L'unité Contestée De La Chanson Des Saisnes
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L’unité contestée de la Chanson des Saisnes Povl Skårup Århus Universitet Dans son Etude linguistique et littéraire de la Chanson des Saisnes de Jehan Bodel,1 Annette Brasseur a le mérite d’avoir montré que la fin des mss. LT, à partir de l’endroit où leur texte se sépare de celui du ms. A, n’a pas été composée par le même auteur que le ms. A. Ce résultat n’est plus en question. Il a d’ailleurs été renforcé par l’étude de Mme. Thiry-Stassin, citée ci-dessous. Dans son ouvrage, Mme. Brasseur a également soutenu une hypothèse sur le texte du seul ms. A. Cette hypothèse consiste en trois éléments: 1. Telle qu’elle se trouve dans le ms. A, la chanson se divise en deux parties. 2. Les deux parties ont deux auteurs différents. 3. La coupure se place à la fin du vers 3307 (le texte entier comprend 4337 vers). Cette hypothèse est basée sur (a) une comparaison du ms. A avec les mss LT, (b) des différences linguistiques entre les deux parties, et (c) des différences littéraires entre les deux parties. Dans un article, “Jehan Bodel et les autres auteurs de la Chanson des Saisnes,”2 j’ai montré que le troisième élément de cette hypothèse est mal fondé. Il n’a aucune base dans le ms. A. Il est basé sur un fait et une hypothèse destinée à expliquer ce fait. Le fait est que les mss LT ont le même texte que le ms. A jusqu’au vers 3307 de celui-ci, mais un texte différent à partir de cet endroit. L’hypothèse est double: 8 Olifant / Vol. 20, Nos. 1-4 (1) le manuscrit de type A utilisé par le rédacteur de la rédaction LT n’allait que jusqu’à ce vers; (2) ce manuscrit contenait tout ce qu’avait écrit l’auteur. Mais il est tout aussi probable que ce manuscrit comprenait autant que le manuscrit A conservé et peut-être même davantage et que le rédacteur de LT a choisi de s’en écarter après le vers 3307 pour une raison qu’on ne peut que deviner. Et même si ce manuscrit n’allait que jusqu’au vers 3307, cela ne prouve pas qu’il contenait tout ce qu’avait écrit l’auteur : il a pu être incomplet par la perte matérielle d’un cahier ou autrement. Aussi Bernard Guidot, qui accepte les deux autres éléments de l’hypothèse de Mme. Brasseur, dit-il que “le point du suture précisément trouvé au vers 3307 nous gêne aussi quelque peu.”3 Dans l’article cité, j’ai montré également que les différences linguistiques entre les deux parties du ms. A, avant et après le vers 3307, étaient soit inexistantes soit trop faibles pour être significatives.4 “Pourtant, Mme. Brasseur a relevé deux traits par lesquels la fin du texte de A se distingue effectivement du début : la raréfaction des possessifs réduits no(s), vo(s) et l’allongement des laisses. Mais les deux changements commencent environ quatre ou cinq cents vers avant le vers 3307. Le dernier possessif réduit (avant ceux des vers 3341 et 4029) se trouve au vers 2797, et la première laisse longue commence au vers 2917. S’il y a une coupure dans le texte de A, c’est plutôt à cet endroit-là qu’il faut la chercher.” Bien entendu, la dernière remarque, écrite pour ceux qui acceptent le premier élément de l’hypothèse de Mme. Brasseur, n’implique pas que je sois de leur avis. Depuis lors, deux travaux ont paru qui semblent appuyer l’hypothèse de Mme. Brasseur. Dans ce qui suit, je ne leur rendrai pas justice, parce que je ne discuterai pas des autres observations intéressantes qu’ils contiennent, mais Skårup / L'unité contestée 9 uniquement de leurs arguments pour accepter l’hypothèse en question. Martine Thiry-Stassin, dans sa communication au congrès Rencesvals d’Edimbourg, “Aspects de la foi et de la vie religieuse dans la Chanson des Saisnes de Jehan Bodel,”5 conclut qu’il apparaît que la thèse de Mme. Brasseur sur la double rédaction de la Chanson des Saisnes reçoit une confirmation supplémentaire.” Mais c’est que Mme. Thiry-Stassin a comparé les 3307 premiers vers du manuscrit A non pas avec le reste de ce manuscrit mais avec un ensemble constitué à la fois et sans distinction par le reste du ms. A et par les parties correspondantes des autres manuscrits. Si l’on considère à part la dernière partie du ms. A, on observe qu’elle ne se distingue pas d’une façon significative de la première partie du même manuscrit sur les points examinés, alors que les différences observées établissent une distinction entre la dernière partie des autres manuscrits et le ms. A entier. Or ce qui est douteux, ce n’est pas que l’auteur des 3307 premiers vers du ms. A, lesquels se retrouvent dans les mss LT, soit un autre que l’auteur (ou les auteurs) de la fin des mss LT, mais qu’il soit un autre que l’auteur de la fin du ms. A. Mme. Brasseur elle-même a étudié La Chanson des Saisnes “au regard de son contenu parémiologique.”6 Elle a examiné la fréquence et la fonction des énoncés sentencieux dans le texte. La fréquence est calculée par rapport au nombre de vers; elle est exprimée en pourcentages à deux décimales. Selon les calculs de Mme. Brasseur, les énoncés sentencieux ont une fréquence de 0,57% dans les 3307 premiers vers du ms. A et de 0,39% dans les 1030 vers restants de ce manuscrit, c’est-à-dire 57 et 39 énoncés sentencieux sur 10 000 vers.7 Mme. Brasseur conclut que la fréquence se réduit “brutalement dans la seconde étape de A.” Mais les nombres absolus sont beaucoup trop petits pour permettre cette conclusion. Si les 1030 derniers vers 10 Olifant / Vol. 20, Nos. 1-4 avaient la même fréquence d’énoncés sentencieux que les 3307 premiers vers, ils en contiendraient cinq ou six. Or ils n’en contiennent selon Mme. Brasseur que quatre. Réduction brutale ou variation aléatoire? Il y a plus. Même à l’intérieur des 3307 premiers vers, la fréquence n’est pas constante. Découpons-les en trois tranches successives de longueur égale; chacune comprendra 1102 (ou 1103) vers et sera donc à peine plus longue que les 1030 derniers vers du manuscrit. Voici les nombres d’énoncés sentencieux contenus dans ces trois tranches et dans les 1030 derniers vers: vv. 1-1102: 10 vv. 1103-2204: 6 vv. 2205-3307: 3 vv. 3308-4337: 4 Ces nombres sont basés sur l’index établi par Mme. Brasseur. Il faut peut-être en corriger un ou deux. L’énoncé sentencieux du vers 1043: “l’atendres est mauvais” n’en est peut-être pas un, ce qui réduit dix à neuf pour les 1102 premiers vers. Inversement, si le ms. A ne contient pas le vers que le ms. R place après le vers 2565 et qui est identique au vers L2308, c’est peut-être dû à une omission, sans laquelle les vv. 2205-3307 contiendraient quatre énoncés sentencieux. Quoi qu’il en soit, les nombres absolus sont si petits que leurs écarts d’une moyenne peuvent être dus au hasard. Si pourtant on insiste pour y voir une réduction systématique de la fréquence, elle peut être progressive, et elle s’arrête bien avant le vers 3307. Quant à la fonction des énoncés sentencieux, on ne peut guère non plus sans parti pris démontrer de changement au cours du texte, du moins pas de changement qui justifie un des trois éléments de l’hypothèse de Mme. Brasseur. Skårup / L'unité contestée 11 De la base de cette hypothèse il ne reste plus que les différences littéraires que Mme. Brasseur a alléguées dans son Etude entre les deux parties dans lesquelles elle divise le ms. A. Ainsi, c’est en voyant une différence en ce qui concerne la figure de Charlemagne (voir l’Etude 223-26) que Bernard Guidot, dans le compte rendu cité, retient les deux premiers éléments de l’hypothèse, sans indiquer la place de la coupure qu’il suppose. Ces différences littéraires n’ont pas été examinées sans parti pris. Si elles s’avèrent réelles, il est à voir si elles ne sont pas compatibles avec l’hypothèse d’un seul auteur qui a changé quelques-unes de ses habitudes au cours de la composition. On a vu qu’un de ces changements concerne la longueur des laisses. L’auteur a fait ces changements plutôt avant qu’après le vers 3307, mais il a pu les faire à des endroits différents. On n’observe pas de coupure brutale dans le texte du ms. A. Dans son compte rendu, Bernard Guidot rappelle qu’“il faut bien avoir une idée de recherche avant de se lancer dans la quête aventureuse.” Sans doute, et il est même normal de commencer par chercher ce qui confirme cette idée. Mais on n’a pas terminé son travail avant d’avoir cherché également ce qui est contraire à l’idée préconçue et avant d’avoir considéré d’autres hypothèses pour expliquer les faits observés. Si on publie ses résultats sans avoir fait cela, on n’est pas forcément coupable de mauvaise foi, on peut également être atteint d’une foi aveugle en son idée préconçue. Et on peut être mal conseillé. 12 Olifant / Vol. 20, Nos. 1-4 Notes 1 Publications romanes et françaises, 190 (Genève: Droz, 1990). 2 Dans Revue Romane 26.2 (1991): 206-18.