habitants du pays empira graduellement sous l’occupation allemande. On peut cependant se demander de quels moyens on avait réellement besoin pour vivre en Belgique occupée, ainsi que dans quelle mesure les revenus et les ressources des réfugiés suffisaient pour y pourvoir.

79 Les montants de l’aide sociale communale offrent un premier repère. Il est vrai que leurs allocations varient considérablement : c’est non seulement le nombre de personnes composant la famille qui est déterminant, mais aussi l’appréciation de chaque cas particulier et la durée de l’allocation. Toutefois la somme usuelle pour des femmes seules d’âge moyen se chiffrait à 450 francs belges par mois environ. Il fallait compter au moins 50 francs pour le logement, ce qui correspond à la catégorie de prix inférieure pour une chambre meublée. Une petite mansarde coûtait environ 100 francs. Beaucoup de familles de réfugiés payaient des loyers entre 200 et 300 francs, auxquels s’ajoutaient les charges. Si l’on jette un coup d’œil au tableau des prix des denrées alimentaires ci-contre, il est patent qu’un montant de 450 francs suffisait à peine pour survivre. Les rapports conservés du service social de l’association obligatoire des Juifs en Belgique (AJB) le confirment également. Quand quelqu’un ne touchait que 450 francs, qu’il n’était ni aidé par un tiers ni ne disposait de ressources propres, il avait besoin d’indemnités ou de biens de consommation supplémentaires124.

80 Les rémunérations les plus modestes de réfugiés, que nous connaissons par les documents individuels et que nous avons partiellement déjà mentionnés, correspondaient au niveau de cette aide sociale. Les aides-cuisinières, gardes d’enfants et nettoyeuses gagnaient environ 500 francs ; les apprentis encore moins. Les tailleurs à domicile percevaient entre 400 et 700 francs ; un emploi de manutentionnaire ou de magasinier dans une entreprise rapportait 700 à 1.000 francs125. Ce n’est que dans trois cas exceptionnels que nous avons trouvé des indications de revenus mensuels de plus de 1.000 francs (un médecin : 1.200 francs, deux tailleurs : 1.300 et 1.800 francs respectivement)126.

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Coût de la vie actuelle.

Tableau des prix des données alimentaires, 1940-1944. ©OCIS.

Coût de la vie actuelle (suite)

©OCIS.

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81 En comparaison avec d’autres revenus du travail en Belgique occupée, on peut s’en tenir aux données suivantes : si les réfugiés pouvaient exercer une activité rémunératrice, ils gagnaient bien moins qu’un mineur (1.300-1.800 francs) et leur revenu était même inférieur au niveau le plus bas des travailleurs obligatoires (juifs et non juifs) occupés par les Allemands (990 francs)127. En ce qui concerne les bénéfices du commerce au noir ou d’une activité d’intermédiaire, on ne dispose que de peu de données. Il devait y avoir un large éventail de revenus possibles en la matière. Quand quelqu’un vendait illégalement dans la rue du chocolat avec un bénéfice de l’ordre de 3,5 francs la tablette, il devait réussir à vendre en moyenne cinq tablettes par jour pour atteindre les 500 francs par mois de revenu minimal d’une aide-cuisinière.

Réfugiés sans revenus

82 De quoi vivaient les réfugiés sans travail ? Commençons par la situation matérielle des personnes âgées, des veuves et des invalides ayant fui l’Allemagne. Ceux-ci se trouvaient encore plus mal lotis que d’autres habitants concernés par la persécution des Juifs. Comme ils ne résidaient que depuis peu dans le pays et n’avaient en général pas cotisé aux caisses belges d’assurance sociale, ils ne pouvaient revendiquer aucune indemnité en Belgique. Font exception, et c’est remarquable, quelques rares veuves dont le mari avait été amené en France en mai 1940 par la police belge et avait été tué en cours de route lors de bombardements allemands. Les autorités belges accordaient à ces femmes des pensions belges de veuvage, dont la hauteur ne correspondait certes pas aux frais de leur entretien, mais couvrait au moins le loyer128.

83 Un certain nombre de réfugiés avaient déjà touché chez eux en Allemagne des pensions de vieillesse, d’invalidité ou de veuvage. Leurs pensions furent pour partie versées après leur expulsion d’Allemagne sur des comptes allemands bloqués, auxquels ils n’avaient pas accès129. Certains réussirent pourtant à faire transférer leur revenu en Belgique. Ils disposaient ainsi au moins ainsi d’une sécurité de base – jusqu’à ce que les autorités allemandes retirent aux bénéficiaires en fuite leur subsistance. Promulguée en novembre 1941, la onzième ordonnance de la loi sur la citoyenneté du Reich (législation de Nuremberg de 1935) stipulait que les Juifs vivant à l’étranger perdaient la nationalité allemande et que leur fortune revenait au Reich allemand. À côté d’un groupe relativement restreint d’émigrants installés en Belgique avant 1933, cette ordonnance toucha les Juifs qui avaient fui l’Allemagne nazie. D’après notre décompte, plus de 13.000 réfugiés juifs vivaient en Belgique sous l’occupation allemande, dont la moitié étaient détenteurs de la nationalité allemande130. Qu’il s’agisse d’invalides de la Première Guerre mondiale, de pensionnés ou de veuves (de guerre), quiconque bénéficiait d’une allocation dut s’en passer dès le début 1942 ou à partir du printemps de la même année. Les pensions qui se trouvaient sur des comptes bloqués en Allemagne échurent également au Reich131.

Vol des réserves

84 Il en va de même d’autres biens, la plupart du temps bloqués, que les réfugiés allemands avaient abandonnés dans leur pays d’origine, tels des avoirs bancaires, des titres, des assurances-vie, des créances sur des tiers, des biens immobiliers, des collections de timbres et ainsi de suite132. Certains Juifs qui avaient quitté légalement le

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Reich hitlérien avaient, après retenue d’énormes contributions fiscales, entreposé dans des ports allemands d’outre-mer ou versé sur les comptes d’expatriés ce qui restait de leurs propriétés en mobilier et en argent. Les sommes avaient été officiellement débloquées aux fins d’émigration dans les années trente par les bureaux des contributions, avant la fuite vers la Belgique, où la plupart n’obtenaient initialement qu’un droit de séjour transitoire, dans l’attente de l’autorisation d’immigrer sur le continent américain qu’ils espéraient encore à l’époque. Destinés à un nouveau commencement loin de la barbarie nationale-socialiste, ces biens finirent eux aussi par être transférés au fisc allemand133.

85 Lors de l’identification des biens, les autorités d’Occupation collaboraient avec les agences du Reich. Dès 1940, l’expansion européenne du régime national-socialiste avait entraîné la persécution au-delà des frontières des Juifs échappés d’Allemagne. C’est ainsi que le Devisenschutzkommando, qui avait pénétré en Europe occidentale avec les troupes de la Wehrmacht en tant que branche de la douane allemande, poursuivait délibérément les réfugiés sur qui pesait le soupçon d’avoir exporté leurs possessions d’Allemagne sans autorisation et de ne pas s’être acquittés de la « Reichsfluchtsteuer » (impôt sur la fuite du Reich) et autres taxes spéciales. Suite à ce type d’accusations, les fonds et objets de valeur dont les intéressés disposaient encore en Belgique furent confisqués ; divers réfugiés furent condamnés et internés134.

86 Les autorités allemandes n’en voulaient pas seulement aux possessions demeurées en Allemagne, mais à l’ensemble de la fortune privée des ex-citoyens allemands. Pour pouvoir confisquer de manière générale les possessions situées en Belgique de ces réfugiés, le commandant militaire Alexander von Falkenhausen promulgua en avril 1942 une ordonnance à cet effet135. À l’été 1942, la section économique de l’administration militaire, qui fit appel pour identifier les personnes concernées et leurs comptes en banque aux communes et banques belges, ordonna par voie postale à une partie des Juifs allemands dénaturalisés de déclarer l’ensemble de leur fortune privée sur des formulaires spécialement préparés. À cette occasion, l’adresse précédente en Allemagne devait être également précisée, afin de pouvoir prendre contact avec les services locaux136. D’autres durent remplir les mêmes formulaires au camp de transit de Malines avant leur déportation. Cela était exigé de tous les Juifs lors de leur arrivée à la caserne Dossin.

87 Certains émigrants allemands, qui dépendaient de leurs réserves pour vivre, s’élevèrent, lorsqu’ils furent contraints de déclarer leur fortune, contre le procédé du commandant militaire. Indignés, ils firent valoir que dès leur départ d’Allemagne ils avaient, en application de la réglementation, cédé la majeure partie de leurs avoirs, « si bien que, comme le formulait l’un d’eux en août 1942, ne devrait m’être à nouveau pris le peu que je possède encore, après plus de six ans d’exil, du peu qu’il m’a été permis d’emporter à l’époque »137. Selon des informations administratives allemandes, la fortune de quelque 5.000 Juifs antérieurement allemands fut enregistrée en Belgique jusque fin 1942. Par la suite, l’administration militaire promulgua des décisions de recouvrement qui, en avril 1943, avaient déjà été appliquées pour 1.200 individus ou familles138. Les avoirs bancaires identifiés, bloqués, centralisés et échus au Reich des Juifs allemands dénaturalisés ne furent, si l’on suit les résultats de la recherche, réellement transférés que dans trente cas sur des comptes allemands139. Cela pourrait indiquer que l’administration militaire procéda sans trop d’énergie au vol des avoirs bancaires. Dans le contexte qui nous occupe, il est néanmoins d’importance secondaire

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de savoir si le transfert des biens fut effectivement opéré. La question décisive est plutôt de savoir quelle fortune les réfugiés possédaient, dans quelle mesure ils purent y recourir, comment ils tentèrent de sauver leurs ressources et à quel point ils étaient à même d’assurer leur subsistance sur cette base.

Ressources propres

88 À l’examen des dossiers qui nous sont parvenus, on est frappée d’emblée du peu de propriétés immobilières – indice supplémentaire de la situation spécifique dans laquelle les réfugiés se trouvaient encore sous l’occupation allemande. De fait, dans une communauté façonnée avant tout par l’immigration, la proportion de ceux qui possédaient des propriétés immobilières n’était pas considérable. Les réfugiés qui pour la plupart avaient émigré d’Allemagne peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale ne disposaient qu’exceptionnellement de maisons en Belgique140. Ils louaient des appartements ou des chambres ; certains d’entre eux partageaient avec des proches une unique pièce. Beaucoup de réfugiés ne possédaient pas non plus (ou très peu) de réserves sous forme d’espèces ou d’avoirs bancaires, comme cela apparaît dans les documents de provenances diverses sur lesquels se fonde la présente recherche. Parmi les Juifs qui avaient fui l’Allemagne nazie, il en était pourtant quelques-uns qui, en 1942 encore, disposaient de suffisamment de moyens propres qu’ils pouvaient théoriquement se tirer d’affaire un certain temps grâce à ceux-ci. Si l’on se fonde sur les déclarations de biens des Juifs antérieurement allemands et autres documents de la Treuhandgesellschaft de Bruxelles à partir de la mi-1942, on trouve au moins trente réfugiés ou couples de réfugiés qui possédaient en Belgique une fortune en espèces ou en compte bancaire enregistrée par les services allemands d’un montant à cinq chiffres ; quelques dépôts à six chiffres sont également répertoriés141. Les autres sources contiennent quelques autres cas qui établissent qu’une minorité des réfugiés étaient couverts par leur propre épargne. D’autres réfugiés disposaient de quelques milliers de francs belges – une somme assurément insuffisante pour pouvoir en vivre plus d’un mois, mais avec laquelle d’autres revenus pouvaient être cumulés.

89 Dès la mi-1941, l’occupant avait soumis l’accès des Juifs à leurs titres et, dans des cas spécifiques à leurs comptes, à l’obligation d’obtenir une autorisation. Dès 1940, la possession de devises était soumise à déclaration. En avril 1942, les comptes furent bloqués ; en septembre 1942, ils furent rendus inaccessibles à leurs détenteurs. Ces dispositions touchaient tous les Juifs – pour autant que leurs comptes aient été identifiés comme “comptes juifs”, ce qui n’était le cas que pour une part seulement, comme nous le savons142. L’administration militaire laissa néanmoins aux Juifs non allemands la possibilité de prélever régulièrement sur leur compte une certaine somme pour assurer les besoins quotidiens. Les Juifs allemands n’avaient quant à eux plus du tout accès à leurs comptes sans autorisation exceptionnelle de l’occupant, leur fortune ayant déjà échu au Reich allemand. Ils étaient obligés de redemander régulièrement le déblocage de leurs actifs par le biais d’une procédure d’autorisation exceptionnelle. On commença généralement par y accéder positivement, la plupart du temps avec des réserves, mais à partir de fin 1942 les refus se multiplièrent. Tantôt l’arbitraire des fonctionnaires allemands en charge prévalait, tantôt ils appliquaient la règle selon laquelle 80 % de l’argent devait échoir au Reich et que 20 % seulement pouvaient donc être débloqués. Une autre règle voulait que 2.000 francs au moins devaient rester au

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Reich allemand. De la sorte, cette situation amena des réfugiés à ne plus pouvoir vivre de leurs réserves, alors même qu’ils en avaient suffisamment143.

90 Comment les réfugiés réagirent-ils ? De quelle manière tentèrent-ils de se défendre contre le vol de leurs moyens d’existence ? Si l’on examine les déclarations des ex- citoyens allemands à partir de 1942, les montants relativement élevés en liquide sautent aux yeux. Même parmi ceux qui possédaient un compte en banque, il s’en trouve un bon nombre pour indiquer quelques milliers de francs en liquide, alors que leurs comptes n’indiquent que des montants minimaux144. Manifestement, ils entretenaient l’espoir que des billets soient plus sûrs qu’un actif bancaire. Ce calcul devait s’avérer exact. Il correspondait à la façon de faire des autorités allemandes. L’accès aux comptes fut en général bloqué ; détenir du liquide ne présentait par contre de danger qu’en cas de contrôle policier, d’arrestation ou de perquisition. Une autre stratégie de survie consistait à porter sur soi ses propres réserves sous forme d’un bijou spécifique. Y recouraient des Juifs qui, sous l’occupation allemande encore, envisageaient de se risquer à fuir illégalement à l’étranger, parmi lesquels au moins quelques réfugiés allemands isolés145.

91 On peut se demander pourquoi les persécutés déclaraient leur fortune. Il faut d’abord tenir compte du fait que nous ne pouvons déterminer combien de réfugiés allemands ne déclaraient leurs avoirs qu’incomplètement. D’ailleurs, de l’avis du fonctionnaire responsable de la section économique à l’état-major de l’administration militaire, les déclarations des ex-citoyens allemands qui avaient lieu non en conséquence d’une mise en demeure personnelle écrite, mais dans le cadre de la procédure d’admission au camp de Malines, étaient en partie incomplètes146. Par ailleurs, les conséquences que pouvaient entraîner des indications inexactes ont dû à l’époque être difficiles à estimer, d’autant plus que les banques furent, elles aussi, tenues à déclaration. Dès lors que l’on ne dépendait que de soi-même, que l’on ne se livrait à aucun travail régulier et ne percevait aucune allocation, il était à peine croyable que l’on ne possédât rien. Restait dans ce cas comme unique source de revenus le marché noir. C’est pourquoi ceux qui étaient contrôlés, sous l’occupation allemande, par la Police belge des Étrangers devaient indiquer, face à cette autorité, d’où ils tiraient leurs moyens de subsistance et, le cas échéant, présenter du liquide ou des objets de valeur. Dans un cas, un réfugié dut même rendre compte de ses ressources après qu’il eut trouvé une cache pour échapper à la déportation à Auschwitz147.

Soutien par des tiers et aide sociale

92 La situation particulière des réfugiés échoués dans différents pays était surtout marquée par la séparation forcée des membres d’une même famille. En conséquence, il y avait en Belgique – comme dès avant l’occupation allemande – des réfugiés nécessiteux qui dépendaient de l’aide que des parents leur envoyaient de l’étranger. C’était le cas d’hommes et de femmes tombés dans la pauvreté, qui demandaient de l’argent à des parents qui se trouvaient pour leur part dans d’autres pays d’exil. C’était également le cas de quelques épouses et mères qui, lorsque la guerre éclata, se virent refuser l’autorisation de rejoindre leur mari émigré en Angleterre, qui envoyait régulièrement de l’argent à la famille demeurée en Belgique. C’était enfin le cas pour une série de réfugiés ayant obtenu procuration de leurs maris, fils et frères qui avaient fui ou été expulsés de Belgique en 1940 pour disposer de leur compte en banque en vue de financer leur quotidien148. Survivre de la sorte s’avérait difficile, du fait que le

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recours à tous ces moyens sous la domination allemande n’était possible, suite à diverses ordonnances, qu’avec l’autorisation de l’administration militaire. Les fonctionnaires de la section économique mettaient parfois tant de temps à traiter le dossier que l’octroi n’avait lieu qu’alors que les demandeurs avaient déjà été déportés à Auschwitz. Dans d’autres cas, l’autorisation de disposer de l’argent, qui devait être sollicitée à nouveau toutes les deux ou trois semaines, fut d’abord accordée, mais méthodiquement refusée à partir de 1942 ou 1943149. En outre, des réfugiés individuels réussissaient à recevoir de l’aide de Juifs vivant en Belgique. C’est ainsi qu’un ancien directeur d’usine bien nanti, qui avait émigré d’Allemagne en Belgique dès 1933, payait une rente mensuelle à plusieurs autres réfugiés, jusqu’à ce que l’occupant lui retire en 1942 l’argent de ces rentes. Il fut lui-même déporté150.

93 En ce qui concerne l’action des institutions de bienfaisance auxquelles recouraient les réfugiés, l’aide sociale des communes belges se situe quantitativement de loin à la première place. Il est remarquable que les autorités belges vinssent en aide à des Juifs – étrangers de surcroît – au lieu d’adopter les critères raciaux de l’occupant, lesquels voulaient exclure les Juifs de l’aide publique aux indigents. Certes, des pressions étaient exercées sur les réfugiés aptes au travail pour les pousser à chercher un emploi, mais cela ne change rien au fait que beaucoup de réfugiés juifs pouvaient, sous l’occupation allemande, solliciter de l’argent des caisses d’aide sociale belges. Un certain nombre d’entre eux recevaient en supplément des vivres du Secours d’Hiver, qui relevait également de l’État belge. En outre, les réfugiés dans le besoin se présentaient à des organisations juives d’entraide en Belgique et à des comités locaux de la communauté juive obligatoire (AJB) fondée sur injonction de l’occupant151. De plus, il y avait le Hilfswerk für die Juden aus Deutschland, géré par des émigrants allemands, qui offrait un “vestiaire” et un bureau de placement et qui, comme les autres organisations juives de secours, fut incorporé en 1942 à l’AJB. Manifestement, certains bénéficiaient d’assistance de ce côté. On ne peut préciser le nombre de réfugiés qui parvinrent à subsister avec l’aide des institutions juives152.

94 Comme on pouvait à peine vivre des allocations de secours, d’autres rentrées devaient s’y ajouter, que ce soit des aides privées, des ressources propres, des emplois occasionnels, du commerce au noir ou la sous-location d’une chambre. Il est évident que les personnes qui ne disposaient que d’une allocation sociale (ou ne recevaient même pas celle-ci) devaient puiser dans leurs propres réserves.

Puiser dans ses propres réserves

95 Les exemples suivants illustrent la manière dont les réfugiés juifs vendaient progressivement tous leurs biens : « Jusqu’au 10 mai 1940, j’ai été représentant en cuirs, puis je suis tombé au chômage. De temps à autre, j’effectuais des petits travaux pour gagner quelque chose. J’ai vendu tous mes meubles pour assurer mon quotidien. » (Mai 1941, Bruxelles, interrogatoire par le Devisenschutzkommando d’un commerçant en cuirs ayant fui Francfort en 1939)153.

96 « L’intéressée n’émarge pas à la Commission de l’Assistance publique et vit de la vente de ses meubles, faïences et fourrures. Ses économies actuelles se montent à 3.400 frs. » (Mars 1942, Bruxelles-Schaerbeek, rapport de la police belge sur une femme ayant fui Berlin en 1939)154.

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97 « Mme B. reçoit Frs. 161.- par semaine du Secours Civil. Elle a vendu tout ce qu’elle possédait, son linge, etc. Elle vend également les timbres de ravitaillement dont elle peut se passer pour pouvoir acheter le plus strict nécessaire. Elle habite une petite mansarde, qu’elle paye Frs. 100, -. Depuis 2 mois, elle n’a pas pu payer son gaz. […] La femme est dans une situation lamentable, n’ayant pas un sou pour payer le loyer. » (Mai 1943, Bruxelles-Anderlecht, rapport du Service social de l’AJB sur une mère et ses deux fils mineurs qui ont fui Vienne en 1938)155.

98 Les réfugiés nécessiteux mettaient d’abord en gage des objets de valeur, tels que des montres ou des bijoux, puis des vêtements, des chaussures, du linge et de l’ameublement. Il ne restait à ceux qui avaient échangé tout ce qu’ils avaient contre de l’argent que la possibilité de vendre chaque mois une partie de leurs timbres de ravitaillement pour du beurre, du sucre ou de la viande. Cette façon désespérée de gagner de l’argent menait à l’épuisement, d’autant plus que le taux de rationnement de la population civile dans le pays pillé par les Allemands se situait déjà bien en dessous de ce qu’il était dans le Reich allemand ou aux Pays-Bas.

99 Le plus répandu était sans doute la vente des meubles. Les indications disponibles quant au logement et à l’ameublement montrent qu’un nombre respectable de réfugiés avait vendu tous leurs objets d’usage courant dès la mi-1942 ou 1943, pour autant qu’ils n’aient pas été d’emblée dépourvus de moyens. Ces réfugiés indiquaient comme logement, lors de leur déclaration de fortune en août 1942 (ou plus tard), un appartement meublé ou une chambre meublée et firent remarquer qu’ils ne possédaient aucun meuble. Dans les formulaires d’enregistrement ainsi que dans d’autres documents de l’occupant, des autorités belges et de la communauté juive obligatoire précités, on trouve d’ailleurs à maintes reprises l’indication explicite que les meubles ont été vendus pour pouvoir faire face aux besoins du quotidien.

100 Après le début de la déportation des Juifs de Belgique à Auschwitz – le premier convoi partit le 4 août 1942 –, les autorités allemandes commencèrent aussi à prêter attention au fait que les Juifs vendaient leurs meubles. Le chargé des affaires juives de la Sipo-SD de Bruxelles informa même Berlin que les salles de vente aux enchères en Belgique étaient « encombrées de biens appartenant aux Juifs », et, en septembre 1942, le commandant militaire promulgua une dernière ordonnance antijuive afin d’interdire la vente de mobilier sans autorisation allemande156. Comme on le sait, le régime nazi avait décidé de faire main basse sur ces actifs et de les envoyer en Allemagne dans le cadre de la « Möbelaktion ». Depuis l’ordonnance d’avril 1942 qui saisit leurs biens au profit du Reich allemand, les ex-citoyens allemands parmi les réfugiés vivaient déjà sous la menace que leurs meubles puissent être à tout moment emportés. Certains rédigèrent des requêtes bouleversantes dans lesquelles ils sollicitaient qu’on ne leur enlève pas leur unique lit. Effectivement, l’enlèvement de l’ameublement eut lieu après le début de la déportation et il n’affecta pas seulement les réfugiés ex-allemands, mais de manière générale les ménages dont les habitants avaient été déportés par les adjoints d’Eichmann.

101 En convertissant leurs biens en argent, les Juifs prévenaient leur dépossession par les Allemands. La Sipo-SD considérait, sans doute à raison, qu’un certain nombre de ces ventes préludaient à une fuite. Dans d’autres cas, la cause doit en avoir été la simple nécessité. À ce qu’il semble, vendre ses meubles – une pratique de longue date des réfugiés – devint à partir de l’été 1942 également l’une des stratégies de survie des Juifs établis depuis plus longtemps. Car la paupérisation d’une part croissante de la

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population juive totale s’étendait : du fait de la pénurie causée par l’occupant et des mesures antijuives de l’année 1942 – en particulier l’exclusion du circuit économique –, de plus en plus de Juifs avaient perdu leur travail.

102 Chaque mois que perdurait la domination nazie, les ressources des persécutés allaient déclinant. Depuis le début de la « solution finale », leur situation économique empirait pour plusieurs raisons. Bon nombre de Juifs perdirent leur travail parce que leur employeur fut déporté. Des réfugiés âgés pauvres et sans pension qui avaient été soutenus par leurs enfants se retrouvèrent sans moyens d’existence après la déportation de ceux-ci. Et surtout, un nombre relativement élevé de Juifs se décidaient en Belgique à quitter leur domicile déclaré et à vivre dans la clandestinité pour éviter d’être arrêtés. Cette démarche occasionna de nouveaux problèmes de survie matérielle. Une activité professionnelle réglée était difficilement compatible avec la vie clandestine. Celui qui ne vivait pas à son adresse légale ne pouvait pas non plus toucher d’allocation sociale officielle. L’exemple d’une ex-employée ayant fui l’Allemagne, qui reçut l’argent du bureau de l’aide sociale communale jusqu’à ce qu’elle “plonge dans la clandestinité” en décembre 1942, montre que des Juifs pauvres prenaient ce risque. Les mois suivants, elle assura son logement en vendant tout ce qu’elle avait et en crochetant des gants. C’est alors qu’elle sollicita l’assistance de la Communauté juive obligatoire157. En effet, le service social de l’AJB ne faisait pas dépendre son aide d’un domicile légal et collabora avec la résistance juive – le Comité de Défense des Juifs (CDJ), qui organisa surtout la cache des enfants, mais soutint également des Juifs adultes dans la clandestinité. Toujours est-il qu’une fraction seulement des adultes passés dans la clandestinité ont pu profiter de ces aides.

Conclusion

103 À l’époque de l’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale, près d’un Juif sur quatre vivant en Belgique était un réfugié, qui avait échappé la plupart du temps dans les années 1938-1939 à la persécution et à la violence antijuives en Allemagne nazie. Lorsque débutèrent les recherches en archives pour la présente étude, on ne s’attendait pas à rassembler beaucoup d’informations sur le travail et la subsistance de cette masse anonyme de réfugiés juifs. Parmi les résultats étonnants, il faut compter en premier lieu qu’un grand nombre d’hommes et de femmes réussissaient à trouver du travail. L’éventail est considérable – toutes les activités des réfugiés sont du reste sans doute loin d’être documentées, notre présentation ne prétendant nullement à l’exhaustivité. Il allait, pour ne faire état que de trois priorités, du travail de tailleur et de la couture à domicile au commerce au noir en passant par l’occupation d’aide- ménagère. Dans la lutte des réfugiés pour la survie entre 1940 et 1944, le fait que beaucoup devaient se procurer d’autres revenus – à la place ou en sus d’un travail rémunéré – est au moins aussi important. Indépendamment des économies qu’ils n’avaient que dans une mesure très limitée, nous trouvons dans les documents comme sources typiques de revenus l’aide d’un tiers et la vente de leurs effets personnels. Pour vivre, les réfugiés dépendaient en premier lieu de leurs proches et de l’aide sociale belge. En vendant leurs avoirs propres, ils risquaient l’épuisement physique, puisqu’après avoir perdu leur montre, leurs vêtements et leurs meubles, ils étaient finalement contraints de vendre une partie de leurs timbres de ravitaillement pour se faire un peu d’argent.

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104 La situation des réfugiés se distinguait fondamentalement de celle du reste de la population juive. Cela apparut dès mai 1940. Lorsque les troupes allemandes envahirent le pays, les conditions d’existence des réfugiés étaient déjà des plus précaires. Leur détresse résultait aussi bien de la persécution subie dans le Reich allemand que de l’interdiction de travail à laquelle ils étaient soumis en Belgique – comme dans d’autres pays refuges. Sous l’occupation allemande, leur vie quotidienne était de surcroît soumise à des restrictions spécifiques, bien que l’interdiction de travailler eût à présent fait place à l’impératif de travailler. En même temps, la mobilité contrainte, qui entravait l’activité professionnelle, se poursuivit. En fuite depuis des années, les Juifs ayant quitté l’Allemagne furent expulsés d’Anvers par le commandant militaire allemand, alors que la Police belge des Étrangers leur rappelait régulièrement qu’ils avaient à quitter le pays dès que les circonstances le permettraient. On n’oubliera pas que, à la mi-mai 1940, les autorités belges expulsaient encore vers la France quelques milliers d’hommes réfugiés, dont les femmes et les enfants devaient donc se débrouiller seuls. C’est au printemps 1942, lorsque l’administration militaire exclut les Juifs de l’économie et liquida leurs entreprises, qu’il apparaît à quel point la participation des réfugiés à la vie économique en Belgique occupée était marginale. D’après ce que nous savons, moins de 3 % des firmes liquidées se trouvaient entre les mains de réfugiés. Ces réfugiés, qui appartenaient dans leur écrasante majorité au groupe très restreint des Juifs émigrés précocement et dans des circonstances plus ou moins régulières d’Allemagne, vivaient en Belgique légalement depuis des années. On ne comptait par ailleurs que peu de femmes parmi les patrons d’entreprises.

105 Si la liquidation forcée des entreprises toucha relativement moins de réfugiés que de Juifs locaux, d’autres mesures d’“aryanisation” par lesquelles l’occupant dépossédait la population juive visaient d’autant plus vigoureusement les réfugiés. C’était les réfugiés à qui les autorités nationales-socialistes avaient dérobé méthodiquement dès 1940 leur argent et leurs biens au prétexte qu’ils avaient été exportés d’Allemagne sans autorisation. C’était les ressortissants allemands, le plus souvent des réfugiés juifs, qui suite à leur déchéance de nationalité ordonnée en 1941 commencèrent par perdre leurs pensions de vieillesse, de veuvage et d’ancien combattant et l’ensemble de leur fortune restée en Allemagne, avant que ce qu’ils pouvaient encore posséder en Belgique n’échoie également à l’État allemand. Ceux qui disposaient d’une épargne sur des comptes bancaires belges enregistrés ne pouvaient plus qu’exceptionnellement y prélever des montants partiels dans le cadre d’une procédure d’autorisation complexe, pour autant que les bureaucrates nationaux-socialistes ne refusaient pas catégoriquement d’y donner suite. Nombre de réfugiés se protégeaient contre cette forme de dépossession en gardant leur épargne en espèces. Les réfugiés étaient particulièrement touchés par la restriction de l’accès à l’argent en provenance de l’étranger ou appartenant à des personnes résidant à l’étranger. Car, comme avant mai 1940 déjà, beaucoup de réfugiés avaient besoin des versements d’appoint de parents qui, ayant fui l’Allemagne nationale-socialiste, s’étaient retrouvés dans d’autres pays. La solidarité entre parents vivant en Belgique contribuait également à assurer l’existence. Des réfugiés âgés qui devaient se débrouiller sans pension dépendaient quelquefois de leurs enfants. Cela correspondait à la politique de la Police belge des Étrangers, qui œuvra sciemment à partir de 1941 à restreindre la possibilité pour des réfugiés juifs de toucher des allocations officielles. Elle mit une part des réfugiés chômeurs sous pression, afin qu’ils trouvent l’une ou l’autre occupation pour gagner de quoi vivre et maintenir leurs parents hors d’état de travailler. D’autres réfugiés furent

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contraints de renseigner à la Police des Étrangers, qui cherchait en même temps à contrer le marché noir, leurs sources de revenus, ce qui ne facilita pas la situation, d’autant plus que des contrôles à cet effet eurent lieu, dans des cas exceptionnels, jusqu’à et y compris la période de la déportation.

106 Il y avait pour ces réfugiés sous le régime d’occupation des formes typiques de travail. Ceux qui pouvaient trouver un emploi avaient d’ordinaire à accepter des conditions incertaines telles que travail à domicile pour des tiers, petits travaux et coups de main, emplois précaires, activités illégales ou salaires comparativement bas. Il est également frappant qu’un réfugié ou un ménage de réfugiés devait souvent pour s’en tirer combiner diverses espèces de revenus qui se complétaient ou s’alternaient (aide privée ou officielle, vente de leurs meubles, travaux légaux, commerce au noir, etc.). Certaines de ces caractéristiques d’une existence matérielle incertaine ne sont pas spécifiques aux réfugiés juifs en Belgique occupée, mais sont aussi connues pour d’autres époques. Par exemple, le travail à domicile pour des tiers était depuis longtemps le mode d’insertion habituel dans la vie professionnelle des Juifs nouvellement immigrés en Belgique en provenance d’Europe de l’Est. Un autre exemple est fourni par le travail illégal, pour lequel il existe d’innombrables parallèles dans l’histoire de l’exil et de la migration. Que les réfugiés dépendent des activités illégales pour gagner leur vie est, de nos jours encore, un phénomène d’ampleur mondiale. Dans la Belgique des années trente déjà, avant l’occupation par l’armée hitlérienne, un certain nombre de réfugiés juifs d’Allemagne qui ne pouvait obtenir ni permis de travail ni licence travaillaient également en sous-main. Tout comme sous l’occupation allemande, les travailleurs au noir étaient alors déjà menacés de dénonciation. Un troisième exemple s’avère également des plus instructifs, à savoir la continuité du travail spécifique des réfugiées, également établie pour des temps plus reculés : des femmes juives en fuite gagnaient de l’argent pour elles-mêmes et leurs familles, avant 1940 comme après, en travaillant, légalement ou non, comme aide-ménagères. Durant l’Occupation, la couture à domicile était sans doute encore plus répandue. Parmi les autres activités ressort le commerce ambulant, qui – et c’est remarquable – n’était pas exercé uniquement par des hommes, mais également par des femmes, qu’elles soient célibataires, que leur mari ait été séparé d’elles par l’exil ou la persécution, ou qu’elles vivent avec lui.

107 Les parallèles cités ne peuvent masquer le fait que le travail des réfugiés juifs en Belgique occupée était placé sous des augures particuliers qui restreignent la possibilité d’opérer une comparaison avec d’autres époques et d’autres mouvements de fuite. Au nombre des particularités de l’occupation de l’Europe occidentale durant la Seconde Guerre mondiale, on relève le fait que les Juifs chassés d’Allemagne par des atteintes à leur intégrité physique et les dispositions légales antijuives furent rattrapés dans leur exil provisoire par leurs persécuteurs, qui avaient désormais ici aussi le dernier mot. Nombre de réfugiés se virent contraints d’entrer en contact avec les fonctionnaires nationaux-socialistes et les soldats de la Wehrmacht en tant que blanchisseurs, marchands ambulants ou démarcheurs pour trouver des clients solvables et récolter de l’argent. À partir de la mi-1942, lorsque les premiers trains de la « solution finale » quittèrent la Belgique, les réfugiés, tout comme les autres Juifs, travaillèrent sous la menace constante de l’arrestation et de la déportation. Ce n’était pas seulement le cas de ceux qui devaient subvenir à leurs besoins par des occupations illégales : ceux qui avaient après l’exclusion de la plupart des Juifs de la vie active encore une activité légale – par exemple dans des usines d’importance militaire, à l’AJB ou comme médecins – travaillaient aussi dans une incertitude permanente. Parmi eux se

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trouvaient également quelques réfugiés qui, en dépit d’une activité de cet ordre, furent déportés de Malines à Auschwitz158.

108 Plus de la moitié des réfugiés juifs ont survécu à la domination nazie en Belgique. Néanmoins la proportion de réfugiés parmi les victimes de la Shoah est relativement haute en comparaison avec le reste de la population juive, comme nous l’avons montré ailleurs159. Quelles en sont les raisons ? On peut exclure la supposition que les réfugiés aient moins cherché que le reste de la population juive à se soustraire au sort que leur réservaient les autorités allemandes. Le fait qu’un nombre bien au-dessus de la moyenne de réfugiés s’échappèrent des convois de Malines à Auschwitz va déjà à l’encontre de cette idée. Le danger particulier couru par les hommes, les femmes et les familles échappés du Reich allemand peut être dû en partie au zèle persécuteur que leurs ex-compatriotes allemands déployaient à leur encontre. En tant qu’étrangers qui n’avaient pour la plupart immigré qu’en 1938-1939 et n’étaient pas intégrés professionnellement, ils avaient sans aucun doute par rapport aux Juifs autochtones moins de contacts sociaux avec d’autres habitants du pays, dont ils dépendaient assurément s’ils voulaient quitter leur domicile officiel et plonger dans la clandestinité. Les exemples de ces femmes seules ou de ces couples originaires d’Allemagne qui abandonnèrent leur domicile officiel bien qu’ils perdaient ainsi leur unique source de subsistance montrent à quel point la volonté de se cacher était puissante. Enfin, il est évident que la contrainte financière rendait les réfugiés particulièrement vulnérables. Bien sûr, pour les autres Juifs de Belgique également, c’en sera généralement fini au printemps 1942 des occupations professionnelles et revenus réguliers. Mais comme ceux-là avaient été actifs les années précédentes et n’avaient pas depuis 1938 fait l’objet d’une spoliation méthodique, ils doivent avoir disposé de réserves plus importantes que les réfugiés. Reste encore à étudier plus précisément le rapport général entre la situation matérielle des Juifs et leurs chances de survie, mais tout converge vers l’idée que l’extrême pauvreté dans laquelle vivaient beaucoup de réfugiés d’Allemagne leur rendit difficile de se cacher et d’échapper à l’arrestation.

NOTES

1. Traduit de l’allemand par Jacques Déom et, en partie, par Catherine Massange ; traduction revue par Sophie Milquet et Barbara Dickschen. L’auteur est redevable au Fonds national de la Recherche scientifique (FNRS/FRS) d’avoir pu mener une année de recherche (2012-13) au Centre interdisciplinaire d’Étude des Religions et de la Laïcité de l’Université libre de Bruxelles (ULB- CIERL). Sans l’aimable appui du FNRS et du CIERL, cet essai n’aurait pas vu le jour. L’auteur souhaite également exprimer ses remerciements envers la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) d’avoir pu diriger les projets de l’Université Carl von Ossietzky : « Zwangsmigration und Holocaust » (Migration forcée et Holocauste) (2009-2012) et « Zwischen “Arisierung” und Deportation » (Entre “aryanisation” et déportations) (depuis 2014). Une partie substantielle de ces travaux a été menée dans le cadre de ces deux projets. 2. Ces réfugiés n’étaient pas tous de nationalité allemande : beaucoup d’entre eux étaient originaires de Pologne et d’autres pays d’Europe centrale et orientale.

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3. L’étude pionnière sur ce sujet est celle de Frank Caestecker, Ongewenste gasten. Joodse vluchtelingen en migranten in de dertiger jaren, Bruxelles, 1993 ; cette publication a été suivie de nombreuses autres du même auteur sur ce thème. Une importante contribution est celle de Jean- Philippe Schreiber, « L’accueil des réfugiés juifs du Reich en Belgique. Mars 1933 – septembre 1939 : le Comité d’Aide et d’Assistance aux Victimes de l’Antisémitisme en Allemagne », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, 3, 2001, pp. 23-71. L’étude d’Insa Meinen et d’Ahlrich Meyer, avec la collaboration de Jörg Paulsen, Vervolgd van land tot land. Joodse vluchtelingen in West-Europa 1938-1944, traduit de l’allemand par Iannis Goerlandt, Anvers, 2014, concerne l’époque de l’Occupation, mais ne comporte qu’une esquisse de la situation matérielle de ces réfugiés. 4. Les biens des victimes des persécutions anti-juives en Belgique. Spoliation – Rétablissement des droits. Résultats de la Commission d’étude. Rapport final, Bruxelles, Services du Premier Ministre, 2001 (www.combuysse.fgov.be), p. 147. 5. M. Steinberg, L’Étoile et le fusil. La question juive, 1940-1942, Bruxelles, 1983, pp. 85-88 ; R. Van Doorslaer – E. Debruyne – F. Seberechts – N. Wouters, La Belgique docile. Les autorités belges et la persécution des Juifs en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, 2 vol. , Bruxelles, 2007 (ultérieurement cité : La Belgique docile…), pp. 161-263 (Debruyne). Voir aussi M. Bervoets- Tragholz, La Liste de Saint-Cyprien, Bruxelles, 2006. 6. Voir à ce sujet : I. Meinen – A. Meyer, op. cit., pp. 119-123. Parmi ces réfugiés, qui vivaient encore en Belgique sous l’Occupation, il y avait au moins 1.000 hommes, femmes et enfants qui avaient quitté l’Allemagne dès le début des années trente. 7. Voir à ce sujet : I. Meinen, « “Je devais quitter le pays dans les dix jours, sinon on m’aurait mis dans un camp de concentration”. Réfugiés juifs d’Allemagne nazie en Belgique (1938-1944) », dans Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, 10, 2011, pp. 175-212. 8. Les Biens des victimes…, op. cit. 9. Des précisions, en particulier sur le soutien matériel aux Juifs paupérisés, se trouvent dans la contribution de Catherine Massange, « La politique sociale », dans J.-Ph. Schreiber – R. Van Doorslaer (dir.), Les Curateurs du Ghetto. L’Association des Juifs en Belgique sous l’occupation nazie, Bruxelles, 2004, pp. 277-316. Pour d’autres éléments sur l’aide sociale, voir : La Belgique docile..., op. cit., pp. 540 sqq. (Seberechts). 10. Le passage massif des Juifs dans la clandestinité débuta plus tôt que ce qu’on a longtemps cru. Dès août 1942, dès le premier mois donc de la déportation, la SIPO-SD de Bruxelles informa Berlin que les Juifs se défaisaient des étoiles jaunes et quittaient leur logement. I. Meinen, La Shoah en Belgique, Bruxelles, 2012, pp. 204-205. 11. Cela était vrai pour la majorité des Juifs qui ne faisaient pas partie de la Résistance organisée, ni ne pouvaient être aidés par le Comité de Défense des Juifs ou par une autre forme d’assistance. Même si des logements clandestins étaient loués sans surcoût, il fallait au moins payer un loyer. Voir à ce sujet : A. Meyer, « Faux papiers. Un chapitre ignoré de la Résistance juive en Belgique », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, 10, 2011, pp. 213-269. 12. On n’a jusqu’à présent que trop peu étudié les liens entre les chances de survie des Juifs et les facteurs économiques. Avec leur thèse sur l’économie de la Solution finale, « Ökonomie der “Endlösung” », avancée et débattue au niveau international dans les années quatre-vingt, Susanne Heim et Götz Aly relient la Shoah et d’autres crimes de masse commis par le régime nazi aux concepts de réorganisation démographique d’Ordre nouveau, développés par des experts allemands en économie et en sciences sociales dans les années trente et quarante, qui nièrent le droit à la vie de millions de personnes dans l’intérêt de l’économie allemande. Cf. G. Aly – S. Heim, Les Architectes de l’extermination. Auschwitz et la logique de l’anéantissement, Paris, 2006. Ce travail a fait beaucoup avancer la recherche sur le nazisme, même si l’interprétation utilitariste du judéocide qui en découle est restée controversée. La relation entre l’économie et la Solution finale que nous traitons ici se rapporte plus aux moyens d’existence des Juifs persécutés qu’aux liens avec les intérêts et plans allemands.

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13. Pour repérer les dossiers de réfugiés juifs dans le fonds d’archives de la Police des Étrangers déposé aux Archives générales du Royaume (AGR, Bruxelles), nous avons choisi parmi les 20.000 dossiers individuels des Juifs déportés de Belgique (identifiés par Patricia Ramet) tous ceux qui pouvaient concerner les réfugiés arrivés d’Allemagne à partir de 1938. Parmi ces 6.000 dossiers, nous en avons examiné 3.800, dont 3.300 ont été jugés pertinents. Nous avons aussi consulté les dossiers de 250 réfugiés juifs qui ont échappé à la déportation. Laurence Petrone et Yasmina Zian nous ont aidée à dépouiller ces dossiers. 14. Le Devisenschutzkommando (DSK), département du Ministère des Finances du Reich, et la Brüsseler Treuhandgesellschaft (BTG), pilotée par le département économique de l’Administration allemande, se chargèrent de manière décisive de priver les Juifs de la jouissance de leurs biens. Les dossiers de la DSK Belgique sont conservés au Centre d’Études et de Documentation Guerre et Sociétés contemporaines (Ceges, Bruxelles) ; les Archives du Séquestre de la BTG se trouvent aux AGR ; les dossiers de l’AJB et les « Reliques » sont à Kazerne Dossin, à Malines. Une base de données de la population juive de Belgique et de ses biens a été constituée par la commission belge d’enquête sur les dédommagements de l’“aryanisation” (Commission Buysse) ; nous n’y avons pas eu accès, car le programme informatique utilisé n’est pas compatible avec les principaux systèmes d’exploitation actuels (information communiquée oralement par l’historien Rudi Van Doorslaer, qui a dirigé l’équipe de recherche dans la seconde phase des travaux, 2.4.2007). 15. Le Registre des Juifs de Belgique, le fichier des membres de l’AJB et les listes de transport sont disponibles sous forme de scans et sous forme numérisée à Kazerne Dossin (Malines). Nous avons consulté le fichier du chargé des affaires juives du Sipo-SD de Bruxelles (« fichier SD »), au Service des Victimes de la Guerre (Service public fédéral de la Sécurité sociale, SVG, Bruxelles). 16. Cela découle des dossiers individuels de la Police des Étrangers belge. Dès la mi-mai 1940, le Ministère belge de la Justice informe la Croix-Rouge du fait que les réfugiés nécessiteux seront à l’avenir soutenus par l’administration civile. Rapport d’un ancien représentant du Comité d’Assistance aux Réfugiés juifs (CARJ), 26.09.1940, publié dans Die Verfolgung und Ermordung der europäischen Juden durch das nationalsozialistische Deutschland 1933-1945, Dokumentenedition (VEJ), tome 5, Munich, 2012, Doc. 156. 17. Archives générales du Royaume, Bruxelles (AGR), Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 330.192. 18. En ce qui concerne l’état récent de la recherche sur le camp de Malines, voir L. Schram, La caserne Dossin à Malines 1942-1944 - Histoire d’un lieu, thèse de doctorat inédite, Université libre de Bruxelles, 2015 (directeur : Pieter Lagrou). 19. Comme les femmes mariées en Allemagne à cette époque portaient le nom de leur mari, alors qu’elles se trouvent dans des fichiers belges sous leur nom de jeune fille, nous mentionnons les deux noms. 20. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 348.013. 21. Ibid., A 307.543. 22. La tenancière du restaurant était Regina Metzendorf-Porjez. Ayant également fui vers la Belgique en 1938, elle fut arrêtée en septembre 1942 par le DSK dans un café bruxellois et déportée par le XIVe convoi. Son mari, Salomon Porjez vivait caché à Bruxelles avant de tomber aux mains de la Sipo-SD allemande en décembre 1942. Il fut déporté en janvier 1943. Ceges, AA 585/110 ; AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 300.744. 23. Kazerne Dossin, Reliques Israel Hoffman. Pour deux cas similaires, voir : I. Meinen, « “Je devais quitter le pays dans les dix jours”… » (voir note 6), pp. 202-203 ; I. Meinen – A. Meyer, « La Belgique, pays de transit. Juifs fugitifs en Europe occidentale au temps des déportations de 1942 », dans Cahiers d’Histoire du Temps présent, 20, 2008, pp. 145-194, ici p. 171. 24. Interrogatoire de Klara S., 29.8.1940, DSK-Brüssel, Ceges, AA 585/52/2. 25. Voir à ce propos I. Meinen – A. Meyer, op. cit., p. 39.

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26. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 150, 140. 27. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 329.856, A 342.161, A 307.705, A 324.226, A 326.735, A 308.246, A 329.827, A 353.286. Interrogatoire de Berthold R., 29.8.1940, DSK-Brüssel, Ceges, AA 585/52/2. Interrogatoire de Saul K., 31.7.1942, DSK-Brüssel, Ceges, AA 585/54/5. 28. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 330.772. 29. L’office du travail (Arbeitsamt) de Bruxelles l’avait probablement envoyé là, parce que depuis la mi-1942 les ordonnances antijuives du Militärbefehlshaber n’autorisaient presque plus d’emploi régulier pour les Juifs que dans le cadre de l’Arbeitseinsatz. 30. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 303.923. 31. Voir par exemple : AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 385.706, A 299.084, A 353.143, A 319.109. Interrogatoire de Bruno F., 31.7.1942, DSK-Brüssel, Ceges, AA 585/54/5. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 140. 32. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 193, Rapport du 6.5.1943. Voir aussi sur cette famille : AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 329.241, ainsi que M. Bervoets-Tragholz, La Liste de Saint-Cyprien, op. cit., p. 395. Par exemple pour tricoter et ravauder : Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 166, 175. 33. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 337.008, voir I. Meinen – A. Meyer, op. cit., p. 48. 34. Interrogatoire d’Auguste B., 23.5.1941, DSK-Brüssel, Ceges, AA 585/53/2. 35. Voir par exemple : AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 382.008, A 325.936, A 328.571, A 308.246. Rapport d’enquête DSK-Brüssel, 8.11.1940, Ceges, AA 585/53/2. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 185. 36. Même alors ces domestiques étaient obligées de travailler illégalement (AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 320.375, A 353.405) ; l’un ou l’autre avait un permis de travail (ibid., A 324.207). Voir aussi ce qu’a écrit Herta Stuberg-Wiesinger sur la période de son exil en Belgique et ses activités dans la Résistance (1938-1944), 1973 (dont des extraits furent reproduits dans Österreicher im Exil. Belgien 1938-1945. Eine Dokumentation, Dokumentationsarchiv des österreichisches Widerstandes, Wien, 1987). 37. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 305. 092, A 329.093, A 317.870, A 293.728. 38. Ibid., A 305.149, A 343.567. 39. Ibid., A 339.875, A 346.739. Sur le service sanitaire allemand qui poursuivait des femmes soupçonnées de prostitution, voir I. Meinen, Wehrmacht et Prostitution sous l’Occupation (1940-1945), traduit de l’allemand par Beate Husser, Paris, 2006. 40. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 307.447. Kazerne Dossin, Reliques Lilly Lustig. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 300.744. 41. Beaucoup de cartes d’identité délivrées aux réfugiés portaient cette mention (par exemple : Kazerne Dossin, Reliques Szymon Blauner). De même ces réfugiés, que la Police des Étrangers contrôlait encore sous l’Occupation allemande, s’entendaient dire régulièrement qu’ils devaient quitter le pays dès que les circonstances le permettraient. Pour plus d’informations à ce sujet, voir I. Meinen – A. Meyer, op. cit., pp. 113-114. 42. La recherche a longtemps ignoré le fait que l’expulsion vers le Limbourg reposait sur l’ordre du Militärbefehlshaber (MBB), qui avait entre autres décidé le bannissement de toutes les personnes ayant quitté l’Allemagne pour la Belgique depuis 1933, de sécuriser la zone côtière. I. Meinen – A. Meyer, op. cit., p. 21. Sur le travail forcé à Overpelt, voir les exemples suivants : Kazerne Dossin, Reliques Bernard Bornstein, Reliques Bernard Damm, Reliques Hirsch Brodmann. Cf. La Belgique docile…, op. cit., pp. 452-453 (Seberechts). 43. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 391.756. 44. Sur l’Ezra, voir L. Vloeberghs, « Ezra, een Antwerpse hulporganisatie voor Joodse transmigranten (1918-1940) », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, 10, 2011, pp. 77-109.

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45. Ordonnance du 1.12.1941, Verordnungsblatt des Militärbefehlshabers in Belgien und Nordfrankreich (VOBlB), p. 801. Pour la mise en application de cette ordonnance, voir B. Dickschen, L’École en sursis. La scolarisation des enfants juifs pendant la guerre, Bruxelles, 2006. 46. Pour plus d’exemples du trafic de timbres de ravitaillement : AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 356.931, A 338.975. 47. Durchführungsverordnung zur Beschäftigung von Juden in Belgien, 8.5.1942, VOBlB, p. 911. 48. Sur le nombre de Juifs exclus de la fonction publique, voir M. Steinberg, La question juive…, pp. 36-37. 49. MBB, Militärverwaltungschef, Wi Gruppe XII, Abschlussbericht 16. Teil, « Treuhandvermögen », o. D. [1944], Bundesarchiv-Militärarchiv (Freiburg), RW 36/227. Voir Les Biens des victimes…, op. cit., pp. 82-94. Sur l’immigration des Juifs en Belgique, voir J.-Ph. Schreiber, « L’immigration juive en Belgique du Moyen Âge à nos jours », dans A. Morelli (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours, Bruxelles 2004, pp. 215-242, ainsi que F. Caestecker, Ongewenste gasten…, op. cit., pp. 113-123. 50. M. Steinberg, La Persécution des Juifs en Belgique (1940-1945), Bruxelles, 2004, p. 215. 51. Notre estimation est basée sur les listes d’époque des entreprises liquidées, qui sont conservées pour presque tous les secteurs économiques aux Archives générales du Royaume à Bruxelles (Archives du Séquestre de la BTG, 796-803). Nous avons déterminé l’identité de 4.068 propriétaires d’entreprise en premier lieu par une comparaison avec les Registres de Juifs (Kazerne Dossin). 119 d’entre eux (à peine 3 %) s’étaient enfuis de l’Allemagne nazie entre 1933 et 1938. Nous remercions chaleureusement Jörg Paulsen pour son aide dans l’élaboration de cette évaluation. 52. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 353.600. 53. Sur les cartes de travail et les cartes professionnelles délivrées entre 1936 et 1939, voir F. Caestecker, Ongewenste gasten…, op. cit., pp. 144-145, 259-260. 54. Liste der zu liquidierenden Betriebe, I 28, AGR, Séquestre-BTG, 799. 55. Ernst Cleffmann, de Euskirchen, était un de ces fondateurs d’entreprise. En tant que spécialiste du secteur de la laine, il reçut, même après le pogrom de novembre 1938, un permis de travail et put ainsi obtenir officiellement une autorisation de séjour en Belgique début 1939, pour lui et pour son épouse. Il ouvrit à Jette (Bruxelles) un commerce de textile que l’administration militaire liquida au printemps 1942. Comme sa femme en témoigna à la police après la Libération, le couple perdit son domicile légal et se cacha à Jette. Mais Ernst Cleffmann fut arrêté et déporté en juillet 1943. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 329.655 ; Liste der zu liquidierenden Betriebe, C 7, AGR, Séquestre-BTG, 796. 56. Interrogatoire de Kurt S., 6.1.1941, DSK-Brüssel, Ceges, AA 585/52/8. 57. Interrogatoire de Walter G., 4.2.1941 u. 22.5.1941, DSK-Brüssel, Ceges, AA 585/52/8 ; Vorbericht zur Vermögensmeldung Nr. I 26/1004, 20.11.1941, AGR, Séquestre-BTG, 781. La chute des revenus d’affaires à partir de mai 1940 ne toucha pas que les réfugiés, mais aussi beaucoup d’autres commerçants juifs, comme le montrent les documents conservés de la BTG. 58. AGR, Séquestre-BTG, 3043, Dossier Ernst G. ; ibid., 3044, Dossier Gustav K. ; ibid., Dossier Siegfried K. 59. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 353.286 ; Séquestre-BTG, 698, Déclaration des biens Walter M. ; Kazerne Dossin, Reliques Grete Lederer. 60. Kazerne Dossin, Reliques Wilhelm Simon Hertz. Sur cette chef d’entreprise, voir J. Misová Chmelíková, « L’émigration juive de Tchécoslovaquie en Belgique dans les années 30 et 40 du vingtième siècle », dans MuséOn, Revue d’art et d’histoire du Musée Juif de Belgique, 4, 2012, pp. 104-115, ici pp. 107-108. 61. Attestation signée par Emilie Pollakova, 3.9.1941, Kazerne Dossin, Reliques Wilhelm Simon Hertz.

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62. M. Steinberg, La persécution…, op. cit., pp. 215-221 ; voir I. Meinen, La Shoah en Belgique, op. cit., pp. 37-47. 63. La différence frappante de nombre change à peine si on limite la comparaison, dans le groupe des hommes valides parmi les réfugiés, aux travailleurs forcés convoqués par l’OT. De ce groupe, environ 23 % ont été déportés à Auschwitz. Pour la proportion de réfugiés parmi les victimes de la Shoah en Belgique, voir I. Meinen – A. Meyer, op. cit., pp. 123-126, 151. Pour l’estimation du nombre de réfugiés parmi les travailleurs forcés, nous avons comparé les données personnelles que nous avons recueillies aux listes des travailleurs forcés déportés à partir du Nord de la France vers Auschwitz, que nous a fournies aimablement Laurence Schram. Sur le nombre de travailleurs forcés déportés par les XVe, XVIe et XVIIe convois, voir W. Adriaens, M. Steinberg, L. Schram et al., Mecheln – Auschwitz, 1942-1944. La destruction des Juifs et des Tsiganes de Belgique, 1, Bruxelles, 2009, pp. 295-296. 64. Cf. I. Meinen et A. Meyer, op. cit., pp. 149-150. 65. Ibid., pp. 144-145, 386, note 67. 66. Pour de plus amples renseignements, voir A. Godfroid, « À qui profite l’exploitation des travailleurs forcés juifs de Belgique dans le nord de la France ? Modalités de payement et de rétrocession », dans Cahiers d’Histoire du Temps présent, 10, 2002, pp. 107-128. 67. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 173, Rapport du 4.5.1943 ; pour des informations complémentaires, voir ibid., Reliques Leo Baum ; AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 339.529. 68. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 112. 69. Ibid., Reliques Kurt Götzl. 70. I. Meinen, « “Je devais quitter le pays dans les dix jours…” » (voir note 6), pp. 203-204. Sur ceux qui ont fui vers Charleroi : A. Godfroid, « À qui profite… », op. cit. (voir note 66), pp. 110-111 ; La Belgique docile..., op. cit., pp. 470-477 (F. Seberechts). 71. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 154, Rapport du 30.4.1943. 72. Dans la littérature de l’exil, on trouve quelques informations sur les années trente. Lion Feuchtwanger, qui vécut en France entre 1933 et 1940, écrit : « So lebten also die deutschen Emigranten zumeist in Dürftigkeit. Es gab Ärzte und Rechtsanwälte, die mit Krawatten hausierten, Büroarbeit verrichteten, oder sonst wie, illegal, von der Polizei gehetzt, ihr Wissen an den Mann zu bringen suchten. Es gab Frauen mit Hochschulbildung, die als Verkäuferinnen, Dienstmädchen, Masseusen ihr Brot verdienten. » (« Les émigrés allemands vivaient ainsi le plus souvent dans l’indigence. Il y avait des médecins et des avocats qui colportaient des cravates, qui faisaient du travail de bureau ou bien qui, traqués par la police, cherchaient à utiliser leurs compétences en travaillant clandestinement. Il y avait des femmes diplômées de l’enseignement supérieur qui gagnaient leur vie comme vendeuses, servantes, masseuses. »). Cf. L. Feuchtwanger, Exil, Frankfurt a. M., 1979, p. 123. 73. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 340.600. En Belgique, d’autres réfugiés travaillèrent également pour des journaux étrangers, ibid., A 330.038. 74. Ministère de la Justice, Police des Étrangers, Rapport, 8.3.1944, ibid., A 340.600. 75. J. Améry, Örtlichkeiten, Stuttgart, 1980, p. 44. 76. I. Meinen – A. Meyer, op. cit., pp. 145-146. 77. Lettre d’Anna K., 26.8.1942, AGR, Séquestre-BTG, 3044, Dossier Anna K. 78. Rapport de la Police de Bruxelles, 3. div., 23.10.1940, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 335.982 ; Demande de ratification d’une cession de comptes de titres et de soldes de trésorerie juifs bloqués, 3.6.1942, AGR, Séquestre-BTG, 3044, Dossier Ernst K. 79. I. Meinen – A. Meyer, op. cit., pp. 69-70, pp. 153-186. 80. AGR, Séquestre-BTG, 3044, Dossier Otto H. 81. Gruppe Medizin (Hördemann) à l’OFK 672, 12.10.1942, concernant un centre de consultation de tuberculose pour les Juifs à Bruxelles, Archives nationales (Paris), AJ 40/57, Dossier 1a. Sur

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d’autres initiatives antijuives des services médicaux allemands, voir I. Meinen, « Les autorités allemandes d’occupation et l’AJB », dans J.-Ph. Schreiber – R. Van Doorslaer (dir.), Les curateurs du ghetto…, op. cit., p. 73. 82. Dr. Paul Lutz, Verwaltungsbeauftragter, « Bericht über den Besuch von Wohnungen jüdischer Ärzte », 8.10.1942, Archives Nationales, AJ 40/57, Dossier 1a. Parmi les médecins répertoriés dans cette liste se trouvent, sous les numéros 5, 7, 10-13, 15, des réfugiés d’Allemagne ; parmi eux, le médecin berlinois Alfred Galewski, déporté en 1943 par le XXIIIe convoi et qui a survécu à la Shoah. La liste mentionne aussi le Dr Maximilian Samuel. S’étant enfui vers la Belgique après le pogrom de novembre à Cologne, il essaya de nouveau en 1942 de se mettre hors de portée des Allemands en s’enfuyant et parvint dans le sud de la France. Il fut arrêté près de la frontière suisse, interné à Belfort et déporté de France le 31 août 1942 par le XXVIe convoi. S. Klarsfeld, Mémorial de la Déportation des Juifs de France, Paris, 2012, p. 579. 83. Voir Maxime Steinberg, La Traque des Juifs 1942-1944, vol. II (L’Étoile et le fusil, T. 3), Bruxelles, 1986, p. 197. 84. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 328.441. Cette description correspond à la situation en novembre 1941. 85. I. Meinen – A. Meyer, op. cit., pp. 110-113. 86. Liste du personnel du comité local de l’AJB d’Anvers, cuisine populaire, 30.8.1942, Kazerne Dossin, A 002914.23. Parmi les employés ici mentionnés se trouvent au moins deux réfugiés (Lotti Fingerhut et Otto Wolf). Tous deux furent déportés ; Lotti Fingerhut survécut à la Shoah. Pour les informations suivantes, voir : ibid., A 002914.33 ; Judenregister ; J.-Ph. Schreiber – R. Van Doorslaer (dir.), Les curateurs du ghetto…, op. cit., pp. 284, 308. 87. I. Meinen, « Les autorités allemandes d’occupation et l’AJB », dans J.-Ph. Schreiber – R. Van Doorslaer (dir.), Les curateurs du ghetto…, op. cit, pp. 65, 68-70. Voir aussi dans le même volume la contribution de J.-Ph. Schreiber, « Entre communauté traditionnelle et communauté obligatoire », pp. 98-100. 88. L’un d’eux était le Dr. Bernhard Spitz, qui avait fui l’Allemagne en 1938 et qui en 1940 avait émigré des Pays-Bas vers la Belgique. Il fut déporté par le Convoi XXIIa en 1943. Lettre du Dr. Bernhard Spitz au Chef Mil.verw., Wi Gruppe XII, 29.5.1942, AGR, Séquestre-BTG, 3044, Dossier Lilli H. 89. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 341.774. 90. AGR, Séquestre-BTG 2515, 2261, 3044 (Dossier Ernst K.), 3043 (Dossier Ernst G.), 3045 (Dossier Paul M.), 3046 (Dossier Georg S.). 91. Selon ses dires, non vérifiables, il était l’ami du fils du banquier et ancien ministre de l’Économie Hjalmar Schacht, qui dirigeait prétendument le département d’espionnage économique de l’Abwehr de Bruxelles. 92. Le procureur de la Cour militaire de Bruxelles à l’Administrateur de la Police des Étrangers, 1.3.1947, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 341.774. 93. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 336.663. 94. Document de la Police d’Anvers, 6 e division, 1.12.1940, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 327.441. 95. Jugement de l’OFK 672 (Brüssel) contre Abram Berberich, 6.8.1942, SVG, Dossiers judiciaires de la prison de Saint-Gilles, 0092. 96. Voir par exemple : AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 355.354, A 308.124, A 361.023, A 342.805, A 366.309. 97. Ibid., A 362.180. Pour les informations suivantes, voir : ibid., Séquestre-BTG, 3043, Dossier Isaac A. 98. Sur la dénonciation du travail illégal (marché noir, travail à domicile ou emploi) avant l’Occupation : AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 102.866, A 311.177, A 345.397, A 352.456.

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99. Document de la Police de Bruxelles, 5e division, 13.5.1941, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 362.055. 100. Pour un aperçu général du marché noir allemand en Belgique occupée, voir L. Nestler (dir.), Die faschistische Okkupationspolitik in Belgien, Luxemburg und in den Niederlanden (1940-1945). Dokumentenauswahl und Einleitung, Berlin 1990 ( = Europa unterm Hakenkreuz, Bd. 4), pp. 49-52, ainsi que E. Verhoeyen, La Belgique occupée, Bruxelles, 1994, pp. 215-227. 101. Police judiciaire de Bruxelles, rapport, 13.9.1941, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 338.798. 102. AJB, service d’interventions, note concernant Mendel K., 2.6.1942, Kazerne Dossin, AJB, Interventions, 260. (Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un réfugié allemand.) 103. Parmi les intermédiaires figurent également des femmes : AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 364.108. 104. Rapport de la DSK-Brüssel, 26.11.1943, Ceges, AA 585/88. 105. Les Juifs qui avaient fait des mariages mixtes étaient, comme dans le Reich allemand, protégés de la déportation, à moins que les autorités d’occupation ne considèrent qu’il s’agisse d’un mariage de convenance. 106. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 307.991. 107. C’est ce que signalent les enquêtes belges dans un cas similaire, rapport de la Police de Bruxelles, 2. Div., 30.1.1941, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 339.015. 108. Si dans le rapport de recherche La Belgique docile…, op. cit., une autre analyse est proposée, il s’agit d’informations erronées, incompatibles avec les sources belges et allemandes conservées. Voir en détail à ce sujet : I. Meinen, « Why the Belgian Perspective Cannot Account for : A Response to Lieven Saerens’ Critique of My Book on the Shoah in Belgium », dans Journal of Belgian History, XLIII/4, 2013, pp. 213-230, ici pp. 226-230. 109. SVG, Dossier SDR Leopold Wachs ; Kazerne Dossin, Reliques Leopold Wachs ; voir aussi I. Meinen – A. Meyer, « Le XXIe convoi : études biographiques (deuxième partie) », dans Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, 8, 2008, pp. 35-98, ici pp. 37-38. 110. Interrogatoire de Kurt S., 6.1.1941, DSK-Brüssel, Ceges, AA 585/52/8 ; interrogatoire de Joseph K., 20.5.1942, DSK-Brüssel, ibid., AA 585/110 ; AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 346.739. 111. Ceges, AA 585/53/7. 112. Ibid., AA 585/53/6 ; AA 585/54/1 ; AA 585/52/5 ; 585/52/2 ; AA 585/54/6. 113. Police de Saint-Josse-ten-Noode à l’Administrateur de la Police des Étrangers, 31.1.1941, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 339.174. 114. Police de Saint-Josse-ten-Noode à l’Administrateur de la Police des Étrangers, 31.3.1942, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 336.663. 115. Arrondissement Bruxelles, Police judiciaire, rapport, 28.4.1938, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 292.030. 116. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 300.574. 117. Nous avons relevé les adresses des déportés du XIIIe convoi mentionnées dans les Registres des Juifs élaborés pendant l’Occupation et comparé avec la date d’enregistrement de chacun au camp de transit de Malines. Un bon nombre d’entre eux ont été inscrits dans les communes du nord de Bruxelles, Schaerbeek et Saint-Josse. Cf. I. Meinen, La Shoah en Belgique, op. cit., p. 182. 118. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels A 290.077, A 292.030, A 336.045, A 348.013. Le colportage non autorisé pouvait entraîner l’expulsion de Belgique (ibid., A 290.076). Voir aussi note 98. 119. F. Caestecker, Ongewenste gasten…, op. cit., pp. 136-148. 120. Dans le cadre de nos recherches sur les entreprises dirigées par des Juifs qui furent liquidées à partir de 1942 (voir note 52), nous n’avons trouvé jusqu’à présent que trois réfugiés juifs qui

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détenaient une licence pour le commerce ambulant en Belgique. Deux d’entre eux étaient des femmes. 121. Le 15 juin 1936, Joseph Roth annonça à Stefan Zweig, dans une lettre écrite à Amsterdam, son voyage à Bruxelles, en ajoutant : « Ich werde in Brüssel wahrscheinlich noch einsamer sein, als hier, aber besser und länger auskommen können. » (« À Bruxelles, je serai probablement encore plus seul qu’ici, mais je peux m’en sortir financièrement mieux et plus longtemps. »). Le 8 août 1936, il écrit d’Ostende : « Ich bin genau mit 1800 belgischen Francs für drei Monate hier hergegangen, ich muss im billigsten Land sein… » (« Je suis arrivé ici avec exactement 1.800 francs belges pour trois mois, je dois être dans le pays le moins cher... »), dans M. Rietra et R. J. Siegel (éds.), « Jede Freundschaft mit mir ist verderblich ». Joseph Roth und Stefan Zweig. Briefwechsel 1927-1938, Göttingen, 2011, pp. 324, 344. 122. Formulaire : « Questions à poser aux étrangers qui se déclarent réfugiés politiques » : réponse de l’agent commercial Max K. à la question de savoir pourquoi il avait fui vers la Belgique, 2.5.1938, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 291.630. 123. Österreicher im Exil. Belgien 1938-1945, op. cit., p. 68. 124. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 168, 162, 131. 125. Les salaires des employés de l’association pour les réfugiés, qui avait été fondée par des émigrants juifs allemands, s’élevaient aussi à 1.000 francs. Rapport sur l’entretien avec le comité de la rue de Ruysbroeck, 27.3.1942, PV du comité directeur de l’AJB, séance du 26.3.1942 (annexe), SVG, R497/Tr146.665. 126. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 331.028 ; Ceges, AA 585/54/13. 127. Rapport d’activité de l’Abwehrstelle-Belgique pour décembre 1940, édité dans L. Nestler (Hrsg.), Die faschistische Okkupationspolitik in Belgien…, op. cit., pp. 133-134 ; A. Godfroid, « À qui profite… », op. cit. (voir note 66), p. 113. 128. AGR, Séquestre-BTG, 653, Dossier Klara R. 129. C’est également valable pour les pensions du secteur privé (AGR, Séquestre-BTG, 3046, Dossier Georg S.). 130. I. Meinen – A. Meyer, op. cit., p. 140. Que le nombre beaucoup plus faible de ressortissants allemands qu’on trouve dans le rapport de la Commission Buysse (Les Biens des victimes…,op. cit, p. 149) est estimé beaucoup trop bas, ressort aussi de la comparaison avec différentes sources d’époque, comme par exemple le rapport final du Groupe XII du personnel administratif militaire (voir n. 48), pp. 119-120. 131. AGR, Séquestre-BTG, 654, déclaration de biens d’Eduard G., 26.8.1942 ; déclaration de biens de Louis L., 24.8.1942 ; ibid., 655, déclaration de biens de Josef et Alma R., 27.8.1942 ; déclaration de biens de Mathilde M., 27.8.1942 ; Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 175. Voir la contribution fondamentale de Petra Kirchberger, « Die Stellung der Juden in der deutschen Rentenversicherung », dans Beiträge zur nationalsozialistischen Gesundheits- und Sozialpolitik, 5, 1983, pp. 111-132. 132. AGR, Séquestre-BTG, 3043-3046 ; 698, Dossier Julius H. 133. Lettre à l’Anmeldestelle für Judenvermögen, 25.8.1942, AGR, Séquestre-BTG, 3045, Dossier Carl M. ; Aktennotiz BTG, 26.11.1943, ibid., 654, Dossier Nathan A. 134. Ceges, AA 585/53/1 ; I. Meinen, « Die Deportation der Juden aus Belgien und das Devisenschutzkommando », dans Besatzung, Kollaboration, Holocaust. Neue Studien zur Verfolgung und Ermordung der europäischen Juden ( = Schriftenreihe der Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, vol. 97 − 2008), pp. 45-79. 135. Ordonnance du 1.12.1941, Verordnungsblatt des Militärbefehlshabers in Belgien und Nordfrankreich (VOBlB), p. 872. Voir aussi, pour l’application de l’ordonnance : Les Biens des victimes…, op. cit., pp. 147-150. 136. La lettre est conservée à Kazerne Dossin, Reliques Hugo Bauman.

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137. Bruno Kantorowicz au Gruppe XII, 27.8.1942, AGR, Séquestre-BTG, 3044, Dossier Bruno K. Six semaines plus tard, Bruno Kantorowicz, qui avait émigré en 1936 de Berlin en Belgique, fut déporté de Malines à Auschwitz à l’âge de 72 ans. Des lettres similaires se trouvent : ibid., 3043, Dossier Elsa C. ; ibid., 3044, Dossier Max K. 138. MBB, rapport d’activités de la Militärverwaltung du 31.12.1942 et du 15.4.1943, Bundesarchiv-Militärarchiv (Freiburg), RW 36/191 (p. D 22) ; 192 (p. D 25). 139. Les Biens des victimes…, op. cit., p. 150. 140. Si l’on s’en tient au fichier des membres de l’AJB, 6 % des Juifs autochtones vivaient dans leur propre maison ou appartement, alors que parmi les réfugiés cette proportion est de 0,1 %. Ces chiffres sont basés sur notre évaluation de 7.352 ménages (63 % des fiches conservées), dont un cinquième environ sont des ménages de réfugiés. 141. Les déclarations conservées se trouvent aux AGR, Séquestre-BTG, 653-657, 693, 698, 3043-3046 ; Archives nationales (Paris), AJ 40/230. Nous avons converti en francs belges les montants en devises étrangères selon les taux de change fixes de l’époque. 142. Les Biens des victimes…, op. cit. 143. Voir e.a. AGR, Séquestre-BTG, 3044, Dossier Ida L. ; ibid., 3045, Dossier Max G. ; Dossier Carl M. 144. Voir, par exemple : AGR, Séquestre-BTG, 654, Dossier Flora F. ; ibid., 655, Dossier Friedrich B. ; ibid., 655, Dossier Lola B. 145. Ceges, AA 585/54/13. 146. Pichier à la BTG, 8.12.1942, AGR, Séquestre-BTG, 708. Les cas dans lesquels les Juifs allemands ont rempli deux formulaires d’inscription, l’un à domicile, l’autre à Malines, montrent également que les déclarations de biens au camp de Malines sont incomplètes. Il est possible que la procédure d’enregistrement avilissante au camp ait joué un rôle. Pour des détails à ce sujet, voir A. Meyer, « Boden oder : Das Wissen um Auschwitz », dans Theresienstädter Studien und Dokumente, 2008, pp. 115-147 ; L. Schram, « Au camp de rassemblement pour Juifs de Malines. Les maîtres de la Aufnahme », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, 8, 2008, pp. 13-34. 147. I. Meinen – A. Meyer, op. cit., pp. 96-98. 148. AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 331.036 ; AGR, Séquestre-BTG, 3043, Dossier Leo G. ; ibid., 3044, Dossier Irma H. ; ibid,, Dossier Ernst K. Pour la période avant 1940, voir I. Meinen – A. Meyer, op. cit., pp. 39-40. 149. AGR, Séquestre-BTG, 3043, Dossier Stefanie S. ; ibid,, 3044, Dossier Fritz L. ; ibid., Dossier Luise J. ; ibid., 3045, Dossier Carl. M. ; ibid., 3044, Dossier Lotte L. 150. Ibid., 3045. Il s’agit de Paul Meyer, né en 1881 à Duisburg, qui fut déporté par le XIVe convoi en octobre 1942. David Ferdman, qui n’était pas réfugié, dont les activités considérables de donateur sont référencées dans la littérature spécialisée et qui a coopéré avec l’AJB et le Comité de Défense des Juifs, a également secouru certains réfugiés. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 190 ; 133. 151. Ceux-ci étaient principalement la Centraal Beheer van Joodse Weldadigheid en Maatschappelijk Hulpbetoon et l’EZRA à Anvers, ainsi que l’OCIS (l’Œuvre centrale israélite de Secours) à Bruxelles. 152. Dans les dossiers individuels de la Police belge des Étrangers et des autorités d’occupation allemandes, les organisations juives d’assistance sont rarement citées, tandis que l’assistance publique communale est souvent mentionnée. Cependant, il n’est pas exclu que cela soit également lié à la nature des sources. Les archives de l’AJB ne permettent pas de quantification. Dans les documents statistiques conservés de l’AJB, les réfugiés ne sont pas présentés séparément, les dossiers individuels ne sont conservés que pour une faible part. Sur les œuvres caritatives juives en général, voir C. Massange, « La politique sociale... » (voir note 8). 153. Interrogatoire de Walter G., DSK Brüssel, 22.5.1941, Ceges, AA 585/52/8.

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154. Le bourgmestre de Bruxelles-Schaerbeek au Ministère de la Justice, 24.3.1942, AGR, Police des Étrangers, Dossiers individuels, A 391.455. Estera Traubman, dont il est ici question, fut déportée à Auschwitz sept mois plus tard. 155. Rapport du service social de l’AJB de Bruxelles, 3.5.1943, Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 169. La lettre concerne l’Autrichienne Juliana Blau Osman, dont le mari a été interné en France. En 1944, elle fut déportée par le convoi XXV. Leurs enfants ont survécu à l’Occupation. 156. Meldungen aus Belgien und Nordfrankreich vom 31.8.1942, Bundesarchiv (Berlin), R 58/6399. Voir aussi à ce propos le rapport final du Groupe XII du Militärverwaltungsstab (voir note 49), p. 112. 157. Kazerne Dossin, AJB, 21D, Service social, Rapports individuels, 166. Pour des informations complémentaires, voir C. Massange, « La politique sociale... » (voir note 8). 158. Kazerne Dossin, Reliques Hugo Baumann ; Reliques Itta Brand ; Reliques Mejer Nussbaum ; Reliques Gertrude Neumann ; AGR, Séquestre-BTG, 3044, Dossier Otto H. Voir ci-dessus également les informations sur Alexander Mayer, Alfred Galewski (note 82), Lotti Fingerhut et Otto Wolf (note 86). 159. I. Meinen – A. Meyer, op. cit., pp. 143-151.

AUTEUR

INSA MEINEN Insa Meinen, docteure en histoire, dirige actuellement un projet de recherche sur les Juifs en Belgique occupée à l’Université d’Oldenbourg. Elle a publié plusieurs ouvrages, dont Die Shoah in Belgien (2009) et Wehrmacht und Prostitution im besetzten Frankreich (2002).

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L’internement de Juifs allemands à la Libération en Belgique

Catherine Massange

1 « Nous ne sommes que des Juifs malheureusement de nationalité allemande » : cette phrase est extraite d’une lettre de S. écrite de la prison de Saint-Gilles, à l’adresse du ministre de la Justice, le 22 septembre 19441. Les Juifs allemands furent persécutés dans leur pays dès l’accession au pouvoir du nazisme en 1933. Des milliers d’entre eux fuirent notamment vers la Belgique où l’avancée des troupes allemandes et l’Occupation les surprirent. Peu survécurent à la Shoah. Dès la libération du pays, ils devinrent instantanément des “ennemis”, venant d’un pays avec lequel la Belgique était encore en guerre. Certains furent donc arrêtés et internés pour cette raison.

2 Un comité se crée en décembre 1944 pour défendre les droits des réfugiés juifs allemands et autrichiens en Belgique : le COREF (Comité israélite des Réfugiés Victimes des Lois raciales). Une première assemblée générale se tient en janvier 1945. Les statuts paraissent au Moniteur en juillet 19452. Un article prévoit la possibilité d’exclusion de celui qui par « faits, paroles ou écrits, porte atteinte aux intérêts de la Belgique ou de ses alliés. »

3 Les questionnaires (de 12 pages) que le COREF envoie à ses membres pour mieux les protéger prévoient dans la rubrique « événements après la Libération » une question : « Avez-vous été arrêté ? ». Une vingtaine de Juifs allemands se plaignent au COREF d’avoir été emprisonnés à la Libération. La question suivante concerne le motif de l’arrestation3. Le frère de L. remplit : « Ohne Grund, er hat auf der Strasse deutsch gesprochen » (« Sans motif, il a parlé en allemand dans la rue »)4. K. répond à cette question : « Ist bis zum Schluss unbekannt geblieben. » (« Est resté inconnu jusqu’à la fin »)5. C. écrit : « Dénonciation »6. Plusieurs indiquent que la seule raison est bien leur origine allemande7.

4 Essayant de sortir des prisons où ils étaient détenus, ils se virent obligés de décrire en détail leur parcours et justifier le moindre de leur choix vis-à-vis des autorités belges. À travers quelques cas, on peut suivre la longue suite d’obstacles auxquels ils furent

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confrontés ainsi que les stratégies qu’ils déployèrent pour les surmonter et les aides et solidarités qu’ils rencontrèrent éventuellement sur leur chemin.

5 Ces situations personnelles donnent une image de ce que vécurent ces réfugiés juifs allemands. La spécificité de leur sort font d’eux des exceptions au regard du tableau général de la déportation des Juifs de Belgique et de l’ensemble des Juifs allemands, déportés ou survivants, sur le territoire national. Certains Juifs allemands ne furent pas internés, mais soumis à des procédures de contrôle policier à la Libération, plus ou moins sévères, parfois inexistantes selon les cas.

6 Il faut aussi noter que ceux qui se plaignent au COREF estiment évidemment que leur internement n’a d’autre justification que leur nationalité et leur origine, et que le fait de s’adresser pour se défendre à une organisation implique déjà une volonté et une capacité d’action que n’ont pas pu avoir ceux qui étaient dans les mêmes situations, mais dont les persécutions avaient épuisé toutes les ressources. Les quelques cas repris ci-après décrivent leur sort et les mécanismes dans lesquels ils vont se trouver piégés.

L’application en 1944 de l’arrêté-loi du 12 octobre 1918

7 Début septembre, la libération de la capitale n’est pas la fin de la guerre. Le pays prend des mesures pour arrêter tous les “suspects”. Mais se pose aussi la question des étrangers présents sur son territoire. Certains sont donc originaires de pays avec lesquels la Belgique est encore en guerre : ils seront dès lors internés8.

8 Les réfugiés allemands ayant fui le nazisme avant-guerre avaient déjà été l’objet d’un internement administratif le 10 mai 1940, mesure préparée par un durcissement progressif du contrôle des ressortissants étrangers considérés comme suspects dans un climat de méfiance croissante. Un arrêté-loi du 28 septembre 1939 prévoyait que « les étrangers qui ont pénétré ou qui séjournent dans le royaume sans l’autorisation requise ainsi que les étrangers dont la présence est jugée nuisible ou dangereuse pour la sécurité ou l’économie du pays peuvent être expulsés par le ministre de la Justice ou être contraints par lui de s’éloigner de certains lieux, de résider dans un lieu déterminé et même être internés. »9 Le 10 mai 1940, les autorités belges arrêtèrent ainsi des milliers de personnes suspectes (belges et étrangères) ou ressortissants ennemis. Plusieurs milliers de Juifs étrangers arrêtés, après avoir été évacués vers la France et enfermés là dans des camps d’internement, seront déportés de France vers Auschwitz10. Durant l’Occupation, la Police des Étrangers alléguera encore l’arrêté-loi du 28 septembre 1939 pour interner des étrangers en situation irrégulière11.

9 Alors que la fin de la guerre semble très proche, un arrêté-loi du 12 octobre 1918 est réactivé et des mesures d’application sont prises pour mettre en œuvre ses dispositions en 194412 : le 21 août 1944, le gouvernement belge décide que seront internés « les étrangers dont la présence est dangereuse pour le maintien de l’ordre public. […] » « Sont compris dans cette catégorie notamment les ressortissants allemands ou d’États alliés de l’Allemagne, âgés de plus de 16 ans accomplis qui se trouveraient sur le territoire du Royaume. »13

10 Peu après la Libération, l’avocat et résistant Georges Cassart explique les mesures prises dans une brochure14. La circulaire place les « ressortissants allemands » dans la catégorie des « personnes qui doivent être internées », ce qui est différent, ainsi que le souligne Cassart, des personnes qui « peuvent » être internées15. Et Cassart remarque

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immédiatement : « Or parmi ces ressortissants allemands, vivent des Juifs allemands qui se sont cachés pendant toute l’Occupation. »16

11 Cassart détaille : « Les Parquets militaires n’avaient pu être réinstallés par un simple coup de baguette ; les juridictions civiles momentanément assumées pour suppléer à l’absence des juridictions militaires étaient trop habituées au respect des libertés individuelles pour prendre à l’égard des traîtres les mesures de détention préventive que l’opinion publique exigeait avec fracas. Il fallait en attendant que tous les cas soient étudiés, instruits, défrichés, maintenir les suspects en dehors de la vindicte publique. La circulaire n° 340 du ministre de la Justice donna donc des instructions pour que l’arrêté-loi du 12 octobre 1918 soit appliqué à tous les suspects. »17 L’internement est en principe une mesure administrative, mais Cassart ajoute que souvent l’arrestation des suspects a pris « l’aspect d’une procédure pénale contre eux »18 ; il la justifie en reconnaissant que beaucoup d’arrestations furent effectuées sans qu’on ait le temps de réunir des pièces à conviction, « souvent suivant simplement les rumeurs populaires du quartier »19.

12 L’opinion publique peut difficilement à l’époque douter de mesures vues comme nécessaires pour protéger la Belgique, toujours en guerre avec un pays dont des ressortissants sont encore présents sur son territoire. Le journal Le Peuple écrit le 15 septembre 1944 que d’après des « sources sûres », « la cinquième colonne en Belgique est en train de se reformer et qu’elle va retravailler pour les Allemands. Les hommes qui ont cette intention envisagent d’abattre chez eux ou dans la rue, à la faveur de l’obscurité, l’hiver étant proche, tous les bons citoyens qui ont dénoncé des traîtres. C’est pourquoi il est urgent qu’on agisse et qu’on arrête de nouveau, sur le pied de l’arrêtéloi du 12 octobre 1918, qui permet de mettre tous les suspects à la disposition du Ministère de la Justice, tous ceux qui, de près ou de loin, ont aidé l’occupant. Déjà la police agit dans ce sens, c’est très bien. »20 Cassart trouve également qu’il faut retenir dans les motifs d’un internement possible « la crainte du trouble de la sécurité militaire » et « la crainte de la reconstitution d’une 5e colonne »21. Les Juifs allemands vont se trouver placés a priori dans la catégorie de ceux qui menacent la sécurité du pays.

Arrestations

13 Les circonstances des arrestations sont détaillées par la police, par les personnes internées elles-mêmes et par leur avocat. La majorité de ces arrestations contestées concernent des hommes, mais aussi des femmes : certaines seules, d’autres qui sont épouse, compagne ou fille de la personne interpellée.

14 Cassart explique : « Les organismes de résistance, plus tard reconnus par l’arrêté-loi du 13 septembre, procédèrent à de très nombreuses arrestations et visites domiciliaires, sans mandat d’arrêt ou d’amener, mais très souvent avec accord de la police ; ils avaient reçu subdélégation tacite des pouvoirs de la police municipale. Tous les suspects étaient alors conduits à une permanence de police. »22

15 Dans plusieurs cas de Juifs allemands internés, ce sont des résistants qui arrêtent la personne et la conduisent au commissariat. Ces résistants sont quelquefois peu identifiés et mal identifiables. Un résistant du Mouvement national belge s’indigne de l’arrestation de P. : « Des membres d’un groupe de la résistance ont arrêté la nommée P. […] qui n’a absolument rien à se reprocher. »23 L. se fait arrêter, car il parle allemand :

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« Le 15 septembre dernier, alors qu’il parlait avec un voisin sur le seuil de sa porte, il fut remarqué par un jeune homme F.I. [Front de l’Indépendance] parlant son jargon allemand. Celui-ci le signala à la police. »24 Son avocate précisera ultérieurement qu’il a été « arrêté comme sujet allemand » et « retenu à [la prison de] Saint-Gilles, sous prétexte que, pour vivre, il a certainement dû travailler pour les Allemands. »25

16 S. et son épouse se cachent pendant l’Occupation à Dilbeek, près de Bruxelles, et au moment de la Libération, alors qu’ils cherchent un logement, sont « appréhendés comme suspects à cause de leur fort accent allemand »26.

17 C. est lui arrêté « en vue d’internement » sur proposition de la Police des Étrangers « étant donné que [il] a travaillé dans une maison occupée par les Allemands »27. La Police des Étrangers requiert donc le commissaire de police d’Ixelles de procéder « en raison des relations qu’il a entretenues avec l’ennemi » à l’internement de C.

18 M. est appréhendé par la gendarmerie à la suite d’une seule dénonciation28. H. est aussi arrêté à la suite d’une « dénonciation calomnieuse » : il est certain qu’elle est due à « un concurrent juif roumain »29.

19 Déjà arrêté comme “suspect” parce qu’Allemand en mai 1940 et interné en France, G.30 est arrêté le 13 septembre 1944 parce que, après avoir passé quatre ans et quatre mois de captivité en France, dans différents camps d’internement, et alors qu’il a enfin recouvré sa liberté début septembre, il va à la commune d’Ixelles pour régulariser sa situation31. Il n’a plus de papiers et va donc se mettre en

La prison de Saint Gilles.

© Académie royale de Belgique

20 ordre. Il est arrêté sur place ainsi que son épouse qui l’accompagne : le « service des étrangers d’Ixelles » les amène au poste de police militaire rue Mercelis. Il est transféré à la prison de Saint-Gilles où il se retrouve « avec des gens accusés ou suspects d’avoir appartenu au parti rexiste »32. Son épouse est enfermée à la prison de Forest, et leurs deux enfants sont « laissés à la garde d’une voisine »33.

21 O., lui aussi, est « arrêté comme Allemand le 25 septembre au moment où il se présentait à la Maison Communale de Schaerbeek »34. Il expliquera qu’il avait également été envoyé dans un camp en France en mai 1940, mais il avait réussi à regagner la Belgique en juillet 1942. Il explique de la « Chambre 250 » du Petit Château, caserne à Bruxelles devenue centre d’internement : « Le 25/9/44 je me suis présenté à la commune de Schaerbeek pour me mettre en règle vis-à-vis l’ordre d’Intérieur [sic]. Là

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j’ai été arrêté par la Police Belge et ils m’ont écroué le 26/9/44 au centre d’Internement du Petit Château. »35

22 R. est arrêté le 12 octobre. Il ne peut pas présenter des papiers en règle. Selon une lettre à sa décharge, « il a été arrêté parce que en achetant un paquet de cigarettes dans la rue, il a pris la fuite quand un représentant de l’autorité s’est approché. »36 R. explique qu’il a des faux papiers, puisque, étant juif, il se cachait et que le mot « Juif » était écrit sur sa carte d’identité blanche : « J’ai acheté cette carte d’identité belge à un inconnu dans un café que je ne saurais plus vous désigner. J’ai payé la somme de 700 francs. »37 Il est envoyé au Petit Château.

23 Les personnes ainsi arrêtées ne sont pas regroupées en un seul lieu à Bruxelles : C., « arrêté le 29 septembre 1944 par les Services Belges, a d’abord été détenu rue Mercelis et est maintenant à la prison de Forest. »38 C. et l’épouse de G. restent détenus à la prison de Forest, P. et O. au Petit Château. L. et G. sont à la prison de Saint-Gilles ; M., d’abord dans la caserne de gendarmerie avenue de la Couronne, puis au Petit Château39.

24 M. est arrêté après une dénonciation anonyme et orale. Dans la caserne de gendarmerie où il est enfermé, une liste des prisonniers (il est le seul Juif allemand de la liste) de fin octobre 1944 mentionne : « Aurait dénoncé à la Gestapo »40. La même liste cite pour d’autres internés : « Membre du National-Socialist Deutsches Arbeitspartei NSDAP », le parti nazi ; « Employé d’une firme qui a travaillé pour l’Allemagne » ou « Pas d’accusation précise »…

Réactions

25 Cassart reconnaît que « parfois des dossiers très soignés furent dressés, mais souvent on se contenta d’un interrogatoire rapide. L’affluence des suspects obligeait les autorités judiciaires à agir vite. Des erreurs étaient inévitables. »41

26 Le Peuple reconnaît également en octobre 1944 qu’il y a de multiples cas d’internement « intempestif » : « Il nous revient que de nombreux Juifs allemands ayant subi pendant des années les sévices de la Gestapo dans les camps de concentration nazis, sont internés à l’heure actuelle sur simple dénonciation anonyme. Il est indéniable que ces gens ont mérité un sort meilleur. Après avoir souffert sous la domination hitlérienne, vont-ils pâtir à présent des excès des gens la plupart du temps mal intentionnés ? Les autorités légales responsables se doivent de veiller à mettre fin à cet état de choses. »42

27 Dès son premier numéro postérieur à la Libération, le journal juif communiste Unzer Kamf écrit (en yiddish) : « Des milliers de Juifs allemands, autrichiens et hongrois, qui souffrent depuis de longues années dans divers camps d’internement sont menacés d’être à nouveau internés. Le CDJ [Comité de Défense des Juifs] fait tous les efforts possibles pour éviter cette tragédie. »43 En octobre 1944, par exemple, le Comité de Défense des Juifs, l’organisation de Résistance civile ayant sauvé des milliers de Juifs pendant l’Occupation, intervient pour « différents cas qui nous intéressent particulièrement », par exemple celui de L.44 Le journal évoque encore en octobre « les arrestations injustes de Juifs allemands ou hongrois, qui ont pourtant été persécutés depuis des années »45.

28 Quelques échos du problème de l’internement des Juifs allemands se retrouveront ultérieurement dans la presse étrangère et attireront l’attention de la Police des Étrangers. Ainsi, au printemps 1945, la Jewish Telegraphic de New York

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s’indignera de ce qu’on place ces Juifs allemands « dans la même catégorie que les nazis »46.

29 Erich Gompertz, industriel juif allemand exilé en Belgique depuis 1933, fondateur du COREF, s’inquiète bien sûr du sort de ces internés, mais son comité doit se structurer progressivement et ses moyens d’action sont et resteront limités47. Et Gompertz est mécontent de ses relations avec le CDJ, lequel poursuit son aide aux Juifs de Belgique et se transforme en AIVG, Aide aux Israélites Victimes de la Guerre48. L’AIVG, qui prendra en charge l’aide sociale juive de l’après-guerre, existe juridiquement depuis octobre 1944, mais cette dénomination n’est au début que très peu utilisée.

30 En juin 1945, le COREF fera l’historique de ses relations avec le CDJ. Il rappelle que « en octobre 1944, un assez grand nombre de Juifs d’origine allemande avaient été arrêtés à cause de leur nationalité allemande. Les futurs fondateurs du COREF eurent connaissance de ce fait, quelques-uns des membres des familles des arrêtés nous demandaient conseil. Nous les envoyâmes au CDJ rue de la Caserne. » Mais la réponse est que « le CDJ avait vainement essayé d’intervenir ». Gompertz et ses proches s’adressent alors au Quartier général anglais à Bruxelles qui les envoie à nouveau rue de la Caserne voir Chaïm Perelman, un des fondateurs du CDJ pendant l’Occupation, qui « dit ne pas être au courant de la situation des Juifs d’origine allemande » et que cette question ne dépend pas de ses compétences personnelles au sein du CDJ49. Gompertz « après avoir constaté qu’aucun juif d’origine allemande ne faisait partie du Comité du CDJ » demande « la raison de cet état de choses » et reçoit comme réponse : « Les membres du CDJ refusent la collaboration avec les réfugiés juifs d’origine allemande, ceci à leur avis étant contraire à leurs intérêts comme Alliés. »50 Le COREF reconnaîtra que le CDJ avait fait parvenir aux autorités belges des mémorandums dans l’intérêt des Juifs allemands. Mais Gompertz désapprouvait le fait que le CDJ ait admis que « la Belgique leur impose un régime de liberté surveillée (défense de se déplacer, obligation de se présenter régulièrement à un contrôle) aussi longtemps que l’étude de leur cas n’a pas été conclue par une décision favorable »51.

31 Le 25 octobre 1944, le député libéral ixellois Charles Janssens avait transmis au ministre de la Justice, « à la demande du Comité de Défense des Juifs », une note concernant les Juifs d’origine allemande52. Ce document s’attachait à étudier la question de la nationalité, celle du séquestre et s’inquiétait du sort « de nombreux réfugiés juifs qui, à l’heure actuelle sont internés depuis plusieurs semaines sans être sous le coup d’une accusation quelconque ». Le but est de pouvoir distinguer « un membre du IIIe Reich et une victime de celui-ci ». Le document explique qu’alors qu’il est indispensable d’assurer la sécurité de la Belgique, le cas des Juifs allemands pose des problèmes complexes que « le désordre et l’indifférence du monde administratif et l’incohérence de la communauté juive ne contribuent pas à simplifier. »53 Pour ceux qui sont détenus, la note propose de les libérer après trois semaines, « si à la fin de ce délai, la commune n’a pas fait rapport à la Sûreté » et après cinq semaines « si, à ce moment, la Sûreté n’a pas encore statué sur leur cas. » Elle ajoute : « L’inorganisation qui règne actuellement dans ces services est d’autant plus regrettable qu’elle a pour effet de retenir en prison depuis des semaines des innocents arrêtés dans l’excitation des tout premiers jours de la Libération. »54

32 Début novembre 1944, Erich Gompertz, qui deviendra peu après président du COREF, s’adresse à la Belgian Military Mission (Civil Affairs), laquelle intervient alors en écrivant au ministre de la Justice le 27 novembre, notamment en faveur de C.55 Si le

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gouvernement belge reprend ses fonctions en Belgique en septembre, il doit s’intégrer dans le dispositif mis en place par les Alliés dans le pays. Selon Gompertz, c’est après des entretiens avec des officiers anglais et américains et avec la Police des Étrangers, que la décision est prise de créer le COREF pour sauvegarder particulièrement les intérêts des Juifs d’origine allemande (de même d’ailleurs que ceux d’origine autrichienne, toujours considérés comme allemands56). Les négociations entre le COREF et l’AIVG se poursuivirent. En décembre 1944, le COREF accepta de « faire toutes les démarches auprès des autorités belges par l’intermédiaire du CDJ ou l’organisme lui succédant », l’AIVG, en fait, qui se structure peu à peu57. Mais le COREF resta longtemps insatisfait de l’attitude du CDJ-AIVG vis-à-vis des Juifs allemands. Les divergences se poursuivront sur les compétences des deux organisations et sur la répartition des fonds disponibles58.

33 Les autorités belges se rendirent compte du cas particulier des Juifs allemands. Dès septembre 1944, Camille Huysmans, le bourgmestre d’Anvers, avait donné des instructions pour que la police n’arrête pas systématiquement les Juifs allemands en raison de leur nationalité59. Le 6 octobre 1944 paraît au Moniteur une circulaire du ministre de l’Intérieur adressée aux administrations communales concernant le remplacement par des titres authentiques de cartes d’identité contrefaites ou falsifiées : toute personne ayant des faux papiers doit se présenter à sa maison communale pour avoir de nouveaux papiers et les cartes d’identité et permis de séjour délivrés aux Juifs portant la mention « juif » seront remplacées « sans frais » et « sans reproduction de cette mention »60. Suivant de peu cette circulaire, une autre parue au Moniteur le 21 octobre 1944, adressée aux bourgmestres par le ministre de la Justice, complète en indiquant que des autorités communales ont demandé si la réinscription des « israélites comme sujets allemands devait nécessairement entraîner l’arrestation des intéressés au titre de sujets ennemis, en application de la circulaire du Ministre de la Justice en date du 21 août 1944 n° 340 ». Le ministre reconnaît qu’ « une mesure aussi radicale serait de nature à imposer un internement injustifié à des étrangers dont un grand nombre ont déjà souffert durant l’Occupation. Aussi, j’estime que la modification de l’inscription de la nationalité dans les registres communaux et sur les titres de séjour ne doit pas avoir pour effet de provoquer l’internement de ceux dont la conduite au point de vue national n’a fait l’objet d’aucune remarque défavorable. »61

34 Et selon une circulaire du 28 octobre 1944, les seules autorités chargées de procéder à des internements par application de l’arrêté-loi du 12 octobre 1918 sont les procureurs du Roi, les auditeurs militaires et l’administrateur de la Sûreté de l’État, étant donné que « les autorités judiciaires et l’administrateur de la Sûreté de l’État, dans les attributions desquels rentrent normalement les questions d’internement, sont actuellement en mesure d’exercer efficacement leur action sur l’ensemble du territoire » ; les bourgmestres ne procèdent plus aux internements, mais sont tenus de signaler « aux auditeurs militaires les personnes qui à leur avis devraient être internées »62.

35 Mais la note transmise par le CDJ constate que ces circulaires « ne viennent pas en aide aux nombreux réfugiés juifs qui, à l’heure actuelle sont internés depuis plusieurs semaines sans être sous le coup d’une accusation quelconque »63. G. et O., tous deux arrêtés au moment où ils allaient se mettre en ordre à la commune, sont effectivement arrêtés avant ces circulaires, le 16 septembre pour l’un et le 25 septembre pour l’autre. Mais il n’est pas question de libérer automatiquement ceux qui sont déjà internés. G. ne

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sortira qu’en décembre et O. est toujours au Petit Château en mai 194564. En novembre 1944, Erich Gompertz évoque « plus de 50 Juifs allemands » qui sont en prison65. Et en février 1945, s’indignant des mesures de contrôle policier et des menaces d’expulsion, Unzer Kamf évoque un nombre d’environ 200 Juifs allemands qui seraient encore enfermés66.

La caserne du Petit Château à Bruxelles

© Académie royale de Belgique

Une Commission consultative

36 Cassart ayant expliqué le caractère expéditif de certaines arrestations, ajoute que si les erreurs étaient inévitables, elles devaient évidemment être corrigées. Avec des auditeurs militaires « surchargés d’ouvrage », des parquets civils « encombrés », il était prévu de mettre en place des commissions compétentes pour aviser du sort des “étrangers suspects”.

37 Une commission est instituée par arrêté du 10 octobre 1944 « pour l’examen de la situation des étrangers écroués à la disposition de M. le Ministre de la Justice ». À ce moment, certains Juifs allemands sont déjà internés depuis plus d’un mois. La Commission est composée d’un président et de deux assesseurs, choisis parmi les fonctionnaires (éventuellement honoraires) du département de la Justice ; ils sont nommés par le ministre de la Justice. L’arrêté ministériel du 23 septembre concernait le même type de procédure vis-à-vis des Belges : cette commission-là est présidée par un magistrat et ses assesseurs sont des avocats.

38 La commission instituée le 10 octobre 1944 qui s’occupe des étrangers est chargée de faire rapport et de donner un avis « sur les mesures à prendre à l’égard des étrangers mis à la disposition du ministre de la Justice », par application de l’arrêté-loi du 12 octobre 1918. Le principe est qu’une telle commission n’est pas une juridiction. Son rôle est de donner un avis et selon ses constatations, elle peut alors proposer de poursuivre l’interné devant les conseils de guerre ou les tribunaux67. La commission pour les étrangers « apparaît comme une émanation de l’administration de la Sûreté », explique Cassart68.

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39 L’arrêté ministériel du 10 octobre 1944 prévoit que la commission « prend connaissance des dossiers de l’administration de la police des étrangers » et qu’elle « entend l’intéressé dans ses explications et procède aux investigations nécessaires ». Dans leurs “explications”, les Juifs allemands internés vont donc détailler leur parcours : ils doivent se justifier de tout, y compris du fait qu’ils aient survécu à l’Occupation.

40 Une fois internés, la première chose à obtenir est de pouvoir passer devant la commission compétente. Et l’attente peut être longue. Erich Gompertz insistera début novembre 1944 auprès du Bureau of Civil Affairs des Forces alliées afin qu’il intervienne auprès du gouvernement belge pour que « les hommes et les femmes, innocemment arrêtés, soient mis en liberté sans retard et sans attendre qu’en des semaines ou des mois une commission constate leur innocence »69.

41 O. écrit en janvier 1945 : « Vu que je suis arrêté plus que 4 mois sans être entendu par la Commission des Étrangers ni par un autre service compétent je le trouve très bizarre Monsieur le Président, vu qu’il y a beaucoup de mes compatriotes qui ont déjà passé la commission et qui ont été arrêtés après moi. Je suis certain que c’est peut-être un petit oubli […] [sic]. »70 O. passera devant la commission en mai 1945.

42 Le 15 décembre 1944, l’avocate de S. et de son épouse « espère qu’ils pourront passer sans retard devant la Commission »71. De sa cellule de la prison de Saint-Gilles, S. écrit, lui, à la reine : « Contrairement aux promeses [sic] de notre avocat qui nous avait promit [sic] que c’était une affaire de quelques jours uniquement pour la verification [sic] de nos pieces [sic] d’identité. Nous nous trouvons toujours emprisonnés moi à la prison St Gilles et mon épouse à la prison de Forest sans aucune explication et sans avoir subi le moindre interrogatoire. »72 Plusieurs internés s’efforcent d’écrire des lettres aux autorités en français alors qu’ils ont quelquefois des difficultés à maîtriser cette langue. S. et son épouse passent tous deux devant la commission le 21 décembre ; la commission propose leur libération et ils sont délivrés le 28 décembre.

43 Mais quand la procédure s’est enfin enclenchée, un avis favorable de la commission compétente ne signifie pas nécessairement une sortie de prison immédiate.

Avocats de la défense et témoins à décharge

44 Les internés peuvent faire appel à un avocat pour les défendre auprès de la commission consultative. Mais Cassart explique que les droits de la défense sont « moins bien garantis pour les étrangers que pour les Belges » dans le sens où la raison d’État et le souci de sécurité publique priment73. L’avocat ne peut pas plaider devant la commission. Mais il peut constituer et communiquer un dossier. Il peut rendre visite à la personne internée alors que la famille ne le peut pas74.

45 Certains internés n’ont manifestement ni les moyens ni les relations qui pourraient leur permettre de rémunérer un avocat ou de faire appel à un ami. Nicole Limbosch est l’avocate de plusieurs Juifs allemands. Elle se met à la disposition du COREF et c’est le Comité de Défense des Juifs qui donne son adresse à la Police des Étrangers75. En décembre 1944, Nicole Limbosch s’occupe d’au moins une douzaine de « juifs étrangers détenus depuis les tout premiers jours de la libération et qui ne peuvent comprendre qu’il ne leur soit pas encore possible de se faire entendre par la Commission et de retrouver enfin avec la liberté des conditions de vie un peu moins cruelles que celles qu’ils ont connues durant toutes ces dernières années »76. Elle se plaint encore en

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février 1945 que plusieurs Juifs étrangers « ne parviennent pas à passer devant la Commission, quoiqu’ils soient tous arrêtés depuis septembre 1944 et qu’un certain nombre d’Allemands véritables, arrêtés bien après, aient déjà été libérés »77.

46 Les avocats sollicitent des témoignages favorables. Ceux qui ont abrité ces personnes chez eux s’indignent alors d’une pareille arrestation. Celui qui cacha P., ainsi que huit autres personnes, répond à l’avocate qui l’a informé que P. est incarcérée : « Devant une injustice pareille, j’ai l’honneur et le devoir de me mettre en rapport avec vous afin de l’aider », en soulignant qu’elle « est et a été antiallemand [sic], jusqu’au fond de son âme »78. Auprès des Belges qui les hébergent ou les emploient durant l’Occupation, les Juifs allemands, qui ne peuvent que difficilement cacher leur origine nationale, choisissent de montrer alors ostensiblement, selon les témoignages en leur faveur d’après-guerre, leurs sentiments antiallemands, ce qui sera un argument en leur faveur après la Libération, mais aurait pu représenter un danger supplémentaire pendant la guerre.

47 Certains de ces logeurs ont été actifs dans la Résistance et ne manquent alors pas de souligner que la personne cachée chez eux n’a rien dénoncé. Ainsi un logeur de C. écrit que celui-ci « a failli être arrêté chez moi, lors de l’arrestation de ma fille par la Gestapo, il était au courant du service clandestin que nous faisions, il n’a jamais rien dévoilé »79. Une femme témoigne que M. « venait chaque soir, vers 21h, écouter le poste anglais et je n’ai eu aucun ennui à cause de cela »80. La logeuse de l’épouse et des enfants de G., dont le témoignage est sollicité par l’avocate, atteste de la « conduite irréprochable » de cette femme qui a vu son mari « subir tous les ressorts de la barbarie allemande pour cause qu’il était de nationalité juive [sic] ». Elle ajoute que « tous les gens du quartier qui connaissent cette brave famille n’ont que des éloges à lui faire ». La lettre est effectivement signée par trente-cinq personnes habitant de modestes rues d’Ixelles81.

48 Les personnes de référence se révèlent alors bien utiles. La profession exercée peut être l’occasion d’avoir des relations, de connaître des gens qui peuvent prendre la défense de la personne internée et s’en porter garants. Ainsi K. a travaillé en collaboration avec Eugène Flagey, avocat et bourgmestre libéral d’Ixelles, lors du procès d’un Belge en Allemagne sous le régime nazi82. L’épouse de G., allemande, non juive, travaille comme femme de ménage chez la sœur d’un avocat pendant presque toute la durée de l’Occupation alors que son mari est interné en France. Son employeuse intervient en faveur du couple en demandant que « la détention de ces deux personnes soit aussi courte que possible » tout « en comprenant qu’il s’agit là d’une mesure de précaution tout à fait explicable ». Elle ajoute que l’attitude vis-à-vis de la Belgique de l’épouse de G. est « parfaitement loyale » et que le curé qui a baptisé les deux enfants peut en témoigner83. H. est interné du 15 septembre 1944 au 16 décembre 1944. Sa fille est aussi internée, puis libérée avant lui. Elle semble être une connaissance de la fille de Walter Ganshof van der Meersch, l’auditeur militaire84. « Madame Ganshof a même fait une visite personnelle à [H] à la prison du Petit-Château », écrit l’avocat de H. : c’est bien une preuve que rien ne peut être reproché à son client85.

Être juif et allemand

49 Les internés doivent donc prouver leur bonne foi et lever tout doute sur une sympathie supposée pour l’Allemagne. Il s’agit alors de mettre en avant le fait d’être juif, montrant

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par là même l’évidence des persécutions, alors que ces mêmes personnes ont passé plusieurs années à dissimuler qu’elles le sont.

50 Le fait d’être inscrit au registre des Juifs devient alors un argument à décharge pour prouver qu’ils sont juifs. Le questionnaire que le COREF destine à ses membres prévoit une rubrique « non inscrit au registre des Juifs » et ajoute comme questions : « Pourquoi pas ? » et « Quelles sont les preuves de votre origine juive ? ». La plupart ne répondent pas. Certains indiquent par exemple « mon livret de mariage »86.

51 C. et son épouse mentionnent, pour leur défense, leur inscription au registre des Juifs87. Mais les autorités belges ne savent au juste quoi faire avec ces registres qu’elles considèrent comme anticonstitutionnels, donc inutilisables par elles.

52 Avant la fin des hostilités, peu après le débarquement des Alliés en Normandie, K. prévoit que sa nationalité allemande va constituer un problème important à la Libération. Le 6 septembre 1944, la Police d’Ixelles s’adresse à la Police des Étrangers pour signaler que K. « de nationalité allemande s’est présenté en notre service le 15.6.44, déclarant la perte de sa carte d’identité et émettant le désir d’obtenir une nouvelle carte revêtue du cachet “Juif”. Devant son refus de requérir son inscription au registre des juifs, il ne fut pas possible de lui accorder satisfaction. Le 21.8.44, il se présenta à nouveau muni […] [d’un] document qui fut envoyé par nos soins à l’autorité allemande aux fins d’en faire vérifier l’authenticité. Rien de défavorable n’a été porté à notre connaissance concernant cet étranger, toutefois sa conduite paraît suspecte. » L’inscription au registre des Juifs d’Ixelles signée par K. est effectivement datée du 21 août 194488. Ce que K. a voulu faire pour se protéger se retourne contre lui : en décembre 1945, la gendarmerie qualifiera cette démarche de « manœuvre » qui « prouve qu’il a joué la carte allemande ; en effet, une semaine après le débarquement des troupes alliées en Normandie, il s’est présenté le 15.6.1944 à l’administration communale d’Ixelles en vue d’y obtenir une carte d’identité portant la mention “juif”. Ceci est une preuve qu’il cherchait à se ménager une porte de sortie et de se poser en victime du régime nazi vis-à-vis des libérateurs. En effet aucun israélite ne cherchera à avoir une carte d’identité avec la mention “Juif” s’il peut ne pas y faire figurer cette mention. »89

53 Le fait de ne pas avoir porté l’étoile est aussi suspect. M. explique qu’il ne portait pas l’étoile parce que son épouse est protestante. Son avocat confirme : « Mon client est juif allemand, mais il a épousé une aryenne dont il a un enfant. De ce chef, il échappait à la règlementation sur les juifs et c’est ce qui l’a rendu suspect aux yeux de certains. » Cela a « excité la méfiance »90.

54 À leur décharge, les personnes arrêtées montrent de quelles persécutions elles ont fait l’objet. À ce sujet, la longue liste des incarcérations et des persécutions se base souvent sur les déclarations de l’intéressé. Les autorités belges ne disposent pas encore de preuves, d’enquêtes, d’attestations. Quelques-uns ont des documents allemands qui montrent qu’avant-guerre ils ont été prisonniers à Dachau par exemple, étant donné que ces papiers leur ont servi pour demander la reconnaissance comme prisonnier politique. Certains ont été internés dans des camps du sud-ouest de la France. Une fois libérés ou évadés, ils reviennent en Belgique, souvent seule possibilité de destination pour eux. R. est interné en France pendant quatre mois au camp de Saint-Cyprien91. C., présent en mai 1940 en Belgique, est « transporté » [sic] dans le Midi de la France et interné dans le camp de Saint-Cyprien de juin à octobre 1940, ensuite au camp de Gurs, de fin octobre 1940 à mars 1941, puis au dans les Bouches du Rhône. Il

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est inquiété, pour une question de faux et usage de faux, par la Justice française, qui finit par s’apercevoir qu’il y a eu un problème d’homonymie : il peut établir qu’il n’est pas la personne recherchée92.

55 G., membre du SPD, le parti socialiste allemand, a été interné cinq semaines au camp de concentration de Sachsenhausen, en novembre et décembre 1938, avant de venir en Belgique en février 1939. G. passera pratiquement toute la guerre interné dans des camps en France93.

56 Mais être arrêté durant l’Occupation en Belgique n’est pas nécessairement un bon argument, car il faut alors expliquer pourquoi on a été relâché par les autorités d’Occupation... Ainsi l’avocate de C. explique que sa femme et lui « ont été arrêtés par la Gestapo, le 29 janvier 1944. » Et c’est à l’intervention d’un Allemand qu’ils doivent leur libération, celui chez qui C. travaille occasionnellement comme “homme à tout faire”, ce qui lui vaudra donc après la Libération d’être arrêté pour « relations entretenues avec l’ennemi »94.

57 Leurs avocats montrent aussi l’absurdité d’une complicité avec un ennemi qui a provoqué la mort de la plupart de leurs proches. Ils évoquent le grand nombre de déportés dans leur famille. Même si, dans cette période suivant immédiatement la Libération, l’incertitude règne, les Juifs allemands semblent ne pas croire à une survie possible de ceux qui n’ont pas pu s’exiler. Le frère de L. écrit que ses trois frères ont probablement (« wahrscheinlich ») été tués, mais qu’il ne sait pas quand95. Le fils de C. a été déporté alors qu’il était en Belgique. Une avocate écrit qu’il « a été déporté à Malines le 4 août 1942 et, de là, on ne sait où… »96. S. écrit de sa cellule : « Ma mère de 84 ans et ma sœur avec ses deux enfants ainsi que toute la famille de ma femme furent déportés en Pologne. »97

58 Un argument favorable avancé est aussi la présence d’un proche en Grande-Bretagne engagé auprès des Alliés. C’est le cas de la fille de C., infirmière en Angleterre98.

Activités clandestines et relations avec l’ennemi

59 Les Juifs allemands arrêtés doivent aussi expliquer quels ont été leurs moyens d’existence pendant la guerre. Ils sont a priori suspects d’avoir eu des revenus dépendant des autorités d’Occupation. Les activités clandestines des Juifs allemands qui leur ont permis de survivre peuvent donc quelquefois être utilisées contre eux après la Libération. Se justifier peut être source d’autres ennuis.

60 Il est d’abord très difficile de prouver des activités forcément non déclarées. Non seulement les autorités d’Occupation ont exclu les Juifs de leurs professions habituelles, mais la Police des Étrangers ne perd pas de vue que les étrangers arrivés peu avant l’Occupation n’ont vu leur séjour toléré que s’ils n’avaient pas d’activité rémunérée en Belgique et ne risquaient pas d’être à charge de l’Assistance publique. Ainsi C. est surveillé par la Police des Étrangers dont il a attiré l’attention lors d’une affaire de faux et usage de faux où il a pu prouver sa bonne foi et l’erreur due à une homonymie99. Mais en 1942 et 1943, la Police des Étrangers veut absolument savoir quels sont ses moyens d’existence et s’il n’est pas aidé par l’Assistance publique. En décembre 1942, l’enquêteur chargé de s’informer rapporte que C., invité à faire connaître les personnes qui lui procurent du travail, « prétend que ceux-ci sont des coreligionnaires qui se sont cachés pour se soustraire aux recherches de l’autorité allemande et qu’il ignore leur

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retraite. Nous avons l’impression que [C.] continue à travailler et à recevoir du secours de ces étrangers, mais qu’il ne veut pas faire connaître leur retraite. » Après la Libération, la gendarmerie enquêtera sur P., alors internée, et rapportera qu’elle a été femme de ménage dans une pâtisserie, mais aussi qu’elle « aurait été secourue par un comité juif et aurait vendu une bague, une montre et des effets d’habillement »100. Le fait que les Juifs vendent leurs quelques biens pièce par pièce est aussi difficile à prouver.

61 M. explique que sous l’Occupation, il faisait du marché noir de cigarettes et de tabac et qu’il gagnait ainsi bien sa vie. Ses clients le retrouvaient rue du Progrès ou dans une taverne proche. Il expose que dans ce commerce comme dans tous les autres, la jalousie est féroce et qu’on lui extorquait de l’argent, qu’on le volait, qu’on menaçait de le dénoncer. Mais c’est peu après la Libération qu’il est dénoncé : il aurait été vu dans cette taverne en compagnie de collaborateurs belges. Il proteste contre le fait qu’il n’est accusé que par une seule personne, anonyme. Il reconnaît que parmi ses clients se trouvaient des soldats allemands. La méfiance de la Police des Étrangers peut se traduire par le fait que l’internement se poursuive en attendant une enquête plus approfondie. C’est le cas de M. Lorsque la commission expose que M. « a fait pour subvenir aux besoins du ménage du marché noir et n’a pas été inquiété par les Allemands », une note marginale de la Police des Étrangers ajoute : « Juif ! » et « Ce juif a fait du marché noir pendant plus de 2 ans (rue du Progrès et cafés des environs) alors qu’il se prétendait pourchassé par les Allemands ! » Estimant que ses relations avec l’occupant doivent être clarifiées, la Police des Étrangers donne avis de le maintenir en détention101. Le dossier est donc transmis à l’Auditorat militaire. Un gendarme qui enquête parlera bien de « rumeur » en ajoutant que « rien de précis n’a été relevé » et que M. a montré sa joie devant les victoires des Alliés pendant l’Occupation. M. ne comprend pas qu’après avoir passé cinq mois en détention et que la Commission lui a fait savoir que sa libération « ne tarderait plus à être effectuée », il se trouve toujours au Petit Château plusieurs semaines plus tard, sans nouvelles de son dossier102.

Libérations

62 Toute la procédure pour éclairer les cas de ces Juifs allemands prend du temps. La commission ne fait qu’émettre des avis. Il faut ensuite attendre pour certains que l’Auditorat militaire se soit prononcé. Des internés ne seront donc libérés qu’après des semaines ou des mois de détention. Cassart explique par ailleurs que le passage du régime de l’internement administratif à la détention préventive, même pour crimes contre la sécurité de l’État, rend possible une mise en liberté provisoire pendant l’instruction, ce qui n’est pas prévu au départ en cas d’internement administratif103. En novembre 1944, les commissions reçoivent le droit de libérer provisoirement les internés, mais « en cas d’erreurs évidentes »104. Les dispositions réglementant les commissions ne seront plus en vigueur quand l’armée sera sur pied de paix105.

63 Les conditions de vie dans les prisons sont à l’évidence extrêmement précaires. Cassart écrit que le régime pénitentiaire « est assez rude pour les suspects lorsqu’on admet la possibilité d’erreurs inévitables »106. La note envoyée par le Comité de Défense des Juifs au ministre de la Justice à propos des Juifs allemands constatait que « l’inorganisation des prisons retire à ces âmes innocentes une bonne part du soutien de la défense, de

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l’aide médicale, de l’hygiène élémentaire, du complément alimentaire venant de l’extérieur, etc. »107.

64 Dans une lettre à son avocat, K. écrit que « tous les criminels (droit commun) sont en 24 heures interrogés et même libérés en quelques jours » alors que pour le « petit nombre d’étrangers de ma catégorie spéciale (une douzaine) », dont la libération avait commencé, « il n’y a plus rien de neuf ». Il souhaite être seul dans sa cellule, ce qu’il n’avait pas encore demandé, mais il se retrouve avec un « criminel » qui lui « empoisonne la vie » et il n’a « plus de cigarettes ou vivres pour lui fermer la bouche et le rendre conciliant »108. Sa détention durera sept semaines109.

65 D’autres situations mettent en danger la vie d’internés quelquefois malades et âgés. Ainsi l’avocate de L. écrit à la commission consultative, en janvier 1945 : « Vous conviendrez certainement qu’il est grand temps de prendre une décision touchant le sort de ce vieillard rhumatisant, enfermé depuis près de 5 mois dans une cellule où l’eau dégouline des murs et sans qu’il sache même si une charge quelconque pèse sur lui. »110 Les certificats médicaux qui appuient la constatation de la mauvaise santé de l’interné ne permettent pas vraiment d’accélérer sa libération111.

66 Les femmes internées semblent rester moins longtemps en prison que l’homme arrêté avec elles. Mais si le chef de famille est ainsi interné, ses proches restent alors de longues semaines sans ressources. Si les deux époux, comme G. et sa femme, sont arrêtés, les autorités semblent fort peu se préoccuper de ce qu’il advient de leurs enfants. L’avocat de l’épouse de G. communique que sa cliente, emprisonnée à Forest depuis plus de six semaines « ne sait ce qui est advenu de ses deux enfants âgés de 10 et 13 ans ». La commission estimera, le 2 décembre 1944, que rien ne peut être retenu à la charge de G. et « qu’on peut le mettre en liberté sans danger pour l’ordre public », de même que son épouse. Ils sont libérés quelques jours plus tard, après être restés dix semaines en prison112.

67 Une fois passé devant la commission compétente, avec un avis favorable, l’interné peut être libéré rapidement. O. passe devant la commission le 15 mai, après que l’Auditeur militaire a signifié le 5 mai qu’il n’y avait pas lieu de le poursuivre : il est libéré le 18 mai113. R. est libéré dix jours après que ni l’Auditeur militaire, ni la Commission n’ont trouvé d’élément à sa charge : il sera resté cinq semaines interné114. En revanche, un avocat de L. écrit en février 1945 que cela fait plusieurs semaines que son client a comparu devant la Commission « qui lui fit savoir qu’il serait libéré, l’Auditorat militaire ne retenant absolument rien à sa charge », mais qu’il est toujours en prison115.

68 Lorsque l’Auditorat militaire estime qu’il lui conviendrait d’examiner le dossier, la durée d’internement est beaucoup plus longue. M. reste plusieurs mois en prison. Son avocat se plaint que les informations déjà connues de la Police des Étrangers et l’enquête effectuée au sujet de son client avant qu’il ne passe devant la commission n’arrivent en fait pas jusqu’à l’Auditorat militaire. Mais quand M. écrit : « Je suis tout disposé à rentrer en Allemagne avec ma famille pour retrouver enfin la paix », la procédure s’accélère116. Pour les Juifs allemands, “rentrer en Allemagne” signifie se rendre dans un pays détruit où ils n’ont le plus souvent plus aucune famille et aucun bien et où ils ne seront certes pas les bienvenus. M. est renvoyé en Allemagne à la mi- octobre 1945. Un rapport de gendarmerie signale : « Les neuf étrangers qui se trouvaient internés au Petit Château y ont été extraits ce matin et conduits au centre de rapatriement n° 8 av. des Éperons d’Or à Ixelles en vue de leur rapatriement. […] Pas d’incidents. »117

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Un après-guerre douloureux

69 Pour ce qui est de leur permis de séjour, le principe est que les personnes étrangères retrouvent la situation qu’elles avaient à la date du 10 mai 1940. Mais si en mars 1945, le COREF explique à ses membres que la restitution du permis de séjour de ceux qui en possédaient serait automatique, ceux qui n’en avaient pas ne verront pas leur situation améliorée118. Ceux qui étaient sous la menace d’une expulsion y sont à nouveau confrontés à leur libération et se heurtent à une interdiction de s’établir définitivement en Belgique. Le COREF les informe : « Ces personnes étaient en général déjà avant la guerre au courant qu’ils ne pouvaient pas obtenir le séjour permanent. Il n’est pas question de les expulser purement et simplement, mais on leur donnera la facilité de préparer leur émigration. »119

70 De même, début octobre 1944, la Belgique reconnaît la nationalité allemande des Juifs émigrés à qui le Reich l’avait enlevée durant l’Occupation, mais ceux qui l’avaient perdue avant mai 1940 restent apatrides120. Celles et ceux qui recouvrent leur nationalité ne peuvent le plus souvent pas revenir sur leurs pas. Quant à ceux qui sont apatrides, ils ne peuvent donc pas être “rapatriés”. Leur relation avec leur pays d’accueil demeure donc a priori conflictuelle.

71 La Police des Étrangers leur signifie souvent que leur séjour ultérieur sur le territoire national doit être le plus court possible. Ainsi dès la sortie de prison de C., son épouse et lui sont avertis qu’ils « ne sont pas autorisés à s’établir définitivement en Belgique et qu’ils doivent prendre leurs dispositions pour quitter le pays dès que les circonstances le permettront »121.

72 Ils sont souvent soumis à des procédures de contrôle : se présenter régulièrement au commissariat de police par exemple. C’est ce qui est imposé à C., ainsi qu’à sa femme122. Parmi les Juifs allemands qui ne furent pas internés, certains devaient se présenter une ou deux fois par semaine aux autorités, d’autres pas, sans qu’on puisse déterminer au juste pourquoi la mesure diffère selon les cas123.

73 Le fait qu’ils aient été internés n’influence en rien l’octroi d’un certificat de civisme et la mention « non ennemi », prévue à partir d’avril 1945, apposée sur leurs documents d’identité, puisque précisément, une fois leur libération intervenue, la procédure mise en œuvre a permis de prouver qu’ils avaient eu une “bonne attitude” sous l’Occupation. Mais pour beaucoup en réalité le doute reste et ne leur est en rien favorable ; ainsi une note interne de la Police des Étrangers, de janvier 1945, évoque le cas de « nombreux juifs allemands ou ex-autrichiens qui, ostensiblement du moins, réprouvent la nationalité allemande sous laquelle ils sont inscrits »124.

74 La carte d’identité de P. porte bien la mention « non ennemie » et les documents de la Police des Étrangers répètent que rien ne peut lui être reproché. Mais, comme pour bien d’autres, cela ne veut pas dire que ses demandes ultérieures de pouvoir séjourner en Belgique dans le cadre de son travail (elle est employée par un cirque) seront accueillies sans méfiance125. « La présence en Belgique de cette étrangère ne se justifie pas. »126 La crainte d’une installation définitive en Belgique d’étrangers sans ressources continue d’être un obstacle. P. terminera toutefois ses jours en Belgique après avoir obtenu le statut de réfugiée de l’ONU127.

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75 Si le principe est que les Juifs allemands retrouvent leur situation d’avant-guerre relativement aux permis de séjour, ils ne peuvent cependant retrouver leur position économique et sociale d’autrefois.

76 Pour retrouver un travail après la guerre, le fait même d’être allemand est un obstacle. Erich Gompertz écrira à propos des Juifs allemands : « Personne ne nous donne du travail actuellement, puisque nous sommes Allemands. »128 Les troupes anglaises et américaines présentes sur le territoire belge, quant à elles, semblent moins méfiantes vis-à-vis des Juifs allemands. Ainsi, P. travaille « dans des cantines réservées aux troupes anglaises ou américaines », puis travaille comme femme à journée129.

77 Leurs biens sont placés sous séquestre par un arrêté-loi du 23 août 1944 qui avait provoqué l’immobilisation de leur patrimoine. Les Juifs allemands sollicitent la mainlevée du séquestre après l’arrêté-loi du 13 janvier 1947 qui les y autorise130. L’Office des Séquestres s’informe alors auprès de la Police des Étrangers si elle a des réserves à formuler sur les certificats de civisme présentés et si le demandeur peut bien être considéré comme “non ennemi”. C. demande la mainlevée du séquestre en octobre 1949131. Ceux qui ne survivent pas longtemps après la Libération ne verront donc jamais leurs droits rétablis.

Conclusion

78 Ces quelques épisodes illustrent les relations de l’époque entre Juifs, entre Juifs et non- Juifs, et entre les Juifs présents en Belgique et les autorités belges. Les Juifs allemands sont suspects pour certains parce qu’ils sont juifs ou parce qu’ils sont allemands ou parce qu’ils ont survécu. Ils éclairent aussi la vie quotidienne de ces personnes qui ont dû se justifier de tout après la Libération. Ils montrent le nombre d’obstacles que ces Juifs allemands ont dû surmonter pour survivre aux persécutions et à leurs conséquences. Chaque solution doit être improvisée et peut avoir des répercussions négatives pour eux.

79 Si on ne peut pas dire que les autorités belges d’après la Libération soient indifférentes au sort de ces Juifs allemands, leur petit nombre par rapport à l’ensemble des problèmes à résoudre à l’époque fait que peu d’attention est accordée à leur sort. Des mesures considérées comme exceptionnelles sont prises à leur égard : des circulaires prévoient par exemple de reconnaître qu’une personne est juive alors que les autorités répèteront que faire une distinction entre Juifs et non-Juifs est en principe anticonstitutionnel.

80 L’antisémitisme imprégné dans la société belge à l’époque ne peut faire qu’accroître les a priori et les suspicions qui pèsent sur ces Juifs allemands survivants. Leur destin dépend de l’arbitraire de quelques-uns. Juifs et Allemands, ils n’ont pas droit au bénéfice du doute. La période qui suit la Libération est une période d’incertitudes et aussi d’urgences ; comprendre ce qui leur est arrivé exactement prend du temps.

81 Leurs cas dérangent, aussi bien les autorités belges, qui se rendent compte que considérer uniquement l’origine nationale des Juifs allemands conduit à des injustices, que les représentants de la communauté juive, qui dans ces temps de reconstruction ne veulent pas appuyer l’image qui assimile les Juifs présents en Belgique à des Allemands, donc à des ennemis. D’autre part, au sein d’une population juive survivante traumatisée, les Juifs allemands n’ont pas, pour beaucoup, une image positive. Les

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autorités d’Occupation avaient pu instrumentaliser à leur profit les différences et divergences régnant au sein de la population juive présente en Belgique. Unzer Wort, le journal des sionistes de gauche du Linké Poalé Zion, écrit en juin 1944 à propos des Juifs allemands : « Leur forte représentativité dans l’AJB [l’Association des Juifs en Belgique, mise en place par l’occupant] et dans toutes les institutions établies sur ordre de la Gestapo, ainsi que le traitement vil et abject par les Juifs allemands de leurs frères juifs polonais dans les camps, comme Breendonk et Malines, sont connus de tous, et ne doivent pas être présentés en détail. Il est pénible et honteux d’observer avec quelle facilité notre ennemi sanguinaire avait trouvé des serviteurs juifs, pour être utilisés contre les masses juives. »132

82 O. écrit de sa cellule, alors qu’il est en prison depuis plusieurs mois, qu’il voit des Allemands libérés bien avant lui et qu’il se demande pourquoi ce n’est pas son cas : « Est-ce parce que je suis seul sans aucun soutien ? » Et effectivement, ces Juifs allemands internés ne peuvent pas compter sur des solidarités constructives à l’époque. Ils ne sont pas protégés par un pays. S’ils sont arrivés peu de temps avant l’Occupation, ils n’ont pas eu le temps d’être vraiment intégrés dans les communautés juives locales, qui ont par ailleurs de multiples autres priorités dans l’immédiat après-guerre. Le COREF les défendra comme il peut, mais doit tout d’abord se structurer, et comme ceux qui l’animent sont eux-mêmes des Juifs allemands, le COREF n’a que peu de poids dans cette Belgique d’après-guerre en pleine reconstruction.

83 Cassart concluait en reprochant au système mis en place que le sort des étrangers « sera réglé par une administration omnipotente, sans autres garanties que le contrôle parlementaire ». « L’internement des suspects est certes une mesure exceptionnelle, que seules les circonstances exceptionnelles justifient. En temps ordinaire ou aux mains d’un gouvernement de parti elle exposerait au pire arbitraire. L’instruction des commissions consultatives entoure certes ce procédé de police d’État, de garanties quasi judiciaires, du moins pour les Belges. Quatre années de “justice allemande” avec ses camps de concentration, ses lettres de cachet, ses procédés de délation et de torture ne nous ont certes pas appris la pitié. Nos cœurs se sont endurcis. »133

NOTES

1. Archives Générales du Royaume (AGR), Police des Étrangers (PE), Dossier individuel de S. Pour respecter l’anonymat des personnes citées, l’auteur a remplacé leurs nom et prénom par une lettre arbitrairement choisie. 2. Musée Juif de Belgique (MJB), Archives du COREF, boîte 1, inv. 1, « Comité Israélite des Réfugiés, Victimes des Lois Raciales, en bref “COREF”, à Bruxelles. Statuts », Annexe au Moniteur Belge du 28 juillet 1945, n° 1948, 987-988. 3. MJB, COREF, boîte 3, inv. 13. 4. MJB, COREF, boîte 5, inv. 15, questionnaire rempli par le frère de L., 5 novembre 1945. 5. MJB, COREF, boîte 3, inv. 13, questionnaire rempli par K., 20 février 1945. 6. MJB, COREF, boîte 3, inv. 13, questionnaire rempli par C., 31 janvier 1945. 7. MJB, COREF, boîte 3, inv. 13 ; boîte 4, inv. 14 ; boîte 5, inv. 15 ; boîte 6, inv. 16.

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8. Voir notamment N. Wouters, « La reconnaissance d’après-guerre », dans R. Van Doorslaer (dir.), La Belgique docile. Les autorités belges et la persécution des Juifs en Belgique durant la Seconde Guerre Mondiale, Bruxelles, 2007, pp. 1026-1030. 9. AGR, PE, 1113, « Législation de guerre relative aux étrangers et suspects, au regard spécifique de la Sûreté de l’État » (note interne de la Sûreté de l’État), 30 septembre 1950. 10. Voir E. Debruyne, « Réfugiés et étrangers dans un pays sur pied de guerre (septembre 1939 - mai 1940) » et « Les arrestations de mai 1940 et leur suite », dans R. Van Doorslaer (dir.), La Belgique docile…, op. cit., pp. 119-263. Sur les réfugiés allemands avant-guerre voir J.-Ph. Schreiber, « L’accueil des réfugiés juifs du Reich en Belgique. Mars 1933 – septembre 1939 : le Comité d’Aide et d’Assistance aux Victimes de l’Antisémitisme en Allemagne », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, 3, 2001, pp. 23-71 ; F. Caestecker, « Het beleid tegenover de joodse vluchtelingen uit nazi-Duitsland (1933-1940). Een gedoogbeleid tussen vluchtelingen- en immigratiebeleid », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, 3, 2001, pp. 13-21 ; F. Caestecker, Ongewenste gasten ? Joodse vluchtelingen en migranten in de dertiger jaren, Bruxelles, 1993 ; E. Debruyne, « De la politique de tolérance et de ses variations. La Belgique et l’exil des Juifs (janvier 1933 - septembre 1939) », dans R. Van Doorslaer (dir.), La Belgique docile…, op. cit., pp. 59-118. 11. E. Debruyne, « La Police des Étrangers », dans R. Van Doorslaer (dir.), La Belgique docile…, op. cit., pp. 349-360. 12. G. Cassart, Internement des Suspects et des Étrangers. Arrêté-loi du 12 octobre 1918 et son application en 1944, Bruxelles, 1944 (Georges Cassart se définit dans sa brochure comme « avocat à la Cour d’Appel de Bruxelles », « licencié en sciences politiques et sociales » ; la préface est écrite par Jacques Basyn, avocat à la Cour d’appel de Bruxelles, ancien chef de cabinet du ministre de la Justice). « Circulaire du Ministre de la Justice concernant l’application de l’arrêté-loi du 12 octobre 1918 (Moniteur des 15-19 octobre 1918) (circulaire n° 340) » dans G. Cassart, op. cit., p. 11. AGR, PE, 1113. 13. AGR, PE, 1113, Circulaire du ministre de la Justice concernant l’application de l’arrêté-loi du 12 octobre 1918 (Moniteur des 15/19 octobre 1918), signée Delfosse, ministre de la Justice, 21 août 1944 (Circulaire 340). 14. Service des Victimes de la Guerre (SVG), Dossier de Georges Cassart. 15. G. Cassart, op. cit., p. 12 et p. 26. 16. Ibid., p. 26. 17. Ibid., op. cit., p. 21. 18. Ibid., op. cit., p. 24. 19. Ibid., op. cit., p. 34. 20. Le Peuple, « La cinquième colonne se reforme », 15 septembre 1944, p. 2. 21. G. Cassart, op. cit., p. 30. 22. Ibid., op. cit., p. 22. 23. AGR, PE, Dossier individuel de P. 24. AGR, PE, Dossier individuel de L., lettre d’un avocat de L. adressée à l’Administrateur de la Sûreté, 23 décembre 1944. 25. AGR, PE, Dossier individuel de L., notice de l’avocate de L., octobre 1944. 26. AGR, PE, Dossier individuel de S. 27. AGR, PE, Dossier individuel de C. 28. AGR, PE, Dossier individuel de M. 29. MJB, COREF, boîte 4, inv. 14. 30. AGR, PE, Dossier individuel de G. 31. MJB, COREF, boîte 3, inv. 13. 32. AGR, PE, Dossier individuel de G., lettre de G. adressée au procureur général, 27 septembre 1944. 33. AGR, PE, Dossier individuel de G., note de l’avocate pour G. et son épouse, s.d.

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34. AGR, PE, Dossier individuel de O. 35. AGR, PE, Dossier individuel de O., lettre de O. adressée « Au Président de la Commission des Étrangers », 25 janvier 1945. 36. AGR, PE, Dossier individuel de R. ; MJB, COREF, boîte 4, inv. 14, questionnaire rempli par R., 11 mars 1945. 37. AGR, PE, Dossier individuel de R. 38. AGR, PE, Dossier individuel de C. 39. AGR, PE, Dossiers individuels de C., P., O., L., G., M. 40. AGR, PE, Dossier individuel de M., Gendarmerie Nationale. Centre d’Internement d’Etterbeek, « Liste des étrangers détenus le 31/10/44 ». 41. G. Cassart, op. cit., p. 22. 42. Le Peuple, « À propos de l’internement des étrangers », 7 octobre 1944, p. 2. 43. Unzer Kamf, « La reconstruction de notre communauté et le Comité de Défense Juif », septembre 1944, pp. 3-4 (traduction de Jo Szyster). L’auteur remercie Jo Szyster de lui avoir communiqué les traductions qu’il a réalisées. 44. AGR, PE, Dossier individuel de L. 45. Unzer Kamf, « Des droits pour les masses juives », 14 octobre 1944, p. 1 (traduction de Jo Szyster). 46. AGR, PE, 855, lettre de Schneider, directeur général du Ministère des Affaires étrangères, adressée au ministre de la Justice, 1er mai 1945. 47. Sur Erich Gompertz, voir C. Massange, « Erich Gompertz. Historique d’un exil », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, 2008, 8, pp. 139-156. 48. Sur l’histoire de l’AIVG, voir notamment : C. Massange, Bâtir le lendemain. L’Aide aux Israélites Victimes de la Guerre et le Service social juif de 1944 à nos jours, Bruxelles, 2002. 49. Sur Chaïm Perelman, voir e.a. J.-Ph. Schreiber (éd.), Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique. Figures du judaïsme belge XIXe-XXe siècles, Bruxelles, 2002, pp. 271-274. 50. MJB, COREF, boîte 1, inv. 1, « Protokoll der ausserordentlichen Vorstandssitzung vom 8 Juni 1945 » : « Exposé ». 51. Ibid. AGR, PE, 874, « Statut des Juifs d’origine ennemie résidant en Belgique ». 52. AGR, PE, 874, lettre de Ch. Janssens adressée au ministre de la Justice, 25 octobre 1944. 53. AGR, PE, 874, « Statut des Juifs d’origine ennemie résidant en Belgique ». 54. Ibid. 55. MJB, COREF, boîte 1, inv. 1, lettre d’Erich Gompertz au Bureau of Civil Affairs, à Bruxelles, 5 novembre 1944. AGR, PE, Dossier individuel de C. 56. MJB, COREF, boîte 1, inv. 1, « Protokoll der ausserordentlichen Vorstandssitzung vom 8 Juni 1945 » : « Exposé ». 57. Ibid. 58. Archives du Service Social Juif, procès-verbaux des conseils d’administration de l’AIVG, 5 juin 1945, 12 juin 1945, 30 octobre 1945, 20 novembre 1945. 59. V. Vanden Daelen, Laten we hun lied verder zingen. De heropbouw van de joodse gemeenschap in Antwerpen na de Tweede Wereldoorlog (1944-1960), Amsterdam, 2008, p. 62. 60. AGR, PE, 1229, « Remplacement par des titres authentiques des cartes d’identité contrefaites ou falsifiées. Validation des cartes d’identité », circulaire du ministre de l’Intérieur adressée aux administrations communales, parue au Moniteur Belge du 6 octobre 1944. 61. AGR, PE, 1229, « Nationalité. Renouvellement de titres de séjour. Arrêté-loi du 12 octobre 1918. », circulaire du ministre de la Justice, adressée aux bourgmestres, parue au Moniteur Belge du 21 octobre 1944. 62. AGR, PE, 1113, circulaire du ministre de la Justice concernant l’application de l’arrêté-loi du 12 octobre 1918, 28 octobre 1944. 63. AGR, PE, 874, « Statut des Juifs d’origine ennemie résidant en Belgique ».

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64. AGR, PE, Dossier individuel de G. AGR, PE Dossier individuel de O. 65. MJB, COREF, boîte 1, inv. 1, lettre d’Erich Gompertz au Bureau of Civil Affairs, à Bruxelles, 5 novembre 1944. 66. Unzer Kamf, « Réfugiés allemands », 17 février 1945, pp. 3-4 (traduction de Jo Szyster). 67. G. Cassart, op. cit., p. 36. 68. Ibid., p. 42. 69. MJB, COREF, boîte 1, inv. 1, lettre d’Erich Gompertz au Bureau of Civil Affairs, 5 novembre 1944. 70. AGR, PE, Dossier individuel de O., lettre de O. adressée « Au Président de la Commission des Étrangers », 25 janvier 1945. 71. AGR, PE, Dossier individuel de H., lettre du 15 décembre 1944 adressée à la Police des Étrangers. 72. AGR, PE, Dossier individuel de H. 73. G. Cassart, op. cit., p. 43. 74. Ibid., p. 44. 75. MJB, COREF, boîte 1, inv. 1, « Protokoll der Sitzung des Verwaltungsrates des COREF vom 7 Mai 1945 ». AGR, PE, Dossier individuel de C., lettre du « Comité de Défense de Juifs, Mouvement de Résistance, affilié au Front de l’Indépendance », 19 octobre 1944. Même lettre dans le dossier de L., AGR, PE. Dossier individuel de L. 76. AGR, PE, Dossier individuel de P., lettre de Nicole Limbosch au commandant du Centre d’Internement du Petit Château, 8 décembre 1944. AGR, PE, Dossier individuel de O. 77. AGR, PE, Dossier individuel de O., lettre de Nicole Limbosch à la Police des Étrangers, 1 er février 1945. 78. AGR, PE, Dossier individuel de P. 79. AGR, PE, Dossier individuel de C., lettre du 23 février 1942. 80. AGR, PE, Dossier individuel de M. 81. AGR, PE, Dossier individuel de G. 82. AGR, PE, Dossier individuel de K. 83. AGR, PE, Dossier individuel de G., lettre au substitut du procureur du roi, 15 septembre 1944. 84. AGR, PE, Dossier individuel de H. 85. AGR, PE, Dossier individuel de H., lettre de l’avocat de H. adressée au ministre de la Justice, 18 novembre 1944. 86. MJB, COREF, boîte 3, inv. 13, questionnaires. 87. AGR, PE, Dossier individuel de C. 88. Kazerne Dossin (KD), inscription au registre des Juifs de K. 89. AGR, PE, Dossier individuel de K. 90. AGR, PE, Dossier individuel de M. 91. AGR, PE, Dossier individuel de R. MJB, COREF, boîte 4, inv. 14, questionnaire rempli par R., 11 mars 1945. 92. AGR, PE, Dossier individuel de C., lettre du 23 février 1942. 93. AGR, PE, Dossier individuel de G. 94. AGR, PE, Dossier individuel de C. 95. MJB, COREF, boîte 5, inv. 15, questionnaire rempli par le frère de L., 5 novembre 1945. 96. AGR, PE, Dossier individuel de C. 97. AGR, PE, Dossier individuel de S. 98. AGR, PE, Dossier individuel de C. 99. AGR, PE, Dossier individuel de C., attestation du 5 octobre 1944. 100. AGR, PE, Dossier individuel de P. 101. AGR, PE, Dossier individuel de M.

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102. AGR, PE, Dossier individuel de M., lettre de M., adressée à la Police des Étrangers, 14 mars 1945. 103. G. Cassart, op. cit., p. 37. 104. Ibid., p. 39. 105. AGR, PE, 1113, note de la Sûreté de l’État, 30 septembre 1950. 106. G. Cassart, op. cit., p. 54. 107. AGR, PE, 874, « Statut des Juifs d’origine ennemie résidant en Belgique ». 108. AGR, PE, Dossier individuel de K. 109. MJB, COREF, boîte 3, inv. 13, questionnaire rempli par K., 20 février 1945. 110. AGR, PE, Dossier individuel de L., lettre de Nicole Limbosch, adressée à la Commission Consultative près les Services de la Police des Étrangers, 1er février 1945. 111. AGR, PE, Dossier individuel de M. 112. AGR, PE, Dossier individuel de G. 113. AGR, PE, Dossier individuel de O. 114. AGR, PE, Dossier individuel de R. 115. AGR, PE, Dossier individuel de L. 116. AGR, PE, Dossier individuel de M. 117. Ibid., rapport de gendarmerie du 15 octobre 1945. 118. MJB, COREF, boîte 20, inv. 111, « Communication importante à nos membres », 27 mars 1945. 119. Ibid. 120. Voir à ce sujet : D. Fraser et F. Caestecker, « Jews or Germans ? Nationality Legislation and the Restoration of Liberal Democracy in Western Europe after the Holocaust », dans Law and History Review, n° 31, 2, 2013, pp. 391-422. Sur la situation des réfugiés juifs dans l’après-guerre en Belgique, voir aussi les travaux de Frank Caestecker, notamment : « The Reintegration of Jewish Survivors into Belgian Society, 1943-1947 », dans D. Bankier, The Jews Are Coming Back. The Return of the Jews to their Countries of Origin after WWII, New York-Oxford, Jérusalem, 2005, pp. 72-107 ; « Holocaust survivors in Belgium, 1944-1949. Belgian Refugee Policy and the Tragedy of the Endlösung », dans Tel Aviver Jahrbuch für Deutsche Geschichte, XXVII, 1998, pp. 353-381 ; « Joodse vluchtelingen in West-Europa voor en na de Holocaust (1933-1950) », dans Driemaandelijks tijdschrift van de Stichting Auschwitz, 66, janvier-mars 2000, p. 96. 121. AGR, PE, Dossier individuel de C. 122. Ibid. 123. MJB, COREF, boîte 3, inv. 13, questionnaires du COREF. 124. AGR, PE, 1432. 125. AGR, PE, Dossier individuel de P. 126. AGR, PE, Dossier individuel de P., rapport de gendarmerie du 28 novembre 1949. 127. AGR, PE, Dossier individuel de P. 128. MJB, COREF, boîte 1, inv. 1, lettre d’Erich Gompertz au Bureau of Civil Affairs, à Bruxelles, 5 novembre 1944. 129. AGR, PE, Dossier individuel de P., rapport de gendarmerie du 28 novembre 1949. 130. MJB, COREF, boîte 15, inv. 82, extrait du Moniteur Belge du 23 janvier 1947, 654-655. 131. AGR, PE, Dossier individuel de C. 132. Unzer Wort, juin 1944, texte traduit du yiddish et publié dans M. Werber, La parole d’Abusz Werber, Bruxelles, 2015, pp. 32-33. 133. G. Cassart, op. cit., p. 45.

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AUTEUR

CATHERINE MASSANGE Catherine Massange est historienne et chercheuse à la Fondation de la Mémoire contemporaine. Elle a notamment publié Bâtir le lendemain. L’Aide aux Israélites Victimes de la Guerre et le Service Social Juif de 1944 à nos jours (2002).

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L’Affaire Norden. Le “judéo-boche” dans la presse belge (1914-1918)

Yasmina Zian

1 Octobre 1915. En pleine guerre, Fritz Norden, avocat allemand d’origine juive résidant en Belgique depuis une quinzaine d’années, publie un ouvrage justifiant l’invasion allemande1. À la suite de cette publication, un article de la main d’Albert Van de Kerckhove dans La Libre Belgique, intitulé « Une saleté », reprend une série de préjugés antisémites à l’encontre de « ce juif d’outre-Rhin », ce « Judas » qui insulte le patriotisme belge. Alors que la Belgique est connue pour son absence de théoriciens de l’antisémitisme, la publication d’un tel article véhiculant sans retenue des stéréotypes négatifs sur le juif, suscite d’emblée deux interrogations : La Libre Belgique est-elle le seul journal à tenir de tels propos2 ? Est-ce là un cas particulier relatif à l’affaire Norden ?

2 Pour y répondre, le présent article se fonde sur l’analyse des représentations négatives sur le juif véhiculées par la presse belge durant le conflit sous forme de textes, ou de caricatures, supports qui nous informent sur les représentations de l’imaginaire collectif de l’époque3. Par ce biais, nous souhaitons mettre en exergue certains modes d’expression antijuive et poser quelques hypothèses quant à leurs conditions sociales d’émergence4.

3 Pour mettre le cas Fritz Norden en perspective, nous mobiliserons les théories de la psychologie sociale sur les stéréotypes et éclairerons notre analyse à la lumière des travaux de Marc Angenot concernant les discours sur les juifs à la fin du XIXe siècle en France5. L’objectif du présent article est à la fois de contribuer à une meilleure connaissance du personnage de Fritz Norden et d’analyser divers modes d’expression antijuive durant la Première Guerre mondiale.

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L’absence de recherches sur l’antisémitisme en Belgique pour la période 1914-1930

4 L’ouvrage de Bertrand Herremans, publié en 2012, se propose d’ouvrir la recherche sur l’histoire de l’antisémitisme en Belgique après la Première Guerre mondiale à travers l’analyse des rapports rédigés par les diplomates belges6. Jusque-là, la plupart des recherches sur l’antisémitisme en Belgique s’étaient concentrées sur les années trente et la Deuxième Guerre mondiale. Parmi ces dernières, on retrouve les ouvrages retentissants de Maxime Steinberg, la précieuse thèse de doctorat de Lieven Saerens sur les Juifs à Anvers de 1880 à 1944, l’ouvrage collectif consacré aux Juifs de Belgique, de l’immigration au génocide (1925-1945), la Belgique docile portant sur l’attitude du gouvernement belge face aux persécutions durant la Deuxième Guerre mondiale, et d’autres encore7.

5 Pour ce qui est de l’entre-deux-guerres et surtout des années vingt, beaucoup de mémoires de licence et de master et quelques articles s’y intéressent, mais il n’y a guère de monographies, si ce n’est celles de Pierre Assouline traitant – sans que cela en soit le propos principal – de l’antisémitisme d’Hergé et de Simenon ou encore celle de Paul Aron et Cécile Vanderpelen sur Edmond Picard8. L’ouvrage de Lieven Saerens sur les étrangers juifs à Anvers survole le premier conflit mondial sans l’étudier comme un événement prêtant à conséquence dans la dynamique entre étrangers d’origine juive et société belge9. En ce qui concerne la période précédant la Première Guerre mondiale, les travaux se concentrent sur différentes affaires. On retrouve en effet dans l’historiographie belge des ouvrages sur l’Affaire de 1302, sur l’Affaire Mortara et sur la réception en Belgique de l’Affaire Dreyfus10. Un article de Jean-Philippe Schreiber traite également de l’antijudéo-maçonnisme11.

6 Notre thèse de doctorat sur les étrangers juifs à Cureghem entre 1880 et 1930 poursuit l’objectif de combler cette lacune historiographique. Notre démarche intègre la montée de la xénophobie et du nationalisme à l’analyse de l’antisémitisme. Ce choix est motivé par deux raisons. Premièrement, en ce qui concerne le contenu : comment, en effet, ne pas intégrer la xénophobie dans une analyse du rejet des étrangers juifs, ni le nationalisme dans l’étude d’une période traversée par la guerre ? Deuxièmement, l’étude scientifique de l’histoire de l’antisémitisme doit être menée dans l’optique de Jean Vogel selon laquelle « l’antisémitisme n’est pas un phénomène métaphysique, une malédiction éternelle, ni même une constante transhistorique, mais dans sa nature comme dans ses modalités, il représente un fait social, produit de l’histoire et même de plusieurs histoires (parmi lesquelles celle des communautés juives ne sont pas des objets passifs d’une histoire faite par d’autres) »12.

7 En fin de compte, travailler sur l’antisémitisme sans intégrer la composante xénophobe, c’est nier que ces juifs présentaient d’autres identités notamment sociales, économiques, politiques et culturelles pouvant être à l’origine de discriminations. C’est oublier que les diplomates qu’évoque Bertrand Herremans ciblaient des juifs, mais aussi des pauvres, des communistes et des non-Belges. C’est simplifier leurs discours et par conséquent ne pas prendre en compte le phénomène de rejet en ne considérant qu’un « habitus antisémite séculaire propre aux provinces de Belgique »13. Pour toutes ces raisons, cet article se propose d’étudier l’affaire Norden à l’aune des discours sur les juifs largement imprégnés d’un ressentiment anti-allemand.

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Des précisions conceptuelles

8 Le terme « antisémitisme » – popularisé par les théories antisémites présentant les juifs comme étant la source des problèmes économiques, politiques et moraux – combine, depuis le dernier quart du XIXe siècle deux niveaux d’arguments : • ceux de l’antijudaïsme : le juif est autre de par sa religion, il est responsable de la mort de Jésus ; • ceux des théories racistes apparaissant au XIXe siècle : le juif est inférieur de par sa « race ».

9 Sa signification est donc nettement moins générale que celle admise aujourd’hui si l’on se réfère à celle donnée par l’UNESCO selon laquelle l’antisémitisme est : « a certain perception of Jews, which may be expressed as hatred toward Jews. Rhetorical and physical manifestations of are directed toward Jewish or non-Jewish individuals and/or their property, toward Jewish community institutions and religious facilities »14.

10 Pour déjouer l’anachronisme dans l’usage du terme « antisémitisme », nous l’utiliserons pour faire référence à un objet historique15. Comme « outil analytique », nous privilégierons plutôt les termes de « stéréotype », « représentation groupale » et « préjugé », termes accompagnés des adjectifs « négatif » et « antijuif ». Nous reprenons la définition du terme « stéréotype » d’Olivier Klein et Christophe Leys selon laquelle : « Ce terme désigne une croyance concernant les traits caractérisant les membres d’un groupe social […]. Que ces croyances soient fondées ou non n’affecte en rien le fait qu’on puisse les considérer comme des stéréotypes. De même, il n’est pas nécessaire [que tous les individus du groupe social] soient perçus comme des trafiquants de drogue pour qu’on puisse parler de stéréotype. Celui-ci est toujours relatif à d’autres groupes : le fait même qu’une caractéristique soit perçue comme plus fréquente dans une communauté que dans d’autres la rend, par définition, stéréotypique de ce groupe. »16 Les « représentations groupales » sont des stéréotypes partagés par les membres d’un groupe social, tandis que le « préjugé » est une attitude (évaluative) négative. L’emploi de ces vocables permettra de déconstruire les propos antijuifs et surtout de ne pas réduire toutes ces expressions à l’antisémitisme, terme polysémique et par conséquent mauvais outil pour l’analyse des rapports de domination. Nous le verrons dans la conclusion, cet emploi permet également de mettre en lumière ce qui est appelé plus couramment un « antisémitisme latent »17, c’est-à-dire une expression d’hostilité à l’égard d’un juif ou de juifs sans se référer à une théorie antisémite ou sans en faire un usage politique18.

11 Pour cet article, nous reprenons, comme Marina Allal, l’emploi de la minuscule pour « juif » en référence au Petit Robert et afin de se distancer de l’usage notamment antisémite de la majuscule19. La graphie italique nous permet d’indiquer que le terme ne fait pas référence à une réalité, mais bien à la représentation par des non-juifs de ce que seraient les juifs. Par ailleurs, pour souligner l’idée qu’il existe un archétype du juif utilisé dans la presse, nous emploierons ce terme au singulier.

Les sources utilisées

12 La presse se révèle une source importante pour la recherche en histoire culturelle, sociale et politique. Mais elle ne connaît pas la même portée à chaque époque20.

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Pendant la guerre, les journaux doivent faire face à différentes difficultés : allant du manque de papier à la diminution du nombre de lecteurs, en passant par le poids de la censure21. Le contexte de guerre influence donc énormément l’organisation de la presse et son contenu. C’est pourquoi nous avons choisi de travailler sur des journaux paraissant sous différentes autorités (celles de l’Occupation ou celles de l’exil, en France ou en Angleterre). Les extraits cités dans cet article proviennent d’un dépouillement par mots-clefs des journaux suivant : Le XXe Siècle, L’Écho de la Presse Internationale, L’Écho de Liège, L’Indépendance Belge, Le Bruxellois, Le Messager de Bruxelles, Le Quotidien et La Libre Belgique22. Ces journaux, de tendances différentes et à tirages divers, constituent un échantillon éclectique de la presse belge. Ce matériel est par ailleurs complété par des sources iconographiques et par le dossier individuel de Fritz Norden constitué par la Police des Étrangers23.

13 Pour toute la période de guerre, nous avons comptabilisé une trentaine d’articles et images dans lesquels les juifs sont représentés négativement. Ces articles ne sont jamais publiés en première page. Déjà avant la guerre, si la presse catholique publie des articles antisémites, Jean Stengers, que nous rejoignons, déclare qu’ils sont trop irréguliers pour pouvoir parler d’un antisémitisme belge comparable à l’antisémitisme français. D’autant plus que les auteurs de tels articles sont souvent des Français ou des Belges vivant à Paris24. Nous rejoignons également Eric Defoort et Roger Aubert qui déclarent que les attaques les plus nombreuses formulées dans la presse catholique contre les juifs doivent être mises en relation avec la volonté des catholiques conservateurs d’obtenir un mandat belge en Palestine25. Tel le cardinal Mercier, représentant du néo-thomisme en Belgique et poussé dans ces démarches par l’antisionisme26. Après l’échec de ce projet, certains organes catholiques publient plus régulièrement des articles amalgamant juifs, communistes et Allemands27. Le cardinal Mercier soutient par ailleurs des journaux tels que la Revue Catholique des Idées et des Faits qui publie dans ses colonnes des articles antisémites, notamment de Maurras, et n’hésite pas à témoigner son adoration pour l’Action Française28.

14 Par ailleurs, compte tenu de l’affaiblissement de l’influence de l’Église dans la société belge, la stigmatisation sur base religieuse s’exprime de moins en moins dans l’espace public. Même si des liens sont faits entre le « sionisme », le « communisme » et la « franc-maçonnerie », l’antisémitisme fondé sur le racisme est formellement rejeté par les catholiques belges29.

15 Les articles et cartes postales utilisés pour cette recherche ne représentent pas la totalité de la presse belge, même s’ils sont significatifs. Il est donc impératif de garder à l’esprit que si les représentations négatives du juif sont l’objet de notre article, notre but n’est pas de démontrer que la presse est à majorité antisémite, mais d’analyser les objectifs et les formes d’expression des préjugés antijuifs ainsi que le contexte dans lequel ils apparaissent.

Les figures négatives du juif pendant la guerre : le juif proche de l’Allemand

16 Dans la presse dépouillée, nous avons observé deux figures ou « représentations symboliques » négatives du juif : le profiteur de guerre et l’auxiliaire des Allemands. Dans ces deux cas, le juif tirerait profit de ceux qui apparaissent alors comme les

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bourreaux de la Belgique. Comment, en effet, mieux diaboliser un groupe en temps de guerre qu’en l’associant à l’ennemi national ?

La figure du profiteur : « Jamais les Juifs marolliens n’ont fait tant de bonnes affaires »

17 Sous l’Occupation, l’inflation favorise la production soutenue d’illustrations s’employant à caricaturer le profiteur de guerre30. Sa présence constante dans les journaux reflète l’obsession de la population pour la pénurie alimentaire plus que le nombre desdits profiteurs.

18 Si l’augmentation des prix des denrées alimentaires a inspiré beaucoup de caricaturistes, c’est une carte postale représentant un fripier de la Marolle qui attire ici notre attention31.

Les Juifs marolliens sous l’Occupations.

Caricature d’un fripier de la Marolle, 1916. © KBR.

19 La légende indique : « 1916 : L’âge d’or pour les fripiers. Jamais les Juifs-marolliens n’ont fait tant de bonnes affaires ! »32 Cette représentation s’inspire, tout en s’en distinguant, d’une autre figure négative plus ancienne du juif : celle du colporteur33.

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Représentation iconographique de Juifs.

Caricature d’un colporteur, 1914-1916. © Collection privée Arthur Langerman. Tous droits réservés.

20 Alors que ces représentations font du colporteur juif un commerçant « roublard » qui trompe les honnêtes Belges, le profiteur de guerre, lui, est dans une position de force : il n’a pas besoin de tromper, de contourner les règles, il impose simplement les siennes. Dans les représentations iconographiques, leur apparence se distingue également : le colporteur juif est maigre et pauvre tandis que le profiteur est bien portant et riche. Cependant tous deux reprennent le stéréotype du commerçant juif, malhonnête et sans scrupules34. Cette représentation, déjà présente avant la guerre, continue à se répandre dans les années trente35.

21 Le profiteur de guerre ici représenté possède les mêmes caractéristiques esthétiques que les profiteurs de guerre non juifs sur d’autres iconographies. C’est un homme corpulent, mis en perspective avec des personnages affamés dont le corps amaigri contraste avec le corps plein de l’accapareur. Le genre est également mobilisé : bien qu’on retrouve parfois des couples qui représentent les profiteurs, le profiteur s’il est représenté seul, est majoritairement une figure masculine. Lorsqu’il s’agit d’une illustration d’un couple d’accapareurs, la représentation de l’épouse, arborant bijoux et fourrures, permet au caricaturiste de faire ressortir la richesse de celui qu’elle accompagne. La « profiteuse » est donc rarement – voire jamais – représentée seule, ce qui indique que l’accapareur est, dans l’imaginaire collectif, personnifié par un homme.

22 On remarquera en revanche que c’est une femme « seule », accompagnée de ses enfants, qui représente la figure de la victime sur la carte postale36. L’absence de son époux – probablement sur le front – aide encore à déprécier le profiteur. Le mari absent, ne pouvant subvenir aux besoins de sa famille parce qu’en train de risquer sa vie pour la patrie est la figure antagoniste du profiteur exploitant les plus faibles.

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Étonnamment, bien que la légende renvoie à une représentation négative des juifs, le dessinateur n’a pas eu recours aux caractéristiques physiques alors répandues dans les représentations iconographiques et caricaturales des juifs telles que la barbe, de longues mains ou le nez proéminent37.

23 La figure négative du commerçant juif se fonde également sur la représentation du juif sans patrie38. Cette représentation permettrait d’expliquer pourquoi les juifs, selon ce raisonnement antisémite, sont par essence des traîtres, comme cela transparait dans un article de L’Indépendance Belge : « Dans les environs de Malines, comme aux abords de Bruxelles et d’Anvers, nos paysans ont intensifié leurs travaux agricoles, en dépit des réquisitions des centrales allemandes. Les paysans ne s’enrichissent donc pas du fait de vendre aux Centrales, dirigées par des Juifs sachant obtenir des cultivateurs leur moisson à des prix relativement modérés, mais du moins rémunérateurs. Les Juifs des Centrales gagnent trop d’argent avec les produits de notre culture pour agir envers elle comme avec le commerce. […] Ces pieuvres qui absorbent le meilleur de notre sang. »39

24 Dans cet extrait, le thème de l’usure est également présent. Répandu par les représentations propres à l’antijudaïsme de l’Église catholique, il se retrouve en Belgique comme en France40. L’image paradoxale de la pieuvre qui absorbe le sang mélange d’une part les caricatures antisémites représentant une pieuvre déployant ses tentacules sur le monde et d’autre part les légendes relatives aux meurtres rituels. L’image de la pieuvre, symbole du soi-disant monopole juif acquis insidieusement, paraissant notamment chez Édouard Drumont, ou en Belgique dans les ouvrages d’Edmond Picard, repose sur une représentation dichotomique de la société41. C’est parce que les juifs ne feraient pas partie de la nation qu’il devient aisé de réprouver leur soi-disant monopole des ressources. En effet, sans cette frontière artificielle distinguant les juifs du reste de la population, l’argument d’exploitation ne fonctionnerait pas aussi bien. Cette frontière renforce la haine et lui permet de s’exprimer librement. L’argument de ce genre d’article repose donc moins sur la critique de la recherche du profit que sur le fait que ceux qui profiteraient sont juifs.

25 La figure du profiteur n’est qu’une des figures négatives associées au juif et inversement, ces représentations symboliques ne sont pas exclusivement associées au juif. Elles sont aussi parfois utilisées pour critiquer et discréditer d’autres groupes. Par exemple, l’accapareur dans la presse est parfois représenté par la figure du paysan dont le profit croît proportionnellement à la situation de besoin dans laquelle se trouve la population. Une situation qui, aux yeux « des patriotes », est d’autant plus condamnable en temps de guerre, période durant laquelle il importe que chaque individu se sacrifie pour la nation. Ce sacrifice fait dans la souffrance et sous la menace consolide par ailleurs la solidarité au sein du groupe42.

26 Quel que soit le profiteur donc, celui-ci est considéré comme étant quelqu’un qui agit contre la patrie, et en est par conséquent symboliquement « exclu ». Pour amplifier le caractère détestable du groupe profitant d’un statut préférable au sien, l’endogroupe produit un discours dénonçant la façon dont l’exogroupe a obtenu ce statut et/ou la façon dont le groupe – nouvellement devenu exogroupe – en jouit : « Pour percevoir la position d’un groupe de haut statut comme illégitime, il est généralement nécessaire de disposer d’une théorie quant à la façon dont ses membres ont accédé à cette position privilégiée et dont ils l’ont exploitée. Ces théories font elles-mêmes appel à des stéréotypes ; on peut ainsi expliquer la position illégitime d’un groupe de haut statut en matière d’opportunisme ou de cupidité de ses membres. »43

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27 L’occupation de la Belgique mettant la nation en danger, les responsables sont « trouvés » chez les soldats allemands et tous ceux qui leur seraient favorables ou profiteraient de leur présence. Les discours sur les profiteurs de guerre dénoncent la façon dont les juifs et les paysans s’enrichissent au détriment de la population. La richesse du profiteur est jalousée, ses pratiques détestées et sa personne haïe parce qu’elle incarne l’absence d’union nationale. Le discrédit jeté sur ce groupe permet alors de préserver l’idée que l’authentique population belge est solidaire.

La figure de « l’intermédiaire » ou une première version de la « cinquième colonne »44

28 Une caricature de guerre illustre la prétendue tentative des juifs « d’acheter » la Belgique pour y faire entrer l’armée allemande. On y voit la frontière belgo-allemande matérialisée par des barrières en bois sur lesquelles est écrit « On ne passe pas ! »45 Malgré la barrière, un passage est prévu, mais gardé par un jeune garçon, presque un enfant. Il représente la jeune et petite Belgique. Il se tient fier, prêt à se défendre. À sa droite, flottant au vent, un drapeau belge accroché à la clôture reprend les mots « Honneur – Courage – Humanité ». À la gauche du jeune garçon, un muret indique : « AVIS – Pour éviter de honteuses propositions nous affirmons afin que nul n’en ignore : L’honneur et la foi belges ne sont pas à vendre. Signé : Albert ».

Tentative d’achat de la Belgique.

Les Juifs représentés comme agents de l’empire allemand.

29 Le jeune garçon – qui porte le nom du roi –, avec son arme prête à servir, est face à un homme deux fois plus grand, qui lui tend une pièce. Derrière son dos courbé, ce personnage cache un couteau et une bourse remplie de pièces. Il a le nez crochu, une barbe, une longue veste un peu négligée et porte un casque à pointe, attribut par excellence du soldat allemand. Le second personnage se trouvant à sa gauche possède

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exactement les mêmes caractéristiques physiques. Il porte des baluchons sur lesquels est écrit « Profits », « Appui de l’Allemagne », « reconnaissance du Kaiser », « neutralité – respecté [sic] – liberté », « Belgique agrandie » et qui représentent les arguments avancés par l’Allemagne au gouvernement belge pour qu’il laisse passer les troupes allemandes sur son territoire. Ces deux personnages illustrent l’idée que l’argent est entre les mains des juifs et rappellent le préjugé antisémite de la finance juive présent dans la presse française depuis la faillite de l’Union générale en 188246. Leurs silhouettes penchées et amaigries évoquent encore une fois celle du colporteur juif représenté dans la littérature et les caricatures47. Mais contrairement à la représentation iconographique du « juif marollien », celle-ci fait appel aux caractéristiques physiques répandues dans les représentations antisémites. Dans le ciel menaçant, de grands corbeaux noirs se dirigent sur la Belgique. En bas à gauche de la carte postale, un jeune soldat en uniforme allemand au nez retroussé est à genoux et semble vouloir nettoyer les bottes du petit soldat belge. Ce personnage représente-t-il l’espion allemand entré en Belgique sous les habits d’un cireur de chaussures ? Ou bien symbolise-t-il la posture allemande selon laquelle l’Allemagne serait bienveillante à l’égard de la Belgique dans le cas où cette dernière laisserait passer ses troupes ? Est-il à la botte des juifs ? En effet, les deux autres personnages sont debout alors qu’il est agenouillé. La présence de ce soldat allemand laisse planer le doute sur l’intention du caricaturiste. Voulait-il illustrer l’idée que les juifs sont des agents de l’empire allemand ou que l’armée du Kaiser est au service de la finance juive ? Il est difficile d’établir clairement le rôle du soldat. Cependant, l’association entre juifs et Allemands et plus particulièrement entre capital juif et armée allemande est claire.

30 Dans la presse écrite, la figure de l’intermédiaire juif a été retrouvée à plusieurs reprises. « Juif prussien » devient un syntagme répandu dans la presse, la littérature et les pièces de théâtre françaises, au point que le terme « Prussien » est utilisé, comme synonyme de « juif » dès la guerre franco-prussienne en 1870. L’utilisation d’un terme à la place de l’autre permet non seulement à l’auteur de faire des « jeux d’esprit » douteux, mais également de renforcer les stéréotypes et de tenir un propos antijuif d’une manière indirecte, par allusion48. Généralement exprimées avec moins de virulence que dans les caricatures – ou du moins, de façon moins frontale –, les représentations négatives du juif dans la presse écrite belge apparaissent en filigrane et ne sont presque jamais évoquées dans le titre49. En juin 1918, par exemple, L’Indépendance Belge titre un article « Sous le joug allemand, les méthodes de la police boche » qui soutient que la police secrète allemande « se compose principalement d’une foule de juifs allemands et d’agents commerciaux qui avaient parcouru toute la Belgique avant la guerre. »50 Toujours dans ce même journal, les juifs anonymisés sont présentés comme des auxiliaires privilégiés et incapables, sans que cela apparaisse dans le titre : « À propos du fameux esprit d’organisation des Boches, voici des renseignements qui le mettent en doute. La firme X… avait été chargée des travaux de fortifications aux environs d’Anvers et recevait un pourcentage sur les salaires journaliers. Elle avait donc tout intérêt à ce que le plus d’argent possible fût dépensé, et elle mit à l’œuvre le plus grand nombre d’ouvriers qu’elle put. Des travailleurs belges furent compris dans la brigade, forcés de s’y associer par les baïonnettes. Ils assistèrent à un bien joli spectacle. Un certain diamantaire juif qui avait réussi à rester à Anvers au début de la guerre, en se faisant passer pour un Hollandais, quoiqu’Autrichien, ayant été bombardé chef comptable des travaux du fort de X… avait engagé comme conducteurs de travaux, et surveillants toute une bande d’employés diamantaires, d’imprimeurs, de juifs

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allemands ou autrichiens, qui ne connaissaient pas un traître mot des travaux de ce genre et ne faisaient rien d’autre que de se promener et toucher chaque jour de 9 à 18 marks, gaspillage incroyable des deniers volés à la Belgique. »51

31 L’auteur, bien que réjoui du fait que les juifs d’Anvers n’aient pas travaillé efficacement pour les Allemands, n’associe pas leurs actes à un acte de résistance, mais à leur incapacité « intrinsèque » à effectuer un travail manuel. Par ailleurs, d’après lui, les Belges qui ont travaillé pour les Allemands l’ont fait sous la contrainte. Cette description du comportement des acteurs de l’endo- et de l’exogroupe illustre bien l’erreur ultime d’attribution, un phénomène qui consiste à expliquer le comportement positif d’une personne de l’exogroupe par des facteurs externes à la personne (elle ne l’a pas fait volontairement, il y a des circonstances atténuantes), tandis que les causes d’un comportement positif sont internes lorsqu’il s’agit d’un membre de l’endogroupe. Inversement, les comportements indésirables sont attribués à des causes internes en ce qui concerne les membres de l’exogroupe (ils sont incapables, c’est dans leur culture…) et à des causes externes pour ceux de l’endogroupe52. Cette perception de l’événement permet aux membres de l’endogroupe de garder une image positive d’eux-mêmes et par conséquent de justifier la pérennisation du groupe. Cet ethnocentrisme constitue souvent, comme c’est le cas ici, une justification dans les rapports de domination, ou du moins dans la croyance à un sentiment de supériorité, autant à l’égard des juifs que des Allemands53.

32 Comme l’illustre l’extrait suivant dans lequel la judéité des soldats allemands est utilisée pour rendre leur crime plus abject, les stéréotypes permettent la mobilisation de l’opinion publique. En effet, l’article joue sur les figures « antagonistes » femme/ homme, chrétien.ne/jui.f.ve, religieu.x.se/soldat : « À Arlon commande le vieux général…, une nullité qui abandonne les rênes du pouvoir à son secrétaire S…, un jeune avocat juif de F… […] Il est assisté par un autre sbire, S…, le capitaine du “Meldeamt”, au poil roux, au nez crochu, à la tête en pic et à l’esprit plus pointu encore. […] En septembre, il voulut visiter le couvent des Sœurs Maristes françaises. Accompagné de son fidèle secrétaire (le youpin K…, autrefois marchand de bestiaux à L..., ils pénétrèrent sans sonner dans la maison. Une sœur suivit les envahisseurs qui montèrent à l’étage et pénétrèrent dans l’enceinte cloîtrée. […] Ils parcoururent toutes les cellules, y entrant sans frapper. On rapporte que dans une des cellules une sœur eut à peine le temps de s’esquiver. La visite faite, satisfaits de leur chevaleresque conduite, ces messieurs partirent comme ils étaient venus […]. »54

33 La figure négative du juif – également alimentée par l’idée que le yiddish est très proche de la langue allemande – est donc souvent celle de l’auxiliaire, de l’espion, de l’accapareur, voire du soldat allemand. Un article français, relayé par Le XXe Siècle catholique, journal menant campagne pour un mandat belge en Palestine, présente les juifs vivant en dehors de l’Europe comme des agents de l’impérialisme allemand : « Les Harvegg, les Benzinger, les Lorch, les Wolfer et Cie, hôteliers, pharmaciens, médecins ou banquiers y [en Palestine] représentent avantageusement l’avant-garde de la kultur germanique. »55

34 L’année 1915 marque un tournant dans la rédaction de L’Indépendance Belge qui publie plus régulièrement des articles reprenant les préjugés sur les banquiers juifs alors que le terme « marchand juif » est utilisé comme synonyme de malhonnête ou de traître56. Est-ce l’influence de l’affaire Norden ? Nous allons voir maintenant qu’en effet, la

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polémique autour de Fritz Norden a été l’occasion pour certains journalistes, comme Van de Kerckhove, de faire usage de préjugés antijuifs.

Fritz Norden

35 En Belgique occupée, Fritz Norden, avocat d’origine juive allemande, publie La Belgique neutre et l’Allemagne selon les hommes d’État et juristes belges57. Bien que né en Allemagne, il a suivi une partie de sa scolarité et fait ses études de droit et de philosophie à Bruxelles avant d’être accepté au Barreau en 1903. Son positionnement en faveur de l’invasion allemande défendu dans son ouvrage provoque des polémiques axées davantage sur sa “traîtrise” que sur son argumentation. Suite à cette publication, traduite par ailleurs en néerlandais et en allemand58, Fritz Norden est présenté comme un traître par la presse clandestine (La Libre Belgique), la presse censurée par le gouvernement belge (L’Indépendance belge) et par la presse neutre (par exemple, L’Impartial paraissant à La Chaux-de-Fonds, en Suisse)59. Cette affaire s’inscrit donc dans la guerre des propagandes qui se développe à la fin de l’année 191460. Le livre de Fritz Norden est d’autant plus critiqué qu’il participe à la campagne contre la neutralité belge et remet en question la légitimité de l’existence même de la Belgique61. Dans cet ouvrage, il se propose d’interpréter la neutralité belge d’après le Droit des Gens – qu’il qualifie aussi de coutumes d’États – et d’après le Droit positif. Selon lui, du point de vue juridique, rien n’affirme dans le traité de neutralité que la Belgique profite de l’inviolabilité de son territoire. Il analyse alors différents traités constitutifs de l’indépendance de la Belgique pour justifier son interprétation de la neutralité belge et ce qu’elle n’implique pas… Dans la deuxième partie consacrée à ce qu’il appelle le Droit des Gens, il évoque les massacres des Allemands qu’il justifie en reprenant la thèse des Francs-tireurs et il reproche aux patriotes belges d’attiser la haine à l’égard du soldat allemand, honnête citoyen remplissant sa tâche. Il termine en attaquant violemment le Royaume-Uni tenu pour principal responsable du malheur de la Belgique.

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La « petite » Belgique héroïque.

Dessin illustrant la résistance belge, 1914.

36 Parmi les journalistes dénonçant « l’acte odieux » de Fritz Norden, on trouve Albert Van de Kerckhove, lui aussi avocat bruxellois, qui écrit dans La Libre Belgique sous le pseudonyme de Fidélis62. En octobre 1915, dans son article intitulé « Une saleté », il déclare que Fritz Norden est le « Judas de la Belgique »63. Judas : par sa tromperie et par sa judéité. Mais avant d’arriver à cette conclusion, Fidélis rapporte une série d’anecdotes concernant le parcours de Fritz Norden et censées dépeindre son caractère, ou plutôt « sa nature », selon les termes du journaliste. Cet article illustre bien l’usage des préjugés sur les juifs pour appuyer un propos portant sur un conflit politique.

37 Pour commencer, il dénonce le statut de Fritz Norden. Étant étranger, il n’aurait, d’après le journaliste de La Libre Belgique, jamais dû être accepté au Barreau. C’est donc par erreur, à cause de la faiblesse des lois belges, qu’il est devenu avocat : « Une saleté. Il s’appelle Fritz comme les neuf dixièmes des Boches. Mais ce qui karactérise ce Fritz- là, c’est qu’il est Norden. Et ce Fritz Norden est un type à peu près unique en son genre. Au lieu de vendre des fourrures comme ses parents, ce gros garçon a voulu s’élever d’un kran : il est avokat. Parfaitement... Avokat à la Cour d’appel de Bruxelles. En effet, on a eu la faiblesse d’admettre au stage, au serment et d’inscrire au tableau de l’Ordre quelques étrangers et notamment ce juif d’outre-Rhin. Encore une réforme qui s’imposera après la guerre. »64

38 Cette remarque concerne finalement moins l’attitude de Fritz Norden que la « faiblesse » du système belge d’avant-guerre. En mentionnant l’origine juive à côté du qualificatif « d’outre-Rhin », le journaliste insiste sur les origines « teutonnes » de Fritz Norden qu’il accentue en remplaçant la lettre « c » par la lettre « k ».65

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39 Le ton et la référence au magasin de fourrures peuvent sembler relever du préjugé sur les Juifs vivant dans La Marolle ou à Cureghem et s’employant dans le petit commerce66. Or dans ce cas-ci, bien que le ton employé soit méprisant, il ne s’agit pas seulement d’un préjugé. En effet, Philipp Norden, le père de Fritz Norden, avait ouvert un commerce de fourrures, sis au n° 55 de la rue aux Laines67. Pendant la guerre, Fritz Norden habite quelques maisons plus loin au n° 40 (entre le Palais de Justice et le Consistoire central israélite de Belgique et très proche de la Marolle). Le père Norden, né à Lissa en 1841, vient en Belgique à la fin du XIXe siècle après avoir résidé quelques années aux États-Unis68. À sa mort en 1910, les deux frères de Fritz Norden (Kurth et Arthur) reprennent l’entreprise familiale jusqu’à la fin de la guerre69. Le départ des troupes allemandes, au début du mois de novembre 1918, entraîne l’émigration précipitée d’Allemands vivant en Belgique avant la guerre ou d’individus proches de l’occupant qui pourraient être la cible de la vindicte populaire. À la fin de la guerre, les biens de la famille Norden, qui est partie, sont d’ailleurs mis sous séquestre par le gouvernement belge.

40 Quoi qu’il en soit, la guerre n’est pas terminée lorsque l’article d’Albert Van de Kerckhove paraît. Par le biais de deux anecdotes d’avant-guerre, il présente Fritz Norden sous les traits d’un arriviste, d’ailleurs « mouchard et hypocrite, c’est dans leur sang » : « Quand éclata la guerre, la plupart des confrères ne le regardaient plus, et le pauvre Fritz, désolé, navré, pleura dans le gilet d’avocats compatissants. Il ne savait pas assez déclarer son regret de n’être pas Belge, il reniait l’Allemagne de tout cœur70. Quand les hordes du Kaiser souillèrent les pavés de Bruxelles en général et les marches du Palais de Justice en particulier, Fritz Norden redressa son buste épais et on ne vit plus que lui à la Kommandantur. Il reniait la Belgique du moment que les fifres emplissaient la rue aux Laines (où niche ce locataire du prince d’Arenberg) de la belle musique que vous savez. »71

41 Après avoir critiqué l’attitude de la Belgique trop favorable envers les étrangers et souligné les origines et le caractère arriviste de Fritz Norden, Fidélis commente, en utilisant des rimes, l’ouvrage La Belgique neutre et l’Allemagne selon les hommes d’État et juristes belges. Pour Albert Van de Kerckhove, Fritz Norden, en publiant son livre, trahit la nation qui l’a accueilli et lui a permis de faire carrière : « Voilà l’homme qui a toutes ses entrées à la Kommandantur. Or, ce qui est ignoble, ce qui dépasse les bornes de l’inconscience, c’est ce que vient de faire cet individu. Avec une outrecuidance toute prussienne, oubliant que, jusqu’à nouvel ordre, il est toujours avocat, lié par son serment, – on oublie tant de choses en Allemagne – avec un manque de tact effarant, il a, cet homme, écrit et publié un livre, La Belgique neutre et l’Allemagne, qui est une infamie. Cauteleusement, se sachant à l’abri derrière les baïonnettes prussiennes, il insulte notre patriotisme. On n’analyse pas un livre pareil. On le lit avec douleur, on le ferme avec dégoût. La Kommandantur a chaudement accueilli cette saleté. Elle la place partout bien en vue. Norden a mérité la Croix de fer. Ça manquait à son genre de beauté. Si ce gaillard-là ne file pas un quart d’heure avant le dernier soldat allemand, il risque fort d’aller à Saint-Gilles, quand, les honnêtes gens quittant leurs cellules, on y remisera les krapules. »72

42 Au fur et à mesure de l’article, la rancœur de l’auteur à l’égard de la personne de Norden s’exprime violemment. C’est en effet dans son post-scriptum qu’il dévoile le mieux les préjugés antijuifs que Fritz Norden lui inspire : « C’est égal, s’il reste encore un seul avocat belge pour serrer la main de Norden en question, c’est à douter de tout.

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FIDELIS. P.-S. – Voici l’épitaphe qu’on a composée illico pour ce monsieur, qu’on peut considérer comme décédé... moralement :

43 “Ci-gît Maître Norden, doctor es-trahison,

44 Avocat et mouchard, historien punique,

45 Juif évoquant le Christ, Boche sous un faux nom ;

46 L’honneur est marchandise, il en tenait boutique ;

47 Ayant de qui tenir : Judas de la Belgique.” »73

48 En comparant les différents articles concernant Fritz Norden, il apparaît que le Pourquoi pas ? (le premier), puis La Libre Belgique sont les seuls à avoir retranscrit cette épitaphe qui aurait circulé au Palais de Justice74. L’article de Fidélis dans La Libre Belgique se réfère plus aux origines « ethnico-religieuses » de Fritz Norden pour expliquer sa nature de traître. D’après nos recherches, La Libre Belgique semble d’ailleurs être le seul organe de presse à mobiliser de tels arguments pour discréditer Fritz Norden75. Créée par Victor Jourdain, l’un des fondateurs du Patriote, La Libre Belgique est le fruit d’un réseau de catholiques convaincus76. Son obédience catholique peut expliquer la publication d’articles essentialisant les juifs – c’est-à-dire l’attribution à des catégories sociales « d’une essence, d’une nature sous-jacente qui fait d’elles ce qu’elles sont »77.

49 D’autres journaux, telle L’Indépendance Belge qui paraît à Londres, discréditent Fritz Norden en rappelant ses origines « boches »78. Alors que certains journaux se demandent selon une rumeur, si Fritz Norden a été naturalisé belge, on répond : « Le Boche est Boche, et Boche il restera ! Une naturalisation ou une option intéressée peut le créer momentanément Belge, Anglais, Papou, Bulgare ou Turc ; le naturel Boche finit toujours par reprendre le dessus. »79

50 Dans cet article, les membres de la famille Norden sont quant à eux présentés comme des espions allemands, qui pendant la guerre, font de « ponnes bedides affaires »80. Comme en témoigne le dossier de Fritz Norden retrouvé dans les archives de la Police des Étrangers, l’autorité allemande s’interroge également sur la nationalité de ce dernier. En effet, en juin 1915, Fritz Norden demande à la Police des Étrangers de lui procurer un document à l’intention de l’occupant justifiant que, malgré la perte de sa nationalité allemande, il n’a pas acquis la nationalité belge avant la guerre81.

51 En 1916, alors qu’une autre rumeur court selon laquelle Fritz Norden a été « jeté les mains liées derrière le dos, dans le lac du Bois de la Cambre », Le XXe Siècle et L’Écho Belge reprennent l’article « Une saleté » d’Albert Van de Kerckhove82. Cette fois, l’épitaphe ouvertement antijuive, est supprimée83. Si cela n’est pas étonnant pour L’Écho Belge, cette suppression l’est en ce qui concerne Le XXe Siècle. En effet, l’épitaphe n’est pas en contradiction avec la ligne éditoriale de ce journal catholique dans lequel à la suite de la déclaration Balfour en 1917, Fernand Neuray lance – avec le soutien du cardinal Mercier – une campagne défendant un mandat belge en Palestine dans laquelle des représentations négatives des juifs apparaissent84.

52 Fritz Norden survit à la guerre. Il quitte la Belgique en 1918 avec les troupes allemandes et y revient ponctuellement dans les années vingt, notamment comme interprète de la délégation allemande présente à la Conférence internationale du travail en 192285. Il décède en 1932 à Genève suite à un accident de la route86.

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53 Il ressort par conséquent des articles de la presse belge, clandestine et censurée, que l’affaire Norden a surtout été utilisée pour confirmer l’idée que la Belgique d’avant- guerre s’est montrée trop naïve à l’égard des étrangers, et surtout des Allemands. L’ethnicisation des nations est également récurrente. Fritz Norden est plus souvent présenté comme un Allemand ou un juif allemand. Ce phénomène est particulier à la période de la Première Guerre mondiale, qui voit apparaître une désignation de l’Autre par sa race, et ses spécificités physiques et spirituelles, comme l’a bien montré Michael Jeismann dans sa comparaison de la presse française et allemande87. En effet, il semble que le racisme biologique tel qu’il est présenté par Gobineau soit utilisé dans les discours propagandistes bien plus pour définir, qualifier et mépriser d’autres nations que pour désigner les juifs.

Les conditions sociales d’émergence et modalités d’expression antijuive

54 Afin de pouvoir répondre aux deux questions introductives, à savoir : « La Libre Belgique est-elle le seul journal à tenir de tels propos ? » et « Est-ce particulier à l’affaire Norden ? », il convient de revenir sur les caractéristiques des modalités d’expression antijuive qui nous informent sur les représentations du juif dans la presse et le contexte motivant leur émergence. En effet, l’utilisation de stéréotypes poursuit plusieurs objectifs s’exprimant sous différentes formes. En d’autres termes, en fonction de l’objectif, le stéréotype sera caractérisé par différents modes d’expression.

55 Sur base des articles retrouvés, trois caractéristiques des modes d’expression antijuive de la presse belge ont pu être mises en exergue : l’anonymat des personnes mentionnées ; « l’humour » ; l’utilisation du « personnage juif » pour évoquer négativement d’autres groupes88.

56 Premièrement, dans les articles que nous avons dépouillés, l’identité des personnes visées est souvent tue. Ces personnages anonymes semblent presque fictifs. Cependant, pour que ces représentations négatives soient opérantes, elles nécessitent une représentation du juif comme étant un Kollectivsymbol89. Le Kollectivsymbol, selon Julia Schäfer (ou Marc Angenot, qui recourt également à cette notion) désigne le fait qu’un individu représenté sur une caricature avec, par exemple, un nez crochu, de longs doigts et pieds, une lèvre inférieure pendante, etc., est majoritairement identifié par les lecteurs comme juif sans qu’ils se posent la question de l’existence ou non d’un corps juif90. D’ailleurs, le langage et l’humour employés dans l’article de La Libre Belgique sont à tel point décomplexés qu’ils indiquent que ces représentations, si elles ne sont pas forcément partagées, sont du moins connues du lecteur.

57 Quant à « l’humour », cette deuxième caractéristique se répand dans la presse durant les dernières décennies du XIXe siècle. Il fonctionne avec un système d’équivalence qui consiste à utiliser un terme pour faire référence à un autre. Comme l’observe Marc Angenot pour la France, le syntagme « juif prussien » apparaît de façon récurrente et « condense l’antisémitisme et le ressentiment patriotique »91. Les identités juive et prussienne se combinent à tel point que ces mots deviennent des synonymes lorsqu’il s’agit de la présence en France d’espions, d’accapareurs ou d’industriels véreux92. Ce système d’équivalence permet aux journalistes d’utiliser le principe du « demi-mot » : « La connivence entre celui qui écrit et ceux qui lisent flatte l’intelligence des lecteurs

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(auxquels le journaliste confie le soin d’effectuer le travail d’interprétation), en confortant les préjugés du sens commun. »93 Comme n’importe quel autre stéréotype (que ce soit celui sur les femmes, les paysans, les ouvriers…), celui sur les juifs permet de rendre la lecture plus « agréable » grâce à cette « rhétorique de la connivence »94.

58 Troisièmement, le propos principal des articles ne concerne pas systématiquement les juifs, mais plutôt les Allemands, dépeints négativement en raison de leur proximité avec les juifs ou inversement. L’utilisation des stéréotypes sur les juifs dans les articles et les caricatures a pour objectif de ridiculiser et de discréditer l’ennemi. Tout en s’inscrivant dans la propagande de guerre, dont le but est de mobiliser l’opinion publique, une partie de la presse répand l’idée que les juifs sont d’une part les auxiliaires privilégiés de l’occupant et d’autre part si malhonnêtes qu’ils n’hésitent pas à trahir ceux qui les favorisent95. Il ne s’agit pas tellement de dire du mal des juifs que de les utiliser comme des allégories, comme des « moyens de communication socioculturelle »96. Ce sont des personnages de second rôle – stéréotypés et négatifs – qui mettent en perspective les personnages principaux.

59 Ces trois modalités d’expression antijuive permettent – et c’est leur caractéristique commune – de ne pas tenir de propos ouvertement antisémite, mais bien de répandre de façon détournée des stéréotypes stigmatisants. Ces stéréotypes sont-ils, du reste, ceux des journalistes ou de l’opinion publique ? Cette question renvoie à une question plus large : les journalistes influencent-ils plus l’opinion publique qu’ils ne la représentent ? Si la presse exprime l’opinion de certains journalistes, Marc Angenot considère que « ce ne sont pas les écrivains, les publicistes qui “font des discours”, ce sont les discours qui les font, jusque dans leur identité, laquelle résulte de leur rôle sur la scène discursive »97. Étant donné que l’objectif premier de ces articles publiés pendant la guerre n’est pas de promouvoir une théorie antisémite, dont le propos reviendrait à soutenir une racialisation des juifs et leur exclusion, il convient à présent de s’interroger sur les motivations qui ont amené les auteurs à publier de tels écrits ou caricatures.

60 Les représentations négatives du juif permettent de rendre la lecture ou le propos d’un texte ou d’un discours plus saisissable parce que ces représentations simplifient la réalité98. Cependant, quel est l’intérêt d’utiliser l’image du juif quand il s’agit de dénoncer les accapareurs ? Il est probable que les auteurs utilisent cette image pour justifier la trahison de certains civils en les identifiant comme ne faisant pas vraiment partie de l’endogroupe. Par conséquent, cette représentation sauve la croyance en une Belgique unie, patriote et exemplaire. « Les Belges » seraient des nationalistes modèles et la cohésion nationale n’est entamée qu’à cause d’éléments extérieurs qui ne se sacrifieraient pas pour la Patrie et le juif (parmi d’autres) symbolise l’altérité, l’individu qui ne s’intégrera jamais. Le stéréotype a, par conséquent, pour objectif de laver l’honneur de la Belgique trahie et occupée.

61 Si les stéréotypes permettent de simplifier le discours, de produire un bouc émissaire et de discréditer l’ennemi, ils permettent aussi de se rallier à une cause collective99. Albert Van de Kerckhove reprend ainsi différents types de préjugés sur le juif, qui répondent à ses objectifs : « agrémenter » la lecture de l’article, gagner les lecteurs à ses ressentiments antiallemands et antijuifs et renforcer le sentiment patriotique.

62 Les conditions sociales d’émergence de cette expression antijuive reposent sur le cadre conjoncturel de l’Occupation avec la sortie du livre de Norden. Marc Angenot l’énonce : l’antisémitisme s’exprime « quand les circonstances s’y prêtent »100. Mais ces

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circonstances résident aussi dans l’essoufflement du sentiment patriotique d’une part, et dans sa trahison supposée d’autre part. Cette interprétation, à partir de l’affaire Norden, est renforcée par un cas analogue même s’il n’a cependant pas fait autant de bruit dans la presse belge. Il s’agit de celui de Berthold Margulies, un banquier membre de la Communauté israélite orthodoxe de Bruxelles. Ce partenaire de banque fondée par Bernard Loewenstein et Édouard Stallaert était arrivé en Belgique en 1883. Venant de Jassy, en Bessarabie, il est soupçonné d’espionnage peu de temps avant le début de la guerre et quitte la Belgique101. Dans les colonnes de L’Indépendance Belge, Berthold Margulies est présenté comme un « petit caniche bouclé, frétillant et jappant, […] un type curieusement représentatif de cette basse finance belge d’avant la guerre […] les démarcheurs qui allaient de maison en maison, passaient du notaire chez le curé, n’épargnant même pas l’ouvrier et le paysan qu’ils savaient habilement dépouiller de leurs marchandises, promettaient les intérêts faramineux et plus encore de formidables hausses des cours. »102

63 Il ressort par conséquent des articles sur Norden et Margulies que l’identité juive était considérée comme un facteur aggravant, et ce probablement parce qu’elle était déjà négativement connotée avant la guerre. La collaboration est d’autant plus détestée qu’elle est le fait de personnes déjà méprisées. « La xénophobie ne sévirait donc pas au quotidien, mais se déchaînerait à la faveur de moments de tension. »103 : ainsi s’exprime un journaliste de La Libre Belgique, en 2016, pour commenter le fait que des représentants politiques d’origine étrangère sont amenés, quand ils participent à des débats, à être la cible de réflexions xénophobes104. Cela ne signifie pas que toute la société soit raciste, ni que l’État prenne des mesures ouvertement discriminatoires, mais ces expressions indiquent qu’elles sont communément admises puisqu’utilisées et considérées par certains comme suffisamment stigmatisantes pour servir d’insulte ou d’argument discréditant. En ce sens, l’article d’Albert Van de Kerckhove décrit bien la dynamique de l’antisémitisme en Belgique : il ne se manifeste que lorsque la personne ciblée est déjà discréditée. Les journalistes de La Libre Belgique et de L’Indépendance Belge n’auraient pas pu dépeindre Norden et Margulies de la sorte, si le juif comme Kollectivsymbol n’était pas déjà répandu dans la presse. Pour le dire avec les mots de Gérard Noiriel, « l’antisémitisme n’aurait pas pu se constituer en courant politique si l’idée que les juifs “posent problème” n’avait pas été continuellement martelée dans toute la presse »105.

64 La Libre Belgique n’est pas le seul journal à tenir des propos antijuifs : l’utilisation des stéréotypes antijuifs est une pratique courante, mais à laquelle le journaliste fait appel plus par souci d’écriture que par idéologie. Dans ce sens, Fritz Norden et Berthold Margulies font figure de cas particuliers, parce qu’ils cristallisent la haine envers le traître et permettent aux journalistes de s’exprimer de manière virulente. Le sujet n’est pas rendu anonyme, ce n’est pas seulement de « l’humour » et la figure du juif n’est pas uniquement là pour qualifier un autre personnage. Fritz Norden et Berthold Margulies ont comme particularité d’être des individus identifiés et à détester parce que traîtres et juifs. Nous avons donc affaire à des représentations groupales s’exprimant pour attaquer une personne critiquée. Ce constat est en phase avec les conclusions de Marc Angenot selon lesquelles « ce n’est que lorsque le stéréotype est, si l’on peut dire, placé sur la défensive, c’est-à-dire lorsqu’une des identités fait mine d’agresser l’ordre symbolique, que la doxa fait front, renonce à toute ambivalence et qu’avec les armes du

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rire méprisant comme avec celle du savoir hautain, le discours social déclenche un feu roulant de stéréotypes haineux. »106

65 Il ressort ainsi que les représentations négatives des juifs ne constituaient pas une fin en soi, mais un moyen, très répandu dans la presse et les romans, de jeter les bases d’une unité nationale nouvelle et « [permettre] d’accéder à la quintessence » de la « communauté imaginaire »107. L’utilisation des stéréotypes poursuit donc différents desseins sociaux, mais a également pour conséquence de répandre des croyances essentialisantes concernant un autre groupe. Les journalistes ne sont pas neutres et participent activement au modelage de l’identité des ensembles sociaux. Nous arrivons donc à la conclusion que même si les propos n’étaient pas antisémites (selon la définition donnée à l’époque), ils proposaient une lecture nationaliste et xénophobe de la société et répandaient des stéréotypes qui déboucheraient un jour sur une politique antisémite. De ce fait, il est important de montrer que l’absence de théories racistes ou antisémites des propos tenus n’implique pas qu’ils soient inoffensifs ou non stigmatisants108.

NOTES

1. Cet article est issu de notre thèse de doctorat entamée en août 2012 à la Technische Universität de Berlin sous la direction de Werner Bergmann et Ulrich Wyrwa. Depuis septembre 2014, nous poursuivons cette recherche, soutenue par le Fonds van Buuren, en cotutelle avec l’Université libre de Bruxelles sous la direction de Jean-Philippe Schreiber. Dans le cadre de ce doctorat, nous nous attachons à appréhender l’impact de la Première Guerre mondiale sur la perception des étrangers juifs par la Police des Étrangers. 2. Il n’y a pas en Belgique de théoriciens s’appliquant à développer des théories antisémites, à l’exception d’Edmond Picard qui écrit en 1892 Synthèse de l’antisémitisme. L’opinion de ce dernier est partagée avec Jules Destrée et Léon Hennebicq, tous deux membres du POB, et qui publient également des articles antisémites dans Le Peuple, l’organe socialiste. D’après Jean Stengers, ces trois hommes sont extrêmement isolés, combattus et désavoués au sein du POB, notamment par Émile Vandervelde, mais sont tolérés au sein du parti. J. Stengers, « La Belgique, un foyer de dreyfusisme », dans Revue belge de philologie et d’histoire, Tome 82 fasc. 1-2, 2004. Histoire médiévale, moderne et contemporaine, p. 369. E. Picard, Synthèse de l’antisémitisme, Paris, 1892. Voir aussi : E. Picard, L’aryano-sémitisme, Bruxelles, 1898. 3. La caricature, notamment durant la Première Guerre mondiale « nourrit et renouvelle l’imaginaire collectif, en utilisant les stéréotypes […] et en simplifiant les situations. » Laurence van Ypersele, « Préface », dans P. Delcord, La Grande Guerre en caricatures. Une autre approche de l’Histoire, Bruxelles, 2014, p. 6. 4. Nous définissons « conditions sociales » comme étant le contexte motivant la production d’un discours justifiant un rapport de domination ou d’exclusion. 5. M. Angenot, Ce que l’on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme et discours social, Vincennes, 1989. 6. B. Herremans, Entre terreur rouge et peste brune, la Belgique livide (1818-1940). La diplomatie belge face aux Juifs et aux antisémites, Bruxelles, 2012. 7. Citons pour Maxime Steinberg (parmi d’autres) : M. Steinberg, L’Étoile et le fusil 1. La question juive. 1940-1942, Bruxelles, 1983 ; L’Étoile et le fusil 2. 1942. Les cent jours de la déportation, Bruxelles,

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1984 ; L’Étoile et le fusil 3. La traque des Juifs. 1942-1944, 2 vols., Bruxelles, 1986. L. Saerens, Étrangers dans la cité. Anvers et ses Juifs (1880-1944), Bruxelles, 2005. R. Van Doorslaer (éd.), Les Juifs de Belgique, de l’immigration au génocide (1925-1945), Bruxelles, 1994. Id. (éd.), La Belgique docile. Les autorités belges et la persécution des Juifs en Belgique durant la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, 2007. Pour une bibliographie exhaustive, voir le travail considérable de la Fondation de la Mémoire contemporaine : Les Juifs de Belgique. Guide bibliographique, Bruxelles, 2e édition, 2014. 8. P. Assouline, Simenon, Paris, 1992 ; 2e édition, Paris, 1996 ; Id., Hergé, Paris, 1996. P. Aron et C. Vanderpelen-Diagre, Edmond Picard, un bourgeois socialiste belge à la fin du dix-neuvième siècle, Bruxelles, 2013. 9. L. Saerens, Étrangers…, op. cit., 2005. 10. Dont l’ouvrage le plus récent : Ph. Pierret, « La profanation des hosties de Bruxelles en 1370. Présence, récurrence et persistance d’un mythe », dans 800 ans de la Paroisse Notre-Dame de la Chapelle, Bruxelles, 2010, pp. 3-39. G. J. Weil, « L’affaire Mortara et l’anticléricalisme en Europe à l’époque du Risorgimento », dans J. Marx (éd.), Aspects de l’anticléricalisme du Moyen Âge à nos jours, Bruxelles, 1988, pp. 103-134. J. Stengers, « La Belgique et l’Affaire Dreyfus », dans Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l’Académie Royale de Belgique, t. VI, 1-6, 1995, pp. 69-105 ; Id., « La Belgique, un foyer de dreyfusisme », dans M. Denis, M. Lagrée, J.-Y. Veillard (éds.), L’affaire Dreyfus et l’opinion publique, en France et à l’étranger, , 1995, pp. 273-290. 11. J.-Ph. Schreiber, « La diabolisation du judaïsme dans l’antimaçonnisme belge », dans L. Reggiani (éd.), Massoneria et cultura. Il contributo della Massoneria alla formazione della cultura nel Belgio francofono (1830-1914), Bologne, 2000, pp. 69-115. 12. J. Vogel, « Introduction », dans M. Liebman, Figures de l’antisémitisme, Bruxelles, 2009, p. 7. 13. Comme le souligne Joël Kotek dans sa préface du livre de Bertrand Herremans, jusqu’ici les recherches sur l’antisémitisme n’évoquaient pas le « possible habitus antisémite séculaire propre aux provinces de Belgique ». J. Kotek, « Préface », dans B. Herremans, Entre terreur rouge…, op. cit., p. 7. 14. Selon la définition adoptée à l’International Holocaust Remembrance Alliance le 26 mai 2016, dont l’UNESCO, l’Organisation des Nations Unies ainsi que la plupart des pays occidentaux sont membres. 15. Cf. J. Schäfer, Vermessen – gezeichnet – verlacht. Judenbilder in populären Zeitschriften 1918-1933, Frankfurt-New York, 2005, p. 13, nbp. 2. 16. O. Klein et Ch. Leys, « Stéréotypes, préjugés et discrimination », dans L. Bègue et O. Desrichards (éds.), Traité de psychologie sociale : La science des interactions humaines, Bruxelles, 2013, p. 303. 17. L. Saerens, « Belgische Gruppierunge der “Neuen Ordnunge” und die Juden (1918-1944) », dans H. Graml - J. Wetzel (éds.), Vorurteil und Rassenhass. Antisemitismus in den faschistischen Bewegungen Europas, Berlin, 2001, p. 131. 18. P. Aron et C. Vanderpelen-Diagre, Edmond Picard…, op.cit., Bruxelles, 2013, p. 103. 19. M. Allal, « Antisémitisme, hiérarchies nationales et de genre : reproduction et réinterprétation des rapports de pouvoir », dans Raisons politiques, 24, 2006/4, p. 125. 20. Chr. Charle, Le siècle de la presse. 1830-1930, Paris, 2004, pp. 16-21. 21. Concernant l’attitude de l’autorité allemande à l’égard de la censure : M. Amara et H. Roland, Gouverner en Belgique occupée. Oscar von der Lancken-Wakenitz. Rapports d’activités 1915-1918. Édition critique, Bruxelles, 2004. 22. Le XXe Siècle est le quotidien catholique le plus lu sur le front avec 105.000 exemplaires en juillet 1916 ; L’Écho de la Presse Internationale est un quotidien paraissant à Bruxelles à 18.000 exemplaires en mai 1915 ; L’Écho de Liège est un quotidien paraissant à Liège ; L’Indépendance Belge continue d’abord à paraître en « territoire libre », pour se replier ensuite à Gand et ensuite à Ostende pour finalement paraître en Grande-Bretagne à partir du 21 octobre 1914. Il sera diffusé aussi sur le continent via la France et les Pays-Bas. Le 18 novembre 1918, L’Indépendance Belge

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reparaît à Bruxelles alors qu’il continue à Londres jusqu’au 26 novembre de la même année ; Le Bruxellois est un quotidien paraissant à Bruxelles à 58.000 exemplaires en mai 1915 et à 100.000 en 1917 ; Le Messager de Bruxelles est un quotidien paraissant à Bruxelles et tirant à 16.000 exemplaires en mai 1915 ; Le Quotidien est un journal paraissant à Bruxelles et tirant à 12.000 exemplaires en mai 1915 ; La Libre Belgique, organe catholique et clandestin, a publié 171 numéros de février 1915 à novembre 1918, dont certains sont tirés à 20.000 exemplaires. Cf. J. Gotovitch, Contribution à l’histoire de la presse censurée. 1914-1918, Mémoire de licence inédit, Bruxelles, ULB, 1961 ; A. Tixhon, « La presse belge sous contrôle », dans Journaux de Guerre 1914-1918, n° 9 ; E. Debruyne, La presse clandestine pendant la guerre, à consulter sur : http://warpress.cegesoma.be/fr/ node/12. 23. Pour l’usage des caricatures comme sources historiques : J. Schäfer, Vermessen…, op. cit., pp. 29-31. Nous remercions Gertjan Desmet, archiviste aux Archives générales du Royaume (AGR), de nous avoir procuré notamment le dossier d’étranger de Fritz Norden et la notice biographique du Biographisches Handbuch des deutschen Auswärtigen Dienstes. 24. Exemple cité par Jean Stengers : Georges Rodenbach était français et Teste était un Belge vivant à Paris. Ces deux journalistes ont écrit dans la presse catholique belge des articles témoignant de leur solidarité avec les antisémites français. J. Stengers, « La Belgique… », op. cit, p. 368. 25. E. Defoort, « L’Action Française dans le nationalisme belge 1914-1918 », dans Revue belge d’Histoire contemporaine, 1976, VII, 1-2, p. 131. Nous nous éloignons par ailleurs des positions politiques actuellement prises par cet historien. R. Aubert, « Les démarches du cardinal Mercier en vue de l’octroi à la Belgique d’un mandat sur la Palestine », dans Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, Bruxelles, 5e série, vol. LXV, 1978, pp. 166-228. Pour plus d’informations concernant l’intérêt de la Belgique à obtenir un mandat sur la Palestine : M. De Waele, « Een verwaarloosd aspect van de Belgische buitenlandse politiek, 1914-1918. De Belgische interesse voor de voogdij over Palestina », dans Revue belge d’histoire contemporaine, t. VII, 1976, p. 94. 26. D’après un article de Simon Deploige (1868-1927), homme politique catholique belge, sénateur et prêtre, Saint-Thomas promeut l’exclusion des juifs des postes liés à l’État, mais également l’absence de contacts entre chrétiens et juifs. Il s’oppose par ailleurs à la conversion forcée des juifs au catholicisme. S. Deploige, « Saint Thomas et la question juive », dans Revue néo- scolastique, 3° année, 12, 1896, pp. 358-379. 27. À partir de 1920, La Revue latine, aussi soutenue par le cardinal Mercier, consacre une « Chronique Contre-Révolutionnaire » sous la direction du publiciste français Jean Maxe et dont les écrits sont « un mélange d’antibolchévisme obsessionnel et d’antisémitisme vulgaire. » dans E. Defoort, « Le courant réactionnaire dans le catholicisme francophone belge. 1918-1926 », dans Revue belge d’histoire contemporaine, n° VIII, 1977, p. 114. R. Aubert, « Les démarches du cardinal Mercier en vue de l’octroi à la Belgique d’un mandat sur la Palestine », dans Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, Bruxelles, 5e série, vol. LXV, 1978, p. 181. 28. L. Saerens, « L’attitude du clergé catholique belge à l’égard du judaïsme (1918-1947) », dans R. Van Doorslaer (dir.), Les Juifs de Belgique…, op. cit., p. 26. E. Defoort, « Le courant réactionnaire… », op. cit., pp. 94-99. 29. L. Saerens, « L’attitude du clergé catholique belge… », op. cit., pp. 15-16. 30. Le fonds Keym des archives de la Ville de Bruxelles offrant une collection de caricatures datant de la guerre en témoigne. 31. La Marolle est un quartier bruxellois qui se situe à l’intérieur de la petite ceinture. Il est connu pour sa forte population immigrée, notamment d’origine juive polonaise, dans l’entre- deux-guerres. Lire à ce sujet : S. Taschereau, V. Piette, É. Gubin, « L’immigration à Bruxelles dans les années trente. Le cas particulier des commerçants étrangers », dans Cahiers d’histoire du temps présent, n° 9, 2001, pp. 7-62.

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32. L’auteur de cette carte postale, René Barbier d’après sa signature, n’a pas pu être formellement identifié. Carte postale de la Bibliothèque royale de Belgique consultée sur le site europeana : http://uurl.kbr.be/1034274 ?bt=europeanaap. 33. Dossier entièrement consacré aux colporteurs juifs et produit par la Police des Étrangers : AGR, Sûreté publique, Police des Étrangers, Dossiers généraux, 1er versement, n° 575. 34. On retrouve par exemple dans un article au sujet de l’Orloss, un célèbre diamant : « Un marchand juif s’en rendit possesseur pour 300,000 francs, et la revendit 2,250,000 francs à l’impératrice Catherine II ; le vendeur devait, en outre, recevoir une rente viagère de 100,00 francs. » dans L’Écho de Liège, 16 juin 1915. 35. « Une assistante sociale qui a travaillé dans Les Marolles avant la guerre [la Deuxième Guerre mondiale] rappelle dans ses souvenirs l’hostilité larvée de certains à l’égard des Juifs polonais : “ils étaient supportés, tolérés, enviés aussi parce qu’ils ont incontestablement la bosse du commerce…” » A. Geeraerts, Vingt années de travail social dans Les Marolles. Souvenirs et expériences, Louvain/Bruxelles, 1948, pp. 36-37. Cité dans S. Taschereau, V. Piette, É. Gubin, « L’immigration à Bruxelles… », op. cit., p. 50. 36. Bien qu’elle soit accompagnée d’enfants, on la désignera comme « seule » parce qu’elle n’est pas accompagnée d’une présence masculine adulte. Bien que cette expression soit à l’évidence problématique, nous l’utilisons parce qu’elle renvoie à une représentation patriarcale selon laquelle une femme avec ses enfants, mais sans son époux, symbolise une proie par excellence, puisque son mari n’est pas là pour la protéger. 37. K. Hödl, Die Pathologisierung des jüdischen Körpers. Antisemitismus, Geschlecht und Medizin im Fin de Siècle, Vienne, 1997, pp. 151-163. Sur les discussions « scientifiques » concernant les soi-disant caractéristiques physiques du juif : ibid., pp. 251-264. 38. « Il se trouve partout des traîtres et des marchands juifs », dans L’Indépendance Belge, 30 avril 1918. 39. S. A., « À Malines », dans L’Indépendance Belge, 8 août 1918. 40. M. Angenot, Ce que l’on dit des Juifs…, op. cit., p. 131. 41. E. Picard rédige cette dédicace dans l’exemplaire de son livre offert à É. Drumont : « À Monsieur Édouard Drumont, qui plus précisément que tout autre a su en ce siècle donner au problème sémitique sa véritable importance et sa juste orientation – 4 avril 1892 (exemplaire dans la collection de M. Michel Hainaut, à Bruxelles) », dans J. Stengers, « La Belgique… », op. cit. p. 369, note 51. 42. O. Klein et Chr. Leys, « Stéréotypes… », op. cit., p. 324. 43. O. Klein, « L’expression des stéréotypes et des représentations groupales : cognition, stratégie, politique », dans J.-L. Beauvois, R.-V. Joule, J.-M. Monteil, Perspectives cognitives et conduites sociales, Vol. IX, Rennes, 2004, p. 3. L’endogroupe est le groupe auquel on appartient, tandis que l’exogroupe est celui auquel on n’appartient pas. 44. H. Segaert, « La préparation allemande en Turquie », dans L’Indépendance Belge, 29 novembre 1915. 45. Ceges, Collection Jacques De Vriendt – Mores Roza, cartes postales illustrant la Première Guerre mondiale, 1914-1918, Image n° 152433, à consulter sur le site du Ceges. Cette carte postale n’a pas pu être datée, mais d’autres cartes postales reprenant les mêmes figures – bien que sans connotation antisémite – datant de la guerre ont été retrouvées. Par exemple : H. Pirenne, « L’invasion du pays », dans Histoire de Belgique, Tome n° 4, Bruxelles, 1952, p. 287. 46. M. Angenot, Ce que l’on dit des Juifs…, op. cit., pp. 130-131. 47. L’absence de muscle de la figure du juif a pour objectif de féminiser son corps, mais également de contribuer à l’idée que les juifs manquent d’exercices physiques, donc sont incapables d’être de bons soldats, en raison de leur formation trop religieuse. Dans K. Hödl, Die Pathologisierung…, op. cit., pp. 167-177 et pp. 288-291.

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48. Par exemple, un article concernant les « Juifs Prussiens » est titré « Toujours les Prussiens ! » M. Angenot, Ce que l’on dit des Juifs…, op. cit., p. 69. 49. Il ressort de notre dépouillement que sur 30 articles représentant un ou des juifs négativement, 27 n’ont pas de titre reprenant le terme « juif » ou « israélite ». Par exemple des articles concernant une agence juive-allemande rapportant de fausses informations : S. A., « À quelles inventions on recourt pour chauffer l’enthousiasme allemand », dans Le XXe Siècle, 15 août 1914 ; S. A., « Comment l’Allemagne travaille l’opinion russe. », dans Le XXe Siècle, 30 août 1917. 50. S. A., « Sous le joug allemand, les méthodes de la police boche », dans L’Indépendance Belge, 28 juin 1918. 51. S. A., « À propos des travaux du camp retranché », dans L’Indépendance Belge, 2 juillet 1915. 52. J.-B. Légal et S. Delouvée, Stéréotypes, préjugés et discriminations, Paris, 2008, pp. 70-71. 53. M. J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, 1967, p. 51 et p. 59. 54. S. A., « Les Allemands dans la zone d’Arlon », dans L’Indépendance Belge, 11 mai 1918. 55. L’Excelsior – Pierre Millet, « L’intérêt du projet sioniste pour l’Allemagne », dans la rubrique « ce qu’il y a dans les journaux de Paris et d’ailleurs », dans Le XXe Siècle, 5 octobre 1917. H. Segaert, « La préparation allemande en Turquie », dans L’Indépendance Belge, 29 novembre 1915. 56. Parmi d’autres : « 80 marks pour 100 francs. C’est là une “bedide opération” qui rapportera aux juifs qui nous oppriment une jolie somme chaque mois sur les 40 millions », dans S.A., « La nouvelle contribution de guerre en Belgique », dans L’Indépendance Belge, 10 décembre 1915 ; « Dans le village de Bourg-Léopold – où s’élève le camp improprement appelé de Beverloo – est venue se fixer une population interlope, composée en grande partie de Juifs allemands, qui vivent en parasites de l’armée », dans S.A., « L’occupation des villas », dans L’Indépendance Belge, 14 décembre 1915. 57. F. Norden, La Belgique neutre et l’Allemagne selon les hommes d’État et juristes belges, Bruxelles, 1915. D’après le Biographisches Handbuch des deutschen Auswärtigen Dienstes (J. Hürter, M. Kröger et R. Messerschmidt, Biographisches Handbuch des deutschen Auswärtigen Dienstes 1871-1945, Paderborn, 2000, pp. 379-380), Fritz ou Friederich (1881-1932) Norden serait protestant. Cette information que nous n’avons pas pu confirmer par d’autres sources indique que Fritz Norden se serait converti puisque son père était connu comme commerçant juif (cf. W. Harmelin, « Jews in the Leipzig für Industry », dans Leo Baeck Institute Yearbook, 1964, 9-1, p. 266). Son ouvrage La Belgique neutre et l’Allemagne selon les hommes d’État et juristes belges est par ailleurs truffé de références positives au christianisme et à la “race aryenne”. Docteur en droit (1904) et avocat à la Cour d’Appel de Bruxelles, Fritz Norden est rayé du Barreau de Bruxelles en 1919 (M. Amara et H. Roland, Gouverner en Belgique occupée. Oscar von der Lancken-Wakenitz. Rapports d’activité 1915-1918, Édition critique, Bruxelles, 2004, p. 156). 58. F. Norden, Onzijdig België en Duitschland volgens de Belgische Staatslieden en Rechtsgeleerden, Brussel, 1915. Pour le public allemand, une traduction sera éditée ainsi qu’un Handbuch der Rechtsverfolgung in Belgien. 59. S. A., « L’œuvre d’un ingrat », dans L’Impartial, 16 septembre 1915. 60. A. Tixhon, « La presse… », op. cit. 61. La Flamenpolitik est également un outil servant à l’autorité allemande à justifier la guerre puisque la Belgique n’est alors plus considérée comme une nation, mais un État artificiel. S. De Schaepdrijver, « Deux patries. La Belgique entre exaltation et rejet, 1914-1918 », dans Cahiers d’Histoire du Temps présent, n° 7, 2000, p. 20 et p. 35. 62. Albert Van de Kerckhove (Roubaix 1865 – Schaerbeek 1950) est un avocat bruxellois. Ses articles dans La Libre Belgique clandestine lui valurent une condamnation aux travaux forcés. Dès la fin 1916, il devient le numéro un du journal. L. Bertelson, Dictionnaire des journalistes-écrivains de Belgique, Bruxelles, 1960, p. 115. S. De Schaepdrijver, « Ô faiseuse de crépuscule. Deutschlandbilder in Belgien im Grossen Krieg », H. Roland, M. Beyen, G. Draye (éd.), Deutschlandbilder in Belgien 1830-1940, Münster, 2011, p. 308. Pour avoir la liste complète des

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articles écrits dans La Libre Belgique pendant la guerre avec le nom des auteurs : http:// adore.ugent.be/OpenURL/app ?type=carousel&id=archive.ugent.be :E68B3736-1725-11E2- A8D9-5A520D0ED9C1. 63. Fidélis, « Une saleté », dans La Libre Belgique, octobre 1915. 64. Ibid. 65. Cette pratique est courante dans les colonnes de La Libre Belgique comme l’utilisation d’une orthographe des mots pour imiter l’accent allemand. 66. Cureghem est un quartier bruxellois situé à Anderlecht, entre la petite ceinture, le canal et les chemins de fer de la gare du Midi. Ce quartier est connu au XIXe siècle pour les nombreux colporteurs hollandais d’origine juive qui y habitent. Après la guerre beaucoup de maroquiniers vont y ouvrir boutique. J.-Ph. Schreiber, L’immigration juive en Belgique du moyen âge à la Première Guerre mondiale, Bruxelles, 1996, p. 112. 67. Le magasin sera déplacé rue de Laeken 45 (Almanach des professions 1909 et 1914). 68. Leszno ou Lissa en allemand se trouve en Voïvodie de Grande-Pologne. Avant la Première Guerre mondiale, cette ville se trouvait dans la province de Posen, qui était alors en Prusse. 69. AGR, Police des Étrangers, Dossier individuel n° 786 712, lettre du Parquet de la Cour d’appel au ministre de la Justice, le 19 novembre 1919. 70. En italique dans l’article. 71. Fidélis, « Une saleté », op. cit. En italique dans l’article. 72. Ibid. 73. Ibid. 74. « Épitaphe pour Fritz Norden », dans Pourquoi Pas ? Pendant l’Occupation, 25 août 1915, p. 101. 75. Le Quotidien, Gazet van Brussel, Le Bruxellois, La Meuse, Het Vlaamsche Nieuws – Vlaamsche Gazet et Le Bien Public mentionnent Fritz Norden. Tous sont soumis à la censure allemande et évidemment aucun d’entre eux ne se permet de critiquer Fritz Norden. 76. Après plusieurs échecs professionnels, Victor Jourdain (1841-1918) fonde avec son frère Louis Jourdain à Bruxelles Le Patriote dont l’objectif est de concurrencer la presse libérale et de défendre la cause de l’Église catholique. Le 1er février 1915, Victor Jourdain écrit entièrement le premier numéro de La Libre Belgique qui paraît alors durant toute l’Occupation. Il meurt quelques semaines avant la fin de la guerre. Lorsque Le Patriote reparaît en 1918, il prend le nom de La Libre Belgique (Biographie nationale, t. 38, supplément t. X, Bruxelles, 1973, pp. 402-414). 77. Sophie De Schaepdrijver dit ne pas trouver dans les colonnes de ce journal d’essentialisation des Allemands. Le cas Norden montre pourtant que les Allemands comme les juifs y sont essentialisés. S. De Schaepdrijver, « Ô faiseuse de crépuscule… », op. cit., p. 307. O. Klein et Ch. Leys, « Stéréotypes… », op. cit., p. 327. 78. D. R., « Les Norden. À propos d’une brochure boche », L’Indépendance Belge, 12 octobre 1915. 79. Ibid. 80. Ibid. 81. En septembre 1916, cette demande va être réitérée, mais cette fois elle viendra directement des autorités allemandes et ne passe plus par l’intermédiaire de l’intéressé. AGR, Police des Étrangers, Dossier individuel n° 786 712, lettre de la Kommandantur adressée au directeur général de la Sûreté, le 1er septembre 1916 ; Ibid., lettre de Fritz Norden adressée au directeur général de la Sûreté, le 11 juin 1915. 82. S. A., « En Belgique. À Bruxelles », dans L’Écho Belge, le 8 février 1916. 83. S. A., « Un de leurs agents », dans Le XXe Siècle, le 16 février 1916. S.A., « En Belgique. À Bruxelles », dans L’Écho Belge, le 8 février 1916. 84. Fernand Neuray (1874-1934), dont le pseudonyme est Tallerey, est rédacteur en chef du XXe Siècle et directeur-fondateur de la Nation Belge (1918). L. Bertelson, Dictionnaire des journalistes…, op. cit., p. 88. À l’armistice, la direction du XXe Siècle est reprise par l’abbé Wallez. Ce dernier, séduit par les écrits de Charles Maurras, continuera la ligne éditoriale suivie par Fernand Neuray. « Sous

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la plume de Neuray, on peut aussi lire occasionnellement des diatribes dans le genre de “la juiverie tient à ce que la Belgique reste neutre” » (Neuray à de Broqueville, 6.1.1917 ; AGR, Pap. Broq., no. 165). » Dans E. Defoort, « L’Action Française… », op. cit., p. 131, note 76. Pour rappel, Eric Defoort et Roger Aubert ont chacun démontré que la plupart des attaques formulées dans la presse catholique contre les juifs doivent être mises en relation avec la volonté des catholiques conservateurs d’obtenir un mandat belge en Palestine. La campagne pour un mandat belge en Palestine est relayée dans les colonnes du XXe Siècle et puis dès 1918, lorsque Fernand Neuray en devient le rédacteur en chef, dans celle de La Nation Belge. L. Saerens, Étrangers…, op. cit., p. 284. R. Aubert, « Les démarches du cardinal Mercier… », op. cit., p. 177. 85. Le Peuple, le 2 décembre 1922. 86. « Chronik », dans Deutsch-Französische Rundschau, t. V, n ° 7, Berlin-Grunewald, juin 1932, p. 491. 87. M. Jeismann, Vaterland der Feinde. Studien zum nationalen Feindbegriff und Selbstverständnis in Deutschland und Frankreich 1792-1918, Stuttgart, 1992, pp. 349-363. 88. Le cas de Fritz Norden représente une exception qui sera analysée plus loin. 89. J. Schäfer, Vermessen – gezeichnet…, op. cit., p. 52. 90. « Cette syntagmique [caractérisation par une succession de traits et de manifestations idiosyncrasiques] construit sans avoir à l’objectiver, un paradigme d’identité, comme si cette identité était perçue dans son émergence aléatoire, abandonnant au lecteur la possibilité d’induire les généralisations qui ne seront jamais posées comme la finalité explicite du discours. » M. Angenot, Ce que l’on dit des Juifs…, op. cit., p. 157. J. Schäfer, Vermessen – gezeichnet…, op. cit., pp. 108-112. 91. M. Angenot, Ce que l’on dit des Juifs…, op. cit, p. 69. 92. Ibid. 93. G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, Fayard, 2014, p. 231. 94. Ibid, p. 161. 95. S. De Schaepdrijver, « Deux patries… », op. cit., pp. 17-49. 96. J. Schäfer, Vermessen – gezeichnet…, op. cit., 2005, p. 49. 97. M. Angenot, « Le discours social : problématique d’ensemble », dans Cahiers de recherche sociologique, vol. 2, n° 1, 1984, p. 21. 98. D’ailleurs, le terme « stéréotype » vient étymologiquement de « stéréo » et « typos » en grec. « Typos » signifie « caractère » et « stéréo », « fixe ». Le stéréotype était initialement utilisé dans le domaine de l’imprimerie, et signifie « un coulage de plomb dans une empreinte destinée à la création d’un “cliché” typographique. » Par cette technique, il permet une impression qui a l’avantage d’être rapide, peu coûteuse, même si elle n’offre pas une bonne qualité. Dans Stroebe et Insko, 1989. Cités dans V. Yzerbyt et G. Schadron, « Stéréotypes et jugement social », dans R. Bourhis, J.-Ph. Leyens et A. Azzi, Stéréotypes, discriminations et relations intergroupes, Liège, 1994, p. 129. 99. O. Klein, « L’expression des stéréotypes... », op. cit., p. 3. 100. M. Angenot, Ce que l’on dit des Juifs…, op. cit., p. 63. 101. J.-Ph. Schreiber, « Margulies, Berthold », dans J.-Ph. Schreiber (dir.), Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique. Figures du judaïsme belge XIXe – XXe siècles, Bruxelles, 2002, p. 241. 102. Justin Wallon (Paul Gérardy), « Le véritable Berthold Margulies », dans L’Indépendance Belge, 14 août 1917. Cet article est suivi de deux autres publiés le 18 et 22 août 1917. Paul Gérardy (Saint-Vith 1870 – Bruxelles 1933) écrit aussi sous le pseudonyme de Jim, Gy ou Hamilcar. Il est rédacteur en chef du Messager de Bruxelles (journal censuré paraissant à Bruxelles pendant la guerre) et de Réalités et a été directeur-fondateur de la revue Floréal (1892-1893). L. Bertelson, Dictionnaire des journalistes-écrivains…, op. cit., p. 59. 103. F.B., « “Intègre-toi le basané”, “Rentre chez toi”... : les élus aussi sont les cibles du racisme », dans La Libre Belgique, publié le mardi 19 janvier 2016 (18h 27) – Mis à jour le mercredi 20 janvier

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2016 (12h07). Consulté le 7 juillet 2016. http://www.lalibre.be /actu/politique-belge/integre-toi- le-basane-rentre-chez-toi-les-elus-aussi-sont-les-cibles-du- racisme-569e71e73570b38a583cc295#03ede 104. Des phénomènes similaires se manifestent à l'occasion de remarques homophobes et sexistes. 105. G. Noiriel, Immigration…, op. cit., p. 232. 106. Par discours social, Marc Angenot entend « les règles discursives et topiques qui organisent [le narrable et l’argumentable dans une société donnée], sans jamais s’énoncer elles-mêmes. L’ensemble – non nécessairement systémique, ni fonctionnel – du dicible, des discours institués et des thèmes pourvus d’acceptabilité et de capacité de migration dans un moment historique d’une société donnée. » Dans M. Angenot, « Le discours social… », op. cit., p. 20. Id., Ce que l’on dit des Juifs…, op. cit., p. 154. 107. Chr. Chivallon, « Retour sur la “communauté imaginée” d’Anderson. Essai de clarification théorique d’une notion restée floue », dans Raisons politiques, 27, 2007/3, pp. 138-139. B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur les origines et l’essor du nationalisme, Paris, 2002. 108. Pour Valérie Sala Pala, le concept de racisme institutionnel présente l’intérêt de souligner que le racisme ne se limite pas à une idéologie exprimée ou à des actions visiblement racistes, mais imprègne aussi le fonctionnement « aveugle » des institutions, fonctionnement qui reproduit silencieusement les inégalités ethniques. V. Sala Pala, « Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? », dans Regards sociologiques, n° 32, 2010, p. 31.

AUTEUR

YASMINA ZIAN Yasmina Zian, doctorante en cotutelle entre l’Université Libre de Bruxelles et le Centre de recherches sur l’Antisémitisme de la Technische Universität de Berlin. Ses recherches concernent l’impact de la Première Guerre mondiale sur l’attitude de la Police des Étrangers envers les Juifs. Elle est rattachée au Centre à Berlin.

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Ernst Paul Hoffmann. Un psychanalyste juif en exil (1938-1944)

Fiorella Bassan et Thierry Rozenblum

1 C’est en 2010, en prenant connaissance des actes de la conférence du XVe congrès national de la Société italienne de Psychanalyse et plus spécifiquement de la communication du docteur Serge Frisch, alors président de la Société belge de Psychanalyse, que nous découvrons pour la première fois le nom du docteur Ernst Paul Hoffmann1.

2 Nous nous rendons compte que c’est ce Juif autrichien, élève de Freud et fuyant le nazisme, qui a marqué les débuts du mouvement psychanalytique belge en 1938. Une introduction relativement tardive probablement liée à l’hostilité d’un milieu médical belge « vigoureusement fermé et mal informé »2.

3 Le sujet a immédiatement piqué notre curiosité, car il touchait à des centres d’intérêt communs (psychanalyse et histoire de la Shoah)3. Nous avons donc souhaité en savoir davantage. Quelque temps plus tard, nous consultions son dossier individuel produit par la Sûreté publique (Police des Étrangers) et trouvions des pistes susceptibles de pouvoir orienter nos recherches et constituer un dossier d’archives, car comme le rappelait le docteur Frisch, les archives de la Société belge de Psychanalyse font cruellement défaut4.

4 Nous avons ainsi appris, entre autres informations, qu’Hoffmann avait été rapidement rejoint en Belgique par son épouse, Maria Druscovic, et son fils Friedrich, tout juste âgé de 7 mois, lesquels passeront le reste de leur existence dans le Royaume.

5 Pour en apprendre davantage, nous nous sommes mis à la recherche de Friedrich Hoffmann. En mai 2011, nous localisons son adresse, une maison à Saint-Gilles (Bruxelles), et apprenons qu’il est décédé peu auparavant. Par chance, sa légataire nous autorise à effectuer des recherches parmi les documents qu’il a laissés. Hélas, la maison est déjà en voie d’être vidée et une bonne partie des papiers sont entassés dans des sacs poubelles. Il nous faut donc trier pièce par pièce cette masse de documents, qui

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concernaient aussi bien la vie quotidienne de Friedrich et de sa mère que le parcours de son père. Parmi ces documents, nombre de souvenirs du docteur Ernst Paul Hoffmann, ses diplômes, des photographies, divers imprimés et sa correspondance de guerre échangée avec son épouse, avec des collègues ou encore avec Anna Freud. Un fonds inédit et extrêmement intéressant qui constitue la source première de notre recherche : c’est à celle-ci qu’il faut maintenant s’atteler. Nous nous sommes ensuite tournés vers des fonds d’archives existants et ce premier corpus de documents nous a permis d’écrire la synthèse que nous présentons ici5. Même si Ernst Paul Hoffmann n’est pas le plus représentatif des analystes formés dans la tradition viennoise, sa contribution à la diffusion de la psychanalyse en Belgique est déterminante, tout comme le sera son activité à la Maison de Santé de Malévoz (Suisse) qui sera saluée par un autre pionnier de la psychanalyse, Heinrich Meng.

6 Son parcours de psychanalyste pendant les années de guerre nous permet non seulement d’étudier un chapitre de l’histoire de la psychanalyse, mais également la trajectoire individuelle d’un réfugié juif. En examinant de manière de plus en plus détaillée les modalités concrètes de la persécution des Juifs, ces recherches en microhistoire contribuent non seulement à affiner notre connaissance du processus global, mais mettent également au jour, à partir du cas d’Hoffmann, différents types de stratégies mises en place par les Juifs pour assurer leur survie.

Autriche (1909 - 1938) : le temps des pionniers

7 Ernst Paul Hoffmann est né le 23 janvier 1891 à Radautz (Radauti), située dans le nord- est de l’actuelle Roumanie. Sous la monarchie austro-hongroise, Radautz est un des onze chefs-lieux de district de Bucovine. En 1930, on y compte 5.647 Juifs, soit environ 31 % de la population. Ce sont principalement des commerçants et des industriels. Ils ont une synagogue (construite sur un terrain concédé par l’empereur) et six shuls (maisons de prière)6.

8 Son père s’appelait Kalman, sa mère Fanni (née Schieber). Ils ont deux autres enfants, Gina (née en 1887) et Antonia (née en 1897). Après le décès de Fanni Schieber, un autre enfant prénommé Laura est né en 1902 de l’union de Kalman Hoffmann avec une seconde épouse dont nous ignorons l’identité.

9 Ernst Paul Hoffmann effectue sa scolarité à Czernowitz et c’est en 1909, diplômé du Staats-Gymnasium, qu’il s’installe à Vienne pour entreprendre des études universitaires. Reçu docteur en médecine de l’Université de Vienne en 1914, il accomplit son service militaire au 2e régiment des tirailleurs de Czernowicz où il est affecté comme officier médical et duquel il est libéré en 1918. Il s’intéresse à la psychanalyse et prend part à la formation prescrite par la Société psychanalytique de Vienne. Il suit une analyse avec Paul Federn, futur vice-président de la Société, puis avec Eduard Hitschmann, qui avait fait une analyse directement avec Freud.

10 Sur une photographie prise en 1922, il apparaît – le premier en pied à gauche – dans le groupe qui rassemble les psychanalystes qui travaillent à l’Ambulatorium de Vienne, tout juste fondé à l’initiative d’Eduard Hitschmann, d’Hélène Deutsch et de Paul Federn, sur le modèle de l’Institut polyclinique des Sciences psychanalytiques de Berlin, créé deux ans plus tôt. L’Ambulatorium prévoyait l’extension de la thérapie psychanalytique à de larges couches de la population et la possibilité de soigner gratuitement. C’est une certaine idée de justice sociale qui prévaut et qui reflète de la part des médecins une

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attitude engagée envers la communauté. Wilhelm Reich, premier assistant et ensuite sous-directeur de la clinique, en est un exemple notable.

L’Ambulatorium de Vienne en 1922.

Debout, de gauche à droite : Ernst Paul Hoffmann, Ludwig Eidelberg, Edward Bibring, Parker, Stjepan Betlheim, Edmund Bergler. Assis, de gauche à droite : Kronengold, Angel Eduard, Ludwig Jekels, Eduard Hitschmann, Wilhelm Reich, Grete Bibring-Lehner, Richard Sterba, Annie Reich-Pink. © Freud Museum.

11 Hoffmann partage pleinement l’enthousiasme des pionniers et la confiance dans la psychanalyse non seulement comme un outil thérapeutique, mais aussi comme un outil d’intervention sociale et pédagogique, pour un monde plus éclairé et plus libre. C’est de cet esprit-là qu’il va se nourrir tout au long de son parcours, y compris dans les périodes les plus difficiles, jusqu’à son décès en 1944.

12 Membre associé en 1926, puis membre ordinaire de la Société psychanalytique de Vienne à partir de 1931, il publie quatre ans plus tard dans la revue Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse un article sous le titre « Projektion und Ich-Entwicklung » (« Projection et développement du Moi »). Il participe à des congrès internationaux de psychanalyse, notamment à Lucerne en 1934 et à Marienbad en 1936 où Jacques Lacan donne sa première communication sur « le stade du miroir ». Il a dans sa patientèle des étrangers et parmi ceux-ci le fils d’un professeur de l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers, René Leclercq, celui-là même qui l’invitera en 1938 à donner une série de conférences en Belgique.

Belgique (1938-1940) : le temps de l’exil

13 Début mars 1938, Ernst Paul Hoffmann arrive donc en Belgique pour y donner un cycle de conférences sur des problèmes de pédagogie psychanalytique à l’initiative de

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personnalités du monde scientifique intéressées par cette science qui n’est encore ni enseignée ni pratiquée dans le Royaume, sinon de manière très superficielle, et qui provoque toujours des résistances de la part du monde médical. Une semaine plus tard, l’armée allemande envahit l’Autriche. L’Anschluss est proclamé et ratifié un mois plus tard. Pour les Juifs d’Autriche, c’est un déferlement de violence sans précédent. Pour Hoffmann, c’est le début d’un cycle infernal. Témoin attentif de la politique antisémite d’Hitler depuis son arrivée au pouvoir en 1933, témoin du sort réservé par les nazis à ses collègues allemands et à la psychanalyse en Allemagne, cette « science juive », il se résout à l’exil. La Belgique vient d’accueillir sur son sol le premier réfugié de l’école viennoise. Toutefois l’“accueil” est assez mitigé, car si la Belgique des années 1920 avait été “bienveillante” envers les immigrés, elle ne l’est plus guère au cours de la décennie suivante7.

14 L’agitation contre l’“invasion juive” se radicalise encore davantage avec l’arrivée de nombreux Juifs qui, fuyant l’Allemagne nazie, cherchent refuge en Belgique où ils résident bien souvent en situation irrégulière. Cette immigration culmine en 1938. Au total, plus de 25.000 Juifs du Reich trouvent un refuge passager en Belgique de 1933 à 1939, dont près de la moitié entre mars 1938 et août 19398. Sous la pression de l’extrême droite rexiste – mais peut-être aussi parce que le corps politique et social belge se montre plus perméable aux sentiments xénophobes qu’on ne l’a longtemps prétendu –, le gouvernement revoit drastiquement à la baisse sa politique d’immigration et d’asile. Le ministre de la Justice, Joseph Pholien, un catholique de droite dans un gouvernement d’union nationale dirigé par le socialiste Paul-Henri Spaak, estime que l’immigration des Juifs allemands ou autrichiens n’est pas forcée, mais volontaire9. Par conséquent, il fait renforcer les contrôles à la frontière et procéder à des refoulements et à des expulsions. Les Juifs arrêtés sont systématiquement « rapatriés » par la gendarmerie en Allemagne.

Passeport de Paul Ernst Hoffmann, 4 août 1939.

© Archives privées.

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15 Hoffmann est rejoint par son épouse et son fils en juillet 1938. On leur accorde un titre de séjour exceptionnel. En revanche, ils n’obtiennent pas de « visa permanent », mais bien des prorogations successives du certificat d’inscription au registre des étrangers.

16 À son arrivée en Belgique, le statut de la psychanalyse dans le Royaume est encore confus. Connue et appréciée du monde artistique et littéraire – il suffit de penser à la revue moderniste Le Disque vert, qui en 1924 a consacré un numéro spécial à Freud –, la psychanalyse n’est cependant pas pratiquée dans le monde médical où elle suscite toujours suspicion voire hostilité.

17 Le seul représentant est d’abord Julien Varendonck, un Gantois, docteur en pédagogie et philosophie et lettres, qui en 1921 publie le livre The of Day-Dream, apprécié par Freud et traduit en allemand par sa fille Anna. Julien Varendonck suit une analyse à Vienne avec Théodor Reik, mais sa démarche reste un cas isolé. Inscrit, bien que non-médecin, comme membre de la Société néerlandaise de Psychanalyse fondée en 1917, il ouvre un cabinet de consultation à Gand, mais décède prématurément en 1924.

18 Au cours des années 1920 est créé à Bruxelles un Cercle d’Études psychiques (animé par Maurice Dugautiez, ancien rédacteur du ministère de la Guerre, et Fernand Lechat, photographe et courtier en assurances), qui se passionne pour l’oniromancie, le spiritisme, l’astronomancie, l’hypnose, mais aussi la psychanalyse. Ce groupe, doté de ses propres revues et en contact avec le Cercle d’Études psychanalytiques de Liège, après de multiples transformations, s’est autoproclamé Société belge de Psychanalyse en 1934, suscitant les soupçons et entraînant une enquête du monde médical10. En particulier le psychiatre Jacques De Busscher, originaire de Gand, qui deux ans plus tard s’inscrira à la Société néerlandaise de Psychanalyse, est favorable à une psychanalyse conduite par des médecins et ne désire ni équivoque ni confusion.

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Cabinet du docteur Hoffmann, rue du Châtelain à Bruxelles.

© Archives privées Bassan-Rozenblum.

19 En 1938, il n’existe pas encore en Belgique d’analystes accrédités ni d’Association belge de Psychanalyse11. L’arrivée d’Hoffmann est donc une opportunité : médecin, membre de la Société psychanalytique de Vienne, il peut ainsi donner le coup d’envoi officiel de la psychanalyse en Belgique. Dans son cabinet de la rue du Châtelain à Ixelles, Hoffmann devient l’analyste de Maurice Dugautiez, Fernand Lechat et Camille Lechat- Ledoux, c’est-à-dire les personnes qui après la guerre figureront parmi les créateurs de l’Association des

Carte visite E.P. Hoffmann.

20 Psychanalystes de Belgique12. Hoffmann ne reste en Belgique que deux ans, mais son rôle y est fondamental : il doit être considéré comme le père fondateur de la psychanalyse en Belgique, bien que « refoulé », comme l’a écrit Serge Frisch, pour une série de motivations complexes13.

21 À l’automne 1938, la Société psychanalytique de Vienne est dissoute par les nazis. Freud et sa famille quittent l’Autriche en juillet pour s’établir à Londres où Anna Freud va

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continuer à mener, en collaboration avec des personnalités du mouvement psychanalytique international, une intense activité pour venir en aide aux psychanalystes juifs persécutés.

22 L’embrasement général de l’Europe en 1939 met prématurément fin aux possibilités d’Hoffmann de s’établir en Belgique. L’objectif est dorénavant les États-Unis, mais le quota pour les réfugiés allemands inclut désormais les réfugiés autrichiens victimes de l’Anschluss. Le temps presse. Début août 1939, l’ambassade d’Allemagne à Bruxelles appose le signe distinctif « J » sur le passeport d’Hoffmann, une disposition qui est le fruit du protocole germano-suisse du 29 septembre 1938. En outre, les nouvelles mesures prises envers les Juifs dans l’ensemble du Reich prévoient que soit ajouté « Israël » ou « Sarah » au prénom “non juif”14. Cruelle ironie, car onze ans plus tôt, comme beaucoup d’autres Juifs souhaitant se fondre dans la culture de leur pays d’accueil, Hoffmann avait changé officiellement son prénom Isak pour celui d’Ernst Paul. Bien que détaché de la tradition juive, il n’a jamais renié sa judéité : en ordre de cotisation pour l’année 1937 avec la Israelitische Kultusgemeinde Wien, il a encore pris soin en 1938, depuis la Belgique, de réserver deux concessions au cimetière israélite de Vienne.

23 Dans un courrier daté du début janvier 1940 adressé à Anna Freud, Hoffmann, de plus en plus préoccupé par la tournure des événements, lui confie ses inquiétudes : « Une invasion des Allemands représente pour moi le pire des dangers, il ne faut en aucun cas que je sois présent si cela arrive. »15 Il se tourne à nouveau en avril 1940 vers Anna Freud pour solliciter son aide. Elle lui rappelle que l’attestation établie par son père en 1937 pour l’aider à quitter l’Autriche est toujours valable : « Vous pouvez donc tranquillement vous servir de ce certificat auprès des autorités américaines. Ne fondez cependant pas de trop grands espoirs là-dessus. Nous n’avons encore pas réussi une seule fois à obtenir un visa non-quota pour un analyste. »16

24 Le 10 mai 1940, l’armée allemande lance une offensive générale sur les Pays-Bas, la France et la Belgique. L’état de siège est proclamé sur l’ensemble du Royaume et en ces premières heures de la guerre, les craintes de l’opinion publique comme celles des dirigeants se portent surtout sur les agissements d’une hypothétique “cinquième colonne”. Les autorités belges procèdent donc à l’arrestation administrative d’une dizaine de milliers de personnes : étrangers suspects, ressortissants d’États ennemis, indésirables, sujets considérés comme dangereux pour la sécurité nationale, etc.

25 À partir du 12 mai, les convois quittent la Belgique en direction de la France, où les internés sont remis aux autorités françaises17.

France (1940-1942) : le temps des camps

26 La France est vaincue en moins de 45 jours et le maréchal Pétain, devenu le chef du gouvernement, signe le 22 juin 1940 une convention d’armistice avec le régime nazi. Une ligne de démarcation établit une séparation entre une partie occupée (le Nord et la façade atlantique) et la zone dite “libre” du Sud. Dès le 3 octobre, de sa propre initiative, l’État français promulgue une loi portant sur le « statut des Juifs ». Le 4 octobre une autre loi permet l’internement des Juifs étrangers au seul motif qu’ils sont juifs et étrangers18.

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27 Pour Hoffmann, c’est à présent l’épreuve des camps. Quatre en deux ans : le Vigeant (14.5.40-29.5.40), Saint-Cyprien (30.5.40-30.10.40), Gurs (31.10.40-9.3.41) et Les Milles (10.3.41-19.5.42).

28 Dans le chaos des premiers mois d’Occupation, toutes les communications entre Hoffmann et son épouse sont rompues. Elles reprennent dans le courant du mois d’août 1940 et se prolongent au cours des deux années suivantes au moyen de lettres manuscrites, principalement envoyées depuis les camps de Gurs et des Milles. Ces lettres donnent un aperçu de ses conditions d’internement et de sa grande détresse morale et physique, mais aussi d’une détermination intacte quant à ses projets : rejoindre avec sa famille un pays où il pourra exercer son activité et diffuser la pensée freudienne.

29 Les communications avec son épouse ne sont pas les seules qu’il entretient : il engage concomitamment un important échange épistolaire avec ses collègues de la communauté psychanalytique qui se mobilisent pour venir en aide aux psychanalystes juifs. Il s’agit d’une dizaine de personnes dont Otto E. Sperling (New York), Lawrence S. Kubie (New York), Jean Dalsace (Marseille), Paul Federn (New York), Heinrich Meng (Bâle) et Marie Bonaparte (France), qui s’activent pour apporter un soutien financier ou trouver des solutions pour obtenir un visa américain à Hoffmann et son épouse. Au cours de la décennie précédente, Hoffmann s’était vu refuser par deux fois ce visa en raison des lois américaines de 1924 (Immigration Act of 1924), votées dans un climat de xénophobie, qui avaient déjà eu pour conséquence de restreindre la solution migratoire américaine pour les Juifs.

30 Ces courriers révèlent aussi un autre aspect de la situation des réfugiés juifs : leur abandon quasi général par les démocraties encore existantes. Si des tentatives ont bien été lancées dans le cadre d’une diplomatie humanitaire, le résultat s’avère finalement tragique19.

31 La vie d’Hoffmann s’est résumée pendant deux ans à une course éperdue pour recevoir les autorisations nécessaires à son départ. Il n’obtiendra jamais son visa pour les États- Unis, chaque demande étant subordonnée à une autre obligation. Mais surtout, sa situation s’inscrit dans le contexte d’une politique américaine d’immigration de plus en plus restrictive ou livrée au hasard20. Au début de l’année 1941, lorsqu’un visa d’urgence spécial et hors quota (emergency visa) lui est finalement délivré, il ne pourra l’utiliser faute d’avoir été informé dans les délais. Au printemps 1942, des tentatives sont faites pour obtenir un visa mexicain, mais là aussi sans résultat.

32 Les Milles, où Hoffmann est interné depuis début avril 1941, est un camp d’internement pour les « étrangers en instance d’émigration », et à ce titre il bénéficie d’autorisations exceptionnelles pour des sorties à Marseille21. Il s’y rend principalement pour effectuer les démarches nécessaires auprès des consulats, des ministères, de l’organisation internationale juive d’aide aux réfugiés (HICEM), etc., afin de rassembler les documents nécessaires à un départ qui devient de plus en plus hypothétique : visa d’accueil, visa de transit pour les pays traversés, sauf-conduit, attestation de ressources, place sur un bateau, etc.22

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Sauf-conduit.

Dans l’espoir d’un départ... © AF.

33 Marseille, seul grand port français encore en activité de la zone libre, attire un nombre extraordinairement important de réfugiés fuyant le nazisme – des femmes, des hommes et des enfants de toutes conditions des différents pays occupés, des Juifs, des militants politiques antinazis, des intellectuels, des écrivains, des artistes – faisant de la cité phocéenne une capitale du refuge et de l’exil, mais aussi une capitale culturelle23. Beaucoup de ces artistes et intellectuels sont également internés au Camp des Milles, qui conserve encore aujourd’hui les traces d’une vie culturelle alors active. Indépendamment des circonstances qui obligent Hoffmann à mobiliser toute son énergie pour trouver les solutions à son départ et des conditions très éprouvantes de son internement, il essaye lui aussi de poursuivre une activité intellectuelle. Il obtiendra des autorités du camp de pouvoir préparer et donner des conférences à l’extérieur de celui-ci24. À propos de sa conférence du 14 mars 1942 qui se tient à Marseille devant un auditoire composé d’au moins « trois douzaines de médecins », il écrit à son épouse : « Avant-hier à Marseille, beaucoup de gens sont venus écouter ma conférence, j’ai eu beaucoup d’applaudissements. »25 Il évoque également un autre exposé, prévu deux semaines plus tard à , mais les archives sont muettes sur ce point. Quoi qu’il en soit, à l’occasion de ces sorties, des contacts sont pris, certaines personnes lui font parvenir de l’argent, d’autres l’aideront à organiser son passage en Suisse ou serviront d’intermédiaire auprès de structures d’accueil pour qu’il soit pris en charge.

34 Hospitalisé fin juin 1942 à la clinique Saint-Dominique à Marseille, il y est opéré d’une hernie inguinale. Quelques jours plus tard, la situation des Juifs est totalement bouleversée. Le 4 juillet, le gouvernement de Vichy donne son accord définitif à la

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déportation des Juifs étrangers des deux zones. À partir du 3 août, les camps sont bouclés et on y rassemble les Juifs éparpillés dans la région. Entre le 6 et le 13 août, 3.472 internés des camps de la zone non occupée prennent le chemin de Drancy26. Le début de la déportation des Juifs étrangers inaugure la dernière phase de la « solution finale » en France, celle de l’anéantissement.

35 C’est au même moment que débute la déportation des Juifs de Belgique. Celle de Vienne, entamée à l’automne 1939 est pratiquement achevée au printemps 1942, tandis qu’à Radautz, la ville natale d’Hoffmann, la population juive est dans sa grande majorité déportée depuis début octobre 1941. Si l’épouse d’Hoffmann, non juive, et leur fils Friedrich ne seront jamais inquiétés par la législation antisémite ou même menacés de déportation, il faudra néanmoins que Maria Druskovic mobilise toute son énergie pour garder le contact avec son époux en captivité et pour trouver les ressources nécessaires à leur survie dans un environnement qui leur est totalement étranger voire hostile. Cela ne l’empêche pas d’avoir une activité résistante en cachant par exemple deux années durant Max Grünbaum et son épouse Lina Lahnstein, Juifs d’origine allemande, ou encore Anna Mendling27.

36 Dans un courrier daté du 16 août, Hoffmann exhorte une dernière fois Paul Federn de tenter le tout pour le tout et l’informe qu’il peut être ramené au Camp des Milles pour être déporté en Allemagne : « le médecin de l’administration l’a déclaré transportable » 28. Rien n’y fait. Il est trop tard.

37 À présent, le seul parti possible est l’émigration clandestine et c’est probablement avec le concours du docteur Jean Dalsace que s’organise sa fuite vers la Suisse29.

Suisse (1942-1944) : le dernier Ambulatorium

38 Au cours du mois de juillet 1942, les autorités helvétiques s’alarment de l’augmentation du nombre de réfugiés qui parviennent en Suisse et, début août, la décision est prise de fermer hermétiquement les frontières aux personnes dépourvues de visa. Cette nouvelle directive ordonne l’expulsion séance tenante de tout réfugié entré illégalement. Toutefois ce tournant radical entraîne des remous dans l’opinion publique, ce qui a pour conséquence de donner un court répit (quelques semaines tout au plus) aux candidats réfugiés.

39 Hoffmann est accompagné de deux familles juives quand il rejoint Lyon fin septembre 1942 : Bronia Piltz-Luff et ses deux enfants, Stella (18 ans) et Romain (16 ans), qui ont quitté la Belgique fin août 1942, ainsi que Gustav Dreyfus, son épouse Erna et leur fille Inge (10 ans) qui résident en France. Le passage est organisé par un « homme de Chamonix qu’on appelait Paul »30. Le 27 septembre, le groupe complètement épuisé après la traversée des cols du Passet (Haute-Savoie) et de la Gueulaz (Valais) est intercepté par un garde-frontière suisse qui les remet à la disposition de la gendarmerie cantonale valaisanne31.

40 Hoffmann ne doit son salut qu’à des fonctionnaires peu disposés à suivre scrupuleusement les instructions fédérales32. Interné brièvement au camp de réfugiés d’Aigle dans le canton de Vaud, il est placé sous contrôle militaire33. Le réseau de solidarité qui s’est mis en place pour aider Hoffmann et qui, in fine, a permis d’organiser sa fuite vers la Suisse, est toujours actif. C’est probablement le psychanalyste A. Pericaud, avec qui Hoffmann avait eu des contacts pendant son exil français, qui servira

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de relais auprès du docteur André Repond, le directeur de la Maison de Santé de Malévoz (Monthey) dans le Valais, une clinique spécialisée dans le traitement des affections nerveuses et mentales, dont la renommée s’étend bien au-delà des frontières de la Confédération34.

41 Informé de l’arrivée d’Hoffmann, le docteur Repond intervient début octobre 1942 auprès des autorités militaires pour demander le placement d’Hoffmann dans son institution afin d’y être, explique-t-il, soigné pour une « dépression psychogène grave ». Pendant deux ans, les responsables de la Maison de Santé informeront les mêmes autorités de la nécessité de garder le docteur Hoffmann sous leur contrôle, « son retour dans un camp de réfugiés étant contre-indiqué actuellement au point de vue médical », écrivent-ils inlassablement35. Mais il va en réalité y occuper une activité professionnelle, principalement comme enseignant et superviseur auprès du Service médico-pédagogique valaisan, bien que les réfugiés soient interdits d’activité publique, professionnelle ou politique. Les administrations cantonales et fédérales n’accordent qu’au compte-gouttes les permis de travail et en limitent la durée. Fidèles à leurs principes, elles évitent soigneusement toute concurrence avec des Suisses sur le marché de l’emploi36.

42 Fondé en 1930 comme prolongement de l’activité psychiatrique de la Maison de Santé, le Service médico-pédagogique a pour mission de dépister et de soigner chez les enfants d’âge scolaire les troubles mentaux, nerveux ou caractérologiques qui compromettent leur développement. Se basant sur l’exemple des Child Guidance Clinics américaines, le Service prévoit un travail d’équipe avec les parents et les enseignants, des séminaires, des conférences, selon les méthodes les plus modernes de l’hygiène et de la prophylaxie mentales. Mais cela n’a pas été sans difficulté, comme le rappellera dans les années 1950 le docteur Repond : dans ce Valais traditionaliste, essentiellement agricole, le Service a surtout rencontré à ses débuts l’incompréhension et l’hostilité37.

43 Dans ce contexte, la présence à Malévoz d’un psychanalyste comme Hoffmann est précieuse et constitue à nouveau une opportunité : son expérience clinique, son travail à l’Ambulatorium de Vienne, ses compétences en matière de pédagogie psychoanalytique sont un enrichissement pour la psychologie enfantine telle qu’elle est pratiquée en Suisse. Dans un rapport de la Maison en 1944, on rappellera en termes particulièrement élogieux l’action du docteur Hoffmann en faveur du développement de l’institution où il aura enseigné, mais aussi soigné38. Comme l’écrit Antoinette Odier, entrée comme stagiaire au Service médico-pédagogique de Malévoz en 1939 et qui fut aussi la secrétaire d’Hoffmann, à Maria Hoffmann en septembre 1945 : « Nous avions formé un séminaire analytique avec lui pour nos cas d’enfants. En outre, il avait deux ou trois analyses privées à Malévoz, et le pavillon des femmes (malades mentales) à sa charge. »39

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Paul Ernest Hoffmann et Antoinette Odier.

© Archives privées Bassan-Rozenblum.

44 Fin décembre 1944, Hoffmann est hospitalisé d’urgence pour une affection intestinale dans un hôpital à Bâle, où on procède à une intervention chirurgicale. Hoffmann décède le 23 décembre 1944 sans avoir revu son épouse et son fils. Une situation encore confuse sur le plan militaire n’a pas permis à Maria et Friedrich de le rejoindre en Suisse, alors que la Belgique est libérée depuis septembre.

45 L’oraison funèbre prononcée par le professeur Heinrich Meng mettra l’accent sur son caractère, ses compétences et le succès qu’il avait eu à Vienne dans le traitement de la schizophrénie, mais aussi sur ses futurs projets de travail et la monographie qu’il comptait déposer, suivant la conception du Moi de Federn40.

46 Antoinette Odier, secrétaire de Hoffmann au Service médico-pédagogique de Malévoz, communique dans une longue lettre à sa veuve les ultimes volontés de feu son mari, qu’elle a assisté jusqu’à ses derniers instants : « Son premier vœu est que Freddy reste juif [souligné dans le texte, ndla]. Prévoyant aussi que Freddy aurait toutes sortes de difficultés d’ordre psychique, il avait l’intention de le faire analyser dès que cela serait possible. »41 Ce fut, en quelque sorte, son testament moral : sa confiance dans la psychanalyse et son identité juive restent essentielles pour lui jusqu’au bout.

47 Friedrich (Freddy) Hoffmann n’aura pas une vie facile : il mourra seul dans une situation de désespoir et d’abandon dans sa maison de Saint-Gilles où il a vécu avec sa mère. Réticent à parler de son père, il a malgré tout conservé ses archives, que nous avons mises au jour à l’été 201142.

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NOTES

1. Società Psicoanalitica Italiana , Esplorazioni dell’inconscio, prospective cliniche, XV Congresso Nazionale, Taormine 27-30 mai 2010. 2. S. Frisch, « Mort, deuil et crises dans une société de psychanalyse », dans Esplorazioni dell’inconscio, op. cit., 2010, pp. 132-136. 3. Cf. F. Bassan, Au-delà de la psychiatrie et de l’esthétique. Étude sur Hans Prinzhorn, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas, Lormont-Bruxelles, 2012 ; Th. Rozenblum, Une cité si ardente… Les Juifs de Liège sous l’Occupation (1940-1944), Bruxelles, 2010. 4. Archives générales du Royaume (AGR), Police des Étrangers, Dossier individuel Hoffmann Ernst Paul (n° A294313). 5. AGR (Bruxelles), Service des Victimes de la Guerre (Bruxelles), Service fédéral Affaires étrangères (Bruxelles), Musée juif de la Déportation et de la Résistance (MJDR - Malines), Société suisse de Psychanalyse (Berne), Hôpital psychiatrique de Malévoz (Monthey), Archives fédérales suisses (AF - Berne), Sigmund Freud Museum (Vienne), Israelitische Kultusgemeinde Wien (Vienne), Freud Museum (Londres), Site-Mémorial du Camp des Milles (Aix-en-Provence). 6. A. Wassermann, « Radautz », dans H. Gold (éd.), Geschichte der Juden in der Bukowina, Tel Aviv, 1962, vol. 2, pp. 98-105 . Voir aussi Y. Marton, « Radauti », dans Encyclopaedia Judaica, New York, 1973, vol. 13, pp. 1495-1496. 7. Cf. R. Van Doorslaer, Enfants du Ghetto, Juifs révolutionnaires en Belgique (1925-1940), Bruxelles, 1997, p. 27. 8. Cf. J.-Ph. Schreiber, Les Juifs de Belgique face à la montée de l’antisémitisme nazi (1933-1939), mémoire de licence en histoire, Université libre de Bruxelles, 1984, p. 27 ; Id., « L’accueil des réfugiés du Reich en Belgique (mars 1933-septembre 1939) : le Comité d’Aide et d’Assistance aux Victimes de l’Antisémitisme en Allemagne », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, 3, 2001, pp. 23-71 ; Fr. Caestecker, Alien Policy in Belgium, 1840-1940. The Creation of Guest Workers, Refugees and Illegal Aliens, Oxford-New York, 2000, pp. 156-162 ; 231-239. Selon Aviva Halamish, de 1933 à 1939 près de 360.000 Juifs ont quitté le Reich (A. Halamish, « Refugees », dans W. Laqueur (éd.), The Holocaust Encyclopedia, New Haven – Londres, 2000, p. 519 sq.). 9. R. Van Doorslaer (dir.) – E. Debruyne – Fr. Seberechts – N. Wouters, La Belgique docile. Les autorités belges et la persécution des Juifs en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, Ceges, 2007, t. I, p. 78. 10. Cf. Le Psychagogue, 2, 1933, p. 4. Cf. « À propos de la “Société belge de psychanalyse” », dans Journal Belge de Neurologie et de Psychiatrie, XXXV, 2, 1935, pp. 107-109 : « En octobre 1934, M.J. De Busscher avait adressé aux présidents des sociétés belges de médecine mentale d’une part, de neurologie et de psychologie d’autre part, une lettre détaillée leur signalant le groupement de quelques profanes sous le nom de “Société belge de Psychanalyse”, appellation à son sens regrettable par suite de la confusion inévitable : d’un côté avec les sociétés savantes du Pays, de l’autre avec les sociétés nationales de psychanalyse […]. M. De Busscher craignait l’effet pour le moins déplacé que produiraient à l’étranger des publications fantaisistes émanant d’un pays réfractaire jusqu’à présent au mouvement psychanalytique. » Une commission placée sous la présidence du professeur Auguste Ley fut chargée d’examiner la suite à donner à cette motion. « À la séance du 23 février 1935, M. le Prof. Ley rapporta que la “Société belge de Psychanalyse” était présidée par un M. Dugautiez, ayant pris le titre de “psychanalyste”, lequel a d’ailleurs fort obligeamment consenti, par avance, à modifier le titre de son groupement dès que serait créée, en Belgique, une association médicale en revendiquant le monopole. » 11. Comme l’écrit E. P. Hoffmann en 1939 lors de son arrivée en Belgique, les conditions de la psychanalyse étaient « simplement misérables ». En comparaison, les Pays-Bas comptaient pour

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un même nombre d’habitants 32 psychanalystes, la Belgique aucun, sauf quelques analystes “sauvages”. Hoffmann fait allusion également à la résistance médicale contre la psychanalyse, considérée comme « charlatanisme » (Cf. Lettre de E. P. Hoffmann à Otto Sperling, 3.11.1939, Sigmund Freud Museum). 12. L’APB est constituée le 24 décembre 1946. Ses statuts paraissent dans le Moniteur Belge du 1er mars 1947. 13. Cf. Serge Frisch, « Mort, deuil et crises dans une société de psychanalyse », op. cit. Sur l’histoire de la psychanalyse en Belgique, cf. D. Cromphout, « Les sentiers de la psychanalyse en Belgique », dans Psychoanalytische perspektieven, 36, 1999, pp. 9-24 et M. Coddens, « La Belgique et la psychanalyse. Un rendez-vous manqué ? », dans Le Bulletin Freudien, 51-52, 2008, pp. 17-51. 14. M. Perrenoud, « La Suisse, les Suisses, la Neutralité et le IIIe Reich (1941-1945) », dans Revue d’Histoire de la Shoah, 203, octobre 2015, pp. 61-64. 15. Lettre d’E. P. Hoffmann à Anna Freud, 14.1.1940 (Archives privées Bassan-Rozenblum). 16. Lettre d’Anna Freud à E. P. Hoffmann, 24.4.1940 (Archives privées Bassan-Rozenblum). 17. Voir à ce sujet : Chr. Eggers, « Les émigrés des années trente, leur situation en 1940-1941 et la démarche de Varian Fry », dans Varian Fry : du refuge à l’exil, Actes du colloque du 19 et 20 mars 1999 à Marseille, t. I, Arles, 2000, p. 49. R. Van Doorslaer (dir.) – E. Debruyne – F. Seberechts – N. Wouters, op. cit., t. I, p. 147 ; S. Meunier, Les Juifs de Belgique dans les camps du sud-ouest de la France (1940-1944), mémoire de licence inédit, Bruxelles,ULB, 1999. 18. Voir à ce sujet : Th. Fontaine et D. Peschanski, La collaboration, Vichy Paris Berlin, 1940-1945, Paris, 2014. 19. Voir sur le sujet : C. Nicault, « L’abandon des Juifs avant la Shoah : la France et la conférence d’Evian », dans Les Cahiers de la Shoah, 1, 1994, pp. 101-130. 20. Depuis la loi de 1924, les États-Unis pratiquent le système de quotas par pays d’origine. À la suite de l’Alien Registration Law du 1er juillet 1940, le Département d’État suspend pendant plusieurs mois l’octroi de tout visa. Le 1er juillet 1941 avec l’entrée en vigueur de la nouvelle loi d’immigration, le Russel Act, les demandes de visas émanant des personnes originaires des pays et régions occupés par l’Allemagne et ses alliés sont systématiquement refusées sauf cas exceptionnel. Voir à ce sujet : Chr. Eggers, op. cit., pp. 54-56. 21. A. Grynberg, Les camps de la honte. Les internés juifs des camps français (1939-1944), Paris, 1991, p. 94. 22. L’Organisation internationale juive d’aide aux réfugiés HICEM est fondée en 1927 et est composée de l’HIAS (Hebrew Immigrant Aid Society), de l’ICA (parfois écrit JCA – Jewish Colonization Association) et Emigdirect. En février 1941, la HICEM est habilitée à ouvrir un bureau d’émigration dans chaque camp, les Milles notamment. Voir à ce sujet : R. Dray- Bensoussan, Les Juifs à Marseille (1940-1944), Paris, 2004, pp. 65-78. 23. On peut citer parmi ces intellectuels et artistes : Lion Feuchtwanger, Max Ernst, Marc Chagall, Arthur Koestler, Hannah Arendt, Walter Benjamin, etc. Voir à ce sujet : J.-M. Guiraud, La vie intellectuelle et artistique à Marseille à l’époque de Vichy et sous l’occupation 1940-1944, Marseille, 1998. 24. Lettre d’E. P. Hoffmann à Maria Druskovic-Hoffmann, 5.3.1942 (Archives privées Bassan- Rozenblum). 25. Lettre d’E. P. Hoffmann à Maria Druskovic-Hoffmann, 16. 3.1942 (Archives privées Bassan- Rozenblum). 26. A. Grynberg, op. cit., p. 290. 27. Lettre de Max Grünbaum à Maria Druskovic-Hoffmann, 20.9.1944 ; attestation d’Anna Barbara Mendling, 25.9.1944 (Archives privées Bassan-Rozenblum). 28. Lettre d’E. P. Hoffmann à Paul Federn, 16. 8.1942 (Sigmund Freud Museum). 29. Jean Dalsace (23.12.1893-23.10.1970), militant pacifiste, membre du Parti communiste depuis 1920. À consulter sur le net : Fonds Dalsace-Vellay.

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30. AGR, Police des Étrangers (PE), Dossiers individuels de Piltz Mozes (n° 1475381) et de Piltz Roman (n° A 397067). 31. AF, E 4264 (-) 1985/196, Dossiers n° 4850 ; 4977 ; 4993 ; AF, E 6358 (-) 1995/394, Zollkreisdirektion V, vol. 31, f° 3070. 32. Voir à ce sujet R. Fivaz-Silbermann, « Filières de passage de la France vers la Suisse », dans Revue d’Histoire de la Shoah, 203, octobre 2015, pp. 23-86 ; P. Boschetti, Les Suisses et les nazis, le rapport Bergier pour tous, Genève, 2004 ; M. Perrenoud, op. cit., pp. 51-86. 33. À partir du 10.10.1944, sous contrôle civil (livret pour réfugiés), AF. 34. Lettre d’A. Pericaud à Maria Druskovic-Hoffmann, 1.3.1945 (Archives privées Bassan- Rozenblum). 35. Dossier médical E. P. Hoffmann n° 5610 (Archives Malévoz). 36. A. Lasserre, Frontières et camps. Le refuge en Suisse de 1933 à 1945, Lausanne, 1999. 37. « Conférence du Docteur A. Repond », Hygiène mentale, 1, 1956, p. 11 (Archives Malévoz). 38. Cf. Maison de Santé de Malévoz, Rapport sur la marche de l’établissement en 1944, 1945, pp. 2-3 (Archives Malévoz). 39. Lettre d’Antoinette Odier à Maria Druskovic-Hoffmann, 23.9.1945 (Archives privées Bassan- Rozenblum). 40. Oraison funèbre prononcée par le professeur Heinrich Meng à Bâle, 26.12.1944 (Archives Malévoz). 41. Cf. lettre d’Antoinette Odier à Maria Druskovic-Hoffmann (Archives privées Bassan- Rozenblum). Souligné dans le texte original. 42. Pour la traduction des courriers en français, les auteurs remercient Francine Coen (France), Jacques Déom (Belgique), Jacques Frioux (France), Jean Joseph (Belgique), Kaja Kengen (Belgique), Françoise Nioré (France), Jerôme Segal (Autriche), Ruth Fivaz-Silberstein (Suisse), Béatrice Gonzalés-Vangell (Grande-Bretagne), Dorien Styven (Belgique). Pour la révision du texte, Philippe Pierret. Pour son aide précieuse, Ruth Fivaz-Silberstein.

AUTEURS

FIORELLA BASSAN Fiorella Bassan a enseigné au Département de philosophie de l’Université La Sapienza à Rome. Parmi ses publications : Al di là della psichiatria e dell’estetica. Studio su Hans Prinzhorn (2009), Antonin Artaud. Scritti sull’arte (2013) et Immagine e figurazione. Hegel, Warburg, Bataille (2013).

THIERRY ROZENBLUM Thierry Rozenblum est chercheur libre sur des thématiques liées à la Shoah. Dans le cadre d’une recherche entamée en 1999 au sein de l’Association La Mémoire de Dannes-Camiers, il a notamment publié : Une cité si ardente ? Les Juifs de Liège sous l’Occupation (1940-1944) (2010).

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Heinrich Rotter. Un “collaborateur juif” sous l’occupation nazie

Ahlrich Meyer

1 À la fin de l’été 1945, Heinrich Rotter, âgé de 58 ans, fut arrêté par la police militaire belge dans sa maison à Hambourg, suite aux déclarations de témoins selon lesquels il avait travaillé pendant la guerre comme agent des services allemands à Bruxelles et avait, après leur avoir extorqué de l’argent, dénoncé des Juifs persécutés, qui furent ensuite envoyés dans des camps de concentration ou d’extermination1. Rotter, qui avait apparemment proposé au gouvernement militaire britannique de la ville hanséatique de lui fournir des informations sur d’anciens membres de la Gestapo et d’aider à localiser des nazis en cavale, fut livré à la Belgique et amené à la Sûreté, où il fut entendu à plusieurs reprises avant d’être incarcéré dans diverses prisons belges au moins jusqu’au mois de mars 1946. De là, il envoya aux instances juridiques compétentes de multiples lettres dans lesquelles il ne cessa de clamer son innocence et de tenter d’expliquer sa conduite. Il donna comme principale justification de ses actes le fait que, sous l’occupation nazie, il n’avait eu d’autre choix que de jouer un double rôle.

2 Qui était ce Rotter, qui travailla entre 1942 et 1944 sous l’alias « Jacobsohn » pour le Brüsseler Devisenschutzkommando (DSK), une antenne du ministère des Finances de Berlin spécialisée dans la confiscation des biens et également, de plus en plus, dans la persécution des Juifs ? Heinrich Rotter, enfant naturel d’une mère juive, naquit en 1887 à Kolomea, en Galicie. Mobilisé pendant la Première Guerre mondiale, il commanda de 1918 à 1922, selon ses propres dires, une unité de police à Hambourg-Harburg et fut ensuite actif en tant que cafetier. Juste après le pogrom de novembre 1938, il fuit vers la Belgique avec 10 reichsmarks en poche, ce qui correspond à la somme laissée par la douane allemande aux réfugiés lors du franchissement illégal de la frontière. Arrivé à Anvers, il travailla comme plongeur dans une cantine fréquentée par des réfugiés juifs allemands et tenue par son demi-frère Nathan Apteker. Ce dernier avait déjà, bien auparavant, trouvé refuge en Belgique avec sa famille et leur mère à tous deux, la veuve Anna Apteker. Tous les parents de Rotter, dont les trois enfants mineurs du couple

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Apteker, seront victimes de la Shoah : arrêtés en avril 1943, ils seront déportés du camp de rassemblement de Malines vers Auschwitz, où ils seront assassinés.

3 En mai 1940, au moment de l’invasion de la Belgique par la Wehrmacht, Rotter se joignit au grand mouvement d’exode de la population civile belge vers la France. Il revint toutefois rapidement à Anvers, où il continua d’abord à gagner sa vie chez son demi-frère jusqu’à ce que, bénéficiant d’un appui financier assez considérable de ses autres frères installés aux États-Unis, il se lance dans le trafic de café, de chocolat et autres denrées alimentaires au marché noir. Il se mit ensuite au négoce de devises et de dollars, ce qui causera sa perte. En effet, le Devisenschutzkommando l’arrêta en 1942. Il aurait alors eu à faire le choix entre travailler pour les Allemands ou être envoyé « dans un camp d’extermination en Pologne » (ainsi qu’il l’expliquera plus tard alors qu’il connaît déjà la véritable finalité des déportations). Toutefois, Rotter aurait probablement échappé à la déportation du fait d’un “mariage mixte” avec une femme non juive, qui l’avait rejoint d’Allemagne. Mais il n’y avait aucune garantie à cet égard. En tout cas, sa situation ne s’en trouvait pas moins périlleuse. Ayant, à l’instar de nombreux Juifs, entre-temps quitté Anvers pour Bruxelles suite aux mesures de persécution, il accepta, pour des raisons que nous ne pouvons jauger, l’idée d’une collaboration avec les Allemands. Il participa ainsi à la traque aux devises à Bruxelles contre une rétribution de base non négligeable de 3.000 francs belges, majorée d’un pourcentage sur les sommes confisquées.

4 Rotter n’était pas le seul collaborateur informel du Devisenschutzkommando ni le seul agent juif dans des services allemands. L’histoire d’Icek Glogowski, appelé « Jacques », qui secondait la police de sécurité bruxelloise (Sipo) dans l’arrestation de Juifs, est connue. En général, les Allemands se méfiaient de leurs agents et les plaçaient pour une longue période de formation sous l’autorité de supérieurs. Peu d’entre eux recevaient des fonctions exécutives et pouvaient procéder seuls à des arrestations. Certes, il n’est pas sûr que Rotter comptait parmi ceux-là, mais il semble avoir gagné très rapidement la confiance de ses commanditaires. Peut-être aussi avait-il pu assurer ses arrières par des contacts avec l’Abwehr à Bruxelles qui employait ses propres agents. Il grimpa dans la hiérarchie des V-Leute, portait une arme et s’enrichit rapidement par ses activités d’extorsion, lui permettant de mener un luxueux train de vie. En collaboration avec une interprète francophone (désignée comme sa « maîtresse » dans les dossiers d’enquête) et avec l’aide de plusieurs agents subordonnés, il se lança – dans le milieu, qui lui était familier, des Juifs menacés de déportation – à la recherche d’actions, de devises, d’or et d’objets de valeur cachés. Les Juifs qui tentaient de sauver leur vie en plongeant dans la clandestinité en Belgique ou en préparant une fuite hors du pays, devaient disposer de moyens financiers, de faux papiers et de devises étrangères, et étaient de ce fait tributaires de complicités dans les milieux criminels, infestés d’agents et d’indicateurs. Un ancien policier auxiliaire belge de la police criminelle allemande (Kripo), qui fut entendu dans l’affaire Rotter en 1945, déclara que celui-ci se présentait comme acheteur auprès de personnes soupçonnées de posséder encore des biens de valeur afin de procéder, au moment de la transaction, avec ses supérieurs allemands en civil, à la saisie de la totalité de ceux-ci. La propriétaire du bar bruxellois que fréquentaient Rotter et ses agents auxiliaires déclara également dans le procès-verbal : « Si les Juifs, que Rotter connaissait, ne voulaient pas être arrêtés et déportés, ils devaient lui payer de fortes sommes. »

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5 La déclaration d’après-guerre – à lire avec circonspection – de son chauffeur Bernhard G., un homme d’origine juive né à Budapest et ayant fui Vienne en 1938, dont Rotter fit la connaissance en août ou septembre 1942, c’est-à-dire au moment où la majorité des trains de la mort étaient acheminés de la Belgique vers Auschwitz, jette quelques lueurs sur les sinistres intrigues de Rotter. Contre paiement de 10.000 francs, Rotter proposa à G. un certificat (Bescheinigung), qui l’identifierait comme employé du Devisenschutzkommando et le protégerait provisoirement de la déportation. Rotter recourut apparemment plusieurs fois à cette pratique. À l’expiration du certificat, il réclama des suppléments, qui firent rapidement grimper le montant extorqué, sans quoi il livrait la personne aux Allemands. G. se vit en outre obligé d’acquérir une voiture pour Rotter et son interprète, occasion où il fut employé malgré lui comme chauffeur. C’est ainsi qu’il fut témoin de pratiques d’extorsions, de dénonciations et d’arrestations, prétendument sans y prendre part.

Heinrich Rotter pendant la guerre à Bruxelles...

6 Il ne faut pas perdre de vue la situation extrême dans laquelle se trouvaient les personnes dont il est question. Comme le déclara littéralement G. à la justice belge, qui l’interrogea en 1945, les personnes extorquées payèrent d’importantes sommes à Rotter « afin de ne pas être déportées dans des camps de concentration ou d’extermination, car en tant que Juifs nous savions très bien ce qui nous attendait ». C’est uniquement par « peur de la déportation » qu’il accepta d’aider « Rotter et sa bande ». Il devint vraisemblablement lui-même une victime de Rotter, qui l’aurait finalement dénoncé aux Allemands. G. fut en effet déporté en mai 1944 par l’avant-dernier transport de Malines vers Auschwitz. Il survécut aux camps de Birkenau, Gross-Rosen et Dachau.

7 Quand, fin 1945, Rotter se trouva dans une cellule belge, il lui fallut construire une histoire qui rendrait excusables ses actions au moment de la “catastrophe juive” et qui

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serait aussi admissible pour sa propre conscience que convaincante pour le juge d’instruction chargé de son cas. Coup sur coup, Rotter adressa aux autorités de la justice militaire belge des courriers dans lesquels il demandait sa libération, réfutant l’accusation de traîtrise, affirmant qu’il n’avait « pas pu agir autrement » : « En 1942, je fus contraint de travailler pour le Devisenschutzkommando de Bruxelles. J’ai profité de ce travail pour aider de nombreux Belges et Juifs et pour me sauver la vie, nombreux sont ceux que j’ai libérés de prison et des mains de la Gestapo. Et j’ai, de la sorte, joué un double rôle. Je peux à tout moment fournir des témoins qui certifieront la véracité de ces informations. […] Je vous prie monsieur l’Auditeur-général de ne pas me comparer avec les agents de la Gestapo Kohn-Kony ou Jacques. Je suis le dernier survivant de ma famille, 17 de mes parents ont été déportés par les nazis avant d’être tués en Pologne. »

8 Rotter affirme également avoir aidé des Belges à se soustraire au travail obligatoire en Allemagne, prévenu des gens de l’imminence de rafles, procuré des denrées à des clandestins et à des internés du camp de rassemblement de Malines, protégé deux ou trois Juifs cachés dans sa maison et « secouru 35 familles juives, les ravissant de la sorte à une mort certaine ». Lui-même a vécu le fait d’être au service des Allemands comme un fardeau et aurait également préféré se cacher, mais un partisan renommé d’une organisation de la Résistance lui aurait conseillé de rester en fonction, puisqu’il pouvait ainsi accomplir bien plus pour la Résistance que s’il était caché.

9 Toutes les informations données par Rotter ne peuvent pas, après coup, être vérifiées, mais elles ne sont pas non plus à considérer comme des tentatives de justification a posteriori d’un collaborateur, qui se serait engagé du côté de l’occupant par conviction idéologique ou politique. Quoi qu’il en soit, le terme « collaboration » n’est pas totalement d’application dans le cas où on agit pour sauver sa propre peau. Nous savons trop peu des dilemmes moraux auxquels étaient soumis les persécutés sous la dictature nazie. L’histoire de Rotter se situe dans une zone grise où la frontière entre coupable et victime est des plus floues et révèle la perfidie des exécutants de la « solution finale » en faisant de Juifs les complices de la destruction de leur communauté. En même temps, les passages cités montrent que Rotter n’était pas capable après guerre d’évaluer sa situation.

10 Il semble avoir pressenti qu’invoquer le fait que l’ensemble de sa famille ait été assassinée à Auschwitz ne suffirait pas pour le disculper des charges de trahison et de collaboration avec les Allemands. Ainsi fit-il une proposition des plus étranges censée prouver qu’il se trouvait du bon côté. Il se targua de ses « bonnes compétences en tant que détective » et de sa longue expérience de policier pour proposer ses services aux autorités belges : « Soussigné propose ses services en tant qu’agent de liaison entre l’Allemagne et la Belgique. Ce travail consisterait à chercher des criminels de guerre et à les livrer à la police belge. Chercher des témoins dont ont besoin les autorités belges […]. Cela devrait être ma tâche d’exécuter chaque ordre quelle que soit sa difficulté. Dans un premier temps, je demanderai de pouvoir livrer les criminels de guerre H., M., S. et L., que je connais personnellement, à la police militaire belge, tout comme je m’occuperai d’autres criminels de guerre recherchés, si on m’en donne l’ordre, je voudrais encore aider les autorités belges de manière à ce qu’elles soient satisfaites de mon travail. » Renvoyé en Allemagne, il resterait joignable à tout moment et fournirait personnellement ses rapports en Belgique.

11 Heinrich Rotter ne fut pas poursuivi par la justice belge d’après-guerre. L’affaire fut manifestement classée sans suite. À son retour des camps de concentration allemands,

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le chauffeur Bernhard G., qui se vit dénoncé par Rotter, expliqua que les accusations des uns envers les autres dans le groupe des survivants étaient si lourdes qu’une enquête juste, même sous serment, ne pouvait être menée. Ceci fait également partie de l’héritage de la domination nazie. Il reste des doutes sur le fait que la communauté juive de Belgique se soit ou pas occupée du cas Rotter, tout comme l’on ignore son sort ultérieur.

NOTES

1. Auditorat Militaire de Bruxelles, Dossier Rotter. Tous les passages cités et les faits évoqués ci- après sont issus de ce dossier. Je remercie le Service des Archives du Collège des Procureurs- généraux de Bruxelles pour son aimable autorisation de consultation du dossier. Article traduit de l’allemand par Barbara Dickschen.

AUTEUR

AHLRICH MEYER Ahlrich Meyer, docteur en philosophie, a été professeur de sciences politiques à l’Université d’Oldenburg, et dirige actuellement des recherches sur les réfugiés juifs en Europe occidentale entre 1938 et 1944. Il a entre autres publié Das Wissen um Auschwitz. Täter und Opfer der « Endlösung » in Westeuropa (2010) et Verfolgt von Land zu Land : Jüdische Flüchtlinge in Westeuropa 1938-1944 (avec I. Meinen, 2013).

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Linguistic Diversity within Antwerp’s Jewish Community

Barbara Dickschen

1 Throughout most of their history, the Jews have been a multilingual people1. Like so many other Jewish diasporas, Antwerp’s Jewish community has been «marked by transnational conditions», shaped by different migration waves, essentially from Eastern Europe2. Before and after the Holocaust, Antwerp’s Jewish community forms a heterogeneous group, unified by a collective consciousness and strong sense of belonging.

2 Because of this cultural plurality, the Jewish community of Antwerp is not a unilingual social group. In this fairly small community of approximately 15,000 persons, a great diversity of languages is used in different situations. Within a dominant Dutch- unilingual context, the multilingual character of the Jewish community appears as particularly exotic.

3 Until recently, little attention has been devoted to the linguistic practice of this minority. We know for a fact the importance of language as the expression of identity: it expresses the way people perceive themselves and their relation to society. How Jewish schools in Antwerp reacted and adapted to the changing language policies in force is, in this case, quite revealing. Nowadays, one notices that, although this particular community is inextricably intertwined with Antwerp, the practice of Dutch by its members is actually restrained. Hence, one may wonder about the role given by Antwerp’s Jews to Dutch and about how this determines their ties with the non-Jewish Dutch-speaking majority3.

Dutch in Jewish schools

4 Before the Second World War, there were just two subsidized Jewish schools in Antwerp: the moderate religious Zionist Tachkemoni, which opened in 1920, and the more orthodox Jesode Hatora, founded at the end of the 19th century4. In both schools, pupils follow a dual curriculum composed of religious and secular studies in accordance

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with the educational requirements of the Belgian State. In 1921, the municipal executive decided to “adopt” both schools, meaning the schools received public funding to a certain extent. The granting of such subsidies entailed the conformity to certain legal requirements. From the outset, it appears that the fact that those schools were what we may call mixed-languages schools, and that a vast majority of the pupils didn’t have Belgian nationality was considered a major obstacle to subsidization. More than once, the local authorities recommended them to use Dutch as the main language of instruction5.

What is the linguistic policy?

5 The Act of 1914, which made primary education compulsory, states that a child’s maternal or usual language, determined on the declaration made by the head of the family, becomes the language of instruction. Thanks to fairly broad interpretation of the text, Dutch-speaking parents still had the opportunity to choose French as the instruction language for their children. In some parts of Flanders there were, in addition to Dutch language primary schools, State and private French language primary schools. While secondary education was provided sometimes in French and sometimes half in French and half in Dutch. A fundamental change was made to this system by the linguistic laws of 1932, which introduced the concept of territoriality: in the Dutch-speaking region, the language of education had to be Dutch. In fact, families of linguistic minorities in each region still had a certain freedom of choice. Children whose maternal or usual language was not that of the region were entitled to receive their primary education in their own language. The competent authorities remained the judges of the “reality of this need” and decided to set up what was called “transmutation” classes: pupils enrolled in these classes were instructed mainly in French but were obliged to learn the language of the region. The overall idea was that the maternal language merits the same respect as religious or philosophical convictions. In Jewish schools where the mother tongue of the pupils wasn’t one of the national languages, parents could choose between Dutch or French. Most Jewish parents preferred French6.

6 In 1939, both schools were overwhelmingly French-speaking with most primary classes being strictly in French. To give an idea of the situation: in Jesode Hatora, only 10 pupils had Dutch as their mother tongue. 139 of the children had French as their maternal language, 6 children had German, 1 pupil was English-speaking and 15 were Yiddish-speaking. Because of this particular situation, it was decided that children of “German or Slave ascendant” should be taught in Dutch. Still, the French classes were overcrowded in comparison with the Dutch classes. More than once, the municipal executive threatened to withhold grants if the schools did not comply more eagerly with the linguistic provisions set out in the legislation.

7 The population of those schools reflects the cultural and thus linguistic plurality of this minority but it must be said that, despite the existence of two Jewish educational establishments, before the Second World War, the bulk of Antwerp’s Jewish youth attended public school. By sending their children to public schools, Jewish parents contributed to the growing laicization of Jewish populations. Public schools turn out to be a vehicle for intense socialization and an essential instrument of integration. It is therefore not surprising to find amongst Jewish pupils attending the Antwerp

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secondary schools, enthusiastic activists of the Flemish cause. In spite of a cultural, political and religious specificity, the perpetuation of constraining Jewish traditions is not obvious anymore for new generations. The Second World War constitutes a breaking point in this process of assimilation.

After Second World War

8 In the aftermath of the Second World War, the Jewish community licked its wounds and the process of slow healing started. Jewish schools reopened, despite the disappearance of a large part of their population. It is then, shortly after the war, that Hasidic communities establish in Antwerp, therefore changing drastically the profile of Antwerp’s Jewish community. Throughout the following decades different – mainly orthodox to ultra-orthodox – Jewish schools were founded. Most of the ultra-orthodox (Belz, Satmar...) schools were and still are totally private and do not receive any public funding.

9 In those years, as we said before, in Tachkemoni and in Jesode Hatora, the language of instruction was nearly exclusively French. That situation lingered until stricter linguistic regulations concerning education in 1963 abolished the so-called transmutation classes and special language classes. Only the language of the region was now to be the instruction language, and certificates relating to schooling not in conformity with the language requirements in education were not homologated anymore.

10 Nowadays, in Jewish state-funded schools, profane subject matters are taught in Dutch, as required by law. Despite strict language regulations, one can however still notice a feeble mastering of Dutch by the pupils of those schools. Even if the necessary competence is acquired on the grammatical level, the use of Dutch is not as fluent as one could expect.

11 Though Flanders has become an economical strong unilingual region, within the familiar context (family, friends), French is still spoken by a large part of the Jewish community. This is mostly the case among the more secular members, even if the lingua franca, the non-native trade language, for interaction outside the community is Dutch. Antwerp being one of the major centers of contemporary Hasidism, the degree of motivation to speak Dutch is for the more orthodox subgroups within this community even more limited.

12 A highly relevant reason to learning a language or using it is the motivation to interact or just understand members of another speech community. More than any other minority in this country, the Jewish community of Antwerp is shaped by strong religious and cultural codes and their own institutional structures (on a social, cultural or educational level). This reduces dramatically the possible interaction with people outside the community and thus, the degree of motivation to master the Dutch language. Therefore, if Dutch is spoken, it is limited to a merely practical reason: making oneself comprehensible.

13 In the , in a by far more class-conscious society where the choice of language reflected the social allegiance, French was the language used to gain prestige, to emphasize a certain social standing. Besides being an instrument of social advancement, it was also the language for trading. Therefore, Jewish migrants tended

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to chose the “language of power”, which for decades was French. Moreover, Flemish Dutch is marked by a variety of dialects differing with the standard form and generally used in informal contexts, which makes it even more difficult for newcomers. For many years, Dutch was therefore negatively prejudiced and failed in competing with French as the national language for those migrants. Still now, Dutch is considered as a “minor language”, not of great use abroad, making it less attractive. And these last few years, with the diamond trade economy declining, rising poverty and a growing feeling of insecurity due to an increase in anti-Semitic incidents, the younger generations more and more plan their future abroad.

Preserving Jewish identity

14 The traumatic events of the Holocaust probably reinforced this negative perception of Dutch. For numerous Jews, the Flemish movement (Vlaamse Beweging), and as a consequence the Dutch language, is associated with the idea of collaboration with the Nazis. After the Holocaust, in this hostile context, the urge of preserving Jewish identity is reaffirmed vigorously. Education has always played a specific role in this attempt to perpetuate ethnic and religious heritage. A recent survey brought to light that, nowadays, about 85 percent of Jewish children in Antwerp attend Jewish schools and that Antwerp has 14 (fully or partially) subsidized Jewish schools, as well as a number of non-subsidized private schools7. This of course restricts social interactions with the non-Jewish population. And most of these Jewish schools, private or public, are not always into conformity with national educational standards. Their pupils, when leaving school, are not prepared to integrate into Belgian society: beyond the practical problems related to the obligation of observing restrictive religious prescriptions, rarely compatible with modern life, their poor mastering of Dutch and lack of professional skills often constitute an insurmountable obstacle.

15 As we said at the outset of this article, the Jewish community of Antwerp is multilingual with several languages spoken on a regular basis by a large part of this community. These are mainly the non-Jewish languages: French, English and Dutch, and the Jewish languages: Yiddish and Hebrew. Within this range of languages, there is however a hierarchy of use. They all have different social and communicative functions, covering different domains. This is a general tendency, which doesn’t mean that all members of the community master all those languages. Yiddish for example, is spoken by the most orthodox Jews, making Antwerp one of the few Yiddish-speaking centers in the world. For years, Yiddish was the language used in the diamond trade. However, this changed since the power shift in the city’s diamond exchange with the diamond trade being taken over by the Indian community. The youngest generation of more secular Jews does not master this language anymore. As for Hebrew, it is of course the language of the Scriptures. In a Zionist inspired school as Tachkemoni, Hebrew is not just the holy language but also the spoken language in teaching Jewish matters. Therefore, Hebrew, if not always a spoken language, is a language in which a large part of the members of this fairly religious community is competent in.

16 The source of this linguistic complexity is the geographical mobility of the Jewish population. In this multilingual context, one chooses a language according to circumstances. The direct result of this active multilingualism, and constant language- switching, is that the different languages sometimes may get mixed up with each other.

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Especially when two languages overlap when covering the same domain. It is not that unusual to see different languages spoken within one family. Parents can have different mother-tongues and talk to their children in their native language. But the daily used language isn’t always the parent’s mother-tongues. The boundaries between the use of these languages are blurred.

17 Even if there is not one specific linguistic link between the members of Antwerp’s Jewish community, they do all share strong common characteristics in the way that they emerge as a distinct community. The relatively restricted use of Dutch, and their reticence towards it, is significant of the way Jews identify themselves and their lack of rootedness in Flemish society. The traditional, rather negative pattern of exile seems still to exist within Antwerp’s Jewish community. Few in numbers, making tremendous efforts to preserve their heritage and having their own religious and cultural codes, Antwerp Jews are in a certain way staying at a distance from the non-Jewish world and living as outsiders within the Flemish population.

NOTES

1. This article is based on a lecture given at the Instituut voor Joodse Studies (Universiteit Antwerpen), 7th Contact Day Jewish Studies On the Low Countries (2014) and is an updated reprint of B. Dickschen, «Une communauté en transit: profil sociolinguistique de la communauté juive d’Anvers», in FrancoFonie, Revue du Centre d’Étude des Francophones en Flandre, Identité(s), 3, 2011, pp.64-74. We would like to thank Stefan Goltzberg for his insightful comments. 2. E. Ben Rafael, Y. Sternberg (eds.), Transnationalism. Diasporas and the Advent of a New (Dis)order, Leiden-Boston, 2009. 3. For the sake of clarity, we have chosen to use the term Dutch throughout the article. 4. V. Vanden Daelen, «Over dagscholen, bijscholen, cheiders en jesjivot – Een historiek van Joods onderwijs in België», in Torb, Tijdschrift voor onderwijsrecht en onderwijsbeleid, Recht, religie en onderwijs, 1-2, 2010-2011, pp.99-107. 5. FelixArchief (FA), MA, 79.522, Letter signed Verschueren, 16th May 1922; Ibid., Overeenkomst van aanneming - afschriften van het Raadsbesluit d.d. 30 januari 1939; Ibid., Zitting van de Commissie van Onderwijs op maandag 30 januari 1939 in de collegezaal ten Stadhuize; Cfr. B. Dickschen, L’école en sursis. La scolarisation des enfants juifs pendant la guerre, , 2006, pp.35-41 Ead., «De verplichte segregatie van joodse leerlingen in België (1941-1943) », in Torb, Tijdschrift voor onderwijsrecht en onderwijsbeleid, Recht, religie en onderwijs, 1-2, 2010-2011, pp.108-114. 6. 100 jaar Jesode-Hatora – Beth Jacob 1895-1995, Antwerp, 1995, p. 74. 7. V. Vanden Daelen, op. cit., p. 101. We are of course aware of the fundamental methodological problem these kind of surveys are confronted with : mainly, the criteria used to determine a person’s Jewishness.

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AUTHOR

BARBARA DICKSCHEN Barbara Dickschen est chercheuse à la Fondation de la Mémoire contemporaine. Elle a notamment publié Arno Stern (1888-1949). Itinéraire d’un peintre juif (avec Z. Seewald, 2009) et L’école en sursis. La scolarisation des enfants juifs pendant la guerre (2006).

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De inventarisering van het archief Georges Schnek (1924-2012)

Gertjan Desmet

1 Georges Arthur Schnek (1924-2012) behoeft nauwelijks introductie. Deze oud- verzetsstrijder en gevierd academicus heeft meer dan veertig jaar lang zijn stempel gedrukt op het Joodse leven in België. Schnek blijft naast zijn inzet voor ettelijke tientallen organisaties bij uitstek herinnerd als (ere)voorzitter van het Centraal Israëlitisch Consistorie van België – CICB (1982-2012) en als stichter en voorzitter van het Joods Museum van België – JMB (1987-2011)1.

2 Van april 2015 tot juni 2016 coördineerde de Stichting voor de Eigentijdse Herinnering – Fondation de la Mémoire contemporaine (FMC) de verwerking en inventarisering van de omvangrijke archieven van Georges Schnek, de noodzakelijke voorwaarde voor het schrijven van een echte biografie.

3 Met dit artikel willen we vooreerst verslag uitbrengen van de werkzaamheden. Het is daarnaast ook onze bedoeling om aan te tonen waarom het de moeite loont om archieven zoals die van Schnek te bewaren en grondig te verwerken, en wat hun waarde is voor de geschiedenis van de Joodse bevolking in ons land.

Het project

4 Dit project was een initiatief van de Stichting voor de Eigentijdse Herinnering. In 2015 maakte ze de middelen vrij voor het aanwerven van een professionele archivaris die zich moest vastbijten in het archief van Georges Schnek2. Van bij de aanvang van het inventariseringsproject in april 2015 werd echter snel duidelijk dat het om een werk van lange adem zou gaan.

5 Ten eerste was het archiefmateriaal van Georges Schnek – zoals zoveel archieven van Belgische Joodse persoonlijkheden en organisaties – verspreid over verschillende locaties. Eén gedeelte, nog eens opgedeeld in verschillende kleinere archiefbestanden, bevond zich in het Joods Museum van België, in totaal zo’n zeventig standaard archiefdozen aan materiaal. Het ging in de eerste plaats om archief, maar de dozen

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bleken ook heel wat documentatie, boeken, periodieken en allerhande voorwerpen te bevatten. Deze stukken werden door Schnek aan het JMB geschonken op verschillende momenten gedurende de laatste jaren voor zijn dood in 2012. Voor deze archiefbestanden bestonden er weliswaar een drietal toegangen, maar het ging om tijdelijke, bijzonder summiere en ongestructureerde plaatsingslijsten. Omdat ze bovendien elk slechts een gedeelte van dit materiaal beschreven, en sommige dozen zelfs helemaal niet in de lijsten vermeld waren, konden ze niet dienen als volwaardige archiefinventaris.

6 Een veel groter gedeelte van Schneks archieven bevond zich tot mei 2015 en vrac in een lokaal van de Beth Israël-synagoge in de Brusselse Stalingradlaan. In totaal ging het om ongeveer zestig verhuisdozen in allerlei formaten en zo’n achtentwintig goed gevulde plastic zakken volgepropt met archiefstukken, documentatie, boeken en periodieken, maar ook tientallen videocassettes, pakken foto’s en fotonegatieven, en allerhande persoonlijke voorwerpen. Dit materiaal had duidelijk geleden onder de minder dan optimale omstandigheden waarin het de voorbije jaren was bewaard. Stof, vuil en het gewoonlijke verval van papier en metaal hadden duidelijk hun werk gedaan. Sommige dozen hadden ooit waterschade opgelopen waardoor een gedeelte van het archief aangetast was door schimmel. Heel wat pakken papier vertoonden bovendien knaagsporen van muizen of ratten. Al dit materiaal werd in mei 2015 verhuisd naar een meer geschikte ruimte in de Joseph Dupontstraat, ter beschikking gesteld door het Consistorie.

7 Een tweede obstakel was de complexe structuur van de archieven-Schnek. Door de waaier aan functies die Georges Schnek tijdens zijn leven heeft bekleed, hebben de stukken betrekking op tientallen Joodse instellingen, feitelijke verenigingen, clubs, vzw’s, stichtingen, comités en commissies. Omdat Schnek en zijn medewerkers in hun dagelijkse werk niet altijd een strikt onderscheid maakten tussen deze verschillende en vaak overlappende functies vormde het archief een ware jungle van met elkaar vermengde briefwisseling, notulen, werkdocumenten, rapporten, dossiers, documentatie, enz. Het reconstrueren van de context van de stukken en hun onderlinge samenhang was een bijzonder ingewikkeld en arbeidsintensief proces. In veel gevallen moest immers bijna document per document worden herordend. Deze operatie was niettemin essentieel om onderzoekers zelfs maar een begin van toegang tot de archieven te verschaffen.

8 Om de inventarisering van dit archief tot een goed einde te brengen werd dan ook gekozen voor een pragmatische aanpak, rekening houdend met de krappe timing, de bescheiden middelen en de beschikbare werkruimtes. Het project verliep in twee grote etappes.

9 In een eerste fase (van april tot eind september 2015) werden voorlopige toegangen gemaakt voor beide grote onderdelen van het Fonds Schnek. De archieven aanwezig in het JMB werden volledig herordend en beschreven in een wetenschappelijke maar voorlopige inventaris3. De massa aan materiaal verplaatst naar het CICB werd als voorbereiding op het latere werk voorzien van een voorlopige nummering en beschreven in een rudimentaire plaatsingslijst4.

10 De tweede fase van dit project (december 2015 tot eind juni 2016) bestond erin om beide onderdelen samen te voegen tot één groot archiefbestand, ontsloten door één enkele archiefinventaris. De definitieve behandeling, selectie, herordening, beschrijving, nummering en herverpakking van het Fonds Schnek werd opgestart in

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december 20155. De reeds vermelde voorlopige inventaris en plaatsingslijst uit de eerste fase werden verwerkt tot een definitieve, wetenschappelijke, gestructureerde en gecontextualiseerde inventaris.

11 Beide “helften” van het Fonds Schnek zijn nu dus weer samengevoegd. Ze werden resp. door het JMB en zijn weduwe Sarah Deutsch-Schnek geschonken aan het Algemeen Rijksarchief om als één geheel en in de beste omstandigheden te worden bewaard.

Een nuttige bron voor…

12 Er wordt vandaag al heel wat bronnenmateriaal bewaard over zowel de illustere als minder gekende figuren uit de Joodse geschiedenis in België. Onderzoekers kunnen aan de slag met de archieven van baronnen, industriëlen en generaals, maar ook van rabbijnen, eenvoudige ambachtslui en vluchtelingen6. Hieronder zullen we aan de hand van concrete voorbeelden uit het Fonds Schnek aantonen waarom ook dit archief een nuttige bron vormt om de recente geschiedenis van de Joden in België te bestuderen.

13 We willen hierbij vooral pleiten voor een open kijk op dit stukje cultureel erfgoed. Want hoewel het archief in de eerste plaats het product vormt van het goedgevulde leven van Georges Schnek, kunnen we het ook meer algemeen beschouwen als een (typisch ?) persoonsarchief van een Jewish community leader uit de tweede helft van de twintigste eeuw. Het Fonds Schnek is daarbij niet alleen een uitstekende bron voor de geschiedenis van de Belgische Joden, want we vinden er een schat aan informatie over allerlei grensoverschrijdende “Joodse thema’s”, contacten tussen Joodse gemeenschappen over de hele wereld, internationale solidariteit… Ten slotte vertellen deze stukken ons ook heel wat over de Belgische maatschappij in haar geheel.

Georges Schnek en zijn familie

14 Het Fonds Schnek is bijzonder goed gestoffeerd om de levensloop van Georges Schnek en zijn familie te schetsen. Voor zover we weten zijn er in ons land zelfs weinig archieven van Joodse leiders die zó compleet zijn. Het lijkt ons duidelijk dat Georges Schnek – naar het bekende artikel van Sue McKemmish – als archiefvormer eerder in de hoek van de “obsessive recordkeeper” te situeren valt : zijn archieven bevatten immers vele honderden ontvangen en (minuten van) verstuurde brieven, notulen van vergaderingen, rapporten, dossiers, teksten van redevoeringen maar ook losse notities, krantenknipsels, persoonlijke objecten, foto’s, geluidsopnames, videofilms, enz.7

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Klasfoto van de Classe de Mathématiques elémentaires van het Lycée Ingres te Montauban, mei 1942.

Georges Schnek is op de middelste rij, tweede van rechts. © ARA2-AGR2.

15 Het archief laat toe om een erg gedetailleerd beeld te reconstrueren van Schneks privéleven, zijn academische en professionele carrière, en zijn engagement binnen Joodse organisaties8. Het bevat kinder- en klasfoto’s, lidkaarten, schoolrapporten, diploma’s en andere documenten in verband met zijn kindertijd, jeugd en prille schoolcarrière. Van Schneks tijd bij het verzet in Zuid-Frankrijk zijn, ondanks de per definitie clandestiene aard van zo’n activiteit, toch een kleine hoeveelheid foto’s bewaard gebleven. We vonden eveneens allerlei (vaak vervalste) identiteitsbewijzen en verblijfsdocumenten, die het de Joodse familie Schnek mogelijk moesten maken om in Montauban te leven tijdens de Tweede Wereldoorlog. Over de academische en professionele carrière van Georges Schnek is eveneens heel wat te vinden. Het archief bevat zijn werkdocumenten en correspondentie als docent aan de vakgroep Chemie van de ULB, maar ook door hem geschreven handboeken, syllabi en wetenschappelijke publicaties (waaronder zijn doctoraatsthesis), artikels van zijn medewerkers, dossiers over lezingen en academische congressen, en zelfs documenten in verband met zijn activiteit binnen het orkest van de ULB.

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Als violist van het Orchestre de l’ULB.

© ARA2-AGR2.

16 Daarnaast komen ook de hobby’s en interesses van Schnek en zijn gezin aan bod. Het gaat om een brede waaier aan onderwerpen – van lessen Aramees over vrijmetselarij tot chassidische muziek, zijn passie voor geschiedenis, zijn verre reizen door het Midden-Oosten, Azië en Zuid-Amerika, enz. De honderden foto’s en audiovisuele bronnen (o.a. enkele opnames van toespraken en lezingen) illustreren met beeld en klank zelfs Schneks publieke présence, zijn fysieke verschijning, mimiek, taalgebruik en dictie. Ten slotte vermelden we nog het archiefmateriaal van Michel Schnek en Malvina Fokschanska, Schneks ouders – in het bijzonder de vele foto’s van het gezin Schnek (met een piepjonge Georges en Louis), van hun leven in Polen, hun brede familie en kennissenkring. Deze foto’s dateren vooral uit de eerste helft van de twintigste eeuw (en vaak voor de Tweede Wereldoorlog), en vormen een mooi tijdsbeeld van deze generatie Joodse immigranten afkomstig uit het oude tsaristische Rusland of, in dit geval, de jonge Sovjetunie9.

17 Al deze elementen maken dit archief de gedroomde bron voor een biografische studie. De inventaris zal daarbij een eerste cruciaal hulpmiddel blijken voor wie het levensverhaal van de familie Schnek wil schrijven.

De naoorlogse geschiedenis van de Joden in België

18 Het Fonds Schnek maakt het mogelijk om na te gaan hoe de Joodse bevolking van België zich gestructureerd heeft in de vele tientallen verenigingen, instellingen en stichtingen die vandaag bestaan. Schnek was immers, al vanaf het eind van de jaren ’40, als (mede)oprichter en/of bestuurslid betrokken bij de werking van de meest uiteenlopende organisaties : van studentenclubs, academische samenwerkingsverbanden, vriendschapsverenigingen van Israëlische universiteiten,

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over Joodse musea en culturele organisaties, tot comités ter ondersteuning van Joden in de voormalige Sovjetunie en allerhande liefdadigheidsstichtingen. Zijn archief bevat daardoor een schat aan informatie over de oprichting en activiteiten van deze verenigingen. Daarbij moeten we overigens ook geplande eenheidsinitiatieven en organisaties rekenen die wellicht nooit effectief werden opgericht (vb. de eerste Fondation du Judaïsme belge), of slechts een zeer efemeer of sluimerend bestaan hebben gekend (vb. Vaste Conferentie van de Joodse Instellingen van België – Conférence permanente des Institutions juives de Belgique)10.

Het Centraal Israëlitisch Consistorie van België

19 Het belang van het Fonds Schnek voor de studie van de dagelijkse taken en activiteiten van het Consistorie is evident. De archiefstukken geproduceerd door Georges Schnek in zijn functie als achtereenvolgens lid, voorzitter en erevoorzitter van het Centraal Israëlitisch Consistorie van België (ca. 1980-2012) vormen in totale omvang zowat het belangrijkste onderdeel van het archiefbestand. Het gaat daarbij voornamelijk om grote reeksen correspondentie, notulen van vergaderingen van allerhande bestuursorganen en commissies, dossiers en losse stukken die betrekking hebben op de taken van de voorzitter van het CICB. Dit archiefmateriaal (de briefwisseling in het bijzonder) stelt ons in de eerste plaats in staat om na te gaan hoe Georges Schnek zijn rol als vertegenwoordiger van het Belgische Jodendom invulde. Bovendien zijn de documenten een uitstekende bron van informatie over allerlei gebeurtenissen tijdens de meer dan drie decennia waarin Schnek een vooraanstaande rol speelde binnen het CICB – van het bezoek van paus Johannes Paulus II, de moord op Joseph Wybran en de Golfoorlog, tot het spoliatie- en restitutievraagstuk.

20 Maar we moeten ook breder durven kijken. Los van de eerder dagdagelijkse gebeurtenissen tijdens Schneks voorzitterschap zijn deze archieven van grote waarde om de veranderde status van het Consistorie zelf te onderzoeken. Het CICB bleef lange tijd de enige, onbetwiste vertegenwoordiger van het Belgische Jodendom bij de overheden, ook inzake thema’s die het strikt religieuze kader overstegen. Het Consistorie kreeg echter gaandeweg concurrentie op dit terrein met het ontstaan, vanaf de jaren ’70, van het Comité de Coordination des Organisations juives de Belgique (COJB) en (later) het Forum der Joodse Organisaties (FJO). Beide koepelorganisaties zouden zich opwerpen als de politieke vertegenwoordigers van de Joodse bevolking, of in elk geval van de bij hen aangesloten organisaties. Hoewel de samenwerking doorgaans tamelijk goed verliep, was de verhouding en taakverdeling tussen het CICB en het CCOJB-FJO lang niet altijd even duidelijk – onder andere door de politieke, religieuze en communautaire verschillen tussen de Joodse gemeenschappen onderling.

21 Doorheen de bijna 200 jaar sinds het ontstaan van de instelling hebben de opeenvolgende voorzitters van het Consistorie vaak een eigen stempel gedrukt op de organisatie van de Joodse eredienst, liefdadigheid, cultuur en onderwijs, interconfessionele en interculturele betrekkingen, de relaties met de overheden van het land, enz. In combinatie met de archieven van Schneks voorgangers (grotendeels bewaard in het CICB) wordt het mogelijk om de verschillende beleidsperiodes en eigen inbreng van deze figuren te vergelijken. Hoeveel ruimte wordt er door wetgeving, structuren, tradities en conventie gelaten om een persoonlijke koers te voeren ? Welke externe en interne obstakels moest men overwinnen ? Hoe is deze functie geëvolueerd

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doorheen de tijd – of is er juist geen verschil in de werking van het CICB tijdens pakweg het Napoleontische regime van begin 19de eeuw, het bezette België tijdens de Tweede Wereldoorlog, en de federale staat anno 2016 ?

Joodse cultuur en herdenking

22 Georges Schnek kan beschouwd worden als één van de trekkers van het Joodse culturele leven na de Tweede Wereldoorlog. Hij stond aan de wieg van een hele reeks culturele, educatieve, academische en erfgoedinstellingen zoals o.a. het Institut d’Études du Judaïsme-Institut Martin Buber (dat later ook het Instituut voor Joodse Studies van de Universiteit Antwerpen voortbracht), het Joods Museum van België, het Joods Museum van Deportatie en Verzet (vandaag Kazerne Dossin), het Institut de la Mémoire Audio- visuelle juive, de Fondation de la Mémoire contemporaine, enz. Ondanks hun vaak erg bescheiden middelen dragen deze organisaties de geschiedenis, kunst, cultuur, talen, tradities en religieuze gebruiken van de Joodse bevolking uit, opdat ze integraal deel blijven uitmaken van de Belgische multiculturele samenleving.

Het toekomstige Joods Museum van België.

Overhandiging van de sleutels van het toekomstige Joods Museum van België in de Miniemenstraat door de Regie der Gebouwen, december 2004. © ARA2-AGR2.

23 Schneks archieven bevatten voor zowat al deze instellingen stukken met waardevolle informatie over hun oprichting, financiering, dagelijks bestuur en activiteiten. Dit materiaal is ten eerste van groot belang voor de specifieke ontstaanscontext en de ontwikkeling van deze instellingen. Daar waar sommigen aanvankelijk ontstonden als commissies van het CICB (zoals het Joods Museum van België en het Joods Museum van Deportatie en Verzet), werden andere opgericht in een academische setting (het Institut

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d’Études du Judaïsme) of naar aanleiding van bepaalde gebeurtenissen (bijvoorbeeld de Fondation du Judaïsme de Belgique – Stichting van het Jodendom van België). In combinatie met de archieven van deze instellingen en van allerhande overheidsdiensten, kan een overzicht geschetst worden van de evolutie van wat we het “Joodse culturele middenveld” kunnen noemen. Wat was de concrete aanleiding voor de oprichting van deze verschillende organisaties ? Wat was hun missie, en is deze doorheen de jaren geëvolueerd ? Welke activiteiten ontplooiden ze, op welke thema’s werd er vooral gefocust ?

24 Maar ook hier kunnen we onze blik verruimen. Dit web van organisaties zou immers een interessant vertrekpunt kunnen zijn voor een studie van de opvattingen over herdenking en het collectieve geheugen, of voor een analyse van de Belgische culturele en erfgoedsector. Schneks archief vertelt ons immers over de discussies in verband met de oprichting, statuten en juridische structuren van musea en culturele organisaties ; over soms zeer uiteenlopende visies op de herdenking van de Shoah, de Tweede Wereldoorlog en genocide ; over de eindeloze zoektocht naar middelen via overheidssubsidies, fundraising campagnes en private schenkingen ; over het moeizame verwerven en conserveren van collecties ; over bittere rivaliteiten en belangeloze samenwerkingen. Wat was de concrete invloed op het terrein – vb. als we het JMB vergelijken met het JMDV – van de communautarisering van de Belgische staat vanaf de jaren 1970, waardoor het beleidsdomein cultuur van het nationale naar gemeenschapsniveau werd versluisd ? Wat waren de verschillende strategieën om financiering te verkrijgen, en welke formele en informele kanalen stonden daarvoor ter beschikking ? Wat was hierin de rol van het Consistorie, van de diverse ministeries bevoegd voor cultuur, en van het lokale cultuur- en erfgoedbeleid ? Relevant in deze optiek is bijvoorbeeld de ontstaansgeschiedenis van het JMDV en haar opvolger, Kazerne Dossin. Georges Schnek zat, als één van de stichters en als bestuurslid, immers op de eerste rij om de oprichting en activiteiten van het museum op te volgen. De stukken in zijn archief behandelen ook de discussies met de Vlaamse Overheid en de stad Mechelen in verband met het veelbesproken vernieuwde museumconcept, de aankoop van de voormalige Dossinkazerne, conflicten over de inhoud van de tentoonstelling, enzoverder.

25 Aan de hand van het Fonds Schnek zullen onderzoekers ten slotte ook andere welbepaalde, specifieke gebeurtenissen en ontwikkelingen kunnen bestuderen waarvoor de Joodse bevolking in België zich collectief heeft ingezet. We denken bijvoorbeeld aan de internationale solidariteitscampagnes voor de Joden in de voormalige Sovjetunie, onderworpen aan antisemitische laster en administratieve pesterijen. Samen met figuren als David Susskind was Schnek actief in verschillende steuncomités en organisaties, zoals het Comité belge pour les Exclus de la Science, het Comité universitaire belge de soutien aux Juifs d’URSS, het Comité universitaire belge en faveur des scientifiques soviétiques, enz. Verder noteren we ook de betrokkenheid van Schnek, als voorzitter van het CICB, in de affaire over het karmelietessenklooster opgericht naast het voormalige concentratiekamp te Auschwitz-Birkenau. Deze episode, die tot in de jaren 1990 bleef opflakkeren, leidde tot zware spanningen tussen de Rooms- Katholieke Kerk en de Joodse gemeenschappen in Europa. Een Comité International pour l’Évacuation du Couvent des Carmélites d’Auschwitz-Birkenau werd opgericht in België, en Schnek maakte samen met Gerhart Riegner (Europees secretaris-generaal van het World

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Jewish Congress) in juni 1988 zelfs deel uit van een joodse delegatie om de kwestie in Krakau te bespreken met kardinaal Macharsky11.

De Belgische multiculturele samenleving

26 Archieven zoals het Fonds Schnek zijn echter niet alleen relevant voor wat nogal reductionistisch « Jewish Studies » genoemd worden. Zoals vermeld vormt dit bestand ook een uitstekende bron om aspecten van de Belgische samenleving te bestuderen.

27 Daarbij denken we vooreerst aan de immer actuele problematiek van de verhouding tussen georganiseerde religie en de Staat, en de verschillende principekwesties en compromissen die daaruit voortvloeien. Het Consistorie heeft op dit vlak, als vertegenwoordiger van de oudste officieel erkende niet-christelijke eredienst in België, al een eerbiedwaardige staat van dienst. Als (ere)voorzitter van het CICB was Schnek gedurende twee decennia een belangrijke gesprekspartner van de burgerlijke overheden. De stukken in zijn archief leren ons meer over hoe de scheiding van “synagoge” en Staat à la belge in de praktijk werkt – van de benoemingen van rabbijnen, aalmoezeniers en andere functionarissen, over het erkennen van joodse “gemeenten”, tot de organisatie en inspectie van het Israëlitische godsdienstonderwijs.

28 Bijzonder interessant wordt het overigens wanneer we daarbij inzoomen op de grijze zones en mogelijke conflictgebieden. Sinds enkele decennia (en tot op vandaag) verschijnen er bijvoorbeeld geregeld wetsvoorstellen over dierenwelzijn, die de facto de traditionele invulling van de joodse rituele slacht (sjechita) onder druk zetten. Het CICB volgde dit soort dossiers van dichtbij, onder andere via haar Commission de la Shehita. Een ander voorbeeld is de uitzonderingspositie van de Communauté israélite libérale de Belgique – Beth Hillel, erkend als “joodse gemeente” door de Belgische Staat maar niet door het Consistorie. Of wat met katholieke ceremonies zoals het Te Deum, georganiseerd door de burgerlijke overheden naar aanleiding van nationale feestdagen – op zijn minst opmerkelijk in een officieel neutrale, seculiere staat. Deze en vele andere kwesties worden behandeld in de reeksen correspondentie van het Fonds Schnek – zowel in de “officiële” briefwisseling van Schnek als voorzitter van het CICB, als in informele en confidentiële berichten aan joodse leiders, politici en andere figuren.

29 Een ander breed thema waarvoor het Fonds Schnek een essentiële bron vormt, is de problematiek rond het erkennen van de grootschalige, systematische plundering van de Joodse bevolking in België tijdens de Tweede Wereldoorlog. Tussen 1997 en 2001 onderzocht de Studiecommissie betreffende het Lot van de Bezittingen van de Leden van de Joodse Gemeenschap van België, geplunderd of achtergelaten tijdens de Oorlog 1940-1945 (de zgn. Commissie Buysse) wat de omvang was van deze operatie en hoe ze precies gebeurde. De Commissie Buysse II (2002-2008) werd daarop belast met het behandelen van de aanvragen tot restitutie of schadeloosstelling, ingediend door de slachtoffers of hun erfgenamen. Georges Schnek maakte als voorzitter van het Consistorie deel uit van de eerste commissie. In zijn archieven vinden we niet alleen de notulen van de vergaderingen met hun bijlagen, maar ook de circulaires, documentatie en rapporten die ter informatie werden doorgestuurd naar de leden, alsook de (niet- gepubliceerde) onderzoeksgidsen opgesteld door de historici van de commissie. Ook de stukken inzake onderhandelingen met de bank- en verzekeringssector zijn vanzelfsprekend erg relevant. Al dit materiaal maakt het mogelijk om de

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werkzaamheden te volgen, van het ontstaan tot de opheffing van de studiecommissie. De feitelijke, historische ontdekkingen van de onderzoekers – die vandaag grotendeels in de wetenschappelijke literatuur verwerkt zijn – vormen naar onze mening nog niet het meest boeiende aspect. Bijzonder interessant zijn de meningsverschillen tussen bijvoorbeeld de Joodse leiders en de vertegenwoordigers van de Belgische staat. Het is geen geheim dat baron Jean Godeaux, de eerste voorzitter van de Studiecommissie, daarom al vrij snel ontslag moest nemen en vervangen werd door baron Lucien Buysse12.

30 Dat het Fonds Schnek ook stukken bevat over de werking van de Belgische afdeling van de World Jewish Restitution Organization (later omgevormd tot Commission nationale de la Communauté juive de Belgique pour la Restitution) is een extra pluspunt. Het laat vorsers toe om de onderzoeksactiviteiten, discussies en onderhandelingen betreffende de spoliatie- en restitutiekwestie op te volgen, en dat voor zowel het officiële standpunt van de Belgische staat (de studiecommissie) als dat van de Joodse gemeenschap (WJRO- CNCJBR). Voor de volledigheid vermelden we dat het Fonds Schnek verder nog archiefmateriaal bevat van Schneks activiteit als bestuurslid van de Fondation du Judaïsme de Belgique–Stichting van het Jodendom van België, de instelling opgericht om de uiteindelijk niet-uitgekeerde restitutiefondsen te beheren ter ondersteuning van de Joodse gemeenschap(pen). In combinatie met Schneks persoonlijke correspondentie en de briefwisseling betreffende zijn functies in het CICB kan dus een vrij compleet en genuanceerd beeld geschetst worden van hoe België deze zwarte vlek in haar geschiedenis heeft aangepakt, en welke rol specifieke figuren hierin gespeeld hebben.

Conclusie

31 Het “project Schnek” is vandaag afgerond. De archieven van Georges Schnek zijn eindelijk geordend en verpakt in zuurvrij materiaal, en bevinden zich in de uitgestrekte archiefruimtes van Algemeen Rijksarchief 2 – Depot Joseph Cuvelier. Het gaat alles samen om 1652 inventarisnummers die in totaal zo’n 25,5 strekkende meter archiefruimte innemen. De documenten dateren uit de periode ca. 1890-2012.

32 De inventaris laat onderzoekers nu toe om het Fonds Schnek te ontdekken. In eerste instantie zullen het de medewerkers van de Fondation de la Mémoire contemporaine (Stichting voor de eigentijdse Herinnering) zijn die met het archief aan de slag gaan, om een publicatie voor te bereiden waarin hommage wordt gebracht aan Georges Schnek.

33 Het Fonds Schnek is op dit ogenblik niet vrij toegankelijk voor het publiek. Raadpleging vereist de toestemming van Sarah Deutsch-Schnek (of haar gemachtigden), de Stichting voor de eigentijdse Herinnering en het Algemeen Rijksarchief. Stukken jonger dan 30 jaar blijven bovendien gesloten.

34 We hopen dat onderzoekers de briefwisseling, dossiers, foto’s, documentatie, video- en geluidsopnames zullen ontdekken en gebruiken om de geschiedenis van de Joodse bevolking van ons land verder in te vullen.

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NOTES

1. Voor biografische informatie over Georges Schnek, zie o.a. Danielle Sansoglou, Entrelacs d’une vie d’exception. Georges Schnek 1924-2012, s.l., s.d. en het lemma over Schnek in G. Desmet – P. Falek Alhadeff – Pierre-Alain Tallier (dir.), Bronnen voor de geschiedenis van de Joden in België (19de-20ste eeuw). Sources pour l’histoire des populations juives et du judaïsme en Belgique (19e-20e siècles), Brussel, Algemeen Rijksarchief, Gidsen-Guides, 2016, ter perse. Verder verwijzen we ook naar artikels verschenen in allerhande kranten en Joodse periodieken naar aanleiding van zijn overlijden. 2. De auteur wil hierbij in het bijzonder professor Albert Mingelgrün bedanken voor zijn vertrouwen en steun gedurende het project. Dank ook aan Anne Cherton en Pascale Falek- Alhadeff voor praktische ondersteuning. 3. Deze opdracht werd tussen 1 april en 30 september 2015 volbracht door Gertjan Desmet (halftijds). 4. Uitgevoerd tussen april 2015 en februari 2016 door Daniel Dratwa (deeltijds). 5. Deze fase werd uitgevoerd door Gertjan Desmet tussen 1 december 2015 en 30 juni 2016 (voltijds). 6. Voor gedetailleerde informatie over bronnen voor Joodse geschiedenis in België, zie G. Desmet – P. Falek Alhadeff – P.-A. Tallier (dir.), op. cit. 7. S. McKemmish, « Evidence of me… », in Archives and Manuscripts, 24, 1, pp. 28-45, herdrukt in : LEZEN ! Jaarboek 2007, Stichting Archiefpublicaties, 2007, pp. 241-242. 8. We mogen overigens niet vergeten dat het Fonds Schnek ook archiefmateriaal bevat dat gevormd werd door zijn vrouw Sarah Deutsch (zelf een onderzoekster aan de ULB), zijn dochter Ariane, zijn jongere broer Louis, zijn ouders Michel en Malvina, en Nehemiah Klausner (de zoon van Sarah Deutsch uit haar eerste huwelijk). 9. Michel Schnek gaf in een brief aan het Ministerie van Wederopbouw (26 juni 1952) aan dat hij « Russisch politiek vluchteling (witte Rus) » was, en dat hij zich sinds de bolsjewistische revolutie in België gevestigd had als staatloze, volgens de Nansen-conventie van Genève (Algemeen Rijksarchief 2 – Depot Joseph Cuvelier (ARA2), Fonds Schnek, nr. 928). Het archief bevat onder meer het Nansen-paspoort van Georges Schnek (ARA2, Fonds Schnek, nr. 53). 10. De plannen voor een Fondation du Judaïsme belge (niet te verwarren met de huidige Fondation du Judaïsme de Belgique), bedoeld om een soort overkoepelend fonds te worden ter financiering en promotie van culturele activiteiten, dateren van begin jaren 1990. De Fondation du Judaïsme français stond hiervoor expliciet model. Het Fonds Schnek bevat verschillende dossiers over dit project, dat uiteindelijk niet is uitgemond in een echte stichting met die naam. Zie o.a. ARA2, Fonds Schnek, nrs. 467-472. 11. Zie het Fonds Schnek, nr. 506 voor een dossier in verband met dit bezoek. 12. Zie o.a. R. Van Doorslaer, « De spoliatie en restitutie van de joodse bezittingen in België en het onderzoek van de Studiecommissie », in BEG-CHTP, 10, 2002, pp. 81-106.

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AUTEUR

GERTJAN DESMET Gertjan Desmet is als archivaris verbonden aan het Algemeen Rijksarchief en verantwoordelijk voor de overdracht van archieven van de militaire rechtbanken. Hij is gespecialiseerd in het Duitse exil in België (1933-1940) en in de bronnen voor de geschiedenis van de Joodse bevolking en archieven in verband met migratie.

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Notes de lecture

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Charleroi, une vie juive

Sophie Milquet

RÉFÉRENCE

Vincent Vagman, Présence juive à Charleroi : Histoire et mémoire, Jambes, Communauté israélite de Charleroi, 2015, 385 pages, ill.

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1 Dans Présence juive à Charleroi. Histoire et mémoire, Vincent Vagman parcourt un siècle de vie juive à Charleroi, depuis les premières arrivées jusqu’aux difficultés actuelles d’une communauté de moins en moins nombreuse. Le travail avait été amorcé par une brochure de Léon Griner, mais s’arrêtait à 19401. L’ouvrage propose donc au public une étude largement illustrée (documents, photographies dont beaucoup viennent de fonds privés) et à la chronologie étendue.

2 Si depuis la fin du XVIIIe siècle, au moins, la présence de Juifs est attestée à Charleroi, il s’agit là de précurseurs relativement isolés. Après la Première Guerre mondiale, la multiplication des pogroms ainsi que la marginalisation économique et culturelle dont les Juifs sont victimes en Europe centrale et orientale les poussent à émigrer. La Belgique est dans les années 1920 justement demandeuse d’une main-d’œuvre peu qualifiée. Des campagnes de recrutement sont organisées, surtout en direction de la Pologne et de l’Italie, ce qui n’empêche pas les arrivées illégales. Les témoignages, abondamment utilisés dans l’ouvrage, montrent ainsi les difficultés du voyage (obtention des documents requis, regroupement de la famille, refoulement à la frontière), mais aussi l’ambivalence du sentiment à l’égard du “Pays noir”, entre enthousiasme et désillusion.

3 Les premiers arrivants prennent massivement le chemin de la mine ou de l’usine, même si l’auteur évoque également l’émigration étudiante vers l’Université du Travail. Cependant, les Juifs de Charleroi vont très vite exploiter leurs compétences traditionnelles et renouer avec l’artisanat ou le commerce, jusqu’à reconstituer un petit quartier juif dans la ville haute.

4 La communauté commence ainsi à s’officialiser. Les difficultés à obtenir les subventions et à nommer un rabbin sont abordées, mais c’est essentiellement en marge de la vie religieuse que la communauté se structure. L’auteur décrit ainsi plusieurs lieux de sociabilité (activités culturelles, militantes ou sportives), qu’il considère comme autant de « synagogues de substitution », créés dans les années 1920 et 1930. La sphère culturelle et de loisirs est très active, avec des cours que les enfants suivent en marge de l’enseignement communal, du théâtre en yiddish, un cercle littéraire juif et un club sportif (le Democratische Yiddishe Sport’s Klub, DYSK). La Kultur Fareyn, ouverte en 1923 à Charleroi, par exemple, organise des conférences de littérature ou d’histoire juives, mais sert aussi d’exutoire aux divergences politiques héritées du Yiddishland. Du côté sioniste, toutes les orientations sont représentées à Charleroi (le Betar, les Sionistes généraux, le Poale Tsion, le Tseïre Tsion, le Dror et le parti sioniste religieux Mizrahi), mais Charleroi est davantage considérée comme une ville où construire durablement que comme une étape sur le chemin de la Palestine. Les communistes se mobilisent pour la promotion du Birobidjan, l’oblast autonome juif fondé en 1934 par Staline, qui suscitera dans les faits peu de départs de Belgique. L’échelle locale rend

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également patentes les ambiguïtés du judéo-communisme, les actions prévues pour le monde ouvrier s’accommodant mal de la nouvelle réalité sociologique de la population juive, et la proximité avec d’autres mouvances progressistes (sionistes, bundistes) s’écartant de l’orthodoxie communiste.

5 Dans les années 1930, le climat protectionniste qui émerge de la crise économique touche les Juifs au premier chef : lois sur l’immigration, suppression des allocations de chômage pour les étrangers, restriction des conditions d’octroi du permis de travail et encadrement drastique de la profession de marchand ambulant, activité répandue chez les Juifs de Charleroi. Ils assistent également à l’afflux de réfugiés en provenance d’Allemagne.

6 Quelques jours après l’invasion de la Belgique, les administrations de Charleroi se trouvent sous contrôle allemand. L’ouvrage rapporte des témoignages sur les bombardements et l’exode vers la France, et décrit la mise en place des premières mesures antijuives. La Résistance juive de Charleroi s’organise alors autour de Solidarité juive (dirigée par Max Katz, Sem Makowski et Pierre Broder), qui émane du DYSK et deviendra le Comité de Défense des Juifs, et est partie liée avec le Front de l’Indépendance.

7 L’un des mérites de l’ouvrage est assurément de montrer comment la spécificité de l’expérience de guerre des Juifs de Charleroi tient à celle de leur réalité sociologique, bien éloignée du judaïsme consistorial : la plupart d’entre eux sont étrangers, toujours en processus d’intégration, et d’un niveau socio-économique modeste. Les difficultés pratiques d’un quotidien qui doit rapidement plonger dans la clandestinité poussent ainsi de nombreuses personnes à se rendre aux convocations pour le travail obligatoire, encouragées par l’Association des Juifs en Belgique (AJB, communauté obligatoire instituée par l’occupant), notamment pour le Mur de l’Atlantique.

8 L’organisation de la Résistance – qui infiltre le comité local de l’AJB – et de la clandestinité est décrite très concrètement, par exemple en ce qui concerne les subterfuges utilisés pour obtenir des faux papiers auprès des administrations communales. De même, l’ouvrage aide à comprendre la réalité géographique de la Shoah en Belgique, avec la fuite vers la France et le retour, la convocation ou la détention sur place, le transit par Malines, les camps de travail du nord de la France, l’envoi des enfants dans des orphelinats en zones rurales, le jeu entre le centre-ville et ses faubourgs (moins exposés, mais aussi plus isolés de la Résistance), etc.

9 Car la finalité de la déportation est de moins en moins facile à ignorer. Le Comité de Défense des Juifs publie un journal yiddish, Unzer Kampf, et y fait paraître en juin 1943 le texte « Le désastre polonais ». Il s’agit d’une interview de Léopold Goldwurm et William Herskovic, évadés d’un camp de travail de Haute-Silésie, qui révèlent l’horreur d’Auschwitz.

10 Vincent Vagman place également des balises importantes pour la compréhension des dynamiques communautaires actuelles. À la Libération, les procès commencent, dont celui du président du comité local de l’AJB, Juda Melhwurm. Comme avant-guerre, la vie juive se reconstruit essentiellement hors des cadres religieux. Les organisations juives réapparaissent, fortement investies par la jeune génération : aide sociale, activités sportives et culturelles, mouvements de jeunesse. Certains partiront pour la Palestine et prendront les armes dans le conflit judéo-arabe. Un chapitre détaille d’ailleurs les liens entre la population juive de Charleroi et Israël, qui s’exprime par des manifestations de soutien, des visites de responsables, des sections locales

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d’organisations sionistes. À partir des années 1970, la population juive de Charleroi décline sérieusement – les jeunes partent vers Bruxelles –, et la désertion se fait particulièrement sentir à la synagogue.

11 Les dynamiques observées concordent naturellement avec une bonne partie de ce qui a été étudié ailleurs2. Néanmoins, l’auteur a pris soin d’insister sur certains traits propres au judaïsme de Charleroi : une majorité de Juifs étrangers lorsque la guerre éclate, le retour aux métiers traditionnels, l’organisation de la Résistance juive locale, la taille réduite de la communauté. Un usage plus approfondi des archives, particulièrement de celles de la Ville de Charleroi, permettrait sans doute d’affiner les parcours et de préciser la chronologie, mais aussi de systématiser l’étude du rapport que les autorités locales ont entretenu avec la population juive.

12 Les changements d’échelle sont toujours utiles à l’histoire : à celle des Juifs de Belgique, l’ouvrage de Vincent Vagman offre à la fois une prise de vue panoramique et un portrait à hauteur d’homme. L’histoire globale peut ainsi se nourrir de l’analyse des réalités socio-économiques de la rue Chavannes, la yiddishe gas carolorégienne, et politiques, par la focalisation sur certaines trajectoires individuelles. À l’inverse, la narration locale des communautés juives s’inscrit par exemple dans celle des mouvements migratoires. Par les phénomènes identifiés autant que par les documents exploités, l’ouvrage intéressera donc autant les spécialistes de l’histoire juive et les historiens de la Seconde Guerre, que les personnes concernées par l’histoire locale.

NOTES

1. L. Griner, Essai sur une histoire de la communauté juive de Charleroi avant l’année 1940, Bruxelles, 1997-1998. 2. Notamment Th. Rozenblum, Une cité si ardente… Les Juifs de Liège sous l’occupation (1940-1944), Bruxelles, 2009 et L. Saerens, Rachel, Jacob, Paul et les autres. Une histoire des Juifs à Bruxelles, Bruxelles, 2014.

AUTEURS

SOPHIE MILQUET Sophie Milquet, docteure en lettres et en histoire (Université libre de Bruxelles et Université Rennes 2), a réalisé une thèse sur la mémoire féminine de la guerre d’Espagne, et a notamment dirigé l’ouvrage Femmes en guerres (avec M. Frédéric, 2011). Elle est à présent chercheuse à la Fondation de la Mémoire contemporaine.

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En Jeu. Histoire et mémoires

Sophie Milquet

RÉFÉRENCE

En Jeu. Histoire & mémoires vivantes. Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, n°4, décembre 2014 ; n°6, décembre 2015 ; n°7, juin 2016.

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1 La Fondation pour la Mémoire de la Déportation a publié plusieurs numéros de sa revue En jeu, traitant de sujets qui concernent nos Cahiers1.

La libération des camps

2 Le quatrième numéro de la revue propose à la réflexion des contributions sur un moment du système concentrationnaire rarement abordé dans sa spécificité. C’est particulièrement le cas de l’article de Daniel Blatman sur les marches de la mort. L’historien y montre que l’explication « structurelle », habituelle, de la forte mortalité lors des derniers mois de la guerre par le chaos d’un système en plein effondrement, n’est pas suffisante. Refusant de ne considérer les marches de la mort que comme le simple « dernier chapitre » de la tragédie concentrationnaire, l’auteur réexamine les processus décisionnels des meurtres, l’identité et les motifs des exécuteurs, ainsi que l’identité collective des victimes. Avec des cas précis, issus notamment de témoignages judiciaires, l’article montre que la mise à mort échappe à ce moment à la logique de contrôle et de bureaucratisation des années précédentes, et que jamais « tout au long du génocide nazi un pouvoir aussi étendu n’avait été placé entre les mains d’autant d’individus qui avaient la possibilité d’assassiner ou non selon leur bon vouloir ». Plus fondamentalement, c’est une autre « idéologie du meurtre » qui a cours dans les derniers mois de la guerre. En effet, les Juifs étant évacués avec d’autres détenus, la victime de la violence est bien moins ethnicisée qu’imaginée, pièce à conviction qu’il s’agit de supprimer à l’approche des forces alliées, mais aussi relevant de l’identité collective beaucoup plus indistincte « d’un groupe dangereux et inférieur qui ne méritait pas de vivre ».

3 Si les logiques qui président à la libération des camps sont complexes, les réalités sont également hétérogènes. C’est ce que montrent les articles de Detlef Garbe, sur l’évacuation du réseau concentrationnaire de Neuengamme, et d’Alexander Prenninger, sur celle du camp annexe de Melk (Mauthausen). Entre libération anticipée de certains détenus, transport par bateaux (Neuengamme), et marches forcées, convois ferroviaires, passage de camp en camp (Melk), ils permettent de rendre la complexité du phénomène en même temps que de la catastrophe humanitaire qui s’est jouée dans cette période.

4 Présentes en filigranes de ces articles, les représentations sont au cœur de celui de Peter Kuon. Il analyse un corpus français de vingt-six témoignages de la libération du camp de Mauthausen, parfois produits des décennies après les faits. Sont étudiés les facteurs et vecteurs d’une reconstruction héroïque de l’épisode, présente jusque dans les témoignages « du non-vécu », de la part de détenus en réalité évacués avant les faits. Le but est de préparer la construction d’une mémoire collective officielle, où la

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liberté retrouvée est due davantage aux ressources propres à la résistance interne qu’à celle de libérateurs extérieurs, notamment dans le contexte idéologique de la guerre froide, et où « dire l’impuissance du je […] est sans doute plus difficile que de raconter l’action solidaire d’un collectif ». La construction d’une mémoire résistante est également abordée dans l’article d’Éric Monnier et Brigitte Exchaquet-Monnier par l’étude du cas de 500 anciennes déportées ayant séjourné en convalescence en Suisse, à l’initiative de Geneviève de Gaulle. Les auteurs examinent ainsi la différence de posture et d’image sociale entre déportées juives et résistantes. Plus largement, ils évoquent les tensions entre un devoir de témoignage et une volonté de silence chez ces femmes, ainsi que le rôle de leur accueil dans la progressive prise en compte de la réalité des camps par la population.

5 Signalons que le dossier est suivi par un article varia de Jacques Aron sur l’assassinat en 1933 de Theodor Lessing, qu’il qualifie d’ « affaire Dreyfus à l’allemande » dans le cadre de l’antisémitisme croissant sous la république de Weimar.

Le témoignage : repenser (avec) Norton Cru

6 Jean Norton Cru (1879-1949), né en France, est devenu professeur de lettres aux États- Unis. Il rentre en 1914 pour rejoindre les tranchées, où il passe plus de deux années. Après-guerre, il entreprend la récolte et l’analyse d’écrits produits par les combattants en contact direct avec l’expérience du feu (il écarte les textes émanant de hauts gradés). La somme considérable (304 journaux, souvenirs, lettres, réflexions et romans) que constitue Témoins paraît en 1929. L’ambition est de contrer la diffusion d’une mythification héroïsante de la guerre en promouvant les textes qui approchent au plus près la réalité des tranchées, quitte à déclasser des auteurs tels que Barbusse et Dorgelès au bénéfice de parfaits inconnus.

7 Le dossier du sixième numéro a un double objectif : explorer l’œuvre de Norton Cru, redécouverte par des rééditions à partir des années 1990, et saisir les enjeux esthétiques et idéologiques du genre testimonial, souvent utilisé comme source, mais relativement peu étudié dans sa spécificité. Des aspects fondamentaux de Témoins sont abordés : les conditions de sa création, les méthodes de sélection et d’analyse des textes, les relations avec les témoins, les genres pouvant « faire témoignage », les difficultés de sa réception, et le sens qu’il acquiert dans l’institution scolaire d’aujourd’hui.

8 L’article de Marie-Françoise Attard-Maraninchi aborde la préparation de Témoins. Elle montre par l’examen de sa correspondance qu’au moment même des combats, Norton Cru est déjà sensible à la recherche d’une authenticité du récit de guerre (il met notamment sa famille en garde contre « l’hypertrophie émotionnelle » des discours patriotiques). Cet intérêt se poursuivra sur sa table de travail, et les commentaires qu’il a laissés dans les ouvrages de sa bibliothèque, renvoyant au besoin à sa propre correspondance, révèlent une pensée contrastive qui oppose auteurs qui « parlent vrai » et ceux qui cèdent à « l’exaltation romanesque du sacrifice ».

9 Charlotte Lacoste explicite cette méthode comparatiste, fondée sur les parcours des auteurs, sur le genre et la forme du texte, qui aboutit à un classement en six catégories, des témoignages « les plus vrais » à ceux qui sacrifient « à la tradition littéraire » ou à « un aveuglement patriotique ». Cette présentation se prolonge par une réflexion sur les genres. Sur un échantillon représentatif appartenant aux genres du journal, de la

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lettre et de la correspondance, l’article cherche à voir, grâce à un logiciel de textométrie, quelles sont les spécificités de chaque genre et en quoi elles ont pu guider l’entreprise critique de Norton Cru. Sans surprise, il apparaît que les romans sont remplis de marqueurs d’oralité et de dialogue, mais aussi de mots relatifs à la voix et à l’émotion. Le lexique de la nourriture et de la sexualité est également très présent, en regard d’un déficit de lexique particulier à la vie des tranchées, aux armes et manœuvres militaires. Les lettres, quant à elles, montrent évidemment une prédominance du je qui se livre à un « examen de conscience » en soignant l’image donnée aux proches ; la lettre est donc le genre où s’expriment le plus facilement les considérations spirituelles issues du voisinage avec la mort. Le lexique des vertus religieuses (amour, espérance, générosité, foi) et du devoir patriotique est prégnant. Les potentialités des humanités numériques se font évidentes sur certains éléments. Par exemple, l’auteure remarque que le verbe « tomber » a pour sujet « les obus » dans les journaux et les romans, mais « la pluie » ou « la neige » dans les lettres, considérées dès lors comme un « genre euphémistique », voire « euphorique », propice au développement d’un lexique météorologique et naturel beaucoup plus idéalisé. Les journaux, majoritaires dans les textes les plus valorisés par Norton Cru, lèguent quant à eux bon nombre de caractéristiques au genre du témoignage : le je est remplacé par le nous – l’auteur parle par délégation –, et les interrogations, parenthèses et guillemets, signalant un contenu plus critique, sont fréquents. La poétique du journal inclut un certain prosaïsme : c’est bien là que l’on trouve le plus d’occurrences spécifiques à la guerre des tranchées (armes, actions et fonctions militaires, bruits, espace des tranchées, corps qui s’habille et qui se meut). Par rapport aux lettres, il est étonnant de constater qu’il y a davantage de boue, et moins de neige, motif plus décoratif dans le cadre de l’échange épistolaire. Par la méthode contrastive inhérente à l’approche textométrique de l’article, on comprend mieux comment Norton Cru a contribué à faire advenir le témoignage comme genre, que l’on retrouvera institué au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

10 Frédérik Detue explique la non-réception de Norton Cru de la part des littéraires par l’attachement de ceux-ci à une conception romantique de la littérature. Il rappelle une évidence que le domaine littéraire a tendance à oublier : l’ambition première des témoins n’est pas littéraire mais morale, et vise à la transmission d’une expérience difficilement assimilable. Mais l’intransigeance de Norton Cru sur l’exactitude des détails est mal reçue : les grandes synthèses de l’esprit de 1914 ne seraient-elles pas plus à même de transmettre la réalité que l’abondance de détails documentaires, qui ont peu de sens pour les non-combattants ? En outre, certains, dont Dorgelès, se sentent menacés par l’avalanche de témoignages, et jugent sévèrement que pour bien raconter la guerre, il faut avoir été écrivain de métier avant le conflit. Ce que l’on reproche à Norton Cru est de mépriser les textes qui aspirent à une représentation « absolue » et « totale » de la guerre, sans limitation du point de vue. L’affrontement est difficilement évitable : en critiquant cet idéalisme littéraire, Norton Cru s’attaque en fait au dogme bien établi de l’autonomie de l’art au profit de ce qui est jugé, sans doute trop rapidement, comme un culte positiviste de l’histoire. Les deux camps brandissent régulièrement à la défense de leurs positions le spectre du risque négationniste. On le voit, ce sont les mêmes termes que la critique réinvestit jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans les grandes controverses sur l’éthique de la fiction face à la violence de l’histoire.

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11 Cette étude des mécanismes de réception est complétée par une précision sur l’horizon d’attente creusé par les discours critiques qui ont précédé Témoins. Benjamin Gilles met ainsi l’ouvrage de Norton Cru en perspective, en le lisant à la lumière de ceux de Georges Duhamel (issu d’une conférence intitulée Guerre et littérature) et Albert Schintz (French Literature and the Great War), publiés en 1920. L’auteur montre que la visée normative – qu’est-ce qu’un « bon témoignage » ? –, qui catalysera justement bon nombre des attaques portées à Norton Cru, était déjà présente chez les deux critiques.

12 Son œuvre continue malgré tout à stimuler les approches les plus contemporaines du fait guerrier, notamment l’intégration au récit public de la parole des « simples soldats ». Frédéric Rousseau rappelle ce changement épistémologique important apporté par Norton Cru. Il examine à ce propos la constitution sociologique des témoins, où il constate une surreprésentation des lettrés chez Norton Cru, mais aussi, dans une moindre mesure, dans des entreprises éditoriales plus récentes. Le regard « par le bas » qu’apporte le témoignage combattant incite néanmoins à prendre la mesure de la marge de manœuvre des individus face à la pression sociale pour la mobilisation. Le recours aux témoignages par l’historien permet ainsi d’écrire un autre récit, beaucoup moins « unanimiste », sur les motivations des acteurs.

13 Philippe Lejeune, pionnier de l’étude de l’autobiographie, aborde ce qui pour beaucoup serait resté un point de détail dans l’histoire de Témoins : la correspondance entretenue par Norton Cru avec ses deux auteurs fétiches (Cazin et Pézard), ainsi que celle que ceux-ci se sont échangée à la suite de leur découverte respective dans Témoins. La focalisation sur ce petit réseau permet de penser l’idée de communauté dans la guerre. Communauté d’expérience (comme en témoignent les différentes associations d’anciens combattants), mais aussi communauté spirituelle – la recherche de l’ « art de la vérité » dans l’écriture comme dans la vie – que l’œuvre critique de Norton Cru a grandement contribué à construire.

14 Enfin, ce numéro aborde la place du témoignage dans l’institution scolaire, l’un des axes de la revue étant la didactique de l’histoire. Bruno Védrines plaide pour que les corpus étudiés en classe de français prennent en compte les témoignages, et pas seulement les textes fictionnels. Tant dans l’analyse des textes recueillis que dans le discours critique de Norton Cru, Témoins permettrait de montrer aux élèves que la littérature n’est pas un donné a-historique, mais une construction sociale. Cette question de la « vérité » du témoignage, centrale dans son usage dans la classe, est prolongée dans l’article de Laurence De Cock et Charles Heimberg à partir de la question du mensonge et de « l’effet de vérité » produit par le témoin, maximal lors de sa venue en classe. L’étude en classe des œuvres de Norton Cru et de Marc Bloch (Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre), en avançant des critères d’évaluation de la véracité des textes, permettrait de familiariser les élèves à la critique des sources.

15 Le dossier se clôt sur deux documents annexes : la préface de l’édition allemande de Témoins (assortie d’une présentation) et la lettre que Norton Cru a reçue de James Shotwell, membre de la Fondation Carnegie et responsable éditorial d’une collection dans laquelle devait être publié Témoins, avant d’être rejeté par le comité parisien de la Fondation.

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Déportation : témoignages et psychotraumatisme

16 Le septième numéro d’En jeu est un numéro varia. Il comprend entre autres deux articles sur l’écriture de la déportation. Le premier, de Chiara Nannicini Streitberger porte sur les témoignages laissés par les Italiens antifascistes déportés au camp de Flossenbürg, chez qui l’origine italienne est à la fois lieu d’une violence spécifique à leur encontre et le vecteur d’un maintien identitaire. Le second, de Lucie Bertrand- Luthereau, analyse le décalage entre les représentations communes de l’œuvre de et la réalité de son contenu philosophique : a-t-on vraiment bien lu l’auteur de Si c’est un homme ? Comment concilier une lecture scolaire de l’œuvre, largement pratiquée, avec son idée terrible que « les meilleurs sont morts » et que « chacun de nous a supplanté son prochain et vit à sa place » ?

17 Le numéro offre également un ensemble de trois articles sur le psychotraumatisme de la déportation par des chercheurs et praticiens. Celui de Martin Catala et Jean-Michel André présente les avancées récentes de l’épigénétique sur la transmission de molécules spécifiques aux descendants. Serge Raymond étudie la transmission par le silence et présente les apports du de Rorschach (méthode des taches d’encre) dans la description de la « scénographie psychologique » des déportés. Michel Pierre revient quant à lui sur l’histoire de la pensée du traumatisme psychique dans le but de penser les enjeux épistémologiques sous-tendus par les méthodes d’évaluation des séquelles psychiques de la déportation.

NOTES

1. Le numéro 5 porte sur l’ « état d’exception ». En jeu. Histoire & mémoires vivantes. Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, n° 5, juin 2015.

AUTEUR

SOPHIE MILQUET Sophie Milquet, docteure en lettres et en histoire (Université libre de Bruxelles et Université Rennes 2), a réalisé une thèse sur la mémoire féminine de la guerre d’Espagne, et a notamment dirigé l’ouvrage Femmes en guerres (avec M. Frédéric, 2011). Elle est à présent chercheuse à la Fondation de la Mémoire contemporaine.

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