L'héroïsme chevaleresque dans le Roland Amoureux de Boiardo Couverture : Illustration extraite de la Nouvelle traduction de Roland l'Amou- reux par LESAGE, Paris, 1717 (cliché Bibliothèque Municipale de Lyon) INSTITUT D'ÉTUDES DE LA RENAISSANCE ET DE L'AGE CLASSIQUE Denise ALEXANDRE-GRAS L'héroïsme chevaleresque dans le - Roland Amoureux de Boiardo Publications de l'Université de Saint-Etienne 0 Institut d'études de la Renaissance et de l'Age Classique, 1988 34, rue Francis-Baulier — 42100 Saint-Etienne ISBN 2-86724-032-8 INTRODUCTION Matteo Maria Boiardo est un écrivain dont l'œuvre et la personnalité, complexes et contradictoires, demeurent parmi les plus déroutantes qui soient. Il n'est en effet pas possible de réduire toute son activité à la seule composition du «poème» 1, d'ignorer notamment ses œuvres latines et d'imaginer qu'il ait oublié sa culture humaniste durant les quinze dernières années de sa vie. Or, le contraste est évident entre ses œuvres mineures de goût humaniste (les œuvres latines, les Eglogues en italien , le Timon inspiré de Lucien) et son poème cheva- leresque modelé sur des œuvres populaires que les humanistes méprisaient volontiers. Son Canzoniere, dont le titre classicisant, Amorum libri, est signifi- catif, combine certes diverses sources, mais il apparaît précisément comme une tentative de synthèse raffinée dans laquelle la poésie latine et les thèmes néo- platoniciens viennent enrichir le legs de la poésie lyrique médiévale et du pé- trarquisme, ce qui semble fort éloigné de l'esprit général du poème, si éloigné même que Pier Vincenzo Mengaldo a pu parler d'un tel hiatus entre les deux œuvres, qu'on n'en saurait trouver d'équivalent dans l'histoire italienne toute entière 2. De même, Alberto Limentani a mis l'accent sur le problème capital que pose, à son avis, la diversité de l'œuvre boïardesque 3. Boiardo est-il, en somme, le «primitif» que prétendait Croce, le néo- gothique 4 qu'une critique plus récente a cru déceler ? Ou bien est-il un huma- niste en accord avec les courants de pensée les plus modernes de son époque ? Il nous a semblé que la solution du problème ne pouvait venir de l'analyse des œuvres mineures sur lesquelles l'essentiel a déjà été écrit et qui ne prêtent 1. Par commodité, nous traduisons l'italien poema par «poème», qui est loin d'être équivalent, comme le prouvent les définitions. Cf. Dict. Zingarelli : poema : «composition poétique de vastes dimensions et de caractère narratif ou didactique», Dict. Robert : poème: «ouvrage de poésie en vers». Le poema comprend plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de vers, ce que le terme français n'implique pas. 2. P.V. Mengaldo. La lingua del Boiardo lirico, Firenze, Olschki, 1963, p. 37. 3. A. Limentani, Recensione a M. M. Boiardo, Opere volgari a cura di P. V. Mengaldo, Bari, 1962, e a P. V.Mengaldo, La lingua del Boiardo lirico, Firenze, 1963, «Romanistisches Jahrbuch», XIV, 1963, p. 198-203. 4. Nous traduisons «tardogotico» par «néo-gothique» suivant en cela Christian Bec et André Chastel (C. Bec, Le siècle des Médicis, P.U.F., 1977, et A. Chastel, Le grand atelier d'Italie, Paris, Gallimard, 1965, p. 265). pas à équivoque, vu leur caractère humaniste affirmé 5, mais bien plutôt de l'étude approfondie du poème auquel la critique n'a consacré jusqu'ici qu'une attention insuffisante, de l'avis même des meilleurs spécialistes. Parce que, étant donné l'ampleur de la tâche à accomplir, un chercheur isolé ne saurait épuiser tous les centres d'intérêt que recèlent les 35 432 vers du poème, et que s'imposait la nécessité d'un choix, l'étude de l'héroïsme nous a paru la plus propre à éclairer les forces contrastantes qui animent cette œuvre. En effet, s'il est vrai que le roman chevaleresque est issu de l'épopée — et le sujet choisi par Boiardo lui-même qui fait de Roland le principal prota- goniste de son œuvre suffirait à le rappeler -, il est logique que l'exaltation des héros en soit le fondement et le thème essentiel. Or il se trouve que, pour reprendre les paroles mêmes de.Georg Weise, «le concept de l'Héroïque donne son caractère et son unité spirituelle à l'époque qui va de la Renaissance au Baroque» 6 A.Chastel, à son tour, relève comme l'une des caractéristiques de la Re- naissance, dès le XVe siècle, le goût de la vitalité héroïque : dans les arts figura- tifs de cette époque, et pas seulement à Florence, on voit s'imposer les «images énergétiques», tout particulièrement celles d'Hercule et de saint Georges, ainsi que celle du «héros dressé et de la statue équestre de modèle antique» 7. Ainsi donc, un Roland combattant, comme saint Georges, les dragons, un Renaud faisant corps avec sa monture, un Rodomont mettant à lui seul une armée en fuite, s'inscrivent-ils tout à fait parmi les mythes chers au XVe siècle. Quant à la renovatio chevaleresque qui marque la seconde moitié du siècle tout parti- culièrement 8, elle n'affecte pas seulement Ferrare, qui ne démontre nullement par là des tendances rétrogrades et marginales, elle concerne toute l'Italie et même l'Europe occidentale, y compris cette capitale de l'humanisme qu'est Florence, où Ange Politien lui-même ne craint pas d'exalter dans ses vers le vainqueur d'un tournoi et où les meilleurs peintres et orfèvres collaborent à la réussite de celui-ci. La question de l'héroïsme chevaleresque revêt donc un intérêt tout à fait privilégié parce qu'en elle confluent et se rencontrent la cul- ture antique, la culture médiévale et les idéaux humanistes. Nous retrouvons 5. Pour une bibliographie complète de la critique sur Boiardo, consulter G. Anceschi, Guida bibliografica, in Boiardo, Orlando innamorato, Milano, Garzanti, 1978, 1, p. XXXVI- XLIV ; M. Bregoli-Russo, Rassegna della critica Boiardesca : 1972-1983, in Annali d'Ita- lianisca, Pulci e Boiardo, vol. 1, 1983, p. 159-173 ; D. Medici, La critica boiardesca dal 1800 al 1976. Bibliografla ragionata, «Bollettino reggiano», X, 1977, 34 ; G. Ponte, MM. Boiar- do, in I Classici Italiani nella storia della critica, op. diretta da W. Binni, Firenze, Nuova Italia, 1974, 1, p. 273-305. Cette dernière étude analyse avec acuité l'histoire de la critique boïardesque. 6. G. Weise, L'ideale eroico del Rinascimento e le sue premesse umanistiche, Napoli, Edizioni scientifiche italiane, 1961, p. 119. Nous avons pris le parti de traduire les citations des critiques, ainsi que les extraits de lettres, mais de citer en italien les œuvres proprement littéraires. 7. A. Chastel, Le mythe de la Renaissance, 1420-1520, Genève, Skira, 1969, p. 13-14. 8. Ibid., p. 26, et J. Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, Arthaud, 1964, p.447. là exactement les composantes mêmes de l'inspiration de Boiardo entre les- quelles il semblerait, si l'on en croit la critique, avoir hésité. Dès lors que se définissait ainsi, selon nous, le meilleur champ d'étude possible à la fois pour éclairer les possibles contradictions de notre auteur et pour le situer dans son époque, la marche à suivre s'imposait aussi. Il s'agissait de replacer l'œuvre dans son contexte historique, ce qui peut paraître simple à première vue, mais se trouve être, dans le cas précis de Boiardo, plutôt malaisé. En effet, la tâche est double : d'une part rattacher l'œuvre à un genre littéraire préexistant, d'autre part la relier aux courants d'idées contem- porains qui travaillent un siècle en pleine mutation. Le genre littéraire préexistant n'est autre que le roman chevaleresque mé- diéval, domaine immense et, pour ce qui est de l'Italie, encore mal connu et peu exploré. Pio Rajna a eu, voici un siècle, l'intuition du formidable courant cultu- rel qui, parti de la Chanson de Roland, aboutit aux grands romans chevaleresques italiens (et au Don Quichotte, mais ceci est un autre problème). Il a défini le double cycle de cette vaste production en Italie : d'une part l'enchaînement (à partir des chansons de geste françaises) qui s'établit depuis les poèmes franco- vénitiens de la fin du XIIIe siècle jusqu'aux poèmes carolingiens toscans que l'on situe plutôt au XVe siècle désormais, sans négliger les œuvres en prose cor- respondantes, souvent antérieures, telles celles d'Andréa da Barberino ; d'autre part le cycle breton qui comporte, lui aussi, à la fois des œuvres en prose et des poèmes, plus brefs toutefois que leurs homologues carolingiens. Tout ce vaste domaine défriché par Rajna est aujourd'hui encore peu exploré. Rares sont les éditions modernes et il faut souvent recourir à des éditions du XIXe siècle qui ont eu le tort fréquent de toscaniser la langue, ou bien à des éditions raris- simes des XVe et XVIe siècles. Beaucoup d'oeuvres demeurent en outre manus- crites. La critique, quant à elle, ne s'y intéresse vraiment que depuis une ving- taine d'années, mais il faut reconnaître que les recherches se multiplient mainte- nant. L'importance de ce courant devrait lui valoir une place de choix dans l'histoire littéraire, à moins de vouloir limiter celle-ci à la seule présentation des chefs-d'œuvre ; mais ces derniers ne naissent pas du néant, d'autres œuvres les précèdent et les accompagnent, qu'il est injuste d'ignorer complètement. L'histoire des mentalités, enfin, ne saurait passer sous silence un courant litté- raire si fécond qui, pour son ampleur, sa durée et son extension européenne, ne peut être comparé qu'à la pastorale, laquelle est pourtant infiniment mieux connue et plus étudiée.
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