<<

The Pennsylvania State University The Graduate School College of the Liberal Arts

CLAUDE BOURDET, INTELLECTUEL RÉSISTANT:

ÉTHIQUE CONTESTATAIRE ET JOURNALISME, DE LA RÉSISTANCE À LA

NOUVELLE GAUCHE (1928-1958)

A Dissertation in French & Francophone Studies by Fabrice Picon

©2014 Fabrice Picon

Submitted in Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree of

Doctor of Philosophy

May 2014 The Pennsylvania State University The Graduate School College of the Liberal Arts

CLAUDE BOURDET, INTELLECTUAL-RESISTANT:

DISSENTING ETHICS AND JOURNALISM, FROM THE RESISTANCE TO THE NEW

LEFT (1928-1958)

A Dissertation in French & Francophone Studies by Fabrice Picon

©2014 Fabrice Picon

Submitted in Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree of

Doctor of Philosophy

May 2014 The dissertation of Fabrice Picon was reviewed and approved* by the following:

Jennifer Boittin Associate Professor of French, Francophone Studies, and History Dissertation Adviser Chair of the Committee

Bénédicte Monicat Professor of French and Women's Studies Head of the Department of French & Francophone Studies

Jean-Claude Vuillemin Liberal Arts Research Professor of French Literature

John Christman Professor of Philosophy, Political Science, and Women's Studies

Todd Shepard Associate Professor of History, Johns Hopkins University Special Member

* Signatures are on file in the Graduate School

ii

ABSTRACT

This dissertation explores the concept of intellectual resistance in postwar through the activities and writings of one of the most prominent postwar intellectuals, a former Resistance leader and journalist named Claude Bourdet. Using both published and archival sources, I argue that Bourdet represents a specific type of intellectual: an “intellectual-resistant.” Characterized by his medium, journalism, and his resolve to pursue the ideals and objectives of the Resistance, Bourdet engendered avant-garde political discourses and strategies via his constant effort to build unified movements to oppose national and international injustices. Spanning the late 1920s to the late 1950s, this dissertation reveals the intrinsic influence of the experience of the Resistance on the French New Left as well as the specificity of French media in the era of the Cold War and decolonization.

iii

TABLE

REMERCIEMENTS ...... v PROLOGUE – Biographie succincte de Claude Bourdet ...... vi INTRODUCTION – Intellectuel résistant, contestataire, journaliste ...... 1 1ÈRE PARTIE – Introduction : Prédispositions pour un moment de résistance...... 33 CHAPITRE 1 – Avant-guerre : Formation politique d’un intellectuel, bourgeois parisien, de gauche ...... 42 PASSAGE – Les résistants : anticonformisme préexistant ? ...... 62 CHAPITRE 2 – L’aventure incertaine de Bourdet dans la Résistance : récit personnel, recul historique...... 69 CHAPITRE 3 – Moment de résistance : Entre révolution et luttes de pouvoir ...... 97 CHAPITRE 4 – clandestin et l’écriture de l’existence ...... 127 PASSAGE – « Terre sombre terre d’ombre » : L’expérience des camps ...... 137 ère CONCLUSION 1 PARTIE – Un héritage de la Résistance ...... 154 2ÈME PARTIE – Introduction : Vers une nouvelle gauche de l’après-guerre résistante ...... 160 CHAPITRE 5 – De la confrontation à la contestation : Politique et journalisme ...... 166 CHAPITRE 6 – Continuer le combat au quotidien : Éditoriaux et avant-gardisme contestataire ...... 196 CHAPITRE 7 – Résistance intellectuelle: Contestation, nouvelle gauche, et éthique journalistique dans la décennie 1950 ...... 247 CONCLUSION 2ÈME PARTIE – La fin d’une époque déterminante : Contestation, journalisme, décolonisation ...... 303 CONCLUSION – D’échec en échec, l’histoire : Résistance et nouvelle gauche, journalisme et minorités...... 307 BIBLIOGRAPHIE ...... 314

iv

REMERCIEMENTS

Toute pensée étant fondamentalement sociale, l’écriture de cette thèse n’aurait pu être possible sans la présence de nombreuses personnes, vivantes ou non. Ces remerciements sont forcément limités. Je tiens en premier lieu à remercier celui qui me mentionna le premier le nom de Claude Bourdet lors d’une discussion, Noam Chomsky. Ce fut le début d’une aventure qui n’aurait pu exister sans son ouverture d’esprit et sa générosité. Merci. Je remercie The Pennsylvania State University et tout particulièrement le College of Liberal Arts. La bourse « RGSO Dissertation Support » que j’ai obtenue fut déterminante et me permit de faire mes recherches dans les archives en France. Je remercie d’ailleurs la Bibliothèque Nationale et l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine en France. Un grand merci au département de français et d’études francophones de Penn State pour tout le soutien que j’ai reçu au fil des années. Merci à Dawn Childress, bibliothécaire de Penn State. Je remercie les responsables du Social Thought Program, ainsi que le Rock Ethics Institute qui m’a permis d’être un Fellow et le Center for Democratic Deliberation qui m’a donné l’opportunité d’être Associated Fellow. Je tiens à remercier particulièrement Jennifer Boittin, ma directrice de thèse, qui vint dans mon parcours au moment propice et dont les commentaires, critiques, suggestions, et l’accompagnement en général, furent déterminants pour que la thèse soit ce qu’elle est aujourd’hui. Je remercie sincèrement les autres membres du comité : Bénédicte Monicat, pour notamment toutes ses critiques constructives, ses discussions, et sa lecture dont je n’aurais pu me passer ; Jean-Claude Vuillemin, pour, entre autre, son sérieux intellectuel et son dévouement théorique ; John Christman, pour l’inspiration intellectuelle constante qu’il m’apporta et pour toutes nos discussion amicales ; et Todd Shepard, pour son amitié intellectuelle qui fut directe et instinctive. Enfin, je remercie Cheryl Glenn qui fut un soutien constant et une inspiration. Merci à Nicolas Bourdet pour son ouverture d’esprit et l’ouverture des archives de son père ; à Bob Cogan et Pozzi Escot ; à Roman Sienkiewicz; à Lawrence Joseph et Judith Ryan ; à Françoise Seligmann, qui a eu la générosité de me rencontrer à l’improviste avant de s’en aller ; à Dominique Laure Miermont ; à Inès Lacroix-Pozzi pour son incroyable générosité et pour m’avoir donné accès à des documents fascinants ; à Régis Debray, pour son accueil, son enthousiasme, son écoute ; à Michel Winock pour sa disponibilité et ses commentaires. Merci à Philippe Archambault pour son amitié, ses suggestions et tant d’inspirations littéraires. Merci à Stéphane pour sa joie de vivre. Un grand merci affectueux à Mom et Dad Usman pour leur présence, affection et profonde humanité, ainsi qu’à toute la famille Usman. Vincent, Joana, Tiaomé : je pense toujours à vous. Je n’aurais jamais pu arriver ici sans mes parents et sans leur amour, leur compréhension et leur soutien : je ne pourrais jamais vous remercier assez pour tout ce que vous avez fait. Inca, n’oublie jamais qui tu deviens et n’oublie jamais que je suis toujours, toujours avec toi. Enfin, je remercie Alham, car si exister c’est aussi penser, j’existe et je pense un peu différemment, un peu mieux j’ose croire, en grande partie grâce à elle. Je suis un peu de toi : merci, pour toujours – Pyar.

v

PROLOGUE

Biographie succincte de Claude Bourdet

- Intervieweur : « Georges Casalis a écrit quelque temps avant de mourir "J’avoue que j’ai vécu et bien vécu". Dans ce texte il raconte toutes les étapes de sa vie et il explique que, finalement, sa vie est largement positive. Est-ce que tu écrirais quelque chose comme ça ? » - Claude Bourdet : « Non pas du tout. Pas du tout. Moi, j’ai le sentiment, quand je regarde ma vie, qu’il y a eu une série d’échecs. Ceci dit, de chaque échec est resté quelque chose. » Entretien de Claude Bourdet, Archives privées

Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. Jean-Paul Sartre, Les mots

Les questions qui surgissent au fur et à mesure de l’écriture et de la lecture de cette thèse sont liées à deux mouvements : celui, le temps d’une génération (depuis les années 1930 jusqu’à la fin des années 1950) de l’histoire de la France – et à fortiori, plus ou moins indirectement, de l’Europe et du monde – ; et celui, le temps d’un pan d’une vie d’adulte, de l’histoire personnelle de Claude Bourdet. La problématique centrale de la thèse concerne l’évolution et la pratique, à travers un individu, d’une forme de résistance intellectuelle historique qui surgit après, et qui est en relation avec, la seconde guerre mondiale. Ceci nécessite a minima une vue d’ensemble qui non seulement suit mais précède les années de la Résistance, moment spécifique d’une forme de refus de l’orthodoxie et du statu quo. Or, s’il n’est ici ni le lieu ni la place de proposer un résumé de ces années de l’histoire de France, il paraît nécessaire, à l’orée d’un travail d’analyse, de donner une idée de l’individu qui se mêle de cette histoire, qui s’y mêle. Il n’existe à ce jour ni biographie extensive, ni étude sur la vie et les activités de Claude Bourdet. La seule notice biographique relativement approfondie est celle qui se trouve dans Le Maitron : Dictionnaire

vi biographique du mouvement ouvrier français. Pour permettre une lecture plus fluide de la thèse qui suit, ce prologue rappelle brièvement le parcours de Claude Bourdet.1

Né en 1909 dans une famille de la grande bourgeoisie parisienne et provinciale, Claude

Bourdet a grandi dans un environnement privilégié étroitement lié au milieu littéraire et artistique parisien. Son père, Édouard Bourdet, était un auteur dramatique reconnu qui signa de nombreuses pièces de théâtre entre 1910 et 1942, et administrateur de la Comédie française de

1936 à 1940, fonction qu’il quittera lorsque le maréchal Pétain arrive au pouvoir. Sa mère,

Catherine Pozzi, était une poétesse et écrivaine qui publia une œuvre mince mais admirée

(notamment ses Six Poèmes) et dont le journal connaît un certain succès et une reconnaissance accrue. Elle était proche des écrivains de l’époque et des salons littéraires. Elle côtoyait, entre autre, Jean Paulhan, Rainer Maria Rilke, Ernst Robert Curtius, Julien Benda, Daniel Halévy,

Marie de Régnier, Anna de Noailles, Charles du Bos, Louis Massignon, et fut pendant huit ans (à partir de 1920, date de son divorce avec Édouard Bourdet) la maîtresse de Paul Valéry. Le grand- père maternel de Claude Bourdet était Samuel Pozzi, chirurgien mondialement connu au tournant du siècle, qui « sera l’un des premiers chirurgiens à utiliser le pansement antiseptique » et qui

« sera le premier à définir [la gynécologie] dans un traité magistral publié en 1890 »2 comme science indépendante. Il fut le premier titulaire de la chaire de gynécologie à , créée en

1901. Également habitué des rencontres avec des artistes et écrivains, il était l’ami de Leconte de

Lisle et connaissait Edmond de Goncourt, Jules Barbey d’Aurevilly, Jules Massenet ou encore

1 Outre les renseignements tirés des œuvres et autres écrits de Claude Bourdet, ainsi que des archives privées et publiques (Bibliothèque nationale française) consultées, cette notice se base sur l’entrée « Claude Bourdet » du Dictionnaire bibliographique de mouvement ouvrier, communément appelé « le Maîtron » ; « Claude Bourdet », in Jacques Julliard et Michel Winock, Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, Les lieux, Les moments, Paris, Seuil, 1996 ; Lawrence Joseph, . Une robe couleur du temps, Paris, La différence, 1988 ; Annemarie Schwarzenbach, Lettres à Claude Bourdet. 1931-1938, Carouge-Genève, Éditions Zoé, 2008 ; le site de l’Ordre de la Libération, http://www.ordredelaliberation.fr/fr_compagnon/131.html Consulté le 1er juillet 2012. 2 Lawrence Joseph., Catherine Pozzi, op. cit., p. 20. vii

Léo Delibes. Claude Bourdet entretenait avec sa mère une relation étroite et ils s’écrivaient souvent. Leur correspondance, inédite à ce jour, est révélatrice de la période de la fin des années

1920 et du début des années 1930 (Catherine Pozzi meurt en décembre 1934), du milieu social et culturel bourgeois de Bourdet, ainsi que de la relation intime qu’il entretenait avec sa mère. Bref, les parents de Claude Bourdet étaient tous deux proches de nombreuses personnalités littéraires et artistiques de l’intelligentsia parisienne. Sa mère était en particulier très proche de Jean

Paulhan et, bien sûr, de Paul Valéry, et son père était un ami de Paul Claudel et de Jean

Giroudoux. De son propre aveu, Claude Bourdet avait été « élevé par une famille maternelle très conservatrice3 ».

Claude Bourdet fit ses études au collège de Normandie à Clères

(Seine-Inférieure, Seine-Maritime) puis au lycée Hoche de Versailles

(Seine-et-Oise). L’événement déterminant dans sa jeunesse vis-à-vis de ses prises de position politiques futures fut sans aucun doute les études qu’il effectua en Suisse, poursuivant une formation d’ingénieur à l’École polytechnique fédérale de Zurich. Alors âgé de dix-huit ans en

1928 lorsqu’il s’y installe, il fait « la rencontre d’étrangers de tous pays, et de juifs pourvus de toutes les qualités que l’étroitesse d’esprit de la bourgeoisie française leur déniait », et c’est ainsi que ces rencontres, la « découverte passionnante de la culture allemande » et les discussions politiques qui les accompagnèrent firent de lui « en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, un

"Européen" libéral teinté de progressisme4 ». Cette identité européenne de Bourdet, si elle requérait un dépassement du nationalisme de la droite française maurassienne de l’époque qui influençait l’environnement familial, était néanmoins facilitée par une enfance imprégnée de culture britannique par sa mère ; d’ailleurs, en plus de l’allemand, Claude Bourdet parlait

3 Claude Bourdet, L’aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris, Stock, 1975, p. 28. 4 Idem. viii couramment l’anglais et fut tout au long de sa vie un fervent lecteur de la presse britannique et lié à certains milieux intellectuels de Grande-Bretagne. Durant ces années zurichoises, Bourdet devint notamment le grand ami de l’écrivaine Annemarie Schwarzenbach avec qui il entretint une longue correspondance5, ainsi que d’Erika et Klaus Mann, enfants du célèbre écrivain

Thomas Mann. Après cinq années passées en Suisse, Claude Bourdet était désormais un

« antifasciste convaincu6 ».

En 1933, Bourdet obtient son diplôme d’ingénieur en physique technique et, tout de suite après, se rend en Autriche pour écrire un article sur le gouvernement de Dollfuss publié dans

L’Illustration en août 1933. Il publia plusieurs articles entre 1933 et 1939, notamment dans

L’Illustration, Vu, Marianne, Esprit, La Revue des deux Mondes, Le voltigeur. Cependant, comme il le répéta plus tard, Bourdet ne pensait pas du tout, à l’époque, faire du journalisme une carrière.

En novembre 1933, Bourdet commence son service militaire à l’école militaire d’artillerie à Poitiers. Le stage à l’école des officiers de réserve (E.O.R.) dure cinq mois et

Bourdet, qui fut malade pendant quelques semaines (bronchite), se posa même la question de savoir s’il lui sera possible de finir son service et de retrouver sa garnison comme prévu. Mais

Bourdet, « très brillant élève », qui « est en tête et de loin en équitation dans sa brigade »7, finira son stage à Poitiers et continuera son service au 93e régiment d’Artillerie de Montagne à

Grenoble, d’où il sortira sous-lieutenant.

C’est en Suisse que Bourdet rencontra une jeune femme d’origine russe, joueuse de tennis professionnelle, Ida Adamoff. Le 24 août 1935, Claude et Ida se marient. Ils auront trois

5 Annemarie Schwarzenbach, Lettres à Claude Bourdet, op. cit. 6 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 28. 7 Et précédente : Archives privées Claude Bourdet, Paris, lettre d’un colonel (nom illisible) datée du 29 décembre 1933. ix enfants et ne divorceront jamais, et ce malgré les diverses « aventures » extraconjugales de

Bourdet, et notamment la naissance d’un fils avec une autre femme, Barbara Sienkiewicz, en

1955 (Ida ne l’apprend qu’en 1973), et le fait que pendant de nombreuses années sa compagne

était l’actrice Édith Perret.

Après ses études en Suisse, les idées politiques de Bourdet en matières sociales et

économiques sont clairement à gauche, antifascistes et internationalistes, mélange de conversations incessantes avec ses camarades de nationalités et parcours différents ainsi que d’expériences personnelles telles que la rencontre des premiers réfugiés politiques des régimes fascistes en Italie ou en Allemagne. Suite à son service militaire, c’est donc logiquement, de par ses conceptions politiques et son ancrage dans le milieu intellectuel français, qu’il réussit à devenir, en 1936, chargé de mission au cabinet du ministre SFIO de l’Économie nationale

Charles Spinasse, du gouvernement du Front Populaire, où il s’occupe « d’abord de clearing internationaux, ensuite de rationalisation8 ». Ses préoccupations durant ces années jusqu’au début de la guerre se tournent en effet principalement vers les questions économiques.

Parallèlement à cet emploi au ministère, Bourdet est impliqué dans des comités et groupes qui viennent en aide aux réfugiés de la guerre d’Espagne et aux réfugiés autrichiens victimes du fascisme. Il est notamment secrétaire du Comité français pour la Paix civile et religieuse en Espagne. En tant que haut fonctionnaire, il défend la cause des réfugiés et argue qu’il est souhaitable, pour eux comme pour l’économie française, que la France les reçoivent9. Il participe également aux Équipes sociales nord-africaines fondées par le professeur et célèbre islamologue Louis Massignon, ami de famille de qui il se sentait très proche.

8 Idem. 9 Patrick Weil, « Politiques d’immigration de la France et des États-Unis à la veille de la Seconde Guerre mondiale », Les Cahiers de la Shoah, 1995, p. 51-84. x

Septembre 1939 : Bourdet est mobilisé comme lieutenant d’artillerie à l’État-major de l’Artillerie divisionnaire de la 57e DI. Il passe l’hiver dans le Jura, et, en juin 1940, sert près de

Villiers-Cotterêts et fait retraite avec son unité10. Après sa démobilisation, refusant de retourner travailler au ministère de l’économie, Bourdet s’en va dans le midi avec femme et enfants, et monte avec un ami une petite usine de fabrication de savon à l’huile d’olive, la Savonnerie-

Huilerie La Manda, dans les Alpes-Maritimes. Désireux de « faire quelque chose », Bourdet entre en contact avec un des premiers réseaux de l’Intelligence Service et finit par rencontrer

Henri Frenay, fondateur du Mouvement de Libération Nationale, en janvier 1941. Il devient responsable départemental du MLN pour les Alpes-Maritimes où il s’occupe de la distribution du journal clandestin Les Petites Ailes, plus tard le journal Vérités en zone sud, entre dans la clandestinité, récolte des renseignements, recrute de nouveaux membres, et commence à être connu par des pseudonymes avant de pouvoir se procurer des faux papiers. Courant 1941, le mouvement de Frenay fusionne avec le groupe Liberté pour créer le mouvement qui sera désormais connu sous le nom du nouveau journal clandestin, Combat.

Au début de l’année 1942, Bourdet entre au comité directeur de Combat et devient directeur du journal. Numéro deux de Combat, il remplace Frenay à la tête du mouvement en

France lorsque ce dernier part temporairement pour Londres en février 1942 (il revient en novembre de la même année). Puis, Bourdet dirige définitivement le mouvement en France lorsque Frenay repart pour les Londres en juin 1943 avant son départ définitif en Algérie en juillet 1943. Considéré comme l’intellectuel de l’équipe par l’historien Robert Belot, Bourdet, qui s’était installé à en juillet 1942, rejoint définitivement Paris pendant l’été 1943.

10 Informations disponibles sur le site de l’Ordre de la Libération. http://www.ordredelaliberation.fr/fr_compagnon/131.html Consulté le 1er juillet 2012. xi

L’importance de Bourdet dans le mouvement Combat, puis dans les Mouvements Unis de la Résistance (les MUR, nés en 1943 de la fusion de Combat, de Libération-Sud et de Franc-

Tireur), est de premier plan. Il créé notamment le Noyautage des administrations publiques

(NAP), organe déterminant de renseignement et de préparation de l’après-guerre. Il fut l’un des fondateurs du Comité national de la Résistance (CNR) où il représentait Combat et participa à la fondation du Mouvement de Libération nationale (à ne pas confondre avec le mouvement du même nom qu’avait créé Frenay en 1940) dont le but était de prolonger le rôle des mouvements après la Libération.

Cependant, le 24 mars 1944 Claude Bourdet est arrêté par la à Paris et envoyé en prison. Il réussit à éviter la torture en partie à cause de la personnalité de son interrogateur et

également grâce à sa capacité de déjouer les questions de la Gestapo grâce à un coup du hasard : alors qu’il fallut quatre jours aux agents de la Gestapo pour réaliser l’importance de leur prise, ils avaient laissé Bourdet, pendant plusieurs heures au début de son arrestation, dans une salle où figuraient les organigrammes de la Gestapo et ce qu’ils savaient de la Résistance. Cela lui permit de savoir ce que la Gestapo connaissait de la Résistance, et donc de ne donner que des informations inutiles lors des interrogatoires. Après deux mois passés à la prison de Fresnes à

Paris, Bourdet fut déporté au tout début du mois de juin. En tout, il passa dix mois dans les camps de concentration de Neuengamme, d’Oranienburg-Sachsenhausen, et finalement de

Buchenwald jusqu’à la libération de ce dernier par l’armée américaine en avril 1945. Durant ce séjour, Bourdet évita la mort à de nombreuses reprises, notamment à cause de sérieux problèmes et accidents de santé (crise aigüe de l’appendicite, pneumonie, pleurésie, crises de rhumatismes...).

xii

À son retour des camps dans un état physique déplorable, et après une courte période de convalescence, Bourdet devint très vite actif en politique. Membre de l’Union démocratique et sociale de la Résistance (UDSR), il devint délégué à l’Assemblée Consultative Provisoire voté le

20 juillet 1945, et en fut élu Vice-président quelques jours plus tard, le 24 juillet. Il faisait parti du groupe de 5ème catégorie, les « Représentants des prisonniers et déportés ». Cependant, l’échec des mouvements de la Résistance à se transformer en force politique majeure fut une grande déception pour Bourdet, et il quitta l’USDR lorsque ce parti s’allia avec le Parti radical.

En Décembre 1945, il fut nommé directeur de la Radio, fonction dépendante du ministre de l’information qui, à l’époque, était André Malraux. Bourdet, soutenu par Malraux, proposa une réorganisation complète de la radio, s’assurant en autre de l’indépendance de l’information, mais ne put mettre en œuvre toutes ses initiatives quand, fin janvier 1946, Gaston Defferre remplaça

Malraux et chercha à se débarrasser de Bourdet, ne le jugeant pas assez complaisant. Ainsi,

Gaston Defferre « accepta » la démission pourtant jamais soumise par Bourdet (cas assez remarquable) en février 1946, suite à l’affaire de l’ « émission atomique » de Jean Nocher.

Claude Bourdet fonde alors le groupe Socialisme et Liberté avec et

Marceau Pivert (avec la présence – très brève – notamment de François Mitterrand), puis le groupe Octobre. Ce dernier écrira d’ailleurs un document significatif aujourd’hui oublié,

« Thèses d’Octobre », théorisant l’expérience de la Résistance, pressentant les grandes lignes de ce qui deviendra la nouvelle gauche des années 1950. En ce sens, il est à la fois représentatif de la nouvelle situation de la gauche anticapitaliste et antistaliniste suite à l’événement transformateur et original que fut la seconde guerre mondiale, et avant-gardiste puisqu’assumant des positions qui, marginales en 1945-1946, posèrent déjà les jalons d’une réflexion nouvelle d’une partie de la gauche se voulant indépendante des américains et du capitalisme à outrance

xiii comme des communistes et de la SFIO dans les années 1950. Le groupe Octobre édita un hebdomadaire du même nom, très critique notamment de l’attitude de la France envers l’Indochine, mais qui ne dura que quelques mois, de septembre à décembre 1946, le gouvernement décidant de ne plus satisfaire l’allocation de papier nécessaire à la survie du journal en ces temps de crise de la presse.

En ce début d’année 1947, le journal Combat, pour de nombreuses raisons (problèmes

économiques suite aux grèves de la presse de 1946-1947 ; santé d’ déclinante ; dissensions entre ce dernier et Pascal Pia, les deux responsables du journal ; etc.), était proche de la disparition. Bourdet fut appelé à reprendre les rênes du journal, considéré par beaucoup comme le seul capable de sauver le fameux quotidien issu de la Résistance en lui conservant une ligne éditoriale indépendante de gauche fidèle aux idéaux de la Résistance (« De la Résistance à la Révolution » était la devise du journal pendant de nombreuses années). Ainsi, Camus et Pia, qui avaient reçu l’usage exclusif du titre suite à l’arbitrage de Louis Martin-Chauffier à la

Libération, donnèrent à Bourdet, et à lui seul, cette exclusivité. Entre juin 1947 et mars 1950,

Claude Bourdet, directeur politique et éditorialiste de Combat, va écrire plus de 400 éditoriaux et devenir l’un des journalistes les plus réputés dans le milieu intellectuel français. Cependant, pour pouvoir sauver Combat de la faillite, Bourdet avait dû faire appel au financier Henri Smadja, directeur de La Presse de Tunisie, qui ne devait pas, en principe, intervenir dans la ligne politique et éditoriale du journal. Mais des conflits liés surtout aux positions foncièrement anticolonialistes de Bourdet, ainsi que des problèmes liés à Henri Frenay et au fait que Bourdet avait affaibli sa force décisionnelle en lui cédant certaines de ses parts du journal par fidélité

(contre l’avis et les conseils de plusieurs personnes, dont Camus), poussèrent Bourdet à quitter le journal. Pour beaucoup, comme le montre les nombreuses lettres de soutien et d’indignation

xiv allant des simples lecteurs du journal à de nombreux intellectuels de renom exposées lors de la plaidoirie de Me Boissarie durant les démêlées judiciaires entre Bourdet et Smadja, le départ de

Bourdet signifiait la fin de Combat. En cette année 1950, Bourdet publie un livre enthousiaste mais nuancé sur la Yougoslavie de Tito, Le Schisme yougoslave11.

Lorsque Bourdet fonda, avec Gilles Martinet et Roger Stéphane (et, à un degré moindre,

Hector de Galard), l’hebdomadaire L’observateur en 1950, il emporta avec lui plusieurs milliers d’anciens lecteurs fidèles de Combat, dont nombre d’entre eux s’abonnèrent. L’observateur (qui, pour des raisons judiciaires peu pertinentes devint L’observateur d’aujourd’hui en 1953 et

France Observateur en 1954) fut, dans les années 1950, le creuset des anticolonialistes et la référence en matière de presse de gauche non communiste, de ce qui fut finalement (re)connu sous le nom de « gauches nouvelles » ou « nouvelles gauches »12. Ces années avec France

Observateur furent pour Bourdet une période d’intense activité, tant sur le plan journalistique que sur le plan du militantisme, de l’engagement politique. Plus qu’un journal, France

Observateur représentait véritablement un « courant de pensée intellectuel13 », spécifique à une

époque tant politique qu’intellectuelle et médiatique.

Entre la fin des années 1940 et le début des années 1960, Bourdet fut un fervent anticolonialiste, dénonçant la répression à , les élections truquées ainsi que la torture et autres abus du pouvoir militaire et politique du gouvernement français en Algérie, le trafic des piastres et la guerre en Indochine, la politique colonialiste au Maroc et en Tunisie, la

Communauté européenne de défense (CED) – renvoyant notamment à ce moment-là toutes ses décorations en guise de contestation, y compris celle d’Officier de la Légion d’honneur, au

11 Claude Bourdet, Le schisme yougoslave, Paris, Éditions de Minuit, 1950. 12 La nouvelle gauche (sans majuscule) sera utilisée dans ce travail pour faire référence au mouvement dans son ensemble. La Nouvelle gauche fait référence au groupement politique de ce nom. 13 Philippe Tétart, France Observateur, 1950-1964. Histoire d’un courant de pensée intellectuel, Thèse de doctorat d’histoire, IEP-Paris, 1995. xv président de la République. Il fut même arrêté en mars 1956 pour un article condamnant la décision du gouvernement d’envoyer un contingent de 100 000 soldats supplémentaires en

Algérie en plus des 300 000 déjà présents.

Sur le plan du militantisme politique dans l’après-guerre, autour de Bourdet se rapprochèrent toutes sortes de personnes de tendance socialiste déçus par les partis de gauche : trotskystes, membres de la Jeune République, dissidents communistes, socialistes, voire même gaullistes. Ils présentèrent des listes aux élections législatives du 17 juin 1951 sous la bannière du « Cartel des gauches indépendantes », Bourdet étant tête de liste de la 2e circonscription. Ce fut un échec, et l’année suivante Bourdet fonda le Centre d’action des gauches indépendantes

(CAGI), première formation qui sera à la base de ce qui fut officiellement baptisé, en 1954,

« Nouvelle gauche ». Membre de la Commission exécutive des groupements unis de la Nouvelle gauche, fondée le 22 mai 1955, du Conseil national de la Nouvelle gauche, élu au congrès de novembre 1955, et secrétaire national de la Nouvelle gauche en mai 1956, Bourdet est considéré par beaucoup comme le leader de la Nouvelle gauche en France, la revue britannique New Left

Review retraçant même l’origine de son nom directement à Claude Bourdet14 qui fut d’ailleurs le premier à utiliser le terme New Left en anglais dans un article datant de 195715.

Toujours dans la même optique de créer un mouvement entre la SFIO et le communisme,

Bourdet fut secrétaire de l’Union de la gauche socialiste (UGS) lors de sa création en décembre

1957, résultat de l’union de la Nouvelle gauche, du Mouvement de Libération du Peuple, de la majorité de la Jeune République, de dissidents SFIO et d’anciens communistes. En octobre 1958,

Gilles Martinet lui succède et Bourdet continua alors de siéger au bureau national de l’UGS, s’occupant notamment de la propagande. Il fut l’un des fondateurs du Comité de défense

14 Stuart Hall, « Life and Times of the First New Left », New Left Review, 61, 2010, 177‐96. 15 Claude Bourdet, « The French Left – Long-Run Trends », Universities & Left Review, 1, no. 1, Spring 1957, 13‐ 16. xvi antifasciste créé en mars 1958 devenu Comité de Résistance antifasciste en mai 1958. Bourdet fut farouchement opposé à l’investiture du général de Gaulle et au projet constitutionnel, considérant les événements de mai 1958 comme un coup d’état. Il participa aux premières discussions qui donnèrent naissance au Club et fonda – avec entre autres Daniel

Meyer, Édouard Depreux, Pierre Mendès-France, François Mitterrand, Laurent Schwartz – l’Union des forces démocratiques (UFD). Il essuya un échec en tant que candidat UGS-UFD aux

élections législatives de novembre 1958 mais, tête de liste UFD pour les élections municipales de

1959 dans les XIIIe et XIVe arrondissements de Paris, il alla siéger au conseil municipal et au conseil général de la Seine en mars 1959. Il s’illustra notamment en menant une campagne vigoureuse contre la mainmise des promoteurs sur Paris, et surtout en haranguant le préfet de police quelques jours après les événements du 17 octobre 1961, lui demandant directement des explications sur ce qui, déjà, apparaissait comme des massacres commis par la police parisienne envers des manifestants algériens sous les ordres du préfet de police. Il ne se représentera pas en tant que conseiller municipal en 1971, refusant de participer à la coalition de la gauche parisienne. À ce sujet, il publia en 1972 À qui appartient Paris ?, livre où il revient sur l’histoire passée et contemporaine de Paris pour montrer qu’elle « est de toutes les cités françaises la plus aliénée, la plus colonisée par le pouvoir central16 ».

Membre fondateur du Parti socialiste unifié (PSU), né de l’alliance entre le Parti socialiste autonome (PSA), l’UGS et le groupe Tribune du communisme de Jean Poperen en avril 1960, il y resta jusqu’à sa dissolution. En 1962, Bourdet fonda et fut le président du

Mouvement contre l’armement atomique (MCAA), qui devint le Mouvement pour le désarmement, la paix, la liberté. Il fut également le vice-président de la Confédération internationale pour le désarmement et la paix. Il s’engagea en faveur de nombreux mouvements

16 Claude Bourdet, À qui appartient Paris ?, Paris, Seuil, 1972. xvii nationaux pour les droits des opprimés et fut ainsi un animateur essentiel, en France, des efforts contre la guerre du Vietnam, et il soutint activement les droits des Palestiniens – cette dernière cause étant la plus importante, pour lui, des années 1970 jusqu’à la fin de sa vie.

En 1963, suite à des désaccords politiques et des divergences sur la ligne éditoriale (et, en toute vraisemblance, quelques dissensions personnelles) au sein de l’équipe qui divisa Gilles

Martinet et Claude Bourdet, ce dernier quitta l’hebdomadaire qui deviendra Le Nouvel observateur l’année suivante lorsque Jean Daniel s’en emparera. Bourdet fonde et dirige alors le mensuel L’Action de 1964 à 1968 et devient responsable de la rubrique étrangère de Témoignage chrétien à partir de 1967. N’occupant plus une place centrale au PSU depuis la fin des années

1960, il le représenta tout de même régulièrement sur des estrades, et fut entre autres candidat du

« Front autogestionnaire » dans la 6e circonscription du Rhône en 1978, et était en 1980 toujours membre de la direction du parti. Il publia, en 1964, le livre Les chemins de l’unité17, tentative de définition d’une unité du mouvement ouvrier et de la gauche, et proposition d’une nouvelle forme d’alliance politique après six années de gaullisme.

Son livre majeur, L’Aventure incertaine, l’un des meilleurs mémoires sur la Résistance de l’avis de nombreux historiens et intellectuels (Laurent Douzou, Olivier Wieviorka, Régis

Debray), fut publié en 1975, alors que les questions relatives à la Résistance et aux années de

Vichy connaissaient un renouveau inédit en France. À la fois récit et analyse politique du phénomène de la Résistance, Claude Bourdet apporte un commentaire lucide et de grande qualité sur ces années et sur les mouvements de Résistance.

En 1977, Bourdet publia un livre sur la construction de l’Europe, L’Europe truquée18, où il entreprend de démythifier trois mythes : « celui de l’intégration européenne, celui de la

17 Claude Bourdet, Les chemins de l’unité, Paris, Maspero, 1964. 18 Claude Bourdet, L’Europe truquée, Paris, Seghers, 1977. xviii sécurité atlantique, celui de la défense nucléaire française ». Il argumente notamment, après une analyse historique de la construction et de l’idée d’Europe, pour une construction plus lente d’une Europe plus saine non truquée par les grandes puissances, contre les systèmes d’alliance militaire et pour un « non-alignement », et il dénonce la « force de frappe » française.

Bourdet participa notamment à la fondation et à la rédaction du journal Politis en 1988. Il publia en 1993 Mes batailles19, un livre organisé autour de certains de ses articles significatifs

écrits depuis ses années à Combat jusqu’à ceux de Témoignage chrétien, tout en retraçant les moments importants de son activité, de ses combats, et de sa participation dans l’histoire médiatique et politique en France.

Claude Bourdet est mort d’un malaise cardiaque à Paris, le 20 mars 1996.

Avant de conclure cette présentation de la vie de Claude Bourdet, je tiens à laisser à d’autres le soin d’esquisser le portrait de ce dernier, sorte de photographie narrative:

La Résistance a révélé quelques personnalités hors du commun. Parmi elles, Claude Bourdet tient une place à part. Je ne crois pas manquer à la réserve en évoquant ce qu’il me dit un jour, après la guerre, sur sa conception de l’existence. C’était celle du chevalier, telle que nous l’ont léguée l’histoire et la légende : vivre une vie sans contrainte, prendre les choses agréables qui passent à portée, n’accepter que peu d’obligations, mais constamment justifier sa liberté par le courage au service des faibles et des grandes causes du moment. L’argent, la souffrance, la mort n’ont que peu d’importance et sont faits pour être risqués. Le pouvoir ? C’est trop ennuyeux à conquérir et surtout à conserver, et d’ailleurs le rôle du chevalier est souvent de le combattre, en dénonçant ses abus, et parfois d’agir pour tenter de le renverser. Le pouvoir ne peut durer que coupable. Révolutionnaire quand il faut, redresseur de torts toujours, empêcheur de tourner en rond sûrement. Et, autant que possible, joyeux compagnon, car l’ennui et la solennité gâchent la vie. L’homme était assez grand et frêle, avec une démarche mesurée un peu oscillante vers l’arrière, une tête extrêmement fine, au profil d’oiseau, coiffée d’un chapeau noir, le corps enveloppé d’un grand manteau gris. Le visage, moins marqué qu’aujourd’hui d’un pli amer, avait parfois des expressions espiègles. La voix était légèrement voilée. L’ensemble était un peu aérien, sympathique, pas totalement convainquant parce que teinté d’esthétisme irresponsable. Je fus néanmoins séduit, probablement d'abord par le

19 Claude Bourdet, Mes batailles, Ozoire-la-Ferrières, In fine, 1993. xix

manque de prétention de Claude, par l'agilité de son esprit et aussi par son extrême gentillesse.20

Cet « ange hurluberlu21 » comme l’appela François Mauriac, ce « bluffeur, charmeur, mais aussi personnel, capricieux, impatient22 », « érotique, sentimental, amoureux de la nature, des promenades à deux, en bicyclette s’il le fallait et pendant des mois23 », cet « optimiste manichéen24 » pour certains, avec « ses airs de dandy, ce côté old fashionable, [...] une fermeté sans égale sur les grands principes, une plume souvent féroce, et le détachement amusé, l’indulgence pour les hommes de celui qui a regardé la mort en face et ne s’embarrasse plus des ambitions et mesquineries de l’époque25 », était apparemment « très jaloux de son indépendance26 » et avait, pour d’autres, « ce côté donneur de leçons qui irritait27 ». « Grand, voûté, le visage passionné, Claude Bourdet frappe par son évidente sincérité qui ne se démentira jamais28 », « une figure hâve, aux yeux plissés et au corps grêle habillé d’un invariable veston en pied-de-poule ou d’improbables pull-overs à col roulé, signes extérieurs d’un aristocratique dédain pour l’apparence29 ». Il a, selon Régis Debray « occupé une place très singulière dans notre vie politique : celle, peu enviable, du perdant. Du marginal, de l’inclassable, de l’anticonformiste [...], de l’engagé infatigable ». Et ce même Debray invite à l’exploration :

Il faudrait d’abord l’étudier de près [cette singularité quelque peu aristocratique]. Oui, posons-nous la question de savoir si nous n’aurions pas intérêt, nous les citoyens ordinaires, à donner droit de cité à l’attitude du minoritaire-né. Si Claude Bourdet n’avait pas été, tout compte fait, en avance sur la politique de son temps, et de plain-pied avec la

20 Philippe Viannay, Du bon usage de la France. Résistance, journalisme, Glénans, Paris, Ramsay, 1988, p. 99. 21 François Mauriac, « Pour l’ange hurluberlu », Le Figaro, 19 septembre 1950. 22 Journal de Jacques Nantet, cité dans Pierre Grémion, La plume et la tribune. Jacques Nantet, homme de lettres parisien, Paris, Gallimard, 2001, p. 34. 23 Idem. 24 Maurice Schumann, Le vrai malaise des intellectuels de gauche, Paris, Plon, 1957, p. 32. 25 Bernard Langlois, « L’honneur de ce métier », Le Nouveau Politis, 28 mars 1996, no 384, p. 2. 26 Gilles Martinet dans un entretien du 17 avril 1996, cité dans Olivier Philipponat et Patrick Lienhardt, Roger Stéphane. Enquête sur l’aventurier, Paris, Grasset, 2004, p. 520. 27 Idem. 28 Yvan Craipeau, Mémoires d’un dinosaure trotskyste. Secrétaire de Trotsky en 1933, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 250. 29 Olivier Philipponat et Patrick Lienhardt, Roger Stéphane..., op. cit., p. 509. xx

nôtre – et non cet idéaliste un peu rêveur, ce noble chevalier de causes perdues que voyaient en lui ses adversaires, et parfois ses amis eux-mêmes.30

Au-delà des formules et du portrait, flatteur ou non, de ses contemporains, et au-delà d’une biographie remarquable qui provoque aisément enthousiasme et admiration, il manque un regard systématique sur ce personnage qui reste méconnu. L’invitation de Debray à « étudier de près » Claude Bourdet et sa singularité historique est ici entendue.

30 Régis Debray, « Claude Bourdet », octobre 1996, p. 1. Disponible sur: http://regisdebray.com/politique:articles. Consulté le 12 février 2012. xxi

INTRODUCTION

Intellectuel résistant, contestataire, journaliste

Les résurgences qui se sont ainsi déjà produites en présagent beaucoup d’autres, qu’il nous est impossible de prévoir exactement. La seule chose certaine, c’est cette conservation de l’énergie humaine, dépensée en efforts patients, en souffrances, en sacrifices, et que l’on retrouve toujours à travers les germinations et les filiations après un temps, encore un temps, et parfois beaucoup de temps. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Mais deux facteurs ancrent [la Résistance] plus profondément dans le siècle. D’abord, à moyen terme, sa volonté de réformer la France une fois libérée. La Résistance imprime sa marque aux transformations opérées dans le système économique et social après guerre – ces réformes ne sont pas fondamentalement remises en cause avant les années 1980. Mais surtout, à plus long terme, il se trouve que la Résistance a combattu les maux types du XXe siècle. Si l’on s’arrête à la face noire de ce dernier, on peut le caractériser comme le siècle des violences de masse, avec ses deux guerres mondiales, ses génocides et ses États totalitaires. Or les résistants luttent contre un État totalitaire, agresseur et génocidaire. Comme il y eut un « siècle des Lumières », peut-être parlera-t-on un jour du « siècle des Résistances », dans lequel la Résistance française et les autres de tous lieux et dates constitueront ensemble la face lumineuse du XXe siècle. Claire Andrieu, « La Résistance dans le siècle »

Juxtapose à la fatalité la résistance à la fatalité. Tu connaîtras d’étranges hauteurs. René Char, « Le bulletin des baux »

Fin mars 1944, Claude Bourdet, l’un des dirigeants de la Résistance intérieure unifiée, le numéro un en France du « plus puissant des mouvements1 », Combat, est finalement arrêté par la

Gestapo à Paris après plusieurs années d’une vie clandestine. Suite à un court interrogatoire musclé au siège de la Gestapo, 84 Avenue Foch, Bourdet est brièvement envoyé à la prison de la

Santé avant de se retrouver dans celle de Fresnes. Après deux mois dans celle-ci, il est finalement déporté en Allemagne, finissant son séjour d’un peu moins d’un an dans des camps de concentration nazis à Buchenwald, libéré par l’armée américaine le 11 avril 1945.

Presque exactement douze ans plus tard, le 31 mars 1956 au petit matin, on sonne à la porte de Claude Bourdet, désormais l’un des éditorialistes politiques français les plus connus et

1 Laurent Douzou et Dominique Veillon, « Combat », in Marcot François (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 119. 1 l’un des plus réputés pour son intransigeant anticolonialisme. Ce sont les agents de la DST

(Direction de la surveillance du territoire) qui viennent chez lui, comme chez tous les membres du comité de rédaction de France Observateur ainsi que dans les locaux du même journal, procéder à une perquisition. Sauf que Bourdet, quelques heures plus tard, est emmené menottes aux mains devant un juge militaire qui l’inculpe pour « entreprise de démoralisation de l’armée »

à cause de son éditorial du 29 mars, « Disponibles : quel sursis ? », et qu’il est envoyé successivement à la prison de la Santé et à celle de Fresnes. Devant les répercussions qu’une telle arrestation allait forcément susciter, l’Élysée ordonne de libérer Bourdet tard dans la soirée.

Repassant quelques jours plus tard devant le juge militaire, Bourdet lui aurait dit qu’il lui

« imposait le même circuit que ses prédécesseurs. "Quels prédécesseurs ?" fit [le juge militaire], interloqué. "Eh bien, la Gestapo bien sûr, il y a douze ans, en mars 1944"2 ».

Coïncidence anodine ou parallèle significatif que ce rapport de Claude Bourdet au pouvoir légal, d’abord dans une France occupée par l’Allemagne nazie en pleine seconde guerre mondiale et, ensuite, dans la France de la IVème République en pleine guerre d’Algérie ? Existe-t- il un lien fort, substantiel, rationnel entre un Bourdet résistant mais « terroriste » pour le pouvoir en mars 1944, et un Bourdet journaliste mais intellectuel « démoralisateur » pour le pouvoir en mars 1956 ? Qu’en est-il du sens de la résistance promue par le responsable de Combat à quelques mois de la Libération de la France et de celle revendiquée par le directeur anticolonialiste de France Observateur ? En d’autres termes, si l’on peut concevoir que le combat des résistants contre l’Allemagne nazie et le régime de Vichy pendant la seconde guerre mondiale était une lutte légitime dans le sens de la justice et contre un pouvoir injustifié, illégitime, qu’en est-il de la transposition de cette lutte dans les années de l’après-guerre en

2 Claude Bourdet, Mes batailles. Récit, Paris, In Fine, 1993, p. 107. Sur cette anecdote, cf. : Claude Bourdet, L’aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris, Stock, 1975, p. 325-326 ; Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France-Observateur, 1950-1964, Vol. 1, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 180-182. 2

France ? Et puisque le résistant de la seconde guerre mondiale, arrêté en tant que tel en mars

1944, devient un intellectuel influent dans l’après-guerre, arrêté en tant que tel en mars 1956, peut-on évoquer une notion qui contient sa part d’universalité mais qui est spécifique au contexte français des années fin 1940-décennie 1950, celle de « résistance intellectuelle » ?

Le rapport entre l’expérience de la Résistance et le milieu intellectuel français de l’après- guerre est au centre de cette thèse. À l’origine, plusieurs constats qui présentent la seconde guerre mondiale et la Résistance, en tant qu’expérience, symbole et moment historique, comme un moment particulier sans lequel il serait difficile d’analyser lucidement l’après-guerre.

Premier constat, la Résistance a grandement contribué à la restructuration de la société française de l’après-guerre sur les plans politiques, culturels, sociologiques et économiques, ne serait-ce que par la légitimation qu’elle offrait aux personnages et initiatives dans la sphère publique3. Il suffit que l’on pense à la crédibilité des hommes et femmes politiques, impossible à obtenir sans un lien avec la Résistance et une distance établie d’avec la collaboration, ou à la période d’épuration, ou, fait hautement symbolique, à la disparition des médias qui ont publié pendant l’occupation et à la publication légitime et légalisée des journaux de la Résistance après la Libération. La Résistance, à bien des niveaux, avait une fonction de régulation et d’octroyeur de légitimité pour un individu dans l’espace public, depuis l’humble mairie d’une petite commune jusqu’aux portes de l’Élysée en passant par tout le milieu intellectuel.

Deuxième constat, événement inédit dans l’histoire politique française à un tel degré : le consensus socialiste qui habitait les membres de la Résistance, quels que soient leurs trajectoires

3 Cf., entre autres : Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle, Paris, Complexe, 1991 ; Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Perrin, 2004 ; Julian Bourg (ed.), After the Deluge. New Perspectives on the Intellectual and Cultural History of Postwar France, Oxford, Lexington Books, 2004. 3 ou idéologies4. L’unité derrière un certain nombre d’idées largement inspirées du socialisme (un renouveau aux racines dans l’histoire politique de l’avant-guerre5), l’appel pour une révolution démocratique dont le programme du Comité national de la Résistance reste le symbole le plus connu, les perspectives d’avenir pour un après-guerre embrassant sécurité sociale, liberté de la presse, nationalisations, planification, bref, la volonté unanime d’étendre les droits économiques et sociaux, malgré des variations d’un groupe à l’autre sur la traduction concrète, est un fait particulièrement notable de l’expérience de la Résistance. Cependant, malgré ce consensus social et politique, l’après-guerre expose à vif les divisions politiques et idéologiques quant à l’avenir de la France6.

Troisième constat : la centralité de l’écrit et du journal clandestin dans la constitution d’un mouvement de Résistance intérieure7, et l’importance de certains périodiques dans les années 1950, notamment au moment de la guerre d’Algérie, mais également lors de la guerre d’Indochine, de la construction de l’Europe et du rapport au communisme, en ce qui concerne la mise en place de certains mouvements anticolonialistes, indépendants, et critiques du gouvernement de l’époque8.

4 Voir par exemple : Claire Andrieu, Le programme commun de la Résistance. Des idées dans la guerre, Paris, Éditions de l’Érudit, 1984 ; Henri Michel et Boris Mirkine-Guetzévitch, Les idées politiques et sociales de la Résistance (documents clandestins, 1940-1944), Paris, PUF, 1954 ; Noëlline Castagnez-Ruggiu, Histoire des idées socialistes, Paris, La Découverte, 1997 ; Henri Michel, Les courants de pensée de la Résistance, Paris, PUF, 1963. 5 Cf. par exemple : Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance. 1940-1945, Paris, Perrin, 2013 ; Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France-Observateur, 1950-1964, 2 vols., Paris, L’Harmattan, 2000. 6 Cf., entre autres : Megan Koreman, The Expectation of Justice : France, 1944-1946, Durham, NC, Duke University Press, 1999 ; Michel Winock, Le temps de la guerre froide : du rideau de fer à l'effondrement du communisme, Paris, Seuil, 1994 ; Jean-Pierre Rioux, La France de la IVe République, 2 vol., Paris, Seuil, 1980- 1983 ; Andrew Knapp, The Uncertain Foundation : France at the Liberation, 1944-47, Basingstoke, England-New York, Palgrave Macmillan, 2007. 7 Entre autres : Claude Bellanger, La presse clandestine. 1940-1944, Paris, Armand Collin, 1961 ; Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral et Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, t. IV : de 1940 à 1958, Paris, PUF, 1975 ; Yves-Marc Ajchenbaum, À la vie à la mort. Histoire du journal Combat, 1941-1974, Paris, Le Monde Éditions, 1994 ; Claude Bellanger, Presse clandestine. 1940-1944, Paris, Armand Collin, 1961. 8 Voir par exemple : Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1999 [1997] ; Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Paris, Complexe, 1991 ; Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France de la Grande guerre à nos jours, Paris, Flammarion, 2003 ; Ariane Chebel d’Appollonia, Histoire politique des intellectuels en France (1944-1954), 2 vol., 4

Quatrième et dernier constat, celui-ci lié à ce qui vient d’être énoncé et particulier à l’après-guerre : l’émergence d’une nouvelle gauche entre la SFIO et le parti communiste et son lien avec une mouvance intellectuelle qui se réclame de la Résistance, d’un nouveau socialisme9.

Ce mouvement, qui dans les années 1950 sera connu sous le nom de nouvelle gauche, est intimement lié au développement de périodiques, notamment hebdomadaires et revues, qui trouvent un écho dans l’opinion publique. Ici, comme dans la Résistance, il n’existe pas de dichotomie rigide entre pensée et action : la question de la stratégie politique et de la constitution de mouvement a pour point d’appui des publications.

À partir de ces constats majeurs, certes non exhaustifs, une problématique commence à

émerger qui met en relation les engagements des intellectuels10 dans l’après-guerre avec l’expérience de la Résistance. Mais avant de poursuivre, je voudrais éclaircir ce terme somme toute vague et fluide d’ « intellectuel » en revenant sur sa définition, puis, ensuite, distinguer deux notions qui concernent ces intellectuels. La première est la question du rôle de l’intellectuel, de sa responsabilité vis-à-vis de la société dans laquelle il ou elle évolue : notion qui peut théoriquement s’appliquer à plus d’une communauté et à plusieurs périodes et qui, ainsi, n’est pas limitée à la France ni à la période de l’après-guerre. Quelle est la fonction de l’intellectuel dans une société donnée, tout particulièrement dans un environnement qui garantit certaines libertés formelles telles que la liberté d’expression ? Quel est son rôle, ses responsabilités, son rapport aux pouvoirs, à la population ? La seconde notion est la question de

Bruxelles, Éditions Complexes et PUF, 1990 ; Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France. Volume 2. XXe siècle : à l’épreuve de l’histoire, Paris, La Découverte, 2005. 9 Voir par exemple : Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste. Les minorités qui ont rénové le P.S., Toulouse, Privat, 1990 ; Pierre Grémion, La plume et la tribune. Jacques Nantet, homme de lettres parisien, Paris, Gallimard, 2001 ; Michel Surya, La révolution rêvée — Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, Fayard, Paris, 2004, 578 pages. 10 Pour des raisons pratiques d’écriture, le masculin est ici utilisé ; cependant, j’inclus les intellectuelles dans cette réflexion au même titre que les intellectuels. 5 la particularité de l’intellectuel français dans l’après-guerre se réclamant de l’expérience de la

Résistance : notion spécifique dans le temps et l’espace. Où se situe donc l’étude par rapport à ces deux questions sous-jacentes à la définition de l’intellectuel ?11

Je reprends à mon compte la définition couramment acceptée d’« intellectuel » telle que proposée par Pascal Ory et Jean-François Sirinelli : « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie »,

« il s’agira d’un statut, comme dans la définition sociologique, mais transcendé par une volonté individuelle, comme dans la définition éthique, et tourné vers un usage collectif »12. J’y ajouterais également, avec Tzvetan Todorov que l’intellectuel « ne se contente pas [...] de contribuer à la progression du vrai ou à l’épanouissement du beau, mais [...] de plus se sent concerné par le bien public, par les valeurs de la société dans laquelle il vit et [il] participe donc au débat concernant ces valeurs13 ». Ainsi nous voyons les grands contours de la particularité de l’intellectuel ainsi défini : une personne aux prises avec la culture d’une société, créateur et/ou médiateur, qui occupe une place à part lui octroyant un certain statut – et donc en rapport avec un certain pouvoir symbolique14 – et dont la volonté individuelle est en rapport direct avec une situation collective sur laquelle il influe plus ou moins, en relation directe avec les questions

éthiques de vérité, de justice, de bien public. Même s’il y aurait beaucoup à dire, bien sûr, sur les distinctions entre savant et politique, sur l’intellectuel et son évolution dans la pensée française et

11 Sur les intellectuels, cf., entre autres : Jean-Michel Besnier, La politique de l’impossible. L’intellectuel entre révolte et engagement, Paris, La Découverte, 1998 ; Luc Boltanski et Pierre Bourdieu, « Les aventures d’une avant- garde », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2-3, juin 1976 ; Régis Debray, Le pouvoir des intellectuels en France, Paris, Ramsay, 1979 ; Christian Delporte, Intellectuels et politique en France, Paris, Ramsay, 1979 ; Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, , Agone, 2010 ; ou encore le dossier de la revue Agone, « Les intellectuels, la critique & le pouvoir », Coordination Thierry Discepolo, Charles Jacquier & Philippe Olivera, Agone no 41 et 42, 2009. 12 Ory, Pascal et et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Perrin, 2006 [1987], p. 15. 13 Tzvetan Todorov, « Politique des intellectuels », L’Esprit créateur, Vol. 37, no2 , été 1997, p. 8. 14 Cf. Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991, p. 3-46 ; Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984. 6 notamment sur des différences entre le Jean-Paul Sartre d’un Plaidoyer pour les intellectuels15 ou la conception de l’intellectuel spécifique telle que définie par Michel Foucault16, je retiens cette définition qui a l’avantage d’être conceptuellement claire et satisfaisante.

Si cette définition est ancrée dans une pensée française, en revanche l’approche concernant la notion de responsabilité des intellectuels est ici influencée par les auteurs et intellectuels publics de langue anglaise que sont le linguiste Noam Chomsky et le théoricien littéraire Edward Saïd17. Pour ce dernier, l’intellectuel évolue sur le plan de la morale avec comme condition première l’indépendance : il se doit de dire la vérité et de chercher la justice, ce qui s’accompagne d’un devoir de questionner le nationalisme patriotique, la pensée corporatiste, et les privilèges dues à la classe, au genre ou à l’ethnie18. Surtout, l’intellectuel doit se placer à un niveau qui dépasse les différences culturelles, ethniques, nationales ou religieuses, mettre sa voix au service de ceux qui n’ont pas le droit de parole ou de réponse, et s’attacher à défendre des valeurs universelles de dignité humaine. Pour Noam Chomsky, ces questions ne demandent pas une analyse poussée, mais un certain sens commun, ou bon sens, que l’on pourrait résumer dans la formule suivante : plus grands sont les privilèges, plus grand est le pouvoir (symbolique ou non), et plus grandes sont les responsabilités. Or, les intellectuels, en tant que créateurs ou médiateurs d’un savoir, culturel et politique, ont un pouvoir symbolique important. Leur rôle

15 Jean-Paul Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972. Sartre y propose un modèle de l’intellectuel que Gérard Noiriel résume bien : pour Sartre, « Le philosophe révolutionnaire devait mettre son savoir à la disposition des ouvriers par le biais de la littérature, pour leur permettre de prendre conscience de leur exploitation ». Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir, op. cit., p. 112. 16 « Le travail d’un intellectuel n’est pas de modeler la volonté politique des autres. Il est, par les analyses qu’il fait dans les domaines qui sont les siens, de réinterroger les évidences et les postulats, de secouer les habitudes, les manières de faire et de penser ». Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, t. 4, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 734. Mais Noiriel a raison de dire que « [l]orsque Michel Foucault oppose l’"intellectuel spécifique" à l’"intellectuel universel", c’est avant tout pour dévaloriser la posture du philosophe "généraliste" (sur le modèle de Sartre) au profit de la nouvelle génération des "spécialistes" dont il fait lui-même partie ». Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir, op. cit., p. 107. 17 L’historien français François Dosse développe d’ailleurs également la perspective de Saïd sur les intellectuels dans son livre La marche des idées. Histoire des intellectuels – histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003. 18 Edward W. Saïd. Representations of the Intellectual. New York: Vintage Books, 1996, p. xiii. 7 premier dans l’espace public, selon Chomsky, est de dire la vérité et d’exposer les mensonges. À partir du moment où l’on exerce une certaine influence morale sur d’autres personnes, la question des responsabilités à leur encontre est immédiatement posée. Pour Chomsky, « la responsabilité d'un auteur, parce qu'il exerce une influence morale, est de s'efforcer de révéler la vérité sur des sujets humainement significatifs à un public capable de s'en saisir19 ». Et là se trouve une nuance importante : pour lui, il ne s’agit pas de dire la vérité au pouvoir, mais de la dire à un public capable d’agir pour corriger l’injustice en jeu. Plutôt que de parler à, il insiste sur l’importance de parler avec. Pour Chomsky, ces remarques sont des truismes : il est évident que les intellectuels ont une responsabilité morale, surtout dans des sociétés où ils jouissent d’un certain confort et de libertés formelles reconnues, puisque possédant « les ressources, l'habitude, les commodités et les occasions de parler et d'agir efficacement20 », ils ont la possibilité d’influencer l’écriture du passé, la conception du présent, et les moyens d’agir pour le futur.

Cependant, plutôt que des intellectuels humainement faillibles, Chomsky estime que nous devrions mettre en avant des principes, des actes, des pensées – il ne faudrait donc pas donner tant d’importance à cette « espèce sociale très particulière21 » comme dirait Régis Debray. Saïd résume assez bien la position de l’intellectuel : penser en opposition et en toute indépendance des centres de pouvoir22. Mais il faut ajouter, avec Chomsky, que l’objectif d’un intellectuel

19 Noam Chomsky, Powers and Prospects. Reflections on Human Nature and the Social Order, Boston, South End Press, 1996, p. 56. Cf. particulièrement l’essai « Writers and Intellectual Responsibilty » (p. 55-69). Chomsky développe pour la première fois ces idées dans les années 1960 : Noam Chomsky, « The Responsibility of Intellectuals », in American Power and the New Mandarins, New York, Pantheon Books, 1969, essai adapté d’une intervention à Harvard publiée pour la première fois en 1966 dans le journal Mosaic, puis rédigé substantiellement pour The New York Review of Books du 23 février 1967. Traduction française proposée par NG et Sarah Waligorski pour un entretien publié sur le site de Noam Chomsky. Disponible sur : http://www.chomsky.fr/entretiens/20010527.html. 20 Idem. 21 Régis Debray, Le pouvoir des intellectuels en France, op. cit., p. 14. 22 Je ne considère donc pas, avec Chomsky et Saïd, l’« intellectuel de parti » ou l’« intellectuel de gouvernement », ni même, à la suite de Noiriel, l’« intellectuel critique » postmoderne qui se replie dans la « sphère privée », dans la fiction, dans l’imagination et la création. Cf. Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir, op. cit. Sur ce dernier point, cf. en particulier p. 71-136. 8 soucieux du bien public est de s’adresser à une population capable de changer les choses, d’influer sur le débat public en cherchant à provoquer et à favoriser un mouvement populaire plus large – tout en gardant en mémoire le critère d’universalité, fondamental dans l’approche de l’intellectuel tel qu’ici conçu. Il s’agit d’une éthique de l’intellectuel vis-à-vis de la société où vérité, esprit d’indépendance et d’opposition, justice et universalité, forment les fondements essentiels. On aura donc compris que l’intellectuel dont il s’agit ici est un intellectuel public, c’est-à-dire d’un intellectuel qui intervient dans la société, dans l’espace public, et qu’il est concerné par le politique.

La seconde notion évoquée précédemment – une approche contextuelle des intellectuels dans la France de l’après-guerre en relation avec l’expérience de la Résistance – est plus délicate et entraîne tout de suite une série de mises en garde. Tout d’abord, étant donné la multiplicité des différents parcours d’anciens résistants dans l’après-guerre, il est impossible de proposer quelque

équation que ce soit où une expérience de résistant déterminerait les positions politiques ou idéologiques de la France de l’après-guerre. Notons d’ailleurs que le ministre qui fait arrêter

Claude Bourdet en 1956, M. Bourgès-Manaury, est lui-même un ancien résistant. La diversité des parcours d’anciens résistants dans l’après-guerre empêche immédiatement toute totalisation de l’expérience de la Résistance en rapport avec sa transposition ultérieure23, de la même manière que le parcours de l’avant-guerre ne destinait pas forcément à la Résistance : il y avait par exemple des antiracistes dans la Collaboration et des antisémites dans la Résistance24. Il est simplement inadéquat, lorsque l’on considère la profonde hétérogénéité des trajectoires d’anciens résistants, de généraliser à outrance. Problème de poids qui n’est pas sans informer la

23 Cf. par exemple Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, op. cit. ; Marcot François (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006. 24 Comme l’étude importante de Simon Epstein le souligne de manière approfondie et systématique. Cf. Simon Epstein, Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Paris, Albin Michel, 2008. 9 méthodologie – qui, dans ce travail, est ancrée dans le parcours d’un intellectuel. Par ailleurs, c’est bien l’une des grandes déceptions des années de l’après Libération par rapport aux espoirs de la Résistance que de n’avoir pu, que de n’avoir su, construire le grand parti de la Résistance que beaucoup souhaitaient. Claude Bourdet, relatant ses années pendant la guerre, évoqua même une période menant « de la Résistance à la Restauration », bien loin de la devise du journal

Combat, « de la Résistance à la Révolution »... Ce manque d’unité dans la transposition politique des idéaux de la Résistance est extrêmement important : une approche critique de la restructuration politique de l’après-guerre doit prendre en compte l’incapacité des partis traditionnels de renouveler fondamentalement et structurellement la politique en accord avec les grands principes du consensus issu de la Résistance. Enfin, s’il est notable que tous les politiciens ou intellectuels dans l’immédiat après-guerre devaient faire preuve d’une relation plus ou moins directe avec un passé de résistant, ou tout au moins s’assurer d’une distance certaine d’avec la collaboration au risque de perdre toute crédibilité, les anciens résistants se sont impliqués dans la vie publique à des degrés fort variés. La Résistance étant un phénomène interclassiste25 avec une minorité de personnes occupant avant-guerre des positions décisionnelles ou d’influences sur la société, que ce soit dans le monde intellectuel ou politique, le nombre d’anciens résistants qui se sont retrouvés dans des postes d’influence après la

Libération était forcément, et logiquement, limité. Ainsi, évoquer le milieu intellectuel de l’après-guerre en relation avec la Résistance, c’est évoquer une minorité, influente et privilégiée, certes, mais une minorité tout de même. Impossible, encore une fois, de généraliser quelque sentiment d’anciens résistants à partir de cette minorité sous le seul prétexte qu’ils avaient pignon sur rue. Très vite, en fait, la complexité du sujet qui se refuse à toute généralisation, à

25 « Au total, tous les milieux participèrent au combat, ce qui construit la résistance comme un phénomène interclassiste échappant à tout déterminisme social », Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, op. cit., p. 416. 10 toute catégorisation, est évident. Observant le milieu intellectuel des anciens résistants ou, plus tard, de ceux qui se retrouvent dans des initiatives socialistes au-delà des partis traditionnels, à défaut de ne pouvoir fixer un groupe solidaire on ne peut qu’évoquer convergences, rapprochements, points de rencontres ou autres confluences.

Intellectuel, résistance : il faut ajouter un troisième terme qui représente ici la fonction englobant les deux premiers et qui concerne le domaine spécifique à Bourdet, le journalisme.

Lorsque des intellectuels veulent se faire entendre dans le débat public et (ré)agir sur des

événements contemporains, ils le font bien souvent à travers le journalisme. Ce média devient donc un support spécifique à une pensée qui se veut partie prenante du débat quotidien. Mais le journaliste, lui, a par son activité cette permanence qui fait que son travail est toujours dans le débat contemporain en rapport aux événements. C’est l’essence même de sa pratique et c’est pourquoi la figure de l’intellectuel public proposée, celle d’un journaliste, apporte une différence de genre par rapport aux intellectuels qui ont pour profession première un autre domaine, que ce soit philosophie, littérature, histoire ou science, et qui en sus interviennent auprès de la société.

Ainsi tout ce qui fut énoncé précédemment sur l’intellectuel, ou intellectuel public, s’incorpore à l’intérieur de la définition de l’intellectuel résistant mais en y ajoutant, dans le cadre de cette recherche, la particularité qui définit l’intervention journalistique d’un éditorialiste, dont le domaine premier est le contemporain et dont la tâche est d’exprimer la direction et la perspective d’un journal sur cette contemporanéité et les événements qui la composent, rôle assumé par

Bourdet dans l’après-guerre surtout avec Combat et France Observateur, les deux organes qui lui vaudront une grande notoriété.

Ainsi, après l’élagage conceptuel pratiqué, je suis en mesure de résumer ce que j’entends par « résistance intellectuelle ». Prenant en compte les définitions et conceptions susnommées de

11 l’intellectuel et des valeurs universelles de dignité humaine qu’il doit s’attacher à défendre, et prenant en compte le contexte établi plus haut de la Résistance, de la guerre, de la nouvelle gauche, de l’après-guerre, du journalisme, de ce contexte de la France des années 1940-1950, l’une des questions à laquelle la présente étude cherchera à répondre est celle de savoir si l’on peut parler, dans le cas de Claude Bourdet, d’un « intellectuel résistant ». On peut déjà poser les paramètres d’une telle conception : un intellectuel résistant est une personne qui correspond à la fois à la définition citée plus haut d’Ory et de Sirinelli avec l’aide de Todorov, ainsi qu’à la conception de Saïd et Chomsky du penseur, indépendant et en opposition, au service du bien public et de la population et au-delà des différences particulières (culturelles, ethniques, nationales ou religieuses), mais qui en plus, dans ce contexte français de l’après-guerre, revendique l’expérience de la Résistance et notamment de la révolution démocratique souhaitée, cherche à en transposer les grands principes dans le contexte et les conditions de l’après-guerre, notamment dans l’histoire internationale, et se caractérise par un combat intellectuel qui passe par l’écrit de l’histoire en cours, c’est-à-dire du journalisme.

Un concept doit être ici évoqué, ne serait-ce que brièvement, celui d’anti-impérialisme, pour très vite laisser place à une opposition qui retiendra finalement notre attention, celle de la conscience individuelle face à la raison d’État, et à un autre concept, celui de contestation. Alors que l’anti-impérialisme est d’habitude restreint au contexte des relations entre une grande puissance telle que la France ou la Grande-Bretagne à leurs colonies, je comptais initialement travailler sur l’anti-impérialisme pour élargir sa portée. Élargissement : inspiré notamment d’une observation, le caractère colonisateur de la situation de l’occupation allemande et du régime de

Vichy pendant la seconde guerre mondiale, et d’un article de Bourdet sur le fait colonial et son

12 influence sur l’équilibre social26, je souhaitais avancer l’argument que l’Allemagne nazie avait un caractère impérial qui a institué en France, à partir de la défaite de juin 1940, une situation coloniale où Vichy faisait figure d’élite collaborationniste qui avait comme appui et comme force la puissance de l’Allemagne. En effet, Bourdet analyse, dans son article de septembre

1951, la situation particulière qu’instaure l’établissement d’une colonie dans un territoire par une grande puissance, et il la met en parallèle avec la France de la seconde guerre mondiale. Ce qui importe, ce n’est pas la présence ou non de la puissance colonisatrice, mais le fait que le nouveau pouvoir, administratif et politique, économique et social, qui travaille de concert avec la puissance colonisatrice, crée un nouvel équilibre où le gouvernement local colonisé repose et est soutenu par la toute puissance colonisatrice. Ainsi en était-il, selon lui, de la situation de Vichy et de l’Allemagne conquérante. Si l’on suit son analyse et qu’on lui octroie une crédibilité, on perçoit comment, pour lui, avec le recul, il interprète son combat contre l’Allemagne nazie comme un combat anticolonialiste, anti-impérial pourrions-nous dire. Certes, aucune situation n’est identique, et il ne s’agit pas ici de mettre sur un même niveau l’Allemagne nazie et la

France colonisatrice, de mettre sur un même plan la résistance à ces deux puissances, à prétendre que tout se vaut. D’un point de vu historique, je partage ici la position de Gilles Manceron qui

écrit que l’on peut « poser la question des influences de la violence coloniale sur celle du fascisme et du nazisme » mais pas « faire le parallèle entre le phénomène de la colonisation européenne dans son ensemble et le phénomène nazi »27. Et il souligne que les rapprochements que font les acteurs des luttes anticoloniales entre violence coloniale et violence nazie, comme les articles de Bourdet établissant un parallèle entre la Gestapo et l’armée française en Algérie,

26 « L’équilibre social et le fait colonial », Les Temps modernes, no 71, p. 537-548. 27 Gilles Manceron, « L’historien et la société. Le cas de l’histoire coloniale et des comparaisons avec le nazisme », in Sébastien Jahan et Alain Ruscio (dir.), Histoire de la colonisation. Réhabilitations, falsifications et instrumentalisations, Paris, Les Indes savantes, 2007, p. 54. Cf. également Gilles Manceron, Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, Paris, La Découverte, 2002. 13 sont du domaine de l’analyse politique, et non historique, au même titre que le Discours sur le colonialisme de 1950 d’Aimé Césaire, ou The Origins of Totalitarianism d’Hannah Arendt28.

Avec cette précaution établie, je notais que la définition première de l’« impérialisme » telle que présentée par le dictionnaire confirme cette position : « tendance à constituer un empire; tendance d'un État à mettre d'autres États sous sa dépendance politique, économique, culturelle29 ». Percevoir le combat de la Résistance comme une lutte anti-impérialiste (et, dans le cas de Bourdet, cela est valable) instaurait alors un nouveau lien entre la seconde guerre mondiale et les années suivantes qui sont notamment marquées par la décolonisation, thème central de la nouvelle gauche et de France Observateur. Mais je ne voulais pas m’arrêter là et je cherchais à établir un autre lien, car si l’anti-impérialisme ne semble pas être la référence centrale chez Bourdet, la seconde définition d’« impérialisme », moins évoquée, déborde cette notion : l’impérialisme serait « toute domination, toute suprématie exercée par quelqu'un ou quelque chose (institution, théorie) sur une personne ou une chose30 ». Dans cette perspective, l’anti-impérialisme deviendrait un concept qui n’interrogerait pas seulement le problème d’un pouvoir potentiellement injuste et déséquilibré entre deux États, deux collectivités nationales ou/et culturelles, mais également toute domination, toute « suprématie » d’un groupe, d’une institution, d’une idéologie, d’une personne même, sur un individu ou un groupe d’individus.

Ainsi le combat anti-impérialiste ne serait pas seulement une lutte contre un État, mais il peut

être un combat contre de bien plus sournoises puissances à l’intérieur d’un État. Or, la place faite

28 Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, San Diego-New York-London, Harcourt, 1976 [1951]. 29 « Impérialisme », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, consulté le 3 octobre 2011, Lien : http://www.cnrtl.fr/definition/imp%C3%A9rialisme. 30 Idem. Les définitions dans le Grand Robert de la langue française sont similaires : « 2) (1880; angl. imperialism, de imperial « de l'empire [britannique] »). Politique d'un État visant à « réduire d'autres États sous sa dépendance politique ou économique » (Capitant), notamment par la colonisation. 3) (V. 1960). Fig. Tendance à la domination morale, psychique (personnes), intellectuelle (personnes; abstractions). » La première définition dans le Grand Robert étant : « Tendance favorable à l’Empire, à un régime impérial. » Alain Rey (dir.), Le Grand Robert de la langue française, version électronique, Paris, Le Robert. 14

à une résistance intellectuelle à diverses idéologies et politiques intérieures, à un système capitaliste, par exemple, qui exclut nombre de citoyens en France, ou à des institutions qui bafouent certaines libertés démocratiques reconnues comme la liberté d’expression, faisait, dans le courant de pensée dans lequel évoluait Bourdet, depuis Combat jusqu’à la nouvelle gauche, partie intégrante de sa réflexion et des mouvements qu’il constituait et auxquels il contribuait. Ce que je retrouvais ici, c’était la confrontation entre une raison d’État31 et une éthique intellectuelle basée sur des principes universels mettant en avant la conscience et la dignité de chacun et les libertés fondamentales. En mettant en avant la teneur intellectuelle de ses combats depuis la

Résistance jusque dans l’après-guerre par une exploration détaillée, je comptais favoriser une telle perspective. Mais très vite je réalisais qu’un tel élargissement de la notion d’anti- impérialisme, dont le point de départ était une double définition trop statique du terme par le biais du dictionnaire, me faisait courir le risque de perdre la spécificité du concept. L’étude veut donc plutôt suggérer que l’anti-impérialisme est une notion qui, pour Bourdet, est une sous- catégorie de l’éthique qu’il défend. En d’autres termes, si Bourdet est anti-impérialiste, dans les deux sens du terme, c’est parce qu’il adhère à l’éthique développée plus haut, et cela le mène vers une attitude de contestataire qui sera au centre de sa posture après-guerre. Ce n’est donc pas la notion d’anti-impérialisme qui est au centre de la thèse, mais celle d’éthique de l’intellectuel dans une posture de résistance et de contestataire – et en face se trouve la raison d’État, que cet

État soit l’Allemagne nazie ou le régime de Vichy durant la seconde guerre mondiale, ou que ce soit le gouvernement français et ses institutions pendant la guerre d’Indochine, d’Algérie, ou autres. J’abandonnais ainsi, au fil du travail, la notion d’anti-impérialisme telle que développée

31 Cf. Pierre Vidal-Naquet, La raison d’État, Paris, Éditions de minuit, 1962 ; Noam Chomsky, For Reasons of State, New York-London, The New Press, 2003 [1972]. 15 précédemment comme pivot de ma pensée, reconnaissant ses limites et son instabilité conceptuelle, et l’incluais alors dans une perspective différente qu’articulait la notion d’éthique.

Une fois posée la problématisation d’une relation étroite entre l’expérience de la

Résistance et l’émergence d’une nouvelle gauche, je devais passer par plusieurs étapes de recherche pour pouvoir saisir la teneur de ce lien. Ainsi, je devais rechercher les particularités de la Résistance, de la constitution des mouvements de Résistance intérieure surtout, mouvements spontanés émergeant dans des conditions particulièrement difficiles et où les moyens de luttes clandestines paraissent sévèrement limités ; observer comment ils ont pu passer du stade d’idées appartenant à quelques personnes à des mouvements de masse proposant des visées politiques et sociales pour l’après-guerre ; cerner véritablement l’importance de l’écrit journalistique pour ces mouvements clandestins qui insistaient sur l’importance de la rédaction, de l’impression et de la diffusion d’un journal ; puis ensuite évaluer comment cela se traduisit dans l’après-guerre et dans un tout nouveau contexte marqué en premier lieu, sur le plan international, par la guerre froide et les guerres coloniales ; pour enfin estimer quel pouvait être le lien entre cette expérience de la

Résistance et la nouvelle gauche.

Ce travail invitait à de multiples approches et à de nombreux corpus. Je choisis de suivre un intellectuel et ses idées : plutôt que de faire de l’histoire intellectuelle ou un autre type d’analyse collective, sociale, je tenais à faire l’histoire d’un intellectuel, de mettre une personne au centre de la problématique. Avant de discuter du choix de cette approche, je souhaite d’abord exposer en quoi Claude Bourdet était particulièrement adéquat pour une telle perspective en rapport à la problématisation proposée.

16

Le choix de mettre Claude Bourdet, avec son parcours, ses activités et ses idées, au cœur de ce travail, est multiple. Tout d’abord, il est au centre de chaque jalon du questionnement en cours. Sur la Résistance : résistant intérieur de « la première heure » qui devient le numéro un du mouvement Combat en France, l’un des plus importants, il est membre du Comité national de la

Résistance et il est au centre non seulement de la constitution d’un grand mouvement de

Résistance et de l’unification des différents mouvements, mais également, en tant que directeur et rédacteur en chef du journal clandestin Combat pendant un long moment et en participant aux rédactions et à la pensée du programme du CNR notamment, il est une figure centrale de la pensée qui imprègne la Résistance intérieure. De plus, issu d’un mouvement créé en zone sud, il est conscient de la lutte – idéologique, politique et militaire – contre l’ennemi intérieur incarné par le régime de Vichy en plus de la lutte contre l’ennemi extérieur que représente l’Allemagne nazie. Et puis, avec sa déportation dans les camps de concentrations nazis pendant dix mois, il a survécu à l’une des abominations les plus atroces du XXème siècle qui symbolisait l’horreur contre laquelle la Résistance se battait. Sur la politique immédiate de l’après-guerre : dès son retour il a l’opportunité d’occuper des fonctions politiques importantes (il est un temps vice- président de l’Assemblée consultative provisoire), mais il refuse finalement les compromissions de partis arguant que la politique qui s’établit à travers eux est loin des aspirations de la

Résistance. Il préfère l’opposition, la contestation, et choisi l’espace médiatique plutôt que politique pour défendre et porter les principes issus de son expérience à un nouveau contexte – combat de l’intellectuel plutôt que du politicien traditionnel moins d’un an après son retour des camps de la mort. Sur les médias : non seulement il redevient le directeur et éditorialiste de

Combat à partir de 1947 jusqu’en 1950, l’un des derniers quotidiens fidèles à la Résistance, mais en plus il est l’un des fondateurs, le plus connu et le plus estimé à l’époque, de L’Observateur

17

(France Observateur à partir de 1954), qui deviendra l’un des piliers de l’anticolonialisme en

France et l’exemple même d’un journalisme politique indépendant, contestataire, combattif.

Bourdet était, après ses années à Combat et dans les années 1950, l’un des journalistes français les plus connus et les plus respectés, et l’un des plus engagés32. La centralité du journalisme dans ses activités, ce choix de la lutte quotidienne et actuelle, conserve certainement un parfum de la résistance journalistique clandestine des années de guerre. Si France Observateur est l’un de ces

« quatre grands de la contre-propagande française33 » pour le pouvoir, il est pour les spécialistes des médias l’un des « derniers des justes34 ». Sur la nouvelle gauche : Bourdet est le leader reconnu de la gauche nouvelle qui émerge concrètement au début des années 1950 et qui devient un véritable mouvement politique au cours de la décennie, point de convergences de nombreuses personnes souhaitant une gauche inédite indépendante des partis traditionnels35. Sur le milieu intellectuel : Bourdet était véritablement au centre d’un milieu intellectuel de gauche et, s’il contribuait lui-même à certaines revues et journaux, il est frappant de voir à quel point il a réussi

à participer à la création d’espaces de rassemblements intellectuels et politiques, que ce soit à travers les médias dont France Observateur reste le meilleur exemple, ou à travers les mouvements politiques comme la nouvelle gauche.

Ensuite, Bourdet est significatif car il devient avant tout dans l’après-guerre un journaliste, mais aussi parce qu’il reste tout de même l’un des résistants qui a écrit ce que

32 Cf. Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France-Observateur, op. cit. 33 Selon l’expression de Jacques Soustelle en 1957. Cf. : Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Paris, Complexe, 1991, p. 23. 34 Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France de la Grande guerre à nos jours, Paris, Flammarion, 2003, p. 169. 35 Ce qui ressort, par exemple des livres suivants : Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste, op. cit.; Pierre Grémion, La plume et la tribune, op. cit. 18 d’aucuns considèrent comme l’un des meilleurs mémoires sur la Résistance intérieure36. La qualité du récit et la particularité de son expérience de dirigeant national, auxquelles se mêlent la pertinence et la lucidité d’analyses et de commentaires que l’expérience de trente ans de journalisme facilitent, en plus de son aspect authentique et de son ton incisif, voire à rebours de certaines conceptions de la Résistance, en font un document particulièrement révélateur pour le questionnement mis en place. Mais surtout, le choix de la voie du journalisme politique, du journalisme critique cher à Camus37, cette pratique de l’analyse du quotidien dans un choix affiché d’indépendance, permet une exploration révélatrice pour qui cherche à suivre l’évolution d’une pensée résistante dans l’après seconde guerre mondiale.

Enfin, soyons honnête, il ne faut tout de même pas négliger la tentation intellectuelle d’une exploration qui s’apparente à un défrichage puisqu’il n’existe aucun travail de quelque ampleur que ce soit sur Bourdet. Certes, le manque d’étude sur un sujet n’en fait pas forcément un sujet de qualité ; mais ajouté à sa profonde pertinence, le fait que Bourdet reste négligé par l’histoire lance sournoisement un défi dont il serait malhonnête de dissimuler l’attrait. Aparté : pourquoi ce silence ? Notons tout d’abord que Bourdet est présent dans de nombreuses études mais partiellement : sur l’Algérie on mentionne son combat contre la torture38, sur la Résistance il apparait grâce à son rôle et son mémoire39, idem sur l’histoire de Combat40, des intellectuels

36 Par exemple : Régis Debray, « Claude Bourdet », octobre 1996. Disponible sur: http://regisdebray.com/politique:articles. Consulté le 12 février 2012 ; Laurent Douzou, La Résistance française: une histoire périlleuse. Essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2005. 37 Exposé dans une série d’articles dans Combat entre août et novembre 1944 et repris dans Albert Camus, Actuelles. Chroniques 1944-1948, Paris, Gallimard, 1950, p. 29-42. 38 Son nom est constamment évoqué, et notamment ses articles sur la « Gestapo algérienne » datant de 1951 et de 1955. Cf. par exemple Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie. 1954-1962, Paris, La Découverte, 2006 ; Todd Shepard, The Invention of Decolonization. The and the Remaking of France, Ithaca-London, Cornell University Press, 2006. 39 Cf. par exemple Pierre Laborie qui écrit que « L’Aventure incertaine [...] reste un des plus grands livres consacrés à la Résistance intérieure » : Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990, p. 329. Sentiment partagé entre autre par Olivier Wieviorka dans plusieurs ouvrages, notamment dans : Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance. 1940-1945, Paris, Perrin, 2013. Cf. également: Marcot François (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006 ; Laurent Douzou, La Résistance 19 dans l’après-guerre41, de la nouvelle gauche, ou du mouvement contre l’armement nucléaire42, sur le 17 octobre 1961 son intervention indignée contre Maurice Papon43, etc. Le manque est d’ordre synthétique. Hypothèses : en ce qui concerne l’après-guerre, Bourdet n’est peut-être pas aussi connu que d’autres (Sartre, Camus, Aron, etc.) parce qu’il était avant tout un journaliste et n’avait pas d’œuvres philosophiques ou littéraires en dehors de ses écrits quotidiens. Différence de statut qui a son importance entre un « journaliste » et un « écrivain » qui fait du journalisme.

Peut-être, aussi, que le fait qu’il est mort âgé participe du manque de reconnaissance ?

L’héroïsation participe de l’histoire et un Bourdet mort sous la torture ou dans les camps lors de la seconde guerre mondiale, ou dans la bouche de la station du métro Charonne le 8 février 1962, où il se trouvait, auraient certainement eu un retentissement différent. Enfin, peut-être aussi son insistance à se trouver dans la minorité politique, à refuser de participer à la majorité et au pouvoir malgré les nombreuses occasions, a certainement joué dans la mémoire ombrée qui l’entoure. Ces hypothèses, prises séparément, ne suffisent pas à expliquer ce silence, et peut-être que ce dernier est symptomatique d’un phénomène plus large.

Mais pourquoi se focaliser sur un individu, si important et si pertinent soit-il pour le questionnement en jeu ? Au-delà de l’écueil précité de généralisation – une difficulté, quelle qu’elle soit, ne peut certes pas constituer une échappatoire – il y a la volonté de restituer le récit, la trame individuelle avec tout ce qu’elle comporte de contingences, de hasards, de situations,

française. Une histoire périlleuse, Paris, Seuil, 2005 ; John F. Sweets, The Politics of Resistance in France, 1940- 1944, DeKalb, IL, Northern Illinois University Press, 1976 ; Harry R. Kedward, Resistance in , Oxford, Oxford University Press, 1978. 40 Cf. Yves-Marc Ajchenbaum, A la vie, à la mort. L’histoire du journal Combat. 1941-1974, Paris, Le Monde- Éditions, 1994. 41 Cf., entre autre, Tony Judt, Un passé imparfait. Les intellectuels en France, 1944-1956, Paris, Fayard, 1992; Herbert R. Lottman, The Left Bank. Writers, Artists, and Politics from the Popular Front to the Cold War, Boston, Houghton Mifflin Company, 1982 ; Michel Winock, Le siècle des intellectuels, op. cit. 42 Cf. Lauwrence S. Wittner, A History of the World Nuclear Disarmament Movement, 3 vol., Stanford, CA, Stanford University Press, 1995. 43 Cf. Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris – 17 octobre 1961, Paris, Seuil, 1991. 20 d’épisodes spontanés et de coïncidences. Un parti pris de la littérature dans l’histoire, du récit individuel humainement limité, du tracé dans le flot de l’histoire. Je cède en quelque sorte au

« pari biographique » dont parle François Dosse44 mais également à une nouvelle perspective biographique telle que celle résumée par Jo Burr Margadant45. En d’autres termes, souhaitant faire ressortir les caractéristiques d’une forme de résistance dans la seconde guerre mondiale et d’une résistance intellectuelle dans les années de l’après-guerre en relation avec cette dernière, je voulais d’abord explorer la place d’un individu, forcément limité et restreint. Non seulement cette approche permet de poser concrètement les questions de responsabilité et du rôle de l’individu à l’intérieur d’un groupe, ainsi que le rôle de l’intellectuel par rapport à un mouvement populaire, mais elle permet aussi de les creuser, de les détailler, de les exposer en suivant le fil d’une vie particulière dans toute sa contingence. Je tenais à ancrer l’étude dans une vie particulière mais, plutôt que d’aller de l’individu vers le collectif, ou vice-versa, c’est la relation entre l’histoire et une vie qui instaure ici le cadre général46.

Je ne fais pas donc pas d’histoire intellectuelle, ou d’histoire des idées : cette étude est plutôt l’histoire d’un intellectuel et de ses idées, de son engagement dans la sphère publique.

Certes, je m’inspire grandement de l’histoire des intellectuels développée en France à partir des années 1980 et notamment des travaux de Jean-François Sirinelli, Pascal Ory et Michel

Winock47, mais je m’en démarque puisque je me concentre sur un intellectuel particulier. Je

44 François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2011 [2005]. 45 Jo Burr Margadant, « Introduction : Constructing Selves in Historical Perspective », in Jo Burr Margadant (ed.), The New Biography : Performing Femininity in Nineteenth-Century France, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 2000, p. 1-32. 46 Cf. Jennifer Anne Boittin, Colonial Metropolis. The Urban Grounds of Anti-Imperialism and Feminism in Interwar Paris, Lincoln-London, Nebraska University Press, 2010 ; Owen White, « Networking : Freemasons and the Colonial State in French West Africa, 1895-1914 », French History, 19, no 1, 2005, p. 91-111. 47 Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Perrin, 2004 [1986] ; Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle : khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988 ; Jacques Julliard et Michel Winock (eds.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996 ; Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997. 21 commence donc d’abord par les idées d’un intellectuel, par les sources qui m’informent sur son parcours intellectuel, l’évolution de ses idées, ses modes d’engagement et ses réactions aux

événements extérieurs pour ensuite les mettre en relation avec les débats de l’époque, les paradigmes politiques et intellectuels régnant. Certes, je me nourris avec attention de l’histoire intellectuelle telle qu’entendue par François Dosse par exemple48 et, entre autre, par la nécessité de penser les deux pôles (une lecture interne des textes et idées et une lecture externe des circonstances et conditions de ces idées). Mais je n’insiste pas sur le deuxième pôle autant que sur le premier car je cherche avant tout à étudier une personne qui participe directement aux débats d’idées et à des formes d’engagement. Je privilégie donc l’histoire d’un intellectuel et travaille sur ses idées et l’évolution de son engagement ; et je suis ainsi plus prêt du François

Dosse biographe de Paul Ricœur dans Paul Ricœur. Les Sens d’une vie49. En effet, je ne pars pas d’une perspective se focalisant sur les réseaux intellectuels, ni sur l’adhésion à une certaine génération ou à une certaine période, bref à une perspective d’ensemble, mais je commence d’un point de vue spécifique, celui d’un intellectuel, et insiste sur la relation avec des ensembles plus larges lorsque cela est pertinent à son parcours intellectuel dans la sphère publique50. Le point de départ est l’intellectuel et ses idées à certaines périodes, et l’ossature du travail repose donc sur son parcours.

Prenant le parti d’analyser diverses périodes par le fil d’une vie et d’un itinéraire intellectuel, j’ai donc privilégié les archives de Claude Bourdet pour saisir l’évolution de sa

48 François Dosse, « For Intellectual History », in Julian Bourg (ed.), After the Deluge. New Perspectives on the Intellectual and Cultural History of Postwar France, op. cit., 353-365. Cette traduction reprend en grande partie l’introduction et la conclusion de son ouvrage La marche des idées. Histoire des intellectuels – histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003. 49 François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, Paris, La Découverte, 1997. 50 Jürgen Habermas, The Structural Transformation of the Public Sphere: An Inquiry into a Category of Bourgeois Society, Polity, Cambridge, 1989 [1962]. 22 pensée, la manière dont il articulait ses idées par rapport à la situation du moment. J’abordais les sources à partir de sa biographie. Ainsi, j’ai fait le choix d’explorer en premier lieu les sources qui sont directement liées à Bourdet et à son itinéraire. Ces sources se trouvent d’abord dans les archives, privées et publiques. Correspondance, dossiers thématiques, entretiens, manuscrits : la consultation des archives concernant Bourdet ont permis une mise en scène de son parcours51.

J’ai eu accès à des sources uniques grâce à la famille de Claude Bourdet qui me donna un accès illimité à ses archives privées, me permettant de découvrir des manuscrits et autres documents inconnus, voire estimés perdus, jusqu’ici. Ensuite, j’analysais les sources primaires de l’époque où figurent les écrits publiés de Bourdet. Je travaillais en premier lieu sur tous les éditoriaux et articles qu’il écrivit depuis l’avant-guerre jusque dans les années 1960, mais je consultais

également les conférences, les comptes-rendus, et les participations de Bourdet à des ouvrages collectifs. Les écrits de Bourdet formant le cœur de cette thèse, je courrais le risque d’être trop près de mon sujet et de ne pas prendre assez de distance vis-à-vis de ces sources. Ce danger constituait une mise en garde : bien que Bourdet, avec ses mots et sa perspective, soit dans l’étude abondamment cité et analysé, il ne s’agit pas d’ériger ses vues ou constats en « vérités ».

Certes, le parcours de Bourdet et ses écrits apportent, je pense, un nouvel éclairage sur l’histoire et une nouvelle pertinence aux liens entre différents moments historiques de la guerre et de l’après-guerre. Mais il me fallait mesurer la teneur de ses propos, les évaluer, et l’étude explore donc les mots de ceux qui écrivaient au même moment que lui ainsi que les sources secondaires des historiens de la vie politique et intellectuelle. Cet effort était, dès le début de ce travail, issu d’une volonté de mesure et d’équilibre pour éviter de ne donner que la vision d’un seul homme : effort de mise en perspective historique.

51 Archives privées, Paris ; Archives nationales, Bibliothèque nationale de France, Paris ; Archives de l’IMEC. 23

Ainsi, il me fallut faire un effort constant pour restituer le cadre dans lequel s’inscrivent ses propos – issus de publications ou de matériel provenant des archives, privées ou publiques –

en consultant d’autres sources, primaires et secondaires, qui me permettaient de vérifier ses dires et de les contextualiser, de les historiciser. Pour les sources primaires, j’étudiais les journaux et revues significatives de l’époque comme Le Monde, Combat, Le Figaro, L’Express, Témoignage

Chrétien, Le Canard enchaîné, Les Temps modernes, et autres. Le journalisme était d’ailleurs plus qu’une source d’information. En effet, l’un des objectifs était de s’immerger dans le passé et de le considérer par rapport aux possibilités et potentialités de cette période : considérer l’écrit journalistique en rapport à la situation du moment, et réinscrire son mouvement en rapport à la situation historique dans lequel il s’intègre. Repenser le journalisme et le prendre au sérieux, c’est le considérer non pas comme une simple source d’informations médiatisées, mais comme une véritable pensée en train de se faire dans sa relation avec l’histoire, avec l’événement. La lecture et l’analyse des articles de journaux confortent cette affirmation : on pensait avoir affaire

à une suite d’informations et d’opinions, voire d’analyses, mais on est en fait en face d’une pensée qui s’élabore, qui s’écrit, qui se meut52. Je lisais ou relisais également les livres écrits à l’époque par des intellectuels français dominant la scène nationale : Jean-Paul Sartre, Albert

Camus, Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir, etc., et d’autres moins connus aujourd’hui mais importants à l’époque et pour l’historique de la thèse tels Pierre Stibbe,

Yvan Craipeau, Charles-André Jullien, etc. En outre, les mémoires, qu’ils soient d’anciens résistants ou d’intellectuels, furent ici particulièrement utiles pour restituer l’humeur d’une

époque autant que pour créer des conjectures entre les événements et les différents récits. Pour les sources secondaires, cette étude fait une grande part aux ouvrages historiques et académiques,

52 Sentiment qui rejoint, je l’ai découvert plus tard, celui du philosophe Jacques Rancière lorsqu’il travailla sur les journaux des ouvriers des années 1830 pour son livre La nuit des prolétaires (Paris, Fayard, 1981). Il mentionna dans quasiment les mêmes termes ce sentiment lors d’un entretien au journal Médiapart le 25 janvier 2013. 24 livres et articles, de langue française ou anglaise, qui se penchent sur la période et sur les thèmes développés, depuis l’histoire intellectuelle ou celle de la Résistance, jusqu’à l’histoire politique, sociale, économique et culturelle de la France de cette période.

Ma prise de conscience de l’importance des médias et du rôle spécifique du journalisme lors de mes recherches m’a entraîné vers de nombreuses considérations théoriques qui forment l’arrière-plan de ma pensée, sans se retrouver explicitement dans le contenu du travail. Dans ce domaine, je suis fortement inspiré, d’un point de vue théorique, des Cultural Studies et tout particulièrement des travaux de Stuart Hall et James Carey. De ce dernier je retiens notamment son travail sur la communication et la manière de la concevoir comme un processus à travers duquel la réalité est constituée, maintenue et transformée, ainsi que sa vision rituelle de la communication53. Les travaux de Stuart Hall furent également pertinents dans la perspective théorique de cette étude, notamment sur les questions de représentations médiatiques qui sont constitutives de la réalité d’un événement ou d’un mouvement – perspective qui prend tout son sens dans le cas de Claude Bourdet et de son travail de journaliste dans la Résistance et l’après- guerre54. La lecture de Raymond Williams, et notamment de sa vision de l’hégémonie comme processus dynamique, des cultures résiduelles et émergentes, fut également importante55. En fait, partant de Claude Bourdet, l’étude des relations façonne l’analyse : relations entre les idées d’un intellectuel et la société par l’intermédiaire du médium journalistique, entre l’action et l’espace des discours, entre les revendications et mouvements pour la justice sociale que prônent Bourdet

53 James W. Carey, Communication as Culture. Essays on Media and Society, New York-London, Routledge, Revised Edition, 2009 [1989]. 54 Cf., entre autres : Stuart Hall, « The Rediscovery of ‘Ideology’ and the Return of the Repressed in Media Studies », in Michael Gurevich et alt. (eds.), Culture, Society and the Media, New York, Methuen, 1982, p.56-90 ; « Encoding/Decoding », in Stuart Hall, Dorothy Hobson, Andrew Love et Paul Willis (eds.), Culture, Media, Language, Londres, Hutchinson, 1980, p. 128-138. 55 Raymond Williams, Culture and Materialism, Londres-New York, Verso, 2005 [1980]. Tout particulièrement l’essai « Base and Superstructure in Marxist Cultural Theory », p. 31-50. 25 avec ses idées et ses mots et les différents pouvoirs (étatiques, idéologiques) et institutions.

Attentif tout de même à « la démarche environnementaliste de l’histoire culturelle »56, ce travail s’inscrit dans l’histoire des médias et de la culture médiatique en examinant la définition du journaliste comme intellectuel significatif et déterminant à cette époque marquée par l’héritage de la presse clandestine et, pour certains, par une fidélité à cet héritage et aux luttes qui l’ont

établie. Enfin, l’attention particulière portée à l’anticolonialisme émergeant de Bourdet, dont certains principes sont liés à sa participation dans la Résistance lors de la seconde guerre mondiale, fait que les débats et les théories concernant l’empire et la décolonisation ont informé l’arrière-plan de cette étude57.

Certainement, ce travail repose sur l’histoire politique et tente de proposer de nouvelles pistes. Surtout, l’étude pose une question cruciale sur l’histoire politique de la France : celle de la généalogie de la nouvelle gauche58. Par le biais de Bourdet et des mouvements auxquels il participa – mouvements aussi bien médiatiques que politiques –, alors qu’il était reconnu comme le leader de la nouvelle gauche, qu’il fut le premier à utiliser le terme new left en anglais en

195759, et qu’il fut de toujours inspiré par l’expérience de la Résistance, cette question d’une

56 Pascal Ory, « L’histoire culturelle de la France contemporaine : question et questionnement », Vingtième siècle, 16 [Oct.-déc. 1987] : 67-82. 57 Cf. par exemple: Michael Hard et Antonio Negri, Empire, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2000 ; Frederick Cooper, Colonialism in Question: Theory, Knowledge History, Berkeley, CA, University of California Press, 2005; Edward Said, Culture and Imperialism, New York, Vintage, 1993; Laura Ann Stoler, Race and the Education of Desire. Foucault’s History of Sexuality and the Colonial Order of Things, Durham-London, Duke University Press, 1995; Todd Shepard, The Invention of Decolonization. op. cit. ; Gary Wilder, The French Imperial Nation-State : Negritude and Colonial Humanism between the Two World Wars, Chicago, University of Chicago Press, 2005 ; Tyler Edward Stovall and Georges Van Den Abbeele (eds.), French Civilization and Its Discontents : Nationalism, Colonialism, Race. After the Empire : The Francophone World and Postcolonial France, Lanham, MD, Lexington, 2003 ; Jennifer Anne Boittin, Colonial Metropolis, op. cit. 58 Généalogie qui manque à des ouvrages généraux comme Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France, op. cit., et qui se retrouvent également chez des auteurs américains pour qui la nouvelle gauche est née en Angleterre : cf. Edward J. Bacciocco, Jr., The New Left in America. Reform to Revolution, 1956 to 1970, Stanford, Hoover Institution Press, 1974, particulièrement le passage « England : Birthplace of the New Left », p. 8- 12. 59 Claude Bourdet, « The French Left – Long-run Trends », Universities & Left Review 1, no. 1, Spring 1957, p. 13- 16. 26 nouvelle histoire de la nouvelle gauche qui a ses repères dans une France de l’après Résistance se pose directement. La relation entre les éléments idéologiques fondateurs de la Résistance et les

éléments fondateurs de la nouvelle gauche – et ici on peut évoquer, par exemple, la référence à une révolution démocratique – font apparaitre au cours de l’étude une nouvelle perspective sur l’histoire politique de cette époque, histoire qui continue bien en avant dans le temps puisque ces minorités socialistes qui fondent la nouvelle gauche aboutiront finalement au Parti socialiste unifié en 1960, qui lui même contribuera grandement à la rénovation du Parti socialiste à la fin des années 1960-début des années 1970. Par ailleurs, l’influence du marxisme, même indirecte, dans le programme entendu par les mouvements de Résistance, et son importance incontestable pour la nouvelle gauche qui émerge dans les années 1950, même si c’est pour mieux le désunir du parti communiste et lui redonner une nouvelle actualité libre de l’orthodoxie à inspiration staliniste, font que cette étude participe indirectement de la question de la pensée marxiste dans les années 1940-1950. Et d’ailleurs, les deux – nouvelle gauche et renouveau marxiste – sont liés puisque les nouvelles gauches qui émergeront en dehors de l’hexagone dans les années 1960 se revendiqueront d’une nouvelle approche marxiste, d’une nouvelle conception du rôle de l’intellectuel, de nouvelles théories qui auront longue vie au-delà des cercles plutôt restreints de l’origine. En effet, l’émergence du domaine des Cultural Studies est étroitement liée à l’émergence de la première New Left Britannique60. Ainsi une mouvance apparait dans cette histoire politique de la gauche qui va de la Résistance intérieure française (elle-même inspirée des luttes des années 1930) jusqu’aux États-Unis en passant par la nouvelle gauche française et britannique.

60 Cf. par exemple : Stuart Hall, « The Emergence of Cultural Studies and the Crisis of Humanities », October, Vol. 53, The Humanities as Social Technology, Été 1990, p. 11-23. 27

Le positionnement de Bourdet dans la société française est particulier et le déterminer remet en question la formule rapide de Debray lorsqu’il parle d’un « minoritaire-né ». En fait, gardons à l’esprit quelle place occupe Bourdet : c’est un homme, blanc, issu d’une famille privilégiée, cultivée et riche de la bourgeoisie parisienne, il participe au ministère de l’économie en tant que chargé de mission avec la guerre et il a un pouvoir symbolique très fort après la guerre, il connait toute l’intelligentsia parisienne et la plupart des politiciens de la IVème

République... On ne peut réellement parler de « minoritaire » à l’intérieur de la société française, c’est plutôt le contraire lorsque l’on se rapporte à sa naissance. Par contre, politiquement, il est certainement toujours dans la minorité. Bourdet fait partie d’une minorité privilégiée par sa masculinité, son éducation, son pouvoir symbolique et économique, et c’est par choix qu’il refuse de se trouver dans une majorité politique dans laquelle il ne se reconnait pas. Même si à certains moments il est tout de même très influent, il occupe une place marginale d’un point de vue politique61, et ce, tel est mon argument, pour des raisons principalement éthiques, politiques et sociales, qui ont trait à une certaine vision de son rôle d’intellectuel. D’ailleurs, l’humanisme que prône Bourdet mériterait d’être mis en tension et d’être questionné du point de vue du genre, et notamment de l’« humanisme féminin » développé par Édith Thomas en 1949, l’année même du livre de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe62. Dans le même ordre d’idée, sa position d’homme dans un milieu à écrasante majorité masculine, permet certainement de pointer à des zones d’ombres de son universalisme revendiqué, à des tensions quant à la revendication d’une posture du côté des opprimés sociaux et politiques. Le rapport de Bourdet avec les minoritaires

« raciaux » ou « ethniques » s’est surtout fait dans le contexte de la décolonisation et des restes

61 Sur le concept de marginalité, cf. Anna Lowenhaupt Tsing, In the Realm of the Diamond Queen. Marginality in an Out-of-the-Way Place, Princeton, Princeton University Press, 1993. 62 Dorothy Kaufman, « L’humanisme féminin », in Nicole Racine et Michel Trebitsch, Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, Paris, Complexe, 2004. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1976 [1949]. 28 de l’empire français. Proches de nombreux intellectuels et politiciens issus des colonies ou ex- colonies, il a énormément plaidé en leur faveur dans l’après-guerre. Situé dans la minorité politique et contestataire, Bourdet se retrouvait aisément dans le combat pour la décolonisation et du côté des minorités de fait. Sa position à l’intérieur d’une minorité sociale privilégiée complexifie ces rapports et ces relations. Si j’ai choisi de ne pas développer certaines de ces tensions c’est parce que ma méthodologie me poussait à travailler en premier lieu sur les idées exprimées par Bourdet, sur l’évolution de ce qu’il revendique, sur ses discours et prises de positions dans les combats dans lesquels il s’est engagé. Il y a certainement des apories dans ses prises de positions qui mériteraient d’être explorées, notamment vis-à-vis de la question du genre et du milieu très masculin dans lequel il évoluait, et qui est porteur de nouveaux questionnements relatif à, ou partant de, l’espace sociologique de l’intelligentsia de l’après-guerre.

Mon propre positionnement est certainement déterminant. Après tout, en prenant parti d’intégrer directement dans le travail historique une part de subjectivité personnelle avec la présence d’un individu au cœur de l’exploration, en l’occurrence Claude Bourdet, de donner droit de cité à une simple vie humaine dans une analyse qui se veut avant tout scientifique, je mets volontairement au centre de ma démarche la contingence et la finitude d’une existence. De toute évidence, je n’y échappe pas moi-même, et si mon choix fut de m’attarder à ce sujet, à cette période, à ces questions, c’est bien parce qu’ils résonnent en moi de manière plus ou moins

évidente, plus ou moins silencieuse, plus ou moins personnelle – une tension présente m’a poussé à regarder le passé. Je considère certainement que les questions au cœur de cette étude ont des échos clairs et distincts sur notre époque et sur mon propre questionnement. Si je me suis efforcé de penser et d’écrire de la manière la plus lucide et la plus juste possible, je ne cache pas

29 une certaine admiration contenue pour quelqu’un comme Bourdet, comme pour d’autres qui ont choisi d’agir avec la volonté affichée d’améliorer un peu les conditions présentes, de préparer humblement un futur un peu meilleur. Mais j’ai cherché à élucider le parcours plutôt qu’à tendre

à l’engouement, et de garder une distance critique et indépendante, à ne pas traiter les mots de

Bourdet en vérité. Je ne doute pas que mon propre parcours, ma propre identité, mes propres attributs, ma propre expérience personnelle, puissent influer d’une manière ou d’une autre pas seulement sur le sujet, mais sur la façon de le traiter. J’ai en tout cas tenté d’observer, avec toute ma subjectivité mais aussi toute mon intégrité et honnêteté intellectuelle, ce que j’avais sous les yeux, ce que j’ai choisi de mettre sous mes yeux. Il suffit de considérer que j’écris depuis une position privilégiée, culturellement – et contre-culturellement – influencé par deux puissances mondiales, la France où j’ai grandi et les États-Unis où je vis depuis longtemps, pour saisir que, comme tout un chacun, mon existence influence aussi mes choix, mes mots, mes pensées.

J’essaie en tout cas de prendre à cœur les mots de Sartre et « de penser systématiquement contre moi-même63 », tentative qui jamais ne s’achève. Il y a bien des questions éthiques qui me sont chères et des tensions ou des zones d’ombres, évoquées précédemment, qui mériteraient un approfondissement rigoureux. Il est possible que certaines de ces tensions soient ressenties comme de sérieuses apories dont il m’était parfois difficile de traiter en raison de la perspective

établie et de la méthode adoptée. Regrets peut-être que de ne pouvoir établir ces absences sans modifier la problématique en jeu, mais confort de me dire qu’ils appartiennent peut-être à de futurs projets.

L’étude est divisée en deux parties, la première portant sur les années d’avant-guerre jusqu’à la libération de Bourdet du camp de concentration de Buchenwald (chapitres un à

63 Jean-Paul Sartre, Les mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 204. 30 quatre), la seconde depuis son retour en France au début de l’été 1945 jusqu’à un autre retour, celui du général de Gaulle au pouvoir en mai 1958 (chapitres 5 à 7). Une quinzaine d’années finissant en 1945, et une autre quinzaine à l’orée des années 1960 ; l’ascension d’un intellectuel de gauche qui entre dans un moment de résistance, la transposition et la continuation de la résistance acquise au nouveau contexte ; les années 1930 tendant vers la seconde guerre mondiale, les années fin 1940-début 1950 basculant vers la guerre d’Algérie. L’étude aurait pu continuer jusqu’à la fin de cette guerre, mais le retour du général de Gaulle marque un tel moment symbolique, à la fois vis-à-vis du rapport modifié à la Résistance qu’à la fin de cette

IVème République établie dans les traces de cette Résistance, qu’il semblait logique d’arrêter ici le travail, même si le dernier chapitre tient à évoquer un autre moment symbolique, lorsque

Bourdet s’adresse directement à Maurice Papon, alors préfet de police, quelques jours après le massacre des Algériens à Paris par les forces de police le 17 octobre 1961. La clôture est poreuse. J’insiste tout de même qu’au-delà du symbole que représente le retour du général de

Gaulle au pouvoir, la fin de la IVème République marque politiquement la fin d’un régime politique directement issu de la seconde guerre mondiale et de la Résistance, et le début d’une nouvelle forme de pouvoir, dont la naissance est directement liée à la guerre d’Algérie. Ce moment qui marque la fin de l’étude cristallise la fin d’une période pour Bourdet qui suivra peu de temps après avec la fin de l’aventure de France Observateur et un positionnement différent dans l’espace public.

Si l’organisation suit un mouvement chronologique, chaque chapitre est dominé par une thématique précise. Le premier chapitre évoque les années d’avant-guerre et la formation de

Bourdet dans cette décennie des années 1930 en explorant les dispositions de Bourdet avant son moment de résistance que constituent les années 1940-1945. Entre le premier et le deuxième

31 chapitre, un « passage » s’attardera sur l’idée d’anticonformisme parmi les résistants. Le deuxième chapitre sera une analyse poussée du mémoire de Bourdet sur son expérience pendant la seconde guerre mondiale, avançant que l’importance de l’œuvre tient dans ce mélange de récit personnel et d’analyse historique. Le troisième chapitre, sur Bourdet et la Résistance, s’attarde sur l’idée de révolution et sur le consensus socialiste à travers la Résistance intérieure, ainsi que sur la question des luttes de pouvoir entre les différentes forces à l’intérieur de la Résistance pour exposer leurs influences sur la France de l’après-guerre. Quant au quatrième chapitre, il est une exploration de l’importance de l’écrit et du journal dans la constitution d’un mouvement de

Résistance. Enfin, pour clore la première partie, un autre « passage » reviendra sur la captivité de

Bourdet dans les camps de concentration nazis et l’analyse, débordant le cadre spécifique de l’Allemagne nazie et de la seconde guerre mondiale, qu’il en retire. Le chapitre cinq ouvre la seconde partie en montrant ce qui fut déterminant pour Bourdet, à son retour, dans son basculement depuis la politique traditionnelle vers les médias et la contestation pour transposer certains idéaux et principes acquis dans la Résistance. Le chapitre six est une étude de ses années

à Combat, alors qu’il devient véritablement un journaliste contestataire avant-gardiste. Et, enfin, le dernier chapitre montre comment la décennie 1950 est l’illustration d’une pratique de la contestation au centre de laquelle est Bourdet.

32

1ÈRE PARTIE

Introduction : Prédispositions pour un moment de résistance

Le message le plus vrai, le plus irrécusable que la Résistance européenne adresse à nos contemporains et à leurs descendants, et qu’elle énonce bien entendu aux côtés de toutes les autres révoltes qui, à travers les siècles, sont parties de la même constatation et en ont tiré la même conclusion : c’est qu’il y a des choses qu’on ne peut pas supporter. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Guerre civile, s’il en fut jamais ! Charles D’Aragon, La Résistance sans héroïsme

Au début de l’année 1941, Claude Bourdet, qui deviendra rapidement le numéro deux puis le responsable en France du mouvement Combat ainsi que membre fondateur du Comité

National de la Résistance (CNR), charge le père dominicain Bruckberger de rencontrer une recrue potentielle. L’objectif ? Proposer à cet individu d’entrer dans la Résistance en joignant le mouvement que Bourdet vient de rallier. Fraîchement désigné « ‘‘chef’’ du Mouvement de

Libération Nationale64 » par Henri Frenay, le fondateur d’une organisation qui à ce moment-là est plus un grand projet que le mouvement Combat qu’il deviendra par la suite, Claude Bourdet

« avait encore à l’époque, comme la plupart de [ses] camarades, de l’extrême droite à l’extrême gauche, de grandes illusions sur les qualités nécessaires à un chef de la Résistance65 » : c’est une guerre, il faut donc, dans son esprit, des militaires, « des officiers, voire des généraux, pour prendre le commandement de nos groupes militaires66 ». Or, le père Bruckberger n’a que des

64 Claude Bourdet, L’aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris, Stock, 1975, p. 33. Le Mouvement de Libération Nationale fut le nom de l’organisation avant qu’elle ne fusionne avec le mouvement « Liberté » au début de 1942 et prenne le nom de « Mouvement de Libération Française » ; cependant, bien vite on ne connut ce mouvement que sous le nom de son journal, Combat. 65 Ibid., p. 46. 66 Idem. 33

éloges pour l’adjoint d’un de ses anciens chefs, un dénommé Joseph Darnand dont il loue le

« patriotisme, le courage et les qualités humaines67 ».

Darnand est intéressé, ne dit pas non, requiert du temps pour réfléchir. Le père

Bruckberger est confiant, enthousiaste même. Mais quelques semaines plus tard, Darnand lui remet finalement sa décision : impossible de joindre l’organisation, sa fidélité ira au maréchal

Pétain et au régime de Vichy. La suite pour Darnand est connue : création du Service d’Ordre

Légionnaire (SOL) dans le courant de l’année 1941, transformation du « service » en milice en janvier 1943, il est nommé SS-Frw-Obersturmführer (lieutenant) de la Waffen-SS, prête serment

à Hitler, et il est aujourd’hui considéré comme l’une des figures les plus importantes de la collaboration et du régime de Vichy.68

Cet épisode a une portée plus qu’anecdotique, certains des éléments qui le composent sont révélateurs. La période est le début de l’année 1941. Or, à ce moment-là, ce qui deviendra la

Résistance intérieure, composée de divers mouvements, n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Il existe une volonté, des plans, certaines perspectives et projections (Henri

Frenay est symbolique à cet égard) mais pas de mouvements à proprement parler69. D’ailleurs, le terme même de « résistance » n’a pas, à cette période, le sens qu’il prendra durant la guerre, notamment lorsqu’il sera définitivement consacré avec la création du Conseil National de la

Résistance en 194370. Ainsi cette rencontre est significative : il serait tout de même plus sérieux,

67 Idem. 68 « Darnand est le premier homme politique français à jurer fidélité à Hitler sans restriction », Philippe Burrin, La France à l’heure allemande. 1940-1944, Paris, Seuil, 1995, p. 450. Voir aussi : Jean-Pierre Azéma et Olivier Wieviorka, Vichy, 1940-1944, Perrin, coll. « Tempus », 2000 et 2004 [1997] ; Robert Paxton, Vichy France. Old Guard and New Order, 1940-1944, New York, Columbia Press University, 2001 [1972] ; Pascal Ory, Les collaborateurs 1940-1945, Paris, Seuil, 1976; Pierre Giolitto, Histoire de la Milice, Paris, Perrin, 1997. 69 Cf. Jean-Marie Guillon et Dominique Veillon, « Les grandes étapes de la Résistance », in François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 5. 70 « Comme Claude Bourdet l’a fait remarquer, la Résistance, en tant qu’expression d’une force politique, n’émerge qu’au début 1942. » Cf. Jean-Marie Guillon, « Résistance (histoire d’un mot) », in François Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, op. cit., p. 976-977. 34 moins incertain, de s’engager du côté du pouvoir, du gouvernement, du maréchal Pétain qui connait un prestige indéniable en France, plutôt que du côté d’une organisation qui n’existe pas encore, où tout est à construire, et dont l’avenir est, c’est le moins que l’on puisse dire, incertain.

Au moins le gouvernement, lui, existe, a une structure déterminée, des moyens militaires, policiers et financiers, de l’ordre et une hiérarchie établie – ce qui n’est pas négligeable pour un militaire tel que Darnand. Et puis, après tout, Pétain garantissait la paix et il faudra parfois du temps pour que certains résistants de la première heure au passé militaire, tel Henri Frenay, se détachent complètement du maréchal71. L’hypothèse d’un double jeu de la part de Pétain n’était d’ailleurs pas étranger à un tel raisonnement. Il semblerait donc qu’un choix calculé, réfléchi, porterait le militaire en manque d’action vers le maréchal et son gouvernement. Comme l’a écrit d’ailleurs Bourdet :

Nous n’étions pas, nous, les premiers résistants, des gens « sérieux ». [...] Seulement, il faut alors se demander si les gens vraiment « sérieux » sont jamais les initiateurs de quoi que ce soit en ce monde, que ce soit dans le domaine politique ou dans les autres. Si tout le monde avait réagi comme les gens « sérieux », la Résistance n’aurait commencé que plus tard, ou pas du tout. Or, c’est précisément tout ce travail décousu, désordonné, fait avec des moyens dérisoires en 1940 et 1941, qui permit à la Résistance de devenir vraiment sérieuse à partir, disons, du milieu de 1942. Il faudrait se souvenir de cette histoire en politique, car, sans se répéter exactement, l’Histoire reprend souvent des parcours analogues ou homologues.72

Autre élément important, lié à l’aspect militaire et hiérarchique d’un personnage tel que

Darnand : l’obéissance. Pour un militaire, la hiérarchie est fondamentale et l’obéissance est à la base même du fonctionnement du système. Depuis le simple soldat jusqu’au général, toute une

71 « Fils et frère de saint-cyrien, saint-cyrien moi-même, malgré toutes les épreuves qui s’accumulaient, j’éprouvais au fond de moi une sorte de répugnance à admettre que le vieux maréchal, quelles que soient ses intentions, servait en fait les desseins de l’ennemi. Mes jugements étaient obscurcis et mes décisions freinées par le poids de mes origines et du milieu familial. C’est Claude Bourdet qui, un jour, au cours d’une promenade sur le boulevard Dugommier à Marseille, en faisant sèchement la somme de tous les faits et de tous les arguments que je connaissais d’ailleurs fort bien, m’amena dans mon for intérieur à sauter le pas, c’est-à-dire à rompre définitivement avec le mythe Pétain ». Henri Frenay, La nuit finira. Mémoires de résistance 1940-1945, Paris, Éd. Michalon 2006 [1973], p. 172. 72 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 73. 35 hiérarchie faite de grades, de supérieurs, ne peut être respectée que si l’obéissance reste le maître mot ; l’obéissance est la clef de voûte du système. Frenay, d’ailleurs, lorsqu’il discute de la réaction de l’armée à l’armistice, cite « l’article I du Règlement sur la discipline dans l’armée » :

La discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et une soumission de tous les instants.73

Or, pour Darnand, cet élément est essentiel. Bourdet lâcha d’ailleurs qu’ « [i]l s’en était fallu de peu, du prestige imbécile d’un képi à sept étoiles, que Darnand, comme d’autres ‘‘cagoulards’’ plus lucides, ne rejoigne la Résistance74. » De même que l’obéissance décida de nombreuses destinées depuis les miliciens jusqu’aux attitudes passives, la désobéissance fut une donnée fondamentale dans la décision individuelle d’entrer dans la Résistance. L’exemple le plus connu de désobéissance est évidemment celui du général qui, refusant l’armistice, s’envola pour Londres le 17 juin 1940 et émit des appels à la radio (les 18, 22, 24, 25, 28 juin et

8 juillet) pour convaincre les Français, dont les militaires, de poursuivre la guerre mondiale outre-mer.

Autre donnée essentielle de l’épisode entre Bourdet et Darnand : ils représentent tous deux les extrêmes des positions possibles durant la seconde guerre mondiale. Entre un cadre de la Résistance et un chef de la milice, il existe toute une panoplie de positions intermédiaires d’individus qui se sont accommodés de la présence allemande ou du régime de Vichy, ceux qui ont participé à une résistance passive, ceux qui, sans faire partie d’un mouvement, ont réalisé des actes isolés en accord avec les objectifs et les actions de la Résistance, etc. Bref, la « résistance civile » dont parle Jacques Semelin75, résistance non armée, au quotidien, anonyme, sans légendes ni actes héroïques, fut sans aucun doute l’une des formes de résistance les plus

73 Henri Frenay, La nuit finira, op. cit., p. 81. 74 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 47. 75 Jacques Semelin, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe. 1939-1945, Éditions Payot, 1989, Nouvelle Édition : Éditions Payot et Rivages, 1998. 36 répandues. Ainsi, la multiplicité des actes que l’on peut associer à la notion de résistance démontre la complexité du terme et le besoin de spécificité. Il est donc utile de percevoir et de différencier ce qui fait partie de cette notion de résistance durant la seconde guerre mondiale dans toute sa complexité et de garder à l’esprit la particularité de Claude Bourdet, membre d’une minorité d’individus faisant partie de la direction des mouvements de Résistance.

Ces trois éléments mis en avant par la rencontre interposée de Bourdet et Darnand – la situation fébrile des mouvements de la Résistance au début de l’année 1941, l’obéissance ou non

à l’État et à ses institutions, les engagements extrêmes de l’un comme de l’autre – indiquent la direction générale de cette partie. En effet, la Résistance fut avant tout un pari contre tout déterminisme et une décision – celle de s’engager alors que tout est à construire – prise contre toute logique. Acte homérique, bravade contre le présent et gageure pour un avenir dont l’issue heureuse paraît inimaginable, la Résistance intérieure dont l’émergence est le fruit d’un amalgame de spontanéités individuelles, est aussi basée sur la désobéissance à l’autorité, à l’ordre, à l’État. Cela ne put qu’influencer le caractère de cette Résistance et sa vision d’une société de l’après-guerre qu’elle voulait révolutionnaire à l’intérieur d’un cadre démocratique et socialiste et d’une nouvelle République. Enfin, la question des positions extrêmes de Darnand et

Bourdet souligne l’aspect individuel dans la prise de décision de s’engager d’un côté ou de l’autre. Dans le cas de la Résistance, le refus individuel, la révolte de la conscience, ne devient véritablement « résistance » que lorsque l’individu s’insère dans un collectif. Ce rapport de la personne au groupe est un autre de ces thèmes qui parcourent cette partie, depuis les prises de conscience de Bourdet dans sa jeunesse qui le pousseront vers certaines orientations politiques et idéologiques jusqu’à son internement dans les camps où, malgré la solitude extrême de l’individu réduit à un corps quasi nu, sa survie fut avant tout le fruit de relations et d’entraides. Si de telles

37 questions peuvent susciter une multitude d’approches – sociologique, philosophique, psychologique, etc. – les pages qui suivent concernant le parcours de Bourdet depuis l’avant- guerre jusqu’à son retour des camps sont ancrées dans l’histoire. Plutôt que de prédestination

(dans le sens d’une certaine inéluctabilité de relations de cause à effet), c’est ici l’étude d’une

éventuelle prédisposition, l’étude d’une trajectoire intellectuelle qui mène à la Résistance : une histoire intellectuelle.

Approche historique : ce sont les prédispositions de Bourdet dans l’avant-guerre qui seront donc le sujet du premier chapitre, et ce par une analyse des éléments biographiques et historiques qui ont contribué à son attitude en 1940, une étude des principes qui ont informé ses décisions, et un aperçu des données matérielles, sociales mais aussi psychologiques et idéologiques qui ont contribué à ses actions. Mais l’anecdote sur laquelle s’ouvre cette introduction résonne dans le corps du premier chapitre de cette partie : un individu avait-il, par son expérience, son parcours, son idéologie, ses choix d’avant-guerre, vocation à entrer dans la

Résistance ? ou son engagement était-il le fait d’une simple contingence, d’une suite de hasards ?

En effet, Darnand aurait pu faire partie de la Résistance et, qui sait, devenir l’un de ses chefs ; son hésitation, en tout cas, permet le doute. De la même manière, Bourdet aurait pu ne pas rencontrer Frenay ; c’est en effet par connaissances interposées et par hasard qu’il fit sa connaissance et qu’il devint l’un des principaux dirigeants de la Résistance intérieure jusqu’à son arrestation par la Gestapo.

Pour Bourdet, les résistants « de la première heure », pour reprendre une expression bien connue, ont la particularité d’être des anticonformistes : d’une manière ou d’une autre en décalage avec leur milieu socioprofessionnel, cette marginalisation était selon lui un atout lorsque vint le temps de s’engager contre toute logique des rapports de forces. La validité de

38 cette affirmation vis-à-vis des analyses des historiens forme le centre du « passage » qui lie les deux premiers chapitres.

C’est justement lors de la remise en question historiographique des données de la guerre en France que Bourdet publia, dans les années 1970, son mémoire sur la Résistance. Il n’existe pas à ce jour d’analyse approfondie des éléments majeurs de son ouvrage, et pourtant il s’éloigne de la plupart des autres mémoires ou ouvrages historiques sur la question par son style et son contenu, à la fois récit d’un acteur majeur de la Résistance intérieure et essai analytique des différents événements. Ainsi le deuxième chapitre s’efforcera de démontrer la particularité de

L’aventure incertaine et pourquoi elle est reconnue par de nombreux historiens comme un ouvrage majeur portant sur la Résistance. L’importance du livre de Bourdet réside dans son genre, hybride d’analyse historico-sociale et de témoignage individuel sous forme de récit. Un tel mémoire n’aurait pu être possible, selon moi, que par l’expérience de Bourdet durant la

Résistance et sa carrière dans l’après-guerre.

De tous les thèmes centraux de la Résistance, deux retiendront particulièrement notre attention dans le troisième chapitre : l’importance de l’idée de révolution qui imprégna tout les mouvements intérieurs au fur et à mesure qu’ils devenaient établis et prenaient confiance dans leur mission d’un rétablissement de la démocratie et d’un changement radical de politique ; et les inévitables luttes de pouvoir qui devaient agiter l’ensemble des mouvements, luttes qui devaient

être déterminantes dans la réorganisation politique de l’après-guerre. Le consensus socialiste qui

émergea parmi les membres de la Résistance intérieure et la réorganisation des structures décisionnelles à l’intérieur même des mouvements unis et par rapport à la Résistance extérieure du général de Gaulle, sont d’après moi les éléments essentiels qui doivent faire l’objet d’une

39

étude particulière pour saisir l’histoire de la situation politique de l’après-guerre et, entre autre, de l’histoire de la nouvelle gauche.

D’ailleurs, lorsque l’on regarde le parcours de Bourdet dans son ensemble, il est évident que la Résistance ne fut pas seulement un moment fondateur quant à son militantisme politique, mais également dans la manière de mettre en pratique ses idées : le journalisme. Ainsi, cette partie, tout en mettant en valeur les éléments décisifs dans son attitude de résistant avant et pendant la guerre (ses idées, ses prises de position, les événements importants de sa vie), privilégiera également son rapport à l’écriture : la relation de Bourdet à l’écriture journalistique qui le préparera à une carrière de journaliste dans l’après-guerre, et l’accumulation de son expérience de journaliste qui fera la particularité de la prose de son livre sur la Résistance publié en 1975, L’aventure incertaine. Mais c’est surtout dans le quatrième chapitre portant sur le journal clandestin Combat, dont Bourdet fut le rédacteur en chef et le responsable, que cette question prendra toute son ampleur. En effet, le journal était bien plus qu’une source d’information ou qu’une liaison entre les différents membres d’un mouvement : il était le cœur, l’identité d’un mouvement, et ses fonctions étaient multiples. La fausse dichotomie entre pensée et action est ici anéantie : il est impossible de concevoir l’un sans l’autre.

Enfin, Bourdet n’eut pas la chance de voir Paris libéré et d’ainsi célébrer une Libération pour laquelle il avait tant lutté puisque, fait prisonnier en mars 1944, il passera plus de dix mois dans les camps de concentrations allemands. Expérience unique en soi que celle des camps hitlériens, Bourdet en fera une analyse originale, critique du système policier en général. C’est avec cette prise de position qui cherche à tirer les leçons, pour la postérité, de l’expérience d’une des pires horreurs du XXème siècle, que se termine cette partie avec un « passage » qui, implicitement, portera l’étude vers l’après-guerre.

40

Ainsi, pour résumer, cette partie portera en premier lieu sur l’avant-guerre et l’évolution de la pensée politique de Bourdet et de son désir d’agir (chapitre 1) ; puis posera brièvement la question de l’anticonformisme parmi les résistants (passage) ; suivra alors une analyse de

L’aventure incertaine et de sa spécificité (chapitre 2), avant de s’attarder sur deux points dans l’histoire de la Résistance particulièrement pertinents pour notre propos : la question de la révolution chez les résistants et les luttes de pouvoir au sein des mouvements (chapitre 3); l’analyse se concentrera ensuite sur le journal Combat et l’écriture comme acte essentiel de résistance (chapitre 4), avant de terminer avec l’impact de l’expérience des camps de concentration pour Bourdet et l’analyse ultérieure qu’il en fait (passage).

41

CHAPITRE 1

Avant-guerre : Formation politique d’un intellectuel, bourgeois parisien, de gauche

J’étais en 1940 ce qu’il est convenu d’appeler un intellectuel de gauche, ou un bourgeois de gauche, au choix. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

La décennie déterminante dans la vie de Claude Bourdet par rapport à son engagement ultérieur dans la Résistance est celle qui s’étend de 1928 à 1939, quand Bourdet a entre 18 et 30 ans. Alors que son enfance dans un milieu très privilégié ne le destinait pas forcément à un engagement clandestin au péril de sa vie, c’est durant ces années formatrices que se mettront en place les éléments importants d’une attitude et d’une pratique politiques qui feront de lui un européen internationaliste, antifasciste convaincu et progressiste, dont l’approche des questions sociales est surtout marquée par un approfondissement professionnel des questions économiques.

Décennie déterminante dans l’histoire mondiale et française, marquée par la crise financière de

1929, la montée des fascismes en Europe et le début de la guerre en 1939, la trajectoire de

Bourdet signale les dispositions qui participeront de son désir, et de sa décision, de s’engager et de vivre une vie clandestine pendant l’occupation.

Claude Bourdet grandit dans une famille riche de la grande bourgeoisie parisienne. Les amitiés et connaissances de son père et de sa mère, respectivement dramaturge et poétesse, constituaient autour de sa famille un entourage issu de la bourgeoisie artistique et intellectuelle de Paris. Claude Bourdet fut initié à la culture anglo-saxonne et allemande – il parlait couramment les deux langues – mais le milieu familial maternel était résolument conservateur et

42 nationaliste. Il grandit dans le nationalisme de L’Action française et c’est en 1928, lors de son départ pour la Suisse pour y faire des études d’ingénieur à l’École polytechnique fédérale de

Zurich, qu’il devint résolument un européen, s’éloignant du contenu politiquement conservateur, nationaliste et xénophobe de la revue.

... j’avais lu L’Action française pendant toute mon enfance comme une sorte de bible, et je suis malgré tout reconnaissant à Maurras de m’avoir persuadé de l’importance primordiale de la politique. En revanche, toutes ces théories de droite, le nationalisme, la haine de l’Allemagne et, en général, la xénophobie, s’effritèrent dans mon esprit quand, à dix-huit ans, je m’installai en Suisse allemande pour mes études d’ingénieur, en 1928.1

Première véritable expérience d’une Europe à travers les personnes et les lieux, ce moment est déterminant dans le parcours de Bourdet. Ce sont les rencontres « d’étrangers de tous pays2 » – y compris de juifs tant critiqués par la bourgeoisie française dans laquelle il avait grandi –, de la culture allemande, des interminables discussions politiques avec d’autres jeunes et suivant d’autres perspectives, qui le transformèrent en « un "Européen" libéral teinté de progressisme3 ».

Cette identité d’ « Européen » n’était qu’un début. En cette période marquée par la montée du fascisme et de l’extrême droite en Europe, la Suisse, carrefour géographique et social où se mélangent, entre autres, les cultures française, allemande et italienne, était un endroit où de jeunes intellectuels commençaient à faire concrètement face au fascisme italien et au nazisme durant ces cinq années déterminantes (1928-1933).

La rencontre d’antifascistes italiens m’ouvrit aussi les yeux sur ce qu’était le système fasciste ; puis ce fut la montée du nazisme en Allemagne et, en 1933, l’arrivée des premiers réfugiés. La démence ignare du racisme nazi et le désastre subi par la société et la culture allemandes furent pour moi déterminants ; quand je revins en France, j’étais un antifasciste convaincu.4

1 Claude Bourdet, L’aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris, Stock, 1975, p. 28. 2 Idem. 3 Idem. 4 Idem. 43

Européen, antifasciste, libéral et progressiste, l’identité de Bourdet semble s’être ancrée résolument à gauche durant ces années. D’ailleurs, dans une lettre à sa mère datée du 6 juin

1930, il raconte une initiative qu’il a prise avec d’autres étudiants et qui illustre bien sa nouvelle conception internationaliste : il a fondé un groupe dont le but est d’établir et de faciliter les rapports avec les étrangers arrivant à Zurich5. Son amitié avec l’écrivaine, journaliste et photographe Annemarie Schwarzenbach, révèle l’importance de l’idée d’Europe : cette dernière avait comme projet, avec Bourdet et Klaus Mann (le fils de Thomas), la création d’une revue franco-germanique qui défendrait « l’esprit européen », projet qui n’aboutit finalement pas6.

Dès 1933, Bourdet s’intéresse au journalisme politique et commence à publier quelques articles, notamment pour L’Illustration. Bien que de formation scientifique – il obtient son diplôme d’ingénieur en physique technique la même année – il semblerait que l’intérêt de

Bourdet pour la politique soit une conséquence de l’impact des politiques extrémistes sur la culture et sur les individus. Dans une lettre à sa mère datée du 25 mars 1933, il écrit :

Tout ce qui compte en Allemagne fout le camp. Einstein n’y retournera plus [...] Thomas Mann est en Suisse – malheureusement son argent est en Allemagne, le consulat d’Allemagne lui a refusé le renouvellement de son passeport – exactement comme la

5 « Avec quelques étudiants suisses et étrangers tout d’abord, maintenant avec une affluence croissante de membres de toutes nationalités qui prouve bien l’intérêt que cela suscite, nous avons fondé un club dit "Akademischer Internationaler Club Zürich" qui a le but, comme dirait ERC, de "multiplier les rapports" et en dehors de cela, de créer un milieu sympathique pour les étrangers arrivant à Zürich ; de plus, nous organiserons des "Tour Abenden", des "Musikabenden", des Vorträge, et même si possible une section de cinéma qui fera venir des films modernes, francais, allemands ou russes, que l’on voit rarement ici. Nous sommes une centaine. Le Vorstand est composé d’un président, qui est suisse, d’un vice-président, qui est moi, d’un secrétaire, qui est aussi celui de l’Association des étudiants de Suisse, d’un autre Suisse comme Beisitz, d’un Américain comme secrétaire, d’un Yougoslave et d’un Hollandais. La façon dont les nations sont groupées est bien drôle, ayant peu à faire avec la carte d’Europe, vu que, si je représente au sein du comité la France, si l’on peut dire, j’ai été élu aussi par l’Allemagne, l’Autriche et la Pologne que je représente de ce fait, que le Hollandais représente aussi Grecs et Italiens et le Yougoslave Hongrois et Russes. » Correspondance Claude Bourdet- Catherine Pozzi. Archives privées Claude Bourdet, Paris, lettre du 6 juin 1930. 6 « L’ “esprit européen” est pour eux l’attachement à un ensemble de valeurs humanistes, héritage de la culture gréco-latine et judéo-chrétienne, essentielles à la civilisation occidentale : liberté, justice, tolérance, paix, dignité humaine, auxquelles s’opposent la brutalité, la violence et la tyrannie des nazis. Ils souhaitent une Europe unie et pacifique, gouvernée dans la justice, selon le projet d’ “Europe unie” du diplomate belge Coudenhove-Kalergi (1894-1972) ». Dominique Laure Miermont (éd.), in Annemarie Schwarzenbach, Lettres à Claude Bourdet. 1931- 1938, Carouge-Genève, Éditions Zoé, 2008, p. 30. 44

Russie 17. [...] Erika non plus ne peut plus remettre les pieds en Allemagne – Elle se ballade en Europe avec son « cabaret littéraire » – une sorte de Chat-noir moderne ambulant. Elle disait hier soir qu’elle avait envie de faire une séance consacrée à Wedekind, peut-être à Rilke – avant qu’ils ne soient tout à fait enterrés. J’ai suggéré quelque chose de plus général : justement « feu la Culture Allemande... ».7

Cette lettre est représentative des prises de position de Bourdet à l’époque et que l’on retrouvera chez lui dans l’après-guerre : indignation quant au rejet de la culture littéraire et scientifique, que ce soit par l’exil de personnalités ou par ce qu’il considère comme l’anéantissement de la culture allemande (« feu la Culture Allemande »), dégoût devant la « disparition » quotidienne de personnes (« et ces gens qui disparaissent chaque jour »), colère devant le désintérêt des autres pays et notamment de la France (« ce qui est triste, c’est ce qui se passe à l’intérieur, là-bas, et il semble qu’en France cela n’intéresse personne... "que les boches se demmerdent entre eux"

évidemment »), révolte devant l’attitude de l’église catholique... Ainsi, dès le début de 1933,

Bourdet saisit la sérieuse menace que constitue la « démence ignare » des nazis. Année pivot pour de nombreuses personnes qui prennent conscience de la réalité et du danger du fascisme européen, le dépit de Bourdet s’inscrit sans nul doute dans un contexte international en plus que dans une expérience personnelle. Évident aussi pour lui, la relation intrinsèque entre politique et culture vues comme indissociables ; et l’on comprend pourquoi des années plus tard il sera reconnaissant à L’Action Française et à Maurras de lui avoir inculqué « l’importance primordiale du politique ».

Inquiet de la montée du nazisme en Allemagne, Bourdet voyage en Autriche après l’obtention de son diplôme pour y écrire un article qui sera publié dans L’Illustration en août

1933. Dans « Un homme nouveau en Europe : Dollfuss », Bourdet brosse un portrait plutôt flatteur d’Engelbert Dollfuss, chancelier autrichien du 20 mai 1932 au 25 juillet 1934. Or,

7 Correspondance Claude Bourdet- Catherine Pozzi. Archives privées Claude Bourdet, Paris, lettre du 25 mars 1933. 45 aujourd’hui, Dollfuss est surtout connu pour avoir été un dictateur8. Annemarie Schwarzenbach, elle, avait peut-être vu plus juste puisqu’elle écrivait à Bourdet, en juillet 1933 : « Comment cela se passe-t-il, sauves-tu l’esprit européen, ou bien réalises-tu que même Dollfuss n’est qu’un être humain et un "petit Napoléon", et qu’il défend beaucoup de choses que nous n’aimons pas du tout ?9 » Ces choses qu’ils n’aiment pas sont la répression policière, la suppression de la liberté d’expression, et nombre de mesures répressives.10 L’ambivalence de Dollfuss pour la démocratie et son penchant pour l’ordre autoritaire étaient semble-t-il connus et documentés avant 193311.

Pour saisir la sympathie de Bourdet pour Dollfuss, peut-être faut-il regarder du côté de l’antinazisme de ce dernier : il interdit le parti national-socialiste en juin 1933 et refusa l’Anschluss. Ce serait donc, pour Bourdet, une question de priorité. Cependant, Dollfuss était proche de Mussolini et de l’Italie fasciste, et c’est en mai 1934, presque un an après le voyage de

Bourdet, qu’il introduisit la constitution qui instaura un État corporatif. Autre élément qui, semble-t-il, était important pour Bourdet : le fait que Dollfuss défendait les paysans (il fut ministre de l’agriculture auparavant). Cependant, il le faisait au détriment des classes pauvres industrielles et urbaines... Bourdet informe sa mère, dans une lettre datée du 19 juin 1933, de son

8 Antinazi convaincu, Dollfuss dissout l’assemblé en mars 1933 suite à l’impossibilité de son parti conservateur « social-chrétien » de s’entendre avec les sociaux-démocrates. Il est le premier à instaurer ce qui est aujourd’hui désigné sous le nom d’ « austrofascisme » et ne gouvernera que par décrets, supprimant le droit de grève et de réunion, les cours d’assises, la presse communiste, ainsi que des groupes tels que le Parti communiste, le Secours Rouge, les amis de l’U.R.S.S., l’Association des Libres-Penseurs, le Schuttzbund, etc. 9 Annemarie Schwarzenbach, Lettres à Claude Bourdet. 1931-1938, p. 36. 10 Les historiens de l’Autriche diffèrent sur l’interprétation à donner aux événements qui ont amené la dictature en Autriche, qu’ils perçoivent la dictature comme non intentionnelle et évitable, ou qu’ils estiment que ce fut de toute évidence le résultat d’un plan et d’une concertation certaine. Cf. : Tim Kirk, « Fascism and Austrofascism », in Bischof Günter, Anton Pelinka and Alexander Lassner (ed.), The Dollfuss/Schuschnigg Era in Austria. A Reassessment, New Brunswick (U.S.A.) and London (U.K.), Transaction Publishers, Contemporary Austrian Studies, vol. 11, 2003, p. 20. 11 Ibid., p. 22. « If in 1932 “no one dreamed that he would become a fascist dictator,” his impatience with democracy and preference for an authoritarian corporate order were well known and well documented at the time, not least by his admirers ». 46 désir de se rendre en Autriche. Ce qui l’intéresse en premier lieu, donc, c’est le caractère antinazi du gouvernement autrichien, car « là est peut-être le salut ! 12 ».

Le « salut » pour Bourdet : mettre une limite aux desseins de l’Allemagne nazie, déjà en juin 1933. En ce sens, Bourdet s’attarde sur la primauté du danger que les ambitions du régime nazi représentent par rapport à toute autre menace. Un mois plus tard, il écrit de l’Ambassade de

France en Autriche à sa mère que ce qu’il évoque dans l’article « tout le monde à l’ambassade l’approuve avec enthousiasme. Ce sont des choses que personne d’autre ne dira, et qui doivent

être dites13 ».

Et dans une longue lettre datée du 12 juillet 1933, il discute de sa vision du journalisme, de la situation du journalisme en France, et du fait que son article est approuvé par les spécialistes de l’Autriche dans le milieu politique et diplomate.

Écoute, tu dis pas assez de renseignements. Mais suis-je donc un phonographe pour pouvoir entendre de tous côtés certains « renseignements » sans me permettre de former deux ou trois conclusions évidentes ? Est-ce que la connerie du Sénat français dans l’affaire des bois n’est pas un fait ? Est-ce que l’ « avertissement » des SFIO n’en est pas un aussi ? Est-ce que tout le monde, en politique, ne sait pas que Bénès est un coucou qui pond ses œufs dans le nid des autres et les abandonne pour voltiger ailleurs ? Et bien, j’ai plus confiance dans le jugement de ces gens là, pour lesquels je suis un simple journaliste en ballade, que dans celui des larves qui ont réussi à faire de la presse française quelque chose dont le représentant de l’ « United Press » m’a dit l’autre jour : « We have given up all idea of having a paper in France – what with people sold out here and there and rotten journalism – it is impossible to have something like a real newspaper, and an independent one. »14

L’intérêt réside ici dans la conviction qu’a Bourdet, déjà, de l’importance de s’impliquer dans l’écrit journalistique, d’analyser et de tirer des conclusions. Pour lui, le journalisme n’est pas une récolte de renseignements, une addition d’informations à publier. Un journaliste n’est pas un

12 Correspondance Claude Bourdet- Catherine Pozzi, op. cit., lettre du 19 juin 1933. Il ajoute : « Ces gens essayent de sauver l’Autriche d’un nazisme menaçant – tu sais que je parle l’allemand de façon suffisante – je ne passe en tout cas jamais pour un français. D’autre part, j’ai assez de relations et pourrais en avoir encore bien davantage. Si je peux aider ces gens en attirant l’attention du public français – ce serait déjà une chose énorme. Je peux aussi photographier. Droite ou gauche – peu importe : mais pas presse Coty. » 13 Correspondance Claude Bourdet- Catherine Pozzi, op. cit., lettre non datée (début juillet 1933). 14 Correspondance Claude Bourdet- Catherine Pozzi, op. cit., lettre du 12 juillet 1933. 47

« phonographe » mais une personne capable de tirer des conclusions somme toute évidentes.

D’autre part, il porte déjà son attention sur l’état du journalisme français et, par le biais d’une perspective étrangère, rappelle son manque de qualité ou d’indépendance. Avec le recul et en portant un regard sur les années 1930 avec, à l’esprit, l’expérience de la Résistance et le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) pour qui l’indépendance de la presse

était une absolue nécessité en démocratie, ce jugement sur la qualité et la dépendance du journalisme français n’est pas anodin. Élément majeur de la vision du CNR et de la plupart des résistants impliqués dans le journalisme clandestin, le rôle, la fonction, et la liberté de la presse furent une donnée centrale de l’occupation de la France, puis des diverses guerres colonialistes de l’après-guerre. D’ailleurs Bourdet, des années plus tard et alors qu’il se penche sur les ambitions des résistants, écrira : « Jamais, je pense, une presse n’a autant menti que la grande presse française de l’entre-deux-guerres. Une des raisons de la démoralisation du pays et de sa défaite est là, et non ailleurs. Cela aussi, c’était chez nous [les résistants] un consensus général ».

Et c’est donc pourquoi il était évident, parmi les résistants, qu’il fallait préparer l’avenir et, après la Libération, « briser le pouvoir de l’argent sur la presse ; les journaux devaient appartenir à leurs rédacteurs et non aux capitalistes ; des mesures devaient être prises pour que le mensonge de presse soit sanctionné »15.

Quoiqu’il en soit, pour ses premiers pas dans le journalisme politique, se trouvent chez

Bourdet deux traits à noter : d’une part, la caractéristique principale – qui se retrouvera mise en pratique au quotidien avec la Résistance – est son antinazisme convaincu, la réalisation de la menace nazie dès la montée au pouvoir de Hitler, et c’est selon cette référence déterminante que se construit son intérêt pour Dollfuss et la légitimité de son action ; d’autre part, la confiance que

Bourdet porte dans un homme d’état et son gouvernement pour mettre fin à cette menace, au-

15 Et précédente: Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 385. 48 delà de considérations approfondies sur la nature de ce pouvoir, est une approche qui changera lors de la seconde guerre mondiale, malgré (et en partie avec) de Gaulle, mais surtout dans l’après-guerre.

D’après les propres aveux de Bourdet, il ne comptait pas faire du journalisme une carrière même s’il montrait un évident intérêt pour ce medium. Dans une lettre du 25 octobre 1934, peu après la fin de son service militaire qu’il fit quelques mois après l’obtention de son diplôme, il fait part à sa mère de ses intentions quant à son futur, et l’on peut déceler son intérêt pour les ouvriers et le travail coopératif, ainsi que les motivations qui l’habitent.

Voici le pratique : je voulais, désirant entrer « en coopération » avec les ouvriers, faire un apprentissage d’ouvrier qui eût été un apprentissage d’homme. Tu as ébranlé fortement mon courage sur ce point – j’entrerai donc sans doute tout-de-go dans le travail coopératif, si l’on veut bien de moi. Je compte sur Milhaud pour m’aider. Je ne sais pas très bien où tu avais pris que je comptais ne rien faire – tu peux te rassurer, les entreprises coopératives présentent le même degré de morne embêtement que les entreprises capitalistes centralisées. Seulement là, je penserai servir. Et si j’ai tort, tant pis.16

Est déjà perceptible, chez Bourdet, l’envie de sortir de sa situation sociale, de sa classe sociale privilégiée, pour être utile, pour « servir » et se rapprocher d’un monde ouvrier à distance de son milieu d’origine. Certainement, les années passées en Suisse lui ont permis de prendre conscience d’une réalité qui provoque en lui une volonté ancrée dans un double mouvement : hors du nationalisme français conservateur dans lequel il a grandit, et hors du milieu d’origine privilégié de l’intelligentsia parisienne qui l’a bercé. Il dit d’ailleurs à sa mère, dans la même lettre :

tu n’as jamais vécu avec des gens qui exercent un métier courant, mais seulement avec des êtres à part... Ainsi du mot « situation » où je ne mets pas d’animosité – mais où tu verrais comme moi, si tu l’avais entendu prononcer mille et mille fois par des gens qui recherchaient des « situation » [sic], non pas le métier en tant que chose belle, intéressante ou utile, mais simplement le moyen d’arriver, grâce à ce métier, à un certain niveau financier à un certain moment de la vie. Tu n’as jamais connu ces gens-là.17

16 Correspondance Claude Bourdet- Catherine Pozzi, op. cit., Lettre du 25 octobre 1934. 17 Idem. 49

C’est là un point important, non sans rapport avec l’idée selon Bourdet que les hommes et les femmes qui s’engagèrent, plus tard, dans la Résistance « étaient en majorité des hommes en rupture avec leur milieu professionnel et social18 » dont l’entrée en résistance était un « acte volontaire, non conformiste et dangereux19 » relevant « d’un choix purement et exclusivement individuel faisant suite à un travail opéré par chacun en son for intérieur20 ». Cette discordance entre la vision de Claude Bourdet et la vie et valeurs de sa mère est une divergence de plus par rapport à son milieu d’origine et l’environnement social dans lequel il a grandi. Si Bourdet ne devient pas non plus ouvrier, au moins fait-il preuve d’un sincère intérêt pour une classe ouvrière

à laquelle il n’appartient pas.

En fin de compte, le domaine qui sera le plus important dans l’avant-guerre pour Bourdet fut l’économie. Il s’y intéressa grandement et ce n’est pas sans lien avec l’internationalisme qu’il revendiquait – la crise de 1929 se fait fortement ressentir dans les années 1930 partout en Europe et dans le monde, et a préparé un environnement plus favorable à la montée de régimes fascistes21 – et avec sa volonté de mettre sa réflexion au profit des classes inférieures, des ouvriers. Edgard Milhaud, cité dans la lettre de Bourdet à sa mère en octobre 1934, fut le sujet d’un article que Bourdet publia pour la Revue des deux mondes en mai 1935 intitulé « Edgard

Milhaud ou l’injection de richesse ». Déjà, en septembre 1933, il avait publié dans L’Illustration un article sur le bourgmestre de Wörgl en Tyrol qui « avait, à la veille de la faillite, ranimé

18 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, p. 26. 19 Marc Agulhon, La République, 1880 à nos jours, Paris, Hachette, 1990, p. 311. 20 Laurent Douzou, « L’entrée en résistance », in Antoine Prost (Ed.), La Résistance, une histoire sociale, Paris, Les Éditions de l’Atelier / Éditions Ouvrières, 1997, p. 9. 21 Voir Eric Hobsbawm, The Age of Extremes. A History of the World, 1914-1991, New York, Vintage Books, 1994, en particulier le chapitre « Into the Economic Abyss » (p. 85-108). Il y écrit notamment (p. 104): « ...the almost simultaneously victory of nationalist, warlike, and actively aggressive regimes in two major military powers—Japan (1931) and Germany (1933)—constituted the most far-reaching and sinister political consequence of the Great Depression. The gates to the Second World War were opened in 1931. » 50 l’économie de sa petite commune à l’aide d’une monnaie ‘‘accélérée’’ propre à vivifier les

échanges22 ». Dans le texte sur Milhaud, Bourdet présente, après sept années de crise

économique, la solution proposée par Milhaud : elle consiste, pour enrayer une crise dont la caractéristique majeure est qu’elle se nourrit elle-même, à lier la vente à l’achat par l’instauration d’un plan national avec la mise en place de « chèque-compensation », et d’adapter ensuite ce plan à la situation internationale avec son « Projet de Clearing international ». Les idées

économiques de Milhaud et ses efforts pour proposer un système économique mondial plus juste, lui ont d’ailleurs valu une candidature au prix Nobel de la Paix après la guerre23.

Ainsi les questions économiques, alors que la crise de 1929 continue de sévir, furent au centre de l’activité principale de Bourdet avec son emploi de chargé de mission au ministère de l’Économie nationale commencé avec le Front Populaire et qui dura de 1936 à 1939. Il est donc directement intéressé par les questions économiques de la France, de l’Europe et du monde.

Clearing internationaux, puis rationalisation, sont au centre de ses recherches. Illustration exemplaire de l’intérêt de Bourdet pour ces questions, il traduit de l’allemand un livre de Anton

Reithinger, Le visage économique de l’Europe, publié en 1937 par Payot24. La préface d’André

Siegfried est en fait une lettre à Claude Bourdet, où il le « félicite de l’initiative » qu’il a prise en traduisant le livre qui est une « analyse sans merci » de « la crise de l’Europe »25. La préface de

Siegfried est représentative à plusieurs égards. Il admire le travail de l’auteur qui montre à quel point la prédominance de l’Europe, « cette phase prestigieuse de l’histoire européenne » était

22 Claude Bourdet, « Edgard Milhaud ou l’injection de la richesse », La revue des deux mondes, 15 mai 1935, p. 334. 23 Pour une introduction succincte et éclairante au travail de Milhaud, voir notamment : Prix Nobel de la Paix, Candidature de M. Edgard Milhaud, professeur d’économie politique à l’université de Genève. Notice, curriculum vitae, bibliographie. [ss. d.] 24 La couverture du livre indique « Traduit de l’allemand par Claude Bourdet, Ingénieur E. P. Zurich, Chargé d’études au service de l’Économie nationale (Ministère des finances) ». 25 Et précédentes : Anton Reithinger, Le visage économique de l’Europe, Paris, Payot, 1937, p. 5. 51 exceptionnelle et que « le vieux système d’échanges [...] est désormais périmé »26. Il prend conscience que cette transformation « qui s’opère toute seule, par la simple force de la nécessité » est « déjà amorcée », et que le livre contribue à expliquer ce changement. Mais

Siegfried parle encore avec un vocabulaire idéologique révélateur de son approche vis-à-vis du colonialisme : il parle de « race blanche », ainsi qu’ « à l’est de Berlin et de Vienne » des « pays de marches qui, géographiquement, s’apparentent aux continents massifs : l’Afrique, l’Amérique, l’Asie chinoise » et qui, selon lui, « ont besoin de s’équiper, de s’épanouir, dans une large mesure d’être colonisés »27. Attitude révélatrice de sa part : mélange de prise de conscience du déclin d’une forme d’ « empire européen » et de manque d’intérêt, voire d’ignorance, des profonds problèmes des autres pays que l’économiste et démographe Alfred Sauvy appellera « tiers-monde » pour la première fois en 1952 dans L’Observateur de Claude Bourdet28. Bourdet lui-même, l’un des fers de lance de l’anticolonialisme dans le milieu intellectuel en France dans l’après-guerre, reconnaît sa propre ignorance du « problème » colonial à l’époque. Dans un entretien vers la fin de sa vie, il déclare :

Et je ne connaissais pas du tout le problème colonial. C’est d’ailleurs très curieux de penser qu’à l’époque, un français qui était sincèrement de gauche – car j’étais sincèrement de gauche à l’époque, comme d’ailleurs la plupart des membres du Parti socialiste – ne comprenait rien au problème colonial.29

Sur son ignorance des problèmes auxquels faisaient face les colonies, Bourdet fait son autocritique sans détours. Il regrette n’avoir pas su saisir l’importance d’un projet tel que le projet de loi dit « Blum-Viollette » lors de son passage au ministère de l’économie. Ce projet, qui permettait à une minorité d’Algériens musulmans d’acquérir la nationalité française et le droit de vote selon certains critères, « malgré sa modération [...] n’a pas pu surmonter l’opposition

26 Et précédentes : Ibid., p. 6. 27 Et précédentes : Ibid., p. 7. 28 Alfred Sauvy, « Trois mondes, une planète », L’Observateur, no 118, 14 août 1952. 29 Enregistrement d’un entretien avec Claude Bourdet, Archives privées Claude Bourdet, ss.d. 52 parlementaire, soutenue par la passion des Européens d’Algérie30 ». L’échec de ce projet de loi ne fut pas, pour Bourdet comme pour beaucoup d’autres à gauche en France, une catastrophe. Et

Bourdet ajoute : « Ça aurait du [paraître comme une catastrophe] si j’avais compris quelque chose31 ». En d’autres termes, malgré une prise de conscience du danger réel des fascismes en

Europe, malgré une attirance pour un socialisme en quête de plus d’égalité et de justice, malgré un intérêt marqué et professionnel pour des questions économiques ayant trait à une plus juste répartition des richesses, Bourdet ne fait pas le lien entre empire et colonies et ne s’intéresse pas au sort des populations victimes de la politique colonialiste de la France. Pourtant, pour un intellectuel de gauche de l’époque, proche du gouvernement du Front populaire et impliqué dans des actions et groupes d’intellectuels contre certaines injustices (Espagne, Autriche), Bourdet fait preuve, de ses propres aveux, d’une ignorance qui pourrait paraître surprenante. Il ne serait pas exagéré de dire qu’il faisait preuve d’un certain eurocentrisme...

Dernière remarque sur ce livre économique et sur la préface de Bourdet : il est l’illustration de l’implication de Bourdet dans une approche économico-politique des relations internationales et nationales. Selon lui, l’intérêt de ce livre tient dans son explication des

« rapports profonds de la politique et de l’économie (et spécialement de la politique et de l’économie internationale), rapports que l’on a, en France, trop souvent tendance à négliger » ainsi que l’importance capitale de la « question démographique, dont découlent directement ou indirectement tous les problèmes, tant économiques que politiques »32. Ainsi se dessine l’évolution et les piliers de la formation politique de Bourdet dans ces années 1930 : prise de conscience d’un internationalisme, révélation d’un socialisme nécessaire, opposition

30 Marie-Renée Mouton, « L’Algérie devant le parlement français, de 1935 à 1938 », Revue française de science politique, (12) 1, 1962, p. 123. 31 Enregistrement d’un entretien avec Claude Bourdet, Archives privées Claude Bourdet, Paris, ss.d. 32 Claude Bourdet. « Note du traducteur », in Anton Reithinger, Le visage économique..., op. cit., p. 10. 53 fondamentale au fascisme dont le danger grandissant est évident dès la montée au pouvoir d’Hitler, réalisation de l’intrication des questions économiques et politiques, nationales et internationales, et, enfin, volonté de s’impliquer dans certaines questions humanitaires, que ce soient les équipes sociales ou, au niveau international, la question des réfugiés politiques.

En effet, parallèlement à cet emploi au ministère, Bourdet est impliqué dans des organisations portant secours aux réfugiés politiques d’Espagne, d’Allemagne, d’Autriche. Ainsi, il fait partie des groupes d’intellectuels catholiques qui viennent en aide aux réfugiés de la guerre d’Espagne. Il est notamment secrétaire du Comité français pour la Paix civile et religieuse en

Espagne et l’on peut voir sa signature à la suite d’un texte de « protestation solennelle » dans le journal L’Humanité du 23 mars 1938, intitulé « Protestation de personnalités chrétiennes contre les bombardements de Barcelone », où sont vivement critiqués les bombardements massifs contre la population civile33. Le texte est signé par les membres du comité : « Mgr H. Beaupin,

Georges Duhamel, Docteur de Fresquet, Louis Gillet, Jacques Madaule, Gabriel Marcel, Jacques

Maritain, François Mauriac, Paul Vignaux, Claude Bourdet, secrétaire ». Bourdet était tout de même assez connu dans certains milieux pour s’être occupé des réfugiés allemands et autrichiens, comme le note Charles d’Aragon dans son mémoire sur la Résistance où il écrit n’avoir connu Bourdet avant-guerre « que de nom. Je savais que ses actes de résistance étaient antérieurs à la guerre car il s’était occupé à Paris d’accueillir les réfugiés venus d’Allemagne34 ».

De même, les auteurs d’un livre sur Roger Stéphane, futur fondateur de L’Observateur aux côtés de Bourdet, notent l’existence du comité d’accueil « Secours aux Autrichiens animé (entre autres) par François Mauriac et Claude Bourdet35 ». En fait, il militait au sein du gouvernement pour que les réfugiés soient accueillis, arguant qu’ils étaient économiquement utiles à la France

33 L’Humanité, 23 mars 1938, p. 3. 34 Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, Paris, Édition du Tricorne, 2001, p. 150. 35 Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt, Roger Stéphane. Enquête sur l’aventurier, Paris, Grasset, 2004, p. 109. 54 au-delà même du devoir de la France de les accueillir36. Il était d’ailleurs sans équivoque sur l’obligation de la France de recevoir les victimes du fascisme dans les colonnes d’Esprit au mois de juillet 193937.

Ainsi Bourdet, à la veille de la guerre, est sans aucun doute plus proche du milieu politique et économique que du milieu journalistique. En fait, il ne comptait pas du tout faire une carrière de journaliste. Le fait qu’il ait écrit sur des sujets économiques tels que les « dangers du monétarisme et de l’économie classique créatrice de chômage », qu’il ait travaillé sur « la rationalisation, l’organisation scientifique du travail », et qu’il ait publié plusieurs articles dans des revues (notamment Esprit en janvier 1937 puis Vendredi, mais également, auparavant, dans

Marianne, L’Ordre, la Revue des deux mondes, il est rédacteur de l’éphémère hebdomadaire de

Mounier en 1936, Voltigeur), lui ont permis d’acquérir une certaine expérience du milieu journalistique – non négligeable pour ses années dans la Résistance et le travail de mise en page d’un journal clandestin – mais c’est plutôt vers une carrière d’économiste proche du gouvernement, bref de fonctionnaire ou d’homme politique que semblait se diriger sa carrière.

De 1936 jusqu’à sa mobilisation, c’est au ministère de l’économie qu’il travaille, haut fonctionnaire chargé de mission.

Ce qui est drôle d’ailleurs, c’est que dans les années 1937-1939, Jacques Maritain, avec qui j’étais très lié à l’époque et avec qui je travaillais pour les comités de tendance chrétienne favorable à l’Espagne républicaine et favorable en tout cas à la paix en Espagne, Maritain disait : « Oui, moi je vous vois plutôt comme journaliste, comme une espèce de Lippmann français ». Et ça m’avait beaucoup épaté parce que je n’y croyais pas une seconde... [...] le métier de journaliste ne m’intéressait pas particulièrement.

36 Cf. Patrick Weil, « Politiques d’immigration de la France et des États-Unis à la veille de la Seconde Guerre mondiale », Les Cahiers de la Shoah, 1995, p. 51-84. 37 « Il faudrait pourtant que l’on commence à comprendre ici (qu’on ne le comprenne pas ailleurs n’est pas une excuse) qu’un pays riche, fertile et peu peuplé, a des devoirs précis envers la multitude qui erre sans feu ni lieu, et que si un peuple a le droit le plus absolu de défendre son héritage contre toute agression, parce qu’il est le seul à pouvoir bien gérer ce patrimoine, il n’a pas plus le droit de refuser asile et paix à un étranger qu’un homme très riche n’a le droit de réserver l’usage de ses richesses pour lui seul au milieu d’une foule affamée ». Claude Bourdet, « Quelques contresens économiques », Esprit, Juillet 1939, no 82, p. 535-537. 55

J’avais écrit dans des revues, des hebdomadaires, etc., ou sur des sujets qui m’intéressaient particulièrement, mais je ne me voyais pas faire une carrière de journaliste. Maritain avait en somme vu plus juste que moi.38

L’expérience de Bourdet avant-guerre est donc loin de le destiner à une carrière journalistique, même si certains éléments sont en place et permettent au philosophe français thomiste Jacques

Maritain de faire preuve d’une perspicacité lumineuse.

Le dernier élément important de cette décennie formatrice est son passage, entre 1933 et

1934, dans l’armée française pour y faire son service militaire. Expérience importante car la question militaire, y compris celle de l’obéissance si importante au bon fonctionnement de l’armée, se retrouve au centre de la « drôle de guerre » (selon l’expression coutumière), de la

« débâcle », et des années d’occupation, non seulement par l’arrivée au pouvoir du maréchal

Pétain, mais également par les formes de la lutte de la Résistance et d’un mouvement tel que

Combat dont le fondateur, Henri Frenay, est militaire de carrière. Après quelques jours de service, ses opinions sont déjà claires, comme il l’indique à sa mère dans une lettre du 7 novembre 1933 :

Ait été pourvu d’un képi noir et or « presque d’officier » – ce qui fait un contraste un peu ridicule avec la façon dont nous sommes traités. Enfin, tout cela est fort con, mais il faut choisir : faire son service ou objecter de conscience – les trucs pas valables. Curieux endroit : des licensiés es-sciences, des agrégés – des ingénieurs – et pourtant, la Pensée, avec grand ou petit p, est rigoureusement bannie. Et l’on se moque des « camps » d’Hitler, où l’on enlève aux docteurs en droit leur Justinien !39

38 Entretien Claude Bourdet, (10 juin 1988 ?), références manquantes. 39 Correspondance Claude Bourdet- Catherine Pozzi, op. cit., Lettre du 7 novembre 1933. « Le premier camp de concentration en Allemagne fut créé peu après la nomination de Hitler au poste de chancelier en janvier 1933. Les SA (Sturmabteilung ; Sections d'assaut) et la police commencèrent à mettre sur pied des camps de concentration en février 1933. Mis en place par les autorités locales sans base légale pour gérer les très nombreuses personnes arrêtées comme opposants politiques, les camps étaient répartis sur l'ensemble de l'Allemagne. Par exemple, il y avait un camp à Oranienburg [où séjourna un temps Bourdet], au nord de Berlin ; à Esterwegen, près de Hambourg ; à Dachau, au nord-est de Munich ; et à Lichtenburg, en Saxe. Le bâtiment Columbia Haus, à Berlin, servait à détenir certains prisonniers aux sujets desquels la Gestapo (la police d'Etat secrète allemande) faisait une enquête, et fonctionna jusqu'en 1936. Progressivement, les Nazis abandonnèrent la plupart des premiers camps et les remplacèrent par des camps de concentration organisés centralement sous la juridiction unique de la SS ( ; la garde d'élite de l'Etat nazi). » Encyclopédie Multimédia de la Shoah, disponible sur http://www.ushmm.org/wlc/fr/article.php?ModuleId=95. Consulté le 9 novembre 2013. 56

Si être objecteur de conscience fut une option, elle est aussi peu valable que faire son service.

Alors pourquoi choisir le service plutôt que l’objection ? Pourquoi « avoir sacrifié un an de [s]on cerveau au militaire40 » ? Alors qu’il se retrouve malade au point de considérer une réforme

(bronchite chronique, Bourdet avait aussi des problèmes pulmonaires41), les motivations individuelles ressortent :

Raisons : évidemment un peu crainte diminuer action future « il n’a pas fait son service – il a été réformé » – mais surtout haine vaniteuse de la réforme, de l’infériorité physique devant les femmes – ce dernier point je m’étais masqué en disant « quand on est pas objecteur de conscience il faut faire cela comme les autres » – raisonnement petit, spécieux : puisque je ne me considère pas « comme les autres » – puisque j’estime avoir mission – c’était le cas ou jamais ne pas avoir la lâcheté de faire « comme les autres » – et sacrifier Spiritus à bottes et éperons. Enfin tout ça est très clair mais trop tard – Eut-il été clair assez tôt que je ne sais si les mobiles eussent été moteurs.42

Vanité, machisme, sacrifice de la pensée au profit du physique et de l’obéissance : on est loin d’une vocation ou d’un patriotisme inspirateur. La peur de l’échec au service militaire est pour

Bourdet la crainte d’un échec physique qui le transformerait, comme sa mère, en rien d’autre qu’une fonction cérébrale, qu’un esprit dont le corps ne serait que superflu.

Faut se dire : vais avoir encore deux mois durs. Ou bien les passerai sans chute – alors bon pour le grand remue-ménage à commencer après le service – ou bien ne pourrai tenir – alors maladie – réforme – et devrai me rejeter sur vie cérébrale – et devenir, comme toi, te suivant encore en cela, « cerveau pur » - évidemment pas très rigolo souffrir tous les jours – mais que veux-tu : mektoub.43

En tout cas, l’armée est décrite comme l’absence de réflexion, le vide intellectuel, et ce n’est pas très surprenant qu’un échec dans ce milieu où prime le physique renverrait Bourdet à la pensée

40 Ibid., Lettre du 31 janvier 1934. 41 Alors que dès son arrivée au camp de concentration d’Orianenburg en juin 1944 il est envoyé à l’infirmerie où le diagnostic est pneumonie, pleurésie, début de crise de rhumatismes, et complication tuberculeuse, Bourdet écrit que, après la guerre, « plusieurs médecins, examinant mes poumons à diverses reprises, ont conclu que je n’avais jamais eu de tuberculose, sinon une "primo-infection" juvénile ». Il avait en tout cas des poumons fragiles. Claude Borudet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 343. 42 Ibid., Lettre du 31 janvier 1934. 43 Ibid., Lettre du 31 janvier 1934. Le terme arabe « Mektoub » (« c’était écrit ») apparait quelques fois dans la correspondance, sans explications. Mais notons que Bourdet et sa mère utilisaient fréquemment l’anglais et l’allemand dans leur correspondance, Bourdet lui envoyant d’ailleurs de nombreux poèmes en allemand. 57 sans corps. Antithèse du corps du soldat, le cerveau de l’intellectuel : notions aux frontières rigides qui deviendront pour le moins poreuses et inadéquates lorsque l’importance de la pensée

(par le biais du journal clandestin) deviendra évidente dans la mise en place d’un mouvement lors des années d’occupation. Le parallèle de Bourdet entre l’armée française et les « camps d’Hitler » quant au rapport à la pensée, il le développe quelques jours plus tard dans une autre lettre à sa mère datée du 27 novembre :

Je suis physiquement peu fatigué, mais intellectuellement vide. Mes plus importantes préoccupations sont d’ordre digestif. Et dire qu’Hitler interdit les livres dans les « camps de rééducation des intellectuels ». Ici, rien n’est interdit, mais l’effet est le même. Quand on pense que cette école compte de nombreux agrégés, des docteurs en droit et es- sciences, une foule de licenciés – des ingénieurs en masse – on est stupéfait. Arriverai-je à réagir, ou sombrerai-je dans l’abrutisme ? Je penche pour la dernière hypothèse. Espérons que ça ira mieux après Poitiers.44

Finalement, Bourdet finira brillamment son service militaire. Sacrifice de l’esprit, inexistence de la pensée, le service militaire fut pourtant un épisode non sans conséquences puisque, cinq après la fin de son service militaire, Bourdet est mobilisé en tant que lieutenant d’artillerie à l’État- major de l’Artillerie divisionnaire de la 57e DI.

Si Bourdet prend véritablement conscience d’une certaine solidarité internationale à travers deux situations concrètes – d’abord par ses études en Suisse, ensuite par la guerre d’Espagne – il fait preuve, de son propre aveu, d’une ignorance surprenante en ce qui concerne les questions coloniales. Et pourtant, une expérience personnelle le rapprocha du Maghreb et lui fit connaître des immigrants maghrébins : il entra, par l’intermédiaire de Louis Massignon, professeur au Collège de France et grand islamologue, aux équipes sociales nord-africaines.

Proches des équipes sociales Robert Garric, les équipes sociales nord-africaines étaient des

équipes d’enseignements aux travailleurs nord-africains de la région parisienne. Ainsi, chaque

44 Ibid., Lettre du 27 novembre 1933. 58 semaine, Bourdet donnait des cours « aux Algériens, Marocains et quelques Tunisiens de la région parisienne, [...] travailleurs d’usine en général », où il se souvint d’avoir « appris à les connaitre et à les apprécier »45. Comment Bourdet, qui se trouva par sa propre volonté entouré d’immigrants venus des colonies françaises, n’avait à l’époque pas conscience des questions coloniales ? Comment, alors qu’il s’intéressait aux problèmes des réfugiés politiques allemands, autrichiens, italiens, espagnols, expliquer qu’il ne fit pas le lien entre l’oppression subie par ces populations et les injustices structurelles infligées par le gouvernement français envers ses colonies ? À l’époque, les intellectuels de gauche et d’extrême gauche critiquant la politique coloniale de la France, y compris dans le milieu littéraire qu’il connaissait si bien (André Gide par exemple), et les groupes et mouvements anticoloniaux ne manquaient pas, surtout à Paris46. Il serait difficile et hasardeux de se risquer à une réponse définitive. Bourdet lui-même pointe cette déficience dans son parcours, mais ne l’explique pas vraiment de façon conclusive dans son mea culpa : mythe de la grandeur française et de son universalisme bienfaiteur, désintérêt explicable par un milieu qu’il fréquentait et qui ne semblait pas mettre la question coloniale au centre de ses préoccupations (au ministère de l’économie, par exemple), ou simplement relativisation de l’enjeu comme lors du passage de la loi Blum-Violette qui, il le reconnaitra plus tard avec le recul, aurait dû lui paraître catastrophique.

Dans la lettre de Bourdet à sa mère écrite en 1934, il est possible de voir les éléments majeurs qu’il développera bien plus tard, au milieu des années 1970, alors qu’il se penche sur l’expérience de la Résistance. En effet, il a déjà le désir de « servir » et la volonté de sortir, au

45 Et précédente : Entretiens avec Claude Bourdet, Archives privées, Paris, [s.d.]. 46 Cf. par exemple: Jean-Pierre Bondi et Gilles Morin, Les anticolonialistes (1881-1962), Paris, Robert Laffont, 1992; Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondistes. Colonisés et anticolonialistes en France, 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1982; Benjamin Stora, Nationalistes algériens et révolutionnaires français au temps du Front populaire, Paris, L’Harmattan, 1987 ; Jennifer Anne Boittin, Colonial Metropolis. The Urban Grounds of Anti- Imperialism and Feminism in Interwar Paris, Lincoln-London, Nebraska University Press, 2010 59 moins idéologiquement, de son milieu social. Certes, lui, l’intellectuel privilégié issu d’une famille riche de la grande bourgeoisie parisienne, ne va tout de même pas se mettre à travailler à l’usine dans une attitude comparable à celle de Simone Weil, et il met son renoncement au compte de sa mère qui a « ébranlé fortement [s]on courage sur ce point », mais il est néanmoins profondément attiré par les entreprise coopératives plutôt que capitalistes, par la dure réalité de ceux qui n’ont pas ses privilèges, bref par ceux qui se retrouvent en bas de l’échelle sociale par accident de naissance. Il était donc, de toute évidence, « déjà en désaccord » avec le milieu auquel il appartenait. Non seulement il a pris conscience d’un internationalisme fondamental lors de ses études à Zurich et renié les positions nationalistes et xénophobes de l’Action Française, mais il a aussi cherché à s’extraire de l’environnement dans lequel il a grandi, geste s’apparentant à une prise de conscience et une rupture de classe, dans les limites énoncées. Cette attitude, et l’interprétation que Bourdet en fait, pose la question du pouvoir et des responsabilités.

En ces années tumultueuses de montée du fascisme en Italie et en Allemagne, menace sensible pour Bourdet lors de ses années en Suisse, il est conscient du risque d’une prise de pouvoir fasciste, et craint ses conséquences. Mais il fait également partie de l’expérience du Front populaire par son emploi au ministère de l’économie, et donc se sensibilise également aux ressorts et mécanismes du pouvoir gouvernemental et parlementaire. Double expérience de pouvoirs différents, l’un entre États et l’autre à l’intérieur d’un État : d’une part Bourdet ressent la menace des pouvoirs totalitaires aux bords de la France, d’autre part il travaille dans le centre du pouvoir national, au gouvernement. Individu à l’enfance et à la jeunesse privilégiées, il ressent lui-même une certaine responsabilité de connaître et de se rapprocher d’une classe sociale

à laquelle il n’appartient pas, mélange de compassion chrétienne – son catholicisme étant un

élément important de sa posture, surtout dans les années d’avant-guerre – et de politisation

60 socialiste. Bref, par la situation historique internationale qu’il découvre et par son expérience personnelle, Bourdet confronte ces questions plus ou moins indirectement qui peuvent se résumer à la place de l’individu dans plusieurs cercles de pouvoir : crises internationales, gouvernement, classe sociale, milieu intellectuel. La seconde guerre mondiale va redistribuer la cartographie de ces cercles de pouvoirs, et l’expérience de la Résistance va briser la régularité et logique de ces cercles dans le cas de Bourdet. Le choix de s’engager et ses années de résistant vont à la fois cristalliser certaines données (antifascisme, responsabilité) et en définir de nouvelles. Lorsque la guerre éclate, Bourdet est mobilisé. Lorsque la défaite surgit, il est hors de question pour lui de prendre part au nouveau gouvernement collaborateur. C’est à travers cette décennie et ces expériences circonstancielles que s’élaborent les dispositions qui le poussent à désirer « faire quelque chose » contre le statu quo, et finalement à être prêt à vivre une vie clandestine telle que celle qu’il a vécu pendant près de trois ans. Cependant, on se doit de faire attention à toute explication déterministe et il faut réitérer que ces dispositions n’effacent ni la part de décision sous-jacente, ni le fait que le hasard, les rencontres, les circonstances, ont grandement contribué à jalonner le parcours de Bourdet. Ces prédispositions ne sont que cela : des éléments antérieurs qui contribuent à une aptitude qui permettra à quelqu’un de faire ou non quelque chose lorsque l’occasion se présentera. Rien d’automatique, mais des expériences parfois décisives qui ne se laissent capter que par une attention au parcours individuel. Selon

Bourdet, il y a une constante disposition chez les résistants de la première heure : un certain rapport marginal à leur milieu social, un certain anticonformisme.

61

PASSAGE

Les résistants : Anticonformisme préexistant ?

Mais quels étaient ces hommes qui, faute de mieux, se sont trouvés là quand il a fallu ? [...] C’était en majorité des hommes en rupture avec leur milieu professionnel et social. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Marginalité de l’individu vis-à-vis d’un milieu familial et socioprofessionnel : ces ruptures qui distinguent les résistants des premiers temps (cette minorité, voire ultra-minorité de ceux qui s’engagent dès le début, en 1940-1941, et sont à l’origine des mouvements) des autres

Français, selon Bourdet, « sont fondées, bien entendu, sur une conscience juste de la perspective historique, mais surtout sur une grande puissance du sentiment intérieur1 ». Ces idées de

« perspective historique » et de « sentiment intérieur », l’idée qu’ils « étaient mus par quelque chose qui les prenait au creux de l’estomac », qu’ « ils sentaient qu’ils ne pouvaient pas agir autrement », et ce « malgré le danger qu’ils allaient courir et faire courir à leur famille, malgré les incertitudes de la lutte »2, sont pour lui révélateurs : il existerait une part de rébellion personnelle au-delà des données historiques présentes qui est constitutive d’une attitude de résistance. Cette « entrée en résistance » selon l’expression de Laurent Douzou3, se faisait, comme le rappelle Maurice Agulhon, par un « acte volontaire, non conformiste et dangereux4 ».

Certainement, « l’engagement des pionniers relevait d’un choix purement et exclusivement individuel faisant suite à un travail opéré par chacun en son for intérieur. Les précurseurs

1 Claude Bourdet, L’aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris, Stock, 1975, p. 26.. 2 Et précédentes : Idem. 3 Laurent Douzou, « L’entrée en résistance », in Antoine Prost (dir.), La Résistance, une histoire sociale, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 1997, p. 9-20. 4 Maurice Agulhon, La République, 1880 à nos jours, Paris, Hachette, 1990, p. 311. 62 n’engagèrent (dans la double acceptation du terme) d’abord qu’eux-mêmes5 ». À en croire

Bourdet, il y aurait un élément essentiel commun dans « l’attitude résistante », une sorte de remise en question menant à un refus, à une rupture des données sociales acquises.

Mais une telle attitude, si peu fréquente dans le pays, si rare dans la bourgeoisie et la classe moyenne à laquelle appartenaient la plupart de ces hommes et de ces femmes, ne pouvait pas aller sans de violents antagonismes avec leur entourage et leur milieu professionnel. Disons que, pour se lancer dans une aventure aussi précaire, il ne faut pas seulement être mû par un sentiment violent, il faut aussi le plus souvent que l’on soit déjà en désaccord avec le milieu auquel on appartient : c’est cela la « rupture de classe », que ses motifs soient rationnels ou qu’ils plongent leurs racines dans l’inconscient et dans l’enfance.6

Étant donné le caractère personnel dans la prise de décision d’entrer en résistance – une notion équivoque puisque l’« on n’entrait pas en résistance au sens où l’on aurait rejoint des communautés existantes, on tentait de poser les fondements d’une hypothétique résistance à venir7 » – les historiens et sociologues reconnaissent la difficulté profonde de développer une explication sociologique8. Cette difficulté est renforcée par le caractère multiforme des différentes organisations dont la composition varie au cours du temps9. La rupture de classe pour

Bourdet, étant donné son milieu et son positionnement social, est d’une autre nature que celle d’un ouvrier ou d’un paysan, pour qui, si l’on prend en compte ce que dit Bourdet – autour de qui les initiateurs n’étaient pas de la classe ouvrière ou paysanne, ses premiers contacts qui le menèrent vers Henri Frenay étaient d’ailleurs de l’extrême droite10 – cette rupture n’aurait pas eu lieu d’être.

5 Laurent Douzou, « L’entrée en résistance », op. cit., p. 9. 6 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 27. Italiques dans l’original. 7 Laurent Douzou, « L’entrée en résistance », op. cit., p. 10. 8 Voir ce constat, répété dans les différents articles qui composent l’ouvrage cité: Antoine Prost (dir.), La Résistance, une histoire sociale, op. cit. 9 Cf. en particulier François Marcot, « Pour une sociologie de la Résistance : intentionnalité et fonctionnalité », in Antoine Prost (dir.), La Résistance, une histoire sociale, op. cit, p. 21-41. 10 Cf. Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit.; Simon Epstein, Un paradoxe français: Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Paris, Albin Michel, 2008. 63

Souvenons-nous de l’anecdote citée en début de chapitre : malgré le courage et les

« qualités humaines » de Darnand, ce dernier décide de ne pas entrer dans la Résistance, la raison principale étant sa fidélité au maréchal Pétain et au régime de Vichy. Or, selon Bourdet, s’il existe un trait commun essentiel entre des aristocrates, des intellectuels, des industriels, des officiers, etc., tous initiateurs de la Résistance française11, c’est leur « résistance » à l’ordre

établi, leur capacité à dire « non ».

Tous ces hommes étaient, d’une manière ou d’une autre, des non-conformistes, des personnages de maniement difficile, parfois des « mauvais coucheurs », parfois des « farfelus » ; aucun ne correspondait à l’image habituelle du bon citoyen respectueux du qu’en-dira-t-on et de l’ordre établi. Ou je me trompe fort, ou ces aspects de leur caractère, qui leur rendaient peut-être l’intégration malaisée dans une profession normale, dans un monde normal, à une époque normale, les ont prodigieusement servis quand il s’est agi de dire non à tout ce qui paraissait probable, rationnel et sérieux.12

Il est important de noter, avec Olivier Wieviorka, qu’il est commun de saisir que « la

Résistance [...] se définit d’abord comme un refus qui postule une logique de transgression » et que « les résistants sont des hors-la-loi, au sens strict du terme » mais « qu’ils se posent

également comme des êtres déraisonnables, déchirant le masque des apparences, que ces pseudo-

évidences s’appellent victoire allemande ou ordre nouveau »13. Cependant, continue Wieviorka, l’attachement aux valeurs et principes « humanistes, républicains, révolutionnaires ou chrétiens... » peut être interprété comme une logique « au sens strict du terme, conservatoire ou

11 « Il serait intéressant de faire une analyse, mi-sociale, mi-psychologique, des hommes qui ont été précisément les initiateurs de la Résistance française, des officiers comme Henri Frenay et Robert Guédon, Heurteaux, Touny, des industriels comme Maurice Ripoche et Jacques Arthuys, des aristocrates comme Emmanuel d’Astier de La Vigerie, des intellectuels comme Blocq-Mascart, Vildé, Cassou, de Menthon, Teitgen, Bidault et bien d’autres, etc. Ces hommes sont profondément différents les uns des autres, bien sûr, mais pourtant il me semble, dans ma mémoire, déceler entre eux quelque chose de commun, et je ne crois pas que les circonstances communes de leur vie sous l’Occupation en soient la seule cause. » Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 27. 12 Idem. 13 Olivier Wieviorka, « Introduction générale », in Bernard Garnier, Jean-Luc Leleu, Jean Quellien et Anne Simonin (ed.), Pourquoi résister ? Résister pour quoi faire ?, Actes du colloque des 2, 3 et 4 décembre 2004, Centre de Recherche d’Histoire Quantitative CNRS – Université de Basse-Normandie, Collection « Seconde Guerre mondiale », n0 6, Caen, 2006, p. 3. 64 conservatrice » puisqu’il s’agit de sauver et « protéger ce qui aurait dû vivre »14. Double mouvement donc, où l’acte de transgression côtoie le geste conservateur d’une identité collective et d’un ensemble de principes qui devraient être protégés. Or l’aspect conservateur devient ici, paradoxalement et par l’ordre nouveau mis en place par l’occupation allemande et le régime de

Vichy, un acte de transgression progressiste puisqu’il s’oppose à une idéologie extrême des plus conservatrices. Mais l’engagement présupposait-il, comme l’affirme Bourdet, une personnalité atypique, capable de dire « non » car déjà en désaccord avec son milieu, avant même l’acte qui la porte à s’engager ? Dans son dernier ouvrage sur la Résistance dont l’ambition est de faire une synthèse des études sur le sujet, Wieviorka insiste que l’engagement, lorsqu’appréhendé « sous l’angle individuel, [...] résulte donc d’une combinatoire complexe ». La préservation de « valeurs jugées essentielles joua un rôle capital », mais c’est surtout la hiérarchie de ces valeurs, plus que les principes eux-mêmes qui primait – et cette hiérarchie dépendait forcément de l’individu.

L’engagement ne peut s’expliquer seulement par l’idéologie et l’éthique : patriotisme, identification de l’ennemi, efficacité de l’action envisagée, modalités de luttes de l’organisation à rejoindre (ou à édifier), don de soi résultant d’aspirations personnelles – la variété des motivations dépendait invariablement de la personnalité, de l’expérience et des raisons personnelles de tout volontaire qui « accordait son existence à ses principes en répondant au dictamen de sa conscience »15.

Si les raisons individuelles et les analyses de la situation poussant un individu à s’engager varient – expliquant en partie les divergences aigües entre les anciens résistants lors de l’après- guerre et les différentes logiques d’adaptation aux nouvelles modalités d’engagement politique – et indiquent tout de même une certaine capacité à se poser en hors-la-loi, « la sociologie de la

14 Et précédentes : Ibid., p. 4. 15 Et précédentes : Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance. 1940-1945, Paris, Perrin, 2013, p. 134. 65 résistance dément [...] [le] prédicat16 » de Bourdet qui pose les résistants comme des non- conformistes avant la guerre. Il est certain que la sociologie de la Résistance, qui met en avant le

« phénomène interclassiste » tout en précisant que « les formations clandestines restèrent marquées par une polarisation sociale », signalent que les résistants étaient majoritairement loin d’être des marginaux, des exclus de la société. Mais cela ne dément pas, sans pour autant former un paradoxe, le propos de Bourdet (ou celui, cité par Wieviorka, d’Emmanuel d’Astier affirmant, dans le film Le Chagrin et la Pitié17 : « Au fond, nous étions des ratés »), et ce pour la raison suivante : la sociologie, analysant les groupes d’individus selon leurs positions sociales, ne peut prendre acte de certaines subtilités personnelles d’où, justement,

émerge le prédicat de Bourdet. Ainsi ce dernier, marié, père de trois enfants, ingénieur diplômé et chargé de mission au ministère de l’économie au moment de l’éclatement de la guerre, n’apparaitrait certainement pas comme en rupture avec son milieu lorsqu’intégré dans une étude sociologique. Et pourtant, non seulement il se percevait comme tel, mais une étude attentive de ses prises de positions vis-à-vis de son milieu (familial, socio-économique, etc.) confirme les tensions qui le poussaient à s’ériger contre certaines tendances (conservatrices, nationalistes) de son environnement. En d’autres termes, les résultats des études sociologiques sur les résistants ne contredisent pas la perception individuelle et psychologique de Bourdet, ils forment un ensemble de données plus aisées à objectiver qui permettent une interprétation d’un autre registre. Ainsi, la contextualisation et l’historicisation des parcours individuels de résistants permettent mieux de saisir les subtilités quant aux ruptures, tensions, et distances d’un engagement, et confirment le fait qu’il est extrêmement difficile de généraliser ce qui, avant tout, dépend de facteurs

16 Ibid., p. 128. 17 Marcel Olphüs, Le chagrin et la pitié, 1971, 251mns. 66 personnels. Enfin, notons la part minime faite aux femmes dans les études sur la Résistance18, alors qu’on les retrouve à chaque moment de la Résistance, y compris dès le début – il ne suffirait que d’évoquer Bertie Albrecht, co-fondatrice du mouvement Combat avec Henri Frenay

(appelé Mouvement de libération nationale avant d’être connu sous le nom de son journal). Elles restent en général non seulement dans l’ombre pendant la lutte – Françoise Thébaud, évoquant l’ouvrage de Margaret Collins Weitz, souligne que les témoignages « montrent un partage sexué des tâches, qui éloigne les femmes, sauf exceptions, des activités militaires et de commandement, pour leur confier secrétariat, services sociaux et, tâches particulièrement risquées, liaisons et convoyages19 » – mais surtout peu reconnues après la Libération : sur les

1038 compagnons de la Libération, on ne dénombre que six femmes, chiffre non seulement dérisoire, mais proprement scandaleux.

Alors, les premiers résistants étaient-ils tous des anticonformistes20 ? Il semble que la réponse généralisée à cette question ne puisse se faire qu’à travers une analyse au cas par cas. En ce qui concerne Bourdet, bien qu’il soit issu d’un milieu très privilégié et qu’il paraisse résolument intégré à la société d’avant-guerre, son parcours dément un conformisme systématique et montre au contraire une aptitude à s’écarter de son milieu et une volonté de se lier aux marges et d’agir en conséquence. Et cet aspect là, avec tout ce qu’il comprend de

18 Cf. Margaret L. Rossiter, Women in the Resistance, New York, Praeger, 1986; Margaret Collins Weitz, Sisters in the Resistance. How Women Fought to , 1940-1945, New York, John Wiley & Sons, 1995; Evelyne Morin-Rotureau, 1939-1945 : combats de femmes, Françaises et Allemandes, les oubliées de l'histoire, Paris, Éditions Autrement, 2001; Mechtild Gilzmer, Christine Levisse-Touze, Stefan Martens, Les femmes dans la Résistance en France, Actes du colloque international de Berlin, 8-10 octobre 2001, organisé par le Mémorial de la Résistance allemande de Berlin (Gedenkstätte Deutscher Widerstand) et par le Mémorial du Maréchal Leclerc de Hauteclocque/Musée Jean Moulin, Paris, Tallandier Editions, 2003; Laurence Thibault (dir.), Les femmes et la Résistance, La documentation Française/AERI, 2006, collection Cahiers de la Résistance. 19 Françoise Thébaud, « Notes de lecture », in Antoine Prost (dir.), La Résistance, une histoire sociale, op. cit., p. 241. 20 Le masculin a ici fonction de généralisation, comme précédemment. 67 désobéissance, de marginalisation, d’entêtement individuel, est peut-être décisif lorsque survient la défaite et que commence l’occupation allemande et le régime de Vichy.

68

CHAPITRE 2

L’aventure incertaine de Bourdet dans la Résistance : Récit personnel, recul historique

L’intérêt principal de l’Histoire de la Résistance française réside dans l’incidence de certains événements et des actes de certaines personnes sur toute la période qui a suivi. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

C’est à partir de sa démobilisation que commence le récit de Bourdet relaté dans

L’aventure incertaine : de la Résistance à la Restauration, « qui reste un des plus grands livres consacrés à la Résistance intérieure1 ». Ce livre est significatif à plusieurs égards, surtout car il n’est pas simplement un mémoire, mais également une longue analyse de ces années révolutionnaires par l’un de ses acteurs de premier plan. Pour saisir la place particulière qu’occupe cet ouvrage dans le contexte de l’époque, le présent chapitre exposera brièvement l’historiographie de la Résistance pour mieux replacer le texte dans son contexte et évaluer sa pertinence, avant de s’attarder sur la spécificité de la narration qui le démarque des autres mémoires de résistants. En effet, se mêlent dans L’aventure incertaine récit et essai, analyse historique et sociale, le tout à travers la voix de l’acteur-témoin que fut Bourdet. Cela permettra

également d’évoquer sa vision de l’Histoire et de ce qu’il considère être la particularité de l’influence des individus et de leurs relations dans la période de la Résistance, ainsi que le mélange de mémoire et d’histoire qui parcourt son entreprise, alors que ces deux notions sont justement au cœur de débats et de discussions parmi les historiens français depuis les années

1970.

1 Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990, p. 329. 69

Une historiographie à part

Depuis la Libération, l’historiographie de la Résistance a connu plusieurs périodes.

L’histoire de la Résistance, miroir de celle de Vichy, est saisissable par le prisme du « syndrome de Vichy » évoqué par Henry Rousso2. Quelle que soit la porosité des découpages chronologiques, la toute première période débute bien sûr immédiatement après la Libération, et

Laurent Douzou, qui relate l’écriture de l’histoire de la Résistance3, relève que la caractéristique première de cette histoire est son assise, avant tout, sur des témoignages. La création de deux commissions, la Commission d’histoire de l’Occupation et de la libération de la France, en octobre 1944, et le Comité d’histoire de la guerre, en juin 1945, « placé auprès de la présidence du Gouvernement provisoire4 », s’efforcent de traiter de l’histoire de la Résistance aussitôt que possible de manière officielle. « Ces créations répondaient à un présupposé : pour peu qu’on s’y prît bien et à temps, on devait pouvoir sauvegarder (un peu de) la réalité clandestine à l’état pur5 ». En plus de l’ampleur politique et idéologique de la Résistance, il existait donc un souci

(historique officiel) de s’occuper dès que possible de cette histoire délicate puisque formée dans les conditions de la clandestinité (et donc aux archives limitées). Ces deux commissions fusionnent en décembre 1951 pour former le Comité d’histoire de la seconde guerre mondiale

(CH2GM) : « chargé de procéder à toutes recherches, études ou publications relatives à la

2 Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy: 1944-198..., Paris, Seuil, 1987. Il est judicieux de rappeler ici son travail. Pour ce dernier, historien de la seconde guerre mondiale et spécialiste, entre autres, de la mémoire de Vichy (retour sur les concepts de mémoire et d’histoire un peu plus loin), les manifestations de cette mémoire connaissent quatre phases : celle du « deuil inachevé » (1944-1954), période marquée par les séquelles de la guerre civile ; puis viennent les « refoulements » (1954-1971) où domine « l’établissement d’un mythe dominant : le résistancialisme » ; troisième phase : le « retour du refoulé » (1971-1974) ; et enfin, période sûrement pas révolue, celle de « l’obsession » (1974-...). Gérard Noiriel note en 1999 que « "Vichy" représente, incontestablement, le domaine historiographique qui a connu la plus forte expansion depuis deux décennies ». Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999, p. 9. 3 Laurent, Douzou, « L’écriture de l’histoire de la Résistance », in François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 834-840. Voir également : Laurent Douzou, La Résistance française. Une histoire périlleuse, Paris, Seuil, 2005. 4 Ibid., p. 834. 5 Idem. Cela correspond à la première phase proposée par Rousso, celle du deuil inachevé, où les témoignages personnels ont justement fonction d’aider au deuil. 70

Deuxième Guerre mondiale, il créa la Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale dont le premier numéro parut en janvier 19526 ». Présidé par Lucien Febvre puis par Maurice Baumont, les « membres de son comité de direction [...] furent nommés par arrêtés du président du

Conseil7 ». Si les travaux historiques officiellement établis, confrontés aux difficultés évidentes liées à l’histoire de la Résistance : la clandestinité qui força les résistants à ne laisser que le moins d’archives possibles, mais aussi les passions vives et déchirantes dans un contexte proche d’une guerre civile feutrée après la Libération, la recherche des acteurs pour témoigner, la garantie de l’incommunicabilité qui fut établie par les historiens recueillant les témoignages, si ces travaux donc se mettent en place sous le sceau de la légitimité politique, les acteurs écrivent leurs mémoires dès 1945. Complexité des rapports entre histoire officielle et mémoire personnelle, entre sources primaires (témoignages compris) et analyse historique (nous reviendrons sur ces termes, histoire et mémoire, plus loin).

Ainsi, Emmanuel d’Astier publiait en 1945 un déjà nostalgique Avant que le rideau ne tombe qui contrastait avec les flamboyantes Mémoires d’un agent secret de la France libre, juin 1940-juin 1942 du colonel Rémy. L’année suivante, Pierre de Bénouville faisait paraître Le Sacrifice du matin dont la manière devrait être reprise par nombre de résistants désireux de porter témoignage, et Agnès Humbert Notre guerre, ouvrage tout de sobriété, profond et stimulant, reprenant le journal tenu jusqu’à son arrestation survenue en avril 1941 et relatant sa déportation. Quelques idées-forces guidèrent une production abondante : conjurer l’anéantissement d’une mémoire d’autant plus vulnérable qu’elle portait sur des faits clandestins ; commémorer le souvenir des morts ; porter la parole des acteurs ; défendre les valeurs de la Résistance ; préserver la dimension intime et privée d’une histoire passionnelle et passionnée.8

Dans les années 1950, un « travail d’élaboration historique se mit petit à petit en place, conçu et rédigé par des historiens de métier, au premier rang desquels Henri Michel qui fit fonction de maître d’œuvre9 ». Le secrétaire général du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale

6 Idem. 7 Idem. 8 Ibid., p. 835. 9 Idem. 71 publiera en 1964, après vingt de travaux depuis la création de la première commission, la

Bibliographie critique de la Résistance.

Au cœur de cette première période, la volonté de placer au centre de la démarche historique le témoignage, le vécu des résistants. Deux caractéristiques sont à souligner. D’une part, la volonté d’historiens de travailler sur une histoire si récente qu’elle appartient véritablement à ce qui est encore du présent. Or, parler de la Résistance après la guerre remplit une fonction politique indéniable, que l’on pense épuration, amnistie, légitimation, discrédit politique. D’autre part, cette histoire immédiate est alimentée par un double mouvement : les historiens qui cherchent à saisir au plus vite cette histoire majoritairement clandestine recherchent témoins et témoignages ; mais les témoins se mettent très vite, sans forcément attendre les spécialistes, à faire part, à travers médias, livres et polémiques, à rendre compte de leur expérience personnelle et de leurs prises de positions. C’est en fait peu surprenant de constater que les historiens en appellent aux témoignages étant donné que cette histoire clandestine, surtout à l’origine, dépendait grandement de décisions individuelles ou de prises de décisions ne concernant que de petits groupes qui avaient intérêt à ne pas laisser de traces.

Lucien Febvre est d’ailleurs convaincu de l’importance fondamentale du témoignage dans l’édification de cette période de l’histoire. Comme le remarque Laurent Douzou :

L’histoire de la Libération, telle qu’elle fut conçue dès les premières semaines enfiévrées de la Libération, privilégia donc la parole et les souvenirs des acteurs. Le recours à ces derniers n’était en aucun cas un pis-aller. Il était délibéré et opéré en toute connaissance de cause. Lucien Febvre défendit cette option en soutenant, en diverses occasions, que les acteurs de la Résistance avaient « non seulement le droit, mais le devoir, le devoir absolu, le devoir impérieux, de traduire leur vérité à eux. De donner leur version des événements. » Ainsi, le cofondateur des Annales se faisait l’intraitable avocat d’une histoire de la Résistance écrite par ses protagonistes. [...] Une histoire incarnée, prise en charge et retracée par ses acteurs épaulés par des historiens, mieux encore par des acteurs mués en historiens, telle était donc bien la direction dominante.10

10 Idem. 72

Dans le milieu des années 1960 la Résistance fut immortalisée et incarnée par le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, héroïsation par excellence du résistant au service de la patrie, alors que la fin de cette décennie et le début des années 1970 marquèrent un tournant, tout d’abord par « un différend de fond entre résistants et historiens11 » avec la critique émise par

Pascal Copeau à l’encontre d’un « histoire froide et désincarnée, loin, très loin de la réalité qu’avaient connu les résistants12 ». C’est que les travaux de Henri Noguères en 1967, ceux d’Alain Guérin en 1972, privilégient l’histoire orale et se différencient d’un « travail historique officiellement estampillé13 ». Mais l’œuvre qui va véritablement tout changer vient d’un

étranger, l’historien américain Robert Paxton qui publie en 1972 Vichy France, Old Guard and

New Order, 1940-1944, traduit en français en 197314. Ce livre, conjointement avec l’impact du film Le chagrin et la pitié (1971), créa dans les années 1970 un contexte historique nouveau vis-

à-vis de la Résistance et de Vichy. Et c’est à cette période qu’émergent plusieurs mémoires d’acteurs importants de la Résistance, une trentaine d’années après les faits. Quatre de ces livres sont publiés durant cette décennie : La nuit sans ombre (1970) d’Alban Vistel, La nuit finira

(1973) d’Henri Frenay, L’Aventure incertaine (1975) de Claude Bourdet, La Résistance sans héroïsme (1977) de Charles d’Aragon. Ainsi, « il se confirma que les acteurs mués en témoins

11 Ibid., p. 836. 12 Idem. 13 Idem. 14 L’auteur, puisant notamment sa recherche dans les archives allemandes, examine non seulement les différents courants idéologiques qui, en France, cherchent à influencer le gouvernement de Vichy et la société française, mais il détruit également au passage bon nombre de mythes édifiés depuis la fin de la guerre. Entre autre, l’idée que Vichy était l’œuvre d’un petit groupe de criminels à la solde de l’Allemagne opposé à une nation française majoritairement résistante, et l’argument avancé par Robert Aron en 1954 (Histoire de Vichy, 1940-1944, Paris, Fayard, 1954) que Vichy s’était posé comme « bouclier », protégeant la nation française et minimisant les dégâts de l’occupant. Paxton argua de manière convaincante que le gouvernement de Vichy était en fait ancré dans l’histoire de la droite parlementaire française, bénéficiant d’un soutien populaire important, et que non seulement il ne faisait pas bouclier à l’Allemagne nazie, mais il collaborait étroitement et allait parfois même au-delà des demandes de l’Allemagne, comme dans le cas de la persécution des Juifs. Cf. Robert Paxton, Vichy France. Old Guard and New Order, 1940-1944, New York, Columbia Press University, 2001 [1972]. 73 entendaient remettre en cause la vision forgée depuis une trentaine d’années et l’usage politique qu’on faisait, ici et là, du passé résistant15. »

Il semblerait donc que dès le début et jusque dans les années 1970, l’historiographie de la

Résistance soit centrée sur le témoignage et sur les histoires et paroles des acteurs clandestins, ordre chamboulé cependant par l’impact du livre de Paxton. Il y eut un changement dans les années 1980, symbolisé par la mise en place de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP, sur lequel l’étude s’attardera plus loin), laboratoire du CNRS, à la place du Comité d’histoire de la

Deuxième Guerre mondiale – donc rupture avec le pouvoir exécutif – et l’émergence d’un

élargissement des études scientifiques, des sujets, des méthodes.

C’est dans ce contexte du milieu des années 1970, fait à la fois de remises en questions entre la mémoire et l’histoire, ainsi qu’une résurgence d’intérêt pour la période du régime de

Vichy – l’ « obsession » dont a très bien discuté Henry Rousso avec le « syndrome de Vichy » – que Claude Bourdet écrit L’aventure incertaine. Son livre fait donc partie de ce moment de la fin des mythes et du retour du refoulé (entre 1971 et 1974) dont parle Rousso, avec un vocabulaire et une analyse empruntés à la psychanalyse, faisant suite à la période depuis la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1970 qui représente, selon l’historien du temps présent, un moment de refoulement concernant l’histoire du régime de Vichy, à laquelle fait contrepoids une

« renaissance spectaculaire de la mémoire résistante, sous l’angle, il est vrai particulier, de la mémoire gaulliste16 ». L’œuvre de Bourdet est donc en premier lieu à considérer dans son moment historique, et l’auteur pose clairement dès le début du livre le contexte de l’époque dans lequel il s’inscrit : renouveau d’intérêt pour les problématiques de la seconde guerre mondiale au-delà d’un cercle restreint; nécessité de fixer certains faits et rectifier certaines mémoires

15 Laurent Douzou, « L’écriture de l’histoire de la Résistance », op. cit., p. 836. 16 Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy..., op. cit., p. 110. 74 erronées, notamment vis-à-vis de Charles de Gaulle mais aussi des communistes et de Vichy ; volonté de contribuer au travail des historiens en replaçant dans le contexte les événements, les prises de décisions, les individus et les relations entre les différentes organisations par le biais de la mémoire et de l’analyse politique ; désir d’inscrire dans le temps la portée du combat des résistants. C’est aussi une entreprise de démythification de la Résistance : Bourdet cherche à replacer ces personnes dans leurs contextes et à rendre compte des qualités et défauts d’hommes tels que De Gaulle, Moulin, ou lui-même. Existe donc une volonté d’humaniser son travail sur les témoins et acteurs, même si cela signifie que personne n’est à l’abri d’erreurs de jugements, que les décisions étaient sujettes à disputes, querelles intestines, incertitudes, et que le travail de chacun dans la Résistance n’était finalement, hormis quelques particularités dues à la guerre, à l’occupation et la vie clandestine dangereuse, pas finalement éloignées d’autres expériences plus familières. D’ailleurs, il n’hésite pas à dire que, loin de l’image héroïque que beaucoup se faisaient d’un chef de la Résistance, son quotidien était souvent plutôt ennuyeux...17

L’aventure incertaine : Un récit analysé, une analyse sous forme de récit

Le livre de Bourdet fait donc partie de son temps. Cependant, il se démarque des autres mémoires18 par deux facteurs importants qui font de cette publication l’un des ouvrages majeurs sur la Résistance écrit par l’un de ses acteurs de premier plan. D’une part, la forme du récit : ce n’est pas un récit traditionnel puisque Bourdet propose autant un livre d’analyse qu’un récit. Son

17 Cf. Philippe Burrin, La France à l’heure allemande. 1940-1944, Paris, Seuil, 1995. 18 Citons, parmi les ouvrages lus lors de la rédaction de cette étude : Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, Paris, Seuil, 1977 ; Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Sept fois sept jours, Paris, 10/18, 1963 ; Raymond Aubrac, Où la mémoire s’attarde, Paris, Odile Jacob, 1996 ; Henri Frenay, La nuit finira. Mémoires de résistance, 1940-1945, Paris, Michelon, 2006 [1973] ; Pierre Guillain de Bénouville, Le sacrifice du matin, Paris, Robert Laffont, 1946 ; Agnès Humbert, Notre guerre. Souvenirs de Résistance, Paris, Tallandier, 2004 [1946] ; Kriegel- Valrimont, Mémoires rebelles, Paris, Odile Jacob, 1999 ; Philippe Viannay, Du bon usage de la France. Résistance, journalisme, Glénans..., Paris, Ramsay, 1988 ; Alban Vistel, La nuit sans ombre. Histoire des mouvements unis de Résistance, leur rôle dans la libération du Sud-Est, Paris, Fayard, 1970. 75 récit a une forme essayiste qui s’appuie autant sur son expérience de l’époque en tant qu’acteur et témoin que sur celle du journaliste politique qu’il fut durant les trois décennies depuis la

Libération. Bourdet a donc l’avantage de bénéficier de son sens de l’écriture politique du quotidien et d’une longue expérience des milieux politiques au moment d’écrire ce livre. D’autre part, le contenu de l’ouvrage est soutenu par une analyse précise, détaillée, et qui cherche à rendre compte avec lucidité des événements et des complexités avec le souci constant du

« pourquoi » dans l’accompagnement des « quoi » et « comment ». Dans cet état d’esprit, l’auteur tient à inscrire les individualités dans le cours de l’histoire collective pour à la fois rendre compte de leur importance contingente et diminuer la mythification des personnalités.

Originalité et importance du mémoire : récit à la première personne mais analyse politique, témoignage individuel subjectif mais effort d’explication et de compréhension des rapports complexes entre les différents groupes, mouvements, réseaux, idéologies, partis politiques, et individualités dans la Résistance. C’est donc un effort de théorisation de son expérience personnelle en rapport avec l’histoire collective de la guerre et des années qui suivent. Récit, certainement, mais à l’intérieur d’un mouvement historique collectif qu’il lui paraît nécessaire d’analyser pour apporter des éléments sur la période en question, mais également pour comprendre de quelles manières certains faits ont permis, ou empêché, une certaine évolution d’avoir lieu dans l’après-guerre.

Pour Régis Debray, « le temps qui passe permet de faire le tri, entre les vivants, entre les morts, entre les livres. En français, sur les camps nazis, il y a Antelme. Sur la Résistance dans notre pays, il y a Bourdet19 ». De tous les mémoires sur la Résistance écrits à cette époque, seul

19 Régis Debray, « Claude Bourdet », octobre 1996, p. 1. Disponible sur: http://regisdebray.com/politique:articles. Consulté le 12 février 2012. Depuis, Régis Debray confia à l’auteur de la présente étude, lors d’un entretien en août 2012, que le livre de Cordier La République des catacombes est à ranger au côté de L’aventure incertaine de Claude Bourdet. Cf. Daniel Cordier, La République des catacombes, Paris, Gallimard, 1999. 76 peut-être le livre de Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, se rapproche quelque peu de l’entreprise de Bourdet. Ils font tous deux l’effort d’analyser les processus historiques en jeu dans l’histoire de la Résistance tout en prenant le recul de leur position présente, plus de trente ans après les faits20. Cependant, d’Aragon ne rentre certainement pas autant que Bourdet dans les aléas et les détails de l’analyse politique des événements. Il ne pouvait d’ailleurs le faire tout à fait de la même manière, et ce pour deux raisons. D’une part, il n’avait pas la même capacité d’analyse que Claude Bourdet avait développée au fil des années par son expérience et sa pratique de journaliste politique. D’autre part, Bourdet eut une expérience privilégiée où il put observer les aléas de la Résistance intérieure grâce à son statut et ses responsabilités, c’est-à-dire ceux de dirigeant d’un des mouvements les plus importants depuis les premiers pas : Bourdet, intégré à Combat depuis janvier 1941, est numéro un du mouvement en France une fois que

Frenay est définitivement installé en Algérie (juillet 1943), et devient membre fondateur des

MUR et du CNR. En fait, Wieviorka rappelle l’importance de la publication des mémoires des

« grands chefs de mouvements, Henri Frenay et Claude Bourdet pour ne citer qu’eux, [qui] soulignaient qu’ils avaient refusé l’inféodation tant à Londres qu’à Moscou » et dont « leur voix rompait avec deux images convenues » : en effet, ils « rompaient avec le mythe d’une armée des ombres déférant sans broncher aux ordres de la France libre » et « ils écorchaient la légende d’une France massivement engagée ». Ainsi, avec leur prise de parole, ces acteurs de premier

20 Comme l’indique Laurent Douzou, « Claude Bourdet en politique de la deuxième gauche, Charles d’Aragon en vieux sage jouant sur le registre de l’apparente simplicité, rompaient tous deux délibérément avec les lois du genre. Il ne se faisaient pas les truchements d’une épopée mais tentaient de comprendre par quels mécanismes ce passé résistant, qui leur restait si cher, avait pu représenter une expérience si forte et si marquante avant de s’évanouir la paix revenue, pour ne laisser place qu’à une puissante « imagerie populaire » dont les différentes variantes faisaient litière de la réalité qu’ils avaient connue. C’est consciemment qu’ils associaient le récit d’une expérience intime aux usages sociaux de ce passé dans la France de Valéry Giscard d’Estaing. » Laurent Douzou, La Résistance française: une histoire périlleuse. Essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2005, p. 191. 77 plan « troublaient la lecture simpliste des années sombres et y réintroduisaient de la complexité »21 – ce que fît également, plus tard, le travail de Daniel Cordier22.

Le livre de Bourdet est donc un récit chronologique nourri de tentatives d’explications.

L’auteur le dit lui-même d’ailleurs dès les premières pages : « Je ne veux pas faire de ce livre exclusivement un livre de souvenirs, mais plutôt de commentaires23 ». Le récit, forme privilégiée du témoin, propose d’emblée la présence d’un « je » subjectif, porteur d’une voix, d’une parole, d’une expérience. Bourdet s’éloigne donc du genre car il insère dans son récit subjectif une étude qu’il veut la plus juste et la moins partiale possible avec pour but la compréhension et l’explication. Comme le dit Jean-Marie Borzeix dans la préface de l’édition originale, Claude

Bourdet « ne se contente pas d’être un témoin : s’il décrit, c’est pour expliquer ; s’il explique, c’est en toute liberté24 ». Si le récit est ancré dans l’expérience passée, le commentaire l’est dans le présent et dans l’expérience accumulée, dans le recul du regard analytique. L’analyse de

Bourdet, en plus de participer à ce renouveau dans le débat historiographique évoqué plus haut, joue sur deux tableaux : volonté d’ancrage dans le passé pour restituer une expérience, mais

également regard en recul du présent qui se veut aussi juste que possible dans ses recoupements, rapprochements, problématisations.

Le désir traditionnel d’objectivation dans l’entreprise historique est souvent implicite, parfois explicite, l’un des buts de l’historien étant d’être capable d’écrire avec le plus de justesse

21 Et précédente : Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance. 1940-1945, Paris, Perrin, 2013, p. 490-491. 22 Il est essentiel de dire un mot sur le travail colossal de cet ancien résistant transformé en historien, ancien secrétaire de Jean Moulin. Livres incontournables, l’œuvre de Cordier fait preuve d’une approche différente de celle de Bourdet. Polémiques à plusieurs endroits et à plusieurs égards, discutés avec passion, ses travaux sur Moulin s’efforcent de réinscrire la mission de Jean Moulin, son rôle, son expérience, dans l’histoire de la Résistance, et ce en apportant du matériel inédit. C’est une approche différente, beaucoup moins centrée sur la Résistance intérieure en tant que telle. Cependant, il partage avec Bourdet le souci de replacer l’individu dans le courant historique pendant cette période cruciale de l’histoire moderne française. Cf. : Daniel Cordier, La République des catacombes, op. cit. Voir aussi les ouvrages précédents: Jean Moulin. L'Inconnu du Panthéon, 3 vol., Paris, Jean-Claude Lattès, 1989-1993; et le récent mémoire: Alias Caracalla : mémoires, 1940-1943, Paris, Gallimard, 2009. 23 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 17. 24 Ibid., p. 8. 78 possible et en tendant toujours vers une impartialité historique, ou encore, pour paraphraser l’historien John Lewis Gaddis, d’atteindre l’équilibre optimal, d’abord en soi puis dans la société, entre les deux opérations de l’historien(ne) que sont l’oppression et la libération25: il ou elle opprime le passé en le représentant pour le rendre accessible, lisible, mais elle le libère en faisant émerger un passé de l’oubli, lui donnant une permanence contextualisée, en expliquant autant les chemins empruntés par l’histoire qu’en montrant ceux qui auraient pu l’être, et en démontrant que le sens de l’histoire ne se fixe pas avec la fin des événements. L’histoire écrite par ceux qui y ont participé et qui ne se réclament pas de la profession d’historien est sensiblement d’une autre nature, même s’ils doivent immanquablement faire face à ce genre de questions. La différence principale étant sûrement qu’ils n’abordent pas, pour la plupart, leur sujet en s’attardant en premier lieu à l’étude des archives. Ils partent d’un vécu et construisent la narration à partir de ce vécu, de ces souvenirs, de ces expériences. C’est à la fois un discours qui aspire à plus de « véracité » car, justement, il est porteur d’un vécu, il est un témoignage à la connotation d’authenticité, mais c’est aussi un discours qui a l’empreinte d’une subjectivité marquée puisque les faits racontés, étant l’expérience d’une seule personne, sont plus facilement influencés, réarrangés, voire déformés ou réinterprétés selon des critères qui peuvent aller d’une simple valorisation ou justification personnelle à une idéologie politique du moment. Et lorsqu’il s’agit de traiter l’histoire de la seconde guerre mondiale, et plus particulièrement celle de la

Résistance, objet de tant de mythes, instrument d’une certaine idéologie nationale et politique dans les années d’après-guerre jusqu’à aujourd’hui, s’incorpore à la volonté de description le désir de « faire du sens ». Comme le note Olivier Wieviorka :

25 « That purpose [the purpose of historians’ thinking] is [...] to achieve the optimal balance, first within ourselves but then within society, between the polarities of oppression and liberation » (italiques dans l’original). John Lewis Gaddis, The Landscape of History. How Historians Map the Past, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 147. 79

L’autobiographie reste, on le sait, un genre littéraire particulièrement difficile à appréhender. Les récits de Résistance n’échappent pas à cette règle puisque les acteurs tiennent sur leur passé des discours pluriels, voire contradictoires. L’hétérogénéité des expériences vécues ne saurait pourtant suffire à justifier ces dissonances : la diversité des Mémoires ne reflète pas, tant s’en faut, la variété des destinées. En publiant leurs Souvenirs, les résistants ne cherchent pas en effet à décrire leur action. Dépassant les faits d’armes, ils veulent avant tout dégager le sens de leur combat.26

En fait, le récit autobiographique semble avoir les inconvénients de ses avantages : s’il aspire à donner un sens au passé et à l’histoire en racontant les événements tels qu’ils ont été individuellement vécus, cherchant ainsi à décrire des faits, à restituer des événements précis et particuliers ainsi qu’à chercher des relations causales entre eux, il est aussi dépendant des

« intentions » de l’auteur-acteur. Peut-on dire que l’objectif premier du récit est « avant tout » de donner un sens à son histoire personnelle ? Claude Bourdet, en tout cas, expose ses raisons pour

écrire, pour finalement raconter après toutes ces années :

Si je raconte cela, c’est pour que l’on mesure mieux combien pour la plupart d’entre nous, la rédaction de ces souvenirs a été une tâche moralement difficile. Personnellement, il m’a fallu de longues années pour m’y résoudre. Cependant, à mesure que ce temps s’éloignait jusqu’à devenir presque mythique pour ceux qui ne l’avaient pas connu, il apparaissait de plus en plus nécessaire de fixer les images avant qu’elles ne disparaissent, de rectifier certaines erreurs, de fournir à la conscience de nos contemporains et à l’étude des historiens des éléments à peu près exacts – subjectivement exacts en tout cas, représentant loyalement l’image que chacun se fait de ce passé.27

Une volonté modeste de restituer le passé pour remettre à leur place des éléments manquants ou erronés : tâche difficile mais qui semble être ici pour l’auteur un devoir, une responsabilité vis-à-vis à la fois ceux qui n’ont pas connu cette période qui, au fil des années, prend une dimension de plus en plus mythique, et également pour les historiens afin de leur fournir de la matière sur laquelle travailler, une sorte de document sur lequel s’appuyer. Bourdet ne se pose donc ni en historien, ni en quelconque porteur d’une vérité absolue. Au contraire, il revendique la part de subjectivité inhérente à son entreprise ainsi que le support de sa propre

26 Olivier Wieviorka, « Du bon usage du passé. Résistance, politique, mémoire », in Mots, 32.1 (1992), p. 67. 27 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 12. 80 mémoire pour écrire son histoire et l’Histoire telle qu’il l’a vécue. Il y a donc un parti-pris de l’écriture, celui d’une exactitude historique subjective : l’individu est l’axe par lequel transite l’histoire. De dépositaire d’une expérience dans le passé, il devient producteur d’une expérience littéraire. De l’un à l’autre, l’individu et sa mémoire. C’est celle-ci qui le lie au passé qu’il cherche à restituer dans le présent de l’écriture, qui est au centre de son entreprise ; et son discours est avant tout une prise de parole à la première personne, un témoignage.

Or, dans l’historiographie française, par un parallèle chronologique saisissant avec la prise de conscience et le retour dans les années 1970 sur les « années noires » de Vichy, l’établissement et l’institutionnalisation de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) met au centre de sa réflexion les relations entre mémoire et histoire. Avant de s’attarder sur l’IHTP, il semble nécessaire de citer Pierre Nora dont le travail sur Les lieux de mémoire est justement centré sur une conception élaborée de l’histoire et de la mémoire. Ainsi, pour lui :

Mémoire, histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé. […] L’histoire, parce qu’opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif.28

Pierre Nora élabore donc une différence conceptuelle marquée entre histoire et mémoire.

Si marquée, d’ailleurs, qu’elle mérite d’être explorée plus en avant, voire nuancée – peut-être

28 Nora, Pierre. « Entre mémoire et histoire » in Les lieux de mémoire, Tome I, Paris : Gallimard, 1997, p. xix. 81 débattue. En effet, est-il vraiment possible de délimiter de manière si tranchée les concepts de mémoire (collective) et d’histoire ? Ne peut-on pas affirmer, comme le fait Gérard Noiriel, que

« [l]a mémoire collective englobe [...] toutes les questions (et les réponses) que les citoyens d’un pays se posent sur le passé » et que « [c]’est pourquoi l’histoire ne peut jamais complètement s’affranchir de la mémoire »29 ? Il est judicieux de s’attarder quelque peu sur l’argumentation développée par ce dernier, qui participe au débat sur l’histoire du temps présent à l’intérieur de laquelle les questions d’histoire et de mémoire sont centrales, et ce pour mieux situer, ensuite, la démarche de Bourdet. Noiriel distingue deux perspectives au sein de l’IHTP : une par le biais d’une définition chronologique30 et une autre, proposée par Henry Rousso31, d’ordre thématique32. Dans cette dernière perspective, comme le souligne Noiriel, les historiens rejettent l’argument traditionnel de la discipline historique qui voudrait que la barrière temporelle (mort des acteurs et témoins d’un certain passé) soit un rempart contre une certaine subjectivité et partialité et, surtout, ils accordent une importance centrale à la « fonction sociale » de l’histoire.

Selon Noiriel, « l’histoire du temps présent est ici l’autre nom d’une histoire de la mémoire » où

« la présence de témoins reste un critère décisif »33. Pour lui, les historiens qui étudient le passé récent dans une approche chronologique (une minorité à l’intérieur de l’IHTP à son avis) traitent leur objet de la même manière que les autres historiens, alors que ceux « qui envisagent l’histoire

29 Et précédente: Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette 1999, p. 25. Italiques dans l’original. 30 Où le temps présent est envisagé « comme une "période" de l’histoire, venant à la suite de la période "contemporaine" » où « étudier l’histoire du temps présent, c’est s’intéresser au passé qui est le plus proche de nous ». Ibid., p. 10-11. 31 Et précédente: Henry Rousso, La Hantise du passé, Paris, Textuel, 1998. 32 Cette perspective envisage l’histoire du temps présent comme un « domaine historiographique à part entière » consacré à « l’histoire d’un passé qui n’est pas mort, d’un passé qui est encore porté par la parole et l’expérience d’individus vivants, donc d’une mémoire active et même singulièrement prégnante ». Ibid., p. 63, cité dans Gérard Noiriel, Les origines républicaines..., op. cit., p. 11-12. 33 Et précédente: Ibid., p.12. 82 du temps présent comme un domaine d’étude spécifique privilégient, quant à eux, la "fonction sociale" de l’histoire34 ».

Cette histoire du temps présent pose donc plusieurs questions : celle de la fonction sociale de l’histoire, celle de son rapport aux témoins et témoignages, et celle de la spécificité de la démarche historique qui, dans les débats médiatiques où l’historien du temps présent cherche à distinguer son travail des autres domaines tels que le journalisme par exemple, se présente comme une histoire « scientifique » marquée par trois critères importants : une distance vis-à-vis du passé, une proximité aux faits, et un mise à l’épreuve du travail fourni car soumis à la critique de pairs. Selon Noiriel, plusieurs problèmes sont à relever dans la perspective mémorielle de l’histoire du temps présent dont la centralité accordée à la demande sociale dans la définition de l’histoire telle que conçue par Rousso et un attachement à l’histoire politique « événementielle » et à une histoire collective qui s’intéresse majoritairement à « la mémoire collective "vue d’en haut"35 ».

Pour Noiriel, une contradiction majeure vient du rapport des historiens du temps présent au mouvement que l’on nomme « l’école des Annales », dont ils critiquent la conception de l’histoire dédaignant l’histoire politique et l’événementiel. Ils encensent L’Étrange défaite de

Marc Bloch, l’une des premières contributions à l’histoire du temps présent selon Lucette

Valensi36, mais négligent les perspectives historiques du mouvement. Or, selon Noiriel, une autre histoire du temps présent est possible qui s’attache justement aux conceptions de l’histoire telle que développées par Bloch dans son Apologie pour l’histoire – car L’Étrange défaite n’est pas

34 Ibid., p. 14. Noiriel insiste tout de même que certains combinent les deux approches et s’efforce de rappeler, dès les premières pages, que « [l]’autonomisation du discours sur l’histoire a entraîné une prolifération d’étiquettes toutes faites ("histoire événementielle", "école des Annales", "nouvelle histoire", etc.) qui ne disent pratiquement rien des études empiriques qu’elles sont censées décrire. » 35 Ibid., p.28. 36 Ibid., p.31. 83 un livre d’historien, mais le témoignage d’un citoyen, certes aidé par ses outils critiques hérités de sa formation d’historien, mais dont la valeur est avant tout celle d’un témoignage qui pourra servir aux historiens futurs. Les conceptions de l’histoire du temps présent se trouvent donc, pour

Noiriel, non dans L’Étrange défaite mais dans l’Apologie pour l’histoire, et c’est dans cet ouvrage qu’il puise sa vision d’une histoire sociale. Peut-être serait-il bénéfique de garder à l’esprit les paroles de Ricœur qui ne pouvait trancher entre histoire et mémoire :

À la mémoire reste l’avantage de la reconnaissance du passé quoique n’étant plus ; à l’histoire revient le pouvoir d’élargir le regard dans l’espace et dans le temps, la force de la critique dans l’ordre du témoignage, de l’explication et de la compréhension, la maîtrise rhétorique du texte et, plus que tout, l’exercice de l’équité à l’égard des revendications concurrentes des mémoires blessées et parfois aveugles au malheur des autres. Entre le vœu de fidélité de la mémoire et le pacte de vérité en histoire, l’ordre de priorité est indécidable. Seul est habilité à trancher le débat le lecteur, et dans le lecteur le citoyen.37

Après ces brèves réflexions et ce détour par un débat historiographique qui porte en soi de profonds questionnements sociaux sur notre rapport à l’histoire et au passé – et donc à la construction de notre présent et de notre mémoire –, comment situer le livre de Claude Bourdet vis-à-vis de l’histoire et de la mémoire ? Avant tout, L’aventure incertaine est un témoignage.

Toutes différences et nuances entendues, il se rapproche de L’Étrange défaite de Bloch par cette position de témoin de l’auteur, par la volonté d’être une contribution d’un citoyen, témoin et acteur, mais aussi par certains outils analytiques qui lui sont disponibles. Ici, ce n’est pas ceux d’un historien, mais ceux d’un journaliste politique de premier plan. Le texte de Bourdet se différencie de celui de Bloch parce qu’il est écrit trente ans après les faits et qu’il s’inscrit dans une période mémorielle intense, celle des années 1970. L’aventure incertaine est le récit d’un témoin et acteur des événements, mais inséré dans une histoire collective que l’auteur prend le temps d’analyser grâce au recul (historique et personnel) accumulé, aux outils professionnels de

37 Paul Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Annales, Histoire, sciences sociales, 2000, vol. 55 (4), p. 747. 84 journaliste politique, et due en partie à son souci d’explication. Enfin, comme l’exposent les propos cités précédemment, Claude Bourdet revendique la fonction sociale de son texte : son ambition est de rectifier certaines interprétations et de contribuer au débat historique par son récit.

Récit ? Le récit, c’est donc la voix personnelle, le « je » du témoin. Mais c’est aussi, puisque dans ce cas la volonté est claire, un espace où penser, critiquer, analyser, créer des conjectures historiques. Olivier Wieviorka, dans le contexte des autobiographies sur la

Résistance, voit dans le récit autobiographique une fonction d’authenticité mais également une faillite théorique.

L’individualisation du récit valide au demeurant un témoignage dont le passé de l’auteur garantit l’authenticité. Mais le recours à cette forme marque également l’incapacité de la Résistance à théoriser, donc à éterniser, le sens de son combat. Ne pouvant formuler explicitement le « message de la Résistance », les auteurs tentent de le faire partager en décrivant prosaïquement leurs refus, leurs illusions, leurs espérances. En ce sens, la forme autobiographique compense la faiblesse théorique de la Résistance dont le sens se résume à son combat – comme le mouvement se prouve en marchant.38

Trouver une quelconque unicité d’un message de la Résistance élargi à des conditions nouvelles telles qu’elles se sont présentées après la guerre est une entreprise vouée à l’échec. Les nouvelles données politiques internationales après la guerre, les différences idéologiques des anciens résistants forçaient immanquablement la multiplicité des interprétations. Certes, il est possible de tracer les grands traits de la Résistance dans sa pratique, mais le sens échappe car il diffère d’un groupe de personnes à l’autre, et parfois d’un individu à l’autre. Mais, cela n’empêcha pas de théoriser le sens historique de la Résistance dans l’histoire collective, comme le démontre, par exemple, les travaux du groupe Octobre et les thèses élaborées en 1945-1946.

Ce qu’Olivier Wieviorka voit comme une faiblesse théorique se révèle être, à mon avis, une force littéraire et philosophique : le récit à la première personne a cette qualité littéraire et

38 Wieviorka, Olivier, « Du bon usage du passé... », op. cit., p. 77. 85 humaine qu’un texte historique sans acteur, sans vécu personnel, sans « je », ne peut tout simplement pas atteindre39. Côté humain, sûrement imparfait, mais témoignage cependant nécessaire pour une compréhension globale et intime. Le récit de Bourdet, entre mémoire et histoire, entre « aventure » personnelle et analyse d’un parcours collectif, se déploie entre la subjectivité d’une expérience et la dimension historique. Le récit de Bourdet partage avec

L’Étrange défaite de Marc Bloch le caractère explicatif d’un témoignage où le sens émerge de la rencontre entre l’acteur et l’analyste dans le récit lui-même.

La volonté de Bourdet d’écrire ou de réécrire l’histoire est un engagement personnel dans ce « pacte de vérité » dont parle Paul Ricœur40 de la même façon que son action fut un engagement personnel pour changer ces « choses qu’on ne peut pas supporter »41. La prise de parole qu’offre le récit est la mieux adaptée pour rendre compte de ces facettes d’un même engagement. Avec la réserve qu’il se doit puisqu’il ne s’agit pas de mettre ici sur un même niveau deux registres différents, le récit autobiographique a les avantages du roman puisqu’il met en jeu un personnage et un bout de son parcours, invitant le lecteur à entrer de plein pied dans l’action, et ceux de l’essai puisqu’il offre la libre articulation d’une vision individuelle du monde réfléchissant sur les divers événements. Il n’est pas seulement histoire, il a du moins la possibilité d’être « littérature », dans le sens donné par Sartre à ce sujet42. C’est avant tout, selon ce dernier, une subjectivité qui donne accès à la littérature, l’engagement d’un « moi » dans l’écriture, dans l’Histoire, dans le temporaire et dans l’éternel. C’est mettre entre ses mains – car

39 Soyons clair : de nombreux historiens travaillent le côté humain, tissent la vie des gens dans leurs textes. Le contraste avec ces derniers, ici, est dans la position du narrateur qui a vécu ce qu’il conte. 40 Paul Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », op. cit., p. 731-747. 41 Bourdet, Claude, L’aventure incertaine, op. cit., p. 454. 42 « Telle est donc la "vraie", la "pure" littérature : une subjectivité qui se livre sous les espèces de l’objectif, un discours si curieusement agencé qu’il équivaut à un silence, une pensée qui se conteste elle-même, une Raison qui n’est que le masque de la folie, un Éternel qui laisse entendre qu’il n’est qu’un moment de l’Histoire, un moment historique qui, par les dessous qu’il révèle, renvoie tout à coup à l’homme éternel, un perpétuel enseignement, mais qui se fait contre les volontés expresses de ceux qui enseignent. Le message est au bout du compte une âme faite objet. » Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1948, p. 38. 86

écrire en prenant l’âme pour objet – ce qui nous rend humain, fondamentalement. Le vécu a donc forcément la place de premier choix. Mais plutôt que l’écriture qui donne le sanglot, Sartre apprécie le « raisonnement qui cache un sanglot ». Il est pertinent de lire le récit de Claude

Bourdet, plein de retenu et loin de tout lyrisme (chose rare dans l’écriture des mémoires de la

Résistance, style de narration qui commence avec Le sacrifice du matin de Pierre de Bénouville) avec ces réflexions de Sartre à l’esprit. Par exemple, alors qu’un discours historique peut analyser les camps de concentration et expliquer leur fonctionnement de façon critique en tendant vers une objectivité qui s’appuie sur des constats matériels, concrets, documentés, il ne pourra jamais atteindre certaines subtilités que seule l’expérience physique des camps, inscrite dans le corps, peut fournir. Le témoignage est primordial, mais le récit du témoin qui se fait narrateur est d’autant plus viscéral. Pour autant, un lyrisme trop romantique dirait Sartre, peut enlever la subtilité du « raisonnement qui cache un sanglot ».

Pour survivre dans un camp, il fallait être installé de façon à peu près stable, ne pas être menacé d’être déplacé du jour au lendemain, avoir des amis capables d’intervenir si vous étiez sous le coup d’un transport vers un « ailleurs » toujours redoutable ; des amis qui pouvaient aussi créer autour de vous un climat de sympathie humaine, encore plus important que la subsistance matérielle.43

L’expérience physique contient un savoir que seul un témoin peut rendre palpable ; l’équilibre entre expérience physique et raisonnement détaché donne à penser plus qu’il n’affiche. De plus, le récit entre dans certains lieux – ici les camps allemands – non par souci narratif ni par opportunité pour réfléchir sur la condition humaine, mais tout simplement parce que l’auteur-narrateur-témoin-analyste y est passé. En d’autres termes, c’est le récit, guidé par le vécu, lui-même sujet de la mémoire, qui créé le cheminement de l’écriture. Et le lecteur suit le narrateur-personnage dans son histoire, dans ses aventures.

43 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 354. 87

Par ailleurs, le récit permet non seulement de faire entendre la voix de l’auteur, personnage principal, mais également, et cela est capital, celles d’autres individus, d’autres personnages. Le souvenir des dialogues avec des personnes importantes dans la Résistance tels que Moulin, De Gaulle, Darnand, ou avec ces nombreux inconnus ordinaires qui changent

(parfois sauvent) une vie tel l’allemand Bernhard (grâce auquel, en partie, Claude Bourdet a survécu les camps), comme tant d’autres rencontrés en prison, à l’infirmerie, dans le groupe de résistants clandestins, etc. : toutes ces rencontres qui dirigent notre destin font partie d’une vie dont seul le récit à la première personne – fictionnel ou non d’ailleurs – peut saisir dans toute son ampleur et cohérence. Telle est sûrement l’une des forces de la littérature.

Le récit permet à Bourdet, par ailleurs, une libre réflexion sur l’histoire. Cette forme de discours lui permet d’écrire, à l’intérieur du récit, entre les lignes de son histoire racontée, de nombreux essais sur son interprétation des événements à posteriori, sur sa perception de la condition humaine, sur la politique, sur les conséquences de certaines actions en rapport aux

événements d’après-guerre, bref de mettre sa plume au service d’une réflexion essayiste et de laisser libre cours à sa pensée. En cela, il est fidèle à une forme qui lui est familière puisque ses

écrits journalistiques se présentent souvent sous forme d’essais44.

Le récit essayiste à caractère historique tel que conçu par Bourdet, en tant que témoignage écrit longtemps après les faits relatés, répond d’un double mouvement : la conception de l’histoire collective lors du récit qui prend place trente ans après les faits est influencée et par le regard postérieur et par la conception des événements que se faisait le témoin

à l’époque. Il y a ici un paradoxe : d’une part un énoncé ne peut faire du sens qu’à l’intérieur d’un contexte social qui permet aux mots de signifier et la valeur du témoignage dépend de cette

44 Cf. Claude Bourdet, Mes batailles, Paris, In Fine, 1993. 88 intimité avec le contexte de l’époque, d’autre part il est nécessaire de s’extraire du contexte familier pour restituer la familiarité à ceux qui, par leur distance temporelle, ne l’ont pas connue.

Toutefois, quand on a vécu une expérience particulière, et que tout le système des événements, des personnages, des relations entre les uns et les autres est présent dans la mémoire et fait partie de soi-même, rien n’est plus difficile que de faire abstraction de ce que l’on sait, de ce que l’on est, et de raconter cette expérience à des personnes qui ne l’ont pas vécue, spécialement si elles appartiennent à une autre génération.45

C’est probablement l’une des raisons pour laquelle Bourdet a rédigé ce livre à la suite de dialogues avec Jean-Marie Bourzeix, né en 1941 alors que la Résistance commençait à peine à s’organiser. Une autre génération, un autre regard (littéraire également) sur l’histoire, une autre

écoute. Mais aussi une autre écriture, puisque l’écrit individuel fit suite à l’oralité du dialogue.

Attestation appuyée de la sociabilité de tout sujet. En ce sens, la mémoire de l’auteur n’est pas ici le début et la fin de l’entreprise (transcription de faits vécus), c’est plutôt le moteur du récit, le processus et le lien entre un passé vivant, vécu et authentique, et un présent non limité à une histoire définie par la seule expérience. D’où l’intérêt de penser l’histoire, de la problématiser, de la concevoir dans son ensemble pour mieux recentrer l’expérience et la mémoire à l’intérieur de l’histoire collective. L’objet même de cette mémoire décuple l’importance de « se pencher aussi scientifiquement que possible sur le fait de la Résistance » car « ce phénomène a pris une place curieuse dans l’inconscient collectif, au moins en France, et sans doute dans d’autres pays »46.

Référence explicite au « mythe dominant : le résistancialisme47 » qui dominait depuis les années

1950 jusqu’au début des années 1970. Bourdet est conscient de l’édification de ce « mythe de la

Résistance » et il prend le temps dans son livre d’expliquer les différents facteurs. En fait, et en cela l’influence du présent sur l’attention donnée au passé est déterminante – cette « fonction

45 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, p. 20. 46 Ibid., p. 18. 47 Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy..., op. cit., p. 20. 89 sociale » chérie par les historiens du temps présent –, Bourdet cherche à rationaliser cette histoire par le biais de son témoignage et de ses analyses.

Il y a eu toute une falsification de l’Histoire, l’aspect mythique de la Résistance grandissant au détriment de son aspect historique, le personnage de Gaulle prenant, à la fois dans cette Histoire et dans la politique, une importance démesurée, les conséquences de ces mystifications se développant en chaine jusqu’à la période présente. L’Histoire réelle de ce qui s’est passée en France entre 1940 et 1944, la façon dont la Résistance est née et s’est développée, le rôle et les limites de l’action du général de Gaulle, ses relations véritables avec la Résistance, tout cela dessine un paysage historique qu’il me paraît important de définir dans le monde du rationnel.48

Ce « monde du rationnel » est celui de l’histoire considérée dans son ensemble, par une attention décuplée aux détails, et un espace qui dépasse non seulement la mythification de la

Résistance évoquée par Bourdet (héroïque), mais aussi le mythe dont parle Rousso selon lequel la grande majorité des Français ont résisté, un mythe qui a perduré le temps d’une génération49.

Bourdet s’efforce tout au long de ses analyses de préciser les nuances, les enjeux, les conflits, les relations entre personnes et mouvements, bref de redonner un sens à la complexité des

événements. Mais il le fait avec en filigrane une conception de l’histoire développée dès l’après- guerre et qu’il a utilisée pour son analyse journalistique du quotidien. Approche ancrée dans un marxisme souple et non orthodoxe du mouvement historique (approche qui sera l’une des composantes essentielles de ce que l’on nommera la nouvelle gauche), la vision de Bourdet est fortement influencée par le déterminisme historique mais ne répond pas seulement d’une

48 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, p. 20. 49 Exemple de l’analyse de Bourdet, il élargit le sens de cette mythification dans le contexte historique français, traçant à grands traits la notion d’une histoire parallèle aux mythes dominants qui constituent une sorte de mémoire nationale : « 1830, l’Algérie, 1860 la Cochinchine, puis l’Annam et le Tonkin, 1875-1900, l’Afrique noire et Madagascar, 1881, la Tunisie, 1912, le Maroc, autant d’entreprises de pillage au service d’intérêts précis, ou d’opportunismes momentanés, autant de viols des lois les plus élémentaires sans qu’une seule fois le mythe ait été remis en question, sinon par quelques combattants solitaires. Et c’est d’ailleurs un caractère commun de tous les mythes que leur résistance aux faits les contredisent. Comment les Français, croyant à l’Empire égalitaire et à la mission civilisatrice de la France comme à une religion, persuadés que les colonies n’étaient que le prolongement de la métropole, n’auraient-ils pas ajouté foi à Bugeaud plutôt qu’à Lamartine, à Jules Ferry plutôt qu’à Rochefort et Clemenceau, à Soustelle et Lacoste plutôt qu’à Alleg et Mandouze ? Jusqu’à quel point d’ailleurs, les architectes et les conservateurs de cet univers de mensonge, les Jules Ferry, les Soustelle et les Lacoste, n’ont-ils pas été trompés en même temps que trompeurs ? Dans un univers factice auquel tout le monde se cramponne, l’automystification est de rigueur. » Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 449-450. 90 approche impersonnelle et strictement scientifique, statistique de l’histoire. Sa vision du mouvement historique et de son état à la fin de la guerre, il l’évoque en faisant référence au document, inédit jusqu’à aujourd’hui, intitulé « Thèses d’Octobre »50.

Internationalisme, marxisme ouvert, nouvelle formulation du rôle des classes sociales, théorisation satisfaisante de l’expérience de la Résistance, tout cela abondait dans le sens de mes propres préférences, pour une vision statistique du marxisme qui ne verrait pas dans le matérialisme et le déterminisme historique l’origine obligatoire de toutes les actions individuelles mais reconnaîtrait leur influence fondamentale dans tous les phénomènes, en particulier collectifs et sociaux.51

Rendre leur place aux mouvements historiques tout en reconnaissant la valeur et l’influence des actions personnelles : rencontre, à nouveau, entre l’analyse et le récit du témoin-acteur.

Distinction qui n’est pas sans rappeler la discussion évoquée plus haut où la sociologie apporte des éléments d’analyse qui, bien que l’interprétation qui en découle soit différente, ne sont pas contradictoires avec une approche centrée sur les individus et sur les attitudes personnelles plutôt que sur les groupes. Mais c’est aussi tenter de concilier les structures sociales, économiques et autres, avec une certaine conjecture politique, pour redonner une place dominante à l’événement, très proche en cela de la conception historique de l’événement que Ricœur expose lorsqu’il discute de la pratique de l’histoire52.

Ni uniquement selon des lois de déterminisme historique, ni seulement selon une suite de hasards et de coïncidences, Bourdet cherche à concilier l’influence individuelle sur l’histoire et les déterminations sociales et historiques. Il conçoit deux différents types de périodes à l’intérieur desquelles l’influence des facteurs diffère : « On peut dire que les lois du déterminisme historique s’appliquent assez bien si l’on considère des périodes normales ou des intervalles de temps suffisamment longs pour que le poids relatif des périodes ordinaires prenne

50 Cf. infra, Introduction 2ème partie. 51 Bourdet, Claude, Mes batailles..., op. cit., p. 12. 52 Paul Ricœur, « Le retour de l’événement », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, T. 104, no1, 1992, p. 29-35. 91 le dessus sur celui des moments exceptionnels », cependant, il existe des « moments où le processus historique s’effectue de manière très particulière », des « périodes de rétrécissement et d’accélération du fleuve historique »53. Les intervalles de temps suffisamment longs sont plus propices à une analyse historique dépendante de facteurs collectifs, où « les infrastructures

économiques "produisent" ou conditionnent les idéologies, forment des individus, qui n’en sont pas pour autant de simples machines, et agissent à leur tour sur l’Histoire d’une façon en partie autonome54 ».

Selon Bourdet, dans les périodes d’ « accélération de l’histoire », dont l’apogée serait une révolution, les influences de certaines personnes dont la présence au centre d’événements n’est le fruit que d’une contingence difficilement prévisible, deviennent tout à coup beaucoup plus lourdes de conséquences. De toute évidence, c’est ainsi qu’il envisage l’histoire de la Résistance où, en un peu plus de quatre ans, certaines personnes se sont retrouvés avec des responsabilités et une influence inimaginable avant 1940. Il tente ainsi de redonner une place aux individus et à leurs actions mais en insistant sur les conditions qui permettent aux actions individuelles d’avoir un impact sur l’histoire collective.

Au sein de ces « défilés » de l’Histoire, les « nez de Cléopâtre », les événements fortuits ou d’apparence fortuite ont une beaucoup plus grande importance. De telles périodes sont brèves, mais quand le fleuve de l’Histoire sort de ces défilés et retourne dans la plaine, soumis de nouveau au jeu permanent des déterminismes, les accidents qui ont dérangé son cours quand il s’agissait d’un simple ruisseau de montagne ont pu effectivement le dévier vers tel ou tel bassin ou telle mer. Les périodes révolutionnaires ont précisément ce caractère d’étranglement, de défilé, où le cours de l’Histoire dépend de quelques hommes et de quelques événements. C’est à ce moment-là, par exemple, que telle ou telle décision impromptue d’un comité central clandestin, ignoré de l’opinion nationale et internationale, peu conscient lui-même de l’effet historique de ses choix, peut tout changer pour l’avenir.55

53 Et précédentes: Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 15. 54 Idem. 55 Ibid., p 16. 92

Bourdet propose donc une vision de l’histoire où l’impact des événements qui prennent une tournure exceptionnelle est tel que l’influence des personnes, par un étrange mais somme toute logique renversement, devient plus grande. Dès lors, il semblerait que des actes anodins ont plus tendance à transformer le cours de l’histoire qu’en période « ordinaire » de certaine stabilité sociale et politique. Si tel est le cas, il semble alors raisonnable d’estimer que la mémoire de ces personnes qui se sont trouvées happées par l’événement est un ingrédient essentiel pour écrire l’histoire de ces périodes « révolutionnaires », dans le sens de changements brusques, radicaux, dans la structure de l’État et de la société. Et étant donné la formidable influence de la Résistance sur l’histoire de l’après-guerre, ne serait-ce que par son pouvoir de légitimation du discours publique, il faudrait donc donner une place de choix à l’histoire de ces individualités avec à l’horizon la période qui suit. Si la mémoire est ainsi part entière de l’histoire à faire, elle doit donc être soumise à un effort de rationalisation, d’analyse. Pour Bourdet, « il est et sera donc impossible d’étudier l’après-guerre sans référence aux événements et aux hommes de la

Résistance. […] Ce dont il s’agit [...] ce n’est pas de glorifier quoi ou qui que ce soit, mais de porter sur les événements et les personnes un regard d’observateur sans passion, comme à travers un télescope ou un microscope56 ».

Il n’est donc pas question pour Bourdet de faire de certains individus des déterminants historiques en vertu de leur individualité, de leur personnalité ou de leur statut, mais de considérer leur impact uniquement à l’intérieur d’une théorie du mouvement historique. Dans ces

« moments d’accélération de l’histoire » qu’il mentionne et dont la Résistance fait partie, la mémoire devient logiquement, d’après lui, un instrument fondateur de l’histoire plus pertinent, plus déterminant, que dans d’autres circonstances. C’est une vision de l’histoire qui cherche à expliquer comment certaines conditions collectives ont permis l’émergence d’individualités qui,

56 Ibid., p. 14. 93 a priori, n’étaient pas destinées à prendre les responsabilités qu’ils ou elles ont dû assumer – les acteurs dont l’importance vient de se révéler se retrouvent ici portés par des circonstances exceptionnelles. Mais dans une analyse politique de l’histoire, les « lois statistiques », comme le dit Bourdet, sont essentielles pour toute compréhension rationnelle. Dans le chapitre où Bourdet discute des raisons de l’influence écrasante de De Gaulle sur la politique française pendant près de vingt cinq ans, il fait à nouveau référence à cette idée. Pour lui, s’ « [i]l est tout à fait impossible de déterminer d’emblée et à priori avec certitude l’attitude politique et humaine d’un individu d’après la catégorie sociale à laquelle il appartient », les lois statistiques « gouvernent l’Histoire, puisque celle-ci représente le destin des groupes humains » et les probabilités, quand il s’agit de groupes, « sont si grandes qu’elles équivalent à des certitudes »57.

Faire cette constatation, ce n’est pas nier la liberté des individus, fussent-ils banquiers – et ce n’est pas non plus poser un postulat sur l’origine des idées, ce n’est pas affirmer que, nécessairement, les formes de la production, les rapports économiques, les intérêts ont « fabriqué » les lettres, la philosophie, la religion. (Cela, vrai ou non, ne peut être démontré, ce n’est plus de la science. N’en déplaise aux marxistes orthodoxes, c’est un autre genre de foi.) Mais même si l’on se borne simplement à décrire scientifiquement ce qui se passe dans le monde, partout, et dans tous les pays, on constate l’influence fondamentale des facteurs de production, des rapports de domination économique, sur l’ensemble des structures politiques et idéologiques, que celles-ci aient ou non une origine autonome. Et c’est cela, politiquement, qui importe.58

Inspiré fortement, dans sa compréhension des rapports de force, par le marxisme, Bourdet fait part ici de l’expression sociologique de l’influence fondamentale des structures politiques et

57 Et précédentes : Claude Bourdet, L’aventure incertaine, p. 417-418. Il ajoute : « Un chef d’entreprise, pris à part, peut être socialiste ; cent chefs d’entreprise ont le comportement traditionnel de la classe capitaliste et bourgeoise, et poursuivent quasi instinctivement, non seulement en affaires, mais en politique (où leur poids économique leur donne une puissance sans commune mesure avec celle de cent salariés), leurs buts propres qui sont ceux de leur groupe social et ceux, en somme, de tout être vivant : persévérer dans son être, s’accroître aux dépens du milieu ambiant. Et comme cette puissance et cet objectif de la classe dirigeante dominent depuis des siècles non seulement les structures de la société et son État, mais toute l’idéologie, toute la pensée de cette société, il s’ensuit que nous vivons dans un univers orienté, truqué, mensonger, un univers de mystification où, constamment, les attitudes du moralisme, de désintéressement, de patriotisme (voire aujourd’hui de « supranationalisme »), sont les masques cachant le jeu précis des intérêts ; non seulement les grands moyens d’expression, presse, radio, télévision, cinéma, sont les rouages organiques de cette mystification, mais toutes les structures idéologiques et philosophiques, les lettres, la philosophie, la religion, en sont imprégnées. » 58 Idem. Italiques dans l’original. 94

économiques, mais également de l’importance essentielle des individus lors de périodes d’ « accélération de l’histoire » : cette perspective explique en toute logique la forme du récit chez Bourdet où se mêlent histoire collective et mémoire individuelle.

Plus encore, avec un certain recul sur toutes les analyses de l’approche, de la perspective et du récit chez Bourdet à travers L’aventure incertaine, le parallèle avec ce que Ricœur appelle l’événement est ici saisissant. Non seulement c’est bien d’un événement qu’il s’agit59, mais sa perspective narrative et son approche historique donnent à l’événement une place primordiale tout en insistant, tout au long de son récit, sur les structures en place, sur les différentes conjectures, et en tentant de montrer que cet événement (l’apparition de la Résistance dans la seconde guerre mondiale, dans toute sa complexité), sans lequel il est impossible de comprendre l’après-guerre, a lui-même généré certaines structures nouvelles : « l’événement, loin d’être un résidu de ce qui ne se laisse pas systématiser, est initiateur de systèmes, eux-mêmes ouverts à l’aléa, donc à l’événement60 ». Bourdet échafaude à sa manière une histoire de la Résistance qui cherche à tenir compte de l’improbable événementiel, de l’événement improbable, tout en définissant son rapport aux structures en place et en restituant une narration, une « mise en scène d’actants61 ». Par sa position de témoin, par les juxtapositions analysées plus haut de la mémoire et de l’histoire dans un même récit, mais également par sa marginalité vis-à-vis de l’histoire des historiens, le mémoire de Bourdet tient une place à part concernant l’histoire et la mémoire, le récit et l’événement que fut la Résistance durant la seconde guerre mondiale.

59 Les trois conditions d’un événement tel que conçu par Ricœur sont : « [p]remièrement ce sont des humains qui les produisent ou les subissent. [...] Deuxième condition minimale : ces événements doivent être jugés suffisamment intéressants ou importants par les contemporains pour que les rapports qu’en font des témoins oculaires crédibles soient enregistrés. Avec cette deuxième condition on voit apparaître le rôle du récit : de celui-ci découle la troisième condition de l’événement historique, à savoir la sélection, la mise en ordre, ou ce que j’appelle la mise en intrigue, qui introduit un premier décalage épistémique entre l’événement tel qu’il est survenu et l’événement tel qu’il est raconté, enregistré, communiqué. » Paul Ricœur, « Le retour de l’événement », op. cit., p. 29. 60 Ibid., p. 34. 61 Ibid., p. 32. 95

Comme l’écrivait Marc Bloch le témoin, dans L’Étrange défaite, « que chacun dise franchement ce qu’il a à dire ; la vérité naîtra de ces sincérités convergentes62 », tandis que

François Bédarida écrit que « pour [Paul Ricœur], à la visée de fidélité de la mémoire l’histoire répond par un projet de vérité »63. Ce que Bourdet a fait dans L’aventure incertaine est dans la lignée de ce « vœu de fidélité de la mémoire » et de ce « pacte de vérité » dont parle Ricœur.

Ainsi, dans ce livre, le récit participe de ce projet, et la forme du récit multiplie les possibilités d’approches de ce qui est à la fois l’horizon et le cœur de l’engagement de l’auteur, aussi imparfaite que soit toute entreprise humaine : la vérité.

Considérer à juste titre que l’écriture de l’histoire appartient à la classe des récits n’est pas, pour autant, tenir pour illusoire son intention de vérité, d’une vérité entendue comme représentation adéquate de ce qui fut.64

Lieu de vérité subjective : récit ; lieu de vérité collective : analyse. L’auteur de L’aventure incertaine a-t-il réussi dans cette entreprise mémorielle et historique ? Répondons avec Ricœur que c’est au lecteur, « et dans le lecteur le citoyen65 », d’en décider.

62 Marc Bloch, L’Étrange défaite, in Marc Bloch. L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006, p. 541. 63 François, Bédarida, « Une invitation à penser l’histoire : Paul Ricœur, la mémoire, l’histoire et l’oubli » in Revue historique, 2001 :3 (n/ 619), p. 737. 64 Roger Chartier, « Philosophie et histoire : un dialogue » in François Bédarida (dir.), L’histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris : Éd. De la Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 163. 65 Paul Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », op. cit., p. 747. 96

CHAPITRE 3

Moment de résistance : Entre révolution et luttes de pouvoir

Nous savions instinctivement, par notre expérience de tous les jours, que cette guerre était une guerre révolutionnaire, et qu’il devait y avoir constamment un certain équilibre entre l’action politique et l’action militaire, l’une soutenant l’autre. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Le récit de Bourdet est qualifié par lui-même comme une aventure : aventure personnelle et collective dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est marquée dès le début par l’incertitude. « Aventure incertaine » de celui qui s’engage en France fin 1940 contre l’occupant et son propre gouvernement et dont l’issue du combat dans lequel il se jette (corps et âme pourrait-on dire) est rationnellement imperceptible. L’analyse précise de Bourdet restitue ce domaine d’indétermination tout en s’efforçant de contextualiser les événements pour rendre compte de la complexité des situations. De plus, l’une de ces « voix discordantes1 » des années

1970, il chamboule certaines idées reçues, notamment au sujet du gaullisme, du communisme, et du caractère minoritaire de la Résistance. Il ne peut être question ici de retracer le parcours de

Bourdet durant la seconde guerre mondiale puisque son livre le fait en profondeur, avec détails, analyses et commentaires à l’appui. Cependant, certains grands traits de l’œuvre de Bourdet sur la Résistance particulièrement significatifs pour l’après-guerre se doivent d’être évoqués. Ce chapitre expose, par le prisme du parcours et du regard analytique de Bourdet en parallèle à d’autres perspectives, et à travers certains thèmes et moments majeurs de l’histoire de la

Résistance, la manière dont la France de l’après-guerre s’est constituée pendant la Résistance et le rôle qu’ont joué certains groupes et individualités.

1 Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance. 1940-1945, Paris, Perrin, 2013, p. 490. 97

Deux parties structurent ce chapitre, chacune divisée en deux sous-parties. Dans la première partie du chapitre, l’analyse s’attarde d’abord sur l’importance du lien entre Résistance et révolution pour la Résistance intérieure et sur le consensus socialiste qui en découle, puis sur la préparation de la prise de pouvoir par la Résistance après la Libération avec le « Noyautage des administrations publiques », projet à grande échelle mis en place par Bourdet. La seconde partie du chapitre concerne l’importance des luttes de pouvoir dans la Résistance et s’attarde, d’abord, sur les conflits de pouvoir les plus importants pour la Résistance intérieure, c’est-à-dire le rapport avec Londres et le général de Gaulle, puis, ensuite, sur l’unification laborieuse des mouvements de la Résistance. La pertinence de ces analyses réside dans l’importance de ces aspects pour la mise en place de la société qui naîtra après la guerre, et donc dans la structuration implicite, nébuleuse, de certains caractères de la France d’après 1945, y compris et surtout des formes de résistance, intellectuelles ou non, qui viendront après l’expérience de la Résistance et s’en réclameront plus ou moins explicitement. Pour Bourdet, il est certain qu’il est impossible de comprendre la France politique de l’après-guerre sans garder un œil sur ce que fut la Résistance, ses enjeux, ses conflits, ses valeurs, ses revendications, et ses manières de lutter.

Révolution sociale et après-guerre

1. La Résistance et la Révolution sociale

Élément saisissant à la lecture des périodiques et publications de la Résistance : la volonté de révolution de la société. « Créer c’est résister. Résister c’est créer » répétaient, lors de l’ « Appel à la commémoration du 60e anniversaire du programme du Conseil National de la

Résistance du 15 mars 1944 », les « vétérans des mouvements de Résistance et des forces

98 combattantes de la France Libre (1940-1945) »2, dans la droite lignée de Gilles Deleuze et de son abécédaire3. Pour la Résistance, il n’est pas question de rétablir la société d’avant-guerre. Le

« non » initial, négation d’un état de fait, s’accompagne très vite, et surtout au fur et à mesure que la Libération et son évidence approchent, d’une affirmation, d’une projection dans le futur.

En fait, d’un point de vue théorique, le refus, vecteur négatif, porte en soi l’affirmation d’un autre possible, vecteur positif d’une potentialité en attente dont seul le temps peut transformer la négation présente en affirmation future. Les mouvements résistent et portent en eux, dans cette résistance, une ambition politique précoce, même si pas clairement articulée à l’origine4. Chaque chose en son temps. À cet égard, le texte intitulé « Combat et Révolution » paru dans Combat en septembre 1942, rédigé par Claude Bourdet, Henri Frenay et André Hauriou, professeur de droit et chef régional de Toulouse, est représentatif d’une évolution du mouvement vers une prise de conscience de la portée historique de leur combat, de la Résistance et de la valeur politique future des luttes présentes. Ce texte fut rédigé par les trois auteurs à la suite d’une réunion chez

Charles d’Aragon au début du mois de juillet 1942 où se trouvaient tous les membres du Comité

Directeur de Combat, ainsi que d’autres personnalités de la Résistance. Comme le rappelle Henri

Frenay, chef et fondateur de Combat : « voici que pour la première fois dans une réunion de responsables, nous nous posons ensemble une question que chacun d’entre nous, individuellement, a agitée : quel est le sens de notre combat et celui-ci s’arrêtera-t-il à la

2 « Appel à la commémoration du 60e anniversaire du programme du Conseil National de la Résistance du 15 mars 1944 », disponible sur http://www.dailymotion.com/video/x17e36_appel-des-resistants_news, consulté le 9 octobre 2012. 3 Pierre-André Boutang et Michel Pamart (Réal.), « L’abécédaire de Gilles Deleuze », Téléfilm, 1988 (Diffusion sur Arte en1996). 4 « Une grande ambition politique se situa donc au cœur des mouvements, et ce, fort précocement, quoi qu’aient pu prétendre après guerre bien des dirigeants prompts à affirmer – au mépris de l’évidence – qu’ "ils ne faisaient pas de politique" », Wieviorka, Olivier, Histoire de la Résistance..., op. cit., p. 89. L’expression citée par Wieviorka est précisée dans une note soutenant que « [c]ette affirmation a été réitérée à maintes reprises par de nombreux témoins au séminaire qu’animaient Jean-Pierre Azéma, Claude Lévy et Dominique Veillon à l’IHTP ». 99 libération de la patrie ?5 » Bien que Bourdet prenne ses distances vis-à-vis du ton de certains passages du texte, des éléments jugés naïfs, et qu’il concède qu’ « il y avait dans ce texte beaucoup de paternalisme, beaucoup de moralisme petit-bourgeois6 », il affirme qu’ils y

écrivaient « l’essentiel ». L’essentiel, ici, c’est la vision d’une France non seulement à l’opposé du régime de Vichy et du nazisme, mais également en rupture avec la IIIème République ; ce sont les principes sous-jacents à la future IVème République qu’ils réclament et envisagent ; c’est le besoin d’instaurer structurellement la liberté, la justice et le droit ; c’est la nécessité d’une révolution « socialiste ».

LA RÉVOLUTION QUE NOUS PORTONS EN NOUS SERA SOCIALISTE : parce que le moment est venu, non plus en paroles mais en actes, d’arracher à une puissante oligarchie le contrôle et le bénéfice de l’économie, de remettre, selon le cas, à la Nation ou aux communautés de producteurs et de consommateurs, des secteurs importants de l’économie.7

Ils envisageaient aussi la « participation à la gestion de l’État, non seulement des forces politiques, mais des syndicats et des communautés régionales8 ». L’importance de ce texte réside sûrement dans le fait qu’il est rédigé au début de l’été 1942, alors que la Résistance commence vraiment à se structurer, à prendre conscience de son rôle politique dans l’après-guerre, et que ce sont les représentants de Combat qui s’expriment, dont l’équipe dirigeante « était celle, en zone

Sud, qui comptait le moins de gens de gauche ou d’extrême gauche9 ». Tous sont unanimes quant au contenu du texte, et ce malgré des différences marquées de formation politique, d’âge ou de tempérament qui, sans les conditions de la Résistance et du combat contre l’Allemagne nazie et

5 Henri Frenay, La nuit finira. Mémoires de Résistance. 1940-1945, Paris, Michalon, 2006 [1973], p. 296-297. 6 Claude Bourdet, L’aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris, Stock, 1975, p. 386-387. 7 Combat, no 34, septembre 1944. Cité partiellement dans De la Résistance à la Révolution. Anthologie de la presse clandestine française, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, « Les cahiers du Rhône », 1945, p. 37-38 ; partiellement dans François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006, p 1045-1046 ; texte complet en annexe dans Henri Frenay, La nuit finira, op. cit., 831-834. 8 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 387. 9 Idem. 100 le régime de Vichy, ne les auraient sûrement pas rapprochés avant-guerre10. Certainement, l’importance de Bourdet est primordiale puisqu’il est l’un des dirigeants de Combat les plus avertis politiquement, et le numéro deux de l’organisation après Henri Frenay, le fondateur.

D’ailleurs, ce dernier reconnait lui devoir beaucoup de sa formation politique, et notamment la nécessité de rompre définitivement avec le maréchal Pétain, ainsi qu’il le raconte dans son livre de mémoires, La nuit finira.

C’est Claude Bourdet qui, un jour, au cours d’une promenade sur le boulevard Dugommier à Marseille, en faisant sèchement la somme de tous les faits et de tous les arguments que je connaissais d’ailleurs fort bien, m’amena dans mon for intérieur à sauter le pas, c’est-à-dire à rompre définitivement avec le mythe Pétain.11

Frenay, d’ailleurs, mettra du temps à abandonner tout respect et espoir pour le Maréchal, puisqu’il le fit définitivement dans un article publié par Combat en mai 194212. Selon Yves-Marc

Ajchenbaum, la charte de juillet 1942 « fait resurgir l’idée de République et d’institutions républicaines en reprenant le mot de révolution tant galvaudé depuis l’armistice. [...] Que l’on ne s’y trompe pas, les références à une révolution de type bolchévique n’existent pas, de même que n’est absolument pas évoqué le Front populaire.13 ». C’est une nouvelle révolution à laquelle les auteurs font référence, un nouveau projet de société, basé cependant sur les principes de la

République et de la démocratie car, pour la quasi unanimité des résistants, les « erreurs du passé

10 Henri Frenay, La nuit finira, op.cit., p. 297. 11 Ibid., p. 172. 12 Le soutien de Frenay pour Pétain après la défaite de juin 1940, ou du moins son manque de critique, a été l’objet de nombreuses tensions pendant et après la guerre, tout comme son possible antisémitisme. À ce sujet, une polémique éclata en 1989 avec le premier tome de la biographie de Jean Moulin par Daniel Cordier où ce dernier attribuait à Frenay un manifeste non signé du MLN (Combat) datant de 1940 affichant un enthousiasme pour Pétain et un antisémitisme évident. Cf. Daniel Cordier, L’inconnu du Panthéon, Paris, Lattès, 1989, p. 24-28 ; Pierre-Vidal Naquet, Le trait empoisonné. Réflexions sur l’affaire Jean Moulin, Paris, La Découverte, 1993 ; Robert Belot, Henri Frenay. De la Résistance à l’Europe, Paris, Le Seuil, 2003 ; Simon Epstein, Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Paris, Albin Michel, 2008, p. 486-490. En 1977, Frenay avait écrit un livre où il accusait Moulin d’être un crypto-communiste, ce qui poussa Cordier à écrire la biographie de Moulin. Cf. Henri Frenay, L’énigme Jean Moulin, Paris, Laffont, 1977. 13 Yves-Marc Ajchenbaum, A la vie à la mort. Histoire du journal Combat. 1941-1974, Paris, Le Monde, 1994, p. 38. 101 n’affectaient pas le principe même de la démocratie14 ». C’est un appel à une révolution démocratique à l’intérieur de la République15. En fait, le mot « républicain », comme le rappelle

Bourdet, avait à cette époque une résonance toute différente de ce qu’elle avait au moment où il

écrit, au milieu des années 1970. Si le terme avait perdu son sens peu avant la guerre, « il ne fallut pas trois mois de mascarade maréchaliste pour que le mot de “République” reprenne sa valeur et son sens16 ». Bourdet note que, pour lui, « l’esprit républicain » a pris tout son sens chez ces gens pauvres qui risquaient leur vie pour les résistants, les abritant chez eux sans poser de questions mais sachant ce qui était en jeu (leur vie), pratiquant une forme de « résistance civile », notion développée par Jacques Semelin17. Bourdet, qui a séjourné chez plusieurs familles pendant ses années de clandestinité, passa un moment chez de vieux paysans durant le printemps 1943. Lors des nombreuses conversations, le soir, avec ces gens « pauvres, mais instruits, politiquement instruits », il admet avoir « davantage appris sur [s]on pays au cours de ces quelques jours passés à Cluny que pendant [s]es trente années précédentes »18. Pour lui, ce fut une « révélation » : c’est là que le mot « République » se matérialisait, là que la République française avait une tradition qui ne permettait aucun doute : « Pour eux, la République, c’était la

Résistance, et vice-versa »19. La scène est représentative du lien qui pouvait unir politiquement, idéologiquement et traditionnellement (Bourdet cite les noms de politiciens représentatifs,

14 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 68. 15 Cette posture rappelle les mots de George Orwell lorsqu’il évoque le lien entre ce qu’il refuse et ce qu’il revendique et qui émergent et se solidifient lors d’une autre guerre, celle d’Espagne : « The Spanish war and other events in 1936-37 turned the scale and thereafter I knew where I stood. Every line of serious work that I have written since 1936 has been written, directly or indirectly, against totalitarianism and for democratic Socialism, as I understand it », in George Orwell, « Why I Write », The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, vol. 1, New York, Harcourt, Brace & World Inc., 1968, p. 5. Publication originale de l’essai en 1946 – juste après la fin de la seconde guerre mondiale... 16 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 68.. 17 Jacques Semelin, Sans armes face à Hitler..., op. cit. 18 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 69. 19 Idem. 102 d’auteurs emblématiques) l’un des chefs de la Résistance, permanent clandestin, issu de la haute bourgeoisie parisienne, et une famille de paysans de Saône-et-Loire :

Le dénominateur commun, pour la plupart, c’était l’esprit républicain, l’absence de servilité, la haine de l’oppression, le goût passionné de la liberté et de la justice – ces mots peuvent sembler « bébêtes » aux politiciens scientifiques, mais je n’en vois pas d’autres pour définir ce qui était à ce moment-là uniquement important. La forme exacte du régime futur de la France n’importait encore à personne ; on savait ce qu’on ne voulait pas, et cela suffisait.20

Mais il n’empêche que très vite le non-vouloir donna naissance à une volonté, celle de révolution. Il faut quand même apprécier la force d’un tel terme lorsque l’on prend en compte la diversité des dirigeants de ce mouvement, le sens d’un tel mot en dehors des cercles communistes ou libertaires. Combat fut tout de même le mouvement qui reçut le plus de critiques

à cause des positions de Frenay au début de la Résistance, surtout vis-à-vis de Vichy, mais

également à cause de sa composition hétéroclite qui incluait entre autres des gens de droite, royalistes et anciens cagoulards compris21. Selon Bourdet, trois facteurs expliquent l’existence de sentiments révolutionnaires dans l’équipe dirigeante de Combat. En premier lieu, comme il fut

évoqué précédemment, rares étaient les dirigeants qui appartenaient à l’ « Établissement » comme dit Bourdet22. Ceux qui en faisaient partie étaient « en rupture de classe », et donc ouvert

à des alternatives et à une autre façon d’agir (la Résistance plutôt que le statu quo) et de penser

(une révolution plutôt que le statu quo). Le cas de Frenay, Saint-Cyrien et issu d’une famille de militaires largement favorables à Pétain et au régime de Vichy, lui-même très attaché au milieu militaire et à ses valeurs, montre à quel point le facteur de dissidence au niveau individuel permit une évolution sans doute impossible sans le désastre de la défaite et l’installation du régime de

20 Ibid., p. 69-70. 21 Notons que toutes les histoires des grandes révolutions françaises s’accordent pour dire que sans la participation d’une classe sociopolitique très diverse, jamais les révolutions n’auraient fonctionné, inscrivant ainsi la Résistance dans la lignée des révolutions. 22 « ... l’ "Etablissement" (au sens britannique de Establishment) », Ibid., p. 384. Il arrivait régulièrement à Bourdet, qui parlait couramment l’anglais et était imprégné de culture britannique, d’utiliser des termes anglophones si aucun équivalent français ne le satisfaisait. 103

Vichy. Le second facteur avancé par Bourdet est que les autres dirigeants étaient issus des classes moyennes et, ainsi, plus à même de considérer une possible révolution, tout au moins d’imaginer les possibilités d’un monde différent de celui dominé par l’argent, la finance, et une hiérarchie politique dominée par des partis largement considérés sclérosés. La raison, selon

Bourdet, est que les personnes issues des classes moyennes, que « tout le système éduque et forme pour en faire les défenseurs du capitalisme », n’ont pas un « grand intérêt direct » dans le capitalisme et, une fois les circonstances réunies (trahison de la classe dirigeante et isolement de la vie clandestine), sont prêtes à rompre avec un tel système. Il est vrai que les classes moyennes ont « formé l’ossature de la Résistance. Elles l’ont créée, modelée à presque toutes ses étapes, dirigée, en particulier aux échelons de base. Par sa diversité même, à travers la plupart de ses ramifications, la Résistance est à leur image23 ». Enfin, le troisième facteur est lié au second : l’importance pour Bourdet de l’isolement des dirigeants de leur milieu social naturel, et donc d’une influence politique due au milieu dans lequel ils évoluent et duquel ils s’imprègnent. Nul n’est plus exemplaire que de Gaulle pour illustrer cette idée. Il ne faudra pas longtemps, selon

Bourdet, pour que le Général retourne à son milieu d’origine et subisse l’influence d’un environnement très éloigné des conceptions socialistes qui imprégnaient la Résistance, et surtout la Résistance intérieure. Quoiqu’il en soit, « le consensus socialiste se développa dans toute la

Résistance pendant les années de la clandestinité. Le programme du C.N.R. [...] représente bien le schéma moyen des idées de la Résistance à l’époque »24.

Ce consensus socialiste est donc l’expression d’une vision politique et d’une volonté de changement structurel de la société issus d’un combat présent qui est, en soi, une lutte aux ramifications essentiellement politiques. Cet aspect politique du combat de la Résistance fut bien

23 Jean-Marie Guillon, « Résistance et classe moyenne en zone sud », in Alain Prost (dir.), La Résistance, une histoire sociale, Paris, Édition de l’Atelier, 1997, p. 110. 24 Ibid., p. 389. 104 plus marqué dans la zone Sud que dans la zone Nord puisque le régime de Vichy imposait aux résistants de la France Libre de considérer les problèmes politiques du gouvernement français, de la conception de l’État, de sa gestion, etc. Dès le début, la lutte en zone Sud n’était pas seulement une lutte contre l’occupant. L’occupant, c’était aussi l’occupant interne. L’occupant n’était donc pas seulement physique, géographique, mais mental, quasi spirituel. C’était une vision de la société, de l’État, du peuple, de la politique qui occupait les esprits, et combattre l’Allemagne nazie revint très vite à renverser le régime de Vichy et ce qu’il représentait, de par sa collaboration, c’est-à-dire une vision de l’humain telle que promue par l’hitlérisme. On ne peut qu’évoquer le texte d’Emmanuel Lévinas publié en 1934 dans Esprit, où il parlait de l’hitlérisme comme d’une philosophie puisque cette doctrine remettait en cause la conception même de l’humain, de l’existence25. Il conclut son texte, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » en ces termes : « Ce n’est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial, ou de politique religieuse qui est en cause. C’est l’humanité même de l’homme26 ».

Avec l’assaut de l’Allemagne contre l’Union soviétique le 22 juin 1941 qui signifiait le début d’un engagement massif des communistes et de leur organisation dans la Résistance

(même si déjà au printemps 1941 la direction du PCF en appelait au combat pour la libération nationale27 et que nombre de communistes n’avaient pas attendu les directives pour s’engager), avec l’entrée en guerre des Américains suite au bombardement de la base aéronavale de Pearl

Harbour le 7 décembre de la même année, le rôle de la Résistance en France prenait une

25 Emmanuel Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme », Esprit, 3 (26), 1er novembre 1934, p. 199-208. 26 Emmanuel Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme », op.cit., p. 208. 27 « ...depuis mars 1941, la thématique de la libération nationale [du Parti communiste français] avait pris le dessus », François Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, op. cit., p. 606. Voir également : Wieviorka, Olivier, Histoire de la Résistance..., op. cit., p. 138-139. 105 importance grandissante. De plus, avec les mesure répressives antisémites de Vichy, puis la mise en place du Service du travail obligatoire (STO) courant 1942, participant ainsi à un recrutement plus large pour les formations de la Résistance, ces dernières prirent de plus en plus d’assurance et l’organisation des mouvements fut de plus en plus structurée. Et c’est dans le courant de l’année 1942 que les résistants prirent conscience que cette guerre était une guerre révolutionnaire, dans le sens matériel et spirituel du terme. (« La Révolution que nous portons en nous, est plus qu’une Révolution matérielle, elle est la Révolution de l’Esprit, celle de la jeunesse et du peuple28 » disait le manifeste « Combat et Révolution »). D’ailleurs, c’est le 28 avril de cette année que le général de Gaulle fit sa déclaration aux mouvements de la Résistance et affirma que les Français étaient unis pour une « révolution », prenant clairement position pour une certaine vision de l’après-guerre. Cette déclaration est considérée comme « une phase essentielle dans le processus d’union et de politisation républicaine des forces françaises résistantes29 ». Non seulement 1942 fut une « année tournant30 » d’un point de vue militaire et politique, elle le fut aussi, parallèlement, quant à l’existence et l’implémentation des mouvements de la Résistance.

Mais il ne faut cependant pas imaginer un accord à l’unisson entre les bureaux londoniens de la France libre et la conception d’un futur révolutionnaire tel que l’entendait les membres de

Combat et d’autres organisations de la Résistance. Au contraire, le rôle politique des mouvements était souvent en porte-à-faux avec l’idée de guerre que se faisait de Gaulle et de son emploi des forces intérieures, et ceci créa de nombreuses tensions. Le récit de Bourdet se distingue ici pour son analyse critique des rapports entre Londres et la Résistance intérieure.

Pour Londres, il importait de séparer le militaire du politique. Pour Bourdet et les dirigeants de

28 Combat, no 34, septembre 1944. Cité dans Henri Frenay, La nuit finira, op. cit., 833. 29 François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, op. cit., p. 612-613. 30 Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), La France des années noires, 2 vols., Paris, Seuil, 1993. 106

Combat (et des Mouvements Unis de la Résistance plus tard), une telle conception était absurde et reflétait l’ignorance du terrain des combattants de la France libre. Selon lui, ces tensions

étaient le résultat des luttes de pouvoir auxquelles se livraient de Gaulle et son équipe pour contrôler les mouvements de la Résistance intérieure.

2. Le NAP (Noyautage des administrations publiques)

Dans cette anticipation de l’après-guerre, le service que fut le NAP, le « Noyautage des administrations publiques », joua un rôle important. Son « enfant chéri31 » de l’aveu de Bourdet, il était aussi, selon lui, « un bon exemple de la conjonction entre une expérience faite “sur le tas” et une réflexion qui chercha à en tirer tous les enseignements32 ». L’idée première, celle de

« regrouper les cellules du mouvement dans les administrations et professions33 », vint d’André

Plaisantin, « clé de voûte de la Résistance lyonnaise34 » aux relations nombreuses dans Lyon. Il présenta son idée à Marcel Peck, qui en discuta avec Bourdet. Ce dernier prit conscience du fait que, si « les cellules professionnelles n’étaient qu’un cas particulier du recrutement général »,

« en revanche, le noyautage des administrations et services publics, en tant que travail à part,

était une idée proprement géniale »35. En fait, il s’agissait de véritablement tirer profit, au niveau national, des administrations publiques pour les besoins de la Résistance en lutte (recueillir des renseignements), et surtout de mettre en œuvre la préparation de la prise de pouvoir lors de

31 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 105. 32 Idem. 33 Laurent Douzou, « Noyautage des Administrations publiques », Dictionnaire historique de la Résistance, op. cit., p. 197-198. 34 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 102. L’expression est reprise de manière identique par Laurent Douzou, Dictionnaire historique de la Résistance, op. cit., p. 198. 35 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 103. 107 l’écroulement prochain du régime de Vichy (« sélectionner les futurs cadres de la France libérée36 »).

A première vue, d’ailleurs, ce service ne présentait que des avantages : on pouvait organiser systématiquement les agents de l’État dans les P.T.T., et avoir ainsi, à notre tour, des moyens d’écoute sur les communications de Vichy et de l’ennemi ; on pouvait organiser les cheminots, ce qui serait essentiel non seulement pour nos transports, mais pour les sabotages ; on pouvait organiser plus systématiquement le service des faux papiers. On pouvait récolter par les préfectures, et à Vichy, des renseignements de premier ordre, tant de nature militaire que de nature politique ou économique. Le noyautage de la police pouvait nous éviter des coups durs, en nous prévenant des opérations qui se préparaient contre nous. Enfin – last but not least –, nous pouvions mettre en place dans les services publics et les ministères, des « cellules » du N.A.P. qui, au moment de l’insurrection générale, permettraient de neutraliser l’État de Vichy et de le prendre de l’intérieur.37

Avantages certains dont les bénéfices, le jour du renversement du régime de Vichy et de la prise de pouvoir par les résistants, semblaient indéniables. Heureux hasard, « coïncidence » comme le dit Bourdet, ce dernier venait de lire, au moment où il commença à se consacrer au NAP,

Technique du coup d’État de Curzio Malaparte qui, malgré l’évolution fasciste de son auteur, prenait ici toute sa valeur. Bourdet voyait une similitude saisissante entre la situation évoquée par Malaparte et l’action de la Résistance. L’auteur relevait, lors de la révolution d’Octobre 1917 en Russie, « l’opposition et le caractère complémentaire des idées de Lénine et de celles de

Trotsky, le premier mettant l’accent sur le jeu des masses, le second sur l’action de petits groupes spécialisés à l’intérieur des organes du pouvoir38 ». Pour Claude Bourdet, ces petits groupes seraient sans aucun doute utiles lors de l’insurrection finale, quoi qu’il en soit, alors que le rôle des masses, dans certains cas, semblait plus ambivalent. Alors que l’Armée Secrète de la

Résistance intérieure aura pour rôle, lors de l’insurrection, de combattre l’armée allemande, la prise de pouvoir allait être une affaire franco-française. Henri Frenay raconte, dans La nuit finira,

36 François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, op. cit., p. 198. 37 Ibid., p. 104. 38 Idem. 108 le jour où Bourdet vint le voir pour lui partager son idée (« Claude, mon vieux, tu as une riche idée. Il n’est pas de meilleur homme que toi pour la réaliser, d’autant plus que tu en es le père39 »). Ainsi, Bourdet et Peck expérimentent ce service dans la région Rhône-Alpes, puis

Bourdet rencontre Jean Moulin peu après pour lui exposer son idée. Étant donné que l’on pensait déjà à cette époque (été 1942) à unifier les mouvements et que Bourdet comptait étendre le service NAP à toute la France, la rencontre avec Moulin permettait de mettre en marche ce service à un niveau national. Ce qui eut lieu.

L’inconvénient principal du NAP : il pouvait servir d’alibi, au moment de la Libération, à certains collaborateurs. Le risque ne concernait pas tellement les petits fonctionnaires, mais plutôt « des fonctionnaires d’autorité et de la police » :

Nous risquions de fournir à des préfets, sous-préfets, secrétaires généraux et policiers le moyen de se racheter à bon compte des erreurs, fautes ou crimes qu’ils commettraient par ailleurs.40

Risque certain dont ils étaient conscients – même si, selon Bourdet, ils ne s’attendaient tout de même pas à autant de résistants de la dernière heure ! –, celui-ci était minimisé par l’origine précoce du service, et par les avantages qui étaient, de l’avis des dirigeants du mouvement, supérieurs aux inconvénients potentiels sur deux points fondamentaux : la masse d’information disponible et les possibilités anticipées le jour de l’insurrection. Le NAP eut un succès tel que le nom finit par couvrir d’autres services que ces fondateurs ne couvraient pas.

Pour Bourdet, « il n’y a pas de brevet dans ces domaines, et il est bien évident que d’autres responsables firent la même chose que nous, même si ce fut de façon moins systématique41 ».

D’ailleurs, Libération-Sud créa le « Super-NAP », « une structure qui eut pour fonction de

39 Henri Frenay, La nuit finira, op.cit., p. 311. 40 Ibid., p. 105. 41 Idem. 109 noyauter les ministères à Paris et à Vichy42 ». Quoiqu’il en soit, le NAP se développa prodigieusement et couvrait l’ensemble du territoire national en 1944, grâce aux efforts, surtout, de Bourdet.

Limité initialement à l’Administration proprement dite, le NAP sera étendu aux grands services publics. Plus tard naîtront : le NAP-Fer, le NAP-Énergie, le NAP-PTT, dont l’objectif ne sera pas la prise du pouvoir, mais la paralysie, lors du débarquement allié, des transports et des communications.43

Le NAP est représentatif de la lutte de la Résistance et du rôle de Bourdet dans celle-ci.

La mise en place de ce service dépendait d’une culture politique et d’un instinct d’improvisation exceptionnels et d’une organisation complexe. Imagination, théorisation, vue d’ensemble et anticipation, mise à profit des forces existantes, souci de l’information, besoin d’une participation vaste, horizontale et verticale, à l’effort collectif : tels étaient les éléments essentiels de cette entreprise qui coûta tout de même la vie à nombre de résistants. En effet, « sur les quelques 1 500 agents dûment homologués du NAP, on dénombra plus de 120 tués ou morts en déportation dont Marcel Peck, Jean-Guy Bernard et, au niveau régional, Benjamin Crémieux,

Jean Rochon, François Verdier.44 »

Luttes de pouvoir au sein de la lutte

« Une bonne partie de notre différend avec Londres venait de l’incapacité de la France

Libre de comprendre que toute centralisation exagérée était illusoire ou néfaste45 ». Avec ces mots, Bourdet résume assez bien l’attitude des différents mouvements de Résistance intérieure, constitués spontanément et, pendant leur première phase d’implémentation et d’expansion, totalement indépendants des forces commandées par le général de Gaulle. Dans la lutte de

42 Laurent Douzou, « Noyautage des Administrations publiques », op. cit., p. 198. 43 Henri Frenay, La nuit finira, op.cit., p. 312. 44 Ibid., p. 199. 45 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 304. 110 l’ensemble des éléments de la Résistance contre l’occupant allemand et le régime de Vichy, il est possible de distinguer de nombreuses tensions ayant pour enjeu une prise de pouvoir, que ce soit au sein d’un mouvement ou d’un comité directeur, entre les différents mouvements, entre les différentes personnalités. Que l’on puisse aujourd’hui parler de la Résistance est en soi un succès. Comme le remarque Jean-Pierre Azéma, « [l]’une des originalités de la Résistance française, plurielle et multiforme comme les autres, tient au fait que deux, voire trois résistances

(en y incluant le giraudisme algérois) on pu trouver le chemin de l’unification46 ». Dans le cadre de cette analyse, il est important de noter deux tensions essentielles sur lesquelles Bourdet s’attarde : d’une part, le rapport du mouvement Combat, mais également des autres mouvement de la Résistance intérieure, avec la France Libre du Général de Gaulle, et, d’autre part, les jeux de pouvoir à l’intérieur des mouvements de la Résistance, et notamment du Conseil National de la Résistance qui a amené certains observateurs à parler de noyautage communiste. Les analyses de Bourdet, qui défriche longuement les conditions et l’évolution des rapports dans les deux cas, permettent de faire le tri et de distinguer.

1. Londres et la Résistance intérieure

Claude Bourdet a développé une analyse pertinente concernant la différence entre

« réseau » et « mouvement » au sein de la Résistance, analyse sur laquelle les historiens s’appuient pour expliquer leurs différences fondamentales47. Distinction importante qui n’est pas sans lien avec les différentes conceptions de la lutte selon la Résistance intérieure et selon la

46 Jean-Pierre Azéma, « Des résistances à la Résistance », in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), La France des années noires, op. cit., p. 240. 47 Entre autres : Laurent Douzou, «Mouvements de résistance », et Dominique Veillon et Jacqueline Sainclivier, « Réseaux », in Dictionnaire historique de la Résistance, op. cit., respectivement p.104-107 et 109-111. 111

Résistance de Charles de Gaulle et son entourage. La différence première est qu’un « réseau » est lié à l’action de type militaire.

Le nom de « mouvement », au contraire, évoque la politique : un mouvement, c’est une organisation comme une autre, ce n’est vraiment pas la peine de faire la guerre et de laisser occuper un pays pour ne créer que des « mouvements » ! Ce qui est vrai, c’est que l’action des mouvements se prête peu, dans l’ensemble, aux évocations romancées, journalistiques ou cinématographiques, ou alors, c’est dans les cas où elle s’apparente à celle des « réseaux ».48

Ajouté aux commentaires précédents sur les objectifs de son récit, il apparaît donc logique que

Bourdet se détache intentionnellement de tout héroïsme ou de toute romance : c’est un homme de mouvement, même si certains de ses aspects de la vie clandestine peuvent être associés à des actions de réseau, tel le port d’un pistolet chargé ou la planification d’actions, par exemple l’évasion d’un prisonnier.

Bourdet relève trois distinctions importantes entre un réseau et un mouvement. Première différence fondamentale : l’objectif. Celui d’un réseau est militaire, comme le précise Bourdet dans « une définition passée à la postérité49 » :

[...] un réseau, c’est un organisme créé en vue d’un travail militaire précis, essentiellement le renseignement, accessoirement le sabotage, fréquemment aussi l’évasion de prisonniers de guerre et surtout de pilotes tombés chez l’ennemi : ce qu’on a appelé les « filières ». Par définition, un réseau est en contact étroit avec un organe de l’état-major des forces pour lequel il travaille...50

L’objectif d’un mouvement, par contre, vise la population :

Un mouvement, au contraire, a pour premier objectif de sensibiliser et d’organiser la population de la manière la plus large possible. Bien entendu, il a aussi des objectifs concrets ; plus il est vaste, plus il est à même de récolter les renseignements, et de les transmettre ; il organise aussi des actions punitives et des actes de sabotage ; il participe, le cas échéant, au sauvetage des militaires amis ; il prépare la participation de la population à l’assaut final en organisant des forces clandestines, en noyautant l’administration. Mais, au fond, on pourrait presque dire qu’il remplit ces tâches par surcroit, parce que ce serait absurde de ne pas utiliser ainsi ces moyens, et parce que

48 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p.95. 49 Wieviorka, Olivier, Histoire de la Résistance..., op. cit., p. 40. 50 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p.95-96. 112

chacun de ses adhérents a besoin de se sentir concrètement engagé. C’est avant tout par rapport à la population qu’il entreprend ces tâches, c’est elle qui est son objectif et sa préoccupation principale. De même, les liaisons avec l’état-major, avec les organes dirigeants de l’effort de guerre, sont utiles, voire même indispensables, mais surtout pour des raisons pratiques. Elles ne sont pas une condition sine qua non ; les mouvements de résistance peuvent naître d’eux-mêmes dans le pays occupé et n’avoir pendant longtemps aucune liaison avec les états-majors : c’est ce qui s’est produit, en France et ailleurs.51

S’il est utile de citer Bourdet si longuement et de garder à l’esprit une telle perspective, c’est parce que cette distinction est importante pour situer, plus tard, l’action de Bourdet dans l’après- guerre : même si son action dans la Résistance fut une action « guerrière », puisque dans le contexte d’une guerre, d’une occupation, elle dépasse de loin le contexte dans lequel elle naît.

Ainsi, il est aisé d’imaginer une même sorte de combat dans le pays en temps de « paix » et de concevoir la formation de mouvements dont l’objectif principal, sa « préoccupation principale », est la population. C’est en effet à la fois le moteur et la cible d’un journal politique, sa base et son sommet (s’appuyer sur elle pour la faire agir, pour agir avec elle). La formation d’un mouvement via un journal politique dans le cadre démocratique d’une société permet de mettre en œuvre un effort de contestation avec l’appui de la population.

La deuxième distinction entre « réseau » et « mouvement » est, selon Bourdet, d’ordre numérique.

Un réseau est concentré et comprend des individus répartis de loin en loin, isolés et travaillant de la manière la plus secrète possible : l’image, empruntés à la physique, du « réseau » est tout à fait exact. Un mouvement, au contraire, comprend le plus grand nombre possible de personnes. Les conditions de sécurité sont naturellement meilleures dans un réseau que dans un mouvement. Un réseau travaillant comme un mouvement serait vite anéanti ; un mouvement prenant les mêmes précautions qu’un réseau se développerait trop lentement.52

De toute évidence, cette différence est cruciale lorsque les mouvements se développent dans la clandestinité. Développer un mouvement expose ses membres à de nombreux dangers qui sont

51 Ibid., p.96. Italiques dans l’original. 52 Idem. Italiques dans l’original. 113 plus aisément maîtrisés dans un réseau. D’une part, l’une des conditions de réussite d’un mouvement, qui est d’avoir le plus grand nombre possible de personnes actives, multiplie les risques d’arrestations. D’autre part, la quantité d’informations répartie entre les membres d’un mouvement, nécessaire pour la propagande, la rédaction, l’élaboration, la mise en circulation des journaux, mais également pour la marge de manœuvre de ses membres dirigeants dans chaque région, expose un grand nombre de personnes au danger, ce qui diffère d’une formation militairement hiérarchisée.

Et cette dernière remarque renvoie à la troisième distinction, qui est d’ordre politique :

Un réseau, pour réussir, doit être hiérarchisé militairement ; la nature de ses tâches, le caractère de cette hiérarchie font qu'on peut y utiliser toute personne ayant les qualités morales et psychologiques requises ; inversement, un mouvement ne peut se permettre d’être en désaccord avec les sentiments de la population qu’il cherche à conquérir et à organiser...53

C’est donc principalement l’aspect politique qui permet à un mouvement de réussir et de s’étendre, d’organiser et de rallier la population. Or, il était normal que les Britanniques et la

France Libre ne se soucient pas, en premier lieu, d’organiser un mouvement. Leurs objectifs requéraient tout d’abord la mise en place de réseaux dépendant de leurs états-majors respectifs.

Cependant, très vite, les Britanniques comprirent l’intérêt d’un travail plus large – plus vite que de Gaulle. Comme le précise Bourdet, le premier agent envoyé de Londres dans le but de s’intéresser aux mouvements fut Yvon Morandat en novembre 1941, et le second fut Jean

Moulin le 31 décembre 1941, qui fut « le premier ayant des consignes précises sur l’organisation et le rôle des mouvements54 ».

Ces différences fondamentales entre les réseaux et les mouvements permettent de saisir le nœud des différends qui vont surgir entre les bureaux londoniens et la Résistance intérieure.

53 Ibid., p.96-97. 54 Ibid., p.97. 114

Dans une vision centralisée et militairement hiérarchisée de la lutte qui seyait plus à de Gaulle, les revendications d’autonomie des divers mouvements de la Résistance, bien que ne remettant pas en cause leur gaullisme initial55, allaient être source de tensions. Pour Bourdet :

C'est la raison pour laquelle, si les membres des réseaux ont eu, pour la plupart, une attitude docile et disciplinée vis-à-vis de De Gaulle jusque dans leur comportement d'après guerre, les hommes des mouvements, qui ont composé pour des raisons évidentes l’écrasante majorité de la Résistance, ont toujours considéré de Gaulle comme un chef auquel ils s'étaient ralliés après coup, et envers lequel ils ne se sont sentis tenus, tant sous la clandestinité qu’après la guerre, à aucune espèce d’allégeance inconditionnelle. C’est aussi cette différence, tant dans les conditions de travail que dans l’attitude morale, qui explique que les hommes de droite se soient sentis plus à l’aise dans les réseaux que dans les mouvements. Dans les réseaux, on ne leur demandait pas de « faire de la politique », comme ils disaient.56

Ainsi, si l’une des distinctions fondamentales entre réseau et mouvement a donc trait à la politique, ou plutôt au politique pour reprendre une définition du philosophe Jacques Rancière57, cette distinction forme le nœud des relations de pouvoir ambigües et équivoques entre la France

Libre et la Résistance intérieure. Si les résistants, en France, ont conscience d’être engagés dans un conflit dans lequel leur rôle est proche de celui de soldats en guerre, ils n’en restent pas moins des citoyens, et c’est en tant que citoyens libres qu’ils se sont engagés dans la lutte. Il y a là une distinction fondamentale dans la conception de l’action et de la situation de l’individu dans le collectif. Certes, tous les acteurs des mouvements n’étaient pas dotés d’une liberté de choix, d’action, de décision. Les conditions de la lutte en clandestinité, les différences de responsabilités entre les dirigeants au sommet et le reste de la population entré en Résistance, la nécessité de charger certaines personnes d’effectuer des tâches avec un minimum de renseignements, tout cela ne pouvait contribuer à l’instauration d’une mécanique démocratique à

55 Bien qu’il fallut attendre l’été 1942 pour que Combat publie un ralliement sans équivoque à de Gaulle, Bourdet écrit : « Gaullistes nous l’étions déjà, et pratiquement aucun républicain à l’époque ne songeait à être autre chose que gaulliste ». Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 127. 56 Ibid., p.98-99. 57 « Parler du politique et non de la politique, c’est indiquer qu’on parle des principes de la loi, du pouvoir et de la communauté et non de la cuisine gouvernementale », Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p. 13. 115 l’intérieur des mouvements. « La vérité, c’est qu’il était impossible de diriger démocratiquement un mouvement clandestin58 ». Cependant, les résistants de l’intérieur, à la différence des soldats traditionnels, sont pareils à des objecteurs de conscience engagés dans une armée de leur choix.

Lorsque Frenay s’adresse à Jean Moulin, il lui écrit:

Les mouvements, dans la complexité de leur organisation, de leur propagande, sont l’expression d’hommes libres luttant à la fois contre l’occupant et le pouvoir établi. C’est là un phénomène nouveau sans précédent dans notre histoire. Ces hommes ambitionnent d’être des soldats tout en restant des citoyens ; des citoyens qui ne peuvent être des « agents » sans renoncer, en fait et presque en droit, à leur liberté d’expression.59

Des citoyens donc, et non des agents. Les membres du mouvement Combat avaient rallié de

Gaulle depuis longtemps dans la lutte, et l’arrivée de Moulin en France, les discussions qui suivirent entre lui et les dirigeants des mouvements en janvier 1942 signifiaient, pour les résistants, « simplement, sur le plan politique, l’officialisation d’un état de choses existant60 ».

Mais, selon Bourdet, Londres ignorait, par son manque d’expérience du terrain en France, la situation particulière de la lutte sur le territoire national : c’est une guerre révolutionnaire à laquelle se livraient les résistants. Les bureaux de la France Libre ont cherché, à maintes reprises,

à dissocier le « militaire » du « politique » désirant que les résistants en France soient intégrés à leur mouvement du point de vue militaire, sans pour autant chercher à « faire de la politique ».

Or, et cela a été remarqué auparavant, dès le début le politique et la lutte armée sont les deux faces de la même médaille. Citant le colonel Passy et son livre 10, Duke Street, Claude Bourdet regrette que, selon lui, Moulin ait eu tendance à donner « à leurs mouvements révolutionnaires un contenu guerrier61 ».

Sous cette forme, on reconnaît l’arrière-plan politique archaïque et nettement réactionnaire d’une telle pensée : il y a opposition entre « guerre » et « révolution » ; la

58 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p.134. 59 Henri Frenay, La nuit finira, op.cit., p. 381. 60 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p.128. 61 Cité dans Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p.129. 116

guerre, c’est ce que font les « militaires », qui laissent aux « civils » la politique, en particulier la politique « révolutionnaire » (la pire, évidemment). Passy n’avait nécessairement pas lu Mao. Mais même Clausewitz l’aurait éclairé sur les étroites relations qui existent entre la politique et la stratégie militaire. Quant à nous, nous n’avions pas non plus lu Mao ni le plus souvent Clausewitz, mais nous avions découvert sur le terrain, semaine après semaine, la logique de cette guerre révolutionnaire que les bureaux de Londres ignoraient souverainement. Ce qui fait que notre attitude vis-à-vis de leurs directives ne pouvait être qu’ambigüe : nous appliquions ce qui nous apparaissait raisonnable, nous résistions à ce qui était manifestement erroné, voire absurde.62

Bourdet souligne que les conflits « se multiplièrent et s’intensifièrent63 » à partir de la fin de

1942 – ce qui correspond, comme ce fut évoqué précédemment, à une importance grandissante et

à un établissement plus permanent des mouvements de la Résistance dans la société – et que la source de ces conflits résidait dans la vision des bureaux de Londres qui tenaient à dissocier la

« lutte contre l’armée allemande qu’il fallait canaliser64 » du reste, c’est-à-dire les « activités

“politiques”, ou bien “révolutionnaires”, la propagande imprimée, etc., toutes choses qui apparaissaient à Londres comme secondaires, voire oiseuses, qui avaient un fort relent de gauche, ce qui, chose que nous ignorions, n’était pas tellement apprécié dans ces bureaux dominés par une petite équipe de droite65 ».

La création de l’Armée secrète (A.S.) en est un bon exemple, et Bourdet explique en détail que, si au départ cette idée semblait intéressante et avait le potentiel de rationaliser l’organisation existante imaginée par Frenay, la séparation complète entre l’A.S. et les mouvements paraissait, pour les fondateurs des mouvements (d’Astier, Lévy, Frenay) mais aussi pour les dirigeants du deuxième échelon, et encore plus pour la base de ces mouvements, une idée « délirante, une invention abstraite des bureaux londoniens n’ayant aucun contact avec la

62 Idem. 63 Ibid., p.183. 64 Idem. 65 Idem. 117 réalité66 ». Le chef désigné de l’A.S. « sur recommandation de Claude Bourdet – et avec l’accord de Charles de Gaulle67 », le général Delestraint, dont Bourdet loue les qualités et estime qu’il ne pouvait avoir meilleure personne à son poste, mais qui avait « ce sens caractéristique des militaires : le respect de la hiérarchie68 », se trouva dans une situation qui très vite se transforma en un « véritable conflit d’autorité69 ». Encore une fois, c’est la particularité des mouvements de

Résistance, des structures qui en découlent, et de l’état d’esprit de ses membres, qui n’entrent pas dans le cadre traditionnel d’une lutte armée. Cet argument, Henri Frenay l’a partagé au général

Delestraint d’une manière claire dans une lettre datée du 8 avril 1943. Pourtant, Frenay était issu d’une famille militaire et, Saint-Cyrien, avait un grand respect et une dévotion sincère pour l’armée avant-guerre.

Ces hommes ne peuvent en aucun cas, même s’ils appartiennent à l’A.S., être comparés à des soldats d’une armée régulière, la discipline, d’ailleurs relative, qu’ils observaient était beaucoup plus celle d’une armée révolutionnaire. [...] La clandestinité de notre action et de notre organisation n’a pas développé une obéissance aveugle à n’importe quels chefs, mais aux seuls chefs qu’ils connaissaient, c’est-à-dire à ceux avec lesquels ils étaient en relation. La discipline chez nous est à base de confiance et d’amitié. Il n’y a pas de subordination au sens militaire du terme. [...] Un chef doit être accepté par ceux-là même qu’il doit commander. [...] Une armée révolutionnaire nomme ses chefs, on ne les lui impose pas.70

Cette dernière phrase résume assez bien la position des membres des mouvements de la

Résistance. Même si Moulin, dans ses objectifs de création de l’A.S. et d’unification des mouvements de la Résistance intérieure « avait bénéficié des aspirations à l’unité des résistants de base et de bon nombre des responsables des mouvements71 », il fallait nécessairement, pour la mise en place de ces différentes structures, la confiance des participants. L’obéissance

66 Ibid., p.184-185. 67 Jean-Pierre Azéma, « Des résistances à la Résistance », op. cit., p. 249. 68 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 185. 69 Ibid., p.187. 70 Lettre de Henri Frenay au général Delestraint en date du 8 avril 1943, cité dans Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p.188. 71 Jean-Pierre Azéma, « Des résistances à la Résistance », op. cit., p. 250. 118 proprement militaire et la subordination hiérarchique n’étaient pas ici le ciment de la discipline et du devoir. D’autres conflits, notamment liés au et à l’action immédiate (en opposition à ce que les bureaux de Londres voulaient, c’est-à-dire la mise en attente des actions armées jusqu’au jour du débarquement), virent le jour, et l’incompréhension de Londres face à certains aspects de la situation des mouvements en France est expliquée et soulignée par Bourdet. Mais cela montre bien le nœud des conflits : l’autonomie des mouvements d’une part, avec leur conception de la lutte acquise par l’expérience du terrain, et la vision instrumentaliste de la

Résistance armée envisagée par la France Libre. L’importance de cette distinction dépasse le cadre du conflit mondial : il est certain que considérer la Résistance comme une armée dont l’existence n’est liée qu’à la guerre abolit toute signification d’une existence au-delà de cette guerre ; en revanche, revendiquer un rôle politique révolutionnaire durant le conflit octroie une légitimité aux acteurs pour jouer un rôle de premier plan dans l’après-guerre.

Ce n’est pas le lieu d’entrer trop en profondeur dans les querelles des conflits internes, mais il fallait souligner les points importants et les arguments apportés par Bourdet. L’historien

Jean-Pierre Azéma a notamment analysé les différends qui surgirent dans les mouvements de la

Résistance intérieure lors de l’unification de ces derniers et de la mise en place du Comité national de la Résistance (CNR). « Ces différends portent sur les modalités de l’action, sur la place des partis politiques et développent, en fin de compte, les arguments d’un conflit entre raison d’État et les revendications de ce qu’on pourrait appeler la société civile résistante72 ».

Cette dernière expression confirme l’idée d’une structuration de la Résistance intérieure qui, participant du politique et du militaire, est tout de même fondée, en premier lieu, sur et dans la société, par des citoyens.

72 Ibid., p.257. 119

La mise en place du CNR fut l’un des points majeurs de la structuration des mouvements et de leurs liens avec la France Libre. C’est également à partir de cette mise en place que nombre de situations vont évoluer au moment de la Libération puis dans les années à venir. En fait, et c’est là l’un des arguments les plus importants de Claude Bourdet dans ce livre et la raison principale pour laquelle ce chapitre se devait d’être développé avec un minimum d’attention, il est impossible de comprendre certains aspects de la France de la IVème République puis de la

Vème, notamment les rapports de forces politiques entre partis traditionnels et nouveaux partis, entre personnalités politiques et médiatiques, le poids démesuré de Charles de Gaulle sur la politique française, l’apparition dans les années 1950 d’une gauche alternative (Nouvelle gauche), etc., sans s’attarder sur le processus mis en place lors de la Résistance, et de saisir la formation des mouvements engagés dans une guerre révolutionnaire par rapport à, en rapport avec, la France Libre du Général de Gaulle. Il convient donc, avant de clore ce chapitre, d’énoncer quelques éléments importants concernant le CNR et de Gaulle.

2. L’unification des mouvements de la Résistance intérieure

L’histoire des conflits entre Londres et les mouvements est multiple et montre à quel point un acteur tel que Bourdet ne pouvait analyser la situation que s’il entrait dans certains détails nécessaires à la compréhension du processus historique en jeu. La complexité des tensions internes et de leurs répercussions dans les années à suivre est clairement visible dans l’effort d’unification des mouvements. Ce fut un point principal sur lequel les mouvements s’entendaient avec Moulin et qui eut des effets considérables sur l’expansion des mouvements et leur influence. Bourdet prônait d’ailleurs une telle unification au sein de Combat depuis qu’il

était membre du Comité directeur. Mais cette unification des mouvements de la zone Sud (avant

120 l’épisode du CNR et de l’unification au niveau national) est un bon exemple des conflits à l’intérieur des mouvements et entre eux : les négociations et les prises de décisions se faisaient presque exclusivement entre les dirigeants des mouvements, c’est-à-dire Henri Frenay, Jean-

Pierre Lévy, Emmanuel d’Astier et Jean Moulin ; ainsi, « le Comité directeur de "Combat" devint un organe superfétatoire et cessa pratiquement d’exister73 ». En d’autres termes, certains membres de Combat devenaient de plus en plus exclus du processus décisionnel du mouvement et ainsi de Menthon et Teitgen, avec René Courtin, se rapprochèrent de Moulin, créant ce qui deviendra le « Comité général d’études », ou CGE, chargé de s’occuper des problèmes d’après- guerre. L’évolution fit que « le C.G.E. et la Résistance organisée devenaient de mois en mois deux choses totalement différentes, et il y eut même de nets conflits au printemps 194374 ».

Même processus avec Georges Bidault qui prit la tête d’un autre organisme d’information créé par Moulin, le Bulletin d’information et de presse, le BIP, grâce aux recommandations de

Frenay. Cela l’éloigna peu à peu du journal clandestin Combat (qui avait son propre réseau d’information, donc pas n’avait pas besoin de ce bulletin) et du Comité directeur. Il vit bientôt ses fonctions dans le cadre de la Délégation et non plus du mouvement.

La carrière de Bidault, sa présidence du C.N.R., après la disparition de Moulin, son rôle pendant des années comme ministre des Affaires étrangères, et jusqu’à son attitude lors de la conspiration de l’O.A.S., sont partis de là. La séparation de la Résistance démo- chrétienne d’avec les autres mouvements en 1944 et la création du M.R.P. doivent être reliées aussi à cet isolement de Bidault, Teitgen, de Menthon, en 1942-1943.75

Cette réflexion illustre bien la démarche de Bourdet qui tient à souligner l’importance des décisions individuelles ou de quelques personnes dans cette période d’accélération de l’Histoire et les conséquences de ces parcours pour les années, voire les décennies, à venir.

73 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p.98. 74 Idem. 75 Ibid., p.136. 121

Il faudrait s’attarder longuement sur les arguments de Bourdet pour rendre justice à son analyse de la création du CNR, du rapport entre cet organisme et les communistes, ainsi que des conflits entre de Gaulle et Giraud, de leur signification. Ce n’est pas le lieu ici pour une telle entreprise ; cependant, il est nécessaire de mentionner au moins la position de Bourdet sur certains points déterminants de la création du CNR pour mettre en relief le poids des décisions et des conflits, et ensuite de ses arguments quant à la place des communistes, ces derniers étant sujet à controverses, surtout dans les années 1970 quand l’historiographie s’est réappropriée l’histoire de la Résistance.

Selon Bourdet, lorsque Moulin propose de mettre en place la directive provenant de De

Gaulle de créer un « Conseil de la Résistance assurant la représentation des groupements de résistance, des formations politiques résistantes et des syndicats ouvriers résistants76 », la réaction quasi unanime des résistants en France est double : d’une part, tous se sentent unis et ont intégrés les principes démocratiques qui ont été bafoués sous le régime de Vichy ; mais quasiment tous ces acteurs ne veulent plus d’une France similaire à la IIIème République et souhaitent au contraire une sorte de révolution démocratique et socialiste issue de la Résistance.

Toute la Résistance était républicaine, et l’horreur de Vichy avait fait accepter sincèrement les principes démocratiques, même par la Résistance de droite. Mais il y avait une quasi unanimité pour souligner que notre République n’aurait rien à voir avec la IIIe République, avec sa faiblesse, ses compromissions diverses, son bavardage égalitaire cachant l’injustice sociale.77

Ainsi, la grande crainte dans la Résistance est de voir ressurgir les anciennes formations politiques qui avaient brillé par leur inefficacité dans le passé et par leur absence dans la lutte présente, des formations telles que le parti radical, l’Alliance démocratique, la Fédération républicaine de Louis Marin, le parti démocrate-populaire. En d’autres termes, il y avait un

76 Cité dans Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p.216. 77 Idem. 122 risque réel, celui « qu’en ressuscitant ces fossiles, on hypothéquait l’avenir et qu’on rendrait impossible le développement de nouvelles formations politiques, de gauche comme de droite, débarrassées des tares des anciennes78 ». Autre souci : celui de donner un « certificat de

Résistance » à des gens qui ne le méritaient pas, qui avaient été au moins attentistes, parfois collaborateurs. De plus, l’équilibre de la représentation de la Résistance au niveau politique aurait tendance à pencher vers la droite alors que le consensus socialiste était unanime dans la

Résistance (donc très à gauche), même chez des personnes qui, avant-guerre, n’avaient pas de tels penchants. En donnant place à de telles formations politiques et à de tels politiciens, il se créerait un décalage entre les idées profondes de la Résistance issues de l’expérience et d’une prise de conscience commune, et la représentation de ce groupe par un organisme non représentatif de toutes ces tendances.

Mais l’argument principal de Moulin avait du poids : face aux Américains avec Giraud, après l’échec de Darlan, seul l’appui massif de la Résistance pour soutenir de Gaulle pourrait le légitimer internationalement, surtout aux yeux de Londres et de Washington. Or, au niveau international, personne ne connaissait l’ampleur des mouvements de la Résistance ou des syndicats clandestins. Ainsi, seules les anciennes formations d’avant-guerre pouvaient donner à de Gaulle la légitimité escomptée. Et seul un organisme tel que le CNR pouvait regrouper officiellement mouvements de la Résistance, syndicats et partis. Cependant, il fut entendu que le

CNR n’aurait qu’un rôle de représentation et non de direction. Or, cette situation changea plus tard, le CNR jouant plus qu’un rôle de représentation, ce que de Gaulle souhaitait. Quoi qu’il en soit, au fil des mois, une suite d’événements fit que les communistes prirent une place très importante dans la Résistance. Mais, comme le note Jean-Pierre Azéma, « [s]i les communistes

78 Ibid., p. 217. 123 allaient bien acquérir du poids dans le CNR, ce fut après la disparition de Rex [Jean Moulin]79 ».

Cette situation de l’importance des communistes dans la Résistance, Bourdet l’explique longuement pour démontrer que la thèse de Frenay faisant de Moulin une sorte d’agent communiste est « proprement aberrante80 », mais qu’au contraire ce fut une suite de conditions spécifiques qui créèrent cette situation. Bourdet s’en est toujours tenu, vis-à-vis des communistes, à une formule simple : « toute leur place aux communistes, mais pas toutes les places81 ». Le travail de Daniel Cordier dans les archives de la Mission Rex et sur Jean Moulin en général a permis de contribuer à faire taire l’idée de quelque complot communiste animé par

Moulin.

A la fin du printemps 1944, avant le débarquement en France, les communistes avaient donc acquis dans les organes centraux de la Résistance un poids sans commune mesure avec leur importance dans le pays. Ils dominaient le Comité directeur du M.L.N., à cause de l’expérience et du prestige de Degliame et Copeau ; ils dominaient le Bureau du CNR, où l’alliance de Villon, Saillant, Copeau aurait suffi à écraser Blocq-Mascart, même sans la « bonne volonté » de Bidault. Le Comac, avec deux communistes, Kriegel-Valrimont et le délégué F.T.P., à la direction, et un communiste, Malleret-Joinville, à l’exécution, aurait été dans leurs mains, même si de Vogüé avait été réticent ou hostile, ce qui n’était pas le cas. Pour un parti qui revenait de loin, c’était assez remarquable.82

Cependant, pour Bourdet, il serait illusoire d’imaginer que les communistes se préparaient à une prise de pouvoir communiste en France. D’une part, « les communistes se comportèrent, au cours des mois qui suivirent, et au moment des combats de la Libération, exactement comme l’auraient fait des résistants non communistes83 », et, d’autre part, les dirigeants savaient bien que la libération de la France se ferait par les armées américaines et anglaises et non par l’armée rouge, et surtout que toute tentative de révolution communiste serait écrasée « par l’action

79 Jean-Pierre Azéma, « Des résistances à la Résistance », op. cit., p. 270. 80 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 219. 81 Ibid., p. 248. 82 Ibid., p. 277. 83 Ibid., p. 285. 124 immédiate de la Résistance non communiste, des Forces Françaises Libres et des armées alliées84 ». Tout cela, les communistes français le savaient. Pour Bourdet :

Les communistes français n'ont donc rien fait (à par conquérir la direction de la Résistance) pour provoquer l'angoisse qu'il suscitèrent parmi nous à cette époque et pour mériter les haines nées alors, dont certaines ne sont pas encore éteintes. Mais il faut comprendre que l’analyse que je viens de faire n’aurait pu être faite à l’époque que par des esprits d’une étonnante clairvoyance, voir par des « voyants extralucides »…85

L’analyse des attitudes des communistes pendant et après les années de Résistance est poursuivie en détail dans L’aventure incertaine. Bourdet lui-même, lors d’entretiens réalisés vers la fin de sa vie, regrette d’avoir passé tant de temps à se représenter les communistes comme une menace.

En tout cas, ce qui ressort de ses analyses, c’est que dans ces années où se jouent des luttes clandestines à l’intérieur de la Résistance, se trouvent en germe bon nombre des conflits et de querelles qui ont dessiné le paysage politique français de l’après-guerre. Encore une fois, à partir de la Résistance se mettent en place certains cadres à l’intérieur desquels les fluctuations politiques de l’après-guerre vont avoir lieu comme, par exemple, l’importance du parti communiste à l’intérieur des différentes tendances de gauche, la possible formation d’un grand parti de la Résistance, puis l’éventuelle formation d’un parti significatif entre la SFIO et le PCF.

Car les séquelles de ces malentendus ont empoisonné la politique d'après guerre et affaibli considérablement la gauche française. Pour moi, il s'est agi d'un véritable drame que j'ai vécu de jour en jour. J'avais le sentiment d'être aux prises avec un écheveau de fils dont je ne voyais jamais le bout ; je rentrais le soir épuisé dans mon domicile clandestin de Neuilly ou de la porte de Châtillon, et restais pendant des heures incapable de travailler, en proie à une véritable dépression. Et pourtant, je puis dire qu’à aucun moment je n’ai condamné ni la fusion des mouvements, ni notre alliance avec les communistes qui nous posait de tels problèmes. Au fond, ce qui nous manquait – quand je dis nous, je pense aux dirigeants de la Résistance de gauche non communiste – c’était une culture politique suffisante, à la fois pour faire face aux manœuvres avec habileté et pour comprendre aussi que tout cela n’aurait qu’un temps. Mais comment demander autant de connaissances à ces autodidactes que nous étions ?86

84 Ibid., p. 286. 85 Ibid., p. 287. 86 Ibid., p. 301. 125

Dans la clandestinité, les responsables de la Résistance se retrouvaient donc à gérer des situations complexes qui allaient infléchir le destin de la France d’après la Libération, et ce de manière conséquente. Les résistants n’étaient certes pas préparés pour un tel rôle, et ils étaient sûrement loin d’imaginer, fin 1940-début 1941, lors des premières initiatives résistantes, que quelques années plus tard ils se retrouveraient à gérer de telles situations, à prendre des décisions qui impliqueraient toutes les organisations politiques et syndicales passées et à venir. Bourdet, qui était entré dans la Résistance, comme beaucoup, avec la simple détermination de « faire quelque chose », se voyait maintenant dans un rôle de dirigeant qui préparait, parfois sans la pleine conscience de la portée de son action, une nouvelle France, celle de l’après Vichy.

Pour autant, toutes ces difficultés n’empêchaient pas l’action. A lire ce livre, sans doute on ne doit pas en retirer cette impression, puisqu’il est sans cesse question de conflits, voire de querelles, de décisions et de contre-décisions, de rencontres et de papiers. Mais c’est que tel était mon lot, officier d’état-major ne voyant jamais le champ de bataille, si ce n’est à l’occasion d’une rare inspection ; et pourtant, ce témoignage que j’apporte, malgré son manque de romanesque et de faits éclatants, a son importance, car c’est au milieu de ces rencontres, de ces papiers, de ces conflits et de ces querelles que se tissait, non seulement le dispositif militaire de la Libération, mais aussi l’Histoire de l’après- guerre.87

87 Ibid., p. 265. 126

CHAPITRE 4

Combat clandestin et l’écriture de l’existence

Le plus grand intérêt de ces feuilles, ce n’était pas leur contenu, mais leur existence ; c’est grâce à ces petits journaux clandestins que la Résistance se développait. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Sommes-nous voués à n’être que des débuts de vérité ? René Char, Feuillets d’Hypnos

L’acte premier de l’individu dans une posture de refus après la défaite en métropole fut d’écrire. Les débuts de la Résistance sont là, dans les premiers tracts ou feuillets qui affichent ouvertement, par le langage, une attitude de révolte. Si cette action peut paraître au premier abord paradoxale quand on sépare instinctivement la pensée de l’acte, l’étude du rôle des journaux clandestins pour les mouvements de Résistance dément cet a priori. Écrire, acte individuel de refus, devint très vite l’armature aux fonctions multiples d’un mouvement. À la fois source d’information, identité, lien entre les membres d’un mouvement, l’écriture, l’impression et la diffusion du journal était un acte performatif. Ce chapitre explore cet aspect de la Résistance où pensée et action ne font qu’un dans l’écriture matérialisée dans le journal, et dont l’amplitude de son impact n’est pas sans rappeler les hebdomadaires engagés des années 1950 qui furent si importants dans la constitution de mouvements opposés, par exemple, à l’action du gouvernement français en Algérie.

Toutes langues confondues, « au total plus de 1 100 périodiques clandestins seront publiés en France de 1939 à 19451 ». L’histoire de Combat, qui devint le journal clandestin le plus important de France – et dès le premier numéro ses rédacteurs estimaient que le tirage du

1 Yves-Marc Ajchenbaum, A la vie, à la mort. L’histoire du journal Combat. 1941-1974, Paris, Le Monde-Éditions, 1994, p. 23. 127 journal les classaient « au premier rang de la presse française », volonté de persuasion plus que d’information – commence avec des petites feuilles dactylographiées tirées à dix-huit exemplaires pour le premier numéro rédigé par Bertie Albrecht et Henri Frenay, fondateur du

Mouvement du libération nationale. À ce moment-là, ce « bulletin » n’a même pas d’autre nom que Bulletin d’information et de propagande. Très vite, il deviendra Les Petites Ailes de France en mai 1941, où sur chaque feuille se trouve cette consigne : « Lisez attentivement. Recopiez copieusement. Distribuez prudemment ». Comme l’écrit Ajchenbaum, « le but est simple : impressionner et influencer l’opinion2 ». Devenu Vérités an août 1941, le bulletin ressemble plus à un journal : il sera imprimé (plutôt que ronéotypé) par l’imprimeur Joseph Martinet, et tiré

à 5 000 exemplaires. Puis, en novembre 1941, Vérités fusionne avec Liberté, journal « créé par

François de Menthon et ses amis, Pierre-Henri Teitgen, René Courtin, René Capitant, et les frères Coste-Floret3 », et c’est la naissance de Combat dont le premier numéro paraît en décembre 19414.

D’une quarantaine de mille exemplaires au départ, au début de 1942, le journal finit par dépasser au cours de l’été 1944, avant l’attaque de l’imprimerie centrale de Combat par la milice et la mort de Bollier, le chiffre de trois cent mille exemplaires environ, chiffre qui ne fut approché que par Défense de la France – que l’imprimerie de Bollier était parfois amené à dépanner.5

Il serait judicieux de souligner ici, puisque l’on tient à faire valoir l’importance des acteurs inscrits dans la minorité, le rôle essentiel dans l’évolution de Combat par des personnes largement oubliées aujourd’hui. Deux noms notamment sont à retenir : Jacqueline Bernard, la

« femme-orchestre » de Combat selon Bourdet6 (la famille Bernard participait grandement à

2 Ibid., p. 24. 3 Ibid., p. 31. 4 Cf. « Libération nationale », in Marcot François (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 124-125. 5 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 111. 6 Ibid., p. 308. 128 l’organisation du journal), et André Bollier (« D’un certain point de vue, le développement du journal, c’est lui7 »). Bien sûr, il faudrait continuer la liste, notamment avec Joseph Martinet et bien d’autres...

Lorsque le mouvement auquel participait Bourdet en était à ses premiers pas, qu’il était question d’organiser la structure, il devint vite évident que le rôle du journal prenait une place à part. Alors que Frenay envisageait une structure composée de « trois secteurs d’activités essentiels : la propagande, l’action ou "choc", et le renseignement », Bourdet propose d’élargir la conception de la propagande dont le rôle « dépassait la simple diffusion et le témoignage de l’existence de "quelque chose"»8 .

Le journal clandestin était le principal moyen de contact ; il était l’instrument témoin par lequel on pouvait mesurer les sentiments de celui dont on espérait faire un sympathisant ; il était aussi le premier moyen de l’action, pour beaucoup de militants la seule probabilité d’action pratique pour de longs mois. Je proposai donc, au cours de ces réunions, de remplacer le nom de « propagande » par l’abréviation « R.O.P. » (Recrutement, Organisation, Propagande), terme qui fut adopté et qui resta.9

Ainsi le journal, dès le début, apparait comme l’une des pièces maîtresses du mouvement. Non seulement écrire quelques feuillets fut le premier acte, mais l’évolution de cet acte initial à l’intérieur d’un mouvement allait faire du journal le nœud qui liait entre eux les personnes : outil d’information, de contact, de sondage, de recrutement et d’action. C’est pourquoi l’on peut dire avec Bourdet que « c’est grâce à ces petits journaux clandestins que la Résistance se développait10 ». Ce fut à la fois l’acte premier, fondateur, d’une résistance limitée tendant vers un collectif en expansion continue, et la pièce maîtresse du développement de cette résistance collective.

7 Yves-Marc Ajchenbaum, A la vie à la mort, op. cit., p. 39. 8 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 99. 9 Idem. 10 Ibid., p. 113. 129

Sources d’informations essentielles en ces temps de désinformation nazie et vichyste, les journaux affirmaient, en premier lieu, une existence, une réalité (ils l’affirmaient d’ailleurs avant de pouvoir donner une information sérieuse, ce qui demande un minimum d’effectifs et un certain degré d’organisation et de connexions). « Le plus grand intérêt de ces feuilles, ce n’était pas leur contenu, mais leur existence11 » écrit Bourdet. L’écriture, l’impression et la circulation de ces journaux clandestins donnaient une réalité à des mouvements dont l’importance, notamment au niveau des effectifs, laissait libre cours à l’imagination du lecteur ou de la lectrice.

En fait, ces journaux avaient une fonction performative : leur existence n’était pas simplement le reflet d’une réalité, ils créaient la réalité par le fait même d’exister. Un processus circulaire prenait place, où un mouvement affirmait son existence à travers le journal qui, par sa diffusion de plus en plus grande, inscrivait le mouvement dans une réalité plus large, c’est-à-dire le faisait exister pour un nombre plus grand de personnes, cela facilitant le recrutement de sympathisants qui devenaient familiers avec le mouvement. Par le fait d’exister, d’informer, d’écrire contre l’état des choses et pour une alternative passant par le combat, les journaux paraissaient tentaculaires au lecteur ou à la lectrice. De plus, il ou elle partageait un peu de la dissidence de la

Résistance en lisant ces journaux interdits. C’était, tout comme l’écoute de la BBC, faire preuve de rébellion face à l’autorité, au moins à un niveau individuel, au niveau d’une prise de conscience. Il ne faut pas sous estimer l’importance d’une population qui, même si inactive dans la Résistance, sympathise avec la lutte et se sent proche des idées, partage les principes et finalités. Le journal permettait de rallier les sympathisants, ce qui pouvait parfois faire la différence entre une dénonciation et un silence sur certaines activités clandestines – et donc entre une arrestation et la liberté. On peut aisément concevoir qu’il liait également lecteurs et

11 Idem. 130 lectrices : une référence au journal lors d’une conversation pouvait signifier une entente sous entendue.

Publier un journal était un acte performatif mais il constituait également l’essence même du mouvement. N’existe à la conscience que ce qui est nommé, ou comme dirait Karl Marx, « le langage est aussi vieux que la conscience12 ». Ce n’est pas un hasard si le mouvement Combat fut connu comme tel : on se référait au mouvement par le titre de son journal. Selon Bourdet, « le journal clandestin devait refléter l’âme du mouvement13 ». Plus qu’une carte d’identité donnant le nom à la chose et créant par son existence une conscience accrue et multipliée de sa présence, le journal ancrait le mouvement et ses membres dans une signification historique, lui donnait une direction et un horizon, affichait les principes soutenant toute action. Que ce soit vis-à-vis du général de Gaulle ou du maréchal Pétain, du sens de la lutte présente ou de l’après-guerre, le journal inscrivait le mouvement dans le temps et dans l’espace. En d’autres termes, le journal

était le phénomène qui contenait et l’apparence et l’essence du phénomène plus large dans lequel il s’inscrivait.

Concrètement, chaque contenu de ces numéros de quatre pages à format commercial

était, par la force des choses, réduit. Il était composé d’un court éditorial, parfois d’une

« colonne », puis « des nouvelles, informations prises à la B.B.C., renseignements fournies par

[les] services [de Combat] sur les activités de Vichy et de l’ennemi, sur les pertes, etc., compte rendus d’opérations de la Résistance, mises en garde, avertissements aux " collabos", consignes d’action, etc.14 ». Ainsi le contenu du journal, mis à part quelques courts articles tels l’éditorial ou une « colonne », était surtout d’ordre pratique. Cependant, le fait même d’exister dans ces conditions, de proposer une alternative à la propagande vichyste et nazie, pouvoirs officiels

12 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions Sociales, 1976 [1845-1846]. 13 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 113. 14 Idem. 131 contrôlant le flot des actualités et des publications, inscrit le journal dans une dimension idéologique et éthique puissante. C’est la parole qui, par son refus catégorique, propose une nouvelle voie, une nouvelle donne. C’est en ce sens que le contenu concret et « terre-à-terre » est le symbole d’une puissance originale, nouvelle, transcendante. D’ailleurs, l’un des premiers de

« ces misérables bulletins [...] imprimés en si peu d’exemplaires qu’on en entendait parler plus souvent qu’on ne les lisait15 », les « Conseils à l’occupé » écrits par Jean Texcier en juillet 1940,

était également d’ordre pratique : conseils directs, pratiques, pour une « véritable défense passive16 ».

Si le journal requerrait une qualité journalistique professionnelle (« sens de l’actualité, de la concision rédactionnelle, des formules frappantes, des titres17 » écrit Bourdet), les conditions imposées par la clandestinité (articles plus courts, par exemple) et surtout les composantes générales de la Résistance, ses lecteurs et lectrices, les attentes, etc., exigeaient un sens du mouvement de Résistance, de ses pratiques, de ses fonctions, de ses aspirations. Bref, il fallait

être journaliste et résistant. Dans ses propres mots, Bourdet trouva « l’oiseau rare » fin 1943 : ce fut Pascal Pia qui, avant de devenir rédacteur en chef de Combat était « délégué régional du mouvement pour la région Rhône Alpes18 » et, avant-guerre, directeur d’Alger Républicain19. Si, dans l’imaginaire français, l’on associe surtout le journal Combat avec Albert Camus – que Pia proposa à Bourdet pour s’occuper d’une revue culturelle que Bourdet tentait de mettre sur pied, intitulé la Revue noire20 – il semblerait que c’était surtout Pia qui a fait de Combat ce qu’il est

15 Ibid., p. 71. 16 Jean Texcier, « Conseils à l’occupé », in Claude Bellanger, Presse clandestine. 1940-1944, Paris, Armand Collin, 1961, p. 26. 17 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 309. 18 Certificat d’attestation des activités de Pascal Pia à Combat écrit et envoyé par Claude Bourdet à Pascal Pia le 7 décembre 1978. Archives privées Claude Bourdet. 19 Sur Pascal Pia, voir notamment: Roger Grenier, Pascal Pia ou le droit au néant, Paris, Gallimard, 1989. 20 À ce sujet, Bourdet écrit, dans une lettre à Pia : « Si je me souviens bien, c’est fin décembre 1943 ou tout au début de 1944 que nous avons été avertis du projet de Maximilien Vox de publier une revue littéraire du mouvement 132 devenu par la suite. C’est en tout cas ce que pense Bourdet qui était en charge du journal avant de le confier à Pia quelques mois avant son arrestation21. La date exacte de la venue de Camus à

Combat n’est pas certaine, quelque part entre novembre 1943 et janvier 194422. Dans une lettre datée du 5 décembre 1978, Pia demande à Bourdet de lui soumettre « un certificat attestant [sa] qualité de rédacteur en chef, puis de directeur de Combat, de septembre 1943 à mars 1947 ». Il y

écrit :

A mon sens, nul n’est plus qualifié que vous pour délivrer un tel certificat, puisque c’est sur votre demande, et parce que vous étiez personnellement trop pris par le travail du « Super-Nap », que j’ai assuré, à partir de septembre 1943, la tâche qui consistait à recueillir les articles et les informations destinés à la feuille que Bollier imprimait clandestinement à Lyon.23

La lettre de Bourdet en réponse à cette demande insiste justement sur le rôle joué par Pia

à Combat par rapport à Camus :

Chose curieuse, je parlais de toi à une rédactrice de France Culture qui m’interrogeait sur Camus, et je soulignais qu’il ne faudrait tout de même pas oublier que c’est toi, encore plus que Camus, qui as fait de « Combat » clandestin et quotidien ce qu’il a été.24

Cette correspondance entre Bourdet et Pia, alors qu’il ne reste à ce dernier plus qu’une année à vivre et qu’il trouve rassurant « la conviction d’être bientôt recouvert par l’oubli, quoi que

analogue aux Cahiers de Libération qui paraissaient déjà à ce moment-là. Bénouville m’avait déjà proposait Clavel comme animateur de cette "revue noire". J’ai été assez inquiet, non pas à cause de Clavel que je ne connaissais pas, mais craignant qu’un ami de Bénouville appartienne à sa propre orientation politique, et je t’ai demandé si tu ne connaîtrais pas un écrivain de gauche, politiquement dans nos eaux, et qui pourrait s’occuper de la revue en tandem avec Clavel. C’est là-dessus que tu m’as, pour la première fois, parlé de Camus, me disant qu’il serait exactement l’homme idoine, qu’il était de gauche, avait été rédacteur à "Alger Républicain" comme toi, que sans avoir fait de la Résistance il était tout à fait dans nos eaux. » Lettre de Claude Bourdet à Pascal Pia, le 13 décembre 1978. Archives privées Claude Bourdet, Paris. Voir également L’aventure incertaine, p. 312. La revue noire prit des mois de retard et n’eut qu’un seul numéro, publié au moment de la Libération. 21 Bourdet se contenta, après avoir délégué la responsabilité première du journal à Pia, de « conserver un œil lointain, fournissant de temps en temps un éditorial ». Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 309. 22 Selon Bourdet ce fut en novembre 1943 qu’il le rencontra pour s’occuper de la Revue noire, selon Jacqueline Bernard c’était en janvier 1944. Cf. les entretiens d’Olivier Todd, pour sa biographie de Camus, avec Claude Bourdet et Jacqueline Bernard (en 1993 et 1994), in Olivier Todd, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, 1996, p. 341-342 et les notes 34 et 36 p. 797. Cependant, Bourdet note, dans L’aventure incertaine (p. 312), qu’il fit la connaissance de Camus « un jour de janvier 1944 ». 23 Lettre de Pascal Pia à Claude Bourdet, le 5 décembre 1978. Archives privées Claude Bourdet, Paris. 24 Lettre de Claude Bourdet à Pascal Pia, le 7 décembre 1978. Archives privées Claude Bourdet, Paris. 133 puissent dire ou écrire les fabricants de balivernes25 », révèle notamment l’intention initiale de

Bourdet d’inclure dans son livre L’aventure incertaine un chapitre « sur l’histoire de la presse après-guerre, et notamment de "Combat" ». Il y parl(er)ait de Pia et de son « rôle essentiel dans le développement de ce journal », puis écrit dans sa lettre: « cela a dû sauter, d’abord pour raccourcir le livre déjà trop long... et ensuite parce que j’y parlais un peu trop du rôle inquiétant d’Hachette, qui est, comme tu le sais, le propriétaire de Stock »26. La venue de Pia à Combat, puis celle de Camus, furent une nouvelle fois l’un de ces événements anodins qui changea la suite des événements dans l’après-guerre tant au niveau médiatique – Combat était un quotidien respecté dans la France de l’immédiat après-guerre, surtout grâce aux talents de Pia et Camus, puis de Bourdet – qu’au niveau culturel, puisque le journal donnait à Albert Camus une tribune ancrée dans l’actualité qui mettait l’écrivain en contact direct avec le grand public et le milieu intellectuel parisien.

Ainsi, lorsque Bourdet est arrêté en mars 1944, la relève est assurée pour le journal clandestin – comme pour le mouvement d’ailleurs qui était arrivé à une certaine maturité et qui pouvait se reconstituer rapidement malgré les arrestations et autres coups durs27. Pascal Pia reprit certaines des responsabilités de Bourdet et « désigna à son tour comme rédacteur en chef Albert

Camus28 ». Ce dernier, qui n’était pas connu en France avant la sortie de ses livres L’étranger et

Le Mythe de Sisyphe29, deviendra un journaliste connu et réputé dont la vision du journalisme

25 Pia fait référence à la biographie de l’américain Herbert R. Lottman, Albert Camus. A Biography, Garden City, NY, Doubleday, 1979. Pia écrit : « [Lottman] me prête des propos que je n’ai jamais tenus et interprète à sa manière un ensemble de grands et petits événements dont il n’a qu’une connaissance très approximative. » (Lettre du 18 décembre 1978). Pour Bourdet : « Le livre de Lottman fourmille d’inexactitudes, ce qui est d’autant plus inadmissible qu’il nous a longuement vus, toi, Jacqueline Bernard, moi et bien d’autres. » (Lettre du 13 décembre). 26 Et précédente: lettre de Claude Bourdet à Pascal Pia, le 13 décembre 1978. Archives privées Claude Bourdet. 27 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 255. 28 Ibid., p. 310. 29 « Generally unknown outside of before he published The Stranger and The Myth of Sisyphus in occupied Paris in 1942, Camus began work as a reader for the Editions Gallimard in November 1943 and at approximately the 134 critique qu’il défendait, indépendant des partis politiques, ne sera pas sans influencer Claude

Bourdet lorsqu’il reprendra la direction de Combat en juin 194730. Camus prit encore plus de responsabilités dans le journal quand la « femme-orchestre » de Combat, Jacqueline Bernard, fut arrêtée quelques semaines après Bourdet. « Camus se trouva être le principal artisan de la confection du journal jusqu’à la Libération, cinq mois plus tard. [...] [I]l écrivit, au cours de la clandestinité, la plupart des éditoriaux, y faisant aussi collaborer d’autres écrivains, comme Jean-

Paul Sartre, Pierre Herbart, Albert Ollivier, etc.31 ». En fait, lors de son retour de Buchenwald en avril 1945, Bourdet trouve le journal « au mieux de sa forme, [...] devenu un grand quotidien du matin. Camus et Pia le dirigeaient avec intelligence et habileté32 ». Ainsi, une série d’accidents – création laborieuse d’une revue culturelle, rencontre de Pascal Pia, arrestations de Bourdet puis de Jacqueline Bernard – propulsa Albert Camus au cœur du journalisme français, et ce dernier devint très vite, grâce à ses propres qualités, l’un des journalistes importants l’après-guerre. De plus, Camus étant à la fin de cette décennie et dans les années 1950 l’un des écrivains les plus connus du milieu intellectuel français, on peut déceler le lien ténu entre journalisme et littérature, entre politique et culture, entre l’histoire de la Résistance et celle de l’après-guerre, à travers cet exemple significatif.

Si l’on peut considérer avec Bourdet que le journal était l’âme du mouvement de

Résistance, on peut également affirmer que l’âme du journal était cet « esprit de résistance » qui

était ancré dans son origine, dans son évolution, et dans son désir et affirmation (par son existence dans la clandestinité) d’indépendance. Combat est né d’un acte performatif : résister

same time became editor in chief of Combat », David Carroll, « Foreword », in Jacqueline Lévi-Valensi, Camus at Combat. Writing 1944-1947, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2006, p. vii. 30 Sur la conception que se fait Albert Camus du journalisme critique, cf. : Albert Camus, Actuelles. Chroniques 1944-1948, Paris, Gallimard, 1950, p. 29-42. 31 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 314. 32 Claude Bourdet, Mes Batailles. Récit, Paris, In Fine, 1993, p. 22. 135 par l’écriture et rendre public ces écrits, c’était faire exister une résistance intellectuelle et physique, c’était donner vie à la résistance, lui donner une identité. C’était par l’existence même du médium délivrer un message, au-delà même du contenu33. C’était également revendiquer une indépendance d’esprit, une liberté de penser à contre-courant, une alternative au statu quo légal incarnée dans le pouvoir vichyste et nazi. « De la Résistance à la Révolution », devise de

Combat, est emblématique de la visée du journal : résister à l’oppression, puis renverser l’ordre du pouvoir établi, c’est-à-dire ancrer la lutte présente dans une visée future, mais également invoquer la légitimité des personnes engagées dans la lutte du moment à participer à la

(re)construction de la société à venir. L’origine clandestine, résistante et révolutionnaire du journal, au fur et à mesure de son évolution, influençait la pratique des journalistes professionnels qui eux-mêmes avaient conditionné son existence. Les lignes directrices implicites ou explicites de ce journalisme étaient ancrées dans la pratique d’une action de résistance au cœur des mouvements, et dans une vision de l’humain et de la société, et pouvaient se résumer en quelques mots : résistance, justice, révolution, socialisme, vérité, indépendance, alternatives. Au moment de la Libération, Camus écrivait, avec espoir, mais avec un souci de lucidité – puisque malgré la « grande victoire » « cela est peu de choses » et « tout reste à faire »

– : « Nous avons conquis les moyens de faire cette révolution profonde que nous désirons.

Encore faut-il que nous la fassions vraiment »34.

33 Cf. Marshall McLuhan, Understanding Media: The Extensions of Man, London, Routledge, 1964. Voir aussi: Walter Benjamin, The Work of Art in the Age of Its Technological Reproducibility, and Other Writings on Media, Cambridge, Harvard University Press-Belknap Press, 2008 ; Theodor W. Adorno, Critical Models: Interventions and Catchwords, New York, Columbia University Press, 1998 [1969]. 34 Albert Camus, « Critique de la nouvelle presse », Combat, 31 août 1944, in Actuelles (Chroniques 1944-1948), Paris, Gallimard, 1950, p. 33. 136

PASSAGE

« Terre sombre terre d’ombre1 » : L’expérience des camps

Une des choses les plus tragiques pour le concentrationnaire, c’est la solitude, au milieu de cette mer humaine, d’individus qui luttent pour survivre, parfois de manière féroce, comme cela arrive quand toute l’architecture sociale a disparu. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Finalement, le système concentrationnaire, c’est l’apogée du système policier. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Après son arrestation par la Gestapo fin mars 1944, Claude Bourdet passa deux mois en prison, à Fresnes, où il évita la torture probablement grâce à la personnalité atypique de son interrogateur. Auparavant, un concours de circonstance lui avait sauvé la vie : le soir même où

Bourdet fut arrêté, les agents de la Gestapo, ne réalisant pas la valeur de la personne qu’ils avaient entre leurs mains (cela prit quatre jours entiers), le laissèrent plusieurs heures dans une salle où se trouvait un organigramme de la Résistance qui condensait toutes les informations dont les Allemands disposaient. Bourdet connaissait bien l’expertise de la Gestapo en matière de torture, et savait que dans ces cas l’interrogé n’a que deux choix : ne rien dire ou parler abondamment. Dans le premier cas, il faut être capable de résister à l’horreur de la torture.

Bourdet, humble et réaliste, écrit :

Je savais à peu près ce qui m’attendait, j’avais réussi à avaler la petite feuille de papier où étaient consignés mes rendez-vous, mais je savais bien que la Gestapo avait des méthodes efficaces pour briser les volontés les plus fermes. J’essaierais de tenir le coup mais pouvait-on tenir jusqu’au bout ? [...] Qu’en serait-il pour moi ? Impossible de le dire. [...] Si on me passait à la baignoire, serais-je capable de résister ?2

1 Extrait d’un poème de Claude Bourdet intitulé « Spei Agnus », in André Verdet, Anthologie des poèmes de Buchenwald, Paris, Robert Laffont, 1946, p. 21. Les premiers vers du poème sont : « Terre sombre terre d’ombre / ma colombe vole et tombe / ensanglantée ». 2 Claude Bourdet, L’aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris, Stock, 1975, p. 326. 137

Bourdet connaissait énormément d’informations de premier ordre, et personne ne peut anticiper sa propre réaction face aux sévices de la torture. D’ailleurs, Bourdet écrit même qu’il n’était

« pas assez sûr de [s]a solidité physique et morale sous la torture3 ». Lorsque, après quatre jours, on vint finalement le chercher – enregistré sous un faux nom cette erreur lui permit de gagner du temps (certes, dans l’angoisse) et de récolter des informations grâce à l’organigramme alors que les agents fautifs se retrouvèrent peu après sur le front russe –, il fut amené avenue Foch et se trouva face à son interrogateur. Bourdet avait eu le temps de se préparer à sa défense : « parler d’abondance, raconter le plus de choses possible, de façon à ne jamais rien dire d’important, à voiler systématiquement tout ce que l’ennemi ne sait pas, de manière pourtant à faire du volume, que l’interrogateur peut éventuellement accepter comme une réponse suffisante4 ». Bourdet fut astucieux : il dépeint son rôle comme orienté uniquement vers les problèmes politiques de l’après-guerre, ne pouvait donner de contacts car ils étaient tous perdus après cinq jours d’arrestation, choisit de parler de son domicile de Neuilly qui n’avait aucun papier compromettant (à part un pistolet automatique qui lui « valut quelques coups et beaucoup de sarcasmes »), il fabriqua même « quelques fausses pistes » en se basant sur l’organigramme.

Mais surtout, d’après Bourdet, ce fut probablement la personnalité de son interrogateur qui fit la différence, au point que, si tel fut vraiment le cas, il alla jusqu’à le remercier trente ans plus tard :

[...] en un mot, contribuer dans la mesure de mes moyens à brouiller les cartes, à édulcorer et rendre floue l’image qu’ils se faisaient de notre dispositif. J’espère y avoir réussi. En tout cas, mon arrestation ne provoqua aucune nouvelle catastrophe ; si la bonne volonté de mon interrogateur y fut pour quelque chose, qu’il en soit remercié ici ; et si, comme je le crois, il ne fit torturer personne, il faut reconnaître alors qu’il s’agissait de quelqu’un d’assez exceptionnel dans ce milieu abominable.5

3 Ibid., p. 331. 4 Ibid., p. 328. 5 Ibid., p. 330. 138

Bourdet avait donc joué au plus fin, et avait évité la torture de peu. Un jour, il avait vu un autre jeune résistant qu’il connaissait et qui venait tout juste d’être torturé. Bourdet apprit plus tard que ce jeune n’avait rien dit. Rempli de honte, Bourdet se demanda s’il avait eu raison de « biaiser et finasser avec l’ennemi, alors que ce garçon avait probablement tenu le coup devant les menaces et la torture6 ». Bien sûr, étant donné ce qu’il savait, avec le recul il est clair que l’important était de réussir, d’évier d’autres déconvenues à la Résistance.

Mais, comme on peut le penser, les scrupules, les doutes, les hésitations intérieures ne me quittaient guère ; et après une telle épreuve morale, je savais que je ne pourrais plus jamais condamner ceux qui, n’ayant pas eu la même chance que moi, avaient flanché sous la torture.7

On trouve ici l’une des déterminations de l’attitude de Bourdet envers la torture durant la guerre d’Algérie, évidente notamment dans ses deux premiers articles écrits dans France Observateur contre la torture par l’armée française, le premier posant la question déjà en décembre 1951, « Y a-t-il une Gestapo algérienne ? », et le second y répondant en janvier 1955, « Votre Gestapo d’Algérie ». La Résistance lui avait déjà donné une conscience aigüe de l’horreur de la torture, mais ce passage Avenue Foch fut pour le moins révélateur. Lorsque, au début du mois de juin

(« le 1er ou le 2 juin8 »), les Allemands l’amenèrent au camp de Compiègne, « étape connue du départ pour l’Allemagne9 », ce fut un « soulagement10 », car la déportation pour l’Allemagne

était vécue comme « une lueur d’espoir11 » : rester en vie étant l’objectif, être « le plus loin possible de l’avenue Foch et de la rue des Saussaies, sièges centraux de la Gestapo parisienne12 », était le souhait le plus cher.

6 Ibid., p. 331. 7 Idem. 8 Ibid., p. 335. 9 Ibid., p. 336. 10 Idem. 11 Ibid., p. 335. 12 Idem. 139

Bourdet parlait peu de son expérience des camps à son entourage proche13 et il ne consacra pas, comme d’autres, de publications spécifiquement sur ce sujet. Il publia trois poèmes dans une Anthologie des poèmes de Buchenwald publiée immédiatement après la fin de la guerre, et, surtout, deux chapitres importants dans L’aventure incertaine14. Ces chapitres sont, à certains

égards et à l’instar d’une ou deux autres parties, des sortes de livres dans le livre. Bourdet arriva en Allemagne vers le six juin, après trois jours d’un « voyage abominable15 » où il y eut « dans le train plusieurs morts, d’autres [...] devenus fous », dans des wagons à bestiaux fabriqués pour quarante hommes (ou huit chevaux, c’était inscrit sur le wagon) mais ou ils étaient « cent dix à cent vingt16 ». Entre son arrivée au camp de Neuengamme et la libération de Buchenwald quasiment onze mois plus tard, en passant par le camp d’Oranienburg-Sachsenhausen, Bourdet connut l’un des pires systèmes jamais imaginés par l’humain pour traiter son semblable, et certainement l’une des inventions les plus marquantes du XXème siècle. De plus, Bourdet, pendant ces onze mois, fut malade : pneumonie, pleurésie et complication tuberculeuse à

Neuengamme ; crise de rhumatismes, diplopie à l’œil gauche au camp d’Oranienburg-

Sachsenhausen au réveil d’une opération qui avait tout d’un cauchemar atroce : une appendicite

« purulente, presque gangréneuse » qui sans opération aurait pu le tuer, puis lors de l’opération d’urgence... l’effet de la rachianesthésie cessa à cause de la mauvaise qualité du produit, lui donnant la sensation qu’on lui « arrachait les entrailles ». Non seulement il passa par les camps de concentration nazis dans les conditions connues de sous-alimentation et de grave perte de poids avec tous les effets secondaires que cela peut entrainer, mais il eu en plus d’autres

13 Conversation de l’auteur avec le fils de Claude Bourdet, Nicolas Bourdet, le 8 août 2012. 14 J’ai trouvé cependant, dans les archives privées de Bourdet, le plan d’un projet de livre intitulé « L’histoire de la déportation », plan détaillé en cinq parties, chacune divisé en plusieurs sous parties, et incluant une table des matières et le plan détaillé d’une préface. Néanmoins, il ne semble pas, jusqu’à preuve du contraire, que cette entreprise dépassa le stade de projet. 15 Et suivante : Ibid., p. 338. 16 Ibid., p. 337. 140 maladies. Il était très loin d’être seul dans cette condition, et son parcours montre que sa survie, plusieurs fois de justesse, relève d’un invraisemblable concours de circonstances, de quasi miracles diraient certains.

Ce qui ressort du récit de Bourdet sur les camps est la notion de hasard, de coïncidence, d’accident – tant de fois Bourdet aurait pu y trouver la mort. Le chirurgien qui l’opéra de l’appendicite, le docteur Couderc, qui était selon Bourdet « la personnalité la plus importante parmi les Français du camp17 », lui dit après l’opération qu’une heure de plus dans cet état et c’était la fin. Or, Bourdet avait rencontré un médecin soviétique grâce à son « étrange occupation d’interprète de russe en allemand pour un médecin hollandais18 » qu’il avait lorsqu’il était convalescent à cause d’une crise de rhumatisme (dans un camp, « il fallait absolument une occupation. Sans occupation, on risquait la déportation dans un autre commando, n’importe lequel, donc la mort19 »), et c’était ce médecin soviétique qui l’avait consulté le matin de sa crise d’appendicite. Sans cette connaissance, et sa réaction immédiate le menant à la table chirurgicale de Couderc, c’était la mort. De même, lorsque Bourdet quitta « Saxo » (tel que lui et les autres détenus français appelaient le camp d’Oranienburg-Sachsenhausen), alors qu’il faisait la queue pour monter dans le train avec tant d’autres, il s’arrêta pour discuter avec groupe de Français qu’il venait d’apercevoir. « Cette rencontre, ce hasard, cet arrêt changèrent notre destin.

Quelques mètres plus loin, et nous nous trouvions dans le groupe pour Bergen-Belsen. [...] Deux pour cent sont revenus, à peu près20 ». Malgré le malheur de tomber malade dans un camp de concentration, un passage à l’infirmerie pouvait sauver la vie puisque cela signifiait aucun travail, un endroit propre et une nourriture rudimentaire mais existante. Mais sortir de

17 Ibid., p. 352. 18 Ibid., p. 359. 19 Idem. 20 Ibid., p. 365. 141 l’infirmerie pouvait aussi sauver une vie. En effet, après deux mois à celle d’Oranienburg où il y

était entré souffrant de mal aux poumons, et « à souffrir de furoncles et d’anthrax un peu partout21 » (après quelques jours au petit camp dépendant d’Oranienburg, le camp de Falkensee), et où il se lia avec d’autres malades dont un résistant belge, Bourdet dut quitter l’infirmerie.

« Désolé, angoissé, je me résignai et quittai ce havre pour l’inconnu de la grande ville concentrationnaire22 ». Or, quelques semaines plus tard, des S.S. firent le ménage et tous les malades furent tués, sauf les costauds : « Ainsi, chaque jour, notre sort dépendait de l’imprévisible. Comment décider ? C’était toujours pile ou face23 ». Il existe d’autres exemples, nombreux, où la vie de Bourdet, une parmi des millions, ne dépendait que de circonstances accidentelles, hasardeuses. Le hasard qui permettait à une personne de rester en vie ou faisait qu’une autre mourrait était l’une des composantes de la vie des camps, tangible dans le récit de

Bourdet, tout comme ce que la mort était devenue : une partie intégrante du quotidien des prisonniers. Ainsi, lorsqu’il apprend par un autre détenu la mort de son père au début du mois de février (son père mourut le 18 janvier), Bourdet fut « frappé, mais moins profondément [qu’il] ne l’aurai[t] été en temps normal » :

La mort était devenu pour nous un phénomène quotidien ; nous n’étions jamais certains de survivre le lendemain. [...] Il a fallu que je rentre en France, que je croie de nouveau à la vie, pour regretter amèrement de l’avoir perdu.24

Comme ce fut le cas avec Bourdet tout au long de son récit sur la Résistance, son expérience des camps fut une aventure individuelle qu’il tint à inscrire dans l’histoire collective qui l’a conditionné. Pour lui, les camps nazis ne sont pas une abominable expérience coupée du reste de l’humanité, un phénomène distinct à analyser hors de toute référence historique. C’est

21 Ibid., p. 343. 22 Ibid., p. 348. 23 Idem. 24 Et précédente: Ibid., p. 363. 142 l’apogée du système de domination, de la possibilité pour un être humain d’exercer un pouvoir sur un autre sous le seul prétexte que ce dernier est « coupable ». Lorsque Bourdet écrit que « le système concentrationnaire, c’est l’apogée du système policier », il fait référence, en premier lieu, à la dégradation de l’être humain par le système policier. Alors que, selon lui, « [i]l faudrait orienter vers la police des dirigeants particulièrement humains, particulièrement équilibrés, particulièrement respectueux des personnes » :

c’est le contraire qui se produit : on va vers un métier policier quand on éprouve du plaisir à exercer son pouvoir sur des hommes, quand on pense pouvoir les faire impunément souffrir sous prétexte qu’ils sont « coupables ».25

Au-delà du ton certes provocateur de ces propos, Bourdet met le doigt sur la notion centrale du système policier, c’est-à-dire sa relation au pouvoir, et donc de la relation entre le bourreau et la victime. Le « plaisir à exercer son pouvoir sur des hommes » parce qu’ils sont « coupables » est un sadisme lié à une motivation personnelle de domination. Être sûr de la culpabilité de quelqu’un, et pouvoir ainsi le punir en raison de cette culpabilité, garantie une légitimité au bourreau, à l’exercice de son pouvoir. Les camps, dont l’horreur absolue fut de détruire l’humain pour que disparaisse jusqu’à son nom, n’y laissant qu’un numéro, qu’une apparence anéantie, n’y laissant que la nudité la plus complète de l’humain – corps réduit au strict minimum, esprit brisé par les actions immorales que les prisonniers finissaient par accomplir –, qu’une dignité foudroyée, n’y laissant bien souvent que le langage et la mémoire comme demeure d’une valeur respectueuse, les camps furent donc pour Bourdet le summum de la création d’une culpabilité où le bourreau établit sa victime comme légitime. C’est la « raison politique » qui s’ajoute à la

« raison personnelle », c’est la structure qui intègre les individus. En ce sens, Bourdet, qui combattit le nazisme au péril de sa vie et qui fit l’expérience des camps desquels il survécut miraculeusement, créa naturellement des liens entre le nazisme et d’autres systèmes

25 Ibid., p. 356-357. 143 concentrationnaires, d’autres pratiques enracinées dans une même logique politique, sans tomber dans une démagogie injustifiée. Il n’est pas, semble-t-il, inutile de le citer longuement :

La police ne se sent pas tranquille tant qu’elle n’est pas « sûre » de quelqu’un, pour cela, il faut le briser, le dégrader. Le nazisme, c’est la police à l’état pur ; le système concentrationnaire allemand, c’est le summum de la police, le summum du nazisme. Mais prenons-y garde : les régimes policiers, les camps de concentration, ce n’est pas uniquement une spécialité de l’Allemagne hitlérienne. Les démocraties occidentales, si vertueuses, ont établi aux colonies des systèmes concentrationnaires et policiers similaires. Le N.K.V.D., devenu M.V.D. puis K.G.B., a fait sentir son pouvoir à des dizaines de millions de citoyens soviétiques et d’autres nationalités ; les méthodes policières staliniennes, les camps de concentration soviétiques, comme ceux des « démocraties » en Algérie et en Indochine, comme ceux des élèves sud-américains de l’École internationale de police de Washington, n’ont pas tellement à envier au système hitlérien. Dieu sait que, quand on m’expliquait ces choses, à Sachsenhausen, je ne m’imaginais pas voir, après la guerre, tant d’élèves d’Adolf Hitler. [Note de bas de page : « Ce n’est même pas une façon de parler. La Légion, en Indochine et en Algérie, a recruté d’anciens S.S. ; les anciens nazis, en Amérique du Sud, comme Barbie, ont prêté main- forte à la C.I.A. pour installer les régimes de tortionnaires, comme Banzer en Bolivie]. Mais aujourd’hui, il faut bien s’en rendre compte : le sadisme policier, la volonté policière de contrôler tout le monde existent partout. Il faudra une singulière vigilance pour que, de proche en proche, sous des noms variés, sous des apparences diverses, ces gens ne règnent pas sur le monde entier.26

Briser moralement les victimes, faire disparaitre jusqu’à toute semblance d’humanité pour que le coupable devienne le summum de la culpabilité, c’est-à-dire quelqu’un pour qui il serait même impossible d’avoir pitié en tant que bourreau car cet autre ne fait plus partie de la même espèce : cela n’est pas sans rappeler les mots de bien des survivants qui ont écrit sur les camps, et ceux de Primo Lévi viennent forcément à l’esprit lorsqu’il évoque la « démolition d’un homme27 ». Une personne privée de tout, depuis les biens matériels et la matérialité de ses mémoires et de sa vie quotidienne, privé même de son nom (Lévi écrit que lui et ses compagnons furent « baptisés » après la destitution de tout ce qui les définissait et que son « nom est 174

517 »), cet homme est désormais complètement à la merci de son bourreau, de celui qui exerce un pouvoir sur sa personne. Tout le monde, à un moment donné de sa vie, s’est retrouvé dans une

26 Ibid., p. 357. 27 Primo Lévi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987 [1958], p. 34. 144 situation, si minime soit-elle, où sa condition dépendait de quelqu’un d’autre, que ce soit dans un bureau, un tribunal ou ailleurs – la cellule d’une prison étant l’image la plus tangible. Un prisonnier, par définition, est une personne privée de sa liberté d’action et de mouvement, et à la merci du pouvoir d’un autre. L’extrême de ce système d’autorité policier, pour Bourdet, est le camp de concentration nazi, et l’extrême de la prise de liberté est la fabrication de la victime, du

« coupable », qui se trouve aux prises avec ce système. Pour Lévi, celui qui sera « privé [...] littéralement de tout ce qu’il possède » :

ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi- même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération d’ordre humain, si ce n’est, tout au plus, le critère d’utilité. On comprendra alors le double sens du terme « camp d’extermination » et ce que nous entendons par l’expression « toucher le fond ».28

Cette destruction de ce qui compose l’identité de l’homme explique pourquoi certains camarades de Bourdet, prisonniers politiques antinazis enthousiasmés à l’idée de retrouver des prisonniers politiques allemands eux aussi antinazis, furent choqués par le traitement qu’ils reçurent de ces derniers : la sauvagerie, la brutalité qu’ils n’hésitaient pas à exercer puisque détenant un poste plus important dans la hiérarchie concentrationnaire. La destruction de leur identité leur avait fait perdre toute dignité et tout rapport identitaire avec les autres. Le système avait fait d’eux des victimes qui devenaient bourreaux pour d’autres, trouble frontière entre les deux dans cette

« zone grise » qu’évoque Primo Lévi29.

La littérature sur les camps est volumineuse, et ce n’est pas le lieu de s’y attarder30. Il est cependant essentiel de percevoir ce « moment » chez Bourdet où le phénomène des camps nazis

28 Ibid., p. 35. 29 Primo Lévi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, 1989 [1986]. 30 Cf., entre autres, sur les camps en anglais : Elie A. Cohen, Human Behaviour in the Concentration Camp, London, Free Association Books, 1988; Terrence Des Pres, The Survivor: An Anatomy of Life in the Death Camps, Oxford, Oxford University Press, 1980; David A. Hackett, The Buchenwald Report, Boulder, CO, Westview Press, 145 lui est apparu comme lié à un phénomène bien plus vaste partagé par le reste de l’humanité.

C’est surtout grâce à la rencontre à « Saxo » avec un détenu dénommé Bernhard Bögermann, prisonnier politique allemand qui avait été arrêté en 1933 et qui avait donc survécu les onze dernières années dans les camps, que Bourdet « connu[t] l’histoire des camps, la logique du système, les particularités des diverses nationalités31 », et comprit que « l’atrocité des camps [...] ne se limitait pas à l’assassinat des corps32 ». Bourdet comprit également les différentes attitudes de certaines nationalités par rapport à d’autres et, loin de tout essentialisme définitif sur les personnes selon leur nationalité, il reconnaissait, dans cette destitution la plus totale, certaines différences nationales. Lui, internationaliste depuis ses études en Suisse, considérait qu’ « il ne s’agissait pas de renier l’internationalisme, mais il fallait que cet internationalisme intégrât le fait national33 ». Lié à cette prise de conscience, il fit aussi l’expérience viscérale de l’essence de l’antisémitisme et du racisme : alors qu’un convoi de nouveaux arrivants passaient devant un

S.S., « visiblement des Juifs de l’Est [...] au dernier degré de la cachexie et de l’épuisement », l’un d’eux trébucha et toucha le S.S. qui fit un bond en arrière « comme s’il avait été touché par une araignée ou un scorpion34 » et le roua de coups. Il semble approprié de le citer longuement, car les ramifications pour l’après-guerre et pour sa compréhension de l’humain et du concept d’identité sont nombreuses :

1995; Eugen Kogon, The Theory and Practice of Hell: The German Concentration Camps and the System Behind Them, New York, Farrar, Straus, and Giroux, 2006; Wolfgang Sofsky, The Order of Terror: The Concentration Camp, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1997; Christopher R. Browning, Ordinary Men: Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland, New York, HarperCollins, 1992; Gedenkstätte Buchenwald (ed.), Buchenwald Concentration Camp 1937-1945. A Guide to the Permanent Historical Exhibition, Göttingen, Wallstein, 2004. Sur le récit de l’expérience des camps, citons, outre Si c’est un homme de Primo Lévi: Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1985; David Rousset, Les jours de notre mort, Paris, Ramsay, 1988 [1946] (notons aussi, de Rousset, L’Univers concentrationnaire, Paris, Éditions de Minuit, 1965 [1946]) ; Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994. 31 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 354. 32 Idem. 33 Ibid., p. 374. 34 Ibid., p. 362. 146

C’était affreux, mais ce qui était à la fois plus affreux et plus extraordinaire, c’était le visage du S.S. Il n’exprimait pas tant la colère que l’horreur, l’angoisse, une sorte de peur innommable. [...] Il me sembla que j’avais tout d’un coup compris l’essence même du racisme : il y avait là la peur de la maladie, de la contagion, mais cela allait bien plus loin. Ces juifs avaient à peine figure humaine, et de plus le nazi avait appris que « ce n’étaient pas des hommes comme lui ». Quelque chose de différent, et pourtant ressemblant ; des hommes, et pas des hommes ; lui-même, et pas lui-même. Je me mis à songer aux manifestations que j’avais vues en France, moins violentes, certes, mais où la haine était aussi le reflet d’une inquiétude, d’une angoisse innommée. Nous vivons sur une sécurité faite de l’absence de réflexion. Par habitude, nous sommes sûr de nous-mêmes, sûr que nous existons, sûr de notre identité. Tout d’un coup, l’apparition de quelque chose, que nous imaginons à la limite de notre propre identité, nous pose profondément la question de celle-ci, et nous savons tout d’un coup que nous ne sommes certains de rien, même pas d’exister. C’est un sentiment affreux. Je crois que le contact de ce malheureux juif avait terrifié le grand et gros S.S. suant de santé. Peut-être, dans la cruauté des tortionnaires pour leurs victimes, quelles qu’elles soient, y a-t-il cette angoisse, née de la ressemblance.35

Encore une fois, Bourdet lie l’univers concentrationnaire au monde qui le précéda, et à celui qui le suivit : le racisme des S.S. n’était pas unique, il fut poussé à son extrême par le nazisme et le système qu’il instaura. La même peur, la même angoisse de l’autre qui est appréhendé comme n’étant pas soi en son essence mais à la limite de notre identité, constitue le cœur du racisme, dont le symbole est ce visage angoissé du S.S. au contact de l’autre.

Les parallèles entre les camps et le monde extérieur sont nombreux malgré l’extrême condition de ce système. En passant par des camps différents, Neuengamme, Oranienburg-

Sachsenhausen et Buchenwald, Bourdet a fait l’expérience de systèmes aux hiérarchies différentes, aux fonctionnements variables. Pour lui, deux notions à retenir sont nécessaires à la compréhension du système, sans quoi certains aspects, tels le traitement des prisonniers malades, peuvent paraître absurdes. D’une part, « c’est qu’un camp a, pour l’administration pénitentiaire, le précieux avantage d’économiser du personnel de surveillance36 » ; il faut que la hiérarchie soit

35 Ibid., p. 363. 36 Ibid., p. 344. 147 créée parmi les concentrationnaires. Aussi, pour éviter les contagions il faut un certain système sanitaire, et un minimum de nourriture pour qu’ils restent debout. D’autre part, pour Bourdet :

Tout État totalitaire pratiquant en grand le système concentrationnaire voit l’orientation dudit système automatiquement divisée entre deux tendances : la punition et l’exploitation. [...] Dans l’Allemagne hitlérienne, et spécialement pendant la guerre, ces deux tendances étaient, pourrait-on dire, personnifiées par deux hommes dans le gouvernement : l’utilisation, c’était Speer, la punition, c’était Himmler. Or la logique de ces deux attitudes était inverse.37

Ces différentes tendances, ces contradictions de fonctionnement, créaient des différences majeures dans le fonctionnement des camps d’un endroit à un autre, d’une période à une autre.

Bourdet avait fait l’expérience dès le début de son expérience dans les camps, à Neuengamme, d’une hiérarchie qui reposait surtout sur des repris de justice qui avaient été au camp depuis 1939 ou 1944. Les conditions terribles de Neuengamme l’avaient, lui et des collègues, poussé à quitter ce camp au bout d’un mois après avoir réalisé que s’il était quasiment impossible de sortir du système concentrationnaire, « on pouvait, avec une certaine facilité, se déplacer à l’intérieur ». Il partit donc... comme « ouvrier électricien ». Or, après le passage au petit camp de Falkensee et l’infirmerie de Oranienburg, c’est au début de septembre qu’il entra vraiment dans la vie concentrationnaire du camp où il « constatai[t] que tout était question de relations, dans ce monde-ci comme dans l’autre : il fallait connaître quelqu’un qui connaissait quelqu’un d’autre, qui finalement avait un ami quelque part dans la bureaucratie concentrationnaire38 ». Bourdet explique que le camp d’Oranienburg était un camp « vert », c’est-à-dire où la majeure partie de la hiérarchie concentrationnaires était constituée de prisonniers portant un triangle vert sur la poitrine : c’était des prisonniers de droit commun, divisés en criminels professionnels et criminels graves, « ces derniers constituant évidemment l’ "élite" ». Surtout, « les "droit commun" constituaient les premiers habitants de la planète concentrationnaire » puisque leur

37 Idem. Italiques dans l’original. 38 Ibid., p. 348-349. 148 existence dans ces camps précédait l’hitlérisme et donc les prisonniers politiques. Les conflits dans la hiérarchie furent nombreux à partir de 1939 et l’arrivée de nombreux prisonniers politiques, les nombreuses luttes de pouvoirs parmi les « verts » et entre les « verts » et les

« rouges » (prisonniers politiques, triangle rouge) succédant aux périodes de hiérarchies établies.

En tout cas, selon Bourdet, « Saxo » était un camp « vert » où aucun prisonnier politique allemand occupait un poste important et enviable de « bureaucrate ou de chef de block où l’on

était au chaud, avec mille petits avantages ». La conséquence la plus significative d’une hiérarchie dominée par des « droit commun » était que « l’esprit de collaboration de la bureaucratie "verte" avec les S.S. était total », ce qui créait un « climat véritablement délétère »39.

A Buchenwald, que Bourdet avait rejoint le 6 février, la hiérarchie était différente, l’ambiance aussi. Buchenwald, Bourdet le compris rapidement, était un camp « rouge », dirigé par des prisonniers politiques. Dès son arrivée, Bourdet a la chance de rencontrer des amis. Voici comment il explique brièvement son arrivée à Buchenwald à sa femme dans une lettre écrite depuis le camp le jour de la libération de Buchenwald par les Américains.

L’évacuation totale était prévue, les valides à pied, les autres en train. Or, deux mois plus tôt j’avais été opéré de l’appendicite, opération parfaite, mais en raison de l’alimentation la plaie était juste cicatrisée fin janvier – j’étais valide mais bien faible – à mon grand regret j’ai abandonné Jozan, d’Ayen et les autres copains, et me suis inscrit comme non valide. Deux jours de voyage en train, sans nourriture, arrivée le 6 février – La réception habituelle – à poil, rasé sur tout le corps (contre épidémies) – mis dans vêtements propres mais léger comme du papier – par un froid heureusement pas trop vif, quelques degrés sous zéro – Heureusement, une heure plus tard je tombais sur Suroulard (le petit Sévère à tête de chinois aux lunettes d’écaille que Evelyne appelait « le chat ») – sur le cher Chalvron, sur Nègre, sur Hervé Thierry, sur Gillibert « Cartier » et sur Chalut dit « Enghien» qu’Evelyne appelait le chien – Joie, embrassades que tu imagines, et ils me trouvent un vieux gilet molletonné qui m’a sûrement sauvé de la pleurésie . Pendant trois semaines je reste avec mon convoi dans le camp de triage, à huit couché sur 1m 80 au carré, saleté, froid, nourriture insuffisante (100 gr de pain et une soupe par jour)- à ce régime, amaigrissement, bronchite - Heureusement, ici encore un ami me fait entrer à

39 Et précédentes : Ibid., p. 351. 149

l’infirmerie où je retrouve comme toubib le professeur Richet, ami de Papa, des Cazalis, etc, qui me soigne comme un père.40

Les relations, les amitiés, sans aucun doute, ont permis à Bourdet de survivre, non seulement d’un point de vue très concret – entrer à l’infirmerie quand il était très malade – que d’un point de vue moral puisque « pour survivre dans un camp » il fallait aussi « des amis qui pouvaient aussi créer autour de vous un climat de sympathie humaine, encore plus important que la subsistance matérielle »41. C’est par eux qu’il saisit la différence fondamentale entre

Buchenwald et le camp qu’il vient de quitter, et cela tient à la hiérarchie interne du camp parmi les concentrationnaires.

Comme mes amis me racontaient, sans la moindre précaution, des histoires de résistance, je leur dis de baisser la voix – ils me regardèrent stupéfaits : « C’est tout à fait inutile, on peut dire ce qu’on veut, le camp est tout à fait sûr, il n’y a pas d’espion. C’est un camp "rouge". » J’appris ainsi que Buchenwald était depuis plusieurs années aux mains des prisonniers politiques allemands, à la suite d’un épisode comme ceux dont j’ai parlé. Les plus importants et les plus puissants, parce que les plus anciens et les plus nombreux, étaient les communistes ; la hiérarchie était donc essentiellement une hiérarchie communiste.42

La hiérarchie comportait aussi d’autres représentants de familles politiques, à un niveau moindre, et toute une organisation était en place – par exemple, le représentant des Français pour les communistes allemands était Marcel Paul, futur ministre de la production industrielle en 1946.

C’est d’ailleurs lui qui dit à Bourdet de patienter avant qu’il soit transféré dans le grand camp.

Contrairement à « Saxo » où il était quasiment impossible d’intervenir, à Buchenwald « on ne pouvait pas ne pas intervenir ». Selon lui, « l’avantage de Buchenwald, ce qui faisait qu’on y

40 Lettre de Claude Bourdet à Ida Bourdet, décrite à Buchenwald le 15 avril 1945. Archives privées Claude Bourdet, Paris. 41 Et précédente : Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 354. 42 Ibid., p. 367. 150 vivait dans un climat respirable, tenait précisément à l’existence du pouvoir des politiques allemands et du collectif international qu’ils avaient créée »43.

Bourdet fit donc l’expérience profonde, à travers son passage dans les camps nazis, du fonctionnement hiérarchique du système concentrationnaire et de leurs différences. Dans tous les cas, les prisonniers étaient ceux qui exerçaient le pouvoir immédiat sur les autres prisonniers. Ce pouvoir personnel, Bourdet lui-même en fit l’expérience directe pendant quelques jours. En effet, son ami Bernhard, après onze ans dans différents camps, dut partir avec d’autres prisonniers sur le front russe et affronter l’épreuve terrible d’être ordonné de tirer sur ses camarades communistes, lui qui avait résisté pendant de si longues années à certains des abus des S.S. Étant

« Kapo » (contremaître), il demandat à Bourdet de le remplacer. La raison, simple mais essentielle selon Bernhard: il avait remarqué que Bourdet n’était pas raciste. Bourdet fit donc cette expérience surréelle de « Kapo » pendant quelques jours avant d’être hospitalisé pour une crise de rhumatisme.

J’étais bouleversé, gêné, touché aux larmes ; j’acceptai. Et c’est ainsi que j’occupai, quelques jours, la fonction détestée de « Kapo » (c’est ainsi que les concentrationnaires appelaient les contremaîtres) et que je fus muni du « gummi », le tuyau de caoutchouc. Comme Bernhard, je ne l’utilisais, bien entendu, que pour frapper avec force sur la table en criant Arbeiten !, Arbeiten ! (en russe) quand, par hasard, un S.S. entrait pour inspecter le commando. Le reste du temps, je leur fichais royalement la paix : c’est pour ça que j’étais là.44

Comme dans de nombreux exemples en dehors des camps, l’habit fait parfois le moine...

Lorsque Bourdet reçut par miracle un colis que sa femme avait envoyé par plusieurs personnes interposées et qui contenait des vêtements chauds et de la nourriture (qu’il partagea – il n’apprit la provenance de ce colis qu’à son retour), l’attitude des S.S. à son égard changea radicalement, ils allèrent même jusqu’à lui sourire. Car pour tous, s’il était bien habillé, c’est qu’il en avait le «

43 Et précédente : Ibid., p. 369. 44 Ibid., p. 358. 151 droit » : « cela voulait dire que j’appartenais à la hiérarchie concentrationnaire – que j’étais un personnage important, d’autant plus important qu’avoir une étiquette de prisonnier politique français et être habillé ainsi, c’était anormal45 ».

Le passage de Bourdet par les camps fut l’occasion pour lui de replacer cette expérience dans un contexte social plus général. Pour lui, les camps furent l’extrême du système policier, l’extension infinie du système pénitentiaire, et lieu d’une destruction systématique de l’humain, de ce qui le constitue. Jusqu’au dernier moment le hasard y fut pour beaucoup dans sa survie. Au

« moment de résistance » de Bourdet, affirmation de la vie et d’une liberté la plus totale –

« Jamais nous n’avons été plus libre que sous l’occupation allemande46 » écrivit Sartre – succéda un moment de « mort vécue ». Bourdet en parle avec extrême pudeur, mais derrière les mots dans L’aventure incertaine et la lettre écrite à son épouse à la libération du camp, on y décèle toute la résignation de celui qui vit une sorte de mort quotidienne, de dénuement profond de son existence, et à quel point la destruction de l’humain est possible lorsque le tissu social est détruit, lorsque la dignité de chacun est supprimée, lorsque toute personne est destituée des repères qui en font un individu. Il est donc judicieux de terminer ce passage sur la traversée des camps de

Bourdet par ses propres mots, et de le citer longuement :

Que dire, que conclure ? Peu de chose, si ce n’est ceci : que cette effrayante expérience, il valait peut-être la peine de la faire, à condition d’en revenir, que l’on pouvait y constater comment se forme une société et à quel point l’égoïsme et la cruauté sont naturels aux hommes, dès qu’ils sont privés de tout, ou presque. Pour la plupart d’entre nous, l’esprit de justice, la générosité ne survivent guère à l’extrême misère physique. Et pourtant, il y a dans cette déchéance, même au plus bas, quelques personnes, très rares, qui sont capables de penser aux autres avant de penser à eux-mêmes. Je ne suis pas de ceux-là, mais j’en ai vu, je sais qu’ils existent, et cela donne confiance dans l’homme. Le sentiment le plus fort, celui qui étreignait tous les concentrationnaires à leur retour, c’était qu’il importait de mettre fin à tout jamais aux États policiers, au pouvoir de la police et à ses méthodes, et en particulier à ce système des camps qui, de tous les systèmes pénitentiaires, est le pire, et cela, d’abord, parce qu’il facilite l’extension indéfinie de

45 Ibid., p. 362. 46 Jean-Paul Sartre, « La République du silence », in Situations, III, Paris, Gallimard, 1949, p. 11. 152

l’incarcération. Il y a une limite à l’emprisonnement dans les prisons classiques : c’est la place, les bâtiments qu’il faut construire, le personnel pénitentiaire qu’il faut engager et payer. Il n’y a pas de limites à l’extension des camps de concentration, puisque les prisonniers « se gardent eux-mêmes ». La seconde raison, c’est qu’en faisant participer les concentrationnaires à la machine pénitentiaire et policière, on les dégrade, on détruit leur condition humaine ; les exemples atroces que m’avait raconté mon ami Börgermann ne sont pas isolés. D’une manière ou d’une autre, dès qu’on passe par là, on participe au système. Peut-être est-ce un peu moins abominable que la torture : alors, c’est simplement le second degré dans l’abomination. Au sortir de ces camps, nous étions persuadés que c’était fini, non seulement en Allemagne, mais dans tous les pays, que l’on ne verrait plus jamais cela. Il n’a pas fallu de longues années pour constater que, sur ce plan au moins, Hitler avait gagné la guerre.47

47 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 379-380. 153

ère CONCLUSION 1 PARTIE

Un héritage de la Résistance

Que des hommes aussi peu préparés à l’action politique, aient quand même ouvert la voie, aient réussi à établir entre eux une unité relative, aient mené une lutte de plus en plus vaste et efficace, sans oublier, dans la dernière étape, de définir ensemble un consensus politique approximatif et valable aujourd’hui, ouvrant ainsi la voie à l’établissement d’une IVe République qui était, à sa naissance, pleine de promesses – ce n’est, après tout, pas si mal. [...] Si, après cela, tout s’est gâté, ce n’est pas vraiment la faute de la Résistance, ou ce n’est sa faute que dans la mesure où elle n’a pas été capable de fournir à la France de leaders politiques de premier plan. Mais cela, c’est une autre histoire, que ce qui précède éclaire en partie. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Parler de l’héritage en ce qui concerne la Résistance est inadapté – il faut encore une fois, pour éviter toute généralisation incongrue, mettre en avant la relation collective à celle de l’individu. Singularité d’un héritage inadaptée, tout d’abord parce que les expériences de la

Résistance et les leçons tirées par ses membres furent multiples et différentes, même si l’on s’en tient à la Résistance métropolitaine, voire à un seul mouvement. Les perspectives divergentes sur les suites à donner à la vie politique française en s’appuyant sur la Résistance sont là pour rappeler à quel point il est impossible de réduire cette expérience à un petit nombre de concepts, de principes, de parcours. Cependant, au terme de cette première partie, il est possible de relever les éléments importants de la Résistance qui seront significatifs dans le contexte de l’après- guerre pour Bourdet en rapport avec l’histoire collective. En d’autres termes, Il ne s’agit pas ici de déterminer un cadre général qui s’appliquerait à l’ensemble des résistants, mais plutôt de relever les éléments majeurs de l’expérience collective vis-à-vis d’une expérience individuelle significative telle que la lecture approfondie des textes de Bourdet, en premier lieu, d’autres anciens résistants ensuite, et des historiens enfin, nous permettent de les distinguer.

154

En premier lieu, et c’est une position unanime parmi les premiers résistants et plusieurs historiens : la révolte individuelle est à la base de toute volonté d’action. Être résistant, c’est d’abord estimer qu’ « il y a des choses qu’on ne peut pas supporter » et qu’il « faut faire quelque chose ». C’est donc un refus personnel issu d’une prise de conscience, une désobéissance réactive, la décision d’agir contre un statu quo – même si cela ne suffit pas pour devenir résistant. Comme l’écrit Alban Vistel, « à l’origine de la démarche, il y a un examen de conscience au terme duquel surgit la volonté d’engagement1 ». C’est ce que Pierre Laborie indique en notant que « la Résistance est indissociable de la conscience de résister, du sens donné à la décision d’agir2 ».

Deuxième élément : c’est seulement lorsque l’individu se joint à un collectif que la révolte devient véritablement résistance. C’est l’intégration de ce refus personnel dans une action de groupe, dans un mouvement qui est soit à construire, soit à perfectionner, mais qui en tout cas dépasse l’individu, le transcende, qui permet à la résistance de naître, d’émerger. C’est donc l’association de multiples individualités qui luttent pour atteindre un objectif commun, qui s’unissent, malgré toutes les différences individuelles – qu’elles soient politiques, idéologiques, culturelles, traditionnelles, sociales, économiques, etc. – sur un socle commun, sur une base de principes qu’ils partagent. La révolte individuelle est en soi une affirmation qui implique le reste de l’humanité : se révolter contre une injustice consiste aussi à dire, dans le même temps, que les

êtres humains ne devraient pas être victimes d’un tel état de fait, donc qu’ils sont plus que ce à quoi les réduit un tel présent, une telle situation. C’est ce qu’Albert Camus a élégamment résumé dans la formule suivante, réappropriation du cogito cartésien : « Je me révolte, donc nous

1 Alban Vistel, La nuit sans ombre. Histoire des mouvements unis de résistance, leur rôle dans la libération du Sud- Est, Paris, Fayard, 1970, p. 123. 2 Pierre Laborie, « Qu’est-ce que la Résistance ? », in François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 35. 155 sommes »3. Nous pourrions également la formuler ainsi : je me révolte, tu te révoltes, elle se révolte, il se révolte : nous résistons.

Le troisième aspect concerne le rapport au passé : la Résistance surgit du présent mais fait appel à des valeurs transcendantales, universelles, et également liées au passé. En effet, du présent naît un refus, un « non » : le refus de continuer à vivre sans lutter contre des conditions présentes inacceptables. C’est la base de la révolte individuelle qui pousse l’être à agir, à confronter, à se rebeller. Mais cette révolte, l’individu la fait au nom de principes qui le dépasse.

Tous ne se retrouvent pas dans les mêmes valeurs, dans les mêmes principes, mais tous font appel à quelque chose qui les transcende et qui est lié à l’histoire. Pour beaucoup, comme

Bourdet, c’est la perspective humaniste, universelle de l’être humain : le nazisme porte atteinte aux droits universels de tout être humain, à des droits inhérents que l’on ne peut violer sous aucun prétexte, et c’est en soi une injustice insupportable pour les victimes comme pour les témoins. Pour d’autres, c’est une approche patriotique qui prime, et alors c’est la France qui est attaquée, ce pour quoi elle existe, ce qui fait son identité, constituée entre autre par des droits inaliénables. Dans ce cas, le rapport au passé est explicite, et il s’agit de préserver ce qui est menacé dans son être. Mais ce rapport au passé est également présent dans les perspectives progressistes puisqu’il s’agit également de préserver les êtres, leurs droits, leurs libertés. En d’autres termes, la transcendance qui existe dans l’appel aux valeurs humanistes, ou chrétiennes, d’universalité, n’est pas temporellement inconditionnelle. Ces valeurs sont en rapport avec une histoire et une évolution de l’humanité. En bref, la volonté de résister au présent implique une volonté de préserver un ou des attributs essentiels de l’être humain qui est en relation avec un passé plus ou moins lointain. Cette transcendance est la raison pour laquelle, selon Alban Vistel,

3 Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 36. 156 la « Résistance fut avant tout un événement d’ordre spirituel. Les hommes qui le vécurent, du plus grand au plus humble, partageaient la même volonté, la même foi, le même espoir.4 »

Conjointement au refus présent et aux valeurs transcendantales, et c’est le quatrième

élément, la Résistance tend à affirmer des possibilités futures radicalement différentes du moment présent. Il faut bien percevoir que le refus du présent porte en soi l’affirmation de valeurs orientées vers le futur. Si ce n’est vraiment qu’en septembre 1942 que les dirigeants de

Combat publient une charte où ils affirment leurs convictions pour le futur et le type de société qu’ils envisagent, un tel texte n’est que la matérialisation de sentiments et d’idées présentes dès la naissance du mouvement, en fait, au niveau individuel, dès la prise de conscience du refus nécessaire. Ce qui fait la spécificité de la Résistance, c’est la volonté d’établir les conditions futures d’une société meilleure, et d’ériger les principes selon lesquels une telle société devra

être bâtie, principes nés du refus présent, des valeurs transcendantales, mais également d’une analyse des conditions qui ont mené à une situation injuste, inacceptable.

Cinquième élément : pour les mouvements (à distinguer des « réseaux »), le rôle primordial, fondamental et ubiquiste de l’écrit. La centralité du journal dépassait la fonction pourtant décisive d’une information critique destinée au reste de la population et aux membres participant de plus ou moins loin au mouvement. Premier acte de résistance, l’écriture créait l’existence qu’elle tenait à affirmer dans le même temps. Plus que de l’information, c’est souvent une pensée en mouvement, avec ses valeurs, ses principes, ses idéaux, ses méthodes, ses priorités, qui s’établissait. Véritable force motrice du mouvement et de son tissu social, les risques immenses pris pour la rédaction, l’impression et la diffusion d’un journal clandestin ne sont compréhensibles qu’à la lumière de cette dimension exceptionnelle, où les lignes de partage entre action et pensée sont absolument inadéquates.

4 Alban Vistel, Héritage spirituel de la Résistance, Paris, Lug, 1955, p. 56. 157

Sixième aspect de la Résistance : l’expérience de la Résistance fut une révolution, peut-

être la dernière révolution française si l’on accepte de mettre à part la révolution culturelle de mai 1968 qui ne prend pas place à l’intérieur d’une situation de renversement politique et militaire total. Sans doute la révolution tant espérée par les résistants fut un échec, et ce dès les années 1946-1947, mais il est indéniable que l’esprit de révolution traversait la Résistance, et que ce sentiment était résolument ancré dans un consensus socialiste pour une révolution démocratique. Il faut ajouter que les avancées sociales, économiques et politiques des années, voire des décennies suivantes, sont à mettre en partie au crédit de l’expérience de la Résistance et de son influence, certes basée elle-même en partie sur des conceptions idéologiques des années

1930. Ainsi, si la révolution n’a pas eu lieu, si elle fut un échec, il en est resté au moins des traces claires et visibles, autant de réformes qui n’auraient certainement pas eu lieu sans la volonté de révolution des résistants.

Septième élément : l’expérience de la Résistance s’élabore dans un rapport conflictuel violent où, bien souvent, non seulement la violence est une arme indispensable contre une autre forme de violence, mais également une donnée quotidienne et une menace qui à tout moment peut s’exercer sur quiconque participe à un mouvement clandestin. La réalité de la torture est ici essentielle à saisir pour un membre de la Résistance, qui plus est un dirigeant détenant de nombreuses informations. La mort, le meurtre, la torture, et parfois les camps de concentration : autant d’épreuves qui façonnent le quotidien de la lutte et auxquelles il faut faire face.

Enfin, dernier élément : le combat de la Résistance fut une forme d’anti-impérialisme.

Pour comprendre cette affirmation, il faut retenir les deux définitions de l’impérialisme citées dans l’introduction. Il est quelque peu surprenant que l’on n’applique généralement pas ce terme pour la période de l’occupation en France, mais les conditions s’y prêtent pourtant fort bien.

158

L’Allemagne nazie tentait de mettre la France sous son contrôle, et y réussit pendant plusieurs années. Dans un sens plus large, l’idée de combattre une domination, une suprématie, sous toutes ses formes, est une réflexion est déjà présente dans l’analyse que fait Bourdet des camps de concentration en rapport avec le système policier. Mais cette idée, centrale dans la confrontation des politiques et des mesures extrêmes de l’Allemagne nazie et du régime de Vichy, sera fondamentale dans les analyses de Bourdet de la situation nationale et internationale de l’après- guerre. La question véritable concerne la manière d’établir un système politique et social juste au niveau international et national qui puisse s’opposer aux tendances dominatrices des différents pouvoirs. La question de l’anti-impérialisme prendra toute son ampleur évidente durant la guerre froide et les guerres de décolonisation, mais les germes de la résistance à l’impérialisme sont déjà décelables dans l’expérience de la Résistance telle que vécue par Bourdet. Cependant, il faut réitérer que si anti-impérialisme il y a chez Bourdet, il est une sous-catégorie de son éthique plus large.

Les éléments énumérés ne se veulent pas exhaustifs mais indiquent les fondements du parcours personnel de Bourdet dans l’action collective. Ces années furent pour lui un véritable moment de résistance où, saisi par le cours d’une histoire dramatique, son désir de dépassement et de révolte se firent véritablement résistance. Prédisposé, d’une certaine manière, à agir dans ce sens, il s’engagea. Il devint véritablement résistant et cette identité n’allait pas le quitter dans l’après-guerre.

159

2ÈME PARTIE

Introduction : Vers une nouvelle gauche de l’après-guerre résistante

Quelques anciennes équipes de la Résistance parvenaient à dépasser, dans les premières années de l’après-guerre, l’aspect particulier de leur propre lutte, l’identifiaient à celle des peuples coloniaux, et devenaient les fermes défenseurs de celle-ci. C’était là un phénomène très minoritaire, mais il a eu, parfois de manière invisible, une portée assez grande en aidant à engendrer une mauvaise conscience générale. Même les plus obtus ou déloyaux de nos dirigeants et de nos journalistes, même les plus intoxiqués de nos concitoyens n’ont pu indéfiniment échapper à la contradiction qui existait entre la glorification de la Résistance française et la condamnation de la Résistance indochinoise et algérienne. Cet élargissement, cette universalisation de la notion de Résistance a d’ailleurs été un élément déterminant d’une autre amélioration. La gauche française, divisée, affaiblie, défigurée par le mythe colonial, a commencé à se régénérer dès qu’elle a pu faire entrer la révolution coloniale dans sa propre expérience. [...]C’est tout particulièrement vrai pour la gauche nouvelle. La Nouvelle Gauche, l’Union de la gauche socialiste, le parti socialiste autonome et le parti socialiste unifié ont été créés par d’anciens résistants, qui avaient précisément réalisé en eux-mêmes l’identification dont je parle. Et le premier essor de ces organisations a été étroitement lié à leur lutte contre la guerre d’Algérie. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Il faut regarder en avant : vers le Parti Révolutionnaire unifié, dont la Résistance peut être un des affluents essentiels. Thèse XIII, Thèses d’Octobre, 1945.

Ne t’attarde pas à l’ornière des résultats. René Char, « Feuillets d’Hypnos. 1943-1944 »

Peu après son retour des camps, Bourdet refonde avec Yves « Déchezelles (trotskiste-

SFIO), Frenay et Pivert, le groupe "Socialisme et Liberté", auquel s’associent sparodiquement des UDSR, dont F. Mitterrand1 ». Ce groupe disparait vite mais donne naissance à un autre groupe de réflexion autour de Bourdet et de son ami Daniel Nat, philosophe trotskyste, qu’ils appellent Octobre, en mémoire de la révolution bolchévique. Ils produiront notamment un

1 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur. 1950-1964, t. 1, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 35. Le premier Socialisme et Liberté était un mouvement de Résistance créé en mars 1941 par Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty, Jean-Toussaint Dessanti et Jacques-Laurent Bost, et qui ne fit pas long feu. Il n’est pas clair s’il existe quelque rapport que ce soit entre les deux. Cf. Herbert R. Lottman, The Left Bank. Writers, Artists, and Politics from the Popular Front to the Cold War, Boston, Houghton Mifflin Company, 1982, p. 135. 160 document théorique, une série de thèses, écrites en 1945-19462, et qui jusqu’à ce jour n’a pas été publié. Bourdet pensait l’avoir perdu de ses propres papiers3 ! Quatorze thèses qui sont symboliques et significatives à plusieurs égards : les auteurs anticipent la guerre froide à venir et, partant d’une analyse marxiste à forte influence trotskyste de la situation nationale et internationale, écrivent une sorte de « manifeste » de la nouvelle gauche près d’une décennie avant sa naissance effective. Clef du nouveau mouvement à venir : l’expérience de la Résistance, qu’ils théorisent et insèrent dans une perspective globale. Ils souhaitent un nouveau mouvement démocratique – que ne peut assurer le PCF – et révolutionnaire – dont est incapable la SFIO.

C’est un neutralisme avant l’heure auquel se nourrira le Bourdet de Combat (1947-1950) et qui sera l’un des piliers de la ligne directrice de L’Observateur qui naîtra en 1950. Les auteurs prônent une alliance entre classes moyennes et prolétariat (que la Résistance avait réussi à créer) et, d’un point de vue tactique, un rapprochement avec la SFIO dans un premier temps. Ce texte est le symbole lumineux de la transition de l’expérience de la Résistance aux années de l’après- guerre. Comment penser le nouveau rapport des forces mondiales qui s’articule autour de deux puissances ? Comment placer l’expérience unique de la Résistance dans l’histoire à venir et comment s’appuyer sur elle pour bâtir un renouveau politique qui promouvrait les idéaux et principes de la Résistance ? Comment considérer une nouvelle force politique qui échapperait à la « dégénérescence bureaucratique » du parti communiste français et à la sclérose de la SFIO ?

Comment penser et combattre à la fois l’impérialisme américain et l’impérialisme soviétique, le capitalisme destructeur et le bureaucratisme totalitaire ? Les réponses apportées méritent un résumé succinct.

2 Le document porte le titre « Thèses d’Octobre. 1945 » mais il semblerait, en reconstituant la chronologie de Bourdet, que le document fut finalisé courant 1946. « Thèse d’octobre. 1945 », Archives Privées Claude Bourdet, Paris. 3 Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 24. 161

Dans ces « Thèses d’Octobre », l’analyse de la situation mondiale annonce la guerre froide avant même qu’elle ne s’installe et qu’elle soit nommée en dénonçant notamment « la vassalisation économique, donc politique, des diverses sociétés nationales au bénéfice de l’une ou l’autre des puissances dominantes » (Thèse I). Retraçant l’évolution qui mène à l’« écrasement des nations par les puissances » (Thèse II) et théorisant le sens de la Révolution et la possibilité offerte par le consensus socialiste qui régna parmi les membres de la Résistance

(Thèse III), les auteurs voient comme « problème politique fondamental de l’époque » les conditions d’association entre le prolétariat et les couches moyennes « au bénéfice d’une transformation complète de l’ordre existant, et dans le cadre concret d’un pouvoir matériellement dressé contre le pouvoir meurtrier du capitalisme » (Thèse IV). Annonçant sans la nommer la nouvelle gauche des années 1950, le document expose le « truquage "démocratique" » et en appelle à ne pas trahir « l’aspiration démocratique des masses et des couches moyennes » (Thèse

V) tout en critiquant la « "démocratie" bureaucratique russe », considérée « dégénérée » et « qui s’avère encore plus inquiétante » que la démocratie bourgeoise. L’appel à un nouveau socialisme, à une nouvelle gauche, est retentissant : « [i]l faut attaquer le "socialisme" bureaucratique au nom du socialisme de demain, et non à celui des agents directs ou obliques du capitalisme » (Thèse VI). Au-delà du léninisme orthodoxe (Thèses VII et VIII), et en s’appuyant sur les mouvements de la Résistance comme « organes de transit des couches moyennes avec le prolétariat » (Thèse X), les auteurs en appellent à un « socialisme humaniste » qui dépasse le

PCF. En effet, la cohabitation est jugée impossible avec ce dernier « tant que certaines conditions fondamentales qui définissent plénièrement la démocratie à l’intérieur du parti révolutionnaire n’auront pas été acceptées » (droit de tendance, droit d’expression notamment), et les auteurs jugent que la mission d’un nouveau socialisme humaniste qui se réaliserait par l’alliance des

162 couches moyennes et du prolétariat serait trahie s’ils se constituaient « prisonnier de la bureaucratie de Moscou et des partis communistes d’Europe et du monde ». La critique est claire :

Rejetant donc les méthodes de la bureaucratie communiste, comme nées d’une dégénérescence révolutionnaire, nous rejetons avec celles-ci une large partie des principes nés eux-mêmes de ces méthodes. Cherchant le contact avec les masses, les Mouvements ne pourront le trouver que contre la bureaucratie communiste et non à côté ou en dehors d’elle. Et ici, sur le plan de l’unité d’action et de l’unité organique ouvrière, notre devoir est essentiel : les jugeant successivement nécessaires, nous devons dénoncer ce qui les rend impossibles – ou si elles se réalisaient, ce qui en fausserait nécessairement le sens de l’efficacité. (Thèse XI)

Par contre, si travailler avec la SFIO est possible, l’usure de ce parti provoquée par « trente années de révolutionnarisme verbal » fait que ce travail devra se faire « sous un angle politique plus large que ce dernier parti, le débordant sur la gauche par une activité plus réelle et plus concrètement liée à celle du prolétariat, et sur la droite par une attitude ouverte vis-à-vis des couches moyennes que le sectarisme des sections S.F.I.O. vis-à-vis des personnes, rançon et ersatz d’une volonté révolutionnaire absente, repousse trop souvent » (Thèse XII). Bref : « [i]l faut regarder en avant : vers le Parti Révolutionnaire unifié, dont la Résistance peut être un des affluents essentiels » et c’est un véritable appel à une nouvelle gauche, car « en dehors du Parti socialiste ou à l’intérieur de celui-ci, dans les dissidences syndicales croissantes, dans la gauche chrétienne, d’innombrables fraternités latentes existent et attendent l’heure du Parti révolutionnaire ». Et voilà que se dessinent la vision du nouveau socialisme « entre le cynisme du communisme bureaucratique et les mollesses paresseuses du réformisme » (Thèse XIII). Le résumé, et dernière thèse (XIV), se termine par la volonté d’une lutte quotidienne : « il s’agira de pousser en avant, couches moyennes et éléments prolétariens, dans les actes quotidiens de la lutte politique concrète à tous les échelons de la vie nationale, à la fois contre le pouvoir du

163 capitalisme et de ses agents et contre celui de la bureaucratie communiste, leur faisant prendre conscience, et de leur communauté d’intérêts, et de leur communauté de destin ».

Les grandes questions de l’après-guerre, qui s’adressent à ceux qui veulent continuer le combat de la Résistance et instaurer politiquement le consensus socialiste qui régnait parmi ses membres, sont posées. La seconde partie de ce travail les pose donc à travers le parcours de

Bourdet.

En partant de ces « Thèses d’Octobre », la seconde partie de cette thèse, qui explore le parcours de Bourdet depuis son retour des camps au printemps 1945 jusqu’à la fin de la IVème

République en 1958, est ainsi divisée en trois chapitres. Le premier chapitre pose la question de la transposition des idéaux de la Résistance en termes politiques et démontre à quel point l’expérience de Bourdet est révélatrice : après la grande déception face à l’impossibilité de mettre en place un grand parti de la Résistance par les voies classiques de la politique, Bourdet se tourne vers les médias, d’abord la radio, où il va faire l’expérience de l’intrusion de l’État et des questions politiques dans la liberté de la presse, puis ensuite vers diverses tentatives de créations de périodiques. Bourdet est alors un intellectuel en opposition que le pouvoir politique ne peut satisfaire. Le deuxième chapitre couvre le moment où Bourdet devient véritablement un journaliste réputé avec la direction de Combat, et où – tel est l’argument central de ce chapitre –

il défend un journalisme critique qui lui permet une pensée avant-gardiste et une capacité d’anticipation surprenante. Le troisième chapitre s’aventure dans la décennie 1950 pour développer l’évolution de la résistance intellectuelle de Bourdet dans ce nouveau contexte en favorisant trois aspects : l’émergence d’une nouvelle forme de contestation, l’établissement d’une nouvelle gauche, et la question du rapport entre légitimé et légalité. Ensemble, ces trois chapitres permettront de voir de quelle manière Bourdet tente de transposer non seulement

164 l’expérience de la Résistance, faite d’idéaux et de stratégies d’action, mais également sa vision d’un activisme politique ancré dans la théorisation des nouvelles conditions nationales et internationales.

165

CHAPITRE 5

De la confrontation à la contestation : Politique et journalisme

Je suis rentré, comme tant d’autres, en piteux état physique et moralement très peu préparé à l’après- guerre. Nous pensions, mes camarades déportés et moi-même, trouver une France unie, réconciliée avec elle-même, dirigée par la Résistance et par le plus grand des résistants, De Gaulle. Nous n’étions pas assez naïfs pour penser que tous les problèmes avaient disparu, nous nous attendions à des luttes démocratiques. Mais nous n’imaginions pas qu’elles prendraient un caractère aussi acerbe. Claude Bourdet, Mes batailles

Nul ne gouverne innocemment. Saint-Just

« Environ quarante kilos avec un mètre quatre-vingt-cinq1 » : tel était l’état physique de

Bourdet à son retour des camps. Il passa ainsi plusieurs semaines alité pour récupérer de son cruel internement. Cependant, comme il l’écrit dans L’aventure incertaine, « les difficultés les plus grandes n’étaient pas d’ordre physique, mais d’ordre psychique et intellectuel2 ». Il fallait réapprendre à penser, à réfléchir, ce qui selon Bourdet était une activité inexistante dans les camps où plutôt « on rêvait, on rêvassait3 ». Mais surtout, Bourdet estimait, ou voulait croire, que le plus dur étant désormais derrière, la Résistance ayant triomphé, la nouvelle période qui allait succéder à la guerre serait, malgré les luttes politiques inhérentes au système démocratique, radieuse. Passé le temps de la lutte pour la vie et contre la mort omniprésente, révolu le temps de la guerre : place à la réalisation des projets fondamentaux de la Résistance, à la réconciliation, à la révolution démocratique si chère aux résistants. Ce fut loin d’en être le cas. « Comme l’espérance est violente » écrirait Apollinaire4...

1 Claude Bourdet, L’aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris, Stock, 1975, p. 381. 2 Idem. 3 Ibid., p. 382. 4 Guillaume Apollinaire, « Le pont Mirabeau », Alcools, Paris, Gallimard, 1920, p. 15. 166

Dès son retour Bourdet est happé par la politique, chose compréhensible étant donné la crédibilité du personnage, ancien membre du CNR et l’une des personnalités les plus en vues de la Résistance métropolitaine, et surtout rescapé des camps de concentration nazis. Bourdet tenta de participer à l’établissement des partis politiques dans la nouvelle France de l’après-guerre en revendiquant l’héritage immédiat des aspirations de la Résistance. Mais cela fut de courte durée, et une profonde déception en seulement quelques mois. « La Résistance et la gauche : comme pour 1936, histoire d’un grand espoir et aussi histoire d’une grande déception5 ». De plus courte durée encore fut son passage à la radio en tant que directeur général – mais cette expérience fut néanmoins déterminante pour la suite. La suite, c’est le début d’une carrière dans la presse écrite, et d’abord avec la participation à deux hebdomadaires largement oubliés aujourd’hui, Terre des hommes et Octobre.

Ce chapitre couvre deux années, 1945-1947, qui sont symboliques de la difficulté de traduire politiquement les idéaux de la Résistance par la voie des partis politiques, et par les germes des luttes qui deviendront si significatives pour la France de l’après-guerre, c’est-à-dire la décolonisation et la guerre froide. Le parcours de Bourdet est une fenêtre sur cette période. Il assiste à l’effritement de toute possibilité d’un grand parti de la Résistance, puis participe à l’Assemblée Consultative Provisoire en tant que Vice-Président, avant de diriger la radio puis de se lancer dans la presse écrite. En l’espace de quelques mois Bourdet abandonne tout espoir de réforme à l’intérieur d’un système qui doit travailler avec le pouvoir exécutif, et devient un contestataire qui cherche à agir dans le contre-pouvoir par excellence dans un espace démocratique : la presse. Cette période entre son retour des camps et la veille de son nouvel engagement avec le journal désormais publié au grand jour, Combat, est une période charnière

5 Jean Touchard, La gauche en France depuis 1900, Paris, Seuil, 1981 [1977], p. 237. 167 qui pose, fondamentalement, la question du pouvoir pour un intellectuel qui cherche à s’engager pour défendre les principes au cœur de son combat, ici hérités de la Résistance6.

Échec d’un parti de la Résistance et séjour dans l’hémicycle

Lorsque Bourdet rentre de déportation7, il ne se passe guère que deux mois avant qu’il ne se retrouve directement impliqué dans la vie politique française et dans ses enjeux. Considérant l’incroyable épreuve des camps, c’est un laps de temps très court. Comme il le raconte dans les premières pages de Mes batailles, très vite l’unité politique de la Résistance va s’effriter durant cette seconde moitié de 1945. La principale organisation de la Résistance, le Mouvement de libération nationale (MLN), va se diviser sur la question de l’alliance avec d’un côté le principal parti socialiste, la Section française de l’international ouvrière (SFIO), et de l’autre le parti communiste français (PCF). Cette scission mènera à la création de l’Union démocratique et sociale de la Résistance (UDSR), provenant de la majorité du MLN favorable à une alliance avec la SFIO, et à la création du Mouvement uni de la Renaissance française (MURF, misant sur une confusion avec les MUR, Mouvement unis de la Résistance), provenant d’une minorité favorable

à une alliance avec le PCF. Ces dissensions vont finalement avoir pour conséquence de diminuer le poids d’un parti politique issu de la Résistance, et l’alliance de l’UDSR avec la SFIO

échouera, ce dernier n’ayant désormais plus vraiment besoin de l’aide d’un parti si diminué.

6 Les historiens sont unanimes sur l’échec de la Résistance à se constituer en force politique unie ; le parcours de Bourdet durant cette période et son refus d’entrer de plein pied en politique, son choix de faire du journalisme, sont significatifs. Cf. Eric Duhamel, Histoire de la IVe République, Paris, La Découverte, 2000 ; Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle. II. 1930-1958, Perrin, 2009 [1991] ; Jean-Pierre Rioux, La France de la IVe République. 1. L’ardeur et la nécessité, 1944-1952, Paris, Seuil, 1980 ; Ariane Chebel d’Appollonia, Histoire politique des intellectuels en France (1944-1954), 2 vol., Bruxelles, Éditions Complexes et PUF, 1990 ; Megan Koreman, The Expectation of Justice : France, 1944-1946, Durham, NC, Duke University Press, 1999 ; Michel Winock, Le temps de la guerre froide : du rideau de fer à l'effondrement du communisme, Paris, Seuil, 1994 ; Andrew Knapp, The uncertain foundation : France at the Liberation, 1944-47, Basingstoke, England-New York, Palgrave Macmillan, 2007. 7 Sur le retour des prisonniers de guerre français, voir : Christophe Lewin, Le retour des prisonniers de guerre français. Naissance et développement de la F.N.P.G. 1944-1952, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986. 168

Certains membres de l’UDSR chercheront alors à s’allier avec le Parti radical, ce qui pour

Bourdet, Frenay et d’autres dirigeants représentait « un comble » puisqu’« une alliance avec cette vieille formation héritée de la IIIe République dont un seul dirigeant, Pierre Mendès France, avait eu en 1940-1945 une activité de résistant, cela paraissait à la fois déshonorant et absurde8 ».

Cette dernière remarque doit cependant être nuancée. Pour Serge Berstein, « nombre de radicaux s’engageront dans la Résistance, à l’image de Jean Moulin ou de ceux qui peuplent un mouvement clandestin comme Franc-Tireur9 ». En fait, si des individualités issus du parti radical se sont engagées dans la Résistance, et même si « Louis Saillant, président du Conseil national de la Résistance, lui délivre un brevet de résistance lors de son congrès de décembre 1944, pour une grande partie de l’opinion, pour les intellectuels comme Camus, pour le personnel politique nouveau issu de la clandestinité, il porte à lui seul le péché de la défaite de 1940 et paraît promis

à la disparition10 ».

Concrètement, la ligne de conduite du parti radical tel que décidé au Congrès de Lyon en

1946 privilégie le centre droit et se trouve être ainsi très éloigné des aspirations de ceux qui, dans la Résistance, en appelaient à une véritable révolution démocratique socialiste. Le parti radical

« devient le noyau central d’un Rassemblement des gauches républicaines (RGR) incluant les membres de la récente Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR) qui évolue vers le centrisme, mais aussi le Parti de la réconciliation française qui rassemble les partisans du colonel de La Rocque, les débris de la vieille Alliance démocratique, les amis de Paul Faure,

8 Claude Bourdet, Mes Batailles, op. cit., p. 10. 9 Serge Berstein, « Les radicaux », in Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France. Vol.2. XXe siècle : à l’épreuve de l’histoire, Paris, La Découverte, 2004, p. 21. 10 Idem. 169 exclu du parti socialiste pour compromission envers Vichy11 ». Pas surprenant que Bourdet considère ce rattachement comme une « galéjade ».

L’échec d’un grand parti de la Résistance tient à plusieurs raisons, mais il est essentiel, pour comprendre la volonté de faire naître, chez Bourdet et d’autres personnalités, une nouvelle gauche entre SFIO et parti communiste, de saisir à quel point la SFIO ne pouvait souhaiter un tel parti. Comme le souligne Jean-Jacques Becker :

La Résistance avait donc échoué à se transformer en force politique. Les explications en sont diverses, mais il y en a une d’essentielle : la Résistance avait plutôt une sensibilité de gauche. Or, à gauche, il existait déjà des partis qui n’avaient aucune intention de s’effacer. Il ne pouvait y avoir en même temps de grands partis et un grand mouvement issu de la Résistance.12

Que le PCF ne puisse considérer s’évaporer devant un parti de la Résistance, cela semble compréhensible étant donné la nature particulière du parti (à la fois son idéologie, son caractère internationaliste et son implantation en France). En fait, « le PCF, qui ne pouvait imaginer un instant de se fondre dans une autre entité, développa au contraire une très grande activité pour utiliser la Résistance à son profit13 ». Très vite, en effet, le PCF usa de tous les moyens pour intégrer le symbole de la Résistance à l’image du parti. Malgré le retard pris par le pacte germano-soviétique, les communistes avaient, il est vrai, pris une importance considérable dans la Résistance, et notamment dans certains postes de direction avant la Libération. La véritable question concernant une force politique issue de la Résistance se posait donc du côté du parti socialiste. Or, « le parti socialiste n’aida pas non plus à la constitution d’un grand mouvement de la Résistance » :

À la Libération, le parti socialiste se trouva confronté à un dilemme. Aider à la constitution d’un grand parti de la Résistance, c’était à terme bref provoquer assurément

11 Ibid., p. 22. 12 Jean-Jacques Becker, « La gauche à la Libération », in Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France, op. cit., p. 402. 13 Idem. 170

la disparition de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Il n’y avait pas de place pour les deux, c’était l’un ou l’autre. Animer un grand parti de la Résistance, c’était prendre le risque de s’y dissoudre, de disparaître. Les socialistes s’y refusèrent [...]. Pour des raisons à peu près contraires à celles du parti communiste, le parti socialiste fut un frein majeur à la naissance d’un grand mouvement politique de la Résistance.14

Avec le recul, Claude Bourdet regretta ce qui selon lui fut une erreur capitale des dirigeants de la

Résistance intérieure : celle de n’avoir pas voulu intégrer le parti socialiste dans l’organisation unitaire des Mouvement unis de la Résistance (MUR) en 1943 quand l’occasion se présenta.

Sans doute, les questions de la formation des divers partis politiques de l’après-guerre se seraient posées de manière différente et il est très possible que le grand mouvement politique de la

Résistance eût pu voir le jour en accord avec le parti socialiste puisque tous deux auraient alors

été la même et unique organisation. Quelques occasions avaient permis aux socialistes de rencontrer Bourdet et les membres de Combat pour discuter d’une possible alliance, d’une

éventuelle entente. Selon Bourdet, les résistants étaient surtout préoccupés par le développement de leur mouvement, alors que les socialistes s’intéressaient surtout à l’après-guerre. Un moment en particulier aurait permis un tel rapprochement : la visite de Daniel Mayer, animateur du

Comité d’action socialiste et clandestin, avec les membres du Comité directeur des MUR. Ce rendez-vous manqué, étant donné la domination retrouvée des partis traditionnels en si peu de temps après la Libération, laisse l’historien contemporain pensif. Quoi qu’il en soit, Bourdet considère cet acte manqué comme le plus important de l’histoire de la Résistance clandestine, et il mérite d’être cité longuement car c’est un argument qui, à ma connaissance, n’est pas évoqué ailleurs de la même manière15.

14 Ibid., p. 403-404. 15 Cf. Michel Wieviorka, Histoire de la Résistance. 1940-1945, Paris, Perrin, 2013, p. 56-61 ; Jean-Marie Guillon, « Les socialistes en résistance. Un comportement politique », in Laurent Douzou et alt. (dir.), La Résistance et les Français : villes, centres et logiques de décision. Actes du colloque international tenu à Cachan du 16 au 18 novembre 1995, Paris, ENS, 1995, p. 381-396. 171

Je crois que nous [les membres du Comité directeur des MUR] avons manqué là une des plus importantes occasions de la période clandestine, occasion encore plus importante que celle qui fut perdu par le relâchement des liens entre nous et l’équipe de Menthon- Teitgen-Bidault. Après tout, même si le parti socialiste n’avait pas « inventé » la Résistance, la participation de tant de ses meilleurs militants lui donnait des droits considérables, et le travail d’araignée de Daniel Mayer, retissant la toile du P.S. malgré Vichy et la Gestapo, n’était pas quelque chose d’indifférent ou de négligeable. En prenant leur place parmi nous, les dirigeants socialistes nous auraient aidés à éviter beaucoup d’erreurs ; d’un autre côté, ils se seraient familiarisés avec les problèmes de la Résistance active. Le parti se serait peu à peu identifié avec la Résistance de tendance socialiste ; sa rénovation aurait été infiniment plus complète qu’elle ne l’a été. Et, en 1945, l’entreprise ratée de rapprochement entre la Résistance et la S.F.I.O. n’aurait pas eu de raison d’être. Alors que nous avons vu, après cet échec, la Résistance socialisante s’effilocher, et glisser vers les compromissions, et le parti socialiste redevenir rapidement un vieux parti sclérosé, on peut imaginer qu’un parti vraiment nouveau aurait vu le jour, changeant les conditions de l’après-guerre. En tout cas, c’est ce que j’ai souvent pensé depuis, même et surtout dans les périodes où le parti socialiste a été le plus décevant, le plus lamentable. Je me disais que moi-même et mes amis, nous en étions un peu responsables. Ce n’est pas le seul cas où, au cours de cette période particulière, les décisions ou les erreurs de quelques hommes ont influencé toute l’Histoire à venir.16

Cette analyse de Bourdet est particulièrement significative car elle permet de mettre en avant la manière dont l’équilibre des forces politiques était fragile pendant la Résistance, et à quel point certaines décisions prises par un groupe si restreint d’individus pouvaient clairement reconfigurer les partis politiques traditionnels. L’alliance entre les socialistes et les forces majeures de la Résistance était une possibilité qui pouvait altérer fondamentalement la configuration politique de l’après-guerre: non seulement l’équilibre politique aurait été plus incliné vers la gauche (puisque le parti socialiste lui-même aurait été plus tourné vers sa gauche), mais la guerre froide à venir eût été envisagée selon différents critères, différentes tensions des forces politiques. Il fut également question, brièvement pendant la guerre mais dès 1945 avec plus de rigueur, d’une « unité ouvrière » entre les partis communiste et socialiste, mais ce fut un

échec, probablement prévisible lorsque l’on considère que le PCF, le parti le plus important de

France à la fin de la guerre, ne souhaitait certainement pas changer sa structure, mais plutôt

16 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 179. 172 absorber le parti socialiste, comme le confirme le projet présenté le 12 juin 1945.17 Quoi qu’il en soit, l’échec d’une unité politique de la Résistance est d’autant plus cinglant que la gauche, lors des premières élections de l’après-guerre, le 21 octobre 1945, atteint un chiffre jamais atteint par la suite (PCF et SFIO recueillent à eux seuls 49,6% des suffrages exprimés auxquels on peut ajouter les 10,5% des voix recueillies par les radicaux et leurs apparentés)18.

Avant que cet échec, celui d’un mouvement politique de la Résistance, ne devienne une

évidence, Claude Bourdet non seulement participait aux questions concernant le sort du MLN et de sa représentation politique, mais il devint délégué à l’Assemblée Consultative Provisoire voté le 20 juillet 1945, et en fut élu Vice-président le 24 juillet 1945. Il faisait parti du groupe de 5ème catégorie, les « Représentants des prisonniers et déportés ».

L’histoire de l’Assemblé Consultative Provisoire participe de l’unique histoire politique de la Résistance : « réunie par le général de Gaulle à Alger en 1943, à Paris en 1944, [l’Assemblé

Consultative Provisoire] a été une création originale. Elle n’avait pas de précédent, elle n’eut pas de postérité. Elle ne fut imitée par aucun des autres gouvernements en exil19 ». Bourdet s’y illustrera surtout lors du débat portant sur l’élection d’une Assemblée Constituante et l’organisation provisoire des pouvoirs publics. Il y présenta, avec Vincent Auriol, un texte de contre-projet le 29 juillet 1945, composé d’un « projet d’ordonnance relative à une consultation du corps électoral par voie de référendum » et d’un « projet d’organisation provisoire des pouvoirs publics pour le fonctionnement de l’Assemblée constituante et législative unique et souveraine »20. Ce texte, qui s’inscrit dans le long débat de l’Assemblée Consultative concernant

17 Jean-Jacques Becker, « La gauche à la Libération », op. cit., p. 404-408. 18 Jacques Julliard, Les gauches françaises. 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Paris, Flammarion, 2012, p. 729. 19 Francis Raoul, « Préface », in Emmanuel Choisnel, L’Assemblée Consultative Provisoire (1943-1945). Le sursaut républicain, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 9. 20 Texte disponible en annexe in Emmanuel Choisnel, L’Assemblée Consultative Provisoire, op. cit., p. 400. 173 la nature et le fonctionnement de l’Assemblée constituante, ne sera finalement pas adopté (98 pour, 107 contre). Avec le rejet de ce contre-projet, Emmanuel Choisnel note qu’ « [a]insi s’éloignait définitivement la dernière occasion de conciliation entre l’Assemblée Consultative et le Gouvernement, qui aurait pu leur permettre de se mettre d’accord sur une proposition à soumettre au vote populaire21 ». Lorsque Bourdet prend la parole pour défendre ce texte, « c’est sa première intervention à la tribune, où il s’exprime "en tant que président de l’Union

Démocratique et Socialiste de la Résistance (U.D.S.R.)"22 ».

Suite à ces débats, les élections ont lieu en octobre et Bourdet, qui se présentait sous l’étiquette de l’USDR obtiendra un faible score.

L’USDR connaît de faibles résultats aux élections. Frenay le ressent comme un échec, l’échec d’une tentative de renouveau politique en France sur la base des valeurs de la Résistance. Il abandonne la partie. Son ambition est autre : puisque la vie politique française revient à ses caciques et à sa culture traditionnelle, il ne croit pas qu’elle pourra porter son projet européen. Quand bien même il sait que, à l’instar de son ami François Mitterrand, il aurait pu être maintes fois ministre s’il avait gardé la main sur l’USDR, Frenay veut contourner cette puissance par le haut, par l’Europe, et hors du champ politique traditionnel.23

Cette désillusion de la politique traditionnelle qui poussa Frenay, le fondateur du mouvement Combat, hors du jeu politique, fut sûrement l’une des premières fissures dans la volonté de Bourdet de faire valoir les valeurs et les projets politiques de la Résistance dans la sphère politique des partis et des parlementaires. C’est la première prise de conscience dans l’après-guerre d’une incapacité politique à traduire les souhaits légitimes de la Résistance en pratiques institutionnelles. En d’autres termes, il semblerait que ce ne soit pas dans l’hémicycle que la lutte sociale et politique de la Résistance paraisse la plus à même de continuer le combat démocratique. Or, c’est vers cette période que Claude Bourdet pousse la porte des médias, celle

21 Ibid., p. 356. 22 Ibid., p. 355. 23 Robert Belot, Henri Frenay de la Résistance à l’Europe, Paris, Seuil, 2003, p. 497-498. 174 de la radio tout d’abord – une expérience a grande portée politique pour la carrière de Bourdet – puis celle de la presse écrite.

Bourdet à la Radiodiffusion française : la politique dans les médias

Vers la fin de l’année 1945, Gaston Palewski, chef de cabinet du général de Gaulle, demande à Claude Bourdet de devenir le nouveau directeur général de la radiodiffusion française. Bourdet entre dans ses fonctions le 11 décembre de cette même année. Poste important, Bourdet s’entoure de quelques personnes de confiance (Daniel Nat, François Maurin et François Cardin), se met à la tâche et entreprend une restructuration de fond de la radio. À la

Libération, journalistes et autres professionnels des médias comptent sur l’État pour reconstruire l’appareil médiatique et c’est « dans le domaine de la radio [...] que l’État se fait le plus présent » où la « vague anticapitaliste qui caractérise le temps de la Libération favorise l’instauration du monopole, réclamé par les journalistes du secteur privé eux-mêmes »24. Le monopole, sous l’autorité du ministre de l’information, se traduit par la diffusion de deux programmes exclusifs,

« le Programme national (à vocation culturelle) et le Programme parisien (plus populaire)25 »

(une troisième chaîne, Paris-Inter, sera créée en 1947). En fait, les journalistes souhaitent que ce monopole ne soit qu’une étape transitoire vers un statut faisant de la radiodiffusion française

(RDF) une entreprise autonome. C’est dans cet esprit d’autonomie et d’indépendance recherchées qu’il faut replacer les ambitions de Bourdet lors de son court séjour à la radio. En effet, Bourdet n’occupera sa position de Directeur Général que l’espace d’un mois et demi environ, son éviction de ce poste étant la cause directe d’un changement de gouvernement qui eut lieu le 20 janvier 1946 avec le départ du général de Gaulle. Le remplacement du ministre de

24 Fabrice D’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France de la Grande Guerre à nos jours, Paris, Flammarion, 2003, p. 161. 25 Ibid., p. 162. 175 l’information d’alors, André Malraux, avec qui Claude Bourdet entretenait d’excellentes relations, par Gaston Defferre, signifia un départ prématuré de Bourdet, et ce dans des conditions pour le moins rocambolesques.

Environ un mois après son départ de la RDF début février 1946, Bourdet s’expliqua sur le fonctionnement de la radio, les raisons des problèmes organisationnels tant au niveau des programmes et du financement que du personnel, et les mesures qui, selon lui, étaient nécessaires pour sa réorganisation de fond26. Selon Bourdet, les problèmes de la radio provenaient d’un budget mal réparti qui ne consacrait qu’un dixième à l’essentiel, c’est-à-dire aux programmes, à un personnel trop nombreux et mal payé, et à une programmation trop artificielle. En ce qui concerne le budget de 2 milliards (d’anciens francs de l’époque) de la radio, il estimait que bien que certaines dépenses étaient légitimes et inévitables (reconstruction due aux dommages de la guerre, modernisation de l’équipement), d’autres, tels les budgets réservés aux régions – « des dépenses politiques destinées à satisfaire un certain nombre d’ayant-droits régionaux27 » –, ou encore l’argent dépensé pour le personnel administratif et technique, étaient trop élevées. La pléthore du personnel, inadaptée, provenait des conditions de la guerre. Alors qu’en 1939 la radio privée fusionnait avec la radio d’État pour créer une radio unique, celle-ci se scinda en deux durant la guerre (zone sud et zone occupée). « Cet ensemble : radio privée, radio zone sud et zone occupée, a vu s’ajouter à lui des éléments venus d’Alger, de Londres et de , ce qui faisait un ensemble extrêmement hétérogène28 ». À la Libération, il fallait soit faire table rase, reprendre à zéro et reconstruire le personnel selon les besoins, ou reprendre la totalité du personnel compte tenu des difficultés d’embauches dues à la guerre, ce qui fut fait. Ce tout

26 « La radio aujourd’hui et demain », conférence prononcée le 9 mars 1946 au Club Échos, présidée par Robert Servan Schreiber, Les Échos, 1946. 27 Ibid., p. 8. 28 Ibid., p. 10. 176 hétérogène fut mis en place sans organisation solide. Il en résulta, selon Bourdet, de nombreux doublages dans les différents services. Il aurait fallu donc réorganiser l’ensemble et c’est ce que proposait Bourdet : « une étude systématique de chaque service de la radio doit permettre de trouver de l’argent dans les services pléthoriques pour le distribuer dans les services essentiels, tout en améliorant le rendement29 ». Il en appelait même à engager une entreprise de spécialistes en organisation pour procurer un œil neuf sur cette situation.

L’essentiel, selon Bourdet, était bien entendu la qualité et l’organisation de la programmation radiophonique. Or, selon lui, les deux chaînes, l’une considérée plus sérieuse et l’autre plus divertissante, n’étaient pas structurées de manière rationnelle. Au lieu de prendre comme critère « une distinction dans l’ordre du sérieux30 », il proposait de réorganiser ces deux chaînes selon le principe suivant : étant donné que la radio est à la fois un spectacle comme un autre mais également « quelque chose d’entièrement différent31 », il mit en place une chaîne comme véhicule de spectacles, et une autre prenant en compte la spécificité artistique de la radio en tant que création, huitième art à part entière permettant une certaine fluidité spatiale et sonore.

À partir de ces principes, il conçut « l’idée de deux directeurs de chaîne, c’est-à-dire de deux hommes véritablement responsables l’un de la chaîne de diffusion des grands spectacles, l’autre de la chaîne de création radio32 », aux qualités fondamentalement différentes, et dont l’existence respective permettait d’instaurer, selon Bourdet, un esprit de concurrence saine et de responsabilité accentuée. Il trouva ces deux personnes : Jacques Lassaigne pour la première chaîne et André Gillois pour la seconde.

29 Ibid., p. 11. 30 Ibid., p. 12. 31 Ibid., p. 14. 32 Idem. 177

Cependant, le point le plus contentieux de la radio dans cette période de remous et de réorganisation politiques concernait l’information. Déjà en 1944 le directeur d’alors, Jean

Guignebert, écrivait au ministre de l’information Pierre Henri Teitgen pour dénoncer la transformation de la radio nationale en une radio de gouvernement33. Selon Bourdet, les directeurs étaient pris en étau entre d’un côté la critique du public qui voyait dans la radio nationale l’outil du gouvernement et, de l’autre, l’accusation « par le Gouvernement d’être noyauté par les uns ou par les autres et de ne pas faire sa politique34 ». Bourdet distinguait trois ordres de besoin vis-à-vis de l’information : premièrement, le besoin de donner des nouvelles

« objectives », neutres, « d’une information qui dise la vérité » ; ensuite, la nécessité incontournable que « le Gouvernement doit exprimer son point de vue » ; enfin, l’exigence d’offrir « une série d’autres points de vue [...] ceux des gens qui ne sont pas au Gouvernement, c’est-à-dire les grands leaders de l’opinion publique et de l’opposition elle-même »35. Pour répondre à ces besoins, Bourdet mit donc l’emphase sur des informations neutres de tout contrôle, tout en donnant une place claire et annoncée au Gouvernement pour que l’un de ses porte-paroles puisse exprimer la position de ce dernier sur certains sujets, et enfin la création d’une tribune, « véritable tribune libre à laquelle on appelle aussi bien M. Pierre Hervé que M.

Schumann, M. Camus que M. Mauriac36 ». Cette tribune libre fut donc créée sous le nom « La tribune des journalistes parlementaires » en février 1946. Comme le précise Hélène Eck :

Elle réunit chaque semaine huit journalistes de la presse écrite, représentatifs des différents courants politiques, qui débattent des « problèmes de l'heure ». A l'image des parlementaires, à la fois complices et divisés, ils exposent leurs points de vue, véritables

33 Hélène Eck, « Radio, Culture and Democracy in France in the Immediate Postwar Period 1944-1950 », in Brian Rigby et Nicholas Hewitt (Eds.), France and the Mass Media, Houndmills, Basingstoke, Hampshire and London, MacMillan, 1991, p. 129-146. 34 Claude Bourdet, « La radio aujourd’hui et demain », op. cit., p. 15. 35 Et précédentes : Ibid., p. 16. Italiques dans l’original. 36 Idem. 178

porte-parole, en fait, des partis qu'ils soutiennent. L'émission connaît un grand succès.37

Selon Christian Delporte, « "La Tribune de Paris", table ronde de journalistes politiques diffusée une fois par semaine sur le Programme national, accueille les représentants de toutes les tendances, communistes et gaullistes y compris38 ». Créée en janvier 1946 lorsque Bourdet est directeur de la RDF, elle dura jusqu’en novembre 1949 et les débats étaient composés d’intervenants de milieux professionnels divers, syndicats, administrations, universitaires, directeurs d’instituts, etc.39

En un temps si court à son poste, il aurait été difficile pour Bourdet de mener à bien tous les changements qu’il comptait instaurer. Cependant, le « système – les deux chaînes, l’information objective, le point de vue gouvernemental et la tribune libre – fut mis sur pied en quelques semaines à la fin de 1945 et en janvier 194640 ». Comme sa conception de l’information

à la radio le montre, Bourdet savait bien que les pressions politiques pouvaient à tout moment contraindre la marge de manœuvre du directeur et il fallait donc tenter d’organiser structurellement une indépendance aussi efficace que possible :

Le seul moyen pour cela était non pas de privatiser la radio, ce qui serait revenu à remplacer l’influence de l’État par celui du capital privé, sans avantage sinon pour le mauvais goût, mais de remplacer l’administration de la RDF par un office, c’est-à-dire une société nationale dont le directeur général serait contrôlé mais aussi épaulé par un puissant conseil d’administration représentant les différentes formes d’idéologie, les « familles spirituelles », comme on dit, conseil qui pourrait protéger le directeur général contre les interventions politiques ou administratives. Le projet d’office fut préparé, en accord avec Jacques Meyer, et c’est bien malgré nous qu’il ne fut pas immédiatement réalisé.41

37 Hélène Eck, « Radio, culture et démocratie en France, une ambition mort-née (1944-1949) », Vingtième siècle, 30, p. 57. 38 Fabrice D’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France..., op. cit., p. 174. 39 Hélène Eck, « La radio et l’action économique des gouvernements (1946-1949) », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 39, 1995, p. 33. 40 Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 15. 41 Ibid., p. 16. 179

Projet non réalisé mais dont les grands traits apparaissent dans la publication qui a vu le jour lorsque Bourdet était directeur, en janvier 194642, bien qu’il semble que « cette réflexion sur l’avenir de l’institution » fut « menée tout au long de l’année 1945 »43. Bourdet devra quitter son poste en février suite à un changement de ministre. En effet, le changement de gouvernement fut une cause directe du départ de Bourdet. Dans Mes batailles, il raconte la manière dont s’est déroulée sa première conversation avec Gaston Defferre, ministre SFIO, où ce dernier lui

« demanda immédiatement de "liquider tous ces communistes et ces gaullistes" », requête que

Bourdet refusa, estimant que la politique ne devait dicter le professionnalisme des journalistes.

Selon Bourdet, Defferre le menaça et lui fit comprendre qu’il pourrait aisément se débarrasser de lui et que, d’ailleurs, dans ses propres mots, il ne s’était « jamais laissé ligoter par un excès de considérations juridiques » 44 quand il était à la mairie de Marseille.

L’occasion – l’affaire pourrait-on dire – qui mena Bourdet à la porte de la RDF mérite d’être évoquée. Ce fut une émission préparée par Jean Nocher, « Plate Forme 70, émission atomique », déjà prévue sous l’ancien directeur, Jean Guignebert, et diffusée le 4 février 194645.

Il n’existe pas d’études approfondies sur les aléas de cette affaire et de cette émission, hormis un article de David Pace publié en 199246. Inspirée par l’émission canular de 1938 d’Orson Welles,

« The War of the Worlds », qui annonçait en direct l’invasion d’extraterrestres, l’émission de

Jean Nocher consistait en une intervention du Professeur Hélium (joué par Jean Nocher) de l’Institut mondial de la recherche atomique, discutant « avec une voix de chansonnier

42 La radio au service de la nation, Projet d’Office présenté par le Comité de Libération de la radiodiffusion française, janvier 1946, 32p. 43 Hélène Eck, « Radio, culture et démocratie... », op. cit., p. 57. 44 Et précédente : Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 17. Italiques dans l’original. 45 Le texte complet de l’émission fut publié cette même année, avec une préface de Claude Bourdet : Jean Nocher, Plate-forme 70 ou l’âge atomique, Saint-Étienne, SPER, 1946. L’émission radiophonique originale est désormais disponible sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel : http://www.ina.fr/audio/PH807002923/plate-forme-70- ou-l-age-atomique-1ere-emission-la-grand-peur-audio.html (consulté le 2 janvier 2014). 46 David Pace, « ‘Voilà les atomes qui arrivent.’ The fear of science and the great atomic panics of 1946 », French Cultural Studies, 3 : 156, 1992, p. 157-177. 180 montmartrois » de l’impact des développements en physique nucléaire puis, au cours de l’émission, faisant part de destructions atomiques dues à des erreurs d’éminents scientifiques travaillant en secret, appelant les auditeurs au calme « tandis qu’un speaker radiophonique entrelardait ses propos de catastrophes imaginaires47 ». Au fur et à mesure de l’émission – interrompues par des problèmes de communications, de morts de techniciens, etc. –, les destructions se répandent dans le monde entier tandis que des tremblements de terre et des incendies s’emparent de Paris, avant que la radio elle-même ne succombe à la catastrophe. Puis, bref silence, et le professeur Hélium révèle le canular et conclut avec une réflexion sur l’importance de la question nucléaire. Évidemment, de nombreux indices permettaient de découvrir que le tout était orchestré :

Un Français moyen justement nommé Anodin, (c’était Pierre Destailles) originaire de Saint-Julien-Molin-Molette (Loire), se réveillait après vingt-quatre ans de sommeil provoqué par sa fatigue mentale – il "ondulait du neutron" – dans une clinique de "bétatronthérapie" de la "ville de lumière" d’Héliopolis, etc. Tout cela sentait très fort le canular – Nocher était un ancien de Normal Sup – surtout si l’on ajoute que le président des Nations unies (alias Jean Tauzéna) s’exprimait avec un accent belge caricatural et que le Te Deum à Notre-Dame était chanté sur un air de cantique protestant !48

L’émission, prévue après le journal d’actualité Ce soir en France, avait été annoncée dans les jours précédents par des avertissements sur la nature fictionnelle et théâtrale de cette émission.

Cependant, les avertissements le jour même furent omis. Bourdet, qui racontait en mars 1946 avoir demandé à Nocher « de faire annoncer cette émission plusieurs jours à l’avance et précédée d’un chapeau expliquant très nettement que c’était une émission fantaisiste », mentionnait

également que « le jour même, par un concours de circonstances, le préambule de l’émission a

été omis, oublié dans la serviette qui contenait les disques49 ». Mais lorsqu’il écrit Mes batailles,

47 Jacques Parrot, « "Plate-forme 70" : un canular pour le départ forcé du directeur récalcitrant », Le Nouvel Observateur, [s.d.], p.8. 48 Idem. 49 Claude Bourdet, « La radio aujourd’hui et demain », op. cit., p. 19. 181 publié en 1993, Bourdet écrit que « sans que moi-même ni mes collaborateurs le sachions, la plus grande partie des mises en garde réunies à destination des auditeurs, et en particulier celles des vingt-quatre dernières heures, fut purement et simplement supprimée sur l’intervention du cabinet du ministre de l’Information et des amis socialistes de Defferre au sein de la Radio50 ».

Difficile de déterminer si ce changement d’explication entre mars 1946 et 1993 est dû à une connaissance nouvellement acquise de certains aspects inconnus immédiatement après l’affaire, ou à la volonté de Bourdet de taire certaines polémiques lors d’une intervention publique un mois après son éviction, ou encore à une nouvelle interprétation personnelle.

Quoi qu’il en soit, Claude Bourdet raconte que le soir de l’émission il reçut un coup de téléphone de la direction générale de la radio l’informant qu’ils ont été avertis de paniques et manifestations, notamment sur les Champs-Élysées, à cause de l’émission. Bourdet descend dans la rue : personne. Puis il retrace l’origine de l’information à l’AFP, et réalise que l’AFP détient cette information directement du ministère. Puis d’autres informations alarmantes arrivent : suicides, accidents, et même une « protestation de l’Ordre des médecins51 ». Or Bourdet connaît bien le directeur de cet Ordre, qu’il contacte, et qui nie cette information. Bourdet mentionne d’ailleurs détenir le témoignage écrit de la Société Médicale de France soutenant qu’il n’y a pas eu de protestation de leur part52. Mais voilà : le lendemain la plupart des grands quotidiens, y compris Combat, relatent l’affaire en première page. David Pace écrit qu’il semblerait bien que les réactions des auditeurs aient été intentionnellement exagérées dans le but de se débarrasser de

Bourdet qui aurait refusé la demande de démission de Defferre53.

50 Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 18. 51 Ibid., p.19. 52 Et précédente : Claude Bourdet, « La radio aujourd’hui et demain », op. cit., p. 19. 53 « In the case of the ‘Plate-forme 70’ affair, there are indications that the reaction to the programme may also have been intentionally exaggerated as part of a campaign to remove Claude Bourdet from his post as Directeur Général de la Radiodiffusion française. Bourdet had been appointed in December 1945 by André Malraux, but with the creation of a new government in January 1946 the new minister of information, Gaston Defferre, demanded his 182

Bourdet, who in many ways personified the refusal of the Resistance intellectuals to return to the old world of the Third Republic, was not willing to accept the notion that his position should follow the revolving door of party politics. He refused to resign and scheduled a news conference two days after his meeting with Defferre, at which he presented plans for an extensive reform of French radio. Unfortunately for Bourdet, his meeting with the press came only a few minutes before the airing of the ‘Plate-forme 70’ programme, and the next day the press was too busy exploiting that scandal to pay much attention to his press conference.54

Il faut noter deux aspects importants concernant la presse autour de cette affaire : d’une part l’intervention politique dans le fonctionnement des médias, incarnée par l’attitude de Defferre vis-à-vis de Bourdet et de la radio en général ; et d’autre part la réaction des journaux qui se sont jetés sur des nouvelles alarmistes sans forcément prendre le temps de vérifier la teneur et la véracité de l’information – ce qui est d’autant plus décevant lorsque cela provient d’un quotidien tel que Combat, l’ « un des journaux les plus désagréables à [son] égard55 ». À ce sujet, David

Pace poursuit :

Until the French police records for the late 1940s are released, it will probably be impossible to determine just how much manipulation of the media occurred, but there may well have been some truth to Bourdet’s interpretation of the affair. Contemporary news accounts supports his chronology, and later investigations – given very little coverage in the press – suggest that the more sensational responses to the program were fabrications.56

En fait, Bourdet mentionna (et son livre parut un an après l’article de David Pace) que l’absence de panique de la part de la population française avait provoqué la « nécessité de fabriquer une fausse panique avec les coups de téléphone données à la presse et à l’AFP par le cabinet de

resignation ». David Pace, « ‘Voilà les atomes qui arrivent.’ The fear of science and the great atomic panics of 1946 », op. cit., p. 168. 54 David Pace, « ‘Voilà les atomes qui arrivent.’ The fear of science and the great atomic panics of 1946 », French Cultural Studies, 3 : 156, 1992, p. 168-169. « But Bourdet later claimed that the impact of the programme had been systematically exaggerated and that false reports of widespread panic had been given to the press by agents of Defferre and by radio employees who feared for their jobs. Behind the supposed panic, he suggested, there might well be a bit of ‘Marseille gangsterism’ ». 55 Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 19. 56 David Pace, « ‘Voilà les atomes qui arrivent.’ The Fear of Science and the Great Atomic Panics of 1946 », French Cultural Studies, 3 : 156, 1992, p. 169. L’une des notes de bas de page de l’auteur réfère notamment l’article suivant : « La bombe atomique n’a pas fait de victimes mais le parquet ouvre une information », Paris-Matin, 2e année, No. 110, 9 février 1946, 1. 183

Defferre, et très probablement par une de ses "âmes damnées" dont on nous révéla l’identité plus tard57 ». Pire encore, Bourdet relate la manière dont Defferre fit tomber un décret où le Président du Conseil des ministres et le ministre de l’information allaient considérer le « désir » de démissionner de Claude Bourdet, qui pourtant n’avait pas posé sa démission. Selon Bourdet, ce texte « était un faux pur et simple » puisqu’il n’avait pas démissionné, mais il partit et refusa de porter plainte, selon lui parce qu’il ne voulait plus entendre parler de ces cuisines politiques. En fait, et c’est le grand tournant politique et médiatique de l’après-guerre pour Bourdet, le moment qui va à la fois le diriger vers la presse écrite mais également lui fournir la manière d’approcher le journalisme, Bourdet saisit à travers cette expérience l’étendue de la manipulation politique. Il

écrivit, à propos de sa décision de ne pas poursuivre en justice le gouvernement : « Mais j’étais tellement révolté par l’ignominie des procédés successifs qui avaient été utilisés contre moi, que je n’avais plus envie de me battre pour obtenir quelque faveur de la part de ce gouvernement-là, ni d’un gouvernement quelconque58 ».

L’expérience à la radio pour Bourdet fut donc courte, mais révélatrice. Pour des hommes politiques, il faut des hommes fidèles à l’esprit de gouvernement encore plus qu’à celui de parti et, d’ailleurs, comme le confirment Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, « le journal parlé est l’objet d’une surveillance étroite. Dès 1946, le ministre de l’information, Gaston Defferre, a placé à sa tête un homme sûr, Vital Gayman, ancien communiste devenu compagnon de route des socialistes. Respecté par son équipe, sa loyauté à l’égard du gouvernement – quel qu’il soit – et l’instabilité ministérielle chronique lui permettent de traverser la IVe République sans encombre59 ». Il semble logique, au vu du parcours de Bourdet, que ce dernier n’eut pu assumer une position professionnelle similaire. C’est encore une fois certaines des idées de la Résistance

57 Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 19. 58 Ibid., p.20. 59 Fabrice D’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France..., op. cit., p. 173. 184 qui tombent en désuétude : « Le projet des deux chaînes concurrentes s’évanouit, celui de l’office aussi60 ».

Expérience décisive donc : Bourdet s’initie, à grande échelle, à l’actualisation des principes de la Résistance vis-à-vis des médias en tentant d’établir institutionnellement une pratique démocratique et indépendante d’information tout en permettant au gouvernement et aux différents courants idéologiques de s’exprimer. Mais surtout, il fait l’expérience des conditions de liberté d’expression et de liberté médiatique par rapport au pouvoir gouvernemental. Cet aspect est capital : il fait basculer Claude Bourdet de manière définitive du côté des médias en marge du gouvernement. Toute critique et proposition d’alternatives désormais auront pour cadre un espace hors du gouvernement. Bourdet devient ainsi, véritablement et dans la droite lignée de son passé de résistant, un contestataire qui voit son rôle comme contre-pouvoir plutôt que comme agent de réforme à l’intérieur du pouvoir même. Alors que dans l’hémicycle il s’adressait aux politiques et aux partis dans une tentative de réforme ou d’amélioration du cadre politique à l’intérieur des institutions, il va désormais avoir pour objectif de s’adresser à la population et à ceux et celles qui, dans la population, partagent ses mêmes principes. En cela, il rejoint l’objectif du mouvement de Résistance qu’il dirigea, où tous les efforts étaient tournés vers la population.

Considérations hebdomadaires

1. Terre des hommes

Entre le 29 septembre 1945 et le 2 mars 1946, l’hebdomadaire Terre des hommes,

« hebdomadaire d’information et de culture internationales », publie 23 numéros. Bien qu’aucun article ne soit signé Claude Bourdet, ce dernier fait partie, avec Jacques Baumel et Pierre

60 Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 20. 185

Herbart, du comité de rédaction61. Cette publication est largement ignorée des historiens et des chercheurs ; elle est « pourtant, dans ses stratégies et ses espoirs déçus, ses contradictions et ses insuffisances, un lieu d’observation privilégié des soubresauts de la vie politique, sociale et culturelle française de ces mois terribles62 ». La revue est à l’image de Pierre Herbart, journaliste, romancier, ancien résistant, anticolonialiste des années 1930 qui, à son retour d’U.R.S.S. en 1936 avec André Gide (de qui il était très proche), devient profondément déçu du communisme soviétique. Terre des hommes se distingue par sa volonté de continuer le combat entrepris par la

Résistance et de rassembler les anciens mouvements « qui sont en train d’éclater » et cherche à

« faire confiance aux socialistes à condition qu’ils renouvellent leurs cadres et ne déçoivent pas

"la foi dans le socialisme" »63. Se voulant résolument indépendants des forces politiques en place, les rédacteurs cherchent à en faire un grand hebdomadaire politique, culturel et littéraire.

Placé sous le signe de l’humanisme de Saint-Exupéry (dont ils empruntent le titre de son œuvre

écrite en 1939 et dont la citation répétée « de la terre des hommes rien ne nous est étranger » en devient la devise à partir du numéro 5), la première page du premier numéro de Terre des hommes est marqué par l’avant-propos d’André Gide qui définit la philosophie de la revue. Gide fait ainsi figure d’autorité politique et littéraire dès le début. En dehors des permanents de la revue (Baumel, Herbart, Henri Thomas, Albert Béguin, Serge Karsky, Alexandre Marc, Charles

Estienne, Maurice Delarue, Georges Neveux, Henri Calet), y figurent des signatures réputées comme Raymond Aron, David Rousset, le jeune Roger Caillois, Brice Parain, ou encore Albert

Camus.

61 Michel P. Schmitt, « Pour un humanisme engagé : Terre des hommes, 1945-1946 », La revue des revues, vol. 36, p. 15-35. 62 Ibid., p. 15. 63 Et précédente : Ibid., p. 16. 186

Les reportages et articles internationaux sont au centre de la revue : « L’humanisme fondateur du journal, attaché aux valeurs que les hommes inscrivent dans la réalité historique, conduit Herbart à faire dresser par des experts et des grands reporters un panorama géopolitique, social et religieux de la situation internationale, pays après pays (une trentaine au total)64 ».

L’URSS et les États-Unis y tiennent une place à part : désir d’information et refus de la dictature stalinienne pour le premier, critique appuyée de la politique mais admiration de sa production littéraire pour le second. Mais le Maghreb et le Moyen-Orient, entre autres, sont clairement présents. Ainsi la question coloniale figure au centre des préoccupations politiques internationales pour la France, comme le montre, par exemple, le premier paragraphe de l’éditorial du numéro 3 du 13 octobre 1945 consacré à la situation coloniale et en particulier celle de l’Indochine : « L’arrivée du général Leclerc à Saigon et l’arrestation de quarante-neuf

Indochinois à Paris attireront-elles enfin l’attention de nos compatriotes sur l’un des problèmes les plus graves que rencontre notre pays ? » De même, l’Algérie est un sujet pressant pour les rédacteurs qui s’efforcent de montrer l’urgence de la situation politique et sociale de plus en plus catastrophique.

Finalement, Terre des hommes ne durera pas. Pierre Herbart, dans le dernier éditorial, s’efforce d’expliquer les raisons économiques et législatives qui ont empêché l’hebdomadaire de continuer son chemin, alors que malgré le manque de publicité et de moyens il voyait son lectorat augmenter chaque semaine. Pour Michel P. Schmitt, « tout a reposé sur la personnalité de Pierre Herbart et sa position singulière dans le monde intellectuel à la Libération ». Il avait des ennemis ou « faux-amis », son homosexualité et sa dépendance à la drogue n’aidaient pas, de même qu’un certain pessimisme, et surtout, malgré un réel talent de journaliste et de romancier, il n’avait pas la carrure pour s’imposer tel un Sartre ou un Camus.

64 Ibid., p. 19. 187

Cette expérience est significative dans le cheminement de Bourdet pour au moins deux raisons : c’est sa première participation à une entreprise de publication depuis son retour des camps et l’on y retrouve les thèmes qui le préoccupent depuis la fin de la guerre et qui l’accompagneront dans les années à venir ; et le format de l’hebdomadaire qui mélange politique et culture, cherchant à rassembler le plus de personnalités possible autour d’une indépendance politique ancrée dans une gauche critique du communisme et du principal parti socialiste est l’un des fils continus de la pensée de Bourdet dans l’après-guerre.

2. Octobre

Bourdet fonda avec d’autres intellectuels et militants (Daniel Nat et ses amis trotskistes ainsi qu’Henri Frenay) le groupe d’étude « Octobre » pendant l’été 1946. De cette association naquit un périodique largement négligé des historiens, à l’instar de Terre des hommes : l’hebdomadaire Octobre. C’est en fait en partie grâce à l’argent que Bourdet et Frenay ont reçu de l’arbitrage concernant le journal Combat qu’ils ont pu investir dans cette entreprise65. Octobre

(dont la rédaction se limitait à Bourdet, Frenay, « Nat et plusieurs membres de son équipe, comme Hector de Galard et Maurice Laval, et quelques journalistes professionnels choisis parmi d’ancien résistants66 ») est révélateur des préoccupations d’intellectuels se revendiquant de la

Résistance qui s’efforcent de penser les problèmes d’envergure nationale et internationale, des

65 Dans Mes batailles, Bourdet raconte la situation qui a mené à cet arbitrage : alors que Frenay, à la Libération, voulait se défendre dans les colonnes de Combat des attaques violentes des communistes envers lui, alors ministre des Prisonniers et Déportés, l’équipe formée autour de Pia et Camus ne pouvait le laisser s’exprimer car ils défendaient un journalisme indépendant des partis politiques et du gouvernement et craignaient en changer le ton en agissant ainsi. Bourdet, beaucoup plus proche idéologiquement de la position de Camus et Pia, fut sommé de s’exprimer et soutînt tout de même Frenay par fidélité : sans lui, le journal n’aurait jamais vu le jour. Louis Martin- Chauffier « rendit un arbitrage somme toute justifié : il déclara que l’équipe de la rédaction et la société exploitatrice [...] étaient seuls habilités à poursuivre l’exploitation du journal, mais que le titre du journal appartenait aux anciens du mouvement Combat et devait leur revenir en cas de cessation d’exploitation. Il était d’autre part entendu qu’une certaine somme serait payée par la société Combat à MM. Frenay et Bourdet pour leur permettre de créer un nouveau journal. En fait, cette dernière clause ne fut honorée que très partiellement car les grèves de la presse au début de 1946 avait [sic] déjà sérieusement obéré la trésorerie de Combat ». Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 23. 66 Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 24. 188 efforts entrepris pour proposer une alternative socialiste fondatrice à l’orée de la guerre froide, et d’une volonté de mettre en avant les enjeux des troubles coloniaux dont la situation en

Indochine, durant la courte existence de ce périodique, en est la critique centrale.

Anticolonialiste, partisan d’une « troisième force » socialiste et démocratiquement révolutionnaire en Europe pour contrecarrer la domination globale des deux superpuissances que sont les États-Unis et l’URSS, appelant à une politique fondamentalement sociale ancrée dans les revendications de la Résistance, Octobre est l’application pratique des idées théoriques qui jalonnaient les thèses du même nom, publiées un peu auparavant.

En effet, l’article « L’effritement des centres » de Claude Bourdet, publié dans le numéro

6 du 26 octobre 1946, est représentatif du positionnement théorique du journal où l’auteur commence par définir ce qu’il entend par centrisme :

Le centrisme politique et stratégique se définit par son imperméabilité aux agressivités particulières de l’impérialisme capitaliste et du bureaucratisme communiste et par un effort permanent de construction synthétique d’un ordre juste et cohérent respectant la liberté.67

Selon Bourdet, le centrisme, qui ne peut être que définitivement socialiste, est le positionnement nécessaire d’un pays, de ses forces politiques, des différentes couches sociales, dont tous se doivent d’être « irréductibles à l’embrigadement dans l’un des systèmes antagonistes68 ». C’est un autre nom pour ce qu’il nommera bientôt le « neutralisme » et qui, alors à l’état embryonnaire, porte en soi les éléments de ce qui sera connu plus tard à l’échelle mondiale sous le nom de « mouvement des non-alignés ». Dans cet article, son analyse révèle l’organisation du système défensif de l’URSS, système dépendant d’une fébrilité due aux nombreuses difficultés internes et se propageant en dehors de l’URSS, et qui fait face à une pression politique et diplomatique accrue des États-Unis. Or, les centres dans les différents pays, et notamment en

67 Claude Bourdet, « L’effritement des centres », Octobre, no 6, 26 octobre 1946, p. 1. 68 Idem. 189

France et en Grande-Bretagne, ont selon lui plus que jamais besoin d’affirmer leur indépendance car quelque pression d’un des deux blocs risque de faire pencher l’équilibre politique d’un côté.

Résumant les dernières opérations (politiques, diplomatiques, économiques) américaines en

Europe, Bourdet assure que l’on assiste dans certains pays à une avancée de l’anticommunisme,

à un repli vers la droite des démocrates « libéraux », à une offensive « antitripartiste », et que cela établit « le dilemme posé à la sociale démocratie, axe même du centrisme, et qu’elle résout déjà par le départ sur la droite (Allemagne, Hollande, peut-être Tchécoslovaquie), plus rarement sur la gauche (Italie)69 ». Et de conclure : « Que ces événements se poursuivent encore quelques mois au même rythme, et la dissection du centrisme sera achevée, et les conditions optima du conflit, instaurées70 ». Pour Bourdet, la situation est inquiétante, grave même : si les forces centristes, les travaillistes, les socialistes, en France et en Grande-Bretagne, ne font pas un effort concret pour définir une politique étrangère indépendante de celle des États-Unis, pour soutenir les mouvements populaires mondiaux (car pour Bourdet « c’est alors seulement que l’on pourra combattre leur antidémocratisme et contrecarrer l’action de la bureaucratie panrusse71 »), au risque de favoriser temporairement le Kremlin sans bénéficier de quelque reconnaissance et d’agacer les États-Unis, alors la paix risque de s’évanouir et la polarisation du conflit de s’installer définitivement. Bourdet en appelle donc, dans la droite lignée de son approche théorique, à un « centrisme révolutionnaire » :

Encore faudrait-il en élaborer en toute hâte les fondements idéologiques et pratiques, créer un nouveau socialisme de combat, coopératif, antibureaucratique, antiétatique, sans aucune concession au système de propriété capitaliste ; socialisme internationaliste doué d’une imagination à l’échelle de la planète, et capable de faire sauter les douanes et les souverainetés nationales ; socialisme violent mais sans sectarisme, aussi éloigné de l’empirisme travailliste que des scléroses et des petites hargnes sociale-démocrates. Ce socialisme-là pourrait être celui des masses, et face à l’offensive du capitalisme mondial,

69 Ibid., p. 2. 70 Idem. 71 Idem. 190

défendre leurs intérêts aussi et même plus efficacement que le P.C. tenu par les nécessités tactiques de la politique russe. Mais tout cela est possible pour quelques mois encore et quelques mois seulement.72

En dehors des considérations théoriques et stratégiques qu’il revendique, l’analyse de Bourdet est significative du point de vue temporel : toute son analyse, en journaliste vigilant, se fait à partir des données actuelles d’une situation qui évolue de manière très rapide depuis la fin de la guerre. Il s’efforce de lier entre elles les conjectures internationales, dominées par les deux superpuissances, des équilibres des forces politiques nationales dans les pays importants désormais pris en étau dans ce nouvel antagonisme. Surtout, il pressent l’éphémère des possibilités présentes : il ne faudra, il est vrai, que quelques mois de plus avant que la guerre froide ne s’implante définitivement dans la réalité – et l’imaginaire – géopolitique.

Autre positionnement majeur du journal : son anticolonialisme. La guerre d’Indochine

éclate véritablement quelques mois après la publication du premier numéro, et les articles critiques de la politique coloniale du gouvernement ne se font pas attendre. D’ailleurs, selon

Bourdet, c’est précisément la position d’Octobre sur la guerre d’Indochine qui mettra fin à l’existence de l’hebdomadaire. Son article « À qui l’Indochine ?73 », publié le 7 décembre, soit deux semaines après le bombardement du port d’Haiphong par l’armée française, évoque la situation dans laquelle se trouve désormais la France vis-à-vis de l’Indochine. Révélateur du manque d’informations à ce sujet en France, Bourdet ne mentionne pas le bombardement dans son article. En revanche, il pose clairement la situation et les conséquences possibles d’un colonialisme acharné du gouvernement. Il débute son article par une anecdote personnelle datant de 1936 lorsqu’il faisait partie du ministère de l’économie du Front populaire et qu’il avait

« menacé d’avertir Andrée Viollis et la presse des immondes tractations destinées à inonder

72 Idem. 73 Claude Bourdet, « À qui l’Indochine », Octobre, no 12, 7 décembre 1946. 191 l’Indochine d’opium persan, pour permettre en échange la vente à l’Iran de matériel radioélectrique français ». Ce fut pour lui, selon ses propres dires, une leçon sur le mythe de la mission civilisatrice de la France. Après avoir présenté les arguments typiques des défenseurs d’une Indochine française, y compris ceux provenant de la gauche française que « le chauvinisme a envahi » et qui n’ont que peu d’intérêt quant au sort des populations locales si lointaines, Bourdet pose ce qu’il considère des « faits simples et difficilement contestables » : le mouvement qui prend corps en Indochine contre la domination européenne, contre la domination française, « spécialement en Annam et au Tonkin » a pris des formes modernes, obligeant le gouvernement à traiter avec des représentants au cours des mois précédents, et les manigances tentées par le gouvernement français ne fonctionnent pas. Bref, « il ne s’agit donc pas de savoir si les Indochinois ont raison ou tort de ne plus vouloir de notre domination et s’ils sont ou non des "ingrats" : ils sont chez eux en Indochine autant que nous sommes chez nous en France ».

Pour Bourdet, il faut avant tout comprendre l’état d’esprit actuel : les Indochinois ne veulent plus

être traités en peuple colonisé, il faut en finir avec « ce paternalisme suspect qui cherche, ou prétend chercher, à faire le bonheur des peuples malgré eux » :

On voit bien quelles seraient les lignes d’action d’un tel paternalisme : renforcer notre position militaire, utiliser les incidents [...] pour agir vigoureusement et faire « perdre la face » à Hochi Min [sic], négocier en sous main avec les éléments « modérés », c’est-à- dire avec ceux dont les intérêts financiers sont liés dans une certaine mesure aux intérêts des sociétés françaises ; enfin susciter, si l’on peut, un nouveau gouvernement plus docile.74

On retrouve là, en effet, plus ou moins la politique française des années à venir avec en plus une militarisation accrue du conflit. D’ailleurs, trois semaines plus tard, Octobre cite ces lignes puisque le journal fut averti que telle était « à la lettre, la politique de l’amiral d’Argenlieu75 ».

Bourdet voit de manière lucide l’impasse d’une négociation avec une partie collaboratrice de

74 Et précédentes : Idem. 75 Octobre, « Sinistre tuerie », Octobre, nº15, 28 décembre 1946. 192 l’élite indochinoise : perçue comme une trahison, cela ne pourrait enrayer le mouvement d’émancipation nationale en marche. Il finit d’ailleurs son article en répondant à la question posée dans le titre : « La question : "À qui l’Indochine ?", si nous refusons de la résoudre volontairement par "l’Indochine aux Indochinois", n’aura pas comme réponse "l’Indochine aux

Français" ».

Caractéristique est l’éditorial du dernier numéro de l’hebdomadaire le 28 décembre

194676 : parlant de la « reconquête » de l’Indochine, critiquant ouvertement la presse parisienne et provinciale pour son mutisme face à l’attitude du gouvernement et de son armée, le parallèle avec la seconde guerre mondiale est affiché : « n’oublions pas que ce sont nos troupes qui y jouent le rôle de la en France ». Le « cycle infernal de la guerre – tuer pour ne pas

être tué » a commencé (l’attaque vietnamienne sur Hanoi date du 19 décembre), et les actes glorifiés de la Résistance française sont désormais similaires à ceux des combattants indochinois.

Si Octobre faisait preuve de perspicacité sur l’Indochine, on pouvait également lire un article intitulé « Gravité et urgence du problème algérien77 » qui déjà posait la question de l’indépendance et, en tout cas, la nécessité absolue d’entreprendre une politique radicale d’émancipation du peuple algérien et de son statut, ainsi que plusieurs articles sur la Palestine et notamment un cinglant « Juifs et Arabes de Palestine peuvent-ils vivre en paix ?78 ».

Comme le raconte Bourdet dans Mes batailles, les articles d’Octobre sur l’Indochine gênaient. Or, à cette époque de disette tout journal dépendait d’une allocation de papier et « un beau jour (au début de 1947) il n’y eut plus de papier pour Octobre. [...] C’est ainsi qu’Octobre

76 Idem. 77 La Far, « Gravité et urgence du problème algérien », Octobre, no 7, 2 novembre 1946. 78 Serge Jonas, « Juifs et Arabes de Palestine peuvent-ils vivre en paix ? », Octobre, no 11, 30 novembre 1946. 193 disparut. Il devint évident pour toute l’équipe que le problème de la décolonisation allait commander toute la vie politique de la France dans les années à venir79 ». En effet...

L’aventure d’Octobre allait donc se terminer sur une autre décision gouvernementale usant des conditions – il est vrai précaires – de la presse de l’époque pour mettre fin à cet hebdomadaire dont les grandes lignes idéologiques n’allaient certainement pas quitter Bourdet dans les années à venir. En l’espace de moins de deux ans, entre son retour des camps au printemps 1945 et la disparition d’Octobre à la toute fin 1946, Bourdet, consciemment ou non, a vu son rôle dans l’après-guerre s’immiscer dans le monde de la presse. Il faut dire que la presse

était au cœur des préoccupations de la Résistance et qu’un autre consensus général dans la

Résistance, selon Bourdet, était que « [j]amais [...] une presse n’a autant menti que la grande presse française de l’entre-deux-guerres » et que c’était l’une des « des raisons de la démoralisation du pays et de sa défaite »80. Sa contestation est claire et affichée : il faut la paix internationalement et dans les colonies, il faut nationalement lutter pour les véritables libertés démocratiques pour lesquelles il a combattu pendant la seconde guerre mondiale, et il faut se faire critique de tout pouvoir qui ne respecterait pas les droits et libertés des personnes et des peuples. Si l’expérience parmi les parlementaires et les partis politiques fut une immense déception démontrant l’impossibilité d’un grand parti de la Résistance dans le cadre traditionnel des partis politiques, si le passage par l’un des médias les plus populaires, la radio, se termina avec un dégoût des abus du pouvoir gouvernemental et des imbroglios politiques qui régissent l’espace des discours démocratiques, et, si les hebdomadaires Terre des hommes et Octobre furent de trop courte durée et n’eurent pas le temps de se faire une place déterminante dans une

79 Et précédente : Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 26. 80 Claude Bourdet, L’aventure incertaine, op. cit., p. 385. 194 presse française en crise, l’occasion va venir du cœur de la Résistance passée : la prise en charge du journal Combat pour le sauver de l’extinction due aux graves difficultés économiques.

En moins de deux ans entre son retour des camps et la fin du journal Octobre, Bourdet a fait l’expérience en temps de paix de ce qu’il faisait déjà en temps de guerre : la confrontation avec une raison d’État qui cherche à contrôler ce qui dérange. En premier lieu, la raison des partis politiques traditionnels, incapables de se réformer pour accueillir l’élan des espoirs de la

Résistance, et puis, avec la radio et la presse, l’incapacité du pouvoir de préserver une indépendance politique (radio) ou de laisser la presse libre de dénoncer ses abus. « L’un des grands enjeux du long après-guerre, difficilement perçu en 1945, réside dans l’accoutumance de l’État, et plus généralement des acteurs politiques, aux méthodes de contrôle des opinions publiques81 ». Bourdet eut un avant-goût de cette tendance de l’État, elle ne fera que se renforcer au cours des expériences à venir puisqu’il sera parti prenante des luttes où cette raison se fera sentir82. Ce n’est pas encore le temps des censures ou des arrestations, mais c’est déjà le temps de la déception et du retour de la cuisine gouvernementale après le printemps de la Libération.

Restauration politique ? Le mot est fort, mais l’on ne peut néanmoins nier le retour à une routine politique encadrée par les partis de l’avant-guerre. Déjà, avec les « Thèses d’Octobre », les grands défis étaient annoncés. Il ne manquait jusqu’ici à Bourdet qu’une plate-forme ouverte à un large public : elle viendra de la Résistance et de l’un des derniers héritages du mouvement auquel Bourdet participait, le journal Combat.

81 Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France de la Grande guerre à nos jours, Paris, Flammarion, 2003, p. 172 82 « La censure administrative reste ainsi en vigueur en France, sous des formes et des prétextes variés, jusqu’au milieu des années 1960. Elle s’exerce, dès mai 1945, quand le silence est imposé aux journaux sur la répression sanglante de la manifestation algérienne de Sétif [...]. Le même phénomène se reproduit à propos des massacres de Madagascar, en 1947. Quant à la guerre d’Indochine, ses débuts sont à peine couverts. L’encadrement des médias par l’État ne pose guère problème, tant que l’unanimisme d’après-guerre domine. Les choses se compliquent avec la guerre froide et les fractures politiques qu’elle engendre ». Idem. 195

CHAPITRE 6

Continuer le combat au quotidien : Éditoriaux et avant-gardisme contestataire

Il nous semblait qu’il ne faudrait plus jamais laisser la politique aux mains des « spécialistes ». Nous avions vu à quoi cela menait ; si on ne s’occupe pas de politique, la politique s’occupe de vous. [...] ...la Résistance a fait de nous tous des contestataires dans tous les sens du terme, vis-à-vis des hommes comme vis-à-vis du système social. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

Il y a deux manières de combattre l’injustice. L’une de la dénoncer chez autrui, l’autre de créer autour de soi la justice. [...]La justice comme la liberté est indivisible. Claude Bourdet, « Balayer devant notre porte », Combat

« 1947 est l’année des grands bouleversements politiques, celle des ruptures nées de la guerre froide, avec la dissidence communiste, la division syndicale, les conflits sociaux. Fermant la parenthèse des "années Libération", elle révèle la crise majeure de la presse quotidienne d’opinion1 ». C’est donc dans un contexte de profondes mutations sociales et politiques, tant au niveau national que mondial, que Claude Bourdet reprend les rênes du journal né sous la

Résistance et qui reste l’un des quotidiens les plus respectés du paysage médiatique et intellectuel de l’après-guerre.

Les années à Combat furent pour Bourdet particulièrement décisives, non seulement pour l’établissement de sa réputation d’intellectuel de gauche, de contestataire critique en quête d’alternatives politiques et économiques viables, mais également pour la continuité d’une presse clandestine se voulant inféodée aux partis politiques. Plus important encore, c’est le moment où l’anticolonialisme émerge comme une donnée centrale de sa pensée qui cherche à continuellement établir les liens entre les données internationales, nationales, sociales, politiques

1 Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France de la grande guerre à nos jours, Paris, Flammarion, 2010 [203], p. 165. 196 et économiques, un temps en avant sur la plupart de ses confrères intellectuels parisiens.

Comprendre le Bourdet bien connu qui s’élève contre la torture dans les années 1950, c’est regarder le Bourdet des années 1946-1950. Surtout, avec le recul, le fait significatif est justement l’attitude particulière de Claude Bourdet que l’on est tenté de qualifier d’avant-gardiste, sorte d’annonciateur et critique des grands enjeux politiques de la scène française et internationale des années 1950 – et telle sera l’ambition de ce chapitre que d’éclairer cette perspicacité.

Ainsi, l’argument principal de ce chapitre est que le journalisme de Bourdet est un journalisme critique qui élabore une pensée avant-gardiste et anticoloniale où l’analyse du quotidien et des relations complexes entre les différents domaines, aux niveaux national et international, permet une anticipation des enjeux à venir et une proposition d’alternatives viables, et ce grâce à trois critères significatifs : une indépendance journalistique vis-à-vis des partis politiques et des pouvoirs financiers (et le départ de Bourdet de Combat est la conséquence de l’effritement de cette liberté) ; une fidélité aux principes revendiqués pendant la Résistance qui se traduit notamment dans un anticolonialisme de principe et un neutralisme socialiste ; et une constante volonté d’analyser concrètement les événements présents en proposant des perspectives d’avenir envisageables. Avant-gardiste2 : grâce à l’analyse serrée du quotidien dont les solutions proposées émergent des grands principes moraux revendiqués par la Résistance,

Bourdet est capable d’anticiper sur les événements à venir : une longue et sanglante guerre d’Indochine, une guerre d’Algérie qui se rapproche, une guerre froide qui définira l’évolution de la France, une Europe économique avant d’être sociale, une pensée nouvelle à gauche. Il ne faudrait pas surestimer la place de Claude Bourdet : il n’était pas le seul à anticiper les grands

2 Le terme « avant-garde », qui suivant les contextes est porteur de multiples sens, est ici utilisé selon la définition suivante : « Ensemble des groupes, des mouvements qui jouent ou prétendent jouer un rôle de précurseurs, par leurs audaces ». Alain Rey (dir.), Le Grand Robert de la langue française, Version électronique, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert. 197 problèmes de la France. Mais sa position à Combat, son influence, son positionnement central dans l’intelligentsia parisienne de l’époque, son style aussi, en font un acteur à part. Trois grandes thématiques seront ici discutées : l’élaboration d’une critique des décisions gouvernementales en matière coloniale et les possibles alternatives aux conflits présents et à venir, surtout en ce qui concerne l’Indochine et l’Algérie ; le positionnement idéologique et pragmatique de Bourdet vis-à-vis du parti communiste ; et l’élaboration de la notion de neutralisme, avec la revendication d’une France et d’une Europe neutralistes sur l’échiquier de la guerre froide3. Mais auparavant, quelques considérations générales.

Bourdet à Combat

Avec près de quatre cents éditoriaux ou articles écrits entre juin 1947 et mars 1950,

Bourdet est véritablement, sans jeu de mots, de tous les combats. Son orientation, sa ligne

éditoriale sont claires : continuer le journalisme critique tel qu’exposé par Camus4 ; conserver l’indépendance du journal vis-à-vis des partis politiques et des milieux financiers ; dénoncer injustices et abus de pouvoirs ; et chercher à évaluer les conditions présentes des situations nationale et internationale pour proposer des alternatives aux inégalités sociales, politiques et

économiques dans la fidèle lignée de la révolution sociale imaginée par la Résistance. Bref, continuer la lutte de la Résistance telle que présentée par la devise de Combat, « De la Résistance

à la Révolution ». La grande différence entre le journalisme de Bourdet et celui de Camus tient au fait qu’en plus de l’attachement indéniable à une moralité et aux grands principes de justice et de vérité en politique, Bourdet se jette dans l’arène des détails et des analyses touchant plusieurs

3 Sur le rapport de la France aux États-Unis dans l’après-guerre, cf. Richard F. Kuisel, Seducing the French. The Dilemna of Americanization, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 1993. 4 Exposé dans une série d’articles dans Combat entre août et novembre 1944 et repris dans Albert Camus, Actuelles. Chroniques 1944-1948, Paris, Gallimard, 1950, p. 29-42. 198 domaines, alors que Camus, dixit Simone de Beauvoir, « descendait rarement des grands principes aux cas particuliers5 ». D’ailleurs, concernant le retour de Bourdet à Combat, Beauvoir avait noté que « ce changement était heureux : Combat prit de nouveau des positions de gauche6 ». Cette remarque est quelque peu sévère, Bourdet et Camus se rejoignant tout de même sur de nombreux points politiques et idéologiques – non seulement dans la volonté de publier un journalisme critique, mais aussi dans la responsabilité des intellectuels à ce moment donné de l’histoire de promouvoir ce que Camus appelle une « utopie relative » – à cette différence près que Bourdet se « salit les mains » dans le journalisme quotidien au contact des événements, dans les analyses et prises de position politiques détaillées et moins dans des analyses philosophiques7. Combat était clairement à gauche avant Bourdet, dans la lignée des principes socialistes de la Résistance, cependant le journal s’affirme désormais avec une vigueur nouvelle dans les nouveaux combats d’une gauche qui ne se reconnait ni dans le parti communiste, ni dans le principal parti socialiste (la SFIO). La connaissance de Bourdet des questions économiques, tant au niveau national qu’international, est ici fondamentale. Il en est de même de son expérience des milieux politiques, de ses querelles, et des enjeux qui en découlent.

Combat est un journal respecté, admiré, et une référence parmi les lecteurs de la presse française de par sa position médiatique dans la presse de l’immédiat après-guerre, auréolé d’un caractère soucieux d’indépendance. Son engagement est original, conçu « comme un retour aux sources pures et morales d’un journalisme civique soucieux de participer à la reconstruction démocratique » et il se caractérise par une double rupture : « [r]upture, d’abord, avec un

5 Simone de Beauvoir, La force des choses, t. 1, Paris, Gallimard, 1963, p. 239. 6 Ibid., p. 182. 7 On ne peut cependant s’empêcher de noter les similitudes dans leur vision du journalisme. Bourdet a concrètement fait siennes les remarques de Camus lorsque ce dernier écrit : « La première tâche de notre vie publique est alors de servir l’espérance des valeurs plutôt que la certitude de la destruction et, pour commencer, de préserver la chance de paix, en refusant d’aider aux forces de guerre, de quelque couleur qu’elles se déguisent. [...] Ce n’est pas assez de critiquer son temps, il faut encore essayer de lui donner une forme, un avenir ». Albert Camus, Actuelles II. Chroniques, 1948-1953, Paris, Gallimard, 1953, p. 11. 199 journalisme réduit à la simple information : il se définit comme un quotidien d’idées et entend bien peser sur l’action politique et les choix gouvernementaux, pour développer la démocratie en

France et mettre en œuvre les idéaux de la Résistance » ; et rupture « aussi avec les journaux de près ou de loin inféodés aux partis, au nom de l’indépendance nécessaire »8. C’est la ligne posée par Camus à la Libération dans ses réflexions sur ce qu’il nomme un journalisme critique. De l’avis de l’équipe de Combat, au début de l’année 1947, alors que le journal est en proie à une crise financière grave due aux conditions de la presse de l’époque, seul Bourdet peut sauver le quotidien et continuer cette vision.

Du 3 juin 1947 jusqu’au 1er mars 1950, de son « Combat continue » jusqu’à ses adieux au lecteurs, Bourdet écrit abondamment et assoit sa réputation. Directeur politique et rédactionnel du journal, il en est aussi l’éditorialiste. Comme le dira son avocat Me Boissarie en décembre

1950 lors du procès qui opposera Bourdet à Henry Smadja, Bourdet « s’était affirmé, dans le respect général, comme le prototype des journalistes d’opinion9 ». En fait, un sondage réalisé par

L’Écho de la presse à cette époque le place au même niveau de notoriété que Blum pour Le

Populaire10. Dans cette même plaidoirie, l’avocat cite des dizaines de lettres de lecteurs et de personnalités, ainsi que des articles de journalistes en France et à l’étranger, de droite comme de gauche, dont la teneur du propos est d’affirmer à quel point Combat c’était Bourdet, et que depuis que le journal est mort, décapité, la France vient de perdre l’un de ses meilleurs journalistes11.

Pour sauver Combat de la faillite, Bourdet refuse un « haut poste à l’O.N.U. à l’Organisation Internationale des Réfugiés [...] comme il refusera ensuite, pour y demeurer, la

8 Et précédentes : Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France..., op. cit., p. 158-159. 9 « Claude Bourdet contre Henry Smadja. Plaidoirie de Me Boissarie », 20 décembre 1950, Université de Paris, B.B.I.C., p. 3. 10 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, op. cit., p. 44. 11 Ibid., tout au long de la plaidoirie. 200 direction de la presse à l’U.N.E.S.C.O.12 ». Surtout, il trouve par l’intermédiaire d’ancien résistants de Combat un investisseur en la personne d’Henry Smadja, Algérien Français de

Tunisie et ancien propriétaire d’un des principaux quotidiens de Tunis avant guerre, La Presse de

Tunis. Familier du fonctionnement de la presse, ayant eu selon les camarades de Bourdet une activité au côté des anglais durant la guerre, présenté comme « libéral, proche du socialisme » à qui convient parfaitement la ligne politique de Combat, Smadja semble être l’homme idéal pour sauver le journal. « André Haas, avocat, qui avait été à Londres un des adjoints du colonel Passy au Bureau central de renseignement et d’action » prépara un contrat : Bourdet reçoit des amis de

Pia la totalité des parts de la SARL Combat, il en donne 50% à Smadja qui doit s’occuper de régler les dettes du journal et de sa direction commerciale. Bourdet a reçu toutes les parts des journalistes avec qui il entretenait des rapports excellents : Pascal Pia, Albert Camus, Raymond

Aron, Albert Ollivier, Xavier de Lignac, ainsi que deux anciens du Combat clandestin, Jean

Bloch Michel (administrateur du journal) et Jacqueline Bernard, la secrétaire générale de la rédaction et « la cheville ouvrière du journal jusqu’à la veille de la Libération »13. Certains journalistes restent au journal, tels Georges Altschuler, directeur du service politique, et Marcel

Paute (dit Gimont) du service étranger. Bourdet emmène avec lui des membres du défunt hebdomadaire Octobre, notamment Daniel Nat, Hector de Galard, Maurice Laval et Jacques

Charrière (dit Jacques Armel). Puis vint Victor Fay, plus tard, pour assurer le rôle de rédacteur en chef jusque là inoccupé, Smadja menant une politique économique au journal pour le moins frugale (Combat était, en autres choses, le quotidien qui payait le moins ses journalistes14) et où

12 Ibid., p. 5. 13 Et précédentes : Claude Bourdet, Mes batailles, Ozoire-la-Ferrières, In fine, 1993, p. 30-31. 14 Victor Fay, La flamme et la cendre. Histoire d’une vie militante, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1989, p. 211. 201 les problèmes financiers étaient sérieux et mettaient constamment l’équipe dans une situation délicate.

Bourdet aurait pu garder toutes ses parts. Mais il y eut après la Libération un arbitrage par

Louis Martin-Chauffier suite à un différend entre Frenay et l’équipe de l’époque. À l’issue de cet arbitrage il fut décidé que les fondateurs et directeurs de Combat clandestin, en premier lieu

Frenay et Bourdet mais également les autres résistants ayant participé à cette aventure, étaient propriétaires de la « nue-propriété » du journal, c’est-à-dire du titre, du nom, mais que le journal lui-même appartenaient à l’équipe qui s’en occupait à l’époque. Ainsi, lorsque l’équipe donne toutes ses parts à Bourdet, il est véritablement l’héritier « spirituel » du journal clandestin et le gérant du quotidien lui-même. Or Bourdet estimait que les membres de Combat de la première heure, regroupés dans une Fédération, méritaient d’avoir des parts du journal, et il fit une

« erreur » qui tient plus d’un abus de loyauté, voire de naïveté, qu’autre chose : il fit entrer la

Fédération dans la Société SARL Combat, et divisa donc ses parts en en donnant à Frenay,

Dhont, Cerf et Planque, les membres de cette Fédération. Il fut pourtant averti (par Pia et Camus) du risque encouru, mais Bourdet se sentait obligé. Dès lors, le groupe des journalistes n’avait plus qu’un quart des parts de la Société. Lorsque le vent changea pour certains et que Bourdet se fit de plus en plus anticolonialiste et un critique sévère du gouvernement, pourtant dans la lignée de la politique de Combat, la moisson fut son éviction du journal. Il n’était pas question, à l’origine, que Smadja ne se mêle de la rédaction, et tel était l’accord pris entre les différents partis. Mais la suite fut d’une autre nature.

Des éditoriaux de Bourdet, plusieurs tendances émergent qui permettraient de parler, avec la nuance qu’il se doit, d’une avant-garde. Tout d’abord, ses positions anticoloniales annoncent les grands conflits, notamment avec l’Algérie et les élections truquées de 1948, mais

202 aussi avec l’Indochine et la montée en puissance d’une longue guerre meurtrière que Bourdet prévoit si les divers gouvernements français ne changent pas leurs manœuvres diplomatiques.

Ensuite, la position des intellectuels soucieux de justice sociale vis-à-vis du parti communiste français. Très critique, Bourdet se place constamment par rapport au PCF et à la SFIO pour dénoncer le sectarisme et l’incapacité à établir une politique nationale et internationale rationnelle et proposer une troisième voie. Déjà, les besoins d’une nouvelle gauche se font sentir de manière pressante. Sur la question de l’Europe, Bourdet anticipe les limites d’une Europe qui ne serait construite que sur une entente économique et « atlantique », pas une Europe véritablement sociale. En effet, très vite avec ou malgré les premières créations (OECE, Conseil de l’Europe, CECA, UEO), c’est bien la communauté économique qui s’impose comme structure pour l’intégration européenne15. En bref, sa vision du neutralisme, ancêtre du mouvement des non-alignés, découle d’une logique politique qui prend en compte la situation internationale.

C’est peut-être d’ailleurs un aspect central de la pensée de Bourdet telle qu’elle s’affiche dans ses éditoriaux : pour lui, « il n’y a pas de politique "étrangère", mais seulement une politique mondiale où chacun se trouve dangereusement impliqué16 » et il en découle que la politique nationale, économique et sociale, les mesures politiques, les prises de positions des

15 Cf. Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Paris, Complexe, 2004. Sur les origines militaires et économiques de l’Europe, l’auteure écrit (p. 31) : « Les deux toutes premières organisations européennes, en gestation depuis plusieurs mois, naissent au printemps 1948, à un mois d’intervalle : l’Union occidentale, à vocation surtout militaire, est issue du traité de Bruxelles signé le 17 mars, l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) est créée par le traité de Paris du 16 avril. Elles ont en commun d’être toutes deux des organisations de type intergouvernemental, d’être nées non sous la pression du mouvement européen mais sous l’influence des États-Unis et de constituer des jalons significatifs dans l’escalade de la guerre froide. » Ou encore (p. 43) : « Spécialisées chacune dans un domaine, économique pour l’une, militaire pour l’autre, les deux organisations répondent à des besoins précis – redresser les économies, assurer la sécurité – beaucoup plus qu’à une profonde aspiration à l’unité européenne ». Une telle vision restrictive était précisément le contour de la critique de Bourdet. Et aussi, sur le basculement net de la France et de l’Europe vers le camp « atlantiste » (p. 33) : « À partir de 1947, Bidault en arrive à infléchir peu à peu la politique française en tenant compte des exigences américaines et de la situation internationale. Dès la conférence de Moscou, il se rapproche des Anglo-Américains, met fin au jeu de bascule entre les deux Grands et joue plus nettement la carte de la solidarité avec le camp occidental. » Sur le manque structurel de démocratie dans la construction de l’Europe, cf. : Nicolas Levrat, La construction européenne est-elle démocratique ?, Paris, La Documentation française, 2012. 16 Claude Bourdet, « Péninsules d’épreuve », Combat, 28 août 1946. 203 parlementaires, ne peuvent être analysées qu’avec tous ces rapports de forces et ces enjeux en arrière-plan. Le cas de la guerre d’Indochine en est une illustration parfaite. Mais aussi, de manière plus générale, son expérience d’économiste d’avant-guerre est essentielle. Il n’hésite pas

à discuter dans les moindres détails des décisions budgétaires, des données actuelles en matière d’économie ou de politique, pour réaffirmer les grands principes partagés par l’idée de révolution démocratique voulue par Combat et la Résistance, et pour mesurer l’impact et les influences de données économiques sur les situations nationale et internationale. Bref, c’est de l’analyse du quotidien, de ses impasses et potentialités, qu’émerge une pensée radicale de démocrate révolutionnaire qui veut établir une nouvelle gauche.

L’anticolonialisme de Bourdet

Bourdet n’était pas un pacifiste. D’ailleurs, comment aurait-il pu l’être après la seconde guerre mondiale, lui qui a pendant quatre ans combattu et usé de la violence ? Mais la violence

était, d’après lui, à dénoncer, car « il y a toujours eu, en effet, des guerres, des conquêtes, des violences, mais les mêmes événements n’ont pas le même sens suivant qu’ils sont jugés par la conscience de la Rome antique, par celle du XVIIIème siècle ou par la nôtre17 ». Ce qui est frappant à cette époque, selon lui, c’est « l’emploi de plus en plus désinvolte de la violence et l’usage de plus en plus général d’un certain langage pacifique et humanitaire », où la violence est

à comprendre dans son sens large, pas seulement directe et armée, mais « toutes les formes possibles [...] par lesquelles on tente de changer le développement naturel des événements et des sociétés pour leur en imposer un autre supposé préférable » – violence policière, révolutionnaire, de l’argent, de la Haute Banque ou du général Franco. Voilà, tous sont responsables de l’engrenage que met en place l’utilisation faite de la violence. Seulement, « la responsabilité des

17 Claude Bourdet, « Les chaînes de la violence », Combat, 23 juillet 1947. 204 gouvernements est la plus lourde », car si les opprimés et groupes qui tentent de se libérer n’ont souvent d’autres recours et n’engagent qu’eux, les gouvernements entraînent « tout ce monde de valeurs intellectuelles et morales, de hiérarchies et d’habitudes sociales, que l’on appelle une civilisation »18. C’est un argument similaire à celui qu’utilisera Simone de Beauvoir dans sa défense de Djamila Boupacha contre la torture où elle affirmait que même si l’on n’a pas voté pour le gouvernement au pouvoir, en tant que citoyen on reste responsable de ses actes19 ; pour

Bourdet, « quand ces gouvernements représentent la race blanche et la civilisation européenne, nous avons le droit, qu’ils aient nom Wilhelmine et Van Mook, ou Ramadier et Moutet, de leur rappeler que beaucoup de choses sont en jeu qui appartiennent à chacun de nous20 ». Cette perspective met en lumière les lignes écrites deux jours plus tard, le 25 juillet 1947, lorsqu’il

écrit que « l’Indochine, Madagascar, l’Inde française, la Tunisie, le Maroc et l’Algérie comptent parmi les préoccupations de nos gouvernants21 ». Pour Bourdet, cela ne fait aucun doute : le rapport des puissances à leurs colonies est à l’ordre du jour. L’utilisation ou non de la violence par les gouvernements n’est pas seulement déterminante pour le moment présent : il en va des valeurs intellectuelles, morales et sociales de la France de savoir ou non diplomatiquement gérer ce qui déjà, pour lui, parait inéluctable, c’est-à-dire une décolonisation. On voit les grands principes de l’argumentation de Bourdet, et ce sont des principes basés sur une éthique : la conscience plutôt que la raison d’État, les relations sociales plutôt que les rapports économiques ou commerciaux.

18 Et précédentes : Idem. 19 Cf. Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Djamila Boupacha, Paris, Gallimard, 1962 ; et l’article de Simone de Beauvoir dans Le Monde du 2 juin 1960, « Pour Djamila ». 20 Claude Bourdet, « Les chaînes de la violence », op. cit. 21 Claude Bourdet, « L‘impérialisme des pauvres », Combat, 25 juillet 1947. 205

Sur cette inéluctable décolonisation, dans le cas de l’Indochine, alors que la France ne désirait pas négocier avec Ho Chi Minh22 en 1946, jugé avec le général Giap trop « extrémiste », le Viet Minh a préparé le terrain pour des négociations en faisant certaines concessions –

« l’entrée d’éléments modérés et catholiques » dans leur gouvernement, l’appel à Bao Daï, la cessation des hostilités. Occasion pour la France de négocier une paix et – il aurait fallu, selon

Bourdet, déjà s’y rendre à l’évidence – une sorte d’indépendance. Cela demandait une certaine clairvoyance, et Bourdet annonce en quelque sorte le principe de la décolonisation des années à venir :

Une dernière occasion s’offre probablement à la France de comprendre que, pour faire une paix durable, il faut, cette fois-ci, être un peu en avance sur les aspirations des peuples coloniaux et non plus, comme toujours et comme partout, un peu en retard.23

N’est-ce pas certainement le problème des gouvernements français durant la guerre d’Indochine puis de celle d’Algérie ? Est-ce que l’analyse de Bourdet lui permet de prendre la mesure, en avance, de ce qui fut plus tard, trop tard, compris par la majorité comme un certain « sens de l’histoire », une fois l’idée de décolonisation répandue et acquise ? Lorsque l’on regarde les conditions des négociations sept ans plus tard, après tant de violence et de sang versé, après la cinglante défaite suite à la bataille de Diên Biên Phu, quels sont les facteurs qui font que Bourdet pouvait anticiper une alternative qui ne fut poursuivie par le gouvernement ? En fait, la décolonisation est, selon Bourdet, déjà là pour qui sait observer. Comme l’écrit Éric Duhamel,

« la France a accordé en 1948 à Bao Daï ce qu’elle avait refusé à Ho Chi Minh en 1946. Cela est significatif de la faiblesse de la IVe République – dans ce dossier comme dans le dossier algérien : elle accorde avec retard des concessions quand les revendications des adversaires sont

22 L’orthographe ici utilisé pour les noms vietnamiens est celui que préconise le livre suivant, impressionnante et formidable bibliographie sur la guerre d’Indochine : Alain Ruscio (dir.), La guerre « française » d’Indochine (1945- 1954). Les sources de la connaissance. Bibliographie, filmographie, documents divers, Paris, Les Indes savantes, 2002. 23 Et précédente : Claude Bourdet, « Lueur sur l’Indochine », Combat, 1er août 1947. 206 montées d’un cran24 ». En réponse à une lettre d’un français d’Algérie complètement opposé aux idées défendues par Bourdet, dont celles d’égalité politique entre tous les habitants de l’Algérie et d’une émancipation nécessaire des musulmans, il demande : « cette thèse du maintien de la

France par la force est-elle soutenable à l’époque où, des Philippines aux Indes, des Indes néerlandaises à l’Égypte, les peuples de trois continents arrachent leur indépendance par la loi ou par le glaive à des puissances singulièrement mieux armées que nous ?25 » L’analyse de Bourdet est donc le produit d’un positionnement éthique – la décolonisation est injuste pour les peuples colonisés, le gouvernement colonisateur entraîne dans ses actions tout le peuple qu’il est censé représenter – et d’une analyse historique – la décolonisation est déjà là, la refuser n’est pas l’empêcher. Alors pourquoi le gouvernement ne fit-il pas la même analyse ? On pourrait répondre simplement que l’État a ses raisons qui sont d’abord d’ordre géopolitique, stratégique, et certainement économique, alors qu’un intellectuel, au sens donné par Chomsky ou Saïd (voir introduction), ancre en premier lieu son analyse dans un principe éthique qu’il faut sans cesse actualiser pour coller à l’histoire.

Ne pas marcher à contre-courant de l’histoire est en effet la position de Bourdet sur l’Algérie et il l’écrit dans Combat dès août 1947 – précédant ainsi de plusieurs années la plupart des commentateurs et politiques qui finiront par interpréter les « événements en Algérie » comme la logique même de l’Histoire26. Analysant politiquement, économiquement et socialement la faiblesse de l’argument affirmant que la France a participé à l’évolution positive de l’Algérie – en évoquant les carences de la politique menée (monopoles, taxes, etc.) dont colons et musulmans paient le prix – Bourdet déplore la manière dont le parlement aborde la

24 Éric Duhamel, Histoire politique de la IVe République, Paris, La Découverte, 2000, p. 68. 25 Claude Bourdet, « Chiens de faïence », Combat, 20 août 1947. 26 Cf. Todd Shepard, The Invention of Decolonization. The Algerian War and the Remaking of France, Ithaca- London, Cornell University Press, 2006. 207 question algérienne et celle de son statut, désormais urgente à cause de l’accumulation des injustices perpétrées. Pour lui, « il est trop tard pour changer de voie. Seul, le fédéralisme est possible aujourd’hui, et le fédéralisme, c’est aussi l’accession des musulmans à leur majorité politique27 ». Il est clair que, pour Bourdet, la question de la civilisation française, les valeurs sur lesquelles elle est censée reposer, est en jeu dans la façon dont le gouvernement va gérer la question algérienne, et c’est une conception qui « considère que seule la formation morale et intellectuelle différencie les êtres et les peuples et fonde leurs éventuelles supériorités » et que donc « la différenciation entre électeurs de statut français et électeurs de statut musulman, et la priorité numérique des premiers sur les seconds, ne sauraient se prolonger éternellement ». Et d’ajouter sur un ton qui lui est propre : « Ou alors, ne parlons pas de démocratie, et établissons une nouvelle Constitution fondée sur les rapports de force, ce qui apportera du moins dans la vie politique mondiale un grand souffle de franchise »28 ! En basant ses analyses dans le concret pour contrecarrer l’argument étatique, Bourdet évite de se placer moralement au-dessus de la mêlée. Valeurs morales ne devraient pas vouloir dire, pour lui, irréalisme.

D’ailleurs, si dès ses premiers mois à Combat Bourdet expose clairement sa position en matière de (dé)colonisation, faisant appel à certains principes moraux mais également à un certain sens de l’histoire, son analyse évolue au fil du temps puisqu’il cherche toujours à impliquer le pragmatisme des événements, de ce qui est possible à telle période donnée suivant les circonstances géopolitiques. En fait, il définit la politique de Combat en matière coloniale en octobre 1947 – et alors que la situation a une chance de se dénouer en Indochine – comme une politique qui « n’est fondée ni sur une démagogie de parti ni sur le rappel continuel de "grands principes", encore qu’un réalisme sain se conjugue bien, à notre avis, avec certaines traditions

27 Idem. 28 Et précédentes : Claude Bourdet, « Cens culturel », Combat, 12 août 1947. 208 libérales dont la France prétend encore être la gardienne ». Bref, la morale doit s’accorder aux conditions présentes et s’articuler dans un pragmatisme stratégique. Et dans certains cas, il n’y a même pas besoin d’entrer dans la discussion morale étant donné la particularité et l’évidence de la situation: « nous avons constamment insisté sur le caractère irréel de la politique de force en

Indochine, réservant généralement pour nos propres consciences, nos opinions morales »29.

L’anticolonialisme de Bourdet est au centre de sa ligne éditorial de Combat, comme elle le sera dans L’Observateur, et il est même reconnu comme l’intellectuel ayant amené l’anticolonialisme aux Temps modernes en 1951 avec une série d’articles : « L’engagement franchement anti- colonialiste et tiers-mondiste n’entre à la rédaction des TM [Les Temps modernes] qu’avec l’arrivée de Claude Bourdet (1909-1996) en juillet 195130 ».

L’événement en Algérie de ces années 1947-1950 pour Bourdet, à la fois conséquence d’une attitude hostile à toute réforme administrative du gouvernement français depuis les années

1920-1930 et annonciateur d’un avenir sombre, est le truquage des élections de 1948. Alors que le statut des Algériens était sensiblement modifié depuis la ratification du « statut de l’Algérie » par l’Assemblée nationale le 20 septembre 1947 – un « compromis mal accueilli » par les colons et par l’opinion musulmane31 – les élections d’avril 1948 furent grossièrement truquées sous l’œil du gouverneur « socialiste Naegelen [...] qui avait normalisé les trucages électoraux32 ». En fait, comme l’écrivait Julien en 1952, « [e]n Algérie, la fraude électorale est une institution d’État considérée comme légitime pour défendre la souveraineté française. Ses organisateurs,

29 Claude Bourdet, « Politique d’abord », Combat, 11 octobre 1947. 30 Katharina Städtler « La décolonisation de l'Afrique vue par Les Temps modernes (1945-1952) », Rue Descartes 2/2002 (n° 36), p. 95 (note de bas de page). 31 Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche, Algérie-Tunisie-Maroc, 1880-1952, Paris, Omnibus, 2002, [1952 ; édition revue et augmentée en 1972], p. 278. 32 Michel Winock, La gauche en France, Paris, Perrin, 2006, p. 334. Chapitre publié pour la première fois dans le numéro spécial de la revue L’Histoire sous le titre « Le schisme idéologique » L’Histoire, no 151, janvier 1992). 209 non seulement ne la nient pas, mais parfois s’en font gloire33 ». Bourdet écrivit une série d’articles sur les élections où il mettait en garde contre la gravité de la situation qui n’était que la conséquence des actions passées des colonialistes qui se refusaient à donner un statut décent et plus autonome aux musulmans. Au lieu de favoriser la modération et l’entente, il rappelait quelques jours avant les élections qu’elles avaient pris « un caractère raciste »34. Il souligne que c’est « uniquement la population française » que l’on trompe : « [a]lors que pas un Algérien et fort peu de journalistes métropolitains n’ignorent comment les choses se sont passées, on présente à la métropole ces élections comme un "ralliement" de la population musulmane ». Or, quel est le résultat de telles manigances, « de cette complicité du silence et des congratulations naïves ou malhonnêtes » selon Bourdet ? C’est d’« endormir la population française, et probablement de lui préparer de douloureux réveils »35. Il avait, quelques jours auparavant, écrit de manière quasi prophétique la pente sur laquelle l’administration française était désormais engagée :

On ne sait que penser, et l’on voit un avenir très noir pour l’Algérie. Ce sera un triste honneur pour elle de servir d’exemple et de cobaye à cette expérience de séparation radicale en deux blocs fanatisés, que nos pays et l’univers redoutent de connaître bientôt.36

Ce qui ressort à la lecture des articles de Bourdet sur l’Algérie de cette période est la répétition d’actes manqués par le gouvernement français, répétition due à un entêtement pour conserver les privilèges des colons en Algérie alors que, selon Bourdet, une plus grande autonomie et l’acquisition de droits pour les musulmans sont inéluctables. Cette attitude a pour effet, dans son analyse, d’exacerber la radicalité des positions et, ainsi, de perdre peu à peu des opportunités de

33 Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche, op. cit., p. 284. 34 Sur la structuration raciale de la société à l’intérieur de la conception républicaine, voir les ouvrages de Carole Reynaud-Paligot : La République raciale : Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), Paris, Presses Universitaires de France, 2006 et Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, Paris, Presses Universitaires de France, 2007. 35 Et précédentes : Claude Bourdet, « Qui trompe-t-on ? », Combat, 6 avril 1948 ». 36 Claude Bourdet, « Le cobaye algérien», Combat, 2 avril 1948. 210 modifier la situation de manière pacifiste : en cela, il existe un parallèle avec la situation en

Indochine. Ce qui est frappant, c’est que Bourdet, par une analyse concrète des différentes situations, met en avant une issue inévitable dans les deux cas : au minimum plus d’autonomie, certainement une indépendance (clairement dans le cas de l’Indochine), telle sera l’issue d’après lui des colonies en luttes. Toute la question est de savoir si les actions du gouvernement français encourageront une modification pacifiste ou si, au contraire, la lutte deviendra belliqueuse, ou s’intensifiera militairement, et combien de victimes en subiront les conséquences. Encore une fois, mélange d’une perspective éthique – en l’occurrence antiraciste – et d’un pragmatisme ancré dans le concret d’un événement particulier – en l’occurrence les élections.

D’ailleurs, sur l’Indochine, Bourdet cherche dès le début à parer au plus pressé : « faire cesser immédiatement l’effusion du sang français et vietnamien37 », c’est-à-dire exposer les conditions essentielles pour une négociation valable. Le gouvernement français cherche à constituer un interlocuteur qui lui convient, en l’occurrence Bao Daï à la place d’Ho Chi Minh, et là se situe pour Bourdet l’erreur. Selon lui, pour faire cesser les hostilités, il faut négocier maintenant et laisser la population vietnamienne, plus tard, décider qui elle préfère des deux. En d’autres termes, la négociation avec Bao Daï ne pourrait marcher que si ce dernier acceptait les arguments de Ho qui sont soutenus par la population. Le rôle de plus en plus clair de marionnette du régime de Bao Daï a pour effet de distancier de plus en plus le gouvernement français des interlocuteurs véritables38. Même si à la fin de l’année 1947 Bourdet se félicite que le gouvernement négocie enfin, quoique un peu tard et seulement avec Bao Daï, et que cela prouve

37 Claude Bourdet, « Habiletés orientales et européennes », Combat, 22 août 1947. 38 « ...the French in 1948 formed a government, the "State of Vietnam," in opposition to Ho Chi Minh’s DRV. Widely perceived as a puppet regime, the government won little support, even among those Vietnamese who were opposed to the Viet Minh ». Cf. Mark Atwood Lawrence et Fredrik Logevall (Eds.), « Introduction », The First Vietnam War. Colonial Conflict and Cold War Crisis, Cambridge, MA-London, England, 2007, p.8. 211 la distance parcourue par rapport à la « construction étriquée de l’Union française contre laquelle

[Combat] s’est élevé, et pour laquelle on a sacrifié tant de vies et tant de milliards39 », l’argument initial émis par Bourdet que toute négociation devrait se faire avec Ho Chi Minh et ce qu’il représente, c’est-à-dire une résistance de la part d’une grande partie de la population indochinoise à la politique coloniale française, ou tout au moins prendre en compte les arguments de cette frange de l’opinion, la validité en est exposée, d’après Bourdet, courant 1949 alors que le « drame continue » et que « la farce s’achève » : d’hypothétiques négociations plausibles et aux conséquences positives avec Bao Daï sont en cours. En mars 1949, il écrit :

Parlons net. Ou bien on veut la paix, et il faut la faire. Ou bien on veut la guerre, et il faut être capable de la gagner. Aujourd’hui, on cherche, une fois de plus, à ne pas aborder franchement cette alternative. Ce genre de politique se juge d’abord à ses résultats. Si, d’ici la fin de l’année, l’entreprise actuelle amène, par la force ou par la ruse, la fin de la guerre et un nouvel ordre au Viet Nam, il faudra encore examiner ce qu’est cet ordre, et ce que vaut cette paix. Mais si, comme il faut s’y attendre, même ce résultat-là n’est pas obtenu, les hommes qui auront aujourd’hui, officiellement, tourné le dos à tout accord direct avec Ho Chi Minh seront personnellement responsables de toutes les vies françaises et vietnamiennes qui auront été gaspillées d’ici-là, et de toutes celles qui le seront par la suite. Peut-être à ce moment-là, l’opinion comprendra-t-elle où on l’a menée.40

Il faut prendre en compte deux éléments importants de cette citation. D’une part, que la politique se juge par ses résultats et que la vraie moralité est après tout celle qui est capable de mettre en

œuvre une stratégie efficace pour transformer une situation tragique en conditions moralement acceptables. Mais également que la démarche conditionne les résultats : les moyens ont une incidence incontournable sur la fin. Or, dans ce cas, la guerre, même si elle réussissait à atteindre la paix, ne semble pas le meilleur choix. Mais c’est bien la guerre qui devient la stratégie, et l’occasion manquée, ce qui devient de plus en plus clair au fil des mois, est bien celle d’un accord avec Ho Chi Minh. Bref, plus la politique du gouvernement français évolue, plus elle se

39 Claude Bourdet, « Regards en arrière », Combat, 31 décembre1947. 40 Claude Bourdet, « La farce et le drame », Combat, 12-13 mars 1949. 212 ressemble, et plus Bourdet est confirmé dans son analyse : on ne peut négocier qu’avec son adversaire, en l’occurrence Ho Chi Minh, et toute volonté contraire porte le sceau de la responsabilité de la guerre pour les responsables politiques. En janvier 1949, Bourdet avait participé au numéro spécial de Franc-Tireur où il arguait que le « Front Viet Minh, loin d’être unanimement communiste, regroupe tous les Vietnamiens, à l’exception des gros possédants41 ».

Le temps passe, et la fin de l’année 1949 présente une situation similaire, une guerre qui

« dévaste l’Indochine et ruine la France », impose des difficultés budgétaires et des impôts nouveaux, et empêche même des politiques « atlantiques ». Bourdet rappelle aux lecteurs que, depuis trois ans, ils répètent à Combat qu’ « il faut faire la trêve, il faut faire la paix »42.

En janvier 1950 Bourdet écrit une série de cinq articles autour de « l’affaire des généraux »43 sous le titre « Import-Export ». En fait, il prend appui sur cette affaire qui vient d’éclater pour discuter de l’import-export dans la France de l’après-guerre qui mélange planification économique et commerce privé, et notamment les deux grands domaines d’action de cette activité commerciale, l’axe Est-Ouest et, surtout, le commerce colonial. C’est donc sur l’Indochine qu’il s’attarde et il tente, à son habitude, de démêler les conditions politiques et

économiques qui ont permis certaines tractations pour le moins douteuses en démontant le mécanisme des différents trafics, piastres et licences, ainsi que les groupes qui participent de ces magouilles.

Une série d’échanges entre François Mauriac et Claude Bourdet est représentative de la position de ce dernier vis-à-vis du colonialisme et de sa réflexion ancrée dans le présent mais

41 Cité Alain Ruscio (dir.), La guerre « française » d’Indochine, op. cit., p. 135. L’article : Claude Bourdet, « Que signifie le communisme indochinois ? », in Jean Rous & al., « Assez de sang répandu, assez de milliards gaspillés ! », Franc-Tireur, No spécial, 7 janvier 1949. 42 Et précédentes : Claude Bourdet, « La face », Combat, 19 décembre 1949. 43 Autour de cette affaire, cf. Paul Marcus, La République trahie. De l’affaire des généraux à l’affaire des fuites, Paris, Le Cherche Midi, 2009. 213 tentant d’anticiper l’avenir. Le 31 janvier 1950, Bourdet répond directement à François Mauriac qui a écrit un article, la veille dans Le Figaro, l’attaquant directement quant à sa position sur la guerre d’Indochine. Il faut noter que Bourdet et Mauriac se connaissent bien : ami proche de son père le metteur en scène Édouard Bourdet, François Mauriac a d'ailleurs confié s’être mis au théâtre grâce à l’insistance de ce dernier44. De 24 ans l’aîné de Claude Bourdet (Mauriac est né en 1885, Bourdet en 1909), il fait partie de la génération précédente mais porte en lui une haute estime pour le résistant que fût Bourdet, et il respecte son ami. Mauriac est symbolique d’une attitude répandue, celle de celui qui n’a pas pris compte de l’ampleur de ce mouvement de décolonisation dès la fin de la seconde guerre mondiale – qui est peut-être le miroir de Bourdet qui, de son propre aveu, n’avait pas réalisé que ce mouvement prenait déjà de l’ampleur avant la guerre et qu’il était une donnée majeure de la République française elle-même45. Mauriac modifia franchement sa position plus tard, après avoir reçu le Prix Nobel de littérature en 1952, et fut à la pointe, avec le grand islamologue Louis Massignon notamment, du Comité France-

Maghreb créé en 1953 et dont Bourdet faisait partie. Mauriac reproche à Bourdet sa position dans un article publié fin janvier 1950 où ce dernier, s’il dénonce des actes de sabotage en temps de paix comme, au minimum, une stratégie qui ne peut que dévier des buts recherchés et attiser l’antipathie de la population, défend les ouvriers qui refusent de transporter du matériel militaire pour l’Indochine, qui usent de leurs droit de grève pour ne pas participer à un effort de guerre qu’ils trouvent injuste. Mauriac défend le gouvernement et c’est la question même du rôle du pouvoir et du respect des décisions gouvernementales en démocratie représentative qui est en jeu. Selon Bourdet, Mauriac pose le problème de la même manière que le gouvernement : gagner

44 François Mauriac, Paroles perdues et retrouvées, Paris, Grasset, 1986, p. 51-53. 45 « Et je ne connaissais pas du tout le problème colonial. C’est d’ailleurs très curieux de penser qu’à l’époque, un français qui était sincèrement de gauche – car j’étais sincèrement de gauche à l’époque – comme d’ailleurs la plupart des membres du Parti Socialiste – ne comprenait rien au problème colonial. » Entretien audio Claude Bourdet, s.d., s.l., Archives privées, Paris. 214 la guerre ou s’en aller. Or, il y a entre ces deux issues une troisième que Bourdet prône depuis longtemps, la mise en place de pourparlers et de négociations réelles. Le problème est que, selon

Bourdet, la volonté politique n’y est pas (le gouvernement étant prêt à négocier avec Bao Daï et non le véritable adversaire, Ho Chi Minh), et la position d’un Mauriac est plutôt décourageante.

Mauriac, qui juge que l’influence de Bourdet est « aujourd’hui, politiquement néfaste46 », estime qu’il est question du fonctionnement même de la démocratie : il faut respecter la décision du gouvernement d’imposer la volonté de la majorité. Or, Bourdet admet ce droit gouvernemental mais avec une réserve :

... dans une démocratie réellement libre, dans une démocratie qui ne tend pas à camoufler une sorte de petit totalitarisme honteux, ce droit s’arrête au droit contraire des consciences quand il s’agit d’actes révoltants pour lesdites consciences. Oui, mon cher François Mauriac, c’est de l’objection de conscience qu’il s’agit, individuelle ou collective.47

Bourdet défend donc un droit qu’il estime bien moins contestable que l’objection de conscience dans le service militaire, voire « bien moins contestable que celui du refus de porter les armes dans une guerre juste ». Selon lui, c’est une guerre d’oppression, une « entreprise criminelle », une « guerre écœurante », et la démocratie devrait justement respecter ceux qui s’y opposent.

Selon Bourdet, non seulement Mauriac participe de la justification d’une telle entreprise criminelle, mais par la faute de ses « amis » et la sienne avec sa « voix lénifiante » qui « continue

à entretenir la bonne conscience », ils fournissent « ainsi aux communistes une plate-forme dont ils profitent chaque jour » et d’ajouter : « nul ne le déplore davantage que moi »48. Cette dernière remarque est subtile, car Mauriac remarqua plus tard son aveuglement volontaire quant aux problèmes coloniaux, « plus occupé de chatouiller "le nez de l’ogre communiste" que de regarder

46 François Mauriac, Lettre du 31 janvier 1950, « Échange de lettres », Combat, 4-5 février 1950. 47 Claude Bourdet, Lettre du 2 février 1950, « Échange de lettres », Combat, 4-5 février 1950. 48 Et précédentes : Idem. 215 en face la "réalité sanglante" de la politique française en Indochine et en Afrique du Nord49 ». On voit ainsi la manière dont Bourdet pose la mission de Combat et du journalisme qu’il défend : la dénonciation des crimes n’est pas faite pour encourager le parti communiste, mais justement pour en empêcher sa récupération. Encore une fois, les problèmes ne sont pas isolés et se confondent. Bourdet étaye son argument de base de la politique extérieure de la France – la

France est engagée dans une guerre criminelle dont l’issue ne peut être que son retrait de l’Indochine, il faut donc négocier le plus tôt possible – d’une analyse de la politique intérieure : non seulement cette guerre injuste est dévastatrice pour les Indochinois et pour les Français (ne serait-ce qu’économiquement), mais en plus elle ne peut que profiter au parti communiste qui récoltera les fruits de la dissidence réprimée par le gouvernement. La recherche d’une alternative viable au conflit accompagne les actes de désobéissance civile qui eux-mêmes portent en eux une analyse de la situation politique. C’est donc l’optique d’une nouvelle gauche qui est sous- entendue : la critique des dérives gouvernementales ne peut être la propriété exclusive des voix communistes.

L’échange avec Mauriac démontre que l’anticolonialisme de Bourdet est une affaire de conscience en premier lieu : individuelle ou collective, l’objection de conscience est l’arme première contre le totalitarisme, petit ou grand, la fondation initiale. C’est donc un anticolonialisme humaniste, éthique, ou moral, que revendique Bourdet, bien que ce dernier ressente le besoin, comme on l’a vu, de l’ancrer dans le quotidien et dans les événements (telles des élections truquées ou des négociations faussées) pour le combattre de manière concrète, pragmatique. Parmi les quatre types d’anticolonialisme définis par Raoul Girardet50, Bourdet est

49 Jean-Luc Barré, François Mauriac, biographie intime, 1940-1970, vol. 2, Paris, Fayard, p. 245. 50 Cf. Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde, 1972. Les quatre types d’anticolonialisme sont (p. 305) : « un anticolonialisme de formulation et d’aspiration révolutionnaire, un 216 clairement dans le courant d’opposition anticoloniale que Girardet appelle « la protestation humaniste », ou un « anticolonialisme de protestation morale », et qui « peut être défini comme une protestation d’ordre moral, dominée par l’affirmation des principes fondamentaux autour desquels s’est construit l’humanisme occidental : principes d’équité, de liberté, de respect de l’autre, de sa personne, de ses droits et de sa dignité51 ».

Il se trouve que l’année 1950 est largement considérée comme une année pivot dans l’histoire du conflit : c’est à l’unisson que les gouvernements des États-Unis, de la France et de la

Grande Bretagne s’entendent pour détruire la révolution vietnamienne52. C’est la fin de nombre d’hésitations qui ne concernent pas que la France. Après près de quatre ans d’une guerre coloniale, le conflit s’internationalise donc de manière dramatique : la Chine (après le triomphe de Mao Zedong en octobre 1949) et les États-Unis sont désormais des acteurs directs de la guerre, l’Indochine devient un lieu central de la guerre froide. Il semblerait qu’à ce moment-là les chances de mettre un terme au conflit deviennent encore plus complexes et indéfinies que ce qu’elles étaient. Ce qui ressort de l’exemple de Claude Bourdet et de ses écrits dans Combat sur la guerre en Indochine dans cette première moitié du conflit (1946-1950) est l’amplitude des alternatives possibles aux combats, l’inéluctabilité, à son avis, de l’indépendance du Vietnam et du phénomène de la décolonisation en mouvement, et la nouvelle donne géopolitique où les conflits coloniaux s’inscrivent dans une perspective de guerre froide. C’est d’ailleurs l’un des aspects particuliers et si significatifs de la guerre d’Indochine qui est l’un des premiers lieux où

anticolonialisme de protestation morale, un anticolonialisme de repli hexagonal et un anticolonialisme de grandeur nationale ». 51 Ibid., p. 305. 52 « In 1950 the three governments came together to form a coalition aimed at destroying the Vietnamese revolution », Mark Atwood Lawrence, Assuming the Burden : Europe and the American Commitments to War in Vietnam, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 8. 217 le drame colonial se mêle au drame de la guerre froide53. Les analyses de Bourdet – qui cherche constamment à lier le caractère colonialiste de cette guerre non seulement à sa signification dans les tensions internationales, mais aussi à la situation économique54 et politique de la France et à la volonté de sa population – permettent de montrer à quel point ces années avant 1950 étaient déterminantes, puisque les États-Unis et la Chine n’ont pas encore commencé à s’engager de manière significatives, et que ce n’est qu’ensuite qu’à la guerre coloniale s’ajoute une confrontation internationale55. Une fois l’énorme contribution des États-Unis partie intégrante de l’équation (entre 1950 et 1954 les États-Unis ont investi un total d’environ 3 milliards de dollars

– au printemps 1954 ils sont responsables des deux tiers des dépenses militaires françaises en

Indochine56, et la « contribution américaine à la guerre d’Indochine fut aussi élevé que l’aide consentie à la France au titre du plan Marshall57 »), la marge de manœuvre est incomparablement plus mince que quelques années plus tôt. Quasi inexistante. Voilà que prennent tout leur sens les paroles de Bourdet en mars 1949 citées précédemment lorsqu’il évoque la responsabilité des représentants du gouvernement français qui tournent le dos à Ho Chi Minh et refusent de négocier directement avec lui : désormais les décisions ne relèvent pas seulement du gouvernement français, les États-Unis font automatiquement partie de l’équation de par leur

53 Mark Atwood Lawrence et Fredrik Logevall (Eds.), « Introduction », The First Vietnam War. Colonial Conflict and Cold War Crisis, op. cit., p. 6. 54 L’analyse économique de Bourdet, qui est détaillée dans de nombreux articles, pourrait se résumer grossièrement de la manière suivante : puisque la décolonisation a déjà commencé, la question n’est pas de savoir si la France perdra de l’argent en perdant ses colonies – trop tard pour ce genre d’analyses – mais plutôt combien elle est prête à perdre avec la continuation de guerres (Indochine) ou avec la continuation d’une politique (dans le cas de l’Algérie) qui risque de déboucher sur un conflit. En d’autres termes, même avec une approche purement économique de la situation coloniale, la France a plus à perdre à continuer sa politique coloniale qu’à envisager, par exemple, une décolonisation qui lui permettrait de garde de bonnes relations, notamment économiques, avec ses anciennes colonies. 55 « From 1950 onward, the Franco-Viet Minh War was simultaneously a colonial conflict and a Cold War confrontation—a sino-U.S. war-by-proxy with the potential to escalate into a direct military confrontation », Ibid., p.10. Ou encore, comme le titre le New York Times du 12 février 1950 : « Indo-China Has Become Vital Cold War Front ». Cité dans Mark Atwood Lawrence, Assuming the Burden, op. cit., p. 2. 56 Mark Atwood Lawrence et Fredrik Logevall (Eds.), « Introduction », The First Vietnam War. Colonial Conflict and Cold War Crisis, op. cit., p. 10. 57 Éric Duhamel, Histoire de la IVe République, op. cit., p. 70. 218 sérieuse contribution monétaire au conflit. De fait, tout simplement et rétrospectivement, Bourdet avait raison : la vraie question n’était pas l’indépendance du Vietnam mais plutôt les conditions de cette indépendance et le nombre de victimes du conflit des deux côtés, ainsi que les répercussions de cette guerre. De vraies négociations auraient dû passer par Ho Chi Minh, et elles finirent en effet par passer par lui, mais après plusieurs années d’un conflit sanglant et coûteux (en vies humaines et en argent). La volonté de la France de recoloniser le Vietnam était due au souhait de rétablir la grandeur de la France en tant que grande puissance après l’humiliation et le cataclysme de la seconde guerre mondiale, ainsi qu’au rôle économique que pouvait jouer cette région dans la reconstruction nécessaire58. Et l’effort d’établissement d’une alternative postcoloniale à Ho Chi Minh en la personne de Bao Daï se faisait avec les États-Unis et leur assistance en ligne de mire59. Bref, une perspective qui privilégiait la raison d’État.

En évoquant l’anticolonialisme de Bourdet durant ses années à Combat, il faut tout de même mentionner un drame qui est moins connu aujourd’hui en France ou aux États-Unis, moins

étudié des historiens également, que ceux de l’Algérie ou de l’Indochine : la répression terrible de l’armée française à la suite de l’insurrection du 29 mars 1947 à Madagascar. Cette histoire mérite une attention soutenue ici car, d’une part, elle constitue avec l’Algérie et l’Indochine l’un des événements significatifs de l’anticolonialisme de Bourdet à Combat, et, d’autre part, elle met en lumière un autre aspect de la critique de la politique coloniale du gouvernement par Bourdet, c’est-à-dire l’intrusion gouvernementale dans le processus de la justice, semblable à cela à l’affaire Dreyfus. Les causes de la révolte ont des racines profondes inhérentes au système colonial et le soulèvement est le fruit d’une évolution particulière ; il n’est pas hors de propos de

58 Cf. Mark Atwood Lawrence, Assuming the Burden, op. cit. 59 C’est en tout cas ce que suggère Mark Atwood Lawrence (op. cit.) ainsi que Mark Philip Bradley qui fait le point sur l’historiographie du conflit et synthétise Assuming the Burden de Lawrence : Mark Philip Bradley, « Making Sense of the French War. The Postcolonial Moment and the First Vietnam War, 1945-1954 », in The First Vietnam War. Colonial Conflict and Cold War Crisis, op. cit., p. 16-40. 219 rappeler les grandes lignes de cet événement peu connu et, il est vrai, peu étudié60. Elles éclairent en effet à la fois sur le rôle joué par l’État, la prise de position de Combat et de Bourdet, et s’inscrivent dans une dynamique coloniale propre à l’après-guerre. En octobre 1945, deux députés malgaches sont élus à l’Assemblée constituante alors que sur l’île est maintenu un système colonial inchangé depuis des décennies. Le parti nationaliste qu’ils fondent à Paris en février 1946, le Mouvement démocratique de la révolution malgache (MDRM), se développe rapidement (notamment grâce à une évolution qui date de l’avant-guerre)61 et à la fin de l’année, fort d’un troisième député malgache, le parti a beaucoup recruté – et notamment « les anciens tirailleurs rapatriés de France. L’Ile de France en débarque 6000 d’un coup à Tamatave (actuelle

Toamasina) en août 1946, à qui l’on fait subir une première humiliation, dès leur retour, en leur retirant leurs chaussures militaires62 ». La population, séduite par l’indépendance et la fin possible d’un pouvoir colonial raciste, participe au développement d’un mouvement de désobéissance civile. En cette même fin d’année, le pouvoir colonial fait arrêter de nombreux cadres du MDLR alors que l’un des députés, Joseph Raseta, organise clandestinement une société secrète, la Jina (Jeunesse nationaliste), dont l’objectif est d’acquérir l’indépendance par le même moyen avec lequel la France imposa son autorité : la force. Sans véritable organisation et avec un manque de préparation évident, l’insurrection prend place le 29 mars – une « jacquerie paysanne » aux dires de Fremigacci. Deux jours avant l’insurrection, les deux autres députés malgaches, Jacques Rabemananjara (poète et grand orateur) et Joseph Ravoahangy (leader

60 Cf. Jean Fremigacci, « La vérité sur la grande révolte de Madagascar », L’histoire, no 318, Mars 2007, p. 37-43. Les ouvrages d’historiens sur l’insurrection et la répression qui suivit sont peu nombreux. Citons Jean Suret-Canale, Madagascar 1947. La tragédie oubliée, Le Temps des cerises, 1999 ; Jacques Tronchon, L’insurrection malgache de 1947, Fianarantsoa-Paris, Éditions Ambozontany et Karthala, 1986. Plus ancien, le précieux livre de Pierre Stibbe, Justice pour les Malgaches, Paris, Le Seuil, 1954 ; sur le procès : Jean-Marie Théolleyre, Ces procès qui ébranlèrent la France, Paris, Grasset, 1966, p. 25-74. 61 Cf. Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes : colonisés et anticolonialistes en France 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1982. 62 Jean Fremigacci, « La vérité sur la grande révolte de Madagascar », op. cit., p. 38. 220 charismatique), venant d’apprendre l’insurrection toute proche (ils n’en savaient rien) ont fait circuler un appel au calme. Mais, dans certains endroits, les militants de la Jina ne suivent pas le mot d’ordre. Ils s’attaquent aux Européens et aux supporters des colons, l’intensité de l’insurrection variant selon les régions. Le pouvoir colonial, qui ne peut compter à ce moment-là que sur la police, procède à des arrestations, puis à des tortures systématiques des membres du

MDRM (supplice de la baignoire, nerf de bœuf) et le 12 avril les députés Rabemananjara et

Ravoahangy sont arrêtés malgré leur immunité parlementaire : en effet, « certains responsables

"avouent" ce qu’on veut leur faire dire, et notamment que les députés sont bien les chefs du mouvement63 ». Comme l’écrit l’historien Pierre Vidal-Naquet :

La répression fut sanglante, les cadres du M.D.R.M. furent arrêtés en masse et torturés en présence du directeur de la Sûreté, M. Baron, dans des conditions qui furent rapidement connues et qui parurent à l’époque inimaginables : il s’agissait de faire avaliser par les personnes arrêtées les thèses de l’administration sur l’origine de l’insurrection.64

Ce n’est certes pas un hasard si Vidal-Naquet insiste sur la torture à Madagascar dans son livre sur l’Algérie : ici, à la différence de l’Indochine où l’armée de métier était en charge du conflit, la justice française eut à cautionner la torture. Le 10 mai, le MDRM est dissous ainsi que les sociétés secrètes, le député Raseta alors en France n’a plus d’immunité parlementaire à compter du 10 juin. « Il faut attendre le 16, puis le 23 avril pour voir arriver les premiers renforts en provenance de Djibouti : une compagnie de parachutistes et une compagnie de tirailleurs sénégalais », puis d’autres renforts suivent, « deux bataillons de tirailleurs sénégalais [...] qui débarquent à Tamatave le 20 mai, puis le 12 juin »65 , puis encore les 26 juillet et 8 août

63 Jean Fremigacci, « La vérité sur la grande révolte de Madagascar », op. cit., p. 39-40. 64 Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République. Essai d’histoire et de politique contemporaines (1954-1962), Paris, Les Éditions de Minuit, 1998 [1972], p. 18. 65 Et précédente : Jacques Tronchon, L’insurrection malgache de 1947, Fianarantsoa (Madagasca)-Paris, Éditions Ambozontany et Karthaka, 1986, p. 59-60. 221

(« tirailleurs sénégalais, nord-africains, et des éléments blindés de reconnaissance66 »): telle est l’ironie du drame colonial que de voir des sénégalais défendre violemment les intérêts de la

France contre des Malgaches... Face aux exactions françaises (exécutions sommaires, bombardements) le mouvement se propage sans centre décisionnel. Une vague de paranoïa faite de mythes sanguinaires (dont les restes apparaissent encore régulièrement dans les médias67) participe à la peur et nourrit les exactions et homicides des forces coloniales alors que les combats après juin sont quasi inexistants, le rapport des forces étant trop disproportionné pour que les insurgés continuent la bataille. C’est donc après les combats, surtout, que la répression se fait, alors que 16 000 soldats rejoignent les bataillons sénégalais et nord-africains début 1948. En novembre 1948, il n’y a plus de bastions d’insurgés, et la répression a atteint son but :

« nullement disposés » à négocier comme ils tentaient de le faire croire, l’objectif des autorités françaises était clair : « [l]’insurrection doit être réprimée jusqu’au dernier "soumis" ou combattant, et disparaître68 ». Le gouvernement a faussement surestimé le nombre de victimes entre 80 000 et 100 000 : en fait, « on [les historiens] estime le nombre de morts entre 30 000 et

40 00069 ». Bien sûr, ces chiffres n’étaient pas connus à l’époque et ne le furent pas pendant très longtemps.

Le gouvernement français organise donc un grand procès public de juillet à octobre 1948 qui est en fait le procès du MDRM dont la plupart des cadres n’ont aucune responsabilité dans la

66 Ibid., p. 62. 67 Jean Fremigacci, « La vérité sur la grande révolte de Madagascar », op. cit., p. 40-41. « À côté de drames véridiques, on colporte des récits fantasmatiques de sorciers, d’assauts en masse d’insurgés au cri magique de "Rano, rano" ("eau, eau") censé changer les balles en eau ou de supplice comme celui du chef de poste français de Sahasinaka, prétendument coupé vivant en morceaux par son ami, le médecin merina du lieu. Malgré un démenti formel dès le 17 avril, la rumeur continue à courir – on racontera encore cette histoire à Paris, à l’Académie des sciences d’outre-mer, lors du cinquantenaire des événements en 1997... » 68 Jacques Tronchon, L’insurrection malgache de 1947, op. cit., p. 65. 69« 10 000 victimes de mort violente, réparties entre d’une part les civils victimes des insurgés (2000 au plus) ou des crimes de guerre coloniaux (entre 1000 et 2000) et d’autre part entre 5000 et 6000 insurgés tombés face aux militaires français ; et 20 000 à 30 000 victimes de malnutrition et de la maladie ». Jean Fremigacci, « La vérité sur la grande révolte de Madagascar », op. cit., p. 43. 222 révolte. À Combat, dès le début, c’est Roger Stéphane qui dénonce « avec virulence le pouvoir colonial à Madagascar » :

Ses informations sont sérieuses et précises, elles viennent de l’avocat Pierre Stibbe, alias Delsol dans la Résistance aux côtés de Léo Hamon, et concernent la pratique systématique de tortures auxquelles sont soumis les opposants emprisonnés. Des informations incontestables et largement reprises qui vaudront aux journalistes de la rédaction une interdiction collective de séjour à Madagascar.70

Selon Ajchenbaum, le président Vincent Auriol aurait convoqué Bourdet et Smadja à l’Élysée,

Jean Texcier aurait ensuite écrit un article apaisant (que Bourdet « est loin d’approuver71 »), et

Roger Stéphane aura, à la fin de l’année, quitté le journal. Bourdet parle dans ses mémoires d’une visite à l’Élysée suite à une invitation du président mais durant l’été 1949, visite où, devant quelques membres de la rédaction et Smadja, Auriol s’en prenait à Bourdet « à propos de la politique coloniale de Combat, de notre opposition à la guerre d’Indochine, aux élections truquées en Algérie, à la répression de Madagascar », exemple s’il en est d’une claire

« intervention de l’État dans les affaires privées d’un journal »72. Visite confirmée par Victor Fay qui rappelle les critiques d’Auriol sur l’anticolonialisme de Combat et la fermeté de Bourdet,

« ulcéré par la répression dans les colonies »73. Si ce dernier n’a pas pris la charge de discuter de

Madagascar avant 1948 – mise à part dans une réponse à une lettre d’Henry Bénazet, journaliste

à L’Aurore qui prenait Bourdet à partie et où celui-ci répondait en mettant en garde contre la

70 Yves-Marc Ajchenbaum, A la vie à la mort..., op. cit., p. 271. 71 Idem. 72 Et précédente : Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 44. 73 « Vincent Auriol nous reçoit – Smadja, Claude Bourdet, moi, Gimont, Altschuler, Coquelin – (nous devions être sept ou huit) dans le parc de l’Élysée (ce devait être au printemps). La conversation tourne autour du pot... Vincent Auriol tente de s’expliquer : "je comprends vos critiques. Il y a eu des exagérations, que nous déplorons, à Madagascar notamment. Mais il faut que vous compreniez : la France porté le flambeau démocratique dans les pays sous-développés". J’interviens : la France doit reconnaître l’indépendance de Madagascar, retirer son corps expéditionnaire de l’Indochine. Le président se déchaîne : président socialiste, il n’a jamais renié le socialisme ; la France est porteuse d'un message de libération (vieilles banalités que Guy Mollet reprendra, en 1954–56, à propos de l'Algérie) ; nous nous faisons d’une manière inconsciente les agents d’une politique antinationale. L’équipe acquiesce : "Oui, Monsieur le Président". Smadja, Altschuler, Coquelin étaient plutôt d’accord avec les arguments présidentiels. Mais Bourdet, qui sortait de Buchenwald, était ulcéré par la répression dans les colonies. Avec moi- même, il est resté très ferme sur nos positions. Nous n’avons pas cédé. » Victor Fay, La flamme et la cendre, op. cit., p. 209. 223 censure de la presse et rappelait que les dénonciations de Combat « de certaines méthodes policières dignes de la Gestapo74 » n’avaient pas été démenties, précisant tout de même que le journal n’avait jamais loué le séparatisme malgache –, lorsqu’il en parle longuement dans ses

éditos en 1948 et en 1949, il l’équivaut à l’affaire Dreyfus. Rien que ça75. En jeu : le rôle des trois parlementaires malgaches issus du MDRM dans le soulèvement de mars 1947, et tous les autres cadres jugés par la justice française durant le procès devant une cour criminelle de

Tananarive du 22 juillet au 4 octobre. Selon Vidal-Naquet un « modèle de fausse justice » où le principal témoin à charge fut fusillé trois jours avant le début du procès et où « les inculpés

établirent que leurs aveux avaient été arrachés par la torture »76.

D’ailleurs, Bourdet commence son article du 30 juillet 1948 en reconnaissant que

« [p]ersonne ne sait exactement ce qui s'est passé et ce qui se passe à Madagascar. Mais ce qui semble particulièrement effrayant, c'est que tout indique que personne, en haut lieu, ne cherche à le savoir77 », et estime que la question concerne la responsabilité du MDRM et de ses cadres. En fait, grâce à Stéphane et Stibbe, Bourdet sait que la répression n’est pas encore terminée. Il pose plus de questions qu’il n’amène de réponses, et il interroge notamment l’attitude du gouvernement dans cette affaire judiciaire. Il discute de l’existence du télégramme du 27 mars où les responsables du MDRM appelaient au calme : preuve selon la police de leur culpabilité, puisque ce ne serait qu’un code pour commencer l’insurrection, mais argument démenti par les recherches historiques ultérieures puisque « [s]ur le terrain on constate que ce télégramme démobilisa des militants en de nombreux endroits78 ». La vraie question, en dehors de savoir ce

74 Claude Bourdet, « Liberté chéri », Combat, 25 octobre 1947. 75 En fait, c’est Pierre Stibbe, l’avocat de la défense et le premier à rédiger ouvrage sur cette affaire (Justice pour les malgaches, Paris, Seuil, 1954) qui fait la comparaison lors du procès. Cf. Jacques Tronchon, L’insurrection malgache de 1947, op. cit., p. 67. 76 Et précédente : Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République, op. cit., p. 18. 77 Claude Bourdet, « Madagascar-Dreyfus », Combat, 30 juillet 1948. 78 Jean Fremigacci, « La vérité sur la grande révolte de Madagascar », op. cit., p. 39. 224 qui s’est passé à Madagascar, est de savoir ce que le gouvernement tente d’étouffer, et pour quelles raisons. « Ce que l’on appelle le "procès des parlementaires" est en fait le procès de l’état-major du MDRM, 77 personnes qui, pour la plupart, n’y sont pour rien dans la révolte. [...]

Il s’agit au final d’un procès politique fondé sur des pseudo-preuves79 ». Ravoahangy, Raseta et quatre autres insurgés sont condamnés à mort (commuées en détention à perpétuité par Auriol une semaine plus tard). Le 5 juillet 1949, quelques jours avant la décision de la Cour de cassation qui confirmera le verdict, Bourdet rappelle ce « procès des parlementaires » punis par le pouvoir et l’étrange ressemblance avec l’affaire Dreyfus : « C’était une bien petite affaire pourtant que l’affaire Dreyfus, comparée à l’affaire malgache, où il s’agit de prouver à tout un peuple qu’il est coupable, parce que sa peau est foncée et que les coloniaux et militaires français ne peuvent pas avoir tort80 ». Citant les chiffres officiels, les seuls connus à l’époque (100 000 morts malgaches,

400 français), il rappelle surtout que Combat était parmi les seuls journaux à dénoncer les violences du pouvoir colonial depuis l’insurrection et que, désormais, la vérité est connue : tout le monde sait que les « aveux » ont été acquis dans la violence et ne sont pas fiables (des ministres l’énoncent). Or, comme au temps de l’affaire Dreyfus, le gouvernement préfère sauver la face. Il insiste les jours suivants avec notamment la question de la levée arbitraire de l’immunité parlementaire, en discussion à l’Assemblée nationale, et qui joua un rôle décisif dans cette affaire81, et fait appel « à la révision du grotesque, de l’infâme procès82 ».

Au centre du procès des parlementaires se trouvait donc la torture. Cela, Pierre Vidal-

Naquet l’a évoqué dans son ouvrage décisif sur le sujet, et il fait lui-même une analogie avec

79 Ibid., p. 42. Précision tout de même importante à la même page : « L’essentiel de la répression judiciaire, qui a moins retenu l’attention, est mené par les tribunaux militaires relayés par les tribunaux et cours criminelles civiles : 5756 Malgaches sont condamnés, dont 865 par les militaires et 4891 par les civils. Au-delà du nombre et de la sévérité des peines, un souci de modération est très vite apparu, car les autorités françaises ont pris conscience de la responsabilité du colonisateur qui a créé les conditions de la révolte ». 80 Claude Bourdet, « L’affaire », Combat, 5 juillet 1949. 81 Claude Bourdet, « Sombre mardi », Combat, 7 juillet 1949. 82 Claude Bourdet, « Révision », Combat, 8 juillet 1949. 225 l’affaire Dreyfus mais note une différence de taille : dans le cas des parlementaires malgaches la

Cour de cassation n’a pas fait surgir la vérité et a confirmé le verdict en estimant que les formes du droit ont été respectées. Vidal-Naquet rappelle une distinction faite le 29 juin 1949 par un avocat général qui se demandait « si l’application du code d’instruction criminelle devait

"s’imposer avec la même rigueur pour ce qu’on appelait jadis les jeunes colonies et qui répondent aujourd’hui au vocable de territoires d’outre-mer intégrés dans l’Union française".

C’était là l’expression à l’état pur des principes de la raison d’État ». Et d’ajouter que, dans cette affaire, « les plus hautes autorités de l’État s’étaient compromises : avec le recul du temps, on comprend qu’il s’est agi d’une véritable répétition générale des événements d’Algérie »83.

Dans le parcours anticolonialiste de Bourdet lors de ses années à Combat, le drame de la répression à Madagascar marquent le moment où le gouvernement entraîne la justice dans sa politique coloniale de manière dramatique avec ce « procès des parlementaires ». La compromission au plus haut niveau de l’État montre en effet de quelle manière fonctionne la raison d’État et montre son application dans une situation bien moins médiatisée que le drame algérien qui surviendra quelques années plus tard. C’est aussi pour Bourdet une confrontation directe entre le journalisme critique qu’il prône et les intérêts et politiques étatiques que son directeur commercial, Smadja, aimerait bien accommoder. Bref, dans le cas de l’Indochine et des négociations, de l’Algérie et des élections truquées, de Madagascar et du procès, Bourdet s’appuie sur des événements concrets pour mettre en avant son anticolonialisme qui, s’il se fonde sur une éthique fondamentale de refus de l’injustice, du respect de l’autre et de ses libertés, est ancré dans une analyse et un commentaire du quotidien que lui permet le journalisme. Ici, le critère d’indépendance est essentiel, comme le montre cette rencontre à l’Élysée avec un président de la République qui reproche à un journal son manque de complaisance.

83 Et précédente : Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République, op. cit., p. 19. 226

Le neutralisme de Bourdet

L’anticolonialisme de Bourdet n’est pas sans lien avec l’élaboration et la défense d’une idée qui sera l’un des fondements idéologiques de L’Observateur à sa création en 1950 : le neutralisme. En effet, c’est basé sur une analyse de la situation internationale et d’un danger d’un conflit, qu’il estime que le neutralisme est la meilleure voie à suivre. Mais c’est également parce qu’il pense que seule cette perspective politique permettrait à la France, et à l’Europe, de mettre en œuvre un socialisme tel qu’il fut esquissé par la Résistance. Partant d’une analyse de la situation internationale après la seconde guerre mondiale et de son impact sur l’Europe, de la constitution de plus en plus rigide de deux blocs antagonistes, d’après l’historien Jean-Pierre

Rioux « le constat initial qui fonde [le neutralisme] est certes inattaquable84 ». Entre d’un côté l’hégémonie russe, qualifiée par Bourdet de « militaire, politique, policière, infiniment visible : en dehors des communistes, chacun la craint », et de l’autre côté une hégémonie américaine qui serait selon lui un « asservissement financier et commercial lent à se manifester » dont le capitalisme provoque des cycles bien connus de « crises, de catastrophes et de guerres »85, le neutralisme ne cherche finalement rien d’autre que ce qui fut affirmé pendant la Résistance, c’est-à-dire une révolution démocratique qui permettrait non seulement de garantir le bien-être de la population française mais qui, au niveau international, si l’Europe se constituait en force neutraliste, ou « non-alignée », permettrait d’apaiser les tensions et diminuer les chances d’un nouveau conflit dont l’Europe occidentale serait sans doute le terrain des luttes. En d’autres termes, il ne faut pas choisir comme si la guerre avait éclatée86 mais il faut au contraire tout faire pour promouvoir activement les chances de paix. C’est en fait mettre en pratique les mots de

84 Jean-Pierre Rioux, Nouvelle histoire de la France contemporaine. La France de la IVe République. L’ardeur et la nécessité. 1944-1952, Paris, Seuil, 1979, p. 195. 85 Claude Bourdet, « Europe ou Occident ? », Combat, 1er juillet 1947. 86 Claude Bourdet, « "Il faut choisir" », Combat, 6-7 juillet 1947. 227

Camus cités précédemment qui évoquait la responsabilité de « servir l’espérance des valeurs plutôt que la certitude de la destruction et, pour commencer, de préserver la chance de paix, en refusant d’aider aux forces de guerre, de quelque couleur qu’elles se déguisent87 ». Bref, pour

Bourdet, en construisant une Europe qui ne dépendrait ni du capitalisme américain (et de sa politique extérieure), ni du communisme soviétique, le neutralisme serait « la meilleure plate- forme d’union pour l’Europe88 ». Le neutralisme est probablement, avant même l’anticolonialisme, le premier point de ralliement politique des intellectuels contestataires de gauche de l’après-guerre, de ces anticonformistes pour qui le parti communiste est inacceptable – surtout pour ceux qui défendent ardemment la liberté de penser et de s’exprimer en dehors des dogmes – et pour qui la SFIO est bien trop conciliatrice, voire conservatrice – et ici les politiques coloniales montrent les limites de certains ministres de gauche. En fait, comme l’écrit Philippe

Tétart, « grâce au neutralisme, le non-conformisme prend la mesure de sa capacité à exister aux marges de l’échiquier politique89 ». En rejetant le cadre de pensée imposé par la logique des blocs, ces contestataires affirment non seulement le droit à l’indépendance individuelle, mais

également le droit à une indépendance collective : toutes les nations n’auraient pas à être dépendantes de l’antagonisme mondial. Dans ces années 1947-1950, alors que s’installent les deux blocs dans une guerre froide et à distance, l’idée de neutralisme est un courant intellectuel qui fédère. Ainsi le Manifeste pour la paix et pour l’Europe socialiste, publié par Esprit en novembre 1947 et signé par de nombreuses personnalités diverses du milieu intellectuel parisien90, est représentatif de ce mouvement qui prend forme (« texte fondateur du

87 Albert Camus, Actuelles II, op. cit., p. 11. 88 Claude Bourdet, « Neutralité européenne », Combat, 21-22 mars 1948. 89 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, vol. 1, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 29. 90 « Parmi les premières signatures publiées en même temps que l’appel, en novembre 1947 : Georges Altmann (Franc-Tireur), Simone de Beauvoir (Les Temps modernes), Claude Bourdet (Combat), Albert Camus, Jean-Marie Domenach (Esprit), Georges Izard, Ernest Labrousse, Maurice Merleau-Ponty (Les Temps modernes), Emmanuel Mounier (Esprit), Marceau Pivert (minoritaire SFIO), David Rousset, Jean-Paul Sartre (Les Temps modernes), Jean 228 mouvement » selon Tétart). Un manifeste « qui constitue une première réaction destinée à réaffirmer, face aux récentes positions de la SFIO, les exigences fondamentales d’un socialisme authentique, révolutionnaire et internationaliste91 ».

Mais l’idée d’une Europe neutre précède en fait la division du monde en deux camps.

Déjà, pendant la Résistance, Bourdet s’était illustré dans Combat clandestin en écrivant durant l’été 1943 un éditorial dont l’écho retentit bien au-delà des frontières françaises : il répondait à un discours du Maréchal et premier ministre Sud-Africain Jan Smuts qui estimait que la paix mondiale après-guerre ne serait la responsabilité que des trois grandes puissances : États-Unis,

Grande-Bretagne et URSS. Bourdet lui rétorquait que c’était sans compter sur cette Europe de l’ombre qui, des maquis de Tito jusqu’à la Résistance française, comptait bien jouer un rôle majeur dans la construction du monde de l’après-guerre, et notamment dans celle de l’Europe.

Après la guerre, dès 1946, des initiatives de gauche en faveur d’une construction européenne sont discutées et des organisations internationales créées. Comme l’écrit Bourdet dans son livre sur l’Europe publié en 1977 :

Elles ne pouvaient venir que de la frange, encore très limitée à cette époque, de ces socialistes et progressistes qui refusaient la division du monde en deux blocs : les premiers partisans du non-alignement. C’est ainsi que vit le jour le « Mouvement pour les États-Unis Socialistes d’Europe », qui regroupait, au départ, des membres de l’Independent Labour Party et de la gauche du Labour en Grande-Bretagne, des socialistes de gauche néerlandais comme Jeff Last, des membres de la gauche de la SFIO comme Marceau Pivert et d’anciens éléments de gauche de la Résistance comme moi- même. Une telle initiative ne faisait évidemment pas le poids à une époque où le mot « Europe » commençait déjà à revêtir une signification toute différente et à mobiliser de toutes autres forces.92

Baboulène (Témoignage chrétien), Bertrand d’Astorg (Esprit), Henri-Irénée Marrou (Esprit), etc. », note de bas de page : Goulven Boudic, Esprit, 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue, Paris, IMEC, 2005, p. 86. Tétart rappelle d’ailleurs que Bourdet était membre du Mouvement Socialiste pour une Union Européenne (MSUE) : Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, op. cit., p. 29. 91 Goulven Boudic, Esprit, 1944-1982, op. cit., p. 85. 92 Claude Bourdet, L’Europe truquée. Supranationalité – Pacte Atlantique – Force de frappe, Paris, Seghers, 1977, p. 21. 229

Co-président pendant un temps de la branche française avec Georges Izard, Bourdet fut au centre du développement de cette idée qui est directement lié à sa théorisation du neutralisme. Or, le mouvement s’élargissant et les conditions politiques de la guerre froide s’affirmant de plus en plus, la vision politique qui, au départ, était clairement la construction d’une « Europe des travailleurs empêchant le retour au pouvoir du capitalisme européen » dont la responsabilité dans les catastrophes d’avant et pendant la guerre étaient établies, cette vision politique se déplaça pour se rapprocher de celle de Churchill et de son Mouvement Européen créé en juin 1947. Le nom même du mouvement auquel Bourdet participait changea d’ailleurs et devint le Mouvement socialiste européen dont l’objectif était d’abord la construction de l’Europe, ensuite,

éventuellement, l’établissement du socialisme prôné – c’est alors que Bourdet, qui ne se reconnaissait plus dans cette vision pasteurisée de l’Europe, démissionna.

Bourdet défendait l’idée de neutralisme – différent de la notion de « neutralité » qui sous- entend le retrait, la non implication dans les affaires, belliqueuses ou non du moment, bref une sorte de « pacifisme intégral93 » – et il estimait que l’Europe pouvait, devait jouer ce rôle de promotion de la paix indépendamment des blocs. Telle était la pensée derrière ses éditoriaux qui participaient de « la querelle du neutralisme94 », et il revint sur l’importance du neutralisme et sa validité lors de son ouvrage sur l’Europe et en particulier dans le chapitre intitulé « Une théorie du non-alignement95 ». Mais très vite l’Europe devint attachée aux États-Unis contre l’URSS, notamment à cause des implications politiques du plan Marshall (exclusion des communistes du gouvernement favorisant un déplacement du centre de gravité politique vers la droite et, ainsi, la

93 Jean-Noël Jeanneney et Jacques Julliard, « Le Monde » de Beuve-Méry ou le métier d’Alceste, Paris, Seuil, 1979, p. 92. 94 Ibid., p. 83-116. Bourdet revendiquait le terme et, en ce sens, contredit les auteurs qui affirment que c’est « un mot surtout utilisé par les adversaires de la chose » (p. 92) qui, sans nul doute, jouaient sur la notion de neutralité, tel Mauriac qui l’équivalait à la chasteté (cf. les deux articles de Bourdet en réponse à Mauriac sur le neutralisme : Claude Bourdet, « Mauriac et l’Atlantique I », Combat, 31 mars 1948 ; et Claude Bourdet, « Mauriac et l’Atlantique II », Combat, 1er avril 1948. 95 Claude Bourdet, L’Europe truquée, op. cit., p. 89-152. 230 promotion du capitalisme et de politiques coloniales) et surtout du pacte atlantique. Il revient notamment sur le fait que le non-alignement prit une réalité qu’il aurait peut-être fallu considérer avec plus de sérieux comme le prouve les initiatives des pays comme la Yougoslavie et l’Inde qui choisirent ce chemin. En fait, l’un des fondements de la constitution d’une Europe atlantique

était la menace d’une URSS aux visées d’expansion – et c’est cette idée que Bourdet rejette en s’appuyant sur l’analyse, citée plus haut, du système totalitaire soviétique où « dictature » ne veut pas forcément dire « agression ». C’est en tout cas ce qu’il tentat de prouver, et il défendit cette position longuement, ce qui lui valut d’être attaqué par le camp occidental comme

« philocommuniste » (voir par exemple les interprétations de Tony Judt96).

C’est donc un Bourdet qui a pensé et qui participe à une vision d’une Europe inspirée notamment de la Résistance qui arrive à Combat, et il écrit sur le sujet moins de deux semaines après son arrivée, soutenant qu’il faudrait penser « continent » plutôt que « nation » et que l’Europe doit « s’organiser dans une indépendance aussi grande que possible entre le pôle américain et le pôle russe97 » ; puis quelques jours plus tard, il cherche à démontrer l’importance de « définir simultanément l’autonomie matérielle et l’autonomie idéologique de l’Europe98 » : c’est encore ici non seulement les fondements du neutralisme, mais également les bases de la nouvelle gauche des années 1950. C’est en citant un article d’un journaliste suisse qu’il discute en octobre du plan Marshall pour faire ressortir les conditions précises (sous-entendues mais

évidentes) du plan des points de vue économique et politique99. L’une des critiques profondes de

Bourdet est que, à cause de la domination d’une certaine vision de l’Europe liée à la volonté de créer un camp occidental et non indépendant des blocs, la construction économique a précédé

96 Tony Judt, Passé imparfait. Les intellectuels en France 1944-1956, Paris, Fayard, 1992. 97 Claude Bourdet, « Bevin vient-il faire l’Europe ? », Combat, 17 juin 1947. 98 Claude Bourdet, « Socialisme européen », Combat, 21 juin 1947. 99 Claude Bourdet, « Fonds de tiroirs et espérances », Combat, 1er octobre 1947. 231 toute construction politique. Or, son argument central depuis qu’il promeut une construction européenne est qu’il faut en premier lieu établir « une véritable assemblée représentative de toutes les forces des nations, mieux encore, un Parlement élu par les peuples100 ». En d’autres termes, fonder d’abord une Europe politique sur des bases véritablement démocratiques et, une fois cela acquis, permettre « la réunion progressive des économies [...] après avoir mis au point une législation antitrust européenne101 ». Mais c’est le contraire qui se passa : l’intégration

économique primant, elle n’a rien fait d’autre, selon Bourdet, « que de faciliter la constitution d’une formidable oligarchie de l’industrie lourde et des banques102 ». Ces deux conceptions parlent toute deux d’ « Europe », mais la visée est différente, et ce n’est pas un hasard si Bourdet mentionne que « l’une et l’autre sont aussi différentes que l’étaient en 1940 la "patrie" selon

Pétain et la "patrie" selon Charles de Gaulle103 ». Deux visions, deux projets, un même terme104.

Fortement critiquée par les gaullistes et par les communistes, l’idée de neutralisme, si elle est taxée d’utopie ou de notion difficilement réalisable politiquement, est pourtant liée à ce qui deviendra connu sous le nom de « mouvement des non-alignés » (le non-alignement est l’autre nom du neutralisme) qui imprime sa marque au niveau mondial. Le neutralisme pousse à fond la déclaration du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en refusant la dépendance à l’un des deux blocs, et cette notion s’est trouvée naturellement liée avec les mouvements des pays appelés, à partir de 1952 pour la première fois (dans L’Observateur de Bourdet), du « tiers-

100 Claude Bourdet, « Le billard », Combat, 24 novembre 1949. 101 Idem. 102 Idem. 103 Idem. 104 Sur la construction européenne, cf. : Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, op. cit ; Nicolas Levrat, La construction européenne est-elle démocratique ?, op. cit. ; Gérard Bossuat, Éric Bussière, Robert Frank [et al.], L’expérience européenne : 50 ans de construction de l’Europe 1957-2007 : des historiens en dialogue, Actes du colloque international de Rome 200, Groupe de liaisons des professeurs d’histoire contemporaine auprès de la Commission européenne, Bruxelles, Bruylant, 2010 ; Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, Imprimerie nationale, 2007 ; Bino Olivi, et Alessandro Giacone, L’Europe difficile : la construction européenne, Paris, Gallimard, 2007. 232 monde »105 et dont la conférence de Bandoeng en 1955 marque le premier moment qui fit date, avant la déclaration de Brioni le 19 juillet 1956 (proposée par Nasser, Tito, Sukarno et Nehru), puis la fondation officielle du Mouvement des non-alignés à Belgrade en 1961. Dans ses articles adressés à Mauriac en mars-avril 1948, Bourdet envisageait l’Europe neutraliste elle-même comme capable de créer un mouvement international promoteur de paix. Il écrivait : « Et cette proposition de neutralité a, elle, une force singulière. Elle peut rallier des peuples entiers. Elle peut être à l'origine d'un mouvement mondial pour la paix106 ». Par contre, John Foster Dulles, chef de la diplomatie américaine, « ne cessait de mettre en garde ses partenaires orientaux, arabes notamment, contre le "neutralisme", cette doctrine "immorale et à courte vue"107 ».

Bourdet est donc véritablement au centre du développement de cette notion en Europe avant qu’elle ne devienne l’apanage des chefs d’État précédemment cités. Il devance même l’autre journal au centre de la question du neutralisme pour un temps (jusqu’en 1950 et la guerre de

Corée, mais surtout pendant les années 1949-1950), le quotidien Le Monde. C’est en tout cas vers la même période que le débat prend de l’ampleur puisque c’est avec le supplément Une

Semaine dans le monde que Beuve-Méry commence à discuter du neutralisme après la création du Kominform en septembre 1947108. Son article du 11 octobre 1947, « L’absurde dilemme »,

105 Le géographe Alfred Sauvy utilise la première fois l’expression dans un article de L’Observateur : Alfred Sauvy, « Trois mondes, une planète », L’Observateur, no 118, 14 août 1952. Tout le monde s’accorde sur l’origine du terme, mais le professeur Osondu rappelle également le lien de ce terme avec le neutralisme, pointant à nouveau sur l’extension de cette pensée neutraliste de l’après-guerre : « According to Worsley (1979), the existence of the neutralist “Third Force” mostly the independent French left in 1949 inevitably led to the coining of the “Third World”. Although Worsely (1979) initially contested this origin, in his later articles, he did not broach the subject again especially when Wolf-Philips (1967) pointed out that it seemed Claude Bourdet had used the term as early as April 1949 while referring to the writing of Marcus (1958), but did not pointedly say that Bourdet originated the term ». Iheanyi Osondu, « The Third World : What Is in a Name ? », Unizik Journal of Arts and Humanities, Vol. 12, no 2 (2011), p. 1. 106 Claude Bourdet, « Mauriac et l’Atlantique II », Combat, 1er avril 1948. 107 Jean Lacouture, « Bandoeng : vent d’est sur le tiers-monde », in Michel Winock (ed.), Le temps de la guerre froide. Du rideau de fer à l’effondrement du communisme, Paris, Seuil, 1994, p. 388. 108 Patrick Eveno, Histoire du journal Le Monde. 1944-2004, Paris, Albin Michel, 2004, p. 72. Le supplément hebdomadaire Une Semaine dans le monde parut du 13 avril 1946 au 25 septembre 1948. Le débat sur le neutralisme se continua ensuite dans les colonnes du Monde par l’intermédiaire de journalistes qui partagent les vues de Beuve- 233 fait notamment écho à celui de Bourdet du mois de juillet (« Il faut choisir ») puisqu’il y évoque le « brutal dilemme : "Avec nous ou contre nous. Il faut choisir..." ». Cependant, Bourdet est au centre du débat sur le neutralisme avec Combat, et c’est certainement L’Observateur qui devient le porte-parole de cette notion dès sa création en 1950.

La campagne neutraliste défriche un terrain vierge au fort pouvoir centripète bien que subsistent des différends profonds entre les plutôt pro-américains (Servan-Schreiber), les soviétophiles (Martinet, Naville, Stibbe, Aragon...) et les intransigeants ou intégraux (Rousset, Camus, Bourdet, Stéphane, Mounier...). Mais en 1950-1951, tous les neutralistes se retrouveront dans les colonnes de l’Obs.109

Lorsque le célèbre journaliste radical américain I.F. Stone voyage à Paris à l’automne 1950, c’est

Bourdet qu’il rencontre, et son biographe n’hésite pas à décrire ce dernier comme le penseur le plus avancé de ce qui deviendra le mouvement des non-alignés110. Stone écrira d’ailleurs une série d’articles explosifs sur les origines ambigües de la guerre de Corée pour L’Observateur à la demande de Bourdet. Étienne Gilson, qui a dépensé beaucoup d’énergie dans les colonnes du

Monde en faveur du neutralisme, « abandonne la lutte, parce qu’il estime qu’elle est perdue d’avance, à cause de l’absence d’un véritable débat d’idées, celles-ci étant remplacées par des invectives et des insultes111 ». C’est justement la continuation de ce débat d’idées – certes difficile étant donné le début de la guerre de Corée fin juin 1950 et l’intensification de la guerre d’Indochine – et la mise en marche d’un nouveau courant de pensée populaire que Bourdet compte mettre au centre des discussions. La première traduction politique d’un parti à inspiration neutraliste fut en tout cas de courte durée : avec un premier meeting en février 1948, le

Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR) de Sartre, Altman et Rousset « regroupe

Méry : Edmond Delage, Jean-Jacques Servan-Schreiber, et des personnalités extérieures, Maurice Duverger, Pierre Emmanuel, Etienne Gilson. Ibid., p. 73. 109 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, op. cit., p. 29. 110 « An advocate of France’s withdrawal from Indochina, as he would later argue in favor of Algerian independence, [Bourdet] was also perhaps the most advanced thinker in what had not yet become known as the Non- Aligned Movement ». D.D. Guttenplan, American Radical. The Life and Times of I. F. Stone, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2009, p. 261. 111 Patrick Eveno, Histoire du journal Le Monde, op. cit., p. 74-75. 234 nombre d’intellectuels, trotskistes, chrétiens de gauche, socialistes de gauche, anciens communistes, unis pas une volonté révolutionnaire émancipée de la domination communiste112 », mais ne dure que deux ans environ. Cependant, il est significatif : « [l]a première véritable mouture d’une nouvelle gauche est née » qui regroupe les dissidences « autour des deux principes clefs permettant de retrouver "le sens de la liberté" : lutte pour la "révolution sociale et démocratique" ; lutte pour la "dignité humaine" contre les "pourrissements de la démocratie capitaliste" et "le stalinisme"113 ». Bourdet porta au RDR une « attention sympathique, sans aller au-delà114 » car, bien que les fondateurs du RDR auraient voulu pouvoir s’appuyer sur Combat,

Bourdet et la rédaction tenaient à garder l’indépendance du journal si chère à Camus vis-à-vis des partis politiques – et c’est finalement Franc-Tireur qui fut le journal du RDR (Altman y était rédacteur en chef). Le parti s’étiola notamment à cause du glissement d’Altman et Rousset vers le camps américain à la suite d’un voyage aux États-Unis, mais plus globalement à cause du manque de militants et de la difficulté de se frayer un chemin contre le communisme sans être anticommuniste, être à gauche mais pas compagnon de route, et surtout fédérer des membres des classes populaires qui bien souvent sont plus fidèles à un parti que des bourgeois (c’est une partie de l’explication de Bourdet). Ils n’en reste pas moins que les ingrédients du RDR – neutralisme, anticolonialisme, socialisme révolutionnaire renouvelé et antistaliniste – resurgiront dans les années 1950 avec la nouvelle gauche.

Ce qu’il faut retenir, c’est que Bourdet est en plein cœur, avec ses articles et participations à diverses initiatives, du débat autour du mouvement neutraliste. Lorsqu’il quittera

Combat pour créer avec d’autres L’Observateur, le nouvel hebdomadaire sera un épicentre de

112 Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1999 [1997], p. 563. 113 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, op. cit., p. 39 ; les citations à l’intérieur de ce passage proviennent d’un « tract de 1948 cité par M.A. Burnier, Les existentialistes et la politique, Gallimard, 1966, p. 64. » 114 Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 54. 235 cette poussée intellectuelle et politique. Le neutralisme représente véritablement, à ses yeux, la seule solution concrète possible pour continuer les idéaux de la Résistance et appliquer des mesures sociales véritables (dans le sens promu par la Résistance dans ses divers manifestes), en

France comme en Europe, mais également pour minimiser les risques d’une troisième guerre mondiale qui, à ce moment-là, était une menace réelle prise en considération par tous ceux qui observaient l’évolution des relations internationales dans un cadre de nouvelle guerre froide et de guerres coloniales pour la France. Si la conception éthique que se fait Bourdet de l’intellectuel se traduit par un anticolonialisme critique et actualisé quotidiennement sur le plan des politiques coloniales de la France, elle se traduit positivement au niveau de la politique internationale par la revendication du neutralisme. À l’intersection de ces deux notions émergera le tiers-mondisme, c’est-à-dire un soutien aux peuples opprimés par les grandes puissances coloniales et une indépendance vis-à-vis des deux superpuissances qui s’affrontent. Le maître mot ici, à la fois dans l’attitude de Bourdet et dans ces deux conceptions qu’il prône, est indépendance.

Indépendance du journalisme critique par rapport au gouvernement, aux partis et aux intérêts financiers, indépendance de l’intellectuel qui s’appuie avant tout sur une perspective éthique, indépendance des peuples soumis à une puissance oppressante, et indépendance des nations par rapport à la structuration du monde en deux pôles régis par l’affrontement des deux grandes superpuissances.

Positionnement de Bourdet par rapport au parti communiste

Cette position entre les deux blocs est difficile à tenir puisque Bourdet se fait des ennemis dans les deux camps. Mais il ne peut y avoir de doutes que Bourdet, dans Combat, critique constamment le parti communiste français et le stalinisme en plus des États-Unis. N’en déplaise

236

à Tony Judt, Bourdet ne percevait pas les échecs du communisme comme les « simples défauts passagers d’un système intrinsèquement parfait115 », loin de là. Judt n’a pourtant pas tort de poser que le communisme en France après la guerre était une question importante pour toute la gauche et notamment les intellectuels français attachés au socialisme révolutionnaire. Et ce pour plusieurs raisons. D’une part, c’était le parti le plus important de France. De plus, il clamait haut et fort représenter la classe populaire, voire être le seul porte-parole légitime des travailleurs.

Enfin, le sectarisme des communistes, évident pour quelqu’un comme Bourdet, était une entrave

à un projet tel que celui envisagé pendant la Résistance : non seulement il accaparait une grande partie de la population, mais fondamentalement il était impossible de travailler à ses côtés. De la même manière, la SFIO, avec sa défense du colonialisme, son sens du compromis et son manque d’ambition révolutionnaire, n’était que la source de désarroi pour qui osait y croire. C’est pour cela que pour Bourdet, comme pour nombre de désillusionnés de gauche, il existait un énorme vide pour tout contestataire soucieux de l’esprit d’une révolution démocratique et de la

Résistance.

Le premier éditorial de Bourdet à Combat discute du communisme comme le « grand méchant loup116 » qu’agite les partis centristes et conservateurs pour apeurer la population et user de cette peur pour promouvoir leurs propres fins politiques ; or, c’est pour Bourdet donner bien trop de crédit à un parti « largement responsable de ses propres difficultés117 ». Bourdet n’est pas tendre avec l’URSS, et l’accable non seulement pour des raisons évidemment morales (État

115 Tony Judt, Passé imparfait. Les intellectuels en France 1944-1956, Paris, Fayard, 1992, p. 145 : « Pour un Mounier ou un Sartre, un Bourdet ou un Vercors, il ne suffisait pas d’expliquer les insuffisances du communisme comme de simples défauts passagers d’un système intrinsèquement parfait, pas plus qu’ils n’étaient disposés (à certaines exceptions près) à nier les évidences qu’ils avaient sous les yeux. Leur tâche était bien plus troublante : il leur fallait reconnaître sincèrement (telles qu’ils les voyaient) les réalités de l’expérience communiste dans toutes leurs horreurs en expliquant que celles-ci n’en laissaient pas moins subsister une expérience et un projet dignes de leurs rêves et qu’ils pouvaient défendre dans leur langage philosophique et éthique propre ». Dans le cas de Bourdet tout au moins, cette critique ne semble pas fondée – les pages qui suivent osent apporter des éléments de réponse. 116 Claude Bourdet, « Le grand méchant loup », Combat, 4 juin 1947. 117 Idem. 237 policier, politiques brutales, injustes et totalitaristes, etc.) mais aussi techniques : sa politique est mauvaise118. Dès juin 1947, en réponse à un article paru dans L’Humanité l’attaquant pour ses critiques vis-à-vis de l’URSS, Bourdet expose clairement sa vision du communisme russe :

Le drame de l’U.R.S.S. et du communisme stalinien, c’est justement cette impossibilité du dialogue, cette orthodoxie plus brutale et plus figée que celle de l’Église de l’Inquisition. C’est cette intolérance obscurantiste qui a éloigné du parti tant d’hommes à l’esprit libre, les Gide, les Victor Serge, les Malraux, les Ciliga. Et combien de temps tiendra Vittorini ? C’est en partie elle qui a rejeté de nombreux intellectuels de gauche vers la philosophie de l’absurde et l’existentialisme, dénoncés l’autre jour par M. Marty. Mais il n’y aurait que demi-mal si ledit obscurantisme ne faisait qu’éloigner les esprits libres. Le dommage le plus grave, c’est celui qu’il cause à la bureaucratie communiste elle-même, en l’empêchant de jamais écouter une opinion hétérodoxe, de jamais recevoir une critique, de jamais se poser à elle-même une question. Et c’est de cela que le régime périra comme toutes les monarchies absolues du passé et tous les totalitarismes de l’époque présente.119

Inquisition, monarchie, intolérance obscurantiste, orthodoxie brutale et figée : Bourdet ne cache pas son antipathie pour le parti et son fonctionnement. De nombreuses fois il le répète : le dialogue avec les communistes est presque impossible étant donné l’orthodoxie régnante.

Cependant, l’URSS, qu’il qualifie de totalitaire, n’est pas forcément belliciste « parce qu’elle craint une guerre qui signifierait pour elle des destructions effroyables et la fin du régime » alors que les USA « sont d’une manière bien moins certaine un facteur de paix, et ceci moins à cause des contradictions du capitalisme que parce que les dirigeants américains se sentent en possession d’une suprématie écrasante, et parce que l’opinion américaine pense qu’une guerre ne se déroulerait pas sur le territoire des U.S.A. ». En fait, Bourdet, sans être « philocommuniste », bien au contraire, estime que d’après le rapport des forces le risque de guerre (si présent dans tant d’esprits à l’époque) ne vient pas de l’est. Bref, « ce n’est pas des deux forcément le régime dictatorial qui est belliciste, ni le régime démocratique qui est pacifiste »120.

118 Claude Bourdet, « Le visiteur », Combat, 27 juin 1947. 119 Claude Bourdet, « Le pire ennemi », Combat, 29-30 juin 1947. 120 Et précédentes : Claude Bourdet, « Paix et offensives », Combat, 28 avril 1949. 238

L’expérience étatique pour laquelle Bourdet finira par voir un mince espoir à l’est, et en tout cas un affront significatif à l’orthodoxie du communisme soviétique, est la Yougoslavie de

Tito121. Fin juin 1948, suite à la rupture de la Yougoslavie titiste avec le Kominform, Bourdet partage les analyses de son ami Daniel Nat de Combat affirmant que « Tito s’est acharné à empêcher toute entente avec l’Ouest122 », et il reste dans un premier temps dans l’expectative face à l’attitude de la Yougoslavie titiste, tout en n’excluant pas l’éventualité « aussi invraisemblable qu’elle paraisse », en prenant en compte l’attitude du Kremlin et de Washington, qui ferait « du donjon yougoslave [...] la première poterne ouverte dans le rideau de fer »123.

Bourdet essaie de s’expliquer dès le début les enjeux et possibilités de la rupture de Tito. Les

États-Unis veulent récupérer Tito et en faire une victime de l’impérialisme russe, un nationaliste, alors qu’il est critiqué par les communistes russes l’accusant d’être trotskiste. Très vite Bourdet veut y voir la possibilité d’un neutralisme actualisé : une Yougoslavie ni soviétique ni occidentale, socialiste et non staliniste, et surtout la possibilité de montrer l’exemple aux autres nations sous l’emprise de l’influence écrasante du communisme russe. L’affaire Rajk, révélée par

L’Humanité le 12 septembre 1949, où cet « ancien ministre hongrois reconnait avoir préparé l’assassinat des dirigeants Rakosi, Farkas et Gerö, et voulu prendre le pouvoir pour le compte de

Tito124 » est un bon exemple de l’analyse de Bourdet face aux communistes. Il doute de la validité de ce complot qui semblerait monté de toutes pièces, et l’écrit dès la fin septembre125, et après l’exécution de Rajk attaque à nouveau les communistes126 au point que ces derniers se

121 Cf. le livre de Richard West qui est à la fois une biographie de Tito et une histoire de la Yougoslavie et qui revient longuement sur les conditions de la rupture de Tito d’avec Staline : Richard West, Tito and the Rise and Fall of Yougoslavia, New York, Carroll & Graf, 1994. 122 Yves-Marc Ajchenbaum, A la vie à la mort..., op. cit., p. 278. 123 Et précédente : Claude Bourdet, « Titi ou Titan ? », Combat, 1er juillet 1948. 124 Michel Winock, Le siècle des intellectuels, op. cit., p. 565. 125 Claude Bourdet, « Le procès », Combat, 26 septembre 1949. 126 Claude Bourdet, « La faute », Combat, 17 octobre 1949. 239 sentent contraints d’organiser une réunion début novembre127. Pour Bourdet, ce procès devrait démontrer une fois de plus, pour tous ceux qui osaient encore croire au communisme soviétique,

« malgré les procès de Moscou et tant d’autres semblables » que préserver « un système de pensée libre et rationnelle dans l’univers soviétique [...] est devenu une tâche impossible »128.

Surtout, si ce procès ne change pas la position de Bourdet et de Combat sur le neutralisme, il poussera certainement vers la sortie, selon Bourdet, des sympathisants qui choisissaient de suivre la politique russe, parfois la mort dans l’âme, « pour ne pas rompre leur alliance avec le prolétariat ». En fait, là est le point névralgique : ne restera-t-il au prolétariat que ce système injuste et brutal que défendent les communistes pour représenter leurs intérêts ? C’est avec cette question en filigrane que Bourdet évoque la pénurie d’un parti ni soviétique, ni américain, mais allié aux travailleurs et prolétaires démunis – et « elle fournit aux forces de recul social l’occasion d’un triomphe facile »129. En fait, en décembre 1948, Bourdet se remémora sa position face au communisme et sur « ces deux abcès jumeaux du philo-communisme et de l’anticommunisme » : pendant toute la Résistance il avait « lutté pour le droit de pratiquer un anticommunisme raisonné »130 , c’est-à-dire que les communistes aient dans la Résistance une place proportionnelle à leurs efforts et non pas excessive, et il avait été ainsi traité de réactionnaire ou de fascisant. Selon lui, la lutte contre le communisme passe par des politiques sociales et économiques qui vont dans le sens des travailleurs, évitant en cela que le PCF ne soit le seul à avoir une emprise sur le prolétariat et à le représenter. En d’autres termes, il faut répondre par l’actualisation d’alternatives qui favoriseraient ceux qui forment la base du PCF, c’est-à-dire les ouvriers, pour qu’ils puissent se reconnaître ailleurs et qu’ils cessent ainsi de

127 Michel Winock, Le siècle des intellectuels, op. cit., p. 565. Mauriac est également cité avec Bourdet comme l’une des raisons derrière l’organisation de cette réunion de justification par les communistes. 128 Et précédente : Claude Bourdet, « La faute », Combat, 17 octobre 1949. 129 Et précédentes : Idem. 130 Et précédente : Claude Bourdet, « Qui est anticommuniste ? », Combat, 2 décembre 1948 240 soutenir le seul système qui leur parait soucieux de leurs intérêts de classe. Or, pour Bourdet, les gouvernants n’ont pas été à la hauteur, la politique en place étant « à la fois le fourrier du communisme et celui du gaullisme. Et qui n’est donc pas le chemin de la paix131 ». Cette réponse au PCF par l’invention d’un nouveau socialisme démocratique n’est pas sans rappeler la

Résistance, et n’est pas sans annoncer la nouvelle gauche.

Bourdet insiste toujours qu’il cherche à considérer le PCF comme « un groupe de

Français associant, comme les autres groupes, le meilleur au médiocre et au pire ». Ce qu’il demande, c’est d’ « avoir affaire à des hommes libres et non des serviteurs : l’exemple de Tito, quelques suspects qu’aient été ses motifs et ses procédés, montre qu’on peut se débarrasser de ce joug, sans pour cela tomber dans le camp américain132 ». Cet article, écrit le 30 septembre 1948, montre l’évolution de Bourdet vis-à-vis de la Yougoslavie : ce pays pourrait finalement être une ouverture vers un neutralisme. Puis, moins d’un an plus tard, il est officiellement invité en

Yougoslavie. « Bon connaisseur de la méthodologie communiste en matière de voyage organisé, il a obtenu la libre circulation à l’intérieur du pays133 ». Bourdet publie dans Combat son récit entre le 21 octobre et le 2 novembre 1949, sept articles entre le récit de voyage et des analyses poussées dans tous les domaines et qui seront publiés début 1950 dans un ouvrage134. Il publiera

également un article intitulé « Voyage à la deuxième URSS » dans le numéro spécial d’Esprit de novembre 1949 consacré à « la crise des démocraties populaires »135. Bourdet, qui a voyagé dans les mines, dans des chantiers de construction, dans des champs, qui a récolté des données statistiques auprès des spécialistes européens, qui plonge aussi bien dans le monde rural

131 Idem. 132 Claude Bourdet, « Les damnés de la terre », Combat, 30 septembre 1948 133 Yves-Marc Ajchenbaum, A la vie à la mort..., op. cit., p. 316. 134 Claude Bourdet, Le schisme yougoslave, Paris, Éditions de Minuit, 1950. 135 Claude Bourdet, « Voyage à la deuxième URSS », Esprit, novembre 1949. 241 qu’urbain, revient enthousiaste mais inquiet136, sceptique quant au futur, néanmoins encouragé par les possibilités d’avenir. C’est une véritable plongée au cœur de la Yougoslavie qu’il effectue, couvrant les domaines économiques les plus variés, discutant de l’industrialisation et de la collectivisation ainsi que des libertés politiques. À ce sujet, il est direct : « la liberté existe peu.

Pas de liberté de la presse [...] ; pas de liberté d’opinion », et « il n’y a pas de démocratie en

Yougoslavie, il y a un régime populaire qui s’efforce de construire à toute vitesse un pays moderne dans des conditions de discipline militaire » ; mais Bourdet a surtout, avant de juger, un constant souci d’explication. Il est mesuré dans son enthousiasme, notant tout de même que « le parti yougoslave n’est pas "moins communiste" que les autres, attendu qu’il est, pourrait-on dire, l’exemple type du stalinisme porté jusqu’à ses plus extrêmes et logiques conséquences »137.

Malgré ces réticences, Bourdet analyse la Yougoslavie dans tous les domaines importants, matériels comme humains, et laisse l’avenir décider si oui ou non elle porte en elle le germe d’une société neutraliste meilleure, à l’écart des deux grandes superpuissances. C’est certainement loin d’être le régime politique que Bourdet souhaiterait voir mis en place, mais il tient à considérer le pays à partir des conditions présentes de la société et de sa situation dans l’échiquier international. C’est seulement à partir de cette analyse qu’il cherche à démontrer la situation du pays, les conditions de son évolution à venir, les conséquences de sa rupture et de son neutralisme. S’il est nuancé dans ses propos, on sent tout de même qu’il souhaiterait que le pays se développe dans un sens positif, à la fois du point de vue matériel que du point de vue des libertés fondamentales. Ce serait également pour lui une confirmation matérielle de ses thèses...

Son voyage ne se fit qu’au début de l’expérience de Tito et, s’il y eût de véritables progrès en

136 idem. ; Yves-Marc Ajchenbaum, A la vie à la mort..., op. cit., p. 317. 137 Et précédentes : Claude Bourdet, « Je reviens de Yougoslavie. La Yougoslavie entre l’est et l’ouest. "Le régime yougoslave n’est pas une démocratie mais c’est un régime populaire », Combat, 28 octobre 1949. 242 seulement quelques années138, la rupture de Tito en 1952 d’avec son proche, l’ancien partisan et homme politique Milovan Djilas, est représentative des questions sérieuses de démocratie, de socialisme ou de liberté d’expression, dans un pays aux divisions si profondes que cette

Yougoslavie que Tito cherchait absolument à unifier.

L’activité de Bourdet durant ses années à Combat fait penser à la formule que le philosophe Slavoj Žižek prêterait volontiers à Lénine lorsqu’il évoque un processus de pensée s’appuyant sur une analyse concrète de la situation concrète139. La lecture des éditoriaux de

Bourdet suscite une réaction double : d’une part, il ancre toutes ses analyses dans l’actualité concrète, les événements en cours et les détails importants qui les animent, les conditions politiques et les décisions venant d’être prises ou sur le point d’être prises ; d’autre part, il fait preuve d’une volonté de dépassement des conditions actuelles, toujours à chercher l’alternative viable, à entrer et construire l’espace des possibilités pour un cours historique différent, pour un changement réel des choses avec en vue, comme entre les lignes et en tréfonds, surgissant parfois

à la surface au détour d’un paragraphe, une vision sociale de ce qui devrait être. En d’autres termes, Bourdet tente de conjuguer l’idéal d’une société voulue avec une activité concrète et une analyse poussée des conditions au jour le jour (c’est-à-dire prenant en compte le fait national avec ses inévitables ramifications internationales qui orientent les projets, les décisions, les attitudes). En ce sens, on retrouve ici une posture similaire à celle prise dans la Résistance, où

138 Comme le précise Richard West, qui vécut longuement en Yougoslavie et y fut journaliste après des études : « When I visited Zagreb in August 1951 I was horrified by the wretchedness of the shops, the cafés, the clothes people wore, and above all by the atmosphere of suspicion and menace. Just over two years later, when I began an eight-month stay in Belgrade and Sarajevo, I found the country far better off materially, and the people no longer frightened of talking to a foreigner. Even in 1953, Yugoslavia was far more liberal than the or any other country in eastern Europe until the collapse of the Communist system ». Richard West, Tito and the Rise and Fall of Yougoslavia, op. cit., p. 13. 139 «... a "concrete analysis of the concrete situation", as Lenin himself would have put it ». Slavoj Žižek (ed., Introduction and Forward), Revolution at the Gates. A selection of Writings from February to October 1917. V.I. Lenin, London-New York, Verso, 2004 [2002], p. 167. 243 son rôle de dirigeant exigeait une constante réévaluation des forces en présence, des conditions continuellement modifiées – et ce de manière très rapide – tout en ne perdant pas de vue les raisons du combat, les causes de l’engagement, et l’objectif de cette lutte. Objectif qui, au-delà de la victoire sur l’occupant extérieur (l’Allemagne nazie) et l’occupant intérieur (le régime de

Vichy), avait pour horizon une société meilleure que celle qu’ils combattaient, mais également de celle qui précédait (en l’occurrence la IIIème République). Et c’est à partir de ces données qu’émerge une pensée qui tend vers l’avenir (le neutralisme par exemple) et qui cherche à éviter que des drames tragiques (Indochine, Algérie) ne se transforment en longs conflits.

Les éditoriaux de Combat entre 1947 et 1950 ont donc cette double particularité qui ne peut qu’évoquer une sorte de continuation de la lutte dans la Résistance. Cela se ressent dans son attitude : s’intégrer dans le processus historique pour dégager les potentialités d’un dépassement du statu quo, constitution de mouvements pour mettre en situation une influence qu’une personne seule ne peut réaliser, identifier les points névralgiques de la lutte ainsi que les objectifs à atteindre, tenter de fédérer autant de volontaires que possible pour se joindre à l’effort autour d’un ou plusieurs journaux, ne pas se résigner à cause d’un quelconque « manque de sérieux » ou d’un surplus d’utopie : parier sur « l’improbable contre l’inévitable ». Cette attitude de résistant est doublée d’une exigence d’intellectuel, de journaliste qui ancre ses analyses dans les données autant internationales que nationales, économiques que politiques, militaires que diplomatiques.

Bourdet part de la situation présente, construit son analyse, propose des solutions. Il affiche ses principes et ses valeurs, qui sont celles de Combat : indépendance au niveau médiatique et critique, neutralisme dans la guerre froide et promotion de la paix, socialisme politique pour la

France et l’Europe, anticolonialisme. Mais comme le dirait Bourdet : « Avoir raison dans

244 l’histoire, ce n’est pas avoir raison dans le passé : c’est avoir constamment une attitude juste140 ».

Et puis, à la base de cette attitude on retrouve, chez Bourdet, la même substance qui le fit entrer en résistance: une éthique profondément humaniste. Ses années à Combat, marquées par son anticolonialisme, son neutralisme, sa revendication d’un nouveau socialisme, son journalisme qui se veut à tout prix indépendant, établissent véritablement la figure de l’intellectuel résistant de l’après-guerre que devient Bourdet. Tous ces combats répondent d’une même logique que celle qui prévalait chez lui pendant la Résistance. Les choses qu’il ne pouvait pas supporter en

1940 l’ont fait agir et entrer dans la Résistance ; les choses qu’il ne peut pas supporter en tant qu’intellectuel le font écrire, s’opposer, s’insurger, dénoncer, et proposer autre chose. S’il n’est pas représentatif des résistants dans l’ensemble – nombre d’entre eux sont au pouvoir ou travaillent dans les différentes institutions de l’État – il n’est pas non plus le seul à agir ainsi, à voir dans ses combats le prolongement de la lutte de la Résistance. Comme lorsqu’il s’engagea dans la Résistance alors qu’elle n’était qu’à l’état de projet, Bourdet écoute sa conscience, agit sur ce qui est insupportable. Et comme dans le mouvement Combat dans la clandestinité, l’action est tournée vers la population, l’idéal serait de rassembler et faire mouvement. C’est un des types d’affrontement qui ressort de ces pages précédentes : la conscience humaine contre la raison d’État.

L’étonnement, à la relecture des éditoriaux des années Combat de Bourdet, vient de la surprenante capacité d’anticipation des données à venir que seul le recul temporel permet de juger, mais également de la constante affirmation d’alternatives présentes. Pour les guerres d’Indochine et d’Algérie, par exemple, c’est le sentiment d’un grand gaspillage et de l’inutilité de certains actes provoquant de nombreuses victimes. Ou encore, pour le neutralisme, c’est le développement de cette notion dans le mouvement des non-alignés. L’autre révélation est

140 Claude Bourdet, « Le fil », Combat, 13-14 août 1949. 245 certainement l’affirmation constante que le journalisme est aussi, parfois, le lieu d’un courant de pensée, de la constitution d’une pensée théorique qui, s’appuyant sur une éthique de principe, part du concret, du réel, de la situation, de l’événement. Même si, bien sûr, les journalistes n’ont qu’une influence relative, diffuse, difficile à juger. Comme l’a écrit Bourdet : « Les journalistes ont l’habitude de crier dans le désert. Continuons141 ».

141 Claude Bourdet, « Union douanière », Combat, 17-18 août 1947. 246

CHAPITRE 7

Résistance intellectuelle: Contestation, nouvelle gauche, et éthique journalistique dans la décennie 1950

Le mot même de « contestation », s’il n’est pas un néologisme, représente tout de même une nouveauté dans la terminologie politique. Il est apparu, me semble-t-il, au cours des années 50, chez des écrivains et journalistes de gauche, et avait à l’origine un sens assez précis et restreint. On peut même dire que la contestation a été immédiatement définie comme un moyen d’échapper à l’éternelle et stérile antithèse entre « réforme » et « révolution ». Claude Bourdet, « Petite théorie de la contestation »

Ainsi, un militantisme typiquement intellectuel, reprenant les méthodes de la lutte clandestine de la Résistance, s’affirme en dehors de tous les partis politiques constitués, offrant des tribunes de protestation contre la guerre d’Algérie et ses méthodes, malgré la censure et la répression officielles. Un combat intellectuel autonome reprend vie comme au temps de l’affaire Dreyfus. Michel Winock, Le siècle des intellectuels

Le lecteur assidu ou vagabond de France Observateur, en cette rentrée scolaire 1955, n’a sûrement pas eu la chance de lire les premières lignes de l’article de Bourdet, « Ne lancez pas le contingent dans votre guerre ! », fraîchement imprimées dans la soirée du 7 septembre 1955 : elles n’apparaissent pas dans le numéro de France Observateur du jeudi 8 septembre. Sur le sommaire de la première page, à droite du nom de son auteur, un espace blanc, un vide. À l’intérieur du journal, une page toute blanche siège comme la gifle silencieuse du pouvoir sur la parole d’un journaliste, mis à part le nom de Claude Bourdet qui fait tâche dans le coin en bas à droite. Au coin pour délit d’opinion... L’article ? Un appel et une dénonciation qui commençait par les mots suivants :

Une mobilisation larvée pour une vraie guerre : voilà ce qui se passe en ce moment, sous les yeux inattentifs des Français encore éblouis par le soleil des vacances. Soixante-dix mille jeunes hommes sont rappelés sous les drapeaux, sans affiches, en sourdine, par convocation individuelle ; cent mille qui attendaient avec impatience la fin de ce long et décourageant service militaire, porté à dix-huit mois pour satisfaire les appétits d’effectifs de généraux, sont maintenus dans leurs unités. Pourquoi ? Pour faire face à un péril imminent ? Pour éviter une agression, ou pour défendre pied à pied notre sol ? Non, pour défendre les terres de M. Borgeaud, les profits de M. Blachette, les mines de M.

247

Aguillon, les bordels de Si Thami el Glaoui, l’orgueil de Georges Bidault et l’amour- propre d’Alphonse Juin.1

Le ministre de l’intérieur Bourgès-Maunory a fait saisir l’hebdomadaire tard dans la soirée du mercredi devant le refus de Bourdet de retirer son article. Il n’autorisera finalement la parution du numéro qu’avec la disparition de l’article, du titre de l’article, ainsi que de la lettre (« très modérée » aux dires de Bourdet2) d’un groupe de jeunes soldats.

Ce chapitre expose l’évolution de la résistance intellectuelle de Bourdet dans les années

1950 en rapport aux nouvelles données de cette décennie autour de trois pôles : l’apparition d’une nouvelle forme de contestation, l’émergence d’une nouvelle gauche, et les nouvelles données du conflit entre légitimité (qui fait écho, d’un point de vue éthique, à la conscience individuelle ou collective de la justice) et la légalité (qui est au service de la raison d’État). Il s’agit de percevoir comment l’éthique de l’intellectuel revendiquée par Bourdet se met en place pratiquement et concrètement durant ces années 1950. Pour ce faire, le chapitre s’appuie sur un article écrit par Bourdet en 1970, « Petite théorie de la contestation3 », pour formuler les enjeux et la particularité de la décennie 1950 d’après Bourdet et le mouvement au centre duquel il

évolua et dont France Observateur était le noyau intellectuel et médiatique. Ce mouvement englobe l’édification, intellectuelle et théorique dans un premier temps puis politique et pragmatique dans un second, d’une nouvelle gauche dont l’anticolonialisme et le souhait d’établir une troisième voie étaient les engagements cardinaux. Cette vision de l’attitude contestataire éclaire la conjonction d’engagements restreints dans le temps et dans l’espace et d’engagements sur la longue durée, modifiant au passage la dichotomie classique et artificielle

1 Claude Bourdet, « Ne lancez pas le contingent dans votre guerre ! », France Observateur, 7 septembre 1955. Numéro saisi. Disponible dans Claude Bourdet, Mes batailles, Paris, In Fine, 1993, p. 101. 2 Claude Bourdet, « Notre liberté est la vôtre », France Observateur, no 279, 15 septembre 1955. 3 Claude Bourdet, « Petite théorie de la contestation », Comprendre. Revue de politique et de culture, no 35-36, Société européenne de culture, Venise, Officine grafiche C. Ferrari, 1970, p. 65-80. 248 entre réformisme et révolution. Éclairer ces années de Bourdet et de France Observateur, de la nouvelle gauche et de l’anticolonialisme, à la lumière de sa théorie de la contestation, si petite soit-elle, permet d’envisager la diversité des luttes politiques de Bourdet et les propositions d’alternatives dans une perspective cohérente.

Ainsi, il s’agira, dans un premier temps, de présenter ce que Bourdet analysa des années plus tard comme l’une des particularités intellectuelles et politiques de cette décennie, c’est-à- dire l’idée de contestation, et de voir quelles sont les notions principales de sa théorie, et notamment l’articulation de mobilisations contestatrices ciblées à court terme avec une perspective basée sur le long terme, cette conjonction permettant une remise en cause du fonctionnement du pouvoir lui-même. Cela permettra de pousser plus en avant cette théorie en la contextualisant ensuite dans les années 1950.

Ensuite, c’est l’évolution de la nouvelle gauche qui retiendra l’attention pour cerner comment la constitution de ce qui deviendra l’un des mouvements importants de pensée de la gauche de l’après-guerre en France (avant de s’exporter dans le monde anglo-saxon) illustre ce mode de militantisme et de réflexion politique que Bourdet appelle contestation. Car le projet que Bourdet portait en lui depuis si longtemps, depuis son retour de Buchenwald, entre véritablement dans l’esprit et le vocabulaire public au cours de cette décennie : c’est l’avènement de la Nouvelle gauche qui infusera la politique même avec la formation de l’Union des gauches socialistes (UGS) en 1957 qui, avec la fusion avec le Parti socialiste autonome (PSA) en 1960, deviendra le Parti socialiste unifié (PSU), élément clef d’un renouveau du parti socialiste en

France plus tard, dans d’autres décennies. Certes, il ne s’agit pas ici de prétendre que cette

« deuxième gauche » a eu un poids déterminant au niveau institutionnel – ce ne fut pas le cas –

mais elle fut certainement un laboratoire d’idées important où les grandes questions politiques

249 nationales et internationales étaient abordées avec le désir d’un renouveau politique, renouveau qui influencera, plus tard, le parti socialiste traditionnel4.

La troisième partie de ce chapitre explorera le rapport entre les notions de légitimité et légalité qui sont au cœur des luttes de Bourdet et des journalistes de France Observateur, et ce en exposant trois sujets. Premièrement, un éclairage sur le parcours d’abord difficile puis emblématique de ce nouvel hebdomadaire, L’Observateur, renommé France Observateur à partir d’avril 1954, pour montrer comment il sera amené à jouer un rôle qui s’apparente, au vu de la trajectoire de Bourdet, au rôle de Combat clandestin pendant la Résistance : plus qu’un journal, plus qu’un relayeur d’informations, France Observateur fut un véritable courant de pensée fédérateur qui créait une réalité qui le dépassait, qui rassemblait et renouvelait le mouvement qu’il entendait mettre au jour, un mouvement pourtant existant – on l’a vu précédemment – mais resté marginal par la force des choses. Deuxièmement, ce sont en fait les divers événements, avec en tête la guerre d’Algérie, qui vont permettre au journal d’exister sur le devant de la scène et de se retrouver à la pointe des causes et combats mobilisateurs du moment.

Enfin, troisièmement, l’impressionnante répression du pouvoir étatique à l’encontre du journal et de ses rédacteurs qui va en s’accentuant à partir de 1955 – censures, saisies, inculpations, arrestations, écoutes téléphoniques, filatures des renseignements généraux – montrent bien l’influence grandissante du journal et du mouvement de pensée politique qu’il accompagne, mais pointe également la contradiction profonde du régime que la contestation a permis de révéler : pour se défendre et continuer à mener à bien ses politiques, le pouvoir, démocratique, doit user de politiques et de moyens... antidémocratiques.

4 Cf. Vincent Duclert, « La "deuxième gauche" », in Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France. Volume 2. XXe siècle : à l’épreuve de l’histoire, Paris, La Découverte, 2005, p. 175-189. 250

Attitude contestataire, nouveau socialisme, journal fédérateur, événements mobilisateurs, répression étatique : voici une résistance intellectuelle spécifique aux années 1950 en France où l’on retrouve néanmoins les grands thèmes de la Résistance intérieure qui demandait, dans une lutte très immédiate où la légitimité combattait la légalité, une véritable révolution démocratique et socialiste. Des thèmes qui permettent de sonder le parcours de Bourdet des années 1950 avec son éthique d’intellectuel résistant en arrière plan, et pour montrer l’avènement public et partagé de pensées, de gestes et de concepts qu’il arborait pourtant depuis quelques années déjà.

Décennie chargée, complexe, lourde d’événements et très remplie pour cet intellectuel, le chapitre s’arrêtera sur un événement révélateur, la fin de la IVème République et le retour du général De Gaulle au pouvoir, symbole de la fin, ou des prémisses de la fin, d’une époque, celle d’une République née dans les espoirs déçus de la Libération et de la Résistance. Avant d’aborder les trois sous-parties évoquées plus haut : bref exposé de la décennie 1950.

Bourdet dans la décennie 1950

La décennie des années 1950 reste dans la mémoire collective de l’histoire intellectuelle marquée par le sceau de l’engagement tel que théorisé par Jean-Paul Sartre quelques années plus tôt5, et également le moment où la « guerre froide » des intellectuels français bascule vers une guerre que le pouvoir ne nomme pas, celle de l’Algérie6. L’engagement des intellectuels français dans les affaires de la cité correspond, conjointement, à une activité politique intense au niveau national et international. Fin de la guerre d’Indochine, début et intensification de la guerre algérienne d’indépendance, vague de décolonisations à l’échelle planétaire, déstalinisation de

5 Cf. la troisième partie de l’histoire intellectuelle selon Winock, intitulée « Les années Sartre ». Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1999 [1997], p. 485-754. 6 Cf. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Perrin, 2004 : « La guerre froide des intellectuels. 1947-1956 » (p. 241-294) et « Guerre et après-guerre d’Algérie. 1956-1968 » (p. 295-333). 251 l’URSS et invasion soviétique de la Bulgarie, expédition de Suez, réarmement de l’Allemagne et

Communauté européenne de défense (CED), valse des gouvernements en France, retour du général De Gaulle, agonie de la IVème République et début de la Vème... dans ce climat idéologique polarisé avec l’accentuation de la guerre froide et ses conflits à distance entre les deux superpuissances, les intellectuels français, ces écrivains, journalistes et autres « chers professeurs » comme ironisait avec acerbité Maurice Bourgès-Maunory7, vont être de tous les débats.

Décennie 1950 : période faste pour les médias en général, véritable « recomposition du monde des médias8 » avec, au-delà de l’installation progressive et plus ou moins discrète d’une société de consommation qui se reflète dans les contenus, formes et structures de la presse en général, une nouvelle ferveur des médias politiques, notamment les hebdomadaires et revues qui prennent position et cherchent à influencer l’opinion publique, les dirigeants politiques et... les intellectuels eux-mêmes, qui se côtoient régulièrement dans les myriades d’actions communes, comités de défense, organisations politiques, clubs, conférences, pétitions, manifestes et autres.

Non sans rappeler les années trente9, mais la seconde guerre mondiale est passée par là, et les termes et enjeux sont désormais différents. Dans cette situation inédite de tensions bipolaires et de luttes pour la décolonisation, « l’hebdomadaire France-Observateur, un des plus lus par le public intellectuel10 », va devenir l’un des phares médiatiques de la conscience anticolonialiste en France, de la contestation intellectuelle, et du renouveau de la gauche entre sclérose de la

7 Jean-François Sirinelli, « Guerre d’Algérie, guerre des pétitions ? », in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Paris, Complexe, 1991, p. 279. 8 Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France de la Grande guerre à nos jours, Paris, Flammarion, 2003, p. 146. 9 Cf. notamment Jean-Louis Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des années 30 : Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 2001 ; Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France, op. cit. ; Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997. 10 René Rémond, « Les intellectuels et la politique », Revue française de science politique, IX, 4, décembre 1959, p. 878. 252 gauche traditionnelle et rigidité de l’orthodoxie communiste. Fondé par Claude Bourdet, Gilles

Martinet et Roger Stéphane (né Roger Worms), avec le « quatrième mousquetaire11 » Hector de

Galard, l’hebdomadaire, malgré un tirage somme toute modeste et après des débuts pénibles, deviendra plus qu’un journal, plus qu’un lieu de rassemblement, plus qu’une source d’information : un véritable « courant de pensée12 ».

Cette décennie est complexe, touffue d’événements significatifs en eux-mêmes et en regard des années à venir, depuis l’accession à l’indépendance de l’Algérie, « un de ces grands drames fondateurs » qui « structure en profondeur la culture politique française contemporaine »13, jusqu’à la « perte » de l’Indochine française qui, avec l’implication dans le conflit des États-Unis à partir de 1950, se transformera plus tard en guerre du Vietnam – pour ne citer que deux des plus caractéristiques conflits parmi tant de remous sociaux, économiques et politiques. Pour les intellectuels, c’est le « temps de l’engagement » après ces « lendemains qui déchantent »14, et France Observateur se retrouve, avec L’Express, Témoignage Chrétien et Le

Monde, taxé par Jacques Soustelle d’être l’un des « quatre grands de la contre-propagande française » pendant la guerre d’Algérie, mais reconnu avec le recul comme l’un de ces « derniers des justes » et « sentinelle de la démocratie »15.

Claude Bourdet, avec sa réputation bien établie d’éditorialiste politique sérieux et provocateur, d’anticolonialiste et de neutraliste, d’indépendant et de contestataire, après ses

11 L’expression est de Philippe Tétart : Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France-Observateur, 1950- 1964, 2 vol., Paris, L’Harmattan, 2000, p. 18. 12 Philippe Tétart, France Observateur : 1950-1964. Histoire d’un courant de pensée intellectuel, I.E.P. de Paris, thèse d’histoire, 1995, 13 Et précédente : Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1992, p. 7. 14 Ariane Chebel d’Appollonia, Histoire politique des intellectuels en France (1944-1954), 2 vol., Bruxelles, Éditions Complexes et PUF, 1990. Le premier volume est intitulé « Des lendemains qui déchantent », le second « Le temps de l’engagement ». 15 Deux expressions de Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France..., op. cit., p. 169 et 170 respectivement. 253 années à Combat d’où il emmène avec lui 1500 abonnés pour le nouvel hebdo, entre dans cette décennie de la même manière qu’il a quitté l’autre, changeant simplement le rythme pour passer du quotidien à l’hebdomadaire : plume acérée et fidèle à ses principes issus de la Résistance et de sa révolution démocratique souhaitée malgré le lendemain, à ses combats issus de la lutte antifasciste et de ses tortures inhumaines malgré la fin de la guerre, à ses espoirs d’une troisième voie malgré les habitudes politiques et les déceptions continuelles. Les pieds dans le présent et le regard tendu vers l’avenir – articles dans le quotidien et perspective générale d’alternatives possibles –, Bourdet reprend ses éditoriaux pour protester et proposer, pour combattre et tenter d’influencer une réorientation, désormais entouré d’une équipe, et intégré en son sein, qui s’enrichit de collaborateurs de plus en plus nombreux, souvent prestigieux ou en passe de l’être.

France Observateur et Bourdet : ce dernier « se considère comme l’authentique directeur de l’Obs » et, s’il est vrai que la rédaction apprécie son charisme, que tous reconnaissent que

« [s]ans lui, l’Obs ne serait pas ce qu’il est » et que « [d]e ce point de vue, il est bien le journal de

Bourdet », les journalistes, à la fin de la décennie, « n’acceptent pas qu’il se présente tel le principal maître d’œuvre de la mission politique que l’Obs s’est donnée en 1950 »16. Pourquoi ?

D’une part parce que les tensions avec Gilles Martinet ne se sont jamais totalement évanouies, et d’autre part parce Bourdet est plutôt absent des tâches quotidiennes du journal qu’assument

Martinet (le seul permanent de la rédaction en 1958 et qui veut garder « la mainmise sur la direction de l’Obs17 ») et Hector de Galard. Bourdet est essentiel à France Observateur, central même, mais il « est blessé de n’avoir jamais retrouvé une position aussi dominante qu’à Combat, alors qu’il estime être le créateur et la voix de l’Obs18 ». Bref, des tensions et beaucoup d’orgueil

16 Et précédentes : Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, op. cit., 17 Ibid., p. 26. 18 Idem. 254 sur fonds de prises de position politique au sein de la rédaction et qui éclateront définitivement en 1963 avec le départ de Bourdet et la naissance, l’année d’après, d’un Nouvel Observateur.

Surtout, si L’Observateur (plus exactement L’Observateur politique, économique et littéraire, puis L’Observateur d’Aujourd’hui à partir du 19 novembre 1953, et finalement France

Observateur à partir d’avril 1954) innove en tant que formule médiatique, hebdomadaire politique à la présentation austère, sérieuse, simple, largement inspiré au niveau de la forme des hebdos britanniques tels que The Economist ou le New Stateman and Nation19 (dont Bourdet était un lecteur assidu), Bourdet, grâce à son prestige établi et à ses connaissances acquises au cours de ces dernières années depuis son retour des camps et ses diverses expériences journalistiques, s’engage dans de nombreuses créations de comités et autres organisations tournant autour de deux pôles : la lutte anticoloniale et la revendication d’une nouvelle gauche à créer. Plus encore que l’homme, c’est le milieu qui fascinait le journaliste américain I.F. Stone lorsqu’il vint à Paris en septembre 195020 : c’est en effet à l’intérieur de ce milieu d’une gauche anticonformiste que

Bourdet évolue, gauche qui ne cessera de grandir au gré des événements, la guerre d’Algérie devenant véritablement son élément fédérateur. Illustration de l’implication de Bourdet dans les affaires de la cité, il est après Sartre l’intellectuel qui, entre octobre 1946 et octobre 1958, signa le plus de pétitions dans Le Monde21.

Les années 1950 sont le moment d’une nouvelle forme de contestation liée à l’expérience de la Résistance, et notamment de la centralité de l’écrit journalistique qui fédère et participe directement de la création d’un mouvement qui prône une légitimité démocratique, une vérité et

19 Cf. Herbert R. Lottman, The Left Bank. Writers, Artists, and Politic from the Popular Front to the Cold War, Boston, Houghton Mifflin Company, 1982, p. 278. 20 D.D. Guttenplan, American Radical. The Life and Times of I.F. Stone, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2009, p. 261. 21 Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 10. 255 une justice, une nouvelle attitude contestataire remettant en cause la légalité même du gouvernement et autres partis politiques traditionnels auxquels il s’oppose pour, en s’appuyant sur les diverses actions du pouvoir qui apparaissent antidémocratiques (politiques coloniales ou tentative d’étouffement de la liberté de la presse, par exemple), proposer une nouvelle direction politique qui sera connue sous le nom de nouvelle gauche. Certes, bien des actions et un certain militantisme ne sont pas originaux et unique à cette période (surtout lorsque l’on se réfère aux années 193022), et la continuité du langage antifasciste se ressent dans les milieux comme celui de France Observateur, mais ce qui fait la particularité de cette décennie sont notamment le contexte de la guerre froide et de la division du monde en deux grandes puissances, de l’accaparement revendiqué de la poursuite des intérêts de la classe ouvrière par le parti communiste, la réalité de plus en plus probante de la décolonisation, et le passé si récent de la fracture provoquée par la seconde guerre mondiale en France et par l’expérience de la

Résistance23.

La contestation selon Bourdet

Au début des années 1970, Bourdet entreprit dans un article d’élaborer une « petite théorie de la contestation24 », rappelant que le terme, s’il existait depuis longtemps, apparut dans les années 1950 avec un nouveau sens, ou tout au moins sa pratique émergea renouvelée, non

22 Cf. Serge Berstein, La France des années trente, Paris, Armand Colin, 1988 ; Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la IIIe République 1870-1940, Paris, Seuil, 1984 ; Michel Winock, Le siècle des intellectuels, op. cit., « 2ème Partie : Les années Gide », p. 189-486. ; Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes : colonisés et anticolonialistes en France 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1982 ; Christophe Prochasson, Les intellectuels et le socialisme (XIXe-XXe siècles), Paris, Plon, 1997 ; Zeev Sternhell, Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Bruxelles, Complexe, 1992 ; Dossier « Les engagements du 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 60, 1998/4 ; David Caute, Communism and the French Intellectuals, 1914-1960, New York, Macmillan, 1964 ; Miche Winock, Les années trente, de la crise à la guerre, Paris, Seuil, 1990. 23 Cf. André Fontaine, La guerre froide 1917-1991, Paris, Seuil, 2004 ; Tony Judt, Postwar. A history of Europe Since 1945, New York, Vintage Books, 2010, Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle, t. 2, 1930-1958, Paris, Perrin, 1991. 24 Claude Bourdet, « Petite théorie de la contestation », op. cit. 256 sans lien avec le terme « contestataire » dont le dictionnaire retrace l’origine à mai 6825. Sa théorie reconsidérait l’éternel dilemme, sans doute inutile et tronqué, des forces progressistes d’une société entre le réformisme et la révolution – tronqué car « il ne peut y avoir de transformation de la société que par les réformes ou la révolution », il faut les deux, et d’ailleurs

« tout socialiste sérieux n’a pas de préjugés et de préférences pour les unes ou pour l’autre ; il use des deux procédés indifféremment, constamment conscient de leur identité profonde et de leur liaison pratique »26. Pour Bourdet, toute révolution dépend d’une situation : sans les conditions réunies, on risque de voir errer des révolutionnaires en chambre, ou d’imaginer une révolution sans que les conditions ne la permettent et provoquant ainsi une contre-révolution, ou alors, le plus grand danger, la révolution devient un alibi pour toutes sortes de politiques. Dans ce dernier cas, un politicien peut se faire élire sur un programme révolutionnaire irréalisable et ensuite mener une politique conservatrice puisque, par définition, c’est un révolutionnaire

(Bourdet évoque l’élection de Guy Mollet devant Daniel Mayer en 1946 comme illustration).

Pour les réformismes, le danger est de devenir les « gérants loyaux du capitalisme » comme

Léon Blum en 1936 car, pour ces réformistes honnêtes (contrairement aux caricatures du réformisme qui relèvent de la trahison, comme en 1947 et en 1956 alors que la gauche poursuit des politiques colonialistes et la guerre), pour être valables les réformes doivent être partielles et obtenir des résultats rapidement : or les réformateurs ne peuvent ainsi affecter le système lui- même. C’est une lapalissade selon Bourdet : les réformistes au pouvoir sont en arbitrage constant entre les nécessités de transformer la situation et les contraintes des lois du gouvernement et finissent en général par décevoir les masses et déplaire aux milieux d’affaires – c’est l’échec le plus souvent dans cet exercice biaisé du pouvoir. L’opposition parlementaire et le journalisme

25 « contestataire », in Alain Rey (dir.), Le Grand Robert de la langue française, op. cit. 26 Claude Bourdet, « Petite théorie de la contestation », op. cit., p. 70. 257 d’opposition se retrouvent souvent à devoir présenter des projets réalisables à courte échéance pour éviter la continuelle critique de l’utopisme, mais ils deviennent ainsi rapidement les soutiens et rouages d’un mécanisme auquel ils n’adhérent pas...

Alors, « entre l’improbabilité d’une révolution qui apparaît le plus souvent lointaine et, à regard d’homme, irréalisable [...], et un réformisme qui est sans cesse menacé par l’échec ou par la captation, que reste-t-il aux forces populaires, que reste-t-il au grand courant de transformation sociale27 » ? La nécessité d’une troisième voie : la contestation c’est « un moyen de faire que les réformes dépassent le réformisme, [...] de ne pas se laisser engluer dans la société telle qu’elle est, [...] de modifier la situation historique pour faire apparaître, non pas nécessairement mais

éventuellement, une situation révolutionnaire28 ». Aujourd’hui (et déjà en 1971 lorsque Bourdet

écrit sa petite théorie), le terme de contestation se rapporte à « tout refus collectif du pouvoir

établi ou d’une situation de fait29 », dont l’action fait partie du geste (ce ne sont pas juste des mots). La contestation, qui vise un secteur limité, regroupe deux sortes d’individus : ceux dont l’objectif ne va pas plus loin que l’action proposée, et ceux pour qui cette action est « un objectif partiel dans le cadre d’une perspective générale30 ». C’est cette perspective plus vaste que veut développer Bourdet. La contestation se distingue ici du réformisme car elle « refuse de se laisser prendre aux pièges de la légalité formelle, que ce soit en ce qui concerne les objectifs ou les méthodes d’action. Et c’est aussi qu’elle est moins soucieuse des possibilités concrètes d’application immédiate ». Mais aussi, et surtout, la contestation n’est le nom que de « toute action qui propose une alternative, une autre option, non pas en ce qui concerne la société en général, mais dans le domaine précis auquel cette contestation a lieu ».

27 Ibid., p. 69. 28 Ibid., p. 70. 29 Idem. 30 Ibid., p. 71. 258

N’est-ce pas retomber dans les dangers du réformisme ? Là se trouve l’originalité de l’analyse de Bourdet.

La réponse, en apparence, n’est pas une réponse de principe, c’est une réponse technique ; mais on verra qu’elle équivaut, en fait, à une réponse de principe. La réponse, c’est que le modèle proposé par les contestataires doit être évidemment théoriquement réalisable ou quasi-réalisable dans la société telle qu’elle est. Mais c’est le mot de « théoriquement » qui est ici important.31

Voici la clef de la théorie de Bourdet : il faut prendre la société (en l’occurrence capitaliste) à ses propres pièges et mensonges, car si ces « réformes » sont théoriquement réalisables dans la mécanique de la société actuelle, elles ne peuvent se mettre en place sans remettre en cause l’esprit du système lui-même. Plutôt que de tromperie, c’est une stratégie de démystification. Il faut que les contestataires prennent « au mot cette mythologie, afin de démontrer dans les faits son aspect creux et mensonger32 ». Bourdet illustre ses propos d’exemples, entre autre celui des libertés publiques et du droit de manifestation. Droit fondamental, pas socialiste en soi, le droit de s’opposer à l’arbitraire policier et gouvernemental n’est nullement révolutionnaire. Or, « si la société bourgeoise faisait réellement ce qu’elle disait, toutes les manifestations seraient autorisées, tant qu’elles ne dégénèrent pas en incidents violents, et le pouvoir ferait tout pour qu’il n’y ait précisément pas d’incidents avec sa police ». Mais c’est le contraire qui se passe le plus souvent. Lutter activement « pour obliger le pouvoir à tolérer toutes les manifestations ou alors à se dévoiler pour ce qu’il est, un instrument au service du capitalisme, n’est pas en soi une stratégie extrémiste, c’est une stratégie, au contraire, sur laquelle on peut faire l’union avec un grand nombre de libéraux. Mais en fait, on fait éclater ainsi une des contradictions les plus profondes de la société dans laquelle nous vivons »33.

31 Et précédentes : Idem. Italiques dans l’original. 32 Ibid., p. 72. 33 Et précédentes : p. 74. 259

Ici entre en jeu la question de la légalité et de la légitimité. Ce qui différencie l’attitude du contestataire de la simple attitude de protestation est que le protestataire s’incline devant la légalité du pouvoir, « alors que le contestataire va jusqu’au refus d’obéissance et de participation, voire jusqu’à la lutte physique, pour affirmer son droit contre la légalité officielle34 ». Le tribunal de Nuremberg a d’ailleurs fait de ce droit un devoir pour l’individu placé devant des ordres injustes extrêmes. Comment alors reconnaitre un contestataire légitime d’un criminel, d’un asocial ? Réponse de Bourdet : pas de critère absolu, le pouvoir fera tout pour confondre contestation et illégalité. Même le critère purement moral n’est pas absolu : l’objecteur de conscience à une guerre estimée injuste s’oppose aux partisans de cette guerre, peut-être même à la majorité de la population. Mais ici Bourdet énonce deux critères fondamentaux. Premier critère, « partiellement moral, partiellement politique : c’est que la contestation ne cherche pas à

échapper aux conséquences de son acte, qu’elle doit à la fois assumer moralement et tenter de populariser35 » ; second critère : « la contestation doit chercher à créer un exemple, une contagion, à être comprise par une partie au moins de la population. Faute de cela, elle reste un geste isolé, qui peut avoir une grande valeur morale mais n’a pas d’efficacité politique. Or la contestation est essentiellement un acte politique36 ». On retrouve ici la conception de l’intellectuel public qui, s’appuyant en toute indépendance sur des principes universaux, moraux, cherchant à se mettre au service des plus opprimés, s’adresse avant tout à la population dans le but de créer un mouvement populaire.

Dernier élément : « la contestation est donc inséparable d’une stratégie37 », sans stratégie pas de contestation en tant que telle. Stratégie à deux objectifs : l’un limité, faire reculer le

34 Ibid., p. 75. 35 Ibid., p. 75-76. 36 Ibid., p. 76. 37 Idem. 260 pouvoir pour tenter de lui arracher une légalité plus juste ; l’autre « consiste à utiliser la victoire acquise, si limitée soit-elle, et la prise de conscience de l’opinion, pour tenter d’arracher davantage, que ce soit dans le même domaine ou dans un autre, sans jamais perdre de vue la menace de l’isolement et la nécessité de rester en contact avec l’opinion38 ».

Riche discussion théorique, il est frappant de voir que Bourdet n’évoque pas la

Résistance, ni même la guerre d’Algérie, la nouvelle gauche et les années 1950 en général.

Certes, il s’agit d’une théorie, mais il faut pousser plus en avant ces réflexions et cerner les

éléments de la Résistance qui se retrouvent ici. En effet, on entrevoit la Résistance et le parcours de Bourdet dans Combat, mouvement de contestation allant jusqu’à la complète désobéissance au nom d’une légitimité morale qui dépassait la légalité ambiante. On peut voir que ce mouvement de contestation radical portait une grande partie de ses efforts vers la population, l’opinion publique, puisque tel était l’objectif premier des mouvements (par opposition aux réseaux, opposition évoquée dans le troisième chapitre), et tentait par chaque pas en avant de s’appuyer plus encore sur l’opinion et la population pour atteindre l’objectif ultime. Situation exceptionnelle, certes, avec ce régime de Vichy et l’occupation allemande, on entend un écho, on sent un léger frisson familier. Et puis, ces considérations évoquent la Libération et cet aller- retour, depuis les années de la guerre et pendant environ au moins deux ans après 1944, entre réformes et révolution : dans les programmes, idéaux, idées, visions des dirigeants de la

Résistance intérieure, il ne s’agissait nullement d’opposition. Ils proposaient en effet des réformes et évoquer la révolution, d’ailleurs souvent qualifiée de démocratique et socialiste. En fait, il y a un fondement de la Résistance dans le mouvement contestataire des années 1950, mais il existe une différence contextuelle ayant trait à la nature du gouvernement contre lequel l’opposition s’érige, et sur laquelle nous reviendrons.

38 Ibid., p. 76-77. 261

Et ce n’est pas un hasard si le terme que choisit Bourdet pour bâtir sa petite théorie est né dans les années 1950. Il ne parle pas des exemples de ces années, et peut-être que la contestation naissante n’avait pas encore acquis sa maturité. Pourtant, on voit un nouveau mode de contestation se mettre en place, dû principalement aux nouvelles conditions politiques, aux innovations médiatiques, et aux années qui précèdent. En effet, guerre froide, Parti communiste français à l’orthodoxie intransigeante ne permettant pas d’accueillir en son sein des intellectuels trop libres ou libertaires, guerres coloniales, SFIO décidemment loin du socialisme entendu par nombre de socialistes. Partant de cette petite théorie, il s’agit maintenant de développer, voire d’élargir ces propos et de les transposer dans les années 1950 et dans l’épaisseur du concret historique, illustrant ainsi l’attitude contestataire de Bourdet et de ses alliés dans le journal et les mouvements auxquels il participa et dont la nouvelle gauche est l’illustration.

Bourdet au cœur de la nouvelle gauche : la contestation entre actions partielles et perspective générale

Peut-être est-il possible de prêter à Bourdet l’expression utilisée par Jean-François Kesler qui, énonçant les raisons qui ont fait que « la Nouvelle gauche socialiste n’a pas pesé sur l’événement » avant et après 1958, estimait que la Nouvelle gauche « a eu tort d’avoir raison trop tôt »39. Car la décennie 1950 débute pour Bourdet avec les mêmes objectifs fondamentaux que les quelques années précédentes: dialogues et négociations avec les colonies pour assurer la fin du colonialisme français et des guerres (Indochine puis Algérie), neutralisme français et européen à distance des deux superpuissances, mise en œuvre d’une politique sociale et

économique socialiste passant par l’unité d’une gauche nouvelle entre SFIO et PCF. Cette union des gauches anticonformistes prendra tout au long des années 1950 des chemins sinueux

39 Et précédente : Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste. Les minorités qui ont rénové le P.S., Toulouse, Privat, 1990, p. 236. 262 qu’illustre la multiplicité des organisations, comités, cartels, centres, ou partis qui mèneront à, ou se retrouveront dans, pour la plupart, le Parti socialiste unifié (PSU) lors de sa fondation en 1960.

Or, Bourdet est au centre de cette rénovation politique, et on retrouve dans sa participation à toutes ces initiatives la conjonction des deux sortes d’actions contestataires évoquées plus haut, c’est-à-dire des actions partielles se joignant à des initiatives plus larges dans une perspective à long terme de renouveau de la gauche. Cette création d’une nouvelle force à gauche, longue perspective qui se nourrissait de projets plus partiels, ne se fit jamais sans Bourdet.40

En fait, Bourdet fut véritablement le leader de la Nouvelle gauche et il fut à l’origine et au centre des initiatives qui mèneront à ce que l’on nommera officiellement à partir de 1954 la

Nouvelle gauche. Premier temps politique de regroupement de la gauche anticonformiste de la décennie : pour les élections législatives de 1951, Bourdet constitue, avec Gilles Martinet, Jean

Rous, Yves Dechezelles et d’autres41, un Cartel des gauches indépendantes présentant des listes progressistes qui défendent « le neutralisme sur le plan international, la décolonisation pour l’Outre-Mer, enfin la poursuite des réformes économiques et sociales de la Libération42 ». Échec catégorique, les résultats ne furent pas au rendez-vous et Bourdet, qui ne voulait surtout pas que

L’Observateur ne devienne à aucun moment l’organe d’une formation politique, influencé en cela par l’attitude de Camus et Pia et la sienne à Combat43, avait souhaité tout de même répondre

à une attente qu’il observait chez les lecteurs qui ne se reconnaissaient dans aucun parti politique

40 Les paragraphes suivants retraçant l’histoire plurielle de cette Nouvelle gauche puisent les informations principalement dans l’ouvrage de Jean-François Kesler (op. cit.), très détaillé et foisonnant, ainsi que dans celui de Pierre Grémion, La plume et la tribune. Jacques Nantet, homme de lettres parisien, Paris, Gallimard, 2001, qui apporte de nombreux détails, Jacques Nantet étant le secrétaire générale du CAGI et un proche fidèle à Bourdet à cette époque. Cf. également : Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France, op. cit. ; Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle, vol. 2 et 3, Paris, Complexe, 2006 ; Jean Touchard, La gauche en France depuis 1900, Paris, Seuil, 1981 [1977] ; Michel Winock. Le socialisme en France et en Europe. XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1992 ; Michel Winock, La gauche en France, Paris, Perrin, 2006 ; Michel Winock, La fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques 1871-1968, Paris, Calmann-Lévy, 1986. 41 Entre autres, Paul Rivet, Maurice Lacroix, Jacques Nantet, Charles d’Aragon, l’abbé Pierre (Grouès), etc. 42 Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste, op. cit., p. 168. 43 Claude Bourdet, Mes batailles, op. cit., p. 126. Cf. également infra, chapitre 6. 263 de gauche mais partageaient les idées des rédacteurs de L’Observateur: anticolonialisme, neutralisme, anticapitalisme, insubordination au PCF, lecteurs favorables à un regroupement des forces de gauche au-delà du PCF et de la SFIO. Après cet échec, le Cartel se transforma et

évolua, passant d’une structure temporaire en structure permanente et, courant 1951-1952, naquit le Centre d’action des gauches indépendantes (CAGI), véritable ancêtre de la Nouvelle gauche.

Le CAGI devint pour Bourdet, à cette époque, la première véritable ossature politique d’une contestation du type nouvelle gauche inscrite dans le long terme, un groupe de réflexion qui chercha à influencer les forces politiques et sociales en regroupant intellectuels et forces populaires. Un document non daté mais estimé vers fin 1951-début 1952 définit les perspectives du CAGI : premièrement, une opposition radicale à l’Europe qui est en train de se construire, « le

CAGI veut une communauté de nations indépendantes qui soit un véritable trait d’union entre l’Est et l’Ouest », dénonçant ainsi le pacte atlantique ; deuxièmement, la reconnaissance que

« l’un des problèmes cruciaux [...] est celui de notre attitude à l’égard des territoires d’outre- mer », analysant entre autres la Tunisie et l’Indochine (empêcher l’américanisation du conflit et négocier avec Ho Chi Minh) ; et troisièmement, « le CAGI demande la mise en œuvre d’un plan général d’équipement économique et scientifique et de transformation sociale »44. En dehors du

CAGI, « il existe une multitude de comités et de ligues qui se constituent afin de promouvoir des actions concrètes et de parvenir à des objectifs précis45 ». Avec des réunions régulières dans des salles de réunion aux Sociétés savantes où les orateurs débattent avec un public interventionniste, le CAGI rappelle « ces mini-agoras [qui] ne sont pas sans rappeler les clubs révolutionnaires agissant comme activateurs entre l’opinion et la représentation dans la capitale. [...] C’est à partir

44 Document cité dans Pierre Grémion, La plume et la tribune, op. cit., p. 33. 45 Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste, op. cit., p. 169. 264 d’elle que se développe le rôle du publiciste parisien qui dispose d’une tribune dans la presse46 ».

Le CAGI, c’est une « structure au service d’un leader nationalement reconnu, Claude Bourdet,

[et qui] représente une agence de ressources exceptionnelles mettant en relation une palette de compétences extrêmement variées47 ». Ces rencontres du CAGI fonctionnent, avec d’autres du même type, à l’intérieur d’une intelligentsia relativement nouvelle et qui s’établit et trouve ses repères peu à peu depuis la Libération à l’intérieur de la gauche parisienne et provinciale, où certaines personnalités influentes, dont Bourdet au premier chef, permettent d’attirer une audience participative et de jouer le rôle de pôle unificateur, notamment grâce à la réputation de plus en plus grande et l’influence de plus en plus réelle du journal, L’Observateur. Ces multiples rencontres, dans et hors du cadre du CAGI (et les dîners de L’Observateur qui commencent peu après la fondation du journal ont la même fonction), permettent de confronter les idées régnantes avec d’autres intellectuels et avec la population en général, et donc de tester la crédibilité et popularité des idées qui auraient autrement le désavantage d’être limitées à une équipe de rédaction et d’ainsi perdre un contact participatif avec l’extérieur; de faciliter la constitution d’un réseau de plus en plus ténu d’écrivains, intellectuels, militants, journalistes qui circulent dans ce petit Paris des gauches non conformistes ; de fortifier la réputation du journal comme espace de pensée et d’action ; et de créer un lien avec les forces populaires provinciales, militants, syndicalistes, jeunes universitaires de plus en plus nombreux et actifs.

La naissance officielle de la Nouvelle gauche se fait en deux temps. Le premier date du

29 et 30 mai 1954 quand « se tiennent à Paris des Journées d’études de la nouvelle gauche, aussi importantes que la Rencontre socialiste de Grenoble douze années plus tard, en mai 1966. Ces journées d’études de la nouvelle gauche donnent naissance à un Comité de liaison et d’initiative

46 Pierre Grémion, La plume et la tribune, op. cit., p. ? 47 Ibid., p. 191. 265 de la Nouvelle gauche (C.L.I.N.G.), qui comprend des délégations du CAGI, de la JR (Jeune

République), de l’Union progressiste et des groupes de province48 ». Puis, c’est la naissance en décembre (1954) du Comité national de la Nouvelle gauche (CNNG)49. La Nouvelle gauche naît en tant que formation et, au fur et à mesure, elle est rejointe par des personnalités issues du trotskysme (Yvan Craipeau), du gaullisme (René Capitant, ancien ministre de l’Éducation nationale du général de Gaulle à la Libération), de la SFIO d’avant la guerre (Louis Vallon), d’anciens du Rassemblement du peuple français (RPF) de De Gaulle (Manuel Bridier et Irène de

Lipkowski). « Le groupe parlementaire de la Nouvelle gauche comprend donc théoriquement près d’une dizaine de parlementaires » fin 1954-début 1955. Le CAGI se fond donc intégralement à partir de 1955 dans la Nouvelle gauche qui s’étend en province et qui, selon

« Raymond Barillon, [...] comptait 18.000 à 25.000 adhérents potentiels50 », chiffre impressionnant. Le programme élaboré lors des journées d’études de mai et décembre 1954 fut longuement discuté et le débat entre les « crypto-communistes (minimalistes, ils veulent rallier au Parti communiste des éléments non-socialistes, petits-bourgeois, républicains de gauche) et les autonomistes (maximalistes, ils veulent créer en dehors du Parti communiste une véritable force socialiste) » tourne à l’avantage de ces derniers, une nouveauté au vu des formations politiques minoritaires de gauche antérieures. C’est en fait ce que Bourdet cherchait à faire depuis quelques années déjà. Le programme lui-même, d’ailleurs, est une répétition des idées prônées par Bourdet : refus des blocs, rejet de la construction européenne dans les conditions du moment, anticolonialisme et affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, nationalisations, planifications, réformes de structure dans les domaines de la santé, du logement, de l’éducation. Le premier regroupement officiel de la Nouvelle gauche est, au mois de mai

48 Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste, op. cit., p. 210. 49 Suite aux nouvelles journées d’études de la Nouvelle gauche les 4 et 5 décembre 1954. 50 Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste, op. cit., p. 213. 266

1956, selon l’expression de Craipeau, un « invraisemblable cocktail51 » tant il contient toutes sortes d’organisations aux sensibilités différentes. L’exemple de Craipeau est d’ailleurs caractéristique, lui qui avec son ami trotskyste l’intellectuel Pierre Naville52 avait envisagé la parution d’une revue lorsque Craipeau retourne à Paris en mars 1954, mais pour qui « la priorité c’[était] de lancer un mouvement53 » et qui se tourne donc naturellement vers Bourdet et

Martinet, L’Observateur se trouvant être le noyau caractéristique et en développement au centre de cette volonté à Paris.

Il faut tout de suite distinguer cette Nouvelle gauche de celle qui va également réclamer ce titre peu après, le 25 décembre 1954, celle née autour de la revue L’Express (née en 1953) et de Pierre Mendès-France et où résonnent en plus les noms de François Mauriac, André Malraux et François Mitterrand. « Il y a donc deux nouvelles gauches : cette nouvelle gauche, annoncée par L’Express, à dominante libérale, et la nouvelle gauche à proprement parler, d’essence socialiste, qui se regroupe autour de l’Observateur54. » Cette nouvelle gauche de l’Express est pour le réarmement de l’Allemagne car elle l’estime inévitable, refuse de se définir par rapport au parti communiste, s’éloigne clairement de la gauche « protestataire » (nous dirions : contestataire), et prône une vision libérale moquant les gauchistes plus radicaux : « Que ceux qui préfèrent le confort intellectuel des situations abstraites, et ceux qui ne sont satisfaits que dans la mauvaise conscience, restent au dehors. Il s’agit maintenant de choses sérieuses, et de lutter pour

51 Yvan Craipeau, Mémoires d’un dinosaure trotskyste. Secrétaire général de Trotsky en 1933, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 251. 52 Sur Pierre Naville, cf. : Alain Cuenot, Pierre Naville (1904-1993). Biographie d’un révolutionnaire marxiste, Nice, Bénévent, 2007 et Françoise Blum (dir.), Les vies de Pierre Naville, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007. Pierre Naville dirigeait d’ailleurs La Revue internationale avec Gilles Martinet de 1945 à 1950, ce dernier étant l’autre personne importante au sein de France Observateur, tous deux proches du parti communiste à cette époque. 53 Ibid., p. 250. 54 Ibid., p. 214. 267 vaincre55. » Directement visé par ce commentaire, Bourdet réagira avec agacement et mordant : l’appropriation du nom de Nouvelle gauche par l’équipe de L’Express trois semaines après les

Journées nationales de la Nouvelle gauche, c’est pour le moins surprenant. Sous le titre « Trop tard, même pour une "nouvelle droite" », Bourdet rappelle que les sentimentalistes évoqués par l’Express étaient ceux de la lutte contre la « folle guerre d’Indochine », dès 1946, « qui préparaient pendant 7 ans, dans l’opinion française, sous les injures de la droite, et parfois face aux vives critiques de François Mauriac, cette insurrection du bon sens national qui permit à

Mendès-France de faire la paix » ; ceux du combat contre les idées du plan Marshall dès 1947 ; ceux qui dénonçaient l’atlantisation de la France dès 1948 réclamant une politique plus indépendante, moins satellitaire ; ceux qui répétaient « à André Malraux et à ses amis » que le

RPF deviendrait un parti de droite – on pourrait ajouter que Bourdet était considéré un sentimental et pas un sérieux aux premiers pas de la Résistance fin1940-début 1941, et notamment par le même Malraux. Surtout, Bourdet souligne que la Nouvelle gauche qui existe n’est pas la « création d’intellectuels parisiens appartenant à cet hebdomadaire-ci ou celui-là »,

France Observateur se refusant, surtout après l’échec de 1951, de céder à la tentation de créer une formation politique malgré l’appartenance des membres de la rédaction à divers organisations et malgré leur militantisme sincère. Et Bourdet insiste : la Nouvelle gauche est née de « militants de province, syndicalistes, instituteurs, jeunes universitaires » et que ce sont eux qui ont voulu l’unification du CAGI, de la JR, de l’UP « d’abord sous la forme d’un comité de liaison, puis du Comité national créé le 5 décembre ». Ce qui, pour Bourdet, est la clef de la conception de « droite » de l’Express, au-delà du manque d’histoire et de poussée sociale et politique, est l’acceptation du réarmement allemand. Rappelons que Bourdet renvoya, le 7 mai

1955, sa croix d’officier de la légion d’honneur, sa croix de la légion de guerre, et sa médaille de

55 L’Express, no 83, 25 décembre 1954, p. 5. 268 la Résistance au président de la République M. René Coty pour protester contre les accords de

Bonn56.

Ainsi Jean-François Kesler sera amené à parler d’une Nouvelle gauche libérale pour

évoquer celle qui gravite autour de Mendès-France et d’une Nouvelle gauche socialiste, celle autour de Bourdet et compagnie. Et, dans ses propres mots, « de la nébuleuse Nouvelle gauche lato sensu, est née une force, la Nouvelle gauche stricto sensu. La Fédération des groupes unis de la Nouvelle gauche s’élargit et se transforme en Mouvement uni de la nouvelle gauche, dont la charte, les statuts et le programme sont adoptés au congrès des 12 et 13 novembre 195557 ». On retrouve dans son programme les idées que Bourdet défend depuis plusieurs années58.

La Nouvelle gauche socialiste a donc évolué en une nouvelle structure plus solide, le

Mouvement uni de la nouvelle gauche. Au début de 1956, la Nouvelle gauche organise le premier grand meeting public contre la guerre, une initiative audacieuse et risquée dans une salle pouvant contenir jusqu’à 3000 spectateurs. Yvan Craipeau, un habitué des luttes antifascistes et des affrontements physiques directs dans les années 1930, sait à quoi s’attendre : « Nous savons que les fascistes, partisans de l’Algérie française attaqueront inévitablement un tel meeting. Nous savons qu’ils s’entraînent militairement dans plusieurs camps. La Nouvelle Gauche n’est rien

56 « La lettre de Claude Bourdet à M. René Coty », France Observateur, no 261, 12 mai 1955. Claude Bourdet ne renvoie pas sa croix de la Libération car « l’autorité de laquelle [il] la tient n’est pas impliquée dans les décisions actuelles ». 57 Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste, op. cit., p. 227. 58 « Le Mouvement uni de la nouvelle gauche se définit (dans sa charte) comme un « mouvement populaire, exprimant la volonté des masses en lutte contre l'oligarchie capitaliste, s’adressant aux travailleurs salariés et à leurs alliés naturels de la paysannerie et des classes moyennes », comme un « mouvement démocratique au sein duquel il est permis à chaque courant de s’exprimer », et comme un « mouvement travaillant à l’avènement du socialisme… ce qui implique en particulier l’abolition de la propriété privée des grands moyens de production, d’échange et de crédit, qui s’oppose aux intérêts de la collectivité ». Dans son programme, le Mouvement uni réclame, pour l’Outre- mer, de « libres consultations permettant l’instauration d’une vaste communauté de peuples » et, en Algérie, la « négociation et de nouvelles relations reposant sur le libre consentement » (la négociation s’effectuant en deux étapes : des pourparlers pour le cessez-le-feu assortis du rétablissement des libertés démocratiques ; des élections libres au suffrage universel, au collège unique, mais à la représentation proportionnelle, pour aboutir à la désignation des négociations avec la France). Le M.U.N.G. entreprend donc une lutte d’avant-garde contre la guerre en Algérie ». Ibid., p. 227-228. 269 moins qu’une organisation militaire. Notre service d’ordre ne compte qu’une cinquantaine de militants dévoués. Mais je compte que les Algériens viendront nombreux59 ». Et en effet, dès les premiers mots du premier orateur, Yves Dechézelles, les 300 fascistes attaquent avec bombes fumigènes et gaz lacrymogènes, mais le service d’ordre, aidé par leurs confrères travailleurs algériens sous les instructions de Craipeau, se défendent et contre-attaquent. Résultat : bagarre générale à coup de matraques, chaises en bois et barres de fer, tous les fascistes fuient sauf une cinquantaine qui se barricadent dans une arrière-salle d’où ils se feront expulser avec moult coups dans la rue Wagram. La plupart des auditeurs s’en vont, mais le meeting continue dans la fumée, le désordre régnant et devant quelques fronts ensanglantés. Pour Craipeau, ce fut un moment qui changea l’image de la Nouvelle gauche jusqu’alors considéré de l’extérieur surtout comme un groupement d’intellectuels petits-bourgeois. Notons tout de même la symbolique de cet affrontement : ce sont les Algériens en France qui défendent les porte-parole de la Nouvelle gauche et qui s’impliquent physiquement contre les fascistes pour laisser les intellectuels s’exprimer. Lors du 2ème congrès, en décembre 1956, les discussions, que Craipeau rédige et corrige au fur et à mesure des débats entre lui et Bourdet (secrétaire général), Martinet, Manuel

Bridier, Colette Audry, Pierre Stibbe, Jacques Nantet et Yves Dechézelles, seront publiées sous le nom de Craipeau et sous le titre La révolution qui vient60, titre qui eut un certain succès à gauche.

La prochaine véritable étape arrive dès le 8 décembre 1957 : création de l’Union de la gauche socialiste (UGS), « pas encore un véritable parti, ce n’est plus un groupuscule61 », il est le résultat d’une fusion avec le Mouvement de libération populaire (MLP), la Jeune République

(JR, socialisme chrétien), Tribune communiste (composé d’anciens communistes comme Jean

59 Yvan Craipeau, Mémoires d’un dinosaure trotskyste, op. cit., p. 254. 60 Yvan Craipeau, La révolution qui vient. Les voies nouvelles du socialisme, Paris, Éditions de Minuit, Paris, 1957. 61 Idem. 270

Poperen et François Furet)62. C’est d’ailleurs plus tôt cette année-là, au printemps 1957, que

Bourdet utilisera le terme anglais de New Left dans la revue britannique ancêtre de la New Left

Review, et ce sera la toute première apparition de ce terme anglais dans le vocabulaire politique, terme qui connaîtra une longue et riche histoire dans les années 1960 et 1970 en Grande-

Bretagne et aux États-Unis, dépassant largement le cadre politique pour s’étendre aux domaines culturel et théorique académiques63. Les liens entre Bourdet et la Grande-Bretagne sont étroits, et il se réclame depuis le début de la décennie d’Aneurin Bevan, figure de proue du parti travailliste britannique et inspiration pour une gauche indépendante en France, et pendant plusieurs années une sorte de modèle pour Bourdet avec qui il entretint des relations continues. Au niveau des

élections, Bourdet participera à la création de l’Union des forces démocratiques (UFD) après la prise de pouvoir de De Gaulle et se présentera sous l’étiquette UGS-UFD aux élections législatives de novembre 1958 mais sera battu malgré un score respectable des partis issus de la

Nouvelle gauche, démontrant l’influence certaine de ses idées et de leur transcription sur le plan purement politicien. Bourdet sera finalement élu, en tant que tête de liste UFD aux élections municipales de 1959 dans les XIIIe et XIVe arrondissements de Paris, et il ira siéger au conseil municipal et au conseil général de la Seine en mars 1959. Peu après, en 1960, l’UGS fusionne avec le Parti socialiste autonome (PSA, né d’une scission de la SFIO en 1958) et le Parti socialiste unifié (PSU) nait.

62 Cf. Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1999, p. 634. 63 Claude Bourdet, « The French Left – Long-run Trends », Universities & Left Review 1, no. 1, Spring 1957, p. 13- 16. « The term “New Left” first appeared in the journals of the British New Left in the first issue of Universities & Left Review in 1957. French contributor, Claude Bourdet’s article, “The French Left: Long-run Trends”, contained the first use of the term as a reference to third-way socialist movement that sought to occupy the space between Communism and social democracy. Bourdet and the French movement centered around the publication of his journal, France-Observateur, which Hall and his co-founders of the ULR were familiar with. The term then adopted by the intellectuals of the First New Left in Britain and other “New Lefts” in Europe and the Americas ». Jacob Clarke Thurman, The Making of the First New Left in Britain, Master of Arts’ Thesis, Department of History, Indiana University, December 2011. En 1960, les deux revues Universities & Left Review et New Reasoner se sont joints pour fonder la New Left Review.

271

Voilà qui donne un aperçu de la longue perspective politique dans l’attitude contestataire de Bourdet par le biais de l’établissement d’organisations qui, avec le temps, se transformeront en partis politiques. Le principe est simple et connu pour Bourdet depuis la Libération : établir une force politique neuve qui défend, entre la SFIO et le PCF, les idées qu’il n’a cessées de développer depuis son entrée dans le journalisme de l’après-guerre en 1946. Sauf que, désormais, il n’est plus si marginal qu’il ne l’était auparavant. Certes, avec le recul de l’histoire, il faut se rendre à l’évidence : les tentatives politiques auxquelles Bourdet participa directement ne se sont pas retrouvées dans une situation qui a permis la révolution démocratique souhaitée, loin de là.

Peut-être que le timing ne fut pas au rendez-vous. Même dans les grands moments de fusion où

Bourdet voyait se joindre à ses idées et organisations des personnes venues de tous les horizons politiques ou presque, les résultats électoraux étaient marginaux en comparaison des partis traditionnels. Il n’empêche que de manière souterraine une nébuleuse, voire une matrice, s’est mise en place, et d’échecs en échecs la répercussion s’est faite ressentir ailleurs, régénérée par une attitude constante de contestataire : réformation du parti socialiste, pensée d’une nouvelle gauche au-delà des frontières hexagonales et au-delà de la politique, neutralisme subalterne qui retentit dans les pays non-alignés, anticolonialisme de principe qui s’appuie sur des situations précises et des contextes particuliers pour une décolonisation à venir, revendication d’un socialisme à réinventer dans la droite lignée de l’anticapitalisme des années 1930 et de la

Résistance et qui resurgira à la fin des années 1960... On peut même voir dans mai 68 l’influence plus ou moins directe de cette nouvelle gauche dans l’attitude clairement contestataire, au sens de Claude Bourdet, de la jeunesse estudiantine et des travailleurs. Pour le coup, il y a avait là une situation politique favorable à une profonde révolution, mais, surtout, il se trouve que l’origine idéologique des différentes nuances de l’extrême gauche derrière mai 68 n’est pas sans lien avec

272 la nouvelle gauche des années 195064. Pour Stuart Hall, sociologue et théoricien de la culture résidant en Grande-Bretagne depuis 1951 (il est de nationalité jamaïcaine) et l’un des fondateurs de la New Left Review, la nouvelle gauche est née vers 1956 lors de la conjecture de deux

événements révélateurs : la suppression de la révolte hongroise par les tanks russes et l’invasion de la zone du canal de Suez par les forces britanniques et françaises. C’est une analyse partagée par Winock qui écrit que « [l]e double événement de Suez et de Budapest donne un coup de fouet à l’idée d’une "nouvelle gauche" » et que « sur les décombres du socialisme de Suez et du communisme de Budapest, on peut à nouveau espérer faire du neuf. France-Observateur constitue le foyer le plus actif du mouvement : ses principaux animateurs, Bourdet et Martinet, défendent la Nouvelle Gauche, petite formation qui pourrait être l’embryon du nouveau parti »65.

Stuart Hall l’écrit : la nouvelle gauche est née en France et Bourdet en est le leader :

The term ‘New Left’ is commonly associated with ‘1968’, but to the ‘1956’ New Left generation, ‘1968’ was already a second, even perhaps a third, mutation. We had borrowed the phrase in the 1950s from the movement known as the nouvelle gauche, an independent tendency in French politics associated with the weekly newspaper France Observateur and its editor, Claude Bourdet. A leading figure in the , Bourdet personified the attempt, after the war, to open a ‘third way’ in European politics, independent of the two dominant left positions of Stalinism and social democracy, beyond the military power blocs of nato and the Warsaw Pact, and opposed to both the American and the Soviet presences in Europe.66

Pour les 50 ans de la revue New Left Review, Hall établit clairement la naissance de la nouvelle gauche en France et avec Bourdet67. La nouvelle gauche a muté, changé, et l’on ne peut

64 Cf. Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle, op. cit., p. 219-220. 65 Michel Winock, Le siècle des intellectuels, op. cit., p. 634. 66 Suart Hall, « Life and Times of the First New Left », New Left Review, no 61, Janvier-Février 2010, p. 177-178. 67 Hall établit donc une inspiration directe de la nouvelle gauche britannique dans la nouvelle gauche française, et rappelle d’ailleurs avoir rencontré Bourdet en France : « This ‘Third position’ paralleled the political aspiration of many of the people who came together to form the early British New Left. Some of us had met Bourdet in Paris, at a conference called to consider setting up an International Socialist Society, across the divisions of Western and Eastern Europe ». Ibid., p. 178. Dans son article « On the Trail of the New Left », l’historienne Dorothy Thompson, qui était partie intégrante de la nouvelle gauche britannique, confirme l’influence de Bourdet : « The Parti d’Union de la Gauche Socialiste was founded to offer a more structured alternative to the old parties. In the words of one of its founding resolutions, it aimed to found a united socialist party including ‘all militants, Marxist and non-Marxist, 273 pas tracer une ligne directe entre Bourdet et la nouvelle gauche américaine. Certainement, les différents discours critiques des deux perspectives majeures de la gauche (communistes et sociales démocrates) émergeaient au fur et à mesure des années 1950, parfois sans inspiration directe d’avec ce qui se passait en France avec France Observateur et la nouvelle gauche, ou avec les cercles qui gravitaient autour de l’hebdo. Mais l’on voit que l’acharnement de Bourdet depuis la Libération a eu son influence souterraine, parfois de manière évidente comme les paroles de Stuart Hall le montrent, parfois de manière plus cachée comme par exemple dans le cas du mouvement des non-alignés et de son rapport au neutralisme. On peut même avancer que certains des éléments essentiels de la nouvelle gauche française à l’intérieur de laquelle Bourdet est déterminant seront adaptés au domaine de la théorie, de la culture, de la société, qui ensuite va les étendre, les radicaliser. L’un des symboles de la nouvelle gauche, Herbert Marcuse publie un Soviet en 195868 où il critique le communisme soviétique tout en pointant à certaines réformes qu’il estime possible, et surtout il écrit One Dimensional Man69, publié en 1964, qui théorise le déclin du potentiel révolutionnaire des sociétés capitalistes, critique de manière systématique les nouvelles formes de contrôle social qui émergent, et attaque de front le postulat marxiste qui voudrait voir dans le prolétariat l’espoir révolutionnaire et celui qui estime que les crises capitalistes sont inévitables. Son espoir qu’il met non plus dans la classe ouvrière mais dans les minorités marginalisées, les non-conformistes et l’intelligentsia radicale résonne avec certains aspects de la nouvelle gauche française, et se retrouve clairement dans le mouvement

Christian and Atheist who are determined to fight unfalteringly for the revolutionary transformation of society’. I attended its 1958 congress representing the New Reasoner and afterward stayed with Claude Bourdet in Paris where I met many of the leading communist dissidents inside and outside the PCF. By that time, they had for the most part reconciled themselves to the impossibility of changing the PCF from within and were hoping that international events would force a change of policy and structure upon the sclerotic party. Their problems were of a different order from ours—their support was for a time wider—but in some ways we saw them as a possible model. » Dorothy Thompson, « On the Trails of the New Left », New Left Review, vol. 215, janvier-février 1996, p. 97. 68 Herbert Marcuse, Soviet Marxism. A critical Analysis, New York, Columbia University Press, 1958. 69 Herbert Marcuse, One Dimensional Man. Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society, Boston, Beacon Press, 1964. 274

étudiant de mai 68. La présente étude démontre que la nouvelle gauche française est née après la guerre mais nourrie de l’expérience de la Résistance, non seulement dans le contenu de la lutte, mais également dans la forme du combat. Bourdet illustre et symbolise cette transition à gauche, et ce n’est pas un hasard : depuis la Résistance jusqu’à France Observateur en passant par

Combat, il a défendu des idées similaires que le journalisme lui a permis d’actualiser.

Avec cette longue vision, ce lent travail de mise en place d’une nouvelle gauche, Bourdet a accompagné et était à l’origine de nombreuses actions limitées à un sujet, une injustice, un cas, une situation. Ainsi il fut, entre autres : membre du comité directeur du Comité pour la défense des libertés (CIDL) à l’automne 195270 ; membre du Comité France-Maghreb en 1953 fondé par

François Mauriac dont il devient le secrétaire général en 1954 ; membre du Comité de défense de

Robert Barrat en 1955, Bourdet fait partie du comité de patronage (avec Mauriac, Massignon, l’abbé Pierre et Domenach) ; membre du comité exécutif du Comité Justice et Liberté d’outre- mer en 1955 ; membre du Comité de soutien à l’écrivain hongrois emprisonné Tibor Déry, comité animé par Louis de Villefosse et Jean-Marie Domenach ; initiateur du Comité pour la libération de Pierre Morain et pour la défense des libertés démocratiques (1955) ; membre du comité d’honneur du Cercle Ouvert, qui « veut être une sorte de pont entre les hommes politiques et intellectuels, veut être parallèlement une sorte de pont entre le Saint-Germain-des-

Prés intellectuel et le quartier latin étudiant71 », Bourdet participe à plusieurs de ses conférences ; membre du Comité Audin ; membre du Comité de défense Henri Martin en 1952 ; membre du

Comité d’action contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord en 1955 ; membre du

70 Au comité directeur, outre Bourdet, on retrouve entre autres : Edmond Vermeil, Gilles Martinet, Jean-Marie Domenach, Maurice Lacroix, Jean Wahl, Jules Isaac, André Blumel, Jean-Paul Sartre, Charles-André Julien, Maurice Merleau-Ponty, Paul Rivet, Louis Martin-Chauffier, Jean-Jacques Mayoux, Roger Stéphane... 71 Pierre Grémion, La plume et la tribune, op. cit., p. 253. 275

Comité de patronage du Centre du Landy72 ; etc. Les actions auxquelles Bourdet participe sont nombreuses. Plus ou moins larges, plus ou moins spécifiques, plus ou moins étendues dans le temps et l’espace, ces actions se nourrissent les unes les autres, s’intègrent les unes dans les autres, et nombreux sont les intellectuels qui se retrouvent dans ces divers comités. On voit bien, encore une fois, dans la constitution et la participation à cette profusion d’initiatives collectives, la mise en place de réseaux qui constituent à divers degrés et nuances, une constellation d’actions participant d’un mouvement de résistance intellectuelle, et tel est le point important de la mise en mouvement de ces idées, même si l’on s’imagine aisément que Bourdet n’était pas forcément un membre complètement actif de toutes ces actions. Il prêtait en tout cas aisément son nom, sa personne, son influence, pour les causes auxquelles il croyait.

Considérations théoriques de la contestation dans les années 1950 : ainsi se dessine l’architecture de l’attitude contestataire où vision sur le long terme caractérisée par des objectifs de remise en cause profonde de la nature même du système – et initiatives politiques concrètes – côtoient les actions directes et précises qui ne sont théoriquement que de simples contestations participant du rouage de la société mais qui mettent le pouvoir face à ses propres responsabilités : soit le principe est réel et applicable, et alors l’édifice du pouvoir se craquellerait, voire s’effondrerait, soit il n’est que mensonge et mystification, et alors le pouvoir ne peut l’appliquer.

La liberté d’expression existe dans cette France démocratique des années 1950 ? Alors certainement la publication d’articles critiquant d’injustes guerres et l’envoi du contingent sont permissibles : la censure du gouvernement appliquée durant ces années dévoile la mystification

72 Fondé par Maurice Pagat, Robert Barrat et Roland Marin, le Centre d’information et de coordination publie Témoignages et documents à partir de janvier 1958, « dont une des principales tâches consiste à réimprimer sur-le- champ les articles et les livres saisis. C’est ainsi qu’en février 1958 cette publication intermittente et militante diffuse La Question qu’Henri Alleg, militant communiste, venait de publier aux Éditions de Minuit, et qui avait été interdite. » Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1999 [1997], p. 647. 276 derrière ce principe73. La liberté de la presse est un des piliers de la France démocratique ? Alors certainement les journalistes devraient pouvoir faire leur métier et librement s’exprimer sur les décisions gouvernementales et militaires sans souci d’être privés de leur liberté de circuler ou d’imprimer : les multiples saisies de journaux et arrestations de journalistes envoyés en prison dévoilent la mystification derrière ce principe74. La France reconnait sa propre lutte de libération de l’occupation nazie pendant la seconde guerre mondiale comme justifiée et le droit des peuples

à disposer d’eux-mêmes ? Alors certainement elle peut reconnaitre la colonisation injuste et barbare qu’elle-même pratique : le refus d’accepter dès que possible et dans les meilleures conditions, sans effusion de sang, la dépendance de l’Indochine, du Maroc ou encore même de l’Algérie, dévoile la mystification derrière ce principe75. Mais l’Algérie est légalement la France et donc un département comme un autre ? Alors il aurait fallu, il faudrait instaurer une véritable

égalité de droits politiques et sociaux pour tous les habitants quelle que soit leur origine, religion, descendance : les élections truquées, le manque de représentation des Algériens « musulmans », le fait même de se référer à une partie de la population théoriquement française par leur religion76, la double vitesse de la justice et de la représentation politique, dévoilent la mystification derrière ce principe77. La France est et reste « le pays des droits de l’homme » ? Alors la torture systématique et régulée par l’armée française est inacceptable : les diverses manigances du gouvernement pour éviter de faire face à ce qui parait avec le temps comme une évidence pour la population informée dévoilent la limite et la mystification derrière

73 Par exemple avec l’article de Bourdet « Ne lancez pas le contingent dans votre guerre ! », op. cit. 74 Par exemple l’arrestation de Bourdet le 31 mars 1956, cité plus haut. 75 C. les différents articles de Bourdet depuis Octobre jusqu’à France Observateur à ce sujet. 76 Cf. Naomi Davidson, Only Muslims: Embodying Islam in 20th Century France. Ithaca, NY, Cornell University Press, 2012. 77 Cf. également Todd Shepard, The Invention of Decolonization: The Algerian War and the Remaking of France, Ithaca, NY, Johns Hopkins University Press, 2006. 277 ce principe78. Et chaque fois, pour qui s’intéresse, regarde, observe, c’est en principe l’édifice du pouvoir qui chancelle par l’effritement des mythes sur lequel il repose. Et chaque fois c’est la possibilité que toute action partielle – contre la censure, contre la torture, pour les droits des citoyens, etc. – se dépasse elle-même et participe d’un ensemble plus vaste. Cet ensemble, il faut le penser, et c’est là que s’impose la nécessité d’une stratégie visant la population et l’opinion publique appartenant au court et long termes (ou plutôt de stratégies au pluriel), et d’une théorisation prenant compte des principes moraux, du droit individuel face au pouvoir, de la légitimité plutôt que la légalité. Encore une fois, comme dans la Résistance, la théorie n’est pas dissociée de l’action dans l’attitude contestataire : elles s’accompagnent l’une l’autre. Et, comme dans la Résistance, on retrouve la centralité de l’écrit d’un périodique, ou d’une pluralité d’écrits de périodiques dans la marche de l’action. Le journal a ici une fonction qui le dépasse : si

Combat clandestin était un exemple idéal de l’écrit qui fait mouvement où théorie et pratique ne font qu’un pendant la seconde guerre mondiale en France, L’Observateur est une illustration magistrale de cette notion pendant la décennie 1950, mouvement dont l’apogée se fera avec la guerre d’Algérie. Car « sur les décombres du socialisme de Suez et du communisme de

Budapest, on peut à nouveau espérer faire du neuf. France-Observateur constitue le foyer le plus actif du mouvement : ses principaux animateurs, Bourdet et Martinet, défendent la Nouvelle

Gauche, petite formation qui pourrait être l’embryon du nouveau parti79 ». L’évolution du mouvement politique que l’on nomme Nouvelle gauche fluctue selon les événements, avec au centre le journal, et en face le pouvoir étatique : constant équilibre entre vision et réalité, entre morale et politique, entre légitimité et légalité.

78 Cf. Pierre Vidal-Naquet, La Torture dans la République. Essai d’histoire et de politique contemporaine (1954- 1962), Paris, Éditions de Minuit, 1972. 79 Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1999 [1997], p. 633. 278

Journal fédérateur, événements mobilisateurs, répression étatique : espace entre légitimité et légalité

1. Le journal

Malgré de nombreuses critiques sur le désintérêt proverbial de Claude Bourdet pour la gestion quotidienne fastidieuse de l’hebdomadaire, on évoque bien souvent, en parlant de

L’Observateur, « le journal de Bourdet80 ». Sa réputation forgée après ses années à Combat lui octroie, avec ses éditoriaux incisifs qui établissent la direction politique et intellectuelle de l’hebdomadaire, un rôle charismatique et attracteur reconnu tant au niveau de la rédaction que des lecteurs81, et l’on reconnait aisément qu’ « il n’y a pas deux Bourdet, pas deux hommes capables d’écrire 90% des éditoriaux avec un souffle égal et un style si percutant82 ».

L’Observateur (France Observateur à partir d’avril 1954) est véritablement le cœur d’un mouvement nouveau dans le paysage politique français, celui d’une nouvelle gauche qui, si l’idée et les tentatives existaient depuis plusieurs années déjà dans ce contexte de guerre froide comme on l’a vu, va véritablement se constituer en force politique perçue au fil des ans comme une sérieuse menace par le gouvernement. En tant que « cible privilégiée des fonctionnaires et des politiciens partisans de l’Algérie française, L’Obs est au centre de ce mouvement dont les droites jusqu’au-boutistes » estiment qu’il pourrait être « assez fort pour engendrer une grave crise politique »83. Le journal est ici un espace qui, comme le Combat clandestin de la

Résistance, crée le mouvement autant qu’il reflète et relaie des forces latentes en présence. Il

80 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, op. cit., p. 71. « Bourdet considère que c’est le cas. "Ma boutique" dit-il un jour à Beuve-Méry ». 81 Lors des difficultés du journal en septembre 1951, et alors que Bourdet menace de démissionner (avant que la réconciliation ne se fasse), Tétart écrit que « Tout le monde sait qu’un grand nombre de lecteurs (surtout les "anciens" de Combat) cesseront de lire l’Obs si la signature de l’ange hurluberlu – mot de Mauriac – n’y figure plus. » Idem. 82 Idem. 83 Et précédente : Ibid., p. 168-169. 279 fédère, il rallie, il expose, il permet d’abriter de nouvelles pensées et de nouvelles données sur la situation présente, il héberge ceux qui ne trouvent plus de place à gauche dans les partis traditionnels et qui réalisent l’importance de ce médium à part, seul hebdomadaire de gauche d’information générale avec Témoignage chrétien avant la naissance de L’Express en 1953, et certainement l’un des plus constants dans sa radicalité, dans son ouverture aux autres mouvances politiques, dans son indépendance aussi, dans son esprit de résistance. Basé sur les principes politiques de sa ligne éditoriale – anticolonialisme, neutralisme, troisième voie socialiste – et ses idées du journalisme – indépendance, résistance, liberté – le journal tient à actualiser ces idées et principes dans le présent par rapport à l’actualité mais avec un certain recul que permet la formule hebdomadaire et une vision de l’avenir qui se concrétise peu à peu. Dès le début, « l’Obs s’impose comme le centre nerveux et résistant des gauches inclassables84 », dans la suite somme toute logique de l’évolution d’un Bourdet de l’après-guerre.

Par rapport à la notion de contestation évoquée précédemment, la longue vision que défend Bourdet et ses collègues est celle de la Nouvelle gauche, d’une troisième voie. Alors que deux hésitations habitaient ce mouvement avant 1956 – Front populaire ou nouveau parti indépendant ? – c’est l’idée d’une traduction politique en parti nouveau, neuf, dégagé du PCF et de la SFIO qui l’emporte85. Ici, les événements qu’analyse le quotidien politique vont fournir les situations sur lesquelles s’appuyer pour présenter, avec des objectifs limités, les contradictions internes du système lui-même. Si l’évolution de L’Observateur se fait par paliers et que son influence devient si importante en tant que catalyseur lors de l’intensification de la guerre en

Algérie, ce n’est pas un hasard : c’est qu’il préparait déjà, par sa pratique journalistique et sa vision inédites dans le paysage médiatique de l’époque, les possibilités mêmes de son

84 Ibid., p. 74. 85 Winock, Le siècle des intellectuels, op. cit., p. 633-634. 280 avènement. C’est aussi que le journal a une forte identité de résistance intellectuelle : les références centrales ne sont pas, en ce début de décennie, la « révolution », mais la résistance, l’antifascisme, et le Front populaire86. Il faut dire que la « hantise du fascisme chez l’Obs, sa propension à le voir partout, rampant, sournois, son obsession à le traquer, selon la tradition antifasciste des années 1930, sera une véritable clef dans la fixation d’une culture politique combattante revivifiée par l’horreur du conflit. L’Indochine, Madagascar, la Corée et l’Algérie, entretiendront cette mémoire de l’anéantissement en la reportant sur de nouveaux engagements87 ».

Les débuts de l’hebdomadaire sont cependant pénibles et difficiles. L’hebdo ne veut pas

être seulement « l’organe des "gauches hérétiques" » mais « un catalyseur des dissidences, des non-conformismes » tout en cherchant à définir la nature de cet engagement revendiqué. Or, toute la question, à l’époque, tourne autour du rapport au parti communiste qui cherche à faire valoir son image de seul représentant légitime de la classe ouvrière, et il existe certaines tensions entre un Gilles Martinet favorable à un rapprochement critique du communisme et différents partis nationaux, et un Bourdet, « le seul à refuser une ligne qu’il juge trop "staliniste" »88 et qui cherche à fédérer les forces de centre gauche et les chrétiens, tout en admettant la nécessité de laisser la porte ouverte aux communistes désireux de se joindre à eux en toute indépendance.

Antistalinisme et anti-atlantisme – atlantisme : l’idée que la France établisse un lien fort avec les

États-Unis et tombe ainsi dans le camp américain, participe à son bloc, position illustrée par le

« pacte atlantique » – motivent Bourdet qui se refuse à lorgner du côté communiste par simple américanophobie et qui considère que pour « libérer le PC, il faut l’accabler89 ». Différences

86 Philippe Tétart, Histoire politique et culture de France Observateur, op. cit., t. 1, p. 75. 87 Ibid., p. 23. 88 Et précédentes : Ibid., p. 67. 89 Ibid., p. 68. 281 idéologiques et stratégiques face au puissant parti communiste. Ces tensions entre Martinet et

Bourdet, qui vont créer deux équipes à l’intérieur de la rédaction en 1951 en plus de sérieuses déconvenues économiques et de l’échec électoral de 1951 aux législatives, remettent en question jusqu’à la poursuite de l’aventure de L’Observateur. Conséquence directe de ce doute, la sérieuse remise en question à l’automne 1951 qui débouche sur une autocritique et la volonté d’un nouveau départ : vouloir défendre le neutralisme sur le terrain de la politique a poussé le journal à être un courant de quelques gauches marginales, et l’équipe prend non seulement la résolution de ne plus l’être mais de « devenir le journal de la confrontation et du dialogue », une idée organisatrice qui perdurera durant la décennie, et d’établir une solution qui regroupera l’équipe et apaisera les dissensions autour de cinq réformes :

...affirmation de la dimension informative (brèves, nouvelles de l’étranger, enquêtes) ; changement de ton et de la physionomie (pages culturelles trop austères), appel à des journalistes extérieurs connus et moins politisés (notamment du Monde) ; réforme de la ligne politique, confrontation et dialogue plutôt que polémiques partisanes ; augmentation des salaires et homogénéisation du travail rédactionnel. Bref, l’Obs doit se plier strictement à ce que suggère son nom : autonomie, indépendance d’esprit, ouverture, vigilance.90

L’automne 1951 est un renouveau et c’est vers cette époque que commencent les dîners de

L’Observateur qui, avec les nombreuses conférences, seront à la base de ces multiples regroupements d’intellectuels et de citoyens et d’initiatives nombreuses qui participent grandement d’une stratégie de fédération qui connait un grand succès. Les dîners-débats se sont plus tard répandus, mais ils commencent véritablement à L’Observateur en ce début de décennie

1950 : là aussi, le journal fait mouvement – et creuse l’appétit – et ces rencontres rappellent à la fois l’ancienne tradition des salons du XVIIIème siècle et les clubs politiques de la Révolution.

C’est le 24 novembre 1950 que naît le premier dîner-débat dont la « formule est destinée à faire descendre l’hebdo de son empyrée et à impliquer ses lecteurs dans les controverses qui agitent

90 Ibid., p. 70. 282 ses journalistes. Ce faisant, L’Obs choisit un mode d’expression qui l’apparente à un mouvement d’opinion91 ».

Une fois l’année 1951 passée et le risque de disparition de l’hebdo évaporé grâce à cette nouvelle réorientation de la direction éditoriale, L’Observateur va peu à peu gagner en lectorat grâce aux différentes situations politiques dont l’année 1954 est révélatrice, une année

« rupture » (selon Tétart) : la fin de la guerre d’Indochine en 1954 donne tout de même raison à

Bourdet qui prêchait dans le désert depuis des années et à L’Observateur qui sentait la possibilité d’une bataille désastreuse qui mènerait à des négociations ; l’opposition à la CED va permettre de rassembler près du journal de nouvelles personnalités issues de différents courants ; le

« moment Mendès-France » et l’apparition de L’Express en 1953 et de cette nouvelle gauche libérale profite tout de même aux idées de L’Observateur puisque ses positions trouvent un nouvel écho ; et, surtout, le début de la guerre d’Algérie au mois de novembre dont l’hebdo était bien placé pour discuter. En effet, l’Afrique du Nord était un sujet important et bien connu des journalistes de France Observateur qui avaient développé un réseau à la fois de journalistes français connaissant très bien la région et la situation politique, mais également des nord africains, intellectuels et politiciens, très proches de la rédaction : « Stibbe, Dessinges, Eve et

Roger Paret, Jullien, Mus, Estier, Martinet connaissent notamment Bourguiba, Ben Bella, Abbas,

Boumendjel, Hadj. Des liens préexistent avec l’Istiqlal, le MTLD, l’UDMA, le PCA, le Néo- destour, l’UGTT. À l’Obs, la vision du Maghreb est donc rigoureuse, détaillée, plus que sur l’Indochine92 ». Nous reviendrons sur le rôle du journal dans la décolonisation, mais notons que les membres du journal avaient déjà développé des relations ténues avec nombre des acteurs des

91 Olivier Philipponat et Patrick Lienhardt, Roger Stéphane. Enquête sur l’aventurier, Paris, Grasset, 2004, p. 532. 92 Philippe Tétart, Histoire politique et culture de France Observateur, op. cit., t. 1, p. 78-79. 283 questions coloniales en dehors de la France. Cela va être déterminant dans sa capacité de s’affirmer lors de divers événements coloniaux.

Les quatre premières années permettent au journal de passer un cap. Même si l’hebdo a continué de plaider pour un dialogue avec les communistes, fin 1954, après une année dont les débats ont permis de voir où se situaient les tensions politiques, l’hebdomadaire est conscient de sa mission de journal indépendant jouant le rôle de nouveau pôle au-delà du PCF et de la SFIO, de contestataire, de provocateur, d’observateur rationnel et d’espace de contestation et de dialogue, de confrontation du pouvoir et de dénonciateur. En fait, la notion de résistance est motrice et ce principe initial est une force directe mais qui « a changé de nature » : les

événements politiques divers, et notamment la baisse de l’attraction communiste et l’émergence d’une nouvelle gauche de plus en plus concrète, ont mis l’avenir et l’idée de transition (dans le domaine de la politique intérieure, du colonialisme) sur le devant de la scène et « c’est l’événement qui forme désormais l’armature du changement de mentalité, de sensibilité de l’Obs »93. L’idée de nouveauté qui imprègne les positions politiques depuis l’Afrique du Nord jusqu’à la politique nationale française et jusqu’à l’actualité littéraire et artistique si importante à

L’Observateur, dès sa création avec des signatures très distinguées94, fait de la résistance intellectuelle une résistance régénérée par l’événement, la situation. On retrouve les grands jalons de la Résistance intérieure pendant la seconde guerre mondiale, là où le journal cherchait

à informer tout en fédérant, à combattre l’ennemi vichyste et allemand au cas par cas tout en

édifiant une potentialité d’ensemble sur l’avenir : résistance-mouvement, résistance-novatrice,

93 Et précédente : Ibid., p. 111. 94 « Dès 1950 l’Obs s’entoure d’un sérieux groupe de rédacteurs "culturels". De 1950 à 1953, il fait appel à plus de 50 collaborateurs (sur 386 au total), dont 29 réguliers. Parmi eux : Frank, Revel, Barthes, Blanchot, Quint, Chonez, Cauchois, Beaufret, pour la littérature et la philosophie ; Handmann, amie de Bourdet, Vivet et Havet pour la musique ; Morphe, Dort, Nepveu-Degas pour le théâtre, enfin, pour le cinéma : Nery, Kesten et, surtout, Bazin et Doniol-Valcroze dont les papiers jouissent d’une grande notoriété bien avant la naissance des Cahiers du Cinéma ». Ibid., p. 74, note de bas de page. 284 résistance-romantique diraient certains, mais résistance-réaliste néanmoins puisqu’elle cherchait avant tout à s’ancrer dans le réel de l’événement pour penser les possibilités d’action dans son ensemble. Mais dans le cas de la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, le but était l’abolition d’une structure et d’une raison d’État : celle de l’occupant allemand, celle du régime de Vichy. La transition vers la contestation a cette particularité que l’abolition de l’État actuel – une révolution – n’est qu’une possibilité à envisager et même à sérieusement considérer au cas où la situation se présente, mais pas le seul but ultime. Les principes mêmes sur lesquels le gouvernement de la IVème République s’appuie – ceux d’une démocratie – sont à actualiser de manière véritable, alors que les principes mêmes que l’Allemagne nazie ou le régime de Vichy promouvaient étaient à détruire. En d’autres termes, la contestation telle que définie par Bourdet est la continuation d’une résistance intellectuelle inspirée de l’expérience de la Résistance mais qui s’adapte au contexte spécifique des années 1950, c’est-à-dire à un contexte où le gouvernement ne doit pas forcément être détruit pour que surgisse une situation enfin légitime, vraiment démocratique, mais où les nouveaux résistants intellectuels pointent justement aux fondements du système – entre autre une démocratie, universelle, qui défend la liberté d’expression – en s’appuyant sur des mobilisations concrètes, déterminées, avec des objectifs précis, qui permettraient éventuellement des réformes précises, et potentiellement une situation de renversement. Bref, alors que la Résistance ne pouvait vaincre qu’en abolissant ce qu’elle combattait, le mouvement de contestation peut produire certaines réussites déterminantes – décolonisation, abolition de la torture systématique, libération de prisonniers politiques, fin d’une censure, etc. – et créer un courant de pensée qui influerait sur les politiques et l’ensemble de la société sans pour autant renverser le gouvernement.

285

Comme pendant la Résistance, la nouvelle résistance intellectuelle qui se veut contestataire n’est pas dissociable d’un projet d’ensemble plus vaste, d’un programme imaginé à mettre en place, à ceci près que c’est désormais au cas où, éventuellement et pas finalement, bref si l’occasion se présente. Contester au présent pousse forcément à imaginer un autre futur, et cela est vrai tant pour la Résistance pendant la seconde guerre mondiale que pour la résistance intellectuelle de la décennie 1950. Selon Tétart, il y a une « rupture définitive avec le type d’engagement hérité de 1930-1950 : guerrier, missionnaire et révolutionnaire », animé par les

« principes de Vérité et de Révolution », et le nouvel « engagement pour l’obligation de vérité, conjugué à une manière de possibilisme », animé par le pragmatisme et le réalisme. C’est vrai, mais j’ajouterais, pour ma part, qu’il y a en fait un mouvement similaire à celui qui exista pendant la Résistance, mais adapté à un nouveau contexte. La petite théorie de Bourdet permet de saisir cette différence de contexte qui tient surtout à la nature du système – du gouvernement

– que les résistants intellectuels combattent. Le nœud de la contestation est justement la possibilité de conjuguer les principes qui n’ont pas de limites – vérité et révolution – avec ceux qui sont limités en soi – pragmatisme et réalisme. Elle permet de dépasser la dichotomie classique entre révolution et réformisme, car dans le cas de l’action sous la IVème République, le réformisme est possible et peut être valable (ce qui n’était pas le cas pendant la seconde guerre mondiale). La raison pour laquelle le mot « révolution » est rare dans le vocabulaire

« observateurien » est parce qu’à ce moment-là, et également plus tard dans la décennie d’ailleurs, la situation révolutionnaire n’existe pas. Cependant, il existe des conditions qui permettent de révéler les contradictions inhérentes du système. La « passion démocratique de l’antifascisme » qui « détermine les réflexes de l’hebdo » est à trouver dans cette attitude contestataire qui s’appuie sur les fondements démocratiques pour révéler justement le manque de

286 démocratie et faire trembler les institutions militaires, étatiques, politiques. « L’engagement est d’abord promesse de rester engagé pour un socialisme neuf et humaniste »95, en effet, dans la droite lignée des idées de la Résistance intérieure qui cherchait à préparer une révolution démocratique, à s’attacher à de grandes réformes révolutionnaires, ce qui, dans le contexte des idées énoncées plus haut, n’est pas contradictoire.

Ce journal d’intellectuels qui s’adresse surtout aux intellectuels et aux étudiants évolue, son tirage augmente et malgré une publication modeste sur la longue durée96, il est influent et pèse sur le débat politique et intellectuel – à défaut de peser fortement sur la population en général, même si ses actions sont expressément dirigées vers la population et l’opinion publique.

1955 est l’année où enfin le mouvement rénovateur (la Nouvelle gauche naît véritablement l’année précédente) a les portes grandes ouvertes, grâce notamment à la désillusion de plus en plus générale du PC. L’union des gauches devient visible, le journal reflète une union inspirée de tous les courants de la gauche. Cela correspond à l’intensification de la guerre d’Algérie et à l’anticolonialisme dont France Observateur est le symbole le plus clair dans les milieux intellectuels français.

2. L’événement

L’actualité sur laquelle s’appuient les journalistes et l’hebdomadaire pour faire valoir leur vision internationale et nationale, type nouvelle gauche anticoloniale mais qui s’ouvre aux autres

95 Et précédentes : Ibid., p. 113. Italiques dans l’original. 96 Les ventes de L’Observateur : 1953 1954 1955 1956 1957 1958 1959 40 011 50 948 80 233 79 750 73 500 77 213 31 885 (+25%) (+27%) (+63%) (-0,6%) (-8%) (+5%) À titre de comparaison, L’Express qui commence à 57 520 en 1953 vend plus de 150 000 numéros en 1955 et en 1959 plus de 186 000 mais avec une chute en 1957-1958 (147 000 en 1957) par rapport à 1956 (160 000). Les revues Esprit, Les Temps Modernes ou le Canard Enchaîné tournent autour des 10 000 numéros aux alentours de 1958. Et puis, pour relativiser l’intérêt des lecteurs français en ces temps d’entrée dans l’ère consumériste des médias, les périodiques qui dépassent le demi-million sont Paris-Match, Nous deux, Bonnes Soirées, France- Dimanche, Ici Paris, La Vie Catholique Illustrée, Mode et Travaux... (Source Philippe Tétart, op. cit., vol. 2, p. 6). 287 nuances des gauches en matière de décolonisation, est marquée par la guerre d’Algérie qui commence véritablement le 1er novembre 1954. C’est certainement le conflit qui pousse les contradictions du système à son paroxysme à cette période : membre du comité Audin, Laurent

Schwartz, qui estime que « [m]oralement l’intellectuel qui s’engage doit limiter son engagement, il doit être le garant de la vérité et de la justice », résume clairement cette contradiction de la

France en Algérie : « ou perdre l’Algérie, ou perdre la démocratie »97. France Observateur devient l’espace évident pour loger ceux qui ne peuvent imaginer autre chose qu’au minimum une réforme radicale de la France colonialiste ou, au maximum, une indépendance intransigeante. Tous les facteurs passés de tentatives de renouveau politique à gauche teinté d’esprit de la résistance et du combat pour la vérité et la justice ont préparé ce moment où, depuis les tendances trotskystes et communistes jusqu’aux radicaux, chrétiens de gauche, membres de la SFIO, etc., toutes les tendances socialistes se retrouvent dans une lutte contre le colonialisme, avec des nuances et des degrés différents. Dans tous les cas, si l’idée de révolution est plutôt désormais transposée en Algérie, l’idée de véritable République et de véritable démocratie qu’il faut sauver est l’un des pôles unificateurs en France. France Observateur, et notamment Claude Bourdet auparavant, avaient l’avantage, à ce moment-là, d’avoir pensé les possibilités d’union à gauche en dehors des deux grands partis, ce qui laissait la porte ouverte à de nouvelles manières d’unifier. La crise du PC a certainement aidé, mais la guerre d’Algérie fut le moment catalyseur pour l’espace intellectuel observateurien.

Quelques jours après la nuit de la Toussaint, le 4 novembre, Bourdet écrit un article d’une lucidité implacable, qui contraste avec les réactions des journalistes en général. En effet, peu de journalistes comprennent la gravité du moment, car « [e]n ce 1er novembre, personne ne pense

97 Et précédente : Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Paris, Complexe, 1991, p. 199. 288 sérieusement que la France vient d’entrer dans une nouvelle guerre », et la seule colonne de l’autre grand hebdomadaire politique de gauche, « L’Express, daté du 6 novembre, [...] dénonce violemment les "menées subversives" de la Ligue arabe, et le vieux chef du courant indépendantiste radical, Messali Hadj. Ce n’est pourtant pas lui qui est à l’origine de l’explosion du 1er novembre »98... Bourdet, lui, retrace la politique de la France en Algérie qui a mené à cette nuit de la Toussaint. En effet, en écrivant qu’ « il vaudrait mieux, ne fut-ce que pour comprendre ce qui se passe, dire d’abord la vérité » et, dans un réquisitoire digne d’un « J’accuse... ! »,

Bourdet lance vérité après vérité (l’anaphore « la vérité c’est que... » est utilisé sur trois longs paragraphes) sur ce que la France a créé en Algérie : spoliation économique des Algériens par les

Français, vol des terres, manque d’industrialisation sérieuse, création d’une sous-classe misérable poussée à l’exode et obligée de travailler dans les usines françaises, massacre de mai

1945, régime policier « qui a utilisé jusqu’à ces dernières années des procédés d’intimidation et de torture identiques à ceux de la Gestapo », élections truquées : « le "calme" algérien n’était que le résultat superficiel d’un régime d’oppression, de perversion et de tartufferie plus habile qu’ailleurs ». « Le peuple algérien est un peuple misérable, trompé et désespéré, et tout cela par notre faute, voilà le fond du tableau »99. La vérité est sans aucun doute l’arme morale de dévoilement au service de la justice, comme dans la Résistance, pour inculper et accabler le pouvoir qui trompe et abuse. Le premier réflexe de Bourdet, dans les premiers moments d’un conflit qui durera longtemps et qui aura un effet structurant fondamental dans toutes les causes qu’il a combattues (anticolonialisme, renouveau de la politique française, ordre international, droit des immigrés, contre le régime policier et la torture, etc.), est de crier la vérité et ce qui sous-tend l’événement: en fait, la guerre ne commence pas ici, l’acte du FLN est le résultat, la

98 Et précédente : Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie. 1954-1962, Paris, La Découverte, 2006, p. 10. 99 Et précédentes : Claude Bourdet, « Au carrefour du Maghreb », France Observateur, 4 novembre 1954. 289 conséquence d’années de batailles structurelles gagnées par le pouvoir colonial français. On pourrait le résumer ainsi : l’impérialisme a commencé la guerre il y a bien longtemps et il a refusé, alors que maintes fois l’occasion s’est présentée, de négocier l’inévitable (pensons par exemple aux élections truquées de 1948 et ce que Bourdet en disait). Dès avril 1954 et le retour de Martinet d’un voyage en Algérie la rédaction de L’Observateur se doute qu’une insurrection est probable100. Ainsi, après le 1er novembre, Bourdet et compagnie se doutent bien que c’est une guerre coloniale qui vient d’éclater plus qu’un affrontement qui mènera à une simple entreprise de pacification.

Déjà, Bourdet fut le premier journaliste français en décembre 1951 à évoquer la torture en Algérie en la comparant à la gestapo avec une question : « Y a-t-il une gestapo algérienne ? »

Il commençait son texte par le sentiment d’incrédulité devant l’énormité des faits, bref des vérités qu’il se doit de partager : « Les faits dont je suis amené à parler aujourd’hui sont d’une exceptionnelle gravité ; les inquiétudes et, hélas, certaines certitudes que je rapporte d’Algérie, bouleversent à un tel point le système moral sur lequel est fondé notre civilisation et notre régime politique, que beaucoup de lecteurs auront de la peine à me croire101 ». Et il terminait son

éditorial à la Zola puisqu’il concluait que « si elle [l’administration d’Algérie] veut nous attaquer pour le présent article, je l’en remercie d’avance, car même si elle parvenait à engager contre nous un procès dans les commodes conditions algériennes, nous nous arrangerions pour qu’il se termine ou rebondisse en France, devant la presse du monde entier102 ». Notable illustration du rapport entre l’énonciation de vérités et d’une situation qui permet à ces dernières d’avoir un

écho, l’article de Bourdet ne provoque que peu de remous. Ce n’est pas encore le temps de la censure et des arrestations, mais surtout l’Algérie n’est pas vraiment dans le collimateur

100 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, op. cit., p. 82. 101 Claude Bourdet, « Y a-t-il une gestapo algérienne ? », L’Observateur, no 82, 6 décembre 1951. 102 Idem. Italiques dans l’original. 290 médiatique : ce n’est ni l’Indochine, ni la Corée, ni l’Allemagne. En revanche, lorsqu’il répond de manière tranchante à sa propre question en écrivant, le 13 janvier 1955 dans un article qui fit date, « Votre gestapo algérienne », commençant son éditorial en citant la fin de son article écrit un peu plus de trois ans plus tôt, les conditions ont changé, France Observateur aussi, et nombreux seront ceux qui écouteront la voix d’un ancien chef de la Résistance à la pointe du combat contre la gestapo, ancien déporté ayant survécu l’horreur des camps nazis. Encore une fois, c’est la vérité qui guide l’écrit : le dossier de France Observateur du 13 janvier 1955 préparé par Roger Stéphane et Gilles Martinet titre en gros en couverture « La vérité sur » suivi de plusieurs titres dont « La torture en Algérie » en première ligne. Chercher à faire la vérité, être l’éclaireur des consciences, est un rôle que Bourdet affectionne depuis quelques années maintenant, et c’est aussi partie intégrante de la politique éditoriale de l’hebdomadaire pour qui indépendance et liberté sont les conditions nécessaires de cette fonction journalistique au service du bien commun qui est de dire la vérité et de contribuer à une légalité plus juste en influant sur la population et les élites. En agissant ainsi, les journalistes de France Observateur continuent le combat de la Résistance intérieure : ce qui est légitime n’est pas forcément légal, ce qui est légal n’est pas forcément légitime, c’est-à-dire moral, juste. Et ces deux sphères de la légalité et de la légitimité vont être en confrontation directe. Preuve de l’influence du journal et de la Nouvelle gauche, le pouvoir étatique, avec renseignements généraux et police aux avants postes, se préoccupe de plus en plus du journal et des journalistes.

3. La répression étatique

Censures, saisies, arrestations, emprisonnements, écoutes téléphoniques, perquisitions aux domiciles des journalistes, dossiers des renseignements généraux qui suivent les journalistes en déplacement... : France Observateur dérange, fait remuer les choses. À partir de 1953, surtout

291 de 1954, la censure tombe sur L’Observateur et il est interdit dans les casernes d’Afrique du

Nord après celles d’Indochine, des dossiers de plus en plus complets siègent au ministère de l’intérieur, et même s’il n’existe pas de preuve sur les poursuites forçant l’hebdo à changer son nom, tout le monde s’entend pour dire que ce n’était pas anodin103. L’affaire des fuites104,

« complot politique visant à discréditer durablement Mitterrand, Mendès et l’Obs, principal moniteur des Nouvelles Gauches », aura certainement profité à l’hebdo avec tout le soutien apporté à Roger Stéphane arrêté et envoyé en prison à Fresnes et surtout sa réputation de journal prêt à défendre ses convictions contre le pouvoir. Autre événement important dans les rapports de France Observateur avec l’État : « la saisie du numéro contenant "Un journaliste chez les hors la loi" [sic, le titre exact est « Un journaliste français chez les "hors-la-loi" algériens »], le

15 septembre 1955, deux mois après le renvoi de Stéphane et Martinet devant les tribunaux civils105 » qui inaugure toute une série d’interdictions qui vont menacer l’existence économique du journal, est une attaque contre France Observateur par le biais de Robert Barrat, intellectuel chrétien attaqué pour non dénonciation d’association de malfaiteurs, une tentative des ministères de l’intérieur, de la justice et de la défense de discréditer l’hebdomadaire aux yeux du lectorat chrétien. Une semaine auparavant, France Observateur était saisi pour l’article « Ne lancez pas

103 Philippe Tétart, vol. 1, op. cit., p. 151. D’ailleurs : « Aucun élément n’autorise à affirmer que le procès ayant entraîné son changement de titre en 1953 a été la conséquence d’une opération politique. On reste cependant perplexe quant au bien-fondé d’une action en justice visant à adjuger à une seule publication l’usufruit d’un titre très répandu depuis les origines de la presse. C’est ce que dénonceront certaines publications amies. Au lendemain du verdict, défavorable, Franc-Tireur souligne avec force véhémence l’existence de l’Observateur agricole, de l’Observateur commercial, de l’Observateur graphique, de l’Observateur catholique, de l’Observateur financier... » 104 Jean-Marc Théolleyre, Le procès des fuites, Paris, Calmann-Lévy, 1956 ; Claude Clément, L’Affaire des fuites. Objectif Mitterrand, Paris, Olivier Orban, 1980 ; Paul Marcus, La République trahie. L’affaire des généraux – L’affaire des piastres – L’affaire des fuites, Paris, Le cherche midi, 2009, 107-332. 105 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, vol. 1, op. cit., p. 166. 292 le contingent dans votre guerre ! » de Bourdet. En fait, l’inculpation de Barrat aura un effet inverse : solidarité décuplée106.

Puis fin mars 1956, douze ans presque jour pour jour après son arrestation par la gestapo, c’est au tour de Bourdet d’être arrêté et de suivre le même itinéraire que par le passé, prison de la

Santé avec menottes aux mains et au régime du « droit commun », puis celle de Fresnes quelques heures plus tard. Cette fois-ci, il est inculpé « d’entreprise de démoralisation de l’armée » suite à son article « Disponible : quel sursis ? » le 29 mars 1956107. Le 31 mars, sous les ordres de

Bourgès-Maunory, « la DST perquisitionne la rédaction et les domiciles de Bourdet, Galard,

Stéphane, Laval, Estier, Martinet, Barrat, jeanson108 » et envoie Bourdet en prison au petit matin.

Il ne passera qu’une journée en prison au grand dam des journalistes de France Observateur et de son entourage qui auraient certainement pu capitaliser sur une telle initiative du gouvernement qui osa arrêter la vedette du journal, le plus connu109. Même de courte durée, l’arrestation de

Bourdet provoqua un tollé qui dépassa les frontières et offusqua les journalistes français et la presse étrangère. Le 5 avril, dans le numéro suivant de France Observateur, Bourdet revint sur son arrestation qui commença avec une perquisition chez lui à « cette "heure du laitier" qui caractérise si bien le fascisme, qu’il soit établi ou s’établissant – (« Quand on sonne chez vous à six heures du matin et que c’est le laitier, vous êtes en démocratie », disait le dicton du temps des nazis) », et il cite même le Daily Herald de Londres qui rappelle que les gestapistes, comme M.

106 Ibid., p. 168. 107 Bourdet protestait contre l’envoi de 100 000 « disponibles » supplémentaires. « Selon la loi du recrutement de 1950, la durée totale du service actif et de la disponibilité est de quatre ans et demi. Pendant la disponibilité, les contingents libérés restent à la disposition du gouvernement qui peut les rappeler par décrets – ce qu’avait déjà fait le gouvernement précédent d’Edgard Faure. Le service actif, dont la durée a été fixée à 18 mois en 1950, est prolongé en 1956 jusqu’à 24 puis 27 mois. » Michel Winock, L’agonie de la IVe République, Paris, Gallimard, 2006 ; Jacques Julliard, Naissance et mort de la IVe République, Paris, Calmann-Lévy, 1968, p. 94 (note de bas de page). 108 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, vol. 1, op. cit, p. 180. 109 D’ailleurs, le tirage du journal le lendemain est de 114 000, fait exceptionnel. 293

Bourgès-Manaury, trouvaient « eux aussi, gênant »110 Claude Bourdet. Là encore, c’est la pente vers un régime fasciste et des initiatives fascistes que critique ouvertement Bourdet.

La censure progresse avec l’enlisement en Algérie et Bourdet est une nouvelle fois inculpé en mars 1957 pour « participation en connaissance de cause à une entreprise de démoralisation de l’armée » pour son article « Le silence est de sang111 », mais cette fois le pouvoir fait bien attention de ne pas l’arrêter, et Bourdet insiste en avril avec « L’Algérie est indépendante112 ». C’est d’ailleurs à ce moment qu’il donne une conférence à Oxford devant des

étudiants et des intellectuels liés à Tribune et surtout Universities and Left Review113 où il écrira un article dans le tout premier numéro et où il utilisera, le premier, le terme new left en anglais.

1957 est l’année des saisies pour France Observateur où il « est interdit 37 fois de façon officielle : 3 fois en France, 34 fois en Algérie114 » ce qui entraîne de lourdes pertes.

Dans un climat où la droite commence à revenir en force (c’est à cette époque d’ailleurs que Jean-Marie Le Pen fonde le Front National des Combattants), y compris sa presse, l’on

évoque de plus en plus la fascisation du gouvernement français. Ce qui est clair, c’est qu’en quelques années le journal s’est imposé sur deux fronts essentiels, c’est-à-dire la création d’une nouvelle gauche contestataire et l’évolution d’un anticolonialisme qui fédère divers courants, deux aspects qui dérangent grandement le pouvoir, et ce parce que le journal réussit à avoir une influence certaine sur les intellectuels, les militants et les politiciens.

110 Et précédente : « Claude Bourdet, « Pourquoi ils m’ont arrêté », France Observateur, no 308, 5 avril 1956. 111 Claude Bourdet, « Le silence est le sang », France Observateur, no 361, 11 avril 1957. 112 Claude Bourdet, « L’Algérie est indépendante », France Observateur, no 363, 25 avril 1957. 113 Sutart Hall explique pourquoi, dans son article « Life and Times of the First New Left » (op. cit.) pourquoi Oxford fut l’un des épicentres de la nouvelle gauche britannique. 114 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, vol. 1, op. cit., p. 187. 294

4. Entre légitimité et légalité

Dans un mouvement parallèle à celui de la Résistance intérieure, la volonté d’un renouveau démocratique socialiste s’actualise à l’intérieur et autour des colonnes d’un journal dans un souci d’affirmer une légitimité qui dépasse de loin la légalité régnante. Et, à l’intérieur de ce journal et dans tous ces débats et efforts de construction d’une nouvelle gauche qui refuse de se soumettre au parti communiste admoniteur et ordonnateur et au parti socialiste compromis voire traitre des principes socialistes, Bourdet joue un rôle de leader. Sans doute, son passé de chef dans la Résistance et son journalisme persévérant et obstiné lui procurent une crédibilité accrue. Romantique peu sérieux au début de la Résistance selon certains et dans les conditions défavorables de l’époque, il le reste aux yeux de nombreux autres – « ange hurluberlu » dira

Mauriac – alors qu’il s’attaque aux politiques impériales du gouvernement français avant la grande vague de décolonisation. Mais les principes de justice, de vérité, d’humanité sont les mêmes, et ce sont sur ces principes éthiques qu’il s’appuie pour dénoncer une légalité qu’il juge illégitime. Ce n’est pas étonnant s’il apparaissait, avec ses confrères, comme des « demi-dieux » parmi les cercles estudiantins de l’époque aux dires Michelle Cotta fraîchement sortie de

« Science-Po » : « Pour moi, Claude Bourdet, Gilles Martinet, Hector de Galard étaient des demi-dieux. France Observateur était ma bible et mon maître115 ».

L’attitude gouvernementale était tellement illégitime pour les journalistes de France

Observateur que même la légalité était en péril. Après la censure de son article « Ne lancez pas le contingent dans votre guerre ! » le 7 septembre 1955, Bourdet, exposant les justifications du gouvernement concernant la censure, rétorque que « l’attitude gouvernementale n’est pas seulement antidémocratique et illégitime, sinon strictement illégale utilisant cet incroyable pouvoir discrétionnaire qui lui permet de "saisir tout écrit pouvant troubler l’ordre public",

115 Ibid., p. 235. 295 pouvoir que n’a jamais utilisé à la légère un gouvernement vraiment démocratique116 ». C’est dans ce même numéro qu’apparait l’article de Robert Barrat qui lui vaudra une inculpation et une arrestation, ce numéro étant lui-même saisi. Ce que l’on trouve dans cette observation de Bourdet est justement la mise en lumière de la contradiction du gouvernement qui use de son pouvoir pour limiter les libertés démocratiques fondamentales. Ce n’est donc pas un hasard si Bourdet conclut cet article avec la référence de la légalité au temps de la Résistance et du régime de

Vichy et de la menace que constitue, selon lui, tous ces abus du pouvoir : le fascisme. « La haine de toute contradiction a causé la ruine de bien des régimes. Nous sommes scandalisés et atterrés de voir des hommes qui ont, il y a quelques années, lutté avec courage contre une autre vérité d’État imiter aujourd’hui les errements qu’ils combattaient hier. Nous avons toujours dit : le fascisme colonial mène au fascisme dans la métropole. Nous en approchons117 ». La référence au fascisme est récurrente, depuis la torture érigée en système, la répression de l’État avec ses censures, saisies, inculpations, arrestations, jusqu’à sa politique intérieure qui apparait comme le miroir de sa politique coloniale. Ainsi, l’accession au pouvoir du général de Gaulle en 1958 n’est pas sans évoquer ce que craignait Bourdet, sorte de coup d’état légal(isé) qui aura la capacité d’assujettir la France.

Considérée comme la conséquence d’un climat confinant à l’arbitraire le plus absolu (la censure préventive est établie le 25 mai) évoquant les prémices d’une guerre civile ou d’une intervention militaire musclée en métropole (La Corse se rallie à Alger le 24), l’investiture du 1er juin s’apparente donc à une prise de pouvoir illégale, à l’acte de naissance du césarisme gaullien que l’équipe redoutait. Non parce que de Gaulle a profité d’un mouvement fascisant, mais parce qu’il s’est parjuré en trahissant sa mission de libérateur, en entretenant une équivoque tactique qui, selon Martinet, a favorisé la « capitulation » des forces républicaines.118

116 Claude Bourdet, « Notre liberté est la vôtre », France Observateur, no 279, 15 septembre 1955. 117 Idem. 118 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, vol. 2, op. cit., p. 16. 296

Le « Non à de Gaulle, non au fascisme » est un slogan qui parcourt le journal durant l’été, dont les journalistes sentent bien que la fin de la IVème République c’est aussi la fin « de ce régime né de la guerre, de leur guerre » et que « le cordon ombilical qui reliait les années 1950 à la

Résistance et, en amont, aux années 1930, est coupé »119. Ce n’est pas encore la fin de la guerre en Algérie, loin de là, mais c’est bien, semblerait-il, les prémisses de la fin d’une époque. Dès

1957 les topiques de la guerre civile et du coup d’état possibles se lisaient encore plus clairement que dans les années précédentes dans les articles et éditoriaux qui n’hésitaient pas à faire référence au 6 février 1934 et à Vichy, démontrant sans doute « combien la culture matricielle du journal est ancrée dans la tradition antifasciste et résistantielle des années 1934-1944120 ». Inspiré des luttes antifascistes des années 1930 et de l’expérience de la Résistance qui lui donne une véritable identité de résistance intellectuelle, le journal ne pouvait qu’être en porte-à-faux avec le nouveau de Gaulle. Au niveau de la relation du journal au pouvoir, à la guerre, il reste encore quelques années de luttes qui finiront sur une complète réorganisation du journal qui, en 1963 avec le départ de Bourdet, divisé notamment dans son opposition avec Martinet, et en 1964, au moment de la naissance du Nouvel Observateur et après le creux dans le lectorat causé entre autres par la fin des luttes anticoloniales et de la guerre d’Algérie, prendra le parti de s’inscrire dans le mouvement, inéluctable semble-t-il, de la société de consommation et de sa traduction en stratégie journalistique plus commerciale, plus conciliante. La lente et laborieuse naissance de la

Nouvelle gauche et sa concrétisation en termes politiques se fait juste avant l’arrivée de De

Gaulle et son affirmation, par la création de l’Union des gauches socialistes (UGS), peu après. La nouvelle gauche n’a pu peser et influencer vivement un cours différent.

119 Ibid., p. 16-17. 120 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, vol. 1, op. cit., p. 192. 297

Il faut probablement évaluer la question du timing qui permet à une revendication de légitimité radicale d’être entendue, de résonner et de s’inscrire dans un mouvement concret de changement politique. Les multiples et complexes circonstances ont permis à la Résistance intérieure d’acquérir un poids sans commune mesure au moment de la Libération en moins de quatre ans d’efforts et donc de lui donner la possibilité de participer à la restructuration du pouvoir. Dans cette décennie 1950, la Nouvelle gauche a peut-être manqué son rendez-vous direct avec l’histoire en ne constituant le PSU, bien plus important que l’UGS et le PSA qui fusionnent alors, qu’en 1960, soit deux ans après le retour au pouvoir du général de Gaulle.

Certes, l’influence du PSU et donc de la Nouvelle gauche sur la réformation du Parti socialiste dans la décennie suivante n’est pas négligeable, elle est même centrale. Mais le manque d’influence sur la constitution d’une Vème République au pouvoir exécutif si fort montre les limites du mouvement de la nouvelle gauche.

Pour Bourdet, une page se tourne définitivement avec la fin de l’aventure de France

Observateur, non sans qu’il ait continué de participer aux luttes les plus représentatives dans les derniers temps de la guerre d’Algérie, notamment le massacre à Paris des Algériens le 17 octobre

1961 et ce qui est désormais connu comme l’affaire du métro Charonne le 8 février 1962.

Bourdet est notamment le seul à attaquer directement le préfet de police Maurice Papon quelques jours après le 17 octobre 1961 en tant que conseiller municipal élu UGS au Conseil de Paris, le bombardant de questions accusatoires, commençant par les faits, discutant des origines de la répression policière, des conséquences de stratégies guerrières, de la possibilité d’instaurer la paix, et de la responsabilité du préfet de police. S’il a fallu longtemps pour que l’on reconnaisse les faits et les abus, Bourdet les assénait déjà au premier responsable. Ironie de l’histoire,

Bourdet s’attaquait là à un homme qui, bien plus tard, en 1998, allait être condamné pour

298 complicité de crimes contre l’humanité pour ses activités à Bordeaux pendant la seconde guerre mondiale. Bourdet le combattait déjà au début des années 1940... Peut-être est-il judicieux de présenter quelques extraits de son intervention du 27 octobre 1961?

J’en viens d’abord aux faits. Il n’est guère besoin de s’étendre. Parlerai-je de ces Algériens couchés sur le trottoir, baignant dans le sang, morts ou mourants, auxquels la Police interdisait qu’on porte secours ? Parlerai-je de cette femme enceinte, près de la place de la République, qu’un policier frappait sur le ventre ? Parlerai-je de ces cars que l’on vidait devant un commissariat du quartier Latin, en forçant les Algériens qui en sortaient à défiler sous une véritable haie d’honneur, sous des matraques qui s’abattaient sur eux à mesure qu’ils sortaient ? J’ai des témoignages de Français et des témoignages de journalistes étrangers. [...] Je veux seulement mentionner les faits les plus graves et poser des questions. Il s’agit de faits qui, s’ils sont vérifiés, ne peuvent pas s’expliquer par une réaction de violence dans le feu de l’action. Ce sont des faits qui méritent une investigation sérieuse, détaillée, impartiale, contradictoire. [...] De même, est-il vrai qu’un grand nombre des blessés ou des morts ont été atteints par des balles du même calibre que celui d’une grande manufacture qui fournit l’armement de la Police ? Qu’une grande partie de ces balles ont été tirées à bout portant ? [...] Et voici le plus grave : est-il vrai que dans la « cour d’isolement » de la Cité, une cinquantaine de manifestants, arrêtés apparemment dans les alentours du boulevard Saint- Michel, sont morts ? Et que sont devenus leurs corps ? Est-il vrai qu’il y a eu de nombreux corps retirés de la Seine ? Dans les milieux de presse, et pas seulement dans les milieux de la presse de gauche, dans les rédactions de la presse d’information, on parle de 150 corps retirés de la Seine entre Paris et Rouen. C’est vrai ou ce n’est pas vrai ? Cela doit pouvoir se savoir. Une enquête auprès des services compétents doit permettre de le vérifier. Cela implique, ai-je dit, non pas une enquête policière ou administrative, c’est-à-dire une enquête de la Police sur elle-même, mais une enquête très large, avec la participation d’élus. [...] Je pense, Monsieur le Préfet de Police, que vous avez agi dans toute cette affaire exactement comme ces chefs militaires qui considèrent que leur propre succès et leur propre mérite se mesurent à la violence des combats, à leur caractère meurtrier, à la dureté de la guerre. [...] C’est cette conception qui a été la vôtre à Constantine et celle que vous avez voulu importer dans la région parisienne, avec les résultats que l’on sait. [...] Voici ma question : est-il vrai qu’au mois de septembre et d’octobre, parlant à des membres de la Police parisienne, vous ayez affirmé à plusieurs reprises que le ministre de la Justice avait été changé, que la Police était maintenant couverte, et que vous aviez l’appui du gouvernement ? Si c’était vrai, cela expliquerait, en grande partie, l’attitude de la Police au cours de ces derniers jours. Si ce n’est pas vrai, tant mieux. De toute façon, d’ici quelques

299

années, d’ici quelques mois, quelques semaines peut-être, tout se saura, et on verra qui avait raison. Et si j’avais eu tort aujourd’hui, je serais le premier à m’en féliciter.

Il n’aura pas fallu des semaines ou des mois mais plutôt des années, voire des décennies, pour que l’on réalise combien il avait raison...

Ainsi, la décennie 1950 marque un tournant dans la résistance intellectuelle que Bourdet valorisait depuis son expérience dans la Résistance de la seconde guerre mondiale. Ce qui fait pivot durant ces années et qui lui permet de fédérer, autour de lui et de l’hebdomadaire pour lequel il écrit, tant de personnes autour d’un ou plusieurs objectifs communs, ce sont les

événements, marqués par la décolonisation avec la guerre d’Algérie en tête, et la réalisation de la sclérose des partis traditionnels. C’est dans l’événement que la résistance intellectuelle devient contestation. En effet, si les éléments essentiels de la lutte contre un pouvoir jugé illégitime sont similaires à ceux de la Résistance lors de la seconde guerre mondiale, le fait que la lutte prenne place à l’encontre d’un pouvoir qui se veut démocratique change la donne. La contestation joint donc réformisme et potentialité d’une révolution si les conditions le permettent, vision sur le long terme incarné dans la constitution d’une nouvelle gauche et actions mobilisatrices sur le court terme qui parsèment la décennie. Encore une fois, le lieu où prennent place mobilisations, expressions, dénonciations, arguments et autres actions intellectuelles qui constituent la résistance de la parole et de l’écrit, se fait autour et grâce au journal. C’est le propre du journaliste que de s’appuyer sur l’événement, de le prendre comme centre de l’analyse, comme moment qui permet de considérer passé, présent et futur en confrontant le contemporain. En tant qu’éditorialiste, Bourdet ne se contente pas de relever l’événement, de l’exposer, il en fait le pivot pour analyser la situation qui le dépasse, les conditions qui le structurent, le contexte dans lequel il prend place, et il propose ainsi la vision du journal en relation avec sa ligne éditoriale, et

300 la position intellectuelle de ce médium. En d’autres termes, ce journalisme-là n’est pas qu’un journalisme d’information, mais un journalisme de savoir, de pensée. C’est véritablement un courant de pensée que France Observateur a cherché à mettre en mouvement, une pensée à visée populaire puisque s’adressant à la population et cherchant à modifier la société. Le journal était le lieu d’intervention dans l’espace public pour les intellectuels résistants tels que définis précédemment. Et de même que l’indépendance de l’intellectuel est une condition essentielle de son action et de la mise en pratique de son opposition au service de la vérité et de la justice, l’indépendance du médium est une condition essentielle de la possibilité d’exposer ces interventions. En cela, la nouvelle formule du magazine politique indépendant en France inauguré par France Observateur s’inscrit dans l’histoire des média de manière conséquente.

La fin de l’histoire de Bourdet à France Observateur en 1963 est ancrée dans le différend persistant qui l’oppose à Martinet, à son rôle absentéiste de la rédaction où il partage les

éditoriaux avec Martinet depuis 1961, à l’étroite relation de l’hebdomadaire avec le PSU (né en

1960), au changement profond des intérêts du lectorat dans le monde médiatique de plus en plus consumériste... Par un retournement de situation pour le moins ironique, en 1963 « Bourdet est seul ; seul et engagé dans un parcours politique radicalisant qui emprunte un chemin inverse de celui de l’Obs. Décalage. En 1950, il voulait, trop tôt, l’ouverture au centre gauche. On l’en blâmait. Treize ans ont passé et il nourrit des prétentions contraires alors que le journal s’ouvre aux réformismes !121 »

La fin de la guerre d’Algérie et le départ de Bourdet de France Observateur auraient pu signaler la fin de son engagement politique : après tout, depuis la Résistance et le renouveau espéré traduit en échec politique, jusqu’au retour de De Gaulle au pouvoir, en passant par la longue guerre d’Indochine et celle de l’Algérie et, surtout, la fin de l’aventure de Bourdet à

121 Philippe Tétart, Histoire politique et culturelle de France Observateur, op. cit., t. 2, p. 210. 301

France Observateur, il est facile de regarder l’histoire comme une série d’échecs. On pourrait estimer avec David Drake que les intellectuels français n’ont eu qu’une influence très relative sur la politique, incapables de changer le cours des choses bien qu’ils aient permis de poser des questions difficiles, de clarifier des problèmes, de peser dans les débats politiques122. En tout cas, le début des années 1960 fut bel et bien la fin d’une époque tant au niveau politique pour la

France qu’au niveau médiatique. Mais Bourdet continua sur d’autres fronts : à Paris en tant que conseiller municipal, mais également en tant que leader du mouvement pour le désarmement atomique en France (qui lui même est lié à la nouvelle gauche123), au sein du PSU et participant à une tendance autogestionnaire, créant son propre journal, L’Action, puis vint son opposition à la guerre du Vietnam avant de devenir journaliste spécialiste du Proche-Orient et du conflit Israélo-

Palestinien pour Témoignage Chrétien. Il continua donc, mais avec moins de lumière qu’auparavant – et ici le concept de génération serait certainement moteur pour révéler le changement124 – à travailler sur les fronts qu’il occupa auparavant : politique, militantisme, journalisme, écriture. Mais cela, comme les années suivantes, c’est une autre histoire...

122 David Drake, Intellectuals and Politics in Post-War France, Londres, Palgrave, 2002. Cf. conclusion, p. 205-208. 123 Bourdet, le fondateur du Mouvement contre l’armement atomique (MCAA) en 1962 qui deviendra le Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté (MDLP) en 1968, est très lié au mouvement international contre l’armement nucléaire. Cf. les trois volumes de Lauwrence S. Wittner sur l’histoire du mouvement mondial pour le désarmement nucléaire : One World or None. A History of the World Nuclear Disarmament Movement Through 1953, Stanford, CA, Stanford University Press, 1995; Resisting the Bomb. A History of the World Nuclear Disarmament Movement, 1954-1970, Stanford, CA, Stanford University Press, 1997; Toward Nuclear Abolition. A History of the World Nuclear Disarmament Movement, 1971-Present, Stanford, CA, Stanford University Press, 2003. Quant au lien avec la nouvelle gauche, il est noté par Dorothy Thompson: « The anti-nuclear movement was an essential part of the New Left from the beginning ». (« On the Trail of the New Left », op. cit.). 124 Cf. Jean-François Sirinelli (dir.) « Générations intellectuelles. Effets d’âge et phénomènes de génération dans le milieu intellectuel français », Les Cahiers de l’IHTP, no6, novembre 1987 ; « Les générations », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 22, avril-juin 1989. 302

CONCLUSION 2ÈME PARTIE

La fin d’une époque déterminante : Contestation, journalisme, décolonisation

Dernier facteur, à mon avis le principal, du glissement vers la droite et du rétablissement de l’ancienne société, le problème colonial. Dans le démantèlement des conquêtes de la Résistance, dans la division de la gauche et dans l’affaiblissement du parti socialiste, dans l’effritement, année après année, du pouvoir gouvernemental, dans la renaissance du militarisme et dans le développement des difficultés économiques, la crise coloniale n’a cessé, de 1946 à 1958, de jouer un rôle primordial. C’est elle qui, en fin de compte, a ruiné la République et fourni à de Gaulle le tremplin pour s’emparer du pouvoir à la fin de mai 1958. Claude Bourdet, L’aventure incertaine

You have to abolish people or abolish war, you can’t have them both. Père Gustave in Bertolt Brecht, The Visions of Simone Machard

Fin d’une époque : l’agonie de la IVème République125 et l’instauration d’une Vème

République gaullienne au pouvoir exécutif fort, la fin de la guerre d’Algérie et la décolonisation126, le tournant médiatique avec l’avènement d’une société médiatique consumériste et l’essor de la télévision127, c’est en effet un nouveau basculement qui s’empare d’une France qui connait un essor économique et une explosion démographique, basculement qui, comme la Vème République, fait entrer la France dans une nouvelle phase128.

La deuxième partie de cette étude s’ouvrait sur le document « Thèses d’Octobre », écrit peu après la Libération. Après une quinzaine d’année d’histoire autour de Bourdet, il faut constater que, tout en restant marginal, le mouvement auquel il faisait appel s’est constitué et a

125 Michel Winock, L’agonie de la IVe République, Paris, Gallimard, 2006 ; Jacques Julliard, Naissance et mort de la IVe République, Paris, Calmann-Lévy, 1968. 126 Todd Shepard, The Invention of Decolonization. The Algerian War and the Remaking of France, Ithaca-London, Cornell University Press, 2006. 127 Fabrice D’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France de la Grande Guerre à nos jours, Paris, Flammarion, 2003. 128 Richard F. Kuisel, Seducing the French. The Dilemma of Americanization, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1993 ; Serge Bersetin et Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle. III. 1958 à nos jours, Paris, Complexe, 2006. 303 eu un écho important sur la France des années 1950, et les thèses qui étaient exposées, notamment sur les impasses proposées par les partis socialiste (SFIO) et communiste, sur la guerre froide, ont été ralliées par de nombreuses personnes d’univers différents.

Surtout, l’étude a montré que Bourdet était un élément essentiel, dans l’après-guerre en

France, du mouvement anticolonial, du milieu intellectuel, de la restructuration des minorités socialistes autour de la nouvelle gauche, de l’esprit de contestation et de l’attitude contestataire du journalisme politique, d’une critique et d’une éthique inspirées de la Résistance et de son combat. Et tout cela est étroitement lié : si la décolonisation prend un tournant international avec l’Indochine en 1950, cette relation n’est que le symptôme d’une crise plus profonde où le colonialisme et son pendant, l’anticolonialisme, sont à penser dans un univers qui met en jeu des valeurs tant nationales qu’universelles (pensons à la torture, au rapport du capitalisme au socialisme), questionnent les prises de consciences individuelles et la raison d’État, et donc la place, la responsabilité et le rôle des intellectuels.

En ce qui concerne les médias, entre la Libération et la fin de la IVème République,

Bourdet a persévéré dans l’effort de poursuivre les idéaux et principes de la Résistance brièvement à la radio, puis surtout à travers Octobre, Combat, et, bien sûr, France Observateur.

Ce fut difficile car, entre 1944 et 1958, « l’élan qui anime les médias de la Libération s’effrite bientôt, sous la pression des circonstances : leurs idéaux [...] sont progressivement mis à mal par l’encadrement de la liberté d’expression sous l’effet des guerres de décolonisation, par la crise de la presse d’opinion, par le retour des grands intérêts économiques129 ». Néanmoins, comme l’a montré la présente recherche, il existe un lien fort entre la forme du médium – volonté d’indépendance politique et économique de la presse écrite – et le contenu – résistance intellectuelle.

129 Fabrice D’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France, op. cit., p. 147. 304

Si le présent travail s’arrête avec l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, c’est entre autre parce que le symbole est fort. Le chef de la Résistance extérieure, que Bourdet critiqua à cause de sa volonté de faire taire les ambitions politiques de la Résistance intérieure, symbolise le retour du pouvoir exécutif dominant et d’un nouveau rapport au politique qu’illustre la nouvelle République gaullienne. De Gaulle affichera même pendant un temps sa volonté de mettre la France sur le chemin d’un neutralisme, pourtant bien différent de celui proposé par

Bourdet plus d’une décennie auparavant et pour qui neutralisme voulait absolument dire socialisme. Au-delà du symptôme immédiat d’une crise de la (dé)colonisation et du symptôme indirect d’un nouveau régime paternaliste, le retour du général représente la configuration d’une nouvelle France politique, économique, consumériste, sociale et médiatique. Bourdet avait souhaité autre chose, et il ne démentit jamais son opposition à la nouvelle République130.

« La cause immédiate du 13 mai pourrait tenir en trois mots : l’impossible décolonisation de l’Algérie » écrit Michel Winock131. Certainement, la décolonisation de l’Algérie a changé la

France132. Ces deux décennies entre 1940 et 1960 ont connu deux grandes fractures : la seconde guerre mondiale et la décolonisation, toutes deux façonnant la France de manière radicale, toutes deux menant à une nouvelle République. En France, ceux qui politiquement étaient dans la minorité, et qui défendaient une éthique telle que définie dans la conception de résistance intellectuelle, se sont bien souvent trouvés dans la Résistance intérieure d’abord, dans l’anticolonialisme ensuite. Ainsi Bourdet, appartenant à une minorité politique dans la

Résistance, dans l’anticolonialisme, dans le neutralisme, dans le combat contre la torture, dans la nouvelle gauche, dans le monde journalistique et intellectuel, est un des symboles inversés du

130 Michel Wieviorka, Nous entrerons dans la carrière, Paris, Seuil, 1989. 131 Michel Winock, La fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques 1871-1968, Paris, Calmann-Lévy, 1986, p. 272. 132 Cf. Etienne Balibar, « Algeria, France : One Nation or Two ? », in Joan Copjec et Michael Sorkin (eds.), Giving Ground : The Politics of Propinquity, Londres, Verso, 1999. 305 pouvoir, un contre-pouvoir têtu. Intellectuel et résistant, contestataire, inspiré par une éthique d’universalité et par l’expérience de la Résistance, dans une lutte quotidienne de l’écrit, il a fait de l’Algérie l’une de ses préoccupations principales dans un mouvement similaire à l’Indochine et à l’occupation allemande : un événement qui interpelle l’intellectuel résistant, et le pousse à recadrer certains débats, à dénoncer certaines injustices, à rappeler certaines vérités dans un appel à la conscience contre une raison d’État – l’étude suggère que regarder de ce côté de l’histoire n’est peut-être pas une entreprise vaine pour nos temps présents.

306

CONCLUSION

D’échec en échec, l’histoire : Résistance et nouvelle gauche, journalisme et minorités

Moi, j’ai le sentiment, quand je regarde ma vie, qu’il y a eu une série d’échecs. Ceci dit, de chaque échec est resté quelque chose. Claude Bourdet, Entretien, Archives privées

Ce n’est pas un hasard si les « grands intellectuels » qui ont jeté les bases du mouvement révolutionnaire contemporain – de Marx et Engels, en passant par Lénine et Rosa Luxembourg, jusqu’à Trotsky et Gramsci – n’ont pas été des professeurs, mais bien des journalistes, et parmi les plus grands de leur temps, en prise directe sur l’événement. Régis Debray, Le pouvoir des intellectuels en France

It is the responsibility of intellectuals to speak the truth and to expose lies. Noam Chomsky

À l’orée de ce travail, l’une des questions posées était la suivante : peut-on considérer qu’il existe une forme de résistance intellectuelle spécifique à la France depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à la fin de la décennie 1950 et qui serait liée à l’expérience de la Résistance ? Il est certain que l’on peut désormais tracer, depuis la

Résistance intérieure jusqu’à la nouvelle gauche et aux mobilisations contestataires des années 1950, un fil conducteur, une relation où l’on retrouve non seulement des acteurs de la Résistance, ou des sympathisants du combat de la Résistance, mais également toute une série de thèmes ou d’événements adaptés à la période de l’après-guerre : le combat pour la libération du territoire devient un autre moyen de critiquer la colonisation ; la lutte clandestine d’un mouvement de Résistance intérieure devient une nouvelle contestation du pouvoir étatique ; la révolution démocratique revendiquée autour d’un consensus socialiste issu de la Résistance devient une recherche d’un nouveau socialisme incarné dans la nouvelle gauche ; la lutte contre la violence de la Gestapo devient une

307 lutte contre la torture. Mise en garde répétée : cela ne veut pas dire que ce courant de pensée que la présente recherche s’est efforcée de retracer est le seul qui puisse revendiquer une affiliation avec la Résistance, légitimement ou non, ni que les formes de militantisme de l’après-guerre sont uniques et sans relation avec, par exemple, les combats des années 1930. Mais cette filiation est bel et bien présente depuis les « Thèses d’Octobre » écrites en 1945 jusque dans le combat contre le gouvernement français et son armée pendant la guerre d’Algérie. La Résistance est plus qu’une référence symbolique pour ceux qui accompagnent le courant de pensée que représente un périodique comme

France Observateur : les intellectuels y puisent une attitude, des principes, un vocabulaire, voire des stratégies. Surtout, l’étude a tenté de mettre en avant ce passage de la Résistance aux années 1950 en développant le concept de résistance intellectuelle auquel s’ajoute la notion de contestation évoquée par Bourdet. De la Résistance à la contestation prennent place une filiation, une adaptation, un effort de transposition d’une expérience spécifique, la Résistance, à une autre époque, l’après-guerre et le contexte de la guerre froide et de la décolonisation.

Bourdet serait-il particulièrement symbolique de cette résistance intellectuelle qui pourrait éventuellement s’appliquer à d’autres participants du courant de pensée incarné par France Observateur notamment ? Le travail effectué tend à démontrer que Bourdet a incarné un courant de pensée nouveau né dans la Résistance et qu’il a cherché à l’actualiser dans l’après-guerre à travers les médias et une certaine position politique. En ce sens, il représente l’intellectuel type qui mit ses valeurs, inspirées de l’expérience de la

Résistance, au service des principes universels de vérité ou de justice, et qui lutta dans le contemporain pour trouver les voies d’un socialisme nouveau, d’une révolution

308 démocratique nouvelle, d’une nouvelle gauche. Le fait que l’on puisse le trouver à la tête d’un des plus grands mouvements de la Résistance (Combat), puis d’un des journaux les plus représentatifs de la volonté de réformer la société par une révolution démocratique à la suite du combat clandestin de la Résistance (Combat), puis d’un des hebdomadaires les plus à la pointe du combat anticolonial en France (France Observateur), puis en tant que leader d’un nouveau courant politique revendiquant un nouveau socialisme (la nouvelle gauche), démontrent cette volonté de rester fidèle aux principes éthiques sur lesquels il s’appuya durant la seconde guerre mondiale (d’autres, on l’a évoqué dans la première partie, le firent pour d’autres raisons – patriotisme, nationalisme, etc.). L’étude attentive de ses écrits expose une constance dans la perspective adoptée, mais adaptée, grâce au journalisme et à l’analyse du quotidien, aux conditions nouvelles et chaque fois renouvelées.

Bourdet, intellectuel résistant ? Certainement. Un ancien résistant, mais un résistant qui se renouvelle. Exemple de l’intellectuel en opposition qui tient à garder son indépendance, personnelle et éditoriale, et qui revendique une éthique universelle pour juger les événements contemporains, il se distingue aussi par son journalisme critique, un journalisme d’opposition, de refus, et qui cherche à partir du concret et de l’événement pour discuter de grandes questions de société. Ancré dans un rôle de contestataire vis-à- vis du pouvoir gouvernemental ou du débat politique en général, Bourdet use de l’écrit pour signifier un refus et revendiquer des alternatives – comme dans la Résistance.

L’étude a cherché à mettre en avant ce parcours individuel en relation avec l’histoire collective pour déterminer le sens historique d’un tel parcours : comment

Bourdet évolue, se positionne, se définit, mais également comment il est lui-même

309 embarqué dans un flot historique. Ce que l’on perçoit, me semble-t-il, c’est la contingence mais également la direction d’une vie en rapport avec certains des plus grands événements de la société française depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à la fin de la décennie 1950. Si cette contingence est particulièrement claire dans certaines situations – l’entrée en Résistance, les camps de concentration, une carrière imprévue dans le journalisme – , elle n’en répond pas moins de certaines conditions sociales. Pour reprendre des termes bourdieusiens1, Bourdet est dans la minorité mais à l’intérieur d’un certain champ, et il est certainement privilégié socialement par sa naissance, son

éducation, ses opportunités, son milieu. La constance de son effort tient dans sa volonté de mettre ses privilèges et opportunités au service des autres, sans forcément échapper aux structures de pouvoir à l’intérieur desquelles il évolue. À la suite de la seconde guerre mondiale et alors qu’il est directeur de Combat, il jouit d’une réputation et d’un statut qui lui permettent de mettre son pouvoir symbolique au profit des idéaux forgés dans la

Résistance où là, par contre, au début de cette « aventure incertaine », son pouvoir symbolique était inexistant. Mais il faut aussi se demander en quoi Bourdet est absent de certains combats d’autres groupes minoritaires, alors que d’importants changements prennent place pendant cette période au niveau des droits de la femme, des descendants des sujets coloniaux qui habitent encore la France ou qui arrivent tout juste, et d’autres, tant d’autres opprimés qui, de par leur naissance, sont directement rejetés dans une minorité. En ce sens, l’étude est à continuer dans le temps pour voir à quelles causes il se joignit en plus de celle qui lui sera la plus proche à partir de la fin des années 1960, c’est-

à-dire la cause des palestiniens.

1 Cf. Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991, p. 3-46 ; Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984. 310

Point important de l’étude, la clef du parcours de Bourdet est sans aucun doute dans son intention de poursuivre l’aventure dans les médias. Et ici, comme l’étude l’a montré, l’indépendance intellectuelle est inséparable d’une indépendance médiatique. Le médium, périodique quotidien ou hebdomadaire, constitue le message2. Du Combat clandestin au France Observateur censuré, le périodique, lieu de l’écrit et de la pensée du contemporain, est le lieu de rencontres et un espace créateur de réalités non seulement discursives mais également, et surtout, potentiellement déstabilisatrices. L’écrit a le potentiel d’être action. En choisissant de mettre le journalisme et le journaliste professionnel, éditorialiste, au centre de l’analyse, l’étude tient cependant à démarquer la conception de l’intellectuel résistant de l’intellectuel engagé si cher à Jean-Paul Sartre3 en insistant sur la spécificité du journalisme dans la lutte idéologique et conceptuelle quotidienne.

Au-delà de ce travail, la recherche pointe vers au moins deux nouvelles avenues.

La première voie mènerait à une nouvelle approche de l’importance du journalisme de l’après-guerre dans son rapport intrinsèque à l’expérience de la Résistance. Quels furent ces périodiques qui, se revendiquant, explicitement ou non, de l’expérience de la

Résistance et des journaux clandestins, ont repris à leur compte la volonté d’indépendance propres à la clandestinité ? Quelles furent les stratégies de mise en pratique d’un refus originel menant à des alternatives possibles ? Comment ont-ils tenté de fédérer depuis le lieu de l’écrit diverses populations sensibles à leur combat ? Ces questions portent en soi une approche à l’histoire qui se voudrait ancrée dans l’histoire

2 Marshall McLuhan, Understanding Media : The Extensions of Man, Cambridge, MA, MIT Press, 1994 [1964]. 3 Cf. Jean-Paul Sartre, Situations, II. Littérature et engagement, Paris, Gallimard, 1948. Cf. également Benoît Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2000. 311 retranscrite, formulée et recréée par l’événement quotidien et son analyse au jour le jour.

Comment penser le présent dans l’écrit journalistique qui, en cet après-guerre, porte en soi la fracture opérée par la seconde guerre mondiale et qui cherche à retranscrire, ou rester fidèle à l’attitude résistante lors de cette fracture ? Plus largement, en quoi le journalisme est-il potentiellement révolutionnaire dans cet après-guerre français ?

La seconde avenue chercherait à proposer une généalogie de la nouvelle gauche que porte France Observateur en regardant à la fois en amont et en aval. Quelle fût l’influence de la Résistance et de ses acteurs dans la constitution d’une nouvelle gauche, d’un courant de pensée, d’une nouvelle proposition politique ? Comment la nouvelle gauche, née en France sur les débris de la seconde guerre mondiale et sur les espoirs de la

Résistance, s’est-elle développée ailleurs et quels sont les éléments qui ont survécu outre- manche et, finalement, outre-mer dans les États-Unis des années 1960 si tel est

éventuellement le cas ? Peut-on voir en partie dans l’explosion de mai 68 les restes d’une attitude contestataire propre aux années 1950 et à l’émergence d’une nouvelle gauche ?

C’est toute l’étude, à la fois théorique et concrète d’une pensée fédératrice constituée à partir de refus et d’échecs qui est en jeu.

Enfin, peut-être pouvons-nous lancer un cri d’appel énoncé par Régis Debray au commencement de ce travail lorsqu’il écrivait qu’il faudrait que nous nous posions « la question de savoir si nous n’aurions pas intérêt, nous les citoyens ordinaires, à donner droit de cité à l’attitude du minoritaire-né ». En reformulant cette dernière expression et en évoquant plutôt un minoritaire politique, voire un politiquement mineur, nous pourrions imaginer un vaste projet d’ensemble que cette histoire du milieu du siècle, voire du XXème siècle et du XXIème siècle, qui donnerait droit de cité aux intellectuels et

312 intellectuelles qui n’ont cessé de se trouver dans le contre-pouvoir, dans le refus, dans la résistance intellectuelle et qui furent laissés de côté de l’histoire traditionnelle, mais plus largement des groupes minoritaires aisément oubliés, marginalisés, et qui pourtant ont contribué à l’histoire4. Cela demanderait de penser le pouvoir, l’État et la raison d’État, face à la conscience de chacun, là où commence le refus. Et peut-être que c’est, en plus d’un projet historique, un projet pour notre présent toujours renouvelé que de regarder autour pour ces intellectuels qui résistent, et de nous inspirer de ceux qui ont agi, théoriquement et concrètement, pour changer ces choses insupportables.

Le message le plus vrai, le plus irrécusable que la Résistance européenne adresse à nos contemporains et à leurs descendants, et qu’elle énonce bien entendu aux côtés de toutes les autres révoltes qui, à travers les siècles, sont parties de la même constatation et en ont tiré la même conclusion : c’est qu’il y a des choses qu’on ne peut pas supporter.5

4 Un travail que l’historien américain Howard Zinn a entrepris sur les États-Unis. Cf. Howard Zinn, A Popular History of the United States. 1492-Present, New York, HarperCollins, 2005 [1980]. 5 Claude Bourdet, L’aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration, Paris, Stock, 1975, p. 453. 313

BIBLIOGRAPHIE

ARCHIVES

Archives Privées Claude Bourdet, Paris. « Fonds Claude Bourdet », Bibliothèque Nationale de France. « Dossiers Stock », « Fonds Seuil », Institut Mémoires de l'édition contemporaine.

PÉRIODIQUES

Hebdomadaires et revues (mensuelles, bimensuelles, bimestrielles) Esprit, L’Express, L’Illustration, L’Observateur (France Observateur), La Revue des deux-mondes, La Revue internationale, Le Canard enchainé, Les Lettres françaises, Les Temps modernes, Marianne, New Left Review, New Reasoner, Octobre, Socialisme ou barbarie, Témoignage chrétien, The Nation, The New York Times, Terre des Hommes, Universities & Left Review, Vu

Quotidiens Combat, Franc-Tireur, France-Soir, L’Humanité, Le Figaro, Le Monde, Libération, Le Populaire

Dossiers « Engagements intellectuels », Actes de la recherche en sciences sociales 1/2009 (n° 176- 177).

« Générations intellectuelles. Effets d’âge et phénomènes de génération dans le milieu intellectuel français », Sirinelli, Jean-François (dir.), Les Cahiers de l’IHTP, no6, novembre 1987.

« Les engagements du 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 60, 1998/4.

« Les générations », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no22, avril-juin 1989.

« Les intellectuels, la critique & le pouvoir », Coordination Thierry Discepolo, Charles Jacquier & Philippe Olivera, Agone no 41 et 42, 2009.

« Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux », Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Les Cahiers de l’IHTP, n°20, mars 1992.

« The French Intellectuals: New Engagements. », L’esprit Créateur, Volume 37, Number 2, Été 1997.

314

« Aspects nouveaux de la société américaine », Les Temps modernes, no 152, Octobre 1958, pp. 577-700.

« Franco-American Studies : A Bibliography, 1948-1950 », The French American Review 5, no 2, 1981, 94-155.

« Franco-American Studies : A Bibliography, 1950-1953 », The French American Review 7, no 2, 1983, 67-178.

« La société de consommation », La Nef no 37, Avril-Août 1969, pp. 1-222.

« Les États-Unis, les Américains et la France, 1945-1953 », Sondages no 2, 1953, pp. 1- 78.

MÉMOIRES

Aragon, Charles d’, La Résistance sans héroïsme, Paris, Édition du Tricorne, 2001.

Aron, Raymond, Mémoires. Cinquante ans de réflexions politiques, Paris, Julliard, 1983.

Astier de la Vigerie, Emmanuel d’, Sept fois sept jours, Paris, 10/18, 1963.

Aubrac, Raymond, Où la mémoire s’attarde, Odile Jacob, 1996.

Beauvoir, Simone de, La force des choses, (2 vols.), Paris, Gallimard, 1963.

------, La force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960.

Bourdet, Claude L’aventure incertaine. De la résistance à la restauration, Paris, Stock, 1975.

Cordier, Daniel, Alias Caracalla : mémoires, 1940-1943, Paris, Gallimard, 2009.

Craipeau, Yvan, Mémoires d’un dinosaure trotskyste. Secrétaire de Trotsky en 1933, Paris, L’Harmattan, 1999.

Daix, Pierre, J’ai cru au matin, Paris, Robert Laffont, 1976.

Desanti, Dominique, Ce que le siècle m’a dit. Mémoires, Paris, Plon, 1997.

Fay, Victor, La flamme et la cendre. Histoire d’une vie militante, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1989.

Frenay, Henri, La nuit finira, Paris, Robert Laffont, 1973.

Gaulle, Charles de, Mémoires de guerre, 3 vol., Paris, Presses Pocket, 1980 [1954, 1956, 1959].

315

Guillain de Bénouville, Pierre, Le sacrifice du matin, Paris, Robert Laffont, 1946.

Guingouin, Georges, 4 ans de lutte sur le sol limousin, Limoges, Lucien Souny, 1991.

Humbert, Agnès, Notre guerre. Souvenirs de Résistance, Paris, Tallandier, 2004 [1946].

Kriegel, Annie, Ce que j’ai cru comprendre, Paris, Robert Laffont, 1991.

Lanzmann, Claude, Le lièvre de Patagonie. Mémoires, Paris, Gallimard, 2009.

Lévy, Jean-Pierre, Mémoires d’un franc-tireur. Itinéraire d’un résistant (1940-1944), Bruxelles, Complexe-IHTP, 1998.

London, Lise, La mégère de la rue Daguerre. Souvenirs de Résistance, Seuil, 1995.

Morin, Edgar, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1970 [1959].

Passy, colonel, Mémoires du chef des services secrets de la France libre, Paris, Odile Jacob, 2000 [1947,1948.1951].

Roy, Claude, Moi je, Paris Gallimard, 1969.

------, Nous, Paris, Gallimard, 1972.

Seligmann, Françoise, Liberté, quand tu nous tiens, 2 vols., Paris, Fayard, 2000, 2003.

Stéphane, Roger, Tout est bien. Chroniques, Paris, Quai Voltaire, 1989.

Teitgen, Pierre-Henri, « Faites entrer le témoin suivant », 1940-1958, de la Résistance à la Ve République, Ouest-France, 1988.

Viannay, Philippe, Du bon usage de la France. Résistance, journalisme, Glénans, Paris, Ramsay, 1988.

Vistel, Alban, La nuit sans ombre. Histoire des mouvements unis de résistance, leur rôle dans la libération du Sud-Est, Paris, Fayard, 1970.

SOURCES IMPRIMÉES

« Claude Bourdet contre Henry Smadja. Plaidoirie de Me Boissarie », 20 décembre 1950, Université de Paris, B.B.I.C.

Adorno, Theodor W., Critical Models: Interventions and Catchwords, New York, Columbia University Press, 1998 [1969].

Agulhon, Maurice, La République, 1880 à nos jours, Paris, Hachette, 1990.

316

Ajchenbaum, Yves-Marc, À la vie à la mort. Histoire du journal Combat, 1941-1974, Paris, Le Monde Éditions, 1994.

Albert, Pierre, Histoire de la presse, Paris, PUF, 1996 [1970].

Anderson, Benedict, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London-New York, Verson, 2006 [1983].

Andrieu, Claire, Le programme commun de la Résistance. Des idées dans la guerre, Paris, Éditions de l’Érudit, 1984.

Antelme, Robert, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1978 [1957].

Apollinaire, Guillaume, Alcools, Paris, Gallimard, 1920.

Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Agora, 2002 [1958].

------, The Origins of Totalitarianism, San Diego-New York-London, Harcourt, 1976 [1951].

Ariès, Philippe, « L’histoire des mentalités », in La nouvelle histoire, Paris, CEPL, 1978, p. 402-423.

Aron, Jean Paul, Les modernes, Paris, Gallimard, 1984, 318p.

Aron, Raymond, Le spectateur engagé, Paris, Presses Pocket, 1981.

------, L’opium des intellectuels, Paris, Hachette, 1955.

Azéma, Jean-Pierre et François Bédarida (dir.), La France des années noires, 2 vols., Paris, Seuil, 1993.

Azéma, Jean-Pierre et Olivier Wieviorka, Vichy, 1940-1944, Perrin, 2004 [1997].

Badiou, Alain, « Panorama de la philosophie française contemporaine », Conférence à la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires, 1 juin 2004.

Bacciocco, Jr., Edward J., The New Left in America. Reform to Revolution, 1956 to 1970, Stanford, Hoover Institution Press, 1974.

Baecque, Antoine de (Ed.), Les écrivains face à l’histoire (1920-1996), Paris, Bibliothèque publique d'information, 1998.

Balibar, Etienne, « Algeria, France : One Nation or Two ? », in Joan Copjec et Michael Sorkin (eds.), Giving Ground : The Politics of Propinquity, Londres, Verso, 1999.

Barré, Jean-Luc, François Mauriac, biographie intime, 1940-1970, vol. 2, Paris, Fayard, 2010.

317

Beauvoir, Simone de, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1976 [1949].

Beauvoir, Simone de et Gisèle Halimi, Djamila Boupacha, Paris, Gallimard, 1962.

Becker, Jean-Jacques et Gilles Candar, Histoire des gauches en France. Volume 2. XXe siècle : à l’épreuve de l’histoire, Paris, La Découverte, 2005.

Bédarida, François (dir.), L’histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris : Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1995.

------, « Temps présent et présence de l’histoire », in Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS, 2004, p. 391-402.

------, « Une invitation à penser l’histoire : Paul Ricœur, la mémoire, l’histoire et l’oubli », Revue historique, 2001, 3, no 619.

Bellanger, Claude, La presse clandestine. 1940-1944, Paris, Armand Collin, 1961.

Bellanger, Claude, Jacques Godechot, Pierre Guiral et Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, t. IV : de 1940 à 1958, Paris, PUF, 1975.

Belot, Robert, Henri Frenay. De la Résistance à l’Europe, Paris, Le Seuil, 2003.

Benda, Julien, La trahison des clercs, Paris, Le livre de poche, 1977.

Benjamin, Walter, « Thèses sur le concept d’histoire », 1940.

------, The Work of Art in the Age of Its Technological Reproducibility, and Other Writings on Media, Cambridge, Harvard University Press-Belknap Press, 2008.

Berstein, Serge, La France des années trente, Paris, Armand Colin, 1988.

Berstein, Serge et Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle. II. 1930-1958, Perrin, 2009 [1991].

Besnier, Jean-Michel, La politique de l’impossible. L’intellectuel entre révolte et engagement, Paris, La Découverte, 1998.

Beuve-Méry, Hubert, Paroles écrites, Paris, Grasset, 1991.

Biondi, Pierre et Gilles Morin, Les anticolonialistes, Paris, Robert Laffont, 1992.

Bitsch, Marie-Thérèse, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Paris, Complexe, 2004.

Blanchot, Maurice, « Les intellectuels en question », Le Débat, no 29, mars 1984.

Bloch, Marc, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris: Armand Colin, 2004 [1949].

318

------, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006.

Blum, Françoise (dir.), Les vies de Pierre Naville, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007.

Bodin, Louis, Les intellectuels existent-ils ?, Bayard, 1997.

Boittin, Jennifer Anne, Colonial Metropolis: The Urban Grounds of Anti-Imperialism and Feminism in Interwar Paris, University of Nebraska Press, 2010.

Boltanski Luc et Pierre Bourdieu, « Les aventures d’une avant-garde », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2-3, juin 1976.

Bondi, Jean-Pierre et Gilles Morin, Les anticolonialistes (1881-1962), Paris, Robert Laffont, 1992.

Boschetti, Anna, Sartre et « Les Temps modernes ». Une entreprise intellectuelle, Paris, Edition de Minuit, 1985.

Bossuat, Gérard, Éric Bussière, Robert Frank [et al.], L’expérience européenne : 50 ans de construction de l’Europe 1957-2007 : des historiens en dialogue, Actes du colloque international de Rome 2007, Groupe de liaisons des professeurs d’histoire contemporaine auprès de la Commission européenne, Bruxelles, Bruylant, 2010.

Boudic, Goulven, Esprit. 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue, Paris, Edition de l’Imec, 2005.

Boudon, Raymond, « L’intellectuel et ses publics : les singularités françaises », in Français qui êtes-vous ?, La Documentation Française, 1981.

Bourdet, Claude*, A qui appartient Paris ?, Paris, Seuil, 1972.

------, L’Europe truquée, Paris, Seghers, 1977.

------, Les chemins de l’unité, Paris, Maspéro, 1964.

------, Le schisme yougoslave, Editions de Minuit, Paris, 1950.

------, Mes batailles. Récit, Ozoire-la-Ferrières, In fine, 1993.

------, « Petite théorie de la contestation », Comprendre. Revue de politique et de culture, no 35-36, Société européenne de culture, Venise, Officine grafiche C. Ferrari, 1970.

* La liste de tous les articles et autres publications de Claude Bourdet issus de périodiques ou de livres collectifs étant trop longue, je ne cite dans cette bibliographique que les livres dont il est l’auteur et deux articles particulièrement significatifs.. 319

------, « The French Left – Long-Run Trends », Universities & Left Review, 1, no. 1, Spring 1957, 13‐16.

Bourdieu, Pierre, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991, p. 3-46.

------, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984.

------, Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille, Agone, coll. « Contre feux », 2002.

------, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994.

Bourdieu, Pierre et Roger Chartier, « Gens à histoire, gens sans histoire : dialogue Bourdieu/Chartier », Politix, vol. 2, no 6, 1989, p. 53-60.

Bourg, Julian (ed.), After the Deluge. New Perspectives on the Intellectual and Cultural History of Postwar France, Oxford, Lexington Books, 2004.

Burke, Peter, The French Historical Revolution: The Annales School, 1929-1989, Stanford University Press, Stanford, CA, 1990.

Burrin, Philippe, La France à l’heure allemande. 1940-1944, Paris, Seuil, 1995.

Cahiers de l’IHTP, Racine, Nicole et Michel Trebitsch (dir.), « Sociabilités intellectuelles, lieux, milieux, réseaux », no 20, mars 1992.

Cahiers Georges Sorel, « Les revues dans la vie intellectuelle », no 5, 1987.

Camus, Albert, Actuelles. Chroniques 1944-1948, Paris, Gallimard, 1950.

------, Actuelles II. Chroniques, 1948-1953, Paris, Gallimard, 1953.

------, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951.

Carey, James W., Communication as Culture. Essays on Media and Society, New York- London, Routledge, Revised Edition, 2009 [1989].

Castagnez-Ruggiu, Noëlline, Histoire des idées socialistes, Paris, La Découverte, 1997.

Caute, David, Communism and the French Intellectuals, 1914-1960, New York, Macmillan, 1964.

Certeau, Michel de, « Écritures et histoires », in L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p.7 – 26.

------, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990.

320

Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes : colonisés et anticolonialistes en France 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1982.

Chambers, Iain et Lidia Curti (eds.), The Post-colonial Question: Common Skies, Divided Horizons, London, Routledge, 1996.

Char, René, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Éditions de la Pléiade, 1983.

Chartier, Roger, « Histoire intellectuelle et histoire des mentalités. Trajectoires et questions », Revue de synthèse, 1983.

------, « Le monde comme représentation », Annales E.S.C. 44.6 [nov. déc. 1989].

Chatelain, A., Le Monde et ses lecteurs sous la IVème République, Paris, A. Colin, 1962.

Chatterjee, Partha, The Nation and its Fragments: Colonial and Post-colonial Histories, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1993.

Chaubet, François, « Enjeu - Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle. Bilan provisoire et perspectives », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 101, 2009/1.

Choisnel, Emmanuel, L’Assemblée Consultative Provisoire (1943-1945). Le sursaut républicain, Paris, L’Harmattan, 2007.

Chomsky, Noam, American Power and the New Mandarins, New York, New Press, 2002 [1969].

------, For Reasons of State, New York-London, The New Press, 2003 [1972].

------, “Philosopher and Public Philosophy”, Ethics, Volume 79, Issue 1, October 1968, p.1-9.

------, Powers and Prospects. Reflections on Human Nature and the Social Order, Boston, South End Press, 1996.

------, “Simple Truths, Hard Problems ”, Talk at Royal Institute of Philosophy, London, May 19, 2004.

------, “The Responsibility of Intellectuals”, American Power and the New Mandarins, New York: The New Press, 2002 [1967], p. 323-367.

Clément, Claude, L’Affaire des fuites. Objectif Mitterrand, Paris, Olivier Orban, 1980.

Cohen, Elie A., Human Behaviour in the Concentration Camp, London, Free Association Books, 1988.

Colletti, Lucio, Le déclin du marxisme, Paris, PUF, 1984.

321

Cooper, Frederick et Ann Laura Stoler, Tensions of Empire: Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, CA, University of California Press, 1997.

Cordier, Daniel, Jean Moulin. L'Inconnu du Panthéon, 3 vol., Paris, Jean-Claude Lattès, 1989-1993.

------, La République des catacombes, Paris, Gallimard, 1999.

Corpet, Olivier, « La revue », Jean-François Sirinelli, Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, 1992.

Craipeau, Yvan, La révolution qui vient. Les voies nouvelles du socialisme, Paris, Éditions de Minuit, Paris, 1957.

Crozier, Michel, « Les angoisses existentielles des intellectuels français : réflexion sur vingt années de révolution culturelle », Commentaire, no 6, été 1979.

------, Ma belle époque, Paris, Fayard, 2002.

Cuenot, Alain, Pierre Naville (1904-1993). Biographie d’un révolutionnaire marxiste, Nice, Bénévent, 2007.

D’Appollonia, Ariane Chebel, Histoire politique des intellectuels en France (1944-1954), 2 vol., Bruxelles, Éditions Complexes et PUF, 1990.

D'Almeida, Fabrice et Christian Delporte, Histoire des médias en France, de la Grande Guerre à nos jours, Flammarion, 2010 [2003].

Darwin, John, Britain and Decolonisation: The Retreat from Empire in the Post-war World, Basingstoke, Macmillan, 1988.

Davidson, Naomi, Only Muslims: Embodying Islam in 20th Century France, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2012.

De la Résistance à la Révolution. Anthologie de la presse clandestine française, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, « Les cahiers du Rhône », 1945.

Debray, Régis, « Claude Bourdet », octobre 1996. Disponible sur: http://regisdebray.com/politique:articles.

------, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 2001.

------, Le pouvoir des intellectuels en France, Paris, Ramsay, 1979.

------, Le scribe, Paris, Grasset, 1980.

Delporte, Christian, Intellectuels et politique en France, Paris, Ramsay, 1979.

322

Delporte, Christian, Jean-Yves Mollier et Jean-François Sirinelli (dir.), Dictionnaire de la France contemporaine, Paris, Presse Universitaire de France, 2010.

Denis, Benoît, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2000.

Des Pres, Terrence, The Survivor: An Anatomy of Life in the Death Camps, Oxford, Oxford University Press, 1980.

Desanti, Dominique, Les Staliniens. Une expérience politique (1946-1954), Paris, Fayard, 1975.

Descombes, Vincent, Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Éditions de Minuit, 1979.

Dewey, John, The Public and its Problems, New York, Swallow Press, 1954.

Domenach, Jean-Marie, Beaucoup de gueule et peu d’or, Journal d’un réfractaire, 1944- 1977, Paris, Seuil, 2001.

------, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1978.

Dosse, François, « Pour une histoire intellectuelle sans réduction », Le Débat, no 73.

------, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2011 [2005].

------, La marche des idées. Histoire des intellectuels – histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003.

------, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, Paris, La Découverte, 1997.

Douzou, Laurent, La Résistance française: une histoire périlleuse. Essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2005.

Douzou, Laurent, Robert Frank, Denis Peschanski et Dominique Veillon (dir.), La Résistance et les Français : villes, centres et logiques de décision. Actes du colloque international tenu à Cachan du 16 au 18 novembre 1995, Paris, ENS, 1995.

Drake, David, Intellectuals and Politics in Post-War France, Londres, Palgrave, 2002.

Duclert, Vincent, « Les intellectuels, un problème pour l’histoire culturelle », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques , no 31, 2003.

Duhamel, Éric, Histoire politique de la IVe République, Paris, La Découverte, 2000.

Dujardin, Philippe (dir.), Du groupe au réseau, Ed. Du CNRS, 1988.

Durkheim, Émile, « L’individualisme et les intellectuels », 1898.

323

Einaudi, Jean-Luc, La Bataille de Paris – 17 octobre 1961, Paris, Seuil, 1991.

Epstein, Simon, Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Paris, Albin Michel, 2008.

Estier, Claude, La gauche hebdomadaire, 1914-1962, A. Colin, 1962.

------, La plume au poing, Paris, Stock, 1977.

Eveno, Patrick, Histoire du journal Le Monde. 1944-2004, Paris, Albin Michel, 2004.

Fanon, Frantz, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002 [1961].

Farge, Arlette, Goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989.

Foucault, Michel, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

------, Dits et écrits. 1954-1988, 4 vol., Paris, Gallimard, 1994.

------, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 175-210.

------, « Le monde est un grand asile », Dits et écrits, Texte no 126, t. 2, p. 431-433.

------, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.

------, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

François, Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006.

Frank, Bernard, Mon siècle. Chroniques, Paris, Quai Voltaire, 1993.

Fremigacci, Jean, « La vérité sur la grande révolte de Madagascar », L’histoire, no 318, Mars 2007.

Gaddis, John Lewis, The Landscape of History: How Historians Map the Past, Oxford University Press, New York, 2002.

Garnier, Bernard, Jean-Luc Leleu, Jean Quellien et Anne Simonin (ed.), Pourquoi résister ? Résister pour quoi faire ?, Actes du colloque des 2, 3 et 4 décembre 2004, Centre de Recherche d’Histoire Quantitative CNRS – Université de Basse- Normandie, Collection « Seconde Guerre mondiale », n0 6, Caen, 2006.

Gault, Jean-Pierre, Histoire d’une fidélité. Témoignage Chrétien, 1944-1956, Paris, Éditions Témoignage Chrétien, 1963.

Gedenkstätte Buchenwald (ed.), Buchenwald Concentration Camp 1937-1945. A Guide to the Permanent Historical Exhibition, Göttingen, Wallstein, 2004.

324

Gerbet, Pierre, La construction de l’Europe, Paris, Imprimerie nationale, 2007.

Gilzmer, Mechtild, Christine Levisse-Touze, Stefan Martens, Les femmes dans la Résistance en France, Actes du colloque international de Berlin, 8-10 octobre 2001, organisé par le Mémorial de la Résistance allemande de Berlin (Gedenkstätte Deutscher Widerstand) et par le Mémorial du Maréchal Leclerc de Hauteclocque/Musée Jean Moulin, Paris, Tallandier Editions, 2003.

Giolitto, Pierre, Histoire de la Milice, Paris, Perrin, 1997.

Girardet Raoul, L'Idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table Ronde, 1972.

Grazia, Victoria de, Irresistible Empire: America's Advance through Twentieth-Century Europe, Cambridge, MA-London, The Belknap Press of Harvard University Press, 2005.

Grémion, Pierre, Intelligence de l’anticommunisme. Le congrès pour la liberté de la culture à Paris. 1950-1975, Paris, Fayard, 1995.

------, La plume et la tribune. Jacques Nantet, homme de lettres parisien, Paris, Gallimard, 2001.

Grémion, Pierre et François Bondy, « Preuves », Une revue européenne à Paris, Paris, Julliard, 1989.

Grenier, Roger, Pascal Pia ou le droit au néant, Paris, Gallimard, 1989.

Günter, Bischof, Anton Pelinka et Alexander Lassner (ed.), The Dollfuss/Schuschnigg Era in Austria. A Reassessment, New Brunswick (U.S.A.) and London (U.K.), Transaction Publishers, Contemporary Austrian Studies, vol. 11, 2003.

Guttenplan, D.D., American Radical. The Life and Times of I. F. Stone, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2009.

Habermas, Jürgen, The Structural Transformation of the Public Sphere: An Inquiry into a category of Bourgeois Society, Polity, Cambridge, 1989 [1962].

Hackett, David A., The Buchenwald Report, Boulder, CO, Westview Press, 1995.

Halimi, Serge, Les nouveaux chiens de garde, Liber-Raisons d’agir, 2005.

Hall, Stuart, « Encoding/Decoding », in Stuart Hall, Dorothy Hobson, Andrew Love et Paul Willis (eds.), Culture, Media, Language, Londres, Hutchinson, 1980.

------, « Life and Times of the First New Left », New Left Review, no 61, Janvier-Février 2010.

------, Representation: Cultural Representations and Signifying Practices, London, Sage, in association with the Open University, 1997. 325

------, « The Emergence of Cultural Studies and the Crisis of Humanities », October, Vol. 53, The Humanities as Social Technology, Été 1990.

------, « The Rediscovery of ‘Ideology’ and the Return of the Repressed in Media Studies », in Michael Gurevich et alt. (eds.), Culture, Society and the Media, New York, Methuen, 1982.

Hall, Stuart and Bram Gieben (eds), Formation of Modernity, Cambridge, Polity Press, in association with Blackwell and the Open University, 1992.

Hardt, Michael, et Antonio Negri, Empire, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2000.

Havel, Vaclav, The Power of the powerless: citizens against the state in central-eastern Europe, 1978.

Hirsch, Arthur, The French New Left: An Intellectual History from Sartre to Gorz, Boston, South End Press, 1981.

Hobsbawm, Eric, The Age of Extremes. A History of the World, 1914-1991, New York, Vintage Books, 1994.

Jahan, Sébastien et Alain Ruscio (dir.), Histoire de la colonisation. Réhabilitations, falsifications et instrumentalisations, Paris, Les Indes savantes, 2007.

Jamet, Michel, Journaux d’opinions et hebdomadaires d’information générale, Paris, ENS Saint-Cloud, 1983.

------, Les défis de l’Express, Paris, Cerf, 1981.

Jeanneney, Jean-Noël et Jacques Julliard, Le Monde de Beuve-Méry ou le métier d’Alceste, Paris, Seuil, 1979.

Joseph, Lawrence, Catherine Pozzi. Une robe couleur du temps, Paris, La différence, 1988.

Judt, Tony, Past imperfect : French intellectuals, 1944-1956, Berkeley-Los Angeles- London, University of California Press, 1992.

------, Un passé imparfait. Les intellectuels en France, 1944-1956, Paris, Fayard, 1992.

------, Postwar. A History of Europe Since 1945, New York-London, Penguin Books, 2005.

Julien, Charles-André, L’Afrique du Nord en marche, Algérie-Tunisie-Maroc, 1880-1952, Paris, Omnibus, 2002, [1952] ; édition revue et augmentée en 1972.

Julliard, Jacques, Les gauches françaises. 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Paris, Flammarion, 2012. 326

------, Naissance et mort de la IVe République, Paris, Calmann-Lévy, 1968.

Julliard, Jacques et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels, Paris, Seuil, 2002.

Kaufman, Dorothy, « L’humanisme féminin », in Nicole Racine et Michel Trebitsch, Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, Paris, Complexe, 2004.

Kedward, Harry Roderick, Resistance in Vichy France : a study of ideas and motivation in the Southern Zone, 1940-1942, Oxford-New York, Oxford University Press, 1978.

Kesler, Jean-François, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste. Les minorités qui ont rénové le P.S., Toulouse, Privat, 1990.

Knapp, Andrew, The Uncertain Foundation : France at the Liberation, 1944-47, Basingstoke, England-New York, Palgrave Macmillan, 2007.

Kogon, Eugen, The Theory and Practice of Hell: The German Concentration Camps and the System Behind Them, New York, Farrar, Straus, and Giroux, 2006.

Koreman, Megan, The expectation of Justice : France, 1944-1946, Durham, NC, Duke University Press, 1999.

Kuisel, Richard, Seducing the French : The Dilemma of Americanization, Los Angeles- Berkeley-London, University of California Press, 1993.

Laborie, Pierre, L’opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990.

Lacorne, Denis, Jacques Rupnik and Marie-France Toinet (eds.), The Rise and Fall of Anti-Americanism : A Century of French Perceptions., New York : St Martin’s Press, 1990.

Langlois, Bernard, « L’honneur de ce métier », Le Nouveau Politis, 28 mars 1996, no 384.

Lawrence, Mark Atwood, Assuming the Burden : Europe and the American Commitments to War in Vietnam, Berkeley, University of California Press, 2005.

Lawrence, Mark Atwood et Fredrik Logevall (Eds.), The First Vietnam War. Colonial Conflict and Cold War Crisis, Cambridge, MA-London, England, 2007.

Le Goff, Jacques, « L’histoire nouvelle », in La nouvelle histoire, Paris, CEPL, 1978, p. 210-245.

Le Roy Ladurie, Emmanuel, Paris-Montpellier, PC-PSU, 1945-1963, Paris, Gallimard, 1982.

Legendre, Bernard, Le Stalinisme français, Qui a dit quoi ? (1944-1956), Le Seuil, 1980. 327

Lepetit, Bernard (dir.), Les Formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Albin Michel, 1995.

Lévi, Primo, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987 [1958].

Levy, Jean-Pierre, Mémoires d’un franc-tireur. Itinéraire d’un résistant (1940-1944), Paris-Bruxelles, IHTP-CNRS/Complexe, 1998.

Levinas, Emmanuel, « Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme », Esprit, 3 (26), 1er novembre 1934, p. 199-208.

Lévi-Valensi, Jacqueline, Camus at Combat. Writing 1944-1947, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2006.

Levrat, Nicolas, La construction européenne est-elle démocratique ?, Paris, La Documentation française, 2012.

Lewin, Christophe, Le retour des prisonniers de guerre français. Naissance et développement de la F.N.P.G. 1944-1952, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986.

Leymarie, Michel, Les intellectuels et la politique en France, PUF, coll. « Que sais- je ? », 2001, 128 p.

------, « Intellectuels », in Christian Delporte, Jean-Yves Mollier et Jean-François Sirinelli (dir.), Dictionnaire de la France contemporaine, Paris, Presse Universitaire de France, 2010.

Leymarie, Michel et Jean-François Sirinelli (dir.), L’histoire des intellectuels aujourd’hui, PUF, 2003, 493 p.

Liauzu, Claude, Aux origines des tiers-mondistes. Colonisés et anticolonialistes en France, 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1982.

Lottman, Herbert R., The Left Bank. Writers, Artists, and Politics from the Popular Front to the Cold War, Boston, Houghton Mifflin Company, 1982.

Loubet Del Bayle, Jean-Louis, Les non-conformistes des années 30 : Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 2001.

Loyer, Emmanuelle, « Milieux intellectuels et culturels sous la IVe République », La IVe République, histoire, recherches et archives, Historiens et géographes, n°357/358, avril-mai 1997, p. 191-208.

Loyer, Emmanuelle et Pascale Goetchel, Histoire culturelle de la France au XXe siècle, Paris, Colin, 1994.

328

Manceron, Gilles, Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, Paris, La Découverte, 2002.

Mandouze, André, Mémoires d'outre-siècle : 1. D'une Résistance à l'autre, Paris, Viviane Hamy, 1998.

Marcot François (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006.

Marcus, Paul, La République trahie. De l’affaire des généraux à l’affaire des fuites, Paris, Le Cherche Midi, 2009.

Marcuse, Herbert, One Dimensional Man. Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society, Boston, Beacon Press, 1964.

------, Soviet Marxism. A critical Analysis, New York, Columbia University Press, 1958.

Martin, Laurent et Sylvain Venayre (dir.), L’Histoire culturelle du contemporain, Paris, Nouveau Monde, 2005.

Martin, Marc, Histoire et médias, 1945-1990, Paris, Albin Michel, 1991.

------, (dir.), Journalisme et journalistes français, 1950-1990, Paris, O. Jacob, 1991.

Martinet, Gilles, Cassandre et les tueurs. Cinquante ans d’une histoire française, Paris Grasset, 1986.

------, L’avenir depuis vingt ans, Paris, Stock, 1974.

------, L’Italie après le fascisme, Paris, Chêne, 1945.

------, La conquête des pouvoirs, Paris, Seuil, 1968.

------, Le marxisme de notre temps ou les contradictions du socialisme, Paris, Julliard, 1962.

------, Les cinq communismes : russe, yougoslave, chinois, tchèque, cubain, Paris, Seuil, 1971.

------, Les sept syndicalismes : Grande Bretagne, RFA, Suède, Italie, France, États-Unis, Paris, Seuil, 1979.

------, Partis et mouvements dans la France nouvelle, Paris, Chêne, 1945.

------, Une certaine idée de la gauche, Paris, Odile Jacob, 1997.

Marx, Karl, Das Kapital, Regnery Publishing, Washington, D.C., 1999.

329

Marx, Karl et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions Sociales, 1976 [1845-1846].

Margadant, Jo Burr (ed.), The New Biography : Performing Femininity in Nineteenth- Century France, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 2000.

Mattéi, J., L’Observateur et la politique européenne, mémoire de l’IEP Paris, dir. Pierre Gerbet, Paris, 1966.

Mauriac, François, Bloc-Notes, tome 1, 1952-1957, Paris, Points-Seuil, 1993.

------, « Pour l’ange hurluberlu », Le Figaro, 19 septembre 1950.

------, Paroles perdues et retrouvées, Paris, Grasset, 1986.

McLuhan, Marshall, Understanding Media : The Extensions of Man, Cambridge, MA, MIT Press, 1994 [1964].

Michel, Henri, Les courants de pensée de la Résistance, Paris, PUF, 1963.

Michel, Henri et Boris Mirkine-Guetzévitch, Les idées politiques et sociales de la Résistance (documents clandestins, 1940-1944), Paris, PUF, 1954.

Mintz, Sidney W., Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History, New York, Viking, 1985.

Morin-Rotureau, Evelyne, 1939-1945 : combats de femmes, Françaises et Allemandes, les oubliées de l'histoire, Paris, Éditions Autrement, 2001.

Mounier, Emmanuel, Mounier et sa génération. Lettre, carnets et inédits, Paris, Le Seuil, 1956.

Mouton, Marie-Renée, « L’Algérie devant le parlement français, de 1935 à 1938 », Revue française de science politique, (12) 1, 1962.

Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, Paris/Bruxelles, IHTP-CNRS/Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2004.

Nizan, Paul, Les chiens de garde, Marseille, Agone, 1998 [1932].

Nocher, Jean, Plate-forme 70 ou l’âge atomique, Saint-Étienne, SPER, 1946.

Noiriel, Gérard, Dire la vérité au pouvoir : les intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010.

------, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette 1999.

330

------, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003.

------, Qu'est-ce que l'histoire contemporaine, Hachette, Paris, 1998.

Nora, Pierre, « America and the French Intellectuals », Daedalus 107, Hiver 1978, p. 325-337.

------, Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 11-32.

------, « Le retour de l’événement », in Faire de l’histoire, (Sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora), Paris, Gallimard, 1974, p. 210-228.

Olivi, Bino, et Alessandro Giacone, L’Europe difficile : la construction européenne, Paris, Gallimard, 2007.

Orwell, George, The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, 4 vol., New York, Harcourt, Brace & World Inc., 1968-1971.

------, « The Freedom of the Press », Proposed Preface to Animal Farm, 1945, First Published in The Times Literary Supplement, September 15, 1972.

Ory, Pascal, « L’histoire culturelle de la France contemporaine : question et questionnement », Vingtième siècle, 16 [Oct.-déc. 1987] : 67-82.

------, L’aventure culturelle française. 1945-1989, Paris, Flammarion, 1989.

------, Les collaborateurs 1940-1945, Paris, Seuil, 1976.

------, Nouvelle Histoire des idées politiques, Hachette, 1987.

Ory, Pascal et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Perrin, 2006 [1987].

Osondu, Iheanyi, « The Third World : What Is in a Name ? », Unizik Journal of Arts and Humanities, Vol. 12, no 2 (2011).

Pace, David, « ‘Voilà les atomes qui arrivent.’ The fear of science and the great atomic panics of 1946 », French Cultural Studies, 3 : 156, 1992.

Parmelin, Hélène, Libérez les communistes, Paris Stock, 1979.

Paxton, Robert, Vichy France. Old Guard and New Order, 1940-1944, New York, Columbia Press University, 2001 [1972].

Philipponat, Olivier et Patrick Lienhardt, Roger Stéphane. Enquête sur l’aventurier, Paris, Grasset, 2004.

Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République. Essai d’histoire et de politique contemporaines (1954-1962), Paris, Les Éditions de Minuit, 1998 [1972].

331

Poirrier, Philippe, Les enjeux de l'histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004.

Prochasson, Christophe, Les Intellectuels et le Socialisme (XIXe-XXe siècles), Paris, Plon, 1997.

Prost, Antoine (Ed.), La Résistance, une histoire sociale, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 1997.

Proust, Françoise, De la résistance, Paris, Les éditions du Cerf, 1997.

Racine, Nicole et Michel Trebitsch, Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, Paris, Complexe, 2004.

Rancière, Jacques, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998.

------, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.

------, La nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981.

Rattansi, Ali, « Postcolonialism and its Discontents », Economy and Society, 26:4, November 1997, 480-500.

Reithinger, Anton, Le visage économique de l’Europe, Paris, Payot, 1937.

Rémond, René, « Les intellectuels et la politique », Revue française de science politique, no 4, décembre 1959.

Reynaud-Paligot, Carole, La République raciale : Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), Paris, Presses Universitaires de France, 2006.

------, Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.

Ricœur, Paul, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Annales, Histoire, sciences sociales, 2000, vol. 55 (4).

------, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

------, « Le retour de l’événement », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, T. 104, no1, 1992.

------, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Ed. Esprit, 1995.

Rieffel, Rémy, La tribu des clercs. Les intellectuels sous la IVème République, Paris, Calmann Lévy/CNRS, 1993.

Rigby, Brian et Nicholas Hewitt (Eds.), France and the Mass Media, Houndmills, Basingstoke, Hampshire and London, MacMillan, 1991.

332

Rioux, Jean-Pierre, La France de la IVe République, 2 vol., Paris, Seuil, 1980-1983.

------, Nouvelle histoire de la France contemporaine. La France de la IVe République. L’ardeur et la nécessité. 1944-1952, Paris, Seuil, 1979.

Rioux, Jean-Pierre et Jean-François Sirinelli (dir.), La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Paris, Complexe, 1991.

------, Pour une histoire culturelle, Seuil, Paris, 1997.

Rioux, Lucien, L’Observateur des bons et des mauvais jours, Paris, Hachette, 1982.

Rony, Jean, Trente ans de parti. Un communiste s’interroge, Paris, Christian Bourgeois, 1978.

Rossiter, Margaret L., Women in the Resistance, New York, Praeger, 1986.

Rousset, David, L’Univers concentrationnaire, Paris, Éditions de Minuit, 1965 [1946].

------, Les jours de notre mort, Paris, Ramsay, 1988 [1946].

Rousso, Henry, Le Syndrome de Vichy: 1944-198..., Paris, Seuil, 1987.

Roy, Claude, Somme toute, Paris Gallimard, 1982.

Ruano-Borbolan (dir.), Jean-Claude, L'histoire aujourd'hui. Nouveaux objets de recherche. Courants et débats. Le métier d'historien, Sciences humaines Editions, Auxerre, 1999.

Ruscio, Alain (dir.), La guerre « française » d’Indochine (1945-1954). Les sources de la connaissance. Bibliographie, filmographie, documents divers, Paris, Les Indes savantes, 2002.

Saïd, Edward, Culture and Imperialism, New York, Vintage Books, 1993.

------, Orientalism, New York, Penguin Books, 2003.

------, Representations of the Intellectual: The Reith Lectures, New York, Pantheon, 1994.

Sartre, Jean-Paul, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.

------, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996 [1947].

------, Les mots, Paris, Gallimard, 1964.

------, Lettres au Castor et à quelques autres, Vol. II : 1940-1963, Paris, Gallimard, 1983.

------, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972.

333

------, Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1948.

------, Situations, II. Littérature et engagement, Paris, Gallimard, 1948.

------, Situations, III, Paris, Gallimard, 1949.

Schmitt, Michel P., « Pour un humanisme engagé : Terre des hommes, 1945-1946 », La revue des revues, vol. 36, p. 15-35.

Schumann, Maurice, Le vrai malaise des intellectuels de gauche, Paris, Plon, 1957.

Schwarzenbach, Annemarie, Lettres à Claude Bourdet. 1931-1938, Carouge-Genève, Éditions Zoé, 2008.

Scott, David, Refashioning Futures: Criticism After Postcoloniality, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1999.

Semelin, Jacques, « Qu'est-ce que résister ? », Esprit, janvier 1994, n°198, pp. 50-63.

------, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe. 1939-1945, Éditions Payot, 1989, Nouvelle Édition : Éditions Payot et Rivages, 1998.

Semprun, Jorge, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994.

Shepard, Todd, The Invention of Decolonization. The Algerian War and the Remaking of France, Ithaca-London, Cornell University Press, 2006.

Sirinelli, Jean-François, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre- deux-guerres, Paris, Presses universitaires de France, 1995 [1988].

------, « La Crise des intellectuels français: Aspects historiques et retombées historiographiques », Modern & Contemporary France, 2009, (2).

------, « Le hasard ou la nécessité ? Une histoire en chantier : l’histoire des intellectuels », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 9, janvier-mars 1986, p. 97-108.

------, « Les intellectuels », in Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1996 [1988], p. 199-231.

------, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Fayard, 1990.

Sofsky, Wolfgang, The Order of Terror: The Concentration Camp, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1997.

Städtler, Katharina, « La décolonisation de l'Afrique vue par Les Temps modernes (1945- 1952)», Rue Descartes 2/2002 (n° 36).

Stéphane, Roger, Brèves prisons : 29 mars-21 avril 1955, Paris Julliard, 1955.

334

------, Chaque homme est lié au monde, Paris, Éditions du Sagittaire, 1946.

------, Toutes choses ont leur saison, Paris, Fayard, 1979.

Sternhell, Zeev, Ni droite, ni gauche : l'idéologie fasciste en France, Bruxelles, Complexe, 1992.

Stibbe, Pierre, Justice pour les Malgaches, Paris, Le Seuil, 1954.

Stora, Benjamin, Histoire de la guerre d’Algérie. 1954-1962, Paris, La Découverte, 2006

------, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1992.

------, Nationalistes algériens et révolutionnaires français au temps du Front populaire, Paris, L’Harmattan, 1987.

Suret-Canale, Jean, Madagascar 1947. La tragédie oubliée, Le Temps des cerises, 1999.

Surya, Michel, La révolution rêvée — Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, Fayard, Paris, 2004.

Sweets, John, The Politics of Resistance in France, 1940-1944 : a History of the Mouvements Unis de la Résistance, Dekalb, Northern Illinois University Press, 1976.

Tétart, Philippe, France Observateur, 1950-1964. Histoire d’un courant de pensée intellectuel, Thèse de doctorat d’histoire, IEP-Paris, 1995.

------, Histoire politique et culturelle de France Observateur, 1950-1964, 2 vols., Paris, L’harmattan, 2000.

Théolleyre, Jean-Marc, Ces procès qui ébranlèrent la France, Paris, Grasset, 1966,

------, Le procès des fuites, Paris, Calmann-Lévy, 1956.

Thibault, Laurence (dir.), Les femmes et la Résistance, La documentation Française/AERI, 2006.

Tillon, Charles, Un procès de Moscou à Paris, Paris, Seuil, 1971.

Todd, Olivier, Un fils rebelle, Paris, Grasset, 1981.

Todorov, Tzvetan, « Politique des intellectuels », L’Esprit créateur, Vol. 37, no2 , été 1997, p. 8-15.

Touchard, Jean, La gauche en France depuis 1900, Paris, Seuil, 1981 [1977].

335

Treneir, S., La revue Arguments, 1956-1962, mémoire de DEA, l’IEP Paris, dir. Michel Winock, 1987.

Tronchon, Jacques, L’insurrection malgache de 1947, Fianarantsoa-Paris, Éditions Ambozontany et Karthala, 1986.

Tsing, Anna Lowenhaupt, In the Realm of the Diamond Queen. Marginality in an Out-of- the-Way Place, Princeton, Princeton University Press, 1993.

Verdès-Leroux, Jeannine, Au service du parti : le parti communiste, les intellectuels et la culture, 1944-1956, Paris, Fayard, 1983.

Verdet, André, Anthologie des poèmes de Buchenwald, Paris, Robert Laffont, 1946.

Vernant, Jean-Pierre, Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil, 1996.

Vidal-Naquet, Pierre, Face à la raison d’état. Un historien dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1989.

------, La raison d’État, Paris, Éditions de Minuit, 1962.

------, La Torture dans la République. Essai d’histoire et de politique contemporaine (1954-1962), Paris, Éditions de Minuit, 1972.

------, Le trait empoisonné. Réflexions sur l’affaire Jean Moulin, Paris, La Découverte, 1993.

Vistel, Alban, Héritage spirituel de la Résistance, Paris, Lug, 1955.

Wall, Irvin M., The United States and the Making of Postwar France, 1945-1954, New York, Cambridge University Press, 1991.

Weil, Patrick, « Politiques d’immigration de la France et des États-Unis à la veille de la Seconde Guerre mondiale », Les Cahiers de la Shoah, 1995, p. 51-84.

Weitz, Margaret Collins, Sisters in the Resistance. How Women Fought to Free France, 1940-1945, New York, John Wiley & Sons, 1995.

West, Richard, Tito and the Rise and Fall of Yougoslavia, New York, Carroll & Graf, 1994.

White, Owen, “Networking: Freemasons and the Colonial State in French West Africa, 1895-1914”.

Wievorka, Olivier, « La génération de la Résistance », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, Année 1989, Vol. 22, no 22, p. 11-116.

------, Histoire de la Résistance. 1940-1945, Paris, Perrin, 2013.

336

------, Nous entrerons dans la carrière, Paris, Seuil, 1989.

------, Une certaine idée de la Résistance, Défense de la France, 1940-1949, Paris, Seuil, 1995.

Williams Patrick and Laura Chrisman, Colonial Discourse and Postcolonial Theory: A Reader, Hemel Hempstead, Harvester, 1994.

Williams, Raymond, Culture and Materialism, Londres-New York, Verso, 2005 [1980].

Winock, Michel, « Esprit ». Des intellectuels dans la cité. 1930-1950, Paris, Le Seuil, 1996 [1975].

------, « L’âge d’or des intellectuels », L’Histoire, no 82, novembre 1985,pp. 20-34.

------, La fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques 1871-1968, Paris, Calmann- Lévy, 1986.

------, La gauche en France, Paris, Perrin, 2006.

------, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1999 [1997].

------, Le socialisme en France et en Europe. XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1992.

------, Le temps de la guerre froide : du rideau de fer à l'effondrement du communisme, Paris, Seuil, 1994.

------, « Les générations intellectuelles », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n o 22, 1989.

------, « Les intellectuels dans le siècle », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n o 2, avril- juin 1984, p. 3-14.

------, « Les affaires Dreyfus », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 5, janvier mars 1985, numéro spécial « Les guerres franco-françaises », pp. 19-37.

------, « ‘US Go Home!’: l’antiaméricanisme français », L’Histoire, no 50, Novembre 1982, pp. 7-20.

Winock, Michel (ed.), Le temps de la guerre froide. Du rideau de fer à l’effondrement du communisme, Paris, Seuil, 1994.

Wittner, Lauwrence S., A History of the World Nuclear Disarmament Movement, 3 vol., Stanford, CA, Stanford University Press, 1995.

Wolf, Eric R., Europe and the People without History, Berkeley, CA, University of California Press, 1982.

Zinn, Howard, A Popular History of the United States. 1492-Present, New York, Harper Collins, 2005 [1980].

337

Žižek, Slavoj, (ed., Introduction and Forward), Revolution at the Gates. A selection of Writings from February to October 1917. V.I. Lenin, London-New York, Verso, 2004 [2002].

338

FABRICE PICON EDUCATION

THE PENNSYLVANIA STATE UNIVERSITY, University Park, PA 2009 - 2014 Ph.D., French and Francophone Studies Specialization in Civilization, Minor in Social Thought

VANDERBILT UNIVERSITY, Nashville, TN 2005-2007 M.A., French Literature

MCGILL UNIVERSITY, Montreal, Canada 2001-2004 B.A., Honors in “Langue et littérature françaises, spécialisation lettres”

PUBLICATIONS

“Envisager Todorov: Poétique, éthique et humanisme contemporain,” in Sebastian Hüsch, ed. Philosophy and Literature and the Crisis of Metaphysics. Würzburg, Germany: Verlag Königshausen & Neumann, 2011, p. 213-220.

“Les traces de l'histoire. Rwanda 1994: Descente en enfer”, in Témoigner, entre histoire et mémoire, n°109, “La bande dessinée dans l'orbe des guerres et des génocides du XXe siècle”, Dossier coordonné par Fransiska Louwagie et Daniel Weyssow, Paris : Centre d'Études et de Documentation Mémoire d'Auschwitz/Éditions Kimé, 2011, p. 177-193.

“Regarder l'abysse et s'exclamer ‘En avant!’”, Entretien avec Noam Chomsky, in Tête-à-tête - Entretiens, Revue d'art et d'esthétique, n°1, “Résister”, Paris : Éditions Le Bord de l'eau, France, 2011, p. 62-69.

SELECTED CONFERENCE PRESENTATIONS

International “Envisager Todorov : Poétique, éthique et humanisme contemporain,” Colloque international, Philosophie et littérature, Pau, France, March 10-12, 2010. National “A Democratic Revolution: The Emergence of the New Left(s) after the French Resistance,” presenter in and organizer of “The New Lefts: Reinventing Socialism beyond Soviet Communism and American Capitalism in Postwar France (1945-1960s),” 20th/21st Century French & Francophone Studies International Colloquium, New York University-CUNY Graduate Center-Columbia University, New York, NY, March 6-8, 2014. “Resisting Beyond the Resistance: Claude Bourdet’s Praxis”, presenter in and organizer of “Furet, Bourdet, and Hocquenghem: Underground Histories of Intellectual Left in Postwar France,” 58th Annual Meeting of The Society for French Historical Studies, The University of Southern California, Los Angeles, CA, March 22-24, 2012. Local “Things One Simply Cannot Stand: Claude Bourdet, From the French Resistance During World War II to Intellectual-Resistant in Postwar France,” Annual Symposium Sponsored by the Center for Democratic Deliberation, Organized by the Department of Communication Arts and Sciences, The Pennsylvania State University, March 1st, 2013. “Therein Lies the Scandalous Resistance,” The Social Thought Program Conference, Capitalism and Democracy in Crisis: Challenges and Alternatives, The Pennsylvania State University, April 23rd 2011.