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9 | 2016 Guerres en séries (I) Séries et guerre contre la terreur TV series and war on terror

Marjolaine Boutet (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/tvseries/617 DOI : 10.4000/tvseries.617 ISSN : 2266-0909

Éditeur GRIC - Groupe de recherche Identités et Cultures

Référence électronique Marjolaine Boutet (dir.), TV/Series, 9 | 2016, « Guerres en séries (I) » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2016, consulté le 18 mai 2021. URL : https://journals.openedition.org/tvseries/617 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/tvseries.617

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Ce numéro explore de façon transdisciplinaire comment les séries américaines ont représenté les multiples aspects de la lutte contre le terrorisme et ses conséquences militaires, politiques, morales et sociales depuis le 11 septembre 2001.

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SOMMAIRE

Préface. Les séries télévisées américaines et la guerre contre la terreur Marjolaine Boutet

Détours visuels et narratifs

Conflits, filtres et stratégies d’évitement : la représentation du 11 septembre et de ses conséquences dans deux séries d’Aaron Sorkin, The West Wing (NBC, 1999-2006) et The Newsroom (HBO, 2012-2014) Vanessa Loubet-Poëtte

« Tu n’as rien vu [en Irak] » : Logistique de l’aperception dans Generation Kill Sébastien Lefait

Between Unsanitized Depiction and ‘Sensory Overload’: The Deliberate Ambiguities of Generation Kill (HBO, 2008) Monica Michlin

Les maux de la guerre à travers les mots du pilote Alex dans la série In Treatment (HBO, 2008-2010) Sarah Hatchuel

24 heures chrono et : séries emblématiques et ambigües

24 heures chrono : enfermement spatio-temporel, nœud d’intrigues, piège idéologique ? Monica Michlin

Contre le split-screen. Autopsie d’un artifice Ophir Lévy

La septième saison de 24 heures chrono : illusion d’un tournant moral et éthique ? Alexis Pichard

La féminisation de la figure héroïque dans la saison 7 de 24 heures chrono Marjolaine Boutet

Homeland : l’ennemi, la menace et la guerre contre la terreur Pauline Blistène et Olivier Chopin

Homeland : un antidote à la guerre contre le terrorisme ? Alexis Pichard

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Préface. Les séries télévisées américaines et la guerre contre la terreur

Marjolaine Boutet

Le 11 septembre, les médias et les séries télévisées

1 Les attentats du 11 septembre 2001, et en particulier l’effondrement des tours du World Trade Center, retransmises en direct sur les écrans de télévision du monde entier, ont immédiatement interrogé le statut de l’événement et de l’image1. Paradoxalement, ce n’est pas tant le statut de l’image télévisée qui a d’abord été mise en cause, que celui de l’image et des récits cinématographiques. Dans The Terror Dream, Susan Faludi décrit cette impression persistante de « déjà-vu » face à ce qui était pourtant inédit :

We explained our failure to probe the same way that the Bush administration explained its failures to protect us: the attack was “unimaginable.” Nothing like this had ever happened before, so we didn’t know how to assimilate the experience. And yet, in the weeks and months to follow, we kept rummaging through the past to make sense of the disaster, as if the trauma of 9/11 had stirred some distant memory, reminded us of something disturbingly familiar. As if we had been here before, after all2.

2 Robert Altman, s’exprimant le 17 octobre 2001, rend le cinéma catastrophe responsable de la dimension spectaculaire des attentats, une affirmation souvent entendue dans les médias à l’époque :

The movies set the pattern, and these people have copied the movies. Nobody would have thought to commit an atrocity like that unless they’d seen it in a movie. How dare we continue to show this kind of mass destruction in movies. I just believe we created this atmosphere and taught them how to do it3.

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3 Ce discrédit du cinéma se prolonge par son incapacité à créer, dans les années qui suivent, de « grands films » à partir des événements : Oliver Stone avec World Trade Center (2006) et Paul Greengrass avec United 93 (2006) se rabattent ainsi sur des clichés hollywoodiens rassurants émotionnellement mais peu satisfaisants artistiquement et intellectuellement4. Susan Faludi se souvient :

In the electronic square, the gruesome visuals of the calamity replayed day after day, anniversary after anniversary, as if footage could substitute for fathoming, repetition for revelation. “Everything has changed” was our insta-bite mantra, recited in lieu of insight. Our media chattered on about “the death of irony” and “the death of postmodernism”, without ever getting close to the birth of comprehension. The cacophony of chanted verities induced a kind of cultural hypnosis; Americans seemed to slip into a somnambulistic state. […] By mid-2007, long after the nation had passed the five-year-anniversary mark of the attacks, we were still sleep-walking. Virtually no film, television drama, play, or novel on 9/11 had begun to plumb what the trauma meant for our national psyche5.

4 Pour Claude Lanzmann, cette aporie cinématographique proviendrait de la qualité même de ces images « volées à la réalité6. » Dans le même temps, la fascination esthétique et morbide pour ces images d’horreur dans un ciel bleu immaculé et au cœur d’une des plus belles villes du monde ne fait pas disparaître le besoin de fiction7, et le cinéma hollywoodien est indéniablement hanté par les événements, qu’il évoque au moyen de métaphores plus ou moins subtiles8. Le cinéma n’est évidemment pas le seul média à exprimer ce traumatisme collectif, qui n’a pas touché que la nation américaine et qui, par la suite, a frappé d’autres nations occidentales comme l’Espagne en 2004, la Grande-Bretagne en 2005, la France en 2015 et la Belgique en 2016.

5 Bien évidemment, les actes terroristes ne se réduisent pas à ces quelques événements, et ont un histoire qui remonte au moins à l’Antiquité, si on considère comme actes de terrorisme des actes de violence délibérés commis à l’encontre de civils à des fins politiques9. Néanmoins, les attentats du 11 septembre 2001 ont visé une pluralité de cibles, symboliques, économiques et psychologiques, caractéristiques de la stratégie terroriste contemporaine. Cette diversité de cibles frappées simultanément, le nombre de morts, l’ampleur des dégâts matériels et la résonance mondiale de l’événement ont permis à François Heisbourg de forger le concept d’hyperterrorisme10. Thierry Widemann explique :

Cet aspect de résonance est essentiel. La stratégie de terreur d’une organisation terroriste, dans la mesure où elle ne dispose que d’une capacité de destruction relativement limitée, exige que ses effets soient connus du plus grand nombre. D’où le rôle des médias, qui offrent au terrorisme la possibilité de réaliser une économie de moyens11.

6 Le traitement médiatique, amplifié quand les attentats frappent des nations développées où les journalistes sont très nombreux – voire lorsqu’eux-mêmes en sont les cibles comme à Paris le 7 janvier 2015, fait partie intégrante de la terreur produite, tandis que, paradoxalement, les images de « vraies guerres » se font plus rares et plus difficiles à obtenir. Dans une chronique sur France Culture, prononcée deux jours avant les attentats du 13 novembre 2015, autre journée d’attaques simultanées désignée par sa seule date, Xavier de la Porte dit que « toutes ces images […] créent paradoxalement une nécessité de fiction », et une envie, entre autres, de « voir des séries qui, parce

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qu'elles ont pour elles le temps long, filment l'attente, l'ennui, l'irruption soudaine et parfois très ponctuelle, de la violence ([il] pense à Generation Kill par exemple)12. »

7 Il n’est pas anodin que le rédacteur en chef de rue89 cite une série télévisée comme fiction « réparatrice » face à l’horreur réelle, face à ces images inévitables diffusées et rediffusées sur les écrans multiples, des réseaux sociaux aux chaînes d’information en continu. Le 11 septembre survient en effet à un moment où le cinéma indépendant américain connaît d’importantes difficultés tandis que les séries télévisées sont en train de gagner une nouvelle légitimité artistique grâce à une complexité narrative grandissante, une audace esthétique de plus en plus assumée et l’engouement critique pour The Sopranos, diffusé sur la chaîne à péage HBO. La télévision, dans ses émissions d’information et de talk-shows13, a accompagné la population américaine dans son travail de deuil et les chaînes d’information en continu nourrissent depuis lors les moments de sidération décrits par Derrida à la suite de catastrophes de cette ampleur. Mais les séries télévisées, en tant que fictions longues qui s’inscrivent dans le rythme hebdomadaire des spectateurs, offrent davantage car elles permettent la sublimation, la transformation et l’appropriation du récit du traumatisme14. Grâce à leur aspect répétitif et familier, leur diffusion à intervalle fixe et le monde fictionnel à la fois complexe et relativement cohérent qu’elles proposent, les séries télévisées contemporaines se sont affirmées comme un vecteur culturel primordial de l’Occident en crise du XXIème siècle, et peut-être comme un lieu de gestion collective du traumatisme.

La guerre contre la terreur dans les séries télévisées : détours, dispositifs et ambiguïtés

8 Si le premier article de ce numéro15 revient sur « Isaac et Ishmael », l’épisode de The West Wing écrit par Aaron Sorkin au lendemain des attaques et diffusé trois semaines plus tard, et que le dernier article16 pointe les échos visuels des tours effondrées dans Homeland, ce qui nous intéresse ici est plus précisément la représentation de la réaction américaine à ce qui fut immédiatement interprété comme un acte de guerre : la guerre contre le terrorisme annoncée au soir même des attentats par le président George W. Bush, rebaptisée « guerre contre la terreur » dès le 20 septembre 200117.

9 Or, Stephen Lacey et Derek Paget ont récemment souligné que cette guerre était bien plus une métaphore qu’une réalité, une façon de « mener des combats familiers sous de nouvelles bannières18 », tandis que Stacy Takacs estime qu’elle était surtout destinée à rassurer la population américaine et à lui donner un échappatoire sur le plan affectif, sans fondement idéologique cohérent19. Dans le même ordre d’idée, la correspondante de guerre Megan Stack écrit :

The ‘war on terror’ never really existed. It was not a real thing […] it was hollow, it was essentially a unifying myth for a complicated scramble of mixed impulses and social theories and night terrors and cruelty and business interests, all overhung with unassailable memory of falling skyscrapers20.

10 Le sentiment d’irréalité, tant face à la surexposition des attentats qu’à la relative absence d’images des actions menées en Afghanistan et en Irak, est prégnant. Dès lors, pour reprendre l’interrogation de Vanessa Loubet-Poëtte, « comment, dans une

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actualité et un système médiatique abreuvés par tant d’images, trouver d’autres moyens de représentation d’une guerre si spécifique que celle menée contre le terrorisme, sans tomber dans la surenchère ou l’altération21 ? »

11 La réponse apportée par les séries télévisées étudiées dans la première partie de ce numéro (The West Wing, The Newsroom, Generation Kill et In Treatment) semble être celle du détour, voire du détournement, visuel ou narratif. C’est ainsi que la référence à Hiroshima mon amour d’Alain Resnais (1959) se retrouve dans de nombreux articles pour interroger ce qui a été vu ou pas, compris ou pas, de la catastrophe et de ses conséquences.

12 La linguiste Vanessa Loubet-Poëtte analyse ainsi le traitement que le scénariste démiurge Aaron Sorkin a réservé au 11 septembre 2001 puis à l’assassinat d’Oussama Ben Laden le 2 mai 201122 dans deux de ses séries : The West Wing (NBC, 1999-2006) avec le célèbre épisode spécial intitulé « Isaac and Ishmael » diffusé le 3 octobre 2001, et The Newsroom (HBO, 2012-2014) avec l’épisode « 5/1 » diffusé le 5 août 2012. Elle montre notamment comment, grâce à la multiplication des dialogues, à la véridiction, à la dramaturgie et aux effets rhétoriques, les deux épisodes ont un effet cathartique qui affirme la victoire de l’intelligence sur la barbarie et s’inscrivent dans l’œuvre singulière de leur auteur.

13 Les américanistes Sébastien Lefait et Monica Michlin proposent ensuite deux interprétations complémentaires de la mini-série Generation Kill (HBO, 2008) de David Simon, adaptée du livre écrit en 2004 par le journaliste embarqué Evan Wright, à la suite de son expérience de l’invasion de l’Irak de 2003 aux côtés d’un bataillon de Marines. Sébastien Lefait montre comment la série met en scène les multiples dispositifs optiques et techniques qui tiennent les soldats à distance de la guerre qu’ils mènent, questionnant par là même notre propre rapport aux images, à la perception et/ou l’aperception. Monica Michlin explore ensuite les ambiguïtés délibérées de cette mise en scène et de ces dispositifs, entre esthétisation de la virilité et de la violence et dénonciation de la cruauté et de l’ennui, pour finir, comme dans The Wire (HBO, 2002-2008) sur son démantèlement réflexif.

14 Enfin, Sarah Hatchuel, spécialiste de littérature et de cinéma anglophones, analyse comment le dispositif particulier de la série In Treatment (HBO, 2008-2010), adaptation américaine de la série israélienne BeTipul (HOT3, 2005-2008), est mis en danger par la guerre contre la terreur comme trauma. En effet, la série met en scène une séance de psychanalyse quotidienne en suivant quatre patients différents qui reviennent le même jour chaque semaine (le vendredi, c’est au tour de Paul, le psychanalyste, de faire son analyse face à une collègue). La singularité et la complexité du dispositif narratif contrastent avec la simplicité de la mise en scène (toutes les séances sont à huis clos, à l’intérieur du cabinet du psychanalyste, avec de très rares interventions extérieures et très peu d’échappées visuelles réelles ou fantasmées). Ce dispositif est perturbé dans la première saison par un patient peu ordinaire, celui du mardi : un pilote de retour d’Irak en plein déni de son traumatisme. La conclusion abrupte reflète alors à la fois la puissance et l’impuissance du récit pour soigner le traumatisme, à l’intérieur comme à l’extérieur de la diégèse.

15 La deuxième partie de ce volume est consacrée à des analyses originales de deux séries profondément associées à la guerre contre la terreur : 24 heures chrono (Fox, 2001-2010 ; 2014) et Homeland (Showtime, depuis 2011). Monica Michlin et Ophir Lévy, philosophe et historien du cinéma, réfléchissent tous deux au sens et aux effets du split-screen dans

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24 heures chrono. Tous deux y voient un dispositif destiné à manipuler le spectateur, symbolisant la fracture paranoïaque de l’écran, du héros et par-delà, de l’Amérique elle-même face à la guerre et à la torture pour Monica Michlin, instrument d’une forme de sadisme narratif qui accroît à la fois la confusion et le plaisir des téléspectateurs pour Ophir Lévy. L’américaniste Alexis Pichard et moi-même, historienne de formation, nous intéressons ensuite au tournant narratif de la série dans sa septième saison, diffusée au début de l’année 2009. Cette première saison post-grève des scénaristes et post-Bush incarne pour Alexis Pichard les hésitations et les ambiguïtés de l’Amérique d’Obama, en particulier dans sa posture ambivalente face à l’usage de la torture par le héros de la série. Je m’intéresse pour ma part aux personnages féminins de cette septième saison qui, tout en détournant les stéréotypes traditionnels, amorcent un tournant narratif qui aurait pu aboutir au remplacement de par un alter ego féminin dans la lutte contre le terrorisme, mais n’a sans doute pas été mené au bout de sa logique pour des raisons économiques.

16 Il faut attendre Homeland, la production suivante d’Howard Gordon et Alex Gansa (ce dernier ayant d’ailleurs rejoint 24 heures chrono pour sa septième saison) pour voir une héroïne féminine au cœur de la lutte anti-terroriste : (Claire Danes). Pauline Blistène et Olivier Chopin, spécialistes de relations internationales, montrent que la première saison de la série peut être lue à deux niveaux : au premier degré comme une dramatisation de la guerre contre la terreur et des nouvelles menaces sur le sol américain, mais aussi, au second degré comme une allégorie de la crise identitaire que connaît la démocratie américaine depuis le 11 septembre, et des mutations de son sentiment national. Puis Alexis Pichard nous explique en quoi les quatre premières saisons d’Homeland permettent aux téléspectateurs de digérer le choc du 11 septembre, puis de réfléchir à la part de culpabilité américaine dans les attaques dont le pays est victime, pour finalement interroger, non sans ambiguïté, les fondements de l’islamophobie.

17 Il est révélateur que la plupart des articles du présent numéro portent sur des épisodes diffusés à partir de 2008, comme si la fin du second mandat de George W. Bush permettait la distance nécessaire pour la mise en fiction de la guerre contre la terreur. Toutefois, cette politique a été prolongée par son successeur démocrate, avec finalement plus de continuités que de ruptures. Il paraît évident qu’au moment où la présidence Obama s’achève, ces fictions ne sont qu’une première digestion d’une évolution de la nation américaine dont seul le temps permettra de prendre toute la mesure. A suivre, donc, comme les épisodes de nos séries préférées. Ce numéro est composé des versions écrites et étendues d’une partie des communications prononcées lors de la journée d’études du cycle Philoséries consacrée à 24 heures chrono en 2010, organisée à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm par Sylvie Allouche et Sandra Laugier, et lors du colloque « Guerres en séries » organisé en juin 2014 à Amiens par Marjolaine Boutet avec le soutien du Centre d’Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits de l’Université de Picardie-Jules Verne, de GUEST-Normandie (Groupe Universitaire d’Etudes sur les Séries Télévisées basé en Normandie), de la région Picardie et d’Amiens métropole.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Cf. notamment Jean Baudrillard, L’Esprit du terrorisme, Paris, Editions Galilée, 2002 et Giovanna Borradori, Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori. Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2003. 2. Susan Faludi, The Terror Dream, Londres, Atlantic Books, 2008 [2007], p. 3. Voir aussi Richard Grusin, Premediation : Afect and Mediality After 9/11, New York, Palgrave Macmillan, 2010. 3. Robert Altman, Associated Press Wire Story, 17 octobre 2001, cité in Stephen Prince, Classical Film Violence Designing And Regulating Brutality In Hollywood Cinema 1930-1968, Londres, Rutgers University Press, 2003, p. 286. 4. Cf. Vincent Souladié, « Adapter le 11 septembre 2001 au cinéma : Limites et écarts de la représentation dans World Trade Center (Oliver Stone, 2006) », Miranda, n°8, 2013, URL : http:// miranda.revues.org/3556 consulté le 25 mai 2016. 5. Susan Faludi, The Terror Dream, Londres, Atlantic Books, 2008 [2007], p. 2. 6. Patrice Blouin, Franck Nouchi, Charles Tesson, « Claude Lanzmann : Sur le courage », Cahiers du cinéma, n° 561, octobre 2001, p. 56. 7. Jean Baudrillard, op. cit., p. 39. 8. Cf. Tom Pollard, Hollywood 9/11: Superheroes, supervillains, and super disasters Boulder (Colorado), Paradigm Publishers, 2011 ; Douglas Kellner, Cinema wars: Hollywood film and politics in the Bush- Cheney era Londres, Wiley-Blackwell, 2010 ; Helena Vanhala, The depiction of terrorists in blockbuster Hollywood films, 1980-2001: An analytical study Jefferson, McFarland, 2010 ; Robert Cettl, Terrorism in American cinema: An analytical filmography, 1960-2008 Jefferson, McFarland, 2009 ; Stephen Prince, Firestorm: American film in the age of terrorism, New York, Columbia University Press, 2009, Wheeler W. Dixon, Film and television after 9/11, Carbondale, Southern Illinois University Press, 2004, Stieg A. Nohrstedt et al., U.S. and the others: Global media images on “The War on Terror”, Göteborg, Nordicom, 2004. 9. Thierry Widemann, « Le terrorisme : un phénomènepolymorphe », in Comprendre la guerre : histoire et notions, Laurent Henninger et Thierry Widemann, Paris, Perrin, 2012, p. 145-147. 10. François Heibsourg, Hyperterrorisme : la nouvelle guerre, Paris, Odile Jacob, 2001. 11. Thierry Widemann, « Le terrorisme : un phénomènepolymorphe », in Comprendre la guerre : histoire et notions, Laurent Henninger et Thierry Widemann, Paris, Perrin, 2012, p. 149. 12. Xavier de la Porte, « La guerre comme vous l’avez trop vue », France Culture, 11 novembre 2015. http://www.franceculture.fr/emissions/le-monde-selon-xavier-de-la-porte/la-guerre- comme-vous-l-avez-deja-trop-vue (consulté le 5 mai 2016) 13. Aurélia Lamy, « Les spécificités du traitement médiatique dans l’urgence. L’exemple des attentats du 11 septembre 2001 », Communication et organisation, n°29, 2006, p. 108-122 ; Thomas Elsaesser, « Reports and debate. Postmodernism as mourning work », Screen, n°42.2, 2001, p. 193-201. 14. Cf. Olivia Brender, « Fiction et événement : le 11 septembre dans les séries télévisées américaines, 2001-2003 », Bulletin de l'Institut Pierre Renouvin 2/2007 (N° 26) , p. 81-96 https:// www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2007-2-page-81.htm 15. Vanessa Loubet-Poëtte, « Conflits, filtres et stratégies d’évitement : la représentation du 11 septembre et de ses conséquences dans deux séries d’Aaron Sorkin, The West Wing (NBC, 1999-2006) et The Newsroom (HBO, 2012-2014) », TV/Series, n°9, juin 2016. http:// tvseries.revues.org/1217 16. Alexis Pichard, « Homeland : un antidote à la guerre contre le terrorisme ? », TV/Series, n°9, juin 2016. http://tvseries.revues.org/1284 17. George W. Bush, « Address to the Nation on the September 11 Attacks » et « Address to the Joint Session of the 107th Congress », Selected Speeches of President George W. Bush, 2001-2008, Archives nationales américaines disponibles à l’adresse url : https://georgewbush-

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whitehouse.archives.gov/infocus/bushrecord/documents/ Selected_Speeches_George_W_Bush.pdf consultée le 31 mai 2016. 18. Stephen Lacey et Derek Paget, The War on Terror: post 9/11 television drama, docudrama and documentary, Cardiff, University of Wales Press, 2015, p. iv-v. 19. Stacy Takacs, Terrorism TV : Popular Entertainment in Post-9/11 America, Lawrence, University of Kansas Press, 2012, p. 26. 20. Megan Stack, Every Man in This Village is a Liar : An Education in War, Londres, Bloomsbury, 2012, p. 15. 21. Vanessa Loubet-Poëtte, op.cit., §4. 22. L’assassinat ayant eu lieu vers 1 heure du matin le 2 mai, les Etats-Unis ont retenu la date du 1er mai qui correspond à leur heure locale, d’où le titre de l’épisode choisi par Sorkin.

INDEX

Mots-clés : guerre contre la terreur, histoire, 11 septembre, violence, terrorisme, médias, cinéma, Obama Barack, Bush George W., traumatisme Keywords : War on Terror, History, violence, 9/11, terrorism, media, cinema, Obama Barack, Bush George W., trauma

AUTEUR

MARJOLAINE BOUTET Marjolaine Boutet est maître de conférences en Histoire contemporaine à l’université de Picardie-Jules Verne. Spécialiste de l’histoire des séries télévisées, elle est l’auteure de Les Séries Télé pour les Nuls (First, 2009) et Cold Case : la mélodie du passé (PUF, 2013) ainsi que co-auteure de Seriescopie : guide thématique des séries télévisées (Ellipses, 2011) avec Pierre Sérisier et Joël Bassaget. Elle s’intéresse particulièrement à la représentation de l’Histoire et des conflits dans les séries télévisées, qu’ils soient militaires, politiques ou symboliques. Marjolaine Boutet is Associate Professor in Contemporary History at the University of Picardie- Jules Verne. She specializes in TV series and is the author of Les Séries Télé pour les Nuls (First, 2009) and Cold Case : la mélodie du passé (PUF, 2013), as well as a co-author of Seriescopie : guide thématique des séries télévisées (Ellipses, 2011) with Pierre Sérisier and Joël Bassaget. Her research focuses on the representation of History and conflicts on screen.

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Détours visuels et narratifs

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Conflits, filtres et stratégies d’évitement : la représentation du 11 septembre et de ses conséquences dans deux séries d’Aaron Sorkin, The West Wing (NBC, 1999-2006) et The Newsroom (HBO, 2012-2014)

Vanessa Loubet-Poëtte

Introduction : Sorkin ou la fiction au secours du réel

1 Le 11 septembre 2001 inaugure le XXIe siècle avec l’attaque la plus violente sur le sol américain et les attentats terroristes les plus meurtriers à ce jour. Ces événements et leurs conséquences (la guerre en Afghanistan, les emprisonnements à Guantanamo, la guerre en Irak) ont eu un immense impact social et culturel et des retombées politiques, militaires et économiques qui continuent d’écrire l’Histoire américaine et internationale. Ces attentats ont bénéficié d’une couverture médiatique extraordinaire, qui a pu questionner les liens entre fiction et réalité. Le public a accès à une multitude d’archives (des photographies, des films d’amateurs, de professionnels, de caméras de surveillance, des conversations ou des messages téléphoniques, des messages écrits) et doit simultanément faire face à la diversité de ces informations et à la rapidité de leur traitement. Face à l’inédit, l’effet est paradoxalement celui du déjà-vu, puisqu’on a la « sensation de voir toujours la même chose1 », comme l’écrit Clément Chéroux. C’est bien le traitement médiatique et journalistique qui a rendu familières et communes les images des tours éventrées puis effondrées et contribué à (r)éveiller des sentiments patriotiques et des réflexions profondes sur l’état du monde et des États-Unis. Et c’est

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aussi leur utilisation politique qui a été à l’origine de l’entrée en guerre contre l’Irak, signant le début d’une recherche effrénée de preuves « en images », notamment celles de la fabrication d’armes de destruction massives par le régime de Saddam Hussein2.

2 La fiction cinématographique, elle, est apparue bien en peine de traiter de cet événement premier, comme il était coutume de le faire à Hollywood avec le film de genre, de guerre ou catastrophe, qui garantit le spectacle de l’affrontement et l’héroïsation des comportements. Il faut attendre 2006 avec World Trade Center d’Oliver Stone et United 93 de Paul Greengrass ou Extremely Loud and Incredibly Close de Stephen Daldry en 20113. La mort d’Oussama Ben Laden en 2011 est représentée plus immédiatement, dès 2012 dans Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, très certainement parce qu’il est plus aisé de mettre en scène et en fiction ce qui peut être assimilé à un potentiel dénouement à l’avantage des États-Unis.

3 Les séries télévisées, qui partagent avec l’information le même espace du petit écran, subissent aussi cette difficulté de traiter cette actualité à la fois brûlante et conjointe. Se pose pour elles bien plus que pour le cinéma le problème de la nécessité ou de la légitimité de l’intégration d’événements historiques aussi notables. Comment ne pas montrer ou comment montrer ? D’autant plus quand la série se passe à New-York et fait de la ville une véritable entité, comme Sex and the City (HBO, 1998-2004) ou Friends (NBC, 1994-2004), comédies qui choisissent l’allusion lointaine en amputant le skyline du générique des Twin Towers4. Comment éluder ou comment attester ? Comment prendre part au débat quand la série traite de politique ou d’actualité ? Comment tout simplement se taire, quand les personnages de la série sont des secouristes ou policiers new-yorkais5 ?

4 À une autre époque, pour une catastrophe d’un autre temps, un temps non-médiatique, dans Hiroshima mon amour, l’amant japonais joué par Eiji Okada pouvait rétorquer au personnage interprété par Emmanuelle Riva qu’elle « n’[avait] rien vu à Hiroshima ». Après 2001, impossible d’objecter à qui que ce soit qu’il n’a rien vu, puisque tout le monde a vu, revu, et déjà vu. Comment, dans une actualité et un système médiatique abreuvés par tant d’images, trouver d’autres moyens de représentation d’une guerre si spécifique que celle menée contre le terrorisme, sans tomber dans la surenchère ou l’altération ? Comment la série télévisée peut-elle proposer un discours « juste » sur des événements si forts ? Comment éviter l’écueil d’une utilisation zélatrice, sinon politique, d’images devenues symboles ? Comment doser la dramatisation d’événements si proches pour produire un discours efficace, qui puisse à la fois instruire et divertir le spectateur ?

5 Notre réflexion est conduite par l’analyse de deux épisodes des séries The West Wing et The Newsroom, caractéristiques de la « patte » de leur showrunner, Aaron Sorkin. Adepte de l’adaptation et de la déclinaison intermédiatique6, il est réputé pour l’usage de dialogues rapides et acérés, le procédé du walk and talk, le recours à des emphases idéalistes, l’emploi de jargons ou encore la convocation d’un large éventaire des références allant de la mythologie aux derniers phénomènes de mode conférant une dimension littéraire à la série. Les sorkinisms plaisent aux admirateurs autant qu’ils horripilent les détracteurs7. Ce style assumé se double d’un plaisir de la « signature », pour celui qui se prête volontiers au jeu du cameo8 ou de la parodie 9. Ajoutons pour mieux ouvrir encore notre réflexion que ces principes de création sont sous-tendus par un engagement politique non-feint ; progressiste et libéral, Sorkin fait de ses personnages les porte-parole de valeurs démocrates, avec d’autant plus de force quand

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ceux-ci sont interprétés par des acteurs eux-mêmes engagés. Ainsi de Sam Waterston (Charlie Skinner dans The Newsroom) ou de Martin Sheen (le président Jed Bartlet dans The West Wing), fervents démocrates et opposants farouches à la politique de George W. Bush, qui fait dire à Christian Lehmann que :

L’ennemi public n° 1 de George W. Bush ne se nomme ni Saddam Hussein, ni Oussama Ben Laden, ni John F. Kerry, mais Josiah Bartlet. Et Josiah Bartlet, Jed pour les intimes, président des États-Unis d’Amérique, a commencé son premier mandat avant Bush10.

6 Ces précisions préliminaires aident à mesurer à quel point la fiction est pour Sorkin une tribune d’expression privilégiée, avec une traversée récurrente de l’écran, comme le confirment les deux épisodes choisis pour cette étude. Isaac and Ishmaël est un épisode hors-saison, diffusé le 3 octobre 2001, en ouverture de la saison 3 de The West Wing. Il narre la rencontre de l’équipe du président Bartlet avec une sélection des meilleurs lycéens du pays invités à découvrir la Maison Blanche, rencontre inopinément prolongée à l’occasion d’un verrouillage de sécurité. Dans le même temps, les services secrets soupçonnent un membre de la Maison Blanche d’être proche des réseaux terroristes. Bien qu’aucun événement précis ne soit mentionné, l’atmosphère est clairement marquée par la menace d’attaques violentes. L’épisode de The Newsroom diffusé le 5 août 2012, 5/1, rassemble presque toute l’équipe de rédaction du show d’information pour célébrer la première année de leur charte éthique et éditoriale. La fête est interrompue par une actualité brûlante, le président Obama devant s’adresser à la nation sur une question de sécurité nationale, que l’on comprend être en rapport avec l’ennemi public n° 1, Oussama Ben Laden.

7 Les deux épisodes parlent donc de deux événements, de deux curseurs temporels, mentaux et culturels d’une guerre invisible, sans déclaration, sans front, opposant des forces en petit nombre. Il s’agit donc de « représenter » ce qui est à mille lieux de la conception habituelle de la guerre, du champ de bataille, de la stratégie ou du mouvement des corps d’armées puisque tout se joue dans l’ombre. Les opérations ourdies sont impossibles à montrer, pour au moins deux raisons : non seulement parce que leur révélation les mettrait à mal mais aussi parce qu’elles posent de lourds problèmes juridiques et éthiques, comme l’aide financière et militaire américaine aux rebelles pendant la guerre d’Afghanistan (1979-1989) qui a servi aux développements de réseaux de résistance et terroristes11 ou les conditions de détention et d’interrogatoire des détenus de Guantanamo qui ont conduit les services secrets américains à retrouver et à filer la piste de Ben Laden à Abbottabad12.

1. Le conflit, visible et invisible

8 S’il est sujet d’une guerre invisible, la situation de « conflit », elle, est bien manifeste. Mais de quel(s) conflit(s) parle-t-on ?

À partir de son sens étymologique – celui de « choc » –, le terme de conflit s’est élargi. Il ne désigne plus seulement l’instant précis de la collision, mais plus généralement toute situation qui met en scène deux entités antagonistes – deux individus, mais aussi deux pays ou deux désirs au sein d’une même conscience –, que le choc soit réel ou souterrain13.

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9 Dans les deux épisodes, nulle représentation de conflit armé, mais bon nombre d’éléments relevant de chocs souterrains, qui créent des déséquilibres et sont vecteurs de l’évolution dramatique. En effet, le conflit est omniprésent, dans la sphère actancielle, spatiale, temporelle et même dans la perspective éthique du propos.

1.1. La dynamique du couple

10 Aucun couple n’est jamais véritablement établi dans les séries de Sorkin ; même le couple présidentiel est inscrit dans une concurrence dynamique. Dans la relation professionnelle, le « tandem créatif14 » combine rivalité et complicité et fait que chacun va donner le meilleur de lui-même. Ainsi, c’est parce qu’ils sont opposés dans leur rapport intime à la judaïté que Toby Ziegler (Richard Schiff) et Josh Lyman (Bradley Whitford) permettent l’expression d’idées complémentaires. Le premier revendique la liberté du culte et le dogmatisme religieux alors que le second semble éluder cet argument quand est suggérée la motivation antisémite des attentats du 11 septembre. Leur posture respective conduit à deux lectures possibles du conflit entre le monde occidental et oriental, selon le degré de liaison avec la question israélienne.

11 Le couple amoureux focalise aussi une représentation biaisée du conflit. Ainsi, celui, en puissance, formé par Josh Lyman et Donna Moss (Janel Moloney) oppose la hiérarchie pensante (incarnée par le brillant sous-secrétaire) à l’opinion populaire (incarnée par la volubile secrétaire, cette « voix des femmes, des petits et des sans-grade15 »). Face à la menace terroriste invisible, ils ont naturellement deux réactions différentes : la condamnation morale de la barbarie pour celle qui peut, du fait de son statut de subalterne, confesser sa peur contre la tentative de rationalisation politique pour celui qui, responsable, est tenu de minimiser ses émotions. L’épisode de The Newsroom, inscrit dans la trame narrative globale de la saison, file les aventures amoureuses. Il est intéressant de noter la coïncidence de ces faits secondaires à l’actualité brûlante : de la même manière que Don Keefer (Thomas Sadoski) et Maggie Jordan (Alison Pill) cherchent la confirmation de leur désamour auprès de tous les autres, l’équipe cherche à obtenir une double confirmation de l’arrestation de Ben Laden avant la diffusion de l’information. Sans être jamais une fin en soi, l’intrigue amoureuse est donc au service du discours posé sur le conflit en cours.

12 Enfin, très fréquente dans les séries dites de « décryptage », la relation maître / élève fonctionne comme une métaphore du conflit. Dans l’épisode de The Newsroom, les deux petites amies, Kaylee (Natalie Morales) et Lisa Lambert (Kelen Coleman), qui restent après la fête, font figures, à l’instar du téléspectateur, de personnes non-initiées, pour lesquelles il est utile d’expliquer la situation, les sous-entendus et les conséquences potentielles. De même, dans l’épisode de The West Wing, cette situation démonstrative est explicitement mise en scène, en convoquant élèves, professeurs, tableau blanc, interrogations et leçon, historique, politique ou morale. Dans les deux cas, la confrontation entre la sphère publique et la sphère professionnelle favorise l’intégration d’un discours explicatif, qui dépasse les besoins narratifs de la fiction pour nourrir des ambitions dialectiques.

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1.2. Conflit et coïncidence : perspective temporelle et narrative

13 Les deux épisodes diffèrent dans leur rapport au réel et à l’Histoire. « Isaac and Ishmael » tient lieu de « storytelling aberration », selon les mots prononcés par l’acteur Bradley Whitford lors de l’avertissement en pré-générique. Pour autant, il ne met pas en péril la cohérence psychologique et narrative de la série. S’il y est implicitement question d’attentats terroristes, les attaques du 11 septembre ou les lieux réels de New- York, Washington ou Shanksville ne sont jamais nommés, comme à l’habitude dans cette série qui fonctionne sur le mode de l’uchronie. À l’inverse, les informations rapportées dans The Newsroom sont toujours empruntées à l’actualité contemporaine et de ce fait, l’exécution de Ben Laden dans 5/1 fait mention de quelques détails réels de l’Histoire.

14 On repère aussi deux exemples de montage différents. Dans l’épisode de The West Wing, deux intrigues sont représentées en alternance : d’une part la rencontre prolongée avec les élèves dans la cafétéria et d’autre part l’interrogatoire d’un employé de la Maison Blanche suspecté par les services secrets. Cette mise en parallèle permet de dissocier l’argument (la réflexion menée avec les élèves) de l’exemple (les conséquences immédiates d’un climat d’insécurité et de suspicion). Alors que le débat donne l’occasion de peser en théorie les méthodes anti-libertaires des services secrets, le chef de cabinet Leo McGarry (John Spencer) fait preuve en pratique d’une attitude finalement peu louable à l’égard de l’employé – puisque le soupçon repose sur un amalgame en raison de ses origines arabes. L’épisode de The Newsroom file au contraire une seule et même intrigue grâce à un montage alterné, chacun des personnages œuvrant pour obtenir les confirmations nécessaires. Ces deux configurations autorisent différents modes de liaison avec la diégèse de la série ou avec l’Histoire plus large du monde contemporain.

1.3. Espaces du conflit et lieux du pouvoir

15 Par définition, le terrorisme n’a pas de lieu, il vise la désorganisation, l’incidence sinueuse. Le 11 septembre et ses conséquences occupent pourtant des lieux hautement symboliques, mais invisibles ou inaccessibles : les tours jumelles qui ne sont plus, le trou béant de Ground Zero, les montagnes arides de l’Hazaradjat ou encore la prison verrouillée de Guantanamo. Les deux séries se passent dans des lieux clos et plus encore secrets : les coulisses du pouvoir et de la télévision, où s’exercent des fonctions spécifiques et protocolaires. Le choix de situer la rencontre avec les élèves dans la cafétéria de la Maison Blanche n’est pas anodin, car c’est un espace neutre, qui ne sert pas à autre chose qu’à « déjeuner », ce que ne manque pas de souligner Donna Moss en accueillant le groupe. Les nombreux autres lieux du palais présidentiel que le téléspectateur a l’habitude de fréquenter sont empreints de fonctions marquées : les couloirs dans lesquels se tiennent d’importantes conversations avant ou après une rencontre avec le président activent la fonction informative ; le Bureau Ovale abrite les échanges de toute l’équipe et privilégie la fonction délibérative ; la salle de crise, the Situation Room, dévouée à l’action, permet d’exercer la fonction décisionnelle et pragmatique ; les bureaux, servant d’espaces privés, sont plutôt dévolus à la fonction émotionnelle ; la salle de presse, entretenant le lien avec l’extérieur, active la fonction

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conative. Espace peu fréquenté, la cafétéria est chargée d’une valeur didactique doublement inédite, du fait du décrochage de l’épisode hors-saison.

16 L’épisode de The Newsroom se situe principalement dans deux lieux clos : les locaux d’Atlantis Cable News et surtout un avion dans lequel une partie de l’équipe est retenue pour des raisons de sécurité. C’est lors de l’affrontement verbal entre le personnage de Don Keefer et l’hôtesse de l’air que la question de l’espace de sécurité fait pleinement sens. On y perçoit en écho de l’information brûlante (l’exécution de Ben Laden) le souvenir des événements initiaux (le détournement des avions) : l’hôtesse applique, inflexible, le règlement intérieur que l’on sait avoir été fortement renforcé au lendemain des attentats ; le pilote et le copilote franchissent la porte sécurisée du cockpit ; le logo de United Airlines, compagnie à laquelle appartenait l’avion précipité sur la seconde tour, est montré en insert. Ainsi la situation en apparence comique – l’impertinence bénigne de Don Keefer – se double d’une interprétation dramatique, dès lors que les signes du 11 septembre transparaissent. Si le téléspectateur sait que Don Keefer n’est pas un dangereux terroriste, il ne peut néanmoins ne pas reconnaître dans son attitude celle des coupables. Ce détournement met en évidence à quel point le contexte autant que le lieu influence la parole et sa réception. L’avion n’est pas, ou plutôt n’est plus, un espace de liberté, tel une salle de conférences dans laquelle le journaliste peut exprimer ses opinions sa voix et désobéir à une autorité.

17 Cette importance donnée aux lieux de parole est un des fondements de la représentation théâtrale, comme l’explique Michael Issacaroff à propos de la pièce de Jean-Paul Sartre, Les Séquestrés d’Altona :

[À] chaque zone son discours. [Ceci] montre l’importance considérable du lieu de l’énonciation comme facteur déterminant le sens à attribuer aux propos prononcés16.

1.4. Luttes intérieures, conviction et responsabilité

18 Le conflit est aussi celui qui trouble la conscience des personnages. On peut s’appuyer ici sur le chapitre que Thibaut de Saint-Maurice consacre à la série dans Philosophie en séries, saison 217, en analysant, d’après la théorie de Max Weber, les concepts de « conviction » et « responsabilité ». Opérants dans une situation politique ou un conflit d’éthique, ils motivent le choix d’une décision en fonction des intérêts à suivre une conviction personnelle et valider une posture morale individuelle, ou bien à considérer le bien public, la responsabilité et les conséquences. Ce conflit interne, psychologique, éthique et philosophique, est celui vécu par les deux chefs décisionnaires des deux épisodes, LeoMcGarry et Charlie Skinner. Entre inquiétude et prudence, comment Leo McGarry doit-il réagir à la menace d’un employé de la Maison Blanche suspecté de collaboration terroriste ? Pour Charlie Skinner, tenu par les limites du quatrième pouvoir, que pèse la conviction intime face à la responsabilité professionnelle et inversement ?

19 Devant les événements actuels de l’Histoire, ils sont en proie au dilemme, posent le problème d’une conscience individuelle et collective et illustrent l’opposition philosophique et éthique entre Histoire et mémoire, telle que la décrit avec pertinence Pierre Nora.

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Mémoire, histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif18.

20 Comment les personnages de pouvoir que sont Leo McGarry et Charlie Skinner doivent- ils réagir au présent ? Forts des enseignements de l’Histoire et des référents universels, doivent-ils faire preuve de distance critique ? Ou, marqués par les expériences de leur propre mémoire, doivent-ils en appeler à leurs affects ? Tous deux vétérans du Vietnam, ils ont pour habitude de convoquer ce passé si sensible de l’Histoire américaine. Charlie Skinner fait ici référence au scandale du Watergate comme garde- fou pour tout journalisme d’investigation, ainsi qu’à la seconde Guerre du Golfe et aux conséquences désastreuses d’une information excessive dans le cas des tirs de missiles19. Pour tous les deux, le conflit intérieur repose sur une conscience aiguë de ces questions et de la nécessité de bien réagir pour mieux agir.

21 Les situations conflictuelles se multiplient, s’enchevêtrent, défient la perspicacité du spectateur et assurent ainsi la dynamique narrative de ces épisodes, sans omettre de maintenir une tension en toile de fond.

2. Utilisation de filtres : stratégies de l’évitement

22 Les deux séries exploitent toutes les fonctions du discours, dans une mise en scène permanente de situations de dialogue conflictuelles. Il a souvent été reproché à Sorkin de tenir à distance les téléspectateurs – ou du moins une partie d’entre eux – par cette mise en avant de la parole : ses séries s’adresseraient seulement à un public « intelligent », noieraient l’essentiel de leur propos sous des fioritures de langage. Nous saisissons ici l’occasion de montrer, par l’exemple précis de la représentation du conflit, que ce spectacle de la parole participe au contraire d’une volonté de rendre le propos plus accessible, en multipliant les filtres pour sa mise en scène.

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2.1. La mise à distance par l’humour et l’ironie

23 Capables d’analyser et de résoudre des situations complexes, mais aussi doués dans l’art de la conversation, les personnages ont tous beaucoup d’esprit. Les implicites sont constants et témoignent de la forte connivence au sein d’équipes qui sont comme des familles ; l’humour n’est jamais loin, même dans les situations les plus critiques. Ainsi, alors que la tension est à son comble dans la cafétéria en raison du bouclage sécuritaire, la mention triviale d’un encas, fait de pommes et de beurre de cacahuètes, fonctionne comme un running gag. Plus comique (et sarcastique) encore, l’état second de Will McAvoy (Jeff Daniels) sous l’emprise de la marijuana pendant tout l’épisode ou presque de The Newsroom donne lieu à de drôles d’échanges et à un lapsus gênant à quelques secondes du direct, le journaliste proférant « Hey, we got Obama ! » au lieu de « We got Osama ». Réellement commise sur la chaîne Fox News par le présentateur Geraldo Rivera – d’ailleurs présent dans un insert –, cette erreur décrédibilise l’information sensationnaliste, traitée dans l’urgence du scoop et dénonce les positions conservatrices et républicaines de la chaîne, en opposition aux valeurs défendues par la série.

24 Autre filtre possible, qui n’est pas sans poser un problème éthique, celui posé sur la représentation des personnages féminins. Taxé de sexisme primaire, Sorkin est fréquemment attaqué sur ce point20. Dans les deux épisodes, les allusions faites à la femme comme réconfort du soldat, comme au temps des pin-up et des G.I. de la Seconde Guerre mondiale21, évoquent cette question. On peut se référer à l’analyse de Manon Garcia22 qui qualifie ces choix de postures post-féministes, valorisant des femmes de tête et de pouvoir qui assument pleinement leur pouvoir de séduction, à l’image de Sloan Sabbith (Olivia Munn) dans The Newsroom. Bien qu’il occupe une place nodale dans la plupart de ses productions, nous ne développons pas plus avant ce point – pour répondre ici à une cohérence thématique centrée sur la représentation de faits historiques –, si ce n’est pour identifier une mécanique récurrente de l’écriture sorkinienne, opérante même lorsque le propos est ancré dans l’actualité d’événements sérieux et guerriers.

2. 2. Le protocole et l’écran

25 Un autre moyen de mise à distance du propos consiste à user de la hiérarchie et du protocole. Même dans une situation exceptionnelle, les conventions professionnelles qui ont cours à la Maison Blanche sont maintenues : les conseillers se succèdent, avant l’arrivée – disons même l’apparition – du président Bartlet. La structure de l’épisode renvoie à la chaîne politique décisionnelle, telle une fusée à étages, dans un effet de gradation. Même si tout le monde est réuni dans un lieu sans fonction politique spécifique, même si l’espace d’un instant les hommes de pouvoir semblent à l’égal des citoyens, l’affirmation du protocole rappelle la présence bienveillante du pouvoir, mission amplement nécessaire dans ces temps de peur, fictive et réelle.

26 Dans The Newsroom, les écrans jouent un rôle semblable de mise à distance. La nécessité de vérifier l’information et, pour ce faire, l’utilisation de réseaux de communications, via des ordinateurs, des téléphones ou des téléviseurs, symbolisent un monde où tout se tient paradoxalement à distance et en présence simultanée. Grâce à ces filtres,

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l’information est répétée, nuancée, reformulée, donnant plus de chances encore au téléspectateur d’en saisir toutes les subtilités.

2.3. Le savoir, la culture, et l’Histoire

27 Les personnages intelligents et cultivés sont capables de convoquer des noms, des sigles, des références à toute vitesse, et pratiquent l’art de la digression ou de l’analogie avec brio. Citons pour exemples les allusions culturelles et politiques constantes dans l’épisode de The Newsroom, mais surtout le véritable cours d’Histoire des États-Unis auquel se prêtent les conseillers de la Maison Blanche. Afin d’expliquer – ou de tenter d’expliquer – les événements actuels, ils convoquent des faits antérieurs ou contemporains semblables, en liaison directe ou non. Chaque intervention renvoie à une époque historique, et au final, l’entrevue a embrassé une latitude chronologique allant de la mythologie au XXIe siècle, preuve que l’impact des attentats du 11 septembre a été immédiatement identifié comme sans précédent et international. D’une manière non exhaustive, on peut interpréter la motivation de la référence choisie en fonction d’un trait de caractère du personnage qui la convoque. Il apparaît plutôt logique que Toby Ziegler, qui incarne dans la série le « juif persécuté », évoque la Pologne sous l’occupation nazie, que Charlie Young, le jeune assistant personnel du président, étudiant afro-américain venant d’un quartier difficile, fasse allusion aux gangs, que la First Lady conte la parabole d’Isaac et Ismaël (qui donne son titre à l’épisode) et prône les valeurs familiales, elle qui est contrainte à tenir son rôle de mère et d’épouse, ou encore que le président Bartlet en réfère à la question des martyrs et des héros en manifestant une forte conscience collective et religieuse23, puisqu’il incarne le personnage le plus fédérateur et le plus « sage ». Ce faisant, l’exposé oscille entre la démonstration magistrale et la cohérence interne de la série, profitant pleinement de la situation particulière de l’épisode, entre fiction et documentaire. S’il n’est pas certain que cette multiplicité de références aide à mieux comprendre les événements implicites de la série et ceux du 11 septembre, on concède au final que leur mention prône tout refus de morale et de dogmatisme.

28 La convocation de ces événements historiques ne repose pas sur une entreprise de subversion, fréquemment employée par les séries télévisées, comme l’explique Jean- Pierre Esquenazi en observant que bon nombre de séries invitent le spectateur à réfléchir en détournant son regard.

Le modèle fictionnel sériel s’adapte admirablement à toute tentative d’approfondissement : son filtre travestit nos réalités pour pouvoir les dévisager autrement, de plus loin, mais peut-être pas moins efficacement que par le biais documentaire. De ce point de vue, ces auteurs s’inscrivent dans une très ancienne tradition populaire, [celles des] voies carnavalesques24.

29 À notre sens, ici, la référence est plutôt citation au premier degré, sans doute légitimée par la gravité des référents et leur contemporanéité.

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2.4. Filtres et évitement ?

30 Mais est-ce que tous ces filtres posés entre les événements et leur restitution n’interfèrent pas dans la réception et la compréhension des téléspectateurs ? Ne déréalisent-ils pas finalement la réalité, en mettant en place un évitement ?

31 En psychologie, l’évitement est une posture de repli face à un obstacle ou un conflit : il assure d’abord une protection mais peut se muer en refoulement, en déni, et, devenu pathologique, impliquer la mise en place de stratégies systématiques à chaque nouvelle situation de perturbation. Dans le cas des deux séries, il s’agit moins d’éluder les questions centrales ou de dénier la réalité que de (re)construire un contexte idéal de parole pour traiter du conflit. La confrontation dans le dialogue est un mode de fonctionnement dramatique, en écho à l’un des principes même de l’art de la guerre associé à celui du théâtre :

Le traité du chinois Sun Tzu, L’Art de la guerre (entre 400 et 320 avant J. C.), préconise le combat non frontal, la guerre de contournement. Il soutient que l’art suprême de la guerre consiste à vaincre l’adversaire avant même que le combat soit engagé, et désignerait de cette manière, si l’on transpose cette idée sur le plan dramaturgique, une pièce de guerre qui se passerait d’action. Sans vouloir pour autant esthétiser la guerre, une identité pourrait être dès lors établie entre l’art du stratège et celui du dramaturge, eu égard à la proposition de Sun Tzu : « En tenant compte des avantages présentés par mes plans, le général doit créer des situations qui contribueront à leur réalisation » (AG, 95). Art d’inventer des situations, en tenant compte des données fournies par le temps et par l’espace, le théâtre et la guerre obéissent potentiellement à la même définition structurelle25.

32 En ce sens, la mise à distance est aussi une forme de respect pour le téléspectateur : non abreuvé des mêmes mots ou des mêmes images maintes fois entendus ou vues mais tenu en éveil par la vivacité des échanges et la perspicacité des allusions, il est engagé lui aussi dans une réflexion active.

3. « We offer you a play », la série au service du téléspectateur

33 Le pré-générique de l’épisode « Isaac and Ishamel » avertit le téléspectateur qu’il va assister à une performance particulière, « We offer you a play » précise l’acteur Bradley Whitford. Une pièce, un jeu dans le jeu, le terme « play » n’est pas anodin et révèle l’attachement de Sorkin au genre théâtral26 et au traitement dramaturgique des situations conflictuelles.

3.1. Le spectacle de la parole

34 En effet, le showrunner a coutume de faire de la parole un spectacle, et, outre les références fréquentes qu’il fait à l’œuvre de Shakespeare, nous pourrions en référer à son travail pour le grand écran. Par exemple, le making of de The Social Network27 atteste des innombrables répétitions durant lesquelles Sorkin et le réalisateur David Fincher font inlassablement répéter le texte aux acteurs, et accordent donc une très grande importance à l’influence réciproque du linguistique et de l’extralinguistique pour

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trouver le ton, l’émotion, la pensée justes. Cette théâtralité affleure dans les séries, qui se tiennent la plus grande partie du temps dans des lieux clos et exploitent toutes les typologies possibles : dialogues, monologues, tirades, sentences, quiproquo ou stichomythies.

35 Le téléspectateur assiste alors au spectacle de l’agôn. D’abord lieu de compétitions de la Grèce antique, l’agôn désigne par métonymie la dynamique concurrentielle mise en œuvre lors de ces jeux, puis la lutte judiciaire, dans laquelle le logos sert d’arme, et enfin le théâtre lui-même, soit « un combat qui se déroule sous les yeux d’un public qui regarde28 ». À la différence de l’alea (jeu du hasard), l’agôn suppose une performativité extrême, que l’on peut ici rapprocher de la maîtrise du style et de la cadence des dialogues. Dans les séries de Sorkin, comme sur la scène de théâtre, la parole est moins une expression spontanée de soi que la manifestation d’un art du langage, de la virtuosité d’un auteur, d’un dramaturge. Signes de cette préoccupation, la prise en compte d’un possible quatrième mur, à l’instar de l’espace théâtral, ou l’utilisation de ruptures énonciatives faisant accéder le téléspectateur à une dimension métafictionnelle.

36 Ainsi, le pré-générique de The West Wing légitime le statut particulier de l’épisode décroché dans la narration globale et laisse en même temps la voix aux acteurs (« Good evening, I’m Martin Sheen »), qui font directement référence à leur métier en se présentant comme des gens du spectacle (« We’re in show business »). Malgré l’actualité, les objectifs de divertissement (« entertainment ») et de teasing en ouverture de saison sont respectés puisque les grands thèmes à venir sont annoncés. À la fin de l’épisode de The Newsroom, lorsque la mort de Ben Laden ne fait plus de doute et peut être annoncée, c’est un long travelling qui accompagne la nouvelle faite par le présentateur Will McAvoy. Ce mouvement de caméra passant sur les multiples visages symbolise l’union de tous les citoyens dans l’émotion et le recueillement, et se termine par une plongée dans le « véritable » écran, celui du moniteur dans lequel apparaît pour l’annonce officielle. C’est sur un fond noir que résonne alors la voix du président pour ne porter ainsi attention qu’aux mots. Comble de l’effet, le discours insiste précisément sur la mémoire des images à jamais ancrées dans les esprits.

The images of 9/11 are seared into our national memory. Hijacked planes cutting through a cloudless September sky. The Twin Towers collapsing to the ground. Black smoke billowing up from the Pentagon. The wreckage of Flight 93 in Shanksville, Pennsylvania, where the actions of heroic citizens saved even more heartbreak and destruction. And yet we know that the worst images are those that were unseen to the world29.

37 À ce moment de l’épisode, l’essence même de la parole prévaut plus que ses circonstances spatiales (d’où est émis ce discours : de la Maison Blanche ? du moniteur représenté dans la fiction ?) ou même que son statut diégétique (s’agit-il d’une mise en fiction ou d’une archive documentaire ?).

38 Plus qu’un jeu avec les limites de la fiction, il faut y voir l’expression d’un mode de véridiction, à l’instar des nombreux autres à l’œuvre dans la série dont fait état Valérie Pérez30, une parole libre et sincère et parfaitement ancrée dans le présent de son énonciation.

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3.2. L’engagement polémique

39 Même mise en spectacle, la parole ne se départ jamais d’une visée polémique31. Dans les deux séries, et à plus juste titre encore quand il faut rendre compte d’un conflit, la dynamique des dialogues applique à la lettre cette conception linguistique ici énoncée par Oswald Ducrot :

L’analogie établie par Saussure entre la langue et le jeu d’échec prend […] une forme nouvelle. La valeur sémantique de l’énoncé, comme celle d’une pièce des échecs, devrait se décrire, partiellement au moins, comme une valeur polémique32 .

40 Les personnages ont recours aux différents procédés de la conviction, de la persuasion ou de la délibération33 pour offrir de multiples points de vue et de réflexion sur la terreur, et combler un peu le vide de mots qui l’accompagne quand elle tend vers l’angoisse. Relevons les raisonnements déductifs ou inductifs, entre théorie et exemple, les raisonnements par l’absurde, l’insistance sur les causes ou les conséquences de ces actes ou le recours constant à différents types d’exemples (du fait particulier au fait historique)34. S’y joint une forte implication émotionnelle, par la mention de problèmes personnels qui lient les démonstrations rationnelles à la logique narrative de la série et à la cohérence psychologique des personnages. Dans une moindre mesure, le sentimentalisme côtoie le discours construit, ce qui est conforme à une fonction du drama, - en l’occurrence ici political drama –, celle d’émouvoir35.

41 L’étymologie de polemos (la guerre) atteste comme étymon possible « poles »36, désignant le plus grand nombre. Le rapport du collectif (polis) à la guerre affleure en effet dans cette citation de Carl von Clausewitz, « la guerre est une simple continuation du politique par d’autres moyens37 », qui nous semble prendre tout son sens à la lumière des deux épisodes choisis et de leur volonté marquée d’être des tribunes d’expression privilégiée. Bénéficiant de la portée collective et populaire du médium de la télévision, ces séries assurent la mission culturelle de productions « porteuse[s] de valeurs, de principes, d’idées américaines, […] regardée[s] avec sérieux et attention même si elle procure d’abord du plaisir38 ». Œuvrer pour le plus grand nombre, c’est aussi être en adéquation à l’actualité, que ce soit de manière implicite (The West Wing) ou frontale (The Newsroom). Et c’est aussi assurer cette mission didactique de décryptage, de mise en lumière des coulisses, de révélation des secrets de fabrication. Ainsi, alors que la date de l’événement historique, la mort de Ben Laden, est le 2 mai, le choix du titre 5/1, est révélateur. En effet, l’annonce officielle du président Barack Obama a lieu le 1er mai à 23h35, heure de l’Est (Washington), mais elle correspond au 2 mai, 3h30, heure UTC, date que retiennent les livres d’Histoire. En choisissant de référer à la « veille » et à l’ancrage géographique et énonciatif de la réalité des faits, l’épisode est positionné aux prémices des événements, dans le feu brûlant de leur avènement.

42 On peut dire avec Pierre Larthomas qu’il se joue dans ces épisode

quelque chose de plus que la parole, plus que le langage ordinaire. Car ce qui fait l’unité de cet ensemble de grandes œuvres, en apparence si diverses et même si opposées, c’est qu’elles révèlent toutes une valorisation ou plutôt une revalorisation du langage ce qui est, sans aucun doute, le caractère essentiel du langage dramatique39.

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43 Cette « revalorisation » est manifeste chez Sorkin dans la capacité de se défaire des exigences du fictif pour opérer des évocations pleinement signifiantes pour le téléspectateur, car contemporaines. Alors qu’elles suivent des calendriers rigoureux (celui du traitement de l’information à l’heure du numérique pour The Newsroom ou celui des échéances électorales pour The West Wing), les deux séries parviennent à inclure des événements majeurs et à exploiter le délai de leur diffusion (ou rediffusion) dans une perspective cathartique toujours renouvelée.

3.3. Visée cathartique : réconforter et panser les plaies

44 Traditionnellement, dans la conception aristotélicienne, c’est « en représentant la pitié et la frayeur, [que] la tragédie réalise une épuration de ce genre d’émotions40 ». On peut se demander comment ce mouvement de purgation des passions est permis dans des épisodes qui ne représentent jamais directement les objets de pitié ou de frayeur ou qui n’étalent pas non plus ces sentiments, mais qui les intègrent, dans une dynamique de confrontation par le langage, dans un discours sur la guerre. Discours sur la guerre, donc discours apaisé. Il y a bien un effet d’apaisement dans le fait de refuser ou d’éluder toute forme de violence. Même les tensions les plus fortes sont temporisées et désamorcées par la parole, comme c’est le cas dans l’affrontement entre Leo McGarry et le suspect ou Don Keefer et l’hôtesse de l’air. Point de panique, tout au plus une alarme qui cède rapidement la place, dans ces espaces professionnels, à une agitation productive ou une vigilance accrue. Les personnages font donc preuve de la mesure idéalement attendue d’une gestion politique efficace.

45 Une autre modalité d’expression cathartique réside dans la redondance des postures de réception, celle perceptible dans la mécanique des couples, propice à de multiples jeux d’identification et d’attachement affectif pour le spectateur ou celle construite par la situation pédagogique de l’épisode de The West Wing. Mais on décèle aussi une entreprise libératoire dans les formes de double énonciation de plusieurs formules-clés. Ainsi, au terme d’une situation de tension intense, Don Keefer rétorque dans l’avion : « We’ve reported the news ». Il signale en même temps le sentiment du devoir accompli dans la situation diégétique et la mission extradiégétique d’une série visant à montrer les coulisses de l’information, s’adressant plus aux téléspectateurs qu’aux passagers de l’avion qui n’ont pas eu accès à la tension, aux luttes, aux tractations nécessaires pour atteindre ce but. La sentence « We don’t need martyrs right now, we need heroes », proférée par le président Bartlet, enjoint le téléspectateur, plus encore que les personnages fictifs, à éprouver le réconfort d’une parole et d’une communion bienveillantes.

Conclusion : la victoire symbolique de l’intelligence

46 Ne restent dans les deux épisodes que des représentations métaphoriques des conflits réels auxquels il est fait allusion. C’est là une forme de lucidité face à l’invisibilité d’une guerre si particulière que celle contre le terrorisme. En lieu et place du « théâtre des opérations » militaire, la fiction dessine les limites d’une scène théâtrale idéale, sur laquelle la parole résonne avec force. Mieux encore, elle en joue afin d’y inviter le téléspectateur, par le recours à de multiples filtres qui, subtilement employés, ne conduisent jamais à une forme de vulgarisation infantilisante. Au contraire, l’absence de discours prédéterminé, la grande humilité face aux événements et la volonté de

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toujours revenir à l’échelle des personnages et de l’individu concourent à impliquer pleinement les téléspectateurs. Après les images maintes fois ressassées par le traitement médiatique des événements ou celles créées dans l’imaginaire collectif par la peur ou le défaut même d’images, les deux épisodes donnent à voir surtout les images d’hommes et de femmes qui échangent sans cesse et qui incarnent cette valeur essentielle de la démocratie qu’est le dialogue. Le spectacle auquel assistent les téléspectateurs n’est pas celui de la guerre, ni celui de ses répercussions propagandistes, tout autant dénoncées, mais bien celui de l’intelligence. Une intelligence intime, qui donne accès aux conflits moraux des personnages et une intelligence collective, qui unit politiquement et culturellement. C’est sans doute là l’une des plus grandes forces de ces deux séries contemporaines de ces événements traumatiques.

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NOTES

1. Clément Chéroux, « Le déjà-vu du 11-Septembre », Études photographiques, n° 20, 2007, [p. 148-173]. Disponible en ligne : http://etudesphotographiques.revues.org/998, consulté en août 2015. L’auteur explique notamment le rôle joué par les agences de presse dans la circulation de ces images, qui invite à une relecture de l’Histoire, par la coïncidence avec le 60e anniversaire de Pearl Harbour. La réappropriation de certains codes visuels de la catastrophe antérieure implique ainsi que « [l]’imagerie médiatique du 11 Septembre ne renvoie pas à l’histoire mais à la mémoire, une mémoire passée par le filtre du divertissement hollywoodien et de l’information spectacle ». 2. Le secrétaire d’État des États-Unis, Colin Powell, tente ainsi, lors d’une audition le 5 février 2003, de convaincre le Conseil de Sécurité des Nations-Unies – et l’opinion publique – de la culpabilité du régime en s’appuyant notamment sur des vues satellites, dont la manipulation a été depuis avérée. 3. Ajoutons que dans l’immédiat du 11 septembre sortent un film documentaire : 9/11, de James Hanlon, Gédéon Naudet et Jules Naudet, États-Unis/France, 2002, 128 min et un groupement de courts-métrages : 11’09"01 - September 11, réunis à l’initiative du producteur Alain Brigand, réalisés par Youssef Chahine, Amos Gitai, Alejandro González Iñárritu, Shôhei Imamura, Claude Lelouch, Ken Loach, Samira Makhmalbaf, Mira Nair, Idrissa Ouedraogo, Sean Penn, Danis Tanovic, 2002, 134 min. 4. De la même manière, David Chase retire l’image du reflet des Twin Towers dans le rétroviseur de la voiture de Tony Soprano dès le début de la saison 4 des Soprano (The Sopranos, HBO, 1999-2007). À l’inverse, les tours réapparaissent dans une vue du générique de Gossip Girl (The

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CW, 2007-2012), en ouverture de la 5e saison, d’une maladresse bien gênante à l’occasion du 10e anniversaire des attentats. 5. En ouverture de la saison 3, l’épisode « In their own words » de la série Third Watch (NBC, 1999-2005) associe les témoignages de vrais secouristes et policiers au quotidien des personnages de la fiction. La question du traumatisme ponctue la suite de la saison, en touchant certains personnages principaux. Postérieure au 11 septembre, la série Rescue Me (FX, 2004-2011) abonde dans ce sens. 6. Du théâtre au cinéma avec A Few Good Men, Rob Reiner, 1992 ; du cinéma à la télévision avec The West Wing, inspirée de The American President, Rob Reiner, 1995 ; de la littérature à l’écran, avec par exemple Charlie Wilson’s War, Mike Nichols, 2007, d’après George Crile, Charlie Wilson’s War : The Story of te Largest Covert Operation in History, Londres, Atlantic Books, 2007. 7. De nombreux montages d’extraits disponibles sur Internet visent à prouver que Sorkin utilise les mêmes répliques, les mêmes situations, les mêmes blagues. À notre sens, rien de plus que les marquages récurrents d’un style, comme on peut en trouver dans toute production artistique d’ampleur, en littérature ou au cinéma. Ces montages sont efficaces par leur effet répétitif, mais ne sont probablement pas représentatifs du plaisir du téléspectateur qui goûte à chaque fois un véritable style. 8. Le cameo consiste à apparaître dans la fiction, comme le fait Sorkin dans l’ultime épisode de The West Wing, « Tomorrow » (722, 2006), se mêlant à la foule venue acclamer la victoire du successeur du président Bartlet. 9. Citons les épisodes « Bottoms up ! » dans Entourage (608, 2010) et « Plan B » dans 30 Rock (518, 2011). 10. Christian Lehmann, « The West Wing, À la Maison blanche », Les Miroirs obscurs, Grandes séries américaines d’aujourd’hui, Paris, Au Diable vauvert, 2005, p. 381. 11. Cette question est d’ailleurs précisément au cœur du film Charlie Wilson’s War, réalisé par Mike Nichols, d’après un scénario adapté d’Aaron Sorkin (2007). 12. Nous aurions pu joindre au corpus des épisodes d’une autre série, Studio 60 on the Sunset Strip (NBC, 2006-2007) dans lesquels Matt Albie, scénariste en chef de l’émission de divertissement du même nom et Danny Tripp, producteur, sont confrontés à la difficulté de proposer un sketch sur le terrorisme. Ces épisodes, malgré leurs qualités scénaristiques, sont situés à la fin de l’unique saison de la série, déjà en péril et non reconduite, ils ne nous semblent pas développer avec ampleur et distance critique des réflexions sur la représentation du conflit. Ils concernent plus spécifiquement le rapport d’Hollywood au pouvoir et les enjeux d’une fictionnalisation du réel (comment faire de la fiction à partir du réel) quand ce qui nous a paru intéressant pour The West Wing et The Newsroom est l’écho du réel dans la fiction (comment la fiction produit de l’information). 13. Jean-Pierre Sarrazac, éd., Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé Poche, 2010, p. 49. 14. Pierre Sérisier, « Reflets et variations autour de la télévision », Le Monde des séries, 2013. Disponible en ligne : http://seriestv.blog.lemonde.fr/2013/12/19/aaron-sorkin-reflets-et- variations-autour-de-la-television/ - _ftn2, consulté en août 2015. 15. Lehman, p. 383. 16. Michaël Issacharoff, Le Spectacle du discours, Paris, Corti, 1985, p. 9. 17. Thibaut de Saint-Maurice, « A la Maison Blanche : quelle éthique pour les hommes politiques ? », Philosophie en séries, saison 2, Paris, Ellipses, 2011 [p. 77-87]. 18. Pierre Nora. Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux. Les lieux de mémoire, I, Paris, Gallimard, 1984, p. 19-20. 19. Sur cette question, on peut lire Arnaud Mercier, « Médias et violence durant la guerre du Golfe », Cultures & Conflits, n° 9-10, 1993 [p. 377-388]. Disponible en ligne : http:// conflits.revues.org/296, consulté en août 2015.

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20. Chaque nouvelle production de Sorkin appelle son lot de critiques sur la question, on lira par exemple cette compilation et ce sondage d’opinions faits par Ruth Spencer pour The Guardian à l’occasion des premiers épisodes de The Newsroom, http://www.theguardian.com/commentisfree/ 2012/jul/02/aaron-sorkin-the-newsroom-sexism, consulté en avril 2016, ou bien cet article d’Eliana Dockterman pour The Time, « Dear Aaron Sorkin, If You Don’t Think There Are Enough Good Roles for Actresses, Write One Yourself », qui convoque des déclarations du showrunner à propos de la place des femmes dans le système hollywoodien, http://time.com/3636226/aaron-sorkin- women-roles-hollywood/, consulté en avril 2016. Deux analyses peuvent être aussi mentionnées : Kristin Ringelberg, « His Girl Friday (and Every Day) : Brilliant Women Put to Poor Use », Considering Aaron Sorkin, Essays on the Politics, Poetics and Sleight of Hand in the Films and Television Series, sous la dir. de Thomas Fahy, Jefferson, McFarland & Co Inc., 2005 [p. 91-100] et Laura J. Shepherd, « Feminism and Political Strategy in The West Wing », Gender, Violence and Popular Culture : Telling Stories, Oxon, Routledge, 2013 [p. 56-68]. 21. Même si cela semble relever d’un trait d’humour, il est suggéré à C.J. Craig dans The West Wing (par Josh Lyman) et à Lisa dans The Newsroom d’user de leurs charmes pour remercier les soldats. 22. Nous avons consulté un compte rendu de la communication « Femmes de pouvoir, femmes amoureuses : le traitement de la distinction public-privé dans les séries politiques contemporaines » par Manon Garcia pour le colloque Philoséries, Philosopher avec les séries télévisées, Épisode n° 5 : À la Maison Blanche (The West Wing), 5-6 juillet 2013, Université Paris 1. Disponible sur le blog Un (é)cran de plus, http://unecrandeplus.eklablog.com/philoseries-the- west-wing-compte-rendu-lacunaire-partie-2-a93487537, consulté en août 2015. 23. Cf. Vincent Soulage, « Bartlet, un ‘catho de gauche’ ? », TV/Series, n° 8, décembre 2015. Disponible en ligne : http://tvseries.revues.org/631, consulté le 21 décembre 2015. 24. Jean-Pierre Esquenazi, Les Séries télévisées, l’avenir du cinéma ?, Paris, Armand Colin, 2010 p. 199-203. 25. David Lescot, Dramaturgies de la guerre, Paris, Circé, 2001 p. 13-14. 26. On citera les succès de Hidden in This Picture (1988), A Few Good Men (1989) et Making Movies (1990) qui ont largement contribué à lancer sa carrière pour l’écran. 27. The Social Network Behind The Scenes Documentary. Disponible en ligne : http://www.imdb.com/ video/imdb/vi1594268185/, consulté en août 2015. 28. Marc Durand, La Compétition en Grèce antique : Généalogie, évolution, interprétation, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 17. 29. Discours de Barack Obama, dimanche 1er mai 2011, 23h35, depuis la Maison Blanche. Disponible en ligne : https://www.whitehouse.gov/blog/2011/05/02/osama-bin-laden-dead, consulté en avril 2016. 30. Valérie Pérez, « La parrêsia et les rituels de véridiction dans The West Wing », TV/Series n° 8, décembre 2015. Disponible en ligne : http://tvseries.revues.org/658, consulté le 21 décembre 2015. 31. Charles Girard, « The world can move or not, by changing some words» : La parole politique en fiction dans The West Wing », Revue de recherche en civilisation américaine, 2 | mai 2010. Disponible en ligne : http://rrca.revues.org/310, consulté le 21 décembre 2015. 32. Oswald Ducrot, « Introduction à l’édition française de J. R. Searle », Les Actes de langages, Hermann, 1969, p. 34. 33. Cf. Perig Pitrou, « Délibération et circulation des idées entre l’Aile ouest et la Situation Room », TV/Series, n° 8, décembre 2015. Disponible en ligne : http://tvseries.revues.org/668, consulté le 21 décembre 2015. 34. Et l’enjeu est d’autant plus considérable qu’il s’ajoute à cette maîtrise langagière, du fait de la diffusion et du succès de la série, un effet de politisation du fictionnel. Nous renvoyons ici à l’analyse de l’épisode de The West Wing par Ruth Wodack, « The glocalization of politics in television : Fiction or reality ? » European Journal of Cultural Studies, 13, 1, 2010 [p. 1-20]. Disponible en ligne :

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http://www.lancaster.ac.uk/cperc/docs/the-glocalization-of-politics-in-television.pdf, consulté en avril 2016. 35. Pamela Ezell met ainsi en évidence l’enjeu crucial de la sincérité dans la création sorkinienne : “In Sorkin’s world, the characters may be flawed, but only slightly, and they must be working to overcome any personal problem”. Ces efforts et cette tenacité sont les garanties de la perpétuelle réaffirmation d’un discours idéaliste et d’un fort attachement du public pour ces personnages bouleversés et touchants. Pamela Ezell, “The Sincere Sorkin White House, or the Importance of Seeming Earnest”, The‪ West Wing : The American Presidency As Television Drama, sous la dir. de John E. O’Connor et Peter C. Rollins, Syracuse, Syracuse University Press, 2003 [p. 159-174]. On peut également convoquer le concept de “political romance” expliqué par Trevor et Shawn J. Parry-Giles dans The Prime-time Presidency : The West Wing and US Nationalism, Chicago, University of Illinois Press, 2006 [p. 21-53]. 36. Gaston Bouthoul, Traité de polémologie, Paris, Payot, 1991, p. 37. 37. Carl von Clausewitz, De la guerre (1832), (trad. Laurent Murawiec), Paris, éd. Librairie Académique Perrin, 1999, p. 46. 38. Esquenazi, p. 185. 39. Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, PUF, 1997, p. 42-43. 40. Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 53.

RÉSUMÉS

Amplement traités par les médias de l’information, les événements du 11 septembre et leur possible « conclusion » par la mort d’Oussama Ben Laden ont gravé dans l’imaginaire des téléspectateurs du monde entier des images indélébiles. Comment les séries télévisées représentent-elles ces épisodes traumatiques de notre (et de leur) Histoire contemporaine ? L’exemple précis de deux épisodes extraits de créations d’Aaron Sorkin (« Isaac and Ishmael », issu de The West Wing et diffusé le 3 octobre 2001 sur NBC, et « 5/1 », issu de The Newsroom et diffusé le 5 août 2012 sur HBO) met en lumière la manière dont le drama a recours à de multiples filtres pour offrir au téléspectateur une lecture intelligente de la guerre invisible contre le terrorisme, qui ne tombe ni dans le sensationnel ni dans le mélodrame. La forte dimension théâtrale de ces séries veille à considérer les dialogues comme des conflits métaphoriques et à trouver dans leur expression une fonction didactique et cathartique. À la manipulation des images à laquelle se prêtent parfois les médias et constamment les terroristes, Sorkin répond par la virtuosité du langage. À défaut de pouvoir (et de vouloir) représenter une guerre et ses conséquences, ces séries exposent le spectacle d’hommes et de femmes sur le front politique et médiatique, conformément à la manière dont sont gérés les conflits modernes.

Widely treated in the news, the events of the 9/11 and their potential conclusion with the death of Osama Bin Laden burned indelibile pictures in the imagination of audiences worldwide. How could TV shows represent these traumatic incidents of our (and their) contemporary history ? Two episodes from Aaron Sorkin’s creations (« Isaac and Ishmael » from The West Wing, broadcast on October 3, 2001 on NBC, and « 5/1 » from The Newsroom, broadcast on August 5, 2012 on HBO) bring to light how drama can use filters to offer viewers a smart interpretation of this invisible war against terrorism, far from sensationalism or melodrama. The theatrical nature of these TV

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shows helps to consider dialogues as metaphorical conflicts and to find a didactic and cathartic function therein. Sorkin counters the visual manipulation that the media sometimes recur to, and that the terrorists always mobilize, with this verbal virtuosity. If they cannot show a war and its consequences, these TV shows expose men and women fighting on the media and political fronts – which is how modern conflicts are managed.

INDEX

Keywords : Sorkin Aaron, 9/11, terrorism, invisible, theatre, filter, speech Mots-clés : Sorkin Aaron, 11 septembre, terrorisme, invisible, théâtre, filtre, parole

AUTEUR

VANESSA LOUBET-POËTTE Docteure en Linguistique française, ses recherches portent sur les mécanismes énonciatifs, sur les caractéristiques esthétiques et pragmatiques et les enjeux intermédiatiques des messages audio-visuels et de l'adaptation filmique. Enseignante à l'ESPE Aquitaine, Université de , membre du Centre de Recherche en Poétique, en Histoire Littéraire et en Linguistique.

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« Tu n’as rien vu [en Irak] » : Logistique de l’aperception dans Generation Kill

Sébastien Lefait

Introduction : L’aporie de la fiction militaire

1 La guerre, comme le rappelle Olivier Ammour-Mayeur, rend le témoignage à la fois indispensable et impossible1. Les conflits placent en effet le « témoin de l’indicible » dans une « situation aporétique2. » Pour Ammour-Mayeur, c’est ce que suggèrent les moments-clés du dialogue sur lequel s’ouvre un film de guerre à l’esthétique atypique, Hiroshima mon amour (Resnais, 1959), surtout si on le compare aux superproductions américaines de la décennie suivante. « Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien », déclare d’abord le personnage masculin, exprimant ainsi l’absence de preuve oculaire de l’événement sur laquelle fonder un témoignage. En effet, « pour avoir vu quelque chose, il aurait fallu être présent à Hiroshima le 6 août 1945 à 08h15. Or, ni lui ni elle ne s’y trouvaient3. » À quoi le personnage féminin, dont on apprendra plus tard qu’elle est une actrice venue jouer dans la reconstitution filmique des événements du second conflit mondial, rétorque abruptement : « J’ai tout vu. Tout », pour suggérer que la visualisation des faits peut se passer de témoin direct. Elle émet ainsi l’hypothèse d’une perception qui dépasserait les capacités de l’œil humain4, et mettrait fin à la situation aporétique. De fait, la sortie de l’impasse implique une forme de vision augmentée que seule la fiction audiovisuelle peut fournir. C’est ce qu’explique le personnage féminin, un peu plus loin dans le dialogue : « Les films ont été faits le plus sérieusement possible. L’illusion, c’est bien simple, est tellement parfaite que les touristes pleurent ».

2 L’aporie de la guerre indicible trouverait donc une solution dans « l’illusion parfaite » de la reconstitution à l’écran5. La fiction militaire a en effet pour vocation de mettre en récit cet inexprimable dont parle Ammour-Mayeur, mais également de rendre visible ce que le regard ne saurait soutenir. Dans cette configuration, l’absence de témoin direct est compensée par un effort d’imagination suivi d’une mise en images. Au terme de ce

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processus de reconstitution fictionnelle, l’événement est mis à distance, ce qui permet aux spectateurs de supporter la vision d’un conflit ainsi déréalisé.

3 Conçue par David Simon et Ed Burns d’après le roman éponyme d’Evan Wright (2004), Generation Kill, série en sept épisodes diffusée en 2008 sur HBO, montre que ce qui cause l’aporie du film de guerre a changé par rapport à l’époque d’Hiroshima mon amour. La raison principale en est que plus rien n’est invisible, et que la fiction militaire doit s’adapter à cet état esthétique sans précédent. Pour en souligner la nouveauté, la série narre le quotidien d’un bataillon de Marines durant la première campagne d’Irak, en 2003, tel qu’il est rapporté par un avatar fictionnel de Wright (Lee Tergesen). Ce faisant, elle place constamment entre les mains des personnages des dispositifs de capture d’images. L’aveuglement face à la réalité militaire placé au seuil d’Hiroshima mon amour laisse donc place à une hypervisibilité de la guerre, qui décuple a priori les possibilités d’en témoigner. Si l’aporie subsiste, elle ne saurait plus reposer sur l’absence de survivants ni sur le manque de documents. Le but est toujours de dévoiler les faits d’armes, mais le recours exhaustif à l’imagination ne se justifie plus.

4 Je propose de montrer ici en quoi le problème du témoignage impossible a évolué, et d’identifier les nouvelles ressources dont disposent les séries télévisées pour dire et pour montrer les conflits. Pour cela, j’appliquerai à la série de Simon et Burns les étapes du dialogue sur la Deuxième Guerre mondiale qui, dans Hiroshima mon amour, mène au constat d’impuissance, puis à son dépassement par la fiction. En effet, tout comme Hiroshima mon amour posait dans sa diégèse la question du témoignage et se posait ainsi, en tant que film sur la guerre, comme une réponse possible, Generation Kill montre que le problème de l’ineffable vient aujourd’hui d’un trop-plein d’images, et tente d’imposer, par son esthétique, une autre forme d’authenticité.

5 L’exemple que je privilégierai est celui de la séquence finale, où la série diffuse le reportage réalisé par l’un des Marines qu’elle a suivis pendant sept épisodes, le caporal Jason Lilley (Kellan Lutz). Grâce à son ordinateur portable, Lilley montre sa vidéo à l’ensemble de son bataillon sur le point de se séparer. Ce procédé de mise en abyme fait reposer le problème du film de guerre sur un décalage entre ce qui s’est passé en Irak et ce que les soldats en ont vu. C’est en fonction de ce hiatus, qui parcourt par ailleurs toute la série, que cette dernière invente une manière pertinente d’exprimer le conflit – en l’occurrence l’opération Iraqi Freedom de 2003. Pour en comprendre le fonctionnement, il faut donc caractériser cette faille ontologique entre l’événement et sa perception, et examiner son impact sur la représentation du conflit irakien.

1. « J’ai tout vu. Tout. » Guerre et logistique de la perception

6 La séquence finale prend la forme d’un document censé être authentique. Il s’agit en effet du film amateur réalisé par l’un des Marines, qui propose ici une prise de vue des opérations militaires au quotidien. Placée à la toute fin de la série, cette vidéo imbriquée atteste d’une inversion par rapport à l’absence de témoin direct qui suscitait l’aporie chez Resnais. À cause de l’omniprésence des dispositifs de capture audiovisuelle, le témoignage par l’image n’est plus absent, mais surabondant jusqu’à l’obscène des plans de cadavres qui figurent dans le pot-pourri audiovisuel de Lilley. Il est, de plus, disponible très rapidement, et diffusable très facilement : Lilley a vraisemblablement utilisé un logiciel de montage pour mettre bout-à-bout des extraits

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des séquences qu’on l’a vu tourner tout au long de la série, ce qui lui permet de montrer son reportage immédiatement après la fin des hostilités. On imagine que, son film étant stocké sur son ordinateur personnel, il n’aura aucun mal à l’envoyer sur Internet. Si le conflit est immontrable, ce n’est donc plus à cause d’une impossibilité de voir que vient nier une technologie optique ubiquitaire6.

Le cyborg impuissant, ou la prothèse à l’origine du handicap

7 En effet, comme l’a montré Paul Virilio, la guerre repose depuis le premier conflit mondial sur une « véritable logistique de la perception militaire7. » Virilio entend par là que « la représentation des événements domine la présentation des faits8. » Generation Kill met en scène cette primauté des technologies visuelles sur la perception directe, qui induit la possibilité de récolter quantité d’images témoin (Fig. 1).

Fig. 1 – La guerre au prisme de l’objectif

8 Pour le souligner, la série montre en permanence les soldats affublés des prothèses oculaires qui font aujourd’hui partie de leur attirail. C’est ce qu’illustrent, dans la séquence finale, les nombreux plans qui mettent en place une ocularisation interne primaire, signifiant au spectateur que ce que voient les militaires passe par un appareil de perception à distance, que ce soit le viseur d’un bazooka ou un dispositif de vision nocturne9. La disponibilité presque invasive de la technologie induit ainsi une volonté de surpuissance qui ne se traduit plus seulement par une hypertrophie musculaire signe de force (Fig. 2), mais aussi par des appendices télescopiques et phalliques qui lient le pouvoir à la possibilité de tout voir (Fig. 3).

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Fig. 2 – Des cyborgs impuissants…

9 À de nombreuses reprises, les Marines laissent même échapper que l’outillage visuel fait quasiment partie d’eux-mêmes, à tel point qu’ils ne peuvent plus s’en passer. Ainsi, la sous-alimentation des dispositifs de vision nocturne, qui souffrent d’un manque chronique de batteries, fait l’objet de tant de protestations qu’elle apparaît comme un véritable handicap. Privés de ces instruments, les soldats se sentent comme amputés d’un organe.

Fig. 3 … à la virilité prosthétique

10 Mais tant qu’ils sont « appareillés », même la nuit ne cache plus rien pour ces cyborgs guerriers10. L’intensité hors normes de leur regard pénétrant fait donc que le théâtre des opérations, cartographié11 et passé au peigne fin des radars, n’a plus de secret pour personne. C’est ce que rappellent ici les plans d’hélicoptères en vol qui, évoquant la « mort venue du ciel » d’Apocalypse Now (Coppola, 1979), suggèrent qu’elle passe d’abord aujourd’hui par une vision surplombante et globale des territoires. La volonté de puissance implique alors de devenir une machine (à tuer), comme le montre

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ironiquement le plan où Colbert (Alexander Skarsgard), tel un enfant, joue à faire l’avion.

La guerre comme art de la débuscade

11 La motivation principale des soldats est ce fantasme d’une vision décuplée que traduit une relation érotique à leur arme – protubérance impuissante sans son indispensable viseur12. Leur jouissance provient de la sensation de percer l’interdit, de voir ce qui devrait rester caché13. Le contenu même du film de Lilley documente cette obsession de tout montrer, puisqu’on y voit les soldats filmés dans des endroits qu’ils traitent comme s’il s’agissait de lieux touristiques (Fig. 4).

Fig. 4 – J’ai tout vu : j’y étais

12 En guise de reportage sur les conflits filmés « de l’intérieur », les spectateurs assistent à une mise en spectacle du quotidien. Le film amateur qui tient lieu de séquence finale égrène en effet les « selfies » par lesquels les soldats entendent prouver leur présence sur les lieux des opérations militaires.

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Fig. 5 – Selfie : Rudy et un enfant irakien

13 Ces autoportraits font de l’Irak un simple arrière-plan, qui se voit donc privé de la dimension concrète indispensable pour que soient exprimées l’horreur et la violence des combats (Fig. 5 et Fig. 6).

Fig. 6 – Selfie : Colbert et Person

14 Dans ce contexte scopique propre aux guerres modernes, on voit, mais on voit de loin, et quand on tire, c’est sur une image. L’omniprésence des appareils de vision met en effet le réel à distance, transformant la guerre en art de la débuscade parce que la machine de guerre est devenue une « machine de guet14 ». Dans ces conditions, repérer l’ennemi, c’est déjà le vaincre, et la seule muraille que l’on cherche à percer est la surface des apparences15. Pour cette raison, la séquence finale se résume à une accumulation de plans de visée, mis bout à bout avec des plans où l’on voit un projectile atteindre sa cible, sans lien de causalité apparente entre le tir et l’explosion. À la suite de quoi, seuls les soldats dotés d’une conscience vont constater de leurs yeux qu’ils ont abattu un combattant ennemi – ou un civil. Ce qui compte avant tout, c’est la

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détonation du tir qui atteint sa cible, preuve de la précision chirurgicale des armes employées, et source de cris d’enthousiasme chez les soldats rassemblés autour de l’ordinateur pour visionner la vidéo de Lilley.

Guerre et délocalisation de la violence

15 Cette prédominance des plans où un projectile touche au but à l’échelle de la séquence rappelle donc que la logistique de la perception dont parle Virilio a pour but de déréaliser l’acte guerrier en en gardant le résultat concret à distance de son auteur16. Par ailleurs, toujours selon Virilio, les conflits modernes font primer le temps sur l’espace. Les soldats doivent agir vite et réagir dans l’urgence, pour avoir un coup d’avance sur l’ennemi dans le jeu guerrier dont ils sont les pions. Le corrélat de cette vitesse est la négation de la distance, sur laquelle la série insiste en montrant que, dans le viseur des Marines, le proche se confond avec le lointain17. La précision extrême des armes permet en effet d’atteindre des cibles très éloignées. C’est ce qui explique que le sergent Steven Lovell qualifie un tir d’artillerie tombant à moins de 600 mètres d’une position amie de « dangereusement proche18. »

16 Que les soldats suivis par la série fassent partie d’une escouade de reconnaissance prend alors tout son sens. Leur mission est réduite à néant, puisque le territoire à envahir est déjà couvert, passé au crible du radar ou du satellite19. À travers les étapes de leur parcours, il ne leur reste plus qu’à reconnaître un terrain connu, à voir de plus près ce qu’ils ont déjà vu de loin. Mais dans ce cas, pourquoi parcourir des kilomètres que la vitesse contracte ? Sur ce point, la réponse de la série est assez claire. Progresser, c’est aller voir de ses propres yeux ce qu’on a d’abord vu par le petit bout de la lorgnette, et constater les dégâts provoqués par les tirs lointains. En avançant vers Bagdad, les Marines de la compagnie Bravo Two vont de cible en cible, mais n’atteignent chacune que pour que la suivante soit à portée de canon.

17 Paradoxe de cette abondance de repères produits par la machine de vision guerrière, les soldats ne savent ni où ils sont, puisqu’ils craignent de prendre une école pour une cible légitime, ni ce qu’ils font au moment de leurs actes, ne découvrant qu’après coup si, en tirant, ils ont éliminé un ennemi ou assassiné un civil. Peu importe, puisque l’acte, accompli dans un non-lieu, u-topie immatérielle d’une guerre sans conséquences, ne peut se solder que par un jugement de non-lieu. Désinhibés par cette mise à distance permanente de la réalité guerrière, par cette délocalisation de la violence, certains soldats, à l’image de Trombley (Billy Lush), n’ont qu’une hâte : celle de pouvoir abattre un être vivant, fût-ce un chien20.

18 Ironie suprême, cependant : dans ce nouveau rivage des Syrtes qu’est l’Irak de Generation Kill, les occasions de se décharger émotionnellement en appuyant sur la détente se font attendre et, lorsqu’elles se présentent, mènent à l’insatisfaction. La meilleure preuve en est le match de football américain improvisé qui précède la séquence finale (Fig. 7).

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Fig. 7 – Sport cathartique et logique de la frustration

19 Par deux fois au cours de la partie, le jeu dégénère en pugilat entre Marines qui, compatriotes et compagnons d’armes quelques instants auparavant, semblent saisir l’occasion de se battre enfin contre quelqu’un. Au-delà du fait qu’elle contredit l’atmosphère de franche camaraderie qui émane du film amateur de Lilley, cette rencontre sportive qui dégénère alors que les tirs ennemis sont éteints révèle que les soldats ont accumulé une tension et une haine qu’ils n’ont pu libérer au combat. On peut y voir la preuve que le conflit irakien s’est terminé avant même d’avoir commencé, générant chez les militaires un état de manque face à une guerre qui a peut-être eu lieu, mais qu’ils ne semblent pas avoir vécue. C’est ce que montre ironiquement cette scène où le sport devient cathartique, et l’affrontement ludique plus intense que le conflit armé. Il apparaît ainsi que la logistique de la perception a pour pendant une logique de la frustration.

2. « Tu n’as rien vu […]. Rien. » Logistique de l’aperception, ou le « déni de l’image pleine21 »

20 Par cette accumulation d’images découplées de leur référent, de conséquences que la capture vidéo dissocie de leurs causes, la séquence suggère donc que, malgré leur situation d’hypervision, les soldats n’ont rien vu. De manière plus polémique, elle montre même, comme toute la série, que la technologie, en donnant aux soldats l’obligation de mieux voir, les empêche de s’apercevoir de ce qu’ils font22. C’est par ce biais qu’elle induit une réflexion sur la manière dont les conflits contemporains s’appuient sur une culture visuelle fondamentalement différente de ce qu’elle était à l’époque d’ Hiroshima mon amour.

Aux limites de l’hypervigilance

21 En effet, l’omniprésence des appareils optiques dans Generation Kill ne vise pas tant à montrer la prédominance des représentations sur les faits qu’à dévoiler la face cachée du dispositif des guerres modernes, en montrant qu’elles comptent de plus en plus sur

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une logistique de l’aperception – terme dans lequel le préfixe est privatif. L’association entre le regard des spectateurs et celui des personnages permet en effet d’envisager les modalités d’un dévoilement au terme duquel la série nous « ouvre les yeux », paradoxalement, sur la manière dont la technique nous empêche de voir (Fig. 8).

Fig. 8 –Tu n’as rien vu. Rien.

22 C’est ce qui ressort des nombreux moments où elle nous restitue ce que voient les soldats, pour qui l’adversaire irakien est au mieux aperçu, et au pire a-perçu. Ainsi, tout au long de Generation Kill, les divers instruments qui équipent les Marines leur font percevoir à distance un adversaire avec qui l’affrontement ne peut être qu’indirect. L’ennemi se fait attendre puis, lorsqu’arrive enfin le moment de l’assaut, demeure impalpable, immatériel. S’ajoutent à cela privation de sommeil et surconsommation de stimulants, qui expliquent que les soldats perçoivent la réalité de manière déformée. Dans le pire des cas, ils souffrent même d’hallucinations que les plans subjectifs filtrés par les prothèses oculaires permettent de visualiser, tant tout y paraît sans profondeur, monochromatique, ou flou.

23 Pour renforcer cette impression, la série montre également, dans ses nombreuses séquences de nuit, qu’une telle hypervision ne saurait être que relative. L’obscurité y est en effet tellement profonde que les spectateurs n’y voient presque rien. En comparaison, les plans subjectifs qui rendent la perception à travers les lunettes de vision nocturne paraissent nets. À y regarder de plus près, cependant, on s’aperçoit qu’un tel constat résulte d’une illusion d’optique due à la succession de plans opaques et d’images plus nettes. Le regard amplifié ne perçoit que des formes mouvantes, sans profondeur et sans couleurs, et ne bénéficiant donc que d’une relation indicielle très ténue avec le réel.

24 Autre signe de dysfonctionnement d’une technologie par ailleurs adulée : ce déficit perceptif entretenu implique une recherche frénétique de repères. Celle-ci prend une dimension absurde quand on envisage de donner des fanaux à des collaborateurs vivant dans le village ennemi, pour qu’ils « marquent » à distance les véritables méchants à abattre. À cet ordre, l’un des soldats rétorque en effet qu’on ne pourra pas déterminer si l’Irakien ainsi missionné par le camp adverse n’a pas désigné une personne comme

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cible simplement parce qu’elle lui devait de l’argent. Au lieu de la transparence recherchée, le stratagème ne fait donc que brouiller – un peu plus – les pistes.

La guerre-jeu vidéo : subjectivité par avatar interposé et illusion d’une « surcharge sensorielle23 »

25 Absents à eux-mêmes malgré leur perception décuplée, les Marines semblent donc n’avoir rien vu d’autre en Irak qu’un de ces films de guerre auxquels ils font sans arrêt référence. Ils n’ont rien ressenti d’autre, pour certains, que le frisson jouissif bien connu du gamer patenté qui s’adonne au shoot’em up24. En effet, ainsi que l’a montré Christian Salmon25, une nouvelle ère s’est ouverte pour le mélange entre fiction et réalité quand l’armée américaine a fait concevoir des jeux vidéo pour faciliter la préparation de ses troupes. L’entraînement militaire moderne utilise les techniques les plus abouties de réalité virtuelle dans le cadre de jeux qui simulent les affrontements.

26 La conséquence de cette nouvelle approche des combats est double. Tout d’abord, l’initiation à la guerre par jeu vidéo interposé identifie le joueur à un avatar selon un processus qui perdure quand ledit joueur devient soldat. Pour dénoncer cette forme d’endoctrinement, Generation Kill met en scène des Marines qui se complaisent dans un rôle caricatural de guerriers sanguinaires, ce qui leur ôte toute culpabilité. Ainsi, dans une séquence marquante du premier épisode, Person (James Ransone) imagine à voix haute ce qu’il pourrait répondre à la lettre d’un écolier nommé Frederick, qui écrit pour témoigner son soutien aux soldats. Il proclame alors sur un ton hyperbolique que, quand on va à la guerre, c’est évidemment pour se mettre dans la peau d’un tueur sans merci. PERSON. Dear Frederick ! Thank you for your nice letter. But I am actually a US Marine who was born to kill, whereas clearly you have mistaken me for some sort of wine-sipping communist dicksuck. And although peace probably appeals to tree- loving bisexuals like you and your parents, I happen to be a death-dealing, blood- crazed warrior who wakes up every day just hoping for the chance to dismember my enemies and defile their civilizations. Peace sucks a hairy asshole, Freddie. War is the motherfucking answer.

27 Dans le même ordre d’idées, la série montre qu’il existe une continuité entre ce mode d’identification qui rend la guerre ludique et l’identification, plus classique, à des personnages fictionnels. Ainsi, les soldats ont tous un surnom, la plupart du temps emprunté à la culture de masse26. Les Marines perdent leur identité en entrant dans l’armée, pour endosser un rôle valorisant et connu, signe qu’ils participent à une action collective et ne sont pas individuellement responsables des exactions qu’ils commettent. Pour souligner cette caractéristique des soldats, la série joue sur son absence assumée de musique extradiégétique. Pour compenser ce manque d’une bande- son, les Marines fournissent régulièrement l’ambiance musicale qui leur paraît adéquate en chantant à voix nue. Ils révèlent ainsi leur conviction de pouvoir vivre le conflit irakien comme s’il s’agissait d’une fiction cinématographique ou télévisée, en comblant au niveau diégétique les vides de l’univers fictionnel qui les héberge. Ce comportement rappelle que, comme le jeu vidéo, la fiction audiovisuelle impose aux combattants un filtre perceptuel qui esthétise et dédramatise souvent la violence – dans tous les sens du terme ici, puisqu’elle intervient hors de tout cadre logique ou narratif. La modalité fictionnelle applique ainsi une distance lénifiante à la barbarie militaire.

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28 Pour relativiser l’ampleur de ce discours critique induit par la série, on pourrait objecter que Salmon déplorait déjà, il y a bientôt dix ans, que le régime fictionnel du jeu vidéo soit transposé dans la réalité des combats27. Dans son analyse du rôle déculpabilisant de divers types de médias, la série va cependant plus loin que cette dénonciation des enjeux idéologiques de l’identification. Elle montre en effet que l’action par personnage interposé induit une modification du degré d’objectivité associé à la perception. Or, ce transfert perceptif du médiatique virtuel au réel agit à une échelle bien plus importante que s’il se limitait à un simple phénomène d’identification. On n’encourage pas simplement les soldats à reproduire dans la réalité des réflexes acquis dans un univers virtuel. Ce faisant, on les invite également à transposer une vision immatérielle du monde sur la réalité. En effet, l’un des buts principaux des jeux en question est de préparer les guerriers aux conflits modernes, où l’ennemi est noyé dans la masse, invisible, prêt à surgir à n’importe quel moment. Les jeux sont donc censés augmenter la capacité perceptive des soldats, pour développer leur capacité de réaction. En d’autres termes, il s’agit de débusquer l’ennemi assez tôt pour qu’il ne puisse vous abattre avant que vous ne l’abattiez28. Le jeu vidéo doit donc induire un régime scopique de l’hypervigilance, et les autorités militaires espèrent que ce point de vue médiatisé sera transposé par les soldats dans le monde réel.

29 Par de nombreux aspects, Generation Kill met en scène cette dérive. La série montre d’une part qu’un tel transfert de régime scopique est d’autant plus aisé que, dans le contexte des conflits modernes, la perception du réel est, elle aussi, médiatisée. Elle montre d’autre part que ce transfert s’appuie sur une culture visuelle en profonde mutation, ce qui fera l’objet d’un développement plus détaillé ci-après.

Profusion d’images, perte de la syntaxe, et prédominance du témoignage narcissique

30 La réflexion sur cette évolution que subit notre perception justifie, dans la séquence finale, le recours à la mise en abyme. Comme dans le cas précédemment évoqué des plans de nuit mis en regard de ce que perçoivent les appareils de vision nocturne, le procédé permet de placer côte à côte ce que l’on pouvait voir – rendu par le contenu de la vidéo, qui montre ce que Lilley a retenu du conflit – et ce qu’il y avait effectivement à voir en Irak. De toute évidence, les Marines n’ont pas tous vu les mêmes événements, et il revient à la série de montrer la guerre de manière plus exhaustive29. Ainsi suggérée, la possibilité d’une autre version de la guerre d’Irak est également transcrite dans les réactions diversifiées des spectateurs assemblés autour de l’ordinateur portable. Person et Colbert échangent des regards complices qui montrent bien que la vidéo ne correspond pas à leur vision des choses. À l’inverse, Trombley, que l’on a vu tout au long de la série tuer pour le plaisir comme s’il jouait à un jeu vidéo, semble apprécier énormément le film amateur. Il reste jusqu’au bout face à l’écran, alors que la plupart de ses camarades s’éloignent au moment où les images leur rappellent l’atrocité de leurs actes. La fin du récit permet ainsi de distinguer ceux qui, comme Person et Colbert, ont été capables de reconnecter l’image de leurs agissements avec la réalité, de ceux qui, comme Trombley et Lilley, en sont restés au stade de la distanciation par l’image, et continuent à bénéficier de sa fonction déculpabilisante (Fig. 9). Ainsi, Trombley ne semble se rendre compte à aucun moment de la gravité du film de Lilley, qui exprime la « vision sans regard » dont parle Virilio30.

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Fig. 9 – La « vision sans regard » de Trombley

31 Mais l’intérêt principal de cette séquence est qu’elle invite à mesurer les effets de cette nouvelle modalité perceptive, en identifiant deux niveaux d’influence. Le premier concerne la perte de la syntaxe induite par la profusion des images. Parce qu’il est totalement dépourvu d’impact émotionnel sur la quasi-totalité des soldats, le montage vidéo de Lilley traduit leur incapacité à mettre en récit un conflit que, pourtant, ils vivent parfois dans leur chair. Le film amateur résulte d’une perception éclatée, juxtaposition de clichés dont est absent tout fil narratif et causal. Grâce à leurs prothèses audiovisuelles, les soldats reçoivent des images tellement nombreuses qu’elles découragent toute logique, des images qui ne racontent rien, ne témoignent de rien. À l’écran, l’horreur peut donc succéder à l’humour potache, et inversement, signe que tout est vécu comme une fiction, ou comme une boutade sans conséquences31.

32 Le deuxième domaine sur lequel influe l’abondance d’images privées de leur sens est l’individu dans sa dimension narcissique. Le film de Lilley constitue en effet un témoignage brut, focalisé sur l’expérience sensorielle des soldats, sur la réduction de l’événement à l’acte d’appuyer sur la détente, sur la joie de pouvoir dire « j’ai abattu quelque chose comme un vrai Marine », sans s’apercevoir que le tir n’était pas plus réel que dans une salle d’arcade, mais que son effet, lui, l’était. Plus que de la guerre, c’est de cette recherche de sensations fortes que les soldats désirent témoigner. Par des vidéos comme celle de Lilley, ils veulent surtout prouver au monde qu’ils ont bien ressenti le frisson du tir meurtrier. Abattre une cible, même indéterminée, devient un rite de passage, et le film de guerre, selon la vision qu’en propose Lilley, un film collégial tourné pour se souvenir des bons moments de rigolade de la guerre d’Irak (Fig. 4). Les soldats semblent alors avoir vécu la guerre en marge du conflit, comme cantonnés dans l’un de ces bien nommés « camps de vacances » du Club Méditerranée où l’on a l’impression d’être en terre étrangère, sans avoir pour autant le moindre contact avec la réalité du pays visité. Le fait qu’ils obtiennent les informations sur le déroulement des opérations en écoutant la BBC ou via Internet, mentionné plusieurs fois au fil des sept épisodes, atteste également d’une relation indirecte avec l’extérieur, qui commence où s’arrête leur unité32.

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33 Cet enfermement, plutôt qu’une contrainte, est un comportement induit par l’omniprésence des prothèses visuelles, dont la fonction est justement de garder le territoire envahi à distance pour ménager une intervention sans conséquences concrètes autres que celles que l’on peut difficilement distinguer sur un écran radar, ou à travers la perception en deux dimensions des appareils de vision nocturne. Dans la séquence finale, le viseur du bazooka rejoint ainsi dans sa fonction celui de la caméra, pour montrer que les deux dispositifs recherchent le même but33 : focaliser le sujet sur lui-même, le faire fonctionner en vase clos, et faire en sorte qu’il se mette en scène pour lui-même et pour ceux de son groupe, sans se soucier pour autant de ce qui se passe autour de lui – du moins au-delà d’un rayon d’inaction défini par la perception directe.

34 Mais si les seuls vestiges du conflit irakien résident dans ce montage hétéroclite et égocentré, ruine d’un simulacre de guerre qui, comme l’a montré Baudrillard à propos de la guerre du Golfe, n’a peut-être pas eu lieu, comment déterminer ce qu’il y avait à voir ? Que s’est-il passé en Irak, et comment en témoigner ? À l’issue d’une série aussi aporétique que l’était en son temps Hiroshima mon amour, le montage final intégré au dernier épisode synthétise les bribes de réponses que l’on peut apporter à cette question. En révélant la conjonction entre la mise à distance de l’acte guerrier et le souci permanent qu’a l’individu de se mettre en scène pour témoigner de son propre vécu, cette ultime séquence montre que ce qui empêche de voir et de montrer la guerre ne se limite pas aux milieux militaires. Elle exprime ainsi l’idée centrale de Generation Kill, qui est que le paradoxe de l’immontrable vient de notre culture visuelle, et qu’une réflexion sur cette dernière constitue un préalable indispensable au témoignage.

3. « Les films ont été faits le plus sérieusement possible. » Culture visuelle contemporaine et fiction militaire engagée

35 Comme Hiroshima mon amour l’avait fait en son temps, Generation Kill prend acte du fait que le film de guerre est à réinventer dans sa forme, sous peine de ne rien montrer. Plutôt que de tenter la gageure de filmer un conflit dématérialisé, la série s’interroge ainsi sur ce qui fait l’inéluctabilité de cette stratégie du regard sans objet à laquelle doivent se conformer les Marines. La force de Generation Kill réside dans cette capacité à inventer des solutions narratives pour contrer ce « déni de l’image pleine », cette angoisse de la vision insoutenable et inconcevable. L’enjeu est donc de taille, puisqu’il s’agit de renouveler certains aspects de la fiction antimilitariste considérés comme périmés suite à l’évolution de notre culture visuelle.

Fiction antimilitariste et transfert de l’absurde

36 Le comique de l’absurde et les situations grotesques qu’utilise la série s’inscrivent implicitement dans la tradition du cinéma engagé contre la guerre (on pense à Full Metal Jacket [Kubrick, 1987] et à Dr Strangelove [Kubrick, 1964], mais surtout à Redacted [De Palma, 2007]). En complément, l’attente sans fin véritable et donc sans but participe de la stratégie narrative des romans du même genre, du Désert des Tartares (Buzzatti, 1940) au Rivage de Syrtes (Gracq, 1951). Le but de cette technique est de confronter personnages et lecteurs/spectateurs à une situation aberrante. Sur ce dernier point, la

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série possède un avantage évident sur le cinéma, une proximité plus grande avec le roman, pour reconstituer l’impression d’une dilatation temporelle propice à retranscrire l’inanité d’une guerre où l’ennemi, visible mais absent, n’est qu’un fantôme. Plutôt qu’à l’horreur de la guerre, c’est à l’aridité du quotidien militaire que nous assistons en premier lieu. L’ambiance ainsi créée est celle d’une émission de téléréalité sur la vie des soldats, ou celle d’un reportage en temps réel, ayant fait l’objet d’un montage rudimentaire avant d’être diffusé. Autre signe qui témoigne d’un transfert de régime scopique entre les soldats et les spectateurs : nous attendons, avec eux, qu’il se passe quelque chose, car la fiction l’exige, et nous sommes, comme eux, déçus de constater que l’action, quand elle se produit, se révèle soit décevante parce qu’elle est avortée trop rapidement, soit déconcertante tant elle est longue et floue. Generation Kill montre ainsi que la vigilance bloque toute velléité de mettre en récit le quotidien, militaire ou non. Elle dénonce ainsi une entreprise globale dont le but est de prouver qu’il n’y avait rien à voir en Irak, qu’il n’y a rien à en dire, et qu’il ne s’y est donc rien passé.

Terrorisme et réel furtif

37 Cependant, nous partageons plus avec les Marines que l’attente d’un événement qui ne se produit jamais concrètement. Generation Kill illustre également la correspondance qu’établit Virilio entre le regard militaire, dont la technologie sert à amplifier la perspicacité, et notre conception de la réalité, influencée par cette supposée nécessité de l’hyperperception34. Elle va cependant plus loin, en montrant que la réciproque est tout aussi vraie : à mesure que l’art de la guerre se fait extension de l’œil, le regard, au quotidien, entre dans le cadre d’une stratégie militaire. C’est ce que l’on peut constater dans l’atmosphère de méfiance généralisée et le souci permanent de percer les apparences qui caractérisent la guerre contre le terrorisme et l’état esthétique de l’après 11 septembre.

38 Dans ce contexte, tous les types d’ennemis, et non uniquement les terroristes, sont censés être difficilement identifiables. Cela nécessite la mise en place d’une technologie hyper-perceptive intégrale, c’est-à-dire qui ne soit pas seulement destinée aux ennemis de l’État, mais à la population mondiale dans son ensemble. Dans la série mythique de Simon et Burns, The Wire (HBO, 2002-08), ce contexte menait à l’utilisation massive d’une surveillance présentée comme la panacée pour prévenir non seulement les actes terroristes mais tous types de crimes. Cependant, son inefficacité crasse menait au constat que l’état de guerre permanent, que ce soit contre la drogue ou contre le terrorisme, permettait surtout de légitimer l’espionnage massif des individus. Generation Kill étudie le même phénomène dans le champ militaire, en montrant que la nature même du conflit irakien permet aux autorités d’organiser un combat à distance, où la technologie de l’hypervision permet paradoxalement de ne pas faire de distinctions. Ici, à la différence de ce qui se produit dans un contexte de surveillance policière, nul besoin de profilage : les Marines abattent sans discernement des soldats en armes et des civils, au motif que, dans leur viseur télescopique, rien ne permet de distinguer les uns des autres. Tout comme le terrorisme justifie une surveillance massive, le conflit irakien semble nécessiter d’agir de loin, en tirant « dans le tas » par mesure de précaution.

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39 Generation Kill élabore ainsi une critique méthodique de l’argument technologique en matière de conflit. La série invite les spectateurs à s’apercevoir que la technologie, derrière l’alibi d’une guerre rapide et propre, entretient le mythe d’un ennemi invisible, immatériel ou fictionnel, qu’il faut abattre sans savoir qui il est ou s’il est légitime de le faire, par prudence35. La série s’attaque donc à un lieu commun de la guerre contre le terrorisme comme de la bataille rangée, selon lequel la vision décuplée donne à coup sûr la victoire à celui des deux camps qui la possède.

40 Par ce biais, Generation Kill critique l’utilisation néfaste de certaines associations d’idées qui structurent la pensée occidentale, mais qu’il semble à présent nécessaire de remettre en question : l’idée que la technologie est synonyme de progrès, et la conviction qu’existe un lien de causalité systématique entre voir, savoir et pouvoir. La série montre en effet que nous transposons au quotidien une attitude perceptive héritée de la logistique militaire, qui justifie l’utilisation de la vision à distance par la nécessité d’une vigilance de tous les instants. La banalisation des prothèses oculaires épouse donc une modification du régime scopique du réel : nous sommes invités à lire un comportement comme une façade, susceptible d’abriter la préparation d’un complot.

41 Cette tentation démiurgique d’un nouveau genre est commune à la lutte contre le terrorisme et à la tenue des conflits modernes. La première part du principe que la surveillance, parce qu’elle est prétendument dotée d’ubiquité et de permanence, parvient à percer à jour les dissimulateurs. La seconde pose que, pour gagner une guerre traditionnelle, il faut voir l’ennemi, mais ne pas le montrer à celui qui doit l’abattre. Il s’agit donc de nier l’existence de « cette part de subjectivité interprétative toujours à l’œuvre dans l’acte du regard36 ».

Découplage du regard et aperception philosophique

42 En conséquence de quoi, charge reste aux spectateurs de s’ériger de nouveau en sujets par leur regard critique. En effet, si Generation Kill met en place une interaction entre son propre régime scopique et celui de la réalité, c’est pour finalement la détruire, et nous inviter ainsi à mieux y regarder. La série participe ainsi d’une logistique de l’aperception, au sens philosophique du terme cette fois, en proposant aux spectateurs d’accéder à « la conscience ou la connaissance réflexive de cet état intérieur » qu’est la perception37. Elle propose pour cela une épiphanie subtile, résumée dans la séquence finale.

43 L’habituel adieu aux personnages fréquentés à longueur d’épisodes passe ici par un découplage entre leur vision altérée des conflits et celle des spectateurs. À mesure qu’apparaissent les images atroces, elles passent subrepticement de l’ordinateur portable de Lilley à notre propre écran. Bientôt, nous sommes seuls à regarder ces clichés insoutenables. La série nous emmène alors voir ce qu’on peut trouver derrière les images de cette vidéo amateur. Elle nous invite ainsi à comparer notre position spectatorielle à celle de Trombley, dont la distance extrême face à l’image lui permet de supporter l’insoutenable, et même d’en rire. C’est en fonction de cette distance que les outils médiatiques imposent au réel que l’on peut espérer rematérialiser un conflit devenu anesthétique, raison pour laquelle Baudrillard le qualifie d’inexistant.

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Le viseur pris pour cible

44 Cette réflexion sur l’omniprésence du régime des images est le but ultime de la séquence finale, au terme de laquelle notre culture visuelle se définit par l’hyperperception qui, premièrement, rassure et déculpabilise, deuxièmement, justifie l’intervention préventive. La fin suggère donc que le problème de l’immontrable ne résulte pas tant des images elles-mêmes, ni de leur éventuelle nature de pur simulacre, que du refus d’admettre que leur nature a changé.

45 Faisant office de conclusion, cette séquence résume ce qui distingue notre culture visuelle de celle qui prévalait à l’époque de Hiroshima mon amour. Elle définit cette culture sans précédent par la profusion des représentations du réel, la déconnexion des clichés entre eux par absence de mise en récit, le refus de toute structure logique qui risquerait d’y injecter du sens, la vitesse (ici, du montage, qui donne peu de poids aux contenus qu’il faut saisir au vol), la méfiance qui induit une distance esthétique systématique (résumée ici dans le plan d’un Saddam Hussein qui meurt comme statue, anticipation fictionnelle de sa mort effective annoncée [Fig. 10]), le narcissisme (puisque toute image, même documentaire, même militaire, témoigne avant tout de l’expérience de l’individu, qui l’utilise pour se construire une identité factice à l’écran), l’érotisation de la mise en scène qui suffit ici à provoquer la jouissance, la précision chirurgicale que traduit une obsession de la haute définition à la limite de l’obscène, la négation de l’espace qui fait que, d’un plan au suivant, on peut franchir des milliers de kilomètres en 1/10 de seconde, et l’illusion de surpuissance liée à cette ubiquité.

Fig. 10 – La guerre d’Irak comme simulacre

46 La chanson de Johnny Cash utilisée comme fond sonore, When the Man Comes Around, souligne ce dernier aspect, prométhéen, de notre culture. En plus d’inviter les spectateurs à se focaliser sur les éléments visuels en gommant les dialogues, ce texte introduit la problématique du jugement dernier et, plus généralement, pose la question des critères de discrimination entre les individus à travers l’évaluation de leurs actes38. Il nous place en position de juger, comme Dieu, en fonction de ce qu’on a vu, et de choisir, parmi les personnages, ceux qui mériteraient d’être sauvés. Résoudre cette question, cependant, relève de l’impossible. Malgré l’injonction à voir de nos propres

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yeux que nous transmet le texte (« behold39 »), nous sommes témoins que les soldats pouvaient difficilement s’apercevoir de ce qu’ils faisaient.

Conclusion : aveugles de trop voir

47 Une société où tout le monde voit tout le monde nie la notion même de jugement dernier40. Grâce à une méthode critique originale, Generation Kill situe l’origine de ce vide épistémologique dans la culture visuelle contemporaine, en soulignant l’impact de la guerre contre le terrorisme sur la guerre d’Irak. Elle met en place une réflexivité d’un nouveau type, puisqu’elle aborde de front la mise à distance du réel par la technologie, effet distanciant caractéristique du régime scopique contemporain.

48 L’essence de notre culture visuelle est le seul élément dont nous puissions juger. En caractérisant notre rapport à l’image, dans cette séquence ultime comme dans l’ensemble des épisodes, Generation Kill nous ouvre donc les yeux sur notre configuration scopique, et redéfinit notre être au monde. La série montre que l’aporie du film de guerre n’est plus tant liée à la nature même des conflits, où l’événement se dissout dans l’explosion des bombes et se fait inexprimable, qu’à une culture visuelle qui montre tout et empêche ainsi de voir41.

49 Generation Kill propose ainsi un constat sur les modalités du « mensonge organisé » proche de celui que fait John Corner, pour qui il est réducteur de l’envisager simplement à la lumière du concept de propagande42. La série permet en effet d’envisager une manipulation à grande échelle qui utiliserait la culture visuelle pour induire des comportements. Cette stratégie étant avant tout sensorielle, elle se défend, du moins en apparence, de promouvoir certaines idées. La série montre que, si mensonge organisé il y a, c’est sur une logistique perceptive qu’il repose. Pour restaurer ce qui pourrait s’apparenter à une vérité, elle met en place une vision excentrique nécessaire et salutaire, puisque les médias, comme les armes, font en sorte que notre regard soit aligné sur une perspective prévue d’avance. C’est à ce prix que l’on peut retrouver une certaine incrédulité face à l’image43.

50 Si nous n’avons rien vu en Irak, c’est donc parce que nous étions comme Trombley, aveugles de trop y voir, insensibles à force de vouloir trop ressentir. À l’issue de Generation Kill, nous avons la possibilité d’adapter notre régime visuel à cette nouvelle essence de la représentation, comme Colbert qui acquiert la capacité de se rendre compte de ce qu’il a fait, ou de ce qu’il a fait faire à ceux qui étaient sous ses ordres. Le vrai combat contre l’horreur de la guerre se joue donc au quotidien, face aux images qui nous immergent dans un réel trop-plein, labyrinthe dont le théâtre des opérations n’est plus qu’un lieu sans spécificité.

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BIBLIOGRAPHIE

AMMOUR-MAYEUR Olivier, « Témoigner de l’intémoignable. Hiroshima entre “remembrance” et vestiges de la mémoire (sur Hiroshima mon amour et Pluie noire) », in Interférences littéraires, nouvelle série, n° 1, nov. 2008, « Écritures de la mémoire. Entre témoignage et mensonge », éd. David Martens et Virginie Renard, p. 133-144. http://interferenceslitteraires.be/sites/ drupal.arts.kuleuven.be.interferences/files/IL1%20-%20Ammour-Mayeur%20-%202008.pdf, consulté le 11 mai 2015.

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NOTES

1. « À partir [des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki], témoigner et se taire deviennent et l’un et l’autre inévitables, inconciliables, incompossibles, mais reflets l’un de l’autre dans un jeu d’emboîtement infini entre dire l’événement et l’impossibilité intrinsèque de le faire. Témoigner, mais de quoi ? Comment témoigner ? À qui et pour qui témoigner ? » Olivier Ammour-Mayeur, « Témoigner de l’intémoignable. Hiroshima entre “remembrance” et vestiges de la mémoire (sur Hiroshima mon amour et Pluie noire) », in David Martens et Virginie Renard (dir.) Interférences littéraires, nouvelle série, n° 1, nov. 2008 « Écritures de la mémoire. Entre témoignage et mensonge », p. 133. http://interferenceslitteraires.be/sites/ drupal.arts.kuleuven.be.interferences/files/IL1%20-%20Ammour-Mayeur%20-%202008.pdf , consulté le 11 mai 2015. 2. Ammour-Mayeur (Résumé de l’article). 3. Ammour-Mayeur, p. 137. 4. Ammour-Mayeur fait une analyse du « tout » figurant dans la réplique qui aboutit à un constat similaire. Ammour-Mayeur, p. 135. 5. Ammour-Mayeur, p. 137. 6. Le vocabulaire de la perception oculaire est d’ailleurs très fréquemment employé dans les dialogues de la série, ce qui vient renforcer l’impression d’une prédominance du visuel suscitée par la technologie. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, le temps consacré au sommeil est qualifié de « shut eye », et repérer l’ennemi consiste à « poser les yeux » sur lui (« get eyes on them »). 7. Paul Virilio, Guerre et cinéma I : Logistique de la perception (Nouvelle édition augmentée de l’édition de 1984), Paris, Cahiers du cinéma, 1991, p. I. (Les indications en chiffres romains renvoient à la préface de l’édition de 1991).

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8. Ibid. 9. Michael J. Shapiro propose une analyse similaire à propos du sergent Brad Colbert, personnage principal de la série dont la vision du conflit est médiée par la technologie perceptive qui équipe l’arsenal militaire, et en particulier les Humvees. Michael J. Shapiro, War Crimes, Atrocity, and Justice, Cambridge (R.U.), Polity Press, 2015, p. 88. 10. Virilio évoque « l’image de ce que ne cache plus la nuit ». Virilio, p. IV. 11. Les nombreux gros plans sur les cartes d’état-major montrent bien que l’un des enjeux principaux du conflit est de se positionner par rapport à l’ennemi, tout en déterminant où il se trouve pour organiser un rapprochement relatif, qui se soldera par une intervention à distance. 12. Voir Shapiro, p. 89. 13. C’est ce que suggèrent, dans la séquence, les photos de jeunes femmes dénudées que les soldats accrochent dans leurs tentes. L’esthétique du dévoilement qui parcourt la série ravive en effet ce cliché de la fiction militaire, en l’ancrant dans un contexte où la possibilité de tout voir est primordiale. 14. Virilio, p. IV. 15. Héritée de la lutte contre le terrorisme, cette obsession pour la nécessité de débusquer l’ennemi vire ici à l’absurde, grâce à la trame narrative qui, dans les deux premiers épisodes, concerne la moustache de certains soldats. Bien que son port soit d’abord toléré, Schwetje l’interdit soudain. Cela permettra, selon lui, de repérer un éventuel ennemi caché parmi les troupes. Le souci permanent du profilage préventif mène ainsi au délit de faciès généralisé. 16. Shapiro a relevé l’absurdité d’une situation où les soldats, barricadés dans leurs chars d’assaut ou leurs Humvees, ne disposent pas de la moindre fenêtre sur l’extérieur. Leur contact sensoriel avec ce qui les entoure se résume donc essentiellement à ce qui transite par leurs appareils de vision à distance, qui s’apparentent alors à des périscopes, tant ils semblent établir le lien entre deux espaces fondamentalement différents (Shapiro, p 98). L’utilisation massive des plans d’ensemble à l’échelle de la série transcrit également cette perception qui se fait systématiquement à distance, et appelle l’utilisation d’un outil visuel pour se rapprocher de ce que l’on peine à discerner. 17. Quand elle n’est pas visuelle, la communication se fait également à distance. C’est ce que rappellent les échanges par radio qui servent de bande-son aux génériques de début et de fin mais aussi, dans l’ensemble des épisodes, l’intrusion dans le jargon militaire d’expressions empruntées à la communication par radio (« Copy that » ou « Roger that » pour « c’est bien compris », par exemple). 18. LOVELL. Sir, danger-close is an artillery strike within six hundred meters of a friendly position. (Épisode 3). 19. Virilio décrit à ce propos « l’actuelle vidéosurveillance du champ de bataille » Virilio, p. I 20. Un élément de dialogue récurrent dans la série oppose Trombley, qui veut abattre des chiens, et son supérieur Colbert, qui lui rétorque que ça n’est pas en cela que consiste la guerre. 21. François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran : Essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, De Boeck, 2004, p. 92. 22. Les règles à appliquer au combat prennent, dans les ordres qu’assène le lieutenant Nathaniel Fick, la forme d’un « catch 22 » visuel. D’une part, il enseigne aux soldats qu’il est légitime de tirer si on a l’impression de protéger son camp en le faisant. D’autre part, il rappelle que les tireurs potentiels incluent à la fois des gens en uniforme et des individus « habillés comme des paysans ». En guise de troisième temps de ce syllogisme incomplet, on peut donc déduire que les soldats doivent tirer sur tout ce qui bouge, et que le pouvoir de décision qui leur est laissé n’est qu’une illusion. Les cibles étant indifférenciées, on tire sans discrimination, pour s’apercevoir parfois qu’on a tiré sur des soldats de son propre camp. Le concept de légitime défense apparaît donc comme instable, ce qui n’est guère étonnant si l’on se remémore que la définition en varie

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d’un État américain à un autre et que, en Floride par exemple, le simple fait de « se sentir menacé » justifie le recours à la force. 23. L’expression « sensory overload » est prononcée dans l’épisode 7. 24. Sur les allusions à l’univers du jeu vidéo dans la série, voir Shapiro, p. 92. 25. Christian Salmon, Storytelling : La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits , Paris, La Découverte, 2007, p. 141 sq. 26. Pour ne prendre que quelques exemples : le sergent Brad Colbert est surnommé « Iceman », le lieutenant-colonel Stephen Ferrando est surnommé « Godfather », le sergent John Sixta reçoit plusieurs fois le surnom de « Mr. Potato Head », et le capitaine Dave McGraw celui de « Captain America ». 27. Salmon, p. 44 et p. 156. 28. Dans ce nouveau contexte esthétique, « viser sans arrêt, ne plus se perdre de vue, c’est gagner ». Virilio, p. II. La conséquence en est que « voir et prévoir tendent alors à se confondre » Virilio, p. IV. 29. Shapiro émet un avis similaire sur la série : op cit., p. 91-92. 30. Virilio, p. III. 31. Sur les filtres filmiques, voir Shapiro, p. 95 sq. 32. Les répliques montrant que les informations provenant de l’extérieur sont obtenues par des voies indirectes sont nombreuses, et font souvent l’objet de plaisanteries comme celle, au début de la série, qui consiste à faire croire à Person que Jennifer Lopez vient de mourir. Preuve d’une coupure totale avec le monde extérieur : il a toutes les peines du monde à vérifier ou à infirmer cette information qui, si elle était fondée, ferait la une de tous les journaux. 33. La caméra est un « appareil de visée indirecte ». Virilio, p.I. 34. Virilio, p. 71 sq. 35. Attitude que l’on peut rapprocher de la logique préventive qui caractérise de nombreux articles du USA PATRIOT Act du 26 novembre 2001 : https:// www.gpo.gov/fdsys/pkg/ PLAW-107publ56/pdf/PLAW-107publ56.pdf . 36. Virilio, p. III. 37. Gottfried Wilhelm Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, Paris, Charpentier, 1842, p. 407. 38. « There’s a man going round taking names / And he decides who to free and who to blame. Everybody won’t be treated all the same / There’ll be a golden ladder reaching down / When the man comes around. » 39. Le texte de la chanson cite l’Apocalypse, 6 : 12 : « And I heard as it were the noise of thunder / One of the four beasts saying come and see and I saw / And behold a white horse» 40. Virilio parle d’une « volonté d’illumination généralisée, capable de tout donner à voir, à savoir, à chaque endroit, à chaque instant, version technicienne de l’œil de Dieu qui interdirait à jamais l’accident, la surprise. » Virilio, p. V. 41. Pour y remédier, il faut donc « investir dans la dissimulation » et mettre en place une « censure sur ces technologies » destinées à fournir des informations visuelles. Virilio, p.V. 42. John Corner, « Mediated politics, promotional culture and the idea of propaganda », Media Culture Society 29 (4), 2007, p. 669-77. 43. Le récent Good Kill d’Andrew Niccol (2014) comporte un grand nombre de similitudes avec la série de Simon et Burns. La principale est que le personnage central de ce film se dissocie de la vision à distance des conflits pour se reconstruire une éthique par-delà l’impasse esthétique où l’accule son métier. Ancien pilote de chasse reconverti comme pilote de drones suite à la prolifération de ce nouveau type d’armes, il a pour rôle d’abattre, depuis une base de Las Vegas, des Talibans vivant à plusieurs milliers de kilomètres, et désignés comme cibles par ses supérieurs. En proie à sa conscience et désireux de se racheter pour ce qu’il considère comme des crimes, il ne trouve finalement d’autre moyen de le faire qu’à distance, scellant ainsi le succès d’une stratégie militaire qui dissocie l’acte guerrier de ses conséquences concrètes. Contrôlé en

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temps réel par sa hiérarchie, il lui est impossible de décider individuellement qui ne pas tuer, et ce d’autant moins que la vision surplombante de ses cibles les rend difficilement identifiables. En conséquence de quoi, son ultime geste d’impuissance consiste à profiter de quelques instants sans surveillance pour abattre un individu que ses supérieurs ne lui ont pas désigné : un Taliban qu’il a vu à de nombreuses reprises se rendre coupable de viol. Par cet acte de résistance pathétique, il atteste que les drones, et l’exécution à distance, imposent au comportement moral un cadre restrictif où le meurtre est le seul moyen d’expier le meurtre.

RÉSUMÉS

Comme l’a montré Paul Virilio, la guerre repose depuis le premier conflit mondial sur une « véritable logistique de la perception militaire ». Je montre ici qu’en plus de confirmer le poids de la technologie dans les guerres modernes, l’omniprésence des appareils optiques dans Generation Kill dévoile la face cachée du dispositif martial, en insistant sur la mise en place d’une logistique de l’aperception. Ce phénomène, complémentaire de celui que décrit Virilio, est aussi plus récent. Il consiste à faire en sorte, toujours par technologie interposée, que l’adversaire soit au mieux aperçu, et au pire a-perçu, au sens où les Marines sont consciencieusement privés de leur faculté à en percevoir directement la présence. La force de Generation Kill réside ainsi dans sa capacité à inventer des solutions narratives et visuelles pour témoigner de l’horreur des combats en dépit d’une technologie qui les met à distance. Plutôt que de tenter la gageure de filmer un conflit dématérialisé, la série s’interroge sur ce qui rend inéluctable la stratégie du regard sans objet à laquelle doivent se plier les Marines. Comme Hiroshima mon amour l’avait fait en son temps, Generation Kill prend acte que le film de guerre est à réinventer dans sa forme, sous peine de ne rien montrer. Pour ce faire, la série offre à ses spectateurs une logistique de l’aperception, au sens philosophique du terme cette fois, en leur proposant d’accéder à « la conscience ou [à] la connaissance réflexive de cet état intérieur » qu’est la perception. Elle suggère que rendre compte des guerres modernes implique de se concentrer sur la vision, pour dénoncer l’hypocrisie technologique qui consiste, sous prétexte de décupler l’acuité visuelle des soldats, à cultiver l’invisibilité de l’ennemi. Grâce à une méthode critique originale, Generation Kill situe l’origine de ce vide entretenu dans la culture visuelle contemporaine, en soulignant l’impact de la guerre contre le terrorisme sur la campagne irakienne.

As Paul Virilio has argued, warfare has relied since the First World War on a “logistics of military perception”. My argument in this paper is that Generation Kill does more than merely confirm the huge part played by technology in modern warfare. In addition, the series focuses on the omnipresence of optical devices on and around soldiers to reveal the dark side of the military apparatus by exposing the implementation of a logistics of aperception. This recent development comes as a complement to the one described by Virilio. Still by using technology as a go-between, aperception allows the foes to be at best seen in the distance, and at worst un-seen, which means that the Marines are meticulously deprived of their ability to perceive the enemy. Generation Kill’s critical scope thus lies in its ability to devise both narrative and visual solutions, as a fictional program, in order to bear witness to the horror of combat in spite of a technology that constantly puts violence at (more than) arm’s-length. Rather than pursuing the impossible challenge of filming a conflict that has become immaterial, the series identifies what motivates

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the inevitably objectless gaze that characterizes the Marines it depicts. The same as Hiroshima mon amour had invented a way of dealing with nuclear warfare, Generation Kill acts on the observation that war movies must be reinvented, lest they should show nothing at all. To achieve this goal, the series submits its viewers to a logistics of aperception, in the philosophical meaning of the term. Indeed, it enables them to access the “conscience or reflexive awareness of [perception as an] internal state”. Generation Kill suggests that it is central to focus on vision in order to report on modern warfare. It thus exposes the current technological hypocrisy, which maintains the invisibility of the enemy under the pretense of amplifying the perceptual accuracy of soldiers. Thanks to its original critical method, Generation Kill locates the origin of the sustained emptiness of the gaze in contemporary visual culture, by emphasizing the impact of the war on terror on the Iraqi conflict.‪

INDEX

Mots-clés : Simon David, technologie, regard, guerre, terrorisme, Generation Kill Keywords : Simon David, War on Terror, technology, gaze, Generation Kill

AUTEUR

SÉBASTIEN LEFAIT Professeur d’études américaines et médiatiques à l’Université de Paris 8. Ses travaux portent sur l’interaction entre le réel et ses représentations, à la frontière de la civilisation américaine, de la sociologie et des cultural studies, mais aussi des études théâtrales, cinématographiques et télévisuelles.

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Between Unsanitized Depiction and ‘Sensory Overload’: The Deliberate Ambiguities of Generation Kill (HBO, 2008)

Monica Michlin

1 The HBO mini-series Generation Kill (2008) is a faithful adaptation of most of the events narrated in Evan Wright’s eponymous, embedded “invasion diary” published in 2004. In doing away with the journalist’s first-person voice by shunning voice-over narrative, the series squarely shifts its focus to the grunts, replicating the point of view of most combat films on Iraq – in particular Kathryn Bigelow’s The Hurt Locker released that same year. It also mirrors the perspective of (earlier) embedded documentaries like Tucker and Epperlein’s Gunner Palace (2004), Ian Olds and Garrett Scott’s Occupation: Dreamland (2005) or Deborah Scranton’s The War Tapes (2006). Simon and Burns’ fiction, adapted from a non-fiction narrative, seems mainly intent on revising the 2003 media coverage of the invasion, which, by 2008, was old news for viewers who had watched documentaries deconstructing media representations of the rationale for war and of the war itself1. The series has to address both the artistic difficulty of renewing war film tropes as well as the paradox of construing a variety of publics, from active duty Marines (who have left hundreds of laudatory commentaries on YouTube2) to anti-Iraq war spectators.

2 Disillusionment in part characterizes its discourse and aesthetic: David Simon’s deliberate rejection of the soap codes of the Steve Bochco and Chris Gerolmo series Over There (2005) and his selection of a partly “real-life Marine” cast (including Eric Kocher, the Marine who served as adviser on the set) point to the blurring of the lines between faux-documentary mode and fiction, which also characterizes Simon’s other series The Wire (HBO 2002-2008) and Treme (2010-2014), while his emphasis on the sordid and the absurd hail to such classics as Joseph Heller’s Catch-22 (1961) and other ironic takes on the “heroic” war narrative. While the series is intent on revising the mainstream media presentation of Operation Iraqi Freedom, it espouses the embedded “Marine

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perspective”, relying only on the polyphony allowed by the ensemble cast for a dialogical critique of the massive carnage of civilians, of the psychopathic bloodlust of some young recruits, and of imperialism, even if the actual rationale for war is only questioned by the embedded reporter and one (Native-American/Mexican-American) soldier.

3 The series’ discourse on war unfolds simultaneously, in the visual track, in what it depicts of combat, and how it stages, in a mise en abyme, armed invasion and the spectacle of war, somewhere between orgasmic excitement and boredom, between “sensory overload” as one Marine will call it in the last minutes of story, and radical alienation. In its self-reflexive references to famous war films, its recycling of stereotypes and/or archetypes – the mad officer (Dave “Captain America” McGraw) versus the good one (Nate Fick), and the psychopathic “born to kill” Marine (Trombley) versus the rigorous and glamourous warrior embodied by Brad “Iceman” Colbert – the series seems to deliberately contradict itself, over and over, as to whether or not war is a desirable all-male adventure or if it is born of training men to be “pit bulls” (1.1) who must obey the chain of command and disregard their conscience – in particular when orders result in killing civilians. Between the opening sequence and the final one, when in the last minutes the soldiers gather around to watch the war as their buddy has filmed it, in a short montage that “recaps” (as in “recapitulate” as much as “recapture”) what the series has immersed us in all along, some viewers and critics see an ethical arc. Indeed, as images of carnage replace those of war-as-adventure, the soldiers, one by one, desert the “(re-)viewing”, until the set is left bare. But is this an ethical and political “turning away” from the horrors of war, or rather, a purely aesthetic moment of reflexive “dismantling” of the set and of the series, one that echoes how Simon and Burns ended most seasons of The Wire ? And what is one to do with the final voice-over during the end credits, that seemingly reestablishes this last voice – the allegorical Marine’s voice – as moral authority ?

The Adaptation of Evan Wright’s Narrative and the Absence of Voice-Over

4 The HBO miniseries is an adaptation of the embedded report by Rolling Stone journalist Evan Wright, published in 20043; it is an extremely faithful adaptation on the whole, but one that does not provide in voice-over the type of background information provided in the book. Wright, in a dry and humorous fashion, is extremely clear about the machismo and exultation in “toughness” that these Recon (i.e., Reconnaissance) Marines, who represent the elite two percent of all Marines, live by:

For many, becoming a Recon Marine represents one of the last all-male adventures left in America. Among them, few virtues are celebrated more than being hard—having stronger muscles, being a better fighter, being more able to withstand pain and privation. (ibid, p. 38).

5 While one might argue that Burns and Simon and their film directors show this rather than tell it, over the course of seven 70-minute episodes, one can also argue that the framing ideological discourse, and the distance between the voice of Wright’s account and the Marine unit, are lost. Wright’s character, simply nicknamed “Reporter”, “Scribe”, or “Rolling Stone”, mainly acts as a figure of slapstick humor – for instance

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when he puts on a MOPP suit during a simulation of a chemical weapons attack on the camp, and has to beg the Marines to release him, being under the double threat of choking behind his mask and of castration because of the suit’s too-tight groin straps. This scene obviously also functions, in its symbolic play on his ineffective masculinity, as a satire that echoes the Marines’ own stand on the “liberal media” that they abhor as being “pogues”: the embedded reporter is only belatedly told it means “P.O.Gs” or “people other than grunts, rear-echelon guys, pussies” (1.2, 10:00). While this incident was featured in Wright’s book, it served to prove he had a sense of humor; here, it establishes a hierarchy between journalist and warrior, civilian and Marine, with obvious implication for the civilian viewer – that of being “othered”.

6 The distance provided by the journalist who saw the Marines as an object of study was evident everywhere in his account, from the immaturity of the troops to their seeing war as the ultimate form of excitement:

The invasion all comes down to a bunch of extremely tense young men in their late teens and twenties, with their fingers on the triggers of rifles and machine guns. (ibid, p. 195) One thing the Marine Corps can bank on is the low tolerance for boredom among American youth. They need constant stimulation […]. They need more war. (ibid, p. 364)

7 Instead of such distance – or the sociological snippets that Wright interspersed between anecdotes of the invasion, the TV series offers a beginning in medias res: a sequence of militainment4 in which war is both an adventure and a spectacle, experienced from up close. This cold yet hot open is, however, also intent on unsettling viewer expectations, as in all Simon-Burns narratives. Indeed, as the first seconds of the make obvious, the creators of the series choose, as they did in The Wire, to withhold essential “telling” that might explain anything – from the characters’ back- stories, to the meaning of the military jargon heard on the radio comms. This is part of Simon’s design, which he summarizes, in the DVD commentary, as wanting his viewers to “lean in” towards their TV set, and to work to understand the story.

The Opening Sequence: Militainment, Cannibalized or Debunked ?

8 From the initial, mirage-like vision of five Humvees5 abreast in the desert in the distance, to adrenalin-packed close-ups of the various controls inside one of the rattling vehicles, to the staticky sound of loud radio communications in military code, and jumps from shaky camera shots to final, perfect, The Hurt Locker-like shots of explosions against desert sand and blue sky, filmed with extremely fast speed digital cameras, the first minutes make war appear like an adrenalin- and testosterone-fueled video game, and a pyrotechnic spectacle.

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Plate 1: Humvee video-game aesthetics (1.1)

We are instantly immersed in the story and embedded6 within the lead vehicle of Bravo Company with the three soldiers. From the bag of Skittles on the dashboard to the close-ups of the comms system, to the frame that seems to accidentally catch the tag on a uniform reading “U.S. MARINE”, to close-ups of the tires spinning in the sand, or of the gloved hands holding the video-game like steering-wheel, everything points to an aesthetic of realist fiction (one bordering on documentary) meeting the world of video games (particularly first-shooter and racing games).

Plate 2: Militainment aesthetics (1.1)

The quick cut to the startling blue eyes of Alexander Skarsgård, now of True Blood (HBO, 2008-2014) fame, then back to him as he scopes, prepares the shift to the explicitly militarized vision captured by the scope and the reverse shot of the shooter.

9 A veritable gallery of militainment shots follows: the long cannon of the gun repeatedly firing, in phallic symbolism; the red reflection of war in the scope as the handsome soldier fires away; the empty casings falling out of the ammunition belt; the low-angle shots of the helicopter sweeping into view and letting loose a missile, in an obvious image of war-like ejaculation. In case we had missed this point, the driver of the car, Ray, yells “Yeah! Get some!” (01:27), a call that, throughout the narrative, refers to killing as the ultimate form of sexuality.

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Plate 3: Pyrotechnics and “get some” symbolism (1.1)

When the sequence ends on a pan shot of the five Humvees driving single file from right to left across the screen, tiny against the wide blue expanse of desert sky, the epic effect is complete, in a scene that has used every trick to make us feel caught up in the action (low-angle shots, high-angle shots, zooms, close-ups, but also amplified audio, overexposure to make us feel the heat of the desert, etc.). This grandiose imagery is, however, suddenly deflated as the team lean over their “man down”. One soldier cruelly asks: “How does it feel to be fucking dead?” and the “dead man” after murmuring “I feel sad, I feel very alone”, comes back to life with the crass rejoinder: “and also… I got to take a shit”. [They all guffaw.] (03:10)

10 We thus belatedly understand the first three and a half minutes of the pilot to have been war games: maneuvers and training. The pilot episode thus starts ironically with the soldiers gathering for some “after-action” debriefing: the dialogue itself directs our attention to the ambiguities of action cinema, while playing on false starts in showing us war games passing for war. The mise en abyme of the fictional construct of the war series can be read variously either as a deconstruction of the war film and of the war film genre, or, as it appears here, as a “coming attraction” for war as spectacle, even if this first spectacle is retrospectively unmasked as a fiction. Simon’s commentary on the DVD highlights that the team of writers and the director were very aware of the conventions of the war film genre and suggests they were trying to live up to it, not undermine it, in this opening sequence, which could be a Top Gun-like recruiting ad7– but with its side order of irony. Indeed, Simon and Burns were simultaneously announcing that the invasion as depicted by the series would not conform to this glossy militainment canon – and indeed, reviewer after reviewer has noted how Generation Kill enacts the aesthetics of boredom typical of the Iraq war film, whether in embedded documentary or in the antiwar fiction films (“going full bore” as one reviewer8 punned of the documentary Occupation Dreamland). Simon, in his interview with Richard Beck, highlighted that too-obvious camera work was excluded:

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One of the things I’m very conscious of is not making the camerawork the story. These are writer-driven projects. That tends to militate against a certain amount of stylization. If we’re confident that the material is there on the page, then we just want it to breathe normally. At no point do you want to remind people that it’s a movie. If the camerawork reminds them that it’s a movie, the camerawork is failing in its job9.

But this seems disingenuous: a TV series – or, as Simon seems to think of his creation, a film in seven installments – is not a radio play. While Simon was undoubtedly speaking of attempts to avoid too-visible artifice, Variety’s Brian Lowry, who lauded the “fly-on- the-wall perspective” also noted the camerawork used in “tension-filled action sequences – especially those mounted at night and seen through night-vision lenses10.

11 On the face of it, Generation Kill defines itself against the different modes of representation it includes – first-person shooter video games, reality show, Band of Brothers melodrama, war film (from Apocalypse Now to Platoon), antiwar film, absurd comedy like MASH, snuff film, etc. – while also vampirizing them and capitalizing on them. Stacy Takacs points to the series’ mobilization of the video game mode: “Its immersive ‘lean forward’ approach to representation approximates the interactive immersion of a videogame”11. The film’s title insert, however, projects its political as well as its proclaimed aesthetic project: that of hardboiled reportage, with a dose of realism and a dose of black humor.

Plate 4: Title credits of the series

12 The black crosshairs instead of the apertures in the letters “R” and “A”, and the red crosshairs within the “O”, which is framed in red, marking the bullseye shot, combined with the deliberately smudged aspect of the letters bespeak the apparent cinéma vérité of war that Simon, Burns and Wright are looking to create: “a raw, gritty, so-real-you’ll- forget-it’s-drama miniseries” (Lowry, op.cit.). But this certainly does not preclude entertainment, as Laura Shepherd foregrounds12. More importantly, this, like the opening sequence, participates in the series’ defining itself as an “after-action” review of the real invasion too: “both Over There and Generation Kill serve more as ‘after-action

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reviews’ of the invasion than as critiques of war”13. While Generation Kill’s main intertext may be the embedded documentaries Gunner Palace and The War Tapes, Bochco and Gerolmo’s short-lived Over There (FX, 2005), as the only other TV series to have featured the early days of the Iraq War, is indeed a “compulsory” intertext. Indeed, Simon and Burns are clearly intent on avoiding a number of its tropes.

Rejecting the Soap Codes of Over There

13 Over There ran for just thirteen episodes. It was conceptualized by Steve Bochco as a “workplace drama” about an army unit of “eight coworkers stationed in a place called Iraq”. In the extra features on DVD, Bochco states one of his goals – “I think we’ve humanized these young men and women and dramatized their heroism” – a form of storytelling made possible by crosscutting from the war in Iraq to their families and spouses back home. While Gerolmo confusedly denies a pro-war perspective14, numerous snippets of dialogue swipe at the antiwar arguments. From the pilot episode, the brave American sergeant yells in the first combat scene, “We didn’t come for your oil, we came to kick your ass” (1.1, 25:30). The real war is about a clash of civilizations, as marked by the apostrophe “Why have you come here, infidel?” which instantly disqualifies the follow-up question, “Why have you come to steal our oil?”, as “jihadist” propaganda (1.1, 44:00). Although this is soon revealed to be a dream sequence – the young soldier, Bo, who lost his leg in an IED ambush is about to wake up amputated in a US hospital bed in Germany – the script in his dream is that he is being tortured in an Abu Ghraib-like prison by an Iraqi, who is setting his leg on fire.

14 This reversal of reality – the Arab putting the American in a stress position and willfully torturing him – is part of the systematic revision of the Abu Ghraib scandal, which unfolded as Over There was under way. It is referenced once earlier in the pilot episode, when a combatant rants “Now we will taste your American freedom — now you will take me to Abu Ghraib!” (1.1, 26:00). In a later episode (“Prisoner”, 1.3), Stinger missiles have been stolen from US troops, and the unit falls upon Special Forces using “heightened interrogation techniques” on a prisoner. One of them remarks that for similar abuses “guys at Abu Ghraib got their ass court-martialed” (1.3, 16:45), but they agree to keep silent. The episode ends in a justification of such collaboration with prisoner abuse and psychological torture (threats of rape and killing): the last shots are of the weapons of mass destruction being taken out by an air strike, thanks to intelligence thus obtained; the blackout as the episode ends could involuntarily sign this “redacting” of History.

15 Like Generation Kill, Over There 1.6, “Embedded”, featured an embedded reporter, initially viewed by the soldiers as the enemy, intent on “framing” them, literally, if anything were to go wrong – a discourse one finds in Generation Kill too, in a “preventative” denial that liberal journalists who report civilian deaths merely report the reality of war against the Pentagon-spun fiction of “clean” and “surgical” wars15. Over There already disguised hostility towards journalists in humor – one soldier quips: “he could film himself dying. Get an Oscar”. When the intellectual points out that in broadcast journalism you get “an Emmy or a Pulitzer”, not an Oscar (09:50) this slyly serves to reinforce Over There’s identity: not fiction film, but “TV broadcast”. The heart of the “Embedded” episode is the journalist’s filming the unit killing an Iraqi mother and child. While this actually happens, the context makes it a bad guy’s fault: an

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insurgent has lured the child out, thus deliberately causing both deaths by American fire and causing them to be filmed and broadcast worldwide. When the journalist however seeks to confront those who have deformed the truth, he is kidnapped by the insurgency; and beheaded just as the soldiers he was embedded with are attempting to rescue him. As a result, he is given a warrior’s symbolic ceremony, with his camera in lieu of a gun beside his boots and helmet, marking the fact that he was no longer in need of “babysitting”, as one soldier had quipped, but had turned into a “glass warrior” as Duncan Anderson has called war reporters16. Being a warrior as well as a reporter was in fact, in the Marine adviser of the show’s view, the ideal role embedded journalists could play, as he pointed out in the extra feature interview on DVD17.

16 More generally, as Stacy Takacs claims, while both Over There and Generation Kill argue for “the ‘blood-and-guts’ traditions of the warrior ideal”18, the earlier series does not as overtly make this claim, cloaking itself in soap as much as in the war film genre 19. The 2005 series features women (including one Latina mother of a small child), African- American men placed in stereotypically opposed roles (“Smoke” from the ghetto, versus “Angel” the choirboy), and a liberal intellectual nicknamed “Dim” who has enlisted to escape an unhappy relationship with a poor white divorcee. Although Dim’s is supposedly a critical voice, he constantly subverts the antiwar perspective to revalidate the heroic reading of war: “The tragedy here is we’re savages. We’re thrilled to kill each other. We’re monsters… But there’s a kind of honor in it too. A kind of ” (1.1, 31:00). This “grace” was very much tied to the series’ war-as-spectacle aesthetics. Beyond lofty claims as to having “navigated the political waters” to “raise the rhetorical level of discourse here about the war”20, Bochco recognized that they were intent on making war an embedded ‘experience’ through such techniques as jiggling the camera, alternating long and close shots, creating what he calls a “monochromatic, overheated look” and “washed-out, blasted out” landscape (Bochco, 04:20), through “smoke and blown dust and orange filters,” which has indeed come to be associated with the Iraq war look21.

17 Takacs points out that this, along with other “gimmicky visuals” including “low-key lighting, off-kilter compositions, fisheye lenses, color filters, and extreme high-and-low angle shots”) participates in the series’ ideological representation of Iraq as a “space of ontological disorder”:

Thus the Iraq constructed in Over There is largely metaphoric – a fantasy space within which the producers and viewers can collaborate on a mythic tale of American regeneration through violence. Frequent inserts of sunsets, tumbleweeds, and dust blowing across the inhospitable desert make Iraq look like the “Wild West” of Hollywood film, an “alien” landscape inhabited by “evil others”22.

This Orientalist perspective is perhaps made more problematic in Generation Kill, if one has an ear for irony23 – but both series without a doubt embed themselves within an imperial perspective, in which Iraqis are not, whatever might be said to the contrary in the dialogue to protect the series’ overt politics, actually people; they remain vague figures falling into the categories “bad guy”, “angry civilian”, “dead or wounded civilian”, “histrionic and unreliable interpreter”… and are always “othered”. While this is unsurprising given the history of Hollywood representations of Arabs24, it is effected somewhat differently in the two series.

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18 The two main points of contrast between Over There and Generation Kill are the time of filming – Over There when the war was still popular with a majority of Americans – and the soap codes the 2005 series mobilized: slow-motion to convey emotion, an emphasis on the home front sub-plots (the cheating wife, the amputated soldier seeking rehabilitation to return to the war front, etc.). While it was “contemporary” in its use of digital technology to show soldiers communicating with their loved ones in the USA (through Skype and video messaging), and in its use of militarized shots in infrared, it remained very classically soap in its dialogues – what the hardcore marines in Generation Kill would call “moto” (emotional and pathetically “motivational”), as Ray says of patriotic country music, for instance (1.2, 01:30).

19 The theme song for Over There is a case in point; it takes up the World War One classic “Johnny Get Your Gun”25. While the 2005 song, composed and performed by co-creator Gerolmo, avoids the jubilant gung-ho note, and showcases imminent death, it is political in its explicit refusal to question war26. As opposed to this mobilization of “patriotic” music27, Generation Kill rejects all post-synchronized music completely. The “musical interludes” consist in Ray and Colbert’s routines in which they mock various pop songs, like Minnie Riperton’s “Loving You” (complete with the “la la la la la” of the chorus, 1.1), reappropriate anti-war songs like Country Joe and the Fish’s “I-Feel-Like- I’m-a-Fixing-to-Die” (aka “One Two Three, What Are We Fighting For?”, 1.4) or sing some of the Iraq War soundtrack (“Bodies”, aka “Let the Bodies Hit the Floor”, 1.2)28; 1.4 ends on their singing “Teenage Dirtbag”. In this last instance, the inset performance is underlined, since the last cues before the cut to black are Colbert’s: “Thank you, Ray”; and Ray’s answer: “Thank you, Sergeant”. This is part of the soldiers’ ironic performance of popular culture, which also includes skits from South Park or sardonic references to Tim Burton’s Mars Attacks (1996), as well as cultural analyses of Pocahontas.

The Unsanitized Depiction of the Marines

20 While some of these performances serve to relieve the boredom and the tensions on the Road to Baghdad, as a form of comic relief between moments of combat, or the viewing of atrocities, much of this humor is deliberately offensive. Apart from Sgt. “Poke” Espera, who regularly pinpoints white imperialism, almost all the soldiers’ idea of humor is racist, sexist, and especially homophobic. In a clear break from Over There, the screenwriters make no attempt to cue us to “feel” for the Marines. On the contrary, from the start, we are made aware that they are an all-male, all-white group (the only Latino who does not identify as white is Espera) that bonds over its love of killing. The title references what Cynthia Fuchs spotted as a break from “romanticized” views of troops in previous wars:

Unlike previous generations of troops – at least as such generations are venerated in books and movies – this one is, as Wright characterizes them, raised up to feel abandoned, frustrated, and angry. The generalizations aren’t all right all the time, but they resonate especially for the kids who end up recruited in this volunteer military. Expecting elders to be out of touch and uncaring, they seek models in pop culture, in superheroes, killers, and cowboys. Told they’re supposed to be “America’s shock troops,” they perform for one another, most of the time vulgar, confused, and hostile29.

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21 Indeed, the “performances” by these shock troops are also, quite deliberately, shocking, as evidenced from the pilot episode, as the Marines read out loud the letters schoolchildren have sent them. Ray pounces on one from a little Frederick from Maryland: “Peace is always much better than war and it would be nice if no one would be hurt”. Ray comments: “That’s some fucking hippie communist shit right there. Where the fuck is this weak-ass child from?” (1.1, 14:45) and immediately improvises a lengthy, histrionically martial and insulting response: RAY. I am actually a US marine who was born to kill— THE OTHER MEN. Hoorah! RAY. …whereas clearly you have mistaken me for some sort of wine-sipping communist dick-suck; and although peace probably appeals to tree-loving bisexuals like you and your parents, I happen to be a death-dealing blood-crazed warrior who wakes up every day just hoping for the chance to dismember my enemies and defile their civilizations. Peace sucks a hairy asshole, Freddy. War is the motherfucking answer. THE OTHER MEN. Hell, yeah! (1.1, 15:00)

22 Although this is played out for the inset Marine audience by the “motormouth absurdist comic”30 that Ray, cranked on Ripped Fuel, constantly seems to be, it is also meant to appeal to an extradiegetic “gung-ho” or profanity-loving audience too. This supposes that viewers do not care either about the sexism of this text or the pedophile content of one Marine’s comment on viewing a photograph of a little girl, enclosed with her letter (“I would eat a mile of her shit just to see where it came from”). This justifiably angered some critics, like Slate’s Troy Patterson:

But the characters here, more often than not, amount to cretinous psychopaths. We have a white supremacist or two, some garden-variety misogynists, a majority of experienced xenophobes. All are bellicose (by definition) and bloodthirsty (by necessity), with one expressing regret that he hadn’t been around to pilot the Enola Gay. […] They’re not above half-assed pedophilia jokes at the expense of fourth- graders writing them letters. […] Generation Kill […] plays like it’s been built for antisocial boys – armchair heroes in love with guns and in search of demented adventure31.

23 Very few critics have had anything to say about the constant sexism of the dialogues or the scene in which the Marines come across a woman soldier (1.6, 33:00), act in particularly offensive ways and engage in an aggressive, sexist chorus of harassment32. That this can be seen as harmless entertainment plays into a culture of sexual violence against women, both within the military, where its epidemic proportions are now known33, and in the broader culture. On the commentary of the pilot episode featured on DVD, Burns denies that the gay jokes and racist/sexist banter “mean anything” and is surprised that viewers read so much into it, putting this down, as explained in the pilot’s dialogue, as macho men’s way “to get under each other’s skin […] to determine who is alpha dog”. The vast majority of reviewers, like Richard Blanco, negotiate the crudeness and the constant homophobia34 as merely realistic:

These are men who are good at doing what we ask them to do. But what we’ve asked them to do is kill, so don’t expect them to behave as if they’re at the church social. No sensitivity is safe, no bigoted insult is unexpressed – and they’re so outrageously homophobic it borders, as one Marine points out, on the homoerotic35.

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24 The “unsanitized” depiction of the grunts is also seen, more broadly, as part of the “unsanitized” representation of the war:

But as combat narrative of one military unit – the Marines’ 1st Reconnaissance Battalion, or “1st Recon” – this is as authentic as it gets, and far less sanitized than television coverage of the war has been. Viewers will see more mangled bodies of Iraqi civilians in each episode than in a month of network newscasts36.

This is read within an overall rejection of idealization, of neat storytelling, of soap codes, including those of “retro” World War II series like Band of Brothers, within a political refusal to romanticize the Iraq War itself:

The main people in Generation Kill are numerous and hard to distinguish, and even the most basic story lines are blurry and difficult to follow. It’s as if the creators wanted to resist any comparison to HBO’s classic World War II series Band of Brothers, by Steven Spielberg and Tom Hanks. That could stem from a desire to stake out a different kind of wartime storytelling. But it is also a way to avoid condoning or romanticizing a war that most Americans no longer view as necessary, or even wise37.

The Critique of “Manœuver Warfare”, of Inadequate Logistics and Cynical or Incompetent Officers

25 The only way Generation Kill is explicitly critical of war, however, is, as Takacs points out, in its critique of the much-vaunted Revolution in Military Affairs (RMA)38. The First Recon, instead of being used for what they have been trained to do as shock troops, are being used, as Brad Colbert will put it, like “perfectly tuned Ferraris in a demolition derby” (1.5). Ray, in an early speech, points to the fact the system works to “keep [Marines] angry. If Marines could get what they need when they needed it, we would be happy and we wouldn’t be ready to kill people all the time. The Marines are like America’s little pit bull… once in a while they let us out to attack someone” (1.1, 26:00). There are not enough maps to go round, or batteries for night-vision goggles; when the story starts, Colbert is still waiting for a new gun turret he has mail-ordered with his own money (reminding military families of how many of them had to buy body armor and metal plates, not adequately provided by the Pentagon in the early years of war). But their ability to tough it out is construed as a badge of honor: the much-admired Lt. Fick quips to Colbert: “for logistics, join the Army! Marines make do” (1.3, 02:00).

26 Fick is an exception among officers; many are incompetent or dangerous, as the nicknames given them reflect: “Encino Man”39 (a former football player, who is as arrogant as he is moronic); “Godfather” (aka Lt. Colonel Ferrando), thus nicknamed because of his raspy voice, but also, in an intertext to the ruthlessness of the character played by Marlon Brando; “Captain America” a former hero who has snapped and now “spazzes” (as Ray puts it) over the radio communications in fear, but is ready to abuse prisoners and to send his own men into danger uselessly). One of the most memorable quotations of the series, capturing both its imperial politics and its grunt’s perspective, is: “It ain’t the Hajis gonna kill us, man. It’s the fucking command” (1.4, 03:00). The fact that most episodes begin and end with the static and jargon of radio comms40 could be seen as remediating into the chatter of war the image of the fog of war within which the

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grunts operate, never seeing the “bigger picture.” From this point of view, the multiple remediations of maps, the filming in a near-dark shade of anthracite grey, anticipating the aesthetics of Kathryn Bigelow’s Zero Dark Thirty (2012) are not just a form of inset militainment, and of sick humor on “monstrous” optics (we will later see how the motif of the wounded eye returns within the 7 episodes) but also an ironic take on the impossibility of seeing without prosthetics41.

Plate 5: The dark of war (1.5)

This lack of perception and this “dark” of war, rather than fog, do not preclude the chain of command’s constantly “mapping” the invasion like a game.

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Plate 6: Mapping the invasion (1.6)

27 Indeed, “the game” remains the driving metaphor for the chain of command. The decent NCO who tries to prevent Encino Man from calling an air strike when they are “fire close” tells Fick: “It’s the oldest play in the book” (1.3, 17:00) – officers calling in air strikes to get medals. “Godfather” is obsessed with being “point” on the invasion, something he celebrates with the game metaphor: “We’re getting back into the game.” Although one recognizes this as a metatextual image for the series itself, much as it was in The Wire – a video game instead of a chess game this time – it also describes the lower-echelon “noble” individuals’ fight against the top command and the absurdity of the war machine, particularly in the issue of the “rules of engagement” (ROE). The lesson of the series is that the “decent” soldiers see the lack of real strategy and of real “rules”: in episode 3, in the rush to get first to an airfield, Godfather changes the ROE to “free fire zone” – translated thus, by one officer who refuses to pass down this change of ROE: “Godfather just lowered the bar… shit, he’s removed the bar” (1.3, 35:00). A number of critics focused on this depiction of the “brightest men” being crushed by the hierarchized system of the military:

That’s how it is in Burns’ and Simon’s worldview: there’s always an inescapable, intrinsically unfair system in control, and, despite its general indifference to human life, the system is always eager to grind down the brightest men on the streets, whether they’re in Baltimore or Baghdad42.

28 From an ethical point of view, right until the very end of the series, the fiction that there are rules at war will, however, be maintained by the likeable Lieutenant Fick, time and time again, raising the issue of what Generation Kill truly has to say about the horrors of war, versus what it has to say about the individual versus the system: FICK. North of our position is the Wild West. We all know we’ve killed bad guys already.

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POKE (angrily). Sure. Must be some bad guys in all those women and children we’ve been stacking along the roads. (1.5, 22:00). And later: BRAD. We’re fast becoming an army of occupation. We can’t just shoot civilians like we’re doing. FICK. Marines aren’t cops, Brad. We’re an aggressive force. (1.6, 07:45) Although Brad regularly tries to limit civilian casualties, he in turn participates in placating the Mexican /Native American43 sergeant disgusted by the (imperial) carnage they leave in their wake: POKE. Do you realize the shit that we’ve done here, the people we’ve killed? Back in the civilian world, dawg, if we did this, we would go to prison. [Long silence]. BRAD. Poke, you’re thinking like a Mexican again. [Poke turns his head away] BRAD [smiles]. Think like a white man. Over there, they’ll be laying on the medals for what we did. (1.6, 32:00) While this could be construed as Simon’s critique of war as a series of war crimes, reception by Marine viewers, who have left hundreds of comments on YouTube, says otherwise. Simon insists in an interview on what he wanted viewers to take from the series:

If you watch the miniseries conscientiously – whether you’re conservative or liberal – the one thing that you ought to be able to come out with is that war is disorder and mayhem and brutality. Like Sherman said, it cannot be refined. With all our technology, with all our precision, with all our rules of engagement, with all the good will and best intentions, it doesn’t prevent the tragedies44.

Showing the Reality of Civilian Casualties

29 The limits of the “embedded” fictional approach are highlighted by Finer, who was an embedded war correspondent himself, and who highlights the blend of Orientalist depiction of the Iraqis and honesty as to massive casualties in the HBO series:

Both the best and worst attributes of the embedded approach, often criticized for compromising objectivity, are on display here. On the one hand, Generation Kill reduces Iraqis to empty caricatures: a hapless translator, masked gunmen and wailing mothers of the wounded. Interviewing civilians was all but impossible for those who covered the invasion the way Wright (and I) did. Telling someone you’re not a fighter doesn’t get you very far when you’re wearing a camouflage chemical suit and riding in a Humvee. “What we see of Iraqis”, says Ed Burns, Simon’s collaborator on both Generation Kill and The Wire, “is that which was done to them”. But Generation Kill also should put to rest the notion that hard-hitting coverage by embedded reporters is impossible. The killing of civilians by U.S. forces is depicted with unsparing honesty – in one scene, a house with children playing soccer out front is engulfed in a fiery blast45.

30 The sordid reality of war is first spotted upon catching sight of Iraqi civilians all along the highway: a dead woman, charred civilians who had attempted to flee war (1.2, 26:00).

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Plate 7: Iraqi civilians as collateral damage (1.2)

This is complicated instantly by the mise en abyme of filming and representation: not only is the “Scribe” going to take pictures, but one of the Marines, Lilley, is making a film of his company’s war (1.2, 27:00). One notices that Lilley, like Iceman or Nate Fick, is conspicuously handsome – in this, Generation Kill follows classic Hollywood codes in its casting and perhaps hints at whom we should identify with.

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Plate 8: Handsome soldiers, seductive war ?

Corporal Jason Lilley in 1.1, above and Sergent Brad ‘Iceman’ Colbert in the opening credits, below

31 Besides, a number of Marines are going to spontaneously comment on what they see unfolding before their eyes, the choral function of the ensemble cast becoming almost didactic, here. In response to Lt. Nate Fick’s noble speech prior to combat – “Gentlemen, our A.O. is now Mesopotamia, the land between the Euphrates, the Tigris, cradle of civilization”46 – one Marine cracks: “Marines sure civilized these motherfuckers” as we discover shots of dead Iraqi combatants to the sound of flies buzzing around them (1.2, 32:00). Trombley, later known as “he’s a psycho but at least he’s our psycho,” laughs when he sees charred Iraqi bodies in vehicles: “It’s like a Halloween funhouse!” (1.2, 34:30). Brad, as leader of the Humvee, orders: “Stay frosty.” This is the title of the episode itself, and a reminder of why Brad is nicknamed “Iceman”. As the reporter snaps a picture of little civilian girl whose legs have been blown off, Ray, catching his horrified gaze, immediately interjects: “She’s dead, nothing we can do”, while Ray, in a denial of the reporter’s aim in taking this photography, gloats: “Well, well, well, who’s the sicko in our Humvee now? The psycho-ass jarheads or the fucking liberal media just looking for a little exploitation?” (1.2, 35:00).

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Plate 9: War as carnage (1.2)

The crosscut to the soldier who at that point is filming for Lilley, and who is something of a twin for Trombley, justifies Ray’s reading. As we see the atrocities through his viewfinder now, Lilley calls for him to turn it off: “Hey, Christopher, man, turn it off.” / “Huh?” / “Turn the camera off, brah”. Poke, who is portrayed as a decent man throughout, mutters in disgust, “So it’s a snuff film now?”

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Plate 10: “Not a snuff film” (1.2)

32 The point of this sequence is to question the meaning of filming the horror of war. Though none of them have read Sontag’s Regarding the Pain of Others47 and though officially, the action takes place more than a year before the Abu Ghraib scandal, revealed by the digital photographs and video taken by the perpetrators themselves, by 2008, this scene could only be interpreted in a post-Abu Ghraib perspective. Neither snippet of dialogue puts forward the notion that war photography or documentary is about bearing witness or memorializing the facts: such pictures, taken by warriors seem to other warriors a combination of trophy imagery48, snuff film, and militainment delight. This of course raises the issue: what is the framing series, Generation Kill itself, mobilizing these images for?

Empathy for Slaughtered Civilians or “Staying Frosty”?

33 Several of the Marines are shown as deeply affected by the deaths of children. First Brad Colbert, when he announces that the rules of engagement have been lowered to “free fire” in the effort to race to a (deserted) airstrip. As the Humvees roll forward, four cars abreast, this seems déjà vu of the action sequence seen in the opening (1.3, 39:00): an ominous vision, since Generation Kill started with a critique of militainment as unreal49. When women bearing two wounded children arrive at the camp, the soldiers do everything they can to save them – in the process, viewers learn that the sole aid legally due to civilians is that which they would receive by their country’s standards (meaning, the Marines who have grievously wounded these children are under no obligation to medevac them).

34 Simon, Burns and Wright use this episode to emphasize the various Marines’ contrasting reactions: Brad is devastated – but, in a macho depiction of the handsome

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warrior, he will not cry on screen (whereas he did in the book). Trombley, who shot the children, and who now receives the nickname “Whopper Jr.”, (shorthand for “Baby Killer”), feels no guilt at all. But as the hours go by and Colbert is still affected, we increasingly hear other Marines decrying his emotion as weakness. One points out: “In Nasiriyah, we seen generals drop mad arty rounds on an unarmed civilian city […] Thousands in legit officer-called air strikes. So what? It’s war, Dawg!” (1.4, 01:30). Another complains: “I finally get on his team, he goes all weak-titty on me” (01:35). Brad similarly questions orders, at roadblocks they are ordered to set up, to shoot anyone who either forces the roadblock or runs from their vehicle. In a particularly abject scene, we witness through night-vision goggles the execution of unarmed men.

Plate 11: Night-vision war (1.4)

When Brad tells Lt. Fick that the Iraqis may not understand warning shots and adds, “The ROE aren’t a whole lot of help”, Fick justifies the orders: “There are seventy of us, Brad, holding this road”. Seemingly to prove Brad right, a new atrocity happens at the checkpoint: a little girl, shot dead at the back of the car her father was driving. The Marines are horrified when they see her dead body; one asks the translator “Ask him why he kept coming?” (1.4, 56:00).

35 The way this incident is represented, however, is disturbing on multiple accounts. First, as a watered-down version of Wright’s book, as one critic also noted: But one of the most sickening episodes in the book is whitewashed in the series. In the book, as a marine reaches into a car that’s been riddled with bullets to pick up a little girl, “the top of her head slides off and her brains fall out”; in the series, the girl is dead, but intact. In a show like this, if you’re going to get real, you have to go all the way50. Second, there is no explanation, by the translator, as there is in Brian de Palma’s Redacted (2007) or by a Lebanese-American soldier in Deborah Scranton’s The War Tapes

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(2006), of the huge cultural confusion as to what the soldiers’ “stop” hand signal means (it is mistaken for “hello” in Iraq). Third, there is no counter-discourse to the translator’s explanation that instead of expressing anger the father simply says “sorry”, because Arabs do not mourn the way Westerners do51; no soldier suggests another explanation. Such scenes of civilians dying are repeated again and again throughout the seven episodes. On the one hand, this is the creators’ way of highlighting that the successful invasion was already turning to a hated and failed occupation. Although one can read Brad’s angry retort “[If] we keep killing civilians, we’re gonna waste this fucking victory.” (1.7, 35:00) as an intelligent pun on the slang meaning of “waste” (killing victory itself) and on how war defeats its own purpose, it is also likely that most viewers are not shocked by Iraqi deaths being referred to in the neutral “we keep making the same mistakes.” Although “mistake” at least recognizes fault, it resembles “collateral damage” in minimizing the thousands of deaths and of mutilated civilians.

36 There is no doubt that the creators of the series meant viewers to feel the grim ironies under which the soldiers are told to operate: from the order to “unsurrender” (1.1, 60 : 00) prisoners of war, once they have been disarmed, and are sure to die if turned back out on the highway, to the order to escort refugees fleeing US bombs, and then, just as suddenly, not to escort them (1.6, 27:00), or to take note of civilian complaints in occupied Baghdad52 but not to do anything about them (1.7), the soldiers constantly rail against the absurdity they operate under. But that absurdity is often turned into forms of sick humor, as are the scenes of carnage. When a soldier ordered to use a smoke grenade to halt a car mistakenly hits the line of refugees fleeing the invasion, one man’s head explodes (1.6, 27:54). Poke expresses extreme anger in the quip “Well, at least we gave him a happy meal before he died”. The episode ends in gore: dead bodies litter the highway, gnawed at by dogs; a severed head on the road prompts Brad to order: “Do not run that over, Ray!” (1.6, 29:09). In swerving away from the head, they run over the rest of the body, prompting the cue “You just can’t win” – which, while it carries a double meaning as to the war itself, remains a form of levity for an atrocious moment fans of zombie films, torture porn, or other forms of teen entertainment may in fact find to be comic relief, not the highlighting of tragedy.

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Plate 12: Graphic realism (1.6)

Absurdity and Mock-heroism as a Protection for of Militainment

37 Mock-heroism (which, likewise, might be seen as deflating heroic representations of war)53 serves as a cover for the renewed celebration of the warrior mystique. “Yes, we are the conquering heroes”, says Brad Colbert, as they start out on the invasion. In a mise en abyme of the war diary used to protect the series’ “warrior discourse” through contrast with its pretentious double, Ray grabs one man’s written diary and reads it on video-camera in episode 2, mocking its rhetoric: “Leading men into battle is my calling… Since I was young I’ve been drawn to the warrior society” (07:30). Ray’s comment, that this sounds “gay”, protects the series’ portrait of his own NCO, Iceman, who is precisely such a leader. What is mocked is the flowery style of the “other diarist” that contrasts with “staying frosty” – and with the aesthetics of Generation Kill itself.

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Plate 13: The inset war diary (1.2)

38 But this aesthetics is ambiguous: if the opening of the series seemed to signal a rejection of militainment, videogame-like filming of war recurs regularly, between moments of “boredom” or of banter. As the troops enter Nasiriyah, Simon and Burns insert a shot of a helicopter framed within the videocam viewer shooting a missile (1.2, 27:57).

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Plate 14: War as “drama” to be sold to CNN (1.2)

The soldier’s commentary – “CNN would definitely pay for drama like that, brah. That shit was extreme” (28:00) – shows how Generation Kill can display its share of war-as- spectacle, while critiquing this view of war at the same time54. The same could be said for the moment when “Fruity Rudy” (played by a real-life Marine) scopes for the sniper he is paired with; the blowing up of the hostile’s head is seen through scope, video- game style (1.2, 41:30). This scene is not shot in unbearably suspended time, as a similar scene is in The Hurt Locker. The audio track is ironic in both works of fiction: in The Hurt Locker, despite the tragic weight of the entire scene, the US soldier quips, when he hits his target, “! Thanks for playing” (60:00); while in Generation Kill, Rudy, the soldier with a scope who happens to be a Buddhist, murmurs a chant of “Om”. This does not preclude a deliberately gory shot of the insurgent’s exploding head:

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Plate 15: First-person shooter aesthetics (1.2)

The same is true, again, of a missile shot from a helicopter, viewed through Brad’s scope while others yell: “Get some!” (1.5, 42:35). When Trombley states: “I know I just get more nervous at home watching a TV than I do here” (43:00) as a wrap-up to this combat sequence, he reinforces the notion of war as a form of game.

Plate 16: Militainment logistics of perception (1.5)

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39 The audio track is similarly ambiguous. Brad’s quip – “From now on, gentlemen, we’re going to have to earn our stories” (1.2, 53:00) – as he shoulders his gun, can be seen as typical of war film. It coexists with, but does not erase, moments of absurdity when the good officer (Patterson) points out that “kill[ing] a lot of sand” when the commanders give the order to bomb an imaginary army55, rather than killing civilians, is a “win-win” (1.4, 19:00). When Poke rails against the use of massive mortar fire against civilians: “Pouring down hate and discontent like a motherfucker,” (1.5, 38:00) his inventive hijacking of Shakespearian vocabulary announces Brad’s reciting of Henry V: “Once more into the great good night, Cry ‘Havoc !’ and let slip the dogs of war” (1.6, 50:00), which one cannot construe to be ironic. The series works hard to maintain the idea of the warrior’s nobility, mobilizing both Shakespeare as cultural capital and as “high culture” to be pastiched (Trombley mistakes a sexual comment added by Ray as part of Henry V), while still playing on the visuals of videogames for the same (or another) audience. Thus, the enemy is shot by night (1.5, 35:00) thanks to tracers that light up the night sky, for instance.

40 In the course of the seven episodes, the turn from heroism to gore is also ambiguously exploited, including in its filmic mise en abyme. In episode 1, Lilley quips, “This is us invading a country right here”, but cuts himself off (“oh, shit!”) when, watching through the monitor, he sees the “horror flick” image of arm rising out of the ashes (47:14). This is an inset metatextual image of the ambiguities of the series.

Plate 17: “Horror flick” aesthetics (1.1)

The same ambiguity – denouncing tragedy, or exploiting gore? – resurfaces when the soldiers view by daylight an Iraqi shot at night: “Right between the eyes. Well, where his eyes use to be” (1.4, 57:51); Trombley lauds such a shot as being “Rob Zombie shit”…

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Plate 18: “Rob Zombie shit” (1.4)

41 When in a later episode, Ray himself narrowly escapes the same fate, he cannot reverse the perspective (which is always from this or that side of the windshield or of the gun scope).

Plate 19: Dead/Alive (1.5)

Instead, the scene turns into a Freudian “Fort-Da” attempt to fully realize his luck at being alive and/or his mortality56 as he aligns the shot with his eye, then bends down to safety again, repeating (until Brad stops him): “Dead here. Alive. Dead. Alive.” (1.5, 50:00).

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Is There an Ethical Arc to the Series ?

42 In the pilot episode, Trombley expressed envy for the pilot who had dropped the atomic bombs on Hiroshima and Nagasaki, creating the most massive body count: “That fucking rules” (1.1, 44:00). In the final episode, before Lilley shows the company the film of ‘their war,’ various Marines make comments that illustrate how little the sight of civilian casualties has changed their desire to kill. The following exchange occurs: . What I wish I’d seen? A grenade go up someone’s body and just… boom. Blow that shit up. POKE. Crazy motherfucker. STAFFORD. I mean it. (1.7, 38:00) Just then, a soldier whose weapon has tangled into a chain-link fence takes a tumble on the stairs, bringing comic relief; Lilley laughs: “That was slapstick” (38:18). We see the moment through his camera, as he records it (38:20) even as he is asked: “Did you catch that?” In the reflexive countdown to the end of the “movie” and of the 8-hour “movie” Generation Kill forms, Lilley confirms: “Yeah, that one’s in my movie for sure, brah”. (38:25). But Redman, an older Marine, picks up Stafford’s thread of the conversation: “You know the military can fuck up anything. They can even make going to the beach suck.‪But one thing that ain’t overrated is combat. You take rounds, you shoot back, shit starts blowing up… fucking sensory overload!” (38:30).

43 This praise of war as the ultimate adventure, and implicitly, of fiction that immerses the viewer in war as “sensory overload” signals the unresolved ambiguities of the series itself. Poke’s facial expression signals his utter disagreement. Moments later, he summarizes to the reporter what war has meant to him. First by giving an element of his autobiography that one can understand as his fear of repeating the past (“My dad, he was this psycho ex-Marine Vietnam vet”); then by reading aloud a letter to his wife: POKE. [reading] I’ve learned there’s two types of people in Iraq: those who are very good, and those who are dead. I’m very good. I’ve lost twenty pounds, shaved my head, started smoking, my feet have half-rotted off, and I move from filthy hole to filthy hole every night. I see dead children and people everywhere, and function in a void of indifference. I keep you and our daughter locked away deep inside, and I try not to look there. SCRIBE. Tony, you know, you think way too much. [Chuckles. Poke does not] (1.7, 42:35) One is reminded here of what Poke had confided earlier to Brad, that the title of his book on his former life as a ‘repo man’ in Los Angeles would be Nobody Gives A Fuck (1.7, 37:00). Simon and Burns are obviously suggesting the same is true of war; that one Marine’s experience of war (and one supposes, one viewer’s reception of war) is unbearable to another; that even the Reporter cannot deal with Poke’s confronting of the ‘void of indifference’ he must function in, the compartmentalization of his family versus the families he kills or sees killed, or the fact that “good” is not opposed to “evil” in the context of Poke’s letter, but simply means good at killing, at doing one’s ‘job’ as a soldier57.

44 One might be tempted to think, as some critics have, that the narrative arc through combat weariness implies moral judgment: “There’s an emotional punch to Generation Kill that war buffs and informed readers know is coming, but the series manages to build the inevitable nature of combat weariness into a compelling (and often damning) narrative” (Goodman 2008). But several caveats must qualify this reading. The first is that Nate Fick, the idealized Lieutenant, constantly denies the gravity of killing so

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many civilians. When Brad is appalled that an entire village has been wiped out by mistake (before our very eyes), his answer is: “Look, Brad, you can’t live in the past. A lot of stuff ahead, you need to snap to” (1.3, 12:00). Not once, but again and again, he puts “combat readiness” and the safety of the troops above any ethical question concerning civilians. The last exchange, with both Poke and Brad, at the close of the series, seems to say it all: POKE. I just wish I could go back to that roadblock in Al Hayy. See if those guys I shot in that truck were enemy or just confused. FICK. Could have been a truckload of babies. Within our Rules of Engagement, you did the right thing. POKE. The priest told me it’s not a sin to kill if you don’t enjoy killing. My question is whether indifference is the same as enjoyment. BRAD. All religious stuff aside, the fact is people who can’t kill will always be subject to those who can. (1.7, 57:00) Fick ultimately holds up the “rules of engagement” above any form of morality; Brad thinks only the warriors cannot be subjugated; only Poke worries about the act of killing. This exchange echoes the scene in the pilot episode when the men were told to shout the battle cry “Kill”. As the platoon gathers around to watch Lilley’s film in the final sequence, we will be reminded that killing remains an orgasmic experience for many of the Marines: when Lilley calls his fellow soldiers to gather round to watch his film, he teases: “You’re all going to jerk off”.

45 This reminds us of a number of references to the ‘excitement’ of war. In episode 5, when the reporter shivered uncontrollably after having come under heavy fire, Trombley told him that feeling cold comes from excess of adrenaline – “stay frosty” turned literal. The reporter naturally asked: “Is that what happens to you?” – and Trombley answered: “No, I get a woody” (1.5, 35:00). Just before Lilley shows his film, the reporter has taken his leave of the company and talked to “Godfather” Ferrando, who, beyond justifying his actions as commander, deliberately insinuates that the reporter now shares a form of excitement he himself has discovered, in getting shot at: “Something else I’m struggling with is the excitement of getting shot at. It’s just something I hadn’t anticipated about war” (1.7, 52:00). This sets up a “sexualized” reception of Lilley’s film, which one can see as a “mash-up”, “recap”, or “best of” compilation of Generation Kill itself. The mise en abyme of viewing is highlighted, to make viewers aware of their own expectations, as the soldiers gather round the computer screen and Lilley asks: “You guys ready?” and we cut to the inset screen to the sound of Johnny Cash reciting the beginning of “When The Man Comes Around”.

The Inset Viewing of Lilley’s Film: An Apparently Reflexive Ending…

46 No officers are present; Brad also (mutely) declines to view the film, and leaves, in the background, as it is being displayed. Initially the men cheer the video of their Iraqi adventure; but when the first civilian victims are shown, Poke predictably walks away. When cutouts from porn magazines are displayed, to offensive comments, the soldier who received news his wife is divorcing him also leaves. One thus sees the Marines peeling away from the viewing, one after another, as the “reflection” of their war comes home to hurt them, grating on their own self-image. This is the ultimate reflexive ending, as each member of the cast “bows out” – the bow, here, is each man

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picking up his gun and leaving the set. The last two left standing are Trombley, and Ray. Trombley, despite the death and destruction seen over and over, breathes to Ray, as he gazes at the last shots of war: “It’s fucking beautiful.” (61:00). This is too much, even for Ray – he stares at Trombley and leaves. The inset film ends on a shot of a dead civilian, synchronized with the last lines of the Johnny Cash song: “And I looked, and behold, a white horse / And his name that sat on him was death / And Hell followed with him”. (62:00). As this last line is recited, the “white horse” that is Trombley picks up his gun and leaves the set too58.

47 It would be a mistake, however, to see this ending as an antiwar statement. While this reflexive wrap-up to the series would have been as perfect as its militainment opening, Generation Kill does not end there. As the end credits unroll, one hears a Marine recite the following text, belligerently, at 62:40: UNIDENTIFIED MARINE. 10 November 1775, I was born in a bomb crater. My mother was an M-16 and my father was the devil. Each moment that I live is an additional threat upon your life. I eat concertina, piss napalm and I can shoot a round through a flea’s ass at 300 meters. I travel the globe, festering on anti-Americans everywhere I go, for the love of Mom, Chevrolet, baseball and apple pie. I’m a grunt. I’m the dirty, nasty, stinky, sweaty, filthy, beautiful little son-of-a-bitch that’s kept the wolf away from the door, for over 225 years. I’m a United States Marine. We look like soldiers, talk like sailors, slap the shit out of both of them. We stole the Eagle from the Air Force, the Rope from the Army, and the Anchor from the Navy, and on the Seventh Day, when God rested, we overran his perimeter and we’ve been running the show ever since. Warrior by day, lover by night, drunkard by choice, Marine by God. Semper Fidelis. This speech, which is just one version of a text credited to an anonymous Marine on numerous US Marine postings and websites on YouTube, is obviously an allegorical celebration of the USMC and of all things American (“Mom, Chevrolet, baseball and apple pie”) that the Corps defends. Referenced in popular culture – a Marine played by Clint Eastwood in Heartbreak Ridge (Eastwood, 1986) speaks the line “I eat concertina […] meters” – and impossibly hyperbolic in its boasting of violence, it nevertheless seems to reassert, in its structure of address, the Marines as ultimate outlaws. It is difficult, on hearing this speech, to think that it was referenced for another purpose than the aggrandizement of the “warrior” ethos.

48 The politics of this paratext and of the second speech it immediately segues into, which seems like a real-life recording (with numerous expletives) from a Marine NCO in Ramadi, Iraq, but may very well be a performance for the show59, both indicate that the series is not meant to end on a consensual note, except to “support the grunts” as those who “ke[ep] the wolf at the door” and perform “selfless sacrifice”: UNIDENTIFIED MARINE. The selfless sacrifice of day-to-day military personnel, especially combat veterans, is under-appreciated. I mean, you got the American society want to run fast as they can to the counter shop, to the motherfucking newsstands and grab fucking House Weekly and fucking People Magazine just to see what fucking Jake Gyllenhaal did on Thursday afternoon. You know what I did Thursday afternoon? I put one of my motherfucking Marines on a plane. I put that motherfucker on a bird to fucking nowhere. I picked his lifeless ass-up body, put him on a stretcher and put him off. Why don’t they put that—why don’t that be in a motherfucking magazine? Or how about let’s put a day in the life of fucking any average Marine out here, going through the street of Ramadi? Their biggest concern is that, you know, they couldn’t buy a mocha latte at fucking Starbucks because it was under construction. Our biggest motherfucking concern is getting blown up on fucking 295 and Michigan. But we’re going to go home, and they’ll

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wave their little flag and say, “Welcome home. Thanks for preserving our right to go on not giving a fuck”. OTHER MARINE. There it is, folks. We’re sitting here fighting for your freedoms. You got the right to say what you want. We got the right to punch you in your fucking mouth if we disagree. (65:00) This last line, while it plays on the Looney Tunes famous “That’s all, folks” wrap-up line, undoes any unproblematic, purely reflexive reading of the “When the Man Comes Around” sequence. The true reflexive ending comes now: the HBO logo’s appearance is synchronized with the last word uttered, before the cut to black. This tends to collapse the miniseries’ political discourse with the Marine getting the last word: the final paratext thus seems to “embed” the series within the Marines’ perspective politically.

49 This must also serve as a reminder that within the series, antiwar or anti-occupation statements do not get the last word in any dialogue between pro- and anti-war speakers. For instance, the educated Iraqi woman who sarcastically thanks the soldiers (in English) for letting her walk on the roads of her own country gets called an “ungrateful bitch” (1.6) to her face; when Ray remarks, on the lack of “proportional response” to one Marine getting wounded, “We had one guy get shot in the foot and we level half the town”, Trombley answers: “Haji’s gotta learn” (1.5, 57:00). The Marines’ desire to kill (no matter how unjustly) gets the last word too when the reporter realizes, when they are all told to shed their anti-chemical protective suits for ordinary camouflage as they near Baghdad, that the war was probably waged on lies: REPORTER. No; really: if we’re not in our MOPP suits, that means there’s no WMDs. And if there’s no WMDs, then why are we here in the first place? RAY. I knew you were a fucking gay-ass liberal. You tried to pretend by invading Iraq with us, but I knew. TROMBLEY. The point is, we get to kill people, you dumb fuck! RAY. What’s the difference, anyway, man? The war’s almost over. We’re just about done with this bitch. (1.6, 48:00)

50 Ultimately, just as Generation Kill deliberately comes across as an ambiguous series in its gendered, macho representation of war (war is a bitch), it also remains ambiguous in its aesthetics. Simon and Burns seem to hesitate, in their adaptation from Wright’s to the grunts’ perspectives, between a political series with an ensemble cast to show the full span of points of view on war, and a form of gritty macho adventure, capitalizing on war-as-spectacle even as it lambasts CNN and others for such bogus “reporting” of the invasion. Even when it denounces the cost of war to civilians, or the inept chain of command, through caricatures like “Captain America” and “Encino Man”60, it stays within a teenage repertoire of gore shots and Jackass humor. Simon and Burns do bring to the TV fiction series the flavor of embedded documentaries on the Iraq War that show war-as-tedium as much as war-as-action, and the forms of resisting narrative that had won them fans in The Wire. Numerous fans obviously adore the teenage humor: Ray’s ad-libbing about famous Marines, from John Wayne Bobbitt to Lee Harvey Oswald (1.5, 12:00) or his constant profanity. These viewers enjoy its adult depiction of war-as- adventure61, one that oscillates between boredom and sensory overload, between moments of camaraderie62 and tension, its constant irony that cuts both ways:

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The ironies Generation Kill offers are more along: burning the village to save it, winning the war but losing the peace, the odd fact that a Marine without a war is a man with nothing to do. Even the sensible men here are anxious to “get in the game,” to “be part of the show,” as if war is (sic) a thing too good to miss63.

51 Others will deplore the “adventure” aspect of the film, its grunt’s-eye-view, and its tardiness64:

At the start of the war, it was useful to be reminded of what was involved in being a soldier, but at this remove such a “faithful” depiction comes across as an abdication, a moral failure to judge and to acknowledge the horrors that followed—it makes the war in Iraq feel like little more than an adventure story with a few unpleasant wrinkles and an occasional nod to the ethical dilemmas and battlefield difficulties unique to this conflict65.

This is not an unfair assessment: Wright himself touted the “embedded” perspective of the adaptation as a “medal of honor” of sorts:

Avoiding the temptation to turn war movies into soapboxes, the creators refrained from making a larger statement about Iraq. “I don’t care about the American public”, says Wright, a co-writer and producer of the show. “I made this for, like, twenty Marines I know”66.

52 Neither completely embedded in sensory overload nor radically distanced from the spectacle of war, Generation Kill is an exercise in ambiguity; and although most fans seem not to perceive it, it is more part of Hollywood’s war machine67 than of its dismantling, in its celebration of the warrior ethic, and of the warrior’s gaze.

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Filmography / TV series

Generation Kill (HBO, 2008)

Gunner Palace (Petra Epperlein and Michael Tucker, 2004)

Heartbreak Ridge (Clint Eastwood, 1986)

The Hurt Locker (Kathryn Bigelow, 2008)

The Invisible War (Kirby Dick, 2012)

Jarhead (Sam Mendes, 2005)

Militainment, Inc: Militarism and Pop Culture (Roger Stahl, 2007)

No End in Sight (Charles Ferguson, 2007)

Occupation: Dreamland (Ian Olds & Garrett Scott, 2005)

Operation Hollywood (Emilio Pacull, 2004)

Over There (FX, 2005)

Redacted (Brian de Palma, 2007)

Top Gun (Tony Scott, 1986)

The War Tapes (Deborah Scranton, 2006)

WMD: Weapons of Mass Deception (Danny Schechter, 2004)

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Why We Fight (Eugene Jarecki, 2005)

NOTES

1. See Monica Michlin, “War on the War in Iraq: Antiwar Documentary Film 2003-2006”, Images of War and War of Images, Karine Hildenbrand and Gérard Hugues (ed.), Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars, 2008, p. 171-191. In the series’ defense, a number of fiction films that had come out the year before – Robert Redford’s Lions for Lambs – or that were to be released later – Paul Greengrass’s Green Zone (2010) starring Matt Damon – also found it necessary to return to what was the prevailing “wisdom” for the grunts as they invaded Iraq: that Iraq had WMDs, in particular chemical weapons, or that the invasion would be a “cakewalk” and that American soldiers would be greeted as heroes. 2. Even if this might prove to be in part a USMC PR ploy. 3. Evan Wright, Generation Kill: Living Dangerously on the Road to Baghdad with the Ultraviolent Marines of Bravo Company, London, [Bantam 2004] Corgi, 2009. 4. I use the term “militainment” as defined by Roger Stahl in Militainment, Inc.: War, Media and Popular Culture, New York and Oxon, Routledge, 2010, and in Stahl’s eponymous 2007 documentary. One can also see Maurice Ronai and Ernesto Pacull’s 2004 documentary Operation Hollywood (Hollywood-Pentagon) for more on this topic. 5. “Humvee” is no longer “heard” as a military acronym, but it is one: HMMWV stands for “High Mobility Multipurpose Wheeled Vehicle”. It is thus part of the military lingo that has entered contemporary American English. 6. Neither Generation Kill nor the earlier FX series Over There (2005) were embedded in the official sense of the term: they did not sign a contract with the Pentagon to obtain military equipment in exchange for oversight of the script. They did, however, employ a Marine technical adviser (in both cases, a veteran of the war in question). See David L. Robb, Operation Hollywood: How the Pentagon Shapes and Censors the Movies, Amherst, NY, Prometheus Books, 2004. 7. Although the series was not “embedded”, it did have a Marine adviser and Marine actors like Reyes who lauded it; Burns and Simon showed it at Camp Pendleton and in the commentary on the pilot episode, the director, Susanna White, and creators say that it was like “coming home”; the many commentaries one can find online show rank-and-file Marines massively identifying with the show. Contrary to what Tim Goodman, the San Francisco Chronicle online reviewer thought, it probably did not discourage recruitment at all. See Tim Goodman, “Generation Kill Feels Real”, SF Gate, July 11, 2008. http://www.sfgate.com/tv/article/TV-review-Generation-Kill- feels-real-3277337.php last accessed April 14, 2016. 8. Stephen Hunter, “Going Full Bore in Iraq: War is Hell, but It’s Also Tedium.” The Washington Post, September 30, 2005. http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/ 2005/09/29/AR2005092902142.html last consulted April 14, 2016. 9. Richard Beck, “Beyond the Choir: An Interview with David Simon”, Film Quarterly vol. 62, No. 2 (Winter 2008), p. 46 [44-49]. 10. Brian Lowry, “Review: Generation Kill”, Variety, July 9, 2008. http://variety.com/2008/scene/ reviews/generation-kill-1200508469/ last accessed April 14, 2016. 11. Stacy Takacs, Terrorism TV: Popular Entertainment in Post-9/11 America, Lawrence, Kansas, University Press of Kansas, 2012, p. 167. 12. Drawing a sharp contrast with the Simon and Burns early miniseries, The Corner (HBO, 2000), which was later expanded into The Wire: “Generation Kill is entertainment. The Corner is anything but”. Laura J. Shepherd, Gender, Violence and Popular Culture: Telling Stories, London and New York, Routledge, 2013, p. 107. 13. See Takacs, op. cit., p. 145.

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14. “We don’t have to have a view that it was a good idea to go to war” (Gerolmo, 8:50) 15. A fantasy that led to Baudrillard’s famous contention during the First Gulf War that it had not taken place: see Jean Baudrillard, “The Gulf War Did Not Take Place” (1993), reprinted in Hollywood and War: The Film Reader, J. David Slocum, (ed), New York and London, Routledge, 2006, p. 303-314. Yet this fantasy remained the dominant trope during the “Shock and Awe” campaign on Baghdad at the start of the 2003 war. See Stahl’s 2007 documentary Militainment, Inc. on “clean wars” and technofetishism. 16. Duncan Anderson, Glass Warriors: The Camera at War, London, Collins, 2005. 17. He commends the journalist he knew for being a “balls-out, former marine” who helped the soldiers, in a Virilio-like twist, by allowing them to benefit from the longer range his camera had (thus actually becoming a warrior who “scoped” for them). Fundamentally, the Marine adviser commends him for being pro-US, even if he presents this as lack of bias: “He wasn’t just there trying to report and get some American killing an innocent Iraqi. He was actually there helping them and bringing footage for History… But some of the reporters had an agenda I didn’t agree with… waiting for something to happen that they could send back home and make us all look bad”. (Extra features interview, 33:00) 18. Takacs, op.cit., p. 148. 19. War film encompasses so many different genres that James Chapman proposes his own grouping into loose forms of representation such as “War as Spectacle”, “War as Adventure”, and “War as Tragedy” while immediately warning that overlap constantly occurs. The opening of Saving Private Ryan, for instance, can be theorized as mainly spectacle (for the first 23 minutes) but is also about war as tragedy. See John Chapman, War and Film, London, Reaktion Books, 2008, p. 10-16. 20. Steve Bochco, Interview, Generation Kill Extra Features, 75:00. 21. Ironically, Over There was shot in , whereas most Iraq war films were shot in Morocco, and Generation Kill was filmed in Namibia, Mozambique and South Africa; hence the fact that many extras look African, rather than Arabic. While the makeup artist on Generation Kill admits this was a problem, that such filming was possible implies that most viewers will not distinguish a light-skinned Namibian from a dark-skinned Iraqi, which suggests that “otherness” conditions the reception of such fiction (and that it is always seen from a neo-colonial standpoint, with no actual “seeing” of the populations shown, who remain “invisible”, in the white gaze, except as allegorical presences). 22. Takacs, op.cit., p. 149. 23. For instance in Sgt. Colbert’s response to his buddy who cannot believe that “guys in pajamas” have stopped two Marine regiments: “You know, Poke, guys in black pajamas did all right in Vietnam too. You gotta respect the pajamas”. (1.2) 24. See Jack Shaheen, Reel Bad Arabs: How Hollywood Vilifies A People, Northampton (Mass.), Olive Press, (2001), 2009 and GUILTY: Hollywood’s Verdict on Arabs After 9/11, Northampton (Mass.), Olive Press, 2008. For recent and more sophisticated developments, see Evelyn Alsultany, Arabs and Muslims in the Media: Race and Representation after 9/11, New York, New York University Press, 2012. 25. A title which of course inspired the Dalton Trumbo antiwar masterpiece Johnny Got His Gun (1971). The lyrics go: “Johnny, get your gun, get your gun, get your gun / Take it on the run, on the run, on the run / Hear them calling you and me, every Son of Liberty ! / Hurry right away, no delay, go today. […] Over there, over there, / Send the word, send the word over there /That the Yanks are coming, the Yanks are coming / The drums rum-tumming everywhere ! / So prepare, say a prayer, / Send the word, send the word to beware – / We’ll be over, we’re coming over, / And we won’t come back till it’s over, over there”. 26. The chorus, for instance, goes: “Trains are filling up with boys/ They’ve left behind their favorite toys / They’re going over there/ And someone has to die over there / And ours is not to reason why.” Besides, unless boys’ “favorite toys” are construed to be the “dolls” (spouses and

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children) they have left behind, this song is an absolute contradiction, since boys’ favorite toys have everything to do with war – the military-industrial sector shapes the toy industry, as it does the entertainment industry, for war to be normative within the construction of masculinity. See the chapter “Toying with Militainment”, Stahl, op.cit., 113-138. 27. See Roger Stahl’s documentary Militainment, Inc. (2007) for the militarized entertainment provided by singers such as Darryl Worley, Toby Keith and others, with active support from the Pentagon for the production of these singers’ music videos and the promotion of their songs. 28. “Let the Hajis hit the floor !” sings Ray (1.2, 30:30). The song is also referenced in Fahrenheit 9/11. See Jonathan Pieslak, Sound Targets: American Soldiers and Music in the Iraq War, Bloomington (Indiana), Indiana University Press, 2009, p. 16-46 on the musical soundtrack to the Iraq War. 29. Cynthia Fuchs, “ Generation Kill”, PopMatters, July 11, 2008. http://www.popmatters.com/ review/generation-kill/ URL last accessed April 14, 2016. 30. Matthew Gilbert, “In for the Kill”, The Boston Globe, July 11, 2008. http://www.boston.com/ae/ tv/articles/2008/07/11/in_for_the_kill/?page=full URL last accessed April 14, 2016. Numerous critics have remarked that the actor, James Ransone, brings to this part intertextual echoes of Ziggy, a similarly wired working-class character in Season 2 of The Wire. 31. Troy Patterson, “Band of Lunkeads: The Aggro Marines of Generation Kill”, Slate.com, July 11, 2008. http://www.slate.com/articles/arts/television/2008/07/band_of_lunkheads.html URL last accessed April 14, 2016. 32. See Laura Shepherd op.cit., p. 54. 33. The high prevalence of rape within the military forces made the headlines over and over in 2013 with Kirby Dick’s documentary The Invisible War (2012), which was screened including at the White House, within a push to change legislation. Senator Kirsten Gillibrand (D-NY)’s bill taking prosecution of sex crimes outside of the chain of command was, sadly, defeated. 34. Homophobic putdowns of patriotic posturing, like Brad’s critique of the song “Where stars and stripes and eagles fly” – “That song is straight homosexual country-music Special Olympic gay”. (1.2, 01:45) – quickly leach into similar putdowns between the men (Colbert being alpha dog to Brad) as he makes clear time and again, for instance in a discussion of the proper consistency of their stools. When Ray says “It should feel a little acid”, Brad immediately retorts “maybe to your little bitch asshole, Ray, from all the cock that’s been stuffed up it” (1.2, 05:30). Another Marine highlights the subtext of such exchanges : “Man, we Marines are so homoerotic. It’s all we talk about. You ever realize how homoerotic this whole thing is ?” (05:50). 35. Richard Blanco, “HBO Scores a Direct Hit with Generation Kill”, USA Today, July 11, 2008. http://usatoday30.usatoday.com/life/television/reviews/2008-07-10-generation-kill_N.htm last accessed April 14, 2016. 36. Jonathan Finer, “Generation Kill Captures War’s Lulls and Horrors”, The Washington Post, July 12, 2008. http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2008/07/11/ AR2008071103372.html URL last accessed April 14, 2016. 37. Alessandra Stanley, “Comrades in Chaos, Invading Iraq”, The New York Times, July 11, 2008. http://www.nytimes.com/2008/07/11/arts/television/11kill.html. URL last accessed April 14, 2016. 38. See Stacy Takacs, op.cit., 146-148 and Andrew Bacevich, The New American Militarism : How Americans Are Seduced by War, New York, Oxford University Press, 2005. 39. The allusion is to a 1992 comedy of that name about a caveman brought back to life in Encino, California. 40. Which one critic saw as the “thematic score” of the series : “The odyssey of these men from training tents in Kuwait to occupied Baghdad is laid out with brutal candor and without the aid of maudlin cinematography or emotive music. The closest thing to a thematic score is the starched, staticky clatter of radio traffic: ‘Roger that’ and ‘This is Hit Man II, over.’” (Alessandra Stanley, op.cit.). Laura Shepherd reads being “on comms” as a “discursive mechanism to delimit

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in-groups and out-groups among the Marines, in a play on ‘communications’ and ‘community’ (Shepherd op.cit., p. 44). 41. In the commentary of the pilot episode on the DVD’s extra features, Simon rails against Comcast’s “lightening” of the dark imagery to make it “daylight bright” when he had worked hard for it to be somber and difficult to view. 42. Maureen Ryan, “The Unflinching and Affecting Generation Kill : Not Your Father’s War Movie”, The Watcher Blog, The Chicago Tribune, July 10, 2008. http://featuresblogs.chicagotribune.com/ entertainment_tv/2008/07/the-unflinching.html last accessed April 14, 2016. 43. The fact that Brad pulls out a secret stash of canned civilian food and a porn magazine and offers a ‘beefarooni’ as a special treat to Poke, who replies, “The last time the white man gave my people something, it was blankets, laced with typhoid”, highlights the Mexican/ Native- American’s rejection of an American ‘white man’ identity. But in a deliberate reference to Mars Attacks, to depoliticize the conversation and remind him that camaraderie is the basis of their survival, Brad replies “Poke, can’t we all just… get along ?” (1.6, 38:00) and throws a can into his hand. In the script of Generation Kill, any critique of imperialism (generally by Poke, like his putdown of Pocahontas) is always turned into a form of entertainment, mocked in turn. 44. Richard Beck, “Beyond the Choir: An Interview with David Simon”, Film Quarterly, vol. 62, No. 2 (Winter 2008), p. 47. 45. Jonathan Finer, op.cit., p. 2. 46. Gunnery Sgt. Wynn, one of the most humane NCOs, also tries to lecture the soldiers on empathy for Iraqi civilians: “We’re Americans. You’ve got to see that these people are just like you. You’ve got to see past the huts, the camels, the different clothes they wear. These are people in this fucking country. These people here might lose a son. We shot their camels too. One camel could be a year’s income to them. We’re not here to destroy their way of life” (1.3, 55:00). This sequence is also notable for not downplaying the importance of livestock, in sharp contrast to how the soldiers in the documentary Restrepo minimize shooting an old Afghan man’s cow. In that documentary, no one points out the immense value of any milk-producing animal, in one of the poorest countries of the world, where the majority of children suffer from malnutrition. One also notices, however, that “Gunny” Wynn, like Captain Bryan Patterson, who is also a mature, humane officer, are both marginalized in the storylines. 47. Susan Sontag, Regarding the Pain of Others, New York, Picador, 2003. 48. On these issues see W.J.T. Mitchell, Cloning Terror: The War of Images, 9/11 to the Present, Chicago, University of Chicago Press, 2010. 49. The constant emphasis on defecation, throughout the miniseries, can be seen as part of the ”unheroic” and naturalistic depiction of war. 50. Nancy Franklin, “The Road to Baghdad: David Simon’s Generation Kill”, The New Yorker, July 21, 2008. 51. In a similar scene of occupation – a house is being night-raided by the US military in Tucker and Epperlein’s Gunner Palace (2004) – a woman blurts all the English words she knows, including “Thank you” and “I love you” to the soldiers, simply out of terror and hope they will understand her not to be hostile. 52. Fick: “It’s a long list. Unexploded munitions, lack of electricity, no running water, broken phone lines, ransacked hospitals and bandits coming through at night, robbing homes. Oh, and they want jobs.” / Brad : “Is that all?” / Fick: “For now.” (20 :00). But even this exchange can seem more to mock the Iraqis for hoping that the US forces will provide them with this (“Is that all ?”), than to indict the devastation wrought by war. More generally, the overt critique of war by the Iraqis is put down by a soldier – for instance the Iraqi woman who sarcastically thanks Colbert for allowing her to walk the roads of her own country is mocked and portrayed as “shrill”.

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53. While grandiose heroism flies out the window, alpha dog strength is exalted time and again. While in Wright’s embedded account he explains that one out of four soldiers experiences a loss of bodily control during combat, soiling himself, when in the series the reporter asks why the soldiers need adult diapers he does not get a clear answer (1.1, 27:50); and it would be out of the question for either Iceman, Fick or Ray to soil themselves so. 54. Similarly, Ray rails against soldiers who put patriotic slogans – “Get Some”, “Don’t Tread on Me”, “Let’s Roll” – on their vehicles, deeming this “moto bullshit”, despite the fact that he and the other Marines exclaim “Get Some!” each time a missile is fired. 55. The soldiers are fooled by “autokinesis”, shown through Brad’s scope and explained as the involuntary muscle movements of the observing soldier’s eye producing the illusion of the lights of the town a few miles away moving towards them, as if it were an army on the move. This is also a twist, if one is on the alert for Shakespearean allusions in Generation Kill, on the forest in Macbeth. 56. As Wright wrote in his embedded account: “There is an undeniable Peter Pan quality to the military. A Marine psychiatrist attached to the First Division says, ‘The whole structure of the military is designed to mature young men to function responsibly while at the same time preserving their adolescent sense of invulnerability’” (Wright op.cit., p. 44). 57. In this clash between being “good” (a moral person) and being good at one’s job as a soldier, i.e., obeying orders that kill civilians, the series also echoes such documentaries as Gunner Palace, Occupation: Dreamland, or The War Tapes. 58. At the same time, as Stacy Takacs highlights, Billy Lush, who plays Trombley, had previously played a very different soldier – a triple amputee who asks for euthanasia in the HBO series Six Feet Under (2001-2005). This very different embodiment by Lush of the destructiveness of war creates an interesting intertext for viewers of both HBO series. See Takacs, op. cit., p. 232-233. 59. Since Lilley’s film is a composite of real images provided by some of the Marines and the shots shown through Lilley’s inset “recording” video-camera throughout the story. 60. Sergeant Major Sixta, who is an obvious screaming throwback to the drill sergeant in Full Metal Jacket, is ironically belatedly revealed to be consciously playing that role: he explains that his insisting on grooming standards is a ploy to create cohesion (as the rank and file bond against him) and keep morale up. 61. In the promotional paratext of the commentaries on DVD, this is reinforced, when the actor (Billy Lush) who plays Trombley gushes: “[It was] like cops and robbers, but on the grandest scale, it was like Marines and Hajis. It was awesome”. (06:30). 62. “Yet no matter how flat or diffuse its affect, Generation Kill is at its best a tale of battle-forged camaraderie, a Band of Brothers set not at Agincourt or Normandy, but Iraq in 2003” (Stanley, op.cit.) 63. Richard Lloyd, “ Generation Kill is a Straight Shooter”, L.A. Times, July 11, 2008. http:// articles.latimes.com/2008/jul/11/entertainment/et-generationkill11 last accessed April 14, 2016. 64. In 2008, the critique of the invasion of Iraq through such cues as “You’ve taken the country apart. You’re not putting it back together. […] All this [civilian desperation at the American occupation] is a bomb. If it explodes, it will be bigger than the war”. (1.7, 23:30), or “This place was fucked before we got here and it’s fucked now. I personally don’t believe we liberated the Iraqis. Only time will tell” (1.7, 56 :50) was not as daring as it would have been in 2004. This has, however, gained new topicality in 2014 with the Sunni uprising (predicted as early as 2004). 65. Franklin, op.cit. 66. Julian Sancton, “TiVo This: Generation Kill”, Vanity Fair, July 11, 2008. http:// www.vanityfair.com/online/daily/2008/07/tivo-this-generation-kill last accessed April 14, 2016. 67. Carl Boggs and Tom Pollard, and Tom Pollard, The Hollywood War Machine: U.S. Militarism and Popular Culture, Boulder, Colorado, Paradigm Publishers, 2007.

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ABSTRACTS

This article examines Generation Kill’s deliberately ambiguous discourse on war, as the series stages, in a mise en abyme, armed invasion and the spectacle of war as somewhere between orgasmic excitement and boredom – between “sensory overload” (as one Marine calls it in the last minutes of story) and radical alienation. In its self-reflexive references to famous war films, its recycling of stereotypes and/or archetypes, the series seems to deliberately contradict itself, over and over, as to whether or not war is a desirable all-male adventure or if it is born of training men to be “pit bulls” (1.1) who must obey the chain of command and disregard their conscience when killing civilians. Between the opening sequence and the final one, when the soldiers gather around to watch the war as their buddy has filmed it on videocam, in a mash-up that “recaps” what the series has immersed us in all along, one might see a progression towards a radical critique of war: when images of carnage replace those of war-as-adventure, the soldiers, one by one, desert the “(re-)viewing”, until the set is left bare. But is this truly an ethical and political “turning away” from the horrors of war, or is it merely an aesthetic gesture, that reflexively “dismantles” the set and the series? What, in particular, is one to make of the voice- over by an allegorical Marine that concludes the series’ audio track and thus gives the gung-ho Marine the last word?

Cet article examine la manière délibérément ambiguë dont Generation Kill représente la guerre, dans une mise en abyme qui oscille entre mise en scène de l’ennui et spectacle de la guerre, entre « surcharge sensorielle » de nature orgasmique et distanciation radicale. Dans sa mobilisation d’allusions à des films de guerre célèbres, et dans son recyclage de stéréotypes et d’archétypes, la série de David Simon semble se contredire sans cesse : la guerre est-elle l’expérience de l’aventure masculine désirable entre toutes, ou l’expérience de l’aliénation, les soldats devant obéir aux ordres au mépris de leur conscience, y compris lorsqu’il s’agit de tuer, à répétition, des civils ? Certains spectateurs et critiques voient dans l’arc que trace le récit un discours éthique, qui nous propose de rejeter la guerre comme spectacle en la dévoilant comme carnage. Mais est- il certain que la dernière scène, dans laquelle les soldats quittent un à un le plateau, à mesure que la vidéo filmée par leur camarade révèle, sous la guerre-comme-aventure, la guerre-comme- boucherie, soit sans ambiguïté ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un dispositif esthétique cher à Simon, qui concluait déjà nombre de saisons de The Wire sur ces formes de « démantèlement » réflexif du plateau – d’autant que cette scène « finale » est suivie du discours bravache en voix off d’un Marine qui a ainsi le dernier mot.

INDEX

Keywords: Generation Kill, Iraq, Marines, Simon David, war, imperialism Mots-clés: Generation Kill, guerre, Irak, Marines, impérialisme, Simon David

AUTHOR

MONICA MICHLIN Monica Michlin est Professeure d’études américaines contemporaines à l’Université Paul Valéry Montpellier 3. Elle a publié des articles sur les président-e-s de fiction dans les séries (2012), sur la rémédiation et la reprise dans Queer As Folk (2012), sur les aspects génériques du feuilleton

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télévisé contemporain (Mise au Point n° 3, 2011), elle a co-édité avec Sarah Hatchuel Les pièges des nouvelles séries télévisées (GRAAT online #6, 2009). Elle co-édite le numéro de TV/Series consacré à Battlestar Galactica (pour début 2017), et termine une étude des films documentaires sur la guerre d’Irak qui paraîtra chez Routledge en 2017. Monica Michlin is a Professor of contemporary American literature, cinema and TV series at Université Paul Valéry Montpellier (France). She has written articles on War on Terror in 24 (2009), on the 25th amendment in TV series (2012), on various generic aspects of TV serial narrative (2011, 2012), and co-edited a volume on contemporary American TV series with Sarah Hatchuel (GRAAT online #6, 2009). She is currently co-editing the volume of TV/Series devoted to Battlestar Galactica (for 2017) and is writing The Iraq War in Documentary Film, to be published by Routledge in 2017.

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Les maux de la guerre à travers les mots du pilote Alex dans la série In Treatment (HBO, 2008-2010)

Sarah Hatchuel

Introduction : Rendez-vous avec la guerre

Figure 1 : Les Têtes brûlées (Baa Baa Black Sheep, NBC, 1976–1978)

1 Alors que la série Les Têtes brûlées des années soixante-dix (Baa Baa Black Sheep, NBC, 1976–1978) présentait les histoires de pilotes de chasse pendant la Seconde Guerre mondiale sous le jour d’une camaraderie joyeuse, d’une virilité triomphante et de

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victoires ensoleillées (figure 1), la série In Treatment (HBO, 2008-2010) met en scène un pilote de chasse sans son avion, sans son escadrille, déconnecté de toute scène de guerre – et cela pour une raison de structure narrative. Ce pilote, Alex Prince (Blair Underwood) nous est montré uniquement lorsqu’il consulte son psychothérapeute, Paul Weston (Gabriel Byrne) (figure 2).

Figure 2 : Paul et Alex

2 Adaptée de la série israélienne à succès Be’Tipul (saison 1 en 2005 ; saison 2 en 2008), In Treatment (HBO, 2008-2010) invite les spectateurs à assister aux consultations de Paul Weston. Dans chaque épisode quotidien de 26 minutes, Paul reçoit un patient différent chaque jour de la semaine – il y a le/a patient/e du lundi, du mardi, du mercredi et du jeudi. Paul consacre ensuite le vendredi à voir sa propre thérapeute. Paul, tout comme les spectateurs, retrouvent les patients dans un ordre immuable pendant les neuf semaines de la saison 1 (figure 3)1. Les rendez-vous avec Alex Prince ont lieu chaque mardi à 10h (figure 4).

Figure 3 : Menu du DVD, semaine 1

3 Alex est un pilote afro-américain de trente-neuf ans qui revient d’une mission tragique en Irak en 2008. En obéissant aux ordres, il a bombardé une école coranique et tué seize enfants (ses supérieurs, mal renseignés, croyaient qu’il s’agissait d’une cible militaire).

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Cet article se propose d’analyser comment la guerre est représentée sans « images de guerre », à travers les simples mots d’un patient à son thérapeute. Si la guerre réapparaît, de manière décentrée, dans les attaques d’Alex envers son psychanalyste, son manque de coopération, son désir de se poser en client tout-puissant et en « mâle dominant » qui nie toute culpabilité et tout traumatisme, la guerre reste par ailleurs irreprésentable, et le patient in-traitable, jusqu’à mettre en crise la sérialité et la continuité même du programme.

Figure 4 : Début des épisodes avec Alex

Le cabinet comme théâtre des opérations

4 Lorsque le patient Alex Prince consulte pour la première fois, la guerre en Irak s’invite dans le cabinet du Docteur Paul Weston, situé dans la banlieue chic de New York. Les épisodes avec Alex ne s’ouvrent jamais in medias res : contrairement à d’autres épisodes où la caméra surprend les patients déjà en pleine discussion (ou confession) avec le thérapeute ou déjà en pleurs sur le divan, Alex n’a pas commencé sa conversation avec Paul quand le récit commence. Alex est présenté à chaque fois en train de rentrer dans le cabinet, puis d’en sortir. Les portes contribuent à construire Alex comme un personnage de seuil, de cadre et de périmètre (figure 5).

Figure 5 : Alex, personnage de cadre et de seuil

Alex pénètre dans une arène, dans un théâtre des opérations, prêt à évaluer son adversaire et s’opposer à lui. Les premières phrases qu’Alex échange avec Paul

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montrent que le pilote s’attend à retrouver les mêmes règles claires, le même cadre, qu’à l’armée : ALEX. Are there any rules ? […] PAUL. Not really, it’s more or less up to you. (semaine 1)

5 Alex apparaît d’emblée comme un personnage qui envahit le cabinet, touche les affaires personnelles de Paul2, occupe l’espace en conquérant, prend des poses de domination et d’intimidation (figure 6). Alex s’oppose aux idéaux progressistes et libéraux de Paul avec des idées très arrêtées en matière de hiérarchie et d’échelle des valeurs : ALEX. I was told you’re the best. […] PAUL. Thank you, but I do think that in this profession ‘the best’ is really a matter of personal opinion. ALEX. I don’t know. The best can be established by facts and figures. […] PAUL. Is it important to you to know that ‘I am the best’ ? ALEX. Yes. It’s nothing personal, I always go to the best – dentists, mechanics. (semaine 1)

Figure 6 : Alex, invasion et intimidation

6 Alex livre un discours arrogant pré-formaté où l’appartenance à l’armée est associée à la fois à l’élite sociale et à la masculinité hétérosexuelle toute puissante : ALEX. Now I am part of a military elite. Athletes may be popular but we are la crème de la crème. See, what you have to understand is you are talking to a person here whose whole life was perfect. People in my line of work are born to excel, to be perfect. It wasn’t our choice. It was life that chose us to be the best. […] I’m a Top Gun grad, do you understand that ? That training is not for pussies. Alex nie à la fois tout choix individuel et tout déterminisme économique et social. Il pense en termes darwiniens de déterminisme génétique3 et de loi du plus fort où « top gun » s’entend aussi comme « top dog ». La manière dont Alex se présente et raconte sa mission meurtrière reprend les slogans racoleurs des médias comme s’il était fier de cette notoriété et faisait mine d’assumer pleinement ce statut de quasi tueur en série : ALEX. Do you recognize me ? […] The Madrasa murderer. […] A US Navy aircraft hit a target on the outskirts of Baghdad. Naval Intelligence identified the structure as an insurgent safehouse, a bunker. Turns out it’s a madrasa. […] It’s an Islamic religious school. […] 16 of them dead. […] So that’s me. I flew that mission. The Madrasa Murderer. […] After that kind of mission, I don’t watch CNN. I go to sleep. I’m dead

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tired. You’re probably dying to ask how I can sleep nights. PAUL. OK. How do you sleep ? (semaine 1)

7 Alex dicte les questions comme s’il donnait des ordres à Paul, le mettait au défi et prenait en charge sa propre thérapie, mais le choix des mots – « I’m dead tired », « you’re probably dying to ask », puis plus loin dans l’épisode, « I’m dying to get back into action » – révèle les marques d’un syndrome post-traumatique qui le mènera, en semaine 8, à une mort (hors-écran) qui a tout du suicide. Dans ce discours au vocabulaire édulcoré, la guerre se nie elle-même (il ne s’agit que de « mission », de « cible à atteindre », d’« ordres », de « système »), ce qui invite les soldats à rejeter tout sentiment de culpabilité : ALEX. I sleep very well, thank you very much, knowing it was ‘mission accomplished’. And with great precision, let me tell you. See, I followed my orders. Which were hit my target and hit it on time. […] If I had failed that task, I’d be in trouble with my superiors, with my conscience. And with the system. I hit my target so I sleep like a baby. […] We don’t look back over our shoulder, believe me. We’re out there doing our thing so you can sit here in peace talking to people for a living. (semaine 1)

8 Si la guerre n’est pas représentée dans la série, c’est peut-être qu’elle serait, de toute manière, irreprésentable. Alex refuse de voir la guerre et même de la dire. À travers la distance avec laquelle il considère les événements, il se recrée l’armure que le soldat n’a plus. Il faudra attendre les troisième et sixième séances pour l’entendre prononcer le mot « war », et ce sera seulement de manière décentrée, pour parler de son père qui a lutté pour les droits civiques et s’est opposé à la guerre du Vietnam. Alex mentionnera « war » en référence à la guerre d’Irak uniquement lors de sa septième et dernière séance. Nous ne le reverrons plus ensuite. Prononcer le mot signifie finalement signer son arrêt de mort. Les mots d’Alex nient les maux dont il pourrait souffrir, comme le sentiment de culpabilité (« I don’t have a guilty conscience, I already told you that »). Il préfère culpabiliser les civils qui profitent de la paix (« so you can sit here in peace »). Rien ne sera jamais dit clairement sur les raisons qui le poussent à consulter Paul. Les conséquences traumatiques sont refoulées, enfouies (« we don’t look back ») et mises en sommeil, mais le refoulé affleure paradoxalement dans un discours sur le sommeil parfait, ainsi qu’à travers la somatisation. Revenu de sa mission, Alex est parti courir avec Daniel, un ami homosexuel, et a subi une crise cardiaque : ALEX. At 22 miles, I had a heart attack and died. […] I had a 97.3 % chance of dying. Or 2.7 % chance of living. […] No pulse, no brain activity. Total clinical death. But here I am. (semaine 1)

9 Les statistiques précises font resurgir une vision militaire à la fois froide et chirurgicale des faits, mais présentent aussi Alex, dès le début de sa thérapie, comme un mort-vivant, un spectre en sursis. La guerre crée des fantômes qui ne cessent de re-venir et qui ne cessent d’être hantés eux-mêmes par ce qu’ils ont vu et vécu. Cette idée du retour devient littérale quand Alex annonce, lors de sa première séance, qu’il souhaite se rendre à Bagdad sur les lieux mêmes du bombardement afin de changer de perspective et d’aller évaluer au sol les conséquences de ce qu’il fait dans les airs : ALEX. I want your advice on something. I decided to go there. To the target. […] PAUL. Why would you want to go back ? ALEX. I’m interested. […] PAUL. Do you want me to take responsibility for this visit ? […] ALEX. Wait, are you trying to tell me that I’m asking you to be my commanding officer ? Okay, I’ll buy it. So, are you willing to To be my CO ? For $ 150 an hour ?

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PAUL. I don’t think I’m qualified for that. But would you agree to be your own commanding officer ? (semaine 1)

10 L’armée et la guerre sont présentées comme des armes de déresponsabilisation massive où même le thérapeute doit être assimilé à un commandant pour que ses paroles puissent être entendues et devenir performatives. En semaine 4, Alex compare à nouveau Paul à un formateur militaire ou un contrôleur aérien qui pourrait le guider : ALEX. So that’s the first thing they teach you at pilot school. You go into vertigo, you look only at your aircraft’s instruments. Ignore your feelings completely. Rely on your instruments. That’s what the air controller tells you if he thinks you’re freaking out, and that’s what you’re telling me now. Eyes on your instruments. So you want me to put myself into your hands. You wanna navigate me. Rely on you. And on one hand, you’re right. That’s why I came in the first place. But keeping my eyes on the instruments is what got me here. […] ’Cause I kept my eyes on the instrument, I dropped that bomb so accurately into that window. I relied only on my commanders. And I killed innocent people. And now I’m supposed to rely on you. PAUL. Alex, I don’t want you to rely on me. I want you to rely on yourself, on your own feelings. (semaine 4)

11 Alors que Paul encourage Alex à penser par lui-même et à se responsabiliser, ce dernier ne peut abandonner sa vision hiérarchique du monde où vivre signifie obéir et ignorer ses émotions. Même quand Paul le force à faire face au sentiment de culpabilité qu’il pourrait ressentir, Alex botte en touche et demande s’il pourrait avoir un café : PAUL. Don’t you think there’s a strong desire there to atone for your actions ? ALEX. Do they have any coffee around here ? I could use a good cup of coffee. (semaine 1) Le personnage ne trouve pas les mots pour exprimer ce qu’il éprouve et s’expliquer sur les raisons qui le poussent à retourner à Bagdad. Alex reste dans la dénégation, l’évitement et la fuite : ALEX. I’ve got a plane to catch. […] I better pay you now. Who knows how this little trip will turn out ? […] Aren’t you gonna wish me luck ? PAUL. Good luck, Alex. (semaine 1)

12 À travers sa forme sérielle, la fiction se sert du retour à Bagdad après la première séance pour créer non seulement un cliffhanger et du suspens quant à l’éventuel retour sain et sauf d’Alex, mais aussi de l’attachement pour un militaire qui semble pourtant ne ressentir aucun remord.

Déni et menace sur la fiction

13 La guerre demeure hors champ mais, dès le début, elle a le potentiel d’affecter la continuité de la fiction, ce que Paul reconnaît au début de la deuxième séance lorsque le pilote fait sa réapparition : « Look, Alex, I’m really glad that you came back. To tell you the truth, I was a little worried after you left last week » – dans une ventriloquie de ce pourraient aussi se dire les spectateurs. Les émotions qu’éprouve Paul envers son patient font ainsi écho à la peur du public quant au fait que le personnage d’Alex pourrait ne pas revenir dans la série.

14 Lorsqu’Alex fait le compte rendu de son expérience à Bagdad, le traumatisme est à nouveau nié, la réalité est mise à distance : ALEX. I knew this should’ve been the trauma of my life but I felt nothing. […] Listen, there’s people down there, arms and legs missing, faces blown off, it’s carnage. And

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the parents are waiting to see if their children are going to live all because of what I did. But what can I tell you ? To me, they looked like 200 people standing in line at the pharmacy. […] The people in the madrasa, it wasn’t any different to seeing it on TV. The only thing on my mind was whether the system knew that the buildings near the target, the one that was supposed to get my bomb, if they knew these buildings were full of children or not, as they claim. Nothing else mattered. (semaine 2) Même lorsqu’Alex la voit directement, la guerre reste médiatisée. Paradoxalement, son récit d’indifférence face au carnage crée en nous, spectateurs, les sentiments d’horreur et d’indignation qu’Alex refuse de ressentir. A priori, la seule préoccupation d’Alex est de savoir s’il a été berné, si l’armée savait ce qu’elle l’avait envoyé bombarder, mais l’image des amputations subies par les civils irakiens (« arms and legs missing, faces blown off ») ressurgit dans la description que fait Alex de son propre mal : ALEX. Look, if you hold on to this organ called guilt feelings and I believe that’s what it is, it’s an organ, like the spleen or liver, the system will cut it out of you completely. Understand ? I have no way of feeling guilt any more. I don’t have the organ. (semaine 2)

15 Cette amputation de la culpabilité, comme s’il s’agissait d’un organe physique, est mise sur le compte de la hiérarchie militaire mais également sur celui de l’histoire afro- américaine et familiale qu’Alex doit porter. Son père a réussi à échapper à un raid du Ku Klux Klan, mais seulement en empêchant son propre père gravement malade de tousser et de les faire repérer. Il l’a étouffé de ses mains pour survivre : ALEX. If there’s someone who does not know the meaning of guilt, it’s my father. You know why ? Because if he could feel, he wouldn’t have survived. You know, my father killed his father with his bare hands. […] He always used to say, ‘Leave the guilt for the white man. We can’t afford it’. (semaine 2)

16 Le refoulement d’Alex est lié au poids de l’histoire et à l’injonction paternelle ; sa froideur apparente s’explique par le cercle vicieux des discriminations et des violences. L’absence d’émotions se vit comme une forme d’empowerment, mais c’est une défense qui, paradoxalement, va se retourner contre Alex, comme si le père allait être responsable de la mort de la génération qui l’a précédé mais aussi de celle qui l’a suivi. Dans la série d’origine, BeTipul, Yadin Yerushalmi (Lior Ashkenazi) est un pilote de l’armée israélienne qui a été conduit à bombarder un immeuble de civils palestiniens à Ramallah (figure 7).

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Figure 7 : Yadin, la version israélienne d’Alex

Les dialogues de la version américaine reprennent quasiment mot pour mot le script de la version israélienne, si bien que l’on a pu parler de simple traduction plutôt que d’adaptation, mais il a fallu trouver un équivalent à la situation de Yadin4, dont le père est un survivant de l’Holocauste qui n’a eu de cesse de répéter à son fils d’être fort et de ne pas ressentir d’émotion.

17 Comment adapter l’histoire d’un peuple martyrisé qui peut se mettre à martyriser à son tour ? L’Afro-américanité d’Alex a été une manière de réintroduire, dans le nouveau contexte culturel, le poids du passé et l’idée d’une résilience qui permet de se reconstruire sur le plan personnel mais peut aussi générer d’autres violences. Comme l’explique Alex, son père est une figure sacrificielle qui a trop souffert pour être critiqué quand il prône la distance émotionnelle. ALEX. What you’ve got to understand about my dad, he lived this whole life on this civil-rights-pioneer ticket. You know, a guy who survived the Klan and marched with King. Who could say anything to him ? He suffered for us all. (semaine 3)

18 Ce choix d’adaptation a ses limites. Contrairement à Yadin, Alex fait partie d’une minorité ethnique discriminée dans son pays. Il n’appartient pas à la classe dirigeante qui a décidé de partir en guerre contre l’Irak. Mais, parce que cette première saison de la série américaine a été diffusée de janvier à mars 2008, Alex peut aussi se lire comme une figure qui annonce l’élection, en novembre 2008, de Barack Obama, premier président – et donc premier chef des armées – noir des États-Unis. Dans l’un de ses discours de campagne (Speech on Race)5 qu’il prononce en mars 2008 (alors que la huitième semaine d’In Treatment est diffusée sur HBO), Obama souligne ses origines métisses (« I am the son of a black man from Kenya and a white woman from Kansas »), son expérience des différences sociales (« I’ve gone to some of the best schools in America and lived in one of the world’s poorest nations ») et son lien, certes indirect mais intime, avec l’histoire de l’esclavage aux États-Unis (« I am married to a black American who carries within her the blood of slaves and slaveowners »). Obama a mis en avant la question de la discrimination et de l’inclusion de la minorité afro- américaine tout en assurant une relative continuité de la politique étrangère américaine. En effet, si Obama a retiré progressivement les troupes américaines d’Irak,

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il a augmenté celles présentes en Afghanistan, ce qui a suscité une controverse concernant l’obtention de son prix Nobel de la paix en 2009 au moment où il était aussi surnommé le « war president6 ».

19 Blair Underwood, l’acteur qui joue Alex, incarnera d’ailleurs le Président des États-Unis deux ans plus tard dans la série The Event (NBC, 2010-11) (figure 8). Michel Riffaterre définit l’intertextualité comme « la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie7 », soulignant ainsi le rôle actif des lecteurs et lectrices ou, dans notre cas, des spectateurs et spectatrices. La perception d’un intertexte peut, en effet, apparaître comme un effet de lecture et dépendre des souvenirs que chacun.e d’entre nous ont d’autres films ou d’autres textes, que nous avons pu lire ou voir dans un ordre qui ne correspond pas nécessairement à la chronologie de leur création. Les lecteurs-spectateurs peuvent venir éclairer un film à l’aide d’une œuvre produite après ce dernier. La définition que donne Riffaterre de l’intertextualité implique ainsi une dimension anachronique et rétrospective qui met au défi une vision purement historique et linéaire des œuvres artistique. À travers l’élection d’Obama et le rôle présidentiel de Blair Underwood dans The Event, In Treatment a été, d’une certaine façon, rattrapée par l’histoire. Même si une présidence noire (dans la réalité et dans la fiction) n’inverse pas le rapport de force racial aux États-Unis, l’équivalence trouvée par les scénaristes a certainement acquis, de manière rétrospective, une nouvelle pertinence.

Figure 8 : Blair Underwood en Président des États-Unis dans la série The Event

20 Les dénégations d’Alex s’accompagnent d’une agressivité envers Paul, vu au mieux comme un supérieur (« You’re supposed to be smarter than me », semaine 2) au pire comme un rival qu’il faut rabaisser et remettre à sa place (« Don’t you want to upgrade the standard of living around here ? », semaine 3). Alors que payer sa séance fait

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normalement partie intégrante d’une thérapie, Alex s’en sert comme d’un rappel de la subordination économique de Paul, jetant même de la menue monnaie sur la table : ALEX. I’ll pay you for the extra time. PAUL. No need, it’s okay. ALEX. No, no. I insist. It’s another 20 % ? $ 30, hold on. PAUL. Do you feel better now ? ALEX. What do you mean ? PAUL. After paying me, do you feel better ? What are you trying to say ? I guess that I’m surprised by how much effort you put into showing your contempt for this process and for me. (semaine 4)

21 Alex réaffirme sa supériorité en termes de classe sociale, allant jusqu’à peut-être inverser le rapport racial, mais il use de moyens quasi militaires pour faire intrusion dans la vie privée de Paul et le faire chuter d’un soi-disant piédestal : ALEX. Either I accept your superiority as if you’re some kind of god, or I use my intelligence and do a little investigating. […] Yeah, you’d be real surprised the kind of information you find out from a few phone calls. […] I found a hell of a god in my investigations. A god whose life is falling apart, whose wife is sleeping around behind his back, whose daughter is fucking junkies, whose father is rotting away in some geriatric hospital somewhere in Virginia, and why ? Is the son too stingy to pay for a slightly more liveable place ? What a god. (semaine 5)

22 Alex importe, au sein du cabinet, une idéologie de la surveillance et de la paranoïa où la vie privée est soumise en permanence à l’inspection et l’évaluation.

De Top Gun à top dog

23 Dans les deux versions (israélienne et américaine), c’est surtout à travers les enjeux de genre (et non de classe) que la série explore les tourments du pilote de chasse. A travers ses initiales Y.Y., Yadin Yerushalmi, dans la version israélienne, incarne une forme impossible et invivable d’hypermasculinité ; de même, le nom d’Alex Prince évoque le mâle dominant ou « Alpha Male » (il a d’ailleurs appelé son fils Roy – ce qui lègue, toute en la redoublant, l’appellation de domination). Cette virilité exacerbée s’affirme notamment dans des relations irrespectueuses avec les femmes. Alex raconte ainsi comment il a récemment rompu avec sa femme Michaela, avec qui il est en couple depuis quinze ans : ALEX. I went straight home and told Michaela I wanted to leave home. And I said it in the same way I’d tell her I was going to take the car to the garage. PAUL. Still, wasn’t there something in her reaction that disappointed you ? I mean, you come home, you drop this bombshell and she’s indifferent to you. (semaine 3)

24 Le non-dit de la guerre ressurgit dans le discours de Paul (« you drop this bombshell »), qui se retrouve contaminé par le bombardement qui a amené Alex sur le divan du thérapeute. Alex met en place une compétition avec Paul qui ne dit pas son nom. Il entame une relation avec Laura, une patiente blanche, approchant la trentaine, qui a avoué son amour à Paul et qui semble utiliser Alex pour rendre Paul jaloux (mu par son éthique professionnelle, Paul a, en effet, résisté à ses charmes). Alex tente d’extorquer de Paul des informations sur Laura afin de décider s’il devrait continuer sa relation avec elle. Parce que Paul refuse de dire quoique ce soit, Alex le rabaisse en utilisant une métaphore sexuelle :

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ALEX. That’s all right, ’cause I’m not used to you giving me advice anyway. […] And when she’s here for her session, try to pull the espresso handle fast. ’Cause she likes it with a lot of foam. (semaine 3) Cette rivalité sexuelle autour de Laura atteint son apogée en semaine 5 lorsqu’Alex s’attaque à Paul directement : ALEX. Did you have something going on with her or not ? You really are perverted. You know that she’s young enough to be your daughter, man. During all our sessions here I bet you sit here and you imagine how I screwed her. Right ? […] You can’t hang with her. Come on, look at you. You’ll look like a fool. Trust me. You can’t keep up with her pace. (semaine 5)

25 Alex se représente en générateur de fantasmes ; ce faisant, il intériorise les stéréotypes du corps noir dangereux et surpuissant et renforce l’« Othellophilie8 » comme phénomène culturel, où les couples mixtes sont la plupart du temps représentées par une femme blanche et un homme noir (figure 9), refoulant ainsi l’Histoire et ses secrets honteux où les esclavagistes blancs violaient les femmes noires.

Figure 9 : Laura et Alex

26 Alors que Paul analyse l’agressivité d’Alex comme un décentrement de la rage que ce dernier ressent contre un père autoritaire et macho, il pointe aussi du doigt, en filigrane, le paradoxe d’un soldat qui part lâcher des bombes en Irak au lieu d’affronter ses démons et son propre père : PAUL. Can we stay focused on what the issue is we’re trying to deal with here ? The difficulty that you must have had living in the shadow of your father, in a world where you’re not allowed to express who you are. Your tender side, maybe your feminine side, for example. So what do you do ? The only thing you can do is defy him. You have to fight with everything you have. But you know something, Alex ? You haven’t done that. You haven’t dared to do that. Your father is such a powerful, imposing character that you’re terrified he’ll crush you. So you come through this door with all your rage, your resentment, your jealousy, your buried anger toward him. You bring it in here and you let it loose on me. That’s what you do, but that’s okay. That’s fine. That’s why I’m here. ALEX. I think that’s the most patronizing thing I’ve ever heard. (semaine 5)

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Le parallèle entre la guerre armée et la guerre entre générations masculines est encore plus fragrant dans la version israélienne qui, avant l’échange cité ci-dessus, inclut ce diagnostic du thérapeute Reuven Dagan (Assi Dayan) : ALEX. Do you know where terrorists grow ? […] They grow up next to empires. Empires are what create terrorists. Terror is a defiance. It’s a sting in the ear of an elephant. I’m trying to understand if your defiance comes from your difficulty to live in the shadow of an empire, of such a strong father figure, almost like a dictator.

27 Dans les mots du thérapeute israélien, le père devient l’État impérialiste et le dictateur auquel il a échappé dans sa jeunesse, tandis que le fils est comparé aux terroristes qu’il s’en va pourtant combattre. Ce passage est l’une des rares coupes effectuées par la série américaine. La révolte contre la figure paternelle est analysée ici en des termes politiques qui auraient mis à mal, début 2008, une certaine vision que les États-Unis ont d’eux-mêmes (dans laquelle le pays lutte contre la « terreur » et ne la génère en rien). Le déni de culpabilité d’Alex se reflète alors dans cette coupe textuelle : la version américaine refuse d’intégrer et d’entendre un tel discours.

28 La force des deux séries est de nous montrer les faiblesses et les failles du thérapeute. Paul succombe à la crise de la cinquantaine : il pense être effectivement adoré par Laura, jeune femme en détresse dont il croit pouvoir régler les névroses. La violence de la guerre se retrouve ainsi dans l’affrontement de deux hommes qui s’illusionnent sur leur pouvoir masculin : ALEX. And then Laura comes along, your sexiest patient yet, and her only wish in life is to get you into bed because she thinks that’s gonna solve all of her sexual hangups. And you, you fall in love with that crazy slut. PAUL. Don’t you fucking talk about my patients, you fuck ! How fucking dare you ! You prick. (semaine 5) Au cours de cet échange, Paul en vient aux mains et aux insultes (figure 10). Alex s’en va sans mot dire.

Figure 10 : Alex et Paul en viennent à se battre physiquement

29 Paradoxalement, si la provocation est bien venue d’Alex, ce n’est pas lui, le soldat, qui perd son contrôle. La série livre un discours selon lequel la guerre en Irak serait menée

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non par des têtes brûlées bagarreuses mais par des hommes de sang froid qui courent le risque d’être incompris et rejetés parce qu’ils effraient : ALEX. I realize I threaten you. […] You consider me a murderer. […] When people look in my eyes, look at my hands, can they tell that I’ve killed 42 people in the past 20 years ? That’s 42 human beings. You can’t hide something like that, right ? There’s something about me they’ve gotta see that. And it scares them. (semaine 6) Mais la série se retourne toujours sur son propre discours, déconstruisant les propos d’un personnage à travers les propos de l’autre : PAUL. I think maybe that’s how you see yourself, Alex. Maybe that’s why you pushed me to such a violent place. So that I’d treat you the way that you think you should be treated. […] ALEX. You’re tired of taking the shit I give you all the time. And actually, I don’t blame you. If I were you, I’d have gotten rid of me a long time ago. (semaine 6)

30 La série nous invite donc aussi à voir Alex comme un personnage masochiste et suicidaire, qui s’attaque aux autres pour mieux se faire du mal. Le terroriste qu’il doit abattre, ce serait bien lui – ou peut-être une part de lui-même qu’il refuse de reconnaître.

Rêve et refoulé

31 Tout au long de ses sept séances, Alex tourne autour de la question de l’homosexualité qu’il aborde à travers un discours sur l’armée et la guerre. Quand Alex évoque Sean et Daniel, ses deux meilleurs amis qui vivent en couple, c’est à travers le prisme militaire : « I don’t think Sean and Daniel would be much help, ’cause they… Gays don’t really understand military. Or vice versa » (semaine 6). Alex aborde ses propres tendances homosexuelles à travers le récit d’un rêve dans lequel un avion de chasse prend la fuite, récit qu’il sait ensuite très bien décoder lui-même en projetant la grille d’analyse du psychiatre : ALEX. He’s running away like a pussy instead of turning around, standing his ground and fighting. I’m dying to come up to that pitiful fucker and shove an air-to-air missile up his rear burner. […] You’re dying to say it’s a homosexual dream. I’m tailing him. I see fire coming out of his back burner. I’m wanna shove my… It all fits, doesn’t it ? That could explain a lot of things. […] Laura, for instance. That lousy fuck we had the first time. And Michaela. The fact that I’m suddenly not attracted to her anymore. (semaine 6)

32 Sans jamais rien admettre, le discours d’Alex contribue à révéler les liens sociaux masculins, la rivalité entre hommes, les bagarres, les corps-à-corps, la guerre, comme les expressions de possibles passions homoérotiques refoulées. Lorsqu’Alex quitte sa femme et s’installe chez ses deux amis gay dès la semaine 3, il apprécie leur mode de vie mais son récit préserve l’identité hétérosexuelle qu’il s’est forgée : ALEX. They bring their friends over to meet me and they’ve turned me into the talk of the gay community. So I’ve been going along with it. You know, I go to dinners, drinks. I even went to this gay club with them on Sunday. They told me there’d be some hot ladies there, somebody I could pick up that aren’t even lesbians. (semaine 3)

33 Le retour au discours hétérosexuel semble relever du déni. Au refoulement de la culpabilité liée au bombardement, fait écho le refoulement de ses véritables désirs sexuels. Alex paraît s’appliquer à lui-même la fameuse devise « Don’t ask, don’t tell » qui régit le traitement de l’homosexualité dans l’armée. Ses relations avec les femmes sont

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relatées en termes de prouesse (« I gave a shitty performance ») et de stratégie militaire (« Maybe it was a way to move the conversation in a sexual direction, make things go forward. A kind of signal that she had been cleared to attack.»).

34 La part « féminine » d’Alex se heurte aux injonctions paternelles et aux attentes d’un modèle masculin hétéronormé, jusqu’à provoquer une crise de larmes au moment même où, paradoxalement, Alex raconte comment, à dix ans, il a appris à être fort et à se battre, pour ne plus être harcelé par d’autres garçons : ALEX. And the next time some kid picked on me, I beat his face to a pulp. You couldn’t even recognize him. […] You control your fear, you control your life. (semaine 6)

35 C’est paradoxalement lors d’un discours sur l’importance du contrôle qu’Alex perd ce dernier. En se rappelant qu’il avait frappé un autre enfant jusqu’à ce qu’on ne puisse plus le reconnaître, Alex emploie des mots (« to a pulp ») qui font ressurgir en filigrane l’horreur qu’il a infligée aux enfants irakiens quand il a lâché sa bombe9. C’est en admettant cette expérience douloureuse de bourreau pendant l’enfance, qu’Alex accepte d’être un traumatisé de guerre et finit par se laisser submerger par l’émotion et, peut-être, par la culpabilité. La reconnaissance ultime du trauma a lieu dans une dénégation, dans une phrase qui parle d’un enfant dont le visage n’est « plus reconnaissable ». C’est son propre visage qu’Alex s’apprête justement à cacher. Pour ne pas exhiber ses sanglots, Alex sort du cabinet et part se réfugier dans la cour extérieure. Les pleurs qu’il dissimule à Paul par pudeur ou par désir de protéger son image virile sont montrés aux spectateurs, qui sont encouragés à voir en Alex un personnage beaucoup plus sensible et complexe que ne laissaient supposer les premières séances (figure 11).

Figure 11 : Les pleurs d’Alex

36 Alex ne se confie pas par les mots, mais par le corps (tout comme la crise cardiaque avait révélé son mal-être). Si le discours verbal ne laisse presque jamais rien paraître, c’est le jeu de l’acteur qui laisse percevoir les failles et l’évolution du personnage : la barbe qu’il a laissé pousser (peut-être un signe qu’il se libère de l’armée, qu’il retrouve sa vraie nature, peut-être ?), les yeux embués de larmes, le regard dans le vide, la lèvre qu’il mord légèrement (figure 12). La forme sérielle, avec ses rendez-vous

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hebdomadaires, a permis de faire effectuer un voyage non seulement à Alex mais aussi à nous-mêmes.

Figure 12 : Les non-dits à travers le jeu de l’acteur

Tragédie et interruption de la fiction

37 La trajectoire d’Alex est pourtant tragique. Même si le personnage a tendu vers le progrès et la découverte de lui-même, il fait brutalement machine arrière. Pour sa dernière séance en semaine 7, il arrive rasé de près, portant son uniforme, ses médailles et ses lunettes de pilote. Symboliquement, l’armée l’a rattrapé (figure 13) : PAUL. Well, I feel like I should salute you. ALEX. At ease, Doc. This is gonna be my last time, for a while anyway. (semaine 7)

Figure 13 : le retour en arrière, le retour à l’armée

Le vocabulaire militaire est lié à l’idée de non-retour – un non-retour présenté comme provisoire mais qui s’avèrera définitif. La guerre va bientôt reprendre son pilote et priver la série d’Alex. C’est en tant que formateur aérien qu’Alex annonce qu’il reprend du service. Il va préparer les jeunes pilotes, fraîchement sortis de l’école de pilotage, à partir au combat : ALEX. Most of these guys are out of Top Gun, cocky as hell. They look in my eyes, they know I’ve been places they couldn’t conjure up in their worst nightmares. Makes them think twice before fucking with me. (semaine 7)

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38 Sept semaines après le début de sa thérapie, Alex nie tout le travail qu’il a accompli sur lui-même et revient à la case départ de ses travers : exacerbation de la rivalité masculine, désir d’intimider et d’impressionner, valorisation des expériences traumatiques, certitude arrogante (« When I’m up in the sky, that’s when I’m in control. You don’t get it yet. I am the best. »). Alex redevient un robot conçu pour obéir et réagir : ALEX. When you’re up in the air, it’s read and react. Like a machine. Split-second decisions. […] I needed to get back to the navy. Discipline, order, ‘Yes, sir. No, sir.’ Knowing when to sleep, when to wake up, what to wear, what to eat, what to do. To get out of my own head. (semaine 7)

39 La découverte de soi et la remise en question des normes laissent la place à l’aliénation dans un discours qui fait à nouveau la part belle aux stéréotypes de genre (« It’s tough. It separates the men from the boys, let me tell you », semaine 7) et aux clichés des discours politiques et militaires qui rejettent la faute sur les victimes ennemies (« Terrorists hide among civilians. It’s a common tactic. It’s their fault if there’s collateral damage, not ours. They’re putting their women and children at risk », semaine 7). La série remet ici en question le bien-fondé de la psychothérapie et les possibilités réelles de faire évoluer une personne. En citant son père, Alex rejette la psychothérapie au même titre que l’homosexualité : « Who turned me into a a ‘selfish, whining little bitch’ ? Was it the fags I was hanging around with ? Or was it, and this one he really seized on, was it the shrink ? ». Alex choisit l’action plutôt que la réflexion, la guerre plutôt que l’analyse : ALEX. I’ve been sitting around feeling sorry for myself. I’m a doer, not a talker, so all of this, that’s over. […] This is not for everyone, self-examination. Some of us, we just need to live our lives, man. (semaine 7)

40 Paradoxalement, selon Alex, la psychothérapie n’est pas un « exercice pour mauviettes », mais c’est un exercice qu’il ne peut pas accomplir. De manière ironique, il dit préférer « vivre sa vie » alors que l’interruption du traitement va justement signifier sa mort. Dans ce discours qui oppose actes et paroles, où « faire son examen de conscience » est censé aller à l’encontre de « vivre sa vie », la fiction sérielle qui semblait promettre une évolution positive, un progrès lent mais certain, connaît un raté, un retour en arrière. La série fait non seulement face à un backlash réactionnaire, mais va aussi à l’encontre des attentes spectatorielles en dénonçant les limites de son propre fondement narratif : non, la psychanalyse ne permettrait pas toujours d’accomplir des avancées.

41 Lors de ce qui sera sa dernière séance, Alex ne fait que réaffirmer ce qu’il annonçait lors de la première – l’invocation de la guerre pour justifier l’absence de culpabilité, l’identification pleine et entière à sa formation militaire et son mépris pour les civils qui ne seraient que des bons à rien inactifs : ALEX. Guilt is not an issue for a pilot in a time of war. We’re not trained to think that way. […] Soon I’m going to be flying over the armpit of the fucking world and I’ll be thinking about you and your chair. (semaine 7) Avant le départ d’Alex, Paul tente de redéfinir la notion de courage. Être courageux ne consisterait pas à partir à la guerre (qui est présenté comme une fuite) mais à se regarder en face, affronter ses peurs et faire face à la question de son identité PAUL. These issues with your father, with your own identity, with what you really want for yourself, these things, they have to be looked at. Don’t you think it would be better to deal with them here on the ground than have them follow you ? […]

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You know, Alex, I just wanted to say that I think you’ve done great work here. Brave. Really. I want us to continue that. OK ? ALEX. Goodbye, Doc. PAUL. Take care, Alex. (semaine 7)

42 D’une certaine façon, Alex préfère être un guerrier hétérosexuel mort plutôt qu’un patient/penseur homosexuel vivant. Le lundi de la semaine 8, Paul et Laura assistent aux funérailles d’Alex. Paul, profondément atteint, confie à Laura qu’Alex est le seul patient qu’il ait jamais perdu en analyse. L’armée a triomphé de la thérapie ; la guerre s’est manifestée dans la série en rendant Alex littéralement in-traitable. Les seules images de guerre sont des images de funérailles militaires, prenant ainsi le contrepied de la politique médiatique sous Bush où les retours de cercueils étaient cachés au profit d’images de victoire, de libération et de conquête (figure 14).

Figure 14 : les funérailles d’Alex

Le mardi suivant, le prénom d’Alex est symboliquement effacé du carton qui démarre l’épisode (figure 15).

Figure 15 : l’effacement du nom au début de l’épisode

En lieu et place d’Alex, c’est son père Alex Prince Sr (Glynn Turman) qui vient consulter le psychiatre afin de comprendre la disparition de son fils. Alors qu’il était en simple exercice de combat, Alex a trouvé la mort en poursuivant un avion en vol bas et en ne redressant pas assez vite. Selon les rumeurs, il se serait suicidé. La série laisse planer un

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doute qui s’exprime par la voix étranglée du père : « We’ll never know, will we ? ». La mort a eu lieu pendant une simulation de guerre, insistant encore davantage sur le gâchis inutile qu’elle représente. L’émotion du père, comme celle d’Alex, ne passe pas par ce qu’il dit mais par la manière dont il le dit : sanglots dans la voix, larmes dans les yeux, difficultés à parler (figure 16).

Figure 16 : L’émotion du père d’Alex

43 Alex Senior commence par accuser le thérapeute en avançant des arguments et des métaphores que l’on a déjà entendus dans la bouche de son fils, avant de s’accuser lui- même dans une prise de conscience des répétitions tragiques : ALEX SR. Darwin had a theory. He called it survival of the fittest. The fittest, not the most self-reflective. You’re the one who told him he had to go look inside. To reflect, examine, feel. Oh, yeah, he felt. Yeah. And what did that get him ? Now he’s a human pancake. […] Did I kill my son ? I killed my father with my own two hands. Did I kill my son too ?

44 La série laisse aux spectateurs la liberté de projeter des mots sur la disparition d’Alex, d’élaborer un discours autour des raisons qui l’ont poussé à la mort, autour des responsabilités (culpabilités ?) individuelles et collectives. La mort d’Alex laisse une béance d’autant plus grande qu’elle appelle l’interprétation. La série qui est habituellement construite sur l’idée de continuité est mise en crise : l’absence d’Alex entraîne la fin des épisodes représentant sa thérapie. En semaine 9, la case d’Alex a disparu sur le menu du DVD (figure 17) – une journée sans aucun épisode d’In Treatment. La case qui était normalement dévolue à Laura a aussi été annulée : Laura a, en effet, préféré arrêter sa thérapie, son amour pour Paul n’étant pas réciproque. Lors de la diffusion originale, aucun épisode n’a ainsi été diffusé le lundi 24 et le mardi 25 mars 2008. Mais si nous reverrons Laura lors du dernier épisode, la disparition d’Alex est, quant à elle, définitive et irrévocable.

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Figure 17 : L’absence d’Alex affecte la sérialité

45 Jamais peut-être les effets de la guerre n’ont été mieux représentés que dans cet arrêt d’une vie qui entraîne l’arrêt de la fiction. In Treatment ne fait pas comme si de rien n’était, ne fait pas comme si tout pouvait continuer « comme avant ». Alex ne se racontera plus. Sa mort laisse un vide qui ne pourra pas être comblé. Sa mort ne peut se dissoudre dans la narration.

BIBLIOGRAPHIE

DAILEADER Celia, Racism, Misogyny, and the Othello Myth : Inter-racial Couples from Shakespeare to Spike Lee, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

HATCHUEL Sarah, « Trapped In Treatment », GRAAT On-line, n° 6, décembre 2009, p. 195-210, www.graat.fr/backissuepiegesseriestv.htm.

In Treatment : The Complete First Season (DVD), HBO Studios, DVD sorti en mars 2009, 1290 minutes. Créateurs : Rodrigo García, Hagai Levi, Nir Bergman, Ori Sivan.

LEVI Hagai, Master Class, « Roma Fiction Fest 2010 », 23 juin 2010, https://www.youtube.com/ watch ?v =r3bPd29YuEw.

RIFFATERRE Michel, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979.

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NOTES

1. Sur la structure narrative et réflexive de la série, voir Sarah Hatchuel, « Trapped In Treatment », GRAAT On-line, n° 6, décembre 2009, p. 195-210, http://www.graat.fr/ backissuepiegesseriestv.htm. 2. Alex prend notamment en main la maquette d’un voilier comme pour mieux réaffirmer son appartenance à la Marine (US Navy). L’image du bateau – par opposition à l’avion – sera répétée sur le portrait d’Alex disposé devant son cercueil lors de ses funérailles militaires. La série suggère ici peut-être qu’Alex était un marin contrarié, un personnage destiné à n’être à l’aise ni sur terre ni dans les airs. Je remercie Jean Du Verger pour cette hypothèse intéressante. 3. Cette foi en la primauté des gènes réapparaîtra lors de la troisième séance, lorsqu’Alex décrit la personnalité bienveillante de son jeune fils, Roy : « This is completely a genetic issue. Look, he got the female genes from Michaela and my mother. My mother, she was the same way. There was selflessness in everything she did, just like Michaela » (semaine 3). 4. Voir la Master Class présentée par le showrunner Hagai Levi en Italie au « Roma Fiction Fest 2010 », 23 juin 2010 : https://www.youtube.com/watch ?v =r3bPd29YuEw 5. « Barack Obama’s Speech on Race », New York Times, 18 mars 2008, http://www.nytimes.com/ 2008/03/18/us/politics/18text-obama.html?_r=0. 6. http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/12/10/barack-obama-a--pour-un-prix- nobel-de-la-paix-controverse_1278412_3222.html 7. Michel Riffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979, 9. 8. Concept de Celia Daileader dans son ouvrage Racism, Misogyny, and the Othello Myth : Inter-racial Couples from Shakespeare to Spike Lee, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. 9. Je remercie Monica Michlin pour cette remarque.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’analyser comment la guerre est représentée, dans la série In Treatment (HBO, 2008-2010), sans « images de guerre », à travers les simples mots d’un patient (le pilote de chasse Alex Prince) à son thérapeute. Si la guerre réapparaît, de manière décentrée, dans les attaques d’Alex envers son psychanalyste, son manque de coopération, son désir de se poser en client tout-puissant et en « mâle dominant » qui nie toute culpabilité et tout traumatisme, la guerre reste par ailleurs irreprésentable, le patient reste in-traitable, jusqu’à mettre en crise la sérialité et la continuité même du programme.

This article analyses how, in TV series In Treatment (HBO, 2008-2010), war is represented without the traditional images of war and only through the words of a patient (pilot Alex Prince) to his therapist. If war somehow reappears – albeit in a decentred way – in Alex’s angry confrontations with his psychoanalyst, in his lack of cooperation and in his desire to stand as a powerful alpha- male patient who denies any trauma or guilt, war eventually remains impossible to represent until the very notions of seriality and continuity are questioned.

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INDEX

Mots-clés : In Treatment, BeTipul, psychothérapie, pilote, guerre, traumatisme, HBO, Byrne Gabriel, Underwood Blair Keywords : In Treatment, BeTipul, psychotherapy, pilot, war, trauma, HBO, Byrne Gabriel, Underwood Blair

AUTEUR

SARAH HATCHUEL Présidente de la Société Française Shakespeare, est Professeure en littérature et cinéma anglophones à l’Université du Havre. Elle est l’auteure de livres sur Shakespeare au cinéma (Shakespeare and the Cleopatra/Caesar Intertext : Sequel, Conflation, Remake, Fairleigh Dickinson University Press, 2011 ; Shakespeare, from Stage to Screen, Cambridge University Press, 2004 ; A Companion to the Shakespearean Films of Kenneth Branagh, Blizzard Publishing, 2000) et sur les séries télévisées américaines (Rêves et series américaines : La fabrique d’autres mondes, Rouge Profond, 2015 ; Lost : Fiction vitale, PUF, 2013). Elle a codirigé (avec Nathalie Vienne-Guerrin) huit volumes de la collection Shakespeare on Screen et codirige (avec Ariane Hudelet) la revue électronique TV/Series. Sarah Hatchuel is Professor of English Literature and Film at the University of (France), President of the Société Française Shakespeare and head of the ‘Groupe de recherché Identités et Cultures’. She has written extensively on adaptations of Shakespeare’s plays (Shakespeare and the Cleopatra/Caesar Intertext : Sequel, Conflation, Remake, Fairleigh Dickinson University Press, 2011 ; Shakespeare, from Stage to Screen, Cambridge University Press, 2004 ; A Companion to the Shakespearean Films of Kenneth Branagh, Blizzard Publishing, 2000) and on TV series (Lost : Fiction vitale, PUF, 2013 ; Rêves et series américaines : la fabrique d’autres mondes, Rouge Profond, 2015). She is general editor of the CUP Shakespeare on Screen collection (with Nathalie Vienne-Guerrien) and of the online journal TV/Series (with Ariane Hudelet).

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24 heures chrono et Homeland : séries emblématiques et ambigües

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24 heures chrono : enfermement spatio-temporel, nœud d’intrigues, piège idéologique ?

Monica Michlin

1 24 heures chrono (Fox, 2001-2010)1 a sans conteste été la série de la guerre au terrorisme (War on Terror), ses aspects esthétiques et narratologiques incontestablement novateurs – déroulement en « temps réel » et utilisation systématique du split screen – fonctionnant aussi comme une mise en images et comme une mise en abyme d’une société de la « surveillance » et du complot2. L’écran multiple ou divisé signifie bien, dans un jeu de mots sur l’anglais « plots » que l’on retrouve dans le français « intrigues », à la fois la multiplication des intrigues narratives et celle des complots à la Maison Blanche ou contre l’Amérique, par des figures de l’ennemi tant intérieur qu’extérieur, d’où la « fracture » paranoïaque de l’écran, à l’image d’une suspicion radicale des apparences et, aussi, d’une scission interne du héros/antihéros incarné par Jack Bauer (Kiefer Sutherland). J’essaierai de montrer ici que ce split screen fondateur de la série figure moins une série de fenêtres ouvertes sur différentes intrigues simultanées, dans un effort de figurer le « temps réel » de la narration, que les mailles d’un filet qui se resserre à la fois sur Jack comme sur les méchants qu’il traque sans merci. Finalement, je verrai comment le split screen figurant le héros/antihéros clivé entre bien et mal devient aussi la métaphore de l’ambivalence que la série suscite chez les spectateurs conscients du piège idéologique qu’elle leur tend, notamment dans son apologie de la torture – le contexte politique réel étant celui des deux mandats de George W. Bush (2000-2008), de la guerre en Irak et des multiples scandales liés aux sévices infligés aux prisonniers, d’Abou Ghraib au « waterboarding » (supplice de la baignoire) que le Président Bush lui-même refusa de considérer comme contraire au droit international.

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Temps réel, compte à rebours, état d’urgence

2 De sa première à sa saison 8, la série joue sur le scénario perpétuellement renouvelé du compte à rebours de 24 heures avant un attentat terroriste annoncé. Comme le soulignent Chamberlain et Ruston, 24 heures chrono a connu d’emblée un succès critique et commercial du fait de son audace esthétique, de sa narration brillante de sa capacité à traduire l’atmosphère politique de l’après 11-septembre 2001 (« stylistically bold, narratively engaging, culturally relevant3 »). L’innovation stylistique et narrative majeure est annoncée dans les toutes premières secondes du pilote, qui, comme l’a dit Steven Peacock, « brands the number 24 into our memory » : jeu de mots sur « imprimer la marque » de la série, la « graver dans notre mémoire », et nous « marquer au fer rouge »4. En effet, en anglais, elle s’intitule plus sobrement 24, à l’image du parler monosyllabique de Jack et de la terminologie militaire, qui seule explique ce décompte des 24h et non l’usage anglo-saxon idiomatique des termes « 4 A.M. » pour 4h du matin et « 4 P.M. » pour 16h5. Dans ce bref clip6, l’horloge numérique grossit devant nos yeux par un effet de zoom et se fait de plus en plus lumineuse sur fond sonore de grésillement électrique avant d’exploser – un insert en lettres LCD remplit alors l’écran dans un fondu enchaîné sur ces fragments lumineux, qui préfigurent le split screen. Alors même que cet « affichage LCD » apparaît, il est lu en voix off par l’agent Jack Bauer: « The following takes place between midnight and one AM on the day of the California primary. Events occur in real time7. »

3 Cette voix off annonce une triple forme d’enfermement : dans la perspective narrative de Jack, même si les intrigues multiples nous permettent d’aller là où Jack ne va pas et d’échapper à son point de vue ; dans un contrat de visionnage fondé sur une mise en abyme de la fragmentation et d’un texte en mouvement perpétuel ; et, bien sûr, dans le format dit de « temps réel ». À partir de 07 :00, chaque épisode commence avec un récapitulatif en voix off par Jack lui-même, et se termine sur le « tag » : « I’m Special Agent Jack Bauer. And today is the longest day of my life »8. Ce leitmotiv ne sera pas repris dans les saisons suivantes, aucune saison avant la huitième et dernière ne pouvant répliquer l’intensité tragique de la saison 1. (à la lumière de la saison 8, on peut voir Jack, au-delà du « héros d’action », comme un héros tragique se battant contre la fatalité et comme une victime coupable, hantée par le traumatisme et inéluctablement poussée à le répéter).

4 Dès la saison 1, l’illusion du temps réel est presque parfaite ; nous avons de constants rappels du compte à rebours avec la réapparition de l’horloge numérique décomptant les minutes et secondes restantes. Mais de manière surréaliste, parce que sur la Fox, network qui diffusait la série, il y a quatre coupures publicitaires par heure, chaque « heure » dure en fait 42 minutes, les minutes manquantes étant décomptées, comme le montre l’horloge numérique au retour des « écrans publicitaires ». Ces « coupes » soulignées créent non pas l’effet d’une pause dans le récit, mais bien au contraire, l’illusion que le temps de 24 heures chrono continue de se dérouler pendant ce temps, derrière l’écran, dans une ellipse narrative essentielle permettant à Jack de se déplacer d’un lieu de Los Angeles à un autre, au défi de toute vraisemblance, en quatre minutes et trente secondes, ou à Chloe (Mary Lynn Rajskub), l’informaticienne surdouée, de décrypter un dossier qui lui résiste dans ce même laps de temps. Du coup, pas de « temps morts ». Bien sûr, pour s’assurer du retour des spectateurs, les coupures publicitaires doivent être précédées d’un cliffhanger interne. Soulignons que l’horloge

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numérique apparaît toujours au centre de l’écran, qu’il y ait ou non d’autres images ou « fenêtres » qui l’entourent : c’est la seule « fenêtre » invariable, à laquelle se réfère constamment le dialogue, en évoquant les sens multiples de « fenêtre temporelle » — comme fenêtre de tir, horizon d’attente, intervalle pendant lequel on attend telle information ou telle intervention.

Fig. 1 : Rappel des fils narratifs avant cliffhanger, fin de l’épisode 7.4

5 Dans la première saison, parce que le concept est encore nouveau et qu’il faut à la fois le réitérer et le protéger face à tout scepticisme des spectateurs, les personnages attirent souvent notre attention sur le fait qu’ils n’ont eu le temps ni de dormir, ni même de manger, depuis des heures (surtout que la saison 1 commence à minuit). Ce qui donne des dialogues comme celui-ci, entre Jack et Teri (Leslie Hope) : « You know what we should do when this is over ? »/« Get some sleep ? » (1.6, 05 :29). (« Tu sais ce qu’on devrait faire lorsque tout ceci sera fini ? » « Dormir ? »). De nombreuses allusions ironiques ponctuent le dialogue, jouant sur notre connaissance du format de 24h – format artificiel et absolument invariable, puisque dans chaque saison, il y aura des rebondissements jusque dans l’ultime minute –, mais que les personnages, par définition, ignorent. Exemple type dans la saison 1 : lorsque Nina (Sarah Clarke) dit à Teri et Kim (Elisha Cuthbert), alors qu’il reste encore dix heures de complot à déjouer : « It was a terrorist conspiracy and you were in the middle of it. But that’s over now » (1.14, 13 :18)9 . Autre ironie métafilmique dans la saison 7, lorsque la porte-parole dit à propos de l’intervention militaire prévue au Sangala, dans une série si définie par son cadre temporel, justement : « I’m not aware of a time frame » (7.2, 14 :00)10. Encore plus ironique, la Présidente Allison Taylor (Cherry Jones), qui ne sait bizarrement rien des exploits de l’agent Jack Bauer sous les quatre présidences précédentes, lui demande à la 8e heure comment il pourrait intervenir alors que la catastrophe semble imminente : « What could you even do on such short notice ? » (7.8, 12 :40)11 .

Pièges spatio-temporels

6 Précisément parce qu’elle est fondée sur l’urgence, la série est définie par un crescendo inverse au décompte temporel, et par l’action, c’est-à-dire, le mouvement permanent à

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l’écran : « keep moving ! », ou « go, go, go » dit Jack, lors de chaque opération sur le terrain, ce qui sonne comme autant de jeux de mots méta-textuels ou métafilmiques (« en avant, pas de temps mort »). Le paradoxe spatio-temporel tient à ce que le mouvement mène cependant toujours à des formes d’emprisonnement : l’espace est le plus souvent un piège qui se referme sur le héros. Dans la saison 1 – mais plus encore dans la saison 7 – nous sommes ramenés inéluctablement à la fictive Counter Terrorist Unit, ou CTU12. La CTU est une sorte de labyrinthe, avec un open space trompeur au rez- de-chaussée, saturé d’écrans qui arrêtent le regard et ne sont que des fenêtres virtuelles sur l’extérieur. Cet « open space » est entouré d’un dédale de couloirs qui mènent aux toilettes, à la salle des serveurs informatiques, à l’infirmerie, aux cellules pour les interrogatoires, et au parking souterrain. De l’étage supérieur, le directeur de la CTU – ou la directrice, puisque Michelle (Reiko Aylesworth) et Chloe occuperont ce poste au fil des saisons – peut observer les autres agents en train de travailler à travers des vitres en partie opacifiées, qui, avec les stores verticaux et les nombreuses rampes et barres métalliques créent un décor oppressant, quasi-carcéral, à surveillance panoptique.

Fig. 2 : Split-screen et surveillance interne à CTU, 24 h chrono 1.8

7 Dans la saison 1, même si le statut d’agent de terrain (« field operative ») de Jack lui permet de s’échapper souvent, c’est pour se retrouver dans d’autres lieux fermés – un hôpital (1.6), une centrale électrique (1.8), un hôtel (1.17)… Même la forêt (1.20) s’avère une « couverture » pour une prison secrète en sous-sol ! La logique est à la fois celle du jeu vidéo (entrer dans un espace, et arriver à en ressortir pour passer au niveau de jeu supérieur), et celle de la paranoïa : tout se renverse en son contraire, tout nouvel espace, y compris ouvert, est un piège.

8 Très souvent, les arcs narratifs décrivent eux-mêmes un cercle, renforçant la claustrophobie spatio-temporelle proprement dite. Dans la saison 1, l’intrigue concernant la famille de Jack joue sur le fait qu’après avoir été kidnappée, Kim arrive finalement à s’enfuir, simplement pour être capturée de nouveau, ce qui crée un effet de « répétition traumatique », l’effet de boucle tournant au cauchemar. Ce mécanisme contribue évidemment au sentiment de paranoïa sans lequel la série ne saurait

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fonctionner. Dans un jeu de mots sur « plot », au double sens de l’intrigue narrative et des intrigues politiques, 24 joue sur le slogan repris par la série Damages (FX, 2007- ) : « trust no one » (« ne fais confiance à personne »). Le motif de la « taupe », centrale au thriller d’espionnage, est réactivé par l’emploi réflexif à la fois du motif du sous- terrain, du labyrinthe, etc., mais aussi de la technologie de la surveillance, qui donne l’impression que tous les agents s’espionnent les uns les autres. Impression renforcée par les ordres donnés par le directeur de la CTU à Jack dès la 14e minute du pilote de la série : « For the next 24 hours, I want you all over this, don’t trust anybody, not even your own people » (I.1) (« Pendant les 24h qui vont suivre, je veux que tu suives toutes les pistes – ne fais confiance à personne, même pas à ton équipe »).

9 L’esthétique visuelle contribue évidemment à créer cette paranoïa autant qu’elle la « reflète ». Les gros plans ne révèlent rien des véritables émotions des personnages : « close-up » n’est qu’un terme spatial, et l’intimité est cousue de mensonges. Aucun des agents de la CTU, dans la saison 1 n’est transparent aux autres ; tous cachent ce sur quoi ils travaillent derrière des écrans qui « font écran », nous renvoyant réflexivement à la manière dont le récit nous leurre, forcément, jusqu’à son dénouement. Parce que l’univers de 24 est celui des hiérarchies militaires, les chefs ordonnent souvent la mise en détention d’un agent qui désobéit au protocole opérationnel – lorsque la menace est plus grave, c’est toute la CTU dans la saison 1, toute la Maison Blanche, dans la saison 7, qui passe en mode d’alerte maximale (lockdown), issues verrouillées, pour que personne ne sorte. Le paradoxe (ou double-bind) paranoïaque provient donc de ce que le danger est toujours simultanément dehors et dedans, que tout verrouillage est à la fois une protection et un piège, que tout arc narratif qui s’amorce ou semble s’achever est l’annonce d’une nouvelle menace que l’on n’a pas vu venir. Comme le dira un personnage à la saison 7 : « You can’t be paranoid enough »13.

Split screen : mosaïque d’écrans, fenêtre d’aperçu sur les multiples intrigues/complots, puzzle qui s’assemble

10 Or c’est cela que l’écran multiple ou fragmenté signifie très clairement. D’un côté, il semble ouvrir le récit sur différentes intrigues : c’est pour que nous les gardions toutes en mémoire que le split screen doit apparaître avant ou après les coupures publicitaires, notamment. Mais si dans la saison 1, le kidnapping de Kim et la menace d’assassinat pesant sur (Dennis Haysbert) semblent des intrigues distinctes, tout comme, dans la saison 7, l’intervention au Sangala et la menace terroriste sur le sol américain, au bout de quelques heures, dans chaque cas, coup de théâtre ! – l’on apprend que ces arcs narratifs sont inextricablement liés. Ainsi nous ne devrions pas voir le « split » screen comme « scindé » entre intrigues parallèles, mais comme un « réseau » d’intrigues, enchevêtrées, dans un seul fil conducteur. Ces fenêtres du split screen qui apparaissaient comme autant de fenêtres ouvertes centrifuges s’avèrent donc centripètes.

11 La critique a souligné l’importance primordiale du dispositif de l’écran « éclaté »: « it does more than contribute to the rush of the story: it is the story » dit Steven Peacock14. Michael Allen y voit le format des chaînes « d’information continue » comme Fox News (ou la chaîne concurrente, CNN) – « twenty-four hour rolling news reportage »15 – avec

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leurs salles de contrôle et leurs murs d’écrans affichant les flux d’images. Cet écran « démultiplié » peut aussi évoquer de manière subliminale à chaque spectateur ou spectatrice les triptyques du Moyen Âge ou la bande dessinée et ses superhéros, ou encore l’interactivité des jeux vidéos16 – mais de n’y voir qu’une « forme », un « trademark » en somme, de la série, sans véritable signification métaphorique, serait une erreur. En effet, le split screen joue sur le « cryptage » du sens du récit.

12 Parfois, comme ici, nous avons cinq images dans le cadre, dont l’une est un écran noir, comme pour signifier cette part d’ombre et de mystère.

Fig.3 : Ecran noir dans le split-screen, 24 heures chrono

13 Parfois, deux des images du même plan se déroulent dans deux cadres séparés, ici par exemple pour traduire un désaccord entre deux personnages. Parfois, c’est une différence d’échelle entre images, pour insister sur un changement de focalisation narrative. S’il y a une justification simple aux diptyques où l’on voit deux personnages communiquer par portable, l’espace même qui sépare les deux cadres, ou le choix d’images verticales ou horizontales peut prendre un sens majeur. La série exige que nous apprenions à lire ces split screens, quitte bien sûr à nous tromper dans nos lectures – loin de « fragmenter » notre attention, les pièces s’assemblent souvent en puzzle ou deviennent une image « en coupe » de la réalité que nous ne percevions pas encore. Par exemple, dans la saison 7, pour montrer la lutte inégale entre Chloe et Janis (Janeane Garofalo) qui se battent pour garder la main sur le réseau informatique du FBI (7.10), l’écran les oppose avec une dissymétrie d’échelle,‪35 :16).

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Fig. 4 : Dissymétrie dans l’écran scindé 24 heures chrono 7.10 (35 :16)

14 L’image ressemble parfois aussi à un « dessin en coupe » de la réalité, comme lorsque l’équipe terroriste fore un tunnel sous la Maison Blanche, où Jack est retenu prisonnier, et que le split screen nous montre ainsi l’attentat se préparant littéralement sous ses pieds, dans une figure à la fois « spatialisée » et symbolique de ce qui se trame souterrainement (7.11, 41 :00).

Fig. 5 : Split-screen comme « image en coupe », 24 heures chrono 7.11 (41 :00)

15 Tout comme le split screen, le dialogue renvoie au « mécanisme » de la série, qui implique que jusqu’à la dernière minute, toute résolution de l’intrigue soit impossible, et que nous soyons encore pris dans une gigantesque toile d’araignée. Les répliques du type « I think it’s just getting started… the whole thing is one big machine » (1.13)17 ou « It’s not over. I’m just one small cog in a big machine » (7.7)18, nous obligent à penser la notion d’engrenage, nous permettant d’observer au passage l’adéquation de l’esthétique au récit. Ainsi, à l’épisode 7.2, la réplique « This thing is escalating »19, métadramatique par excellence, appelle immédiatement un split screen, jusqu’alors absent, pour montrer

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que l’action est désormais sur de multiples « fronts » : que l’intrigue se démultiplie. Pour signifier un puzzle, le split screen se décale en mouvement (7.8, 15 :50), suggérant qu’il nous revient d’« assembler » les pièces sans attendre qu’elles se stabilisent. Le mouvement est bien sûr imprimé à l’image, intra-diégétiquement, par la caméra à l’épaule, dans les scènes au sol ; mais des sauts depuis des hélicoptères, des vues sous- marines, des cascades en tout genre, des courses-poursuites en voiture, etc. renforcent l’idée de course contre la montre permanente. Le décadrage fréquent, le flou, miment l’urgence, le « saisi sur le vif », mais peuvent aussi se lire comme la mise en image du rogue agent, ou agent « hors-cadre » que Jack devient systématiquement à chaque saison.

16 Sur le plan idéologique, l’écran multiple renvoie à la mise en abyme de la surveillance, y compris dans le visionnage de la série – et ceci depuis les menus des DVD, qui miment un satellite d’observation zoomant sur un lieu. Comme je l’ai souligné plus tôt, « CTU » en anglais fait résonner les homonymes « see » (voir) et « you » (toi) de manière subliminale, nous impliquant dans le dispositif d’espionnage. C’est ce qui fait de la série la traduction de la politique de surveillance (espionnage par toutes les polices, locales, étatiques, fédérales) justifiée par l’Administration Bush dès le déclenchement de la « War on Terror », fin 2001, avec le USA Patriot Act. Rappelons que la signification de l’acronyme, redondant de patriotisme est Uniting and Strengthening America by Providing the Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism, (soit : loi pour unifier et fortifier les États-Unis d’Amérique en fournissant les outils appropriés pour intercepter et empêcher le terrorisme). L’esthétique de 24h chrono est donc à l’image du monde que la série véhicule, et surtout, justifie. Les dispositifs espions deviennent le moteur du récit : Chloe, l’informaticienne, peut guider Jack grâce aux plans de bâtiments qu’elle lui envoie, ou aux caméras de vidéosurveillance et satellites chargés de la circulation qu’elle détourne, tout comme Jack peut lui renvoyer des photos de suspects ou autres informations essentielles grâce à son téléphone portable. Lorsque le flux d’images se brouille, c’est la panique.

Fig.6 : 24 heures chrono 7.3 (35 :30)

17 Bien sûr, cette circulation numérique de l’information se fait dans les deux sens : les méchants parviennent à accéder à la base de données de la CTU, ou à déjouer les

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firewalls – d’où la répétition, de saison en saison et d’épisode en épisode des phrases « we’re not as contained as I’d like us to be »20, « monitor everything from your station »21,, « access denied »22, etc. Il arrive toujours un moment où la situation est inversée et où le méchant dit « that’s right, I’m watching you »23 , comme dans la saison 1, lorsque l’ennemi prend le contrôle de la vidéosurveillance de l’hôpital et suit le moindre mouvement de Jack. Nous voyons alors Jack en split screen perverti, en images gris-bleu, l’image signifiant la « corruption » de l’idée de surveillance, dès lors qu’elle n’est plus aux mains de l’agent patriotique. Tout comme l’image, le langage crypté des espions – « copy that », « patch her through », « pull up the visuals », « get a backtrace », « E.T.A. », « what’s your status ? »24 – nous immerge dans le jargon de l’action militaire, pour mieux nous « embarquer », au sens où les journalistes sont « embarqués » (« embedded ») lors de reportages de guerre.

Sommes-nous « embarqués » idéologiquement ?

18 Mais cela signifie-t-il que nous soyons nécessairement piégés par l’ambiguïté idéologique de la série, et que nous basculions dans ce qui semble son principal message idéologique, la justification non seulement de l’espionnage systématisé, mais de la torture ? L’on pourrait répondre qu’il est difficile de prendre son discours idéologique au sérieux tant cette fiction verse dans l’excès et exhibe son aspect propagandiste. Libération titrait, le 10 septembre 2009, pour annoncer le début de la saison 7, « Jack reprend du sévice » et comparait le plaisir régressif de la série à celui du pot de Nutella, balayant toute référence à la réalité. Mais il n’y a pas de doute que son hyper-violence ait contribué au succès de la série dont le message idéologique est clairement que Jack est un agent efficace, un héros, et un sauveur précisément parce qu’il piétine la Constitution, les règlements de la CTU, la loi, la Convention de Genève… et non en dépit de ses manquements constants à la loi.

19 Douglas L. Howard25 énumère toutes les formes de torture déployées dans les cinq premières saisons et cite le producteur exécutif, Howard Gordon, reconnaissant que la série répond au fantasmes du public d’être protégé par des hommes tels que Jack, fantasmes compensatoires dans une société dominée par la peur (« fear-based wish- fulfillment »). Dans toutes les saisons, ceux qui défendent l’habeas corpus et l’État de droit sont au mieux des intellectuels coupés des réalités, au pire des hypocrites ou des traîtres. De nombreux articles, depuis « La Jurisprudence Jack Bauer » de Christian Salmon26 à « 24 after 9/11 : The American State of Exception » d’Anne Caldwell et Samuel Chambers27, ou « Just-In-Time Security : Permanent Exceptions and Neoliberal Orders » de Torin Monahan28 se concentrent sur cet aspect, examinant l’accusation de Slavoj Zizek selon lequel la normalisation de la torture est inhérente à la série, précisément parce que le temps réel crée un état d’urgence permanent. Citant Agamben, Zizek va jusqu’à dire que les héros de 24 sont les « Himmlers dépravés de Hollywood »29.

20 Mais dans la série, cette sortie du cadre légal est explicitement liée non seulement à l’urgence, mais à la corruption du politique et la disparition du « cadre » même ; à la saison 7, l’allusion au berger (« there is no Shepherd »), pour dire que personne ne contrôle les opérations de la CTU clandestine dirigée par Bill (James Morrison), et que Jack va rejoindre, se double d’une allusion ironique à Lost : Jack n’est pas perdu, et il n’est pas le cœur sensible (« bleeding heart ») qu’est l’autre Jack, Jack Shephard

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(Matthew Fox), le chirurgien christique… Rappelons qu’un « jack » dans un jeu de cartes, correspond à la carte du « Valet », également nommée « the Knave » (« le filou »). Un jack est aussi un fil connecteur, en informatique, ce qui rappelle encore une fois, dans l’onomastique, le dispositif, autant que la symbolique de la série tout entière. La saison 7 s’ouvre sur l’apologie par Jack de la torture, face au Sénat américain, présenté comme légaliste et « mou » à la fois. Le discours de Jack est parfaitement univoque, et s’adresse tant aux spectateurs qu’aux sénateurs : « the ends justify the means » (…) ; « I’m a combat soldier » ; (…) « my job is to stop the terrorists » (7.1, 05 : 00)30. Lorsqu’il invoque les citoyens américains (le peuple américain donc, par-delà ses élus) et affirme « I will let them decide », c’est bien de nous, spectateurs de ce théâtre interne qu’est l’audition devant le Sénat, qu’il parle, nous donnant le rôle de jurés supposés déjà gagnés à sa cause.

21 De fait, toute la saison 7 est placée sous la réplique quasi-auto-parodique « Why don’t you save yourself some time and some pain » (7.3)31 et va confronter Jack à l’agent du FBI Larry Moss (Jeffrey Nordling) sur la question de la torture. Moss la rejette d’emblée – « This is an FBI operation. We operate within the confines of the law » (7.1)32. L’enjeu de leur confrontation n’est pas seulement l’enquête en cours ; les deux hommes représentent deux incarnations du patriotisme et de la raison d’État, et ils se disputent le cœur et la conscience non seulement des spectateurs mais de l’agente du FBI Renée Walker (Annie Wersching). Renée, tombée sous le charme de Jack, bascule en quelque sorte du côté obscur de la force. Après avoir elle-même torturé un suspect et menacé sa famille, elle prend conscience de son reflet ensanglanté dans le miroir au moment même où Moss lui dit au téléphone « I am scared of what is happening to you » (7.9 10 : 50)33 : ce moment figure sa conscience d’être dissociée, entre la Renée d’avant Jack, et celle de l’après.

Fig.7 : Renée dans le miroir 7.9 (10 :50)

22 Moss prédit que de suivre Jack aboutira à la mort (réelle ou symbolique) de Renée ; lorsque Chloe dit qu’elle-même a travaillé avec Jack sept ans durant, Moss réplique « That’s impressive, that you survived »34 et il dresse dans la foulée la liste de tous ceux qui sont morts d’avoir côtoyé l’agent spécial de la CTU. Bien sûr, Chloe répond loyalement « Jack is the most trustworthy, honorable man I know ; and he’s my friend »

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(7.9, 15 :00)35, mais le cliffhanger où l’on voit Renée enterrée vivante après une exécution simulée par Jack nous rappelle qu’il représente en effet un danger de mort pour elle.

Fig 8 : Renée sous le linceul /

23 La dernière image floue – l’image de Jack vue par Renée, en caméra subjective, à travers le plastique qui recouvre son visage tel un linceul – et le fondu au noir, suivi d’un écran noir de quelques secondes, dans un épisode amputé de deux minutes, nous portent d’ailleurs à penser que Renée est bien morte (épisode 7.5, fondu au noir à la 40e minute).

Fig 9 : vision subjective avant fondu au noir (7.5)

24 C’est un leurre, mais quoiqu’ayant survécu, Renée restera traumatisée à la fois par les abus qu’elle subit et par ceux qu’elle commet, ainsi que par le froid pragmatisme de Jack. Par exemple, lorsque la manipulation de « citoyens ordinaires » (ceux qui nous ressemblent) apparaît comme le seul moyen de piéger un terroriste, Jack n’y voit que le

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principe de réalité : « Life is ugly. Innocent people get hurt. That’s a reality … Outside of that, don’t get involved » (7.9, 34’30)36. Alors qu’elle rejette le discours selon lequel on ne fait pas la guerre au terrorisme sans dommages collatéraux, Renée réplique sur fond de split screen qui manifeste son désaccord – division purement éthique, puisqu’ils sont physiquement dans le même plan – « she’s not an asset, Jack, she’s a human being » (« cette femme n’est pas qu’un atout, Jack, c’est un être humain ») (7.10 4 :15).

Fig. 10 : 24 Heures Chrono 7.10 (incipit)

25 Il est vrai que le récit semble inévitablement légitimer Jack qui peut ainsi rétorquer au sénateur légaliste : « You, sir, are weak ! I am willing and I am able to look evil in the eye and deal with it » (7.11, 27 :00)37. L’image de la règle du jeu revient forcément, de manière réflexive : « the people that I deal with, they don’t care about your rules »38. Inévitablement, la Présidente Taylor, comme le Président Palmer avant elle, finira par se ranger du côté de Jack, en dépit de son opposition de principe à la torture, au grand dam du sénateur qui lui rappelle que l’état de guerre ne donne pas les pleins pouvoirs à la présidence (« A state of war is not a blank check for the President »). Elle s’exclamera même: « Bauer is going to prison and a traitor walks – what’s wrong with this picture? » (7.11, 29 :40)39… Il n’en demeure pas moins que la saison 8, la dernière de la série, verra se réaliser de manière posthume la prédiction de Moss : Renée mourra effectivement. Le paradoxe de cette mort est de nous faire revivre, autant qu’à Jack, « l’homme fatal », le traumatisme de la mort de Teri en fin de saison 1.

26 Nous basculons alors dans une logique de soap violent, qui rendra supportable la violence extrême, quasi-bestiale, de la scène paroxystique où Jack éventre un homme vivant. On pense alors, comme ses collègues, qu’il a franchi un point de « non-retour » et que la série ne peut se terminer que sur sa mort. La fin sera autre, d’une perfection métatextuelle : ce sont les adieux de Jack à Chloe et simultanément, aux spectateurs qui, pendant ces huit saisons, ont littéralement « veillé sur lui » – « thank you for watching my back », lui/nous dit-il. L’ordre de Chloe d’éteindre la caméra et de rediriger le satellite qui traque Jack (« shut it down ») marque une fin absolument performative et réflexive de la série qui « s’éteint » et se referme ainsi, alors que Jack fuit, hors-cadre, pour la dernière fois. (Du moins, c’est ce que l’on croyait, avant le « reboot » de la série, sous un autre titre, 24 : Live Another Day, en 2014)40.

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27 Ainsi, ce qui nous manipule, dans 24 heures chrono, ce n’est pas simplement ce démoniaque format télévisuel des 24 heures « en temps réel » – ou du moins de temps réel imité, construit, projeté. C’est que 24 soit un soap opera, un mélo, autant qu’une machine à propagande, qui se sert aussi de son split screen pour nous immerger dans des intrigues affectives. En révolutionnant le thriller pour créer un « male soap » ou « techno-soap » selon la terminologie brillante de Tara McPherson41, la série crée les conditions de la montée d’adrénaline constante, de la violence mais aussi de l’émotion ; sans doute, de manière perverse, excuse-t-elle dans un cercle vicieux, l’une au nom de l’autre, autant qu’au nom de la raison d’État. Tout comme elle est un hybride générique, elle est un hybride idéologique : entre création du premier président noir dans une série télévisée (image progressiste d’un président Démocrate, qui plus est, six ans avant l’élection de Barack Obama en 2008) et machine à propagande pour la « politics of fear », elle apparaît clivée, à l’instar de son split screen.

28 C’est pourquoi bon nombre des critiques de la série soulignent son ambiguïté : Douglas L. Howard conclut que si elle nous oblige à nous interroger sur la réalité politique qui nous entoure, elle constitue un plaisir coupable, mais qui vaut le temps qu’on y consacre (« a guilty pleasure worth the time ») ; Caldwell et Chambers argumentent qu’en mettant en scène l’état d’urgence, elle « stimule notre imaginaire démocratique » (« 24 expands the democratic imagination »). Sans doute nous justifions-nous là de la culpabilité que l’on peut éprouver à voir une série dont il semblerait bien qu’elle ait convaincu Bill Clinton, même s’il s’est rétracté ensuite, qu’un héros comme Jack était souhaitable dans le réel42. Il est hélas avéré que les soldats qui ont vu 24 heures chrono citent spontanément la série pour justifier l’emploi de la torture en Irak ; mais nous savons aussi que la plus célèbre école de tortionnaires américaine, la School of the Americas (qui s’est rebaptisée en 2000 pour faire « peau neuve », sans changer ses pratiques, selon toute vraisemblance), a longtemps utilisé un film au-dessus de tout soupçon, La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966), pour enseigner la contre-guerilla aux dictateurs d’extrême droite en Amérique Latine – ce qui nous rappelle encore une fois que la grille de lecture et la réception déterminent autant le message idéologique que le font le scénario ou la réalisation43.

29 Bien sûr, on entend fréquemment dans 24 la voix des « pragmatistes » et de la realpolitik, par exemple, lorsque le conseiller de la Présidente Taylor affirme : « A superpower must always act in its own best interests. No apologies. » (« Une superpuissance doit toujours agir pour protéger ses intérêts propres. Sans s’en excuser. ») (7.4, 11 :24). Mais il faut aussi souligner que la série subvertit un certain nombre de stéréotypes au cours de ses huit saisons, même si elle en renforce d’autres au passage. Si les ennemis sont le plus souvent islamistes, anciens chefs de guerre des pays de l’Est, ou narcotrafiquants mexicains, certaines saisons insistent sur la manipulation de la population américaine par de riches et puissants Américains.

30 La série montre une classe dominante étroitement liée au pouvoir politique, qui n’hésite pas à créer de toutes pièces une « menace terroriste » pour pousser à la guerre contre un pays qui n’y est pour rien… C’est le scénario de la saison 2, au moment même où les États-Unis entraient en guerre contre l’Irak – la grandeur du Président Palmer est alors de refuser de déclarer la guerre, au risque d’être destitué par son cabinet. Mais encore une fois, cela se complique éthiquement du fait que pour arriver à cette conviction le président a fait… torturer le chef de la Sécurité Nationale – qui plus est, à l’aide d’un défibrillateur, technologie associée par tous les spectateurs d’Urgences (NBC,

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1994-2009) ou de Grey’s Anatomy (ABC, 2005-) à la douleur que l’on soigne et à la vie qu’on sauve, et ici perversement détournée…

31 Les amateurs de « vertu » politique doivent résolument se tourner vers des séries télévisées plus anciennes, comme À la Maison Blanche (The West Wing), finement analysée par Charles Girard44. Les séries de l’après-11 septembre 2001 sont le plus souvent les héritières de 24 heures chrono, alliant représentations paranoïaques de complots à/ contre la Maison Blanche, vision sombre du pouvoir45 et esthétique de la « surveillance », jouant de manière réflexive sur les dispositifs technologiques (écrans de téléviseur ou d’ordinateur, téléphones portables, caméras de surveillance) dans un fantasme de toute-puissance panoptique, et soulignement constant des failles de ces dispositifs à la fois. La série Homeland (Howard Gordon & Alex Gansa, Showtime 2011-) est venue confirmer de ce point de vue l’influence déterminante qu’a eue la série de Robert Cochran et , et dont Howard Gordon était déjà l’un des producteurs exécutifs. Elle pousse la paranoïa plus loin, puisque l’espionne est cliniquement paranoïaque.

Conclusion : du présent permanent à l’entrée dans l’histoire culturelle

32 Espace-temps de la déstabilisation et du soupçon permanents, boîte à paranoïa et à fantasmes, 24 heures chrono, série narrativement brillante dans son utilisation du temps réel et du split screen, reste culturellement fascinante par ce qu’elle révèle de l’époque qui l’a vue naître. Si elle est idéologiquement indéfendable, elle sécrète cependant, génériquement, inévitablement, pastiches et parodies qui démontent adroitement chacun de ses mécanismes. Ainsi passe-t-on du présent permanent et de l’état d’exception, de la mise en abyme de la surveillance technologique et de l’exaltation de la violence, des armes, et des codes virilistes, à la farce et au glissement métaleptique entre fiction et réalité, acteur et personnage, dans ce clip représentant Jack Bauer appelant le Président Obama, clip de fin auquel je laisserai le dernier mot : http:// www.youtube.com/watch?v=Rmm2RfN5brk

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Zizek, Slavoj. « The Depraved Heroes of 24 are the Himmlers of Hollywood. The Guardian, Tuesday 10 January, 2006. http://www.guardian.co.uk/media/2006/jan/10/usnews.comment

Vidéographie et clips internet :

24 (24 heures chrono). FOX, 2001-2010. Créateurs : Robert Cochran & Joel Surnow. Avec Kiefer Sutherland, Dennis Haysbert, Cherry Jones, etc.

« Jack Bauer Warns Obama », Barely Political.com, mis en ligne le 29 janvier 2009, consulté le 16 juillet 2012 : http://www.youtube.com/watch?v=Rmm2RfN5brk

NOTES

1. Live another day (Fox, 2014), mini-série de 12 épisodes que l’on peut considérer comme une tentative avortée de redémarrer (reboot) 24 heures chrono, met bien en scène le retour de Jack Bauer, sans doute dans la volonté de Fox de ne pas se laisser doubler sur le créneau de la guerre au terrorisme par Homeland (Showtime, 2011- ). Mais le format de 12h brise précisément la forme de « temps réel » de 24h étudié ici ; et le titre « Live another day » signale qu’il s’agit d’un « spin- off » ou d’un « sequel » plutôt que d’une saison supplémentaire. 2. Une version antérieure, en anglais, de cet article a été publiée dans Les Pièges des nouvelles séries télévisées américaines : mécanismes narratifs et idéologiques, Sarah Hatchuel et Monica Michlin (dir.), GRAAT Online # 6, déc 2009 : http://www.graat.fr/backissuepiegesseriestv.htm consulté le 16 juillet 2012. 3. Daniel Chamberlain et Scott Ruston, « 24 and Twenty-First Century Quality Television », in Steven Peacock (dir.), Reading 24: TV Against the Clock, Londres, I.B. Tauris, 2007, p. 13-24. 4. Steven Peacock, « It’s About Time », in Steven Peacock (dir.), Reading 24: TV Against the Clock, Londres, I.B. Tauris, 2007, p. 1. Pour l’analyse du split screen, lire aussi tout Steven Peacock, « 24: Status and Style », ibid., p. 25-34. 5. 24 heures chrono est la seule série dont les saisons sont appelées des « jours » en v.o. américaine (« Day 1 » , « Day 6 ») du fait de cette unité de temps systématique, hyper-paradoxale lorsqu’on suit la série en flux télévisuel, puisqu’un « jour » s’étend alors sur des mois de visionnage… 6. Voir ce lien: https://www.youtube.com/watch?v=TL3i63O-RRI 7. « Ce qui suit se produit entre minuit et une heure du matin le jour de l’élection primaire en Californie. Les événements se déroulent en temps réel ». 8. « Je suis l’Agent Spécial Jack Bauer. Et cette journée va être la plus longue de ma vie ». 9. « Il s’agissait d’un complot terroriste, et vous étiez une des cibles. Mais là, c’est fini ». 10. « À ma connaissance, aucun cadre temporel n’a été fixé / il n’y a pas de deadline ». 11. « Mais que pourriez-vous faire, avec si peu de temps pour réagir ? » 12. La traduction française, C.A.T., ou Cellule Anti-Terroriste, perd le sens fort de l’acronyme américain, qui joue sur l’homonymie de « C. » avec « see » (« regarde »), de « T » avec l’abréviation scientifique de « time », pour décompter le temps, et de « U » avec le pronom « you ». Non seulement l’acronyme « résonne » en anglais comme ne le fait pas l’acronyme français, mais il évoque de manière subliminale, chaque fois qu’il est prononcé, l’ensemble du dispositif : spectateur-espion et compte à rebours. 13. « On n’est jamais assez paranoïaque ». 14. « Il fait plus que contribuer à l’urgence du récit : il est le récit ». Steven Peacock, p. 26. 15. Michael Allen, « Divided Interests: Split-Screen Aesthetics in 24 », in Steven Peacock (dir.), Reading 24: TV Against the Clock, Londres, I.B. Tauris, 2007, p. 36.

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16. Voir aussi Deborah Jermyn, « Reasons to Split Up: Interactivity, Realism, and the Multiple- Image Screen in 24 », in Steven Peacock (dir.), Reading 24: TV Against the Clock, op. cit., p. 49-58. 17. « Je pense que cela ne fait que commencer… tout ceci n’est qu’un immense mécanisme ». 18. « Rien n’est fini. Je ne suis qu’un petit rouage dans une gigantesque machine ». 19. « La machine est en train de s’emballer ». 20. « Notre sécurité n’est pas aussi étanche que je le souhaiterais ». 21. « Surveille tout depuis ton poste ». 22. « Accès refusé ». 23. « Tu as bien compris, je t’observe en ce moment », mais aussi « Tu as bien compris, les rôles sont inversés, c’est moi qui te surveille à présent. » 24. « Reçu 5/5 », « passe-moi l’appel », « télécharge les images », « retrouve sa trace grâce aux caméras de surveillance », « heure d’arrivée estimée », « position actuelle ? ». 25. Douglas L. Howard, « ‘You’re Going to Tell Me Everything You Know’ : Torture and Morality in Fox’s 24 », in Steven Peacock (dir.), Reading 24: TV Against the Clock, op. cit., p. 133-147. 26. Christian Salmon, « La jurisprudence Jack Bauer », Le Monde, 14 mars 2008. http:// www.paperblog.fr/1333036/le-storytelling-de-guerre-ou-l-art-de-formater-les-esprit-22/ consulté le 16 juillet 2012. 27. Anne Caldwell et Samuel A. Chambers, « 24 After 9/11: The American State of Exception », in Steven Peacock (dir.), Reading 24: TV Against the Clock, op. cit., 97-108. 28. Torin Monahan, « Just-In-Time Security: Permanent Exceptions and Neo-Liberal Orders », in Steven Peacock (dir.), Reading 24: TV Against the Clock, op. cit., p. 109-118. 29. Slavoj Zizek, « The Depraved Heroes of 24 are the Himmlers of Hollywood », The Guardian, Tuesday 10 January, 2006. http://www.guardian.co.uk/media/2006/jan/10/usnews.comment consulté le 16 juillet 2012. 30. « La fin justifie les moyens » (…), je suis un soldat au combat (…); mon travail à moi c’est d’arrêter les terroristes ». 31. « Épargne-toi donc du temps et de la douleur ». 32. « Ceci est une opération du FBI. Nous agissons uniquement dans le cadre de la loi ». 33. « Ce qui t’arrive me fait peur ». 34. « Ce qui m’impressionne, c’est que tu aies survécu ». 35. « Jack est l’homme le plus digne de confiance et le plus honorable que je connaisse, et il est mon ami ». 36. « Les citoyens innocents aussi y laissent leur peau. C’est moche, mais c’est la vie, et ce n’est pas ton problème ». 37. « Vous, Monsieur le Sénateur, êtes un faible ! Moi j’ai à la fois la volonté et la force de regarder le mal dans les yeux et de l’affronter ». 38. « Ceux à qui j’ai affaire, ils se moquent de vos règles ». 39. « On incarcère Bauer alors qu’un traître reste en liberté – qu’est-ce qui cloche dans ce tableau ? » 40. Ce reboot n’est pas une simple suite: pour la première fois, une ellipse condense l’action de moitié, et rend impossible le titre d’origine. Si Jack incarne malgré lui, dans cette version tronquée, le héros fatigué – image qui renvoie symboliquement à son tour à une formule télévisuelle périmée – Fox a véritablement dominé le genre télévisuel que Stacy Takacs nomme terrorism TV dans l’immédiat après-11 septembre 2001. Voir Stacy Takacs, Terrorism TV : Popular Entertainment in Post-9/11 America, Lawrence (Kansas), University Press of Kansas, 2012. Voir également Stephen Prince, Firestorm : American Film in the Age of Terrorism, New York, Columbia UP, 2009, notamment les pages 234 et suivantes consacrées à 24 heures chrono. 41. Tara McPherson, « Techno-Soap: 24, Masculinity and Hybrid Form », in Steven Peacock (dir.), Reading 24: TV Against the Clock, op. cit., p. 173-190. McPherson analyse le split screen comme représentant aussi une perte de contrôle/reprise de contrôle des stéréotypes de genre. Il permet

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en même temps une redéfinition du soap opera au masculin, grâce à son hyper-technicité connotée « virile » et le fétichisme des différents appareils technologiques. En même temps la série arrache à la domesticité et au monde « féminin » la « classique » mise en abyme de l’écran télévisuel (souvent, dans les soaps, un personnage féminin regarde du soap à son tour, on se souviendra de telles scènes dans Sex & The City (HBO, 1998-2004), lorsque Miranda se passionne pour un soap britannique fictif intitulé Jules & Mimi). La technologie « virilise » le soap, les écrans devenant un mode d’action et non plus seulement de réception ; même si la dimension passive demeure lorsque Jack assiste impuissant, par écran interposé, à la capture ou l’exécution des siens. 42. Pour plus de détails, lire Monica Michlin, « Narrative and Ideological Entrapment », p. 140-147. http://www.graat.fr/backissuepiegesseriestv.htm consulté le 16 juillet 2012. 43. Voir Marjorie Cohn, « Former les tortionnaires : l’École des Amériques », Rapport ACAT 2013, Un Monde tortionnaire, p. 243-252. Lire notamment la page 249, sur l’utilisation faite par le gouvernement Bush du film de Pontecorvo dès 2003, pour enseigner la contre-insurrection dans le contexte de l’occupation de l’Irak. 44. Charles Girard, « "The world can move or not, by changing some words" : La parole politique en fiction dans The West Wing », Revue de recherche en civilisation américaine [En ligne], 2 | 2010, mis en ligne le 03 mai 2010, consulté le 18 juillet 2012. URL : http://rrca.revues.org/index310.html 45. Monica Michlin, « The American Presidency and the 25th Amendment in Contemporary American TV Series : Fiction, Reality, and the Warped Mirrors of the Post-9/11 Zeitgeist », in TV/ Series #1 : Les séries télévisées américaines contemporaines : entre la fiction, les faits, et le réel, Ariane Hudelet et Sophie Vasset (dir.), mai 2012, p. 114-143. http://www.univ-lehavre.fr/ulh_services/ Numero-1-Issue-1.html

NOTES DE FIN i. Une version antérieure, en anglais, de cet article a été publiée dans « Les Pièges des nouvelles séries télévisées américaines : mécanismes narratifs et idéologiques, Sarah Hatchuel et Monica Michlin (eds), GRAAT Online # 6, déc 2009 : http://www.graat.fr/backissuepiegesseriestv.htm Consulté le 12 juillet 2014.

RÉSUMÉS

24 heures chrono (Fox, 2001-2010) a sans conteste été la série de la guerre au terrorisme (War on Terror) sous la présidence de George W. Bush. Ses aspects esthétiques et narratologiques incontestablement novateurs – déroulement en « temps réel » et utilisation systématique du split- screen – fonctionnent comme une mise en images et comme une mise en abyme d’une société de la « surveillance » et du comploti. L’écran multiple ou divisé signifie bien, dans un jeu de mot sur l’anglais « plots » que l’on retrouve dans le français « intrigues », à la fois la multiplication des intrigues narratives et celle des complots à la Maison Blanche ou contre l’Amérique, par des figures de l’ennemi tant intérieur qu’extérieur, dans une logique héritée de la Guerre Froide. D’où la « fracture » paranoïaque de l’écran, à l’image d’une suspicion radicale des apparences et, aussi, d’une scission interne du héros/antihéros incarné par Jack Bauer.

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J’essaierai de montrer ici que ce split screen fondateur de la série figure moins une série de fenêtres ouvertes sur différentes intrigues simultanées, dans un effort de figurer le « temps réel » de la narration, que les mailles d’un filet qui se resserre à la fois sur Jack comme sur les méchants qu’il traque sans merci. Finalement, je verrai comment le split screen figurant le héros/antihéros clivé entre bien et mal, devient aussi la métaphore de l’ambivalence que la série suscite chez les spectateurs conscients du piège idéologique qu’elle leur tend, notamment dans sa mise en scène de l’état d’urgence permanent et son apologie de la torture – le contexte politique réel étant celui des deux mandats de George W. Bush (2000-2008), de la guerre en Irak et des multiples scandales liés aux sévices infligés aux prisonniers, d’Abou Ghraib au « waterboarding » (supplice de la baignoire) que le Président Bush lui-même refusa de considérer comme contraire au droit international.

24 (Fox, 2001-2010) was no doubt the War on Terror series of the George W. Bush presidency. Its groundbreaking aesthetic and narratological aspects – the 24-hour “real time” unfolding of events and its use of the split-screen – also function as a mise en abyme of a contemporary society defined by surveillance and by plots. The split screen exhibits the multiple narrative subplots, but also political plotting against America, in particular within the White House, in a reframing of the classic Cold War theme of the enemy within. The paranoid fracturing of the screen invites us to radically question what things seem, but also signals the split (hero/antihero) that characterizes Jack Bauer. This article will examine how the split screen functions less as a series of open windows than as a web closing upon Jack Bauer; and how it also reflects the ambivalence of those spectators who clearly perceive “real time” to create the conditions of the state of emergency that justifies the systematic use of torture, in the real-life context of a presidency that (even after the Abu Ghraib scandal) refused to consider waterboarding a form of torture.

INDEX

Keywords : 24, conspiracy, state of emergency, plots, real time, split screen, surveillance, torture, War on Terror Mots-clés : 24 heures chrono, complot, état d’urgence, split-screen, temps réel, surveillance, terrorisme, torture

AUTEUR

MONICA MICHLIN Professeure d’études américaines contemporaines, Université Paul Valéry Montpellier 3 Professor of Contemporary American Studies (Literature, Film & TV series), Université Paul Valéry Montpellier 3 (Montpellier, France)

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Contre le split-screen. Autopsie d’un artifice

Ophir Lévy

1 Très en vogue depuis la fin des années 1960, le procédé du split-screen, consistant à diviser le cadre filmique en plusieurs portions, compte parmi les figures stylistiques les plus marquantes de 24 heures chrono (Fox, 2001-2014). Au point que la série s’impose aujourd’hui comme un exemple incontournable dès lors qu’il s’agit d’illustrer ce procédé technique1. Or, par-delà la dimension de signature visuelle que revêt ici le split- screen – voire d’« habillage », au sens le plus platement télévisuel du terme – dans quelle mesure les auteurs de 24 heures chrono parviennent-ils à tirer profit d’une telle démultiplication des écrans ? Face au procédé du split-screen, nous avons le même sentiment que celui d’André Bazin vis-à-vis de certaines formes ou de certains usages du montage. Le sentiment, pour le dire trivialement, d’une vague escroquerie de mise en scène dont l’artificialité conduit cependant, en définitive, à s’interroger sur les fondements mêmes de l’écriture cinématographique.

2 Dans un article célèbre intitulé « Montage interdit », André Bazin lance un pavé dans la mare des partisans du montage-roi en affirmant qu’« il est des cas où, loin de constituer l’essence du cinéma, le montage en est la négation2 ». Cette proposition polémique s’appuie chez Bazin sur la foi préalable en une ontologie de l’image photographique et cinématographique – mâtinée de christianisme – à laquelle le montage ferait dans certains cas violence. D’après Bazin, l’essence du cinéma réside dans sa capacité à se faire « empreinte » de la réalité, à en accueillir l’« ambiguïté » et à en restituer la continuité3. Loin de nous l’idée d’attribuer arbitrairement une quelconque essence à l’image cinématographique. Il ne s’agit ici que de reprendre à notre compte l’intuition bazinienne selon laquelle un simple procédé technique (le montage, le travelling ou, en l’occurrence, le split-screen), suivant l’usage que l’on en fait, peut constituer l’indice d’un certain génie du cinéma4. C’est-à-dire de propriétés singulières du cinéma que ces techniques nous révèlent, soit parce qu’elles en permettent le déploiement (le sentiment de la durée offert par le plan-séquence, la sensation archaïque du mouvement suscitée par le travelling) soit, au contraire, parce que les limites de ces

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procédés nous font précisément prendre conscience de ce à quoi nous tenons vraiment au cinéma5.

3 Soyons clair. Il n’est pas question de condamner ici le procédé du split-screen en soi (ce qui serait absurde). Ni d’affirmer que tous les usages du split-screen sont voués à ne déboucher que sur des résultats artificiels et médiocres (ce qui serait dogmatique). Il ne s’agit pas non plus d’appeler de nos vœux la disparition du split-screen (ce qui serait stupide). Ce que nous souhaitons critiquer ici dans un premier temps, c’est un certain usage du split-screen, qui nous semble par ailleurs être l’usage dominant de ce procédé, et que l’on retrouve pleinement à l’œuvre dans 24 heures. Toutefois, bien qu’il y soit employé avec sa pauvreté coutumière, nous verrons par la suite comment, en dépit de lui-même et des effets qu’il vise à produire, le split-screen participe malgré tout du plaisir si singulier que procure la série en s’inscrivant dans une forme de sadisme narratif.

Pauvreté du split-screen

4 Le procédé du split-screen, tel qu’il est le plus souvent utilisé, se résume à une exacerbation boursouflée des modes d’écriture, de production de sens et d’affection du spectateur propres au cinéma. Mais afin de ne pas les stigmatiser de manière indifférenciée, nous proposons tout d’abord de distinguer plusieurs usages du split- screen, cités ici par ordre croissant d’intérêt, de pertinence et de sophistication, tant sur le plan narratif qu’esthétique.

Fig. 1 – L’usage tautologique du split-screen : L’Étrangleur de Boston (1968) de Richard Fleischer

5 L’usage tautologique consiste à montrer tout bonnement deux fois la même chose (le même objet, le même visage, la même action), filmée à une échelle de plan quasi similaire, mais dans deux portions du cadre différentes [fig. 1-3].

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Fig. 2 et 3 – L’usage tautologique dans 24 heures chrono (1.5)

6 L’usage faible ou nivelant : qui consiste à déplier sur l’écran deux actions ou deux points de vue concomitants grâce au split-screen.

Fig. 4 – L’usage faible (le champ contrechamp) : L’Étrangleur de Boston

7 Par exemple en le substituant au champ-contrechamp traditionnel [fig. 4], le cas de figure le plus courant étant celui de la conversation téléphonique dont les interlocuteurs apparaissent simultanément à l’image [fig. 5-6]. Le split-screen peut également se substituer au montage alterné de deux actions convergentes ou bien au montage parallèle de deux actions disjointes.

Fig. 5 et 6 – L’usage faible (la conversation téléphonique en 1.1 et 1.5)

8 L’usage graphique : le split-screen répond souvent à un souci formel, ainsi qu’à une volonté d’exploration des possibilités expressives de l’image. À cet égard, il intéresse au premier chef le cinéma d’avant-garde (si l’on songe par exemple aux expérimentations de Dziga Vertov dans L’Homme à la caméra en 1929) et l’art contemporain.

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Fig. 7 et 8 – L’usage graphique du split-screen : L’Affaire Thomas Crown (1968) de Norman Jewison

9 Il est important de noter que deux des films les plus emblématiques de l’usage du split- screen, L’Étrangleur de Boston de Richard Fleischer et L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison [fig. 7-8], sortirent en 1968 et furent tous deux réalisés par des cinéastes ayant assisté, l’année précédente, à l’Exposition universelle de Montréal où furent projetées des œuvres employant un procédé voisin. En l’occurrence, les Diapolyekran de l’artiste tchécoslovaque Josef Svoboda [fig. 9].

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Fig. 9 – Diapolyekran de Josef Svoboda

10 À la télévision, le parent pauvre de cette dimension graphique du split-screen est sa fonction d’« habillage ». Habillage vidéo qui, dans 24 heures, par un heureux hasard de la langue française, accompagne régulièrement les scènes au cours desquelles les personnages se vêtissent, endossant du même coup les attributs d’agents spéciaux qui les caractérisent, ou au contraire, dans le cas des terroristes, le costume ordinaire qui les fond dans la masse, le split-screen venant souligner ici leur duplicité [fig. 10].

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Fig. 10 – Le split-screen comme « habillage » (1.7)

11 L’usage didactique : le split-screen permet, avec plus ou moins de finesse selon les cas, de suggérer, d’affirmer ou de marteler grossièrement les troubles de l’identité, voire le clivage psychique, des personnages.

Fig. 11 – L’usage didactique du split-screen : L’Affaire Thomas Crown

12 Soit qu’il s’agisse d’une personnalité complexe et mystérieuse dont le film assemble une à une les pièces à l’image d’un puzzle (par exemple dans L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison [fig. 11]), soit qu’il s’agisse d’un personnage schizophrène comme dans L’Étrangleur de Boston ou dans Sisters (1973) de Brian de Palma [fig. 12].

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Fig. 12 – Sisters (1973) de Brian de Palma : la jointure des portes-miroirs qui fend le visage en deux redouble la schize au sein même du split-screen

13 L’usage dialectique : qui consiste à faire du split-screen le révélateur des contradictions ou des antagonismes qui opposent les personnages. Citons l’exemple amusant des deux séances parallèles, chez leurs psychanalystes respectifs, d’Annie et Alvy dans Annie Hall (1977) de Woody Allen. À la même question (« Quelle est la fréquence de vos rapports ? »), les deux amants apportent la même réponse (« trois fois par semaine »). Mais l’accord sur les faits accentue de façon impitoyable le désaccord sur le plan du ressenti. Trois fois par semaine, c’est-à-dire « presque jamais » pour lui, et « constamment » pour elle. La fracture au sein du cadre manifeste donc ici la fracture au sein du couple [fig. 13-14].

Fig. 13-14 – L’usage dialectique : Annie Hall (1977) de Woody Allen

14 Quels sont les reproches que nous formulons à l’encontre du split-screen ? Et comment révèlent-ils en creux ce à quoi nous tenons au cinéma ? Notons tout d’abord que dans la plupart des usages qui sont faits du split-screen, les procédés de montage les plus classiques se trouvent étalés à l’intérieur même du cadre (champ contrechamp, montage alterné, montage parallèle, raccord dans le regard) sans que ne survivent les effets propres à ces types montages : le saisissement, la surprise, l’empreinte laissée sur les images par celles qui les ont précédées, la beauté des raccords ou encore la part d’incertitude liée à la capacité d’association propre à chaque spectateur (le « montage intellectuel », celui qui se fait par la pensée comme l’écrit Eisenstein6). Les images cohabitent mais elles ne s’affectent plus.

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15 Le split-screen induit par ailleurs une forme d’atténuation ou de réduction de la dimension de choix, de renoncement, de deuil, propre au cadrage. Dimension qui, au cinéma, constitue en grande partie le geste artistique lui-même. Bien sûr, il va de soi que le split-screen relève également d’un choix et même de multiples choix, mais qui se situe davantage du côté de la toute-puissance que de celui du renoncement créateur. D’autre part, le split-screen spatialise le récit à outrance et dissout l’expérience de la durée. Et si, comme le fait le montage, le split-screen peut suggérer au spectateur d’associer différents espaces, différents personnages, différents motifs et différents enjeux narratifs, l’association nous est en revanche mise sous le nez par la coprésence des divers éléments dans un seul et même cadre.

16 Mais la véritable limite du split-screen est sans doute liée au son. Car s’il fallait synchroniser aux trois ou quatre écrans le mélange d’autant d’environnements sonores simultanés, composés chacun d’une bonne dizaine de pistes son (dialogues, bruitages, musique, son d’ambiance) le résultat serait tout bonnement inaudible et inintelligible. En vérité, lorsqu’il y a split-screen, le regard est presque immanquablement redirigé sur l’un des petits cadres par l’environnement sonore qui prédomine au sein du mixage.

17 Dédoublement du cadre, mise à plat des procédés de montage, contournement de la dimension de choix, associations et interprétations téléguidées : en somme, et pour le dire de façon brutale, le split-screen, c’est l’écriture cinématographique surlignée au Stabilo Boss !

L’emploi du split-screen dans 24 heures chrono

18 À quels moments précis, au sein des épisodes de la série, le split-screen est-il systématiquement employé ? En début d’épisode, où il permet de ré-acclimater le téléspectateur à la pluralité des fils narratifs qui sont entremêlés, et où il déballe les pièces du puzzle qui est de nouveau offert au spectateur. C’est en général à ce moment- là que l’usage du split-screen est le plus faible et le plus tautologique. Puis le procédé réapparaît systématiquement après chaque coupure publicitaire, où il redistribue les cartes et réexpose les trames narratives en cours [fig. 15].

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Fig. 15 – Réexposer les trames narratives (1.2)

19 Enfin, lorsque l’épisode se termine, en rassemblant les différentes actions en cours, l’usage du split-screen produit, sur le plan narratif, un effet cette fois-ci très intéressant de suspension, d’ouverture et d’attention à l’égard des possibles. Autant de postures qui, selon Paul Ricœur, devraient être celles de l’historien lorsque ce dernier raconte les événements du passé. L’historien gagnerait ainsi à se déprendre de sa connaissance postérieure du dénouement des événements, gardant toujours à l’esprit que les hommes avaient alors un « futur ouvert7 » [fig. 16].

Fig. 16 – L’effet de suspension (1.6)

20 Lorsqu’il surgit au sein d’un épisode, outre les passages obligés précédemment évoqués, que peut signifier le split-screen ? Par sa manière d’associer différents personnages en un même cadre, ce procédé offre à la fois une coupe horizontale des enjeux du récit (différentes actions simultanées montrées en temps « réel ») et une coupe verticale (révélant la connexion insoupçonnée entre les péripéties d’une adolescente, l’enquête d’agents de terrain anti-terroristes, et en remontant jusqu’au président des États-Unis).

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21 Le split-screen permet également d’élaborer un discours sur le statut des images, leur flux incessant, leur impact sur nous et sur la question de leur authenticité (voir à ce sujet les films de Brian de Palma). C’est pourquoi se fait jour en permanence, dans les films qui l’utilisent, une conscience profonde des simulacres et des faux-semblants alimentés par l’omniprésence des médias, des écrans et de la circulation des images [fig. 17-18].

Fig. 17-18 – L’omniprésence des médias : L’Affaire Thomas Crown et L’Étrangleur de Boston

22 Par ailleurs, le split-screen donne au spectateur l’impression d’assister au déroulement du récit comme s’il se trouvait face à une régie de contrôle vidéo, avec ses multiples écrans, passant de l’un à l’autre [fig. 19].

Fig. 19 – Écrans de contrôle (1.6)

23 Cette idée renforce le sentiment d’être plongé au cœur d’une société foncièrement quadrillée, surveillée, paranoïaque. En cela, l’emploi du split-screen apparaît opportun, suggérant que chaque individu constitue une petite cellule suspicieuse, irrémédiablement solitaire et ne pouvant se fier qu’à elle-même [fig. 20]. Comme le remarque Jean-Baptiste Thoret :

Parce qu’il expose une image sous toutes ses coutures, le split-screen travaille naturellement à une forme de vision absolue. On comprend alors en quoi le désir de maîtrise et l’obsession du complot constituent ses terrains d’élection les plus fertiles8.

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Fig. 20 – Isolement de chacun, suspicion de tous : 24 heures chrono (1.2)

24 L’usage du split-screen apparaît également opportun si l’on convoque à nouveau André Bazin et sa formule célèbre selon laquelle les limites de l’écran de cinéma ne forment pas un cadre, mais un cache. Selon Bazin, l’écran est centrifuge, il projette notre attention vers le hors-champ. Si bien que la multiplication des cadres dans le cadre s’avère être, en définitive, non pas tant une multiplication des points de vue qu’une multiplication des caches [fig. 21-22].

Fig. 21-22 – L’écran est un cache : L’Affaire Thomas Crown et L’Étrangleur de Boston

25 Le split-screen permet donc d’implanter le hors-champ (c’est-à-dire la menace) au sein même du cadre et non plus à ses bords. Nous retrouvons ici les deux angoisses paranoïaques fondatrices de la série 24 heures : d’une part, nous pouvons être pénétrés de partout (la menace terroriste actualise ici une angoisse des plus archaïques) ; d’autre part, le danger qui nous guette provient également, et peut-être avant tout, de l’intérieur (la taupe).

26 Enfin, le split-screen visualise le clivage moral de Jack Bauer et des administrations successives (celle de David Palmer notamment) qui ont à mettre en balance le respect de la loi et la nécessité de l’action, la lenteur du protocole général et l’urgence des situations particulières, la morale des principes et celle des conséquences. Si bien que la figuration du clivage (psychique, relationnel, social, moral) est sans aucun doute la grande affaire du split-screen.

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D’un certain sadisme narratif

27 Une hypothèse. Nous nous plaisons à imaginer le split-screen dans 24 heures comme l’instrument privilégié d’une instance narrative, ou d’un narrateur, discrètement sadique, dont le profil psychologique pourrait correspondre à celui que dresse Nina Myers de l’homme d’affaire Ted Cofell : « Intelligent », « anal », « passif-agressif » « control-freak9 ». Ce narrateur omniscient, tout-puissant, jouant sur la distribution et la rétention d’images qu’il manipule comme s’il était face à des écrans de contrôle, semble constamment sélectionner au sein du split-screen le cadre qu’il désire afin de nous livrer l’image voulue en plein écran. Il faudrait faire le lien entre, d’une part, cette instance narrative virtuelle qui commande l’agencement des cadres (ce « Grand Imagier » pour reprendre une expression d’Albert Laffay10) et, d’autre part, la voix neutre, mystérieuse et feutrée qui annonce le cadre temporel du récit au début de chaque épisode (« The following takes place between 2 am et 3 am… »). Il se trouve que c’est Kiefer Sutherland qui prête sa voix à chaque début d’épisode mais cela n’est pas explicitement dit au spectateur. Et même si, au début des épisodes 8 à 12 de la première saison, Jack Bauer explique qu’il vit la journée la plus longue de sa vie, et même si l’on reconnaît bien la voix du comédien, une ambiguïté demeure sur l’identité de cette « l’horloge parlante » anonyme.

28 Pourquoi donc avons-nous besoin d’une voix pour donner l’heure ou rappeler que les événements se déroulent en temps réel le jour des primaires ? Avec cette voix off mystérieuse, nous avons ici affaire à ce que Michel Chion appelle un acousmêtre, c’est-à- dire une voix dont on ignore la provenance et qui, du fait de cette désincarnation, se voit prêter différents pouvoirs : être partout, tout voir, tout savoir, tout pouvoir11. C’est une figure incontournable du cinéma américain que cette voix toute-puissante que l’on ne voit pas mais qui, elle, voit tout, vous possède et vous manipule comme un pantin : Die Hard 3 (1995) de John McTiernan, Scream (1996) de Wes Craven, ou Phone Game (2002) de Joel Schumacher (qui se passe entièrement dans une cabine téléphonique depuis laquelle un homme est à la merci d’une voix mystérieuse. Est-ce un hasard si le comédien qui prête sa voix au sniper manipulateur et invisible n’est autre que Kiefer Sutherland ?...). En tant que spectateurs, nous sommes dans 24 heures chrono les jouets de cet acousmêtre, ce narrateur tout-puissant qui dispose des images à sa guise, ce control freak qui s’est imposé à lui-même la règle du temps réel12.

29 Mais en quoi l’usage du split-screen correspondrait-il à une certaine forme de sadisme narratif ? Loin d’accroître notre capacité de vision ou notre intelligibilité du récit en nous offrant une multiplicité de points de vue, le split-screen ne génère au contraire qu’une plus grande confusion. L’image est morcelée en plusieurs vignettes (ce qui en diminue la visibilité), l’espace n’est plus construit par le montage mais déplié (ce qui provoque souvent une perte de repères). Plusieurs scènes se proposent à nous simultanément et il faut toujours une petite seconde d’ajustement pour accoler le son que l’on entend aux images correspondantes. Nous avons donc toujours un peu de retard sur les personnages. Là où le split-screen semblait devoir nous procurer une position de surplomb, de maîtrise sur le récit, il nous met sans cesse à distance en brandissant son patchwork d’écrans qui nous signifie notre position de spectateurs. Oui, le split-screen est peut-être avant tout l’instrument privilégié du sadisme narratif de la série, qui en fait tout le délice, et dont l’exemple le plus parfait est ce chronomètre

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qui, tout au long de l’épisode, nous rappelle cruellement que le temps de plaisir nous est compté.

BIBLIOGRAPHIE

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– « Montage interdit », in Ibid, p. 49-61.

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NOTES

1. Voir notamment l’entrée « Split-screen » du Dictionnaire de l’image publié sous la direction de Francis Vanoye (Paris, Vuibert, 2008). Pour une analyse historique, technique et esthétique de ce procédé, voir notamment : Alexandre Tylski, « Le split-screen audiovisuel. Contemporanéité(s) d’une figure », Positif, n° 566, avril 2008, p. 56-58 ; Alice Daumas, Le split screen. Usages de l'écran partagé, de son utilisation ponctuelle à sa radicalisation au sein du cinéma de fiction, Mémoire de fin d’études sous la direction de Benoît Turquety et Vincent Amiel, ENS Louis Lumière, 2009 ; Marcin

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Sobieszczanski et Céline Masoni Lacroix (dir.), Du Split-Screen Au Multi-Screen : La narration vidéo- filmique spatialement distribuée, Berne, Peter Lang, 2010. 2. André Bazin, « Montage interdit », in Qu’est-ce que le cinéma (1959), Paris, Cerf, 1990, p. 59. 3. D’où la prédilection de Bazin pour le plan-séquence et la profondeur de champ. Voir à ce propos, in Op. cit., les articles « Ontologie de l’image photographique » (p. 9-17) et « L’évolution du langage cinématographique » (p. 63-80). 4. Cette idée connaîtra une grande postérité au sein de la réflexion critique française, notamment au tournant des années 1960 dans les colonnes des Cahiers du cinéma, où elle sera réinvestie dans le champ de la morale avec le fameux exemple du travelling (chez des auteurs tels que Luc Moullet, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette ou encore Serge Daney). 5. Nous reprenons ici la formule de Frédéric Worms en titre de son ouvrage Le Moment du soin. À quoi tenons-nous ?, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Éthique et philosophie morale », 2010. 6. Lire à ce propos Sergueï Eisenstein, « Méthodes de montage » (1929), in Le Film, sa forme, son sens, trad. Armand Panigel, Paris, Christian Bourgois, 1976, p. 63-71. 7. Paul Ricœur, « Histoire et mémoire », in Antoine de Baecque et Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Bruxelles, éd. Complexe, 1998, p. 27. 8. Jean-Baptiste Thoret, « Le Split-screen », Cahiers du cinéma, hors-série, novembre 2000, p. 84. 9. 24 heures chrono (1.9) 10. Albert Laffay, Logique du cinéma. Création et spectacle, Paris, Masson, 1964. 11. Michel Chion, « L’acousmêtre », in La Voix au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1982, p. 25-33. 12. Rappelons qu’au commencement était la règle, le producteur Joel Surnow ayant tout d’abord eu l’idée d’une série dont les saisons de vingt-quatre épisodes correspondraient aux vingt-quatre heures d’une seule journée. L’idée de suivre un agent d’une unité anti-terroriste n’est venue qu’après. Lire à ce propos l’entretien donné à Slate.com par Michael Loceff, l’un des principaux scénaristes et producteurs de la série (James Surowiecki, « The Worst Day Ever. A 24 writer talks about torture, terrorism, and fudging “real time” » : http://www.slate.com/articles/ news_and_politics/interrogation/2006/01/the_worst_day_ever.html, consulté le 20 juin 2014).

RÉSUMÉS

Presque aussi ancien que le cinéma lui-même, le procédé du split-screen, consistant à diviser le cadre filmique en plusieurs portions, compte parmi les figures stylistiques les plus marquantes de 24 heures chrono. Or, les usages qui en sont faits, aussi bien au cinéma que dans la série, apparaissent bien souvent d’une grande pauvreté, le split-screen se résumant à exacerber les modes d’écriture propres au cinéma : ingestion au sein du cadre du montage alterné ou du champ contrechamp, nivellement des raccords, atténuation de la dimension de choix propre au cadrage, aliénation automatique des différentes images à une seule et même temporalité, etc. Pourtant, dans 24 heures chrono, l’utilisation du split-screen présente un intérêt inattendu. À travers le morcellement de l’image et l’altération de sa « lisibilité », grâce à des effets de confusion et de perte de repères, le split-screen constitue l’un des instruments privilégiés d’un certain sadisme narratif qui contribue grandement à l’originalité de la série et au plaisir qu’elle nous procure.

Almost as old as cinema itself, the split-screen – in which the filmic frame is divided into several parts – is one of the most prominent stylistic figures in 24, but is often used only to enhance the

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writing modes that are specific to cinema: alternate editing and shots/reverse shots are swallowed by the frame; link shots are evened out; framing choices are toned down; the different images are automatically reduced to one temporality only, etc. Through the division of images and the alteration of their ‘readability’ with confusing or defamiliarizing effects, the split screen stands as one of the preferred tools to create a certain kind of narrative sadism, which contributes to the series’ originality and to the viewing pleasure it provides.

INDEX

Keywords : split screen, framing, editing, off-camera, aesthetics, acousmêtre, narrative sadism, 24 Mots-clés : split-screen, cadrage, montage, hors-champ, esthétique, acousmêtre, sadisme narratif, 24 heures chrono

AUTEUR

OPHIR LÉVY Ophir LEVY enseigne l’esthétique et l’histoire du cinéma à l’université Paris III - Sorbonne Nouvelle depuis 2005. Docteur en histoire du cinéma de l’Université Paris I - Panthéon-Sorbonne (sous la direction de Sylvie Lindeperg), sa thèse intitulée Les Images clandestines (prochainement publiée par les éditions Hermann) a reçu le "Prix de la Recherche 2014" décerné par l’Inathèque. Philosophe de formation, il est l’auteur de Penser l’humain à l’aune de la douleur. Philosophie, histoire, médecine. 1845-1945 (L’Harmattan, 2009).

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La septième saison de 24 heures chrono : illusion d’un tournant moral et éthique ?

Alexis Pichard

« Les règles sont ce qui nous rend meilleurs. – Pas aujourd’hui. » 24 heures chrono, 7.8.

1 Pas un échange ne paraît mieux représenter la septième saison de la série 24 heures chrono que cette joute verbale entre l’agent vertueux du FBI Larry Moss (Jeffrey Nordling) et l’agent voyou Jack Bauer (Kiefer Sutherland). Pour l’un, les règles doivent être respectées en tout temps, quelle que soit la situation car elles garantissent la pérennité de notre humanité. Pour l’autre, dans certaines circonstances, les règles peuvent être contre-productives et rendre moins efficace. Dans 24 heures chrono, ces circonstances exceptionnelles ont trait au terrorisme national, moteur principal de l’intrigue, qui nécessiterait ainsi une suspension de certaines règles, notamment en termes de libertés individuelles, afin d’être contré. La série demande alors aux spectateurs si tous les moyens sont bons pour protéger la sécurité intérieure et les invite à se projeter dans la diégèse.

2 Si l’implication morale du spectateur n’est pas une nouveauté à l’échelle de la série puisque nous sommes en position de juger chaque décision prise par les personnages, la mise en scène des options morales qui sous-tendent ces décisions est, elle, inédite. Pour ce faire, la septième saison organise un débat sur ses thèmes récurrents (le recours aux méthodes coercitives, la logique jusqu’au-boutiste en matière de contreterrorisme, le piétinement des libertés individuelles pour le bien commun etc.), se confrontant aux ambiguïtés idéologiques qui habitent la série et, par là même, aux critiques dont elle a pu être victime.

3 Traditionnellement cataloguée (à tort) comme réactionnaire ou conservatrice, 24 heures chrono a longtemps été perçue comme un monolithe univoque figé dans la présidence Bush. En cause, une monstration fantasmée – car efficace – de la guerre contre le terrorisme et des liens étroits entre l’un des créateurs et le parti républicain. Aussi,

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bien que la série soit travaillée dès ses débuts par une ambivalence idéologique qui l’éloigne parfois de la politique gouvernementale, la saison 7 va venir nettement rompre avec ces conceptions en se mettant à jour avec le monde réel. Alors qu’Obama vient d’être élu et que celui-ci dresse un bilan de son prédécesseur, 24 heures chrono en fait de même en organisant littéralement son propre procès. Cette intrusion du réel, des débats moraux contemporains, du zeitgeist des années Obama justifient ainsi que l’on considère la septième saison comme un virage important dans l’histoire de la série.

4 Ainsi, après en avoir étudié le contexte de production et montré que 24 heures chrono est bien une œuvre évolutive, déterminée par les changements sociétaux, nous verrons comment la saison 7 s’adapte à une Amérique post-Bush et si les réponses qu’elle apporte en termes de morale évoluent. Afin d’en rendre compte, nous nous attarderons sur le traitement de la torture et sur la tension déontologisme/utilitarisme en nous demandant si Jack peut enfin mettre à mal le terrorisme tout en respectant les lois.

La nécessité d’un renouveau : étude du « contexte génétique » de la saison 7

5 À l’instar de Jerrold Levinson, pour qui l’œuvre d’art ne peut être pleinement comprise que si elle est appréhendée à l’aune de son contexte de production (historique, politique, artistique etc.), comprendre les évolutions qui surviennent lors de la septième saison de 24 heures chrono ne peut se faire qu’à l’issue d’un replacement de la série dans l’Histoire. Levinson rappelle, en effet, que :

Les œuvres d’art sont essentiellement des objets incorporés dans l’histoire et ils n’ont jamais un statut d’art, ni de propriétés esthétiques manifestes, ni de significations artistiques définies, ni d’identité ontologique déterminée, en dehors ou indépendamment d’un contexte génétique qui en fait les œuvres d’art qu’elles sont1.

6 Par l’étude du « contexte génétique » des œuvres d’art, le philosophe américain entend s’attarder sur les conditions de leur genèse afin d’aiguiller notre interprétation critique. C’est ce travail préliminaire et essentiel que nous nous proposons de mener dans un premier temps en dégageant trois types de contextes pertinents : le contexte réceptif, le contexte historique et le contexte créatif, tous trois étant intimement liés.

7 La septième saison de 24 heures chrono apparut en janvier 2009 sur les écrans de la Fox, soit plus d’un an et demi après la sixième. Comme le relate le documentaire 24/7 : the Untold Truth2, cette nouvelle journée infernale de la vie de Jack Bauer fut le résultat d’un long et laborieux parcours. Lors de l’épilogue de la sixième saison, Jack se retrouvait au bord d’un précipice, se tenant face à la mer et à l’horizon doré d’un nouveau jour. Le temps était venu pour lui de rendre les armes et de renoncer à son martyr d’Atlas moderne – sauver l’Amérique en vingt-quatre heures chrono – à l’issue d’une journée infernale que beaucoup jugèrent décevante.

8 Certes, cette sixième saison reçut un accueil médiatique plutôt favorable mais elle vit son audience s’éroder au fil de l’année pour accuser une baisse de 23 % entre les scores du season premiere3 et ceux du season finale4. Bien que 24 heures chrono fût assurée de ne pas disparaître des écrans, la Fox l’ayant renouvelée pour deux saisons supplémentaires, elle devait néanmoins opérer des changements conséquents pour

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partir à la reconquête de son public. L’image du précipice prenait alors une dimension métafictionnelle : Jack était loin d’être le seul à se demander ce qui l’attendait.

9 Les premiers scripts de la saison 7 prévoyaient de suivre la quête rédemptrice de Jack en Afrique en parallèle avec l’enquête de (Annie Wersching), agent du FBI, à Washington. Après trois épisodes, la saison exécutait un saut dans le temps de douze heures et rapatriait Jack à Washington où il rencontrait Renee. Le temps réel restait le principe fondamental de la série tout en autorisant, pour la première fois de son histoire, une ellipse conséquente. Finalement, cet incipit fut abandonné même si l’idée d’un bond dans le temps sera finalement développée dans la saison neuf diffusée en 2014. Deux autres postulats furent alors envisagés. Les scénaristes pensèrent à une intrigue montrant Jack sous couverture dans un rôle de méchant puis l’imaginèrent au cœur d’une commission sénatoriale visant à le mettre face aux actes qu’il a commis. C’est finalement cette dernière idée qui fut exploitée avec pour objectif métafictionnel de répondre aux attaques que la série subissait alors. Comme le souligne David Fury, scénariste et producteur de 24 heures chrono : « On pouvait ainsi répondre aux critiques qu’on nous avait adressées durant la saison six, disant que nous glorifiions la torture, ce qui n’a jamais été notre but mais certains l’ont perçu ainsi5. »

10 Car, en plus des critiques sur l’usure de sa forme, 24 heures chrono se retrouvait également attaquée une nouvelle fois, mais d’une manière bien plus soutenue, sur son rapport complexe à la torture. Comme le rappelle Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « 24 a depuis ses débuts suscité de vives critiques mais, jusqu’à fin 2008, son équipe n’a que très rarement considéré la torture comme un problème moral digne d’être discuté au sein même de la série6. » Si ce constat apparaît légèrement excessif, il est vrai que son recours est le plus souvent institutionnalisé comme le prouve la saison six où chaque interrogatoire donne lieu à une scène de torture. D’ailleurs, le terme « interrogatoire » devient synonyme de « torture » : celui qui interroge torture, nécessairement.

11 Les critiques qui s’élevaient alors à l’encontre de 24 heures chrono furent galvanisées par la parution d’une enquête sur la série parue en février 2007 – durant la saison 6 – dans le magazine libéral The New Yorker7. Au cours d’un portait exhaustif de Joel Surnow, créateur de la série, la journaliste Jane Mayer met au jour les liens étroits que celui-ci entretient avec l’administration Bush, Surnow étant un féroce républicain, et l’idéologie conservatrice qu’il fait planer sur les aventures de Jack Bauer. Mayer prend pour exemple le cas de la torture dont elle montre qu’elle est sciemment utilisée à des fins politiques dans la série. Par Surnow, du moins. Ce dernier avoue, dans une interview accordée à la journaliste, croire à la légitimité de la torture en des circonstances extrêmes : « On dit que la torture ne marche pas. Je n’en crois rien. Je ne pense pas qu’il soit honnête de dire que si un être qui vous est cher était retenu prisonnier, et que vous aviez cinq minutes pour le sauver, vous ne tortureriez pas. Dites-moi, que feriez-vous ? Si quelqu’un détenait l’un de mes enfants, ou bien mon épouse, j’espère que je torturerais cette personne. Il n’y a rien, rien, que je me refuserais de faire8. » L’article du New Yorker prit une telle résonnance dans le débat médiatique que les scénaristes furent, en quelque sorte, contraints d’y répondre9.

12 Alors que la septième saison commençait à prendre forme, malgré le retard accumulé du fait d’un scénario palimpseste, la production fut arrêtée en novembre 2007 par la grève des scénaristes qui contraignitt la Fox à un report d’un an de la diffusion de la série avec tous les risques encourus par un tel hiatus. Lorsque le tournage reprit en février 2008, Joel Surnow décida de quitter son poste de showrunner pour se lancer dans

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d’autres projets10. Ce départ ne fut pas sans conséquence. Comme nous venons de le mentionner, Surnow est un républicain convaincu, en grande partie responsable des critiques développées à l’encontre de 24 heures chrono au cours de la sixième saison. Même s’il resta rattaché à la série en tant que consultant, il fut remplacé en qualité de showrunner par Howard Gordon, démocrate modéré. Ce changement politique à la tête de la série, bien que les scénaristes fussent de toute obédience, peut ainsi expliquer la tournure plus libérale des dernières saisons.

13 En mars 2008, la Fox fit part de son inquiétude à l’équipe créative quant au long hiatus entre la sixième et septième saison, souhaitant diffuser un aperçu des nouveaux épisodes afin d’attiser la curiosité du public. En lieu et place, les scénaristes optèrent pour un téléfilm qui servirait de transition. Pour ce faire, ils reprirent les premiers jets qu’ils avaient rédigés et exploitèrent l’idée originelle de voir Jack en Afrique. Baptisé Redemption, le téléfilm fut tourné en Afrique du Sud pour être diffusé en novembre 2008. On découvre donc Jack au Sangala, pays d’Afrique fictif, s’affairant à la construction d’une école pour les enfants défavorisés avec le soutien de l’ONU. Jack se trouve alors à l’abri du monde avant qu’il ne reçoive une assignation à comparaître devant une commission sénatoriale pour détention et torture de prévenus et qu’il soit contraint à revenir aux États-Unis. Les temps ont changé, celui qui a sauvé l’Amérique par tous les moyens doit à présent répondre de ses actes, laissant présager un retour de l’éthique et de la morale à mettre en relation avec l’arrivée au pouvoir de Barack Obama.

14 Ce dernier fut élu président des États-Unis le 4 novembre 2008 contre le candidat républicain John McCain et cristallisa alors tous les espoirs d’une nation éreintée par sept années de guerre contre le terrorisme, aussi bien sur le sol américain qu’au Moyen-Orient, de scandales, et de mensonges d’État. Comme Jack, l’Amérique cherchait aussi la rédemption après, notamment, l’échec des guerres afghane et irakienne et les scandales de Guantanamo et d’Abou Ghraib. À l’ère de la paranoïa collective qu’incarnait Bush devait succéder l’apaisement porté par Obama. Durant la campagne présidentielle, celui-ci promit des changements de fond. Opposé à la logique utilitariste de Bush et au manque de transparence qui l’accompagna, il envisagea de mettre un terme à la torture, aux guerres injustifiées, au piétinement des libertés individuelles au nom de la sécurité nationale et, de manière hautement symbolique, annonça la fermeture de Guantanamo11. Cette volonté de se démarquer des années Bush fut réaffirmée dans son discours d’inauguration programmatique de janvier 2009 qui célèbre l’émergence d’une Amérique désireuse de paix et de d’exemplarité :

À tous les peuples et gouvernements qui nous regardent aujourd’hui, des plus grandes capitales jusqu’au petit village où mon père est né, sachez que l’Amérique est l’amie de chaque pays, de chaque homme, femme et enfant en quête d’un avenir de paix et de dignité et que nous sommes prêts à nouveau à endosser le rôle de dirigeant12.

15 C’est donc dans ce contexte que fut diffusé Redemption qui sert de prologue à la septième saison en posant les fondements encore timides d’une ère nouvelle. Coïncidence des dates, le téléfilm survint à peine deux semaines après l’élection d’Obama. On retrouve dans cet épisode « hors-série » toute l’atmosphère du début de mandat du quarante-quatrième président des États-Unis, que ce soit par l’arrivée au pouvoir de la démocrate Allison Taylor (Cherry Jones), présentée comme une

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déontologue idéaliste, ou à travers le rapatriement de Jack à Washington afin qu’il soit jugé pour ses actes. À travers son procès, c’est bien celui des années Bush qui s’opère.

La torture en accusation : le débat moral à l’épreuve d’une nécessité narrative

16 Les séries télévisées, par leur mode de production et de diffusion, ont toujours su capter l’air du temps. Dans l’après 11 Septembre, leur réactivité fut instantanée. En effet, il ne fallut que quelques semaines aux scénaristes pour inclure la tragédie que venait de vivre la nation américaine à leurs productions, contrairement au cinéma qui mit quelques années avant de s’emparer de l’événement13. Ainsi, le zeitgeist de la guerre contre la terreur lancée par le président Bush le 20 septembre 2001 imprègna un paysage télévisuel qui se fit alors premier soutien de la Maison-Blanche : les séries épousèrent l’idéologie de l’administration Bush et œuvrèrent à son acceptation par le public américain. Cette tendance, particulièrement remarquable dans le genre thriller, s’ébranla après 2005 alors que grandissait la contestation populaire vis-à-vis de la guerre en Irak14.

17 Parmi les moyens de prévention du terrorisme défendus par l’administration Bush et certains éditorialistes, la torture se trouva ainsi évoquée et pratiquée dans de nombreux dramas abordant le terrorisme, que ce soit Agence Matrix (Threat Matrix ; ABC, 2003-2004), DOS : Division des opérations spéciales (E-Ring ; CBS, 2005-2006) ou encore Sleeper Cell (Showtime, 2005-2006). Néanmoins, par les critiques vives qu’elle lui values, la torture resta surtout associée à 24 heures chrono. L’offre télévisuelle et le message politique délivrés dans l’après 11 Septembre créèrent donc un contexte favorable à l’acceptation populaire de la torture comme moyen légitime et fiable de prévenir la menace terroriste. Dans les programmes diffusés entre vingt-heures et vingt-deux heures, les actes de torture passèrent de moins de quatre par an avant le 11 Septembre à plus d’une centaine15. 24 heures chrono se plaça à la tête de cette tendance, cumulant 67 scènes de torture au cours des cinq premières saisons, avec un paroxysme atteint lors de la quatrième, comportant en moyenne des actes de torture dans plus de la moitié des épisodes16.

18 Une telle omniprésence de la torture n’est pas sans conséquence. Premièrement, elle banalise l’utilisation de telles méthodes coercitives en nous habituant au corps meurtri – certains ont d’ailleurs parlé de torture-porn pour définir l’accoutumance que l’on peut développer face à l’horreur de ces scènes17 – et en variant les supplices. Ensuite, elle démontre que ces méthodes sont d’une immuable efficacité, à de rares exceptions près. Enfin, elle implique que tous les moyens, même immoraux, sont bons en des circonstances extrêmes. Ce sont ces trois messages qui sont transmis au public par le truchement de 24 heures chrono et qui participent de la redéfinition de la notion de torture. Qu’elle soit immorale et illégale importe peu puisqu’elle est de toute manière nécessaire, donc incontournable, du fait de son efficacité. Or, le problème qui se pose est le suivant : dans notre monde réel, la torture est loin d’être un moyen fiable afin d’obtenir des informations18. Cette réalité n’atteignit pourtant pas le monde de Bauer ou, du moins, pas avant la septième saison.

19 Dans 24 heures chrono, la torture est exécutée par l’ensemble des personnages, qu’ils soient de gentils agents de la CTU ou de méchants terroristes. C’est en soi une

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nouveauté des productions de l’après 11 Septembre au sens où, par le passé, les tortionnaires étaient entièrement maléfiques. Par contraste, les héros sont maintenant appelés à commettre le même outrage moral pour le bien commun. Comment les distinguer encore des terroristes qu’ils combattent ?

20 Bien que la torture en elle-même puisse être considérée comme immorale, puisqu’elle implique une douleur infligée par un sujet conscient sur autrui et qu’elle considère ce dernier comme un moyen, ce qui bafoue le précepte kantien selon lequel autrui ne doit être envisagé seulement comme un moyen, son utilisation par les agents de la CTU, par les divers présidents et, surtout, par Jack lui confère pourtant un caractère moral dans une perspective conséquentialiste.

21 D’une part, la torture est toujours pratiquée par devoir moral à l’aune des conséquences bénéfiques qu’elle peut engendrer. Quand Jack torture Syed Ali dans la deuxième saison, c’est dans le seul et unique but de savoir où est la bombe nucléaire qui menace de ravager Los Angeles. Il réfute tout sadisme, seul son devoir moral d’agent gouvernemental et d’être humain motive son piétinement des conventions de Genève de 1949. Il l’affirme à Syed Ali : « Je vous hais pour ce que vous m’obligez à faire » (2.12). Cette conception utilitariste de la torture n’est pas sans rappeler la morale développée par le philosophe Jeremy Bentham relative à la torture, lequel en légitimait l’utilisation dans certains cas extrêmes19.

22 D’autre part, la torture est le plus souvent pratiquée par des individus moraux qui en usent mais n’en abusent pas. Jack est à nouveau un bon exemple puisqu’il n’utilise la torture qu’en dernier ressort, qu’il n’en tire aucun plaisir et, surtout, qu’il en connaît les conséquences. En effet, il est prêt à être jugé pour ses actes, il ne soustrait nullement à la loi, ce qu’il réaffirme au début de la septième saison. Ce qui le rend aussi moral, c’est aussi son sens du sacrifice. Pour faire ce qui est nécessaire, il est prêt à sacrifier son humanité. Il endosse alors le rôle de martyr, sauvant les autres âmes de la damnation en commettant tous les crimes, et son sacrifice dépasse le cadre de la moralité puisqu’il est aussi prêt à se sacrifier physiquement.

23 Comme l’explique Timothy Dunny : « Nous sommes enclins à penser que si Jack torture quelqu’un, même un innocent, c’est acceptable car il est lui-même prêt à souffrir et à être torturé si nécessaire20. » Parce qu’il connaît le mal et qu’il l’a enduré, Jack est capable de faire le meilleur choix entre les différents préceptes moraux qui s’offrent à lui. Les « gentils » torturent donc principalement par nécessité avec une perspective téléologique morale et altruiste : sauver l’Amérique. Cela n’empêche bien sûr pas des débordements, des ratés, comme le montrent les quelques scènes de torture d’innocents (Nadia Yasir dans la saison six, Jack dans la saison huit etc.) qui insistent sur les limites d’une telle politique.

24 Les terroristes, quant à eux, ont un recours à la torture plus direct et systématique. La phase de dialogue est expéditive et laisse rapidement la place à la menace et aux sévices. S’ils torturent également pour obtenir des informations, il leur arrive aussi de torturer par revanche ou par pur sadisme. C’est ce qui arrive à Jack lorsqu’il est remis aux mains du terroriste Abu Fayed (Adoni Maropis), dont le premier réflexe est de l’attacher à une chaise pour le torturer (6.1). Autre différence notable avec les « gentils », la torture, chez les terroristes, précède toujours la mort. On ne compte plus les exemples où un tortionnaire promet d’épargner la vie de son captif ou celle de sa famille s’il lui révèle les informations qu’il veut savoir avant de se dédire finalement. Si

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la torture est immorale selon les préceptes kantiens, les terroristes parviennent à lui apporter un surplus d’inhumanité en ne tenant pas leurs promesses initiales.

25 Comme nous l’avons vu plus haut, l’élection d’Obama conjuguée à la parution de l’article de Jane Mayer dans le New Yorker poussèrent les scénaristes de 24 heures chrono à apporter des inflexions idéologiques à leur traitement de la torture. Plus qu’une profonde remise en cause menant à l’abandon des méthodes coercitives, la saison 7 propose surtout un débat moral en replaçant la torture dans une Amérique non plus régie par le calcul utilitariste mais par le droit et les principes fondateurs de la nation. La délocalisation de l’intrigue de Los Angeles à Washington sert cette ambition. Capitale fédérale des États-Unis créée officiellement par la Constitution de 1787, elle représente à elle seule l’idéal démocratique dont la nation s’est voulue le symbole lors de sa fondation. Par essence, Washington est le lieu du droit et du politique en réunissant les sièges des trois « Freins et Contrepoids » (Checks and Balances) : la Cour Suprême (pouvoir judiciaire), Le Président (pouvoir exécutif) et le Congrès (pouvoir législatif).

26 Ainsi, 24 heures chrono semble d’emblée signifier un changement fort de perspective qui va se trouver exacerbé dès le début de la première heure où l’on retrouve Jack au tribunal face au Sénateur Mayer (Kurtwood Smith)21 (7.1). Si cette scène n’est pas une surprise pour le spectateur, puisqu’elle était déjà annoncée dans Redemption, elle se révèle néanmoins inédite car jamais auparavant Jack n’avait eu à rendre des comptes à la justice. Une commission sénatoriale a ainsi été convoquée afin d’étudier les cas de violation des droits de l’homme par la CTU dont nous apprenons le récent démantèlement. Très vite, le sénateur Mayer aiguille l’audience vers le sujet brûlant qui anime le débat, la torture, et confronte le premier témoin de la journée, Jack Bauer. Les temps ont changé : à la torture institutionnalisée des années Palmer (aussi bien David que Wayne), notamment, succède le règne de la loi et de la morale de la présidente fraîchement élue Allison Taylor. Durant sa campagne, celle-ci a soutenu l’interdiction de la torture de même qu’elle a œuvré à une réforme en profondeur des agences de renseignement, contribuant de fait à la disparition de la CTU (7.11). Taylor réaffirme les principes fondateurs des États-Unis et le rôle de guide moral qu’ils doivent tenir à l’échelle du monde. Pratiquer la torture serait une marque d’hypocrisie : si l’Amérique se veut modèle, elle doit agir comme telle.

27 De fait, en supprimant la CTU, Taylor entend purger l’Amérique de ses relents barbares. Le FBI, à qui incombe dorénavant la lourde tâche du contre-terrorisme, est présenté en parangon de déontologisme. Les locaux lugubres et souterrains de la CTU cèdent la place à des bureaux ouverts et lumineux, signe de transparence. Les agents utilitaristes et indisciplinés sont remplacés par des agents éthiques et moraux à l’image de Larry Moss, de (Janeane Garofalo) ou encore de Renee Walker. Enfin, et surtout, la torture est proscrite, devenue impératif catégorique au sens où toute suggestion de son usage conduit à une réponse définitive, parfois sans réelle argumentation. Ainsi, quand (Carlos Bernard), désormais terroriste, refuse de collaborer avec le FBI, Renee suggère à Larry de recourir à des moyens plus musclés (7.3) : RENEE. Non, je suggère qu’on emploie la manière forte. LARRY. La torture donc RENEE. Il y a des méthodes coercitives auxquelles nous n’avons pas pensé. Les drogues… LARRY. J’ai du mal à croire que tu veuilles avoir cette conversation. (…) Ton idée est démente. C’est illégal et ça ne se fait plus.

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28 Non seulement la torture se trouve renvoyée au domaine de la barbarie et de l’illégalité mais, en plus, son efficacité même est, pour la première fois, remise en question de manière explicite. Car si la torture produit le plus souvent les effets attendus, elle a, au cours de la série, connu quelques ratés. Dans la deuxième saison, Jack interroge violemment Marie Warner (Laura Harris) pour qu’elle lui révèle l’emplacement de la bombe nucléaire qu’elle prévoit de faire détonner. Pour ce faire, il lui refuse des antidouleurs alors que celle-ci a reçu une balle, méthode qui rappelle le scandale autour d’Abou Zubaydah22. Si Marie semble finalement craquer, elle donne de fausses informations à Jack dans le but de le tromper. Celui-ci, intuitif comme toujours, s’apercevra de la supercherie. Dans ce cas, la torture pousse à de fausses confessions, et démontre l’efficacité relative, voire l’absence d’efficacité, d’une telle méthode23. La saison 7 articule cette limite à plusieurs reprises. Ainsi, lorsque Larry découvre que Renee a torturé Tanner (Dameon Clarke), lequel a tué un suspect capital quelques heures plus tôt, il lui dit : « Tu sais aussi bien que moi que ces interrogatoires coercitifs ne sont pas fiables » (7.5).

29 Ce retour au droit et au respect de la loi profite aux criminels arrêtés et aux suspects récalcitrants, lesquels vont tester les limites d’un tel revirement déontologique et, par là-même, le remettre en cause. En effet, de manière récurrente et inédite, les prévenus dans la septième saison exercent leur droit à un avocat ou bien se font les défenseurs d’une loi judiciaire et morale qu’eux-mêmes ne respectent pas. Ainsi, quand Renee décide de recourir à la manière forte pour pousser Tanner à l’aveu, celui-ci s’exclame : « Vous ne pouvez pas faire ça. » Il rappelle Renee à son devoir avec un sourire narquois, conscient que la loi le protège de toute atteinte physique. Mais celle-ci, excédée par la condescendance du prisonnier, décide d’embrasser à nouveau la torture. « Vous ne pouvez pas faire ça. Vous êtes du FBI. C’est illégal. J’ai des droits », soupire Tanner avant que Renee ne le prive d’oxygène (7.4). Nous apprenons ensuite que Tanner a porté plainte contre Renee (7.5). Quelques heures plus tard, Jack torture Ryan Burnett (Eyal Podell), chef de cabinet du sénateur Mayer, dont il sait qu’il est impliqué dans l’attaque imminente contre la Maison Blanche. Alors qu’il est sur le point de révéler des informations capitales, un groupe de Marines interrompt l’interrogatoire et appréhende Jack. Livrée à Taylor, Burnett reste inflexible, refusant de coopérer, et décline même l’offre d’une grâce présidentielle : TAYLOR. Je n’autoriserai pas la torture mais, dans votre cas, je n’aurais aucun problème avec la peine de mort. BURNETT. Où est mon avocat ?

30 Dans les deux exemples précités, les criminels se servent de la loi et du respect de celle- ci par ses représentants pour garder le silence et ne livrer aucune information. La série met en évidence la frustration et l’absurdité d’une conception purement déontologique de la loi. Dans le même temps, cette frustration est renforcée du fait de l’efficacité de la torture car Renee obtient les aveux de Tanner et Jack fait craquer Burnett. Mais, hélas, dans ce dernier cas, Jack est arrêté avant que son prisonnier n’ait pu prononcer le moindre mot. Face à un Mayer déterminé, il s’écrie : « Il allait parler ! Ce qui va arriver est en cours maintenant et c’est sur votre conscience » (7.11).

31 Ainsi, même si la torture fait l’objet d’un véritable débat, la septième saison de 24 heures chrono en réaffirme l’efficacité et la nécessité en des circonstances exceptionnelles. Certes, les personnages ont conscience de son horreur et de son immoralité (mais n’est- ce pas le cas de Jack depuis le premier jour ?), pourtant, la torture continue à être

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perçue comme un outil de prédilection dans la lutte contre le terrorisme. Il n’est pas d’ailleurs pas étonnant que son usage se propage au fil des épisodes à de fervents opposants. Il faudra moins d’une heure à Renee pour commanditer la torture d’un suspect des mains de Jack avant de l’exécuter elle-même peu de temps après à plusieurs reprises, et moins d’une journée pour devenir un agent déchu suivant la rhétorique jusqu’au-boutiste de Jack (7.24).

32 Quant à Ethan, le bras droit de Taylor, il finit par épouser l’idée que la torture est nécessaire et renvoie Jack « interroger » Burnett (7.13). Et même la présidente est contrainte à reconsidérer ses positions lors d’un vif échange avec Mayer : MAYER. Être en guerre ne justifie pas tout. (…) Vous me demandez que [Jack Bauer] ne soit plus cible de cette enquête. Et le message est clair. Dans certaines circonstances, vous trouvez ses méthodes acceptables. TAYLOR. Il y en a qui diraient qu’elles le sont. MAYER. Et ils auraient tort, sur les plans militaire et moral. L’Amérique est déjà passée par là. Vous avez parlé de tragédie nationale.

33 La torture est donc indissociable de 24 heures chrono. Les inflexions idéologiques apportées par cette saison ont servi de réponse aux critiques sans en remettre en cause l’usage au long terme. Si elle est montrée comme nécessaire dans la guerre contre la terreur, il semble en fait qu’elle soit davantage essentielle à un niveau diégétique. Autrement dit, c’est parce que la torture est un rouage narratif capital dans l’économie de la série que cette dernière ne peut s’en passer.

34 En accentuant sciemment le terme « narratif », nous réaffirmons le caractère fictionnel de la série et, ce faisant, souhaitons relativiser l’ensemble des critiques adressées aux producteurs concernant l’utilisation et l’efficacité de la torture. Faut-il préciser, comme Magritte l’a fait dans son œuvre majeure La trahison des images, que 24 heures chrono n’est en rien la réalité, que Jack Bauer n’existe pas et que ce scénario de la bombe à retardement qui dynamise sans cesse la diégèse n’est qu’un pur fantasme ? Sur ce dernier point, Robert Cochran, co-créateur de 24 heures chrono, affirme que « la plupart des experts en terrorisme vous diront que ce scénario de la bombe à retardement n’arrive jamais en réalité, ou alors très rarement. Mais, dans notre série, il a lieu chaque semaine24. » Par analogie, la torture mise en scène n’est pas de la torture mais une représentation fantasmée à des fins narratives. Car parler de torture dans 24 heures chrono, c’est avant tout parler de muthos, de mise en intrigue.

35 Chaque saison est bâtie en arcs autour d’une intrigue à tiroirs. De manière fractale, chaque épisode est également conçu selon cette logique. Dans cette mise en abyme vertigineuse qu’est 24 heures chrono, un élément clef permet la progression de l’intrigue : la torture. Cette dernière est donc principalement un outil narratif dont l’efficacité quasi immuable est imputable au fait que l’histoire doit nécessairement avancer à cause de sa structure fermée impliquant que tout doit être bouclé en 24 heures chrono. Ainsi, la torture apporte toujours une information décisive qui va dénouer un moment de « blocage narratif » et relancer l’intrigue. Stacy Takacs corrobore cette hypothèse, en insistant sur les liens étroits entre narration et réception : c’est parce que la série repose sur un scénario de la bombe à retardement qui, de plus, se déroule en temps réel dans une urgence permanente, que le public valide instinctivement le recours à la torture. Ce qui n’en signale pas pour autant l’adhésion morale :

La régularisation de la torture ne participe pas seulement de sa normalisation ; elle pousse les spectateurs à prendre part à l’action de telle

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sorte qu’ils en sont presque à demander plus de torture puisque c’est la torture qui produit les informations nécessaires pour envoyer Jack sur une nouvelle piste. L’intrigue s’enraye quand la torture n’est pas utilisée, et tout débat moral sur sa légitimité ou sur son utilisation est ressenti comme un atermoiement frustrant25.

36 Au final, si la saison 7 ne remet pas réellement en cause la torture, elle ouvre néanmoins un espace d’expression aux voix discordantes et, comme nous l’avons esquissé, oppose les deux grandes conceptions philosophiques en matière de morale que sont le déontologisme et l’utilitarisme.

« Rien n’est noir ou blanc » : vers une dialectique du déontologisme et de l’utilitarisme ?

37 Parmi les débats animés qui ont lieu dans et autour de 24 heures chrono, celui concernant le déontologisme et l’utilitarisme est très certainement le plus important. La série pose, en effet, une myriade de dilemmes moraux qui se présentent à tous les personnages et qui leur imposent de faire le choix entre les deux théories philosophiques.

38 Le déontologisme est une morale conceptualisée par Emmanuel Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs de 1785. Elle repose sur l’idée que la vertu résulte de la pureté de l’intention qui préside à une action. Pour atteindre cette intention pure et l’action morale, il faut faire preuve, selon Kant, d’une « bonne volonté», c’est-à-dire être animé par le principe même du devoir et par notre représentation de la loi morale. En tant qu’êtres conscients, nous pouvons, en effet, par le truchement de notre raison, accéder à cette loi morale innée commune à tous les hommes. Pour Kant, commettre un acte moral ne consiste donc pas à en envisager les bonnes conséquences possibles : seule l’intention compte, laquelle doit découler de notre raison. Le philosophe propose également deux impératifs catégoriques qui doivent servir de critères universels et définitifs pour la moralité de nos actions. D’une part, la règle qui nous anime doit être universalisable. D’autre part, elle ne doit jamais considérer autrui comme un moyen mais comme fin en soi.

39 Cette conception du devoir et de la morale s’oppose directement à l’utilitarisme conceptualisé par John Stuart Mill en 1863. Plus accessible que le formalisme kantien, il peut être résumé en une célèbre maxime : « la fin justifie les moyens ». Faisant partie d’une école plus vaste appelée conséquentialiste, Mill considère que « les actions sont bonnes en proportion du bonheur qu’elles donnent26. » C’est ce bonheur téléologique du plus grand nombre qui va justifier et légitimer les moyens mis en œuvre pour l’atteindre. Une telle morale reconnaît donc l’utilité du sacrifice à condition qu’il permette de servir le bien commun et de le faire prospérer.

40 Parce qu’il est soumis à un nombre inconsidéré de dilemmes moraux, Jack apparaît comme le cas d’étude le plus fascinant de la série. Celui-ci a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses analyses tendant à le faire apparaître comme l’archétype de l’utilitariste. Ainsi, pour Thibaut de Saint Maurice, Jack est un anti-kantien car il « n’est pas un homme de devoir27 » au sens où il ne respecte pas les impératifs moraux de l’éthique déontologique, notamment en matière de respect de l’humanité. Il affirme que le héros

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de 24 heures chrono « se soucie bien peu de la forme de son action et de la pureté de son action. Seul le résultat compte, toujours et encore, le résultat28. »

41 Ce constat implacable renvoie aux innombrables cas où Jack choisit de sacrifier une personne, un groupe de personnes, au nom du bien commun. Dans la saison deux, il n’hésite pas à mettre la vie de Kate Warner (Sarah Wynter) et de Sherry Palmer (Penny Johnson Jerald) en danger afin, respectivement, de retrouver un terroriste présumé et d’empêcher la destitution définitive de David Palmer (Dennis Haysbert). Dans la saison trois, il exécute de sang-froid Ryan Chappelle (Paul Schulze), l’un de ses supérieurs à la CTU, pour satisfaire aux exigences du terroriste Stephen Saunders (Paul Blackthorne). Plus tard, dans la saison six (6.15), il risque la vie de Brady Hauser (Scott Michael Campbell), le frère autiste d’un suspect, afin de retrouver Gredenko (Rade Šerbedžija), un nationaliste russe malfaisant. S’il est prêt à sacrifier autrui pour le salut de l’Amérique, il est aussi prêt à se sacrifier. Il accepte, par exemple, de troquer sa vie contre les informations que détient Nina Myers (Sarah Clarke) sur la bombe nucléaire qui menace d’exploser (2.10) et d’être livré à Fayed dans un contexte similaire (6.1). À cette occasion, Jack révèle à Bill (James Morrison) que : « aujourd’hui, je peux mourir pour quelque chose. De la manière dont je veux et selon mon consentement. » Jack affirme qu’il a fait le choix de ne pas mourir dans les mains de ses geôliers chinois parce que cela aurait été un sacrifice vain. Se sacrifier, oui, mais pour le bien commun, maxime en parfaite adéquation avec la doctrine utilitariste29. Pour autant, est-il uniquement un « utilitariste obstiné30 » ?

42 Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer donne une première réponse péremptoire : « les (mauvaises) analyses philosophiques de 24 présentent souvent Jack comme l’archétype de l’utilitariste31. » Pour lui, la notion d’archétype en matière d’utilitarisme et de déontologisme ne s’applique pas aux personnages de la série, ou alors uniquement aux personnages secondaires, car, du fait du format dans lequel ils évoluent, ils se doivent d’être complexes et instables. Au regard des neuf saisons de 24 heures chrono, il est légitime de dire que la série évite l’écueil de la caricature et du manichéisme. Jean- Baptiste Jeangène-Vilmer montre, au fil d’une analyse très convaincante, qu’il existe en fait des utilitaristes et des déontologistes « de seuil » qui vont, en des circonstances particulières, lorgner vers la théorie morale opposée. Une telle conception implique que les modèles de pensée ne valent qu’à un niveau abstrait. Dès lors qu’on les objectivise, qu’ils se trouvent confrontés à notre monde sensible, la division théorique ne tient plus car la complexité du monde rend intenable une posture définitive.

43 Suivant ce constat, Jack ne peut pas seulement être utilitariste. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer remarque qu’il est, en effet, parfois le défenseur de la morale déontologique pour trois raisons principales32. D’abord, Jack n’est pas impartial (ce qu’exige le calcul utilitariste) puisqu’il lui arrive de sauver des vies sans penser aux conséquences. Ensuite, Jack est un homme de parole. Le plus souvent, lorsqu’il fait une promesse, il s’y tient, ce qui est fondamentalement kantien. Enfin, Jack croit en la justice rétributive, autrement dit que justice soit faite coûte que coûte a posteriori, ce qui s’oppose à une vision préventive, donc utilitariste, de la justice.

44 Brett Chandler Patterson soutient également l’idée d’une complexité plus grande du personnage en arguant qu’« à bien des égards Jack apparaît comme le prototype de l’utilitariste ; il cherche toujours à atteindre le souverain bien pour le plus de personnes possibles. Néanmoins, cette simple caractérisation est trop restrictive.33 » Il ajoute une

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distinction pertinente qui démontre que Jack est moralement plus nuancé puisqu’il souligne que celui-ci est uniquement utilitariste lorsqu’il s’agit de sauver l’Amérique.

45 En revanche, dès lors qu’il s’agit de sa famille, Jack est immuablement déontologique au sens où la défense de la famille apparaît comme un impératif catégorique kantien. L’exemple le plus flagrant se déroule dans l’épilogue de la saison six. Le vice-président Noah Daniels (Powers Boothe) vient d’accepter de livrer Josh (Evan Ellingson), neveu de Jack, à son grand-père malfaisant Phillip (James Cromwell) en échange d’un module à l’importance capitale pour le maintien de la paix américano-russe. Josh se retrouve donc sacrifié par la nation américaine au nom du bien commun, un calcul utilitariste qui révolte Jack et qui le pousse à agir à l’encontre de l’ordre présidentiel Patterson note que, dans cette situation précise :

Jack agit davantage selon une éthique du devoir (déontologisme) et s’oppose aux utilitaristes sans cœur de la Maison-Blanche. (…) Quand il se tourne vers les siens, il se rend compte que son désir d’intimité et son sens de la loyauté l’empêchent d’être un utilitariste forcené34.

46 Officiellement, Jack prétend sauver son neveu au titre que c’est un innocent considéré comme « une perte acceptable » (6.24), mais son lien de parenté maintient le doute sur ses motivations. Que n’a-t-il pas commis, en effet, pour sauver sa fille Kim (Elisha Cuthbert) ou sa petite amie Audrey (Kim Raver) ? En fait, une interprétation déontologique du rapport de Jack à sa famille semble fallacieuse puisqu’elle omet les motifs affectifs qui motivent son action. Autrement dit, lorsqu’il met tout en œuvre pour sauver les siens, Jack n’est pas seulement motivé par son devoir et le respect d’impératifs moraux (il ne faut pas laisser mourir un innocent) puisqu’il est également animé par l’amour qu’il porte à sa famille. Cette posture ambiguë est en désaccord avec l’éthique kantienne.

47 On peut dès lors affirmer que Jack agit au sein d’une pluralité de valeurs et de modèles moraux. Si ses actions semblent osciller entre utilitarisme et respect de grands principes universels, Jack applique une morale opératoire qui le pousse à s’adapter : grâce à son expérience du réel et aux informations dont il dispose, il parvient à trouver ce qui lui paraît être la meilleure solution – la plus efficace – face à l’urgence d’une situation impossible. Jack n’a donc souvent ni le les conséquences d’un point de vue moral : pris dans un déferlement de dilemmes inextricables, il doit tout bonnement agir selon son instinct et ses sentiments. Il rappelle cette nécessité de s’adapter et de répondre rapidement à une situation donnée lors de son audition dans l’épisode 7.1 :

JACK : La vérité, sénateur, c’est que j’ai empêché cet attentat. MAYER : En torturant Monsieur Haddad ? JACK : En faisant ce qui m’a paru nécessaire pour sauver des innocents. (…) Pour un soldat, la différence entre la réussite et l’échec tient en sa capacité à s’adapter à l’ennemi. Ceux que je combats n’ont que faire de vos règles. Tout ce qui leur importe, c’est le résultat. Mon travail, c’est de les empêcher d’accomplir leurs objectifs. Je me suis simplement adapté. (je souligne)

48 Ces remarques nous amènent à envisager une autre morale permettant de mieux comprendre le comportement de Jack : le pragmatisme. Ce concept philosophique dont on attribue la parenté aux penseurs américains de la fin du XIXe siècle Charles S. Peirce et William James définit une morale qui ne vise pas tant le respect d’une règle métaphysique a priori ou une finalité particulière que la recherche par l’individu des

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meilleures solutions face à l’imprévisible35. La moralité de ces dernières peut être jugée par la suite à l’aune de leurs résultats et de leurs effets. Jack en est d'ailleurs conscient et il est prêt à être jugé pour ses actes par ceux-là même qu’il n’a cessé de sauver. Il l’affirme au cours de la scène citée plus tôt : « Suis-je au-dessus des lois ? Non, monsieur. Et je suis tout à fait disposé à être jugé par ces citoyens que vous prétendez représenter. »

49 L’apport de la philosophie pragmatique nous permet alors de préciser le constat de Brett Chandler Patterson pour qui Jack incarne un « martyr utilitariste36 ». En se lançant « dans des actions qui sont ‘nécessaires’ selon sa vision du monde37», il est davantage un « martyr pragmatique ». Cette posture qu’il adopte est un fardeau qui le contraint à se salir les mains à la place des autres. « Les gens comme vous veulent des résultats mais vous ne voulez jamais avoir les mains sales », lance-t-il à George dans la saison deux (2.1). Jack embrasse le mal, non pas parce qu’il est mauvais, mais parce que cela est nécessaire : il fait ce qui doit être fait en tant que soldat et en temps de guerre.

50 La septième saison de la série met en scène de façon consciente le débat déontologisme versus utilitarisme. Comme nous l’avons vu plus haut, les temps ont changé, l’Amérique est à nouveau régie par la loi et le respect de la loi, qu’elle soit judiciaire ou morale. Sous la présidence d’Allison Taylor, la nation retrouve des aspirations déontologiques. Cela se remarque par l’arrivée d’un nombre important de personnages kantiens, Larry Moss, Renee Walker, Janis Gold et, bien sûr, le sénateur Mayer. Avec la présidente Taylor, ils représentent ce fantasme de l’intention pure et ils sont mus par leur sens aigu du devoir. Leur confrontation avec Jack, qui en ce sens ne serait que l’incarnation du principe de réalité, provoque néanmoins des migrations sur l’axe déontologisme/ utilitarisme alors que la menace terroriste se fait plus virulente et que les dilemmes moraux se multiplient. Ainsi, nous avons choisi de récapituler ces inflexions idéologiques à travers la figure ci-dessous :

Fig. 1 : représentation des inflexions au cours de la saison 7 à partir du placement idéologique originel (7.1) des personnages

51 Mis à part Larry Moss et Mayer, qui apparaissent comme des figures absolues du déontologisme, tous les autres personnages à obédience kantienne sont attirés vers la morale utilitariste à des degrés différents. Cela semble traduire ce que nous évoquions plus tôt sur la rupture entre théorie et pratique, entre principes universels et expérience du réel. La morale de Kant, en tant que concept, fonctionnerait si tout un ensemble de paramètres étaient rassemblés. Vivre de manière déontologique suggère

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non seulement que je respecte la morale mais aussi qu’autrui la respecte. Sinon, le principe même d’universalité des actions ne tient plus.

52 La morale déontologique ne peut se produire que dans un monde utopique où les rapports entre les individus sont déjà moraux, au sens où chacun choisit de respecter la loi morale et autrui. Ce monde utopique, c’est en quelque sorte le hors champ inaugural de la saison 7 de 24 heures chrono. Les conditions sont réunies pour entretenir une morale déontologique. Mais que se passe-t-il dès lors que, sur le terrain, ce schéma de respect mutuel s’érode et que certains individus choisissent de ne plus respecter la loi ? Comment agir de manière déontologique dans un contexte réel de non-réciprocité ? C’est justement à cette question que répond la série en montrant comment la morale de Kant se heurte à la complexité d’un monde où « tout n’est pas blanc ou noir », comme le confie un imam à Jack (7.24).

53 Le parcours de la présidente Taylor semble à cet égard particulièrement intéressant. Elle se présente comme une déontologue qui a remis l’Amérique sur le chemin de l’exigence morale. Quand, à la fin de la saison, elle doit faire face à un cas de conscience déchirant et décider si oui ou non elle fera incarcérer sa fille, laquelle a commandité l’assassinat de Jonas Hodges (Jon Voight), la présidente fait le choix de la justice et livre Olivia (Sprague Grayden) aux autorités quitte à détruire sa famille (on apprend dans la saison huit qu’elle a divorcé de son mari). Malgré tout, au fil des heures, la morale conséquentialiste incarnée par Jack semble l’atteindre, notamment lorsqu’elle fait prévaloir le principe de non-négociation avec les terroristes qui tient de l’utilitarisme de la règle (il ne faut pas négocier avec des terroristes sinon ils recommenceront et cela fera beaucoup plus de victimes). Ainsi, lorsqu’elle refuse de replier sa flotte aérienne loin du Sangala, le général Juma (Tony Todd) met à exécution sa menace et fait entrer en collision deux avions civils avec à bord plusieurs centaines d’innocents (7.6).

54 Par ailleurs, son discours en matière de torture évolue également au fil de la saison. D’abord foncièrement opposée, elle va néanmoins tenter de convaincre Mayer de gracier Jack avouant qu’« au cours des dix dernières heures, les choses ne sont pas apparues aussi noire et blanche qu’elles ont pu l’être » (7.11). Et quand Jack est arrêté après avoir torturé Burnett, elle se surprend à reconsidérer l’acte en lui-même : « Bauer qui va en prison alors qu’un traitre s’en tire. Qu’est-ce qui ne va pas dans ce tableau ? »

55 Jack, quant à lui, semble emprunter un cheminement inverse. Il commet ainsi des entorses à la morale utilitariste dans un moment clef de la saison lorsqu’il sauve un agent de sécurité d’une mort certaine quitte à ne pas remettre la main sur une arme bactériologique. Tony lui lance alors : « Ne viole pas tes propres règles. Tu vas peut-être sauver un homme mais qu’en est-il de tous ceux qui pourraient mourir dans une attaque biologique ? » (7.15) Plus tard, lorsque Kim est (encore) kidnappée par des terroristes, il cède aux exigences de ses derniers et accepte de libérer Tony (7.23). Bien sûr, il a toujours recours à la torture et utilise encore des innocents pour parvenir à ses fins mais Jack est prêt à faire le choix du Bien et à privilégier les principes au détriment des résultats. Son dernier échange avec Mayer est en cela éloquent puisque les deux hommes arrivent enfin à se comprendre et à trouver un terrain d’entente. Jack lui fait part de ses remords, lui confiant qu’il regrette plus que tout que « ce monde ait même besoin de gens comme moi » (7.13). Mayer a conscience de tout ce qu’il a sacrifié au nom du bien commun et lui assure qu’à présent il doit faire confiance aux institutions américaines et emprunter le chemin de la morale kantienne :

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MAYER. Il est temps que vous commenciez à faire confiance aux institutions pour lesquelles vous avez tant sacrifié afin de les protéger. JACK. La confiance n’est pas mon point fort. MAYER. Mon garçon, il faut commencer quelque part.

56 Ironie tragique pour Jack, celui qui lui promet la chance d’un renouveau sera tué sous ses yeux quelques secondes plus tard, le contraignant à revenir à ses méthodes traditionnelles. 24 heures chrono semble donc bien réaffirmer qu’en des circonstances exceptionnelles (i.e. état d’exception), respecter des principes moraux universels et intangibles est intenable car cela ne permet pas d’affronter, par exemple, la complexité du terrorisme actuel. Cela se confirme à nouveau dans l’épilogue de la saison (7.24). Renee vient d’arrêter Alan Wilson (Will Patton) et le suspecte de cacher des informations sur une possible nouvelle attaque. Elle vient demander conseil à Jack sur ce qu’elle doit faire, soit utiliser la torture pour lui soutirer ce qu’il sait, soit le laisser aux mains de la justice quitte à mettre l’Amérique en danger. Jack lui répond avec une parabole : JACK. Je vois quinze otages dans un bus et j’oublie tout le reste. Je ferai tout pour les sauver. Absolument tout. Peut-être que je me dis qu’en les sauvant, c’est moi que je sauve. (…) [Les] lois ont été établies par des hommes plus intelligents que moi. Et en définitive, je sais qu’elles sont plus importantes que les quinze personnes dans le bus. Dans mon esprit, je sais que c’est très bien ainsi. Mais mon cœur ne peut le supporter.

57 À travers cet exemple, Jack révèle qu’il est profondément convaincu que les règles déontologiques devraient être respectées, mais que la réalité de la guerre contre la terreur et ses propres sentiments le forcent sans cesse à transiger. Même si sauver des vies est une maxime universalisable, recourir à tous les moyens possibles, dont la torture, revient à se placer en-dessous de l’humanité, ce qui va à l’encontre de la doctrine kantienne. Jack en a bien conscience : il sait qu’il est probablement plus moral de laisser mourir des innocents que de piétiner les lois de la Cité. Il procède ainsi d’une dichotomie. La déontologie appartiendrait au domaine de l’esprit, de la raison, tandis que l’utilitarisme serait davantage le fruit des émotions, du cœur. Parce que les journées infernales de 24 heures chrono déroulent un flux diluvien de dilemmes moraux qui ne laissent pas le temps de la contemplation intellectuelle, elles appellent nécessairement une réponse émotive. Cela justifie la décision de Jack d’épouser sa logique du « whatever it takes » dans le cas du bus et des quinze otages qui sont à bord : il ne peut vivre avec leur mort.

58 La saison 7 insiste donc sur le fait que Jack n’est pas essentiellement utilitariste. Il apparaît davantage comme un adepte du pragmatisme en quête perpétuelle d’une action adaptative et utilitaire permettant de répondre efficacement au terrorisme. Il s’efforce ainsi de respecter des principes moraux, mais il est contraint de s’adapter face à la réalité de la guerre, à l’état d’exception et aux multiples dilemmes qu’il rencontre en allant trouver, dans l’urgence et avec les informations à sa disposition, les solutions qui lui semblent humainement les meilleures.

Conclusion : continuités diégétiques, continuités historiques

59 Si la septième saison se place d’emblée sous le signe du renouveau pour des raisons artistiques et économiques, ce sont surtout ses inflexions idéologiques marquantes qui

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en font une pierre angulaire dans l’histoire de 24 heures chrono. Osant désormais ausculter de manière claire et directe ses tensions internes, la série remet en cause son biais utilitariste et se confronte à la critique. En incorporant des personnages plus moraux, au sens kantien, elle fait de Jack un criminel, un monstre anachronique qui n’a plus de place dans une Amérique à nouveau régie par le droit et la morale. Jack semble incarner alors une autre Amérique, celle des années Bush, dont l’héritage est renié lors de l’élection de Barack Obama. La rhétorique utilitariste n’a plus lieu d’être, la torture est désormais vue comme immorale et illégale. Pour preuve, l’annonce de la fermeture de Guantanamo par le président démocrate lors de sa campagne. L’Amérique a changé, 24 heures chrono aussi.

60 Pourtant, ce postulat n’est pas satisfaisant car si la série opérait un véritable changement, la morale kantienne remplacerait finalement la morale utilitariste. Or, celle-ci est réaffirmée et les déontologues semblent progressivement s’en rapprocher ou, s’ils campent sur leurs positions, y laissent la vie (ex : Mayer, Larry). Le leitmotiv de la série reste en cela univoque : l’utilitarisme est la seule morale efficace à adopter pour contrer la menace terroriste et permettre le sauvetage du plus grand nombre. De fait, sa remise en cause dans la série est un leurre. La torture, bien que faisant l’objet de critiques, reste ainsi un moyen fiable afin d’obtenir des informations capitales même si son exercice n’est pas sans conséquences.

61 La septième saison se placerait donc dans la continuité des précédentes, aussi bien formellement qu’idéologiquement. Malgré les fortes dissonances que l’on peut y entendre et qui peuvent pousser le spectateur à revoir son rapport aux actes de Jack, 24 heures chrono réitère son discours. Ainsi, la série s’adapte-t-elle vraiment à l’ère Obama ? Pour répondre à une telle question, il faut s’attarder un instant sur les deux mandats du président américain en exercice depuis 2009. Force est de constater que les changements radicaux promis par Obama lors de sa campagne n’ont pas eu lieu. Comme le souligne Thomas Rabino, « le bouleversement à la Maison-Blanche relevait davantage du rêve, voire de l’idéologie, que du principe de réalité38. » Si Obama a bien mis un terme à l’enlisement en Irak, il a néanmoins augmenté la présence militaire américaine en Afghanistan. Guantanamo, dont il avait promis la fermeture, est aujourd’hui toujours ouvert. Le PATRIOT Act, loin d’avoir été abandonné, a été reconduit bien que certaines inflexions lui aient été apportées en 2015. Nombreux sont aujourd’hui les exemples symboliques d’une continuité avec la politique bushiste. Ainsi, la saison 7 et les suivantes semblent bien représenter l’indifférenciation politique en matière de réponse au terrorisme et, finalement, l’idéologie en partage des camps démocrate et républicain aux États-Unis.

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NOTES

1. Jerrold Levinson, « Contextualisme esthétique », in Martin Montminy (dir.) Philosophiques, vol. 32, n°1, 2005, p.128. 2. Documentaire disponible sur le coffret DVD de la saison sept paru chez Fox entertainment (2009). 3. Diffusé le 14 janvier 2007. 4. Diffusé le 21 mai 2007. 5. « 24/7 : the Untold Story », op. cit. (toutes les traductions, sauf mention contraire, sont de l’auteur) 6. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, 24 heures chrono : le choix du mal, Paris : PUF, 2012, p.131. 7. Jane Mayer, « Whatever it takes : The Politics of the man behind 24 », New Yorker, 19 février 2007. 8. Ibid. 9. Jeangène Vilmer, op. cit., p.133-134. 10. Brian Stelter, « Creator of ‘24’ Calls It Quits », The New York Times, 14 février 2008. Disponible à: http://mediadecoder.blogs.nytimes.com//2008/02/14/creator-of-24-calls-it-quits/ (consulté le 2 février 2016) 11. Jeremy Scahill, Dirty Wars : the World is a Battlefield, London, Serpent trail, 2013, p.244-247. 12. Discours disponible à : https://www.whitehouse.gov/blog/2009/01/21/president-barack- obamas-inaugural-address (consulté le 16 mars 2016) 13. Alexis Pichard, Le nouvel âge d’or des séries américaines, Paris, Le Manuscrit, 2013 (2nde éd.), p. 73-79. 14. Stacy Takacs, Terrorism TV, Popular Entertainment in Post-9/11 America, Lawrence, University Press of Kansas, 2012, p.144-145. 15. Susan Faludi, The Terror Dream, What 9/11 Revealed About America, Londres, Atlantic Books, 2008, p.139. 16. Stacy Takacs, op. cit., p.85. 17. David Edelstein, « Now Playing at Your Local Multiplex : Torture Porn », New York Magazine, 6 février 2006. 18. Eli Lake, « The Reality of Interrogation », in Richard Miniter (éd.) Jack Bauer for President, Terrorism and Politics in 24, Dallas, Benbella, 2008, p.125-131. 19. Bentham, Jeremy, “Of Torture”, manuscrit transcrit par W.L. et P.E. Twining dans « Bentham on Torture », in B. Parekh (éd.) Jeremy Bentham: Critical Assessments, vol. II, Londres, Routledge, 1993, p.514. 20. Timothy Dunn, « Torture, Terrorism and 24 : What Would Jack Do ? », in J. J. Foy (éd.) Homer Simpson Goes to Washington : American Politics through Popular Culture, Lexington, University of Kentucky Press, 2008, p.175. 21. Pour l’anecdote, le sénateur a été nommé d’après la journaliste Jane Mayer, indiquant clairement l’intention des auteurs de la série : répondre aux critiques. 22. Abou Zubaydah, lieutenant supposé d’Al-Qaïda, fut capturé par l’armée américaine au Pakistan en 2002. Blessé par balle à l’aine lors du raid ayant mené à son arrestation, il ne reçut les soins nécessaires, particulièrement les antidouleurs, qu’après avoir accepté de coopérer lors des phases d’interrogatoire. (Don Van Natta, « Questioning Terror Suspects in a Dark Surreal World », The New York Times, 9 mars 2003. Disponible à: http://www.nytimes.com/2003/03/09/ international/09DETA.html/?_r=0 (consulté le 16 février 2016)) 23. Jenifer Fenton, « Former Guantanamo inmates tell of confessions under ‘torture’ », cnn.com, 28 octobre 2011. Disponible à: http://edition.cnn.com/2011/10/28/world/meast/guantanamo- former-detainees/ (consulté le 16 février 2016) 24. Jane Mayer, op. cit.

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25. Stacy Takacs, op. cit., p.93. 26. John Stuart Mill, L’utilitarisme, Paris, Flammarion, 1988 (première publication en 1863). 27. Thibaut de Saint Maurice, op. cit., p.19. 28. Ibid. 29. L’intention louable et désintéressée du sacrifice chez Jack peut néanmoins être remise en cause : « en réalité, cette posture quasi-christique ne sert qu’à cacher le fait que, derrière des intentions en apparence altruistes, Jack Bauer n’est pas dénué de considérations égoïstes comme il le révèle dans Rédemption, le téléfilm servant de prologue à la 7e journée («Maybe I thought if I saved them, I’d save myself.»). En définitive, si Bauer utilise tous les moyens pour servir l’intérêt général, c’est aussi parce qu’il recherche son intérêt particulier. On peut d’ailleurs douter de la réalité de ses propres sacrifices. Car, après le meurtre originel de son épouse Terri, notre personnage a-t-il vraiment encore quelque chose à perdre ? Les sept saisons suivantes n’auront de cesse de nous le montrer sous l’angle d’un être dépressif qui, après un passage par la drogue, élabore des plans beaucoup plus suicidaires que véritablement altruistes. » (Alexis Pichard, « Patty, Vic, Jack et les autres : antihéros modernes et postmodernes dans les séries américaines contemporaines », in Ariane Hudelet et Sophie Vasset (éd.) TV/Series #1, Les Séries télévisées américaines contemporaines : Entre la fiction, les faits, et le réel, juin 2012.) 30. Thibaut de Saint Maurice, op. cit., p.20. 31. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, op. cit., p.82. 32. Ibid, p.84-88. 33. Brett Chandler Patterson, « I Despise You for Making Me Do This », in Richard Miniter (éd.) Jack Bauer for President, Terrorism and Politics in 24, Dallas, Benbella, 2008, p.35. 34. Ibid. 35. William James, Pragmatism, Mineola, Dover, 1995. 36. Ibid, p.37. 37. Ibid. 38. Thomas Rabino, De la guerre en Amérique, Paris : Perrin, 2011, p.435.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’analyser l’évolution en termes moraux et éthiques de la série 24 heures chrono (Fox, 2001-2010 ; 2014) à l’aune de sa septième saison. Jusque-là accusée d’épouser la politique antiterroriste utilitariste menée par l’administration du président Républicain en exercice George W. Bush, la série amorce un tournant idéologique à l’occasion de sa septième saison, dont la diffusion débute quelques jours avant l’investiture du Démocrate Barack Obama en janvier 2009. Les grandes polémiques qui entourent 24 heures chrono – en premier lieu, la surreprésentation de la torture – font désormais l’objet de profonds questionnements au sein même de la diégèse et alimentent un débat philosophique plus global quant à l’éthique à adopter dans la guerre contre le terrorisme. Sont alors opposés le déontologisme kantien et de l’utilitarisme théorisé par Jeremy Bentham. Cet article s’attache ainsi à mettre au jour les tensions idéologiques qui animent la septième saison de 24 heures chrono et à évaluer la mesure des inflexions que celle-ci opère dans le sillage de l’élection d’Obama.

This article seeks to analyse the moral and ethical evolutions in TV series 24’s seventh season. In its first years, the show was accused of overtly supporting the utilitarian antiterrorism policy of

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the Bush administration. Still, it arguably initiated an ideological reorientation in its seventh season which started airing in January 2009 just a few days before Obama’s inaugural address. All the controversies surrounding the show – the first of which being its highly criticised depiction of torture – were now being thoroughly questioned within the diegesis, which fuelled an overall philosophical debate on which ethics to espouse in the War on Terror. Two normative ethical theories were opposed, namely Emmanuel Kant’s deontology and Jeremy Bentham’s utilitarianism. Hence, this article highlights the ideological tensions at work in 24’s seventh season and assesses the extent to which the show actually departed from its original ethical stand in the wake of Obama’s election.

INDEX

Keywords : 24, War on Terror, ethics, Bush George W., Obama Barack, torture Mots-clés : 24 heures chrono, guerre contre la terreur, morale, Bush George W., Obama Barack, torture

AUTEUR

ALEXIS PICHARD Agrégé d’anglais et ATER à l’université Paris Ouest. Alexis Pichard prépare une thèse à l’université du Havre sur l’ambiguïté des représentations de la guerre contre la terreur dans les thrillers politiques 24 heures chrono et Homeland. Il a déjà consacré plusieurs ouvrages aux séries télévisées américaines, parmi lesquels Les séries américaines, la société réinventée ? (L’Harmattan, 2013), codirigé avec Aurélie Blot.

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La féminisation de la figure héroïque dans la saison 7 de 24 heures chrono

Marjolaine Boutet

1 Bien que 24 heures chrono ait l’image d’une série machiste, les personnages féminins n’ont jamais été absents, et souvent même ont été cruciaux dans le développement de l’action. Mais jusqu’à la saison 7, ils répondaient à des stéréotypes patriarcaux traditionnels.

2 Des saisons 1 à 3, Nina Myers (Sarah Clarke) et Sherry Palmer (Penny Johnson Jerald) incarnent deux « femmes fatales » qui usent de leurs charmes et des sentiments qu’elles suscitent chez les hommes (Jack Bauer et Tony Almeida pour Nina, David Palmer pour Sherry) pour les mener à leur perte ou les mettre en danger. Dans la première saison de la série, Terry Bauer (Leslie Hope) répond de façon très évidente au stéréotype de la « mère courage » ou mère sacrificielle1. (Elisha Cuthbert), la fille de Jack et Teri, était cantonnée, en particulier dans les saisons 1 à 3, au rôle de la dumb blonde, jeune fille blonde à forte poitrine qui se met toujours dans des situations impossibles par naïveté, avec pour fonction d’apporter au récit un peu de légèreté comique et une dimension ouvertement sexuelle2 difficile à intégrer dans l’arc principal de 24 heures chrono (la lutte contre des terroristes de tout bord menaçant ou attaquant les États-Unis).

3 Dans les saisons 2 à 6, les collègues féminines de Jack, Michelle Dessler (Reiko Aylesworth) et Chloe O’Brian (Mary Lynn Rajskub) répondaient quant à elles peu ou prou au stéréotype de « l’infirmière » ou de « la mère », toujours prêtes à aider le héros, le réconforter et panser ses blessures avec un dévouement parfaitement platonique3. La plupart des autres personnages féminins moins développés qui apparaissent au cours des six premières saisons peuvent être rangés dans l’une des catégories rapidement présentées ci-dessus4. Il semble que, pour reprendre l’analyse de Gladys Knight, l’usage de ces stéréotypes traditionnels soient destinés à renforcer l’apparence de pouvoir et de contrôle des personnages masculins sur leur destinée et celle des autres5. Le caractère héroïque de Jack et sa toute-puissance s’en trouvaient renforcés6.

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Fig. 1 : Les archétypes féminins dans les saisons 1 à 6 de 24 heures chrono

4 En revanche, dans la saison 7, les personnages féminins principaux apparaissent comme des femmes empowered7, initiant l’action et maîtrisant leurs émotions, tandis que la figure héroïque de Jack Bauer (Kiefer Sutherland), affaibli par ses problèmes de conscience puis sa maladie, passe au second plan. Toutes ces femmes tentent tour à tour de « faire ce qui est bien » à leur façon, en assumant leurs responsabilités. Car, comme l’écrit Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « 24 est une série sur la privatisation de la responsabilité », emblématique des années Bush8. Cette première saison de « l’ère Obama9 » nous semble s’inscrire dans cette tendance, mais également partager cette responsabilité personnelle, qui n’incombe plus seulement au « surhomme » Jack Bauer10, avec de véritables alter ego féminins.

5 Il s’agit ici d’observer la féminisation de la figure héroïque dans le cadre de cette série d’action et d’espionnage devenue emblématique des années Bush, à travers l’analyse de six personnages féminins de la saison 7 (deux principaux, deux secondaires et deux récurrents) et de leurs relations avec Jack, personnage central momentanément « décentré » dans cette saison.

Deux héroïnes qui se substituent au héros : Renée Walker et Allison Taylor

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Fig. 2 : Jack Bauer face à la commission sénatoriale (7.1)

photographie promotionnelle pour la saison 7

6 Dès le début de cette septième saison de 24 heures chrono, située non plus à Los Angeles mais à Washington, Jack Bauer apparaît affaibli : il est poursuivi pour usage illégal de la torture, la CTU (Unité Anti-Terroriste) a été démantelée, et la nouvelle présidente, Allison Taylor (Cherry Jones) désapprouve ses actes. Sa fille Kim ne lui parle plus. Dans ce premier épisode, il est vêtu d’un costume « civil » qui ne lui va pas du tout et dans lequel il sait mal se mouvoir (Jack Bauer est habituellement montré en T-shirt et pantalon large à poches, des vêtements qui soulignent sa force physique et libèrent ses mouvements). Sa toute-puissance et sa totale liberté d’action sont pour la première fois mises en cause dans la série11.

7 Cet affaiblissement de la figure du héros permet l’entrée en scène de deux personnages féminins principaux qui orientent l’intrigue : une femme d’action (Annie Wersching) et une femme de pourvoir (Allison Taylor).

Renée Walker, l’alter ego de Jack Bauer

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Fig. 3 : Renée Walker et Jack Bauer

photographie promotionnelle pour la saison 7.

8 Renée Walker (Annie Wersching) apparaît pour la première fois dans le premier épisode de la saison 7 : elle est agent du FBI, chargée de la traque de l’ancien agent de la CTU Tony Almeida (personnage récurrent depuis la saison 1 que l’on pensait mort à la fin de la saison 5). Elle apparaît immédiatement comme un agent du FBI d’abord et une femme ensuite. Sa tenue vestimentaire répond aux codes de sa profession : tailleur- pantalon et chemise. Dans ce premier épisode, c’est elle qui prend les décisions : soustraire Jack Bauer à l’enquête sénatoriale dont il fait l’objet pour l’interroger (7.1 / vers 2’3012), exiger son aide (7.1 / 11’27 – 15’00) puis le convaincre de reprendre du service (7.1 / 22’10-23’35). Dans ces trois scènes, Renée apparaît clairement comme celle qui domine physiquement et intellectuellement ses interlocuteurs masculins, qu’il s’agisse de Jack ou de Larry Moss (Jeffrey Nordling), son supérieur hiérarchique.

9 Tous deux sont plus grand qu’elle, pourtant jamais elle ne lève le menton pour leur parler, et elle parvient même à faire asseoir Jack lors de leur entretien tendu (7.1 / 22’10-23’35), car elle détient davantage d’information, et donc plus de pouvoir que lui. Il s’agit là d’une première dans la série où le héros a toujours été présenté comme en sachant plus que les autres, voire même doté d’intuitions infaillibles13.

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Fig. 4 : Renée montre à Jack la preuve que Tony Almeida est vivant (7.1)

10 C’est en effet lorsqu’elle lui révèle que Tony est vivant que Jack, abasourdi, s’effondre sur une petite chaise, les mains jointes. Renée s’installe ensuite derrière un bureau, affirmant ainsi son autorité et sa maîtrise de la situation. Jack apparaît comme « un poisson hors de l’eau » hors de la CTU, dans le contexte du FBI où le respect de la loi et de la voie hiérarchique est présenté comme fondamental, surtout depuis que la nouvelle président Taylor a comme cheval de bataille la lutte contre l’usage de la torture et la contrôle étroit des agences de renseignement (7.11).

11 Sans l’avoir jamais rencontré auparavant, Renée sait comment lui parler et comment l’amener à coopérer, en dépit de ses réserves. Jack n’apparaît plus comme un surhomme, mais comme un homme ordinaire, manipulable. Peu impressionnée par cette légende de l’anti-terrorisme, Renée décide ensuite d’emmener Jack avec elle sur le terrain, où elle veut « l’utiliser » et est certaine de parvenir à le contrôler (7.1 / vers 35’). Elle lui annonce « Jack, vous venez avec moi et nous allons faire ça à ma façon 14 » (7.1 / vers 35’30). Ce premier épisode présente donc Jack non pas comme le moteur de l’action, mais comme un acolyte, un outil.

12 Mais dès le deuxième épisode, face à la réalité du terrain et à la violence de leurs ennemis, Renée fait de plus en plus confiance à Jack (visiblement davantage dans son élément), et de moins en moins au FBI, et en particulier à son supérieur hiérarchique, ami et peut-être amant ou ancien amant Larry Moss. Dans le troisième épisode, elle prend systématiquement le parti de Jack, autrement dit celui de « l’efficacité », contre Larry, qui incarne « la loi. » Elle en arrive même à proposer à Larry l’usage de la torture sur Tony Almeida. Cela confirme l’efficacité de Jack en « situation réelle », où les règles abstraites ne peuvent pas toujours s’appliquer (7.8, dialogue avec Larry Moss, et 7.14, dialogue avec le sénateur Mayer)

13 Au cours des épisodes suivants, Renée adopte de plus en plus souvent les méthodes de Jack, par souci d’efficacité face à l’urgence de la situation. Elle apparaît alors comme aussi efficace que Jack sur le terrain, et à aucun moment sa féminité n’est présentée comme un obstacle, ou même une question. Dès l’épisode 7.4, elle torture un meurtrier (7.4 / vers 37’). Dans le huitième épisode, face à la présidente Taylor, Renée adopte la morale utilitariste de Bauer15 en justifiant la mort de centaines de victimes par la

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nécessité de sauver des milliers d’autres vies (7.8 / vers 8’45). Un peu plus tard dans ce même épisode, Jack demande à Renée de mettre sa conscience de côté pour faire « ce qui est nécessaire » pour atteindre l’objectif (c’est-à-dire sauver le mari de la présidente), réaffirmant son utilitarisme obstiné16. Elle accepte, et prend donc en otage une mère et son tout jeune enfant, insensible aux supplications de l’une et aux cris de l’autre (7.8 / vers 27’).

14 Elle est alors qualifiée de « monstre » par sa victime, et Jack lui propose alors de quitter l’opération pour se préserver. Ce à quoi elle répond, les larmes aux yeux « Peut-être que je le ferai. Demain17 » (7.8 / vers 33’45). L’urgence du temps, qui exige l’efficacité, est toujours ce qui signifie la « mise en sommeil » de la conscience morale dans 24. Dans l’épisode 7.9, Renée avoue à Larry que « Oui, cela me gêne. Mais ça a marché18 » (7.9 / vers 10’30). Larry apparaît alors bien plus dans le care que Renée, ce qui va à l’encontre des stéréotypes de genre. En tant que nouveau personnage principal, elle adopte face à la situation d’urgence la même posture utilitariste que Jack : la fin justifie les moyens.

15 À plusieurs reprises, et parfois pendant des épisodes entiers, Renée mène des opérations seule, indépendamment de Jack, ce qui confirme sa position d’héroïne, au cœur du récit, tandis que Jack est en absent ou bien cantonné aux marges de l’action. Elle prend donc le relais de Jack, sans perdre totalement son identité propre et ses dilemmes moraux face aux exigences de la situation. Ainsi, Renée ne se départit pas de sa conscience morale kantienne et sa volonté de protéger les individus, de les considérer comme des fins et non comme de moyens. Son attachement (inconsidéré selon Jack) à la jeune Marika la plonge dans un profond chagrin lorsque celle-ci meurt, au début de l’épisode 7.10. La force de cette émotion la pousse à s’opposer verbalement et physiquement à Jack, à le menacer de son arme (7.10 / vers 11’), puis à le gifler à plusieurs reprises (7.10 / vers 34’). Dans cette scène, Renée exprime ses émotions par la violence et non uniquement par des manifestations féminines « classiques » de chagrin et de désarroi (les larmes et le repli sur soi19).

16 Dans cette scène très forte entre les deux héros, ils prennent conscience de leur ressemblance et de leur proximité, mais aussi du fait que Bauer a franchi depuis longtemps une limite morale qui lui pèse de plus en plus (et explique sans doute ses tendances suicidaires tout au long de cette saison). Renée, en revanche, est encore du côté des « humains » et pas (encore) de celui des héros ou des martyrs. Dans cette saison comme dans les précédentes, Jack Bauer est fidèle aux principes utilitaristes indirects tels que les a définis John Stuart Mill en étant prêt, voire en désirant, se sacrifier lui-même pour maximiser le bonheur du plus grand nombre20.

17 Cependant, dans l’épisode 7.24, Renée se rend compte que la Constitution, en protégeant les libertés individuelles de chacun, protège aussi Alan Wilson (Will Patton), hommes d’affaires sans scrupules derrière toutes les menaces terroristes de la journée, ainsi que l’assassinat de David Palmer. Face à cette aporie morale, elle va trouver Jack pour lui demander ce qu’elle doit faire. Jack lui explique qu’il vit en conflit permanent entre « son esprit » et « son cœur » sur ce qui est bien ou mal, ce qu’il peut/doit faire ou pas, et qu’à la fin c’est toujours son cœur qui gagne, car c’est comme cela qu’il arrive à vivre. Jack Bauer est avant tout un pragmatique, résolument anti-kantien et refuse que ses principes de vie soient érigés en principes universels : Renée doit faire ses propres choix et vivre avec (7.24 / vers 24’-26’).

18 C’est donc de son propre chef qu’à la fin de la saison (7.24 / vers 42’-43’), Renée « devient Jack » et décide de punir elle-même Wilson, allant jusqu’à menacer de son

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arme sa collègue Janis qui essaie de s’assurer que la loi et les principes universalistes sont respectés. La porte se ferme. On ne sait pas le choix qu’elle va finalement faire. On retrouve là l’ambiguïté morale et politique de la série21, dont le propos ne cesse de réaffirmer la nécessité de défendre la démocratie, tout en montrant son inefficacité en situation de crise et la nécessité de suspendre son fonctionnement normal pour la protéger. Ici, l’inefficacité du système judiciaire est dénoncée, mais le téléspectateur, comme Renée, est laissé seul face à la question de faire justice soi-même ou pas.

19 On retrouve là une posture typique des séries américaines depuis les années 1990 (on pense à New York Police Judiciaire ou Urgences) : la diégèse pose les enjeux d’un débat politique et confronte les points de vue, mais laisse presque toujours au téléspectateur la liberté de trancher la question en fonction de ses propres convictions. Ce procédé permet à la fois d’éviter tout manichéisme et de ne pas heurter les convictions d’une partie du public.

20 Le parcours du personnage de Renée Walker au cours de la saison 7 nous semble également intéressant sur le plan de la représentation des genres dans le cadre d’une série d’action qui adoptait jusque là une représentation conservatrice des rôles sexués. Ainsi, contrairement aux personnages féminins précédemment vus dans la série, Renée existe au-delà – voire en dehors – de son appartenance à la gente féminine et de son identité genrée. Elle n’est ni mère, ni épouse ou petite amie (la nature de sa relation avec Larry en dehors de la sphère professionnelle n’est jamais explicitée), et ne devient un love interest pour Jack que dans le dernier quart de la saison, et ce développement reste très secondaire par rapport à la mission qu’ils ont à accomplir ensemble.

21 Renée est définie avant tout par ses compétences professionnelles, qui incluent la capacité à exercer la violence et à faire preuve d’endurance physique en situation de stress, rarement associée dans les imaginaires avec une identité féminine22. En outre, le personnage existe en dehors de ses relations sentimentales avec des hommes et se retrouve à plusieurs reprises le moteur de l’action. Durant l’agonie de Jack (7.15 à 7.24), Renée dirige seule la traque des ennemis des Etats-Unis, tandis que le héros récurrent est principalement cantonné à des scènes d’émotion.

Allison Taylor, la raison (d’État) avant les sentiments

22 Depuis la première saison de la série, la narration est également portée par le président des Etats-Unis, dont les intrigues alternent puis rejoignent celles de Jack. Or, dans cette saison 7, le président des Etats-Unis est une femme. Découverte dans Redemption, l’épisode hors-saison diffusé en novembre 2008, trois semaines après l’élection historique de Barack Obama, Allison Taylor y apparaissait comme une femme de tête, leader décidé, charismatique et humaniste. Son interprète, Cherry Jones, se défend dans ses interviews de toute similitude entre son personnage et Hillary Clinton, mais cite plutôt Eleanor Roosevelt, Golda Meir et John Wayne comme sources d’inspiration23.

23 Son rôle dans la saison 7 confirme cette définition, et Allison Taylor y apparaît de loin comme le meilleur président de la série depuis David Palmer (Dennis Haysbert, saisons 1 à 5), conjuguant charisme, idéalisme et capacité de décision. Dès le premier épisode (7.1 / 19’30-20’15), elle apparaît comme capable de maîtriser ses émotions pour « faire son travail », tandis que son mari a été totalement brisé par la mort de leur fils. Ce premier épisode la montre également dans les lieux emblématiques du pouvoir suprême aux États-Unis : le Bureau Ovale et la « Situation Room ».

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Fig. 5 : Le First Husband face à sa femme dans le Bureau Ovale (7.1)

24 Allison Taylor assure avec aplomb ses fonctions de chef d’État et de chefs des armées, et n’admet que son autorité ne soit contestée par personne. Sa veste de tailleur à épaulettes et son carré coupé aux épaules renforcent visuellement sa « carrure » de présidente de la première puissance mondiale.

Fig. 6 : Allison Taylor dans la Situation Room (7.1)

25 Pendant toute la saison, elle apparaît comme une dirigeante forte et déterminée, ne cédant jamais aux terroristes pour protéger le peuple américain, même au prix du sacrifice de son mari (7.8 / vers 12’30). Convaincue à l’épisode 7.8 de l’existence d’une conspiration au sein même de son cabinet, elle décide de faire confiance à Jack, qui apparaît alors comme le dernier recours (topos récurrent de toutes les saisons de la série). Dans l’épisode 7.12, les deux personnages se retrouvent seuls dans la panic room de la Maison Blanche, dans une situation d’intimité et de proximité que Jack n’a jamais eu avec aucun de ses prédécesseurs (Palmer y compris). Lors de ce siège de la Maison

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Blanche, coupés du reste du monde, Jack et la présidente se confient l’un à l’autre et se montrent plus vulnérables qu’ils ne s’autorisent à l’être en public.

26 Mais dans ce même épisode, lorsque sa fille est menacée par les terroristes, Allison Taylor renonce à sa sécurité personnelle, en s’opposant à Jack (7.12 / vers 40’-42’). Il est intéressant de noter que c’est précisément en s’opposant à lui qu’Allison montre qu’en réalité les deux héros partagent les mêmes valeurs : ils sont prêts à tout pour leurs enfants, et c’est la seule chose qui peut leur faire oublier leur mission vis-à-vis du peuple américain. Ces choix présentés comme « instinctifs », irrépressibles et irrationnels renforcent la Famille comme valeur cardinale américaine, et inscrivent 24 heures chrono dans une longue tradition de fictions télévisées américaines sur les chaînes commerciales pour lesquelles la famille est à la fois le principal sujet et la principale cible d’audience24.

27 Dans les épisodes suivants, son amour pour sa fille, mêlé de culpabilité après leurs années de brouille et la perte de son fils, apparaît comme la seule chose capable de brouiller la clarté de vue de la présidente. Elle apparaît ici certes comme une femme qui a laissé prise à ses émotions plutôt qu’à sa raison, mais ses prédécesseurs masculins ont été coupables des mêmes égarements, en particulier les présidents Palmer et Logan vis- à-vis de leurs épouses.

28 Néanmoins, face aux aveux et aux preuves accablantes qu’on lui présente dans l’épisode final, elle fait passer son devoir de chef d’État avant ses sentiments de mère et ordonne l’arrestation de sa fille, au grand dam de son mari, qui adopte dans la scène familiale du 7.24 (vers 28’-30’) une attitude bien plus maternelle et compréhensive qu’elle. Cette décision achève de détruire sa famille et, comme Jack, la présidente Taylor se retrouve dans une position d’héroïne solitaire, sans conjoint et éloignée de ses enfants, entièrement dévouée à « la cause », c’est-à-dire le bien-être du peuple américain.

29 En quelque sorte, la président Taylor apparaît en cette fin de saison 7 comme la « mère ultime » du peuple américain, ayant sacrifié son enfant biologique pour la sauvegarde des idéaux et des vertus de ses « autres enfants ». Par ce sacrifice et du fait de ses choix tout au long des épisodes de la saison, Allison Taylor a également abandonné son rôle « sexuel » d’épouse, mais il ne faut sans doute pas y voir un discours propre aux femmes en politique qui ne pourraient concilier obligations professionnelles et vie familiale car, dans toutes les saisons précédentes, les attachements des présidents (d’ordre amoureux en particulier, mais aussi parfois amicaux) ont été présentés comme des dangers potentiels ou des risques de corruption (morale, sinon financière) pour un chef d’État dont le souci premier et unique devrait se porter sur son peuple et le Bien commun.

30 Ces deux personnages féminins apparaissent donc d’emblée au téléspectateur comme des « femmes de pouvoir » et des « femmes de tête », qui agissent sur un pied d’égalité – voire de supériorité – avec leurs homologues masculins. Elles connaissent des parcours qui les rapprochent petit à petit de la figure héroïque de Jack Bauer, tandis que celui-ci se retrouve en retrait, les laissant aux commandes de leur destin, indiquant de moins en moins la marche à suivre (alors qu’il adoptait une attitude beaucoup plus paternelle vis-à-vis de Michelle et Chloe dans les saisons précédentes).

31 À la fin de la saison, les progrès de la maladie de Jack, qui l’handicape mentalement et physiquement, puis l’approche de la mort le placent d’ailleurs de plus en plus dans une position de faiblesse, tandis que les décisions cruciales sont prises par Allison ou Renée. Celles-ci apparaissent donc comme des personnages qui existent au-delà des clichés

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traditionnels liés à la « condition féminine », et peuvent être comparées (souvent avantageusement) à leurs homologues de sexe masculin. Les progrès dans la représentation des femmes nous semblent notables par rapport aux saisons précédentes, avec une figure héroïque qui n’est plus exclusivement masculine mais s’incarne aussi dans des personnages féminins.

Marika Donoso et Olivia Taylor, deux personnages secondaires féminins complexes

32 Dans cette septième saison apparaissent également deux personnages secondaires qui, bien que développés sur un petit nombre d’épisodes, vont au-delà des clichés dont les scénaristes auraient pu se contenter pour qu’ils remplissent leur fonction narrative.

Marika Donoso, la martyre

33 Même si elle n’apparaît que dans 4 épisodes, Marika est un personnage intéressant car elle passe du rôle de la petite amie crédule du méchant Dubaku à celle d’héroïne risquant sa vie pour sauver son pays et « faire ce qui est bien » (7.9, vers 29’), malgré les protestations de sa soeur. Lorsque Bauer et Walker lui révèlent la véritable identité et les intentions de son bien-aimé, la jeune Marika adopte très vite et avec une apparente facilité la posture du héros, et même celle du martyr pour la cause. Lorsque Dubaku est sur le point d’échapper à ses poursuivants, elle prend l’initiative de provoquer un accident de voiture fatal, pour elle comme pour celui dont elle a été amoureuse (7.10 / vers 10’).

Fig. 7 : Marika Donoso et Iké Dubaku au téléphone (7.8)

34 À l’inverse, Dubaku semble totalement aveuglé par son amour pour la jeune femme, et prend plusieurs fois des décisions qui compromettent sa propre sécurité pour être avec elle (l’attendre pour quitter le pays, ne pas la tuer immédiatement quand il découvre qu’elle a été retournée par le FBI, 7.10 vers 5’). Même si ces erreurs de jugement de la part du méchant sont typiques des thrillers et permettent de faire durer l’action et le

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suspense, dans ce couple comme dans le couple présidentiel, la femme paraît beaucoup mieux contrôler ses émotions et de ses sentiments que l’homme, lorsque les enjeux sont importants. Marika ne répond donc pas au stéréotype de la victime, mais plutôt à celui d’une martyre « morte au combat ».

Olivia Taylor, la traitresse

35 L’existence d’Olivia n’est mentionnée par la présidente qu’au neuvième épisode, lorsque son mari est sur la table d’opération. Dans Redemption comme dans les huit premiers épisodes de la saison 7, le couple présidentiel ne semblait avoir qu’un fils unique. Lorsque leur fille apparaît à l’écran (7.9 / vers 31’), elle se trouve dans le hall d’un luxueux hôtel, en pleine conversation professionnelle avec un homme d’âge mûr, sur lequel elle n’hésite pas à jouer de ses charmes pour obtenir l’avantage.

Fig. 8 : Première apparition d’Olivia Taylor (7.9)

36 Vêtue d’une robe courte et décolletée, elle répond ici au stéréotype classique de la « femme fatale » qui se sert de sa séduction comme d’une arme. Mais son interlocuteur est bien davantage intéressé par ses éventuelles connexions politiques, qu’elle refuse catégoriquement d’utiliser. Son attitude face au garde du corps présidentiel Aaron dans la suite de la scène (épisode 7.9 / vers 32’-32’40) la fait apparaître comme une rebelle en rupture avec sa famille (autre caractéristique des femmes fatales, sans attaches affectives).

37 Par la suite, toujours en accord avec ce stéréotype, Olivia se montre d’une moralité douteuse, entretenant des relations troubles avec la presse, et avec un journaliste en particulier (7.17). Mais cette moralité douteuse est justifiée à ses yeux par la nécessité de protéger sa mère ou de venger son frère. Elle adopte ici non pas une éthique utilitariste mais simplement un comportement utilitariste, où la maximisation du bonheur collectif a été remplacée par la maximisation du bonheur de sa seule cellule familiale. Cette absence de prise en compte de l’intérêt général permet aux téléspectateurs de l’identifier, selon l’analyse de Thibaut de Saint Maurice25, comme une « méchante ».

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38 Mais ce qui pousse la fille de la présidente dans le camp des ennemis des États-Unis, c’est finalement son caractère idéaliste et sentimental : Olivia commet la faute de laisser ses émotions aveugler son jugement. Si « suivre son cœur » a toujours réussi à Jack, ou en tout cas lui a permis de remplir ses multiples missions, ce n’est pas le cas pour Olivia. Car c’est en se laissant guider par ses émotions, et son désir de vengeance, qu’elle engage dans l’épisode 7.21 un tueur à gage pour exécuter le responsable de la mort de son frère, avant que la raison ne lui revienne et ne lui fasse regretter – trop tard – sa décision. Ses regrets ne suffiront pas à obtenir la clémence de sa mère (7.24) qui, elle fait passer l’intérêt du pays avant ses affects.

39 En définitive, Olivia apparaît comme l’exact inverse de Marika, qui s’est sacrifiée pour le Bien commun. Malgré tout, la fille de la présidente ne répond pas exactement au stéréotype de la « femme fatale », car elle est punie à la fin, par une autre femme et non par un héros masculin, et fait preuve d’une trop grande sentimentalité. Ce dernier trait de caractère la rend attachante pour les téléspectateurs, et ses motivations compréhensibles bien que moralement condamnables. Cette complexification des personnages féminins, et leur sortie des stéréotypes narratifs traditionnels, est encore plus visible dans l’évolution de deux personnages récurrents de 24 heures chrono lors de cette septième saison : Chloe O’Brian et Kim Bauer.

Chloe et Kim, la complexification des personnages féminins récurrents

Chloe O’Brian, une maman qui travaille

40 Informaticienne de génie devenue depuis la saison 3 l’outil (puis l’alliée) indispensable à Jack Bauer dans sa lutte contre les terroristes de toute espèce, Chloe réapparaît dans l’épisode 7.3. Dès la saison 5, elle avait commencé à briser le stéréotype de la geekette asociale (et donc éternelle célibataire) en révélant avoir été mariée, puis en renouant sa relation avec son ex. En fin de saison 6, on apprenait que Chloe et Morris (Carlo Rota) attendaient un enfant. Bien que désormais mère de famille, Chloe est loin du cliché de la stay-at-home mum (telle qu’elle se présente faussement dans l’épisode 7.6), car elle a en fait continué à travailler en secret avec et Tony Almeida, deux anciens de la CTU, malgré le démantèlement de leur structure, pour protéger le peuple américain.

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Fig. 9 : Chloe, son mari et son fils face à un agent du FBI (7.6)

41 Au neuvième épisode, elle est temporairement intégrée dans l’équipe de FBI dirigée par Larry Moss. Morris la conduit « au bureau », avec leur fils de quatre ans dans un siège- bébé à l’arrière. Face à ses inquiétudes, elle réplique : « Je ferai attention à moi. Toi, tu t’occupes de Prescott26 » (7.9 / vers 13’45). La maternité n’a donc pas transformé Chloe, contrairement à un cliché patriarcal bien établi, et elle fait passer ses obligations professionnelles avant celles de mère et d’épouse.

42 En revanche, l’évolution du personnage est notable dans son rapport avec ses collègues, et en particulier avec ses collègues informaticiens. Depuis sa première apparition en saison 3, Chloe s’opposait systématiquement à ceux, généralement de sexe masculin, qui prétendaient faire le même travail qu’elle, selon elle forcément moins bien et moins vite (ce qui était souvent vrai). L’inadaptation de « Miss O’Brian » au travail en équipe en particulier et aux relations sociales en général était l’un des ressorts comiques récurrents de 24 heures chrono.

43 Mais dans cette septième saison, Chloe se retrouve en binôme avec Janis (Janeane Garofalo), une informaticienne brillante que les téléspectateurs ont découverte dès le premier épisode de la saison et identifié immédiatement comme une « Chloe bis », en particulier du fait de ses rapports compliqués avec ses collègues. De façon prévisible, les deux femmes entrent en compétition, mais peu à peu elles apprennent à coopérer et finissent par être liées par une véritable amitié fondée sur une estime mutuelle de leurs capacités professionnelles. Ces deux personnages vont à l’encontre du stéréotype machiste selon lequel les femmes ne comprennent rien à la technologie27, et Chloe montre dans cette septième saison que les responsabilités familiales n’amoindrissent en rien l’efficacité d’une femme dans son métier.

44 Le personnage s’est donc lui aussi éloigné du stéréotype pour gagner en complexité. Il en va de même pour le personnage de Kim Bauer, la fille de Jack.

Kim Bauer, blonde pas si dumb

45 Dumb blonde des saisons 1 à 3 qui avait fait un retour peu significatif en saison 5, Kim Bauer semble dans cette saison plus mature, et surtout beaucoup plus intelligente. Elle reconnaît d’ailleurs lors des premières paroles échangées avec son père avoir été

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« stupide et immature » par le passé. Comme Chloe, elle est devenue épouse et mère de famille, mais ce nouveau statut ne suffit pas à la circonscrire dans un rôle prédéfini. Prévenue par Renée de la maladie de son père, elle est venue se réconcilier avec lui après des années de brouille dans l’épisode 7.18, et lui proposer ses cellules-souche, qui pourraient le guérir..

46 En toute fin de saison, le personnage de Kim est utilisé par les scénaristes non pas seulement pour offrir aux téléspectateurs des interludes larmoyants autour de l’agonie héroïque de Jack, mais véritablement pour faire avancer l’intrigue principale. Dans l’épisode 7.23 (l’avant-dernier de la saison), la jeune femme se retrouve une fois de plus la proie d’individus mal intentionnés mais, contrairement à ses précédentes apparitions dans la série, elle détecte toute seule que quelque chose ne va pas dans le couple qui lui adresse la parole à l’aéroport, et leur échappe sans aide extérieure. Un peu plus tard dans ce même épisode, Kim part elle-même à la poursuite de l’un de ses attaquants et récupère dans sa voiture en feu son ordinateur portable et les données essentielles qui s’y trouvaient, passant du rôle de « proie » à celui d’action hero.

Fig. 10 : Kim Bauer en action hero (7.23)

photographie promotionnelle pour la saison 7

47 Ce changement de fonction narrative se traduit visuellement à l’écran par des vêtements qui soulignent moins la poitrine généreuse de l’actrice : plus de décolletés ravageurs et de look casual, mais une veste de tailleur assez stricte sur une tenue sombre plus « habillée ». Dans cette septième saison, le personnage de Kim ne sert plus à diluer et à ralentir la progression de l’action, mais au contraire participe à sa conclusion, en collaborant avec deux autres personnages féminins importants : Renée Walker et Chloe O’Brian.

48 Enfin, au dernier épisode, Kim décide de mettre sa propre vie en danger pour sauver son père, malgré le refus de celui-ci. La phrase qu’elle prononce alors, « je ne suis pas prête à te laisser partir, papa28 », exprime le sentiment d’un grand nombre de téléspectateurs, ainsi que les intentions des producteurs de mettre en chantier une huitième saison de 24 heures chrono. Après avoir passablement agacé critiques et fans29, c’est donc finalement Kim qui les console et les rassure en cette fin de saison 7.

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Conclusion : un virage narratif manqué

49 La septième saison de 24 heures chrono a donc développé des personnages féminins qui s’éloignent assez largement des stéréotypes patriarcaux traditionnels (largement employés dans les saisons précédentes de la série). La complexification de ces personnages féminins, à la fois empowered et pétris de contradictions, ne sont pas de simples outils dans la quête héroïque de Jack pour sauver les États-Unis une septième fois. Elles prennent en main leur destin et le développement de l’action.

50 Allison, Chloe et Kim incarnent diverses figures de la maternité qui ne se définissent pas uniquement par ce statut, tandis que Marika et Olivia, bien que personnages secondaires, dépassent les stéréotypes de la victime innocente et de la femme fatale. Mais surtout, le personnage de Renée Walker est présenté au cours de cette saison comme le véritable alter ego de Jack Bauer, et paraît même capable de le remplacer dans son rôle de héros-justicier-sauveur30, tandis qu’il se prépare à mourir avec une sérénité certaine.

51 Ce virage narratif, certes risqué mais qui aurait pu offrir un second souffle à la série, n’a pas été emprunté par les producteurs et les scénaristes. La raison principale en est évidemment que Kiefer Sutherland a accepté de participer à une 8e saison de la série qui a relancé sa carrière.

52 La huitième saison de 24 heures chrono remet donc Jack Bauer au centre de l’action, et les personnages de Renée Walker et d’Allison Taylor deviennent plus faibles et plus caricaturaux. Néanmoins, la saison se conclut sur la « prise de pouvoir » de Chloe O’Brian dans la lutte contre le terrorisme et pour la sécurité du peuple américain, concluant un très bel arc entamé en saison 3 pour ce personnage féminin ultra- contemporain de geekette, et rendant hommage à l’amitié qui l’unit au héros « ultime » : Jack Bauer.

53 Les audiences ayant continué de s’effriter, la série s’arrêta le 24 mai 2010, avant d’être une nouvelle fois « ressuscitée » en 2014 pour 12 épisodes situés à Londres. La collaboration entre Jack et Chloe y est plus nécessaire que jamais, symbolisant les transformations du renseignement à l’ère digitale, où les muscles et l’instinct de Jack Bauer sont remplacés par le cerveau et la maîtrise informatique et technologique de Chloe.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Ainsi, dans l’épisode 1.9, elle se « laisse violer » à la place de Kim, sa fille adolescente, puis perd la mémoire – et son identité – lorsqu’elle pense sa fille morte (1.17), sans compter le fait qu’elle apprend qu’elle est de nouveau enceinte et que cette annonce est accueillie par une déclaration d’amour de Jack, son mari distant et momentanément infidèle (1.16). Elle est assassinée par sa rivale Nina à la toute fin de la première saison, provoquant un profond traumatisme chez Jack, qui n’a pas pu sauver à la fois sa femme et sa fille. 2. Cf. Glady L. Knight, Female Action Heroes. A Guide to Women in Comics, Video Games, Film and Television, Westport (CT), Greenwood Press, 2010, p. 17. 3. Françoise Parouty-David « DEGRES, « Les stéréotypes féminins »,n° 117, printemps 2004», Actes Sémiotiques [En ligne]. 2006, n° 104-106. Disponible sur : (consulté le 03/03/2015) 4. Cette analyse sommaire de personnages importants de la série mériterait bien sûr d’être approfondie et nuancée dans un article ultérieur. 5. Knight, op.cit., p. 11-18. 6. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, 24 heures chrono : le choix du mal, Paris, PUF, 2012, p. 31-32. 7. Adjectif fréquemment employé par les féministes anglo-saxonnes de la troisième génération pour désigner des individus qui ont pris conscience de leur « pouvoir », c’est-à-dire qui assument pleinement leur rôle politique, économique et social et font preuve d’autorité. 8. Jeangène Vilmer, op.cit., p. 33. 9. Diffusée sur la chaîne hertzienne américaine Fox entre le 11 janvier et le 18 mai 2009. 10. Jeangène Vilmer, op.cit., p. 48. 11. Ibid., p. 132. 12. Les deux premiers chiffres indiquent le numéro de la saison, puis le numéro de l’épisode concerné, tandis qu’après le slash est indiqué le time code de l’épisode où se trouve l’extrait mentionné dans l’édition DVD zone 1 de la série (éditée par 20th century Fox en 2009). 13. Jeangène Vilmer, op.cit., p. 49-50. 14. Jack, you’re coming with me and we’re doing this my way. 15. Thibaut de Saint Maurice, Philosophies en séries, Paris, Ellipses, 2009, p. 20-23. 16. Ibid., p. 20. 17. Maybe I will. Tomorrow. 18. Yes, it bothers me. But it worked.

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19. À ce sujet, voir par exemple Catherine Vidal (dir.), Féminin Masculin, Mythes et idéologies, Belin, Paris, 2000. 20. Saint Maurice, op.cit., p. 22-23. 21. Jeangène Vilmer, op.cit., p. 143-159. 22. Sur ce sujet, voir par exemple Christine Guionnet et Erik Neveu, Féminins/Masculins - Sociologie du Genre, Armand Colin, Paris, 2004. 23. Justin Ravitz, « ‘24’ Star Cherry Jones on Playing the President and What She Thinks of Meryl Streep in ‘Doubt’« , Vulture, 21 novembre 2008. http://www.vulture.com/2008/11/ cherry_jones.html , consulté‪en mars 2015. 24. Lynn Spigel, Make Room for Television, Chicago, The University of Chicago Press, 1992, p. 40-44. 25. Saint Maurice, op.cit., p. 15-16. 26. I’ll watch my back. You watch Prescott. 27. http://www.ada-online.org/frada/spip1770.html?article376 (consulté en mars 2015) 28. I’m not ready to let you go, Dad. 29. Cf. par exemple http://www.24spoilers.com/2012/04/17/kim-bauer-20-most-annoying-tv- characters/ (consulté en mars 2015) 30. Sur la dimension christique du personnage de Jack Bauer, cf. Jeangène Vilmer, op.cit., p. 49-51.

RÉSUMÉS

Cet article analyse la féminisation de la figure héroïque dans la saison 7 de 24 heures chrono en montrant comment six personnages féminins ne répondent plus aux stéréotypes patriarcaux traditionnels largement employés dans les saisons précédentes et sont les moteurs – et non plus les outils ou les objets – de l’action. Renée Walker et Allison Taylor, en particulier, apparaissent comme de véritables alter ego à Jack Bauer, dont la puissance s’émousse tout au long de la saison. Deux personnages secondaires, Marika Donoso et Olivia Taylor, ainsi que, les personnages récurrents que sont Chloe O’Brian et Kim Bauer, sortent des stéréotypes largement employés dans les saisons précédentes et offrent des représentations de femmes complexes, marquant un tournant dans la place des personnages féminins dans la série.

This article analyses the feminization of the hero in 24’s seventh season, by showing how six female characters go beyond traditional gender stereotypes to become the intrigue’s driving forces. Renée Walker and Allison Taylor appear in particular as heroic equivalents to Jack Bauer, whose almightiness is weakened throughout the season. Two secondary characters, Marika Donoso and Olivia Taylor, as well as two recurring characters, Chloe O’Brian and Kim Bauer, also go beyond stereotypes to offer more complex depictions of women to the viewers. Hence this seventh season seem to be a turning point in female characterization in 24.

INDEX

Mots-clés : stéréotypes féminins, héros, 24 heures chrono, femme présidente, action, espionnage, maternité (image), sexualité

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AUTEUR

MARJOLAINE BOUTET Marjolaine Boutet est maître de conférences en Histoire contemporaine à l’université de Picardie-Jules Verne. Spécialiste de l’histoire des séries télévisées, elle est l’auteure de Les Séries Télé pour les Nuls (First, 2009) et Cold Case : la mélodie du passé (PUF, 2013) ainsi que co-auteure de Seriescopie : guide thématique des séries télévisées (Ellipses, 2011) avec Pierre Sérisier et Joël Bassaget. Intéressée par la représentation des conflits à l’écran, elle a écrit plusieurs articles et communications sur les séries politiques dramatiques américaines, et a co-dirigé ce numéro de TV/Series. Marjolaine Boutet is Associate Professor in Contemporary History at the University of Picardie- Jules Verne. She specializes in TV series and is the author of Les Séries Télé pour les Nuls (First, 2009) and Cold Case : la mélodie du passé (PUF, 2013), as well as a co-author of Seriescopie : guide thématique des séries télévisées (Ellipses, 2011) with Pierre Sérisier and Joël Bassaget. Her research focuses on the representation of conflicts on screen. She has written several articles and delivered several papers on American political dramas, and is the editor of this issue of TV/Series.

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Homeland : l’ennemi, la menace et la guerre contre la terreur

Pauline Blistène et Olivier Chopin

« Qui ne voit, aujourd’hui, que la démocratie est subvertie et qu’il ne sert à rien - sinon à se tranquilliser - de décrire cette menace comme le retour des idéologies meurtrières. Or, cette sourde subversion de l’esprit public, qui ronge nos certitudes, comment la nommer ? Lorsque manquent les mots de la riposte, on est proprement désarmé : le danger devient imminent. Lorenzetti peint aussi cela : la paralysie devant l’ennemi innommable, le péril inqualifiable, l’adversaire dont on connaît le visage sans pouvoir dire le nom1. »

1 Le 20 janvier 2009 Barack Obama prête serment pour son premier mandat en tant que Président des États-Unis. Il se présente comme le Président de la rupture, celui qui met un terme à la politique de son prédécesseur, George W. Bush, politique brutale et belliqueuse, conçue comme la réponse des États-Unis aux attaques du 11 septembre 2001, et qui avait reçu le nom de Guerre contre la Terreur2 (War on Terror).

2 Le 2 mai 2011 Oussama Ben Laden est tué dans un raid mené par l’élite des forces spéciales américaines à Abbottābād, au Pakistan. Un symbole plus qu’un tournant stratégique, cette mort n’en marque pas moins la fin de cette guerre, la clôture d’un moment de la vie politique américaine. Et Barack Obama d’honorer enfin la promesse faite par George W. Bush sur les ruines du World Trade Center : ceux qui avaient commis ces attentats seraient traqués jusqu’à connaître « la justice des États-Unis », les ennemis de l’Amérique seraient combattus sans relâche, la menace qui venait de changer de visage serait contenue3.

3 Le 2 octobre 2011, la chaîne américaine Showtime diffuse le premier épisode de la série Homeland. Son succès critique est immédiat4. Cette série est très vite perçue comme un miroir des inquiétudes et des obsessions, des certitudes et des doutes, des tourments

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psychologiques et moraux des États-Unis pendant la Guerre contre la Terreur. Elle en devient, sur le mode fictionnel et celui de la représentation, une sorte d’emblème, de symbole. Autour des réactions et des débats que la série génère, ce n’est pas uniquement la trame narrative, essentiellement imaginaire et adaptée de la série israélienne Hatufim5 (Channel 2, 2010-), qui passionne l’opinion, mais bien les ressorts « réels » de la politique étrangère et de sécurité des États-Unis saisis par le prisme de la fiction6.

4 La première saison de la série raconte la traque par la CIA d’un chef de réseau terroriste ayant fait vœu de détruire les États-Unis, et de mettre un terme à leur puissance agissante dans le monde. Elle met en scène la lutte des services de renseignement contre les agents de ce réseau clandestin sur le sol américain. Mais ce n’est pas là que réside l’originalité de cette série : ce type de récit avait déjà été à l’origine d’autres succès, à commencer par celui de la série 24 heures chrono7 (Fox, 2001-2010 ; 2014). Le ressort du succès de Homeland, et ce qui la distingue de tout ce qui a précédé, tient bien plus à la psychologie présentée, à l’atmosphère reconstituée et aux représentations de l’ennemi et la menace pendant une décennie8.

5 Homeland série sur la guerre contre la terreur, Homeland série de la guerre contre la terreur ? Sans aucun doute, mais non sur le mode de la description. Cet article entend montrer que cette série fournit une occasion privilégiée de traiter du rapport réalité/ fiction et de la notion de représentation lorsque ce qui est représenté se situe aux marges de la politique démocratique habituelle. La série évoque avec une certaine force un ensemble d’éléments, de sentiments, de questionnements, d’états d’âme que les Américains avaient éprouvés au lendemain des attaques du 11 septembre 2001. Mais en aucun cas elle ne le fait sur le mode d’une représentation réaliste. Et c’est précisément ce qui est intéressant. Nous entendons montrer qu’elle repose sur une modalité de la représentation spécifique, désignée ici comme celle de l’approche esthétique, dans le sens particulier conféré à cette notion par le théoricien des relations internationales Roland Bleiker :

An aesthetic approach [...] assumes that there is always a gap between a form of representation and what is represented therewith. Rather than ignoring or seeking to narrow this gap, as mimetic approaches do, aesthetic insight recognises that the inevitable difference between the represented and its representation is the very location of politics9.

6 Ainsi, le politique ne se situe pas dans une reproduction fidèle, mimétique, de la réalité, mais bien dans la distanciation intentionnelle et réfléchie, entre le réel et sa « représentation. » La représentation n’est pas l’imitation. Elle tire sa force et sa vérité propre des dissemblances et non pas seulement des ressemblances avec le « réel10. » L’esthétique, plus que la mimesis, est-elle le registre privilégié de représentation de la menace et de l’inimitié, quand « le danger devient imminent11 » ? Nous espérons le montrer ici.

7 Dans un premier temps, une analyse des personnages clefs de la première saison de Homeland permet de questionner la figure de l’ennemi et la représentation de la menace dans l’espace démocratique des États-Unis. C’est sur cette base que nous interrogeons ensuite le rapport entre cette représentation fictionnelle et la représentation politique de ce que furent l’ennemi et la menace depuis le 11 septembre. Apparaît alors une dimension sous-jacente de la série : plus qu’une description de la guerre contre la terreur, la première saison de Homeland peut être lue comme une allégorie de la crise de

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la démocratie américaine. Car la confrontation toujours continuée des sociétés libres au secret de l’État rend irrépressible la tension entre la vie démocratique et l’opacité qui entoure naturellement les arcana imperii et la raison d’État12. Dans ces contrées obscures de la politique, les contrastes que permet la fiction s’accentuent pour devenir plus extrêmes et plus nets. Et ainsi la fiction s’efforce de montrer, de donner à voir ce qui, dans la politique « réelle », est précisément destiné à échapper au regard du peuple.

L’ennemi

8 Dans la première saison de la série Homeland, la figure de l’ennemi s’articule autour du personnage d’Abu Nazir (Navid Negahban), commandant fictif d’Al-Qaida, désigné comme l’ennemi principal des États-Unis. Le rapport entre l’Amérique et Abu Nazir correspond au schéma classique de l’inimitié : ils se reconnaissent et se conçoivent tous deux dans leurs antagonismes, dans cette altérité porteuse de menace. L’intrigue de Homeland se noue autour de ce rapport d’inimitié. Après avoir disparu pendant sept ans, le terroriste Abu Nazir refait surface pour venger la mort de son fils, Issa (Rohan Chand), victime d’une frappe de drone américaine. Cette frappe de drone visait vraisemblablement le terroriste. Elle fut autorisée par William Walden (Jamey Sheridan), le directeur de la CIA de l’époque qui est dans la première saison le Vice- Président des États-Unis. Celui-ci se retrouve à son tour la cible d’une attaque assez complexe orchestrée par Abu Nazir depuis l’étranger. Dans l’épisode 1.13, le motif personnel qui justifie le geste de Nazir révèle une intention plus holistique : « Pourquoi tuer un homme quand on peut tuer une idée13 ? ».

9 Au début de la saison 1, la mise en image progressive d’Abu Nazir évoque son caractère infigurable : une photo sur un tableau de liège ou placée dans les mains de (Damian Lewis), une vidéo filmée par une escort girl, quelques réminiscences de la captivité de Nicholas Brody pendant laquelle Abu Nazir fait des apparitions furtives, tel un fantôme.

Fig. 1 : Un tableau de liège dans l’appartement de Carrie reconstituant le réseau du terroriste Abu Nazir (1.1)

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Fig. 2. Des photos d’Abu Nazir montrées au sergent Brody lors de son débriefing à la CIA. Ce dernier prétend ne jamais avoir rencontré le chef terroriste (1.1)

Fig. 3. Une vidéo tournée par une escort girl met Carrie sur une fausse piste : elle pense que le prince Farid finance le réseau d’Abu Nazir (1.2)

Fig. 4. Quelques flashbacks de la captivité de Brody : contrairement à ce qu’il prétend, il a bien rencontré Abu Nazir (1.1)

A mesure que la menace terroriste se précise, Abu Nazir fait ensuite des apparitions plus directes : il apparaît sur un écran de télévision à l’épisode 1.9 () pour rappeler à son disciple, Nicholas Brody, le sens de sa mission.

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Fig. 5 : Une rencontre vidéo secrète entre Abu Nazir et son disciple le sergent Brody organisée par un diplomate saoudien (1.9)

Enfin, il est montré lors d’une conversation téléphonique avec Nicholas Brody au dernier épisode, donnant à ce dernier de nouvelles consignes après l’attentat manqué14.

Fig. 6 : Abu Nazir apparaît directement à l’écran au dernier épisode lors d’une conversation téléphonique avec Brody (1.12)

10 Cette incarnation progressive du mal symbolisé par Abu Nazir suscite d’autant plus l’effroi que le terroriste apparaît à la fois déterritorialisé et parfaitement insaisissable. La localisation d’Abu Nazir n’est en effet jamais précisée, incertitude qui renforce ce sentiment d’ubiquité du terroriste. Surgissant au moment où l’on s’y attend le moins, il est indécelable, même de ses propres compagnons d’armes, et utilise tous les moyens de communication modernes pour mettre en œuvre son plan : le sergent Brody semble surpris de le voir sur un écran lors d’une conversation sur Skype (1.9).

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11 En outre, le caractère insaisissable de l’ennemi représenté par Abu Nazir est renforcé par la démultiplication des figures du terroriste rappelant la structure réticulaire de l’organisation Al-Qaida. Véritables bras armés d’Abu Nazir, Aileen Morgan (Marin Ireland), Tom Walker (Chris Chalk) et Nicholas Brody ont décidé de prendre les armes après avoir été projetés dans l’espace mondial où ils ont été les témoins des excès de l’Amérique.

12 Aileen, tout d’abord : une riche Américaine qui, après une enfance en Arabie Saoudite, où elle fut révoltée par les injustices commises à l’encontre de la population locale, décide de s’en prendre aux États-Unis. A l’image de « Jihad Jane »15, cette Américaine inculpée de terrorisme en 2010 dont on s’étonnait qu’elle soit blonde aux yeux bleus, l’engagement d’Aileen surprend par son profil atypique16 : cette jolie blonde, fille d’un célèbre industriel, est diplômée de la prestigieuse université Princeton.

13 Puis, c’est au tour du caporal Tom Walker, ancien codétenu du sergent Nicholas Brody, d’être identifié comme ennemi terroriste : la CIA et le FBI se mobilisent pour retrouver cet homme dont on ne connaît pas les véritables motivations. Il semble inutile de préciser le motif de son passage à l’acte tant le sniper correspond au fantasme de l’ennemi solitaire ou du tireur fou.

Fig. 7 : Tom Walker se préparant à tuer Elizabeth Gaines, l’assistante du Vice-Président Walden (1.12)

Néanmoins, tout porte à croire qu’il fut victime d’un lavage de cerveau pendant sa captivité, ces huit années où il aurait progressivement décidé de s’en prendre à son pays. Le remariage de sa femme, perçu comme un ultime signe de trahison, a vraisemblablement précipité cet homme sur la voie des armes : il est déterminé à faire payer son pays qu’il tient pour responsable de sa déchéance.

14 La dernière figure de l’ennemi est incarnée par Nicholas Brody, sergent de la marine américaine, converti à l’islam pendant sa captivité en Irak et qui prend les armes pour venger la mort de 82 enfants tués par un drone américain. Mais à l’inverse d’Aileen Morgan ou de Tom Walker, le sergent Brody ne se considère pas comme un ennemi des États-Unis : il justifie son geste par l’amour qu’il porte à sa famille et à son pays, qu’il

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veut forcer à une prise de conscience dans un ultime geste salvateur. Il faut attendre les trois derniers épisodes de la saison 1 pour connaître les intentions de cet homme que personne, à l’exception de l’agent de la CIA Carrie Mathison (Claire Danes), ne soupçonne. Figure ambivalente du traître et du patriote, le héros de la série Homeland anticipe en quelque sorte, la figure d’Edward Snowden17, cet agent de la NSA qui en 2013 révéla au monde les méthodes de surveillance outrancières employées par les États-Unis au nom de la lutte contre le terrorisme.

15 Ainsi, la particularité de la série Homeland tient à sa faculté de nous surprendre malgré une fin somme toute prévisible : jusqu’à la dernière minute, Nicholas Brody oscille entre doutes et détermination, ce qui rend son passage à l’acte d’autant plus stupéfiant. Il finit par actionner la bombe qu’il porte sur lui mais celle-ci ne fonctionne pas. A l’image de ce que Clément Rosset souligne dans son essai Le réel et son double : « [...] le thème de la prédiction apparaît [...], lié au thème de la surprise (on prévoit la chose, sans pouvoir s’attendre pour autant à sa réalisation concrète, qui aura donc toujours de quoi étonner18) ». Quand bien même le spectateur sait qu’un soldat américain a été retourné, et ce depuis le premier épisode, la vérification de ce présage ne manque pas de l’étonner.

16 En outre, le plan de Nicholas Brody n’est jamais connu des autres personnages de la série. Carrie Mathison finit par obtenir la preuve de ce qu’elle avance dans un sursaut de lucidité, au moment précis où des anesthésiants commencent à faire effet au début d’une thérapie par électrochocs censée soigner sa bipolarité. La probabilité qu’elle s’en souvienne à son réveil est infime.

Fig. 8 : Carrie est soumise à une thérapie par électrochocs dans le but de soigner sa bipolarité dans les dernières minutes de la saison 1 (1.12)

Alors même qu’il se rapproche de plus en plus du cœur du pouvoir, le sergent Brody reste un ennemi non identifié.

17 Le personnage de Nicholas Brody est particulièrement complexe compte tenu de son ambivalence. En tant que disciple d’Abu Nazir, il correspond, nous l’avons vu, à la figure de l’ennemi terroriste, à ceci près qu’il ne se conçoit pas lui-même comme un ennemi.

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En outre, sa future carrière politique, doublée d’une relation privilégiée avec le Vice- Président, font de cet homme le parfait exemple de l’ennemi intérieur dissimulé au cœur même du pouvoir. Cette phobie de l’ennemi intérieur est tout à fait caractéristique de l’environnement sécuritaire post 11-Septembre. Le dernier épisode de la série laisse d’ailleurs le spectateur dans l’expectative quant au nouvel objectif du sergent Brody. Alors qu’il semble avoir abandonné son projet terroriste pour retourner auprès des siens, il réitère néanmoins son attachement à Abu Nazir en lui vantant les mérites d’une telle position dans l’administration américaine.

18 Mais le plus surprenant dans Homeland, c’est bien la volonté constante d’humaniser les nouvelles figures de l’ennemi au moyen d’une psychologie assez simpliste sur le thème de la famille. Jusqu’au dernier épisode, le terroriste le plus recherché des États-Unis, Abu Nazir, semble principalement animé par un motif personnel : se venger de l’assassinat de son fils par les États-Unis. Aileen Morgan, elle, n’a visiblement plus rien à dire à son père, cet Américain insensible aux souffrances d’autrui : elle a d’ailleurs trouvé une famille de substitution en la personne de son mari, Raqim Faisel (Omar Abtahi), un jeune homme musulman d’origine saoudienne révolté par les injustices dont son peuple est victime. Même Tom Walker, ce sniper revenu d’entre les morts, plus proche de la machine que de l’être humain, sera lui aussi victime de sa famille, que les agents de la CIA à sa recherche désignent, à juste titre, comme son talon d’Achille.

19 Enfin, Nicholas Brody, cet anti-héros tragique19, est tourmenté par le même dilemme tout au long de la saison : venger la mort d’Issa, fils de substitution dont il s’est occupé pendant sa captivité, ou bien abandonner son plan, en embrassant son rôle de père et de vétéran entré en politique, réintégré au tissu social par une famille aimante et toujours à ses côtés. Après avoir choisi en premier lieu de venger Issa en actionnant le détonateur de sa bombe, Nicholas Brody tranche en faveur de sa famille biologique grâce à sa fille qui, ignorant ses desseins, l’implore de « rentrer à la maison20 » (1.12). Cette stratégie d’humanisation fait directement écho à ce que Saul Berenson (), mentor de Carrie, a enseigné à sa disciple : la seule manière de faire craquer les « terroristes » est de trouver ce qui fait d’eux des êtres humains et non des terroristes (qui se voient ainsi définis par leur inhumanité).

La menace

20 La saison 1 de Homeland s’articule autour de deux formes de menaces. La première est assez évidente puisqu’il s’agit de la menace « terroriste ». La seconde est, en quelque sorte, supérieure philosophiquement : la menace que représente la dégénérescence morale du gouvernement américain dont la politique étrangère ne semble plus régulée par aucun principe moral21. La « menace terroriste » rappelle que des hommes ou des femmes peuvent s’en prendre aux intérêts américains et commettre des attentats. Après Pearl Harbor, l’attaque surprise s’impose comme l’un des défis majeurs de la politique de sécurité. Empêcher l’attentat terroriste, qui apparaît alors comme l’une des formes récurrentes de l’attaque surprise, se situe à ce titre au cœur des missions des différentes agences comme le FBI ou la CIA. Elles cherchent toutes à identifier, localiser et anéantir toute menace qui pèse sur l’Amérique22.

21 Face au traumatisme du 11 septembre, aujourd’hui considéré comme le plus grand échec de l’antiterrorisme américain, de nombreux commentateurs ont suggéré de réformer en profondeur, voire de démanteler23 la CIA, accusée d’avoir failli à son

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objectif principal. Alors même que l’agence d’espionnage avait connaissance de l’éventualité d’une attaque, et ce plusieurs années avant le 11 septembre, elle n’a pas su empêcher la concrétisation de la menace terroriste sur le territoire américain. Nombreux furent les signes d’une montée en puissance du réseau Al-Qaida et de l’importance qu’avait prise Oussama Ben Laden entre les années 1994 et 1998. Le double attentat de Dar es Salam et Nairobi en 1998, suivi en 2000 de l’attentat contre l’USS Cole ont par ailleurs constitué autant de signes que quelque chose était sur le point de se produire. Tout l’enjeu de la commission d’enquête sur le 11 septembre, qui rendit son rapport en 200424, a d’ailleurs été d’établir la responsabilité de l’agence d’espionnage, qui savait qu’au moins deux djihadistes reconnus séjournaient sur le territoire américain en prenant des leçons de pilotage, et qui, par ailleurs, avait prévenu de l’imminence d’une attaque plusieurs mois avant le 11 septembre25.

22 La série Homeland se place dans la continuité de cet état de vigilance pré-11 septembre face à une menace qui est pressentie depuis le premier épisode. Le générique de la série se compose en partie d’images et de sons d’archives rappelant, sur le mode du cauchemar, des événements réels qui ont précédés et suivis les attaques de 2001 : discours de Reagan en 1986 sur les frappes en Libye, attentat contre l’USS Cole en 2000, effondrement des tours du World Trade Center, discours d’Obama après l’assassinat de Ben Laden qui exhorte son pays à rester « vigilant ». En plus d’être représentative du rapport historique que les États-Unis entretiennent avec la menace terroriste, cette convocation du réel brouille le statut des images fictionnelles et renforce ainsi la filiation entre des événements qui ont bien existé et une intrigue imaginaire. De surcroît, cet « effet de réel26 » paraît d’autant plus efficace que le spectateur se fait le témoin d’une certaine impuissance de la CIA à empêcher la menace terroriste de se concrétiser, à l’image de ce que l’agence a dû traverser pendant les mois qui ont précédés les attaques de 2001. A la différence près que, dans la série Homeland, cette impuissance est suggérée par la dimension particulièrement indétectable de la menace terroriste symbolisée par trois individus : Aileen, Tom Walker et Nicholas Brody.

23 Aileen Morgan tout d’abord, symbolise avec son mari Raqim Faisel un jeune couple respectable mais néanmoins porteur de menace. Leur couverture est parfaite : elle est manifestement femme au foyer, lui professeur à l’université Bryden (Washington D.C.). Installés dans une banlieue pour classe moyenne, ils rappellent le fantasme assez classique des voisins qui ne sont pas ceux qu’ils prétendent être. Presque rien n’est révélé sur ce qu’ils préparent. Le spectateur pense d’abord qu’ils planifient une attaque contre l’aéroport Ronald Reagan situé à moins de deux kilomètres de la maison dont ils viennent de faire l’acquisition (1.3, « »). Mais cette hypothèse est balayée avec l’arrestation d’Aileen au Mexique par la CIA. Lors de son transfert vers les Etats- Unis (1.7), elle négocie avec Saul Berenson un enterrement musulman pour son mari qui vient d’être assassiné par des complices d’Abu Nazir (1.6) en échange d’informations concernant Tom Walker : elle l’identifie comme le véritable terroriste mais reconnaît ne pas connaître les détails de son plan.

24 L’ignorance d’Aileen réaffirme son statut de menace secondaire dans l’attaque orchestrée par Abu Nazir, ce que le meurtre de son mari, visiblement ordonné par le commandant d’Al-Qaida, vient confirmer. Ainsi, la fuite d’Aileen jusqu’au Mexique prouve qu’elle se sait également en danger, et qu’elle se conçoit bien comme une « menace » identifiée par les autorités américaines : son statut de complice d’un terroriste présumé explique qu’elle soit elle-même traitée comme une terroriste alors

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qu’elle n’a a priori fait qu’acheter une maison. Toutefois, ce n’est qu’au dernier épisode que la menace représentée par Aileen et son mari finit par se matérialiser : ils sont porteurs de menace précisément parce qu’ils font diversion et empêchent les agents de la CIA de se concentrer sur la véritable menace.

25 Cette capacité d’obstruction du dispositif de surveillance rappelle les concepts d’inflation de la menace (threat inflation27) et de sécuritisation (securitization28) formulée par l’école de Copenhague. Ainsi, pour l’universitaire Barry Buzan, professeur émérite de relations internationales à la London School of Economics (LSE), tout objet peut être construit comme un enjeu de sécurité : c’est ce qu’il appelle la sécuritisation. Mais ce principe contient un risque d’inflation de la menace puisqu’il permet la construction d’un nombre croissant d’objets comme enjeux de sécurité.

26 Dans la série Homeland, les logiques de sécuritisation et d’inflation de la menace permettent de saisir tout l’enjeu de la menace qu’Aileen symbolise. En étant la cible des autorités américaines, puis en mettant la CIA et le FBI sur la piste d’un autre terroriste présumé, Tom Walker, Aileen empêche les autorités américaines de sécuritiser la bonne menace en perturbant doublement le dispositif de surveillance et participe donc indirectement à la concrétisation de la vraie menace incarnée par le sergent Brody. Si la principale intéressée ne semble pas consciente du rôle de diversion qui lui est attribuée, cette stratégie témoigne d’une véritable aptitude de l’ennemi Abu Nazir à intégrer les logiques de surveillance de la communauté du renseignement américain, ce qui contribue à la sacralisation de son rôle de stratège.

27 La deuxième figure de la menace terroriste est incarnée par Tom Walker, sniper d’élite afro-américain présumé mort, qui pousse encore plus loin la logique de la dissimulation. Sa première apparition se fait sous les traits d’un clochard-vétéran qui mendie le long d’une route (1.8), camouflage tout à fait frappant dans la mesure où il renvoie à un élément de mauvaise conscience de l’Amérique : le clochard-vétéran symbolise l’incapacité des États-Unis à réintégrer ses soldats dans une société dont ils se sentent exclus au retour du champ de bataille.

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Fig. 9 : La première apparition du caporal Tom Walker à l’écran sous les traits d’un clochard-vétéran (1.8)

28 Mais le clochard symbolise également le marginal que l’on ne remarque pas ou que l’on choisit de ne pas voir. Interprétée de la sorte, la menace représentée par Tom Walker est indétectable car l’Amérique choisit de détourner les yeux. En outre, Tom Walker rassemble toutes les caractéristiques du terroriste isolé ou loup solitaire (« lonewolf ») particulièrement difficile à détecter : il excelle à rester dans la clandestinité, s’entraîne dans les bois29, n’a quasiment pas de contact direct avec ses complices, ni même avec sa famille à laquelle il tourne définitivement le dos aussitôt sa mission en danger.

29 A l’inverse de sa complice Aileen, le rôle de Tom Walker ne se réduit pas à faire obstruction en perturbant le dispositif de surveillance. Il contribue aussi directement à la concrétisation de la menace principale en assassinant une conseillère du Vice- Président, provoquant un mouvement de foule qui permet à Nicholas Brody de déjouer la sécurité des services secrets et de s’introduire dans un bunker sécurisé avec sa veste d’explosifs. Autant passif qu’actif, Tom Walker jouit d’une certaine autonomie vis-à-vis d’Abu Nazir avec lequel il est en contact régulier : il organise un petit attentat en plein cœur de Washington causant la mort de plusieurs personnes pour déjouer un piège que la CIA lui a tendu (1.10). Cette indépendance va d’ailleurs provoquer sa mort dans le dernier épisode : qualifié de « wild card » (1.12) par Abu Nazir, ce dernier enjoint Nicholas Brody d’exécuter Tom Walker afin de prouver sa fidélité.

30 La véritable menace terroriste – la plus dommageable et la plus indétectable – est incarnée par Nicholas Brody que personne, à l’exception de Carrie Mathison, ne décèle. Même le Vice-Président des États-Unis est trompé par cet homme dont l’histoire personnelle constitue un excellent atout électoral : comme Abu Nazir le prévoit, le Vice-Président propose ainsi à Brody de se présenter aux prochaines élections du Congrès. L’anticipation de cette stratégie politique suggère que l’ennemi numéro un des États-Unis s’avère bien plus capable d’appréhender les logiques nord-américaines que les dirigeants américains eux-mêmes. Héros de guerre, candidat aux élections et

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terroriste dormant, Nicholas Brody incarne donc à lui tout seul les antagonismes d’une Amérique qui peine à se comprendre elle-même.

31 La particularité de la menace terroriste symbolisée par Brody et ce qui marque sa supériorité vient de son rapport avec les autres menaces incarnées par Aileen et Tom Walker. Le plan de Brody semble, en effet, dépendant de la capacité de ses complices - Aileen et Tom Walker - à faire diversion, ou de participer directement à l’attaque. La menace principale que donne à voir le scénario de Homeland procède donc de la combinaison des autres menaces incarnées par Aileen et Tom Walker : celles-ci permettent à Brody d’exécuter son attentat terroriste indépendamment et même à l’aide de tout le dispositif de sécurité qui a été mis en place pour l’éviter.‪Autrement dit, la menace figurée par le sergent des marines apparaît comme une maximisation de la menace ou « métamenace » (menace des menaces), correspondant à l’état d’esprit d’une société américaine toujours en proie à la terreur30.

32 La deuxième menace que donne à voir la série Homeland est d’un ordre plus philosophique. Il s’agit de la dégénérescence morale du gouvernement américain, qui au lendemain du 11 septembre, n’hésite pas à autoriser les pires atrocités au nom de la lutte contre le terrorisme. Cette décadence des États-Unis s’appuie sur les différents scandales dénoncés par la presse mondiale au plus fort de la Guerre contre la Terreur de George W. Bush : recours quasi systématique à la torture dans la prison d’Abou Ghraib31, enlèvement méthodique de terroristes présumés dans le cadre du programme Extraordinary Rendition32, mise en place de centres de détention hors du droit comme Guantanamo33.

33 Malgré l’élection de Barack Obama en 2008, qui déclare vouloir mettre un terme à la guerre contre la terreur (« War on Terror »)34, les abus de l’antiterrorisme n’ont semble- t-il toujours pas cessé : pérennisation de Guantanamo, programme d’assassinat ciblé par drones (alors même qu’un nombre croissant de « dommages collatéraux » a déjà été rapporté35). Pire, l’étendue du programme de surveillance de la NSA révélée par son ancien employé Edward Snowden a mis à jour les aberrations d’une Amérique qui n’hésite plus à espionner le monde entier au nom de la lutte contre le terrorisme36. En entrainant l’Amérique sur la voie de l’immoralité, les gouvernements successifs auraient donc provoqué la dégénérescence du pays de la liberté, leader du « monde libre ».

34 Dans la série Homeland, la menace engendrée par la décadence morale du gouvernement américain n’est perçue que par un seul personnage, Nicholas Brody, comme le suggère la vidéo de revendication qu’il tourne juste avant de passer à l’action (1.12).

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Fig. 10 : Nicholas Brody se met en scène avant de passer à l’acte dans une vidéo de revendication déconcertante (1.12)

Il s’y présente comme l’héritier d’une longue tradition militaire familiale, et justifie son acte dans la continuité de son devoir de Marine : face à la caméra, habillé de son uniforme, il explique qu’il s’agit de « protéger les États-Unis contre les ennemis extérieurs et intérieurs ». Il n’est donc pas en rupture avec l’Amérique, ce n’est pas un « terroriste » à qui l’on a appris à détester son pays, mais c’est précisément parce qu’il « aime son pays » qu’il s’apprête à assassiner le Vice-Président et une bonne partie de son cabinet.

35 Dès lors, le sergent Brody instrumentalise la menace terroriste en préparant lui-même un attentat afin de mettre en lumière la décadence de son propre gouvernement. Pour le dire autrement, le terrorisme n’est qu’un simple vecteur d’identification de la véritable menace qui pèse sur les États-Unis : le risque de l’absence de principes moraux en politique étrangère37 et un recours systématique à la force.

36 Cette prise de conscience fait que Nicholas Brody sait qu’il trahit « formellement », mais pas « essentiellement » son pays : ce qu’il trahit, c’est un mensonge, une apparence de bien, un mal radical que seul la « trahison » pourra révéler. Dans l’épisode (1.12), où le spectateur visionne sa revendication de l’attentat, il affirme, le plus sincèrement du monde et en conscience : « I love my country. What I am is a Marine. » Il a juré de défendre les États-Unis contre tous les ennemis38 et c’est précisément ce qu’il est en train de faire contre un ordre politique corrompu. Son action ne relève pas de la traîtrise, mais bien, à ses yeux, du véritable patriotisme.

37 Sa trahison en apparence qui renvoie à la légitimité en apparence du régime sera le point de départ d’une prise de conscience par tous ceux qui ouvriront les yeux après l’attentat qu’il prépare et ce faisant deviendront authentiquement ses com-patriotes. En ce sens, le personnage de Brody utilise exactement le même registre de légitimation que celui revendiqué dans l’ordre du réel par Edward Snowden ou Chelsea (Bradley) Manning. Et ici la représentation fictive précède les figures publiques réelles de ces lanceurs d’alerte (« whistleblowers ») qui ont profondément marqué l’immédiat après- guerre contre la terreur.

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La guerre contre la terreur

38 Homeland série de la guerre contre la terreur ? Ce que montre la série Homeland est un univers essentiellement psychologique, individualisé, centré sur la famille. La famille est en effet omniprésente dans toutes les dimensions de la trame narrative de la série. Et c’est la famille tourmentée, mouvementée, menacée, à sauvegarder ou à recomposer, bref, la famille menacée qui est surtout donnée à voir. Bien entendu le thème le plus visible est celui de la famille Brody à reconstruire, confrontée à un cas particulier où pour une fois ce ne sont pas les enfants à protéger, mais un parent à réintégrer, notamment grâce aux liens qui se renouent avec sa fille Dana (Morgan Saylor).

39 Plus conventionnellement, la famille Brody est menacée par l’adultère et le couple paradoxal que représentent Nicholas et Carrie. Nicholas n’est plus réellement un membre de sa propre famille. Son attirance pour Carrie est peut-être le signe le plus tangible qu’il ne parvient pas à sortir de l’univers politique de la guerre pour réintégrer celui de la chaleur familière de la société civile. Mais la famille est également déterminante pour Carrie, bipolaire et confrontée à la même maladie que son père, sous l’aile à la fois protectrice et castratrice de sa sœur. La famille qui n’a pas su dépasser le couple, et qui se trouve à un tournant décisif est de même centrale dans la figure de Saul. Celui-ci est de son côté impliqué dans deux relations familiales positionnées en quelque sorte à angle droit, l’une par rapport à l’autre : sa relation horizontale en crise, ou en menace de crise, avec sa femme ; et sa relation verticale avec Carrie, une relation paternelle. Saul est plus que le mentor professionnel de Carrie, il en est aussi un père spirituel. Carrie est la fille qu’il n’a pas dans sa vie personnelle. Exemples précis pour étayer cette affirmation ?

40 Ici apparaît le caractère indissociable de l’intime et de l’institutionnel que Homeland tisse systématiquement. La famille est encore au cœur de l’intrigue principale, du plot essentiel (rappelant ici le com-plot en français) : c’est bien l’assassinat du fils d’Abu Nazir par un drone américain qui déclenche la complexe opération terroriste qui sera sa vengeance. Ceux qui transgressent les premiers la limite entre le public (politique) et le privé (familier) sont donc les Américains. Et le personnage de Nicholas Brody dédouble et importe la figure d’Abu Nazir dans l’espace privé et familier de l’Amérique : il décide librement et volontairement d’être l’instrument du complot d’Abu Nazir car il n’a pas été simplement son prisonnier, il a été adopté par cette famille. Et Issa, le fils d’Abu Nazir, devient aussi le fils de Brody. Autant qu’il s’est converti, Nicholas a été accueilli dans la famille de l’Islam : il est en charge de l’éducation d’Issa, il en est devenu son second père. La série insiste d’ailleurs presque plus sur la douleur de Nicholas que sur celle d’Abu Nazir.

41 Mais la représentation de la famille vient contaminer l’espace même de l’institution et du politique, et crée un effet de décalage délibéré avec le réel caractéristique de la démarche esthétique définie par Roland Bleiker. La CIA est elle-même représentée dans le même registre d’une chronique familiale. Les réunions pourraient ressembler à s’y méprendre à des repas de famille : on voit les personnages se fâcher les uns contre les autres comme s’ils s’agissaient de scènes intimes. Saul reste au chevet de Carrie lorsqu’elle est alitée à l’hôpital, et non pas les proches de Carrie, etc. Les personnages ne se situent pas les uns par rapports aux autres au sein de l’Agence selon des logiques institutionnelles ou professionnelles, mais sont présentés comme des rapports privés et

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individualisés39, et la plupart du temps reposant sur des motivations psychologiques et non pas fonctionnelles ou bureaucratiques.

42 Au point que la série repose même manifestement, quand bien même elle est centrée sur des personnages travaillant au sein de la CIA, sur une élision radicale des logiques du renseignement. Carrie elle-même va très vite travailler hors du cadre réglementaire de la CIA, puis contre les ordres qu’elle reçoit de sa hiérarchie. Il faut dire que l’institution, incarnée par le personnage du chef du centre de contre-terrorisme, David Estes (David Harewood), se montre au mieux passive voire attentiste face aux « signaux faibles » que Carrie et Saul détectent quant aux menées d’Abu Nazir et de ses agents. Telle qu’elle est dépeinte, la CIA ne semble pas très efficace.

43 De même, comme nous l’indiquions à l’instant, les rapports des officiers de la CIA sont principalement interpersonnels et fondés sur une dialectique confiance-défiance, et non sur les statuts, missions, prérogatives des différents membres de la cellule. Si bien que même les lourdeurs administratives, qui mettraient en jeu la crédibilité du service, affleurent de temps en temps mais ne sont pas accentuées par le scénario. Même le caractère procédural et bureaucratisé du fonctionnement de l’Agence n’est pas un thème mis en avant pour jouer le contraste avec l’attitude tête brûlée de Carrie. Pour le peu qu’il apparaît dans la série, le FBI n’est guère mieux loti. La raison politique du renseignement est dans son ensemble inapte et inopérante.

44 Au demeurant, le nom de la série exprime lui-même ce lien entre l’univers de la famille et la question de la sécurité intérieure. Homeland est évidemment une épure du concept politique de Homeland Security (sécurité intérieure) qui émerge et s’impose rapidement après le 11 septembre (jusque-là les Américains empruntaient aux Britanniques la notion de domestic security). Comment traduire Homeland ? « Patrie », bien sûr, mais le patriotisme américain fut jusqu’ici principalement un patriotisme « constitutionnel40. » Le mot européen le plus proche serait « Heimat » en allemand. Et ce dernier renvoie, dans les contextes européens, à la double tradition du romantisme41 et du nationalisme, exogènes à l’histoire politique américaine. Historiquement, on trouve l’idée de « homeland » en référence aux idéaux de la fondation des États-Unis. Les 13 colonies formèrent ensemble une nouvelle « patrie » ou « nation ». C’est par exemple ce qu’exprime la fin du Star-Spangled Banner (« And -spangled banner in triumph shall wave / O’er the land of the free and the home of the brave! »), l’hymne national américain. On trouve la même idée associée à la Statue de la Liberté à l’entrée du port de New York, que les États-Unis sont la « homeland of Liberty », la terre d’accueil et protectrice d’une expérience politique nouvelle (et unique) : donner la liberté la plus grande aux hommes.

45 Les Américains parlent à cet endroit de l’exceptionnalisme américain (« American exceptionalism »). Cette doctrine fut associée à la Doctrine Monroe aux États-Unis42, ou à la thèse classique de La démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville. Mais il s’agit là des seules traces d’une notion « politique » de « homeland » que l’on puisse trouver. Que ce soit pour sa connotation et son substrat sémantique, ce mot ne correspond pas à la tradition politique américaine.

46 La série Homeland s’avère un outil très utile et précieux. Elle permet de saisir ce que le gouvernement américain désigne par le mot « homeland », lorsqu’il l’a choisi pour nommer la plus grande transformation institutionnelle de son histoire depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Homeland ne signifie pas seulement la sécurité envisagée à l’échelle fédérale ou de l’ensemble des Etats fédérés. La notion ne renvoie

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pas seulement aux formules traditionnelles françaises de « sécurité intérieure », de « sécurité publique » ou de « sécurité du territoire ». Homeland signifie l’endroit concret où je vis avec les miens, ceux qui me sont semblables, proches, chers. Homeland contient un élément de romantisme qui ne s’exprime quasiment jamais dans la vie politique américaine.

47 C’est ainsi que la représentation fictionnelle vient au secours de la science politique. Le politologue, confronté à l’issue de la Guerre contre la Terreur, se trouve relativement démuni, voire dans un certain désarroi : comment définir et même simplement saisir ce que signifie « homeland » ? L’une des transformations de la politique sécuritaire en réponse aux attentats du 11 septembre, l’une des innovations institutionnelles qui fait d’ailleurs l’objet d’une certaine gestation pendant la période de la guerre contre la terreur, a précisément été la Homeland Security comme nouveau secteur de l’action publique. Elle devint rapidement l’un des piliers, peut-être même le pilier principal de la politique de défense et de sécurité des États-Unis.

48 Il est suffisamment rare que le Gouvernement américain étende son architecture institutionnelle pour que cela soit souligné. Il s’agit en effet de la création d’un nouveau Department, l’équivalent d’un ministère en France. A sa création, le Department of Homeland Security peut s’apparenter principalement à un regroupement de services ou d’organismes disparates sous une seule appellation. Cependant, cette vision ne tient pas compte de la portée et de l’ampleur de la réorganisation fonctionnelle que ce regroupement sous une autorité unique a représenté. Le morcellement antérieur avait été le résultat d’une longue tradition historique correspondant à un choix politique fondateur : ne pas concentrer trop de pouvoir de contrôle du territoire américain sous l’autorité du Gouvernement fédéral43.

49 Le 11 septembre n’a pas touché l’abstraction de la communauté politique (ou de la Constitution, dans le cas particulier des États-Unis). Chacun des Américains peut se dire : « ils ont touché les miens, mes proches, ceux qui me sont chers ». Et c’est « ceux- là », cela, qu’il faut protéger. Le 11 septembre n’a pas touché une base navale lointaine dans l’océan Pacifique, ou un soldat américain à la sortie d’un cantonnement militaire en Allemagne dans les années 1970, ou encore un navire de combat dans le port d’Aden. Le 11 septembre a frappé le cœur vivant des États-Unis et fut perpétré depuis le territoire américain. Ce n’est pas l’abstraction d’un « espace intérieur » qu’il faut sécuriser, mais bien là où je vis, là où j’habite, là où normalement je me réfugie, at home.

50 Il y a dans l’idée de homeland un aspect littéral, local, concret, au fond subjectif qui n’était jamais paru explicitement dans l’emploi politique du mot « national ». Homeland, c’est l’extension de la « community » (l’endroit le plus local où j’habite, ma paroisse, mon groupe primaire d’appartenance) à l’échelle des États-Unis tout entier. Homeland, c’est l’extension du registre de la famille, qui est la cellule communiste primaire, à l’ensemble des États-Unis d’Amérique.

51 Homeland est donc une série de la famille confrontée à la menace et à la terreur. Et c’est en cela qu’elle est la série des États-Unis sous la guerre contre la terreur, alors même qu’émerge cette idée nouvelle (et authentiquement révolutionnaire) de Homeland Security dans le répertoire de la politique américaine. Aux États-Unis, la politique étrangère et de sécurité mélange traditionnellement des éléments de diplomatie, d’action militaire, de développement, et bien entendu de renseignement. Elle n’est pas unifiée puisqu’elle met en jeu de nombreux acteurs, de nombreuses institutions qui ne se fixent pas nécessairement les mêmes buts, et surtout la politique étrangère n’a pas les mêmes

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objectifs ni les mêmes modalités selon les zones de la planète vers laquelle elle est mise en œuvre.

52 Depuis 1947, ce qui caractérise la politique des États-Unis par rapport à de nombreux pays, c’est qu’ils se donnent une mission globale, à l’échelle planétaire, et que leur politique étrangère et de sécurité est théorisée, préparée, et même officiellement publiée. Les Américains élaborent en permanence ce qu’ils appellent une Grand Strategy44, qui prend publiquement la forme de discours politiques du Président, ou des Secrétaires d’Etat ou à la Défense. Celle-ci prend également la forme de textes institutionnels et non plus politiques : le Quadriennal Defense Review, qui pose pour les quatre années qui suivent, l’état des moyens militaires que les États-Unis vont développer et positionner pour asseoir leur politique étrangère. Et surtout la Stratégie de sécurité nationale (« National Security Strategy ») fixe les objectifs et moyens de la politique étrangère d’un mandat présidentiel. La guerre contre la terreur (« War on Terror ») fut le nom que reçut la Grande Stratégie américaine pour presque une décennie, la réponse officielle du gouvernement des États-Unis aux attaques du 11 septembre. Elle fut formulée dans les discours de George W. Bush, pendant plus d’une année, depuis les ruines du World Trade Center en septembre 2001 jusqu’à la parution de la National Security Strategy en septembre 2002.

53 Il n’est pas possible de décrire en quelques mots les logiques nombreuses, complexes et souvent obscures qui ont structuré dans le détail la guerre conte la terreur45. On peut cependant en restituer le principe en évoquant deux aspects, du point de vue du gouvernement américain. En premier lieu, son objectif : la guerre contre la terreur est une guerre majeure, comparable à la Seconde Guerre mondiale ou à la guerre froide. Les États-Unis ne l’ont pas déclenchée et se défendent face à l’agression du 11 septembre qui ne peut pas demeurer sans réponse. Mais comme pour les deux guerres précédentes ils se battront partout sur la planète où il le faudra, et cela prendra le temps nécessaire, des années de combat de haute intensité ou des décennies de lutte constante et indirecte, s’il le faut. Mais à la fin, les États-Unis seront victorieux. Et ils ne s’arrêteront que lorsque les menaces qui se sont révélées le 11 septembre auront été définitivement écartées, éradiquées, et quand ceux qui les portent auront été intégralement annihilés.

54 En second lieu, sa logique sécuritaire : l’un des traits saillants de cette politique a été de réorganiser et même de redéfinir en profondeur les notions mêmes d’inimitié et de menace. Les menaces telles que le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive ou les Etats « parias » (« rogue states » que l’on peut aussi traduire par « renégats ») sont des préoccupations de sécurité internationale depuis le milieu de la Guerre froide. Pourtant, un caractère de nouveauté empreint la situation du début du XXIe siècle : le problème n’est plus de considérer ces menaces de manière isolée, mais de se préparer à la possibilité qu’elles se combinent entre elles.

55 La menace principale, objective, urgente, est bien entendu celle de ce « nouveau terrorisme » que représentent Al-Qaïda et Ben Laden dans le monde post-guerre froide46. Le mode de raisonnement de la guerre contre la terreur est celui du « what if ». George W. Bush et les membres de son Cabinet répètent à l’envie : voyez la destruction de quatre avions de ligne détournés par une quinzaine de terroristes armés de ciseaux et de cutters. Imaginez maintenant ce qui se passerait si nos ennemis parvenaient à se procurer des armes de destruction massive auprès d’Etats parias – au premier rang desquels les Etats qui composent le fameux « Axe du mal » défini en 2002. La menace à

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laquelle nous faisons face n’a pas de limites, nos ennemis ne font preuve d’aucune mesure, et ne connaîtront aucune restriction sinon celles que nous leur poseront. La menace est la terreur. La terreur renvoie immédiatement au terrorisme : c’est le nouvel ennemi des États-Unis, abstrait certes, mais non pas désincarné.

56 La succession de figures du terrorisme va s’avérer déterminante, de Ben Laden à Saddam Hussein en passant in fine, par la figure d’Abu Nazir, personnage de fiction. La terreur est la menace des menaces : la menace que les menaces se combinent entre elles indéfiniment. Cette combinaison des menaces est le nouveau référentiel de la guerre contre la terreur, la raison pour laquelle il s’agit bien d’une guerre et non d’une simple extension de la « lutte contre le terrorisme47 ». Les logiques de threat inflation et de securitization mentionnées plus haut trouvent, à cet instant-là, leur paroxysme historique.

57 Car l’enjeu est à la fois immense et inédit pour l’architecture de la défense et de la sécurité des États-Unis. Washington et ses alliés ont mis en place des politiques d’antiterrorisme et de contre-prolifération depuis longtemps. Ils gèrent aussi, ensemble le problème des rogue states (Etats parias), entre ces deux extrêmes que sont l’aide au développement d’une part et l’interventionnisme militaire d’autre part. Le climat sécuritaire post-11 septembre est sensiblement différent : il s’agit désormais de gérer un nouvel espace virtuel de « jonction » et de « combinaison » des menaces. Comment faire travailler ensemble le policier, le diplomate, le militaire, le garde-côte, l’expert nucléaire, le prospectiviste économique ?

58 Tous ces professionnels ont jusqu’ici travaillé sur un répertoire de menace(s) mettant en jeu des compétences singulières et des éthos professionnels souvent opposés. Le discours superlatif et hyperbolique de la guerre permet de dépasser ces divisions : c’est la grande fonction performative des discours politiques de George W. Bush. En outre, dans la « boîte à outils » des instruments disponibles pour mettre en œuvre cette politique de sécurité nouvelle, un certain type d’institutions semblait plus à même, plus habitué que les autres à unifier au besoin les différents métiers de la sécurité : les services de renseignement.

59 Homeland ne décrit pas la guerre contre la terreur : Homeland, au fond, ne parle que de « la » terreur. Homeland est une série sur la rupture narcissique qu’a représenté le 11 septembre pour la société américaine. Il faudrait même dire qu’elle met en scène la rupture de narcissisme qui dure depuis le 11 septembre. Homeland est une allégorie d’un sentiment qui s’étire à l’infini et ne passe pas : la terreur, et l’incompréhension qui l’accompagne. La représentation médiatique de la position des États-Unis dans le monde rejoint et se superpose à la représentation fictionnelle élaborée dans Homeland.

60 Le 11 septembre fut une nouvelle « fin de l’innocence », mais plus celles des élites politiques américaines à la sortie de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre du Vietnam, celle d’un peuple, d’une culture qui se croyait sortie victorieuse de la guerre froide. Homeland accumule avec subtilité les thèmes visuels, les atmosphères, les moments de dialogues qui renvoient à ce sentiment de réalisation-incompréhension que le mal qu’on nous fait vient du mal qu’on a fait. Dans l’immédiat post-11 septembre, George W. Bush et son gouvernement pouvaient encore dire que c’était la Liberté, le mode de vie, la bonté intrinsèque, au fond de l’Amérique qui était attaquée par un mal radical et extérieur. Homeland enregistre et restitue, sur le mode de l’allégorie, la fin de cette croyance et la douleur de comprendre, ou de ne pas bien parvenir à comprendre tout en le sachant déjà, que le mal vient aussi de nous.

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61 Comment rendre compte d’un sentiment ? Surtout quand celui-ci est à la fois ressenti par chacun et vécu à l’échelle collective d’une société plurielle ? Et quand celui-ci est un composé de plusieurs affects, la colère, y compris contre soi, la détestation mêlée d’attirance pour son ennemi, la soif de vengeance mêlée de culpabilité ? Le procédé allégorique utilisé par les concepteurs de la série permet, par les latences, les répétitions à l’infini, les allusions en pointillé, de répondre à ces questions. Le générique contient la série tout entière, avec les images de Downtown Manhattan en fumée depuis le Brooklyn Bridge jusqu’à la phrase emplie de colère et de culpabilité rentrée que crie Carrie : « I missed something that day, I won’t let that happen again ! » Le principe d’efficacité de la série a tenu, sans doute, à l’adresse des concepteurs de Homeland qui ont su rendre l’étirement du sentiment de terreur que les Américains ont vécu le jour du 11 septembre.

Fig. 11 : Au milieu du générique, une image de Downtown Manhattan depuis le Brooklyn Bridge le 11 septembre 2001

Conclusion : une série sur la rupture narcissique de l’identité américaine

62 Dix ans après les attaques du 11 septembre, la première saison de la série Homeland a fini par être un moment de l’Histoire de la guerre à la terreur elle-même. Et ce non en raison d’une certaine fidélité de la représentation. Mais par sa force de signification, de suggestion en décalé, du sentiment de terreur qui saisit l’Amérique et le monde ce jour- là. Elle est une manière de s’approprier l’événement, de l’éprouver pour mieux le « neutraliser », mieux le « digérer ». Approcher Homeland sur le mode de l’allégorie permet ainsi de dépasser les invraisemblances, voire les extravagances d’une fiction qui ne se pare, à aucun moment, du réalisme ou d’une prétention à « l’authentique », mais acquiert une valeur heuristique et sociale. L’allégorie permet de complexifier le rapport entre réalité et fiction : le réel ne précède plus naturellement la fiction, mais réel et fictionnel co-existent, ils se co-déterminent.

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63 Homeland parle aussi de la rupture narcissique des Américains qui se regardent eux- mêmes en faisant le bilan de la guerre contre la terreur. L’Amérique née au lendemain des attaques n’est plus si belle et semble incapable d’échapper à son destin européen48. Celui d’une innocence irrémédiablement perdue. L’émergence de la Homeland Security, s’apparente à la constitution d’un nationalisme d’un genre nouveau, de type européen : leur patriotisme devient belliqueux et non plus constitutionnel (et civil) ; leur romantisme renvoie à leur appartenance à un Peuple, mais ce peuple n’est plus le peuple constitué de tous ceux qui, venus d’ailleurs, choisissent le même idéal de liberté.

64 Homeland peut ainsi être regardée comme une série sur le projet américain en tant qu’idéal politique, sur la signification de ce projet au lendemain des attaques les plus dévastatrices perpétrées à l’encontre de la Fortress America. C’est une série sur la trahison de ce projet, sur la perte de repère en temps de guerre, bref, sur la signification du fait d’être « Américain » dans le monde post-11 septembre.

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1. Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013, p. 22.

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2. Voir Olivier Chopin, « La démocratie américaine et la Guerre à la Terreur (2001-2011) », in Geoffroy Murat et Jean- Vincent Holeindre (dirs.), La Démocratie et la Guerre au XXIe siècle. De la paix démocratique aux guerres irrégulières, Hermann, 2012 et « La Guerre à la Terreur, une guerre majeure ? », in Frédéric Ramel et Jean-Vincent Holeindre (dirs.), La fin des guerres majeures ?, IRSEM – EHESS, Economica, collection Stratégies et Doctrines, 2010. 3. George W. Bush, Discours sur l’état de l’Union, 29 janvier 2002 : « When I called our troops into action, I did so with complete confidence in their courage and skill. And tonight, thanks to them, we are winning the war on terror. The men and women of our Armed Forces have delivered a message now clear to every enemy of the United States : even 7,000 miles away, across oceans and continents, on mountaintops and in caves - you will not escape the justice of this nation ». 4. La qualité de cette nouvelle série est largement saluée lors de la cérémonie des Golden Globes de 2012. Meilleure série télévisée dramatique, meilleure actrice dans une série télévisée dramatique : Homeland remporte ainsi dès sa première saison les plus prestigieuses récompenses de la fiction télévisuelle américaine. On note cependant un succès relatif à la diffusion avec une audience assez faible pour le premier épisode (un peu plus d’un million de téléspectateurs). Ce chiffre ne cesse d’augmenter jusqu’à la diffusion du dernier épisode. 5. La série israélienne Hatufim – « Prisonniers de guerre » - est créée par Gideon Raff en 2010 et diffusée en Israël sur Aroutz 2. Gideon Raff a d’ailleurs ensuite participé à la création de Homeland outre-Atlantique. 6. Richard A. Falkenrath, « The Holes in "Homeland". What the Show Gets Right -- and Wrong -- About Counterterrorism », Foreign Affairs, 14 décembre 2012.‪ 7. Diffusée entre 2001 et 2014, 24 heures chrono a déjà fait l’objet de plusieurs colloques et publications. Signalons le colloque organisé par Sandra Laugier et Sylvie Allouche en juin 2011 à l’Ecole Normale Supérieure, ainsi que le livre de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, 24 heures chrono : le choix du mal, Paris, PUF, 2012. 8. Homeland n’est pas la seule série américaine à s’emparer du fantasme de l’ennemi intérieur : pour ne donner qu’un exemple, 24 heures chrono a elle aussi en son temps, exploré les multiples visages de l’inimitié. Mais Homeland le fait d’une manière particulièrement complète et subtile. 9. « Une approche esthétique postule qu’il existe toujours un écart entre une représentation et son objet. Plutôt que d’ignorer ou de chercher à minimiser cet écart, comme le font les approches mimétiques, la démarche esthétique considère que c’est cette irreprescible différence entre le représenté et sa représentation qui est le point de localisation du poitique. » Voir l’article de Roland Bleiker « The Aesthetic Turn in International Political Theory », Millennium, Journal of International Studies, n° 30, décembre 2001, p. 510, [p. 509-533] prélude à un livre Aesthetics and World Politics, Londres, Palgrave MacMillan, 2009. 10. Dans son livre Conjurer la peur, Patrick Boucheron avance une définition similaire de ce qu’il nomme « allégorie » à partir d’une analyse de la Fresque du bon gouvernement peinte dans la Salle de la Paix du Palais de Sienne au XIVe siècle par Ambrogio Lorenzetti, l’un des grands primitifs siennois. L’accumulation volontaire et maîtrisée « d’effets de réel et de dissemblance » permet de rendre une proximité avec le réel d’autant plus forte qu’il ne s’agit pas de le reproduire le plus fidèlement possible. « D'évidence, le rapport de la fresque de Lorenzetti au réel - c'est-à-dire à l'espace représenté, mais aussi au temps narré - n'est en rien mimétique. [...] Ambrogio Lorenzetti sait, quand il le faut, composer un « portrait topographique » au naturel. Mais ce n'est pas ce qu'il a voulu faire dans la sala della Pace, où il accumule à la fois les effets de réel et les dissemblances par rapport aux emblèmes les plus célèbres de sa ville. » Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013, p. 96-98. 11. Patrick Boucheron, op.cit. p. 22. 12. Voir notamment l’article d’Olivier Chopin « Raison d’État» in Dictionnaire encyclopédique de l’État, éd. Pascal Mbongo, François Hervouët et Carlo Santulli, Paris, Berger Levrault, 2014, [p.

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790-794] ; Yves-Charles Zarka, “Peut-on se débarrasser de la raison d’Etat ?”, Le Débat, n° 99/2, 1998, [p.27-33]. 13. Dans l’épisode 1.12, le terroriste Abu Nazir approuve l’idée de Nicholas Brody en lui déclarant : « Why kill a man when you can kill an idea ? ». 14. Nicholas Brody, qui devait tuer le Vice-Président, a retenu son geste au moment décisif. 15. Jihad Jane, de son vrai nom Colleen LaRose, est une Américaine de cinquante ans convertie à l’Islam et recrutée sur internet par une cellule terroriste basée en Irlande. Accusée de planifier l’assassinat de Lars Vilks (le caricaturiste suédois auteur des fameuses caricatures de Mahomet), elle avait été interpellée en 2009 par le FBI. 16. Le personnage d’Aileen Morgan ressemble peu aux stéréotypes classiques de l’ennemi des Etats-Unis tel qu’il est représenté dans la fiction. De nombreuses publications ont déjà souligné une tendance à essentialiser les figures de l’inimitié. Voir à ce sujet l’article de Sulaiman Arti, « The evolution of Hollywood’s representation of Arabs before 9/11 : the relationship between political events and the notion of ‘Otherness’« , Networking Knowledge : Journal of the MeCCSA Postgraduate Network, n° 1.2, 2007 ; Brian Locke, Racial stigma on the Hollywood screen : the orientalist buddy film, New York, Palgrave MacMillan, 2009. 17. Sans assimiler un acte qui relève de l’espionnage à un acte terroriste, l’un et l’autre représentent un problème similaire du point des acteurs de la sécurité. 18. Clément Rosset, Le réel et son double. Essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, 1984 (2è. édition), p. 44. 19. Nicholas Brody n’est pas un être hors du commun comme l’était par exemple Jack Bauer dans la série 24 heures chrono. Il ne se découvrira aucun talent, aucune vertu particulière. Au contraire, il semble plutôt marquée d’une forme de faiblesse qui le rend proprement humain. Et cette banalité fait de lui, à l’inverse de Jack Bauer, un personnage d’autant plus crédible. 20. « Dad, you have to promise me that you’re coming home ! I need you ! » (1.12). 21. La philosophie libérale associe traditionnellement l’idée selon laquelle la politique étrangère des démocraties doit toujours contenir un élément minimal de moralité, en dépit des difficultés à réaliser cette injonction. Raymond Aron parle à ce propos des « antinomies de la conduite diplomatico-stratégique » dans la 4e partie de son ouvrage Paix et guerre entre les nations (Calmann-Levy 2004, 1962 pour la 1ère édition), intitulée « praxéologie ». 22. Voir : White House, National Security Strategy for Combating Terrorism, Février 2003, disponible par exemple sur le site de la CIA : https://www.cia.gov/news-information/cia-the-war-on- terrorism/Coun-ter_Terrorism_Strategy.pdf Cette stratégie s’inscrit dans le cadre de la resolution S/RES/1373 (2001) votée par le Conseil de Sécurité de l’ONU dès le 28 septembre 2001. 23. Le débat sur une réforme de la CIA est récurrent depuis l’échec de la Baie des Cochons. La question se pose de nouveau au lendemain de la Guerre froide : que faire de la CIA alors que les États-Unis viennent de gagner le conflit historique qui les opposaient au bloc soviétique ? Et surtout, comment adapter une institution à une menace dont on ne connaît ni la nature, ni la teneur ? Voir à ce sujet les excellents ouvrages de Rhodri Jeffrey-Jones & Christopher Andrew (éd.) Eternal Vigilance ? 50 years of the CIA , Londres, Frank Cass, 1997 ; Loch K. Johnson, Secret Agencies, US Intelligence in a Hostile World, Yale University Press, 1998. Bien qu’assez populaire après le 11 septembre, la question de la fermeture définitive de l’agence est somme toute assez marginale. Voir par exemples les articles de Charlmers Johnson « Improve the CIA ? Better to abolish it » accessible à l’adresse http://www.sfgate.com/opinion/openforum/article/Improve- the-CIA-Better-to-abolish-it-2792378.php 24. The 9/11 Commission Report, publié le 22.07.2004, consulté en juin 2014, disponible en totalité à l’adresse : http://www.9-11commission.gov/report/911Report.pdf 25. Olivier Chopin, « La Guerre à la Terreur est-elle une guerre majeure ? », in La fin des guerres majeures, éd. Jean-Vincent Holeindre et Frédéric Ramel, Economica, Paris, 2010. 26. Voir à ce sujet l’article fondateur de Roland Barthes « L’effet de réel », Communications, n° 1, 1968, [p. 84-89].Plus récemment, les articles d’Hervé Glevarec ont souligné la perméabilité du réel

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et du fictif. Voir à ce sujet « Trouble dans la fiction. Effets de réel dans les séries télévisées contemporaines et post-télévision », Questions de communication, n° 18, 2010, [p. 214-238]. 27. Sur la question de l’inflation de la menace, voir l’excellent ouvrage de Jane K. Cramer et Trevor Thrall, American Foreign Policy and the Politics of Fear : Threat Inflation since 9/11, Londres, Routledge, 2009. 28. Sur la question de la sécuritisation, voir les deux ouvrages fondateurs de l’école de Copenhague : Barry Buzan, People, States and Fear : The National Security Problem in International Relations, 1983 (1ère édition) et Barry Buzan, Ole Waever et Jaap de Wilde Security : A new Framework for Analysis, Lynne Riener Publishers Inc, Boulder, 1997 (1ère édition). 29. Tom Walker rappelle ainsi la figure de Rambo dans le premier volet de la série First Blood (1982). 30. Voir par exemple le séminaire de recherche d’Olivier Chopin intitulé « Après la terreur », Paris, EHESS, Janvier-Juin 2013 ; Michael Morell The Great War of our Time : The CIA’s Fight Against Terrorism from al-Qaida to ISIS, New York, Twelve, 2015. 31. Entre 2003 et 2004, plusieurs soldats de l’armée américaine, des agents de la CIA et des contractants privés sont accusés d’avoir eu recours à des pratiques assimilées à de la torture sur des prisonniers irakiens dans la prison d’Abou Ghraib prison située à quelques kilomètres à l’ouest de Baghdad. Le scandale éclate en juin 2003 suite à la publication d’un article d’Amnesty International concernant la mort d’un détenu visiblement torturé : il sera ensuite massivement médiatisé pendant toute l’année 2004, obligeant l’armée à reconnaître certains des « abus » commis dans le centre de détention. Outre les nombreux articles de press, voir à ce sujet le documentaire d’Errol Morris Standard Operating Procedure sorti en 2008, mais aussi l’excellent ouvrage The Torture Debate in America, Karen J. Greenberg (éd.), Cambridge, CUP, 2006. 32. Pratiqués de manière discrète sous Reagan et Clinton, ces transferts de prisonniers sont intensifiés par l’administration Bush dans le cadre de la lutte contre le terrorisme au lendemain du 11 septembre. Il s’agit essentiellement de soustraire un prisonnier au processus légal d’extradition, pour le transférer, le détenir et l’interroger dans une prison secrète (black site), situé hors du territoire américain. Entre 2002 et 2008, le programme de détention secrète concerne au moins 119 individus, dont 39 auraient été soumis aux techniques d’interrogatoire renforcées (« Enhanced Interrogation Techniques »). Voir à ce sujet le rapport de la commission Feinstein publié dans sa version déclassifiée le 3 décembre 2014 : Committee Study of the Central Intelligence Agency’s Detention and Interrogation Program, Senate Select Committee on Intelligence, accessible en ligne https://www.amnestyusa.org/pdfs/sscistudy1.pdf 33. Dans un rapport publié en février 2013 intitulé « Globalizing Torture », l’organisation Open Society Justice Initiative a révélé que près de 54 pays, comprenant l’Espagne, la Grèce, l’Irlande et l’Italie, ont collaboré de différentes manières avec la CIA dans le cadre des transferts de prisonniers et d’interrogatoire « renforcés ». 34. Dès le début de sa campagne présidentielle, Barack Obama se positionne en opposition avec les outrances de l’administration Bush. En mars 2009 – soit trois mois après sa prise de fontion - Obama enjoint à l’exécutif à ne plus employer la formule de Guerre à la terreur (« War on Terror ») afin de signifier le changement avec son prédécesseur. Voir à ce sujet l’article d’Oliver Burkeman, « Obama administration says goodbye to 'war on terror’« , The Guardian, 25 mars 2009, disponible à l’adresse‪ http://www.theguardian.com/world/2009/mar/25/obama-war-terror-overseas- contingency-operations‪ 35. En 2014, 41 hommes ont été visés par des frappes de drones pour un total de 1147 personnes tués. Voir à ce sujet le travail remarquable du Bureau of Investigative Journalism (Londres) « Covert Drone War » : https://www.thebureauinvestigates.com/category/projects/drones/ 36. Olivier Chopin, Pourquoi l’Amérique nous espionne ?, Paris, Hikari Edition, 2014. 37. Voir par exemple Robert W. McElroy, Morality and American Foreign Policy : the Role of Ethics in International Affairs, Princeton, Princeton University Press, 1993.

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38. Le serment que doit prononcer tout militaire aux États-Unis est le suivant : « I do solemnly swear that I will support and defend the Constitution of the United States against all enemies, foreign and domestic ; that I will bear true faith and allegiance to the same ; that I take this obligation freely, without any mental reservation or purpose of evasion ; and that I will well and faithfully discharge the duties of the office on which I am about to enter. So help me God. » 39. Voir le procédé parfaitement similaire décrit dans le livre de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, 24 heures chrono : le choix du mal, Paris, PUF, 2012. 40. Voir Jürgen Habermas, L’intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998. 41. Au sens du romantisme politique tel qu’il a été dégagé par le philosophe Charles Taylor dans sa généalogie classique Sources of the Self : The Making of the Modern Identity, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1989. 42. Charles Morrow Wilson, The Monroe Doctrine ; An American Frame of Mind. Princeton, Auerbach, 1971. 43. Alors même qu’elle devient centrale dans la politique américaine, « homeland » est une notion difficile à cerner du point de vue de la science politique, tant ce mot n’appartient pas à l’histoire politique des États-Unis ; il ne s’agit pas d’un concept politique courant. Les Américains ont dû donner un nom à ce que l’on désigne en France très naturellement par « sécurité intérieure ». Mais l’apparente simplicité de la sécurité intérieure renvoie à la tradition d’un Etat- nation « un et indivisible » fondé sur l’unité territoriale, ce que la nature du régime fédéral américain méconnaît et même rejette. Les Britanniques, se référant au même principe d’unité territoriale peuvent parler de « domestic security » : leur ministère de l’intérieur se nomme Home Office, car il est aisé, là encore, de distinguer ce qui est « Home » et ce qui est « abroad ». A l’inverse, cela paraît bien plus compliqué quand votre communauté politique est composée de 51 unités - 50 Etats fédérés et un Gouvernement Fédéral. Lorsque les Américains devaient, jusqu’ici, désigner l’idée d’une politique s’étendant à l’ensemble des États-Unis ou agissant au nom de ceux-ci dans leur ensemble, ils avaient le choix entre deux termes : « federal » (comme pour le Federal Bureau of Investigation - FBI) ou « national » (comme pour la National Security Agency - NSA). Là, étrangement, ils convoquent un mot qui n’appartient pas au registre courant de l’action publique de l’Etat américain : « home-land ». 44. Voir sur ce point le texte classique de Barry Posen et Andrew Ross « Competing Visions for U.S. Grand Strategy », International Security, n° 21.3, Winter 1996–1997, [p. 5-53]. 45. Voir par exemple la célèbre quadrilogie de Bob Woodward sur les deux mandats de George W. Bush : Bush at War, New York, Simon & Schuster, 2002 ; Plan of Attack, New York, Simon & Schuster, 2004 ; State of Denial. Bush at War Part III, New York, Simon & Schuster, 2006 ; The War Within. A Secret White House History 2006-2008, New York, Simon & Schuster, 2008 ; suivie par un ouvrage sur le premier mandat de Barack Obama : Obama’s Wars, New York, Simon & Schuster, 2010. 46. Le nom de Ben Laden est mentionné une première fois dans le rapport d’enquête sur les attentats ratés dans les sous-sols du World Trade Center en 1993. Voir The 9/11 Comission Report, « Counterterrorism evolves », Chapitre 3, 2004, p. 71. 47. Voir à nouveau la resolution S/RES/1373 (2001) du Conseil de Sécurité de l’ONU déjà citée, et qui s’inscrit dans le cadre plus général de l’interprétation du chapitre 7 de la Charte des Nations Unies, et notamment l’article 51. 48. Ce en dépit des efforts répétés des « néoconservateurs » les plus décomplexés tels que Robert Kagan qui s’efforçaient de montrer que les Américains et les Européens étaient condamnés à diverger au point de ne plus se reconnaître comme membres d’une même communauté de destin « transatlantique » : voir La Puissance et la Faiblesse. Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003.

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RÉSUMÉS

Cet article se propose de questionner le rapport entre réalité politique et représentations fictionnelles de la Guerre contre la Terreur déclarée par l’administration Bush au lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 2001 à partir de la première saison de la série télévisée Homeland (Showtime, 2011-). Une analyse des personnages clefs nous permet tout d’abord de questionner la figure de l’ennemi et la représentation de la menace dans l’espace démocratique américain. C’est sur cette base que nous étudions ensuite le rapport entre représentation fictionnelle et réalité politique de la Guerre contre la Terreur. Apparaît alors une dimension sous-jacente de la série : plus qu’une description de cette guerre, la première saison de Homeland peut être lue comme une représentation esthétique de la crise de la démocratie américaine confrontée à la Guerre contre la Terreur. Touchés pour la première fois au cœur de leur espace politique, les Américains sont contraints d’accepter ce que leur culture politique avait jusqu’ici minimisé : la sécurité nationale au risque d’une limitation de la liberté individuelle, une politique qui reçut le nom de Homeland Security.

This article aims to examine the relationship between the political reality of the War on Terror declared by the Bush administration in the aftermath of the 9/11 terrorists attacks and its fictional representations in the first season of the TV series Homeland (Showtime, 2011-). An analysis of the key protagonists allows us to assess the figure of the enemy and the representation of threats within the American democratic sphere, and on this basis address the relationship between political reality and fictional representation of the War on Terror. In doing so an underlying dimension of the series comes to light: more than a simple description of the war, the first season of Homeland can be understood as an aesthetic representation of the crisis of American democracy brought about by the War on Terror. Americans who experienced for the first time an attack on their home soil were forced to accept what their political culture had so far denied: that to guarantee national security under the policy of Homeland Security, individual liberty might be compromised.

INDEX

Mots-clés : États-Unis, terrorisme, 11 septembre, guerre contre la terreur, ennemi, menace, Homeland, Homeland Security, C.I.A. Keywords : United States, terrorism, 9/11, War on Terror, enemy, threat, Homeland, Homeland Security, CIA.

AUTEURS

PAULINE BLISTÈNE Pauline Blistène est diplômée de Sciences Po Lille et de la SOAS de Londres en relations internationales/journalisme et International Politics. Après avoir travaillé pour la radio France Culture, elle poursuit actuellement ses recherches sur les univers fictionnels et la guerre à la Terreur dans le cadre d’une thèse de doctorat en philosophie intitulée « Visibilité du secret et esthétique de la raison d’Etat dans l’Amérique post-11 septembre », sous la direction de Sandra Laugier (Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1) et financée par le Ministère de la Défense-DGA/ MRIS. Elle a enseigné la Science Politique et la Théorie Politique à Sciences Po (campus Euro-

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américain de Reims). Pauline Blistène holds a MA in International Relations and Journalism (Sciences Po Lille) and a MSc in International Politics (SOAS, University of London). She has worked as a journalist for the national radio France Culture (Paris). She is now a PhD student in the Contemporary Philosophy department at Panthéon-Sorbonne University under the supervision of Pr. Sandra Laugier. The provisional title of her thesis is « Visibility of Secrecy and Aesthetics of the Reason of State in America after 9/11 » funded by the French Ministry of Defense. She is also an associate teacher of Political Science and Political Theory at Sciences Po (Euro-American Campus, Reims).

OLIVIER CHOPIN Olivier Chopin est enseignant-chercheur, chargé de cours à Sciences Po Paris en sécurité internationale et chercheur associé au Centre de recherches politiques Raymond Aron (CESPRA) de l'EHESS. Ses recherches portent sur les problématiques du renseignement et de l’action clandestine, en particulier dans le contexte des réformes institutionnelles aux États-Unis d’Amérique après le 11 septembre 2001 et en France après les attentats de janvier 2015. Il a dirigé en en 2011 le rapport « Etudier le renseignement », commandé par le ministère de la Défense (Etudes de l'IRSEM n° 9) et publié en 2014 Pourquoi l'Amérique nous espionne ? aux éditions Hikari. Olivier Chopin is adjunct senior Lecturer at SciencesPo Paris and Panthéon-Sorbonne University of Paris, and Associate-Researcher at the École des hautes études en sciences sociales (CESPRA- EHESS). His recent works include Etudier le renseignement, état de l’art et perspectives de recherche he edited for the French ministry of Defense (Études de l’IRSEM n° 9, 2012) and Pourquoi l’Amerique nous espionne ? (Hikari éditions, 2014).

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Homeland : un antidote à la guerre contre le terrorisme ?

Alexis Pichard

1 Érigée comme thriller politique emblématique de la présidence Obama, Homeland1 (Showtime, 2011-) est une série qui traite du terrorisme islamiste aux États-Unis et au Moyen-Orient dans un contexte post 11-Septembre. Illustrant la poursuite de la guerre contre le terrorisme (War on Terror) plus de dix ans après son lancement par le président George W. Bush en réponse aux attentats contre les tours jumelles, elle propose aussi et surtout un bilan de cette guerre en termes militaire et psychologique. Ainsi, Homeland revisite la guerre contre le terrorisme telle qu’elle fut conduite par l’administration Bush entre 2001 et 2009 afin d’en figurer les conséquences sur les États-Unis des années 2010.

2 La série identifie la vision trouble comme l’un des maux les plus symptomatiques de l’Amérique « terrorisée » de l’après 11 Septembre. Nous regroupons sous l’appellation de « vision trouble » des réactions psychologiques telles que la paranoïa ou la xénophobie qui dénotent un trouble perceptif de l’autre, tributaires de la politique de la peur mise en place par l’administration Bush2, mais aussi des phénomènes d’hallucinose3, voire d’hallucination pure, face à une guerre en trompe-l’œil. Dès le générique, ce thème se matérialise à travers plusieurs gros plans sur l’œil fermé puis ouvert de l’héroïne, Carrie Mathison (Claire Danes), des citations explicites (« J’ai raté quelque chose par le passé, je ne ferai pas deux fois la même erreur » ; « c’était là sous mes yeux et je n’ai rien vu venir »), et une esthétique générale déroutante où les plans se renversent et où les images changent de teintes, se superposent, se fondent les unes dans les autres.

3 Paradoxalement, la guerre qui envisageait de lutter contre la terreur n’a eu de cesse de l’attiser et de l’institutionnaliser au sein de la société américaine en instrumentalisant ce que nous avons vu mais aussi notre manière de voir. On peut penser notamment au retour de la figure de l’ennemi intérieur présenté comme invisible par l’administration Bush, poussant les citoyens américains à accepter des mesures frôlant le totalitarisme afin de prévenir l’attentat terroriste, autrement dit prévoir ce que l’on ne peut pas voir.

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4 Dans le même temps, la guerre contre le terrorisme a aussi durablement affecté notre rapport au visuel en cadrant et en manipulant ce que nous avons vu. Nous savons à présent à quel point les images du 11 Septembre ont été détournées à des fins politiques. De même, personne n’ignore que la couverture médiatique de l’invasion de l’Irak en 2003 a largement servi de propagande à la doctrine Bush4. Homeland montre ainsi que ni ce que nous avons vu, ni notre manière de voir ne peut être source de certitudes. Tout doit être remis en question car toute image est médiatisée, instrumentalisée et donc potentiellement mensongère. Dans tous les cas, elle n’est plus forcément synonyme de savoir et de vérité.

5 Notre étude postule que la série ne se limite pas à ce constat puisqu’elle entreprend de nous réapprendre à voir. Pour ce faire, elle envisage d’abord de revisiter et de remettre en scène le 11 Septembre pour nous montrer ce que nous n’avons pas vu – la tragédie humaine – afin d’exorciser l’angoisse latente du terrorisme. Elle procède ensuite à une révision de la figure de l’ennemi intérieur en révélant qu’elle est une construction visant à imposer une historiographie néoconservatrice de la guerre contre le terrorisme. Homeland va ainsi mettre en évidence le caractère réducteur et biaisé de ce prisme interprétatif en y opposant une historiographie qui implique la responsabilité des États-Unis. Enfin, la série semble remédier à une vision de l’Islam déformée par une décennie de discours émaillés de stéréotypes ethniques et religieux. Ainsi, elle apparaît comme un antidote à la guerre contre le terrorisme.

Revoir le 11 Septembre : un remède à la terreur

6 Comme le signale Alex Gansa (co-créateur de la série), Homeland « envisage la réponse psychologique [des États-Unis], dix ans après [le 11-Septembre]5 ». L’action de la série se situe effectivement en 2011 et les références historiques précises ne manquent pas. Par exemple, la mort de Ben Laden est mentionnée dès le deuxième épisode et d’autres renvois aux scandales d’Abou Ghraib ou Guantanamo suivront au fil des saisons. De fait, de l’aveu de ses auteurs, Homeland se déroule non pas dans l’après-11 Septembre mais dans l’après-Ben Laden, période marquée par de nouveaux théâtres guerriers comme le Pakistan, par de nouvelles armes de guerre (le déploiement humain cède progressivement la place aux drones) et par un nouveau président, le démocrate Barack Obama, succédant au républicain George W. Bush. Au cinéma, des films comme Zero Dark Thirty (Bigelow, 2012), auquel Homeland a souvent été comparée, représentent assez finement les changements et inflexions apportés à la guerre contre le terrorisme.

7 Néanmoins, le premier épisode d’Homeland tranche avec les intentions de la série puisqu’il nous replonge dès la scène d’ouverture dans les sombres heures de la guerre en Irak, décrivant Carrie en mission dans les rues menaçantes de Bagdad. Cette confusion temporelle est rapidement clarifiée dans l’une des scènes suivantes où nous comprenons que nous sommes en 2011. Malgré cette précision, un certain nombre d’éléments nous renvoient encore davantage au 11 Septembre et au zeitgeist des années qui suivirent. Premièrement, la figure du mal, Abu Nazir (Navid Negahban), commandant d’Al-Qaïda, apparaît comme un avatar de Ben Laden6. Deuxièmement, la rhétorique du vice-président Walden (Jamey Sheridan) martelant la guerre contre le terrorisme (1.2 ; 1.10), notion qu’Obama a fait depuis disparaître de son langage, et la caractérisation du personnage à mi-chemin entre Dick Cheney (comme ce dernier, Walden a un pacemaker) et George W. Bush (comme lui, Walden est accusé de n’avoir

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jamais « vu la guerre » (2.7)) finissent de situer l’action dans la présidence de ce dernier plutôt que dans celle d’Obama. Le trouble est d’autant plus fort que la figure présidentielle est totalement absente de la série.

8 Enfin, l’obsession pour le 11 Septembre et la peur d’un nouveau 11 Septembre qui hantent la série contrastent avec la rhétorique d’Obama. En effet, Zaki Laïdi a montré que le concept de « guerre contre le terrorisme » était absent des discours sur le terrorisme du 44e président des États-Unis 7. Prenons pour exemple le discours du 11 septembre 2011, prononcé à l’occasion du dixième anniversaire des attentats. On note que le président ne mentionne jamais de manière explicite la guerre contre le terrorisme. La seule occurrence du terme terrorisme est utilisée dans un contexte de victoire : « nous avons aboli l’esclavage et surmonté la guerre de Sécession, le rationnement et le fascisme, la récession et les émeutes, le communisme et, oui, le terrorisme8. » Optimiste, tourné vers l’avenir et effleurant tout juste le traumatisme du 11 Septembre, Obama parle plus généralement du « désir de quitter une décennie de guerre pour un futur de paix9. » Homeland démontre au contraire que cette lutte contre le terrorisme est loin d’être terminée (1.10). Dans le premier épisode, Carrie s’exclame : « J’ai raté quelque chose par le passé, je ne ferai pas deux fois la même erreur10 ». Le 11 Septembre appartient encore au domaine du traumatisme refoulé et Carrie y réfère d’ailleurs dans la version originale en utilisant le seul pronom « that », exprimant par là même tout l’indicible de l’événement, même dix ans plus tard, et le refus d’entrer dans une nouvelle ère.

9 Ainsi, bien que Homeland nous soit présentée comme une série sur l’Amérique d’aujourd’hui, elle figure en fait la décennie passée et la guerre contre le terrorisme menée par l’administration Bush huit ans durant. Cependant, durant ses trois premières saisons, la série est plus qu’un bilan puisqu’elle réactualise également le 11 Septembre au fil de sa diégèse : on revisite l’Histoire tout en la voyant se reproduire. C’est justement par le biais d’une répétition de l’attentat terroriste, procurant un sentiment de déjà-vu, que Homeland va remédier à la terreur ressentie par le spectateur.

10 La première attaque terroriste d’ampleur survient dans l’épisode « » (2.12) après une tentative avortée dans le final de la saison 1. Nicholas Brody (Damian Lewis), le Marine endoctriné, fut en effet incapable de presser le détonateur de sa ceinture d’explosifs après le coup de fil miraculeux de sa fille, qui le fit renouer instantanément avec les valeurs familiales. À la différence de cet attentat, que Carrie avait vu venir puis annoncé sans jamais être vraiment prise au sérieux par ses supérieurs, l’attaque commanditée par Nazir dans l’épisode « The Choice » provoque un bouleversement sans précédent du point de vue de la narration, doublé d’un choc visuel. Homeland dynamite sa propre structure de série d’action où l’agent(e) fait échouer les terroristes (l’exemple le plus saillant étant Jack Bauer dans 24 heures chrono (Fox, 2001-2014)) et montre, ce faisant, qu’elle sait déjouer les attentes et qu’elle est tout à fait imprévisible.

11 L’épisode ne livre rien des préparatifs de l’attaque, proposant à la place un dénouement heureux pour le couple Carrie-Brody enfin voué à un bonheur mérité après la mort de Nazir survenue dans l’épisode précédent. Toute la première partie de l’épilogue de la saison 2 nous montre ainsi l’épanouissement de leur histoire d’amour sur fond d’Amérique pastorale alors qu’ils demeurent dans une cabane isolée, lieu de leurs premiers émois. Carrie s’apprête même à quitter la CIA pour vivre avec Brody à l’abri de tous et de tout. Pourtant, vingt minutes avant la fin de la saison, le pire attentat de toute la série a lieu, à la surprise générale. Celui-ci se déroule au cours d’une scène

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décisive et riche de sens dans laquelle, en montage parallèle, on assiste à deux oraisons funèbres. D’un côté, celle de Walden, assassiné par Brody, de l’autre, celle de Nazir sur un navire américain qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer les funérailles de Ben Laden11. Les discours s’entrecoupent, la lecture du Coran en arabe se fond avec le discours du chef de la CIA David Estes (David Harewood), lequel rappelle que Walden permit la capture de Ben Laden et de Nazir. Les deux terroristes se trouvent liés par l’image et la diégèse. Puis, la musique orchestrale, faite de grandes envolées de violons, s’emporte pour soutenir le baiser que partagent Carrie et Brody, alors réfugiés dans un bureau de la CIA, et signale l’arrivée du happy end hollywoodien traditionnel. C’est alors que Brody, regardant par la fenêtre, s’exclame : « C’est bizarre. (…) On a déplacé ma voiture12 ».

Fig. 1 – Carrie en pleine anagnorisis

12 À ce moment-là, il ne reste plus que deux violons qui vont se fondre dans le silence en tenant un Fa majeur, l’un dans les aigus, l’autre dans les graves. Outre la symbiose que cela suggère entre les deux personnages dont l’attention est captivée par la voiture suspecte déplacée en bas du bâtiment, cette suspension de la musique et du temps augure surtout du drame à venir. Le Fa majeur lui-même indique la fureur selon la symbolique des notes développée par Marc-Antoine Charpentier13. Tout fait signe et soudain tout fait sens : la fureur est imminente et l’instant de silence qui suit est rompu par l’anagnorisis de Carrie, laquelle, ayant alors tout compris, exhale un « Oh, merde14 » affligé [fig.1]. S’ensuit l’explosion de la voiture, des locaux de la CIA et la mort des nombreuses personnes venues rendre hommage à Walden. Aux violons hollywoodiens succède alors un violoncelle grave sur lequel se superpose un violon qui commence à jouer un air arabisant. À l’écran, on assiste désormais à la chute du corps de Nazir dans la mer, lequel semble exprimer son exultation post-mortem à travers la musique.

13 Les images de désolation qui suivent, les débris, les ruines, sont filmées de manière statique, presque photographique, et viennent renforcer le chaos ambiant tout en permettant aux spectateurs de s’attarder sur les sons de crépitement des flammes restantes qui sont accompagnés de lourdes percussions. Elles convoquent immédiatement le souvenir du 11 Septembre et les photographies parues dans la presse, et se situent ainsi dans une logique d’intericonicité. Cette notion est développée

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par l’historien de la photographie Clément Chéroux15 qui, partant des travaux de Gérard Genette sur l’intertextualité, décrit la manière dont un événement particulièrement choquant est immédiatement situé par rapport à l’Histoire. C’est ce qu’il nomme le « déjà-vu »16, un cas de diplopie qui a pour but de donner du sens à un événement qui nous échappe. Clément Chéroux prend pour exemple le 11 Septembre, dont les photographies furent très vite comparées à celles de Pearl Harbor par la presse américaine.

Fig. 2a et 2b – L’iconographie du 11 Septembre imprègne la représentation des attentats dans la série

Capture d’écran de l’épisode 212 (à gauche) et photographie de Peter Morgan pour l’agence Reuters prise le 11 septembre 2001 (à droite) REUTERS/PeterMorgan (2b)

14 Dans Homeland, c’est le 11 Septembre qui sert de point de comparaison iconique à l’attentat survenant en fin saison 2. Ainsi, le deuxième plan après l’explosion [fig. 2a] semble renvoyer directement à une photographie de Peter Morgan réalisée le 11 septembre 2001 [fig. 2b]. Outre l’épaisse fumée qui envahit le cadre et les teintes bleutées et grisâtres, la similarité s’exprime surtout en termes de mise en scène. Dans les deux images, une symbolique identique est à l’œuvre. Au premier plan se trouve un drapeau américain et, au second plan, les restes métonymiques des bâtiments qui se sont écroulés.

15 Ce que nous voyons donc en premier lieu de l’attaque de la CIA, c’est bien « la souffrance du bâtiment17 » ; cela rappelle les photographies parues le 11 et 12 septembre 2001 qui ne montraient précisément que les tours jumelles s’écroulant, ou bien leurs ruines plutôt que des victimes. Comme le résume d’ailleurs Christian Delage, « des 3 034 victimes des attentats commis aux États-Unis lors du 11 septembre 2001, qu’avons-nous vu comme images à la télévision ? Pratiquement aucune.18» Les rares images de victimes qui sont diffusées et qui marqueront durablement l’inconscient collectif sont celles des prisonniers du World Trade Center qui choisirent de se défenestrer plutôt que de périr dans les flammes. La tragédie humaine n’a alors qu’une réalité implicite que les spectateurs se figurent malgré tout face aux images de désolation. Cette autocensure aux causes diverses et débattues nous prive alors du pire, le cadavre, le corps enveloppé dans sa housse mortuaire. L’historien André Kaspi, dans une interview datant du 14 septembre 200119, établit un lien avec la guerre du Vietnam. Il affirme que ce conflit, le premier à avoir été télévisé, produisit des images traumatisantes, notamment dans la représentation des soldats américains morts que l’on voyait revenir au pays dans des housses mortuaires. Ne pas montrer de cadavres de cette même manière revenait à ne pas ajouter un lourd traumatisme passé, celui du Vietnam, au traumatisme présent. Homeland prend néanmoins le contre-pied de cette

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couverture médiatique et met les spectateurs face aux images qu’ils n’ont pas vues dix ans plus tôt. Une véritable catharsis va alors s’opérer à l’occasion de ce nouveau 11 Septembre, bientôt baptisé 12 Décembre20, confirmant ainsi la filiation des deux événements. La fin de « The Choice » va ainsi s’intéresser à la tragédie humaine à travers le personnage de Saul (Mandy Patinkin), qui sert de témoin privilégié et dont la sidération et la consternation vont accentuer le choc produit par la scène21. « Combien de morts ?22 », demande-t-il d’emblée. « Nous allons extraire les corps pendant encore deux ou trois jours23 ». Le traumatisme des 19 700 fragments humains trouvés dans les ruines du 11 Septembre ressurgit alors. Mais c’est bien la fin de l’épisode se révèle plus intense encore par sa mise en scène : l’absence de cadavres visibles dans les images du 11 Septembre y est surcompensée.

16 Fig.‪3a,‪3b‪et‪3c‪–‪Mise‪en‪scène‪de‪la‪tragédie‪humaine‪(2.12)

17 Les deux dernières minutes sont marquées par un nombre de plans particulièrement limité. Seuls sept plans se succèdent, des plans d’ailleurs fixes qui nous ramènent à nouveau à une dimension photographique. Les personnages, Saul en particulier, semblent figés. Sur le premier plan moyen [fig. 3a], Saul et ses agents dominent. Les cadavres sous housse mortuaire gisent sur le sol : leur nombre est indéfini, le cadrage serré ne nous laisse pas imaginer l’ampleur de la tragédie, il la contient. Mais, dès le plan suivant [fig. 3b], la mort devient spectaculaire. Dans un silence de plomb et dix secondes durant, un plan d’ensemble rendu encore plus grand et large par les lignes horizontales que constituent les cadavres et la vue en plongée nous donne à voir la dimension humaine de l’attentat. Le cadre qui semblait contenir la tragédie n’y parvient désormais plus puisque l’on devine la présence d’autres corps hors-champ. On ne laisse plus d’autre choix au spectateur que de voir la mort en face.

18 Dans le dernier plan [fig. 3c], de demi-ensemble cette fois, où apparaissent les corps alignés des victimes, un rééquilibre s’opère entre vie et mort. Par un sens poussé de la symétrie (les lignes de cadavres au sol reflétant celles des poutres du plafond, par exemple), des jeux d’ombres et de lumières, et des teintes et des lueurs douces, ce plan pictural dans lequel rien ne bouge exsude une sensation d’apaisement. Ce cimetière de fortune met en valeur Saul dont les habits noirs contrastent avec le blanc des housses mortuaires. Il apparaît comme une silhouette stoïque qui s’érige hors d’une mer de cadavres, le cadrage donnant aux housses mortuaires des volumes et des ombres semblables au mouvement ondulatoire des vagues. Cette imagerie semble renvoyer à la scène, quelques minutes plus tôt, de la mise à la mer du corps de Nazir, justement supervisée par Saul. Par cet écho visuel, la série met en exergue le lourd tribut que l’Amérique paye à la guerre contre la terreur : pour la mort d’un terroriste, c’est la vie de centaines d’Américains qui a été sacrifiée. L’ombre de Nazir plane encore davantage sur cet épilogue lorsqu’un air de nay, flûte oblique orientale vient emplir le silence. Saul est à ce moment-là métamorphosé en figure spirituelle et religieuse venue bénir les âmes24 des victimes et il se met d’ailleurs à murmurer le Kaddish 25. Cette

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prépondérance de la mort est alors quelque peu enrayée par le retour de la Fille Prodigue, Carrie, qui rejoint son père spirituel dans un halo de lumière26.

19 Plus qu’une impression de déjà-vu, Homeland contribue, à travers cette surexposition des corps, à la redécouverte du 11 Septembre en nous donnant à voir ce que nous n’avions pas pu voir dix ans plus tôt : elle exorcise par l’image la frustration traumatique du non-vu. Jouant sur cette diplopie, la série réitère l’expérience thérapeutique dans l’épisode « 13 Hours in Islamabad » (4.10) dans lequel Haqqani (Numan Acar), autre avatar de Ben Laden et surtout du vrai Djalâlouddine Haqqani, qui est à la tête d’un groupe islamiste proche des Talibans, attaque l’ambassade américaine à Islamabad, faisant de nombreuses victimes parmi les Marines mobilisés et les civils travaillant à l’ambassade. L’une des scènes suivantes nous révèle le bilan humain de la tuerie exécutée par Haqqani et ses troupes avec une imagerie (les sacs mortuaires) et un cadrage (large) qui rappellent fortement l’épisode « The Choice ». Le plan montrant Carrie assise sur les escaliers et regardant, accablée, l’étendue de sacs mortuaires à ses pieds [fig. 4], fait directement écho au plan précité (les choix symétriques et la légère contre-plongée sont frappants de ressemblance) où Saul est seul parmi les victimes de l’attaque de Langley [fig. 3c].

20 Fig.‪4‪–‪Doublon‪intratextuel‪(4.10)

21 Par cette répétition de l’attentat terroriste d’envergure et du spectacle de la mort, Homeland emprunte le sillage tracé par 24 heures chrono qui reposait aussi sur une monstration hebdomadaire du terrorisme et de ses conséquences et semble délivrer le même traitement thérapeutique aux spectateurs. Dans un article très éclairant et pertinent à propos de 24 heures chrono, Jeanne Cavelos soutient que la série a des vertus curatives dans la mesure où elle traite directement les peurs des spectateurs liées au terrorisme et leur permet d’envisager et de vivre dans un monde où le terrorisme existe et fait partie du quotidien27. Elle ajoute : « Nous faisons face aux horreurs avec du recul et nous les acceptons, et nous gagnons en confiance quant à notre capacité à les surmonter28. »

22 Ainsi, les réflexions de Jeanne Cavelos sur 24 heures chrono peuvent être appliquées à Homeland. Cette dernière aurait donc un double effet thérapeutique : elle nous aiderait à exorciser le traumatisme du 11-Septembre et à vivre « normalement » dans le monde dangereux qui est le nôtre en dépassant notre sentiment de terreur. La série va

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néanmoins plus loin dans ce qui apparaît comme une déconstruction de la guerre contre le terrorisme. Elle s’attèle aussi à revisiter le concept d’ennemi intérieur, élément central dans la doctrine Bush qui valide l’existence d’une menace terroriste planant constamment sur les États-Unis et justifie de fait les mesures préventives votées dans l’après 11 Septembre.

Redéfinir l’ennemi intérieur : espace pour un débat historiographique

23 La figure de l’ennemi intérieur est une récurrence dans l’Histoire américaine. Comme le rappelle Jacques Portes, le vingtième siècle en vit se succéder de nombreuses déclinaisons. Dans les années vingt, ce fut la « peur rouge » qui gagna les États-Unis peu après la révolution bolchévique. Dans les années quarante, ce fut la « peur jaune » qui se répandit après l’attaque japonaise contre Pearl Harbor. Enfin, dans les années cinquante, une nouvelle période de « peur rouge » frappa le pays et atteignit des sommets de psychose collective avec l’ascension du sénateur Joseph McCarthy et le durcissement de la guerre froide29. L’ennemi intérieur est par nature un poison psychologique et social puisqu’il est identifié tout en étant invisible, poussant ainsi les citoyens à faire l’éprouvante expérience de la suspicion, du doute vis-à-vis de leurs semblables, sentiments qui s’entretiennent et qui menacent cohésion sociale et libertés individuelles. On peut notamment rappeler les déportations de milliers d’immigrants japonais après Pearl Harbor, ou bien la création en 1956 du programme COINTELPRO visant à espionner les groupes radicaux, en plein essor du Mouvement pour les droits civiques.

24 Dans Homeland, comme dans l’Amérique de l’après 11 Septembre, l’ennemi intérieur est avant tout le terroriste islamiste, le musulman radicalisé qui menace d’attaquer le sol américain. D’emblée, la série semble porter à l’écran la guerre contre le terrorisme déclarée par George W. Bush et poursuivie depuis par son successeur démocrate Barack Obama. Son titre, Homeland, contient d’ailleurs des échos bushistes puisqu’il renvoie au Department of Homeland Security créé en novembre 2002 en réponse aux attentats du 11 Septembre. Ce nouvel organe politico-administratif avait à l’origine pour objectif de prévenir toute menace sur le sol américain en favorisant notamment la collaboration entre les agences gouvernementales. Au premier abord, Homeland paraît donc refléter une certaine vision (néo)conservatrice de l’Histoire américaine contemporaine, une vision qui détache le 11 Septembre de toute chronologie, qui fantasme la menace terroriste et qui justifie l’État sécuritaire, une vision pour qui le monde arabe est un vaste « Axe du mal » et qui envisage l’intervention de l’empire américain comme seul remède30. Néanmoins, la construction d’une typologie des ennemis de l’intérieur qui émaillent la série invite à interroger cette dernière et son prisme historiographique. Car si l’extrémisme islamiste apparaît comme la menace principale du fait de son caractère protéiforme et de sa surexposition dans Homeland, cela n’exclut pas un autre type d’ennemi intérieur : les États-Unis et leurs dirigeants.

Le djihadiste protéiforme et la doctrine Bush

25 Insister sur le danger du terrorisme islamiste, comme ce fut le cas dans nombre de séries d’action post 11-Septembre, revient à entériner l’existence d’une menace

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d’ampleur, latente, et donc à justifier la nécessité de mesures préventives prônées par la doctrine Bush. Cette menace est d’autant plus forte et terrifiante qu’elle est décrite comme intérieure, donc déjà présente sur le sol américain, et invisible. En 2002, le procureur général John Ashcroft, proche de George W. Bush, affirmait :

26 Les sections de notre ennemi infiltrent nos frontières, se mélangeant discrètement aux touristes, aux étudiants et aux travailleurs. Ils se déplacent sans être remarqués dans nos villes, nos quartiers et nos espaces publics… Leur tactique consiste à œuvrer pour ne pas être reconnus aux frontières et à éviter de se faire repérer au sein des États- Unis31.

27 En mettant en scène le type d’ennemi ciblé par l’administration Bush, Homeland participe d’un mouvement plus large s’évertuant à simuler et donc à soutenir la guerre contre le terrorisme. Comme l’analyse très justement Aaron Thomas Nelson à propos de 24 heures chrono : « la guerre contre le terrorisme ne parvient pas à produire d’images et d’événements médiatiques qui permettraient d’imaginer le monde très menaçant dont la doctrine Bush suppose l’existence. En revanche, 24 heures chrono, elle, y arrive et le fait32. » Au premier regard, Homeland procède de la même manière.

28 L’ennemi le plus archétypal, car il correspond en tout point à la définition d’Ashcroft, est sans doute l’Arabe occidentalisé. Abordant ce type d’ennemi intérieur pour 24 heures chrono, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer fournit une explication valable aussi pour Homeland. Il voit dans cette « occidentalisation », notamment en termes vestimentaires, une menace islamiste rendue plus insidieuse encore, donc plus dangereuse : « plus difficiles à détecter, la menace qu’ils représentent est d’autant plus grande. D’ennemis de l’extérieur, ils sont devenus des ennemis de l’intérieur33 ». C’est notamment le cas de Roya Hammad (Zuleikha Robinson), journaliste d’origine palestinienne mais ayant grandi en Angleterre, parfaitement occidentalisée, qui parvient à tromper la CIA en son sein. Elle est en fait le lieutenant de Nazir et va servir d’intermédiaire entre Brody et lui. Plus tard, toujours dans la saison 2, Nazir passe la frontière américaine avec une facilité déconcertante. Débarrassé de sa djellaba, de son turban, et de sa barbe, qui l’identifient immédiatement à Ben Laden, aux musulmans traditionnalistes et, par amalgame post-11 Septembre, à la menace islamiste, il passe la frontière américaine, mettant ainsi une nouvelle fois en exergue l’inefficacité des actions mises en place par la présidence Bush en matière de protection du territoire. Quand Brody annonce la nouvelle à Carrie, celle-ci ne peut que s’indigner dans l’épisode « » (2.9) : « Attends… Abu Nazir ? Comment c’est possible ? Bon sang !34 » Immédiatement, deux peurs sont ravivées : celle de l’immigration et celle, conjointe, de l’invasion.

29 Homeland va proposer un deuxième type d’ennemi intérieur plus inattendu : les Américains blancs protestants (White Anglo-Saxon Protestants) ralliés au djihad. Plus trompeurs que les Arabes occidentalisés, au sens où leur ethnie ne fait pas signe, ces moudjahidin américains exacerbent encore davantage le climat de suspicion régnant depuis le 11 Septembre puisque le terroriste n’est plus nécessairement arabe. Ainsi, à l’instar de 24 heures chrono et Sleeper Cell (Showtime, 2005-2006), Homeland nous montre la difficulté et l’inefficacité d’établir un profilage reposant sur le stéréotype culturel et ethnique (voir partie 3), donnant une dimension vertigineuse à l’ennemi intérieur qui n’est plus seulement l’ennemi extérieur sur sol américain mais un Américain devenu ennemi de son propre pays. Ce faisant, elle illustre le phénomène du terrorisme endogène qui se définit dans notre cas d’étude par une menace émanant de terroristes nés et élevés aux États-Unis (d’où l’appellation anglaise de « homegrown terrorism ») et

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non pas de terroristes venus de l’étranger. On remarque que cet ennemi de l’intérieur est moins binaire et manichéen que l’archétype de la doctrine Bush, puisqu’il donne un visage familier au terrorisme islamiste et envisage une responsabilité américaine dans l’émergence et le renouvellement de celui-ci, postulat absent des discours du président républicain.

30 Dans la saison 1, la CIA prend en chasse Raqim Faisel (Omid Abtahi), autre musulman occidentalisé qu’elle suspecte d’être un terroriste. Si les doutes sur son appartenance à Al-Qaïda sont vite confirmés35, Carrie découvre qu’il n’agit pas seul et que sa compagne Aileen (Marin Ireland) est aussi une terroriste. A cette nouvelle, Saul s’étouffe : « C’est une terroriste ?36 » (1.6). Jeune fille blanche aux cheveux blonds ayant étudié à Princeton et dont le père travaille dans le pétrole, elle incarne le prototype de l’Américaine WASP. Pourtant, Aileen se révèle plus extrême et obstinée que Raqim dans l’accomplissement de sa mission qui consiste, selon elle, à adresser aux États-Unis le « bras d’honneur qu’ils méritent37 » (1.7). Carrie révèle qu’elle aurait été « retournée », endoctrinée, dès l’enfance, période durant laquelle elle passa cinq ans en Arabie Saoudite où elle rencontra Raqim et se lia d’amitié avec lui. C’est là-bas qu’elle s’est aperçue de l’hypocrisie et de l’arrogance américaines envers les pays du Moyen-Orient et qu’elle a développé une haine vis-à-vis de sa patrie.

31 Dans Homeland, l’Américain ne nait pas terroriste, il le devient au contact de l’étranger, ce qui nuance quelque peu l’idée de terrorisme endogène. Ce « retournement » de personnalité, ce changement d’allégeance, est au cœur de la série et s’incarne surtout sous les traits de Brody. À l’instar d’Aileen, il exemplifie l’American way of life et les valeurs qui y sont associées. Servant dans la NAVY, il s’est sacrifié pour son pays en partant faire la guerre en Irak. Là-bas, il fut capturé par les forces de Saddam Hussein qui le vendirent à Abu Nazir qui en fit son prisonnier pendant huit années. C’est précisément lors de cette période de captivité que Brody fut brisé. Comme il l’avoue dans l’épisode « » (1.11), « les guerres, toutes les guerres, ça bouleverse tout et tout le monde. Sans exception38. » Après cette première phase, il fut reconstruit par Nazir qui le prit sous son aile, autant pas amour, semble-t-il, que par intérêt. Brody abandonna la religion protestante pour l’Islam et devint le précepteur d’Issa (Rohan Chand), le fils de Nazir. La raison de son engagement auprès des djihadistes demeure plus équivoque. Si l’influence de Nazir constitue un élément important pour expliquer le retournement de Brody contre sa patrie, les crimes de guerre perpétués au Moyen- Orient par les États-Unis en sont un autre plus convaincant encore. Lors d’une attaque mal élaborée par la CIA, une école irakienne fut la cible d’une frappe de drone. Plus de quatre-vingts jeunes enfants trouvèrent la mort dans cette tragique bévue, parmi lesquels se trouvait Issa. Ce crime de guerre révélé au public du monde entier fut ensuite renié par le pouvoir américain qui soutint que les photos des enfants morts avaient été truquées par les terroristes (1.9). C’est là que le changement d’allégeance de Brody a lieu, changement qui s’accompagne au moment de sa découverte par les spectateurs d’une soudaine défiance vis-à-vis des États-Unis. Dès lors, Nazir semble légitime lorsqu’il confie à Brody : « Et ils osent dire que nous sommes des terroristes39 » (1.9).

L’Amérique corrompue et la théorie du « contrecoup »

32 L’autre grand ennemi intérieur est le politicien américain corrompu qui, sous couvert de servir la Nation, sert ses propres intérêts. Le paradoxe est des plus inquiétants : ceux

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qui sont en charge de la sécurité du territoire sont les mêmes qui la mettent en péril. Le cas le plus évident est le couple formé par David Estes et le vice-président Walden qui incarne tous les ratés de la guerre contre le terrorisme, de la rhétorique bushiste et de l’interventionnisme néoconservateur. Même si Homeland prend soin de ne pas donner d’étiquette à Walden, on devine que ce dernier est un républicain forcené dans la droite lignée de George Bush Jr40. L’utilisation à des fins partisanes d’un héros de guerre devenu poster boy, le renforcement des valeurs patriarcales, les mensonges d’État, la manipulation de la guerre contre le terrorisme : tout nous renvoie au zeitgeist des années Bush. Walden se réapproprie même l’idée d’innocence américaine qui a tant marqué les discours de son « prédécesseur » dans l’après-11 Septembre, cette idée d’une Amérique bienfaisante, innocente. Officiellement, pour Bush, comme pour Walden, la haine des pays du Moyen-Orient envers les États-Unis est ontologique et dans son allocution du 11 septembre 2001, il déclare : « Aujourd’hui, mes chers compatriotes, notre mode de vie, notre liberté ont été attaqués lors d’une série d’attentats terroristes délibérés et mortels41 ». Des pays comme l’Irak, l’Afghanistan et l’Iran condamnent les libertés que l’Amérique promeut et le mode de vie de la majorité de ses habitants.

33 Cette perspective fait écho aux écrits de Samuel P. Huntington, qui a théorisé à la fin de la guerre froide un « choc des civilisations42 » à venir entre l’Orient et l’Occident reposant principalement sur des différences religieuses et culturelles irréconciliables. Naturellement, le 11 Septembre et la guerre contre le terrorisme ont conforté cette théorie, qui fit très vite partie du discours officiel et mainstream car elle permit une simplification commode du conflit en cours, excluant notamment toute responsabilité américaine. Ainsi, comme le rappelle Stephen Prince dans son analyse du film Why We Fight (Jarecki, 2005), l’emphase mise par l’administration Bush sur le « choc des civilisation » a détourné les Américains des « vraies questions43. » Au lieu de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les États-Unis avaient été attaqués, ils se demandèrent : « pourquoi nous détestent-ils ? » Or, Homeland nous rappelle que le terrorisme islamiste est une réponse à une pax americana étouffante et dangereuse, une conséquence qui s’inclut dans un enchaînement de faits historiques. Elle égratigne ainsi le mythe de l’innocence pour montrer que les États-Unis sont depuis longtemps engagés dans une guerre contre le terrorisme qui s’éternise (voir le générique) car ils y jouent le rôle d’un pompier-pyromane. Autrement dit, l’Amérique ne serait en rien une victime agressée mais un agresseur qui subit les répercussions de sa politique extérieure.

34 En cela, la série s’inscrit dans la veine des travaux de Chalmers Johnson et notamment Blowback : The Costs and Consequences of American Empire, essai dans lequel il démontre que l’empire américain, par son arrogance et sa volonté de gouverner le monde, a créé les conditions favorables au 11 Septembre, événement qui serait donc un contrecoup (« blowback ») de sa politique étrangère. Le terme « blowback » revient d’ailleurs à plusieurs reprises dans Homeland, notamment au cours de l’épilogue de la saison 1 lorsque Estes confie à Walden que : « la situation actuelle est due à un effet boomerang44. » C’est l’attaque de drone ayant tué le fils de Nazir qui poussa ce dernier à fomenter un attentat. C’est également elle qui incita Brody à se retourner contre sa chère patrie comme il l’avoue lui-même : BRODY. Mon acte d’aujourd’hui est contre ces ennemis de l’intérieur : le vice- président et son équipe de sécurité nationale que je sais être des menteurs et des

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criminels de guerre. (…) Cet acte va rendre justice à 82 enfants dont la mort n’a jamais été reconnue et le meurtre est une honte pour la grandeur de cette nation45.

35 Les motivations de Brody sont loin d’être celles que l’on attribue souvent aux terroristes islamistes. Suivant la rhétorique religieuse bushiste, qui est vite devenue dominante, ils sont le mal incarné et leurs actions, absurdes, n’ont d’autre but que de blesser l’Amérique bénie de Dieu. On voit bien que cette description limite l’action islamiste au seul fanatisme religieux. Certes, elle est en partie justifiée à l’aune des diverses déclarations de Ben Laden, qui parle effectivement de croisade contre les infidèles et contre la culture occidentale en général et américaine en particulier. Cependant, l’ancien dirigeant d’Al-Qaïda énonce aussi des raisons plus rationnelles ayant trait à la géopolitique. En 2004, il disait :

Je vous le dis, Allah sait qu’il ne nous était jamais venu à l’esprit d’abattre les tours. Mais après avoir assisté à l’oppression et à la tyrannie de plus en plus insupportables de la coalition américano-israélienne contre notre peuple en Palestine et au Liban, l’idée nous est venue46.

36 En gardant à l’esprit que l’argumentaire de Ben Laden est sujet à caution, on note que ce dernier replace le 11 Septembre dans une chronologie, celle du conflit entre « la coalition américano-israélienne » et les musulmans de Palestine et du Liban, et dans une relation causale, à l’inverse de la perspective anhistorique de George Bush. Cette rationalisation des attentats, de même que du terrorisme islamiste devenu rébellion contre l’oppression américaine selon les mots de Ben Laden, fut néanmoins peu reprise par les médias américains de peur, peut-être, de se voir qualifiés de non-patriotes en offrant aux ennemis un espace d’expression et en tentant de sortir de la rhétorique officielle47. Ainsi, suivant cette historiographie du « contrecoup », Homeland dresse un portrait complexe des terroristes qui ont des revendications souvent plus élaborées que le simple meurtre de masse. Cela l’éloigne d’autres productions comme The Unit : Commando d’élite (The Unit ; CBS, 2006-2010) dans laquelle les terroristes islamistes sont représentés comme de simples zombies scandant la formule rituelle guerrière Allahu Akbar (1.1) et de 24 heures chrono où les revendications des terroristes bénéficient rarement d’une attention particulière.

37 Au travers de l’attentat de Langley qui survient en fin de saison 2, Homeland propose une autre démonstration de « contrecoup » qui rappelle, au sein de la diégèse, que les États-Unis sont en partie responsables de leurs propres maux. Majid Javadi (Shaun Toub), chef des renseignements iraniens qui a participé à l’élaboration de cette attaque, mentionne l’offensive israélienne sur l’Iran survenue quelques mois plus tôt et soutenue par les États-Unis comme motif de cette vengeance (on perçoit ici en filigrane l’argumentaire de Ben Laden cité ci-dessus). Encore une fois, l’innocence américaine est remise en cause. Comme le résume Saul dans l’épisode « Gerontion » (3.7) : « Vous nous attaquez, on réplique. C’est toujours pareil48 ». Ce simple constat interroge les limites de la guerre contre le terrorisme qui se veut à la fois préventive et rétributive, donc toujours fondée sur l’agression et la surenchère. Afin de mettre un terme à cette guerre interminable, Saul optera pour une solution impérialiste digne de la guerre froide en plaçant Javadi, devenu le pion de la CIA, à la tête de l’Iran49 . La fin de la saison 3 semble indiquer le succès de cette mission, le dialogue se renouant entre les États-Unis et l’Iran. Le message demeure ambigu : les spectateurs doivent se satisfaire d’une paix reposant sur une diplomatie simulacre entièrement façonnée par le gouvernement américain.

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38 Ainsi, le prisme historiographique qu’épouse Homeland justifie en partie son étiquette libérale car il correspond à une approche critique vis-à-vis de la guerre contre le terrorisme, de ses causes et de ses conséquences, approche devenue populaire chez les démocrates après 2004 et les divers scandales comme Abou Ghraib. La série nous apprend à revoir l’Histoire américaine contemporaine en adoptant un regard moins biaisé par l’historiographie et le manichéisme officiels. Néanmoins, bien que critique envers les agissements américains, l’historiographie du « contrecoup » épousée par Homeland reste américano-centrée et est donc elle-même sujette à caution. Michael Scheuer considère ainsi que définir le 11 Septembre uniquement comme répercussion de la politique extérieure américaine est aussi réducteur car cela ne tient pas compte des évolutions politiques du Moyen-Orient et des guerres internes à l’Islam, facteurs essentiels notamment dans l’émergence de Ben Laden dans les années 199050. Malgré tout, l’historiographie du « contrecoup » permet une compréhension plus nuancée et exhaustive des acteurs de la guerre contre le terrorisme et participe par là même d’une déconstruction des conceptions établies de l’ennemi intérieur, lequel n’est pas simplement arabe et/ou musulman. Ce faisant, Homeland nous apprend à voir au-delà de nos stéréotypes ethniques et religieux hérités de l’après-11 Septembre.

Déconstruire le prisme stéréotypique : le cas de l’islamophobie

39 À la suite des attentats du 11 Septembre, Ben Laden et sa nébuleuse Al-Qaïda deviennent les ennemis privilégiés de George W. Bush. Bien que le président républicain établisse d’emblée des distinctions entre musulmans et islamistes censées prévenir tout phénomène de stigmatisation ethnique et religieuse51, la guerre contre le terrorisme qu’il mène va, elle, multiplier les amalgames nocifs. La figure de l’ennemi intérieur notamment, parce qu’elle est floue, invite à des constructions grossières et extensives reposant sur des stéréotypes qui doivent normalement permettre de mieux la définir et donc de mieux la détecter. En réalité, cela crée un racisme généralisé envers la population ciblée et il n’est pas étonnant que les États-Unis aient connu une hausse drastique de l’islamophobie après le 11 Septembre. Thomas Rabino signale que « les musulmans pratiquants rassemblent 1 % de la population des États-Unis, et sont vus, en octobre 2001, de façon défavorable par 39 % des Américains, contre 47 % qui restent dénués de préjugés, et 13 % sans opinion. Presque dix ans plus tard, le rapport s’est inversé52. » Les Américains se sont laissés envahir par la phobie et la paranoïa, sentiments amplifiés par les révélations de l’existence de « cellules dormantes » présentes sur tout le territoire américain qui ressuscitent la figure de l’ennemi intérieur et convoquent le souvenir de la « peur rouge » et de la « peur jaune ».

40 En toute logique, on retrouve des élans arabophobes et islamophobes dans des séries américaines contemporaines comme Espions d’État (The Agency ; CBS, 2001-2003), Agence Matrix (Threat Matrix ; ABC, 2003-2004) et The Unit : Commando d’élite qui traitent justement de la guerre contre le terrorisme et offrent parfois des visions binaires, déformantes et militantes lorsqu’il s’agit de décrire l’ennemi intérieur, en l’occurrence, les terroristes islamistes tapis au cœur des États-Unis. Homeland, elle, se déroule quelques années plus tard alors que l’animosité à l’égard des musulmans, déjà forte, s’est accentuée53. L’élection de Barack Obama, candidat démocrate afro-américain, n’a pu réduire la fracture ethno-religieuse et a même contribué à l’aggraver (la révélation

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de son second prénom Hussein a provoqué moult débats sur son obédience religieuse et sa nationalité). Marie-Cécile Naves mentionne que l’islamophobie connut notamment un sursaut en 2010 lorsqu’il fut envisagé de construire une mosquée sur le site de Ground Zero54.

41 Dans ce contexte, il serait légitime de postuler qu’une série comme Homeland, qui traite de terrorisme islamiste, participe de la pérennité et de l’attisement de l’islamophobie. Or, comme nous l’avons vu plus haut, la série tord le cou à certains stéréotypes, notamment à travers les ennemis qu’elle met en scène. Transformer un Marine, qui plus est blanc, incarnation de toutes les valeurs américaines, en soldat du djihad est en soi un bel exemple de subversion des attentes et des clichés. Homeland proposerait ainsi un système narratif visant à réapprendre aux spectateurs à voir par-delà les constructions politiques et médiatiques ancrées dans leur esprit et agissant comme un prisme déformant. C’est là la thèse défendue par Sébastien Lefait, pour qui la thérapie dispensée par Homeland suit deux étapes : la série nous confronte d’abord à nos « tendances », c’est-à-dire nos préjugés, notre prétendue faculté à repérer les terroristes, puis elle procède à une inversion des rôles « entre les gentils et les méchants » afin de nous pousser à une remise en question de notre système herméneutique55. Effectivement, par le truchement de personnages comme Brody ou Aileen, le terrorisme islamiste prend des visages inattendus et cela nous force à admettre la complexité de cette nouvelle sorte d’ennemis de l’intérieur qui ne répond pas au profilage ethnique. À l’inverse, des personnages musulmans comme l’imam Rafan Gohar (Sammy Sheik) et sa femme Zahira (Hen Ayoub) (1.9) sont d’abord présentés de telle sorte qu’on les soupçonne avant qu’ils aident finalement Carrie à retrouver un terroriste en fuite.

Fig. 5 – Fara est d’emblée présentée comme dangereuse (2.12)

42 On retrouve ce procédé d’attentes déjouées au cours de la saison 3 lors de la scène qui introduit Fara Sherazi (Nazanin Boniadi), jeune analyste d’origine iranienne qui va apporter une aide cruciale à Saul. La mise en scène et la bande son ambiguës vont ainsi caractériser le personnage comme une menace aux yeux des spectateurs avant d’opérer un renversement in fine. Un taxi défile devant la caméra puis s’arrête. À l’arrière, une tête voilée qui se tourne, laissant apparaître le visage d’une jeune femme persane [fig.

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5]. En sortant du taxi, son regard est happé par un élément du décor hors-champ. Au lieu de nous dévoiler l’élément en question, la caméra opère un changement de focale alors que la jeune femme tourne à nouveau la tête vers un bâtiment en fond, les vestiges de la CIA. Tout cela se déroule sur fond de musique aux sonorités orientales, ce qui finit d’identifier Fara comme « non-américaine », comme une menace venue du Moyen-Orient. Les spectateurs sont ainsi invités à se demander : a-t-elle un lien avec les attentats de Langley ? Est-elle une terroriste sur le point de frapper à nouveau la CIA ?

Fig. 6a, 6b – La réalisation accentue le doute semé par la série (2.12)

43 Le doute s’insinue encore davantage dans les plans suivants. D’abord, la caméra filme Fara de très bas et semble s’attarder sur le sac qu’elle porte (contient-il une bombe ?), puis la suit en gros plan avant d’opérer un contre-champ montrant deux agents de la CIA la dévisageant [fig. 6A]. Un plan en plongée nous montre ensuite Fara foulant le sceau imposant de la CIA imprimé sur le sol puis, à nouveau, deux agents la regardant fixement. Ayant atteint le portique de sécurité, elle plonge une main dans son sac et brandit un passe, signalant qu’elle travaille bien pour la CIA. Là encore, les spectateurs auraient pu penser, étant donné le cadrage (le sac est hors-champ) et le soubresaut dramatique de la musique à ce moment-là, qu’elle allait sortir une arme [fig. 6b].

44 En creux, cette scène dénote également l’attitude ambiguë de la CIA vis-à-vis du stéréotype ethno-religieux puisque Fara fait d’emblée l’objet de regards suspicieux de la part de ses collègues. Par la suite, elle sera victime de l’ire antimusulmane de son supérieur Saul Berenson qui, sans doute encore affecté par la mort de ses collègues dans l’attentat de Langley, la réprimande violemment à cause du voile qu’elle porte, le considérant comme une injure envers ceux qui ont perdu la vie (3.4). Le cas de Fara est loin d’être isolé car tout en rejetant le profilage ethnique, considéré comme immoral et inefficace, la CIA perpétue cette mesure sécuritaire envers toute personne au physique oriental et/ou d’obédience musulmane quand cela est jugé nécessaire.

45 Dans l’épisode « » (2.11), c’est justement un autre agent de la CIA qui est victime d’un profilage racial erroné. Alors qu’elle prend en chasse Nazir dans les couloirs de l’usine désaffectée où il la retenait prisonnière, Carrie finit par perdre la trace de son geôlier. Malgré les recherches intensives, il demeure introuvable et Carrie est alors convaincue que Nazir a reçu l’aide d’une taupe au sein de la CIA. Très vite, le nom de l’agent Galvez (Hrach Titizian) est avancé et il devient le suspect numéro un. Cette incrimination n’est alors basée que sur un seul fait que Carrie mentionne : « il est musulman56 ». Une fois interpellé, Galvez se révèle innocent. Cet exemple démontre une nouvelle fois les amalgames établis entre musulmans et terroristes, ici au plus haut niveau de la sécurité intérieure, dans un état d’urgence et, par conséquent, d’exception qui conduit au piétinement des libertés fondamentales de Galvez. La série se rapproche alors du constat fait par Hélène L’Heuillet à partir des travaux de Jacques Derrida sur le

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11 Septembre : « dans la lutte contre le terrorisme, les démocraties se détruisent elles- mêmes comme démocraties : elles peuvent suspendre l’état de droit, autoriser l’exception, retrouvant l’ancienne logique de la raison d’État57 ». En d’autres mots, la guerre contre le terrorisme, par les mesures qu’elle requiert, est liberticide et remet en cause les valeurs et les fondements de la démocratie. C’est bien là l’un des problèmes soulevés par le profilage ethnique en plus de son inefficacité.

46 Ainsi, à travers un ensemble élaboré de fausses pistes, Homeland nous fait douter et nous fait prendre conscience que notre prisme interprétatif – et celui de Carrie et de ses collègues à la CIA – repose largement sur des stéréotypes, des clichés culturels et ethniques qui, comme dans la réalité, produisent plus de ratés que de victoires en matière de contre-terrorisme. La série nous invite à nous défaire de cette vision anamorphique forgée et pérennisée par le pouvoir politique et les médias dans l’après 11 Septembre pour renouer avec la démocratie et ses fondements. Il faut néanmoins préciser que le jeu de fausses pistes organisé par la série, de même que son invitation à voir au-delà des stéréotypes ethniques ou religieux, était déjà l’un des rouages de 24 heures chrono, produite par une partie de l’équipe de Homeland. Même si elle est encore trop souvent qualifiée de « manichéenne58 » et de « réactionnaire59 », elle montrait dès sa deuxième saison, diffusée à peine un an après le 11 Septembre, que le terrorisme islamiste peut prendre les traits d’Américains blancs et de culture protestante à travers le personnage de Marie Warner (saison 2) et, plus largement, que les musulmans sont, en très grande majorité, des citoyens ordinaires, fiers d’être américains (voir notamment l’épisode 4.13).

47 Homeland se distingue cependant de 24 heures chrono dans la manière dont elle déconstruit les clichés à l’origine de l’islamophobie des années post-11 Septembre. En effet, la série s’attarde sur les valeurs pacifiques et les enseignements de l’islam et offre un aperçu de quelques rites musulmans, notamment par le truchement de Brody : on le suit dans sa méticuleuse préparation avant de prier et on le voit lire le Coran à plusieurs reprises. Arun Kundnani affirme d’ailleurs que Brody « est le seul personnage musulman d’envergure dans les séries dramatiques américaines60», ce qui n’est pas totalement exact au regard d’une autre série portant sur la guerre contre le terrorisme, Sleeper Cell. En effet, à travers son héros, l’agent du FBI musulman Darwyn Al Sayeed (Michael Ealy), elle réussit à sensibiliser les spectateurs au Coran et à les éveiller à la pratique pacifique de l’Islam ainsi qu’au fossé idéologique et moral qui sépare musulmans et islamistes.

48 Par ailleurs, Homeland s’évertue à plusieurs reprises à remédier à l’indistinction des pays et des cultures du monde arabe, également facteur de clichés et d’amalgames. À cause de l’indéfinition ontologique de la guerre contre le terrorisme qui vise un ennemi désincarné, apatride, et de sa dimension préventive qui force à cibler des terroristes potentiels, aucune nationalité précise ne peut être prédéfinie : « il en résulte une appréhension de la question au sens le plus large, c’est-à-dire des individus originaires du Moyen-Orient.61 » Ainsi, l’ennemi physique étant Ben Laden, celui qui lui ressemble de près ou de loin sera considéré comme terroriste, quitte à confondre les religions ou les ethnies. À cause de leur tenue traditionnelle, les sikhs ont souvent été confondus avec les musulmans et ont ainsi fait l’objet d’agressions et d’insultes après les attentats du 11 Septembre. Dans l’épisode « » (2.1), Dana Brody (Morgan Saylor) assiste à une réunion d’élèves qui débattent tour à tour sur un thème de leur choix. À propos du récent bombardement de bâtiments militaires iraniens par Israël, un jeune homme

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nommé Tad (Jacob Leinbach) se lève et se lance dans un discours approximatif et populiste que Dana va rapidement interrompre. TAD. En plus, la religion arabe n’accorde pas la même importance à la vie humaine que nous. C’est nous les infidèles, pas vrai ?Et ces Arabes pensent que s’ils nous tuent ils auront le droit d’aller au paradis. Et on n’est pas censé… DANA. Ils ne sont pas Arabes. Les Iraniens ne sont pas Arabes, ils sont Persans. (…) TAD. Persans, Arabes, quelle différence ? Ils veulent tous la même chose : nous annihiler. Pour ne pas les attaquer en premier ? Peut-être avec une ou deux de nos bombes atomiques62.

49 Pourtant fils du Secrétaire d’État, Tad multiplie les amalgames, assimilant tous les Arabes à de dangereux djihadistes et niant les différences existant entre les ethnies persane et arabe, de même que leurs différences religieuses (l’Iran est une théocratie chiite tandis que le monde arabe est en grande majorité sunnite). Pour lui, l’« Axe du Mal » n’est qu’un vaste « Empire du Mal » dominé par un peuple de barbares sanguinaires dont l’unique but est de tuer les Américains, les « infidèles » par excellence, afin d’accéder au paradis. Ce faisant, Tad tend à associer les groupes terroristes aux nations au sein desquelles ils se terrent, rappelant ainsi le rapprochement fait le 20 septembre 2001 par le président Bush et qui a légitimé l’intervention en Afghanistan63.

50 Quoique convaincant, le postulat consistant à voir dans la narration trompeuse déroulée par Homeland des intentions éducatives présente un certain nombre de paradoxes. La série a beau être considérée comme « réaliste » car elle s’attache à donner une représentation assez juste de l’Amérique post-Ben Laden, à offrir une visibilité et une voix aux musulmans et à questionner les racines du terrorisme islamiste contemporain en attribuant une responsabilité aux États-Unis, elle n’a eu de cesse d’être accusée d’islamophobie. Certes, elle déconstruit certains clichés ethno- religieux et invite à ne pas commettre d’amalgames entre musulman et islamiste. Néanmoins, elle perpétue une peur de l’Islam en tant que religion intrinsèquement dangereuse car menant à la radicalisation et au fanatisme, et réaffirme l’idée que l’Islam menace les valeurs et la société américaine, faisant ainsi écho au récent mouvement anti-charia64. Très sévère envers Homeland, Laila Al Arian affirme que la série conditionne les spectateurs à craindre l’islam et les musulmans :

C’est le fait d’être musulman qui rend quelqu’un dangereux (…). Le Coran, texte sacré de milliards de personnes à travers l’Histoire, est tout bonnement l’incarnation du terrorisme et de la justice médiévale65.

51 La journaliste ajoute que la série commet des caricatures insidieuses tendant vers une assimilation globale de tous les Arabes et de tous les musulmans. Elle démontre que l’intégration de ces derniers en Amérique est impossible et que leur réussite sur le territoire étatsunien (Roya Hammad est une brillante journaliste, Raqim Faisel un professeur à l’université) n’empêche aucunement une radicalisation : « peu importe leur réussite, leur ascension et leur intégration dans la société, les musulmans représentent un danger latent pour leurs compatriotes américains66».

52 En parallèle, Homeland offre une représentation souvent erronée et douteuse de la culture arabe et de l’Islam, ce qui est d’autant plus antithétique qu’elle propose dans le même temps de déconstruire des clichés, établissant ainsi un pacte de confiance avec les spectateurs. Al Arian relève des noms qui n’existent pas en arabe, des erreurs de

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prononciation, des accents fort peu authentiques, mais surtout des libertés géopolitiques qui contribuent à percevoir le monde arabe comme un vaste empire du mal indivisible sous le joug du traditionalisme islamique. La série tisse, par exemple, des liens dénués de tout réalisme entre Abu Nazir, commandant d’Al-Qaïda et son homologue du Hezbollah qui vont commettre un attentat sur le sol américain pour venger l’Iran, victime d’une frappe israélienne visant ses installations nucléaires. Deux invraisemblances d’ampleur sont ici remarquables. D’une part, Al-Qaïda est un groupe terroriste sunnite qui combat et est combattu par le Hezbollah qui, lui, est chiite. Ainsi, jamais les deux factions ne seraient amenées à se rapprocher même pour lutter contre l’ennemi commun américain. Ce problème est transférable à l’Iran puisque le pays, majoritairement chiite, est l’ennemi d’Al-Qaïda. D’autre part, toujours à propos de l’Iran, il serait fort peu probable d’envisager qu’il attaque les États-Unis dans la mesure où les deux pays ont récemment renoué le dialogue67, lequel était rompu depuis 1979 et la crise des otages de Téhéran. La main tendue par Washington à l’Iran depuis 2013 ambitionne précisément de faire entrer le pays dans la coalition internationale contre le terrorisme islamiste et, plus particulièrement, contre Daesh, nouveau groupe terroriste sunnite. De plus, une attaque iranienne contre les États-Unis est invraisemblable au regard de l’Histoire car comme le mentionne Ardavan Amir – Aslani :

Tous les attentats ayant frappé l’Occident ont été perpétrés par des Arabes sunnites ou des Asiatiques financés par des Arabes sunnites. L’attentat du 11 Septembre 2001 ? Par des Saoudiens, des Qataris et des Émiratis, c’est-à-dire des ressortissants de pays étroitement liés aux États-Unis. (…) Quant au fondateur d’Al-Qaïda, Oussama ben Laden, qui était d’origine saoudienne, il abhorrait les Iraniens et les chiites68.

53 La vision que la série donne de l’Iran (saison 3) contribuerait donc à renforcer une méfiance générale déjà palpable vis-à-vis de celui-ci69, le pays ayant été qualifié d’« État voyou » par l’administration Clinton (1992-2000) avant d’être intégré à « l’Axe du mal » théorisé par George W. Bush en 2002. Ce faisant, l’universitaire Fawas Gerges soutient que « Homeland est toxique pour toute tentative de rapprocher les deux nations (N. d. A. : l’Iran et les États-Unis)70 ». La série serait un obstacle à la politique d’apaisement avec le monde arabe menée par Obama depuis son élection. Outre le cas de l’Iran, on se souvient également de la manière dont la série a décrit Beyrouth et particulièrement Hamra. Ce quartier connu pour son ouverture à l’Occident, ses commerces, ses bars et cafés peuplés d’intellectuels, s’est retrouvé métamorphosé en champ de guerre où se rencontrent les groupuscules terroristes et où les femmes sont toutes voilées (dans la réalité, près de 40 % des Libanais sont chrétiens et, parmi les Libanaises musulmanes, seules 25 % portent le voile). Cette représentation fut tellement dommageable que le Liban envisagea de porter plainte contre les producteurs de la série.

Conclusion

54 Ainsi, Homeland déconstruit-elle plus de stéréotypes qu’elle n’en produit ? Est-elle véritablement un remède à une vision déformante héritée du 11 Septembre ? La réponse se trouve peut-être dans la théorie d’Arun Kundnani pour qui Homeland correspond à la phase la plus récente de la guerre contre le terrorisme, phase où « les musulmans américains ne sont plus automatiquement catalogués terroristes, mais [où]

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leur culture reste une source de suspicion du fait de la radicalisation qu’elle induit71 ». Il semble, en effet, que la portée éducative de Homeland se limite à nous amener à déconstruire le stéréotype Arabe/musulman/terroriste car, en parallèle, la série perpétue une vision réactionnaire du monde arabe et de l’Islam qui contraste avec les ambitions de paix énoncées par Barack Obama tout au long de sa présidence72.

55 Plus généralement, ce conflit interne entre élans progressistes et réactionnaires peut sembler nuancer la dimension antidotique de Homeland car il en pérennise l’ambiguïté idéologique, rendant donc impossible l’émergence d’un message clair et univoque. Néanmoins, instiller l’ambiguïté est précisément le remède à une guerre contre le terrorisme construite sur des stéréotypes, des certitudes parfois infondées, et des révisions historiques réductrices. Parce qu’elle refuse l’univocité, la série sème le doute : elle ne cherche pas à imposer une vision du monde et des États-Unis ou à résoudre des débats idéologiques mais invite davantage son public (de tout bord politique) à remettre en cause son paradigme en choisissant de faire cohabiter les idéologies contraires plutôt que de servir de véhicule à l’une d’elles. Bien sûr, cet espace de liberté d’interprétation laissé aux spectateurs leur permet de voir en Homeland ce qu’ils veulent y voir, à la manière d’un test de Rorschach. Ainsi, certains argueront peut-être que la série défend la poursuite de la guerre contre le terrorisme tandis que d’autres souligneront la critique qu’elle dresse vis-à-vis de cette même guerre. Néanmoins, quelle que soit l’idéologie qui anime ses spectateurs, Homeland pousse chacun d’entre eux à étendre et interroger son champ perceptif et interprétatif et les rend ainsi peut-être moins perméables et crédules face aux tentatives d’instrumentalisation politique à venir dans cette guerre sans fin contre le terrorisme.

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NOTES

1. Cet article prend pour corpus d’analyse les saisons 1 à 4. 2. Zbigniew Brzezinski, « Terrorized by ‘War on Terror’« , The Washington Post, 2007. Disponible à : http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2007/03/23/AR2007032301613.html (dernier accès le 22 février 2016) 3. On nomme hallucinose une hallucination dont le sujet est pleinement conscient dans la mesure où il sait que ce qu’il perçoit n’est pas réel. Une hallucination est une fausse perception que le sujet reconnaît comme réelle. (François Bournérias, « HALLUCINOSE », Encyclopædia Universalis. Disponible à : http://www.universalis.fr/encyclopedie/hallucinose/ (dernier accès le 22 février 2016)) 4. Cf. Susan Faludi, Terror Dream, London, Atlantic Books, 2007, chapitre 7. 5. Entretien avec Howard Gordon et Alex Gansa réalisé par la chaîne Canal Plus en 2014. Disponible à : http://www.canalplus.fr/c-series/c-homeland-minisite/pid4586-homeland- entretien-prod.html (dernier accès le 22 février 2016) 6. Max Marder, « Is Homeland Racist ? », 2012. Disponible à : http:// www.themorningsidepost.com/2012/11/09/is-homeland-racist/ (dernier accès le 14 juillet 2015) 7. Analyse des discours de Barack Obama menée de 2009 à 2010 (Zaki Laïdi, Le Monde selon Obama, la politique étrangère des États-Unis, Paris : Flammarion, 2012, p. 155). 8. « (…)we have overcome slavery and Civil War ; bread lines and fascism ; recession and riots ; Communism and, yes, terrorism. » 9. « Our desire to move from a decade of war to a future of peace. » 10. « I missed something once before. I won’t, I can’t let that happen again » 11. Comme Nazir, le corps de Ben Laden fut jeté à la mer suivant les rites musulmans. Cette version officielle des funérailles de l’ancien commandant d’Al-Qaïda a depuis été démentie par le journaliste Seymour Hersh. Selon lui, les restes du corps de Ben Laden auraient été largués au- dessus des montagnes de l’Hindou Kouch. Voir Seymour M. Hersh, « The Killing of Osama bin Laden », London Review of Book vol. 37 n° 10, 2015, p. 3-12. Disponible à : http://www.lrb.co.uk/v37/ n10/seymour-m-hersh/the-killing-of-osama-bin-laden (dernier accès le 24 février 2015). 12. « That’s weird. (…) Somebody moved my car » 13. Marc-Antoine Charpentier, « Règles de composition par M. Charpentier », in Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, Paris, Fayard, 1988. 14. « Oh Fuck. » 15. Clément Chéroux, Diplopie. L’image photographique à l’ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001, Cherbourg-Octeville, Le Point du Jour, 2009. 16. Patrick Charaudeau parle quant à lui d’image symptôme, « une image qui renvoie à d’autres images, soit par analogie formelle (…), soit par discours verbal interposé » (« Information, émotion et imaginaires. À propos du 11 septembre 2001 » in Daniel Dayan (dir.) La terreur spectacle, Bruxelles, De Boeck, 2006, p. 55). 17. Clément Chéroux, op. cit., p. 24.

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18. Christian Delage, « Une censure intériorisée ? Les premières images des attentats du 11 septembre 2001 », Ethnologie française, 2006/1 vol. 36, p. 91-99. 19. André Kaspi dans un entretien accordé au journal de 20h de France 2 du 14 septembre 2001. Disponible à : https://youtu.be/oSBlUNWEh3g ?t =1m27s (dernier accès le 22 février 2016) 20. On reconnait dans ce baptême historique le même procédé métonymique que celui qui fut utilisé pour le 11 Septembre. Une date renvoie à un événement. Ineffable et traumatisant, l’événement n’est alors plus à expliciter. 21. À son apparition sur les locaux dévastés de la CIA, il est d’ailleurs uniquement filmé de face en plan rapproché. 22. « How many dead ? » 23. « We’ll be pulling out bodies for the next couple of days » 24. En anglais, la phonie de Saul est identique à celle de « soul », l’âme. 25. Le Kaddish, aussi appelé « prière des endeuillés », est une prière juive traditionnellement récitée lors la commémoration d’un défunt. 26. La référence à la parabole du Fils Prodigue est particulièrement valable à la lecture de l’explication finale du père dans la Bible qui dit : « Il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé. » (nous soulignons) Comme le Fils Prodigue, Carrie était laissée pour morte avant de « ressusciter » devant le regard médusé et hagard de Saul. Présence dans cette citation de la rhétorique de la résurrection qui marque notamment la liturgie catholique. (je ne sais pas quoi faire de cette remarque…) 27. Jeanne Cavelos, « Living with Terror », in Richard Miniter (dir.) Jack Bauer for President, Terrorism and Politics in 24, Dallas, Benbella, 2008, p. 16. 28. « We face the horrors with clear eyes and accept them, and we gain confidence in our ability to cope » (Jeanne Cavelos, ibid). 29. Jacques Portes, « Libertés publiques et danger national aux États-Unis, la continuité dans l’obsession sécuritaire », in Jean Liberman (dir.) Démythifier l’universalité des valeurs américaines, Paris, Parangon, 2004, p. 157-163. 30. David Holloway, 9/11 and the War on Terror, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2008, p. 35-37. 31. « In this new war our enemy’s platoons infiltrate our borders, quietly blending in with visiting tourists, students and workers. They move unnoticed through our cities, neighborhoods and public spaces… Their tactics rely on evading recognition at the border and escaping detection within the United States ». 32. « The War on Terror cannot produce footage and media events that convey the all- threatening world the Bush Doctrine presumes to exist. 24 can and does. » (A. T. Nelson, « Simulating Terror » in R. Miniter (dir.) Jack Bauer For President, Dallas, Benbella Books, 2008, p. 83) 33. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, op. cit., p. 111. 34. « Wait... Abu Nazir ? How is that even possible ? Jesus Christ ! » 35. Notons d’ailleurs que Raqim est interprété par Omid Abtahi qui incarnait déjà un terroriste nommé Salim dans la seconde saison de Sleeper Cell. Cette connaissance extradiégétique peut inciter les spectateurs à considérer le personnage comme un palimpseste et ainsi voir derrière les traits de Raqim son aîné Salim (la proximité des prénoms est en cela remarquable). Cela induit chez les spectateurs une suspicion vis-à-vis du personnage, d’emblée perçu comme un terroriste. 36. « She’s the terrorist ? » 37. « The ‘fuck you’ they deserve. » 38. « All wars, they turn everything upside down. Everyone and everything » 39. « And they call us terrorists »

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40. « Homeland isn’t using party labels, but based on their foreign-policy views, Walden is a conservative hawk », Alex Berenson « The Homeland recap : real-time time-keepers », esquire.com, 7 octobre 2012. http://www.esquire.com/blogs/culture/homeland-season-2-episode-2- recap-13487274 (dernier accès le 22 juin 2015) 41. George W. Bush, “9/11 Address to the Nation”, 11 septembre 2001, http://www.learning- english-online.net/listening-comprehension/speeches/george-w-bush-911-address-to-the- nation/ (dernier accès le 22 juin 2015) 42. Samuel P. Huntington, « The Clash of Civilizations ? », in S.P.Huntington et al., The Clash of Civilizations ; The Debate, New York : Norton, 1996. 43. « genuine questions », in Stephen Prince, op. cit., p. 187. 44. « The current situation is blowback. » 45. « My action today is against domestic enemies : the vice president and members of his national security team who I know to be liars and war criminals. (…) This is about justice for eighty-two children whose deaths were never acknowledged and whose murder is a stain on the soul of this nation. » 46. « I say to you, Allah knows that it had never occurred to us to strike the towers. But after it became unbearable and we witnessed the oppression and tyranny of the American/Israeli coalition against our people in Palestine and Lebanon, it came to my mind », http:// www.aljazeera.com/archive/2004/11/200849163336457223.html (dernier accès le 22 février 2016) 47. Mentionnons le cas de l’humoriste américain Bill Maher qui tint des propos polémiques dans son émission Politically Incorrect du 17 septembre 2001 à propos des attentats du 11 Septembre dont il rappela qu’ils constituaient une action moins lâche que les frappes américaines à distance. Maher fut qualifié de traitre et son émission fut annulée. 48. « You hit us, we hit you. It’s always the same » 49. Cette manœuvre n’est pas sans rappeler le coup d’état orchestré par la CIA en 1953 qui conduisit au renversement du premier ministre Mossadegh et à l’arrivée au pouvoir chah Pahlavi soutenu par Washington. Alors en pleine guerre froide, les États-Unis redoutaient que l’Iran tombe aux mains des Soviétiques, ce qui les aurait privés du pétrole iranien et aurait donné un avantage stratégique certain au bloc de l’Est. L’influence américaine dura jusqu’à la révolution de 1979 et l’établissement d’une république islamique. 50. Anonymous [Michael Scheuer], Through Our Enemies’ Eyes : Osama bin Laden, Radical Islam, and the Future of America, Washington : Brassey’s, 2002. 51. Dans son discours à la nation du 20 septembre 2001, Bush déclare : « The terrorists practice a fringe form of Islamic extremism that has been rejected by Muslim scholars and the vast majority of Muslim clerics -- a fringe movement that perverts the peaceful teachings of Islam. (…)The terrorists are traitors to their own faith, trying, in effect, to hijack Islam itself. The enemy of America is not our many Muslim friends ; it is not our many Arab friends. Our enemy is a radical network of terrorists, and every government that supports them. » (nous soulignons) 52. Rabino, op.cit., p. 129. 53. Nadia Marzouki, L’islam, une religion américaine ?, Paris : Seuil, 2013, p. 53. 54. Naves, Marie-Cécile, Le nouveau visage des droites américaines, Limoges : Fyp éditions, 2015, p. 156. 55. Lefait, Sébastien, « Le méchant après le 11 Septembre : terroristes sous surveillance dans 24 et Homeland », Cycnos, 29 (2), 2013, in Christian Gutleben et Karine Hildenbrand, Le Méchant à l’écran : les paradoxes de l’indispensable figure du mal, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 157-177. 56. « He’s a Muslim » 57. Hélène L’Heuillet, Aux sources du terrorisme, de la petite guerre aux attentats-suicides, Paris, Fayard, 2009, p. 238. 58. Lefait, op. cit.

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59. Pierre Beylot, « Homeland/Hatufim : intertextualié sérielle et transfert culturel », Mise au point #7, 2015. Disponible à : http://map.revues.org/1839 (dernier accès le 8 juillet 2015) 60. Arun Kundnani, « On Homeland, Islam Means Terror, TV’s one major Muslim character is a secret Al-Qaeda agent », 2014. Disponible à : http://fair.org/extra-online-articles/on-homeland- islam-means-terror/ (dernier accès le 8 juillet 2015) 61. Rabino, ibid. 62. TAD. Plus, the Arab religion doesn’t value human life the way we do. I mean, we’re the infidels, right ? And these Arabs think if they kill us they get to go to Heaven. And we’re supposed to– DANA. They’re not Arabs. Iranians aren’t Arabs, they’re Persians. (…) TAD. Persians, Arabs, what’s the difference ? They both want the same thing which is to annihilate us. Why shouldn’t we hit them first ? Maybe with a nuke or two of our own. 63. « President Bush Adresses the Nation », 20 septembre 2001. Disponible à : http:// www.washingtonpost.com/wp-srv/nation/specials/attacked/transcripts/ bushaddress_092001.html (dernier accès le 6 juillet 2015) 64. Voir Nadia Marzouki, op. cit., p. 143-192. 65. « It is being Muslim that makes someone dangerous (…). The Quran, the sacred text of billions of people throughout history, is nothing more or less than terrorism and medieval justice embodied », Laila Al Arian, « TV’s most Islamophobic show », 2012. Disponible à : http:// www.salon.com/2012/12/15/tvs_most_islamophobic_show/ (dernier accès le 8 juillet 2015) 66. « Muslims, no matter how successful, well-placed and integrated, are a hidden danger to their fellow Americans. » 67. Voir l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien ratifié en juillet 2015 par l’Iran et le P5+1 dont font partie les États-Unis. Le texte prévoit un encadrement strict du programme nucléaire iranien et, en contrepartie, la levée des sanctions adoptées par l’Union Européenne et les États- Unis à l’encontre de l’Iran. (M. E. Gordon et D. E. Sanger, « Deal Reached on Iran Nuclear Program ; Limits on Fuel Would Lessen With Time », 14 juillet 2015. Disponible à : http:// www.nytimes.com/2015/07/15/world/middleeast/iran-nuclear-deal-is-reached-after-long- negotiations.html?_r=0 (dernier accès le 22 février 2016)) 68. Ardavan Amir-Aslani, Iran – États-Unis, les amis de demain ou l’après Ahmadinejad, Paris, Pierre- Guillaume de Roux, 2013, p. 99. 69. En dépit de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, laissant entrevoir la reprise d’un dialogue entre l’Iran et l’occident, 80 % des Américains estiment que l’Iran n’est pas digne de confiance. Le sondage a été mené par Fox News entre le 13 et le 15 juillet 2015 et est disponible à : http://www.foxnews.com/politics/interactive/2015/07/16/fox-news-poll-trust-in-iran-nearly- triples-among-democrats-clinton-nature-is-to/ (dernier accès le 22 juillet 2015). 70. Ross, L.A., « Iran Expert : Showtime’s ‘Homeland’ Creates Tension for American Diplomacy », 2013. Disponible à : http://www.thewrap.com/showtimes-homeland-creates-tension-american- diplomacy/ (dernier accès le 8 juillet 2015) 71. « Muslim Americans are not automatically to be considered terrorists, but their culture remains a source of suspicion for its radicalizing effects », in Arun Kundnani, op. cit. 72. Voir le discours prononcé au Caire le 4 juin 2009 dans lequel Obama déclare : « Je suis venu ici au Caire en quête d’un nouveau départ pour les États-Unis et les musulmans du monde entier, un départ fondé sur l’intérêt mutuel et le respect mutuel » (traduction française du Bureau des services linguistiques du Département d’État).

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RÉSUMÉS

Cet article analyse la manière dont la série Homeland représente et remédie à la guerre contre le terrorisme (« War on Terror »). Celle-ci a engendré des troubles visuels et perceptifs chez beaucoup d’Américains, maux attisés par la politique de la peur menée par l’administration Bush dans l’après 11 Septembre. Ainsi, nous postulons que Homeland nous réapprend à voir par trois stratégies. En premier lieu, elle nous met face à des scènes apocalyptiques d’attentats terroristes qui évoquent les attentats de 2001 et nous invite ainsi à faire le deuil de l’événement et à nous résigner à vivre dans un monde où le terrorisme fait partie du quotidien. Ensuite, en offrant des ennemis de l’intérieur parfois éloignés de l’archétype du terroriste islamiste arabe si répandu dans l’idéologie du 11 Septembre, la série interroge la vision officielle de l’histoire de la guerre contre la terreur en suggérant une responsabilité américaine dans le surgissement d’actes terroristes sur le sol américain. Enfin, elle tente de remédier à une vision stéréotypée et négative de l’Islam également héritée de la politique de la peur des années 2000. Une telle démarche n’est cependant pas sans contradiction du fait de l’instabilité idéologique inhérente à Homeland.

This article investigates the way TV series Homeland represents and remedies the War on Terror. Because of the culture of fear that was developed by the Bush administration after 9/11, many Americans have suffered from visual and perceptive disorders. In that regard, we contend that Homeland helps us regain our capacity to see through three strategies. First, the series confronts us with apocalyptic scenes picturing terrorist attacks that conjure up the 9/11 attacks. In so doing, it invites us to exorcise the original trauma and teaches us how to defuse and live with terror. Second, by offering types of “enemies within” which are sometimes far from the widespread Arab-Islamic terrorist archetype, Homeland questions the official vision of the (hi)story of the War on Terror and highlights a probable American responsibility in the emergence of terrorist attacks on US soil. Third, the show tries to twist our stereotyped, negative vision of Islam that was also inherited from the culture of fear of the 2000s. However, such an enterprise is not without contradiction due to Homeland’s inherent ideological instability.

INDEX

Keywords : Homeland, War on Terror, 9/11, Bush George W., Islam, islamophobia, United States Mots-clés : Homeland, guerre contre la terreur, 11 septembre, Bush George W., Islam, islamophobie, États-Unis

AUTEUR

ALEXIS PICHARD Agrégé d’anglais et ATER à l’université Paris Ouest. Alexis Pichard prépare une thèse à l’université du Havre sur l’ambiguïté des représentations de la guerre contre la terreur dans les thrillers politiques 24 heures chrono et Homeland. Il a déjà consacré plusieurs ouvrages aux séries télévisées américaines, parmi lesquels Les séries américaines, la société réinventée ? (L’Harmattan, 2013), codirigé avec Aurélie Blot.

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