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L'héroïsme chevaleresque dans le Amoureux de Boiardo Couverture : Illustration extraite de la Nouvelle traduction de Roland l'Amou- reux par LESAGE, Paris, 1717 (cliché Bibliothèque Municipale de Lyon) INSTITUT D'ÉTUDES DE LA RENAISSANCE ET DE L'AGE CLASSIQUE

Denise ALEXANDRE-GRAS

L'héroïsme chevaleresque dans le - Roland Amoureux de Boiardo

Publications de l'Université de Saint-Etienne 0 Institut d'études de la Renaissance et de l'Age Classique, 1988 34, rue Francis-Baulier — 42100 Saint-Etienne ISBN 2-86724-032-8 INTRODUCTION

Matteo Maria Boiardo est un écrivain dont l'œuvre et la personnalité, complexes et contradictoires, demeurent parmi les plus déroutantes qui soient. Il n'est en effet pas possible de réduire toute son activité à la seule composition du «poème» 1, d'ignorer notamment ses œuvres latines et d'imaginer qu'il ait oublié sa culture humaniste durant les quinze dernières années de sa vie. Or, le contraste est évident entre ses œuvres mineures de goût humaniste (les œuvres latines, les Eglogues en italien , le Timon inspiré de Lucien) et son poème cheva- leresque modelé sur des œuvres populaires que les humanistes méprisaient volontiers. Son Canzoniere, dont le titre classicisant, Amorum libri, est signifi- catif, combine certes diverses sources, mais il apparaît précisément comme une tentative de synthèse raffinée dans laquelle la poésie latine et les thèmes néo- platoniciens viennent enrichir le legs de la poésie lyrique médiévale et du pé- trarquisme, ce qui semble fort éloigné de l'esprit général du poème, si éloigné même que Pier Vincenzo Mengaldo a pu parler d'un tel hiatus entre les deux œuvres, qu'on n'en saurait trouver d'équivalent dans l'histoire italienne toute entière 2. De même, Alberto Limentani a mis l'accent sur le problème capital que pose, à son avis, la diversité de l'œuvre boïardesque 3. Boiardo est-il, en somme, le «primitif» que prétendait Croce, le néo- gothique 4 qu'une critique plus récente a cru déceler ? Ou bien est-il un huma- niste en accord avec les courants de pensée les plus modernes de son époque ? Il nous a semblé que la solution du problème ne pouvait venir de l'analyse des œuvres mineures sur lesquelles l'essentiel a déjà été écrit et qui ne prêtent

1. Par commodité, nous traduisons l'italien poema par «poème», qui est loin d'être équivalent, comme le prouvent les définitions. Cf. Dict. Zingarelli : poema : «composition poétique de vastes dimensions et de caractère narratif ou didactique», Dict. Robert : poème: «ouvrage de poésie en vers». Le poema comprend plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de vers, ce que le terme français n'implique pas. 2. P.V. Mengaldo. La lingua del Boiardo lirico, Firenze, Olschki, 1963, p. 37. 3. A. Limentani, Recensione a M. M. Boiardo, Opere volgari a cura di P. V. Mengaldo, Bari, 1962, e a P. V.Mengaldo, La lingua del Boiardo lirico, Firenze, 1963, «Romanistisches Jahrbuch», XIV, 1963, p. 198-203. 4. Nous traduisons «tardogotico» par «néo-gothique» suivant en cela Christian Bec et André Chastel (C. Bec, Le siècle des Médicis, P.U.F., 1977, et A. Chastel, Le grand atelier d'Italie, Paris, Gallimard, 1965, p. 265). pas à équivoque, vu leur caractère humaniste affirmé 5, mais bien plutôt de l'étude approfondie du poème auquel la critique n'a consacré jusqu'ici qu'une attention insuffisante, de l'avis même des meilleurs spécialistes. Parce que, étant donné l'ampleur de la tâche à accomplir, un chercheur isolé ne saurait épuiser tous les centres d'intérêt que recèlent les 35 432 vers du poème, et que s'imposait la nécessité d'un choix, l'étude de l'héroïsme nous a paru la plus propre à éclairer les forces contrastantes qui animent cette œuvre. En effet, s'il est vrai que le roman chevaleresque est issu de l'épopée — et le sujet choisi par Boiardo lui-même qui fait de Roland le principal prota- goniste de son œuvre suffirait à le rappeler -, il est logique que l'exaltation des héros en soit le fondement et le thème essentiel. Or il se trouve que, pour reprendre les paroles mêmes de.Georg Weise, «le concept de l'Héroïque donne son caractère et son unité spirituelle à l'époque qui va de la Renaissance au Baroque» 6 A.Chastel, à son tour, relève comme l'une des caractéristiques de la Re- naissance, dès le XVe siècle, le goût de la vitalité héroïque : dans les arts figura- tifs de cette époque, et pas seulement à Florence, on voit s'imposer les «images énergétiques», tout particulièrement celles d'Hercule et de saint Georges, ainsi que celle du «héros dressé et de la statue équestre de modèle antique» 7. Ainsi donc, un Roland combattant, comme saint Georges, les dragons, un Renaud faisant corps avec sa monture, un Rodomont mettant à lui seul une armée en fuite, s'inscrivent-ils tout à fait parmi les mythes chers au XVe siècle. Quant à la renovatio chevaleresque qui marque la seconde moitié du siècle tout parti- culièrement 8, elle n'affecte pas seulement Ferrare, qui ne démontre nullement par là des tendances rétrogrades et marginales, elle concerne toute l'Italie et même l'Europe occidentale, y compris cette capitale de l'humanisme qu'est Florence, où Ange Politien lui-même ne craint pas d'exalter dans ses vers le vainqueur d'un tournoi et où les meilleurs peintres et orfèvres collaborent à la réussite de celui-ci. La question de l'héroïsme chevaleresque revêt donc un intérêt tout à fait privilégié parce qu'en elle confluent et se rencontrent la cul- ture antique, la culture médiévale et les idéaux humanistes. Nous retrouvons

5. Pour une bibliographie complète de la critique sur Boiardo, consulter G. Anceschi, Guida bibliografica, in Boiardo, innamorato, Milano, Garzanti, 1978, 1, p. XXXVI- XLIV ; M. Bregoli-Russo, Rassegna della critica Boiardesca : 1972-1983, in Annali d'Ita- lianisca, Pulci e Boiardo, vol. 1, 1983, p. 159-173 ; D. Medici, La critica boiardesca dal 1800 al 1976. Bibliografla ragionata, «Bollettino reggiano», X, 1977, 34 ; G. Ponte, MM. Boiar- do, in I Classici Italiani nella storia della critica, op. diretta da W. Binni, Firenze, Nuova Italia, 1974, 1, p. 273-305. Cette dernière étude analyse avec acuité l'histoire de la critique boïardesque. 6. G. Weise, L'ideale eroico del Rinascimento e le sue premesse umanistiche, Napoli, Edizioni scientifiche italiane, 1961, p. 119. Nous avons pris le parti de traduire les citations des critiques, ainsi que les extraits de lettres, mais de citer en italien les œuvres proprement littéraires. 7. A. Chastel, Le mythe de la Renaissance, 1420-1520, Genève, Skira, 1969, p. 13-14. 8. Ibid., p. 26, et J. Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, Arthaud, 1964, p.447. là exactement les composantes mêmes de l'inspiration de Boiardo entre les- quelles il semblerait, si l'on en croit la critique, avoir hésité. Dès lors que se définissait ainsi, selon nous, le meilleur champ d'étude possible à la fois pour éclairer les possibles contradictions de notre auteur et pour le situer dans son époque, la marche à suivre s'imposait aussi. Il s'agissait de replacer l'œuvre dans son contexte historique, ce qui peut paraître simple à première vue, mais se trouve être, dans le cas précis de Boiardo, plutôt malaisé. En effet, la tâche est double : d'une part rattacher l'œuvre à un genre littéraire préexistant, d'autre part la relier aux courants d'idées contem- porains qui travaillent un siècle en pleine mutation. Le genre littéraire préexistant n'est autre que le roman chevaleresque mé- diéval, domaine immense et, pour ce qui est de l'Italie, encore mal connu et peu exploré. Pio Rajna a eu, voici un siècle, l'intuition du formidable courant cultu- rel qui, parti de la Chanson de Roland, aboutit aux grands romans chevaleresques italiens (et au Don Quichotte, mais ceci est un autre problème). Il a défini le double cycle de cette vaste production en Italie : d'une part l'enchaînement (à partir des chansons de geste françaises) qui s'établit depuis les poèmes franco- vénitiens de la fin du XIIIe siècle jusqu'aux poèmes carolingiens toscans que l'on situe plutôt au XVe siècle désormais, sans négliger les œuvres en prose cor- respondantes, souvent antérieures, telles celles d'Andréa da Barberino ; d'autre part le cycle breton qui comporte, lui aussi, à la fois des œuvres en prose et des poèmes, plus brefs toutefois que leurs homologues carolingiens. Tout ce vaste domaine défriché par Rajna est aujourd'hui encore peu exploré. Rares sont les éditions modernes et il faut souvent recourir à des éditions du XIXe siècle qui ont eu le tort fréquent de toscaniser la langue, ou bien à des éditions raris- simes des XVe et XVIe siècles. Beaucoup d'oeuvres demeurent en outre manus- crites. La critique, quant à elle, ne s'y intéresse vraiment que depuis une ving- taine d'années, mais il faut reconnaître que les recherches se multiplient mainte- nant. L'importance de ce courant devrait lui valoir une place de choix dans l'histoire littéraire, à moins de vouloir limiter celle-ci à la seule présentation des chefs-d'œuvre ; mais ces derniers ne naissent pas du néant, d'autres œuvres les précèdent et les accompagnent, qu'il est injuste d'ignorer complètement. L'histoire des mentalités, enfin, ne saurait passer sous silence un courant litté- raire si fécond qui, pour son ampleur, sa durée et son extension européenne, ne peut être comparé qu'à la pastorale, laquelle est pourtant infiniment mieux connue et plus étudiée. Que le Roland amoureux ne puisse se comprendre et s'apprécier sans être replacé dans le vaste courant du roman chevaleresque, le fait est d'autant plus certain que la cour de Ferrare était particulièrement accueillante aux œuvres de ce type, qu'elles fussent en français ou en italien, comme nous le savons d'après les inventaires de la bibliothèque seigneuriale et d'après maints témoi- gnages (lettres, faits-divers et coutumes) 9. La présence de tels ouvrages dans la bibliothèque de Borso et d'Hercule 1er ne signifie pas obligatoirement que Boiar- do les ait lus, mais il était si proche des Este et si désireux de leur complaire, qu'on imagine mal qu'il ait ignoré ce fonds et ces goûts ambiants. Parce que le roman chevaleresque italien est mal connu de la plupart des critiques, les jugements formulés sur beaucoup d'aspects du Roland amou- reux (voire du Roland furieux) s'en trouvent singulièrement faussés. Nous donnerons quelques exemples de ces méprises involontaires. Le fait que Ferra- gus 10, partiellement invulnérable, porte vingt plaques d'acier pour se protéger le nombril (R.A., 1, 2, 1) (il en porte sept dans le Roland furieux), a pu sembler à certains une trouvaille de Boiardo (ou de l'Arioste !) : or, dans , Ferragus portait déjà sept plaques au même endroit 11. S'il y a là chez Boiardo une intention particulière de dérision, elle se manifeste dans l'hyperbole, non dans l'invention proprement dite. Les descriptions de l'aube et diverses repré- sentations lumineuses, telles que l'éclat des armures, ont souvent été portées abusivement au crédit de Boiardo ou de l'Arioste, alors qu'il s'agit d'un poncif des romans de chevalerie, déjà relevé comme tel dans la tradition française 12. Le personnage d'Astolphe, considéré par beaucoup de critiques comme l'une des plus géniales créations de Boiardo, est loin d'être inventé par lui, puisqu'on le trouve déjà dans la plupart des poèmes carolingiens toscans (et même dans le ) : il importera de voir comment il s'y présentait et quelles trans- formations le comte de Scandiano lui a apportées. Un petit détail du tournoi de Pentecôte est généralement, quant à lui, passé inaperçu, le tirage au sort de l'ordre des combattants : c'est pourtant une innovation remarquable par rap- port à la tradition, où l'ordre des combattants procédait de la hiérarchie et pouvait être modifié par l'empereur. Ce changement dérive de précédents an- tiques et il révèle l'abandon de certaines perspectives féodales et le développe- ment du rôle de la Fortune. L'exacte appréciation des personnages féminins ne peut, elle non plus, se faire sans tenir compte de la tradition. La plupart des critiques ont ainsi exagérément loué la création du personnage de Thisbine, qui est en fait assez conventionnel et évoque les femmes dociles de la tradition,

9. Voir sur ce sujet G. Bertoni, La biblioteca estense e la cultura ferrarese ai tempi del duca Ercole 1 (1471-1505), Torino, Loescher, 1903, et Lettori di romanzi francesi nel Quattrocento alla Corte estense, in Studi su vecchie e muove poesie d'amore e di romanzi, Modena, Orlandini, p. 253-261. 10. Nous présentons sous leurs noms français tous les personnages qui possèdent un tel nom soit parce qu'ils proviennent de la littérature française (Roland, Renaud, Morgue, Agoland, Eaumont, etc.), soit parce que la diffusion ultérieure en des œuvres de Boiardo et surtout de l'Arioste leur a donné une grande notoriété (Sacripant, Rodomont, Agramant, Angélique, etc.). 11. La Spagna. Poema cavalleresco del secolo XIV, edito e illustrato da Michele Catalano, Bologna, Commissione per i testi di lingua, 1939 (II, 38). 12. «Il n'y a pas d'épopée digne de ce nom qui n'utilise à des fins diverses, mais avec prédilection, des oppositions d'ombre et de lumiere et l'éclat des couleurs» (Anne Iker Gittleman, Le style épique de Garin le Loherain, Genève, Droz, 1967, p. 125). La critique énumère d'éloquents exemples de l'éclat des épées et des armures, de l'or des tentes, de la clarté d'un beau soleil ou de l'aube, de celle des luminaires (ibid, p. 126). alors que Leodilla représente, elle, dans sa révolte et son hédonisme hardi et triomphant, une véritable nouveauté. Angélique, pour sa part, ne peut se com- prendre que par référence aux fées et magiciennes de la tradition bretonne. Un problème ardu, enfin, est posé par la place prépondérante accordée aux batailles : elles constituent pour la critique un sujet embarrassant et fastidieux qu'on évite généralement d'aborder, singulière omission si l'on songe qu'elles représentent 45 % de l'œuvre. Ces récits de batailles ont certainement con- tribué, pour une large part, au succès de l'œuvre auprès des contemporains, et une comparaison attentive avec la tradition révèle que Boiardo les développe en effet, les varie et les polit bien davantage que ne le faisaient les auteurs popu- laires. L'art de l'écrivain se comprendra plus aisément si l'on se réfère aux piètres descriptions de ses prédécesseurs. Afin de mieux mesurer l'apport décisif et les modifications que Boiardo fait subir à des personnages, à des thèmes et des procédés préexistants, nous aurions aimé pouvoir appliquer une méthode analogue à celle adoptée par Domenico de Robertis au sujet du Morgante, mais elle s'avère inadaptable au Roland amoureux. En effet, Pulci a utilisé, les suivant souvent pas à pas, deux sources essentielles, l'Orlando et la Spagna, alors que Boiardo puise dans une multitude d'oeuvres diverses. En fait, toute étude de sources entendue stricto sensu est irréalisable et absurde pour le Roland amoureux : déjà Pio Rajna l'avait affirmé, comparant la situation du poème de Boiardo à celle de la Divine Comédie 13. Après lui, d'autres critiques — qui se sont penchés eux-mêmes sur ce problème — l'ont répété 14 : il n'existe jamais, dans le cas de Boiardo, de source unique et indubitable, car, en artiste habile et en inventeur fertile, il éla- bore, combine, transforme la matière empruntée, pratiquant la technique bien connue de la «marquetterie humaniste». Renonçant donc à une étude de sources proprement dite, nous accueil- lerons cependant la suggestion déjà ancienne de Giovanni Getto d'effectuer «un examen ponctuel de la tradition chevaleresque à laquelle Boiardo se rat- tache» 15 et nous poursuivrons dans la ligne tracée par Rosanna Alhaique Pettinelli, Daniela Delcorno Branca et surtout Antonio Franceschetti16, opérant

13. P. Rajna, L' di M.M. Boiardo, in La Vita Italiana nel Rinasci- mento, Milano, Treves, 1893, p. 328. 14. Ainsi F. Foffano, Il poema cavalleresco, Milano, Vallardi, 1904, II, p. 3-37 ; G. Reichenbach, MM. Boiardo, Bologna, Zanichelli, 1929, p. 138 ; R. Alhaique Pettinelli, L'Orlando Innamorato e la tradizione cavalleresca in ottave. I. Raffronti di personaggi e situazioni, «Rassegna della letteratura italianà», LXXI, 1967, 3, p. 383-384 (de nouveau publié in R. Alhaique Pettinelli, L'immaginario cavalleresco nel Rinascimento ferrarese, Roma, Bonacci, 1983). 15. G. Getto, La corte estense di Ferrara come luogo di incontro di una civiltà letteraria, in Letteratura e critica nel tempo, Milano, Marzorati, 1954, p. 229. 16. R. Alhaique Pettinelli, op. cit., p. 383-418, et II. Raffronti di lessico e di stile, ibid., LXXIII, 1969, 2-3, p. 368-401 ; D. Delcorno Branca, L' e il romanzo cavalleresco medievale, Firenze, Olschki, 1973 ; A. Franceschetti, L'Orlando Innamorato e le sue componenti tematiche e strutturali, Firenze, Olschki, 1975. des rapprochements thématiques — et quelquefois stylistiques - avec un corpus aussi vaste et aussi diversifié que possible. A cette fin, nous avons sélectionné avant tout les œuvres qui ont fourni à Boiardo des sources sinon certaines, du moins probables (catégorie A), et celles qui jouirent à l'époque, d'une grande notoriété (catégorie B). Nous avons inclus, non seulement des œuvres dites carolingiennes (catégorie C), puisque c'est d'elles que proviennent les héros chrétiens et quelques musulmans (tels Ferragus, Grandonie, Subrin) ainsi que de nombreuses situations, mais, alors que la critique récente s'y est rarement intéressée, nous avons considéré plusieurs œuvres bretonnes, qu'elles soient en vers ou en prose (catégorie D), au premier rang desquelles la Tavola Ritonda, texte fondamental pour la tradition arthurienne en Italie. A ceci s'ajoutent quelques romans dits d'aventure qui n'appartiennent pas expressément à l'un des deux grands cycles, mais contiennent des éléments exotiques, merveilleux ou narratifs intéressants (catégorie E) 17. Nous n'avons évidemment pas oublié Boccace qui, par le Filostrato, le Filocolo et le Teseida se rattache au roman de chevalerie et a indubitablement inspiré plusieurs passages du Roland amoureux 18. Souvent aussi nous établirons 17. Ont été systématiquement dépouillées les œuvres en vers suivantes : la Spagna (cf. note 11) et, en outre, même édition, vol. III, Il combattimento di Orlando e Ferraù et La Rotta di Roncisvalle (fragments de la Spagna minore) : catégories A-B-C, texte fonda- mental qui eut au moins trente-et-une éditions entre 1480 et 1783 ;/ Cantari di Rinaldo da Montealbano (abréviation CRM), edizione critica a cura di Elio Melli, Bologna, Com- missione per i testi di lingua, 1973 : catégories A-B-C : texte également connu sous le titre d'Innamoramento di Rinaido ; Orlando, die Vorlage zu Pulci's Morgante zum ersten mal herausgegeben von Johannes Hübscher, Marburg, N.G.Elwertische Verlagsbuchhandlunge, 1886 : catégorie C ; Danese Ugieri, pour lequel, en l'absence d'édition moderne, nous avons utilisé Libro de le bataie del Danese, impresso in Milano per Johanne Angelo Scinzenzeler nel anno del signore M. CCCCCXIII adi XII. de Mazo (Bibl. Nat. de Paris) catégories A-C ; / Cantari di Carduino (catégories A-D) giuntovi quello di Tristano e Lancilotto quando combatterono al petrone di Merlino (catégorie D), poemetti cavallereschi pubblicati per cura di Pio Rajna, Bologna Commissione per i testi di lingua, 1968 (réimpression de l'éd. de 1873) ; Cantari di Febus in Dal Roman de Palamedès ai cantari di Febus-el-Forte, testi francesi e italiani del Due e Trecento, a cura di Alberto Limentani, Bologna, Commissione per i testi di lingua, 1962 : catégories A-D ; Ultime imprese e morte di Tristano in Cantari del Trecento, a cura di Armando Balduino, Milano, Marzorati, 1970 : catégorie D ;Ponzela Gaia, Cantare dialettale inedito del sec XV, a cura di Giorgio Varanini, Bologna, 1957 (catégorie D) ; Il Bel Gherardino (in Cantari del Trecento, op. cit.) : catégories B-E ; La Bella Camilla, poemetto di Piero da Siena, Bologna, 1969 (réimpression de l'édition de 1892) : catégories B-E ; Historia délia reina d'oriente di Antonio Pucci Fiorentino, poemetto cavid- leresci del sec. XIV, Bologna, 1968 (réimpression de l'édition de 1862) : catégories B-E ; Cantare di Fiorio e Biancifiore (in Cantari del Trecento, op. cit.) : catégories B-E . Trois œuvres en prose capitales ont été également dépouillées de très près : Li Fatti de Spagna, testo settentrionale trecentesco già detto Viaggio di Carlo Magno in Ispagna, edito e illus- trato da Ruggero M. Ruggieri, Modena, Soc. Tipografica Modenese, 1951 : catégorie C ; , L 'Aspramont e, romanzo cavalleresco inedito, ed. critica a cura di M. Boni, Bologna, 1951 : catégories A-B-C ; La Tavola Ritonda o l'istoria di Tristano, a cura di Filippo Luigi Polidori, 2 vol., Bologna, Romagnoli, 1864 : catégories A-B-D. 18. Outre les ressemblances que nous aurons l'occasion de développer, signalons la reprise quasi textuelle de deux vers du Teseida dans le Roland amoureux : «e al morir più ch'a vergogna dati, /taciti, alquanto nel cor paurosi» (Teseida, VIII, 117) et «Pallido alquanto e nel cor pauroso, / Bench'al morir più che a vergogna è dato» (R.A., 1, 3,4). Le Teseida a été imprimé en 1475 à Ferrare, ce qui explique le regain de faveur qu'il a alors connu. Pour les romans et poèmes de Boccace, nous utilisons l'édition Mondadori (a cura di Vittore Branca). des comparaisons avec le Morgante, œuvre pratiquement contemporaine, que Boiardo a vraisemblablement connue 19 : il eût été impossible d'ignorer le traite- ment parfois semblable, mais souvent différent, que Pulci fait subir à une ma- tière provenant du même genre littéraire. Ce corpus représente, pour le seul domaine des cantari, environ 80 000 vers, sans compter les ouvrages en prose et les œuvres franco-vénitiennes et françaises analysées (particulièrement la Chanson de Roland, les lais de Marie de France et les romans de Chrétien de Troyes 20), En outre, le Teseida, le Filostrato et le Morgante constituent à eux seuls plus de 45 000 vers supplé- mentaires. Il faut encore ajouter qu'en plus des œuvres systématiquement étudiées, nous avons effectué des sondages et des lectures cursives d'autres œuvres, telles que VAncroia, Il cantare di Liombruno, Gismirante, etc. Des compléments d'information utiles en sont résultés, mais si, précisément, nous n'avons pas accru encore notre corpus, c'est parce qu'il ne s'agissait plus désor- mais que de compléments ou de confirmations : à partir d'une certaine quantité de matériaux examinés, des tendances, sinon des lois, se dégagent et les risques d'erreurs se raréfient forcément. Peu à peu, en effet, face à ces références di- verses, des constantes, des lignes de force se sont révélées chez notre auteur : notre conviction est qu'elles ne peuvent être infirmées par l'adjonction d'une œuvre particulière. L'héroïsme se mesure évidemment à travers l'aventure que vivent les protagonistes et qui conc" itue donc notre première partie. Pour l'étudier nous avons observé la bipartition suggérée par Boiardo lui-même qui dit avoir fait volontairement alterner les batailles et l'amour afin de respecter les goûts de

19. Au sujet du Morgante, il est à souligner que le 11 novembre 1478 Hercule d'Esté chargeait Antonio Gondi de se procurer l'œuvre (en fait les vingt-trois premiers chants) chez l'auteur lui-même et de lui en adresser une copie (cf. , Il Morgante, a cura di Ra- faello Ramat, Milano, Rizzoli, 1961, p. 1256). Dès l'automne 1462, Pulci était parvenu au quatorzième chant et, avant l'édition complète de 1483, diverses copies fragmentaires circu- laient. Or il est vraisemblable que Boiardo commença à écrire son poème dès 1476 (cf. G. Ponte, La personalità e l'opera del Boiardo, Genova, Tilgher, 1972, p. 79) et rien n'empêche qu'il ait pu avoir à ce moment-là une connaissance directe du Morgante, dont divers échos sont perceptibles dans le Roland amoureux. Nous ne souscrivons pas sur ce point à l'opinion de L. Russo (Storia della letteratura italiana, Firenze, Sansoni, 1956, p. 515) qui exclut toute connaissance possible du Morgante par Boiardo. L'édition du Morgante que nous utiliserons est celle de R. Ramat (cf. ci-dessus). 20. Le meilleur connaisseur de Chrétien de Troyes, Jean Frappier, semble inviter à chercher des convergences entre Boiardo et le romancier champenois, puisqu'il écrit à propos d'Yvain : «les tons varient et s'opposent : tendresse et ironie, idéalisme et scepticisme, fantaisie et réalité, larmes et rires, quelquefois une pointe de bouffonnerie vite émoussée, car l'auteur ne veut pas avilir ses personnages, même quand il en sourit. Ces tons divers se mêlent sans se heurter dans le tissu chatoyant du récit. Chrétien apparaît une fois de plus comme un précur- seur : on dirait que par instants il prélude à l'art de Boiardo et de l'Arioste» (J.F., Chrétien de Troyes. L'homme et l'œuvre, Paris, Hatier-Boivin, 1957, p. 149). Ont été tout particulière- ment étudiés, aux fins de notre recherche, Lancelot ou le Chevalier de la Charette et Erec et Enide. son public 21. Ailleurs il souligne la supériorité de la cour d'Arthur sur celle de , la première ayant su donner une importance suffisante à l'amour, alors que la seconde s'est limitée à tort à faire la guerre 22. Cette étude des éléments constitutifs de l'aventure héroïque a été menée en confrontation constante avec les récits traditionnels analogues et avec la réalité ou les idées contemporaines de notre auteur, selon une suggestion déjà ancienne de Giovanni Ponte 23. Notre deuxième partie constate, à la lumière des informations recueillies dans la première, une mise en question fondamentale des valeurs morales et spiri- tuelles qui traditionnellement sous-tendaient l'héroïsme, et notre troisième partie s'efforce par suite de définir quelles sont les valeurs qui subsistent sous une forme plus ou moins altérée, et celles qui font leur apparition, en liaison directe avec les idéaux humanistes. H résulte donc que, derrière l'héroïsme chevaleresque que décrit Boiardo et qui s'incarne différemment selon les personnages, apparaissent une nouvelle morale et un nouvel art de vivre qui toutefois ne sont pas dépourvus d'ambi- guïtés et reflètent la crise morale et spirituelle que connaît l'Italie à la fin du XVe siècle. Notre conclusion rejoint donc les intuitions de certains critiques (notamment de Giovanni Ponte et d'Antonio Franceschetti) qui ont résolument refusé pour Boiardo l'épithète de «primitif» ou de «néo-gothique» et ont vu, dans son œuvre, comme l'écrit Ferruccio Ulivi, «un nouvel esprit d'interpréta- tion de la vie détaché des idéaux du Moyen Age, alors que justement, il avait l'air d'en exploiter l'héritage le plus consistant» 24.

21. «Pera diversamente il mio verziero / De amore e de battaglia ho già piantato / Piace la guerra a l'animo più fiero, / Lo amore al cor gentile e delicato» (111, 5,2). L'édition du poème que nous utilisons est celle de G. Anceschi (cf. note 5), faute d'édition critique. 22. «Fo glorïosa Bertagna la grande / Una stagion per l'arme e per l'amore,... / Re Carlo in Franza poi tenne gran corte, / Ma a quella non fo sembïante, / ... / Perché tenne ad Amor chiuse le porte / E sol se dette aile battaglie sante» (II, 18, 1-2). 23. «Il est nécessaire d'étudier son oeuvre par rapport aux traditions culturelles auxquelles elle se rattache, par rapport à la civilisation humaniste et, en particulier, à la culture ferraraise de la seconde moitié du XVe siècle» (G. Ponte, MM. Boiardo, in I Classici Italiani nella Storia della Critica, op. cit., éd. de 1960, p. 295). 24. F. Ulivi, 77 gusto del Boiardo, «Atti e Memorie dell'Accademia d'Arcadia», VI, 1973, p. 33. PREMIERE PARTIE

L'AVENTURE CHEVALERESQUE

CHAPITRE 1

LES BATAILLES

A MOTIF TRADITIONNEL ET FORMULES FIXES : LE COMBAT A LA LANCE

1. Méthode d'analyse Le thème des batailles a été généralement boudé par la critique, qui en a dénoncé la monotonie 1. Pourtant son importance quantitative doit retenir l'attention : les batailles constituent en effet la plus grande partie du Roland amoureux 2. Il est évident que, sur ce sujet, le goût a considérablement varié depuis le XVe siècle, sans quoi Boiardo n'y aurait pas consacré tant de vers.

1. Voir la critique acerbe de De Sanctis contre la monotonie des batailles et duels (F. de Sanctis, Lezioni sulla poesia caJJalleresca : Pulci, Boiardo, Ariosto, in Scritti varii inediti o rari, a cura di B. Croce, Napoli, Morano, 1898, vol. I, p. 307-308). Même Rajna, Bigi et Reichenbach condamnent ces passages : ils constituent pour Reichenbach «une partie opaque, une sorte de zone grise» (G. Reichenbach, L'Orlando Innamorato, Firenze, Nuova Italia, 1936, p. 110). Les critiques reconnaissent néanmoins qu'ils trouvent une justification dans le goût des contemporains (P. Rajna, L'Orlando Innamorato, op. cit., p. 346 ; E. Bïgi, La poesia del Boiardo, Firenze, Sansoni, 1941, p. 15-18). Plus récemment, G. Ponte écrivait encore que «les descriptions de duels et de batailles sont les parties les plus médiocres de l'œuvre malgré l'intérêt de l'auteur pour les démonstrations de force» (G. Pont e, Irmtazione e originalité nei Carmina e nei Pastoralia del Boiardo, «La Rassegna délia letteratura ita- liana», 65, 1, gennaio-aprile 1961, p. 91 et 95 nota) et Franceschetti admettait «les répéti- tions et monotonies» fastidieuses des scènes de batailles et de duels (op. tif,; p. 9), préten- dant même à l'instar de Croce (B. Croce, Ariosto, Shakespeare, Corneille, Bari, Laterza, 1920, p. 70) que Boiardo lui-même subissait ce sujet à contre-cœur, ce qui est une hypo- thèse absolument gratuite. A. Franceschetti, toutefois, est le premier critique qui se soit efforcé de «sauver» quelques fragments des scènes de batailles. Mais les passages qu'il cite sont parfois des topos venus des cantari, comme l'image de la forêt de sapins qu'évoquent lances et bannières (II, 6, 55), qui se trouve dans la Rotta di Roncisvalle (IV, 33). 2. Les batailles représentent, d'après notre calcul du nombre d'octaves qui leur sont consacrées, environ 44 % de l'œuvre, puisqu'elles concernent à peu près 1960 octaves sur un total de 4429. , ; . * Face à cette double constatation, du poids quantitatif de ce thème et de la possibilité d'une évaluation positive, la recherche doit être conduite avec des clefs appropriées. Il est clair que la méthode crocienne en particulier — si consi- dérablement intuitive — souvent adoptée par les critiques italiens, ne peut conduire qu'à une impasse dans ce cas précis. En revanche, une méthode qui tiendrait compte à la fois des données culturelles et du «genre littéraire» - genre pour nous lointain aujourd'hui -, méthode analytique qui décomposerait ce thème dans ses éléments constitutifs, afin de montrer le parti personnel qu'en a tiré Boiardo, a de meilleures chances d'aboutir. Nous inspirant des re- cherches de J. Rychner sur les chansons de geste françaises 3, tout en faisant référence à la tradition des cantari, nous tenterons donc de pénétrer l'architec- ture complexe que présente ce thème chez Boiardo, et, ce faisant, nous répon- drons d'ailleurs à une des suggestions récentes de la critique italienne la plus avertie de ces problèmes 4. J. Rychner a décomposé en motifs les principaux thèmes des chansons de geste qui reviennent de façon constante dans les œuvres qu'il a dépouillées. Chacun des motifs est à son tour subdivisé en divers éléments (qui peuvent ne pas être tous invariablement présents à chaque fois), auxquels correspon- dent des formules propres 5. Il n'est pas question pour nous d'entrer dans la querelle née des conclusions auxquelles il est parvenu sur le caractère essentielle- ment oral des chansons de geste, sur leur genèse, leur composition et leur diffu- sion. Boiardo n'appartient pas à la catégorie des conteurs populaires, il fait oeuvre d'écrivain et il invente, ou du moins assemble, des éléments très divers. Cependant il s'inscrit dans un «genre littéraire» dont il épouse les thèmes et le langage. Par conséquent, il utilise des matériaux préexistants qu'il convient de recenser afin d'évaluer l'écart personnel qui a. pu se produire entre le poème et ses modèles, ou bien l'étroite conformité aux topos.

3. Jean Rychner, La . Essai sur l'art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955. Nous avons aussi tenu compte d'autres recherches de ce type, notamment : Paul Aebischer, Halt sunt ti pui e li port tenebrus, «Studi medievali», 1952, p. 1-22 ; Rita Le Jeune, Technique formulaire et chansons de geste, «Le Moyen Age», LX, 1954, p. 311-334 ; Anne Iker Gittleman, Le style épique de Garin le Loherain, op. cit. Cette dernière étude présente l'avantage d'appliquer à une oeuvre particulière, comportant 19 000 décasyllabes, la méthode étalonnée par Rychner sur un ensemble de «chansons» diverses. Voir, pour une bibliographie relative à la technique formulaire, A. Limentani, Les nouvelles méthodes de la critique et l'étude des chansons de geste in Charlemagne et l'épopée romane, Actes du Vile Congrès International de la Société Rencesvals, Bibl. de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, CCXXV, Paris, Belles Lettres, 1978, II, p. 321-322. 4. Pour répondre au lecteur qui blâmerait le recours à une méthodologie fondée sur des œuvres françaises, nous citerons le conseil émis par Daniela Delcorno Branca (Z 'O.F. e il romanzo cavalleresco medievale, op. cit., p. 7) : «Des indications et des perspectives concrètes et pertinentes peuvent venir préciser le panorama de notre roman chevaleresque depuis une zone adjacente et bien plus privilégiée, celle du roman français médiéval». Une très brève ébauche d'analyse des phases des combats se trouve dans F. Erspamer, La bibtio- teca di don Ferrante. Duello e onore nella cultura del Cinquecento, Roma, Bulzoni, 1982, p. 172-175. 5. J. Rychner, op. cit., p. 126-141. Pour ce qui concerne la bataille proprement dite, c'est-à-dire la phase ac- tive de l'engagement du héros, nous retiendrons un seul motif : le combat à la lance qui est avec le combat à l'épée le motif le plus fréquemment rencontré 6. Ce type de combat pour lequel nous avons choisi cinquante-six exemples dans le Roland amoureux et trente dans les cantari et le Morgante, comporte en fait trois phases : la préparation, suivie de l'évocation du coup proprement dit, puis de l'énoncé des conséquences du coup. Si la deuxième phase est toujours brièvement rendue, la première et la . troisième, en revanche, peuvent être plus ou moins longuement décrites ; elles comprennent, dans leurs versions les plus détaillées, plusieurs éléments.

2. Première phase : la préparation du coup La préparation du coup comportait traditionnellement jusqu'à cinq éléments : 1. Virevolte du cheval 2. Eloignement à une distance suffisante pour prendre de l'élan 3. Seconde virevolte du cheval 4. Course vers l'adversaire 5. Préparation de la lance. Ce schéma correspond au motif le plus complet dans le cas d'un combat singulier. Lorsqu'il s'agit d'une bataille collective, il est évidemment impossible à l'attaquant de prendre du recul et les trois premiers éléments disparaissent d'eux-mêmes. Cependant, même dans les combats singuliers, il est rare que les cinq éléments soient présents et que, notamment, soient mentionnées les deux virevoltes du cheval. Sur dix-huit exemples de ce type de duels dans la tradi- tion, seuls deux passage du Morgante, et un des Cantari di Rinaldo présentent ces virevoltes successives 7, et on n'évoque ordinairement que la première ou la seconde (neuf cas en tout), ou même on les tait tout à fait (six cas) 8. Quoi qu'il en soit, une physionomie assez complète du motif (quatre éléments sur cinq), et typique de celui-ci, est fournie par ces vers de la Spagna, extraits du fameux duel entre Ferragus et Roland (V, 11-12).

6. Ce sont d'ailleurs les deux motifs que J. Rychner a recensés comme les plus fré- quents dans les œuvres qu'il a dépouillées. Il signale 92 occurrences de combats à la lance (singuliers ou collectifs) et 55 combats à l'épée (op. cit., p. 129-130). 7. Morgante, X, 109-110 et XV, 53-54. Le premier de ces passages renferme une octave entière consacrée à la première virevolte exécutée tant par que par Rondel montés par Renaud et Roland, dont l'agilité stupéfie les Sarrasins qui en sont témoins. Pour les Cantari di Rinaldo, voir XII, 2. 8. Pour la première virevolte, voir Spagna, III, 44 ; IV, 32 ; XXIII, 36 ; pour la se- conde : Spagna, III, 5 ; 19 ; V, 11 ; Cantari di Rinaldo, III, 9 et VI, 18 ; Morgante, VIII, 63. Due arcate e più del campo ciascun tolse, 2 poi con la lancia in mano il destrier volse 3 Ciascun la lancia e 1 forte scudo imbraccia 5 e 'n sul destrier si raferma e rasetta. L'un verso l'altro correndo si caccia : non uscì mai così d'arco saetta 4 o nave con fortuna o con bonaccia

Le quatrième et le cinquième éléments (course et préparation de la lance) étant pratiquement simultanés, il peut arriver comme ici, que l'ordre soit inversé. Pour ce qui concerne le traitement des trois premiers éléments par Boiar- do, on constate qu'il les supprime presque totalement. Sur les vingt-six combats singuliers à la lance que nous avons étudiés dans le Roland amoureux, quatre seulement décrivent la première virevolte du cheval 9 et trois, la seconde 10. Mais la différence la plus significative regarde le second élément (l'éloigne- ment nécessaire pour l'élan) que les auteurs antérieurs présentaient dans 83 % des cas envisagés 11, alors que Boiardo ne l'offre que dans 7 % des exemples étudiés 12. Notre auteur, au reste, n'essaie jamais de chiffrer la distance parcou- rue, alors que la moitié des exemples antérieurs au Roland amoureux donnent une mesure précise, qui s'échelonne presque toujours entre un ou deux traits d'arc 13. Si Boiardo préfère des expressions vagues du type «prendere del cam- po» ou «dilungarsi assai», qu'offrait aussi la tradition 14, ce n'est certes pas un hasard : il montre par là sa répugnance envers des fonnulations particulièrement lourdes et figées dont l'effet fastidieux est bien perceptible, notamment au troisième chant de la Spagna, où elles apparaissent trois fois au cours de qua- rante octaves (Spagna, III, 5 ; III, 15 ; III, 44). D'autre part, la raréfaction

9. Durant le combat entre Agricane et Sacripant («Cosi dicendo, turbato se volta, / ed al nemico assai se è dilungato» 1, 11, 7), celui entre Brandimart et Agramant («Volto ciascuno e ben del campo prese», II, 28, 7) et les deux premiers combats entre Roland et les défenseurs d'Origille (I, 29, 40 et 42). 10. Voir les combats entre Astolphe et Grandonie (1, 3, 4 et 5), entre Agricane et Sacripant (1, 11, 7), entre Rodomont et Ferragus (II, 15, 38). On obtient donc pour les deux virevoltes cumulées 26 % des cas chez Boiardo contre 66 % dans la tradition étudiée. 11. Cf. Spagna, III, 5 ; III, 15 ; 111, 19 ; III, 44 ; IV, 32 ; V, 11 ; XI, 32 ; XXIII, 36 ; XXVIII, 18. Canton di Rinaldo, VI, 18, XXV, 24 ; XXXVII, 19 ; Morgante, VIII, 63 ; X, 110 ; XV, 53. Ceci représente quinze occurrences sur les dix-huit cas signalés. 12. Seulement à 1,11, 7 et II, 28, 7 (deux cas sur vingt-six). 13. «E dilungarsi el gettar di due arcate» (Spagna, III, 5) ; «e cosî furo amendue dilungati / più che un arco non getta per lunghezza» (Spagna, III, 15) ; «l'un dell'altro il gettar di due arcate / si dilungaron poi presti ed accorti» (Sp. III, 44). Voir encore Spagna V, 11 et XXVIII, 18 ; Morgante, VIII, 63 ; X, 110 ; XV, 53. Ce type d'évaluation de l'éloi- gnement des attaquants est un topos également dans la tradition française. 14. Comparer RA., II, 28, 7 : «e ben del campo prese» et Spagna, III, 19 : «Del campo prendi» ; Cantari di Rinaldo, VI, 18 : «Preson del campo» ; Danese, XIII, 28 : «Prese del campo». De même R.A., I, 11, 7 : «Ed al nemico assai se è dilungato» et Cantari di Rinaldo, XXXVII, 19 «E l'un dall'altro si dilunga assai». globale des trois premiers éléments s'explique certainement par une volonté de concentration du motif, de réduction à l'essentiel. Ce sont donc, en définitive, le quatrième et le cinquième éléments — la course vers l'adversaire et la préparation de la lance — qui captent presque uni- quement l'attention de Boiardo. On les trouve indifféremment dans les com- bats singuliers ou collectifs. La course vers l'adversaire peut être rendue de façons diverses, tant dans , la tradition que dans le poème. La méthode la plus simple consiste à montrer le cavalier en train d'éperonner son cheval, et Boiardo le fait assez souvent (dix- neuf cas sur les cinquante-six étudiés), quoiqu'avec une fréquence un peu infé- rieure à celle de la tradition 15, tandis qu'il abandonne quasi complètement le vieux gallicisme «broccare» (français : brocher) encore présent dans les can- tari 16, et qu'il néglige d'employer des verbes synonymes 17. Il préfère en re- vanche recourir à un autre procédé qui consiste à mentionner la force, voire la fureur, de l'attaquant. Cela peut se faire à l'aide de locutions adverbiales telles que «con tal furia» (I, 2, 60), «con furia molta» (II, 11, 7 et II, 31, 37), «a gran furia» (I, 28, 12) ou «con furore» (I, 9, 63), «a gran furore» (II, 23, 54), qui renchérissent plutôt sur celles de la tradition qui se contentait de «con gran fierezza» (Spagna, III, 15), «con tanta fierezza» (Morgante, X, 110). On trouve aussi des locutions métaphoriques telles que «menando tempesta» (R.A., 1, 2, 37 et 52 ; II, 14, 41), «a gran tempesta» (I, 28, 12 ; II, 30, 46 ; III, 1, 42), «con tempesta» (I, 26, 22), «con molta tempesta» (II, 23, 21), mais parfois l'emploi d'un verbe chargé de violence comme «si caccia» ou «se abandona» 18 se suffit à lui-même. Face à ces images, l'idée de hardiesse qui est quelquefois exprimée, semble singulièrement modérée 19. Un détail significatif est le bruit que produit le galop des chevaux, volontiers rendu par une locution comportant le terme «fra[c]casso» 20, mais une fois traduit par les effets dévastateurs des sabots de l'animal sur le sol :

15. Treize occurrences sur trente exemples tirés des cantari, soit 43 % (contre 34 % dans le Roi. amoureux). 16. Seul cas relevé : «Venia, broccando un gran ronzon leardo» (II, 18, 22). Voir en revanche les emplois dt «brocare» ou «broccare» in Spagna, XIII, 17 ; Rotta, IV, 20 et V, 25 ; Cantari di Rinaldo, III, 10. 17. Sont seuls à signaler : «mosse '1 destriero» (I, 2, 46) et «drizzando i lor ronzon» (II, 28, 8) tandis que l'on trouve dans la Spagna : «il buon destrier avaccia» (XI, 34) et «punsono i destrier» (XXIII, 37). 18. Pour «si caza» ou «se caccia», voir RA., I, 2, 54 ; I, 4, 39 ; I, 4, 52. Pour «se abandona», I, 2, 40 ; I, 2, 48 ; I, 26, 23. Cf. encore «se lascia andare» (II, 23, 20). 19. Cf. «vengonsi a ferir con ardimento» (I, 28, 12) ; «Ora se move...con tanta baldanza» (I, 4, 73) ; «gionse... a gran baldanza» (II, 18, 29). 20. Voir «a gran frac(c)asso» (I, 7, 56 et II, 28, 10), «menava tal fraccasso» (I, 4, 73). Né di lui manco è il suo corsier terribile, Che nella piazza profonda l'arena, Rompe le pietre, fa tremar la terra, Quando nel corso tutto se disserra (I, 2, 52) Nous avons là un développement efficace de ce qui était simple formule dans la tradition : Tremar facevan tutto quel sentiere (Cantari di Rinaldo (XXV, 25) Che il campo tutto pare va che tremasse (ibid, XII, 2) Liée à cette idée de la fureur de l'attaque, apparemment si chère à notre auteur, est celle de la rapidité. : à ce propos interviennent des comparaisons qui ne démontrent aucune originalité, tant dans le choix des objets de référence (le vent, la foudre, la flèche, l'oiseau), que dans le mode d'expression, souvent plus expéditif même que la tradition 21. Ailleurs, il suffit à Boiardo d'évoquer un «corso ruïnoso» (II, 28, 10) sinon «pieno e ruïnoso» (I, 3, 4), d'employer l'adjectif «ratto» (1,3, 15 et 1,26, 23) ou la locution «a tutta briglia» (II, 23, 21 et III, 1,42), pour traduire la vitesse de l'attaque. En ce qui concerne la course de l'adversaire, on retiendra donc que Boiar- do n'innove guère, mais insiste davantage sur la fureur de l'assaillant, ce qui correspond à un déplacement de l'intérêt vers les personnages au détriment de la nécessité du geste sportif. La préparation de la lance doit prouver au lecteur le sérieux de l'attaque ; elle revêt souvent une importance visuelle quasi plastique, car elle complète l'image de l'attaquant. Cet élément manque rarement, puisque nous l'avons relevé dans 73 % des exemples de la tradition contre 74 % de ceux du Roland amoureux 22. C'est probablement aussi celui qui a le plus tendance à se présen- ter sous forme de clichés dont l'origine remonte à la littérature française, comme le montre la formule récurrente chez Froissart : «La lance au poing et la targe au col» 23

21. Confronter pour le vent : «correndo più ch'al vento bianco nubile «(Rotta, iy, 23) et «Con tal velocità che parve un vento» (Roi. am., I, 2, 37) et «Quai è nel mar di tra- montana il vento» (I, 2, 43) ; pour la foudre : «Folgore certo va con men prestezza» (Mor- gante, X, 110) et «Come fùlgor del cielo» (R.A., II, 7,4) ; pour la flèche : «come saetta d'arco ognun parea» (Spagna, IV, 32) et «Sembrava proprio al corso una saetta» (RA., II, 18, 13) ; pour l'oiseau : «E sprona Vegliantin che pare ucella /Sf forte corre» (Rotta, V, 3), et «passa avante / Sopra de Brigliador, che sembra occello» (RA., II, 29, 32). Voir, pour des comparaisons un peu plus développées : Spagna, III, 44 et V, 12. 22. Pour la tradition, vingt-deux occurrences sur trente cas ; pour le Roi. amoureux, quarante-et-une occurrences sur cinquante-cinq exemples. 23. Voir à ce sujet les observations de Ph. Contamine. Guerre, état et société à la fin du M. Age, Paris-La Haye, Mouton, 1972, p. 16. Dans la Spagna, l'aspect figé des formules apparaît clairement, car, à partir du binôme lance-bouclier, de nombreux vers sont en fait constitués d'hémistiches quasi interchangeables comportant le verbe «imbracciare» ou la locution «in braccio» et (ou) le verbe «impugnare». Ainsi : Formule A : deux verbes et deux objets Gli scudi in braccio e le lance impugnano (Spagna, XXIII, 37) Lo scudo imbraccia ed impugna la lancia (ibid. XXX, 17) Variantes : Gli scudi al collo e le lance impugnate (ibid. III, 5) L'aste palmoia e '1 forte scudo imbraccia (ibid., XI, 34) Formule B : deux objets et un verbe Le forti lance e li scudi imbracciati (Spagna, III, 15) Giascun la lancia e '1 forte scudo imbraccia (ibid. V, 12) Coll'aste basse e li scudi imbracciati (ibid. XXVIII, 19) Le lance basse e li scudi imbracciati (ibid., IV, 32) Con grossi scudi e le lance impugnate (ibid., 111, 44) D'autres fois, notamment dans les Cantari di Rinaldo et la Rotta di Ron- cisvalle (Spagna minore), la formule se simplifie et se réduit aux termes «lancia bassa», au singulier ou au pluriel, complétés d'un article ou d'une préposition, cependant qu'on trouve la variante verbale «abassa la lancia». Cette formule — existant aussi dans la Spagna — se présente en début ou en fin de vers : Le lance basse e pennoni spiegarsi (Spagna, III, 45) Coll'aste basse e loro insegna svolta (ibid. , XVII, 23) A lance basse e loro insegna svolta (CRM, VI, 18) Tornâr sotto gli scudi a lance basse (ibid., XII, 2) L'un vèr de l'altro va con lance basse (ibid., XXV, 25) E' 1 saracin con la lancia s'abbassa (Morgante, XV, 54) Galafro abassa sua lanza pungente (Rotta, V, 25) Boiardo ne reprend jamais le binôme lance-bouclier de la Spagna, probable- ment parce qu'il veut éviter l'association trop étroite de l'idée attaque-défense pour privilégier, en cet instant, l'image de l'attaque 24. En revanche, la formule simplifiée exprimant l'abaissement de la lance, se retrouve quelquefois chez lui :

24. Seule exception où le binôme est toutefois étalé sur deux vers, ce qui lui ôte de sa rigidité : «Ciascadun sotto il scudo se coperse / E con alto furor la lancia arresta» (1, 28,12). Alessandro il superbo l'asta abassa (R.A., II, 1, 24) Verso di questo venne e l'asta abassa (Il, 18, 24) Verso Ranaldo bassava la lanza (I, 4, 73) Ver Rodamonte abassa la sua lanza (II, 14,42) E quella lancia che è tutta d'or fino Spronando abassa contro a Trufaldino (I, 26, 23)

Comme on le constate, «-bas-» porte presque toujours un des accents du vers. Ce n'est toutefois pas là, et de loin, la formule préférée de Boiardo, car il en est une autre qui revient sous sa plume vingt-cinq fois 25 (voire vingt-sept si l'on tient compte d'une proche variante 26), autant dire dans un cas sur deux. TI s'agit d'une formule plus précise, quasi technique : «porre la lancia a resta» ou «arrestare la lancia» (mettre la lance en arrêt), autrement dit la poser sur le crochet — l'arrêt — placé à droite de la cuirasse qui permettait, en soutenant mieux le poids de l'arme, une meilleure visée. Pas moins de dix-sept fois le mot «resta» (ou «arresta») se trouve à la rime et sur ces dix-sept emplois en observe qu'il rime quinze fois avec «tempesta» 27. Ainsi se trouve peut-être expliquée cette prédilection marquée de Boiardo pour une formule qui ne paraît pas avoir joui des faveurs de ses prédécesseurs : l'ex- pression, particulièrement amplifiée chez lui, de la fureur de l'assaut (notamment grâce à l'emploi métaphorique de «tempesta») que nous avons observée plus haut, trouvait son complément phonique — plus que logique — dans l'énoncé, à la rime, de la position de la lance en arrêt. Un dernier type de formulation (trois occurrences) évoque la lance comme posée sur la cuisse de l'attaquant : il semble que soit indiquée là une position initiale qui normalement précède celle en arrêt 28.

3. Deuxième phase : l'évocation du coup

La phase de préparation de l'attaque est suivie de l'évocation du coup

25. I, 2, 37 et 43 ; I, 3, 3, 15 et 16 ; 1, 4, 39 ; I, 6, 66 ; I, 9, 63 ; 1,15, 2 ; I, 26, 21 et 22 ; I, 28, 12 ; 1, 29, 42 ; II, 14, 41 et 60 ; II, 18, 23 ; II, 23, 21, 30 et 54 ; II, 24,19 ; 11,28, 8 ; II, 29, 34 ; II, 30,45 ; III, 1,42 ; III, 4, 23. 26. Cette variante est : «la sua lancia assetta» (II, 7,4 et III, 8, 38). 27. Le seizième emploi (II, 18, 23) offre une rime banale avec «testa», mais une in- téressante assonance, au sein de la même strophe, avec «saetta», qui se trouve rimer ailleurs avec «assetta» («Come fulgor del cielo, o ver saetta / ver Rodamonte la sua lancia assetta», II, 7, 4). On retrouve donc la même association d'idées entre l'attaque à la lance et la fureur ou la rapidité qu'impliquent la tempête et (sens ici probable de «saetta») la foudre. 28. Cf. I, 11, 7 ; II, 23, 30 et II, 29, 32. proprement dit, toujours brève (l'événement lui-même ne dure que le temps d'un éclair), parfois même omise car le résultat présente pour le lecteur davantage d'intérêt : Boiardo tend à supprimer cet élément plus fréquemment que ses pré- décesseurs 29, mais le conserve tout de même la plupart du temps. Parce que le coup constitue l'acmé de la tension dramatique, il est généra- lement présenté dans un vers unique et facilement isolable, et, beaucoup plus rarement, dans un simple hémistiche : Su lo scudo ei feri ... (Rotta, V, 3) Feri il gigante ... (R.A., 1,4, 39) Le schéma le plus fréquent, dans la tradition, mentionne le bouclier et l'assortit d'un verbe signifiant «frapper» («ferire», «cogliere», «colpire», «dare») : In sulli scudi ciascuno si colse (Spagna, III, 5) In sulli scudi amendui si colpiro (ibid., III, 45) In sullo scudo un Tedesco ferie (ibid., X, 10) E 'n sullo scudo el feri della ponta (ibid., XI, 34) Sullo scudo el feri co' poder sui (Rotta, IV, 22) Sopra li scudi ferirsi i baroni (Spagna, IV, 33) Sovra lo scudo di Sanson fena (Rotta, V, 26) Rinaldo el fieri a forza nello scudo (CRM, XII, 3) E con la lanza gli diè su lo scudo (Rotta, IV, 21) Boiardo reprend parfois cette formule, mais en lui ôtant de son imprécision, c'est-à-dire en indiquant le point du bouclier où le coup a porté : Ma Serpentino a mezo il scudo il fiere (R.A., 1,2,40) E proprio a mezo il scudo l'ha colpito (1,2, 53) Il re Adriano il gionse a mezo il scudo (1,21,21) Nel scudo ad alto li attaccò la lanza (1, 2, 60) Là dove l'elmo al scudo se confina Feri Angelino a Serpentino avante (1, 2, 37) La preuve qu'il cherche, par là, à diversifier les cas, est fournie par les nombreuses évocations de coups assénés ailleurs que sur le bouclier, et souvent sur une partie du corps — ou de l'armure — nommément désignés :

29. Dans vingt-trois passages sur cinquante-six, soit 41 % des cas, alors que les exemples des cantari ne l'omettent que six fois sur trente, soit dans 20 % des cas. L'un l'altro in fronte a l'elmo se è percosso (I, XI, 7) Dal lato manco il gionse nel traverso (Il, 7, 5) E gionse Rodamonte nel gallone (Il, 14,43) E gionse il saracin sopra al costato (Il, 14, 60) E colse nel costato (Il, 18, 26) Proprio alla vista il gionse nella testa (Il, 24, 20) Entro alle spalle un colpo gli diede (III, 4, 24) A mezo il petto il colse con la lanza (III, 8, 37) L'autre type de fonnule employée traditionnellement — mais plus rarement — évoquait seulement le choc de deux assaillants : Furonsi insieme ambedue riscontrati (Spagna, III, 15) E buon guerrieri insieme riscontrarsi (ibid. III, 20) Nel grande stormo scontro el Saracino (ibid. XXXII, 9) - Boiardo utilise à son tour cette fonnule : Se è un baron e l'altro riscontrato (R.A., I, 3, 4) E l'uno e l'altro insieme è riscontrato (I, XI, 7) E se incontramo insieme i due baroni (I, 15,3) 3) Via va correndo e scontrasi a Ricardo (111, 4, 15) Une variante intéressante consiste à localiser le choc à mi-chemin entre les deux points de départ : Furno scontrati a mezo del cammino (Morgante, VIII, 63) E rescontrollo a mezo della via (R.A., 1,2,39) E nel mezo del corso se colpirno (ibid., 1, 2, 54) Telle ou telle fonnule pouvait être complétée par l'évocation du bruit des coups de lance : Rinaldo el fieri con forza nello scudo, Che parve un tuon quando porta saetta (CRM, XII, 3) Boiardo procède de même selon des expressions plus ou moins condensées qui ne craignent pas l'hyperbole : E con fraccasso l'un l'altro percosse (R.A., II, 23, 21) E l'uno e l'altro insieme è riscontrato Con tal romore e con tanta roina Che par che il cel profondi e il mondo afina (R.A. ,1,11,7) Il atteint certains effets heureux grâce à l'accent rythmique produit par un paroxyton : Se urtarno con altissimo rumore (1, 28, 12) ou bien grâce à une expression plus originale dans laquelle la position du verbe en fin de vers semble amplifier le son perçu : Ciascun scudo al gran colpo risuona (Il, 29, 35) On observe, d'autre part, que Boiardo, parfaitement maître de sa matière, prolonge et «dilate» parfois un coup de lance dont la descritpion occupe plu- sieurs vers, dans des circonstances particulières, c'est-à-dire pour donner plus de relief à un combat entre héros (tels ceux entre Agricane et Sacripant à 1,11, 70, et entre Roland et Renaud à 1, 28, 13) 30 ou, mieux encore, pour accroître l'effet de surprise qu'il prépare habilement dans le cas du combat entre Gradasse et Astolphe : A mezo '1 corso si ebbeno a scontrarse. toccò primo il scudo abasso, Che per niente non volia fallare : Si come io dissi, al scudo basso il tocca, E fuor de sella netto il trabocca (1,7, 56) Ainsi donc, la considération de cet élément de la bataille permet de perce- voir non seulement la virtuosité technique de notre auteur, mais aussi sa capacité inventive, soit qu'il précise mieux la scène (localisation du coup) ou qu'il évoque avec bonheur le bruit produit, soit encore qu'il sache introduire un effet de suspense intéressant du point de vue dramatique.

4. Troisième phase : les effets du coup de lance Une fois les coups de lance échangés, deux hypothèses se présentent : ou bien le choc a été sans effet, chacun des combattants ayant encaissé le coup sans dommage, ou bien l'un d'eux s'avère inférieur, soit qu'il tombe sous la vio- lence de l'attaque, soit, pire encore, qu'il soit transpercé — et généralement tué — par le fer de lance. Bien entendu seuls les figurants, les combattants de piètre valeur meurent si aisément ;les semi-héros pour leur part tombent souvent, alors que les vrais héros résistent presque toujours à des assauts, quelque vio- lents qu'ils soient. Les effets de l'attaque à la lance peuvent donc comporter quatre éléments: 1 Bris de la lance de l'adversaire (voire des deux lances) 2 Fermeté en selle du héros 3 Chute de l'adversaire 4 Transpercement de l'adversaire 30. Une double comparaison, celle de deux vents se heurtant en tempête sur la mer et celle d'un torrent arrachant arbres et pierres sur son passage, vient illustrer le choc qui oppose Roland et Renaud (I, 28, 13). Le motif est rarement complet parce que nombreux sont les cas où l'adver- saire a la vie sauve (absence du quatrième élément), tandis qu'il peut arriver, si l'adversaire est transpercé, que sa chute postérieure ne soit pas mentionnée (sup- pression du troisième élément). En outre, dans le cas d'un combat à égalité - entre héros - le motif se réduit presque toujours aux deux premiers éléments, car, une fois les deux lances rompues, le combat continue à l'épée sans qu'aucun des combattants ait souffert du coup de lance reçu : l'attaque à la lance n'a constitué alors qu'un simple préambule, une escarmouche sans conséquence. La ferme résistance qu'oppose à l'assaut le véritable héros, est donc prouvée de deux façons : d'une part la lance de l'adversaire se brise sur son bouclier ou contre sa propre anne, d'autre part le héros demeure fermement campé sur sa selle, sans vaciller .le moins du monde. Parfois ces deux éléments du motif sont associés (neuf occurrences), mais le bris de la lance est, des deux éléments, le plus fréquemment exploité par notre auteur (25 occurrences) 31, étant d'ailleurs entendu que la fenneté en selle réapparaît en tant qu'élément du combat à l'épée, et n'est donc pas spécifique du combat à la lance. Le bris de la lance est généralement exprimé dans le poème, comme dans la tradition, par les verbes «rompersi» et «fiaccarsi» ou d'autres verbes syno- nymes, parmi lesquels Boiardo montre une préférence personnelle pour «frac- cassarsi» 32 sans doute parce que ce mot a l'avantage de posséder des consonnes sourdes fortement expressives. Par ailleurs, Boiardo aime insister sur la rudesse du coup en indiquant soit que la lance est entièrement fracassée : Le lancie fraccassarno tutte quante (1,26,23) Quel roppe il tronco grosso tutto quanto (Il, 23, 56) E fiaccò tutta l'asta con tempesta (Il, 14, 60) 33, soit qu'elle est brisée jusqu'à l'arrêt (formule qui paraît lui être propre) : L'aste fmo alla resta han fraccassate (1,11, 8) Perché se fraccassò sino alla resta (I, 18, 8) Se fragellarno insin presso alla resta (Il, 15, 39) Sino alla resta se fiaccamo (Il, 28, 11) ou bien encore en précisant la petitesse des débris obtenus :

31. La fréquence de cet élément est, dans le Roi. amoureux, de 44 %, contre 53 % dans notre échantillonnage de cantari (seize occurrences sur trente exemples). Par ailleurs la fermeté en selle non accompagnée du bris de la lance apparaît rarement (I, 2, 38 ; 1, 7, 15; ; 1,15,3 ;II, 25,20). 32. Voir, pour «fraccassarsi» : RA., I, 11, 8 ; I, 16, 10 ; 1, 18, 8 ; 1, 26, 23 ; 111, 4, 16. 33. Voir de même : «che sua lancia fragella tutta quanta» (Cantan di Rinaldo, XXXVII, 20). Né restò pezzo de un palmo maggiore (I, 18, 7) Un palmo integro d'esse non avanza (III, 1, 44) Che non eran tre palmi e lor tronconi (Il, 28, 11) L'auteur de la Spagna procédait différemment, préférant évoquer le nom- bre (de six à vingt) des fragments restants 34. L'observation la plus intéressante concerne, toutefois, la trajectoire des débris de lance projetés en l'air par le choc. Les auteurs antérieurs évoquaient déjà l'envol de ces tronçons de lances : In qua e in là volarono i tronconi (Spagna, IV, 33) L'aste si ruppero e i troncon volaro (ibid., 23, 37) 35 Boiardo leur fait écho : La lancia volò in pezzi con romore (R.A., II, 24, 20) Sua lancia andò volando in più tronconi (ibid., II, 29, 35) Mais il renchérit sur cette image et, usant de l'hyperbole, il fait voler les morceaux de lance jusqu'au ciel : Volando i tronchi al cel de l'aste grosse (II, 23, 21) Le lancie andarno in pezzi al cel volando (Il, 3, 47) La lancia ne andò al ciel, rotta a tronconi (I, 21, 21) Ciascun troncone insino al celo è gito (I, 28, 14) Par ce moyen, le combat devient plus encore un spectacle, évoquant les feux d'artifice (inventés, justement, au XVe siècle) 36 . La fermeté en selle du héros contre qui le plus souvent s'est brisée la lance de l'adversaire, s'exprime presque toujours au moyen d'une négation : le héros ne ploie pas, il ne bouge pas (de ses arçons) 37. Boiardo souvent renforce et illus- tre cette idée au moyen d'une brève comparaison, toujours référente au symbole

34. «L'aste si ruppe in più di sei brandella» (Spagna, XI, 32) ; «l'aste si ruppero e i troncon volaro : / d'intramenduo si fecer più di venti» (ibid., XXIII, 37) ; «l'aste del Sa- racin non valse un dado, / che 'n cento pezzi si vide partirsi» (ibid., XXXII, 10). 35. Voir encore : «volano a l'aier e poi trabuca al piano» (Ancroia, VIII) ; «che le lance volaro in più tronconi» (1 fatti de Cesare, 161), «Le lanze forte in troncon volaro» (Altobello, VI), exemples fournis par R. Alhaique Pettinelli, op. cit., II, p. 391-392 n. 36. Il semble que les premiers feux d'artifice aient été tirés à Naples en 1423, mais durant la seconde moitié du XVe siècle ceux-ci se répandent largement et notamment à Florence. C'était une application de la poudre à canon qui alla se perfectionnant comme les armes à feu (Cf. F. Cognasso, L'Italia nel Rinascimento, Torino, U.T.E.T., 1965, I, p. 587). 37. Comparer Spagna, III, 5 («Ferraù non si torse dell'arcione»), XXIII, 37 («Nulla si mossono i buon cavalieri») et R.A., I, 11, 8 («Né alcun per questo se è de l'arcion mosso») H, 29, 35 («Ni quel ni questo se mosse de arcione»). Voir également Spagna, III, 15 («Ma della sella niente piegollo») et RA., I, 28, 14 («Non fu piegato alcun di loro un dito»). le plus courant de l'immobilité, la pierre Né se mosse Ranaldo più che un sasso (I, 21, 21) Ciascun parve di pietra una colona (1,26, 23) Ma come avesse gionto a un torrione, Non ha piegata , né mossa (1,18,7) Cette dernière comparaison — cohérente dans un contexte de guerre — n'est toutefois pas dénuée d'humour, si l'on tient compte de la personne con- sidérée, une femme (Marphise), qui s'en trouve quelque peu ridiculisée, mais il convient de reconnaître que l'image n'a en soi rien d'original 38. Lorsqu'on a affaire à un géant qui est à pied, ce n'est plus de fermeté en selle qu'il fait preuve, mais. de solidité sur ses jambes, cependant que les fonnes négatives et les comparaisons sont similaires : Sopra a duo piedi sta fenno il gigante, Come una torre a cima de castello ; Mai non ha mosso ove pose le piante (I, 16,48) E non se piega il forte Saracino (Il, 7, 19) Les deux premiers éléments du motif en cours d'examen nous révèlent donc une intensification des effets visuels et sonores de la part de Boiardo, qui toutefois reste ici très proche de la tradition. Pour ce qui concerne la chute de l'adversaire, dont la fréquence est à peu près la même dans notre échantillonnage de cantari (70 %) et dans nos relevés du Roland amoureux (64 %) 39, l"étude en est intéressante, car elle pennet de bien voir comment, à partir de fonnules particulièrement stéréotypées, allant même jusqu'à l'absurde, Boiardo — comme d'ailleurs Pulci — fait preuve d'in- ventivité et de qualités artistiques. On observe en effet, sur ce thème, une tendance marquée à la fixité des formules dans la tradition. Il en va ainsi pour l'ordre des mots, lorsque l'adver- saire a été tué : e morto cadde del caval di botto (Spagna, X, 11) e morto a terra Sansonetto il gitta (ibid., XVII, 25) e morto l'abattè a suo malgrado (ibid., XXXII, 10) morto cade el Pagan de vita nudo (Rotta, IV, 21) che morto abatte el Pagan doloroso (ibid., IV, 23) ... e morto cade el fello (ibid., V, 3) e morto l'abattè in sulla campagna (CRM, III, 10) 38. Dans Febus-el-Forte, le héros, de façon analogue, est comparé à «un muro di rocca, / Tant'era sul destrieri forte confitto» (II, 50) et Ferragus, dans Li Fatti de Spagna (XXII) «resemblava a una torre». 39. Vingt-et-une occurrences sur nos trente exemples tirés des cantari et du Mor- gante, trente-six sur les cinquante-six combats à la lance du Roi. amoureux considérés. Invariablement, on le constate, «morto» vient en tête et précède le verbe indiquant l'action du héros. A propos du Roland amoureux, parce que — nous l'avons déjà fait remarquer — les morts y sont moins fréquentes, notre argumen- tation peut paraître sur ce point moins probante 40 : nous avons donc élargi notre échantillonnage pour obtenir neuf occurrences 41. Nous observons parmi celles-ci un seul cas de conformité à la formule des cantari : E morto for de arcione a terra il manda (R.A., II, 23, 58) Les huits autres cas révèlent une totale indépendance de Boiardo, soit qu'il intervertisse l'ordre relevé ci-dessus : Quel gran re cade morto alla pianura (1,4,48) Caderno entrambi a grave discomforto : L'un mezo è vivo, e l'altro al tutto morto (Il, 24, 8) soit (le plus souvent) qu'il omette de préciser que l'adversaire est mort, tant cela est évident, vu la gravité du coup reçu. Il sait aussi recourir à une périphrase insolite et cynique : De l'anima pensati, il corpo è perso (I, 7,9) 9) Parce que, ces cas mis à part, la plupart du temps l'adversaire survit à sa chute, notre étude considérera à présent la situation la plus courante.

Pour l'emploi des verbes, deux catégories sont à distinguer, selon que le sujet est le vainqueur ou le vaincu. Si le sujet est le vaincu, le verbe qui revient le plus souvent dans les cantari est «cadere» (6 cas sur 21, soit 28 % du total considéré), alors que, si le sujet est le vainqueur, on trouve avec autant de monotonie «abbattere» (six cas également). Mais les cantari recouraient quelque- fois à des périphrases telles que «vuotare l'arcione», «uscire d'arcione» ou en- core «uscire di sella», dont les équivalentes, du point de vue du vainqueur, étaient «gettare» (ou : «trarre») «fuor di sella» ou «fuor d'arcione» 42. Face à ces données, Boiardo fait preuve de plus d'originalité : on trouve, certes, huit occurrences de «cadere» (soit 22 % de nos relevés), mais pas une seule fois il n'emploie «abbattere». En revanche il reprend volontiers les périphrases signa- lées, notamment «uscir (fuor) d'arcione» ou «dell'arcione» ou «di sella» 43, avec 40. On ne relève en effet pour notre échantillonnage que quatre cas de chutes dou- blées de transpercement (7 %) contre onze dans les cantari (36 %). 41. Soit les passages suivants : I, 4, 45 et 48 ; I, 6, 67 ; I, 7, 9 ; II, 18, 24 ; II, 23, 57 et 58 ; II, 24, 8 ; II, 31, 38. 42. Ainsi Spagna III, 20 ; Orlando XIII, 32 ; XXV, 36 ; XXIX, 51 ; Bella Camilla, VI, 32. 43. Cf. RA., I, 2, 54 et 61 ; I, 7, 56 ; II, 14, 60 ; II, 29, 35 ; II, 31, 37. Voir en outre 1, 26, 26 et II, 18, 2 («E netto se n'andô fuor della sella» et «Ma lui de netto usci fuor della sella») ; II, 30, 23 ; II, 31, 37 et 39. une fréquence assez notable, cependant qu'on remarque une prédilection toute personnelle pour des formes verbales euphémiques telles que «mandare», «met- tere» ou «porre a terra», «sul prato», «al campo» etc. 44. Du même ordre est l'emploi récurrent de «distendere» (six cas, soit 22 % de notre total), alors que le terme n'apparaît qu'une fois dans nos cantari : il s'agit là encore d'une for- mulation atténuée, comme si Boiardo voulait, en quelque sorte, ménager ses victimes, autrement dit éviter à ce propos toute angoisse au lecteur. Il peut même arriver que l'euphémisme se résolve en une image franchement comique ; l'idée même de la chute disparaît pour faire place à la vision d'un chevalier présenté dans une posture ridicule. Par exemple : Che il fe' mostrare al cielo ambe le piante (I, 28, 38) Voltando verso il cielo ambe le piante (Il, 30, 23) Voltò le gambe al loco del cimero (I, 1, 64) 45 Ché a gambe aperte uscì fuor de l'arcione (II, 31, 37) Ché tutti e quattro insieme nel sabbione Se ritrovarno a dar de' calci al vento (Il, 31, 39) Pulci procède souvent de façon semblable. Plus nettement même que Boiardo, il rit des chutes qu'il raconte, qu'elles soient ou non mortelles 46, alors que le sourire de Boiardo, plus discret, épargne les vraies victimes comme les héros, ses cibles demeurant, avec Astolphe, les semi-héros 47. Quant au transpercement par la lance, autre élément à considérer, bien qu'il soit plus rare 48, il n'est pas douteux que Boiardo se montre expéditif à ce sujet, qui apparemment ne l'intéresse guère, probablement parce qu'il concerne nécessairement des victimes insignifiantes. L'expression apparaît comme singulièrement stéréotypée, ce qui est rare chez lui : 44. Ainsi 1, 2, 44 («il pose in su l'arena») ; I, 2, 46 («lo mando sul piano») ; I, 2, 48 («questo fu messo dal Danese al piano») ; I, 29, 40 («il pose in terra») ; II, 7, 19 («E misse a terra ...») ; II, 15, 38 («Andarno a terra»). 45. Ce vers a été relevé par R. Alhaique Pettinelli qui le rapproche d'un vers d'Aiolfo del Barbicone : «A1zo le gambe e cade nel sabbione» (op. cit., II, p. 391). Notons pourtant que, si le geste est comparable, l'expression diffère totalement du fait que, dans le Roi. amoureux, Astolphe (dont les chutes fréquentes sont un élément en soi comique) est montré en quelque sorte la tête en bas, et la référence au cimier, élément important de l'équipement chevaleresque, achève de caricaturer la chute. 46. Citons entre autres la chute de Corante (tué par Roland) : «e dette un vecchio colpo sul terreno» (Morgante, XV, 54) ; celle de Leopante (tué par Roland) «volle veder comme la strada è piana» (ibid., XX, 90). 47. Il est juste de reconnaître que Boiardo, comme Pulci, développe ici une ten- dance contenue en germe dans les cantari où l'euphémisme n'était pas inconnu, telle la for- mule : «Sicché della pianura gli fe' letto» (Spagna, XXXVIII, 42), «che della piana terra gli fe' letto» (CRM, XXXVII, 20). Si, dans le deuxième cas (chute sans gravité de Richardet), une intention humoristique est possible, dans le premier cas (mort de Balugant) elle est exclue. Dopo le spalle il passa ben tre braccia (1,4,47) Dopo alle spalle con la lancia il passa (II, 18, 24) Dietro alle spalle un gran braccio gli avancia (Il, 23, 56) Dietro a le spalle andò di lancia un braccio (Il, 24, 8) Alors que le premier hémistiche est quasi identique, les termes qui suivent (verbes : «passare», «andare», «avanzare» ; mesure : «braccio» ; moyen : «lan- cia») apparaissent comme interchangeables selon les besoins de la rime, et sont liés entre eux par des assonances. L'autre type de formule fait plus encore appel à des effets phoniques : L'ha per il petto alle spalle passato (R.A., 1, 4, 45) ... e per la spalla passa (III, 4, 16) Ici l'allitération produite avec la liquide «1», et surtout la sifflante «s» et les ex- plosives «p» et «t», est tout à fait évidente 49 , cependant que la répétition d'un même mot peut également produire un effet d'écho : E tutto lo passò/da fianco a fianco (I, 7,9) Che '1 conte lo passò/da banda a banda (II, 23, 58) Dans ces deux exemples, il faut tenir compte de l'accentuation sur la sixième syllabe et sur un oxyton, qui produit une très forte césure au sein du vers et isole le deuxième hémistiche. Une variante sur ce type est constituée par : E tutto lo passò/ con gran fraccasso (Il, 31, 38) Di dietro fore andò / il pennon di netto (111, 4, 16) On relève la même accentuation sur l'oxyton, cependant que le deuxième hémistiche offre moins d'intérêt. Paradoxalement, la lecture des cantari ne permet pas d'y découvrir de formules aussi évidentes : on remarque tout au plus des variations sur le type «per il core» ou «il petto» ou «il costado», accompagnés du verbe «cacciare», le tout disposé dans un ordre permutable : per me' il core il suo ferro gli caccia (Spagna, XVII, 25) Avino gli cacciô per me' il costado (ibid., XXXII, 10) per lo petto gliele cacciô senza più resta (Orlando, XIV, 19) Un autre type d'expression consiste à énumérer les organes transpercés : che '1 petto e '1 core gli parti per mezzo (CRM, XVII, 5) e '1 petto e '1 cuore e le reni gli passa (Morgante, XV, 54) passôgli il petto e '1 cuor si gli magagna (CRM, III, 10) 49. On observe une recherche analogue au vers 8 de la même strophe («con l'urto atterra e con la spada speza»), ce qui exclut toute hypothèse d'un phénomène fortuit. De même le deuxième vers cité se lit dans son intégralité : «Ispezza il scudo e per la spalla passa» (III, 4, 16), c'est-à-dire que le premier hémistiche, avec l'accumulation des con- sonnes doubles (mais non géminées), démontre aussi une nette recherche d'harmonie imi- tative. Boiardo et les cantari ne se retrouvent vraiment, sur ce sujet, que dans la précision sur la longueur de la lance qui ressort dans le dos de la victime : la mesure varie de un à trois «braccia» et par conséquent notre auteur sur ce point n'invente rien d'excessif 50 .

5. Conclusion

L'étude détaillée du combat à la lance confirme le souci qu'eut Boiardo d'imiter le style des cantari. Il est rare toutefois que notre auteur se conforme étroitement aux formulations topiques les plus communes : le plus souvent on perçoit dans le Roland amoureux un effort constant pour briser la fixité des formules et éviter les répétitions littérales, pour alléger la pesante mono- tonie découlant de l'uniformité de l'expression, notamment grâce à une utili- sation habile du rythme et des sons et de l'ordre des mots dans le vers. Boiardo a tendance à intensifier les effets visuels et sonores et à renfor- cer l'aspect spectaculaire des combats, attitude qui coïncide tout à fait avec l'idée que les Italiens du XVe siècle se faisaient de la guerre, ainsi que le rappelle A. Chastel, employant précisément à ce sujet le terme de «guerre-spectacle» 51. D'autre part des exigences de rationalité se manifestent dans la recherche de précisions techniques telles que la localisation des impacts 52. Parallèlement pourtant, et paradoxalement, nous avons observé que notre auteur tend à valoriser et exalter, plus que ses prédécesseurs, la force et la har- diesse de ses héros 53 : étant donné qu'il limite au maximum les conséquences 50. Comparer Rotta, V, 3 («tra le spalle riusci a la cintura / più de duo braccia»), Morgante, X, 54 (»duo braccia o più riusciva la lancia») et RA., 1, 4, 47 («Dopo le spalle il passa ben tre braccia») ; II, 23, 56 («e la sua lancia / Dietro aile spalle un gran braccio gli avancia») ; II, 24, 8 («Dietro alle spalle andô di lancia un braccio»). 51. A. Chastel, op. cit., p. 29. 52. L'étude détaillée du combat à l'épée démontrerait la permanence du même souci. Alors que les auteurs de cantari se contentaient d'indiquer que le coup d'épée est assé- né «sur le casque» ou «sur la tête», Boiardo précise volontiers la partie du casque ou de la tête qui est atteinte. De façon analogue, l'un des effets des coups d'épée étant de briser telle ou telle partie de l'armure de l'adversaire, Boiardo raffine par rapport à ses prédécesseurs, indiquant quelle proportion du bouclier est arrachée (I, 16, 17 et 19 ;I, 17, 25 ; II, 2, 60 ; II, 15, 6 ; II, 25, 8) ,quelle est la direction de la fente opérée (I, 23, 41 ; II, 6, 44 ; I, 27, 27 ; II, 25, 27), quelles sont les parties du casque ou de la cuirasse endommagées (II, 15, 4 ; 11, 23, 32 ; II, 25, 10 ; II, 31, 31 ; III, 7, 51 ; I, 19, 11 ; I, 20, 21 ; I, 27, 8 ; I, 27, 27 ; I, 28, 16 ; II, 2, 63, etc.) : les auteurs de cantari n'allaient pas jusqu'à de telles précisions techniques. 53. De même, à propos des combats à l'épée durant lesquels il multiplie considé- rablement les coups portés à deux mains (c'est-à-dire en lâchant à la fois le bouclier et les rênes du cheval), coups d'une folle imprudence qui n'interviennent que rarement dans les cantari (cinq occurrences sur vingt combats à l'épée examinés dans les cantari et dans le Morgante, contre cinquante-huit occurrences pour quarante combats similaires du Roland amoureux). tragiques de ses «combats-spectacles», une certaine contradiction peut être d'ores et déjà relevée. La présence occasionnelle de traits humoristiques renforce la perplexité du lecteur au sujet des intentions de l'auteur : ses euphémismes malicieux jettent un doute sur le crédit que Boiardo attribuait aux prouesses héroïques 54. La question de l'humour se révèle donc d'une importance capitale pour la juste interprétation du poème qui pourrait si l'on en juge d'après l'écart cul- turel considérable existant entre Boiardo et ses prédécesseurs, avoir été conçu comme un pastiche. Il se confirme, en tout cas, que notre auteur répugnait au tragique, tendance que nous avions déjà décelée à travers l'étude des méta- morphoses dans le Roland amoureux, lesquelles épargnent toujours les héros et ne sont point définitives 55 .

B ART ET ORIGINALITÉ

Si Boiardo se montre, comme nous venons de le voir, un artiste avisé dans le choix et l'élaboration des matériaux que lui offrait la tradition canterina pour décrire les batailles, thème essentiel du roman chevaleresque, c'est au ni- veau de l'assemblage et de l'organisation de ces matériaux qu'il manifeste le mieux ses qualités propres. L'un des principaux défauts — peut-être le principal — des cantari consiste dans le manque d'individualisation des personnages et dans le caractère méca- nique de l'intrigue, d'où est absente toute motivation psychologique. La mono- tonie d'épisodes étroitement ressemblants et l'incohérence des comportements, autres défauts majeurs, nuisent tout particulièrement aux récits de batailles. Boiardo se distingue sur tous ces points de ses frustes prédécesseurs. Il sait organiser sa matière de façon claire et rationnelle et démontre — nous l'avons déjà pressenti à propos des motifs fixes — une capacité de variété et de renou- vellement tout à fait personnelle. Il sait aussi marier l'action et la psychologie, donnant à chaque combat, ou presque, une physionomie spéficique selon la

54. L'étude du combat à l'épée révèlerait par ailleurs la présence accrue, par rapport à la tradition, de comparaisons dépréciatives (par exemple à 1, 19, 4 ; II, 5,10 et III, 8, 38 ; II, 31, 30 et III, 5, 4 ; III, 4, 21 ; III, 5, 3) et d'hyperboles invraisemblables auxquelles s'ajoute une exploitation complaisante du macabre, éléments sur lesquels nous reviendrons dans notre deuxième partie et qui semblent incompatibles avec une sincère volonté de célé- bration héroïque. 55. Cf. Notre article La métamorphose dans le Roland amoureux de Boiardo, in Poétiques de la métamorphose, sous la direction de G. Demerson, Institut d'Etudes de la Renaissance et de l'Age Classique, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 1981, p. 53-69. personnalité des adversaires et les conflits moraux ou psychologiques qui les opposent.

1. L'analyse des forces en présence

Afm que les batailles, dont l'issue est rarement tragique pour les héros, présentent quelque intérêt, il convient que les chances des adversaires s'équi- librent et que le lecteur soit clairement informé à ce sujet. Effectivement, on trouve presque avant chaque duel du Roland amou- reux, ou au cours de celui-ci, une analyse claire et lucide des forces en présence, et cette évaluation comparative-fournit le fil conducteur du combat, tout en préservant un élément de suspense, puisque le combattant jugé a priori inférieur (le Sarrasin ou la brute) possède des qualités propres Agricane et Roland s'opposent ainsi l'un à l'autre : combattea con più furore, TI conte con più senno si servava (1,19,3) - Lorsque s'affrontent Marphise et Brandimart, les atouts sont autres et l'issue s'annonce incertaine : Assai fu più che far con Brandimarte, Ché non era tra lor gran differenza ; Ben meglio ha il cavallier di guerra l'arte, Ma questa dama ha grande soa potenza (1,19,42) Quand la même Marphise se mesure avec Sacripant, c'est un type de com- bat différent que l'on peut prévoir, parce que le Circassien a d'autres mérites que Brandimart et que Marphise : Par che il re metta l'ale, Né l'estrema possanza e l'alta lena Della regina questo ponte vale ; Tanto è veloce quel baron soprano (II, 2, 67) Face à la force massive et imparable de la guerrière, la tactique toute en souplesse du roi circassien, qui s'appliquera à fatiguer son adversaire, s'avérera avantageuse. Avant d'autres combats, les qualités respectives de Marphise et de la paire indissociable que constituent Grifon et Aquilant, celles de Grandonie et d'Olivier sont pareillement passées au crible 56. Boiardo raffine et sait aussi définir les facteurs occasionnels qui modifient les conditions ordinaires d'un affrontement, par exemple le chagrin et le ressentiment d'Aquilant, l'humiliation et le senti- 56. Cf. 1, 24,1-2 et U, 23, 41 (vers 6-8). ment d'injustice de Renaud 57. Lors du combat de Renaud et du centaure, notre auteur, soucieux de bien définir la situation, n'oublie pas de considérer le cheval de Renaud qui devrait contrebalancer la composante animale de son adversaire : Vero è che il bon Ranaldo ha piastra e maglia E quel centauro è tutto quanto nudo : Ma tanto è destro e mastro de scrimaglia, Che coperto se tien tutto col scudo ; E il destrier del segnor de Montealbano Corrente è assai, ma mal presto alla mano (I, 14,6) 6) Les combats reflètent donc la personnalité de chaque attaquant, ce qui non seulement est conforme à la logique, mais corrige la monotonie de ce type de récits. Un bon exemple du procédé est fourni par l'affrontement entre Rodo- mont et le parmesan Rigonzone. Ce dernier a été présenté longtemps à l'avance avec des précisions psychologiques exceptionnelles pour un personnage mineur, dont la seule raison d'être se limitera, en définitive, à son combat contre Rodo- mont ; il a été décrit comme fort, brave, mais insensé : A dire in summa, el fu gagliardo e matto (Il, 7, 27) Ces deux caractéristiques sont rappelées juste avant la confrontation : Forte oltra modo e di natura fiero, Ma non avea senno né ragione (Il, 14, 24) Rodomont, face à lui, démontre la plus saine présence d'esprit et le meil- leur sens tactique : Rigonzone ayant imprudemment lâché la bride de son che- val, il suffit à l'Africain de saisir le cheval, de le faire un peu tournoyer et de le projeter à quelque distance pour se débarrasser de cet adversaire écervelé qui périt écrasé sous sa monture (II, 14, 27-28). A cette occasion on peut voir combien un combat éclairé par la psycho- logie des personnages permet réciproquement un meilleur approfondissement de cette psychologie. En effet, pour certains critiques et à une lecture super- ficielle, Rodomont passe aisément — mais erronément à notre avis - pour dément. Or, cet épisode qui l'oppose à un fou, nommément désigné comme tel par Boiardo, montre la différence entre les deux hommes et a probablement été inventé pour dissiper l'équivoque.

57. «Perché Aquilante avea molto dolore, / Credendo essere occiso il suo germano ;/ E come disperato a gran furore / Combatte contra il sir de Montealbano / ... / Da l'altra parte a Ranaldo parea / Ricever da costoro a torto ingiuria, / Pero più dello usato com- battea / Terribilmente, acceso in maggior furia» (I, 23, 27-28). 2. Psychologie et force dramatique dans les duels Les duels entre héros offrent évidemment, quant à eux, un intérêt encore supérieur dérivant du fait que la forte personnalité des deux combattants est déjà bien connue des lecteurs. On objectera que le combat lui-même n'est pas la phase la plus remarquable lors de confrontations avant tout psychologiques : ainsi en va-t-il des duels entre Agricane et Roland, entre Roland et Renaud, et de quelques autres. Le duel entre Astolphe et Gradasse représente, lui, un cas limite puisqu'il dure moins d'une strophe, alors que l'attention se concentre sur les réactions des spectateurs et des combattants, avant et après le combat. Pourtant, si l'on supprimait ou si l'on banalisait les échanges de coups, bref s'il n'y avait plus de combat digne de ce nom, non seulement le genre littéraire ne serait plus le même, mais il manquerait soit la conclusion, soit le nœud de l'évo- lution ou de l'opposition psychologique des personnages. Ce fait est particulièrement évident pour le duel entre Agricane et Roland auquel la critique a applaudi de façon à peu près unanime 58 , mais il est bon, pour s'en convaincre, d'examiner des duels moins célèbres quoiqu'également intéressants, tels que ceux opposant Roger à Rodomont et Argail à Ferragus. C'est parce que ce duel entre Roger et Rodomont qui aboutit à la reddition de l'orgueilleux roi de Sarza a rarement été étudié de près, et que l'on a omis d'en rechercher les prémisses et les détails significatifs, que son dénouement a pu paraître artificiel et invraisemblable 59. Pourtant, là aussi, Boiardo a pré- paré les choses d'assez loin et le duel n'apporte que sa conclusion à un processus d'évolution psychologique nettement dessiné. Certes, Rodomont s'est montré, dans ses paroles et avant son départ d'Afrique, d'une présomption et d'une mégalomanie sans bornes, que l'auteur a lui-même explicitées :

58. Même De Sanctis a vu dans cet épisode le chef d'oeuvre de Boiardo, en dépit de défauts formels : «l'auteur a su y introduire une force de sentiments qui en constitue le véritable intérêt. Il n'a eu qu'à imaginer une égale courtoisie et une valeur semblable chez les deux chevaliers, les rendre généreux sans envie» (F. de Sanctis, Lezioni sulla poesia cavalleresca, op. cit., p. 311). E. Bigi loue les qualités de ce duel (op. cit., p. 69 sq.), G. Reichenbach voit là le plus bel épisode de l'œuvre (G.R., L'OJ., op. cit., p. 22 et 151) et G. Ponte, un de ses meilleurs moments (G.P., La personalità.., op. cit., p. 99-100). Voir encore les appréciations positives de F. Flora (F.F., Storia della letteratura italiana, Milano, Mondadori, 1962 13, p. 128-130), de S.A. Chimenz (S.A.C., La rappresentazione dell' amore nel poema del Boiardo, Roma, Ausonia, 1931, p. 87), d'E. Rho (Boiardo roman- ziere in Primitivi e Romantici, Firenze, Sansoni, 1937, p. 81-82). Seul, Azzolina, émule de Cesareo, estima que les louanges étaient à ce propos excessives, Roland et Agricane se mon- trant plus mécaniques que profonds (L. Azzolina, Il mondo cavalleresco in Boiardo, Ariosto Berni, Palermo, Reber, 1912). Les meilleures pages écrites sur cet épisode demeurent celles de G. Reichenbach (op. cit., p. 22-32) et d'E. Bigi (op. cit., p. 69-78). 59. Ainsi A. Franceschetti (op. cit., p. 159) : «Il n'y a pas d'explication à cet adou- cissement de son caractère, si ce n'est que (...) Boiardo a hâte de le faire s'éloigner pour laisser seuls Roger et ». Questo superbo, che ha tanta arroganza, Pigliar soletto tutto il mondo crede, Ed al presente voi passar in Franza, E prenderla in tre giorni si dà vanto (II, 5,67) Mais, sur les rivages de France, deux événements se sont produits entre temps qui ont entamé la confiance illimitée du héros en lui-même. Tout d'abord, en dépit de son écrasante supériorité sur les années chrétiennes, il a vu précipiter à terre sa bannière. Pour tout chevalier, cet objet a une valeur emblématique, il symbolise sa noblesse et même, puisqu'il porte ses couleurs, sa propre identité. L'émotion de Rodomont est accrue par le fait que sa bannière porte l'image de Doralice, criante de vérité, et que cette chute ressemble donc à un outrage infligé à sa dame (II, 7, 28-29). Le trouble du héros s'exprime par un changement de couleur et il souffre alors d'une douleur tout à fait nouvelle pour lui 60. Ce n'est là toutefois que le premier revers essuyé par Rodomont, le pré- lude à une autre désillusion que lui inflige peu après Renaud. Pour commencer, celui-ci le renverse avec sa lance et Rodomont est partagé entre la colère et la honte, sentiment combien nouveau pour lui 61 ! Mais il se fait fort de venger rapidement cet affront, d'autant plus que, descendu de cheval, Renaud constitue un adversaire de taille bien inférieure, incapable de fuir rapidement 62. Or, surprise, le combat s'avère difficile, Rodomont ne parvient pas à s'imposer, son armure et son écu sont entamés par les coups de son adversaire (II, 15, 1-11): il s'irrite, car il vit là une expérience absolument nouvelle, et sa fureur est immense (II, 15,8). Cette fureur laisse place, quelques heures plus tard, à la réflexion, tandis qu'il chevauche à la recherche de Renaud (II, 15, 28-30). Il commence désormais à admettre le bien-fondé des avertissements de Subrin qu'il avait si vivement critiqués à Bizerte (II, 1, 45-55), et il en vient à reconnaître la valeur de l'ex- périence : Come diceva il vero re Sobrino ! Sempre creder si debbe a chi ha provato (Il, 15, 30) Par suite, il se met a admettre que la force de Roland doit être effective- ment redoutable, puisqu'un inconnu (Renaud n'a pas fait la guerre d'Aspre- mont et il n'est donc pas connu des Africains) lui a offert une résistance impen- sable jusque-là. Pourtant, Boiardo tempère subtilement cette prise de conscience

60. «Quando la vidde alla terra caduta, / Mai fu nella sua vita più dolente» (II, 7, 30). 61. «E per grande ira non trovava loco, / Chiamandosi abattuto e vergognato» (H, 14,46). 62. «Quando il pagano il vidde ritornare / Soletto, a piede, senza quel ronzone / Che via correndo lo puotea campare, / Ben se lo tenne aver morto o pregione» (II, 14, 52). qui n'est encore que partielle : notre héros en effet s'apitoie sur Agramant qui ne pourra manquer d'être vaincu... puisque lui, Rodomont, ne sera pas là pour l'aider. Il n'envisage donc pas encore l'hypothèse d'une défaite person- nelle, tout en reconnaissant que ses projets de conquête universelle sont sérieu- sement compromis : Io che tutti pigliarli ave a arroganza, Assai ne ho de uno, e più che di bastanza (II, 15, 30) C'est alors que se produit son duel avec Roger, dont il ignore et l'identité et la nationalité. Phénomène intéressant (même si c'est une redite incontrôlée de l'auteur, elle n'en révèle que mieux ses arrières-pensées), la locution méta- phorique qui désigne l'échange des coups («rendere agresto per prugna acerba») a déjà été employée lors du combat contre Renaud 63. Ce duel ressemble en effet beaucoup au précédent, les adversaires se brisant pareillement leur bouclier et leur armure 64, jusqu'à ce que, nouveauté pour Rodomont, celui-ci perde connaissance sous un coup particulièrement puissant de Roger (III, 5, 8). Ici intervient un fait demeuré inaperçu de la critique : l'épée de l'Algérien tombe sur le sol. Cet événement est aussi important pour sa prise de conscience que l'éton- nement qui le saisira d'avoir été épargné par Roger. En effet, non seulement l'épée revêt une importance capitale pour tout chevalier, mais celle-ci possède des caractéristiques particulières puisque, fabriquée par Nemrod, sa trempe et son métal en sont exceptionnels et qu'elle n'a jamais pu être utilisée à cause de son poids par d'autres guerriers que Nemrod et Rodomont (II, 14, 33-34). Elle est donc à la fois une relique familiale et le symbole de la force de Rodo- mont 65. L'émotion du héros à l'avoir perdue (qui rappelle de façon bien plus puissante celle éprouvée à la chute de sa bannière) l'amène à faire acte de sou- mission à Roger, ainsi que le prouve la construction syntaxique 66. Insistant sur ce thème, Boiardo fait ensuite à ce propos un bel usage de l'anaphore : Il brando su dal prato avea racolto, li brando qual già fo de suo bisavolo (111, 5, 14) 67.

63. Comparer : «Rugier per prugna acerba agresto rende» (III, 5, 4) et «Essendo con Ranaldo affrontato, / Che rende agresto a lui per prugna acerba» (II, 15, 8). 64. Comparer III, 5, 3-4 et II, 15, 6-10. 65. Il convient d'ailleurs de remarquer que, si l'épée est tombée, ce ne peut être que parce que Rodomont a négligé de l'attacher à son bras par une chaînette, précaution que prennent tous les chevaliers et qu'il avait lui-même prise à II, 25, 9. L'orgueil et la sûreté de soi expliquent cette négligence. 66. Le gérondif en tête de proposition («Non se trovando ne la mano il brando») a une évidente valeur causale et il explique et justifie le comportement décrit dans la prin- cipale («Là dove era Rugiero ne fu venuto», III, 5,12). 67. L'effet est obtenu au moyen de l'inversion du complément d'objet, «il brando», placé en tête de phrase, ou plus exactement de son redoublement, puisque la phrase se suffirait à elle-même et aurait un ordre des mots normal et prosaïque, si elle débutait seulement à «Su dal prato...». On voit donc combien notre auteur a soigné dans le détail cette évolution progressive de Rodomont, depuis sa mégalomanie initiale jusqu'à cet aveu d'in- dignité prononcé devant Roger : Né mia prodezza più vale una paglia (III, 5, 13) Il se trouve en fait confondu par la conjonction, en la personne de Roger, d'une puissance incontestablement supérieure à la sienne (la perte de son épée le démontre) et d'une courtoisie douloureuse pour lui, vu sa position de vaincu. Les combats acquièrent ainsi une fonction dramatique liée à la psycholo- gie des personnages. Ce n'est pas là un cas isolé, car l'évolution progressive d'Agricane, au fur et à mesure de ses duels successifs, offre avec celle de Rodo- mont de frappantes analogies. Etre primitif et solitaire qui (comme Rodomont) ignorait l'amitié et con- cevait l'amour comme un rapport de forces, voulant conquérir Angélique manu militari, Agricane ressent d'abord de l'étonnement à l'égard de l'adversaire qui, à lui seul, fait trembler une année 68. Puis, lors du premier duel qui l'oppose à Roland, leurs armures réduites en pièces et les heures passant sans qu'un avantage se décide (mais Agricane subissant une éraflure, il se prend à douter un instant de la victoire (I, 16, 18) ), obligé d'interrompre le combat, il re- connaît son humiliation : Più che omo me stimava alora quando Provata non avea la tua possanza «...... Questa battaglia e lo assalto sì fiero Che è tra noi stato, e l'aspere percosse Me hanno cangiato alquanto nel pensiero, E vedo ch' io sono om di carne e d'ossa (I, 16,40-41). Précieuse confession qui démontre l'humanisation du sauvage Sarrasin. Mais, torturé par le conflit qui naît ensuite en lui entre la jalousie et son amitié naissante pour Roland, il ne trouvera la paix que dans la totale reddition que représente sa demande de baptême : Io credo nel tuo Dio, che morì in croce (I, 19, 12) Celle-ci ne pouvait être formulée par ce guerrier qu'au moment de sa défaite, alors qu'il a le pressentiment de sa propre mort. En même temps, et pour la pre- mière fois de sa vie, Agricane pleure : Piangea quel re, che fo cotanto fiero (I, 19, 14) Ce vers est important, car il résume tout l'itinéraire spirituel d'Agricane, sa pro- gressive humanisation acquise au contact de Roland et à l'épreuve du champ de

68. «Gran maraviglia ha il re Agricane il fiero / Che quella gente, grande oltra misura, / Sia spaventata da un sol cavalliero» (1,15, 59). ISBN 2-86724-032-8 300 F i «

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