UN GRAND HISTORIEN, UN GRAND ARTISTE ALBERT SOREL

LBERT SOREL est mort le 29 juin 1906... Un demi-siècle, c'est souvent assez pour estomper un grand souvenir, pour faire A glisser dans un semi-oubli une œuvre un moment fameuse et pour, d'une réputation mondiale, ne guère laisser subsister qu'un nom. Pareil sort n'a point été réservé à l'auteur de L'Europe et la Révolution française. Ses livres toujours sont lus, font toujours autorité, son enseignement garde sa vertu et le solennel hommage que l'Institut des Etudes politiques va, le 20 novembre (1), rendre à sa mémoire montrera combien celle-ci est restée vivante. Pour s'expliquer le rayonnement persistant de l'œuvre sorélienne, il est nécessaire de connaître quelque chose de l'homme.

Albert Sorel est né à Honfleur, le 13 août 1842, de vieille souche normande et son patronpne est d'origine Scandinave. Des compa­ gnons de Rollon il aura la haute stature, le teint coloré, l'œil bleu, le poil blond, la moustache tombante ; il en aura aussi la pugnacité et l'ingéniosité ; il sera toutefois complètement exempt de leur férocité. Après de bonnes études faites d'abord dans sa ville natale, puis à , il atteint l'âge de choisir carrière, n'ayant de goût

(1) La cérémonie, qui aura lieu en présence de M. René Coty, Président de la République, commémorera, en même temps que le cinquantième anniversaire de la mort d'Albert Sorel, celui de la mort d'Emile Boutmy, fondateur en 1872 de l'Ecole des Sciences politiques. Le Ministre de l'Education nationale prendra la parole; M.André Siegfried représentera l'Académie française ; M. Jacques Chastenet — auteur du présent article où il retrace la vie et l'œuvre d'Albert Sorel qui, de 1866 à sa mort, fut le collaborateur de la Revue des Deux Mondes — représentera l'Académie des Sciences morales et politiques. LA EEVUï N» 22 1

I 194 LA REVUE bien décidé que pour la musique et la littérature. Ses parents eussent souhaité l'orienter vers l'industrie ; ils y renoncent de bonne grâce et notre jeune homme peut faire, sans obstacle, ses premières armes littéraires en donnant au Journal de Honfleur des articles de critique musicale. En même temps il lit beaucoup, se passionne pour Balzac et découvre . IJ publiera plus tard une étude perspicace sur l'auteur de VEsprit des Lois dont le style, à la fois dense et nombreux, marquera fortement le sien. Il a alors une chance : celle d'être présenté à Guizot. Le vieil homme d'Etat et historien, restaurateur de l'Académie des Sciences morales et politiques, sait — mérite suprême des années décli­ nantes — s'intéresser à la jeunesse. Devinant l'étoffe d'Albert Sorel : « Vous aimez la musique, lui dit-il, vous aimez le roman, Faites votre Droit. Lisez, écoutez, écrivez, promenez-vous : voilà qui mène à tout et vous fera gagner du temps. » Sorel s'empresse de suivre le conseil. Ses études juridiques lui laissant des loisirs, il les emploie à étudier l'harmonie et le contrepoint, à ébaucher des romans, à faire un long séjour en Allemagne dont il apprend la langue et observe les mœurs, enfin à 'fréquenter, en qualité d'auditeur libre, l'Ecole des Chartes dont il n'oubliera jamais la saine discipline. A vingt-quatre ans, le voici licencié en droit, mais surtout muni d'un ample bagage intellectuel, ayant déjà beaucoup vu, beaucoup retenu et prêt à affronter, sans âpreté mais délibérément, les risques de l'existence. Il appartient à une génération qui, dégagée du romantisme, vit dans le positif et aime regarder les faits jusque par-delà les frontières. La carrière du barreau lui apparaît un peu bien verbale ; il s'est pourtant décidé à l'embrasser quand Guizot, qui ne l'a pas perdu de vue, lui propose de le faire attacher au ministère des Affaires étrangères, Il^ecepte aussitôt, En 1866, la dactylographie n'est pas soupçonnée et la besogne d'un attaché novice est surtout de copiste. Sorel, avec le dandysme de son âge, affecte quelque dédain pour ce métier ; son intelligence comme sa pénétration n'en sont pas moins remarquées par ses. chefs et il se voit affecté comme rédacteur à la sous-direction du Nord, alors la plus recherchée du Quai d'Orsay,. Bien que devenu fonctionnaire de l'Empire et tout en restant à l'écart de l'orageuse « Jeunesse républicaine », Sorel tient le régime impérial en assez piètre estime ; il discerne clairement tout ce que son clinquant recouvre do faiblesse et sa politique ALBERT SOREL 195

'étrangère lui semble marquée au coin de l'imprudence prétentieuse. Singulièrement perspicaces apparaissent les lettres adressées alors par Sorel à son ami intime Albert Eynaud (1). Certains passages de cette correspondance témoignent d'un véritable don de pro­ phétie, tel celui-ci écrit le 27 juin 1867 ; « Fera-t-on la guerre ? On la fera, je le crois, parce que.la Prusse le veut „. Le danger est que nous pouvons être provoqués ... Tous nos efforts doivent tendre à éviter cette conjoncture, » N'est-ce pas, trois ans à l'avance, prévoir l'imbroglio de la candidature Hohenzollern, les maladresses de la diplomatie fran­ çaise et la dépêche d'Ems ? A côté de considérations politiques toujours pertinentes, les mêmes lettres, encore que rédigées au courant de la plume, abondent en portraits tracés et en scènes décrites avec une sûreté qui révèle l'écrivain-né. Sûreté qui s'affirme dans l'article qu'en 1868 Sorel, à la demande de Buloz, fait paraître dans la Revue des Deux Mondes pour exposer les conséquences de la victoire de Sadowa remportée deux ans auparavant par la Prusse sur l'Autriche. Cet article, bien que ou parce que non signé, a un puissant retentissement. Guizot, qui est dans le secret, félicite l'auteur et pressent en lui un futur grand ambassadeur. 1870. Les pires prévisions d'Albert Sorel se réalisent. Il n'en tire nulle vanité tout abîmé qu'il est dans la douleur que lui cause la catastrophe de Sedan. Paris étant sur le point d'être investi, le gouvernement de la Défense nationale, qui se refuse à quitter la capitale, envoie à Tours une délégation. Un diplomate de carrière, le comte de Chaudordy, se voit chargé d'y représenter le ministère des Affaires étrangères et il emmène avec lui Sorel, maintenant secrétaire d'ambassade. Dans ce ministère improvisé tout est à créer. Les collaborateurs de Chaudordy sont fort peu nombreux et, d'un seul coup, Sorel est amené à traiter les affaires les plus importantes. Tâche difficile et mélancolique : la France, qui se croyait, non seulement forte, mais aimée, se réveille dans un complet isolement. C'est en vain que Thiers, longtemps inutile Cassandre, prend un bâton de pèlerin et visite successivement les grandes capitales européennes : il n'y rencontre que visages de bois ou, au mieux, politesses dilatoires.

(1) Elles ont été publiées en 1936 dans la Revue des Deux Mondes. 196 LA REVUE

Pendant ce temps, Chaudordy et* ses adjoints s'efforcent à maintenir les relations diplomatiques et à montrer au monde que, si là" France est malheureuse, elle ne songe point à abdiquer. Les services de Sorel sont particulièrement appréciés de son chef qui ne tarde pas à faire de lui son confident de tous les instants. Notre secrétaire d'ambassade se passionne pour des fonctions qui sont désormais à la hauteur de ses talents. Mais, tout en les remplissant avec ardeur et méticulosité, il les domine et ne cesse de relier le quotidien au passé comme à l'avenir. « Il saisit, écrira Georges Picot, son successeur à l'Académie des Sciences morales et politiques, le rapport entre les événements, les rapproche, les compare, les note ; son esprit se développe ; au contact de la secousse des faits s'allume en lui le feu sacré, il sent qu'il devient historien. » Les conversations qu'il a avec Taine, lui- même réfugié à Tours, l'encouragent dans cette voie. Ayant ensuite suivi à Bordeaux le gouvernement de la Défense nationale, il s'essaie à la recherche scientifique en réunissant les documents qui vont lui permettre de rédiger une brochure destinée à faire connaître aux Anglais les exactions dont l'armée ennemie s'est rendue coupable en France. Et déjà il songe à écrire une Histoire diplomatique de la Guerre franco-allemande, cette histoire qu'il est en train de vivre. L'armistice signé, il va avec le gouvernement — maintenant dirigé par Thiers — à Versailles puis à Paris. Le spectacle de la Commune a encore enrichi son expérience et l'a fait pénétrer dans la psychologie des foules. Il est désormais complètement armé pour suivre la vocation qui est décidément la sienne : appliquer ses dons d'artiste et sa connaissance pratique de la diplomatie à l'exposition et à l'explication de faits historiques.

Les débuts de la carrière d'Albert Sorel donnent, croyons-nous, la clef de son oeuvre. Sorel a été assez long avant de se découvrir historien ; ses années d'apprentissage furent donc à l'abri de l'atmosphère sou- vent'grisante, parfois aussi desséchante, des archives et des biblio­ thèques. Il s'était d'abord voulu romancier, il fut ensuite fonc­ tionnaire et, comme tel, les circonstances l'amenèrent à s'initier de bonne heure au mécanisme des affaires d'Etat. Il était aussi ALBERT SOREL 197

« homme du monde » dans le meilleur sens de l'expression, c'est-à- dire qu'il connaissait intimement, par contact direct, force choses et force gens, tant dans son pays qu'à l'étranger. Ne sont-ce pas là les meilleures conditions pour aborder l'étude de l'histoire, en particulier de l'histoire moderne ? Nul texte, en effet, nul document, si bien choisis soient-ils, ne livrent, avec une sûreté absolue, ni la réalité des faits qu'ils mentionnent, ni la pensée profonde de ceux de qui ils émanent. Les statistiques peuvent avoir été faussées ; les mémoires ou souvenirs peuvent être tendancieux ; les correspondancesNpubliques ou privées peuvent ne pas découvrir les mobiles essentiels des scripteurs ; les textes officiels eux-mêmes peuvent contenir des lacunes cachées. Sans doute, une critique sévère et appliquée- avec unp bonne méthode permet-elle souvent d'opérer les redressements, additions, retran­ chements ou rectifications nécessaires. Souvent, pas toujours. Une critique des textes, si bien menée soit-elle, s'exerce inévitable­ ment du dehors. Elle ne saurait complètement remplacer une connaissance par le dedans. Prenons un exemple : une dépêche diplomatique est examinée par l'historien. A la lueur de ce qu'il sait de la négociation dans laquelle elle est insérée, il s'efforce d'en déterminer le sens exact. Mais n'a-t-il pas chance d'y parvenir avec plus de précision s'il a lui-même eu l'occasion de participer à l'élaboration d'une dépêche, de mesurer les influences qui l'ont inspirée, de constater les modi­ fications successivement subies par la minute initiale, d'assister à la naissance des restrictions mentales dissimulées entre les lignes : bref, de voir les hommes derrière les mots ? Même chose pourrait être dite d'un texte législatif. Un historien consciencieux scrute avec soin, non seulement le compte rendu des débats ayant précédé l'adoption de ce texte, mais encore les pro­ cès-verbaux de commissions. Toutefois, s'il n'a jamais été mêlé, au moins en spectateur, aux manœuvres de couloirs, s'il n'a pas vu personnellement fonctionner une commission parlementaire, une fraction de la vérité risque de lui échapper. Assurément certains historiens, qui n'ont jamais été qu'histo­ riens, possèdent un sens divinatoire leur permettant de "suppléer àjeur défaut d'expérience concrète. Il faut s'incliner bas devant eux. Mais le sens divinatoire est un don du ciel sur lequel on ne saurait toujours compter. 198 LA REVUE

Qu'un homme qui a connu par l'intérieur un ordre de questions soit particulièrement qualifié pour l'exposer ex cathedra, c'est là une des idées qui inspirèrent. la fondation de cette Ecole libre des Sciences politiques dont Albert Sorel devait être un des maîtres les plus écoutés. ' Au lendemain de là défaite de 1870, la France, ses classes dirigeantes surtout, se livrèrent à un vaste examen de conscience. « L'écrasement subi, écrira M. Jean-Albert Sorel, petit-fils de l'illustre historien, était si inattendu et sembla si total aux Français qu'ils crurent leur patrie touchée dans ses œuvres vives et pensèrent qu'il fallait la reconstruire du faîte à la base, moralement et maté­ riellement. » C'est le moment où Renan donne sa Réforme intellectuelle et morale, livre amer et désenchanté qui fait le procès de la démocratie et qui, en bien des endroits, sonne comme un mea culpa. Aussi persuadés que Renan de la nécessité d'une restauration de l'édifice, mais moins pessimistes et plus confiants dans l'avenir, un petit groupe de penseurs et d'écrivains politiques groupés autour d'Emile Boutmy jugèrent qu'il importait avant tout de donner à la France des cadres solides. D'où la pensée de créer une institution libre, destinée à former une élite de fonctionnaires, de diplomates, et plus généralement d'hommes publics. Cette formation ne sera pas-idéologique mais pratique, dans l'acception élevée du mot ; en conséquence, ce sera de préférence à- des prati­ ciens ou anciens praticiens que l'enseignement sera confié. • Le 13 janvier 1872, l'Ecole libre des Sciences politiques est inau­ gurée. Deux jours après, Albert Sorel y fait sa première leçon. C'est sur la recommandation de Taine que Boutmy l'a pressenti pour occuper la chaire d'histoire diplomatique. Il a d'abord hésité, mais sur l'avis de Guizot, maintenant octogénaire, il a fini par consentir. « Vous apprendrez votre cours en le faisant », lui a dit le vieillard. En fait, il se révélera sur-le-champ grand professeur. Sa pres­ tance, sa voix grave, la lucidité de son exposé, la chaleur de ses développements exercent sur ses élèves une véritable fascination. Pendant trente-trois ans, Sorel ne cessera jamais d'avoir des auditoire! aussi nombreux qu'empressés, auditoires qui seront loin de n'être composés que de Français. Longtemps on rencontrera des diplomates et des hommes politiques étrangers — sans doute pourrait-on en rencontrer encore — proclamant avec fierté : « J'ai été l'élève de Sorel !» ALBERT SOREL 199

Quelle influence indirecte un tel prestige n'a-t-il pas valu à la France !

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Cependant, notre professeur est toujours secrétaire d'ambassade, toujours attaché au Quai d'Orsay. En 1873, il devient même chef du secrétariat du duc Decazes, ministre des Affaires étrangères. La plus belle carrière diplomatique s'ouvre devant lui. Ses deux démons toutefois ne le quittent pas : le démon de la littérature et le démon, plus tard venu mais aussi exigeant, de l'histoire. Sorel veut écrire et écrire des ouvrages historiques. Il vient de publier cette Histoire diplomatique de la Guerre franco- allemande, qu'il a conçue aux sombres jours de Tours et de Bor­ deaux. Voici maintenant qu'il médite d'utiliser les innombrables notes qu'il ne cesse d'accumuler et qui sont la base solide de son cours pour retracer ^'histoire des relations diplomatiques de la France et de l'Europe à la fin du xvnie siècle et au début du xixe. Projet encore vague, mais qui ne tardera pas à orienter l'activité de Sorel et à la dominer. En 1876, il lui faut faire un choix : ou il ira occuper à l'étranger le poste d'importance auquel ses services lui donnent droit, ou il devra abandonner la carrière pour se consacrer à l'histoire. Pénible alternative. Après un rude débat intérieur, Sorel opte pour le second terme. Ses démons familiers ont été les plus forts. Heureusement, bien qu'ayant cessé d'dppartenir aux services diplomatiques, il ne cessera pas de garder contact avec les milieux politiques. Le duc d'Audifîret-Pasquier, président du Sénat, le nomme secrétaire général ,de la Présidence, avec résidence au palais du Luxembourg. Le Luxembourg, lieu auguste où le génie de la Troisième République va bientôt installer ses autels. Pendant vingt-cinq années, Albert Sorel y exercera ses délicates fonctions avec autant d'assiduité que de compétence ; il y trouvera un nouveau champ d'expérience et s'y initiera aux arcanes du^nonde parlementaire. Initiation qui ne lui sera pas inutile quand il aura à démonter les ressorts cachés de la Législative, de la Convention, et des assemblées du Directoire. Ajoutons qu'il lui sera loisible de fréquenter dans les coulisses de la Haute Assemblée, un homme plus encore que lui dévoré par la passion des Lettres : le grand poète Leconte de Lisle, sous- 200 LA REVUE bibliothécaire du Sénat. Mais c'est à son enseignement et à ses livres qu'il entend consacrer le meilleur de lui-même. En 1881, Gambetta, ce grand pêcheur d'hommes, lui propose soit la direction politique du Quai d'Orsay, soit l'ambassade de Berlin : Sorel refuse l'une et l'autre.

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« C'est un cas fort rare, écrira Boutmy, qu'un homme ait l'occa­ sion d'éprouver par la parole publique et d'essayer sur un auditoire les différentes parties de l'œuvre qu'il rédigera ensuite à loisir. » De ce vaste monument, L'Europe et la Révolution française, qui assurera sa gloire, Sorel a esquissé les lignes maîtresses devant ses élèves des Sciences politiques, avant que d'en fixer le détail sur le papier. Travail longuement pourpensé, préparé par de minutieuses recherches et de longues réflexions, précédé de multiples épures. L'auteur ne se presse point. Il estime qu'une œuvre histo­ rique doit' former un tout parfaitement cohérent et qu'il est impru­ dent d'en publier une fraction sans en avoir minutieusement arrêté le plan d'ensemble. Aussi n'est-ce qu'en 1885 qu'il fait paraître son premier tome. En 1892 les trois suivants auront été publiés. Ces quatre volumes sont respectivement intitulés : Les Mœurs politiques et les traditions, La Chute de la Royauté, La Guerre aux rois et Les Limites naturelles. On peut dire qu'ils renouvellent l'histoire politique de la période. Sorel avait abordé Mus parti pris l'étude des actions et réactions déterminées en Europe par la Révolution française. Le dépouille­ ment des archives étrangères, mené parallèlement &• celui des archives françaises et confronté avec .les résultats de son expérience personnelle l'ont progressivement amené à une vue profondément originale. « Jusque là écrira Louis Madelin on croyait que 1789 était une hégire : la France avait en une heure répudié tout son passé. » On pensait aussi que les puissances européennes n'avaient eu d'yeux que pour la Révolution et que toute leur politique extérieure avait été commandée par le seul désir d'étouffer la pensée nouvelle. En réalité, montre Sorel, la France révolutionnaire n'a fait que reprendre, en partie inconsciemment, les traditions de la Monarchie. Sous le couvert de l'idéologie abstraite et universelle exprimée dans la Déclaration des Droits de l'Homme, il s'est toujours agi ALBERT SOREL 201 d'élargir le « pré carré » français et de le pousser jusqu'à ses « limites naturelles ». Avec plus de précipitation et un autre langage, les hommes de la Législative, ceux de la Convention, ceux du Direc­ toire, se sont contentés de poursuivre la patiente besogne amorcée dès les temps capétiens. Entre, d'une part la politique étrangère de Louis XI, de Richelieu et de Louis XIV, et d'autre part, celle du Comité de Salut Public, il n'y a pas eu, en dépit des apparences, de véritable solution de continuité. « Ainsi — pour citer encore Louis Madelin — Sorel rendait son unité à VHistoire de France. Mais en lui rendant son unité, il justifiait toute sa politique à travers les siècles ; cette politique avait été imposée à la France par sa situation géographique, à ce point que le lendemain du jour où la Convention avait envoyé à l'échafaud le dernier successeur des princes capétiens, elle repre­ nait leur œuvre et rapidement la consommait. » Pas davantage la Révolution n'a-t-elle amené les monarchies étrangères à se départir de leurs traditions. Les coalitions menées contre la France n'ont été que la suite et un des aspects du jeu compliqué que jouaient depuis longtemps les chancelleries euro­ péennes. A la fin du xvme siècle, et jusqu'à son ultime partage, la Pologne a probablement constitué le souci cardinal des Cours de Vienne, de Berlin et de Pétersbourg ; dans une large mesure, la guerre à la France ne fut, pour ces Cours, qu'une diversion dont chacune entendait tirer profit au détriment des deux autres. Quant à l'Angleterre, si elle attendit l'exécution de Louis XVI pour rompre avec notre pays, cette exécution ne lui fut qu'un prétexte. Il s'agissait toujours pour elle de défendre la liberté des Bouches de l'Escaut, toujours aussi d'empêcher qu'aucune des puissances du continent ne l'emportât nettement sur les autres. Les quatre premiers volumes de Sorel causèrent quelque sur­ prise, sinon quelque scandale. A droite, on s'émut de voir les « hommes de sang » du Comité de Salut public considérés comme ayant chaussé les bottes des rois. A gauche, on eut peine à admettre que la Révolution n'eût point été au centre des préoccupations mondiales. La démonstration était pourtant si claire et appuyée sur des preuves si certaines que tous ceux que n'aveuglait pas la passion s'inclinèrent vite. 202 LA BEVUE

Pendant onze ans, Sorel interrompt la publication de son grand ouvrage : non paresse, — il donne pendant cette période un livre très utile sur la Question d'Orient au XVIIIe siècle ainsi que de remarquables Essais d'histoire et de critique — mais scrupule d'historien qui ne veut laisser échapper aucune source, aucun document. En 1903, il est prêt et en deux ans paraissent les quatre derniers tomes de L'Europe et la Révolution française. Ils couvrent l'époque s'étendant de 1795 à 1815; c'est dire que Napoléon Bona­ parte en est la figure dominante. Si haute que soit cette figure, Sorel la réintroduit dans une série. « Rome vaincue, écrit-il, enfanta César; la Révolution enfanta Bona­ parte » : il ne voit point en lui le condottiere de Taine, mais le conti­ nuateur du Comité de Salut public, comme celui-ci avait été le continuateur de Richelieu. Pour protéger les « frontières naturelles » enfin acquises, il faut des bastions. Pour protéger ceux-ci, il faut des postes avancés. De là une suite presque fatale de conquêtes qui ne pouvaient, par une fatalité contraire, que susciter les violentes réactions des tenants de l'équilibre européen. L'eût-il voulu, Napoléon n'eût pu arrêter sa marche en avant ; aurait-il fait, les premiers revers survenus, d'amples concessions, pas davantage n'aurait-il réussi à limiter ses reculs. Le tout se termina par les traités de 1815, victoire de la politique d'équilibre. Elle devait assurer une longue paix à l'Europe, mais elle ne fut pas définitive car l'idéo­ logie dont la Révolution et Bonaparte s'étaient servi pour justifier leurs entreprises contenait en germe une autre politique plus explosive : celle des nationalités. Quand il termine son ouvrage, Albert Sorel, considéré comme le premier historien français vivant, est déjà comblé d'honneurs : titulaire du grand prix Gobert, il a été en 1889 élu membre de l'Académie des Sciences morales et politiques, puis, en 1893, membre de l'Académie française et il va recevoir le prix Osiris. Tout en restant constamment modeste et serviable, il n'ignore point l'importance du monument qu'il a élevé et on peut déceler une pointe de légitime fierté dans ce passage extrait d'un billet à son fils : « Je viens d'écrire la dernière lettre de ma dernière page : Nunc dimittis servum tuum, domine. » A la satisfaction que lui donnent les enfants de son esprit, s'ajoute celle que lui donnent les enfants de sa chair. Il a eu la douleur de perdre assez tôt sa très dévouée et artiste compagne, ALBERT SOREL 203

Mme Albert Sorel, mais il conserve deux enfants : nne fille mariée au poète Jean Renouard et un fils, Albert-Emile Sorel, romancier de talent et auteur de pénétrantes biographies historiques. L'un de ses petits enfants, M. Jean Albert-Sorel, sera lui aussi, à ses heures, un historien de qualité.

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L'œuvre d'Albert Sorel reste et Pour ce qui en constitue l'essentiel, c'est-à-dire pour l'exposé et l'explication des faits diplomatiques, intervenus entre 11(89 et 1815, on voit mal, tant cette œuvre est solidement fondée et exac­ tement cimentée, comment le temps pourrait mordre sur elle. Peut-être la seconde partie de L'Europe et la Révolution française olïre-t-elle, sur quelques points, plus de prise à la critique que la première. On peut, par exemple, se demander si la silhouette qu'elle dresse de Napoléon ressemble tout à fait au modèle ?< Né dans un pays français depuis un an seulement, le Corse rêva de se substituer aux Césars germaniques et de fonder un nouvel Empire d'Occident. Il avait, semble-t-il, un côté « gibelin » :— on dirait aujourd'hui « européen » — tout à fait étranger à Richelieu comme au Comité du Salut Public. On peut aussi penser que, depuis la publication des livres de Sorel, des lumières assez neuves ont été jetées, sur le personnage de Fouché par l'étude de Madelin, et sur celui de Talleyrand par l'exploration de certaines archives viennoises. Relativement à l'ensemble, ce sont là des détails. De plus de portée serait le reproche qui a été fait à Sorel d'avoir tenu un compte insuffisant des faits sociaux et économiques. Mais ce reproche ne l'atteint que faiblement car, d'une part, son propos était essentielle­ ment de montrer l'enchaînement des événements politiques et, de l'autre, les réactions populaires ainsi que l'analyse des causes et des effets des blocus occupent dans son œuvre une place très importante. • Aussi bien, ce que nous voyons de nos jours paraît certes apporter un démenti à ceux qui affirment que les impératifs économiques dominent seuls l'histoire. Qui donc pourrait soutenir que l'homme Hitler, l'homme Staline, l'homme Churchill, n'ont pas exercé, sur le déroulement des événements contemporains, une action par­ fois décisive ? Et qui s'aventurerait à affirmer que la nationalisation 204 LA REVUE des pétroles d'Abadan et celle du Canal de Suez n'étaient comman­ dées que par la conjoncture économique ?... En vérité, les traditions politiques et les passions humaines l'emportent bien souvent sur l'intérêt. Durable par le fond, l'œuvre sorélienne ne l'est pas moins par la forme. A cette forme, l'auteur attachait une juste impor­ tance. D'abord, parce qu'il estimait qu'un historien, s'il prétend n'être point qu'un érudit et s'il entend exercer une action au-delà d'un cercle étroit de spécialistes,ne doit pas,craindre de chercher l'audience d'un public cultivé mais assez large. Ensuite et surtout, parce que jusqu'à son dernier souffle il ne cessa de se sentir homme de lettres. Trois semaines avant sa mort, il fut frappé d'un malaise aver­ tisseur, alors que, debout derrière la Table de marbre du Palais de Justice de Rouen, il venait, au nom de l'Académie française, de célébrer le tri-centenaire de la naissance de Corneille. Peu de temps auparavant, il avait écrit Vieux habits, Vieux galons, un recueil de pittoresques nouvelles, « cousines balzaciennes de l'histoire », dira . Resté amoureux de la poésie, sa première maîtresse, il nourrissait pour Victor Hugo un culte dont témoigne les pastiches mêmes qu'il fit de la manière du dieu. On connaît son étonnant Duel de VInfini et du Néant que l'on devrait bien réimprimer en annexe à La Légende des Siècles :

Avant que rien ne fût, ils étaient deux,..

Et le combat dura quatorze éternités.

Sorel a eu le constant souci de faire de ses livres, non seulement des œuvres de science mais des œuvres d'art et il s'est expliqué là-dessus dans un de ses Nouveaux Essais d'histoire et de critique. Faute de ne pouvoir le citer tout entier, détachons-en ce passage : « Réduire l'historien à accumuler les petits faits, à entasser les documents sans les trier, les assembler, les classer, prétendre qu'en s'essayant à composer il sort de son rôle, tombe dans la spéculation, s'écarte de la vérité, c'est ramener toute peinture à la photographie instantanée, car, du moment qu'il y a pose il y a choix, arrêt et, par suite, une sorte de composition... Pourquoi condamner l'écrivain à ramper sur les poussières de la vie, quand ALBERT SOREL 205

tout art n'existe, quand tout artiste ne se manifeste que par les grands traits, les caractères et les ensembles ? » Et un peu plus loin, on lit : « Pareils aux lettres écrites avec des encres chimiques, les documents veulent, pour livrer leur secret,' qu'on les réchauffe, qu'on les éclaire à la flamme de la vie. » De cette doctrine, les livres de Sorel offrent une constante illustration. Presque à chaque page s'y rencontrent la flamme et la vie. Grand art, exempt de toute redondance et qui sait faire voisiner la touche légère, mais pénétrante, avec l'ample fresque évocatrice. De la touche légère donnons un exemple extrait de La Question d'Orient au XVIIIe siècle. Il s'agit de la Cour de la grande Cathe­ rine : « Ce fut avec moins de raffinement, sans le faste, sans la politesse que l'on voyait à Versailles et sans les grâces, tout le scandale de la Cour de Louis XV, mais, tandis qu'on voyait à Ver­ sailles le spectacle piteux d'un prince efféminé, livrant l'Etat à ses maîtresses, on vit en Russie une femme à l'âme, virile gouverner ses favoris et subordonner ses égarements à la 'raison d'Etat. » Quant aux amples fresques, la plus magnifique est sans doute celle placée à l'extrême fin de L'Europe et la Révolution française. Impossible de relire sans émotion les lignes où, après avoir renqiu hommage aux vertus des Français, persistant à travers les âges, Sorel évoque cette longue suite d'hommes dont les existences accumulées bâtirent la patrie et conclut : « C'est vers eux que je me tourne au moment de fermer ce livre, compagnon de ma jeunesse, ami de mon âge mûr, où j'ai mis trente années de mon existence et tâché de traduire en paroles mon amour pour mon pays, mon admiration pour son génie, mon culte pour son histoire, ma tendresse pour ses illusions, ma fierté de son triomphe, et ma foi inébranlable dans ses destinées. » Vir bonus, dicendi peritus, homme de bien, habile à s'exprimer, Albert Sorel fut cela en même temps qu'impeccable érudit, psycho­ logue subtil, politique expérimenté, vibrant animateur, patriote ardent et grand historien. On ne saurait que gagner à méditer les exemples qu'il a laissés dans tant de domaines et à s'efforcer de les suivre — même si ce ne peut être que de loin.

JACQUES CHASTENET.