Décadrages Cinéma, à travers champs

32-33 | 2016 Séries télévisées contemporaines

Mireille Berton et Sylvain Portmann (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/decadrages/850 DOI : 10.4000/decadrages.850 ISSN : 2297-5977

Éditeur Association Décadrages

Édition imprimée Date de publication : 1 juillet 2016 ISBN : 978-2-9700963-2-0 ISSN : 2235-7823

Référence électronique Mireille Berton et Sylvain Portmann (dir.), Décadrages, 32-33 | 2016, « Séries télévisées contemporaines » [En ligne], mis en ligne le 14 juin 2018, consulté le 25 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/decadrages/850 ; DOI : https://doi.org/10.4000/decadrages.850

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® Décadrages 1

SOMMAIRE

Editorial Mireille Berton, Charlotte Bouchez, Achilleas Papakonstantis et Sylvain Portmann

Dossier : séries télévisées contemporaines

La forme de la série de télévision comme contenu sédimenté David Buxton

Principes de la relation sensible aux séries télé Stéphane Benassi

Technologies numériques et fantasmes panoptiques dans les séries télévisées contemporaines Mireille Berton

« How the West Was Won Again » Les genres aux croisements du cinéma et des séries télé : l’exemple de Deadwood Achilleas Papakonstantis

« We believe in Sherlock ! » : Sherlock (BBC) et la culture fan Jeanne Rohner

Guest stars : de la stratégie has been au second souffle des stars de cinéma Gwénaëlle Le Gras

The Wire et le mélodrame américain de Noirs et Blancs (extrait)* (traduction de l’américain par Sylvain Portmann, approuvée par l’auteure) Linda Williams

Glossaire Mireille Berton

Qu’en est-il des (web-)séries suisses ? Point sur la situation lors des Journées de Soleure 2016 Sylvain Portmann et Anne-Katrin Weber

Rubrique cinéma suisse

Entretien avec Kim Seob Boninsegni Charlotte Bouchez et Tristan Lavoyer

Du Local à la Bobine – un cinéma à la vallée de Joux (VD) : richesses d’une monographie Daniel Reymond, La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015), Yverdon-les-Bains, Editions de la Thièle, 256 p., 150 ill. en couleur, isbn 978-2-8283-0047-0 Roland Cosandey

Apprivoiser le temps, contrôler l’espace : David Claerbout au Mamco Achilleas Papakonstantis

La Vanité : de front et de biais Laure Cordonier

« Swiss film implosion ! » au Centre d’art de Fribourg Anthony Bekirov

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Musique de film suisse – Anthologie 1923-2012 Gaspard Vignon

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Editorial

Mireille Berton, Charlotte Bouchez, Achilleas Papakonstantis et Sylvain Portmann

1 C’est désormais chose connue, l’étude des séries télévisées – toutes approches confondues – est en expansion continue, encouragée notamment par la multiplication des fictions plurielles dites de « qualité », lesquelles auraient ouvert un nouvel « âge d’or » définitoire de la « post-télévision ». Depuis les années 2000, de nombreux ouvrages, articles et revues d’orientation critique ou académique paraissent régulièrement, revendiquant le droit de s’intéresser à un phénomène de la culture de masse qui rivalise amplement avec les productions artistiques les plus légitimées. Qu’il s’agisse de présenter les séries télévisées comme le nouveau territoire d’expression des professionnels de l’audiovisuel ou de les certifier supérieures aux films de cinéma, on ne compte plus les éloges et les superlatifs.

2 En entendant apporter notre pierre à un édifice plus que prospère1, nous ne souhaitons pas pour autant reproduire ici les tics de langage propres aux discours de la distinction qui voient dans les séries télévisées une forme d’anoblissement culturel de la télévision et de leurs usagers. Nous passerons également outre les justifications d’usage qui se défendent de parler d’un objet longtemps déprécié par les élites intellectuelles et sociales. Nous aimerions plutôt faire porter l’attention sur le fonctionnement de ces séries en termes de format, de récit, de représentation, de discours, d’idéologie, etc. – les historiens et les théoriciens du cinéma et des médias étant particulièrement bien outillés pour examiner ces paramètres. Constatant le « dynamisme des études cinématographiques et audiovisuelles »2 en matière d’exploration des formes culturelles de la sérialité, Guillaume Soulez souligne à juste titre le rôle clé joué par ces domaines pour une compréhension approfondie des fictions plurielles.

3 Alors que la sociologie – pendant longtemps dominante dans l’exploration de la télévision – éclaire la manière dont les séries façonnent de nouveaux horizons de pensée et de nouvelles habitudes/pratiques culturelles, les études cinématographiques sont en mesure de cerner les enjeux historiques, esthétiques, narratifs, idéologiques, des représentations et des discours qu’elles véhiculent. Dans un numéro de la revue CINéMAS intitulé « Fictions télévisuelles : approches esthétiques »3, les éditeurs Germain Lacasse et Yves Picard signalent le déplacement qui s’est opéré récemment au sein d’un

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champ qui est passé du paradigme sociologique au paradigme esthétique4. Si la télévision a souvent été considérée dans sa dimension sociale en tant que moyen de communication de masse, les analyses esthétiques et narratologiques ouvrent des perspectives fort stimulantes5. C’est pourquoi il faut continuer à inviter les chercheuses et les chercheurs à mobiliser les instruments issus des études cinématographiques, lesquels sont définitivement susceptibles de s’appliquer « à travers champs », comme le suggère le sous-titre de Décadrages – et ce, malgré les difficultés que pose en termes d’analyse détaillée l’ampleur du corpus, sans commune mesure avec un ou plusieurs films6.

4 Il nous semble particulièrement fructueux de mener des travaux qui articulent le texte au contexte, les séries télévisées exigeant, de par la nature de leur mode de création et de diffusion, une prise en compte « globale » de tous les paramètres constitutifs de leur dispositif (représentation, réception, production). C’est également l’avis des sociologues Eric Maigret et Guillaume Soulez qui encouragent les approches esthétiques inspirées de la pragmatique, car « il ne s’agit pas seulement de décrire le contexte de réception mais de voir comment il s’insère dans un contexte plus large – culturel, social, industriel – donnant naissance à de nouveaux axes de lecture »7. Alors que l’approche sociale du médium télévisuel s’avère indispensable pour comprendre l’impact des séries télévisées sur leurs consommateurs, « c’est sans doute l’approche esthétique et narratologique qui est confrontée au changement le plus significatif ». En ce sens, l’apport des historiens du cinéma et des cultures audiovisuelles s’avère précieux, et parfaitement complémentaire à d’autres perspectives, notamment sociologiques.

5 Intitulé « Séries télévisées contemporaines », ce numéro de Décadrages cherche à interroger, non pas pourquoi elles ont du succès, mais comment elles fonctionnent, à savoir quels sont les modèles esthétiques, idéologiques, narratifs, qui les gouvernent. A défaut d’être exhaustif dans les objets et approches choisis, il propose plus modestement un échantillon de ce que des chercheuses et chercheurs en études du cinéma et autres médias peuvent produire à partir de leurs branches respectives de compétence (Star Studies, Gender Studies, Fan Studies, histoire des genres, esthétique, narratologie, sociologie des médias). A travers ces différents articles, on constate alors à quel point les séries télévisées se prêtent idéalement aux regards croisés de l’historien, du sémiologue, du narratologue, de l’esthéticien et du sociologue.

6 Le numéro s’ouvre précisément avec un article du sociologue David Buxton qui poursuit une réflexion entamée dans des ouvrages précédents sur la dimension idéologique des séries télévisées, trop souvent ignorée 8. Pour Décadrages, Buxton s’emploie encore une fois à prendre la question idéologique à rebours afin de montrer que la sérialité (la « forme série ») est utilisée par l’industrie télévisuelle pour masquer l’absence d’un projet social et collectif fort. Favorisant la multiplication des arcs narratifs et des personnages, la « feuilletonisation » croissante est, par exemple, interprétée comme révélatrice d’une incapacité à se positionner de manière claire en termes idéologiques – le centre de gravité des intrigues se déplaçant du social vers l’individuel, et plus spécifiquement vers les problèmes personnels et affectifs desdits personnages. Facilement éliminés et substitués par d’autres, passifs et dépourvus de convictions, agis au lieu d’être agissants, ils expriment un vide fondamental symptomatique d’une société à la dérive – leur seule raison d’être dépendant de facteurs commerciaux. Très loin des lectures esthétiques qui escamotent le caractère

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marchand des fictions plurielles, cet article développe une réflexion de nature politique qui vise à se demander par quels biais les paramètres économiques de la production des séries télévisées (sur)déterminent les innovations formelles – l’enjeu consistant à renverser la perspective traditionnelle qui traque l’idéologie dans la représentation.

7 Adoptant, comme Buxton, un point de vue transversal étayé sur une hypothèse théorique forte, Stéphane Benassi observe la manière dont la série télévisée permet de tisser une « relation sensible » avec le spectateur, à savoir une expérience esthétique façonnée à la fois par une matrice (le « contenu » ou l’œuvre) et une stratégie éditoriale (la programmation et son impact sur l’expérience ordinaire du spectateur). Cette double sérialité (« sérialité matricielle » et « sérialité éditoriale ») accorde alors au spectateur la possibilité de (re)vivre des émotions ordinaires sous une forme imaginaire. Narratologue et sémiologue de formation, Benassi est connu pour avoir fourni aux études sur les séries télévisées des outils précieux et précis pour comprendre leur logique de fonctionnement interne, ses travaux constituant aujourd’hui des références incontournables9. Confirmant la centralité d’une approche multilatérale qui met en interaction étroite les trois composants essentiels du dispositif de la série télévisée (le texte, le contexte et le spectateur), cette présente contribution nous fait découvrir un pan de sa nouvelle recherche qui paraîtra dans un ouvrage intitulé Les Emotions imaginaires : une expérience esthétique du télévisuel.

8 Dans la lignée des deux articles précédents qui traversent un certain nombre de séries télévisées sans s’arrêter sur un cas particulier, l’article de Mireille Berton s’emploie à observer les enjeux des fantasmes panoptiques et panscopiques véhiculés et stimulés par la représentation de technologies numériques. Il ne s’agit pas seulement de prendre en compte la dimension de « télé-surveillance » intrinsèque au dispositif télévisuel, mais de mesurer les effets idéologiques et sémio-pragmatiques produits par la récurrence de motifs qui induisent chez le spectateur une impression de toute- puissance sur le perçu. L’usage, par les personnages, d’appareils numériques (téléphone portable, tablette numérique, GPS, ordinateur, etc.) construit alors au sein de la diégèse un régime visuel et auditif qui renvoie plus largement à la prééminence des systèmes « invisibles » de surveillance qui captent chacun de nos mouvements et comportements.

9 A partir d’une étude de cas fournie par le genre du western et plus particulièrement par la série télévisée Deadwood (HBO), Achilleas Papakonstantis examine les stratégies discursives déployées par la Quality TV pour à la fois se distancer de la télévision « standard » et se rapprocher du champ du cinéma. La perspective historique adoptée par l’auteur permet de mettre en exergue la complexité des liens entre cinéma et télévision, qu’il est nécessaire d’envisager sous le prisme d’une complémentarité plutôt que d’une rivalité entre médias. L’auteur livre par ailleurs une piste de réflexion inédite concernant la « coïncidence » historique entre l’émergence de la Quality TV et le New Hollywood, deux phénomènes emblématiques de la postmodernité qui présentent comme point commun de (re)valoriser la figure de l’auteur mise précisément à mal par la critique postmoderne.

10 Jeanne Rohner propose une réflexion sur la figure du fan dans la série Sherlock de la BBC, illustrant la vivacité d’un champ de recherches qui mériterait d’être davantage développé dans les pays francophones, sur le modèle des Fan Studies anglo-saxon 10. L’auteure montre entre autres comment la création de relations interactives entre les fans de la série et l’instance de production va mener celle-ci à surenchérir en intégrant,

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dans la diégèse, la figure du fan de Sherlock (le personnage incarné par Benedict Cumberbatch). Les effets produits par cette mise en abyme forment alors un réseau d’intertextes qui contribue à brouiller les limites entre la fiction et la réalité.

11 L’article de Gwénaëlle Le Gras, spécialiste en Gender et Star Studies, se focalise sur la figure de la guest star dont la fonction consiste à faire des apparitions ponctuelles dans les séries télévisées. Existant depuis le début de l’histoire des séries télévisées (les stars de cinéma se bousculaient pour un caméo dans Columbo), le phénomène de la guest star est ici saisi au croisement de l’identité sociale de genre et de la construction du personnage en tant que star vieillissante. Permettant de capitaliser sur un rapport dynamique entre persona et casting à contre-emploi, une guest star comme Kathleen Turner (depuis longtemps oubliée par le cinéma) apporte par exemple une véritable plus-value à la série Californication : se combinent alors chez le spectateur plaisir de la reconnaissance et sentiment de surprise, lesquels jouent en faveur de l’actrice qui échappe ainsi au statut de star « has been ».

12 Le dossier se clôt sur la traduction en français d’un extrait de l’ouvrage de Linda Williams sur la série (HBO) (On The Wire, 2014). Invités à choisir parmi les chapitres qui le composent, nous avons opté pour la seconde partie du chapitre 6 – « Feeling Race. The Wire and the American Melodrama of Black and White » – qui interroge l’hypothèse selon laquelle cette série reconduirait les stéréotypes liés à la représentation des Noirs en tant que personnages dominés par les Blancs, que ce soit par excès de paternalisme (« négrophilie ») ou par mépris d’une « race » jugée inférieure (« négrophobie »). Il s’agit justement pour Linda Williams de montrer que The Wire échappe aux écueils habituels du mélodrame de « Noirs et Blancs » lequel, depuis le milieu du XIXe siècle, ne voit que deux issues possibles pour les personnages de couleur : soit être l’objet du racisme blanc, soit celui de la bienveillance mêlée de pitié de la part de ceux qui les dominent11. Traversant les époques, ces deux points de vue opposés participent au même titre à pérenniser le mélodrame de « Noirs et Blancs » fondé sur une conception manichéenne des rapports de race, les uns étant tantôt les victimes, tantôt les bourreaux des autres. L’appel fréquent à la représentation « réaliste » de personnages appartenant à la communauté afro-américaine n’y change rien : les stéréotypes, qu’ils leur soient favorables ou non, persistent. Refusant précisément de jouer la « carte raciale » (à savoir de jouer le jeu de la victime d’un autre racialisé, explique Williams), The Wire met en scène des individus qui s’affrontent davantage sur le terrain des rapports de classes que sur celui des antagonismes raciaux. Aussi, si les problèmes de racisme (qui touchent toutes les communautés représentées) ne sont pas écartés de l’intrigue, ils sont subsumés au sein d’un faisceau de déterminations sociales, économiques et politiques plus larges où la couleur de peau a peu de poids face au pouvoir de l’argent.

13 A l’intersection du dossier et de la rubrique suisse, nous proposons un article/compte- rendu ainsi qu’une retranscription de la table ronde qui s’est tenue en janvier 2016 aux Journées de Soleure sur le thème des séries et des web-séries suisses, contribution signée par Sylvain Portmann et Anne-Katrin Weber. Organisée en collaboration avec Décadrages et le Réseau Cinéma CH, cette rencontre a permis de faire dialoguer des professionnels de la production télévisuelle, au niveau aussi bien suisse romand que suisse allémanique. Elle a donné l’occasion d’en apprendre un peu plus sur la production de séries télévisées (majoritairement financées par de l’argent public12), la Suisse proposant depuis une dizaine d’années des fictions plurielles « maison » qui

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traitent de questions variées à travers des genres que le sont tout autant. Aux séries « classiques » produites et diffusées par les différentes chaînes nationales, sont venus récemment s’ajouter de nouveaux formats destinés aux médias numériques, à l’instar des web-séries (de fiction également). Qu’elles soient le résultat d’initiatives privées ou publiques (ou les deux), ces web-séries présentent la particularité d’être moins coûteuses, plus courtes en termes de durée (quelques minutes) et de s’adresser à un public familier des technologies numériques et du visionnement sur internet de contenus audiovisuels. A partir du constat de la multiplication des séries suisses tous formats confondus, les intervenants de cette table ronde ont débattu de questions relatives aux modes de production, de diffusion et de consommation qu’elles engagent.

14 La rubrique suisse de ce numéro passe en revue un certain nombre d’événements qui ont marqué l’actualité helvétique dans le domaine de l’audiovisuel durant le second semestre de l’année 2015. Kim Seob Boninsegni, artiste polyvalent qui vit et travaille à Genève, relate à Charlotte Bouchez et Tristan Lavoyer son expérience d’incursion dans la fiction cinématographique avec Occupy the Pool, présenté dans la compétition internationale du Festival Tous Ecrans en novembre dernier à Genève. L’entretien porte sur la genèse de ce long-métrage et les spécificités de la pratique filmique de l’artiste (notamment son travail avec les acteurs et la perméabilité entre l’art contemporain, le théâtre et le cinéma). La monographie de Daniel Reymond, La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015), parue aux Editions de la Thièle, est présentée par Roland Cosandey. Son compte rendu montre comment le travail de Reymond, en s’appuyant sur une grande variété de sources, dépasse les limites d’une histoire locale – centrée sur une salle « périphérique » (La Bobine) – et suggère, de manière plus générale, des pistes nouvelles pour l’historiographie de l’exploitation cinématographique. Laure Cordonier, pour sa part, revient sur le sixième long-métrage fictionnel de Lionel Baier, La Vanité, qui traite d’un sujet bien présent dans la société suisse, à savoir le suicide assisté. Deux expositions, la rétrospective qu’a consacrée le Mamco à l’artiste belge David Claerbout, et Film implosion ! Experiments in Swiss Cinema and Moving Images, organisée au Fri Art et curatée par Balthazar Lovay et François Bovier, sont recensées par les articles d’Achilleas Papakonstantis et d’Anthony Bekirov respectivement. Le compte rendu de Gaspard Vignon qui clôt cette rubrique présente l’anthologie Musique de film suisse (un livre de quatre cents pages, trois CD et un DVD), éditée par la fondation SUISA.

NOTES

1. Les séries télévisées ne cessent d’inspirer des colloques, journées d’étude, tables rondes, revues papier ou en ligne. Citons seulement deux exemples récents dans l’espace francophone : lancée en 2015 par Laetitia Biscarrat et Gwénaëlle Le Gras, la revue scientifique en ligne Genre en séries : cinéma, télévision, médias a consacré ses deux premiers numéros aux fictions sérielles ; la dernière livraison de la revue Télévision (n o 7, 2016) s’intéresse à la manière dont les séries télévisées permettent de repenser le récit.

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2. Guillaume Soulez, « Introduction », Mise au point [en ligne], no 3, 2011, p. 2 (« Sérialité : densités et singularités / Seriality : Densities and Singularities »). URL : http://map.revues.org/927 [consulté le 28 mars 2016]. 3. Germain Lacasse et Yves Picard (éd.), « Fictions télévisuelles : approches esthétiques », CINéMAS, vol. 23, no 2-3, printemps 2013. 4. Id., « Présentation », p. 9. 5. Les auteurs réunis dans le numéro de CINéMAS s’intéressent à toutes les périodes des fictions télévisuelles, depuis l’anthologie Hitchcock Presents qui met en place un dispositif de « direction des spectateurs » via le regard-caméra (Gilles Delavaud) jusqu’à l’esthétique carnavalesque de certaines séries qui mettent en scène des personnages asociaux ou grotesques (Jean-Pierre Esquenazi). 6. Sur ce point, nous renvoyons à l’article de David Buxton dans le présent numéro qui soulève la question de l’obstacle que peut représenter le fait d’analyser des séries de 7 ou 8 saisons, a fortiori lorsqu’il s’agit de séries networks qui peuvent aller jusqu’à 24 ou 25 épisodes par saison. 7. Eric Maigret et Guillaume Soulez, « Les nouveaux territoires de la série télévisée », Médiamorphoses, hors série Les Raisons d’aimer les séries télé, Paris, A. Colin, 2007, p. 12. 8. Dans Les Séries télévisées. Formes, idéologie et mode de production (Paris, L’Harmattan, 2010), l’auteur propose d’analyser les séries américaines récentes, non pas seulement en fonction de leurs innovations thématiques et formelles, mais sur la base du constat que la série est un produit industriel mobilisant des capitaux importants, et dont la valeur n’émerge que très en aval de sa production, au moment où le succès dans le premier marché (la télédiffusion) ouvre les portes sur les autres marchés (à savoir : la vente aux télévision étrangères ; la « syndication » ou droit de rediffusion par les « minors » de produits vendus par les « majors » ; vente en coffrets DVD ; VOD). 9. C’est le cas, par exemple, de son ouvrage, maintes fois cité ici et ailleurs, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, CEFAL, 2000. 10. Rappelons que, dès les début des années 1990, Henry Jenkins, lui-même fan et chercheur en études culturelles, développe des travaux qui visent à lutter contre les stéréotypes liés aux images de fans, fournissant à la communauté universitaire américaine un cadre théorique pour penser la culture de masse, à savoir la télévision, les jeux vidéo, la bande-dessinée, les cultures numériques, web, etc. Jenkins explique que les stéréotypes attachés à l’attitude de fan sont inhérents au terme lui-même qui est une abréviation de la notion de fanatique désignant à la base une forme excessive et incontrôlée de croyance religieuse. Il est par ailleurs accompagné de connotations féminines puisque l’attitude du fan est associée au zèle religieux, à l’excès, à la possession, à la folie. Selon Henry Jenkins, les conceptions stéréotypées du fan doivent être vues comme le résultat d’une projection de peurs liées au bouleversement des catégories culturelles traditionnelles qui séparent nettement la culture noble (masculine) de la culture de masse (féminine). En proclamant leur préférence pour la culture de masse considérée comme digne d’intérêt, y compris pour les intellectuels et les chercheurs, et en valorisant des textes populaires à l’égal de textes canoniques, les fans transgressent les normes du bon goût bourgeois qui cherchent à maintenir à distance l’objet culturel afin de l’inscrire dans une relation purement contemplative. 11. L’histoire du mélodrame de « Noirs et Blancs » remonte à la publication du roman-feuilleton de Harriet Beecher Stowe, Uncle Tom’s Cabin (1852) qui raconte l’histoire d’un esclave Noir et chrétien qui se sacrifie héroïquement pour les Blancs. Cette œuvre va donner lieu à une multitude d’adaptations théâtrales et cinématographiques qui reproduisent avec peu de variations le même arsenal de lieux communs. 12. On entend par « argent public » le financement provenant de la redevance de réception radio et TV, de l’OFC ou d’autres sources semi-étatiques.

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Dossier : séries télévisées contemporaines

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La forme de la série de télévision comme contenu sédimenté

David Buxton

1 Dans sa Théorie esthétique, Adorno parle de la forme de l’œuvre d’art comme « contenu sédimenté »1. Cet article cherche à appliquer ce concept aux séries télévisées, même si Adorno n’eût jamais envisagé de traiter les produits de la Kulturindustrie comme des œuvres d’art. Il est, en effet, difficile d’intégrer les séries télévisées dans les analyses universitaires en raison de leur volume, et du nombre même des épisodes, et le fait que l’intérêt du public, même pour une série à grand succès, s’essouffle rapidement après sa disparition de l’antenne. Rien n’empêche de constituer un canon de grandes séries à la manière des études littéraires ou cinématographiques, même s’il est difficile de circonscrire de manière convaincante une « œuvre » composée de 200 épisodes. Le choix généralement fait par la critique universitaire est de privilégier les séries qui se prêtent au jeu, au prisme d’un rattachement disciplinaire (civilisation américaine, sociologie, cinéma, philosophie, sciences politiques) ; en France, on a presque plus écrit sur The Wire2, série magnifique, mais atypique et mineure en termes d’audience, que sur toutes les autres séries réunies. Cette façon d’aborder les séries n’est pas illégitime en elle-même, mais elle prête le flanc aux accusations d’opportunisme, surtout dans le cas de la philosophie qui se déploie avec un discours tout fait. On s’expose aussi aux travers de l’analyse « culturaliste » où, plutôt que de voir la série comme une construction idéologique, on prétendrait déduire des vérités sur la société américaine à partir de l’un de ses artéfacts.

2 Réaffirmons-le : la série est une forme consubstantiellement économique et idéologique. Il est néanmoins difficile de maintenir en tension ces trois éléments : forme, idéologie, marchandise. D’expérience, au moins l’un d’entre eux finit par être minoré, et dans mon dernier livre sur les séries, c’est justement l’analyse de la forme de celles-ci qui est la moins développée3. L’option choisie ici, c’est de se focaliser uniquement sur la forme série afin de la prendre en quelque sorte « à rebours ». Ce que je présuppose, c’est que la forme « interne » prise par la série (elle-même une forme) prime à un moment donné sur l’analyse des contenus d’une série particulière (et a fortiori d’un épisode particulier).

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La série anthologique ou semi-anthologique

3 Pendant les années 1950, la sérialité a pris généralement la forme de l’anthologie (même contenu générique, personnages et intrigues différents) ou de la semi-anthologie (un ou plusieurs personnages récurrents, mais intrigues et thèmes très variés). Quant à la première, Stéphane Benassi insiste sur un de ses aspects formels : « L’anthologie se distingue de la collection par le fait que le récit fictionnel à proprement parler est ici ‹ encadré › par une séquence introductive et une séquence conclusive extradiégétique de présentation monologale »4. The Twilight Zone (La Quatrième Dimension)5 et Alfred Hitchcock Presents6 sont les deux exemples les plus célèbres de ce format, qui inclut aussi des captations dramatiques. Christophe Petit explique que, dès 1947, les chaînes américaines proposaient des dramatiques réunies sous un titre générique et diffusées dans le même créneau horaire : « Si aucun personnage régulier n’apparaît de semaine en semaine, hormis, parfois, un présentateur qui introduit et conclut chaque histoire, certaines de ces anthologies tournent autour d’un thème unique (les grands classiques de la littérature, le policier et plus tard, le fantastique et la science-fiction…), tandis que d’autres puisent aux sources les plus variées […]. La plus célèbre, mais aussi la première des anthologies, The Kraft Television Theater7, avait imposé toutes les règles. Il s’agissait d’adaptations de pièces montées, à l’origine, dans les plus grands théâtres des Etats-Unis et condensées sur une durée n’excédant pas l’heure afin de pouvoir y placer les messages du sponsor. »8

4 L’existence d’un présentateur a une fonction idéologique claire : d’abord « ancrer » l’émission et « garantir » sa morale, à la manière d’un présentateur du journal télévisé, en protégeant celle-ci contre d’éventuelles « fuites » (surtout dans The Twilight Zone et Alfred Hitchcock Presents où les intrigues sont souvent tordues et perverses) ; ensuite, « marquer » comme il fallait l’émission pour le sponsor unique avant le régime de spots publicitaires groupés vendus à l’avance.

5 La semi-anthologie recouvre la forme classique de la série où la sérialité se limite à un ou plusieurs personnages récurrents et un même lieu (décors limités). Ceux-ci se conçoivent comme un assemblage d’éléments existant préalablement aux intrigues, diverses et indépendantes les unes des autres. C’est justement cet assemblage minimaliste, cette sérialité limitée qui permettent une grande variété d’adaptations, et ainsi la longévité d’une série. L’assemblage étant stable d’un point de vue idéologique, la tension dramatique vient toujours des « visiteurs » au lieu fixe (ranch, comptoir, ville frontière), des mauvais éléments qui déclenchent invariablement un conflit mettant à l’épreuve l’assemblage. Parlant de la série Bonanza9, qui tourne autour d’un ranch et d’une famille, le critique John Cawelti a dit avec beaucoup de pertinence : « Le ranch des Cartwright est entouré de chicaneries, de violence et de trahison, presque comme l’harmonieuse banlieue de la classe moyenne américaine est menacée par les forces explosives d’une société en expansion. Mais la cohésion, la loyauté mutuelle et les qualités de l’adaptation de la famille Cartwright se révèlent toujours capables de rejeter ou d’émousser le tranchant des forces d’invasion »10. « L’harmonieuse » société résulte de la concentration de gens biens qui respectent dans le fond la morale chrétienne, dans un lieu fixe, circonscrit ; la menace vient de l’extérieur, des passants venus d’un autre Etat, sans qui la vie pourrait filer sans incident.

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6 On voit à l’œuvre ici une conception pulsionnelle de la vie en société qui doit beaucoup à l’influence puritaine : le terreau du désordre, c’est l’incapacité de certains individus à se maîtriser, et non pas les conflits d’intérêts réels entre catégories sociales. Les protagonistes récurrents ont peu ou pas de vie intime ou émotionnelle ; c’est leur boussole morale supérieure qui leur permet de s’immiscer en toute légitimité dans la vie privée des autres, ceux qui s’écartent, pour des raisons maléfiques ou par simple faiblesse, des règles communes de bonne conduite. Cette dialectique entre un lieu fixe (qui devient une ville dans les séries policières, notamment dans Hawaii Five-O où la criminalité provient invariablement des éléments externes à l’île) et un extérieur a connu une variante qui est son image miroir : dans la série Wagon Train11, les personnages récurrents visitent dans chaque épisode un lieu fixe différent, le temps de régler des problèmes entre personnes et de passer leur chemin. Cette variante a été reprise dans les années 1960 par les séries Star Trek12 (dont le titre original pressenti était Wagon Train to the Stars), The Fugitive13 et The Invaders14, modelé sur ce dernier en ce qui concerne sa forme. The Fugitive est un exemple précoce de fiction sérielle à mi- chemin entre série et feuilleton, que Benassi appelle « la série de la quête »15 ; chaque épisode est une histoire bouclée de drames humains résolus, mais les termes de l’assemblage (un médecin fugitif, condamné à mort, pourchassé par la police, et à la recherche du vrai coupable) sont toujours reconduits jusqu’à l’épisode final.

Adorno et les séries télévisées

7 C’est dans ce contexte qu’il faut aborder l’essai relativement peu connu d’Adorno sur les séries télévisées, « La télévision et les patterns de la culture de masse »16. L’analyse concrète d’Adorno prend appui sur trois exemples concrets dont un seul est identifiable, Dante’s Inferno17 qui se révèle être le premier des huit épisodes (écrits par Blake Edwards) d’un cycle interne de l’anthologie Four Seasons Playhouse diffusée entre 1952-1956 (Adorno ne disant rien à cet égard), et fondé sur le personnage récurrent Willie Dante, ancien gangster réformé et propriétaire d’une boîte de nuit qui abrite un casino illégal secret. Il s’agit donc d’un cycle faiblement sériel à mi-chemin entre l’anthologie et la semi-anthologie, exemple historiquement situé qui influe nécessairement sur les conclusions générales tirées par Adorno. Citons le passage in extenso : « Quand un spectacle télévisé porte le titre L’Enfer de Dante, quand le premier plan s’ouvre sur une boîte de nuit portant le même nom, et quand nous voyons, assis au bar, un homme à chapeau et, quelques mètres plus loin, une femme à l’air triste, outrageusement maquillée et commandant encore un verre, nous pouvons être presque certains que quelque meurtre va être commis d’ici peu. Cette situation apparemment singulière ne fonctionne à vrai dire que comme un signal qui oriente nos attentes dans une direction bien précise. Si nous n’avions précédemment vu rien d’autre que L’Enfer de Dante, nous n’aurions pas été sûrs de ce qui allait se passer ; mais, en l’occurrence, nous sommes effectivement amenés à comprendre par des artifices à la fois habiles et maladroits que c’est un film policier, que nous sommes en droit de nous attendre à quelques actes de violence sinistres, et probablement affreux et sadiques, à ce que le héros soit sauvé d’une situation de laquelle il ne pouvait guère espérer être sauvé, à ce que la femme assise au bar ne soit sans doute pas la principale criminelle, mais à ce qu’elle soit probablement en train de gâcher sa vie en étant la nana d’un gangster, et ainsi de suite. Ce conditionnement à de tels schémas universels, cependant, ne s’arrête guère au poste de télévision. La manière dont le spectateur est conduit à regarder des détails

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apparemment quotidiens, comme une boîte de nuit, et à considérer des éléments banals, comme les indices d’un crime possible, l’amène à regarder la vie comme si elle, et les conflits qui la remplissent, pouvaient être compris en ces termes. »18

8 Exemple typique de ce qui est le plus exaspérant chez Adorno dans ses discussions de la culture populaire : une distance toute mandarinale par rapport à son objet (en cela Adorno, pourfendeur notoire du jazz, récidive) quand on a affaire à quelqu’un qui se permet de discourir sur un médium entier à partir de trois émissions, dont aucune n’est identifiée avec la précision minimale requise. Il va sans dire qu’on ne pourrait pas écrire sur les séries télévisées de cette façon aujourd’hui, alors que le fétichisme général de celles-ci est à son comble. Le descriptif de l’émission en question est vague au point qu’il se confine aux clichés communs à tous les films de gangsters, et à quelques jugements moraux purement subjectifs (« affreux et sadiques ») ; symptomatiquement, Adorno parle d’un « film policier » et non pas d’une dramatique télévisuelle, comme si le nouveau médium n’était pas capable de sécréter une forme particulière. Un visionnement hâtif de quelques épisodes survivants du cycle Dante sur YouTube (hélas pas celui mentionné par Adorno) permet de saisir une spécificité qu’Adorno, faute de vrai engagement empirique, n’a pas pu saisir : l’importance dans la première décennie de la télévision américaine des personnages qui mettent à l’épreuve l’idéologie dominante en matière de comportement, ici manifestement inspiré par Rick Blaine (Humphrey Bogart) dans Casablanca (Michael Curtiz, E.-U., 1942), celui qui se trouve (légèrement) du mauvais côté de la loi, mais qui a bon fond. Ce personnage a été pléthorique (Mr. Lucky, Peter Gunn, Maverick, etc.) dans les fictions télévisées des années 1950 ; cela, plus le lieu fixe stratégique (boîte de nuit, bar, saloon, club de jazz) permettent de situer celles-ci comme des expériences en matière de mœurs, des théâtres moraux qui exploraient des nouvelles normes de comportement pour une société de consommation de masse, le plus souvent à travers le prisme distancié de la ville frontière, ultime lieu simplifié, circonscrit et aménagé. En ce sens, la série classique à l’assemblage minimaliste (une ou deux personnes récurrentes, un seul décor) offre un bon exemple de ce que la théoricienne néoformaliste Caroline Levine, dans un livre important, appelle « l’affordance » (ce qu’une forme est capable d’intégrer en son sein)19.

9 Adorno met néanmoins le doigt sur la propriété formelle essentielle de la fiction télévisuelle émergente, à savoir la récurrence et les implications de celle-ci pour le réalisme : « Ce qui importe, ce n’est pas le crime comme expression symbolique de pulsions sexuelles ou agressives, par ailleurs contrôlées, mais c’est la confusion de ce symbolisme avec un réalisme pédant, dans tout ce qui touche à la perception sensorielle directe. […] En fait, le pseudo-réalisme permet l’identification directe et extrêmement primitive, telle qu’elle est atteinte par la culture populaire ; et il donne l’image d’immeubles banals, de chambres, de robes, de visages, comme s’ils étaient la promesse de quelque chose de palpitant et d’excitant, survenant à tout instant. […] La standardisation même, imposée par des cadres de références établis, produit automatiquement nombre de stéréotypes. De même, les techniques de production télévisuelle rendent presque inévitable une certaine stéréotypie. Le peu de temps imparti à l’élaboration des scénarios et l’abondant matériel à produire continuellement induisent certaines formules. »20

10 Ce qu’Adorno dit ici, c’est que la récurrence inhérente à la forme sérielle entre forcément en tension avec les critères de réalisme en vigueur dans les techniques de production, mises à mal par « le peu de temps imparti » imposé par le principe même

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de récurrence. Le « pseudo-réalisme » dont il parle est cependant moins l’apanage de décors pauvres (problème bien réel au début de la télévision), que celui d’un irréalisme psychologique résultant de la récurrence de lieux et de personnages (un même type d’énigme criminel affronté par le même personnage semaine après semaine avec le même résultat, d’où stéréotypie psychologique et une certaine prévisibilité quant au déroulement de l’intrigue). La série est formellement condamnée à un irréalisme tant psychologique que social, qui s’accentue au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de sa forme primitive, le feuilleton domestique.

Les segments modulaires

11 Ce qui compte ici, c’est « l’ancrage » du dispositif que permet la récurrence. Un protagoniste normatif et un lieu « normalement » harmonieux, dérangé par des individus qui mettent à l’épreuve le dispositif : voilà formellement l’expression d’un certain conformisme de comportements et de sens moral avant même qu’un mot soit prononcé. L’ancrage ainsi réalisé rend obligatoire le jugement moral de tous les personnages dépassant un rôle purement fonctionnel. On ignore le for intérieur des « visiteurs » quand ils débarquent ; à la charge de l’intrigue de dévoiler celui-ci à travers des comportements révélateurs ou des dialogues aménagés à cet effet. La seule source de tension interne dans la série western vient du positionnement des habitants de la ville, capables de se fourvoyer et qui ont besoin d’être rappelés à l’ordre par le protagoniste récurrent, jamais pris en défaut et bénéficiant d’une force morale supérieure aux autres. Ce type de série suppose une conception unitaire de la nature humaine, ainsi que la distinction entre le Bien et le Mal, forcément enracinée dans une culture nationale. La récurrence engage des responsabilités ; dans la série, c’est elle qui permet la clôture de l’intrigue, la restauration du statu quo ante afin que la série puisse se reproduire comme si de rien n’était. C’est pour cette raison que le policier, où des cas singuliers côtoient la permanence du crime en milieu urbain, et qui a largement remplacé le western au tout début des années 1970, a été le genre le mieux adapté à la configuration formelle de la série classique. Le prix idéologique était néanmoins élevé : la renonciation de la foi en la bonté du peuple, et un pessimisme à cet égard qui devait se radicaliser dans les années suivantes.

12 Dans les années 1960 s’est produite une évolution formelle dans la série classique : le découpage de l’intrigue de chaque épisode en segments modulaires, des séquences non linéaires pouvant accommoder des ruptures de ton. Certains de ses segments sont détachables de l’intrigue et n’influent pas sur elle. Un mémorandum pour scénaristes de la quatrième (et dernière) saison (1967-1968) de la série d’espionnage The Man from UNCLE21 a précisé : « Il faut bien comprendre qu’à aucun moment l’humour ne devrait gêner l’intrigue ou annuler le suspense… [Les intrigues] doivent être crédibles, conséquentes, glamoureuses, sophistiquées, avec un rythme rapide, pleines de surprises et entrelacées d’humour… [Les protagonistes] ne devraient jamais plaisanter alors qu’ils sont en danger »22. Le non-mélange entre suspense et humour devient un impératif. Dans ce cas, comme dans la série britannique The Avengers (Chapeau melon et bottes de cuir)23 et la série américaine Mission : Impossible24, l’absence de dimension psychologique et l’artificialité patente des intrigues étaient une tentative de contourner les limites du réalisme qu’implique la suspension du temps dans la série classique.

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13 L’organisation en segments modulaires permet en premier lieu la séparation entre « le siège », sorte de sanctuaire où les personnages récurrents peuvent exister pour eux- mêmes (poses, bavardages, plaisanteries, etc.), et « le monde socio-(géo-)politique » où ils doivent se comporter en agent qui démontre les valeurs et les compétences affirmées « sans opposition » au « siège », véritable point d’ancrage idéologique. Le mot opératoire ici est « agent », où les actions d’un individu rejoignent le destin historique d’un système-monde ; c’est cela l’irréalisme « magique » des séries d’espionnage des années 1960. Cette structure formelle implique que les personnages récurrents soient porteurs d’un projet social positif qui donne du sens à leurs agissements dans le monde, en commençant par la légitimation du recours à la violence. Une fois que la poussière des années 1960 s’est tassée, c’est cette dernière qui se révèle le souci principal et explique la domination du genre policier dans un contexte de crime endémique.

L’émergence de la « série feuilletonnante »

14 Les segments modulaires ont assumé une autre fonction dans les années 1980. La série Hill Street Blues25 marque l’émergence de la série feuilletonnante, synthèse instable entre la série à épisodes autonomes et le feuilleton. Une des réponses formelles explorées dans les années 1970 est le tandem ou « couple » de deux policiers, partenaires, mais de personnalités radicalement différentes, voire opposées ; on pourrait citer à cet égard Starsky & Hutch26 et Miami Vice27. Une autre solution est l’équipe diverse et multiethnique de Hawaii, Police d’Etat jusqu’au récent CSI (Les Experts)28. Dans les deux cas, l’accent est placé davantage sur le côté « humain » du travail policier, où l’intervention dans la vie privée des autres est l’occasion de démontrer une sensibilité et une connaissance supérieure du réel, ce qui mène souvent à des conflits avec la hiérarchie dépourvue de ces qualités. Incapable d’un traitement « réaliste » du crime (qui eût comporté une dimension sociologique), et incapable d’être porteuse d’un projet positif, la série policière se réfugie dans une forme de pseudo-réalisme psychologique qui atténue les effets de la récurrence « sans histoire » : ainsi, des scènes répétitives d’interactions entre collègues où la personnalité de chacun peut s’exprimer priment sur les intrigues. Il faut mentionner aussi Magnum, P.I.29 qui, bien que respectant le format en épisodes autonomes de la série classique, introduit ce que Horace Newcombe appelle « la narration cumulative »30, où des éléments du passé du personnage principal évoqués dans un épisode refont surface dans un autre. Mais c’est dans Hill Street Blues31, prolongé par NYPD Blue32, que ces innovations s’agrègent sous une forme hybride, à la fois série, feuilleton, sitcom et soap opera. La possibilité de mener trois intrigues en même temps, sans l’obligation de les faire aboutir dans le temps d’un épisode, permet davantage de rythme, mais en payant toutefois le prix idéologique : l’intégration des problèmes personnels des policiers, puisant dans des thèmes propres au soap opera, empêche ceux-ci de jouer les héros masculins porteurs d’un projet social positif.

15 Dans X-Files33, la logique d’une narration cumulative trouve sa traduction formelle aboutie : des épisodes autonomes à la manière de la série classique, et des épisodes espacés qui reprennent la grande mythologie de la série, à savoir une conspiration liant les autorités à des extraterrestres. Il s’agit ici de projeter les nécessaires séquences « ralentisseuses » au sein d’un épisode autonome, passablement artificielles, à la saison entière d’une série, afin que le mouvement narratif n’arrive pas trop rapidement à son

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aboutissement. A cette fin, X-Files a été l’une des premières séries à expérimenter l’arc narratif où des éléments d’une grande narration reviennent régulièrement au cours de la saison. D’autres séries ont davantage mis en feuilleton l’arc narratif avec des bouts d’intrigue qui sont repris de manière espacée ; cela est même devenu le format standard.

16 Mais c’est dans 2434 que la « feuilletonisation » est poussée à l’extrême : soit une saison de vingt-quatre épisodes où chaque épisode représente une heure en temps réel (moins les pauses publicitaires). Chaque saison constitue en effet une seule intrigue en continu, découpée en vingt-quatre parties. Notoirement, le fils directeur d’un complot pour assassiner le candidat Palmer lors des primaires californiennes a tourné court, obligeant les scénaristes à trouver d’autres rebondissements pour tenir la distance (par exemple, Kim Bauer s’échappe et est enlevée une deuxième fois), et établissant le format d’intrigues à double ou à triple détente, sans réussir à éliminer toutefois des passages à vide au milieu des saisons suivantes. A partir de la septième saison (2008), les scénaristes ont inventé des arcs à relais (la formule dite 4-5-3-5-3-4), où le bâton narratif est passé à un autre méchant après 4, puis 5, puis 3 épisodes, etc.35

17 Alors que la série classique à épisodes autonomes semble idéalement adaptée au héros masculin (seul ou avec partenaires) intervenant dans la vie des autres et démontrant sa maîtrise de la situation, la série feuilletonnante ne peut fonctionner sans que celui-ci n’expose à son tour sa vie privée qui, pour être crédible sur le plan dramatique, doit dévoiler ses faiblesses, blessures, doutes. Tara McPherson a caractérisé 24 comme un techno-soap « qui rassemble des éléments du soap opera, du reality show et de la dramatique ‹ sérieuse › au sein d’une structure formelle mettant en avant l’innovation technologique »36. Les innovations formelles (split-screen, horloge numérique) de la série 24 heures chrono serviraient par-dessus tout à « remasculiniser » le feuilleton ouvert, forme qui oblige le héros Bauer à courir après son affaire dans un état d’impuissance relative, ce qui accentue sa passivité, sa non-maîtrise ; il s’en sort chaque fois (et le monde avec) in extremis et brillamment. L’un des producteurs, Robert Cochran, a commencé sa carrière comme scénariste du soap Falcon Crest37, mais estime, défensivement, que « ce que les soaps n’ont pas, c’est la continuité temporelle ; en ce sens, 24 est unique » 38. Autrement dit, si on enlève la stricte continuité temporelle (expérience extrême et unique), rien (ou pas grand-chose) ne distingue la série feuilletonnante du soap sur le plan formel, si ce n’est la difficulté de se reproduire au- delà de cinq ou six saisons.

18 La série feuilletonnante domine actuellement la fiction télévisée, mais avec de grandes variations internes ; cette forme « bâtarde » peut incliner vers la série classique avec des éléments feuilletonnants plus ou moins importants (des arcs narratifs éloignés ou relativement rapprochés), ou vers le feuilleton avec une continuité plus ou moins soutenue (avec sensiblement moins d’épisodes par saison que l’emblématique 24 heures chrono). Schématiquement – car il y a des exceptions comme Lost39 –, on pourrait dire que ce premier cas de figure, plus formulaïque, est plutôt présent sur les chaînes hertziennes américaines qui visent un public de masse, et le deuxième sur les chaînes de câble comme HBO (public dit de « niche »). Avec l’émergence des plateformes de vidéo à la demande, qui tendent à remplacer des chaînes à programmation, et qui sont elles-mêmes productrices, c’est ce deuxième versant de la série feuilletonnante qui devrait l’emporter. Disponibles à l’avance en saisons entières, la série devient de fait un extra-long métrage, chaque saison prenant la forme d’un film unitaire découpé en une

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dizaine de parties ; elle se propose au même titre qu’un film. Désormais, l’idée de produire des centaines d’épisodes à partir d’un même assemblage, destiné à occuper l’antenne pendant des années et des années en cas de succès, n’est plus pertinente.

19 Force est de constater que la série classique a été emportée par l’artificialité pointée à l’époque par Adorno, non pas en raison des développements techniques, mais pour des raisons idéologiques. Déjà dans les années 1980, Miami Vice met à mal la série classique avec la passivité de son propos ; l’impossibilité de la lutte contre le vice (drogue, sexe, finance) amène les deux flics principaux à prendre la pose romantique sur fond de ralentis esthétisants, qui ont fini par peser40. Le souci du réalisme, essentiel à la série classique, n’opère plus : comment jouer le rôle de flics undercover dans le monde de la pègre, semaine après semaine, dans une ville quand même restreinte comme Miami, en restant crédible ? Dépités, les flics eux-mêmes reconnaissent que leurs actions sont futiles, ce qui les condamne à faire du surplace, à prendre la pose lors des séquences musicales qui meublent les épisodes aux intrigues plutôt squelettiques. Dans les trois franchises des Experts, qui recourent aussi aux arcs narratifs, il faudra deux ou trois intrigues en parallèle pour boucler un épisode. Encore une fois, cela est fonction de la passivité de la série, les protagonistes faisant valoir leurs compétences professionnelles sur les morts, après coup, sans prétendre agir sur une société livrée au vice ; à ce titre, on ne s’intéresse pas à la dimension humaine ou sociale de l’acte criminel.

20 C’est donc le feuilleton « raisonné » (encadré par la notion de saison), expérimenté par les chaînes câblées dans les années 2000, qui s’avère être la forme la mieux adaptée pour exprimer cette passivité essentielle, où les protagonistes sont emportés par une situation qu’ils ne maîtrisent pas, typiquement une fuite en avant. L’organisation en saisons, qui permet des résolutions partielles, ou des changements de direction, sert surtout à maintenir la tension, traditionnellement de très basse intensité dans le feuilleton ouvert (soap opera), rythmé par la vie quotidienne. Une innovation au sein de la série feuilletonnante, le reboot, où les prémisses de l’assemblage peuvent changer d’une saison à l’autre, tout en conservant les mêmes personnages, est apportée par le producteur J. J. Abrams dans les séries Alias41, Lost42, et surtout Fringe43. Une autre innovation, créée par 24 heures chrono, est l’extrême indétermination des personnages ; ceux-ci peuvent trahir ou subir une mort violente à n’importe quel moment, d’où l’importance structurelle du grand réservoir de personnages dans Game of Thrones44 qui en compte 257 dans la saison 3.

21 Finalement, il ne faut jamais perdre de vue le fait que la raison d’être de la sérialité, que ce soit sous sa forme de série ou de feuilleton, est historiquement liée aux impératifs commerciaux ; non seulement celle-ci permet de stabiliser l’audience et de vendre des espaces publicitaires à l’avance, mais aussi de générer des nouveaux contenus régulièrement, avec un minimum d’investissement à risque. En ce sens, l’assemblage d’une série (personnages, situations), immanent, joue le rôle d’une « machine » génératrice de récits ; en quelque sorte, on pourrait parler de « capital fixe symbolique ». Dans le cas de la série classique, plus l’assemblage matérialise directement un projet précis (comme dans une minisérie, même prolongée), plus la série est statique, convaincante en ses propres termes, mais ne disposant pas de beaucoup de marge de manœuvre narrative ; a contrario, un assemblage trop lâche, à même d’accueillir un maximum de développements narratifs, peine à se démarquer de ses concurrents. La série classique était condamnée à trouver un équilibre entre ces deux pôles. Dans les années 1950-1960, on pouvait se contenter des assemblages

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minimes dans les séries westerns, contes de moralité atemporels, qui prennent place dans une société marquée par la croissance régulière et assurée ; le rythme de la sérialité, hebdomadaire ou quotidien, témoigne d’une vie faite d’habitudes stables.

L’avenir de la forme série

22 Que signifie le passage à la série feuilletonnante ? A tout le moins, une évolution dans le contexte social (y compris les modes de réception) qui a assuré le succès de la série classique. Evitons tout de même des explications sociologiques ou économistes trop simples ; préférons une explication qui passe par la médiation idéologique. De toute évidence, l’assemblage simple à même d’accueillir des intrigues à la fois variées et finalisées n’opère plus à partir des années 1990, qui voient la consécration de séries « décentrées » à personnages multiples. Première remarque : les personnages multiples, représentant des opinions et des approches très diverses face aux problèmes sociaux, permettent de limiter les dégâts d’une passivité de fait, d’une absence de projet social à défendre. Deuxième remarque : en eux-mêmes, les personnages multiples déplacent le centre de la gravité de la narration vers les relations personnelles au détriment du « social », ouvrant de fait la forme série à celle du feuilleton. Troisième remarque : la forme feuilletonnante introduit des éléments d’instabilité dans une série, condamnée à lutter contre sa propre entropie dès le départ. Bref, l’assemblage ne peut que se dégrader ; c’est une forme qui correspond à une société vue en ces termes.

23 Programmée d’une manière régulière (généralement hebdomadaire), la série classique n’émerge que tardivement, d’abord à la radio, puis à la télévision où elle s’impose dès les débuts de celle-ci. Il s’agit de réinvestir l’assemblage de manière cumulative, semaine après semaine (croissance simple). La fin programmée des westerns à partir de 1970 est due, non pas à l’usure de l’audience, mais à une prise de conscience par les annonceurs de l’importance de la « qualité » de celle-ci : plus de jeunes, de femmes et d’habitants de grandes villes. Place alors à une inflation (la série dite « chorale ») dans le nombre de personnages récurrents, reflétant une recherche d’équilibre social « magique » entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux, entre catégories ethniques etc., grâce à un dosage difficile qui demandait de l’expérimentation et de la surproduction de pilotes. Le problème se pose désormais en termes de mariage difficile entre stéréotypes sociaux, et pseudo-réalisme psychologique, autrement dit de faire exister des personnages en tant que tels, avec un minimum d’imprévisibilité dans les comportements.

24 Processus continu de création de plus-value, le capitalisme dépend non pas de la croissance simple, mais de la croissance composée, d’où le besoin de se réinvestir de manière exponentielle. Le capital fictif (échange de valeurs n’existant que sur le papier : crédit, dettes, marchés financiers) a toujours existé, mais jamais au point actuel ; il s’agit d’une évolution structurelle du capitalisme dans un stade « financier » où le maintien du système l’oblige à se raconter des histoires (que les gains réalisés dans des opérations spéculatives puissent être tous convertibles un jour dans l’économie réelle)45. C’est là le pendant formel de la série télévisée qui multiplie des personnages (dans un premier temps) et des situations (dans un deuxième) pour en arriver à Game of Thrones avec ses centaines de personnages virtuellement récurrents, et virtuellement liquidables à tout instant. Même dans une série relativement classique comme Person of

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Interest46, l’algorithme mis en place par le dispositif étatique qui surveille en permanence tous les citoyens (une totalité sociale) ne donne au protagoniste qu’un seul nom (assassin ou victime, on ne le sait pas) à traiter chaque fois, limité à la ville de New York. « Convertibilité » dérisoire qui traduit formellement le décalage entre l’économie « virtuelle » et l’économie « réelle ».

25 Dans un monde radicalement instable, les actions des uns et des autres sont destinées à créer de nouveaux personnages et de nouvelles situations, là aussi de manière exponentielle. Bizarrement, c’est une forme sérielle venue du fond des âges, la saga, qui se trouve la mieux adaptée à la situation actuelle en termes d’« affordances » (Caroline Levine). Formellement, chaque série est désormais un marché de valeurs spéculatives, où se gèrent en interne des « placements » de personnages et de sous-intrigues, dont la rentabilité s’évalue en cours de route, au point où un personnage jugé en (légère) perte de vitesse peut être sacrifié spectaculairement afin de faire remonter la cote.

NOTES

1. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksiek, 1996, p. 196. Dans le contexte d’un argument philosophique portant sur l’autonomie de l’œuvre d’art (« l’art authentique »), Adorno dit ceci : « La campagne dirigée contre le formalisme ignore que la forme qui est donnée au contenu est elle-même un contenu sédimenté ». Dans une glose importante, l’esthéticien Marc Jimenez insiste sur le fait que la forme porte « la marque du travail social » : « C’est par la forme, ‹ synthèse non violente du dispersé ›, que l’œuvre conserve les contradictions dont elle est issue » (Adorno : art, idéologie et théorie de l’art, Paris, Payot, 1973, p. 203). Marc Hiver va jusqu’à intercaler de force le « social » dans la formule : « contenu [social] sédimenté », à l’image du symptôme en psychanalyse [Adorno et les industries culturelles. Communication, musiques et cinéma, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 19-20) ; « Adorno #2 : la forme comme contenu [social] sédimenté », Web- revue des industries culturelles et numériques, octobre 2013 (http://industrie-culturelle.fr/industrie- culturelle/adorno-2-forme-esthetique-contenu-social-sedimente-marc-hiver/)]. 2. HBO, 2002-2008. 3. David Buxton, Les Séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production, Paris, L’Harmattan, 2010. Voir aussi « De qui vient ‹ l’apport créatif › dans la production des séries télévisées », Web-revue des industries culturelles et numériques, décembre 2014 (http://industrie-culturelle.fr/industrie- culturelle/apport-creatif-production-series-televisees-david-buxton/). 4. Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, Editions du Céfal, 2000, p. 136. 5. CBS, 1959-1964. 6. CBS/NBC, 1955-1962. 7. NBC, 1947-1958. 8. Christophe Petit, « Du pilote à la série », CinémAction TV 8 : Les séries télévisées américaines, Corlet/Télérama, 1994, cité par Stéphane Benassi, op. cit., p. 136. 9. NBC, 1959-1973. 10. Cité dans Rita Parks, The Western Hero in Film and Television, Ann Arbor, University of Michigan Research Press, 1982, p. 151. 11. NBC/ABC, 1957-1966.

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12. CBS, 1966-1969. 13. ABC, 1963-1967. 14. ABC, 1967-1968. 15. Stéphane Benassi, op. cit., p. 85. D’autres exemples de « la série à quête » sont The Time Tunnel (ABC, 1966-1967) et Quantum Leap (NBC, 1989-1993). Cette forme semble moins propice à la durée, par rapport aux séries classiques comme Gunsmoke (CBS, 1955-1975), Bonanza (1959-1973), Hawaii Five-O (CBS, 1968-1980) et plus récemment Law and Order (NBC, 1990-2010). Les éléments feuilletonnants, même secondaires, tendent à introduire de l’instabilité dans l’assemblage. 16. Theodor W. Adorno, « La télévision et les patterns de la culture de masse », Réseaux, vol. 9, no 44-45, 1990 [1954], (texte disponible en ligne). On s’étonne qu’Adorno n’ait même pas relevé le fait que l’émission en question était sponsorisée (avec film promotionnel) par le fabricant des machines à coudre, Singer. 17. CBS, 1952. 18. Theodor W. Adorno, art. cit., pp. 235-236. 19. Caroline Levine, Forms. Whole, Rhythm, Hierarchy, Network, Princeton/Londres, Princeton University Press, 2015, pp. 6-11. Le terme « affordance » vient du monde du design et décrit les qualités transférables d’une matière (verre, coton), et les usages potentiels d’un objet (fourchette, poignée de porte, etc.). En corollaire, certaines sous-formes sérielles sont incompatibles avec certaines intrigues, par exemple la série d’espionnage avec son lot de missions régulières à l’étranger ne peut intégrer une vie de famille. Forte de sa lecture de Surveiller et Punir (Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1975), Levine affirme que les formes sont toujours « portables » d’un domaine à un autre, à l’image de l’emploi du temps monastique transposé dans les écoles, les hôpitaux et les prisons. S’ouvre alors la possibilité que l’organisation du marché des valeurs, par exemple, puisse « se transférer » dans une forme artistique. 20. Theodor W. Adorno, art. cit., p. 236. 21. NBC, 1964-1968. 22. Jon Heitland, The Man from UNCLE Book, New York, St. Martins Press, 1987, pp. 188-189. 23. ABC, 1961-1969. 24. CBS, 1966-1973. 25. NBC, 1981-1987. 26. ABC, 1975-1979. 27. NBC, 1984-1989. 28. CBS, 2000-2015. 29. CBS, 1980-1988. 30. Horace Newcomb, « Magnum : The Champagne of TV ? », Channels of Communication, mai- juin 1985, pp. 23-26. 31. NBC, 1981-1987. 32. ABC, 1993-2005. 33. Fox, 1993-2002. 34. Fox, 2001-2010. 35. Brian Lowry, « Review : ‹ 24 : Day 8 › », Variety, 12 janvier, 2010 (http://variety.com/2010/tv/ features/24-day-8-1117941876/), dernière consultation le 28 février 2016. 36. Tara McPherson, « Techno Soap. 24, Masculinity and Hybrid Form », dans Steven Peacock (éd.), Reading 24, TV Against the Clock, Londres / New York, I.B. Taurus, 2007, p. 174. 37. CBS, 1981-1990. 38. Tara McPherson, art. cit. 39. ABC, 2004-2010. 40. C’est le lien, même ténu, entre l’agent individuel et la totalité sociale qui est rompu ici. Dans l’épisode « Le fils prodigue » (1985), un banquier newyorkais explique aux deux policiers que tout le système bancaire est dépendant des prêts aux trafiquants de drogue colombiens. Place

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dorénavant à une vision complotiste (X-Files, 24), sur fond de paranoïa générale où n’importe qui peut être dangereux, même (et surtout) s’il exerce un poste de responsabilité comme enseignant, juge, chef de police, sénateur (presque toutes les séries policières depuis les années 2000). 41. ABC, 2001-2006. 42. ABC / Touchstone Television / Bad Robot Productions, 2004-2010. 43. Fox, 2008-2013. 44. HBO, 2011-. 45. Karl Marx, Le Capital, tome 3, chapitre 29 (diverses éditions) ; Cédric Durand, Le Capital fictif, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014 ; David Harvey, Seventeen Contradictions and the End of Capitalism, Londres, Profile Books, 2014, surtout pp. 222-245. 46. CBS, 2011-.

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Principes de la relation sensible aux séries télé

Stéphane Benassi

Sérialité(s)

1 Comme nous avons tenté de le montrer par le passé1, les fictions plurielles de la télévision se distinguent en premier lieu selon la nature de la logique narrative générale qui les gouverne, cette dernière étant tantôt à dominante feuilletonesque2, tantôt à dominante sérielle3. Ainsi serait-on en droit de se demander si la notion de « sérialité » est réellement bien appropriée à désigner l’ensemble des processus de développements syntaxiques possibles des textes télévisuels, dans la mesure où elle serait « théoriquement » opposée à celle de « feuilletonalité ». Toutefois, nous considérerons ici la sérialité comme étant le terme permettant de désigner l’ensemble des phénomènes susceptibles de générer la fiction plurielle à la télévision.

2 Il nous semble que si l’instance de production/diffusion télévisuelle veut capter, puis garder, l’attention de ceux à qui elle s’adresse, elle se doit d’établir avec eux une relation (par la mise en place d’une stratégie de communication) qui, dans le cas de la fiction (relation fictionnelle), reposerait essentiellement sur une relation sensible, donc esthétique. Dans ce cas, la relation esthétique aurait clairement une fonction communicationnelle qui, selon nous, reposerait sur une stratégie globale que nous avons nommée éditoriale, laquelle comprendrait une stratégie performative, une stratégie de programmes et une stratégie de programmation. Pour la fiction télévisuelle, la fonction communicationnelle de l’expérience esthétique (Jauss4) ou de la relation esthétique (Genette5) reposerait donc sur :

3 – des paramètres aspectuels, qui s’analyseraient en termes de fonctions, effets et modes des genres fictionnels, et qui, pour chaque œuvre, reposeraient sur les notions de mondes diégétiques, modèles narratifs, modèles d’identification (Jauss6), ainsi que styles de mise en images (Soulages7) ;

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4 – des paramètres performatifs, qui correspondraient à un ensemble de promesses textuelles, paratextuelles, transtextuelles voire hypertextuelles ;

5 – des paramètres programmationnels, qui correspondraient à l’identité de l’instance de production et/ou de diffusion, à la place de chaque fiction dans la grille de programmes et (là aussi) au développement de certains modèles narratifs.

6 Ainsi, si la sérialité peut se situer au niveau de l’œuvre au travers du développement sériel et/ou feuilletonesque d’une matrice (c’est ce que nous nommerons la sérialité matricielle), elle peut aussi se situer au niveau du média, non seulement au travers du développement d’un certain nombre de paramètres éditoriaux liés aux promesses de la fiction, à son rapport à l’expérience quotidienne et à la programmation ; mais aussi dans la mesure où même les œuvres de logique éditoriale (les téléfilms unitaires ou les films de cinéma) ne peuvent échapper à une forme de contagion sérielle liée aux phénomènes de mise en module ou en paradigme (nous la nommerons sérialité éditoriale).

7 Notre propos sera ici de mettre en évidence les éléments caractéristiques de ces deux formes complémentaires de la sérialité des fictions plurielles de la télévision afin de montrer que celle-ci joue un rôle essentiel dans la relation sensible qui lie ces fictions à leurs publics, ce qui en ferait une notion centrale de leur approche esthétique.

Sérialité matricielle

8 Si comme Gérard Genette8 nous entreprenons de chercher (objectivement) les raisons (subjectives) pour lesquelles les propriétés d’un objet sont susceptibles de rencontrer notre appréciation, il nous faut commencer par mettre en évidence les principales propriétés de cet objet, propriétés sur lesquelles nous portons une attention (aspectuelle) saturante, c’est-à-dire pleine. Concernant les fictions télévisuelles, il nous semble que ces propriétés peuvent être liées à différents aspects de chaque œuvre, chacun de ces aspects ayant valeur d’exemplification : le récit ; l’histoire ; les images et les sons.

9 Ce sont ces aspects (ou paramètres aspectuels) qui sont au cœur de la sérialité matricielle, chacun d’eux étant lui-même constitué d’un ensemble de figures qu’il nous faudra décrire et analyser si nous voulons tenter de cerner les différentes propriétés sur lesquelles serait susceptible de se fonder la relation esthétique aux fictions télévisuelles plurielles. Ainsi l’aspect « récit » correspond-il essentiellement aux figures narratives constituées par les formes syntaxiques pures ou dégradées de la mise en série et de la mise en feuilleton. L’aspect « histoire » regroupe pour sa part les figures liées au cadre historique, au cadre temporel, au cadre géographique (spatial), au contexte idéologique, à l’inscription générique, aux personnages et aux références culturelles. Quant à l’aspect « images et sons », il comprend l’ensemble des figures formelles liées à la réalisation (montage, cadrage, type et définition des images, type de plans, etc.) et aux illustrations sonores (musique originale, utilisation de morceaux et/ ou de chansons du répertoire populaire, etc.).

10 Reprenant l’idée développée par Raul Grisolia selon laquelle c’est « dans la recherche de la matrice, ou bien du dispositif de la matrice, qu’on trouvera l’œuvre »9, nous avons montré que la fonction première de la matrice d’une œuvre de fiction plurielle est de définir, de qualifier et de fixer les invariants du récit (et par là même d’induire les variations possibles), déterminant ainsi d’une part sa forme syntaxique et, d’autre part,

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ses principales caractéristiques formelles, diégétiques et idéologiques. Ainsi la notion de sérialité matricielle pourrait-elle être d’un grand intérêt pour l’analyse des fictions plurielles de la télévision, dans la mesure où la matrice peut être considérée comme un programme esthétique permettant de penser la relation sensible à ces fictions.

Le récit

11 Les fictions télévisuelles que nous avons qualifiées de plurielles – terme général que nous préférons à celui de « série » qui selon nous ne désigne que l’une des deux catégories de la fiction plurielle –, peuvent être le produit de deux types distincts de développements syntaxiques : la mise en feuilleton et la mise en série, tous deux étant des notions théoriques désignant des dispositifs de fabulation différemment travaillés par la dialectique de l’identité/altérité10. Nous avons en outre montré que cette dialectique variation/invariance affectait les cinq paramètres retenus (sémantique, spatial, temporel, narratif et discursif) de façon contraire selon que l’on se trouve dans le cas de la feuilletonisation ou dans celui de la sérialisation. Toutefois, la sérialité narrative télévisuelle est un phénomène complexe qui ne saurait se réduire à ces modèles théoriques, c’est-à-dire à la simple répétition ou au strict étirement narratif d’un prototype. Elle affecte en premier lieu les œuvres de fiction par l’intermédiaire de l’hybridation des processus de mise en série (ou sérialisation) et de mise en feuilleton (ou feuilletonisation) des récits, générant des formes fictionnelles diverses différemment travaillées par ces processus. En ce qui nous concerne, nous proposons de distinguer quatre genres narratifs principaux qui eux-mêmes sont susceptibles d’accueillir un certain nombre de sous-genres : le feuilleton canonique (forme feuilletonesque pure, par exemple Breaking Bad11), le feuilleton sérialisant (forme feuilletonesque plus ou moins affectée par la mise en série, par exemple Desperate Housewives12), la série canonique (forme sérielle pure, par exemple Columbo13) et la série feuilletonante (forme sérielle plus où moins affectée par le mise en feuilleton, par exemple Dexter14).

L’histoire

12 Selon nous, l’histoire serait un autre paramètre aspectuel constitutif de la sérialité matricielle, qui reposerait pour sa part sur cinq figures principales : les figures diégétiques, géographiques et spatiales ; les figures temporelles ; les figures contextuelles (contexte idéologique et références culturelles) ; les figures génériques ; les figures actantielles.

13 La principale figure diégétique des fictions plurielles de la télévision est celle que nous nommerons la fiction-monde. Elle se présente généralement comme une véritable modélisation du monde « réel », où l’imprévu peut à tout moment faire irruption dans la routine du quotidien. Quel que soit l’univers représenté (familial, professionnel, communautaire, etc.), cette figure permet avant tout l’élargissement maximal du champ des possibles nécessaire au développement des variations dont nous avons vu qu’elles étaient au fondement de la sérialité. Récurrence des lieux (Desperate Housewives, Urgences15) et mondes ouverts (Le Fugitif16, Code Quantum17, Star Trek18) sont deux des figures les plus présentes dans les fictions plurielles. Dans certaines séries policières on constate qu’il se crée un certain équilibre entre l’invariance (le commissariat) et la

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variation spatiale (les différents lieux d’une ville – New York District19 – ou d’un pays – Esprits Criminels20).

14 Les figures temporelles peuvent elles aussi contribuer à renforcer la sérialité d’une œuvre en en constituant un invariant (24 heures chrono21) ou une variable (Breaking Bad). Certaines figures temporelles, comme l’analepse, peuvent aussi constituer l’argument principal d’une série (Cold Case : affaires classées22).

15 Guerre froide, attentats du 11 septembre, changements de régimes politiques, etc. Nombreux sont les observateurs qui ont montré que le contexte idéologique de certaines fictions plurielles de la télévision pouvait également contribuer à favoriser la relation sensible à ces dernières en le considérant comme une variable ou un invariant de l’histoire, à l’image de ce qui ce fit dans nombre de romans-feuilletons du XIXe siècle. Dans certains cas, l’évolution des idéologies et des systèmes de valeurs peut constituer le ressort principal d’une fiction feuilletonesque, comme dans Breaking Bad.

16 L’un des aspects les plus remarquables de la référence culturelle est caractérisé par ce que nous pouvons considérer comme un processus de valorisation, voire de légitimation de la culture populaire (chanson, cinéma, littérature populaire) par son intégration au monde diégétique. Cette pratique peut, entre autres, prendre deux formes distinctes : d’une part ce que nous pourrions nommer l’intertextualité sérielle, particulièrement développée dans les fictions plurielles américaines ; d’autre part la patrimonialisation des œuvres littéraires populaires « légitimes » à travers leur adaptation télévisuelle sous forme sérielle ou feuilletonesque, particulièrement développée en Europe et notamment en France et en Grande-Bretagne. La forme la plus répandue de l’intertextualité sérielle est sans doute celle de l’autoréflexivité télévisuelle qui se développe en premier lieu au travers de la mise en abyme du média. Nombreuses sont en effet les fictions plurielles où la télévision elle-même occupe une place centrale, en temps que média, d’institution ou tout simplement en tant qu’objet. Les écrans de télévision sont présents dans la plupart des intérieurs fictionnels et l’activité téléspectatorielle est souvent appréhendée comme une pratique culturelle légitime et majeure dans le quotidien des personnages. Elément omniprésent dans les décors des fictions plurielles, la télévision peut aussi constituer l’univers diégétique de certaines d’entre elles, comme dans On the Air23, The Hour24 ou 30 Rock25 voire même être au fondement de la personnalité de certains personnages, comme dans Dream On26 où les émotions fortes ravivent dans l’esprit de Martin Tupper27 des souvenirs télévisuels liés à l’enfance et lui tiennent lieu de références morales et culturelles, de modèles et d’inspirations quotidiens. Mais cette autoréflexivité télévisuelle peut également reposer sur le développement de procédés intertextuels qui prennent généralement la forme de références à une fiction plurielle dans une autre fiction plurielle, celles-ci pouvant être verbales (référence à des personnages ou à des situations diégétiques) ou visuelles (caméo, apparition de comédiens en tant que personnage ou en tant qu’acteur28). Les exemples sont très nombreux de ces procédés qui, au-delà de leur aspect purement ludique, revêtent également une fonction référentielle ou distinctive.

17 Le genre, dans la mesure où il fonctionne, comme le remarque François Jost29, comme « promesse » de lecture permettant de favoriser la relation à l’œuvre, est lui aussi susceptible de jouer un rôle important dans la sérialité des fictions télévisuelles. L’une des principales caractéristiques de ces dernières serait selon nous leur capacité à associer transgénéricité et inter-généricité. Nous considérons la transgénéricité comme étant la transposition à la télévision de genres diégétiques importés d’autres formes

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médiatiques (théâtre, cinéma, radio, roman, roman-feuilleton) et l’inter-généricité comme étant le « mélange des genres » au sein d’une même œuvre (comédie dramatique, comédie sentimentale, mélodrame et policier dans Desperate Housewives par exemple). Comédie, burlesque, comédie dramatique, drame, mélodrame, policier, science-fiction, western, cape et épée, historique, héroïque fantaisie, horreur, suspense, chronique sociale, biographie, etc., la plupart des genres diégétiques développés par les autres médias ont été adoptés par les fictions plurielles de la télévision dont l’une des spécificités, liée au développement sériel et/ou feuilletonesque qui les caractérise, est de les associer, de les fusionner ou de les faire se succéder dans une même œuvre. Cette particularité permet sans doute en premier lieu de séduire un large public familial en proposant un ancrage pluri ou inter-générique dans lequel chacun est susceptible de trouver son compte. Les exemples sont innombrables et l’on peut affirmer à la suite de Jean-Pierre Esquenazi que « le mélange des genres, sans devenir un mot d’ordre, est passé dans les mœurs sérielles »30. Mais selon nous, ces phénomènes de transgénéricité et d’inter-généricité propres aux fictions plurielles de la télévision doivent avant tout être considérés comme étant des composantes essentielles du programme esthétique défini par la matrice de chaque œuvre, contribuant à la relation sensible à ces fictions. C’est donc en tant que tels qu’ils doivent être étudiés.

18 Comme l’a bien montré Sarah Sepulchre 31, la permanence et/ou l’évolution des caractères des personnages contribuent eux aussi, pour une large part, à la sérialité des fictions télévisuelles en même temps qu’ils favorisent les processus d’identification ou de projection. Se basant sur le « modèle en trois axes » proposé par Pierre Glaudes et Yves Reuter32, elle montre que le personnage est susceptible de jouer un rôle aux trois niveaux du genre, de l’organisation du texte et de l’investissement affectif, dans la mesure où il « fait avancer le récit, transporte des savoirs (narration), désigne et est désigné par le genre, véhicule les valeurs de l’auteur et celles du lecteur »33. La thèse principale de la chercheuse repose sur l’idée que les personnages des fictions plurielles de la télévision sont des stéréotypes qui répondent à un « type primaire », invariable, lié au genre, tout en déclinant un ou plusieurs « types secondaires », liés à leur « être » et à leur vie privée, qui sont eux susceptibles d’évoluer. Ainsi, pour reprendre notre terminologie, le personnage pourrait-il apparaître comme une sorte de « catalyseur » de la dialectique de l’identité/altérité caractéristique de la sérialité matricielle, dans la mesure où il serait à lui seul susceptible de déterminer un certain nombre des invariants et des variations des récits.

Les images et les sons

19 Bien que l’étude des caractéristiques « formelles » des fictions plurielles de la télévision puisse s’appuyer sur les modèles théoriques et méthodologiques développés par les spécialistes des études cinématographiques, notre objectif spécifique serait de voir comment ces caractéristiques peuvent contribuer à la sérialité matricielle. Pour cela, il nous semble que les trois principales notions sur lesquelles nous devons nous pencher sont celles de cadrage, de montage et d’illustrations sonores. N’ayant pas la place dans ces lignes pour développer ces aspects de la sérialité matricielle, nous nous contenterons d’évoquer quelques exemples susceptibles d’illustrer notre propos. Ainsi nous semble-t- il que la généralisation du « décadrage » dans New York Police Blues34, de même que celle de l’utilisation de la caméra 16mm tenue à l’épaule et du montage en rupture dans

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Homicide35 doivent davantage être considérées comme des caractéristiques stylistiques propres à favoriser la relation sensible à ces fictions que comme les simples artifices destinés à augmenter leur « réalisme » qu’y ont souvent vu nombre d’observateurs. Il en va de même de l’utilisation du gros plan dont on a souvent dit, depuis les premiers écrits d’André Bazin, qu’il était l’un des principaux instruments de la théâtralisation télévisuelle, dans la mesure où il permet de créer une proximité émotionnelle entre le téléspectateur et les personnages. La série Cold Case nous fournit pour sa part un bon exemple de l’utilisation des illustrations sonores comme paramètre de la sérialité matricielle. La scène finale de chaque épisode de cette fiction, qui correspond généralement à l’arrestation du coupable d’un crime irrésolu depuis parfois plusieurs dizaines d’années, est une scène d’inaction, sans dialogue, filmée au ralenti et illustrée par une chanson qui est non seulement en lien avec l’époque à laquelle a été commis le meurtre mais également avec l’histoire personnelle de la victime. Dans ce cas, l’illustration sonore a pour triple fonction de raviver les propres souvenirs du téléspectateur en ancrant le récit dans la culture populaire d’une époque, de renforcer son rapport émotionnel à l’histoire en apportant un commentaire « sensible » sur cette dernière, et d’accentuer la dimension sérielle de la fiction par la récurrence de cette scène finale qui constitue ainsi l’un des invariants de la matrice.

Sérialité éditoriale

20 Il nous semble par ailleurs que la problématique globale autour de laquelle devront s’articuler les trois lieux de pertinence de la production, de l’œuvre et de la réception en vue d’établir une approche sémio-pragmatique de la fiction télévisuelle, ne pourra qu’être d’ordre stratégique. En effet, il faut bien admettre que les fictions de la télévision sont ainsi parce qu’elles visent certains effets culturels et économiques, et donc que cette problématique globale devra inévitablement s’intégrer dans une approche des stratégies éditoriales des genres fictionnels, qui passera par une explication des moyens, essentiellement textuels, de ces stratégies. C’est sur cette stratégie globale que repose la sérialité éditoriale qui, selon nous, se développerait autour de trois paramètres principaux : un ensemble de promesses (textuelles, paratextuelles, transtextuelles, hypertextuelles) ; une expérience esthétique basée sur l’expérience quotidienne ; une stratégie de programmation passant par l’intégration des œuvres de fiction plurielle au flux télévisuel.

Les promesses de la fiction

21 Nous avons montré par le passé que les chaînes de télévision qui recourent aux feuilletons et séries font au téléspectateur un certain nombre de promesses, au sens où l’entend François Jost36. Celles-ci sont lisibles, nous semble-t-il, à quatre niveaux : non seulement dans le texte lui-même mais aussi dans le paratexte (discours des chaînes sur leurs programmes) qui comprend les interprogrammes (annonces de la fiction) ; au niveau transtextuel (liaisons narratives extradiégétiques entre deux occurrences d’une même fiction plurielle) ; et peut-être aussi à un niveau que l’on pourrait, à la suite de Gérard Genette37, considérer comme hypertextuel, si l’on admet que dans les fictions plurielles, itérations et répétitions narratives ajoutent des procédés tabulaires à l’étirement linéaire du récit.

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Expérience esthétique et expérience quotidienne

22 Un deuxième aspect de la sérialité éditoriale serait selon nous constitué par la proximité existant entre l’expérience esthétique des fictions plurielles de la télévision et l’expérience quotidienne du téléspectateur. Après s’être développé, dans un premier temps, sur l’idée qu’il permettait à son utilisateur de faire l’expérience du direct et de la simultanéité des événements du monde, le dispositif télévisuel nous semble en effet s’être peu à peu affirmé comme étant le média de la durée et de l’écoulement temporel. Cette hypothèse est d’autant mieux observable dans les fictions plurielles qui, en plus de raconter des histoires basées sur la vie quotidienne de personnages que l’on suit de jour en jour (soap-opera), de semaine en semaine (feuilleton sérialisant et série feuilletonante) et de saison en saison et finissent par nous être familiers, calquent leur temporalité diégétique sur la nôtre.

23 Dans le prolongement des développements les plus récents de la théorie du récit tels qu’ils apparaissent notamment dans Qu’est ce que la fiction38 et Esthétique contemporaine. Art, représentation, fiction39, nous considérons les émotions imaginaires – entendues au sens d’émotions « réelles » provoquées par les récits de l’imaginaire – comme étant des émotions « normales », acceptables et non paradoxales se situant au cœur de l’expérience esthétique des fictions plurielles de la télévision, dans la mesure où c’est sur elles que repose la relation sensible à ces fictions.

24 Ces approches théoriques montrent en outre que la fréquentation de la fiction nous permettrait de faire l’expérience de certaines émotions, mais nous pouvons penser que la fiction plurielle de la télévision va plus loin en nous permettant de faire l’expérience de la vie. La plupart des récits qui composent les genres principaux de la fiction plurielle – c’est-à-dire le feuilleton et la série – ne sont pas des récits clos, comme le sont ceux de la majorité des romans et des films de cinéma, mais des récits qui ne semblent pas avoir de limites, des « œuvres ouvertes » en quelque sorte, pour reprendre l’expression d’Umberto Eco40. Ainsi, du fait que leur principe de fonctionnement narratif repose sur l’exploitation d’un « champ de possibilités »41, les fictions plurielles de la télévision seraient, plus que toute autre forme fictionnelle, des candidates idéales à l’ouverture dans la mesure où elles reposent en grande partie sur l’idée d’écoulement temporel. D’autre part, si la narration des différentes occurrences ou épisodes de ces fictions est souvent de nature « classique » – dans la mesure où elle correspond généralement aux critères de la vraisemblance définis par Aristote42 –, l’amplitude temporelle de chaque œuvre laisse toutefois ouverte toute possibilité de développement. Même si, au niveau « infra » de l’occurrence ou de l’épisode, le schéma narratif est souvent linéaire, conventionnel, répétitif et prévisible, tout reste pourtant toujours possible et imprévisible au niveau « supra » de l’œuvre dans son ensemble. Ainsi en va-t-il de la fiction plurielle comme de la vie, où événements prévisibles et répétés et infinité d’événements possibles émaillent un écoulement inexorable du temps qui ne s’arrêtera qu’à notre mort, dont on ne sait pas quand elle surviendra. Le prévisible et l’inattendu, la répétition et la continuité, la rassurance, l’espoir, la crainte ou la surprise, sont autant des facteurs principaux du plaisir que nous éprouvons lors de la consommation de la fiction plurielle de la télévision qui apparaît alors comme « une tentative pour épuiser la richesse de la contingence sociale »43. Selon Vincent Colonna, à travers la fiction plurielle, « le banal de la vie humaine prend une densité

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sans précédent, accède au niveau de l’émotion esthétique »44. Bien que les choses ne soient pas aussi simples ni évidentes que cela, ces quelques remarques nous laissent entrevoir qu’il pourrait y avoir un certain nombre de points communs entre expérience quotidienne, « esthétique de l’ordinaire », et expérience esthétique des fictions plurielles de la télévision.

Programmation

25 Comme nous l’avons également précisé dans nos précédents travaux, la fiction télévisuelle est susceptible de suivre différentes logiques de programmation selon la place qu’elle occupe dans la grille des programmes45. Nous avons en outre montré qu’une étude des stratégies de programmation, devrait commencer par l’observation de la place qu’occupent les différents genres fictionnels dans cette grille, ce qui permettrait d’appréhender le type de programmation choisie (fédératrice, cumulative, segmentée ou ciblée) en tant que paramètre de la sérialité éditoriale. Il nous serait bien entendu impossible de développer une telle étude dans ces lignes, aussi nous attarderons nous pour l’heure sur un aspect particulier du rapport entre sérialité et programmation, à travers un rapide retour sur les notions de mise en paradigme et mise en module que nous avons proposées. Nous avons en effet montré que les phénomènes de mise en série et de mise en feuilletons (brièvement décrits plus haut) ne concernent pas uniquement les fictions plurielles de la télévision, et que les téléfilms (ou fictions unitaires) semblaient échapper difficilement à la contagion sérielle (mise en modules et mise en paradigmes des téléfilms unitaires) ou à la contagion feuilletonesque (téléfilm en deux parties et mini-feuilleton). En d’autres termes, il nous est possible d’affirmer que le téléfilm, proche du film de cinéma en cela qu’il est lui aussi un produit de logique éditoriale, cesse de s’inscrire dans cette logique dès lors qu’il est programmé. Son inscription dans la grille des programmes, opération que nous avons nommée mise en modules, apparaît en effet bien souvent comme une sorte de mise en collection a posteriori. Nous dirons, en nous appuyant sur les propos de Noël Nel46, que mise en modules (qui correspond à ce que l’auteur nomme la mise en inter- ou transdiscours et que nous appellerons aussi modularisation) et mise en paradigmes (ou paradigmatisation) sont les deux opérations qui permettent la mise en série des produits fictionnels de logique éditoriale diffusés à la télévision. Nous ne distinguerons donc que ces deux formes de déclinaison sérielle des fictions unitaires, en précisant toutefois que chacune d’elles est à sa façon travaillée par la dialectique invariants/variations propre au processus de mise en série. Nous préciserons enfin que ces phénomènes de modularisation et de paradigmatisation que nous avons largement détaillés par le passé sont susceptibles de toucher toute émission dès lors qu’elle est programmée.

Conclusion

26 En guise de conclusion à cette rapide approche de la sérialité considérée comme fondement de la relation sensible, donc esthétique, aux fictions plurielles de la télévision, nous résumerons les différentes observations que nous venons de faire sous la forme d’un diagramme qui devrait nous permettre d’avoir une vision synthétique des paramètres sur lesquels elle repose.

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NOTES

1. Stéphane Benassi, « De la sérialité comme fondement d’une esthétique télévisuelle », dans René Gardies et Marie-Claude Taranger (éd.), Télévision : questions de formes, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs Visuels », 2001. 2. Une fiction plurielle suivant une logique narrative feuilletonesque est une fiction qui développe une intrigue sur plusieurs épisodes voire sur plusieurs saisons. C’est par exemple le cas de Breaking Bad (AMC, 2008-2013). 3. Une fiction plurielle suivant une logique narrative sérielle est une fiction qui développe une somme d’intrigues autonomes suivant généralement un même schéma narratif et mettant en scène les mêmes personnages principaux. Chaque épisode (ou occurrence) constitue donc un récit autonome et narrativement bouclé sur lui-même. C’est par exemple le cas de Law & Order (NBC, 1990-2010). 4. Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001. 5. Gérard Genette, L’Œuvre de l’art II : La relation esthétique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1997. 6. Hans-Robert Jauss, op. cit. 7. Jean-Claude Soulages, Les Rhétoriques télévisuelles. Le formatage du regard, Bruxelles, De Boeck / INA, coll. « Médias Recherches », 2007. 8. Gérard Genette, op. cit. 9. Raul Grisolia, « Le mystère de la matrice : le dispositif et la persona comme œuvres », in Télévision : notion d’œuvre, notion d’auteur, René Gardies et Marie-Claude Taranger (éd.), Paris, L’Harmattan, coll. « Champs Visuels », 2003, p. 19. 10. Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des genres fictionnels télévisuels, Liège, Editions du CEFAL, coll. « Grand Ecran Petit Ecran », 2000. 11. Breaking Bad, AMC, 2008-2012. 12. Desperate Housewives, ABC, 2004-2012. 13. Columbo, NBC, 1968-1978 ; puis ABC, 1989-2003. 14. Dexter, Showtime, 2006-2013. 15. E.R., NBC, 1994-2009. 16. The Fugitive, ABC, 1963-1967. 17. Quantum Leap, NBC, 1989-1993. 18. Star Trek, NBC, 1966-1969. 19. Law & Order, NBC, 1990-2010. 20. Criminal Minds, CBS, 2005-. 21. 24, Fox TV, 2001-2010. 22. Cold Case, CBS, 2003-2010. 23. On The Air, ABC, 1992-1992. 24. The Hour, BBC Two, 2011-2012. 25. 30 Rock, NBC, 2008-2013. 26. Dream On, HBO, 1990-1996. 27. Le personnage principal incarné par Brian Benben. 28. Voir dans ce dossier l’article de Gwénaëlle Le Gras, « Guest stars : de la stratégie has been au second souffle des stars de cinéma ». 29. François Jost, « La promesse des genres », Réseaux, no 81 : « Le genre télévisuel », Paris, CNET, janvier-février 1997, pp. 11-31. 30. Jean-Pierre Esquenazi, op. cit., p. 153. 31. Sarah Sepulchre, Le Héros multiple dans les fictions télévisuelles à épisodes : complexification du système des personnages et dilution des caractérisations, Thèse de doctorat, sous la direction de Marc

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Lits, Faculté des Sciences économiques, sociales, politiques et de la communication, UCL, Louvain-la-Neuve, 2007. 32. Pierre Glaudes et Yves Reuter, Personnages et didactique du récit, Metz, Centre d’Analyse Syntaxique de l’Université de Metz, coll. « Didactique des textes », 1996. 33. Sarah Sepulchre, « Le personnage en série », dans Sarah Sepulchre (éd.) Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, coll. « Infocom », 2011, p. 149. 34. NYPD Blue, ABC, 1993-2005. 35. Homicide : Life on the Street, NBC, 1993-1999. 36. François Jost, « La promesse des genres », art. cit. 37. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Point Essais », 1992 [1982]. 38. Lorenzo Menoud, Qu’est ce que la fiction, Paris, Vrin, coll. « Chemins philosophiques », 2005. 39. Jean-Pierre Cometti, Jacques Morizot et Roger Pouivet (éd.), Esthétique contemporaine. Art, représentation, fiction, Paris, Vrin, coll. « Textes clés », 2005. 40. Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1979 [1962]. 41. Id., p. 160. 42. Aristote, Poétique, trad. J. Hardy, préface P. Beck, Paris, Gallimard, 1996. 43. Vincent Colonna, op. cit., p. 330. 44. Ibid. 45. Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des genres fictionnels télévisuels, op. cit. 46. Noël Nel, « Les dispositifs télévisuels », dans Jérôme Bourdon et François Jost (éd.), Penser la télévision, Paris, Nathan/INA, coll. « Médias Recherches », 1998, pp. 64-65.

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Technologies numériques et fantasmes panoptiques dans les séries télévisées contemporaines

Mireille Berton

1 Définie depuis ses origines comme un dispositif de transmission à distance d’images et de sons offrant un accès illimité au monde visible, la télévision a régulièrement été associée aux paradigmes de l’immédiateté et de l’ubiquité1. Certains programmes d’actualités, de reportages ou de divertissement ont su exploiter ces caractéristiques de manière à donner aux spectateurs l’illusion d’être en prise directe avec une réalité extérieure atteignable en tous points de la planète. D’autres, encore, ont tiré profit des fonctions de télésurveillance d’un médium capable de fournir des informations en temps réel dans un but de contrôle social, à l’exemple de la télé-réalité, une forme culturelle de surveillance « ludique » qui articule le médium télévisuel au panoptisme disciplinaire – actualisant des fantasmes d’omniperception propres au panoramisme foucaldien2. De tout temps, l’inscription de la télévision dans le paradigme de la communication à distance a favorisé des pratiques, des discours et des représentations qui annexent le médium à l’idée de panoptisme. Autour du dispositif se greffent donc régulièrement des images et des imaginaires symptomatiques des fantasmes qui traversent l’histoire des médias audiovisuels : ubiquité, immédiateté, omnivoyance, omniscience, etc., lesquels sont au fondement de son épistémè.

2 C’est notamment en tant que média du « direct » que la télévision fonctionne comme le lieu de projection d’une série de fantasmes relatifs à la possibilité d’une maîtrise étendue du voir et du savoir. Rappelons que la télévision est, dès les premières spéculations littéraires à la fin du XIXe siècle, pensée sur les modèles du téléphone et de la radiophonie, en tant que machine permettant d’accéder aux événements du monde sur le champ et sans entraves3. Les discours qui entourent les premières séances de télévision collective, par exemple, insistent sur le caractère à la fois simultané et immédiat de l’expérience perceptive, la télévision ayant l’avantage sur le téléphone de combiner images et sons4. Bien avant son intégration dans les foyers, le médium est ainsi perçu comme un dispositif du direct, et ce malgré le caractère enregistré de la

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majorité de ses programmes. Se cristallise autour de la télévision ce que François Albera et Maria Tortajada nomment « l’imaginaire de l’immédiateté » qui fait « le plus souvent l’économie de médiations bien réelles : humaines ou techniques »5 – un imaginaire qui s’est déplacé aujourd’hui du côté d’internet et des cultures numériques. Peu importe que « la plus grande part des données qu’il transmet procède d’enregistrements effectués au préalable ou repris d’autres médias (cinéma, magnétophone) » ; peu importe que le « direct » et la simultanéité concernent « le plus souvent le moment de la réception que celui de la distribution-diffusion » ; peu importe que l’on diffuse « en direct des informations différées »6 : la télévision continue à travers son histoire d’être interprétée et reçue comme un dispositif du temps immédiat.

3 La télévision numérique modifie assez peu cet imaginaire du temps réel, bien que, indique William Uricchio7, ses nombreuses fonctionnalités (enregistrement, ralenti/ accéléré, pause, zapping, revisionnement, vidéo à la demande, interactivité, etc.), la multiplication des chaînes accessibles par câble et satellite, la migration des programmes télévisuels vers des plateformes internet, contribuent à transformer notre rapport à un média qui s’émancipe toujours plus de son référent traditionnel (le monde réel) pour donner la possibilité au consommateur de naviguer librement à travers le passé et le présent, le temps et l’espace. L’idéologie de la transmission en direct persiste notamment à travers la prolifération d’interfaces qui fournissent des informations en temps réel, ainsi que les émissions de télé-réalité et les pratiques culturelles de la webcam (accusées par les téléphobes d’entretenir un voyeurisme malsain)8.

4 Sans vouloir ici aborder les problèmes complexes qu’entraîne l’idée du direct et du panoptisme comme traits définitoires de la télévision (laquelle est une entité instable et en transformation constante), nous souhaitons observer comment certaines séries télévisées contemporaines mettent en scène la technologie numérique à travers l’emploi que font les personnages de « télé-dispositifs »9. L’inclusion dans la diégèse de caméras de surveillance, ordinateurs multi-écrans, tablettes numériques, téléphones portables, etc. construit un discours qui ne fait pas seulement part de l’omniprésence de ces outils dans notre quotidien, mais renvoie plus largement aux phénomènes de « subjectivation numérique »10 qui « induisent clairement de nouvelles formes de contrôles, de conditionnements, d’influences et de manipulations »11. Les fictions plurielles prises ici en considération (Revenge12, House of Cards13, Homeland14, Utopia15)16 attestent de la conscience – désormais aiguë – des consommateurs d’être simultanément objets et sujets d’une culture panscopophilique17 qui pousse autant à l’exhibitionnisme, au voyeurisme, à la délation qu’à l’espionnage – avec comme corollaire nécessaire : la paranoïa. L’avènement de la télé-réalité au début des années 2000 et le développement d’internet ont participé sans aucun doute à construire un mode d’appréhension de la réalité façonné par des fantasmes d’accessibilité absolue au monde dans ses coordonnées tant spatiales (fantasmes ubiquitaires) que temporelles (fantasmes d’immédiateté et de synchronisme).

5 Or, le modèle foucaldien ne suffit plus, selon nous, à expliquer l’emprise de la pulsion panoptique qui anime nos sociétés néolibérales car ces dispositifs numériques sont reliés à des : « Appareils de computation surpuissants [qui] peuvent aujourd’hui identifier, sélectionner, classer et recombiner des données numérisées de façon à cartographier et à recomposer en temps réel une résultante de l’ensemble de nos interactions sociales. Les deux dernières décennies ont vu la computation

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numérique devenir ubiquitaire du fait de la miniaturisation et de la nature portable de nos appareils de computation (les PC, puis surtout les smartphones connectés aux réseaux de téléphonie sans fil). Qu’il s’agisse de ‹ prendre ›, de traiter ou de réinjecter des données dans nos systèmes d’information, la computation est désormais partout, infiltrant nos façons de communiquer, d’interagir, de penser, de désirer. »18

6 Elle est en effet partout, y compris au cœur des séries télévisées qui témoignent d’une « certaine convergence entre l’infrastructure matérielle des machines communicantes et la superstructure des subjectivations (des individuations indissociablement personnelles et collectives) réalisées au sein de ces machines »19. Cette imbrication entre technologies numériques et subjectivités n’est pas seulement sensible par la forte propension de la télévision à la réflexivité, laquelle existe depuis le début de son histoire20 ; elle s’observe surtout dans les cas où les fictions qu’elle propose miment le fonctionnement des médias numériques devenus aujourd’hui bien plus que des prothèses du corps et du psychisme humains. Les séries télévisées, en particulier, attestent de cette fusion croissante entre computation et subjectivité dont parle Yves Citton, ainsi que de l’idéologie panoptique et ubiquitaire qui sous-tend une culture cybernétique vouée à conserver les traces de chaque geste et interaction à des fins commerciales, sécuritaires, policières, etc. Bien que la télévision n’ait pas l’apanage de la représentation de dispositifs numériques qui confèrent aux personnages, et par extension aux spectateurs, le privilège d’une perception omnisciente et ubiquitaire, force est de constater qu’elle se montre particulièrement inventive lorsqu’il s’agit de rendre compte des « dynamiques par lesquelles les médias numériques parviennent à nous agir de l’intérieur »21, notamment en s’intégrant de manière singulière à la diégèse – comme dans la série télévisée Occupied22 qui superpose régulièrement à l’image des pictogrammes de téléphones portables, des pages internet, des messages MMS, des écrans GPS, des messages mail, etc. (fig. 1-6). Si ce type de représentations met en abyme les médias numériques désormais synchronisés les uns aux autres, et avère la prégnance de modes de communication résorbés par l’encodage digital, il reconnaît également (volontairement ou non) l’omniprésence de systèmes qui, grâce aux traces laissées par nos interactions dans les big data, supervisent et contrôlent nos comportements, voire les anticipent, comme l’illustrent les plateformes Netflix ou Amazon. La mise en scène d’outils numériques dans les séries télévisées donne l’opportunité d’examiner par quel biais la fiction sérielle aborde le phénomène plus large de computation à des fins de surveillance – le panoptisme constituant un vecteur d’analyse parmi tant d’autres.

7 Attendu que les séries contemporaines articulent de manière diversifiée fantasmes panoptiques et machines numériques, il nous semble nécessaire d’opérer quelques distinctions. Non seulement les dispositifs panoptiques contribuent à fragmenter des espaces-temps diégétiques tour à tour juxtaposés, synchronisés, répétés, mais encore leurs fonctions varient en ce qu’ils autorisent tantôt la communication instantanée, tantôt la surveillance active ou encore la consultation d’images et de sons dans un but d’enquête. La diversité des effets et des pratiques relatives aux technologies panoptiques invite à établir une distinction entre 1. fantasmes ubiquitaires générés par la multiplication des points de vue, des espaces et des temporalités, et entraînant chez le spectateur une impression de simultanéité et de complétude cognitive ; 2. fantasmes de surveillance attachés à l’emploi de certains appareils d’espionnage ou d’agression militaire qui assurent « le fonctionnement automatique du pouvoir »23 ; 3. fantasmes

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d’omniscience sous-tendus pas une volonté de maîtrise de l’information et du savoir qui circulent entre les personnages, et qui se combinent aisément avec un désir d’ubiquité. Le plus souvent, ces fantasmes s’associent au sein d’une même occurrence, la visée panoptique étant régulièrement inséparable d’une volonté de connaissance augmentée du monde environnant. C’est pourquoi la typologie proposée est en grande partie artificielle, servant uniquement à relier les exemples choisis à un axe dominant.

8 Une question principale guidera l’analyse : quels sont les effets et implications de la représentation de ces outils numériques de vision et d’audition en termes de réception des séries télévisées ? Comment notre « relation sensible » à celles-ci – pour reprendre l’expression de Stéphane Benassi développée dans ce numéro24 – est-elle infléchie par des images qui donnent l’illusion au spectateur d’une maîtrise de l’espace-temps représenté ? Quelles sont les incidences « sémio-pragmatiques » de cette primauté de la perception totalitaire cultivée par la télévision jusque dans les fictions qu’elle crée et diffuse ? Sur cette base, on développera quelques hypothèses concernant les enjeux narratifs, esthétiques et sociaux d’images et de sons qui produisent au sein de la diégèse des effets d’immédiateté et de panoptisme, de sorte à se demander dans quelle mesure ils introduisent (ou non) un nouveau régime perceptif. Plus largement, on cherchera à rendre à nouveau visible la machine qui tend à se dissimuler derrière la représentation, et à articuler ces motifs diégétiques à la logique sérielle.

Les fantasmes ubiquitaires

9 La numérisation croissante, depuis deux décennies, de nos interactions sociales et la facilité avec laquelle les computations digitales nous permettent de naviguer à travers l’espace et le temps semblent avoir contaminé les séries télévisées qui ne font plus seulement appel au procédé classique du split screen25 pour juxtaposer des réalités disjointes, mais qui transfèrent aux personnages (et par ricochet aux spectateurs) des « pouvoirs » ubiquitaires grâce à la mise en scène de pratiques médiatisées par la technologie. C’est particulièrement tangible dans la série Revenge26 qui peut être définie comme une sorte de soap opera postmoderne 27 dans lequel les protagonistes utilisent massivement les outils numériques.

10 Elle raconte le parcours d’une jeune femme, Amanda Clarke qui se fait appeler Emily Thorne – du nom d’une amie rencontrée à l’adolescence et avec laquelle elle va échanger son identité – et qui se venge des personnes impliquées dans les événements ayant mené à la chute puis disparition de son père, David Clarke, faussement accusé de terrorisme. Elle va en particulier s’attaquer à la puissante famille des Grayson qui règne dans la région des Hamptons, un lieu où elle a vécu pendant son enfance avec son père, et dans lequel elle revient à l’âge adulte sans que personne ne la reconnaisse, y compris Jack Porter dont elle était très proche et avec lequel elle va renouer. Dans ses efforts pour venger la mort de son père, Emily Thorne / Amanda Clarke est aidée par un autre personnage masculin, Nolan Ross, l’ancien protégé de David Clarke qui est devenu millionnaire grâce à son génie informatique et son esprit d’entreprise (fig. 7). La multinationale de Nolan, NolCorp, lui assure justement une mainmise quasi totale sur son entourage proche ou lointain. Interconnecté en permanence avec ses employés ou ses relations disséminés aux quatre coins de la planète, il peut par exemple empêcher Jack Porter de retrouver Amanda Clarke (la vraie Emily Thorne) afin de protéger le secret d’Emily Thorne (la vraie Amanda Clarke). Il suffit à Nolan Ross d’un message chat

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de la réceptionniste d’un hôtel canadien qui l’informe qu’un certain Jack Porter cherche Amanda Clarke pour parvenir à ses fins (saison 1, épisode 18). La manœuvre de distraction est d’ailleurs facilitée par la diffusion, au même moment, sur l’écran télévisé du hall de l’hôtel, d’informations concernant les Grayson (fig. 8). Or, il est intéressant de relever que même à des kilomètres de chez lui, Jack Porter reste relié à son environnement coutumier, bien qu’il incarne dans cette série le personnage le moins enclin à utiliser la technologie, tournant toujours le dos aux postes de télévision allumés dans les pièces qu’il occupe (fig. 9) : simple, proche de la nature et indifférent aux mondanités, il communique avec des moyens très simples (soit par téléphone, soit en se déplaçant d’un lieu à l’autre pour rencontrer les personnes).

11 Si chez Porter cette ubiquité est fortuite, momentanée et indépendante de sa volonté, chez Nolan Ross elle est cultivée à travers un très vaste réseau de contacts dont l’efficience est garantie par sa célébrité et sa puissance économique : toujours muni d’un appareil numérique (téléphone, tablette, ordinateur, oreillettes, etc.), il est connecté en permanence au monde grâce aux systèmes de communication les plus perfectionnés (fig. 10). Sa technophilie semble aller de pair avec son raffinement comme le montrent sa sophistication vestimentaire ou sa maison chic aux lignes design et aux couleurs épurées, lesquelles dénotent non seulement son rang social mais également sa proximité avec l’univers ultra-contemporain des médias digitaux. Sur ce plan, il est invariablement opposé à Jack Porter dont le mode de vie ordinaire le conduit à incarner des valeurs traditionnelles de force et de naturel. S’ils sont unis par leur amitié pour Emily/Amanda, ils sont amenés à performer deux modèles de masculinité (l’une queer, l’autre hétérosexuelle) déterminés par leurs rapports plus ou moins étroits à la technologie et à la postmodernité, fournissant aux spectateurs des foyers d’identification distincts et complémentaires (fig. 11).

12 Dans Revenge, rares sont les épisodes dépourvus d’écrans numériques en tout genre, cette prolifération de motifs, répétés et insistants, ne s’expliquant pas uniquement par le thème de la vengeance qui exige de la part d’Emily Thorne / Amanda Clarke d’échafauder des tactiques pour prouver l’innocence de son père. On observe d’abord que les écrans numériques intradiégétiques produisent souvent des effets de mise en abyme formelle (avec surcadrages à la clé) ou viennent à se confondre avec l’entièreté du champ, entraînant une « isomorphie d’espaces »28, selon les termes d’Alain Boillat. Cette fusion et confusion des écrans renvoie aux propriétés éminemment labiles et plurielles du médium qu’est devenue la télévision, et dont les programmes peuvent être consommés sur tout type du support, indépendamment de la logique de diffusion classique. Aussi, l’univers saturé d’écrans numériques permet d’exhiber la volatilité du dispositif télévisuel au sein de fictions plurielles où foisonnent les personnages et les arcs narratifs, et, plus largement, permet de mimer le fonctionnement des systèmes informatiques qui réduisent le monde réel à des traces encodées numériquement, comme on espère le montrer dans les pages qui suivent.

13 Le pilote de la série britannique Utopia contient une séquence particulièrement éloquente à cet égard : plusieurs personnages, ayant comme point commun leur passion pour une bande dessinée intitulée Utopia, partie 1, entrent en contact via un forum de discussion. En possession de la seconde partie de cette œuvre mystérieuse, Bejan souhaite donner rendez-vous aux premiers internautes qui répondront à son message. C’est alors que Wilson, Grant, Becky et Ian réagissent à l’appel, leurs messages respectifs apparaissant en incrustation sur des images révélant tantôt Bejan, tantôt Ian,

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tantôt Becky (on ne voit jamais Wilson et on découvre Grant à la fin de la conversation). Balayant l’image de sorte à s’harmoniser à l’éclairage, aux couleurs du décor, aux mouvements de caméra rotatifs et à la composition du plan (épousant une ligne géométrique dessinée par un élément du profilmique), les mentions scripturales reflètent le rythme en temps réel de la conversation. Chaque plan se transforme alors en écran au sein duquel fusionne le monde de la série et le système d’échanges de messages, lesquels apparaissent puis disparaissent au gré de leur envoi et de leur lecture.

14 Basé sur le principe du forum qui s’émancipe du média-source pour venir coloniser l’espace physique occupé par les internautes, ce choix esthétique avère la disparition des limites matérielles de l’outil numérique au profit de sa fonction virtuelle et interactive, même si des traces de la médiation persistent à travers la typographie des messages. Les concepteurs de la série rendent ainsi compte du caractère évanescent des données instantanées et éphémères, car ce qui prévaut, c’est l’immédiateté de la communication qui crée chez le spectateur une impression d’ubiquité permise par la virtualisation de l’écran premier. La redondance des technologies par superposition ou imbrication est alors symptomatique de la multiplicité des fonctions assignées à ces outils et renforce l’effacement des frontières ontologiques qui les séparent. Renversant le credo de Marshall Mac Luhan selon lequel le médium prime sur le message, ce type de représentations avère une convergence médiatique (pour paraphraser Henry Jenkins29) où prime la mobilité du message qui se propage à travers différents supports.

15 Une variante possible de ce phénomène s’actualise sous la forme d’une accélération des informations qui transitent à travers différents médias, cette rapidité de la diffusion des données créant chez le spectateur la sensation d’une condensation temporelle. Thématisant les rapports entre instances politiques et sphères médiatiques, la série House of Cards joue délibérément avec les frontières entre univers diégétique (centré sur l’accession de Frank Underwood au pouvoir suprême, la présidence des Etats-Unis) et actualités politiques. C’est tout particulièrement le cas dans l’épisode 3 de la saison 3 de House of Cards qui retrace la visite officielle à la Maison-Blanche du président russe, Viktor Petrov, un personnage fictionnel largement inspiré de Vladimir Poutine. Les démarcations entre fiction et réalité s’amenuisent davantage lorsque l’on reconnaît, parmi les invités à la réception donnée en son honneur, certains membres du groupe de punk-rock féministe contestant (dans le monde réel) les actions du gouvernement russe de Vladimir Poutine, à savoir Les Pussy Riots (dont Nadejda Tolokonnikova et Maria Alekhina qui jouent ici leur propre rôle) (fig. 12). Lors du repas, les artistes se lèvent de table pour faire part au président russe fictif de leurs revendications et dénoncer sa politique répressive, provoquant du même coup un fort « effet de réel »30 au sens donné par Hervé Glevarec. Cet incident est alors immédiatement relayé par les médias, comme en atteste une série de plans sur des pages internet qui commentent l’événement (fig. 13-14). En contrechamp, on découvre un ancien collaborateur d’Underwood, Doug Stamper, qui consulte ces informations depuis chez lui et qui incarne le point de vue du spectateur exclu du cercle présidentiel (fig. 15). On revient très vite à la Maison Blanche où la fête bat son plein (fig. 16), l’articulation diachronique de ces séquences induisant l’idée d’une simultanéité entre les lignes narratives, à savoir celle de l’événement mondain, sa répercussion dans les médias et sa réception via les réseaux sociaux et les journaux en ligne.

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16 La mise en chaîne de ces trois séquences – les revendications de la part du groupe opposant au régime, la diffusion par le Web d’images de l’incident commentées par la presse et la suite de la réception à la Maison-Blanche – contribue à produire l’effet d’une synchronie entre différents aspects de la vie politique ainsi que d’une immédiateté de leurs conséquences. Cela concerne plus spécifiquement la transposition médiatique (hyper réactive) de la rencontre américano-russe puisque sur l’écran de Doug Stamper on perçoit des photographies qui ont été captées peu avant dans le « temps réel » de la diégèse (fig. 17). Exprimant la colère des Pussy Riots devant la Maison Blanche, une photographie est reprise plus loin dans l’épisode, lorsque les deux présidents s’isolent dans les sous-sols pour débattre de questions délicates relatives au Moyen-Orient. Petrov reçoit alors un message multimédia (MMS) composé d’un commentaire en russe et d’une image de la manifestation (fig. 18). Alerté par une notification sonore, il montre spontanément le message à Underwood en précisant : « Admirez leur audace ». Ce MMS s’insère dans la partie droite et inférieure du champ, en légère surimpression sur la silhouette de Petrov qui se détache en ombres chinoises sur un arrière-fond éclairé. Le MMS prend la forme d’un cadre gris contenant le commentaire dans la bande inférieure et la photographie au centre (avec le nom de l’expéditeur et la date sur la partie supérieure, mais hors du cadre gris), faisant écho aux images vues plus tôt dans la séquence où Stamper parcourt des pages internet (fig. 19).

17 Tantôt recadrées ou prises à des moments légèrement différents, ces photographies des protestataires constituent en réalité une seule et même image de l’événement qui se répète à l’infini au gré des recontextualisations opérées par chaque média qui les diffuse. Leurs occurrences sous la forme d’inserts ou d’incrustations (entraînant un surcadrage interne) reflètent la viralité des phénomènes contemporains ainsi que la logique qui consiste à emboîter les images qui se perdent dans le magma virtuel de la circulation des informations. D’un point de vue de la réception de ces motifs, domine alors une impression d’accélération temporelle souvent jugée représentative de l’ère numérique qui aurait considérablement contribué à transformer notre rapport au temps et à l’espace31. Mais ce type de représentations alimente également chez le spectateur des fantasmes ubiquitaires procurant « le sentiment euphorique que le monde s’organise autour de lui, un monde dont il est en même temps séparé et protégé par la distance du regard »32.

Les fantasmes de surveillance

18 Indissociables des fantasmes ubiquitaires, les fantasmes de surveillance sont plus directement véhiculés par des scènes de techno-surveillance. Celles-ci sont légion dans la série Revenge où Nolan Ross et Emily Thorne / Amanda Clarke emploient abondamment la surveillance audio, visuelle ou audiovisuelle afin d’obtenir des informations ou/et compromettre leurs ennemis (fig. 20-23). Plein de ressources, Nolan Ross imagine toutes sortes de stratagèmes et de dispositifs pour optimiser les résultats. Dans l’épisode 14 de la saison 2, il propose à Emily/Amanda et à Aiden Mathis une conversation Skype à trois qui présente la particularité d’être indétectable par les systèmes de surveillance conventionnels (fig. 24-25) : il s’agit de mener une conversation en se soustrayant à l’emprise du regard ou de l’écoute d’autrui qui pourrait s’exercer à leur insu. Au début de la connexion, Nolan salue ses amis en leur souhaitant la

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« bienvenue dans ma salle de conférence mobile ultra privée et introuvable », signifiant par ce biais la prouesse technologique qui consiste à devenir indétectable vis-à-vis des infrastructures panoptiques.

19 Leurs précautions pour dissimuler toute trace de leur présence ou interaction sont proportionnelles aux énergies déployées pour cartographier le territoire occupé par leurs pires ennemis, Victoria et Conrad Grayson. Une séquence d’infiltration de Aiden dans la maison des Grayson donne l’occasion au spectateur de découvrir le dispositif de caméras surveillance sécurisant les lieux, ces images étant également accessibles à Emily/Amanda qui s’en sert afin de connaître les faits et gestes de ses adversaires (fig. 26). Dans l’épisode 7 de la saison 2, elle va, depuis son ordinateur portable, « visiter » chaque pièce de la demeure et guider Aiden en lui indiquant l’itinéraire adéquat. Après avoir insisté auprès d’Emily/Amanda pour qu’elle éteigne toutes les caméras de surveillance, celui-ci profite (alors qu’il monte l’escalier du hall central) pour lui lancer un regard caméra afin qu’elle s’exécute (fig. 27). Ce bref champ/contrechamp met en exergue la reconnaissance des avantages et des risques d’un tel dispositif panoptique, lequel appelle une vigilance de chaque instant, à la fois pour ne rien manquer d’important et pour éviter de se trahir. Il indique aussi la réversibilité possible de ces dispositifs de surveillance qui peuvent être manipulés à des fins de contre-surveillance, de sorte à suspendre un instant les effets aliénants « des logiciels opaques contrôlant nos comportements et nos désirs »33.

20 Dans l’épisode 5 de la saison 1, la caméra de surveillance dissimulée dans un bibelot en forme de dauphin (un animal associé à Nolan Ross et symbole notamment de communication) est démasquée par Lydia Davis (la maîtresse de Conrad Grayson et « meilleure amie » de Victoria Grayson) qui s’adresse à Nolan pour signifier qu’elle n’est pas dupe du subterfuge (fig. 28). Mais loin de mettre fin au processus de surveillance, Lydia laisse Nolan assister à la rencontre entre elle et Conrad Grayson. Or, si celle-ci est riche en enseignements concernant ce couple « clandestin », la suite du filmage (interrompue par plusieurs séquences suivant d’autres fils narratifs) offre un spectacle encore moins banal : celui de la tentative de meurtre sur Lydia par un homme inconnu – ces images étant utilisées plus tard dans la saison par Nolan et Emily pour prouver qu’il ne s’agit pas d’un suicide (contrairement à ce que tente de faire croire la machiavélique Victoria Grayson, bien contente de décrédibiliser sa rivale).

21 Dans Revenge, cette pluralité des fonctions attachées aux dispositifs de surveillance (et à leurs images) est exploitée à l’excès, au point de faire dépendre la narration presque entièrement de ceux-ci. Que ces écrans diégétiques recouvrent tout le champ de vision ou qu’ils s’inscrivent dans des cadres qui viennent mettre en abyme la technologie, ils induisent, par leur récurrence, une dilution des frontières spatio-temporelles, ainsi qu’une uniformisation des contenus, à l’instar du travail opéré par le flux télévisuel qui tend à tout égaliser34. Raymond Williams propose en effet la notion de flux télévisuel pour caractériser la logique fonctionnelle du médium qui consiste à donner une illusion de continuité à partir d’une série de séquences relativement disparates. La fluidification des unités discrètes (actualités, films, séries, talk-shows, sports, publicité, etc.) diffusées par la télévision est le résultat d’opérations destinées, d’une part, à dissimuler les segmentations spatiales et temporelles et, d’autre part, à renforcer l’illusion d’ubiquité et d’immédiateté chez les téléspectateurs35.

22 Revenge est en outre révélatrice d’un phénomène plus large qui caractérise une époque vouée aux opérations multitâches, érigeant la fragmentation et la simultanéité en

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principes organisateurs de la communication humaine et machinique. Considérant le fonctionnement de la télévision numérique comme symptomatique du travail de l’appareil psychique sommé de traiter très rapidement et sans discrimination un grand nombre d’informations hétérogènes, Lauren Kogen associe les séries télévisées à une culture du temps présent qui dominerait notre société36. Prenant l’exemple de la série Lost qui fait un usage abondant du flashback et du flashforward, elle pointe plusieurs éléments caractéristiques de la temporalité télévisuelle : la fragmentation/ juxtaposition, la simultanéité et la répétition. Les séries contemporaines jouent en effet volontiers avec la multiplication des couches narratives qui s’imbriquent les unes aux autres de manière non linéaire au sein d’un « présent artificiel »37 que seul le flux continu d’images et de sons unifie. Partant, la réception des séries nécessiterait de mobiliser un mode de perception façonné en amont par internet qui, en fabriquant des contenus fragmentés, disparates et instantanés, induit un « temps atemporel »38, à savoir un présent continu et sans cesse périmé par de nouvelles données39.

23 Le pilote Revenge est de ce point fort instructif : le visionnement par Emily/Amanda d’images du procès de son père est entrecoupé par des flashbacks en focalisation interne révélant l’arrestation brutale de celui-ci par le FBI (fig. 29-30). Digne d’un choc traumatique, cette séparation va hanter la fiction à la manière d’une compulsion à la répétition, l’esthétique de ces fragments audiovisuels connotant leur nature subjective (fig. 31). Après avoir visionné le faux témoignage de Lydia Davis (fig. 32), Emily/Amanda fait défiler sur l’écran de son ordinateur portable une série de photographies qui attestent de la relation adultère de Conrad Grayson avec Lydia Davis – la succession de ces deux séries d’images traçant de manière symbolique l’itinéraire vengeur de l’héroïne (fig. 33-34). Typiques de l’esthétique paparazzi, ces photographies fonctionnent alors comme une sorte de réplique aux manœuvres destinées à éliminer David Clarke, Emily/Amanda se chargeant de faire payer tous ceux qui ont précipité sa déchéance sociale.

24 Ces photos volées présentent deux particularités qui méritent d’être relevées : d’une part, elles évoquent l’exhibitionnisme involontaire des amants qui se placent devant la fenêtre d’un hôtel en plein jour pour s’étreindre passionnément ; d’autre part, elles sont porteuses d’une conscience du regard d’autrui qui se manifeste à travers le « regard caméra » jeté par Conrad Grayson au moment de fermer le rideau et d’exclure toute forme de voyeurisme (fig. 35). Cette circulation de regards (entre instance médiatisée de contrôle, sujets de l’observation, point de vue du spectateur) construit le potentiel réflexif d’une représentation qui rappelle l’omniprésence d’un état de surveillance propre à notre société contemporaine. Comme le montre Michaela Wünsch à propos de la série Homeland40, les motifs relatifs à la télésurveillance présentent le double bénéfice de rassurer les spectateurs (qui pensent être protégés par un Etat tout- puissant) et de nourrir leur voyeurisme41, la télévision étant le médium par excellence d’une consommation d’images publiques reçues sur un mode privé. Les dispositifs de vidéosurveillance deviennent, dans cette optique, porteurs d’une réflexivité toute télévisuelle qui participe à clôturer le circuit des images et des sons sur lui-même.

25 Alain Boillat met également en évidence la dimension réflexive de la représentation des drones dont les images diégétiques : « Affichent nécessairement, à des degrés variables […], l’origine technologique et la nature d’artefact de l’image (et plus généralement de la représentation audiovisuelle). Partant, c’est le voyeurisme du dispositif cinématographique [dans notre cas, télévisuel] qui se voit questionné dans son caractère intrusif à travers ce

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miroir qui lui est tendu par la représentation d’un motif qui subit un déplacement du champ de l’industrie du spectacle vers le domaine militaire (le drone est avant tout une caméra fixée sur un véhicule). L’impact de l’exhibition du dispositif fonctionne dès lors au bénéfice de l’immersion diégétique (et donc d’une forme d’accoutumance du public de cinéma à l’égard de tels moyens de surveillance et d’attaque), le cinéma feignant d’hériter du rapport d’immédiateté instauré entre l’objet perçu et le sujet percevant qui caractérise l’emploi de ces armes permettant de combattre à distance. »42

26 On peut extrapoler ces propos à la télévision et à l’inclusion dans la diégèse d’outils de surveillance. Car si la pléthore de scènes contenant des images volées termine par produire chez le spectateur un sentiment d’« ubiquité impérialiste »43, elle facilite également, comme le souligne Boillat, les processus d’habituation du public aux médias panoptiques. Quant au caractère guerrier et militaire des motifs analysés par ce même auteur, les expériences sur la télévision dans années 1930 entrent parfaitement en résonance avec ces fonctions. Au début de la Seconde Guerre mondiale, rappelle William Uricchio, le développement de la télévision en Allemagne est étroitement lié aux travaux sur le téléguidage des roquettes et torpilles grâce à des caméras miniatures qui assurent au pilote le contrôle de la cible44. Cette association entre sphère militaire (drones, vidéosurveillance) et industrie culturelle (cinéma et télévision numériques) est tout à fait patente dans la série Homeland où les images satellites sont emblématiques « du nouveau rapport à l’espace instauré par des machines informatiques capables de cartographier le monde en temps réel »45.

27 L’épisode intitulé « The Drone Queen » (saison 4, épisode 1) récapitule les fantasmes de surveillance, mais en introduisant dans la représentation un malaise puisque la cible – le village attaqué par un drone américain afin d’éliminer un chef terroriste, Haissam Haqqani – subitement s’incarne en la personne de Ayan, un adolescent ayant perdu toute sa famille lors de l’attaque. D’abord représenté sous une forme abstraite (Carrie Mathison, agente de la CIA et un collaborateur, en amorce à l’avant-plan, sont filmés de dos face un écran sur lequel se dessine une vague image d’explosion, fig. 36-37), cet assaut et ses conséquences au sol (jusque-là relativement intangibles) acquièrent un visage humain lorsque Carrie demande à un opérateur d’agrandir les prises de vues. Celles-ci révèlent l’ampleur insoupçonnée des dégâts, des centaines de civils ayant péri avec le leader lors d’une cérémonie de mariage. Le drone téléguidé cadre en particulier Ayan qui découvre les cadavres de ses proches, le point de vue de la représentation alternant entre focalisation zéro et focalisation (quasi) interne, cette dernière permettant d’épouser en partie le regard de Carrie sur ces images. Si l’incidence angulaire de la caméra (en plongée) tend à écraser les personnages et les lieux observés depuis la base américaine de la CIA à Kaboul, le rapport de pouvoir se rééquilibre au moment où Ayan dirige son regard vers le drone qu’il vient de repérer (fig. 38). Rétablissant une forme de champ/contrechamp que le drone intrinsèquement révoque, le perçu devient à son tour sujet percevant, adressant à la machine un regard accusateur accompagné d’un geste de colère. Déstabilisée, Carrie refuse que le drone accompagne le jeune homme dans ses mouvements et demande de filmer les victimes qu’elle pensait être moins nombreuses. L’écart entre les images satellites et l’impact au sol témoigne d’un processus d’abstraction et de « désindividualisation »46 entraîné par la captation numérique, renforcée d’ailleurs par l’absence de son. Grâce aux ressources du langage audiovisuel, le spectateur quant à lui peut se déplacer entre ces deux espaces, ayant accès à l’ensemble du cycle des opérations, depuis la mise en place en salle de commandement, jusqu’aux conséquences concrètes des frappes aériennes.

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28 Alors que le procédé du montage alterné contribue à atténuer « la hiérarchie des personnages » de part et d’autre du dispositif de prise de vue, il joue également au bénéfice du spectateur situé en posture d’omnivoyance. Car si le motif du drone (et de toute technologie panoptique) rappelle que « nous sommes entrés de plain-pied dans une ère où l’usager de téléphonie mobile et l’internaute sont devenus de véritables cibles de la chasse aux données »47, par un mouvement inverse, la série nous offre une illusion de maîtrise propice aux fantasmes d’omniscience. S’opère en effet une sorte de passation de pouvoir du personnage vers le spectateur auquel s’adresse la représentation, ce dernier bénéficiant de certains avantages qui manquent au premier. Cette position d’extériorité du spectateur cumule en effet les atouts accordés par : l’identification aux personnages usant de médias numériques, la focalisation spectatorielle lorsque des séquences lui permettent d’en savoir plus que les personnages et le recul « réflexif » octroyé par la mise en abyme des médias numériques – les séries télévisées étant très souvent consommées sur des écrans d’ordinateurs portables48.

29 La série télévisée ménage alors un espace favorable à ce que Yves Citton nomme « un court-circuit »49 dont l’objectif consiste à contourner par la technologie l’hégémonie de la computation numérique et de la « numérisation ubiquitaire »50 qui vise à pister nos moindres faits et gestes. Même si ce processus de court-circuitage s’exerce aux confins de la fiction sérielle et de sa réception par un (télé)spectateur dont les choix et goûts en matière culturelle sont enregistrés automatiquement dans des bases de données, force est de constater que certaines séries procurent momentanément l’impression de contrecarrer la verticalité des relations entre l’humain et le « totalitarisme » numérique. Serait-ce une stratégie mise en place par l’industrie culturelle pour neutraliser les velléités de résistance des citoyens en leur accordant un sentiment éphémère de liberté, ainsi qu’une occasion factice de détourner le système à leur profit ? Ou alors ce type de représentation ne fait-il que masquer maladroitement l’impossibilité de renverser la prééminence de systèmes informatiques qui nous contrôlent avec notre propre complicité ?51 Dans tous les cas, on constate que les séries télévisées ne se contentent pas de faire l’apologie des technologies sécuritaires ; elles formulent également des discours alternatifs, notamment grâce à l’action de personnages qui choisissent de désamorcer la puissance du regard panoptique dont ils sont l’objet. Cette tension semble alors fonctionner au profit de la perception spectatorielle qui n’est pas enchaînée à une seule de ces options, mais peut renverser (même provisoirement) la hiérarchisation des rapports humain/machine instaurée par l’imaginaire panoptique52.

Les fantasmes d’omniscience

30 Cette récupération active des médias numériques par les usagers devenus depuis longtemps objets d’une surveillance généralisée est sensible au niveau de la manière dont certaines séries représentent la communication humaine, et plus spécifiquement l’échange de messages écrits (SMS) qui apparaissent par incrustation dans l’image. Dans la saison 1 de House of Cards, le personnage de Frank Underwood échange régulièrement des SMS avec une journaliste du Washington Herald, Zoé Barnes, en quête d’informations politiques de première main (fig. 39). Alors que Frank Underwood est en audio- conférence avec son équipe depuis une chambre d’hôtel (il a dû, dans l’épisode 3,

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quitter Washington pour se rendre à Gaffney, sa ville natale), sa femme Claire l’appelle sur son téléphone portable qu’il met sur haut-parleur et pose sur son torse après s’être allongé sur sa table de travail, filmé en plongée zénithale (fig. 40). Durant la conversation entre mari et femme, Underwood reçoit un SMS de Zoé qu’il commente immédiatement (« C’est intéressant, un texto de Zoé Barnes », dit-il à Claire). Ce message est visualisé dans un phylactère rectangulaire de couleur bleue avec la mention du nom de l’expéditrice et l’heure, avant de disparaître le temps que l’échange téléphonique s’achève (fig. 41). L’envoi de SMS entre Frank Underwood et Zoé Barnes se poursuit en montage alterné, les phylactères (bleus pour Barnes, gris pour Underwood) apparaissant et disparaissant au gré des échanges (et du mouvement des doigts sur le clavier du téléphone), toujours dans la moitié droite du champ mais à des hauteurs différentes. Certains textos d’Underwood sont incrustés de manière à ce qu’ils semblent émaner directement du smartphone, et plusieurs plans cadrent l’écran tactile et lumineux de Barnes qui lit et envoie ses réponses (fig. 42-44). En arrière-fond sonore, on entend les voix des collaborateurs du président restés à Washington, Marty Spinella rappelant Frank Underwood à l’ordre afin de lui demander son avis sur la discussion en cours.

31 On peut déduire plusieurs choses de cet exemple : d’une part, la mise en scène et le montage (diachronique et synchronique) ménagent aux spectateurs une place centrale en termes de voir et de savoir ; tout est fait pour qu’ils soient en mesure d’avoir une perception globale et complète de l’action, y compris sur son versant « virtuel » lorsque les personnages communiquent par smartphones interposés. D’autre part, les activités simultanées auxquelles se prête Underwood indiquent un besoin de rationalisation que la « révolution » numérique n’a fait qu’exacerber. Or, il ne s’agit pas seulement de rentabiliser le temps mais également la connaissance que nous avons du monde dans un but de maîtrise euphorique de celui-ci – y compris dans ses moments les moins spectaculaires ou les plus intimes.

32 Cette extension du visible et du dicible permise par les machines digitales fait écho à la surenchère scopique de la télé-réalité qui cherche à assouvir le désir voyeuriste du spectateur en modernisant le principe du confessionnal. La narration à la première personne (Grey’s Anatomy53), la démultiplication des perspectives sur un même événement (The Affair54, saison 1) ou la figure de l’aveu face caméra (ou enregistreur audio) sont sous cet angle représentatifs de la banalisation des dispositifs de captures par lesquels on promet de tout donner à voir55.

33 La représentation de séances psychothérapeutiques offre une prise idéale aux fantasmes d’omniscience, notamment en raison de la nature confidentielle de ces rencontres. La série Revenge illustre combien la limite entre sphère publique et sphère privée est devenue poreuse, les dispositifs de surveillance servant souvent à violer l’intimité d’autrui. Eloquemment intitulé « Les Hamptons mis à nu » (« Duplicity »), l’épisode 4 de la première saison est centré sur le personnage d’une psychothérapeute, Michelle Banks, qui reçoit dans son cabinet les femmes de la haute société (fig. 45). Responsable du placement d’Emily Thorne / Amanda Clarke dans un centre de détention pour mineures suite à l’emprisonnement de son père, la psychiatre a pour habitude de filmer les séances avec ses patientes qui lui révèlent leurs secrets les plus intimes, et surtout les plus scandaleux au regard de la bienséance sociale. Au courant de cette pratique, Emily intercepte ces documents dans le but d’humilier publiquement Michelle Banks qui figure sur la liste des personnes dont elle souhaite se venger56. Lors

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d’un gala de charité organisé par Victoria Grayson (également une patiente de Banks) et réunissant des femmes de haut rang, la diffusion d’une vidéo de présentation est subitement interrompue par un film portant la mention « Hamptonsexposed.com », lequel livre des informations délicates pour les unes et compromettantes les autres (fig. 46-49). Situées face à la thérapeute, les clientes s’adressent, sans le savoir, à la caméra dissimulée sur l’étagère derrière le bureau du médecin ; sur le côté droit de l’image, des vignettes alignées verticalement contiennent le visage de chaque patiente (y compris Emily Thorne qui s’est prêtée au jeu de la confession pour mieux brouiller les pistes). Par moments, le cadrage sur l’écran diégétique fait coïncider celui-ci avec l’écran de télévision qui se métamorphose alors en dispositif panoptique, conférant au spectateur l’illusion de pénétrer dans l’intimité d’autrui (fig. 50).

34 Détournées de leur fonction originelle, ces images s’inscrivent dans un imaginaire plus large fondé sur un idéal de transparence qui invite au dévoilement de soi et d’autrui. Cette possibilité d’être à la fois la cible et l’agent du regard – que ce regard soit horizontalisé (en provenance des pairs) ou verticalisé (issu des dispositifs de surveillance qui déterminent aujourd’hui une grande partie des contenus audiovisuels) est pleinement actualisée dans Revenge qui rend réversibles certains dispositifs numériques employés par les protagonistes. Or, la télévision numérique (du côté de la réception) et le format sériel (du côté de la production) ajoutent la possibilité de combiner librement les matériaux audiovisuels afin de les réagencer à l’infini, à l’instar d’Emily Thorne qui ne cesse de repasser en boucle des séquences enregistrées ou télédiffusées ; mais aussi : de revenir en arrière de manière à examiner un détail de la représentation ; de stopper le défilement afin de comparer deux images (par exemple : une image de vidéosurveillance et une photographie sauvegardée sur son téléphone mobile) (fig. 51) ; ou encore de réutiliser des images dans un nouveau contexte, oblitérant ainsi leur sens premier.

35 Cette délinéarisation des contenus couplée à la malléabilité illimitée du perçu autorisée par le digital rencontre dans la fiction sérielle une alliée exemplaire, la répétition et la redondance caractérisant autant la diégèse que le fonctionnement général du récit sériel dont la fragmentation et la suspension narratives sont résorbées par différents moyens57. On en veut pour preuve la figure du héros hanté par son passé douloureux, lequel fait régulièrement irruption sous la forme de flashbacks qui se démarquent formellement du récit-cadre : Nicholas Brody dans Homeland, Emily Thorne / Amanda Clarke dans Revenge, Patty Hewes et Ellen Parsons dans Damages58, Don Draper dans Mad Men59 (première saison), Ryan Hardy dans Following60, etc., sont accablés par un excès d’images et d’informations dont le caractère répétitif indique parfois leur charge traumatique. Pour Michaela Wünsch, le format sériel favorise précisément la reprise en boucle61 – avec, précisons-le, des modifications esthétiques sur le grain, la couleur, le cadrage, l’angle de prise de vue – de séquences ou d’images qui expriment un passé douloureux ou, dans le cas de Revenge, le caractère obsessionnel de l’héroïne.

36 Du point de vue du spectateur, la représentation d’une même situation montrée de différents points de vue (soit à partir de médias différents ayant filmé un même événement, soit à partir de la perception de divers personnages) reproduit à une échelle plus vaste le travail d’un dispositif de vidéosurveillance destiné à couvrir un ensemble de zones à contrôler. C’est le cas dans la série Homeland où Carrie Mathison observe les faits et gestes de Nicholas Brody par vidéosurveillance interposée (saison 1,

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épisode 4) : le spectateur non seulement transite entre les deux espaces connectés à distance, mais encore pénètre dans l’esprit du héros de guerre dont le choc post- traumatique déclenche de fréquentes réminiscences. Si la multiplication et la complémentarité de ces informations viennent enrichir et complexifier le récit – et donc élargir le spectre de l’interprétation –, elles façonnent également une posture omnisciente qui est représentative de la « quête de vérité »62 totalitaire et totalisante qui anime les séries télévisées contemporaines. En ces temps de convergence médiatique et de globalisation de l’information, la fiction plurielle propose dès lors une forme de panoptisme fictionnel inspiré de dispositifs numériques préexistants dont la série télévisée réalise une synthèse inédite.

Conclusion

37 En accordant un rôle nodal à la représentation de dispositifs de surveillance numériques, certaines séries télévisées induisent un régime perceptif (panoptique, ubiquitaire, omniscient) qui révoque toute forme de voyeurisme passif. Très loin d’adopter une attitude contemplative ou récréative face aux images de vidéosurveillance, Emily Thorne / Amanda Clarke instrumentalise ces données, chaque renseignement suscitant une action précise et efficace en termes de progression narrative. De manière significative, la perte d’une information cruciale provoque chez elle une réaction de détresse qui s’avère emblématique des dégâts collatéraux qu’occasionne une société hyperconnectée (saison 1, épisode 18, fig. 52). L’obsession d’une connaissance exhaustive indispensable à l’anticipation des événements habite également Carrie Mathison dans Homeland, laquelle désespère de ne pas avoir su prévoir les attentats du 11 septembre 2011. Suscitant un fort sentiment d’échec chez les protagonistes entraînés à l’hypervigilance, ces données « fantômes » qui passent à travers les mailles de la surveillance suggèrent le besoin d’être en prise directe avec le monde, quitte à être saturé d’informations inutiles63. Car il ne suffit pas seulement de tout voir afin de ne rien manquer, il faut aussi pouvoir maîtriser la technologie afin de ne pas en être victime, comme dans Revenge.

38 Une autre option consiste à fuir le regard panscophilique des états sécuritaires, à l’instar de James Bond dans Spectre (Sam Mendes, Etats-Unis, 2015) qui, muni d’une puce nanotechnologique, demande à disparaître pendant 48 heures des écrans afin d’accomplir une mission « personnelle ». Nul hasard si Bond, découvrant la salle des opérations du système de surveillance mondiale que lui fait visiter le perfide Ernst Stavro Bolfeld / Franz Oberhauer, s’adresse à celui-ci en déclarant : « Tu n’es qu’un vulgaire voyeur ». Comme l’a montré Alain Boillat, le véritable héros est celui qui ne se laisse pas dominer par les médias numériques et qui réaffirme sa supériorité en parasitant les systèmes de contrôle64. Non dénuée d’une certaine nostalgie pour le low tech, la voix over qui ouvre le pilote de la série Narcos65 évoque les caractéristiques d’une époque où la police possédait des moyens restreints pour traquer les criminels, alors que « de nos jours, le gouvernement peut écouter tout ce que vous dites »66. L’usage d’un ordinateur ou d’un téléphone mobile trahit désormais son usager, lequel fournit automatiquement une série de données facilement exploitables par les collectivités publiques ou privées : « Nos subjectivités se manifestent désormais à livre ouvert, depuis n’importe quel point de la planète, pour qui a les moyens (computationnels, techniques, financiers, politiques) de se brancher sur le big data des traces qu’elles

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laissent partout où elles passent »67. Car si les écrans numériques qui s’affichent dans les séries télévisées font la promesse d’une lisibilité accrue de la fiction sur laquelle le spectateur peut aisément anticiper, ils rappellent qu’à notre tour nous sommes, grâce aux appareils numériques, l’objet d’une captation automatique de nos choix, goûts et comportements qui vise à mieux les réguler.

39 Au final, le médium télévisuel semble pouvoir offrir aux motifs de la surveillance et de la contre-surveillance des modalités de traitement qui permettent de jouer avec toutes les ressources du récit sériel : fragmentation, juxtaposition, simultanéité, répétition, reprise, etc. construisent des situations panoptiques qui confortent le spectateur dans ses fantasmes d’omniscience. Ce mode de fonctionnement rappelle étrangement le travail des appareils de repérages et de computation qui ont contribué à façonner notre « inconscient technologique » à la lumière duquel « nos subjectivités sont d’ores et déjà computationnelles dans la mesure où leur capacité à s’orienter dans le monde repose sur toute cette infrastructure, lourde et multiséculaire, qui nous donne le sentiment de savoir où (et donc qui) nous sommes, par rapport à d’autres sujets également situés »68. Les exemples analysés témoignent plus amplement de l’étendue d’un régime visuel « tout percevant » que la télévision a contribué à banaliser, non sans continuer de susciter des craintes exprimées à travers les visions cauchemardesques qui émaillent certaines fictions dystopiques. Ils rendent du moins compte d’une articulation toujours plus serrée entre industrie culturelle, imaginaire panoptique et inconscient technologique, les séries télévisées constituant à la fois l’agent et le symptôme de ces réseaux complexes d’interactions.

NOTES

1. L’idée même de « télévision », rappelle William Uricchio, implique à la fois celle de simultanéité et de connectivité dans un but d’extension de la vision en temps réel. William Uricchio, « Television’s Next Generation : Technology / Interface Culture / Flow », dans Lynn Spigel et Jan Olsson (éd.), Television After TV : Essays on a Medium in Transition, Durham NC, Duke University Press, 2006, pp. 163-164. 2. Voir notre article : « Fonctions du regard et du miroir dans Loft Story. Lecture d’un dispositif de télé-réalité à la lumière de Michel Foucault et Jacques Lacan », Décadrages. Cinéma à travers champs, no 1-2, automne 2003, pp. 33-57. Voir aussi François Jost, L’Empire du loft, Paris, La Dispute, 2002. 3. Dans son étude sur l’identité médiatique respectivement de la télévision et du cinéma, William Uricchio donne l’exemple des Jeux Olympiques de 1936 qui furent diffusés à Berlin dans des « television halls » devant un public d’environ quarante personnes. William Uricchio, « Television, Film and the Struggle for Media Identity », Film History, vol. 10, 1998, p. 122. Voir aussi du même auteur : « Télévision : l’institutionnalisation de l’intermédialité », dans Mireille Berton et Anne-Katrin Weber (éd.), La Télévision du Téléphonoscope à YouTube. Pour une archéologie de l’audiovision, Lausanne, Antipodes, 2009, pp. 161-177.

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4. Sur les premières expériences autour de la télévision, voir Gilles Delavaud et Denis Maréchal (éd.), Télévision : le moment expérimental. De l’invention à l’institution (1935-1955), Rennes, Editions Apogée / INA, 2011. 5. François Albera et Maria Tortajada, « Prolégomènes à une critique des ‹ télé-dispositifs › », dans Mireille Berton et Anne-Katrin Weber (éd.), op. cit., p. 41. 6. Id., p. 40. 7. William Uricchio, « Television, Film and the Struggle for Media Identity », art. cit., p. 124. 8. Les Victoires de la musique sur France 2, par exemple, sont diffusées le 12 février 2016 avec la mention « en direct » située en haut à gauche de l’écran, soulignant ainsi le caractère « exceptionnel » de l’événement fondé sur une suite de performances musicales. 9. François Albera et Maria Tortajada, art. cit., p. 36. 10. Yves Citton, « Subjectivations computationnelles à l’ erre numérique », Multitudes, no 62, pp. 48-65. Citton définit ce phénomène comme la manière dont les appareils numériques façonnent notre subjectivité, ainsi que « nos interactions avec notre environnement naturel, technique et social » (p. 48). Il fait le constat d’une imbrication toujours plus complexe et étroite « entre ce qui relève de la formation des subjectivités (soft) et ce qui relève de la (re)production des infrastructures matérielles (hard) », p. 51. 11. Id., p. 54. 12. ABC, 2011-2015. 13. Netflix, 2013-. 14. Showtime, 2011-. 15. Channel Four, 2013-2014. 16. Le choix du corpus est ici subjectif et non exhaustif, cet article visant uniquement à proposer quelques hypothèses et concepts qui peuvent éclairer la problématique, sans toutefois avoir l’ambition de résoudre toutes les questions que soulèvent la représentation des télé-dispositifs numériques dans les productions audiovisuelles contemporaines. Une série comme Person of Interest (CBS, 2011-), qui a comme thème la techno-surveillance et ses enjeux politiques et sociaux, trouverait naturellement sa place dans ce type d’analyse. 17. J’emprunte ce terme à Olivier Aïm qui l’a utilisé dans le cadre de sa conférence « Panscopophilia : réflexions sur le principe de totalité dans les régimes de regard de quelques dispositifs audiovisuels contemporains », Université de Lausanne, Colloque international « Scopophilia. Genre et politiques du regard », 4-5 juin 2015, Faculté des Lettres, Section d’Histoire et esthétique du cinéma. 18. Yves Citton, art. cit, p. 51. 19. Ibid. 20. On pense à des séries télévisées comme I Love Lucy (CBS, 1951-1956), une sitcom à grand succès qui traite des aventures d’une femme au foyer fantasque, Lucy Ricardo (Lucy Ball), qui rêve d’une carrière artistique, et qui trouvera des débouchés professionnels notamment à la télévision. 21. Communication personnelle de Yves Citton concernant son article à paraître, « Les intrastuctures numériques du 21e siècle » (Revue du Crieur, no 3). Qu’il soit ici remercié pour ces stimulants échanges. 22. TV2 Norvège, 2015-. 23. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 202. 24. Voir dans ce numéro, Stéphane Benassi, « Principes de la relation sensibles aux séries télé ». 25. Dans le sillage de la série 24 (Fox, 2001-2014) mais avec une touche très New Hollywood en plus et la frénésie en moins, la saison 2 de Fargo (FX, 2015) joue avec le principe du split screen, les portions de l’image n’étant manifestement jamais synchrones. 26. ABC, 2011-2015.

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27. Alors que le soap opera a été un genre pendant longtemps méprisé en raison de son public féminin, sa case horaire (la journée), sa pauvreté esthétique et son ton mélodramatique, il semblerait qu’il serve de plus en plus souvent de modèle de la sérialité (« new soap »), influençant de nombreuses séries télévisées contemporaines. Voir Monica Michlin : « More, More, More. Contemporary American TV Series and the Attractions and Challenges of Serialization As Ongoing Narrative », Mise au point [en ligne], n o 3, 2011. URL : http://map.revues.org/927 [consulté le 28 mars 2016]. 28. Alain Boillat, « Le héros hollywoodien dans les mailles de la télésurveillance et dans la ligne de mire du drone », Décadrages. Cinéma à travers champs, no 26-27, printemps 2014, p. 15. Dans cet article consacré à la représentation des drones dans le cinéma hollywoodien, l’auteur discute les implications d’un recours à des outils qui répondent à une logique « d’ubiquité impérialiste » dictée par des exigences guerrières (à la fois politiques et économiques). L’intégration de tels dispositifs à la diégèse – dans, par exemple, The Eagle Eye / L’Œil du mal (D. J. Caruso, 2008), Body of Lies / Mensonges d’Etat (Ridley Scott, 2008), Oblivion (Joseph Kosinski, 2013) ou la franchise des Jason Bourne (2004-2012) – permet l’expression de fantasmes de contrôle absolu du temps et de l’espace. Soulignant la proximité entre ces deux systèmes de vision que sont le cinéma numérique et le drone, Boillat invite à réfléchir à l’adéquation entre ces médias dont le but consiste non seulement à enregistrer et thésauriser des données, mais également à quadriller le monde visible pour mieux le maîtriser. 29. Henry Jenkins, La Culture de la convergence : des médias au transmédia, trad. de l’anglais par Christophe Jacquet, Paris, A. Colin, 2013 [2008]. 30. Hervé Glevarec, La Sériephilie. Sociologie d’un attachement culturel, Paris, Ellipses, 2012, pp. 70-81. 31. Andrew Hoskins, « Television and the Collapse of Memory », Time & Society, vol. 13, no 1, 2004, pp. 109-127 ; Ursula Holtgrewe, « Articulating the Speed(s) of the Internet. The Case of Open Source/Free Software », Time & Society, vol. 13, no 1, 2004, pp. 129-146. 32. Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993, p. 9. 33. Yves Citton, art. cit., p. 53. 34. Raymond Williams, Television : Technology and Cultural Form, Londres/New York, Routledge, 2003 [1974], pp. 86-96 (il s’agit de la seconde édition de l’ouvrage mis à jour en 1990). Pour une discussion du concept de flux qui exige d’être adapté au contexte contemporain, voir William Uricchio, « Television’s Next Generation : Technology / Interface Culture / Flow », art cit., pp. 163-182. 35. Selon Jane Feuer, le « direct » télévisuel est avant tout une idéologie qui sert à masquer la nature du médium composé d’une succession de séquences hétérogènes formant une continuité, l’enjeu consistant à donner l’illusion d’une proximité, d’une disponibilité et d’une réalité immédiates. A partir de la célèbre étude de Raymond Williams (Television : Technology and Cultural Form, 1974), Feuer analyse les stratégies discursives et économiques des chaînes qui consistent à oblitérer la distance entre temps réel et temps de la transmission. On promet par exemple aux téléspectateurs d’assister à l’événement « tel qu’il est réellement » et de faire en sorte qu’ils se sentent faire partie de celui-ci : « aussi la télévision en tant qu’appareil idéologique positionne le spectateur dans son ‹ imaginaire › de la présence et de l’immédiateté » (p. 14). Or si l’idéologie du direct persiste aussi fortement, tant au niveau de la réception des programmes que de leur organisation, c’est pour occulter « la contradiction entre flux et fragmentation » (p. 16) des pratiques télévisuelles, précise Feuer [Jane Feuer, « The Concept of Live Television : Ontology as Ideology », dans E. Ann Kaplan (dir.), Regarding Television. Critical Approaches – An Anthology, Los Angeles, University Publications of America, 1983, pp. 12-29] [notre trad.]. Sur la question du flux télévisuel, ou plutôt des flux télévisuels (toujours multiples), voir François Jost, « La promesse des genres », Réseaux, vol. 15, no 81, 1997, pp. 21-23.

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36. Lauren Kogen, « Once or Twice Upon A Time : Temporal Simultaneity and the Lost Phenomenon », Film International, no 20, pp. 44-54. 37. Id., p. 47. 38. Manuel Castells, The Rise of Network Society, Oxford, Blackwell, 1996, p. 464. 39. Lauren Kogen, art. cit., p. 51. 40. Showtime, 2011-. 41. Michaela Wünsch, « Temporalities of Trauma in Hatufim and Homeland », Intervalla : Plateform for Intellectual Exchange, no 2, 2014, pp. 117-118. 42. Alain Boillat, art. cit., pp. 14-15. 43. Id., p. 15. 44. William Uricchio, « Television, Film and the Struggle for Media Identity », art. cit., p. 123. 45. Alain Boillat, art. cit., p. 47. 46. Id., p. 18. 47. Id., p. 19. 48. Sur ce point voir l’enquête sociologique de Hervé Glevarec, op. cit. 49. Yves Citton, art. cit., p. 52. 50. Id., p. 55. 51. « Chacun de nos plus petits gestes (cliquer, zapper, sourire, cligner des yeux, sortir d’une autoroute) produit désormais des traces instantanées. Inscrites dans les flux de big data dont les machines de computation tirent des ajustements en temps réel. Une inimaginable puissance de recombinaison envahit ainsi des sphères jusque-là protégées de nos modes de collaboration, de nos pensées et de nos désirs » (édito de Yves Citton à la « Majeure » du numéro 62 de la revue Multitudes, « Subjectivités numériques »). 52. Une série comme Mr Robot (USA Network, 2015-) exemplifie l’importance croissante prise par les pratiques individuelles et collectives de contre-surveillance dans une société occidentale devenue hyper-sécuritaire. 53. ABC, 2005-. 54. Showtime, 2014-. 55. Olivier Aïm, « Une télévision sous surveillance. Enjeux du panoptisme dans les dispositifs de télé-réalité », Communications et langages, no 141, 3e trimestre 2004, p. 50. 56. Ces documents font écho à une série de vidéos qui montrent les entretiens de Banks avec Amanda Clarke petite, après avoir été arrachée à son père pour être placée dans un foyer. 57. Notamment des moyens textuels comme le teaser, le générique, le cliffhanger ou le flashback. Voir Françoise Revaz, « Le récit suspendu, un genre narratif transmédial », dans Michèle Monte et Gilles Philippe (éd.), Genres & Textes. Déterminations, évolutions, confrontations. Etudes offertes à Jean-Michel Adam, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014, pp. 117-134. 58. FX, 2007-2010 ; Audience Network, 2011-2012. 59. AMC, 2007-2015. 60. Fox, 2013-2015. 61. Michaela Wünsch, art. cit., p. 119. 62. Id., p. 113. Sur le thème de la soif de savoir et la quête de vérité, voir François Jost, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Paris, CNRS Editions, 2011. 63. La généralisation d’internet et la prolifération d’interfaces qui fournissent des informations en temps réel contribuent à façonner un « temps atemporel » comme l’affirme Manuel Castells dans son ouvrage The Rise of Network Society (op. cit.), à savoir un présent continu et sans cesse périmé par de nouvelles données. La télévision contribuerait, selon certains observateurs, à construire l’image d’un monde sous la forme d’un présent perpétuel vécu comme expérience immédiate. L’assurance de fournir des nouvelles continuellement mises à jour garantit aux journaux télévisés le pouvoir de rassurer leurs téléspectateurs quant au fait qu’ils ne manqueront

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aucune information majeure ou mineure. On console ainsi le public en lui rappelant que le monde entier est en train de regarder le même programme au même moment. 64. Alain Boillat, art. cit., p. 25. 65. Netflix, 2015-. 66. Cette voix over est celle de Steve Murphy, un agent de la CIA occupé à poursuivre, dans les années 1980, le narcotrafiquant Pablo Escobar – la série étant inspirée de faits réels. 67. Yves Citton, art. cit., p. 52. 68. Id., p. 58.

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« How the West Was Won Again » Les genres aux croisements du cinéma et des séries télé : l’exemple de Deadwood

Achilleas Papakonstantis

1 Série feuilletonnante couronnée aux Emmy Awards et aux Golden Globes, Deadwood a été diffusée de 2004 à 2006 sur trois saisons, avant de connaître une fin abrupte. Considérée comme « un des programmes pionniers de la politique de séries originales mises en œuvre par HBO »1, elle se présente comme un western inspiré d’événements et de personnages réels. Son univers diégétique respecte certains critères à la fois au niveau spatiotemporel (l’action est située dans le Dakota du Sud, au-delà de la frontière américaine, entre 1876 et 1877) et thématique (la conquête de l’Ouest et l’expansion de la Confédération). Deadwood est une des rares séries télévisées référées au western apparues récemment sur le petit écran2, actualisant un genre qui a occupé une place prépondérante à la télévision durant les années 1950, comme le prouvent les cent vingt westerns diffusés sur les networks américains3. Au cours des années 1970, le western télévisuel s’essouffle cependant rapidement, avant de tomber définitivement en désuétude dans les années 19804. Comment, dès lors, comprendre le succès de Deadwood, une série qui s’inscrit dans un genre qui a longtemps été considéré comme « mort » ?

2 Le présent article propose de considérer cette œuvre fictionnelle avant tout comme le produit de son contexte institutionnel. A travers des éléments textuels et paratextuels, Deadwood s’affiche comme un programme qui se conforme pleinement à tout ce que les (télé)spectateurs contemporains sont invités à attendre d’une production HBO. Suite au succès de séries telles que The Sopranos5 et The Wire6, la chaîne câblée se présente comme étant le lieu de « transgression » 7 des codes génériques associés à la culture américaine. Simultanément, la réinvention des genres comme indicatrice de « qualité » constitue un topos dans les discours qui participent à construire le « troisième âge d’or de la télévision »8. Il s’agit là d’un argument parmi d’autres9 qui vise à rattacher le concept de « télévision de qualité » à une certaine supériorité esthétique propre aux fictions sérielles contemporaines. Ce statut d’excellence permettrait à la fois de distinguer la Quality TV des programmes d’antan, produits pour et diffusés sur les

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networks traditionnels, et de la rapprocher du cinéma, une forme d’expression légitimée depuis longtemps.

3 A travers une analyse historique du western télévisuel, nous souhaitons interroger de manière plus générale l’articulation entre les concepts de « genre » et de « qualité », le but consistant à historiciser mais aussi à nuancer les discours qui mettent en évidence la déconstruction des codes génériques compris comme marque distinctive de la Quality TV des années 2000. Centrée sur la question des conventions génériques, cette analyse ne s’appuiera pas exclusivement sur des éléments textuels car il semble nécessaire de contextualiser les séries afin de mettre en regard leur production avec leur réception. Le genre sera surtout envisagé dans sa fonction communicationnelle, en tant qu’acte discursif à valeur sociale et idéologique10. Nous considérerons la reformulation générique opérée par des séries comme Deadwood non seulement comme un choix esthétique, mais également – et peut-être surtout – comme une stratégie afférente aux relations historiques entre cinéma et télévision. Il s’agira donc d’interroger les déterminations institutionnelles qui influent sur les modalités de (re)configuration des genres par les séries télévisées et qui ont rendu possible la réussite d’un western, tel que Deadwood, à l’orée du XXIe siècle (fig. 1).

La dialectique entre différenciation et rapprochement et ses résurgences dans les années 2000

4 Suite au lancement de productions de séries originales, les chaînes câblées américaines (HBO, FX, AMC, Showtime et, plus récemment, Netflix11) se sont vite imposées comme des instances majeures du divertissement audiovisuel. Ces séries vont donner lieu à de nombreux discours critiques qui, à leur tour, contribuent à ériger la fiction télévisuelle des années 2000 en un véritable phénomène culturel. Dans un but de légitimation, ces discours introduisent de nouvelles catégories de pensée ou mobilisent des concepts datés en les remplissant d’un sens nouveau, et ce afin de répondre à un défi théorique et historiographique, voire épistémologique : comment parler aujourd’hui des séries télévisées, une forme culturelle qui exige d’être appréhendée dans son renouvellement esthétique et à l’intérieur d’un paysage médiatique en continuelle mutation ?

5 Affectant à la fois la production et la réception des programmes (introduction de nouveaux dispositifs de tournage, élaboration de réseaux alternatifs de diffusion, prolifération des supports de visionnage), une série de transformations économiques, législatives et technologiques ont profondément modifié le cadre d’intelligibilité de l’objet « télévision ». C’est précisément dans ce contexte sous tension, marqué par les efforts des instances de production et de réception visant à configurer un nouvel espace de savoir, que le syntagme « Quality TV » a ré-émergé ; employé de manière discontinue depuis les années 1950, il revient en force à la fin des années 1990 afin de désigner, dans un premier temps, les productions originales de HBO, pour ensuite s’étendre à d’autres chaînes de télévision à péage12.

6 Qu’ils proviennent des sphères de la production ou de la diffusion, des critiques, des théoriciens ou des consommateurs eux-mêmes, les discours autour de la Quality TV relèvent d’un réseau complexe de relations (économiques, communicationnelles, idéologiques) duquel découle une grande diversité des définitions, souvent incompatibles, au point qu’il serait envisageable de parler plutôt de télévisions de

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qualité. Toutefois, la tendance dominante, exemplifiée par le slogan « It’s not TV, It’s HBO », met l’accent sur la dimension esthétique des séries contemporaines marquées notamment par des processus de réappropriation et de réinvention de codes génériques préétablis. Selon Robert J. Thompson, la Quality TV se fonde, parmi d’autres critères, sur « la création d’un nouveau genre à travers la recombinaison d’autres, déjà établis »13, tandis que McCabe et Akass affirment que « les séries originales de HBO ont besoin de règles qui régissent les genres pour mieux imposer leur spécificité »14. La dimension réflexive induite par les références à des genres préétablis permet plus précisément de conférer une légitimation socioculturelle à la fiction télévisuelle. Or, puiser dans des genres institutionnalisés pour gagner en « qualité » est loin d’être une stratégie nouvelle. Rappelons qu’à ses débuts, la télévision américaine se tourne vers le théâtre comme étant le plus à même de concourir à la respectabilité du nouveau médium15. De même, dans les années 2000, les séries télévisées cherchent leur reconnaissance artistique ailleurs, plutôt que dans leur propre histoire. Comme le souligne Brett Martin, « [a]ucun autre média ne présente une telle tendance à l’aversion de soi »16. Ainsi, si HBO is not TV, la chaîne semble revendiquer pour ses séries une affinité artistique avec la tradition filmique, notamment par le truchement de conventions de genres cinématographiques.

7 En effet, il est impossible de dissocier les pratiques de réappropriation générique élaborées par la Quality TV de la prétention à une certaine « cinématisation »17 des séries contemporaines. D’après Jane Feuer, « le fait de se distancier de la télévision repose sur la revendication d’être autre chose : à savoir, cinéma d’auteur [Ndtr : art cinema] ou théâtre moderniste »18. Dans son étude du nouveau style HBO, Hélène Monnet-Cantagrel met en exergue leur « esthétique cinématographique », alors que Josef Adalian parle, quant à lui, de « movie-ization » du petit écran19. Depuis quelques années, les chaînes câblées s’efforcent, grâce à leurs campagnes publicitaires, de définir leurs programmes par opposition au modèle de la fiction télévisuelle associé aux réseaux traditionnels (les networks). Pour que HBO puisse se définir comme « Not TV », il faut s’appuyer sur des valeurs largement partagées qui connotent la « télévision » : à savoir un divertissement de moindre qualité, en comparaison notamment avec le cinéma. Mais, comme le rappelle François Jost, « toute définition de la qualité est normative »20 ; elle n’est qu’une construction historique investie d’une fonction stratégique particulière.

8 Ainsi, dans les années 1950, le pôle d’exhibition de l’industrie cinématographique, désormais dissocié de la sphère de production (c’est-à-dire des studios qui, eux, en revanche, adoptent très tôt une stratégie d’intégration médiatique), développe une campagne agressive communiquant le message d’une différenciation qualitative des produits offerts par les deux médias21. Il faut de surcroît rappeler qu’à leurs débuts, les séries télévisées sont perçues comme un produit offert gratuitement aux téléspectateurs, les networks dépendant de sponsors pour financer leur production et diffusion. Par contraste, le visionnement des films sortis en salles dépend directement de la volonté des consommateurs de payer leur entrée. Des paramètres économiques conditionnent donc les discours sur la télévision, la comparaison avec le cinéma faisant pleinement partie de la construction des séries télévisées comme produit culturel. Si pendant longtemps cette comparaison s’est faite au détriment de la télévision considérée comme une forme d’expression inférieure, depuis l’avènement de la Quality TV des années 2000, on observe un mouvement inverse qui consiste à considérer les séries télévisées comme supérieures aux films de cinéma. Ainsi, les syntagmes utilisés

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pour qualifier les unes et les autres sont représentatifs de stratégies discursives qui visent tantôt la différenciation, tantôt le rapprochement des deux médias.

9 Effectivement, de 1950 à nos jours, l’industrie télévisuelle a beaucoup changé : le système des chaînes premium et l’ouverture au marché du DVD ont institué une relation économique immédiate entre les séries et leur public. Dans ce contexte, le transfert de qualité visé par la « cinématisation » de ces programmes fonctionne comme un argument – parmi d’autres – appelé à convaincre le spectateur de payer l’abonnement mensuel ou d’acheter la collection intégrale d’une série. Eu égard aux reconfigurations récentes du marché de l’audiovisuel, le concept de « qualité » s’avère particulièrement profitable, notamment en vertu de sa capacité à contaminer les consommateurs de sa force évaluative. En se dissociant de la télévision « standard », HBO et les autres chaînes câblées flattent leurs abonnés, leur procurant le sentiment de faire partie d’une élite culturelle : une « télévision de qualité » pour des « téléspectateurs de qualité »22. Plusieurs stratégies sont mises en œuvre pour créer et promouvoir l’idée d’un public de niche, à commencer par le recours aux genres cinématographiques établis de longue date. Au-delà des références cinéphiliques, les séries télévisées contemporaines puisent dans un héritage culturel et se bâtissent sur un savoir intertextuel qui rehausse le statut du spectateur. De la sorte, elles exploitent une fonction psychosociale des genres – entendus comme conventions ou accord implicite entre le pôle de la production et celui de la réception – en mobilisant le savoir qu’ils représentent. Selon Raphaëlle Moine, « en offrant une mise en scène du système des valeurs d’une société, codifiée dans des règles et des fonctions connues de tous, [le genre] aide les spectateurs à se reconnaître comme des membres de cette société »23.

D’un média à l’autre : le système des genres aux débuts de la fiction télévisuelle et le cas exemplaire du Western

10 Truffées de références destinées à être appréciées par un public cultivé, les séries américaines contemporaines participent d’une conception élitiste des genres, lesquels par ailleurs contribuent à valoriser le patrimoine culturel national. En effet, la télévision à péage fait aujourd’hui appel à des genres associés au cinéma américain : films de gangster (de The Sopranos à Boardwalk Empire), detective films (de The Wire à True Detective) et western (Deadwood)24. Si les genres sont actuellement mobilisés pour leur plus-value culturelle et artistique, cette pratique n’a plus les mêmes finalités que dans les années 1950. A cette époque, le recours au système des genres constitue d’abord une stratégie mise au service d’une rationalisation de la production au sein d’un marché médiatique bouleversé.

11 La répartition systématique des films en genres est en effet historiquement liée au fonctionnement économique du cinéma classique hollywoodien dont la logique industrielle vise à standardiser la production et à minimiser les risques financiers. A la fin des années 1940, le « décret Paramount » et le démantèlement du système d’intégration verticale obligent les studios à modifier les modes de production. Ayant perdu le contrôle de l’exploitation de leurs propres films, ils ne trouvent désormais aucun intérêt à fabriquer en masse de films de genre. La nouvelle réalité de l’industrie hollywoodienne favorise du même coup la réalisation de « blockbusters », à savoir des

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spectacles à gros budgets, produits indépendamment et dont le financement promet des succès jusqu’à lors impensables. Ces films représentent cependant des risques considérables, sans compter que les studios, ayant perdu le contrôle des salles, ne peuvent espérer qu’une rentabilité tardive. Afin de survivre sur un marché très concurrentiel, ils optent pour la stratégie d’intégration médiatique qui permet leur entrée en scène dans l’industrie télévisuelle : la production de séries originales offre alors l’opportunité d’une rationalisation de la politique d’investissements, en exploitant un territoire vierge, avec un savoir-faire, un mode d’organisation et une infrastructure à leur disposition.

12 Ainsi, la fabrication à la chaîne de films de genre, majoritairement abandonnée dans la production cinématographique, est reprise avec quelques années de retard à la télévision. Au courant de l’année 1955, Warner et ABC (un des trois principaux networks de la télévision américaine, à l’instar de NBC et CBS) arrivent au terme de leurs longues négociations avec un accord spécifiant que les programmes fournis par le studio seront divisés en quatre genres : « romantic-intrigue », « mystery », « western » et « teenage comedy »25. Il s’agit d’un choix stratégique qui garantit au studio une entrée en douceur vers un média et un public nouveaux, grâce à la mise en œuvre de contrats de lecture stables et facilement reconnaissables26. En capitalisant sur la familiarité du public avec les genres filmiques, les studios cherchent également à construire un « téléspectateur » appréhendé comme une entité subjective prévisible dans ses goûts et rentable dans ses potentialités de consommateur. La domination du western dans la deuxième moitié des années 1950 – il occupe un tiers de prime time, tous networks confondus – illustre donc la tendance de l’industrie cinématographique à s’imposer dans cette terra incognita à travers un produit familier et emblématique de l’histoire du cinéma américain, jouissant, toujours à l’époque, d’une grande popularité27.

13 Afin de mieux saisir le caractère dynamique et contingent des liens qui s’établissent entre le système des genres et la Quality TV, nous proposons de revenir sur l’arrivée du western à la télévision. Le concept de qualité, entendu comme construction discursive, relève de la configuration, toujours instable, des rapports de force entre les différents acteurs impliqués dans les industries cinématographique et télévisuelle. Vue sous cet angle, la conception – d’ailleurs largement répandue jusqu’à nos jours – selon laquelle la facture visuelle propre aux westerns est par essence incompatible aux formats imposés par le petit écran, se révèle être une stratégie, parmi d’autres, de différenciation , à savoir de construction de la fiction télévisuelle comme spectacle de « moindre qualité ». En effet, l’imagerie spectaculaire en tant que trait stylistique définitoire du western (prédominance des plans généraux, tournage en décor réel, scénographie épique) tient plus de l’imaginaire entourant le genre que de la réalité esthétique de sa production filmique. La vaste majorité des westerns qui sortent en salles jusque dans les années 1950 sont des films de série B : bon marché, produits en masse, caractérisés par une « pauvreté » stylistique typique des longs-métrages à faible budget, ils sont, en outre, très souvent organisés en séries, donnant l’occasion aux acteurs de jouer à plusieurs reprises les mêmes personnages. C’est avec ce type de production que le western fait son entrée sur le marché télévisuel. Les studios peuvent de la sorte profiter de leurs infrastructures, peut-être davantage que d’autres genres, pour produire des nouveaux épisodes à un rythme élevé, tandis que les networks exploitent l’idée des « espaces ouverts » (à savoir l’imagerie traditionnelle du western) afin de promouvoir ces séries comme une alternative aux singles plays, genre télévisuel déjà établi. Par conséquent, les premières séries western, telles Cheyenne28, Gunsmoke29 ( fig. 2) et

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Maverick30, sont fabriquées à l’image des b-movies qui inondent les salles durant l’âge d’or des studios hollywoodiens. La mise en place du cadre générique s’effectue alors à un niveau sémantique élémentaire (type de personnages, costumes, décor, espace et temps diégétiques) dont l’« adaptation » aux particularités du nouveau médium ne pose a priori aucun problème31.

14 Comme évoqué plus haut, les studios se mettent à produire des séries de genre afin de soutenir financièrement leur production filmique, désormais centrée sur de longs- métrages à gros budget. Cette période voit l’émergence du syntagme « adult western » conçu comme un indicateur de qualité, voire de différenciation qualitative entre cinéma et télévision. Il est alors employé pour décrire de grosses productions telles que Le Train sifflera trois fois (High Noon, Fred Zinnemann, Etats-Unis, 1952), L’Homme des vallées perdues (Shane, George Stevens, E.-U., 1953) ou La Prisonnière du désert (The Searchers, John Ford, E.-U., 1956). Immédiatement réappropriée par les critiques et les spectateurs, cette étiquette est essentialisée pour devenir un sous-genre, synonyme de films adoptant une posture réflexive vis-à-vis des codes génériques, reposant sur des personnages à la psychologie complexe et contenant des allusions à l’actualité sociopolitique32.

15 De leur côté, les networks s’appuient sur leurs accords avec les studios afin d’attirer des sponsors. Avant même la diffusion des premiers épisodes, des annonces publicitaires s’efforcent de rapprocher les séries de la tradition filmique – en employant des slogans qui ne sont pas sans rappeler les discours contemporains de « cinématisation » des productions originales des chaînes câblées – et ce afin d’exploiter le capital culturel associé à Hollywood33. Néanmoins, quand Cheyenne et les autres séries produites par Warner rencontrent enfin le public américain, les résultats déçoivent. Ces programmes sont reçus par les critiques et les téléspectateurs comme une reproduction stérile des stéréotypes des films de série B ; leurs intrigues manichéennes, basées sur une succession de scènes d’action, semblent bien maigres comparées aux structures narratives complexes introduites par les westerns de série A. Le 23 septembre 1955, le président d’ABC, Robert Kintner, écrit à Jack Warner : « King’s Row et Cheyenne sont d’une qualité nettement inférieure à celle de la plupart des autres programmes offerts par la télévision »34. Les networks et leurs sponsors aspirent à des séries qui seraient en mesure de transporter la « grandeur » du spectacle hollywoodien sur le petit écran. Une des stratégies adoptées pour répondre à ces ambitions consiste à inviter des stars de cinéma en espérant que leurs brèves apparitions légitiment les séries. Ainsi, le pilote de Gunsmoke s’ouvre sur un plan de John Wayne qui, regard caméra, invite les téléspectateurs à suivre cette nouvelle série en la qualifiant, de manière paradoxale mais significative, d’« adult western », à savoir l’étiquette que Hollywood a élaboré pour différencier ses films des séries du même genre35 (fig. 3).

16 Ce détour par l’histoire du western télévisuel nous permet de mieux mesurer l’influence du contexte institutionnel sur la pratique de réappropriation des genres cinématographiques par les séries. Les négociations entre les différents acteurs du marché, destinées à construire des espaces de réception au service d’intérêts divergents, ont fourni aux historiens les fondements pour un découpage de l’histoire de la fiction télévisuelle en séquences distinctes, à savoir les différents « âges d’or ». Or, il ne faut pas sous-estimer le caractère dynamique des relations développées entre les sphères de la production et de la réception, comme l’illustre le syntagme d’« adult western » qui révèle que le public jouit d’une certaine marge de manœuvre lui

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permettant d’influer à son tour sur la politique de fabrication de programmes et de leurs codes génériques36. En effet, même si une analyse historique plus approfondie serait nécessaire afin d’expliquer le déclin du western télévisuel à partir de la deuxième moitié des années 196037, on ne saurait dissocier complètement cette évolution des transformations qui surviennent pendant la même période dans le domaine des sondages sur les préférences du public : ce n’est plus seulement la quantité de téléspectateurs qui importe, mais également sa corrélation avec des facteurs qualitatifs. L’étiquette de « qualité » est accordée aux programmes susceptibles d’attirer une population jeune, urbaine et de classe moyenne, autrement dit des consommateurs actifs38. Le western, genre de prédilection des spectateurs d’« âge avancé » d’après ces mêmes sondages, ne semble alors plus profitable pour les networks dont le financement dépend de la prévente des tranches horaires aux agences publicitaires.

Deadwood : entre le modèle du Nouvel Hollywood et les stratégies de rupture

17 Même si le déclin au cinéma et à la télévision du western à partir des années 1970 constitue, en termes quantitatifs, un fait indéniable, il va vite acquérir une dimension mythique, voire paradigmatique, notamment grâce aux approches textuelles et esthétiques peu sensibles aux discontinuités historiques39. En effet, le principe de l’évolution linéaire découle de la place éminente occupée par le western au sein de la théorie générale des genres qui émerge dans les années 1970 – tout comme d’ailleurs celle du rôle primordial joué par les motifs iconographiques dans l’identification des genres40. Or, ces derniers gagnent à être étudiés comme des phénomènes pluriels et hétérogènes car, outre leur fonction classificatoire, ils constituent des conventions socioculturelles. A chaque époque, les contextes historique et institutionnel structurent la production artistique ainsi que l’activité spectatorielle et, par extension, déterminent notre conception des genres. C’est pourquoi une analyse strictement esthétique ne saurait éclairer la tendance des séries télévisées contemporaines à revivifier des genres « moribonds ».

18 En se constituant en tant que « lieu » de réinvention des codes génériques, HBO est une maison de production qui permet la création d’une œuvre comme Deadwood, laquelle offre au western la possibilité de renaître de ses cendres. Dans cette perspective, on peut interpréter les stratégies d’adhésion de cette série à la Quality TV des années 2000 en les référant aux tensions existantes entre cinéma et télévision (entendus ici comme des constructions discursives) et présentées plus haut sous la forme d’une dialectique entre rapprochement et différenciation. Si Deadwood affiche son identité générique afin notamment d’affirmer son affiliation à l’histoire et à l’esthétique cinématographiques, la légitimation artistique passe cette fois-ci par un changement de paradigme. Alors que les séries télévisées des années 1950-1960 s’appuyaient sur le système des genres façonné par les studios, les productions originales de HBO et des autres chaînes câblées semblent mobiliser aujourd’hui un modèle différent : celui du Nouvel Hollywood. Traditionnellement employée dans l’historiographie pour désigner un certain nombre de films américains produits entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, cette étiquette définit des œuvres qui se caractérisent par une valorisation de la figure de l’auteur, ainsi que par la transgression systématique des conventions génériques établies par le cinéma classique hollywoodien41.

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42 19 L’arrivée de la « politique des auteurs » aux Etats-Unis dans les années 1960 impose une relecture de l’histoire du cinéma américain par la création d’un « panthéon » d’auteurs, impensable pendant la période dite « classique » où les réalisateurs étaient considérés comme de simples artisans, un maillon parmi d’autres dans une longue chaîne de production. Un nouveau cadre conceptuel s’instaure progressivement, à savoir une manière différente de penser les œuvres cinématographiques – y compris plusieurs films de genre de série B – comme les produits du génie créatif des artistes. Or, il est significatif de noter que c’est à la même époque que l’étude des genres s’institutionnalise aux Etats-Unis43. Ainsi, les débuts de jeunes réalisateurs, tels que Brian De Palma, Peter Bogdanovich, Robert Altman ou Martin Scorsese – les premiers à bénéficier d’une formation universitaire en histoire et théorie du cinéma –, s’inscrivent dans un contexte particulier (celui du tournant des années 1960 et 1970) marqué par l’oscillation entre la valorisation de la figure d’auteur et la réalité de la production filmique en termes de genre.

20 Associée depuis longtemps à une approche critique du système des studios conceptualisé comme une industrie culturelle, la notion de genre acquiert une signification nouvelle dans le contexte du Nouvel Hollywood : d’après Douglas Gomery, « la production régulière de films de genre constitue le fondement du succès du ‹ Nouvel Hollywood › »44. La déconstruction et la réinvention des codes génériques apparaît comme une stratégie artistique permettant à une nouvelle génération de cinéastes d’accéder au statut d’auteur. En 1978, la publication d’une première étude du « jeune » cinéma américain, signée par John G. Cawelti45, pose les bases de cette construction discursive qui sera « institutionnalisée » au cours de la deuxième moitié des années 1990, grâce à une prolifération d’articles qui instaurent la reconnaissance de l’auteur et la réinvention des genres en conventions fondamentales du Nouvel Hollywood. Selon les écrits de Patrick Phillips, de Joseph Sartelle ou, encore, de John Hill, la posture réflexive et la pratique du pastiche sont les signes distinctifs de ce mouvement filmique46. Quoique coupable de généralisations qui méritent d’être nuancées, cette production discursive oriente la lecture d’un chapitre particulièrement valorisé du cinéma américain, au moment même où les chaînes câblées se lancent dans la production des séries originales. Plus qu’une coïncidence historique, la théorisation du Nouvel Hollywood fournit un modèle que la nouvelle Quality TV semble s’approprier à des fins de légitimation culturelle (fig. 4).

21 En premier lieu, HBO met en évidence le concept d’auteur comme l’un des principaux vecteurs de réception de ses productions originales, à l’instar de leur identité générique. Les noms de David Chase (The Sopranos), (The Wire) et Terrence Winter (Boardwalk Empire), parmi d’autres, gagnent en popularité et la notion de showrunner acquiert, pour la première fois, une place prépondérante dans le champ de la télévision. L’émergence de cette instance individuelle contribue considérablement à légitimer les séries télévisées et à les hisser au rang d’œuvres d’art. Qui plus est, les études télévisuelles adoptent de plus en plus fréquemment des approches esthétiques qui se distinguent des études sociologiques jusque-là dominantes, en s’intéressant au contenu narratif et esthétique des séries. David Milch (fig. 5), le showrunner de Deadwood, occupe une place centrale dans ces études qui mettent en lumière son rôle de scénariste dans le cadre de Hill Street Blues47 et NYPD Blue48, deux séries considérées comme des « précurseurs » ouvrant la voie à la Quality TV des années 200049. C’est à son inspiration créative que la littérature critique et académique rattache

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systématiquement la qualité esthétique de Deadwood 50. De plus, la réception critique interprète souvent le travail de David Milch comme un projet, tout à fait conscient, de déconstruction des mythes fondateurs de la nation américaine et de réinvention des rapports que le genre du western entretient avec l’histoire. Dans un entretien publié lors de la diffusion de la deuxième saison de Deadwood, Milch déplore le fait que le western cinématographique « révèle beaucoup de choses sur l’industrie hollywoodienne, mais absolument rien sur la réalité de l’Ouest au XIXe siècle »51. L’enjeu consiste alors à situer Deadwood dans le sillage des succès précédents de HBO, notamment The Sopranos et The Wire, dont la réception critique fait l’éloge en insistant sur leur réalisme et leur souci de « vérité » historique, voire de « vérité » sociologique52. Le dispositif paratextuel qui accompagne la diffusion de Deadwood présente cette série comme une leçon d’histoire destinée à un public prêt à faire face à son passé – un public implicitement considéré comme étant de « qualité ». Les trois documentaires inclus dans le coffret DVD de la série (The Real Deadwood, The Real Deadwood of 1877 et Deadwood Matures53) juxtaposent des entretiens de Milch avec les commentaires des historiens, tels qu’Elizabeth Cook-Lynn et David Wolff, qui corroborent l’authenticité de Deadwood, laquelle contraste fortement avec films et séries westerns d’antan enclins à l’idéalisation. La série elle-même intériorise ce cadre interprétatif et invite à la recevoir comme une œuvre fictionnelle aux dimensions méta-discursives. Deadwood apparaît alors comme un western révisionniste qui vise à dévoiler la réalité de la conquête de l’Ouest, régulièrement dissimulée ou mystifiée par les fictions cinématographiques ou télévisuelles.

22 Officiellement non existante (on parle de « campement » et pas encore de ville), Deadwood est bâtie par des opportunistes qui s’approprient et colonisent le territoire – très riche en or – au pied de Black Hills, violant ainsi le traité de Fort Laramie signé entre les Etats-Unis et le peuple amérindien. Malgré l’absence des lois, une communauté autogérée se forme rapidement et commence à improviser des institutions, en attendant son annexion – imminente et inéluctable – à la Confédération. La structure narrative s’organise autour des habitants de cette ville, un ensemble des personnages qui « ne sont pas seulement les actants principaux du ou des récits, mais sont aussi les porteurs du point de vue qui donne son sens à l’univers fictionnel »54. Les tensions y sont nombreuses – hiérarchiques, politiques, éthiques ou, même encore, romantiques, les relations entre les membres de cette communauté, mises à l’épreuve d’une période de transition historique, constituant le moteur dramaturgique de la série.

23 Fondée sur une intégration des codes de genre du western, la dimension réflexive de Deadwood se trouve « diégétisée » par la récurrence de motifs liés à la performance et au spectacle, accentués par la théâtralité du jeu des acteurs. Qu’il s’agisse d’Al Swearengen, Calamity Jane, E.B. Farnum ou encore de Whitney Ellsworth, tous les personnages se mettent à soliloquer fréquemment et à haute voix. Si ces monologues s’inspirent des pièces shakespeariennes, la référence devient encore plus évidente lors de la troisième saison, avec l’arrivée en ville d’une troupe de théâtre dont le directeur cite, peu avant sa mort, Le Roi Lear55. Contribuant à l’hybridité générique de la série56, le motif de la théâtralité souligne en outre le processus de mise en spectacle intrinsèque à toute œuvre de fiction – une manière de rendre explicite la mythologisation à laquelle le genre du western cinématographique et télévisuel a été longtemps soumis. En affichant une distance avec ses prédécesseurs et en jouant sur la théâtralité de certaines situations, Deadwood critique en effet la tendance à naturaliser la réalité

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historique et politique des Etats-Unis. Selon les propos de David Milch lui-même, les films et séries westerns ont contribué, au fil des années, à consolider les légendes et les mythes de la conquête de l’Ouest, délaissant tout ce qui relevait d’une réalité historique peu flatteuse57. A l’inverse, la série HBO propose une nouvelle version de cet épisode de l’histoire américaine, en rétablissant une « vérité » historique jusqu’ici édulcorée58.

24 De manière significative, Deadwood déjoue les attentes spectatorielles en érigeant Al Swearengen en vrai protagoniste du récit, face aux héros archétypiques que sont Seth Bullock (le « shérif réticent ») et Wild Bill Hickok (le « mythe de l’Ouest incarné »). Construit de manière stéréotypée au cours des premiers quatre épisodes en tant que « méchant » classique du western – comme en attestent son comportement violent, ses costumes noirs, sa moustache et, surtout, le machiavélisme du jeu de Ian McShane – il émerge rapidement comme le foyer principal de focalisation et de perception de l’univers diégétique. Représentant de l’ancien ordre menacé par l’arrivée du capitalisme impersonnel, Al Swearengen exerce son pouvoir à travers ses qualités d’observateur. Il sort régulièrement sur son balcon – symbole par excellence de son autorité et outil de perception panoptique – afin d’observer le comportement des autres (fig. 6). Il impose sa volonté, moins par les moyens de la violence, que par sa capacité à voir derrière les apparences et à comprendre les motivations cachées de ses adversaires. Délégué du spectateur, il se met systématiquement à observer les autres habitants de la ville – une galerie de personnages-cliché du western, tels le shérif, le journaliste, le médecin, les prostituées ou, encore, le businessman impitoyable incarné par George Hearst. De plus, il commente et explique leurs actions, contribuant à déconstruire le mythe pour faire émerger la réalité sous-jacente aux représentations. Enoncée par Swearengen et adressée aux spectateurs, la toute dernière réplique de la troisième saison résume le caractère réflexif de la série : en parlant de Johnny, un de ses protégés, Swearengen déclare : « Il voulait que je lui dise quelque chose de beau » (saison 3, épisode 12, « Tell Him Something Pretty ») ; ce qui s’avère impossible car le héros et le spectateur idéal de Deadwood partagent un même refus de l’embellissement de l’Histoire. Toutefois, la lucidité de Swearengen est mise à l’épreuve par la modernité, incarnée par la figure du capitaliste, George Hearst, et symbolisée par l’installation de pôles télégraphiques qui rend caduque toute forme de communication traditionnelle59.

25 Si Deadwood s’affiche comme une relecture dé-mythologisante de l’histoire américaine60, la série cherche également à réinventer les codes du western, comme le prouve le paratexte qui attribue la réussite de cette relecture aux talents du showrunner, David Milch. Le révisionnisme à visée légitimante dépend d’une double stratégie puisqu’il s’agit à la fois de se hisser au rang du cinéma (stratégie de rapprochement) et de s’en distancer pour marquer sa spécificité et son excellence (stratégie de différenciation). De ce point de vue, Deadwood est représentative d’un phénomène qui consiste à proclamer la supériorité des séries télévisées sur le cinéma, ce renversement des rapports de force étant perceptible à travers une multitude de discours, à commencer par celui des fans61. A cet effet, une série d’arguments est mobilisée : la possibilité de créer un récit en perpétuelle expansion, sans les contraintes de durée imposées par l’institution cinématographique ; l’émancipation des restrictions imposées par le FCC (Commission fédérale des communications) ; l’environnement « protégé » de la télévision à péage qui garantit aux artistes une liberté créative. En effet, des cinéastes renommés expriment de plus en plus souvent leur volonté de travailler à la télévision, à l’instar de Scorsese, réalisateur emblématique de la génération du Nouvel Hollywood, qui n’hésite à établir un lien entre ce « mouvement »

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du cinéma américain et les séries contemporaines62. Grâce notamment à une autopromotion méticuleusement travaillée, les chaînes premium se présentent alors comme le lieu par excellence de l’expression artistique au XXIe siècle63.

26 En prenant appui sur des conventions génériques façonnées par le cinéma, une série contemporaine comme Deadwood pose les bases d’une communication avec les (télé)spectateurs qui s’applique à véhiculer le message de sa qualité supérieure. Elle impose ainsi un nouveau contrat de lecture, encourageant plusieurs critiques et chercheurs à interroger le statut de la Quality TV des années 2000 comme un genre en soi64 – une question qui reste encore à explorer.

NOTES

1. Kim Akass et Janet McCabe, « Ce n’est pas de la télévision, c’est de la télévision de qualité : quand HBO redéfinit la TV », dans François Jost (éd.), Pour une télévision de qualité, Bry-sur-Marne, INA Editions, 2014, p. 128. 2. A part Deadwood, on compte uniquement trois séries western réalisées et diffusées par la télévision américaine en ce début du XXIe siècle : Ponderosa (ION, 2001-2002), Into the West (TNT, 2005) et Hell on Wheels (AMC, 2011-). Aucune n’a connu un succès comparable à notre cas d’étude. 3. Voir David Buxton, Les Séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 15. 4. Durant l’année 1984, les networks ne diffusent aucune nouvelle série western. Afin de mieux saisir la rapidité du déclin, signalons qu’en 1957 la télévision américaine crée vingt-huit nouveaux westerns et, deux ans plus tard, le chiffre s’élève à trente-deux. Dans une tentative de résister à leur extinction, les rares séries qui parviennent à se frayer un chemin jusqu’au petit écran dans les années 1980-1990 se caractérisent par une forte propension à l’hybridité générique : on abandonne les récits héroïques de cow-boys solitaires pour se focaliser sur des drames « familiaux » situés dans l’Ouest mais empruntant les codes du soap opera. Bonanza (NBC, 1959-1973) constitue un modèle qui va, par la suite, inspirer des séries comme Dr. Quinn, Medicine Woman (CBS, 1993-1998). 5. HBO, 1999-2007. 6. HBO, 2002-2008. 7. « […] HBO a cultivé son image de marque comme une ‹ forme de transgression › » [notre trad.], Allison Perlman, « Deadwood, Generic Transformation, and Televisual History », dans Gary R. Edgerton et Michael T. Marsden (éd.), Westerns. The Essential Journal of Popular Film & Television Collection, Londres, Routledge, 2012, p. 255. 8. Brett Martin, Des hommes tourmentés. Le nouvel âge d’or des séries : des Soprano et The Wire à Mad Men et Breaking Bad, Paris, Editions de La Martinière, 2014, p. 25. 9. Comme, par exemple, le contenu narratif « respectable », la grande inventivité stylistique, le passage de plus en plus fréquent de réalisateurs et d’acteurs du cinéma vers la télévision, etc. 10. « [L]es genres sont également un acte discursif, un outil de communication, une médiation culturelle, idéologique et sociale », Raphaëlle Moine, Les Genres du cinéma, Paris, Nathan, 2002, p. 7. 11. Netflix n’est pas une chaîne câblée à proprement parler ; initialement conçu comme un service de commande de DVD par voie postale, il se transforme en 2007 en plateforme numérique

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de distribution et de visionnage, avant de passer, à partir de 2011, à la diffusion de séries originales. 12. Voir Janet McCabe et Kim Akass (éd.), Quality TV. Contemporary American Television and Beyond, Londres, I. B. Tauris, 2007. 13. Robert J. Thompson, Television’s Second Golden Age : From Hill Street Blues to ER, Syracuse, Syracuse University Press, 1997, pp. 13-16 [notre trad.]. 14. Kim Akass et Janet McCabe, « Ce n’est pas de la télévision, c’est de la télévision de qualité : quand HBO redéfinit la TV », op. cit., p. 132. Et un peu plus loin : « C’est lorsque une série se coule dans un genre préétabli tout en repoussant les limites de ce genre que HBO réussit le mieux à imposer sa griffe » [notre trad.]. 15. « Portant encore les traces de ses origines théâtrales, les premières fictions télévisuelles prirent typiquement la forme d’une pièce de théâtre » [notre trad.], Robin Nelson, « Studying Television Drama », dans Glen Creeber (éd.), The Television Genre Book, Londres, BFI, 2001, p. 8. Au sujet de ce genre « primitif » de la fiction télévisuelle, Creeber affirme la chose suivante : « Ses lointaines origines télévisuelles et radiophoniques aidèrent à établir cette réputation culturelle que certains critiques taxèrent même de ‹ littéraires › pour le choix de ses thèmes artistiques et de ses aspirations. Elle a ensuite cherché à être perçue avec une considération hautement culturelle, mise sur le marché et reçue différemment que les soap operas […] » [notre trad.] (Glen Creeber, « The Single Play », id., [nous soulignons]). 16. Brett Martin, op. cit., p. 43. 17. David Buxton, op. cit., p. 70. 18. Jane Feuer, « HBO and the Concept of Quality TV », dans Janet McCabe et Kim Akass, op. cit., p. 148 [notre trad.]. 19. Voir Hélène Monnet-Cantagrel, « Les séries HBO, style et qualité », dans François Jost (éd.), op. cit., p. 142 et Josef Adalian, « TV Shows Getting Ambitious », Variety, 21 septembre 2007. URL : http://variety.com/2007tv/features/tv-shows-getting-ambitious-1117972477/ [consulté le 28 février 2016]. Néanmoins, il faut tenir compte de paramètres dépassant le seul aspect esthétique afin de prendre la juste mesure de ce rapprochement entre fictions cinématographique et télévisuelle dans ses manifestations actuelles. On pourrait citer, en guise d’exemple, l’homogénéisation des pratiques spectatorielles, mais aussi le fait que toujours plus des théoriciens des séries télévisées contemporaines proviennent des études cinématographiques et s’emploient à articuler ce nouvel objet à une acception plus large du « cinéma » en termes académiques. 20. François Jost, « Comment parler de la qualité ? », dans François Jost, op. cit., p. 11. 21. En 1948, le « décret Paramount » de la Cour suprême des Etats-Unis a marqué la fin du système des studios, caractérisé par sa structure d’intégration verticale, en regroupant sous une seule autorité les différents stades d’existence d’un film (production-distribution-exploitation). Pour un aperçu historique des conséquences du décret sur l’entrée des studios dans l’industrie télévisuelle, voir Christopher Anderson, Hollywood TV. The Studio System in the Fifties, Austin, University of Texas Press, 1994. 22. Simultanément, les chaînes premium ont tout intérêt à démocratiser ce concept d’« élite », comme l’ouverture à d’autres marchés (DVD, internet, etc.) en atteste. Cette démarche, à première vue contradictoire, est révélatrice de la stratégie des chaînes qui visent une croissance simultanée du capital culturel associé aux séries et de leur valeur d’usage. 23. Raphaëlle Moine, op. cit., p. 76. 24. Ainsi, selon Akass et McCabe « les séries HBO les plus populaires sont la plupart du temps solidement ancrées dans les genres américains les plus ‹ classiques › », Kim Akass et Janet McCabe, op. cit., p. 132. Stasi et Greiman font un constat similaire : « HBO a rapidement adopté, de façon successive, trois genres typiquement américains – le film de gangster, l’enquête policière […], et le western – en les expurgeant de leurs protagonistes héroïques » [notre trad.], Paul Stasi

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et Jennifer Greiman, « Introduction : Deadwood and the forms of American Empire », dans Paul Stasi et Jennifer Greiman (éd.), The Last Western. Deadwood and the End of American Empire, New York, Bloomsbury, 2013, p. 1. La question de l’identité nationale permet d’étudier les liens entre fiction télévisuelle et genres cinématographiques sous un autre angle. Ainsi, l’énorme succès des séries western dans les années 1950 pourrait être interprété à l’aune de la promotion d’une certaine « américanité » à l’ère de la Guerre froide ; alors que la déconstruction du genre et de ses fondements idéologiques par une série contemporaine comme Deadwood témoignerait du contexte étasunien post-11 septembre. 25. Christopher Anderson, op. cit., p. 167. Le système des genres comme principe directeur est affirmé également par le fait que « au cas où une seule de ces séries faisait de mauvais résultats, le contrat stipulait qu’ABC et Warner Bros. la substituerait à une autre, d’un genre totalement différent. » [notre trad.], ibid. [nous soulignons]. 26. « [L]e genre est cet ensemble de règles partagées qui permettent à l’un (celui qui fait le film) d’utiliser des formules de communication établies et à l’autre (celui qui le regarde) d’organiser son propre système d’attente. », Francesco Casetti, Les Théories du cinéma depuis 1945, Paris, Nathan, 1999, p. 298. 27. Selon Lafferty : « L’omniprésent western, produit de base de la radio et du cinéma, devint tout aussi important pour la télévision à ses débuts, à travers la diffusion à la fois des films sortis en salle et des programmes originaux, poussant le magazine Sponsor à affirmer que la télévision avait ‹ littéralement poussé sur les bases de la programmation des westerns › » [notre trad.], William Lafferty, « Film and Television », dans Gary R. Edgerton, Film and the Arts in Symbiosis. A Resource Guide, New York, Greenwood Press, 1988, p. 292. 28. ABC, 1955-1963. 29. CBS, 1955-1975. 30. ABC, 1957-1962. 31. Signalons à ce titre l’importance des génériques de début dans les séries western dont une des fonctions primordiales consiste à communiquer, de manière succincte, l’identité générique de l’œuvre par le défilement sur l’écran des topoi iconographiques (le cowboy, le cheval, le saloon, etc.). En règle générale, c’est pendant les premières minutes d’un épisode que les séries sont le plus génériquement marquées. Ainsi, il ne devrait pas être surprenant que deux westerns télévisuels produits à cinquante ans de distance, Gunsmoke et Deadwood, n’aient recours qu’une seule fois, et ce dans la séquence d’ouverture du pilote, à ce type de plans traditionnellement associé au genre, à savoir des panoramiques contemplatifs balayant des espaces désertiques. 32. Dans le contexte francophone, André Bazin, toujours enclin à proposer des linéarités téléologiques, introduit une autre étiquette, celle de « sur-western », afin de promouvoir la même hypothèse : à savoir que le western traditionnel, fidèle aux mythes fondateurs de l’Ouest, passe dans les années 1950 à la télévision, tandis qu’au cinéma, la psychologisation des cow-boys et les références symboliques à l’actualité sociopolitique participent à un renouvellement du genre. Voir André Bazin, « Evolution du western », Cahiers du cinéma, décembre 1955, pp. 22-27. 33. Par exemple, le clip promotionnel diffusé par ABC inclut l’annonce suivante : « De la capitale du divertissement provient Warner Bros. Présente – l’heure qui vous présente Hollywood – réalisée pour la télévision par l’un des grands studios de cinéma. Chaque semaine, Warner Bros. vous emmène derrière les caméras pour vous montrer comment les films sont faits. Et chaque semaine vous découvrirez une nouvelle histoire tirée d’une de ces fameuses productions de Warner Bros. : Casablanca, King’s Row et Cheyenne. » [notre trad.], Christopher Anderson, op. cit., pp. 191-192. Chacun des trois titres évoqués est représentatif d’un genre particulier. Il s’agit, simultanément, de profiter de la notoriété de ces films pour capter l’attention du public. Ce procédé, connu sous le nom de « spin-off », a régulièrement été employé jusqu’à nos jours.

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34. Id., p. 193 ; et il continue : « La série représente une opération en deça de la moyenne qui ne peut qu’affecter négativement les sponsors, ABC et Warner Bros.» [nous traduisons et soulignons]. 35. Le texte lu par Wayne est révélateur des stratégies de rapprochement de la tradition filmique : « Bonsoir. Mon nom est Wayne. Certains d’entre vous m’ont peut-être déjà vu. Je l’espère. J’ai traîné à Hollywood pas mal de temps. J’y ai fait beaucoup de films, de toutes sortes, et certains furent des westerns. Et c’est de ça dont je vais vous parler : un western. Une nouvelle émission de télévision du nom de Gunsmoke. Non je n’en fais pas partie. J’aurais pourtant voulu en être parce que je pense que c’est la meilleure qui ait jamais existé. J’espère que vous serez d’accord avec moi. C’est honnête, c’est adulte, c’est réaliste. » [notre trad.]. 36. Je me réfère ici au processus d’influence minoritaire, selon le concept introduit par les théoriciens de la psychologie sociale. Remarquons que la « minorité » ne doit pas être entendue ici en termes quantitatifs. Voir notamment Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Paris, Presses Universitaires de France, 1979. 37. Plusieurs facteurs contribuent à précipiter la fin de l’âge d’or des séries western. Selon Boddy, les problèmes économiques de Warner Bros. (qui fait renvoyer 25 % de son personnel en 1962), le studio le plus étroitement associé à ce genre, ainsi que les enquêtes juridico-politiques sur le sujet de la violence au cinéma et à la télévision, menées aux Etats-Unis tout au long de cette décennie, sont à compter parmi les plus importants. Voir William Boddy, op. cit., pp. 16-17. 38. Sur les premières tentatives de promotion de l’idée d’un public de niche et le rôle central de la société Nielsen, spécialisée en enquêtes de marketing et qui fait son entrée sur le marché télévisuel en 1969, voir David Buxton, op. cit., p. 55. 39. Voir par exemple Thomas Schatz, Hollywood Genres : Formulas, Filmmaking and the Studio System, New York, Random House, 1981. 40. « […] Le Western a été la principale référence pour les théories iconographiques à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Comme Buscombe l’a clairement démontré en 1970, les conventions visuelles du western sont à la fois très spécifiques et très codées. Pourtant, comme il l’a soulevé plus récemment, le western est à cet égard davantage l’exception générique plutôt que la règle […] il ne s’agit pas vraiment d’un modèle valable pour des conceptions générales des théories du genre. » [notre trad.] (Steve Neale, Genre and Hollywood, Londres, Routledge, 2000, pp. 133-134). 41. Pour une approche historique et théorique du « Nouvel Hollywood », voir : Geoff King, New Hollywood Cinema : An Introduction, Londres, I. B. Tauris, 2002 ; Peter Krämer, The New Hollywood. From Bonnie and Clyde to Star Wars, New York, Wallflower, 2005 ; Peter Biskind, Le Nouvel Hollywood : Coppola, Lucas, Scorsese, Spielberg. La révolution d’une génération, Paris, Le Cherche Midi, 2006. 42. Voir Andrew Sarris, « Notes on the Auteur Theory in 1962 », Film Culture, no 27, hiver 1962/1963, pp. 1-8. 43. Christine Gledhill, « History of Genre Criticism », dans Pam Cook (éd.), The Cinema Book, Londres, British Film Institute, 1985, p. 58. 44. Douglas Gomery, « The New Hollywood » dans Geoffrey Nowell-Smith (éd.), The The Oxford History of World Cinema, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 480 [notre trad.]. 45. « Que la transformation générique ait été une source d’énergie artistique aussi importante pour les plus énergiques des jeunes réalisateurs suggère qu’il s’agit là d’un élément central de l’état actuel du cinéma américain » [notre trad.], John G. Cawelti, « Chinatown and Generic Transformation in Recent American Films », dans Barry Keith Grant (éd.), Film Genre Reader II, Austin, University of Texas Press, 1995 [1978], p. 244. Cawelti établit une typologie qui distingue quatre modes différents de transformation générique par les films du Nouvel Hollywood : le burlesque humoristique, l’évocation nostalgique, la démythologisation et, enfin, l’affirmation du mythe en tant que tel. Il inclut dans ce « mouvement » une série des westerns, tels que The Wild Bunch, McCabe and Mrs. Miller et Little Big Man, qui déconstruisent, selon l’auteur, l’image de la

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conquête de l’Ouest comme une victoire de la civilisation et du « progrès » : « Ces films font délibérément référence aux caractéristiques basiques d’un genre traditionnel afin d’amener son public à appréhender le genre comme étant l’incarnation d’un mythe destructeur et inadéquat » [notre trad.] (id. p. 238). 46. Patrick Phillips, « Genre, Star and Auteur : An Approach to Hollywood Cinema » dans Jill Nelmes (éd.), An Introduction to Film Studies, Londres, Routledge, 1996, pp. 60-78 ; Joseph Sartelle, « Dreams and Nightmares in the Hollywood Blockbuster » dans Geoffrey Nowell-Smith, op. cit., pp. 516-526 ; John Hill, « Film and Postmodernism » dans John Hill et Pamela Church Gibson (éd.), The Oxford Guide to Film Studies, Oxford, Oxford University Press, 1998, pp. 96-105. 47. NBC, 1981-1987. 48. ABC, 1993-2005. 49. Voir par exemple Brett Martin, op. cit., pp. 46-58 et 274, ainsi que David Buxton, op. cit., p. 56. 50. Selon le critique Brian Lowry : « HBO a peut-être bien trouvé sa prochaine grande addiction dramatique – un portrait vulgaire, abrasif, parfois très vilain du vieil Ouest, débordant de génie noir que l’extraordinaire créateur et scénariste de la série David Milch tient au bout de ses doigts. » [notre trad.], Brian Lowry, « Deadwood », Daily Variety, 19 mars 2004, p. 2. Voir encore Mark Singer, « The Misfit : How David Milch got from NYPD Blue to Deadwood by Way of an Epistle of St. Paul », The New Yorker, 14-21 février 2005, pp. 192-205. D’ailleurs, un ouvrage « académique » consacré à Deadwood s’ouvre sur un chapitre qui fait ouvertement l’éloge de son auteur : « Given the collaborative nature of television creativity, the world of a series can never be solely owned, but make no mistake : David Milch is Deadwood’s proprietor », David Lavery, « Deadwood, David Milch, and Television Creativity » dans David Lavery (éd.), Reading Deadwood. A Western to Swear By, Londres, I. B. Tauris, 2006, p. 6. 51. Heather Havilresky, « The Man Behind Deadwood », Salon [en ligne], 5 mars 2005. URL : www.salon.com/2005/03/05/milch/ [consulté le 29 mars 2016] [notre trad.]. 52. Voir Marie-Hélène Bacqué, Amélie Flamand, Anne-Marie Paquet-Deyris, Julien Talpin (éd.), The Wire. L’Amérique sur écoute, Paris, La Découverte, 2014. 53. Deadwood : The Complete Series, Home Box Office, 2008. 54. Jean-Pierre Esquenazi, « Une série peut-elle être une œuvre ? », Télévision, no 2, 2011, p. 95. 55. Saison 3, épisode 8, « Leviathan Smiles ». 56. Aux références au théâtre élisabéthain, il faut également ajouter l’hommage à la littérature victorienne, évident dans la représentation du personnage féminin principal de la série, Alma Garret, à la fois au niveau de l’intrigue et du style visuel. 57. « L’idée du western, je crois, comme les gens le conçoivent, est véritablement une invention du code de production Hays des années 1920 et 1930 et elle n’a vraiment rien à voir avec l’Ouest ; en revanche, elle a beaucoup à voir avec l’influence des Juifs d’Europe centrale arrivés à Hollywood afin de présenter à l’Amérique une image aseptisée et héroïque de ce qu’était l’Amérique. » [notre trad.], Heather Havilresky, op. cit. 58. Clin d’œil métadiscursif, le titre des deux premiers épisodes de la deuxième saison, « A Lie Agreed Upon », semble se référer à la version officielle de l’histoire de l’expansion de l’Amérique vers l’Ouest. 59. Au début de l’épisode « A Lie Agreed Upon, Part I » (saison 2, épisode 1), Swearengen se trouve sur son balcon et fait part à Dan Dority de son opposition à l’arrivée du télégraphe : « Les choses ne sont-elles pas assez compliquées ? Est-ce qu’on ne fait pas face à assez de putains d’impondérables ? » [notre trad.]. 60. D’après la formulation de Perlman, « Deadwood déstabilise le statut épistémologique du western », Allison Perlman, op. cit., p. 251 [notre trad.]. 61. Hervé Glevarec et Michel Pinet, « ‹ Cent fois mieux qu’un film ›. Le goût des jeunes adultes pour les nouvelles séries télévisées américaines », Médiamorphoses, no hors-série, janvier 2007, pp. 124-33.

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62. « Ce qui s’est passé durant ces dernières neuf ou dix dernières années, plus précisément à HBO, c’est ce que nous espérions qu’il se soit passé au milieu des années 1960 lorsque des films étaient tournés pour la télévision. Nous espérions qu’il existe cette forme de liberté… qui n’arriva pas. » [notre trad.], Hunter Walker, « Martin Scorsese : I’ll direct more Boardwalk Empire if I’m able », The Wrap, 7 août 2010 [en ligne]. URL : www.thewrap.com/tca-martin-scorsese-would- direct-more-empire-episodes-19952/ [consulté le 28 mars 2016]. 63. « L’ex-président et directeur général de HBO est même allé plus loin en affirmant : ‹ HBO est plus qu’une chaîne ; c’est un concept… d’une certaine manière, nous sommes des mécènes, tout comme les Médicis › », Kim Akass et Janet McCabe, op. cit., p. 125. 64. « Aujourd’hui, en France, on admet que les séries télévisées constituent un genre à part entière. […] Le genre mérite donc non seulement l’attention, mais aussi le respect », Martin Winckler Petit éloge des séries télé, Paris, Gallimard, 2012, pp. 16-17. Dans la même veine, Monnet- Cantagrel parle d’« un phénomène de culte des séries, tendant à en faire un genre en soi de qualité » (Hélène Monnet-Cantagrel, op. cit., p. 141) ; tandis que Jost reconnaît implicitement l’existence discursive de ce nouveau genre : « Bien avant que l’étiquette ‹ Quality TV › devienne l’équivalent d’un nom de genre […] » (François Jost, op. cit., p. 13).

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« We believe in Sherlock ! » : Sherlock (BBC) et la culture fan

Jeanne Rohner

1 Depuis sa première apparition sur papier jusqu’à ce jour, le personnage de Sherlock Holmes a toujours su captiver lecteurs et (télé)spectateurs. On ne compte plus les nombreuses adaptations filmiques qui constituent une partie du matériel dérivé des écrits de Conan Doyle publiés entre 1887 et 1930. Alors que deux séries se sont dernièrement inspirées de l’œuvre de l’écrivain, cette résurgence du héros sur nos écrans semble produire un nouvel engouement pour le « great detective », plus d’un siècle après sa création. Dans un contexte où les nouvelles technologies de communication ont un impact important sur les pratiques de réception, on constate que le fan est largement représenté dans la série britannique Sherlock1. S’inspirant de l’important succès littéraire des textes originaux, et forts des réactions dithyrambiques du public après la diffusion des premiers épisodes de la série, ses créateurs Mark Gatiss et Steven Moffat décident d’inclure dans leur récit ces communautés qui ont marqué l’évolution romanesque des aventures du détective. Cette représentation du fan interpelle particulièrement si l’on connaît la légende tenace autour de l’existence réelle de Sherlock Holmes. Nous verrons que la porosité de la frontière entre réalité et fiction concerne également le personnage romanesque dont l’ambiguïté est sciemment cultivée. L’intégration de cet aspect à la diégèse et son impact hors de celle-ci nous amènera à analyser certaines séquences mais aussi à rendre compte des moyens utilisés par la production pour entretenir ces limites flottantes.

Conan Doyle et l’émergence des communautés de fans

2 A l’aune du numérique et des nouvelles technologies, les créateurs de séries télévisées doivent inévitablement composer avec la masse de sites, blogs, forums et autres points de rencontre virtuels hébergés sur le Web. De nouvelles activités (telles que les fanfictions, héritières des fanzines) apparaissent alors, réunissant sur la Toile les fans d’un même univers fictionnel (les fandoms)2. Un phénomène à l’ampleur sans précédent

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qui semble être la continuation logique de certaines pratiques culturelles dont l’origine remonte bien avant l’explosion des réseaux sociaux.

3 La fin du XIXe siècle – empreinte de bouleversements, notamment au niveau socioculturel – voit émerger en Grande-Bretagne non seulement une nouvelle figure de détective mais aussi un type de lectorat inédit. Les aventures de Sherlock Holmes rassemblent rapidement une grande variété de lecteurs, suscitant un enthousiasme jamais connu auparavant pour un personnage de fiction. La structure narrative privilégiée par Conan Doyle se distingue de celle de la littérature populaire de la Belle Epoque, souvent publiée dans des périodiques sous forme de roman-feuilleton3. En effet, chaque numéro du Strand Magazine, mensuel londonien, comporte, sous la forme d’épisode clôturé, une enquête menée par le détective et son acolyte Watson. L’écrivain réalise rapidement les potentialités d’un récit sériel paraissant dans un magazine mensuel. Cet équilibre, inédit pour l’époque et trouvé grâce au principe du héros récurrent, satisfait ainsi autant le lecteur assidu, impatient de découvrir une nouvelle enquête, que le lecteur occasionnel. Aussi, le succès ne se fait pas attendre et les premières communautés de fans se constituent rapidement. Très vite, on ne se contente pas d’échanger sur l’univers créé par Conan Doyle (souvent par le biais du courrier des lecteurs) : on imagine des prolongements fictionnels sur la base des personnages et de leur monde – créations que l’on regrouperait aujourd’hui sous le terme de fanfictions4.

4 Ce foisonnement d’échanges et de créations, ainsi que le désir du lecteur de s’impliquer dans la fiction, sont favorisées par une série de stratégies – consciemment élaborées par Doyle – qui visent à atténuer les limites existant entre la fiction et la réalité. En effet, l’engouement des fans repose en partie sur la confusion commune – laquelle perdure encore aujourd’hui – relative à l’existence réelle de Sherlock Holmes. C’est notamment la propension de l’écrivain à jouer de cette ambivalence, et donc à mettre à l’épreuve la crédulité de ses lecteurs, qui a participé à construire la mythification de cette figure au fil du temps. L’inclusion du narrateur, incarné par Watson dans la fiction, a eu un impact certain sur la réception de l’œuvre de Conan Doyle à ses débuts. Face à l’insistance du personnage de Watson à souligner la véracité des faits qu’il relate (même si Holmes lui reproche sa tendance à romancer), de nombreuses personnes ont assimilé le duo à des personnes réelles. Ce sont probablement certaines pratiques d’écriture, ainsi que la stratégie narrative décrite plus haut, qui ont concouru à l’apparition de fervents lecteurs rapidement baptisés « holmésiens ». Désireux de retrouver une certaine cohérence de l’œuvre, ces derniers échafaudent des théories censées expliquer négligences et omissions, volontaires ou involontaires5. Apparaît alors un travail de réappropriation ou de prolongement de la fiction, lequel est fondé sur le mythe de l’authenticité du monde créé par Conan Doyle : « Les Sherlockiens jouent le jeu commencé par Conan Doyle – le jeu de prétendre que les histoires sont véridiques, que Holmes et Watson sont, ou étaient, de vraies personnes, que Watson a réellement écrit toutes les histoires et que Conan Doyle n’était rien d’autre qu’un ‹ agent littéraire ›. »6 7 5 Les récits dérivés du canon se multiplient dès lors que Conan Doyle se lasse de son héros, qu’il fait disparaître du haut des chutes du Reichenbach. Le « grand hiatus », qui caractérise l’absence du détective sur une période de trois ans (dans la fiction), est l’occasion, pour de nombreux lecteurs restés sur leur faim, de combler ce fossé temporel. C’est autant le plaisir de rechercher des « indices », de répondre aux évocations subtilement disséminées par l’écrivain tout au long de son œuvre, que le

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désir de rendre cette série cohérente – malgré la discontinuité qui la définit8 –, qui ont favorisé la publication de récits censés combler les lacunes du texte original9. Aussi, la « véritable » fiction, qui se cache derrière l’image de Holmes, provient-elle moins du canon que des ajouts perceptibles dans les textes apocryphes10. Le personnage va alors s’émanciper des récits initiaux dont il est issu pour marquer l’imaginaire collectif de certaines caractéristiques physiques et morales absentes sous la plume de Conan Doyle. Se dessine peu à peu une image formée par prolifération de récits, laquelle n’obéit pas à une logique linéaire impulsée par l’œuvre originale. Personnage ou monde fictionnel prendraient dès lors une dimension mythique, par génération d’influences entre récits dérivés du canon. On peut avancer que Sherlock Holmes est une figure construite au fil des récits apocryphes et des diverses adaptations qu’il a suscités. Le rôle de son public, que ce soient ses lecteurs ou ses (télé)spectateurs, est primordial dans la mesure où c’est bien lui qui a alimenté sa création depuis ses premiers succès jusqu’à nos jours. Le détective a d’ailleurs été « ressuscité » sous la pression de ses lecteurs (et de celle du Collier’s Magazine dans lequel furent publiées ses dernières nouvelles). En s’imposant face au créateur du personnage qu’ils idolâtrent, les fans se sont donc approprié collectivement un pan de pouvoir médiatique et culturel.

Le fan dans la série Sherlock

6 Sherlock Holmes n’a jamais vraiment perdu de sa popularité, ses adaptations audiovisuelles ayant traversé les décennies. La forme sérielle, privilégiée à la télévision, semble cependant faciliter la transposition à l’écran des enquêtes du détective pensées à l’origine comme une suite de récits clos. L’intemporalité de Sherlock Holmes, qualité lui permettant de s’affranchir des limites de la fiction11, est une dimension exploitée dans deux séries actuelles : Sherlock et Elementary12. Transposé et adapté à notre époque13, Sherlock Holmes reste reconnaissable par certaines attitudes ou certains traits stéréotypés14. La production de la BBC va inspirer autant le public novice que les aficionados du détective. Dès la diffusion du pilote, le succès de la série s’étend sur les réseaux sociaux et rapidement, forums et blogs consacrés à celle-ci font surface. Malgré le fait (ou peut-être, en raison du fait) qu’une saison n’est composée que de trois épisodes composent une saison, et que l’attente entre chaque saison est de minimum un an, l’adhésion du public ne faiblit pas. La série est encore aujourd’hui forte d’un énorme réseau de fans très actifs, que ce soit dans les rues ou dans les méandres de la Toile. Sherlock se démarque pourtant des autres adaptations (antérieures et contemporaines) dans la mesure où la série porte un discours réflexif sur la frontière entre fiction et réalité.

7 On remarque que cette singularité est particulièrement floue en raison des nombreuses références intertextuelles qui parsèment la série. Des allusions qui peuvent se manifester sous forme de citations plus ou moins directes au canon doylien et à l’iconographie qui l’entoure ; mais aussi des références extratextuelles à une figure incontournable dans l’histoire du développement du canon littéraire : ses fidèles lecteurs (et le fan d’aujourd’hui). Le fait que Sherlock inclut le fan (considéré très longtemps comme un consommateur passif) dans l’univers mythique du plus célèbre des détectives est un aspect fascinant de cette série. Plus que rendre hommage à la création de Conan Doyle, la série interroge les rapports entre les instances de production et de réception en intégrant les deux entités à l’origine du « phénomène »

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Sherlock Holmes (et donc, par le même biais, du « phénomène Sherlock ») : les fans et les médias. Par ailleurs, dans le monde réel, le Sherlock Holmes du XXIe siècle encourage la création de nouveaux récits publiés sur internet par des admirateurs de la série (et non pas forcément par des holmésiens) – ces activités rappelant l’enthousiasme de la population pour le détective du vivant de Conan Doyle. Cette fois-ci pourtant, c’est le Sherlock15 incarné par Benedict Cumberbatch et façonné au fil du temps par un riche imaginaire, qui fait actuellement l’objet de fanfictions. Ainsi, au-delà d’une simple transposition d’un personnage victorien dans un Londres actuel, c’est une exploration des rapports entretenus entre Sherlock Holmes et ses fans à l’intérieur de la diégèse (le détective) et en dehors de celle-ci (le personnage fictionnel) que propose la série.

8 Dès la deuxième saison, les créateurs de Sherlock introduisent dans la fiction des éléments d’incomplétude qui sont réappropriés par ses fans. Le prétendu suicide du détective16 va, dans l’univers diégétique comme dans la réalité, grandement stimuler leur imagination : les hypothèses les plus incroyables sont élaborées pour tenter d’éclaircir ce véritable « tour de force »17 (fig. 1). Après la diffusion de la deuxième saison, des images de créations (dessins, tags ou affichettes placardées dans les rues) réalisées par des fans dans le monde entier apparaissent sur la Toile. Des slogans tels que « Sherlock Was Innocent » ou encore « We Believe in Sherlock »18 (fig. 2-3) sont repris en référence à la manipulation dont Sherlock fait l’objet dans l’épisode The Reichenbach Fall19. Parti de la plateforme Tumblr, ce mouvement initié par les fans se propage de manière virale sur les réseaux sociaux. Une réaction qui révèle le désir du fan de se sentir appartenir à une large communauté, mais qui signifie surtout une envie de s’infiltrer dans le monde fictionnel – ou de « faire comme si ». Ce phénomène rappelle celui qui a suivi la publication de la nouvelle « Le Dernier Problème »20 à la fin du XIXe siècle, bien que cette campagne à échelle mondiale n’ait pas eu le même retentissement social qu’à l’époque victorienne. Dans tous les cas, l’ampleur de l’investissement des fans pour un personnage fictionnel semble relativement unique dans notre culture médiatique. Gatiss le résume ainsi : « Nous avons eu une version télescopée de ce qui est arrivé à Doyle lorsqu’il a tué Sherlock »21.

9 L’émotion qui découle de cette disparition parfaitement orchestrée n’est qu’un exemple parmi d’autres du bouillonnement créatif qu’engendre la série sur les sites internet consacrés aux fanfictions. Ce type de plateforme est un moyen pour les admirateurs du détective d’exposer les résultats de leurs hypothèses sous forme fictionnelle, souvent avec le soutien et les conseils des autres internautes. Il serait tentant, comme le fait Moffat au détour d’une interview, de poser un regard lointain sur ces activités et d’y voir une sorte de mise en abyme d’une même passion pour le mythe. « Ce qu’on a fait, c’est le plus grand exemple de fanfiction. Par conséquent, il y a maintenant des fanfictions à partir de celle-ci. Et je pense que l’histoire provient de là » 22. Ces propos toutefois doivent être relativisés, car la fanfiction diverge des textes apocryphes par son amateurisme ; le fan qui s’adonne à ce loisir ne montre aucune prétention à être publié dans un but commercial, son terrain de prédilection restant internet. Par contre, l’ampleur des fanfictions consacrées uniquement à l’univers imaginé par Gatiss et Moffat (donc à un récit apocryphe) est un phénomène nouveau dans l’histoire du mythe. De plus, en raison de l’intégration de nombreuses références à l’héritage laissé par Conan Doyle, il se peut que l’intérêt des fans pour la série se soit déplacé vers le texte-source, les amenant à découvrir l’œuvre originale. Le foisonnement de fanfictions basées sur la série Sherlock laisse donc croire à un regain

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d’intérêt pour le mythe du détective mais relève surtout d’un désir commun aux « holmésiens » : celui de prolonger la fiction23.

Les jeux entre fiction et réalité

10 On l’a vu, l’ambiguïté du texte de Conan Doyle sur laquelle se fondent les principes de l’holmésologie, s’est construite à partir d’un jeu sur le caractère réel du personnage. La particularité du mythe holmésien repose sur les interactions entre fiction et réalité, que ce soit par l’influence de la méthode d’investigation utilisée par le détective24 ou les protestations de la population contre sa disparition (et leur potentielle influence sur le retour du héros). Bien plus, cette confusion, nourrie en partie délibérément par son créateur, a très rapidement donné prise à la spéculation et à la surinterprétation des lecteurs. Les plus naïfs ont cru à la réalité historique des deux enquêteurs ; pour d’autres, feindre la réalité du personnage romanesque fait partie du plaisir que procure le jeu sur la vraisemblance fictionnelle. On peut par ailleurs avancer que les diverses adaptations audiovisuelles dérivées du texte-source, de par leur nature, exploitent ce sentiment d’incertitude, l’image photographique en mouvement renforçant l’impression de réalité. La série télévisée en particulier induit cet effet de réalité puisqu’elle partage avec les genres populaires littéraires cette propension à développer la fiction hors de ses limites. En effet, le récit pluriel, commun à la littérature et à la télévision, illustre le plaisir que peut apporter au lecteur/spectateur le déploiement d’une intrigue au-delà de ses contours premiers. La série Sherlock mise dès lors sur le besoin de continuité du public qui se réjouit de retrouver les mêmes personnages principaux au fil des épisodes et des saisons.

11 Il faut noter qu’à plusieurs reprises les créateurs de Sherlock brouillent les pistes en jouant sur cette confusion entre les niveaux de réalité, que ce soit par la représentation du « palais mental » de Sherlock, ou grâce à des séquences de rêve ou de délire. Ces aller-retour entre différentes couches narratives font très souvent appel aux connaissances intra- et intertextuelles du téléspectateur25. Mais d’autres tactiques sont également utilisées par la production afin d’exploiter l’ambiguïté du personnage. Par exemple, l’utilisation des ressources offertes par internet en vue de prolonger le plaisir immersif de la série (et, par la même occasion, la promouvoir). On crée ainsi différents blogs relatifs à l’histoire des personnages, consultables sur le Web : le fan peut explorer le blog de John, devenu chroniqueur des enquêtes26, celui de Molly Hooper, qui tient un journal intime27, de même que celui de Connie Prince, célébrité de la télévision et victime de meurtre28. Bien que ce stratagème ne soit pas nouveau dans le champ des séries télévisées29, ce dispositif permet d’approfondir ingénieusement les relations entre personnages, dont certains sont seulement mentionnés au détour d’une scène. A travers les commentaires postés sur le blog de Molly, par exemple, le spectateur en apprend davantage sur sa rencontre avec Jim Moriarty ; les commentaires laissés par Sherlock sur le blog de Connie Prince font partie d’une investigation ; des détails tels que le nom de l’infirmier ayant sauvé la vie de John en Afghanistan sont également révélés sur le blog du médecin. De plus, le contenu d’un blog récupère certains détails diégétiques, de sorte qu’on peut lire des commentaires publiés par l’un ou l’autre personnage, se rapportant tour à tour au ridicule des titres choisis par Watson (vaguement ressemblant aux titres du canon) ou à l’inutilité de relater des affaires non élucidées30. La curiosité du fan peut également être attisée par le site internet tenu par

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Sherlock et effectivement mis en ligne par les producteurs, lequel est explicitement mentionné dans la diégèse31. Par le biais de cette plateforme, Sherlock reçoit des messages de potentiels clients (présents dans la diégèse) et le spectateur peut essayer de décoder des énigmes envoyées par de faux internautes et souvent inspirées d’autres affaires du canon littéraire.

12 On peut se demander quels sont les effets de ces blogs et ces sites sur la créativité des fans : s’agit-il de créations programmées en amont par la production ou peut-on parler d’une réappropriation d’un phénomène fanique préexistant ? Ces extensions paratextuelles semblent être, dans tous les cas, représentatives d’une volonté d’alimenter la confusion entre réalité et fiction afin de mieux entretenir l’engouement des fans. En outre, on peut imaginer que la mise en place de lieux virtuels dédiés à l’univers de la série est également un moyen pour la production d’investir la réalité par la fiction en maintenant un certain pouvoir sur sa création : « […] L’interaction du programme avec son fandom semble démontrer une nostalgie d’un passé dans lequel l’auteur pouvait agir comme un despote bienveillant, déterminant par décret comment le texte devait être lu et complété dans la tête du lecteur. »32

13 Cette dernière théorie est en effet à considérer, les aspects participatifs et créatifs de ce genre d’extensions Web étant inexistants33. Ce qui semble primer, c’est la volonté de cultiver l’immersion spectatorielle favorisée par ce type de prolongements. Inspirés par l’activité des fandoms et forts de leur succès, les créateurs de Sherlock ont su finalement exploiter cette situation pour la répercuter dans la diégèse dès la troisième saison.

La représentation du fan dans Sherlock

14 L’inclusion d’un fandom dans le monde de Sherlock prend tout son sens à une époque où la révolution numérique a progressé dans tous les domaines du quotidien, principalement dans celui des échanges et de la communication. Alors que de nombreuses productions télévisées ou cinématographiques connaissent des répercussions sur la Toile sous forme de sites créés par ou pour des fans, et que le concept de narration transmédia a un impact croissant sur la création audiovisuelle, rien d’étonnant à ce que l’univers holmésien adapté par Gatiss et Moffat suive le même courant. Car, ce qui nous intéresse ici n’est pas tant le phénomène médiatique qui l’entoure que la manière dont celui-ci s’exprime au sein même de la diégèse. Gatiss et Moffat ont en effet rapidement su intégrer à leur création autant l’enthousiasme traditionnel des lecteurs de Conan Doyle que la passion qui anime les fans pour leur Sherlock moderne.

15 Sherlock se révèle très habile dans l’utilisation des outils technologiques actuels. Il est vrai que le détective a toujours su mettre à profit les moyens de communication de son époque. C’est donc sans surprise qu’aujourd’hui le SMS remplace le télégramme et que son site internet personnel a la même fonction que la rubrique des petites annonces des quotidiens. Or, la popularité du blog de John et l’existence du site de Sherlock, qui peut se révéler un véritable vivier d’informations, tournent parfois au désavantage des deux héros. L’image publique du détective devient d’ailleurs un agrégat d’éléments issus de l’imagination de John puisque celui-ci ne se limite pas à sa fonction de simple chroniqueur. Le constant reproche de Sherlock à l’encontre de John en ce qui concerne sa tendance à « romancer » ses récits ne fait pas simplement allusion au canon

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littéraire. En replaçant le docteur dans son rôle essentiel de chroniqueur, la série propose un discours sur la précarité d’une image iconique forgée par les fans (qui « s’alimentent » sur internet). Le pouvoir et la labilité des médias, les dangers d’une image facilement manipulable, la surmédiatisation et la rapide diffusion de (fausses) informations sont des inquiétudes très contemporaines. Si, dans l’œuvre originale, Conan Doyle met l’accent sur la presse, c’est pour valoriser un média qui, à travers sa rubrique des faits divers, offre une source d’informations essentielle pour le détective ; dans un contexte socioculturel marqué par l’essor de la presse populaire, la légitimité du discours médiatique n’est alors pas vraiment remise en question. Au contraire, le Sherlock contemporain est, dès la saison 2, confronté aux aléas d’une culture médiatique dominée par la prolifération des écrans numériques34. L’épisode 1 de la saison 2 (A Scandal in Belgravia) illustre l’emprise que les médias commencent à avoir sur l’image du détective, image que Sherlock ne contrôle déjà plus35. La puissance des médias dans la génération de l’illusion et la manipulation des foules devient très vite un thème central36. L’épisode The Reichenbach Fall explore pour sa part les dangers de la volatilité médiatique du personnage public qu’est devenu Sherlock37, marquant la destitution du « héros de Reichenbach » suite à un jeu de manipulation des médias fomenté par Moriarty.

16 La troisième saison de Sherlock met en scène le retour du détective après sa prétendue disparition (des suites, par ailleurs, d’une manipulation de son image). Le fan y tient un rôle particulièrement important via un personnage déjà apparu de manière sporadique dans les saisons précédentes : Philip Anderson. Celui-ci devient une figure clé dans la mesure où il introduit à lui seul la thématique de la fan culture dans la série. Anderson est un ex-policier forensique dont les rapports avec Sherlock évoluent d’une sourde inimitié à une admiration sans bornes. Rongé par la culpabilité après le faux suicide de Sherlock (il fut l’un des premiers a le dénoncer pour imposture), il fonde « Le cercueil vide » (« The Empty Hearse », qui donne son nom à l’épisode), un club de fans du détective qui, sceptiques au sujet de sa mort, se réunissent pour échafauder toutes sortes de théories dans le but d’expliquer cette disparition. Ce sont probablement tout autant le mouvement historique de lecteurs outrés par la décision de Conan Doyle de mettre un terme aux aventures du détective (et, dans une moindre mesure, le sentiment de devoir faire le deuil d’un personnage quasi historique) que les réactions – certes, moins innocentes – des fans de la série après le faux suicide de Sherlock, qui ont suggéré aux scénaristes un mini-épisode sous forme de prequel à la troisième saison (Many Happy Returns, 2013). En effet, la série invite à nouveau le spectateur à s’immiscer dans les rouages de la fiction par l’introduction de ce mystère qui va l’occuper entre deux saisons. Many Happy Returns expose quelques-unes des théories ayant occupé Anderson et qui éventuellement rejoignent celles élaborées par les fans dans la réalité. Car, doutant du suicide du « héros de Reichenbach », Anderson essaie de convaincre Lestrade de la « cavale » du détective à travers l’Asie et l’Europe. Anderson fait ainsi le lien entre l’éclaircissement de plusieurs énigmes réputées indéchiffrables et l’existence cachée de Sherlock qui ne peut, selon lui, se résoudre à vivre dans l’ombre38. L’idée de simulacre d’une mort mise en scène de façon spectaculaire renvoie directement au mythe holmésien, à l’intemporalité et à l’indestructibilité du héros39, permettant aux fans diégétisés de créer leurs propres récits fictionnels40. En effet, toutes les spéculations et l’hystérie collective autour du mystère de cette disparition ont pour conséquence une sorte de mise en abyme du personnage, qui se retrouve, dans la série, fictionnalisé à son tour par son public d’admirateurs. Le rapport entre le fan et la star

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se transforme alors dans la diégèse en un lien de glorification d’une figure quasi fictionnelle puisque Sherlock atteint une forme d’immortalité à travers les histoires qu’il suscite.

17 C’est à travers une caricature de la communauté de fans que le jeu entre réalité et fiction se poursuit dans l’épisode 1 de la saison 3 (The Empty Hearse). Celui-ci met en scène trois scénarios autour du faux suicide de Sherlock, dont deux provenant de l’imagination de fans. Des hypothèses transmises oralement qui font écho à la pratique des fanfictions. A nouveau, le jeu avec le spectateur se poursuit dans la mesure où celui- ci ne saura jamais véritablement quelle stratégie a été utilisée. En incipit, les coulisses de la scène sont dévoilées sur une note parodique. Il ne s’agira que de l’une des hypothèses émises par Anderson. La scène de réunion du « Cercueil vide » est intéressante à plus d’un titre : elle traite de manière caricaturale de plusieurs facettes habituellement rattachées à la figure du fan. Lorsqu’une membre du club propose une explication farfelue, Anderson l’interrompt : « Quoi ? ! Tu as perdu la tête ? […] Si tu ne veux pas prendre ça au sérieux… »41. Dans la réalité, les membres des sociétés holmésiennes ne prennent justement pas leurs études à la légère. Les « indices » disséminés par Conan Doyle dans ses récits sont très sérieusement interprétés par les holmésiens les plus orthodoxes, étant susceptibles de devenir les bases pour l’élaboration de leurs propres enquêtes. Dans la pièce qui accueille le petit groupe, on aperçoit une multitude de papiers, Post-it, cartes et photos couvrant les murs (fig. 4-5). De même que le cercle du « Cercueil vide » utilise les méthodes d’investigation de Sherlock dans leur imaginaire et dans leur réalité, les holmésiens usent d’observations et de déductions dans le cadre de leurs recherches. De plus, cette scène tourne en dérision l’allure atypique de ces fans par une mise en scène un peu ridicule d’une de leurs habitudes : porter le « deerstalker hat » lors des assemblées du groupe. Finalement, c’est un événement incroyable qui révèle un cliché répandu : l’hyperconnectivité du fan (au sens général), principalement sur les réseaux sociaux. Les membres apprennent tous simultanément le retour de leur idole, d’abord par une annonce officielle à la télévision et, quelques secondes plus tard, par des bips annonciateurs de nouveaux tweets (fig. 6). Les messages recouvrent peu à peu l’écran par surimpression pendant que les sons d’alerte envahissent la pièce. La vitesse de transmission des informations liée aux nouvelles technologies est donc à nouveau soulignée, s’associant au discours sur la surmédiatisation. Finalement, une troisième théorie, sous forme de mise en abyme, nous est exposée. Anderson filme Sherlock lui raconter – ce qu’il dit être – la bonne version (fig. 7). Ici, c’est la réaction d’Anderson qui renvoie à celle, assez typique, du fan de série déçu de la tournure que prend une situation anticipée. La vérité révélée, Sherlock lance « brillant, non ? », auquel Anderson, pas tout à fait convaincu, répond, « je n’aurais pas fait comme ça. […] je ne dis pas que ce n’est pas ingénieux mais… […] c’est un peu… décevant »42. C’est donc à la figure du fan éternellement insatisfait, à la recherche de mystères et d’incohérences, que se réfèrent Gatiss et Moffat43. On peut également tirer un parallèle entre ce personnage étrange et un peu instable qu’est Anderson et le type de fan dont l’obsession pour une star lui fait franchir certaines limites44. La scène se termine d’ailleurs par une remarque de Sherlock qui suggère que l’ex-policier et son groupe se sont immiscés dans ses affaires. Le décor macabre d’une précédente scène de crime n’est en effet qu’une tentative d’Anderson pour attirer l’attention du détective : « Du sensationnel. Avec lequel vous espériez m’appâter. Mais vous en avez trop fait, toi et ton petit ‹ fan club › »45. Ainsi, l’importance que prend le personnage d’Anderson dans

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l’épisode 3 de la saison 3 (His Last Vow) est à souligner dans la mesure où sa fonction dans la diégèse enrichit la série d’une dimension extra-filmique passionnante. La fan obsessionnelle, un brin séductrice, est par ailleurs représentée dans l’épisode The Reichenbach Fall. Une journaliste, déguisée en admiratrice, aborde alors Sherlock pour lui proposer une interview et tester, par la même occasion, ses talents de déduction. L’effet comique repose sur des accessoires stéréotypés du fan (badge « I love Sherlock », « deerstalker hat ») ; des artifices qui de toute évidence ne trompent pas le détective (fig. 8). Aussi, il semblerait que les fans, au même titre que les journalistes, suscitent chez Sherlock une certaine méfiance46.

18 Les créateurs de la série portent un regard singulier sur la culture fan propre à Sherlock Holmes, le fan restant fidèle à son objet d’admiration, et ce malgré les informations – souvent déformées – rapportées par les médias. Même s’il est parfois tourné en dérision à l’écran, le fan se sent probablement mis en valeur par un discours filmique qui semble légitimer son statut et ses pratiques culturelles. Il est important de préciser que le spectateur se trouve par moments privilégié grâce à un procédé narratif original, à savoir l’immersion dans le « palais mental » de Sherlock – une caractéristique qui distingue la série britannique des productions antérieures et surtout du canon littéraire où le savoir du lecteur s’aligne avec le point de vue limité de John. Au contraire, les créateurs de Sherlock font varier les régimes de focalisation au moyen d’une mise en scène dynamique composée d’inserts graphiques – illustrant les opérations mentales du détective – et d’un montage rapide47 (fig. 9). Dévoiler une partie de l’inconscient du détective devient donc un moyen inédit d’inclure le spectateur dans le déroulement de l’enquête. Cependant, le point de vue que Sherlock partage avec le spectateur est bien souvent uniquement perceptif et non cognitif, puisqu’il est rare que le public en sache autant que le personnage (afin de maintenir l’effet de suspense propre au genre policier). De plus, ces moments alternent souvent avec des scènes où le spectateur se trouve dans la même position que John dont les connaissances sont incomplètes. Cet état d’ignorance totale – également à l’œuvre dans le récit doylien jusqu’au dénouement – est, dans Sherlock, évacué par l’alternance des perspectives : « La métaphore doylienne de la toile d’araignée […] a été actualisée ici pour transformer le cerveau de Sherlock en toile de type internet qui serait connectée avec tout le monde extérieur. Comme pour internet, l’image fonctionne à double sens : si le cerveau de Holmes est devenu une ‹ toile › lui permettant d’avoir accès à tout, alors tout le monde peut y accéder. »48

19 Cette recherche de variation de la structure narrative originelle a pour effet de maintenir le spectateur constamment actif s’il veut capter au mieux le flux des pensées du personnage menant à la résolution de l’énigme. Ce procédé se révèle donc être à nouveau un bon moyen de flatter le spectateur qui se sent de ce fait considéré.

20 L’élaboration du personnage iconique et la perpétuation du mythe holmésien semblent avoir toujours été liées à l’implication des fans, passés et présents, dans un univers fictionnel propice aux nouvelles créations. Sherlock renvoie donc en quelque sorte le spectateur à sa position de fan, si bien que la singularité de l’œuvre réside aussi dans sa teneur métadiscursive. La série invite en effet à une réflexion sur la fameuse suspension d’incrédulité, fortement mise à l’épreuve dans le cas de la figure de Sherlock Holmes. De plus, la série fait se croiser diverses thématiques en lien avec les enjeux de notre monde contemporain. Un de ses thèmes récurrents est celui des médias, de leurs dérives et de leur influence sur les foules. Pourtant, on l’a vu, le fan semble prendre ses distances avec cette surmédiatisation. La reconsidération du fan,

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longtemps perçu avec méfiance, crée sans doute un lien de complicité entre la série et ce type de public. De plus, l’usage de références extratextuelles engage des spectateurs cultivés. En effet, si la série propose une pluralité de lectures, c’est pour s’adapter autant à un public avisé qu’au spectateur ignorant du mythe et curieux d’en apprendre davantage. Les allusions au canon littéraire49 et à d’autres adaptations filmiques attestent d’une volonté de s’adresser à un public partageant le même savoir que les auteurs. La citation fait partie des procédés de narration destinés à augmenter le plaisir du spectateur qui reconnaît le clin d’œil qu’on lui adresse. « Conscient de la citation, le spectateur [est alors] invité à jouer sur sa compétence encyclopédique »50. Ce savoir encyclopédique, évoqué par Umberto Eco, est supposé être commun aux scénaristes et au spectateur averti. Par conséquent, et même si les communautés de fans sont traitées sur un ton parodique, l’adhésion du spectateur à la fiction peut s’en trouver renforcée. Au final, en intégrant le fan dans la diégèse, Sherlock réactualise le jeu sur la fiction et le réel sur lequel repose le mythe holmésien. Dans une ère où la réalité est plus que jamais investie par la fiction, cette réappropriation semble favorable à une réévaluation du rôle du lecteur/spectateur vis-à-vis du phénomène de mythification du détective.

NOTES

1. BBC, 2010-. 2. Voir : Mark Duffett, Understanding Fandom : An Introduction to the Study of Media Fan Culture, New York / Oxford / New York / New Dehli / Sidney, Bloomsbury Academic, 2013 ; Henry Jenkins, Fans, Bloggers, and Gamers : Exploring Participatory Culture, New York, New York University Press, 2006 et Textual Poachers : Television Fans and Participatory Culture, New York, Routledge, 1992. 3. Dans lequel le récit était découpé en parties de longueurs égales, chaque nouveau numéro comportant la suite des aventures du héros. 4. Même si l’on peut discuter la signification du terme fanfiction, toute œuvre peu ou prou inspirée d’une autre pouvant prétendre à cette appellation, on considère l’œuvre d’un fan à son absence de revendication commerciale. 5. Ces hypothèses ont commencé à se multiplier après la conférence tenue par Ronald A. Knox, Studies in the Literature of Sherlock Holmes en 1911 (conçue comme un essai littéraire et parue en 1928). 6. Michael Chabon, « Fan Fictions : On Sherlock Holmes », dans Maps and Legends, San Francisco, McSweeney’s Books, p. 55 [notre traduction]. 7. Le canon holmésien désigne les quatre romans et les cinquante-six nouvelles rédigés par Conan Doyle entre 1887 et 1927. L’œuvre originale est ainsi distinguée des écrits dits « apocryphes ». 8. Il est paradoxal, justement, que la récurrence de ces allusions à d’hypothétiques affaires empêche la construction d’épisodes véritablement autonomes au niveau diégétique. 9. Cette démarche témoigne ainsi de la volonté plus ou moins consciente du public de percevoir une continuité diégétique entre des épisodes conçus indépendamment les uns des autres. 10. De même, les traits physiques de Holmes ont évolué pour former une image constituée de fragments venus de divers horizons (dessin, théâtre, cinéma).

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11. Limites imposées par le texte, se situant « entre les zones déterminées et indéterminées de la fiction ». Ces lacunes ou incomplétudes, inhérentes à un récit fictif, appelleraient à des réécritures ou à des transpositions. Richard Saint Gelais, « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », Communication de colloque, 1999-2000. URL : www.fabula.org/colloques/frontieres/224.php. [consulté le 25 mars 2016]. 12. CBS, 2012-. 13. De même que la série de 12 films avec Basil Rathbone et Nigel Bruce dans les rôles titre dont l’action est contemporaine à leur sortie en salles dans les années 1940. 14. Maris Maillos va jusqu’à rapprocher, par leur perspicacité et leurs pouvoirs quasi surnaturels (entre autres raisons), cinq héros de séries actuelles du personnage de Sherlock Holmes : Sherlock, Elementary, House M.D., Lie to Me et The Mentalist. Le personnage s’écarterait du « pur » modèle doylien (observation-déduction) pour intégrer des structures narratives où l’énigme n’est plus au premier plan (sur le modèle plus actuel de la série mêlant répétition et évolution des personnages ou développement d’une intrigue sous-jacente d’un épisode à l’autre). Marie Maillos, « Une génération Sher-locked », TV/Séries [en ligne], juin 2014. URL : https:// tvseries.revues.org/334 [consulté le 15 décembre 2015]. 15. Les simples prénoms de « Sherlock » et de « John » seront désormais retenus pour les héros créés par Gatiss et Moffat (leurs prénoms étant privilégiés dans la série). 16. Sherlock met en scène son suicide en se jetant du haut de l’hôpital St. Bartholomew. Or, pour le public, la supercherie ne dure que quelques minutes puisque l’épisode se clôt sur Sherlock observant John se recueillir sur sa tombe. Avant la diffusion de la prochaine saison, prévue une année plus tard, le spectateur a eu le temps d’imaginer comment Sherlock s’en est sorti. 17. Avant de faire le grand saut, Sherlock rassure John en lui affirmant qu’il ne s’agit que d’un « tour de magie ». « It’s a Magic Trick », The Reichenbach Fall, Sherlock : saison 2, épisode 3, Mark Gatiss, Steven Moffat, BBC, 2012 [notre trad.]. 18. « We Believe in Sherlock » est un slogan que s’approprie Philip Anderson, fondateur du club holmésien « Le cercueil vide ». The Empty Hearse, Sherlock : saison 3, épisode 1, Mark Gatiss, Steven Moffat, BBC, 2014. 19. Saison 2, épisode 3 (The Reichenbach Fall). 20. Arthur Conan Doyle, « Le Dernier Problème » [« The Final Problem »], Les Mémoires de Sherlock Holmes, Ed. La Décimale, Format Kindle, 2013 [1893]. 21. En effet, Conan Doyle recevait des lettres de menace de mort et a même été attaqué dans la rue ; cité de Fans ennemis et hypothèses, Sherlock : saison 3, bonus du DVD [notre trad.] (France Télévisions Distribution, 2014). 22. « We did this as possibly the biggest example of fanfiction. And as a result, there is fanfiction about fanfiction. And I do think that’s where the story comes from » (Fans ennemis et hypothèses, op. cit., notre trad.). 23. Notons au passage que les créations autour de la série n’évincent aucunement les communautés de fans regroupées strictement autour de la figure littéraire. Plus ou moins ouvertes aux œuvres apocryphes diffusées sur une large palette de médiums, l’objectif commun de ces dernières est celui de l’étude du canon. Les analyses et commentaires (bien que tirés de l’imagination des fans), qui constituent le fondement de la science de l’« holmésologie », y côtoient aussi des textes de fiction. 24. En 1895, la police égyptienne se serait inspirée de cette méthode, allant jusqu’à utiliser ces aventures comme manuel du parfait détective. Denis Mellier, Sherlock Holmes et le signe de la fiction, op. cit., p. 138. 25. L’épisode annonçant la quatrième saison pousse d’ailleurs ce procédé à son paroxysme. Voir The Abominable Bride, Sherlock : Christmas special, Mark Gatiss, Steven Moffat, BBC, diffusé le 1er janvier 2016 (BBC One), où Sherlock, plongé dans son « palais mental », voyage entre l’époque victorienne et notre présent.

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26. Voir www.johnwatsonblog.co.uk. 27. Voir www.mollyhooper.co.uk. 28. Voir www.connieprince.co.uk. 29. La série Dawson’s Creek (Kevin Williamson, 1998-2003) fut pionnière en la matière, proposant à ses téléspectateurs d’interagir virtuellement avec le bureau de Dawson, par exemple en cliquant sur son journal intime pour en apprendre un peu plus sur le personnage. 30. Des affaires fictives dont le spectateur peut lire les premières lignes en surimpression dans A Scandal in Belgravia. Voir A Scandal in Belgravia, Sherlock : saison 2, épisode 1, BBC, 2012. 31. Voir www.thescienceofdeduction.co.uk. Ce titre est repris d’un article écrit par Holmes et dont Watson se moque dans Une étude en rouge ([A Study in Scarlet], Arthur Conan Doyle, 1887). 32. Dans Louisa Ellen Stein, Kristina Busse, Sherlock and Transmedia Fandom : Essays on the BBC Series, North Carolina, MacFarland & Company, 2012, p. 209 [notre trad.]. 33. Après la troisième saison, la production a tout de même pensé aux fans impatients de retrouver leurs héros en créant un jeu d’énigmes sous forme d’application pour smartphones : « Sherlock : The Network ». 34. De plus, à la vision des dernières minutes de la saison 3, il semble que le prochain danger puisse venir du panoptique technologique. Holmes va apparemment devoir combattre un ennemi « dématérialisé » (Moriarty) à qui la domination totale sur les technologies de communication et d’information confère un pouvoir d’ubiquité digne de Big Brother. Voir His Last Vow, Sherlock : saison 3, épisode 3, Mark Gatiss, Steven Moffat, BBC, 2014. 35. En effet, les circonstances par lesquelles le « deerstalker hat » (le fameux chapeau anglais) est accaparé par les journaux pour en faire un accessoire emblématique du détective de Baker Street illustre l’impuissance de Sherlock face aux médias. A noter que le phénomène médiatique qui s’ensuit rappelle le même processus de réappropriation à l’époque de Conan Doyle, au sujet d’un chapeau qui provient initialement de l’imagination de l’illustrateur Sidney Paget. 36. Lestrade souligne d’ailleurs le fait que Sherlock est devenu un « phénomène internet ». A Scandal in Belgravia, op. cit. 37. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le moment où Sherlock acquiert une notoriété correspond à la période où la série devient elle-même un « phénomène » dans les médias et sur internet. 38. « Il est là-dehors. Il se cache. Mais il ne peut s’empêcher d’intervenir », Many Happy Returns, Sherlock : Christmas special, Mark Gatiss, Steven Moffat, BBC, diffusé le 24 décembre 2013 [notre trad.]. 39. L’idée d’un détective aux « pouvoirs extraordinaires » aux qualités presque surnaturelles est déjà présente chez Conan Doyle (voir « Une étude en rouge » [A Study in Scarlet], op. cit.). La figure du super-héros est une dimension très exploitée non seulement dans la série qui nous occupe, mais aussi dans les deux films de Guy Ritchie sortis à la même période : Sherlock Holmes (Guy Ritchie, USA/Allemagne, 2009) et Sherlock Holmes : Game of Shadows (Sherlock Holmes : Jeu d’ombres, Guy Ritchie, USA, 2011). Sherlock le dit lui-même, « tu connais mes méthodes, John. Je suis connu pour être indestructible » (The Empty Hearse, op. cit., [notre trad.]). Réplique qui fait référence à une phrase prononcée par le Sherlock Holmes incarné par John Neville dans A Study in Terror (Sherlock Holmes contre Jack l’Eventreur, James Hill, GB, 1965). 40. Il serait tentant d’expliquer ce choix de diégétiser la figure du fan (et de mettre en scène ses théories) comme une sorte de légitimation de l’opinion de celui-ci. Cependant, Gatiss et Moffat proposent un traitement plus parodique de celui-ci dans l’épisode suivant. 41. The Empty Hearse, op. cit. [notre trad.]. 42. Id. 43. Sherlock, irrité par cette réaction qu’il n’avait pas prévue, conclut d’ailleurs en soupirant « tout le monde est critique », id.

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44. Bien que la « folie » d’Anderson puisse s’expliquer par son sentiment de culpabilité, ayant dans le passé douté de l’honnêteté du détective. 45. The Empty Hearse, op. cit. [notre trad.]. 46. Le discours que tient Sherlock à la pseudo fan, même s’il a, à ce moment-là, déjà débusqué la supercherie, rend compte d’un léger mépris pour ce genre d’individus : « Il y a deux types de fans. […]‹ Attrape-moi avant que je ne tue encore › – type A… […] [Type B] – ‹ Ta chambre se trouve juste à une course de taxi › », The Reichenbach Fall, op. cit. [notre trad.]. 47. Ce procédé s’insère dans l’époque actuelle, caractérisée par la vitesse d’acquisition et de transmission des informations. Selon Hélène Machinal, ces éléments, associés à l’accélération du débit de paroles de Sherlock lorsque celui-ci fait l’étalage de ses déductions sont autant d’effets qui dénotent l’« homme augmenté par les techniques du numériques ». Sherlock serait une combinaison de l’homme et de la machine, une sorte de cyborg capable d’intégrer les technologies de son époque. Hélène Machinal, « La série Sherlock (BBC), de Babbage à Wiener », Sherlock Holmes : un nouveau limier pour le XXIe siècle, communication de colloque, 25 août-1er septembre 2014 [enregistrement audio]. 48. Jean-Pierre Naugrette, « Sherlock (BBC 2010) : un nouveau limier pour le XXIe siècle ? », Etudes anglaises, no 64, avril 2011, pp. 407-408. 49. Ces indices mènent parfois le spectateur sur une fausse piste. Ainsi, sur la scène de crime de A Study in Pink, le mot « Rache » a été tracé sur le sol par la victime agonisante. Anderson avance fièrement ses déductions à Sherlock : « Rache » signifie « vengeance » en allemand. Cette conclusion, qui correspond pourtant à celle imaginée par Conan Doyle dans Une étude en rouge ([A Study in Scarlet], op. cit.), est tout de suite réfutée par Sherlock. Il ne s’agit pas du tout de cela mais des premières lettres du prénom « Rachel ». 50. Umberto Eco, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », Réseaux, no 68, 1994, p. 18.

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Guest stars : de la stratégie has been au second souffle des stars de cinéma

Gwénaëlle Le Gras

1 Il y a toujours eu des échanges entre les stars de cinéma et la télévision depuis les années 1950 et 19601. Mais depuis le tournant des années 2000, on constate des transferts plus fréquents sous la forme de guest star, c’est-à-dire d’invité dans un, ou parfois plusieurs épisodes d’une série télévisée, ce qui constitue une tradition principalement américaine jusqu’à présent2. Ce phénomène s’est institutionnalisé dans les années 1990, avec la création en 1989 aux Emmy Awards d’une nouvelle catégorie « best guest », déclinée entre acteur ou actrice et comédie ou dramatique (voir tableau no 1). Ce prix amplifia le prestige de l’emploi de guest star. Il nous fournit un marqueur objectif de l’importance et de l’évolution du phénomène qui touche la production plus largement, avec tout type de célébrité, de Barack et Michelle Obama ou Al Gore à Tina Turner dans leur propre rôle en passant par les sportifs et les acteurs célèbres d’autres séries.

2 L’emploi de guest star, de plus en plus dévolu aux stars de cinéma vieillissantes, peut donc être une phase d’évaluation à un âge charnière entre deux emplois, deux registres, pour négocier un transfert vers la télévision ou remodeler une image. Cependant, si le bénéfice est évident dans certains cas, tant pour les séries que pour les stars, on pourra s’interroger sur les limites du phénomène de guest star selon leur identité genrée, après en avoir cerné le fonctionnement. Les stars, ou tout du moins vedettes masculines et féminines, ont-elles les mêmes opportunités dans cet emploi ? Le rôle de guest star est-il le signe d’un rajeunissement ou de la confirmation de leur caractère dépassé ? En d’autres termes, la dialectique variation/répétition au cœur du fonctionnement de la persona d’une star est-elle mobilisée et investie par les séries ?

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Cartographie d’un phénomène

3 L’intensification du phénomène, si l’on en juge le témoignage que nous offre les nominations de stars du cinéma dans les catégories de second rôle dans des séries ou second/premier rôle dans des mini-séries aux Emmy Awards et Golden Globes (voir tableaux nos 2, 3 et 5) – deux autres formes d’incursions courtes proches de la guest star dans la plupart des cas3 – se produit au tournant des années 2000. Cette période est marquée par le succès de la mini-série Angels in America (réalisée par Mike Nichols, diffusée sur HBO en 2003, avec Al Pacino, Meryl Streep et Emma Thompson notamment), meilleure audience des programmes réalisés pour la télévision câblée en 2003, et récompensée par un Golden Globe et un Emmy Award de la meilleure mini-série et prix d’interprétation pour Al Pacino et Meryl Streep. On peut ajouter l’immense succès d’Helen Mirren avec Prime Suspects qui lui valut 6 nominations, dont 2 statuettes, sur 7 saisons. Ces deux exemples soulignent une mutation : les stars qui s’intéressent à la télévision ne sont plus uniquement celles dont la carrière est en perte de vitesse. Une seconde étape allait bientôt être franchie avec le développement du phénomène au- delà de l’image élitiste des productions HBO.

4 4 Dès les années 1950 , la télévision a recyclé les stars déchues du grand écran, comme Gloria Swanson, ou celles qui ont décidé de se retirer progressivement du grand écran à la quarantaine ou cinquantaine, comme Loretta Young, Lucille Ball ou Barbara Stanwyck qui ont su tenter l’aventure des talk-shows très tôt et avec succès. Mais jusqu’au tournant des années 2000, les stars de cinéma donnaient souvent l’impression de se retirer au petit écran comme les intrigantes jadis au couvent, ou tout du moins d’en faire un état de pré-retraite, de renoncement. Quant aux guest stars plus précisément, elles étaient systématiquement les traces patrimoniales de gloires passées, à l’image d’une série comme Columbo5, qui fera aussi la jonction entre deux époques au moment de sa reprise. Ce type d’usage, semblable à un chant du cygne, se trouve encore aujourd’hui dans certaines séries comme la franchise Law & Order6, qui remporte un Emmy Award). Si les femmes sont plus souvent récompensées, et très nettement dans les catégories premier rôle dramatique tant aux Emmy Awards qu’aux Golden Globes (voir tableaux nos 4, 6 et 7), elles ne sont pas forcément plus nombreuses que les stars masculines, moins concernées par les multiples nominations. Néanmoins, depuis le succès d’Helen Mirren, les stars féminines accèdent plus facilement sur le petit écran à des rôles de pouvoir dans la sphère publique sans pour autant rompre totalement avec les trois genres clés qui leur étaient dévolus : mélodrame domestique, mystère gothique/horreur et comédie7. L’intérêt de producteurs ou réalisateurs tels que Steven Spielberg8, Gus Van Sant9 ou Martin Scorsese 10 travaillant pour HBO puis d’autres chaînes ayant démocratisé cette volonté de production de qualité a également fortement incité les stars à s’aventurer sur le petit écran.

5 Prenons la liste des nominé-e-s et nommé-e-s (souligné-e-s) catégorie « best guest » (voir tableau no 1) en ne retenant que les stars de cinéma. Sur ce relevé, qui ne constitue qu’une partie du phénomène – toutes les séries concernées ne sont pas nominées –, on s’aperçoit que les guest stars sont majoritairement vieillissantes, soit par leur âge (en gras celles de plus de 45 ans), soit par une baisse de régime dans leur carrière associée à la question de l’âge et du changement de registre qu’il impose, qu’il soit ou non lié à une modification physique importante de la star. Précisons d’emblée qu’il s’agit de dégager des tendances, car le vieillissement désigne un processus

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complexe à délimiter, de surcroît pour les stars. Le repère des 45 ans est donc arbitraire et purement indicatif, mais médian par rapport aux hommes et aux femmes, si l’on prend en compte l’âge précoce auquel les femmes sont jugées vieillissantes à Hollywood11. Car le processus du vieillissement se rapporte autant à une évolution biologique, historique et culturelle qu’à une évolution ou une gestion de carrière et d’image qui rend tout effet de définition de bornage variable avec le temps et suivant les cas.

6 A une époque où les limites de ce qui constitue la « vieillesse » n’ont jamais semblé plus fluides, on peut s’interroger sur la dimension relative du critère d’âge pour mesurer l’usure réelle du corps des stars soumise à de nombreux facteurs modificateurs dépendant des individus, des avancées scientifiques et chirurgicales, de leur persona et de leur image « initiale », image témoin. De fait, comme le processus de vieillissement des stars implique une combinaison entre facettes professionnelle et biologique, cette phase ne s’attache pas fatalement à une période de transition entre maturité et déclin, même si elle peut être l’objet d’une mise en abyme à des degrés multiples. Il suffit pour s’en convaincre de penser à Julianne Moore, au faîte de sa gloire à plus de 50 ans d’être récompensée à Cannes pour un rôle de star vieillissante à la carrière en panne, et vivant dans l’ombre de sa mère star de cinéma (Maps to the Stars, Cronenberg, Canada/ All./F./E.-U., 2014).

7 Il faut tout d’abord distinguer les séries des sitcoms qui dominent la catégorie des comédies. Dans les sitcoms, les vedettes masculines sont plus nombreuses, tout du moins dans les nominations des Emmy Awards, mais la tendance semble assez représentative, même si elle se concentre sur quelques sitcoms comme Friends, Entourage, 30 Rock ou Will & Grace12 pour les plus connues. Les guest stars de sitcom illustrent souvent l’archétype du name dropping masquant les faiblesses scénaristiques d’une série, devenue véhicule marketing pour stars en manque d’audience ou, comme l’a un peu institué Friends, une forme de private jokes entre amis, qui renforce l’effet de mode de la sitcom. On a souvent une utilisation de plus en plus mécanique des guest stars qui apparaissent d’ailleurs souvent dans leur propre rôle, pour rendre compte de leur notoriété et souligner leur appartenance à la culture populaire tout en étant dans un mode de distinction. En même temps, l’effet tableau de chasse est de fait très visible et les stars n’ont guère l’occasion de faire valoir l’étendue de leur jeu, tant leur présence est essentiellement publicitaire et marketing, et relève du clin d’œil.

8 Car la guest star permet aussi des opérations marketing pour « booster » l’audimat au moment des sweeps de novembre, février et mai, cette période de course à l’audience pendant laquelle sont fixés les barèmes publicitaires. Les sweeps sont des périodes spécifiques à la télévision américaine où Nielsen Ratings, l’équivalent américain de Médiamétrie, mène des mesures d’audience dans tout le pays. Ces campagnes de mesure ont lieu en février, avril-mai, juillet et novembre. Comme ce sont elles qui servent de référence pour l’établissement du prix des espaces publicitaires, il s’agit d’une période durant laquelle la concurrence est rude. Les chaînes proposent souvent des programmes spéciaux, des cross-overs, le départ d’un personnage moteur de la série ou l’arrivée d’un nouveau personnage incarné par un acteur populaire, des épisodes finaux de séries ou comptant dans leur distribution des stars prestigieuses, etc., dans l’optique d’augmenter artificiellement leurs audiences et donc de pouvoir engranger davantage de recettes publicitaires. Car des tarifs publicitaires trop bas entraînent l’annulation de la série. Pendant ces périodes, on a souvent les épisodes les plus soignés

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et réussis de la saison. La guest star agit comme instrument de mesure de la qualité. Elle est, en théorie, un garant du succès de la série, sa réputation personnelle la désignant comme un acteur ou une actrice de talent, dont la compétence constitue une assurance de la justesse de l’investissement pour les chaînes de télé comme pour les spectateurs.

9 En comparant plus d’une centaine de guest stars venues du cinéma avec les périodes de sweeps de ces dernières années, nous constatons une très forte présence des guest stars sur ces périodes. Ainsi à titre d’exemples citons l’intervention pendant les sweeps de Christophe Lambert, Jamie Lee Curtis ou Gena Rowlands dans la franchise NCIS, Catherine Deneuve dans Nip/Tuck, Whoopi Goldberg, Liza Minnelli, Kathleen Turner, Robin Williams, Jeremy Irons, Isabelle Huppert, Sharon Stone dans la franchise Law & Order, Faye Dunaway dans Grey’s Anatomy, Whoopi Goldberg dans Glee, Susan Sarandon dans The Big C, ou encore Sylverster Stallone dans Las Vegas, etc.13. L’apparition de tel ou tel acteur dans une série apporte donc une certaine plus-value à l’épisode et fait souvent l’objet de news sur les sites et blogs spécialisés, témoins de leur importance. Certaines séries, comme Nip/Tuck ou Friends se sont peu à peu appauvries par une course effrénée aux guest stars. Friends était LA série où il fallait apparaître : Brad Pitt, Bruce Willis, Sean Penn, Gary Oldman, George Clooney, Julia Roberts et bien d’autres y sont passés. Les guest stars masculines de sitcom sont souvent des stars dont la carrière est florissante et illustrent plutôt une forme de reconnaissance de leur rayonnement, notamment parce qu’ils jouent souvent leur propre rôle. Du côté des femmes, on trouve plus facilement d’anciennes vedettes populaires ou stars reconnues comme actrices de valeur, aimées du public, mais dont la carrière s’est quelque peu essoufflée en avançant en âge. L’apparition en guest star relève plus d’un besoin de visibilité ou d’un changement de rythme (Susan Sarandon et Whoopi Goldberg sont devenues spécialistes des seconds rôles et guest star au cinéma comme à la télévision).

10 Du côté des séries, plus nombreuses dans la catégorie drama, on trouve le cœur de notre corpus de stars vieillissantes qui jouent les guest stars pour relancer leur carrière ou jouer des rôles plus riches qu’au cinéma. Ceci est particulièrement vrai pour les femmes touchées au cinéma et singulièrement aux USA par un double plafond de verre, lié à l’âge et au genre qui les rejette au mieux à la périphérie des films dans des rôles secondaires. Les guest stars, bien qu’éphémères, ont l’avantage de les mettre au cœur de l’intérêt narratif, le temps d’un épisode.

Star en guest star : une économie narrative efficace

11 La star constitue un discours contextuel (sociologique, idéologique et économique) trop puissant pour être entièrement soumise à ses textes (au scénario d’un film ou d’une série). La persona d’une star est donc une substance qui déborde le cadre défini d’un rôle. De fait, ce limon permet souvent dans une série de définir instinctivement, intuitivement, en activant l’imaginaire du public, les grandes lignes du personnage joué par la guest star en utilisant la structure « pré-fabriquée » de la persona de la star qui apporte du poids à un personnage fugace à l’échelle de la série. L’incursion d’une star dans une série constitue une économie narrative. D’où un usage privilégié des guest dans les séries bouclées, dont les épisodes se suivent indépendamment les uns des autres, ou dans les séries feuilletonnantes, où deux arcs narratifs cohabitent : l’un qui est bouclé à la fin de l’épisode et l’autre qui s’étend sur plusieurs épisodes. Dans son étude pionnière, Les Stars, publiée en 1957, Edgar Morin met en lumière un point

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essentiel dans la construction de la star qui « n’est pas seulement une actrice ou un acteur. Ses personnages ne sont pas seulement des personnages. Les personnages du film contaminent la star. Réciproquement, la star elle-même contamine ses personnages »14. Or cette notion de dialectique entre l’acteur/trice et ses rôles est au cœur du fonctionnement des guest stars. En tant que signe filmique, la guest star incarne un personnage dont la consistance est largement redevable à sa persona. Ce qui évite aussi de casser la narration de la série et d’avoir à écrire un personnage. D’où l’importance du casting des guest stars puisque l’apport de la star caractérisera grandement, et de manière non verbale, le personnage. Ainsi lorsque Tippi Hedren, le rôle de guest star, rencontre Mélanie Griffith qui s’écrie « maman » dans Raising Hope15 en 2010 nul besoin pour les scénaristes de prévoir un développement rendant crédible ce lien de parenté pour le public qui projette la parenté réelle des deux actrices sur leur rôle.

12 L’économie narrative que permet la persona de la star amène également un effet de vraisemblance qui rejaillit sur l’univers de la série et renforce « l’effet de réel »16 au tournant des années 1990. Construction de l’imaginaire collectif, fruit d’interconnexions médiatiques, la star apporte avec elle tout un univers qui contamine la fiction.

Porosité stimulante entre persona et série

17 13 Dans la série (saison 3, épisode 10), Christopher Lloyd, le « doc » de Back to the Future (Retour vers le futur, Robert Zemeckis, E.-U., 1985), joue le rôle d’un patient d’hôpital, Roscoe Joyce ancienne star de musique, qui déclare avoir revu son fils mort depuis vingt-cinq ans. Et le docteur de la série, Walter Bishop, est fan de ce musicien. La célébrité de l’acteur, liée à un rôle marquant de science-fiction, sert de pont entre fiction à la temporalité complexe (pour la série) et imaginaire collectif affranchi à l’exercice du voyage dans le temps grâce au « doc » de Retour vers le futur. L’univers de la star sert ainsi de point d’ancrage pour asseoir la crédibilité du registre de la série grâce à la porosité entre le monde de la fiction et le rayonnement de sa persona auprès du public. La guest star tisse des liens entre la série et le monde où s’est construite sa persona. Ainsi, la conversation des plus surréalistes entre les deux docs dans Fringe illustre parfaitement cette porosité, cette interaction entre deux univers distincts. Par ces glissements, la guest star rend perméable les frontières entre petit et grand écran dans l’imaginaire du public et favorise la sédimentation de l’univers de la série par la convocation d’une stratification antérieure, solidifiée dans les souvenirs du public. Ici, la guest star active une sensation de paramnésie, c’est-à-dire de déjà-vu auprès du public qui a vu ou entendu parlé de Retour vers le futur, et qui de fait a la sensation d’avoir déjà été témoin ou d’avoir déjà vécu la scène présente de la série. La sensation de déjà-vu, mise en abyme dans la fiction qui plus est, s’accompagne d’un sentiment de confusion : elle semble réelle bien qu’il soit impossible que l’événement se soit déjà produit. La guest star favorise donc la vraisemblance de la série par la confusion de la situation présente avec une situation similaire de son passé filmique. En retour, la guest star voit son aura ranimée et remise au goût du jour par une série, appartenant au même genre, mais à la mode du moment. Cette prestation fut remarquée et entraîna un regain d’intérêt pour l’acteur. Mais pour autant, ce rôle qui n’est qu’un énième clone de son rôle star n’enrichit en rien son image. Ici on est dans un usage patrimonial de la

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guest star. Non que le personnage joué par la guest star ne puisse fonctionner sans la persona de la star, mais celle-ci agit comme un amplificateur scénaristique qui transforme un personnage éphémère parmi tant d’autres en personnage laissant son empreinte dans l’univers de la série, à tel point que certaines guest stars reviennent parfois dans des épisodes ultérieurs.

Plaisirs de reconnaissance et de variation

14 La tension entre l’ordinaire et le spectaculaire est au fondement même de chaque image de star, « toujours plus complexe et plus spécifique qu’un type »18 nous dit Dyer. Or l’utilisation des guest stars repose précisément sur cette tension, la guest jouant un personnage lambda, comme dans tout épisode de série, tout en étant distinguée du tout venant par ce statut à part souligné dès le générique. Se pose alors, une question corollaire, afférente aux stars et aux séries à savoir celle de la standardisation et de la différenciation, le plaisir de reconnaissance et de variation. Même si rapprocher le fonctionnement des studios avec celui des chaînes de télévision procède du raccourci, on peut remarquer une certaine similitude dans la volonté des séries de s’attacher l’exclusivité, parfois toute relative, du service d’une guest star. Ceci permet de renforcer aux yeux du public la qualité de la prestation offerte par la série, en l’individualisant, et ici, en la rapprochant du cinéma, par la star, véritable gage de qualité19. La star comme la série fonctionnent comme des produits signifiants plus ou moins génériquement formatés. Comme les genres cinématographiques, ils ont pour but d’assouvir un contrat d’attentes spectatorielles implicites ou plus précisément une promesse, au sens de François Jost20, n’engageant que la production. Comme les genres, les stars et les séries appliquent donc le principe de répétitions et de variations autour d’éléments familiers pour le spectateur.

15 Pour la guest star, la prédictibilité liée aux motifs répétitifs émanant de la persona est beaucoup plus conditionnée que dans un film. En effet, outre les sitcoms telles Friends, 30 Rock ou Will & Grace qui battent des records de participation de guest star, les guest stars interviennent le plus souvent dans des séries à intrigue unitaire, comme les séries policières, juridiques ou médicales. Les guest stars permettent de rompre avec la formule narrative plus ou moins rigide de la série et tout l’attrait de l’exercice réside dans l’accord parfait ou imparfait, pour reprendre la terminologie de Richard Dyer21, que les stars vont pouvoir développer par rapport à leur image. La série peut de ce fait jouer sur les attentes des spectateurs en utilisant l’image habituelle de la star tout en usant éventuellement du contre-emploi, l’important étant de jouer sur le plaisir de reconnaissance associé à un degré de variation plus ou moins prononcé. Cependant, une guest dans une série policière peut également avoir des effets pervers. En effet, si on choisit un acteur connu, c’est évidemment parce que son personnage a un rôle important à jouer dans l’épisode. La guest est donc bien souvent l’auteur du crime, ce qui réduit fortement le suspense. Cela n’empêche pas des acteurs prestigieux d’apparaître régulièrement, et avec succès, vus les résultats des Emmy Awards dans la franchise Law & Order. L’articulation entre la persona de la star et le type de culpabilité endossée, propre au contrat spectatoriel de ces séries, permet des nuances intéressantes. Et les meilleurs guest stars sont souvent celles qui réussissent à incarnent un équilibre entre le plaisir dû à la réaffirmation de leur image traditionnelle et les variations. C’est le cas pour Jeremy Irons ou Isabelle Huppert dans New York unité

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spéciale (saison 12, épisodes 13 et 20 ; saison 11, épisode 24) ou de Faye Dunaway dans Columbo (saison 12, épisode 1), tous trois jouant sur l’ambiguïté voir l’ambivalence de leur personnage. Ainsi, au-delà de la rencontre entre deux formes sérielles, la star et la série, la guest star permet des réminiscences tout en développant une stratégie de variations. Comme l’écrit Umberto Eco : « La série fonctionne sur une situation fixe et un nombre restreint de personnages centraux immuables, autour desquels gravitent des personnages secondaires qui varient. Ces personnages secondaires doivent donner l’impression que la nouvelle histoire diffère des précédentes, alors qu’en fait, la trame narrative ne change pas. Avec une série, on croit jouir de la nouveauté de l’histoire (qui est toujours la même) alors qu’en réalité, on apprécie la récurrence d’une trame narrative qui reste constante. En ce sens, la série répond au besoin infantile d’entendre encore et toujours la même histoire, d’être consolé par le ‹ retour de l’identique ›, sous des déguisements superficiels. »22

16 Or les guest stars permettent d’apporter des répétitions plus moirées, car les personnages ont plus de poids pour véhiculer de la complexité d’un rebondissement à l’autre, selon un timing identique d’un épisode à l’autre, dicté par les coupures publicitaires23. En d’autres termes, et pour reprendre l’idée d’Umberto Eco, si la structure de l’épisode est reproduite à l’identique, l’enrobage apporté par la guest star change de l’ordinaire.

Le contre-pouvoir de la guest star

17 Pour les stars dont la carrière bat de l’aile, le rôle de guest star peut aussi être un moyen de changer d’emploi en augmentant l’apport de variations tout en conservant une part de répétition. C’est le cas de Kathleen Turner, déjà aperçue et remarquée pour son humilité et son recul sur sa personne dans Friends en 2001 (saison 7, épisode 22) où elle accepta non sans humour le rôle du père transsexuel de Chandler. Puis elle est apparue dans Nip/Tuck en 2006 (saison 4, épisode 1) dans le rôle insolite et pathétique, néanmoins plausible, d’une opératrice de téléphone rose venue au cabinet McNamara/ Troy pour se faire rajeunir les cordes vocales devenues rocailleuses par excès d’alcool et de cigarettes avant d’être réemployée en guest star récurrente dans la série trash Californication24 en 2009 qui a mis en avant une surenchère pour appâter le public lors de la saison 3, à un moment où la série commençait à décliner.

18 Kathleen Turner a rencontré la célébrité au cinéma dans un rôle de séductrice, de veuve noire dans Body Heat (La Fièvre au corps, Lawrence Kasdan, E.-U., 1981). Au cours des années 1980, du fait notamment de cette image de femme fatale, une rumeur persistante lui attribuera une liaison torride avec Michael Douglas, rendue plausible par l’alchimie du couple à l’écran25. C’est elle qui prête aussi sa voix grave et sensuelle au personnage de Jessica Rabbit dans Who Framed Roger Rabbit (Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, Robert Zemeckis, E.-U., 1988). Mais à partir des années 1990, ses problèmes de santé (polyarthrite rhumatoïde) et la prise de poids qui en découle, par excès d’alcool et de cortisone, font décliner sa carrière. Elle marque tout de même le public grâce à des rôles où elle n’hésite pas à ridiculiser son image glamour, ce qu’elle poursuit à l’extrême dans ses rôles de guest star, très appréciés des Américains qui lui ont permis de relancer sa carrière au cinéma alors qu’elle était au point mort.

19 Elle constitue un cas intéressant, car avec le personnage de Sue Collini dans Californication, une patronne nymphomane, sympathique et au discours décomplexé,

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elle reste présente dans le champ du désir. Elle ranime le capital sulfureux de son image alors même qu’elle s’est fortement empâtée et qu’elle incarnait jadis des normes idéales de jeunesse et de beauté. Mais, plus jeune, elle était déjà dans le registre des femmes de tête ironiques et viriles par son côté entreprenant (La Guerre des Roses), dont elle garde le dynamisme, à travers son sens de la répartie. Sue Collini propose une version revisitée du masochisme traditionnellement associé aux actrices vieillissantes dont la beauté passée ne peut que muer en monstruosité (physique et morale), difformité, infirmité et troubles psychiatriques. Et le cinéma hollywoodien classique a fortement contribué à cette représentation culturelle dépréciative des stars féminines vieillissantes. Ici, elle incarne un personnage au corps ne répondant plus à ces normes idéales, mais qui l’assume et se trouve valorisée par sa personnalité et le fait qu’elle parvient tout de même à ses fins auprès du meilleur ami du héros. Elle interprète certes une nymphomane, mais elle rivalise avec le personnage principal sur son terrain, un terrain masculin, tout en étant appréciée par les personnages récurrents de la série. L’actrice se joue de ses travers et le revendique dans la presse : « Tu sais quoi ? J’ai pas la tête que j’avais il y a trente ans. Fais-toi une raison »26. Dans cette démarche, elle réussit à détourner avantageusement ses limites en jouant des rôles de composition. Son interprétation à double tranchant, puisqu’elle s’appuie sur ses failles (voix devenue trop grave et donc virile, corps imposant), réduit la portée dérangeante de son vieillissement valorisé par sa personnalité. En vieillissant, Turner s’est transformée progressivement en « Unruly Woman »27, usant du grotesque dans cette série pour faire de son corps un spectacle satirique, bousculant les normes par divers excès – corporel, langagier ou moral – en refusant la place invisible qu’elles lui assignent, en tant que femme et ancienne actrice louée pour sa plastique. Ce discours transgressif et progressiste qui fait d’elle un modèle alternatif atypique28. Nous sommes certes dans un registre grotesque, encore que l’actrice conserve un certain sex-appeal par sa voix son regard et son sourire, mais il s’agit d’un registre qui rend visible, positivement en regard du traitement des autres personnages de la série, un corps féminin hors normes de visibilité hollywoodiennes. En somme, Turner dans cette série a un pouvoir carnavalesque au sens de Bahktine29, puisque l’espace de la série devient un espace d’expression publique et de transgression symbolique pour un corps habituellement marginalisé au sein des représentations médiatiques.

20 Or les séries américaines accueillent de plus en plus de stars « hors normes » de par leur âge, et leur corps qui peut être un corps fatigué par la maladie. Turner n’est pas la seule. Si nous reprenons la liste des Emmy Awards, nous trouvons Whoopi Goldberg, Kathy Bates, qui certes n’ont jamais été réellement dans les normes de beauté, mais également Alec Baldwin, qui lui aussi s’est fortement épaissi, ou James Spader, bedonnant et dégarni ou encore Michael J. Fox, qui malgré la maladie de Parkinson, connaît une carrière exceptionnelle à la télévision. Ces stars montrent exemplairement que le vieillissement peut être une ressource nouvelle et non uniquement une contrainte.

21 L’intérêt de ces emplois pour les guest stars est aussi de leur permettre d’agir en « reaction-shots » à leur image publique ou cinématographique qui leur offre souvent moins de visibilité et moins de liberté pour renouveler leur carrière. Ainsi Catherine Deneuve dans Nip/Tuck (saison 4, épisode 12), joue une riche veuve qui se fait implanter les cendres de son défunt mari dans ses prothèses mammaires, en guise de réponse malicieuse aux nombreuses rumeurs sur son recours à la chirurgie esthétique. En acceptant de se moquer de son image, Deneuve négocie très habilement les « affres » de

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son âge à l’écran, pour mieux neutraliser par anticipation, ou tout du moins tenter, toute ironie extra-cinématographique qui ne serait pas de son fait et la « ringardiserait ».

22 Lorsque les séries vont choisir de disjoindre le personnage de l’image de la star employée pour créer un choc entre ces deux ensembles de signes, les stars peuvent bousculer leur image pour ne pas qu’elle se fige et décline. C’est le cas de Robin Williams manipulateur et machiavélique défiant subitement toute forme d’autorité dans New York unité spéciale (saison 9, épisode 17), ce qui lui permettra de poursuivre une mue amorcée au cinéma en 2002 avec Photo Obsession (Mark Romanek, E.-U., 2002) ; Julia Roberts, complice de meurtre se jouant d’un policier dans New York District en 1999 (saison 9, épisode 20) après une série de comédies romantiques, ou Michael Douglas dans le rôle d’un gay dans Will & Grace (saison 4, épisode 23), contre-emploi qu’il a pu tester en minimisant les risques et qu’il vient de réitérer au cinéma dans Behind the Candelabra (Liberace, Steven Soderbergh, 2013) avec une grande reconnaissance critique.

23 Enfin, comme le cas de Turner le montre, l’emploi de guest star est de plus en plus dévolu aux stars de cinéma vieillissantes – sans forcément les rendre has been puisque certaines deviennent des héroïnes centrales de séries suite au succès d’un rôle de guest star. Si nous reprenons les listes des Emmy Awards et Golden Globes, on s’aperçoit que beaucoup d’anciennes guest stars ont obtenu avec succès, tout du moins d’estime via une nomination, un rôle de série récurent après : Geena Davis (Commander in Chief après un rôle de guest star remarqué dans Will & Grace), Sally Field (Brothers & Sisters), Kathy Bates (Harry’s Law, American Horror Story30), Sharon Stone (Agent X), Anjelica Huston (Smash), Jane Fonda (Grace & Frankie), Glenn Close (Damages), Robin Williams (The Crazy Ones), Danny DeVito (It’s Always Sunny in Philadelphia), Alec Baldwin (30 Rock), Steve Buscemi (Boardwalk Empire, Horace and Pete), John Malkovich (Crossbones), Jeremy Irons (The Borgias) ou encore Jamie Lee Curtis (Scream Queens après des rôles de guest star dans New Girl et NCIS)31.

24 Pour les acteurs, mais encore davantage pour les actrices de plus de 40 ans qui ne sont plus conformes aux canons de beauté d’Hollywood, la télévision offre plus que jamais l’opportunité d’obtenir un vrai rôle, possibilité réduite au cinéma, en dehors de quelques exceptions comme Meryl Streep. Par contre sur le petit écran, où les rôles de guest star servent de tremplin et de test d’audience, Glenn Close peut trouver un rôle complexe d’avocate dans Damages32, Angelica Huston, est productrice à Broadway dans Smash, Geena Davis et Sigourney Weaver endossent la charge de présidente des USA, Holly Hunter a obtenu un rôle d’inspectrice de police borderline dans Saving Grace33. Charlotte Rampling a tenu la dragée haute à Dexter34, et Dustin Hoffman et Nick Nolte se sont essayé à l’exercice dans Luck35 série mafieuse HBO, alors que John Malkovitch incarne Barbe Noire dans Crossbones. La télévision, longtemps considérée comme le royaume des has been, est devenue le lieu d’élection des actrices matures en quête de rôles à la hauteur de leur talent, même s’il faut souligner que Columbo en son temps fut pionnière : on peut citer Faye Dunaway, Janet Leigh ou Anne Baxter qui y trouvèrent de beaux rôles réflexifs de stars vieillissantes en manque de célébrité et d’emploi.

25 En définitive, il me semble que dans le cas des guest stars, en matière d’évolution de carrière, le seul critère vraiment clivant n’est pas le gender à l’heure actuelle – même si la visibilité du succès des femmes dans les séries dessine en creux une critique de la situation au cinéma – mais plus la qualité de jeu des stars qui parviennent à transcender un rôle forcément schématique à l’échelle d’un épisode de série. La liste

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des stars ayant décroché ensuite un rôle important le confirme et montre que certaines stars regagnent une visibilité des plus enviées. Entre faire des films indépendants plus ou moins confidentiels ou faire une série avec des moyens, potentiellement de beaux personnages fouillés sur la durée d’une saison ou plus et une audience élargie, le choix de la télévision est du coup une véritable opportunité de seconde carrière. Glenn Close et James Spader en sont de bons exemples.

26 Le vieillissement n’est donc pas aussi pénalisant pour les actrices qu’au cinéma, comme le souligne les discours des nommées qui insistent toutes sur le travail des scénaristes, clé du phénomène actuel, et le nouvel horizon que représente les séries. Citons celui de Glenn Close aux Emmy Awards en 2008 déclarant que sa récompense et les nominées de la catégorie (Sally Field, Mariska Hargitay, Holly Hunter et Kyra Sedgwick dont la plus jeune avait 43 ans au moment du prix) prouvaient « que les figures de femmes complexes, fortes et d’âge mur soient sexy et très divertissantes et qu’elles puissent porter une série sur leurs épaules. J’appelle ça la sororité des divas de la fiction télévisuelle. Helen Mirren et Judi Dench font partie de ce groupe »36.

27 Par ailleurs, le temps des séries joue en faveur des stars vieillissantes en les inscrivant dans des dispositifs scénaristiques qui reposent de plus en plus sur de multiples personnages. Ils permettent du même coup de jouer sur différents tableaux. La star vieillissante est bien souvent entourée d’une équipe, d’une famille comprenant des jeunes qui lui redonnent une place sociale importante. La durée confortable de la série par rapport au cinéma, permet de valoriser chaque personnage et de développer cette dimension. Or l’enjeu des guest stars est peut-être là, dans sa capacité à générer des rôles de guest puis récurrents par ricochet capables de repenser la place sociale des aînés dans une complémentarité fluide avec la jeunesse. Car l’intérêt est de valoriser le vieillissement en le démocratisant, en le réinsérant dans la vie sociale à l’écran comme au sein de la profession comme en témoignent les Emmy Awards et les Golden Globes, là où le cinéma américain, en grande majorité, traite le thème par l’exclusion, la disqualification sociale.

NOTES

1. Voir Mary R. Desjardins, Recycled Stars, Female Film Stardom in the Age of Television and Video, Durham, Duke University Press, 2015. 2. On peut néanmoins citer l’exemple récent de Dix pour cent en France, diffusé sur France 2 en 2015. Alors que cette tendance peine à s’installer dans l’Hexagone, les acteurs français n’hésitent pas à jouer les guest pour les séries étrangères. Catherine Deneuve dans Nip/Tuck (FX, 2003-2010), Isabelle Huppert dans Law & Order : Special Victims Unit (New York unité spéciale, NBC, 1999-), Carole Bouquet dans Sex & the City (HBO, 1998-2004), Elodie Bouchez dans Alias (ABC, 2001-2006) et The L World (Showtime, 2004-2009), Jean-Hugues Anglade dans The Sopranos (HBO, 1999-2007), Julie Delpy dans ER (Urgences, NBC, 2004-2009. La série faillit d’ailleurs accueillir Jeanne Moreau), et antérieurement déjà Jean-Pierre Aumont ou Line Renaud dans Silver Spoons (Ricky ou la belle vie, NBC, 1982-1987) pour ne citer que les plus célèbres. L’impact des séries aux Etats-Unis n’est pas le même qu’en France. Il est valorisant outre-Atlantique d’apparaître dans une série, le cas

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d’Huppert dans la très populaire Law & Order : Special Victims Unit (saison 11, épisode 24), est exemplaire et souligne l’impact stratégique que cela représente. 3. Exception faite de séries comme Prime Suspects (ITV, 1991-2006) ou American Horror Story (FX, 2011-) dont les saisons sont considérées comme distinctes les unes des autres mais rapprochent ces prix de la catégorie actrice principale dans une série récurrente. 4. Voir Mary R. Desjardin, op. cit. 5. NBC, 1968-1978 / ABC, 1989-2003 ; Anne Baxter, Louis Jourdan, Ida Lupino, Vincent Price, Ray Milland, Mirna Loy, ou Janet Leigh. 6. New York District, NBC, 1990-2010 ; Leslie Caron (saison 8, épisode 3). 7. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse, au-delà du cas de l’emploi des stars de cinéma, que le succès actuel de séries comme Scandal (ABC, 2012-), How to get away with Murder (ABC, 2014-), Madam Secretary (CBS, 2014-), House of Cards (Netflix, 2013-), Homeland (Showtime, 2011-), réside dans la perméabilité de ces héroïnes qui s’imbriquent bien plus qu’auparavant dans les sphères publique et privée simultanément. 8. Band of Brothers (HBO, 2001), Smash (NBC, 2012-2013). 9. Boss (Starz, 2011-2012). 10. Boardwalk Empire (HBO, 2010-2014). 11. Voir Irene E. De Pater, Timothy A. Judge et Brent A. Scott, « Age, Gender, and Compensation : A Study of Hollywood Movie Stars » Journal of Management Inquiry, publié en ligne le 28 juin 2014. 12. Friends (NBC, 1994-2004), Entourage (HBO, 2004-2011), 30 Rock (NBC, 2006-2007 / Universal 2007-2013), Will & Grace (NBC, 1998-2006). 13. NCIS (CBS, 2003-), Grey’s Anatomy (ABC, 2005-), Glee (Fox, 2009-2015), The Big C (Showtime, 2010-2013), Las Vegas (NBC, 2003-2008). 14. Edgar Morin, Les Stars, éditions du Seuil, collection Points Essais, Paris, 1972 [1957], p. 36. 15. Fox, 2010-2014. 16. Hervé Glevarec, La Sériephilie, Paris, Ellipses, 2012, voir notamment pp. 70-80 pour « l’effet de réel ». 17. Fox, 2008-2013. 18. Richard Dyer, Le Star système hollywoodien suivi de Marilyn Monroe et la sexualité, Paris, L’Harmattan, 2004 [1979], p. 62. 19. Pour cette idée de star comme mesure de la qualité voir Jean-Marc Leveratto, « De « l’étoile » à la « star ». L’acteur de cinéma et la naissance du film de qualité », dans Vincent Amiel, Jacqueline Nacache, Geneviève Sellier et Christian Viviani (éd.), L’Acteur de cinéma : approches plurielles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, pp. 57-79. 20. François Jost, « La promesse des genres », Réseaux, no 81, 1997, pp. 11-31. 21. Richard Dyer, op. cit., pp. 95-100 : « L’accord parfait : dans certains cas, tous les aspects de l’image de la star s’accordent avec l’ensemble des traits du personnage. (Certains aspects de la star seront sans doute particulièrement importants, mais sans être incompatibles avec les autres.) » pp. 95-96. Id. : L’accord imparfait : « Le caractère contradictoire et polysémique des images est tel qu’il est difficile d’utiliser certains aspects seulement de l’image de la star ou d’articuler cette image avec le personnage tel qu’il est construit par le film. […] Dans certains cas, [la contradiction] peut se situer à tous les niveaux, de sorte que l’on peut parler d’un choc entre deux ensembles de signes, entre la star comme image et le personnage tel que par ailleurs le film le construit », p. 97. 22. Umberto Eco, « Innovation et répétition entre esthétique moderne et post-moderne », Réseaux no 68, 1994, p. 15. 23. Voir Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011. 24. Showtime, 2007-2014.

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25. Romancing the Stone (A la poursuite du diamant vert, Robert Zemeckis, E.-U./Mexique, 1984), The Jewel of the Nile (Le Diamant du Nil, Lewis Teague, E.-U., 1985), The War of the Roses (La Guerre des Roses, Danny DeVito, E.-U., 1989). 26. www.dailymail.co.uk/femail/article-2851837/I-don-t-look-like-did-30-years-ago-Kathleen- Turner-tells-desperate-battle-ravaging-effects-arthritis-s-ready-fall-love.html#ixzz40qLBmniB, dernière consultation le 8 mars 2016 [notre trad.]. 27. Kathleen Rowe, The Unruly Woman : Gender and the Genres of Laughter, Austin, University of Texas Press, 1995. 28. Voir Mary Russo, The Female Grotesque : Risk, Excess, and Modernity, Abingdon, Taylor & Francis, 1995. 29. Mikhaïl Bakhtine, François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982. 30. Sans être passée par l’emploi de guest star, signalons que devant le succès de son rôle secondaire, Jessica Lange est devenue centrale dans la série. 31. Commander in Chief (ABC, 2005-2006), Brothers & Sisters (ABC, 2006-2011), Harry’s Law (NCB, 2011-2012), Agent X (TNT, 2015), Grace & Frankie (Netflix, 2015-), Damages (FX, 2007-2010 / Audience Network, 2011-2012), The Crazy Ones (CBS, 2013-2014), It’s Always Sunny in Philadelphia (FX, 2005-2012 / FXX, 2013-), Horace and Pete (VOD Louis C.K., 2016-), Crossbones (NBC, 2014), The Borgias (Bravo/Showtime 2011-2013), Scream Queens (Fox, 2015-), New Girl (Fox, 2011-). 32. Voir Mireille Berton, « Glenn Close dans Damages : de ‹ gorgone démoniaque › à mère infanticide », dans Charles-Antoine Courcoux, Gwénaëlle Le Gras et Raphaëlle Moine (éd.), L’Age des stars : des images à l’épreuve du vieillissement, Lausanne, L’Age d’Homme, à paraître. 33. TNT, 2007-2010. 34. Showtime, 2006-2013. 35. HBO, 2011-2012. 36. [Notre traduction].

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The Wire et le mélodrame américain de Noirs et Blancs (extrait)* (traduction de l’américain par Sylvain Portmann, approuvée par l’auteure)

Linda Williams Traduction : Sylvain Portmann

1 […]

Le mélodrame racial dans The Wire

2 Nous avons vu que The Wire est assurément un mélodrame, et un mélodrame au sein duquel la race joue un rôle. Ce n’est pourtant pas un mélodrame de Noirs et Blancs comme décrit précédemment : les méchants Blancs racistes ne sont pas opposés aux bons Blancs progressistes, à la manière des variantes du Magical Negro1, et ce n’est assurément pas une série qui représente les Noirs comme un ensemble de malfaiteurs, malgré leur nombre certes important. De façon plus stimulante, le monde n’apparaît pas comme insensible à la Couleur. Et l’imaginaire spatial noir n’y est pas présenté comme minoritaire non plus. Comme nous l’avons évoqué, Baltimore est majoritairement peuplé de Noirs, qui ne vivent pas tous dans un ghetto. Ainsi l’affirmation de Lipsitz qui clame que « quelle que soit la mesure ou la noblesse du combat de ses habitants contre les conditions du ghetto, le ghetto demeure l’habitat visiblement naturel des Noirs dans The Wire » ne fait aucun sens – pas davantage que The Wire soit la « création calculée et auto-intéressée de la suprématie blanche » 2. Le ghetto est habité par des Noirs, mais rien de naturel là-dedans. La majeure partie des emplois de la classe moyenne ou ouvrière est occupée par des Noirs, des Blancs et une poignée d’ethnies. Quant à être une « création auto-intéressée de la suprématie blanche », c’est précisément le mélodrame de Noirs et Blancs, dans son élan vers le pôle « anti-Tom », et dans son récent élan plus insidieux vers le pôle « Tom »3, qui représente les versions de la suprématie blanche. En effet, si le mélodrame de Noirs et Blancs débute, comme je l’ai proposé, par une tentative d’inclure des Noirs au sein de

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l’humanité, alors cela correspond en soi et dans son essence même à une forme (libérale) de suprématie blanche. Les deux pôles maintiennent la suprématie en place.

3 Je soutiens que The Wire a réécrit le mélodrame de Noirs et Blancs dans un sens des plus progressistes. Non pas parce que la série parvient à instituer un état d’insensibilité face à la Couleur au sein duquel la race ne compte pas – la race compte énormément dans la vie de chaque personnage – mais parce qu’elle ne procède plus d’une Loi du Talion opposant Noirs et Blancs sur fond de préjudices raciaux. Elle cesse de raconter une version récente de l’Oncle Tom dans laquelle un préjudice racial acquière le droit d’être perçu comme vertueux – mais de façon magique. The Wire est trop consciente de l’éviction néo-libérale des discours sur les droits pour suivre la trajectoire des victimes raciales et des méchants. Lorsque déclare, alors qu’il aspire au poste de maire : « Je me réveille toujours blanc dans une ville que ne l’est pas », il n’est pas représenté comme une victime innocente de la population de la ville à majorité noire, comme Lipsitz l’affirme, mais en tant qu’Italo-américain calculant ses chances d’être élu. Sa complainte ne contient aucune dimension liée au préjudice racial. Il ne va pas non plus à la rescousse des écoles, ni de la police, comme il l’avait d’abord promis. Ce que la série a de plus original est sûrement le fait que la blancheur ne parvient plus à représenter la norme. La seule norme en vigueur est celle du jargon de la rue, comme le révèlent les mots de Carcetti. La race est admise, parlée et visible au sein de cette langue. Ni l’insensibilité néolibérale à la Couleur ni les règles du mélodrame de Noirs et Blancs ne s’y retrouvent. C’est pourquoi l’affirmation de Lipsitz selon laquelle « l’‹ altérité › représentée dans The Wire demeure totalement déterminée par un imaginaire spatial blanc »4 sonne si faux.

4 Placer un imaginaire racial noir au cœur des nombreux mondes de The Wire décharge également le fardeau de la race comprise en tant que différence fondamentale entre groupes sociaux ; la classe sociale est donc beaucoup plus visible qu’elle ne l’est d’habitude à la télévision ou dans les films américains. Ceci permet bien évidemment à la série d’avoir carte blanche quant à l’usage de stéréotypes noirs familiers, condamnés auparavant par les communautés noires ou les critiques pour être trop « négatives ». Tant que de tels stéréotypes ne fonctionnent pas de la même manière qu’au sein des travaux dominés par un imaginaire racial blanc, ceci ne pose aucun problème. En effet, si l’on commence par des stéréotypes et qu’on ne termine pas sur eux, cela pourrait prouver que l’antidote le plus efficace contre les stéréotypes serait une forme nouvelle du mélodrame, institutionnalisée, que The Wire met en scène, alors qu’ailleurs elle se base sur la famille.

5 Ceci ne vise pas à nier que les spectateurs de HBO soient à la fois blancs et provenant de la classe moyenne. The Wire a longtemps tenu une place de choix au sein de « ce que les Blancs apprécient »5. Si la majorité des spectateurs de la série est blanche, tout comme la majeure partie de la population, il n’y a aussi aucun doute que la série a aussi été populaire chez les spectateurs noirs. Comme le signale Jennifer Fuller, les Noirs regardent davantage de chaînes câblées que les Blancs et s’abonnent à des chaînes privées de façon disproportionnée6. HBO a attiré une base d’abonnés afro-américains qui selon Jason Mittell est due à son histoire de programmes sportifs et à sa diffusion de comiques noirs au sein d’émissions spéciales de stand-up7. La série Oz8 avec sa distribution bigarrée, située dans une prison de haute sécurité, fut auparavant également une série populaire au sein du public noir. Il semblerait que HBO bénéficie d’un public noir très important, représentant « légèrement plus de 30 pourcent des

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parts de vues totales de HBO »9. Ainsi, les téléspectateurs blancs n’adoptent pas forcément une attitude de voyeur face à la misère des Noirs et ne sont pas recrutés, comme le formule Lipsitz : « pour habiter des positions assujetties en tant qu’analystes et régisseurs de la vie urbaine et non pas en tant que participants interactifs »10. A titre d’exemple, ce n’est pas par hasard si en 2007, avant que la série ne s’achève sur HBO, The Wire a été remontée pour permettre des interruptions publicitaires et rediffusée à raison d’un épisode par nuit en prime time sur la chaîne câblée ordinaire Black Entertainment Television (BET) avec les scènes de nudités floutées et les jurons supprimés11. Cela fait une grande différence si des spectateurs majoritairement blancs sont invités dans un monde pluriel qui, lui, est majoritairement noir.

6 Il serait juste de dire que The Wire opère au sein du contexte culturel de la tradition de l’Oncle Tom, celui d’une sympathie pour les Noirs que The Green Mile (La Ligne verte, Frank Darabont, E.-U., 1999) ainsi que d’autres films qui mettent en scène le Magical Negro expriment. Il serait même raisonnable d’avancer qu’il y a quelque chose du Magical Negro dans la figure de (voir infra). Mais une chose qui ne serait pas juste de dire est que la série perpétue le cycle habituel du mélodrame de Noirs et Blancs. En effet, sa plus grande innovation consiste à refuser de jouer le jeu du « combat pour être la victime » d’un autre racialisé. Au lieu de cela, la série interroge le jeu lui-même. On pourrait même y trouver là la signification de cette sortie récurrente, prononcée la première fois par Omar : « Tout est dans le jeu ».

« Le jeu »

7 Il existe de nombreuses versions du « jeu » dans The Wire. La police, le pouvoir municipal, les enseignants ou le business des journaux en sont tous des incarnations. Mais le jeu joué par ceux qui sont impliqués dans le trafic de drogue est assurément le plus meurtrier et le plus commenté. Les autres institutions n’appellent d’ailleurs pas leur jeu « le jeu ». Parce que les trafiquants se livrent à un jeu hors de la loi, ils ne peuvent pas y recourir lorsqu’eux-mêmes sont volés. Lorsqu’Omar Little prononce pour la première fois la phrase qui clôt la première saison, il tient un revolver pointé sur la tête d’un trafiquant de rue, faisant ce qu’il sait faire le mieux : voler de la drogue ou de l’argent aux trafiquants eux-mêmes. Il pouffe et dit : « Tout est dans le jeu, mec. Tout est dans le jeu » (saison 1, épisode 13, « »). A ce stade il veut probablement dire : « C’est dans le jeu, au sein des règles de ce jeu hors-la-loi auquel nous choisissons tous de participer ». Et avec sa balafre au visage, son fusil à canon scié et son manteau, Omar renvoie au bandit de western (avec un foulard à la place du chapeau) qui arpente les rues en sifflant sa marque de fabrique, l’air de « The Farmer in the Dell ».

8 Omar apprécie les conséquences du jeu auquel il s’adonne et le pratique ouvertement, se réfugiant rarement dans l’ombre. Plus tôt dans la première saison, il aide la police à trouver des preuves contre le clan Barksdale parce qu’ils ont torturé puis assassiné son amant Brandon. Mais il ne les aide que jusqu’à un certain point, puisque « là-dehors c’est jouer ou être joué ». Omar préfère clairement jouer plutôt que d’être joué. Il ne se prend pas pour la victime d’une quelconque vilénie raciale. Et malgré le fait qu’il soit certainement victime d’homophobie, Omar ne joue jamais le rôle de la victime. Il sait que la seule voie de recours face au meurtre de Brandon est de chercher une vengeance personnelle et de jouer le jeu du mieux possible. Il utilise donc la police, instituant là une collaboration temporaire. Lorsqu’il atterrit en prison et qu’en tant qu’homosexuel

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avéré il y court un grand risque, son ami Butchie envoie deux condamnés à perpétuité pour le défendre. Ils l’emballent dans des bottins de téléphone afin de protéger son corps et lui donnent un couteau. Agressé comme prévu, alors qu’il fait la queue pour le petit déjeuner, Omar bat non seulement son agresseur mais prend du plaisir à le narguer et même à l’embrasser avant qu’il ne lui plante la lame dans le derrière. Cela aussi fait partie du jeu : jouer ou être joué, tuer ou être tué (saison 4, épisode 7, « »).

9 La deuxième fois où Omar dit « Tout est dans le jeu », il étend le sens du « jeu » au-delà du monde des trafiquants de drogue et des braqueurs de planques. Dans la deuxième saison, alors qu’il collabore avec la police afin de se venger des Barkdale, il fait un faux témoignage dirigé contre l’un de leurs membres. Durant un contre-interrogatoire, l’avocat de la défense des Barksdale, , traite Omar de « parasite qui se nourrit de la culture de la drogue » ; Omar l’interrompt alors pour faire un parallèle entre Levy et lui. Et lorsque Levy s’offusque de la comparaison, Omar expose brillamment ceci : « J’ai le fusil à pompe, vous avez la mallette. Mais tout ça fait partie du jeu, non ? » (saison 2, épisode 6, « »). Quelle différence y a-t-il entre nous, insinue Omar, puisque nous profitons tous deux du trafic de drogue ? La différence est bien évidemment que la vie d’Omar sera courte tandis que celle de Levy sera longue et prospère puisqu’il opère avec et à l’intérieur de la loi, plutôt que hors d’elle. Néanmoins, comme si souvent dans The Wire, la comparaison entre les actions et les motivations d’institutions diverses mène loin. Omar est comme Levy, mais comme le montre le spécialiste du droit Alafair Burke12, Omar profite également du trafic de drogue de manière comparable à celle de la police, accumulant des heures supplémentaires à l’occasion d’affaires de drogue importantes.

10 Quel est ce jeu, au sujet duquel tant de personnages glosent ? Omar n’est certainement pas le seul personnage à en évoquer les règles. Le sens de la métaphore du « jeu » opérant tout au long de la série est que les règles ne sont pas les mêmes pour tous. Les gangsters aussi l’évoquent ; plus particulièrement Avon Barksdale pour qui « le jeu » possède un sens différent, moins précis. Alors qu’il purge sa peine de prison durant la saison 3 (saison 3, épisode 1, « Time After Time »), Avon recrute Cutty au sein de son organisation et remarque que si les choses ont changé dans les quartiers – les tours ont été détruites, les Maisons Murphy ont disparu – « le jeu reste le jeu ». Il entend par là que le besoin d’avoir un bon soldat comme Cutty se fait toujours sentir et que ses muscles le serviront au jeu des drogues illégales.

11 Mais Barksdale – qui parle comme le roi (comme dans la leçon d’échec décrite au chapitre 5) dont le règne a été momentanément interrompu durant sa réclusion – ne convainc pas Cutty, qui doute et qui veut juste sortir du jeu après quatorze années passées en prison. Et il ne croit pas non plus à ce qui commence à paraître, durant cette troisième saison, comme une tautologie vide de sens13.

12 Paul A. Anderson, spécialiste d’études afro-américaines, remarque que les tautologies comme celle-ci ne procèdent pas vraiment d’une véritable assertion mais sont employées par des figures d’autorité14 afin d’afficher leur propre pouvoir. « Le jeu c’est le jeu », selon Avon, qui demande aux personnes à qui il s’adresse d’abonder dans son sens sans savoir de quoi il s’agit. La mascarade se substituant à la raison, tout ce qu’implique la tautologie d’Avon est de renforcer sa soi-disant maîtrise du jeu opérée grâce à la violence. Il répétera cette phrase, ainsi que « les affaires sont les affaires » et « la rue c’est la rue », à de nombreuses reprises tout au long de la série, sonnant à

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chaque fois un peu plus creux jusqu’à ce qu’il perde son statut de roi et qu’il soit écarté pour longtemps. Mais ce qu’il y a de clair à propos du contexte dans lequel Avon le prononce pour la première fois c’est que les temps changent et que le jeu n’est pas immuable ; comme le remarque Slim Charles, la situation est devenue « plus brutale » (saison 3, épisode 4, « »).

13 Stringer Bell avait essayé d’élargir le jeu à un nouveau domaine, celui de la finance, expliquant à Avon : « Tu sais, Avon, tu dois réfléchir à ce que nous recevons en retour de ce jeu, mec… Est-ce que c’est pour que nos noms puissent sonner au coin d’une putain de rue, mec ? Non, mec. Il y des jeux au-delà du putain de jeu » (saison 3, épisode 10, « »). Mais comme nous l’avons vu, et comme Avon l’a déjà remarqué, Stringer Bell n’était pas assez malin pour le jeu (des affaires) et pas assez dur pour le jeu (des voyous).

14 Quant à Mario Stanfield, qui remplace Avon en tant que nouveau roi – prouvant par là que contrairement aux échecs, le roi ne « reste pas le roi » –, il ne fait jamais allusion au jeu. Pour Mario, le jeu correspond tout simplement à son propre pouvoir, et ce pouvoir- là n’obéit à aucune loi. Il est alors important que Mario soit, lui qui au final sera le principal opposant d’Omar, émotionnellement aussi froid et mort qu’Omar est émotionnellement animé et vivant. A l’inverse, le code d’Omar du « Tout est dans le jeu » accepte de respecter les règles connues (ne pas tuer ni prendre pour cible les citoyens qui tentent de vivre à l’intérieur des lois ; une loyauté farouche envers les amants et les amis ; et même, ne jamais rien promettre). Comme il le dit au détective dans la première saison : « Je n’ai jamais pointé mon arme sur personne qui n’était pas dans le jeu » (saison 1, épisode 7, « »).

15 Le jeu ne signifie que ce que tout puissant joueur qui y participe prétend qu’il signifie ; il n’a pas besoin de signifier davantage que le gain d’argent et de pouvoir. A la limite, le jeu sans règles est un pur capitalisme débridé, et s’il est le plus exploré à travers les vies des dealers, c’est parce qu’ils opèrent, tout comme le capitalisme néolibéral, au dehors des systèmes traditionnels de contraintes. A la différence du capitalisme Keynésien et de son système de garanties sociales, ses filets de sécurité, et son emploi sur le long terme (auquel les Noirs pauvres, les femmes, et d’autres minorités n’ont guère pu participer, à l’époque), le capitalisme néolibéral ne garantit rien excepté un existence précaire, bien que « flexible », faite d’ temporaires. La flexibilité sur laquelle il est construit signifie qu’il ne garantit ni l’emploi, ni l’essor économique, ou encore la stabilité au niveau où il existait autrefois avec un système de garanties sociales. Ce qu’il garantit dans les faits, ce sont : une surveillance accrue, l’intrusion dans les vies de chacun, et des incarcérations beaucoup plus nombreuses.

16 Dans un article traitant des aspects deleuziens de The Wire, Eric Beck soutient que la fin de la sécurité sociale telle que nous la connaissons n’a pas entraîné de coupe budgétaire massive au sein des programmes sociaux mais une réorganisation de ses différents programmes « qui peuvent mieux diriger et modifier les comportements de ses bénéficiaires »15. Si Mario présente la vision d’une subjectivité néolibérale à son stade le plus impitoyable, Omar présente une version plus flexible et plus créative de ses possibilités. La considération presque universelle d’Omar en tant que « meilleur personnage de The Wire » (Obama) ne correspond pas au rachat des valeurs néolibérales, mais à l’actuelle reconnaissance de leur règne : l’ancien système économique qui prévalait « à l’époque » – tant vénéré par les ouvriers des docks ou par

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les policiers, dans leur fierté blanche chantant au bar – peut ne jamais avoir été ce qu’il aurait dû être, du moins pour les minorités ou pour les femmes.

« Tu me sens ? »

17 Tout au long de ce livre, je n’ai cessé d’affirmer qu’il n’y avait pas de personnage unique, central, dans The Wire et que la focalisation de la série sur les institutions et sur les réseaux d’influence, plutôt que sur des individus isolés et leur volonté de puissance personnelle, en était l’une de ses caractéristiques les plus remarquables. Si le détective McNulty apparaît de prime abord comme le héros de la série, et le demeure même après que nous ne croyons plus à son intégrité morale ou professionnelle, c’est en partie parce qu’il s’accroche dès le début, et ce, jusqu’à la toute fin de la série. Sa quête visant à résoudre des crimes plutôt qu’à doper les statistiques le fait passer pour un « bon flic ». Comme tous les autres personnages sympathiques de policier dans la série, il est en porte-à-faux avec son institution et nous le suivons dans son combat visant à éradiquer le gâchis et la corruption, cela malgré le fait que nous ne puissions le soutenir dans sa propension à mentir et à simuler des crimes en cours de route. Nous sommes en effet progressivement désenchantés par le côté macho, autodestructeur, mâle alpha, personnage de flic irlandais de McNulty et finissons par respecter son supérieur, le lieutenant (puis major) . Daniels n’apparaît pas au début comme un « bon flic » mais démontre par la suite être non seulement un bon chef, incorruptible et prêt à compromettre sa carrière plutôt que, d’une fois encore, doper les statistiques. Mais ni ce flic blanc ni ce flic noir ne sont assez indépendants de leur institution ni de son « jeu » pour se réaliser comme ils le devraient. Tous deux échouent à la fin16.

18 Tout comme pour les voyous de la drogue, certains sont étonnamment héroïques, et plus particulièrement ceux qui s’émancipent du milieu, tel D’Angelo Barksdale. Mais toutes leurs carrières, du plus haut niveau occupé par Avon Barksdale jusqu’au plus bas niveau, celui de Bodie Broadus, sont brisées par la prison ou par une mort violente17. Tous ces cas d’échec illustrent que ces héros – malgré le respect qui se dégage de certains d’entre eux – sont trop intrinsèquement issus de l’étoffe qui fait leur institution et leurs règles. C’est la même chose pour les dockers, les enseignants et les journalistes. Mais comme nous l’avons vu, il y a deux personnages noirs qui apparaissent dans toutes les saisons et qui sont non seulement appréciés de tous les spectateurs pour leur intelligence et leur humour mais également pour leurs efforts à vivre de façon intègre, hors des institutions établies et des strates du pouvoir : Reginald « » Cousins (Andre Royo) et Omar Devone Little (Michael K. Williams). De la perspective du mélodrame de Noirs et Blancs, ce qui est singulier pour chacun d’eux est qu’aucun ne se présente comme un héros-victime, que ce soit d’une société raciste ou d’une rude réalité économique. Chacun, à sa manière, selon l’approche d’Eric Beck, « joue au milieu ». Le milieu est ce petit espace entre les autres organisations plus stratifiées. Il ne s’agit pas d’une position permanente, mais si elle est appréhendée de façon flexible, et si les institutions majeures peuvent être amenées à s’affronter, ces héros de l’ère néolibérale peuvent y survivre grâce à leurs atouts, avec davantage d’intégrité morale que leurs équivalents institutionnels18.

19 A la différence de Lipsitz, Eric Beck ne soutient pas que le néolibéralisme est un mal absolu qui doit être combattu à tous les niveaux ; il le présente comme une réalité

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économique auquel il faut se confronter. Rappelons que Lipsitz a accusé The Wire d’accepter sans broncher le verdict néolibéral sur le mouvement des droits civiques et sur la guerre à la pauvreté. Beck n’écrit pas en réponse à Lipsitz, mais son argument soutenant que le capitalisme néolibéral est une réalité déjà existante, qu’une œuvre comme The Wire reflète, plus spécifiquement lorsqu’il s’agit de décrire des personnages tels que Bubbles ou Omar, répond de façon claire à Lipsitz. Toutes les autres institutions présentes dans la série – les policiers qui cherchent à engranger des heures supplémentaires ; les dealers qui incarnent la rapacité froide du néolibéralisme sans contraintes ; les dockers qui cherchent un travail ayant disparu ; le gouvernement municipal et les médias qui eux-mêmes ne peuvent que suivre les fluctuations du capital – sont des entités stratifiées, sans marge de manœuvre. Ceux qui, comme Omar ou Bubbles, s’affilient uniquement de manière temporaire à une quelconque institution depuis le « milieu » peuvent manœuvrer et ainsi conserver une part d’intégrité morale.

20 Nous avons déjà remarqué la façon dont Bubbles, malgré son addiction, poursuit son rôle de balise morale ballotée, travaillant comme indic’ pour la police dans la première saison, délivrant pour eux un important message à Omar dans la deuxième, travaillant comme entrepreneur à « Hamsterdam » dans la troisième, donnant des cours à Sherrod dans la quatrième, faisant du volontariat à la soupe populaire et vendant The Sun à la fin de la cinquième. Comme le remarque Beck, Bubbles « trouve un moyen d’habiter l’espace des bidonvilles sans pour autant être totalement assujetti à la mainmise des gangs de la drogue »19. Comme Omar, son terrain est au milieu, entre les strates de plus grandes institutions. Mais contrairement à Omar, il demeure l’esclave de son addiction jusqu’à la dernière saison et devient donc souvent la victime des gangs qui le prennent pour cible. Bubbles est une figure captivante est très appréciée et nous a fourni l’exemple du héros-victime mélodramatique au chapitre 4, bien qu’il ne soit pas le héros-victime d’un méchant racialisé ou d’une idéologie raciale. Nous avons également vu la façon dont Bubbles est capable d’exister dans une place intermédiaire, celle entre les institutions, et servant de connecteur entre elles – un passeur de frontières – mais entièrement membre d’aucunes. Nous avons même vu comment Marsha Kinder, dans un article antérieur consacré à The Wire a jugé Bubbles gay, sûrement en raison de son attachement fréquent à de jeunes hommes qu’il forme, que ce soit dans l’art de l’arnaque, de celui de chiffonnier ou encore de vendeur itinérant grâce à « Dépôt », son chariot. Il y a très peu d’éléments prouvant que Bubbles est gay, au sens d’une identité fixée, au-delà de ses amitiés, que ce soit avec Kima ou ses amis plus jeunes, mais il y a fort à croire qu’il est queer au sens plus large d’individu qui n’entre dans aucune strate préexistante de la société.

21 Lorsqu’il s’agit pourtant d’élire le personnage le plus excitant et le plus novateur de ce mélodrame – celui qui paraît être le personnage préféré de toute le monde, une personne non moins importante qu’Obama déclare : « Il doit s’agir d’Omar, non ? Je veux dire, ce type est incroyable, non ? » Omar est une sorte de héros spécial, un héros qui, contre les barons de la drogue, la police, les tribunaux, ou même contre la Nation de l’Islam représentée par Frère Mouzone, peut manœuvrer d’une main de maître, dans ce terrain intermédiaire entre toutes les institutions et tout en gardant son indépendance. Il n’est l’esclave de personne et n’arbore en tout cas pas le rôle de la victime. En tant que « braqueur gay qui vole les dealers » à Baltimore, Omar est presque littéralement, comme le présente Barak Obama, « incroyable » : un super-héros hors- norme qui, à un certain point, saute d’une fenêtre du quatrième étage d’un immeuble et qui disparaît miraculeusement (saison 5, épisode 5, « React Quotes »)20. Bien que cette

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disparition – désignée par Mario Stanfied comme « du putain de Spiderman » – puisse nous faire songer, dans un premier temps, qu’Omar se situe dans la lignée des Magical Negroes, il nous faut noter que la magie d’Omar n’est pas au service d’un Blanc cerné de toutes parts, mais au service de ses propres objectifs.

22 Qu’entend donc Obama par « incroyable » ? Je pense que cette affirmation a à faire avec le fait qu’Omar est une sorte de héros qui n’a jamais été vu auparavant au sein des médias populaires, même si son nom de famille à peine prononcé rappelle celui d’un héros afro-américain pour le coup très réel, celui de Malcolm X, né Malcolm Little. Héros déjà populaire lors de son apparition dans la première saison, Omar n’est affilié à aucune institution et navigue librement entre ses projets et les quartiers délabrés, son arrivée étant généralement annoncée par des enfants ou par de jeunes dealers criant : « Omar arrive ! Omar arrive ! », si ce n’est par son propre sifflement. Il n’a qu’à se tenir à proximité d’un immeuble qui cache une planque pour que la marchandise tombe par magie à ses pieds. Alors qu’il dérobe la devise du royaume (la drogue) au seul groupe, s’il y en a un, qui mérite d’être volé, il la redonne aussitôt à la communauté qui en est dépendante, s’il ne la revend pas à celui-là même à qui il l’avait volée. Tout comme Bubbles, il fait clairement savoir qu’il n’est pas un dealer et plus tard dans le jeu il jettera même de la drogue dans le caniveau. Omar n’appartient à aucune institution dépeinte dans la série, bien qu’il pactise de façon temporaire avec des groupes variés, et même avec ses propres alliés du moment à qui il ne demande aucune allégeance, contrairement aux Barksdales et à leur système féodal. Contrairement à Bubbles, il est libre de toute dépendance toxicologique et marche la tête haute. Il ne court pas après l’argent ; il « joue » pour l’excitation que lui procure le jeu et le talent qu’il faut y montrer, et jusqu’à la presque fin il obéira aux règles du « jeu ». Il est à tout point de vue un « esprit libre » dont les vols sont perpétrés avec créativité et panache21. Il défie toutes les lois, écrites et non écrites. Il défie particulièrement cet important code sous- prolétaire du mâle noir : être dur et macho.

23 C’est là où Omar diffère de tous les héros noirs du folklore, du cinéma ou de la télévision l’ayant précédé. Ce n’est pas un « méchant » dans la grande tradition des bandits de Stagger Lee, le « vilain nègre » qui n’hésite pas à tuer pour un Stetson ou toute autre figure cool de proxénète à la Sweetback ou Shaft dans la veine de la blaxploitation, qui prouvent leur dureté masculine (toujours mesurée, même de façon distante, à l’aune de la mollesse féminine du « Tom » loyal) à travers la violence faite aux Blancs ou aux Noirs22. Omar diffère de ces figures légendaires non seulement parce que son interprétation des « codes » du jeu consiste à ne voler qu’aux dealers, qui sont déjà eux-mêmes des voleurs. Il n’adhère pas seulement à ce code parce qu’il a une éthique à la Robin des Bois, et pas simplement parce qu’il possède un sens aigu de la justice, mais tout d’abord parce qu’il « sent » et montre ses sentiments d’une façon que le traditionnel « baadasssss nigger » ne montre pas. En effet, il fait même parfois l’étalage de ses sentiments.

24 Mis à part « tout est dans le jeu », la phrase la plus emblématique d’Omar est la question posée à n’importe quel personnage : « tu me sens ? » alors qu’elle signifie véritablement « tu me comprends » ou « tu me suis ? ». Observée de plus près, cette question n’aborde pas uniquement la pensée ou la compréhension mais bien littéralement un consentement sensible – « sens-tu mes sentiments ? » autant que « te sens-tu comme moi ? ». En posant cette question, Omar se livre crûment à ceux dont il veut influencer la volonté – de la même façon qu’il regarde au travers d’un canon de

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fusil – mais aussi avec ses amants lors de simples conversations23. La question « tu me sens ? » ne peut être détachée de son personnage queer de Couleur, évoluant dans une communauté noire spécialement homophobe.

25 Lorsque Avon Barksdale apprend que Omar est gay, il double la rançon sur sa tête ainsi que celle sur sa bande (saison 1, épisode 4, « »). C’est après un raid de son gang dans la planque des Barksdale que nous découvrons en premier lieu Omar affichant publiquement une affection gay. Assis de façon détendue sur des escaliers en compagnie de sa petite bande de trois et revendant la drogue de Barksdale, Omar suit affectueusement du regard le bébé d’une droguée, pas bien moins un bébé elle-même, et lui offre une dose. Son attention passe ensuite à Brandon, assis plus bas sur les escaliers. Il lui caresse la joue, lui embrasse le front et joue avec son menton. En même temps, il fait des plans avec Bailey, le troisième membre de sa bande. Quand Omar étend son affection familiale à Bailey, en touchant son épaule de façon dégagée de tout implicite d’ordre sexuel, nous remarquons le souci de Bailey, tiraillé entre le respect pour la qualité de meneur de Omar et un réflexe homophobe.

26 Dans cette même première saison (saison 1, épisode 6, « The Wire »), après qu’Avon a torturé Brandon puis exposé son corps mutilé sur le capot d’une voiture, il n’y aucun doute qu’il s’agit là d’un message spécialement destiné à Omar, non seulement parce qu’il est queer mais parce qu’il a affiché son affection pour un autre homme en public. Omar accompagne ensuite McNulty chez le médecin légiste afin d’identifier le corps de Brandon. Cette scène magistrale permet à la fois de révéler et de se détourner de la douleur d’Omar lorsqu’elle atteint son plus haut degré.

27 La scène débute par l’œil noir et blanc d’une caméra de surveillance en plongée sur McNulty et Omar qui s’engagent dans un couloir, accompagnés par les deux fils de McNulty dont l’un tient un ballon de football (McNulty, père indigne, emmène une fois de plus ses enfants au travail). Un plan frontal et désormais en couleur montre alors un banc du même couloir sur lequel les deux fils s’assoient, l’un avec une console de jeu faisant des ping et l’autre tenant son ballon de foot. Plus loin dans le couloir, un gardien regarde un match de baseball des Orioles. Cette scène dure quelques instants, avant qu’une autre image en plongée et en noir et blanc ne s’y substitue, montrant un drap blanc qu’on retire et qui découvre une tête à l’envers. Il s’agit là de la découverte du cadavre, si familière des séries criminelles, et déjà connue ici, incluant la vue de la tête à l’envers, auquel le spectateur avait déjà eu droit dans le second épisode de The Wire (saison 1, épisode 2, « »). Ce qui ne nous est pas familier, c’est le passage momentané en noir et blanc, faisant écho aux nombreux moments de télésurveillance précédents et l’œil institutionnel froid, qui observe ici, impassible, ce visage dévoilé – le même visage qu’Omar avait caressé avec amour deux épisodes auparavant, désormais couvert de blessures et arborant un œil crevé (plan 3). Le contrechamp nous montre la réaction d’Omar, accablé de douleur. Mais au lieu de reculer d’horreur, il se penche vers le visage (plan 4). Un autre angle de prise de vue montre Omar au premier plan, toujours penché, et nous découvrons alors le regard de McNulty sur Omar, son corps penché en avant permettant cette vue. Nous ne voyons donc pas ce que nous présumons être le baiser d’Omar sur le visage jadis charmant de Brandon. McNulty, honteux d’assister à un moment si intime, détourne rapidement le regard (plan 5). Un très long plan montre Omar penché sur le corps tandis que le médecin légiste et McNulty se tiennent gauchement debout et qu’on perçoit le match de baseball et le ronronnement des réfrigérateurs en fond sonore (plan 6). S’ensuit un plan rapproché

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sur Omar qui se relève, pleurant ouvertement, et qui s’éloigne de la caméra en se frappant la tête avec ses poings (plan 7). Alors qu’une scène de chagrin ordinaire terminerait ici, celle-ci se poursuit grâce à un retour sur le plan des deux fils de McNulty qui se font désormais des passes dans le couloir. Un cri de détresse déchirant aux accents de rage arrête leur jeu (plan 8) ; il continue tandis que le ballon abandonné termine sa course au fond du couloir, filmé du point de vue initial de la caméra de surveillance en noir et blanc (plan 9). La scène se termine donc sur le même angle de surveillance par lequel elle avait débuté.

28 Cette scène est un petit chef-d’œuvre d’impassibilité alternée, telle qu’elle est signalée par le point de vue de la caméra de surveillance, par l’émotion brute d’abord perçue dans la réaction d’Omar face à Brandon et ensuite par les autres personnages face à Omar. Elle met en scène un corps mutilé et la douleur d’Omar. Mais elle ne fait pas que de les mettre en scène. A la manière de la question répétée d’Omar, « Tu me sens ? », elle fait le point sur les réactions des autres face à sa douleur et sa perte envahissantes, initialement exprimées par le premier regard de McNulty et son évitement. Lorsque McNulty détourne le regard, ce n’est pas par panique homophobe mais par respect pour la douleur d’Omar et peut-être par sympathie pour le fait qu’Omar n’aura jamais véritablement l’occasion de pleurer la perte de son bien-aimé. L’émotion d’Omar est si forte qu’elle s’exprimera même finalement de façon auditive aux enfants décontenancés de McNulty dans le couloir ; largués, eux-aussi « sentiront » Omar. Nous ne voyons pourtant pas véritablement (bien que nous l’entendions) ce cri, qui est un rugissement, comme nous ne voyons pas le baiser qui le précède. Et en revenant sur le point de vue de la caméra de surveillance alors que le rugissement résonne puis s’estompe, nous sommes rappelés par cet épisode, intitulé « The Wire », que cette histoire fait partie d’une plus grande histoire de surveillance au sein de laquelle la douleur d’Omar est imbriquée.

29 Si nous considérons toutes les morts qui ont lieu dans la série – et toutes les veillées qui s’ensuivent – il est frappant de comparer les rituels de deuil élaborés accordés aux policiers et aux dockers à l’absence de deuil accordé à Omar et autres principaux personnages noirs. Dans la troisième saison, un des nouveaux membres de la bande d’Omar, Tosha, le partenaire de Kimmy, est abattu dans la rue après l’attaque ratée d’une planque (saison 3, épisode 3, « »). Non seulement Omar endosse la responsabilité de sa mort, mais il éteint une des ses cigarettes (au menthol) dans le creux de sa main en guise d’autoflagellation. Mais peut-être que sa plus grande peine est que, comme avec Brandon, il n’est pas en mesure de pleurer publiquement un autre être aimé. Le corps de Tosha gît dans une chapelle funéraire, mais puisqu’elle est gardée par des membres sans pitié du clan Barksdale dans le cas où Omar ou ce qu’il reste de sa bande s’y rendrait, Omar ne peut observer la scène que caché derrière un arbre, dans un silence pénible. Il n’y a pourtant qu’une scène auparavant où une veillée tapageuse au Kavenaugh’s, le bar irlandais, pour « Ol’ King Cole » – le véritable producteur de The Wire, Ray Colesberry qui interprète un petit rôle de policier – se prolonge tard dans la nuit. En effet, lorsqu’est subitement mort le véritable Ray Coleberry, les scénaristes ont gratifié son personnage d’un enterrement hors de toute proportion relativement à l’importance de son rôle, ceci en contraste évident avec la veillée silencieuse d’Omar dans l’ombre. L’épisode se clôt sur la seule veillée auquel Tosha aura eu droit.

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30 A la fin de la série, une autre veillée, « fausse » celle-là, est donnée au Kavanaugh Pub, pour la mort symbolique de Jimmy McNulty en tant que policier, tandis que la mort d’Omar, alors qu’il est abattu de façon inattendue dans une épicerie par le jeune dealer , ne fera l’objet d’aucun deuil et passera surtout inaperçue. Presque comme une pensée après coup, un médecin légiste remarquera qu’une fausse étiquette a été accrochée à son orteil. Ni la police ni Le Sun de Baltimore ne remarqueront l’importance de sa disparition (saison 5, épisode 8, « Clarifications »). Comme tous les autres Noirs qui meurent dans la série, de Wallace à D’Angelo Barksdale, de Stringer Bell à Bodie Braudus, Omar meurt de façon abrupte et violente. Alors que les Blancs ont le luxe de pouvoir pleurer leurs amis, et souvent, comme pour les dockers, paraissent faire le deuil de leurs privilèges perdus « à l’époque » de la démocratie libérale Keynésienne, les Noirs meurent sans avertissement et sans possibilité de deuil public ; aucune occasion d’« être senti ». Ceci ne signifie pas que le public de The Wire ne pleure pas Omar – nous le faisons comme pour aucun dans la série. Mais sa mort subite, perpétrée par la main du petit Hopper, Kenard, qui est le plus surpris de tous par son haut fait, paraît totalement due au hasard et mal appréciée par n’importe quel autre personnage de la série. La mort d’Omar n’est ni tragique, ni mélodramatique, à la manière du mélodrame de Noirs et Blancs. Il ne meurt pas en victime raciale dans un mélodrame de Noirs et Blancs, ni en mettant la faute sur les « blancs-becs » d’un mélodrame de revanche noire.

31 Si, dans The Wire, les Blancs exagèrent leur deuil et les Noirs pas assez, ces différences d’expression sentimentale pourraient indiquer la leçon la plus sérieuse d’un mélodrame racial qui s’est déplacé au-delà du comptage des préjudices raciaux, à la manière d’un match nul dans la partie opposant de façon antagoniste les Noirs aux Blancs. La politologue Wendy Brown a montré que le libéralisme en tant que doctrine politique a longtemps fonctionné comme un « écart moral modeste entre économie et régime politique »24. Le Mélodrame a travaillé cet écart moral. La fin de la démocratie libérale, dans la mesure où elle serait terminée, a également signifié la fermeture de cet écart : « Il n’y a rien », écrit-elle, « dans les institutions libérales basiques de la démocratie ou de ses valeurs – des élections libres, de la démocratie représentative, et des libertés individuelles réparties équitablement au partage des pouvoirs modestes, ou à des participations politiques plus conséquentes – qui en soi passent le test de servir la compétitivité économique ou qui résiste en soi à une analyse en termes de rapport qualité/prix »25. La rationalité néolibérale n’a pas causé mais a simplement accéléré le démantèlement de la démocratie libérale dans la période de l’Après-11 septembre. Quand les Etats-Unis mènent la guerre contre la terreur afin de défendre « notre style de vie », Brown avance que ce style de vie est de moins en moins compris dans le sens de la démocratie libérale classique et de plus en plus compris comme l’aptitude des « sujets entrepreneuriaux et de l’Etat à planifier rationnellement la fin et les moyens. En d’autres termes, ce que nous attendons de plus en plus du gouvernement est simplement qu’il sécurise la ‹ rationalité › du marché domestique et étranger »26. La démocratie, selon Brown, ne correspond plus à un ensemble d’institutions politiques indépendantes et de pratiques civiques englobant l’égalité, la liberté, l’autonomie et le principe de souveraineté populaire. Elle indique plutôt un Etat et des sujets organisés par les lois du marché. Ainsi le néolibéralisme, comme Brown le présente, « marie ouvertement l’Etat avec le capital et réassigne la démocratie comme un entrepreneurialisme ubiquitaire »27. Pourrait-il vraiment s’agir de ce qu’entendait l’ami de Snot Bogie, durant le début glacial du premier épisode de la saison 1, lorsqu’il avait

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dit : « c’est l’Amérique, mec ! » ? Si tel est le cas, The Wire a été presciente. L’Amérique des opportunités égales a été réduite à l’opportunité de voler. Aussi tôt que 2002, elle a su voir la vacuité du rêve américain, spécialement pour les Noirs destitués de leur droit de vote.

32 Brown décrit ensuite le combat de la gauche, à s’accrocher aux principes de la démocratie libérale face à leur érosion due au néolibéralisme, comme un exercice désespéré dû à la dépendance mélancolique d’un « objet perdu ». Cette dépendance ne fait que préserver ou réparer l’objet perdu – opportunités égales, travail garanti, sécurité sociale – comme s’il était la solution. Cette dépendance sur-idéalise – fétichise dans les faits – les institutions démocratiques imparfaites et leurs valeurs. C’est cela que les policiers blancs et que les dockers pleurent durant leurs longues veillées et leurs chansons de bistrot. Leur « à l’époque » est le rêve américain qui ne s’est jamais réalisé pour de nombreuses minorités et femmes, malgré le fait que l’idéologie survive grâce à peu. Brown soutient qu’au lieu de pleurer la perte de la démocratie libérale, il faudrait opter pour une vision alternative du bien « qui rejette l’homo economicus en tant qu’individu humain normal et qui rejette les corollaires de cette norme, à savoir ses formations économiques, sa société et son amoralité »28. Cette vision alternative ne reposerait pas sur la maximisation de la richesse et des droits mais sur une « distribution modeste et égalitaire des richesses et sur l’accès aux institutions » ainsi qu’à « l’épanouissement humain ».

33 Ceci est à mon sens ce que représentent les deux héros les plus largués et déconnectés de The Wire. Contrairement à leurs alter ego blancs ancrés au sein d’institutions, ils n’ont aucune nostalgie pour « l’époque ». L’un est un chiffonnier qui deviendra un petit entrepreneur et l’autre est un voleur de voleurs. Ni Bubbles ni Omar n’ont d’illusion démocrate-libérale, mais ils ne sont pas, comme Stringer Bell, motivés par la rationalité pure de l’homo economicus. Chacun possède sa vision de la justice qui a cours contre l’idéologie néolibérale des mondes qu’ils habitent, mais ils ne dépendent d’aucun préjudice racial, ni de toute autre forme de préjudice afin de se définir. Ils ont accès aux institutions, mais sans y être représentés, et sans en bénéficier. A ce point, ils sont plus libres que quiconque dans la série. Ces marginaux travaillant au milieu forgent ce que Brown appelle une « vision de gauche de la justice ». Ils ont beau être les produits de la rationalité néolibérale qui les a placés hors de toute strate de pouvoir existante, c’est cette place à l’extérieur, également entre-deux, qui leur donne la possibilité de s’inventer. Le fait qu’il s’agisse de héros noirs au sein d’un imaginaire spatial à dominante noire est ce qu’il leur procure une autorité morale, mais pas, pour une fois, parce que nous les appréhendons comme des victimes raciales ; plutôt parce qu’ils ont la volonté de défier les institutions du pouvoir en place et qu’ils en jouent.

34 The Wire est certainement un mélodrame racial ; la race compte dans la vie de chaque personnage et dans les opportunités qui s’offrent à eux. La série n’ignore pas les avantages et désavantages basés sur la race. C’est par exemple un avantage pour le lieutenant (puis major) Cedric Daniels d’être noir, éduqué et d’avoir belle allure dans une ville à population majoritairement noire. Daniels peut finalement dépasser ses alter ego blancs tels que le Major Valchek ou l’évasif Major Rawls, tous deux blancs. Au sein de la hiérarchie du gouvernement municipal et de la police, c’est également un désavantage d’être blanc. Tommy Carcetti ne se plaint pas de ce désavantage, bien qu’il le relève comme étant un obstacle à surmonter. Il est également important de noter, contrairement à Lipsitz, que la série n’essaie pas d’instiller une quelconque sympathie

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raciale pour lui. Jimmy McNulty est également blanc, mais à la différence de Carcetti et de Daniels, il n’est pas éduqué (d’où son besoin permanent de prouver à quel point il est intelligent). La race n’est pas son problème, mais la classe l’est : il est par exemple facilement humilié lorsqu’il apprend que la consultante politique Teresa d’Agostino est lassée de son esprit, mais pas de son corps. La classe compte, et la seule prolifération des personnages lui permet de compter presque autant que la race.

35 C’est par exemple un désavantage pour les enfants des quartiers d’être nés dans un quartier 100 % noir où la drogue est la majeure source de revenus, et d’où la sortie n’est pas évidente. Mais au sein des rangs de ces garçons, la classe fait une grande différence. Namond Brice, qui est né dans une famille relativement aisée de dealers, est beaucoup plus avantagé que Dukie Weems, dont la mère est toxicomane. Namond, comme nous l’avons vu, se portera bien une fois écarté du milieu de la drogue, tandis que Dukie y succombera.

36 La race compte dans The Wire, mais la série ne dresse pas un avantage racial contre un autre à la manière de la Loi du Talion qu’on trouve dans le mélodrame de Noirs et Blancs. Nous pourrions relever que dans le duo « flic blanc, flic noir » formé par et Carver, c’est le policier noir qui apprend à devenir un « bon flic » et c’est le blanc qui va du « coté obscur » et qui travaillera pour Maurice Levy, l’avocat corrompu de la bande de Juifs. Mais nous réalisons aussi que ce pourrait être l’inverse. En effet, si la saison 5 a été critiquée pour être trop mélodramatique, ce n’est pas parce qu’elle l’est, puisque le mélodrame est omniprésent dans la série, mais parce qu’elle nous rappelle de façon trop évidente le schéma du mélodrame des Noirs et Blancs, dans sa dépendance à la partie de son histoire traitant de la salle de rédaction et basée sur un scénario cliché de « Tom », de bons reporters (victimisés) de Couleur (Gus, Alma, Fletcher) et de méchants Blancs (le noble James Whiting Jr. et Thomas Klebanow)29.

37 Au final, The Wire ne craint pas de montrer la façon dont le désir interracial peut jouer un rôle dans les choix amoureux et professionnels, à l’œuvre dans l’idylle entre Rhonda Pearlman et Cedric Daniels. Pearlman désire clairement Daniels, non seulement en tant que personne mais également en tant que grand et bel homme noir qui « s’habille bien ». Au final, Daniels se détend et s’amuse en sa compagnie, sexuellement et socialement. La race tient un rôle déterminant dans leurs deux ambitions respectives, mais pas d’une manière qui nous inviterait à les en blâmer. S’il s’agissait d’un mélodrame opposant les blessures noires aux blanches, un tel désir serait très certainement blâmable chez l’un ou l’autre partenaire. Mais c’est ainsi, faisant partie de la vraie vie et du mélange de races de Baltimore. Pas étonnant que le président Obama ait élevé la série au pinacle et placé Omar en première position.

38 *Ce passage est extrait du chapitre 6 « Feeling Race. The Wire and the American Melodrama of Black and White » tiré de l’ouvrage On The Wire de Linda Williams (Durham et Londres, Duke University, 2014), pp. 187-209.

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NOTES

1. Personnage-type attribué aux Noirs qui possède des pouvoirs surnaturels, lui permettant ainsi d’aider un personnage blanc [ndtr]. 2. George Lipsitz, How Racism Takes Place, Philadelphie, Temple University Press, p. 119 [ndtr : cette citation est les suivantes sont notre traduction]. 3. Relativement au personnage principal de La Case de l’Oncle Tom (Harriet Beecher Stowe, 1852), figure désormais caricaturale de l’esclave (souvent noir) soumis à l’autorité (très souvent blanche) [ndtr]. 4. Id., p. 119. 5. Voir à ce titre le blog Stuff White People Like (The Wire est placé 85 e sur sa liste ; stuffwhitepeoplelike.com/2008/03/09/85-the-wire/), qui envisage les Blancs comme s’ils étaient la minorité que les Noirs étudient. Cette inversion de l’imaginaire racial dominant est selon moi ce que The Wire parvient à réaliser avec succès, conférant ainsi à la série une plus grande résistance à ce jeu que pour bien d’autres exemples. 6. Jennifer Fuller, « Branding Blackness on US Cable Television », Media, Culture & Society, vol. 32, no 2, 2010, p. 291. Voir également Paul Farhi, « A Television Trend : Audiences in Black and White », Washington Post, 29 novembre 1994. 7. Jason Mittell, « The Wire in the Context of American Television », dans Liam Kennedy et Stephen Shapiro (éd.), The Wire : Race, Class and Genre, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2012, p. 17. 8. HBO, 1997-2003. 9. Ray Richmond, « Black Fare Makes $ense for HBO », Variety, vol. 366, no 4, 24 février 1997, p. 213. 10. George Lipsitz, op. cit., p. 120. 11. HBO ne publie pas les statistiques démographiques sur son audience, même si ceci est en effet connu. Pourtant, les chiffres de la télévision payante indiquent que ses spectateurs sont concentrés dans la tranche de revenus annuels variant entre 35 000 et 100 000 USD et que seulement 22 % de spectateurs noirs y sont abonnés, comparés aux 65 % d’abonnés blancs. Ce qu’il est possible d’en déduire, c’est que l’audience est majoritairement blanche et de classe moyenne. A ce sujet, voir « Pay TV Industry Demographic Profile », Valassis, www.valassis.com/ by-industry/telecom-pay-tv/consumer-demographics.aspx ?r =i. Néanmoins, sa représentation relative sur le « câble basique » BET, plus abordable financièrement, suggère un attrait important de la part d’audiences plus exclusivement noires. De plus, l’impopularité de la deuxième saison auprès de ce public – qui a d’ailleurs vu ces épisodes écourtés pour arriver à 60 minutes publicité comprise comparé aux 90 minutes avec pub de toutes les autres saisons – confirme sa popularité en tant qu’émission « noire ». Ces coupes opérées dans la deuxième saison ont fait que de grandes parties racontant la querelle entre le major de police Valchek et le syndicaliste Frank Sobotka ont été supprimées, au point de rendre de nombreux segments de l’histoire incompréhensibles. 12. Alafair S. Burke cite un détective dans « I Got the Shotgun : Reflections on The Wire, Prosecutors and Omar Little » (Ohio State Journal of Criminal Law, vol. 8, 2011) qui remarque que les cas passent du « ‹ rouge au noir › (signifiant d’en cours à terminé, suivant la couleur de l’encre utilisée pour inscrire un cas sur le tableau blanc) ‹ grâce au vert › (signifiant des heures supplémentaires payées aux agents). Les départements de police extraient également de l’argent au trafic de drogue en confisquant des biens, évitant fréquemment des mandats locaux qui interdisent l’utilisation de ces biens pour des raisons extérieures à la police, en faisant passer ces cas à des avocats fédéraux grâce à des procédures ‹ d’adoption › » (p. 451).

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13. Voir Paul Allen Anderson, « The Game is the Game : Tautology and Allegory in The Wire », Criticism vol. 52, no 3-4, été-automne 2010, pp. 373-398. 14. Anderson emploie ici la notion de Roland Barthes, auquel il mêle Theodor Adorno, avançant qu’une telle tautologie ne fait que donner l’impression d’une nécessité factuelle, parce que c’est la façon dont les choses sont. Pourtant, le caractère impersonnel de l’énoncé ne fait que masquer l’exercice du pouvoir d’un supérieur », id., p. 387. 15. Eric Beck, « Respecting the Middle. The Wire’s Omar Little as Neoliberal Subjectivity », Rhizomes, vol. 19, été 2009 (revue en ligne seulement – article disponible ici : www.rhizomes.net/ issue19/beck.html). 16. Lipsitz avancerait que les crimes véritables ne peuvent pas être formulés. De notre point de vue, les crimes véritables ne sont pas ceux que Lipsitz identifie comme étant des tabous raciaux. Ce sont les crimes commis par la démocratie libérale « à l’époque », lorsqu’elle a échoué à être à la hauteur du rêve américain. 17. Bien qu’on admire les prises de distance D’Angelo Barksdale avec le milieu et sa réticence à participer aux violences physiques et aux meurtres, il est lui-même assassiné en prison lors de la deuxième saison. Même si nous éprouvons de la sympathie pour la tentative de Stringer Bell de mener le trafic de drogue avec moins de violence, nous constatons son échec flagrant lorsqu’il tue d’abord Wallace, puis d’Angelo et qu’ensuite, alors qu’il tente de tuer Omar, il n’atteint que le chapeau de sa grand-mère. 18. Eric Beck, op. cit. 19. Id. 20. Nous découvrons dans l’épisode suivant qu’il a réussi à s’échapper via les caves d’un immeuble avec une jambe cassée qui le fait souffrir. D’habitude impassible, Mario s’exclame à la vue de la distance qu’Omar a sautée : « ça c’est du putain de Spiderman ». 21. Harvey Cormier, « Bringing Omar Back to Life », The Journal of Speculative Philosophy, nouvelle série, vol. 22, no 3, 2008, p. 212. 22. Ceci signifie que Herc, le plus bête des policiers blancs, tente d’imiter le héros macho de blaxploitation Shaft durant la course-poursuite après les enfants du quartier dans l’épisode 1 de la saison 3 « Time After Time » discuté dans le chapitre 2 en insérant le disque du « Thème de Shaft » d’Isaac Hayes et la jouant cool pendant la chasse en voiture. 23. Observant au bout du revolver qu’il lui pointe, Omar lui ordonne de « résister à son inclination naturelle à faire n’importe quoi de tordu dans cette même pièce [le cambriolage de la réserve de Mario]. Tu me sens ? » (saison 4, épisode 11, « »). A une autre occasion, il explique plus prosaïquement à son amant Reynaldo que la vie de voleur à la tire est devenue trop facile : « Ce n’est pas ce que tu prends, c’est à qui tu le prends, tu me sens ? » (saison 4, épisode 3, « »). 24. Wendy Brown, chapitre « Neoliberalism and the End of Liberal Democracy », dans Critical Essays on Knowledge and Politics, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 46. 25. Id., p. 46. 26. Id., pp. 47-48. 27. Id., p. 50. 28. Id., p. 59. 29. Il apparaît que seuls les politiciens, blancs ou noirs, sont vraiment mauvais. Suivant Norman Wilson, le député noir responsable de campagne de Tommy Carcetti, nous avions initialement pu garder un peu d’espoir pour le Blanc Carcetti. A la fin pourtant nous sommes d’accord avec le jugement sommaire de Norman, s’exprimant sur l’espèce politicienne dans son ensemble : « Tôt ou tard, ils déçoivent tous » (saison 4, épisode 13, « »).

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Glossaire

Mireille Berton

Anthologie

1 L’anthologie désigne à l’origine une collection d’épisodes autonomes dont l’homogénéité est garantie par un narrateur extra-diégétique qui ouvre chaque récit. « Ici les fictions unitaires ne sont plus simplement regroupées en fonction de leurs contenus diégétiques, elles sont en plus présentées par une voix over (La Quatrième Dimension) ou par une personne physique (Alfred Hitchcock présente aux Etats-Unis ou Claude Chabrol pour Sueurs froides en France) qui apporte sa caution à l’anthologie et introduit la narration de chaque numéro. D’autre part, cette présence récurrente (voix ou personne) qui ouvre chaque numéro renforce le lien sériel qui unit les différentes fictions pourtant diégétiquement autonomes les unes par rapport aux autres » (Benassi, 2011, p. 103). Ce format a été « redécouvert » grâce à des anthologies saisonnières comme American Horror Story dont l’intrigue varie d’une saison à l’autre, une partie des personnages étant renouvelée, l’autre conservée. Dans ce cas précis, c’est le genre horrifique et la réapparition d’acteurs centraux qui créent une forme de cohésion. Autres exemples d’anthologie : True Detective, Black Mirror, Fargo, Inside No 9.

– Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, CEFAL, 2000 ; « Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

Arc narratif

2 L’arc narratif est un procédé emprunté au soap opera : « par arc narratif, on entend un scénario particulier qui suit le modèle dramaturgique classique où l’action se construit progressivement jusqu’à arriver à son paroxysme au moment du dénouement. Dans une série à épisodes, l’arc est intentionnellement prolongé au-delà d’un épisode donné de manière à inciter les spectateurs à revenir pour découvrir le dénouement dans un

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épisode ultérieur » (Ganz-Blättler, p. 189). Chaque épisode peut contenir plusieurs arcs narratifs qui se développent en parallèle à des rythmes variables, les uns trouvant leur dénouement avant ou après les autres. Un arc narratif est généralement centré sur un personnage (ou groupe de personnages), un thème clairement identifiable et il obéit à la structure classique (propre au récit artistotélicien) du début, milieu et fin.

– Ursula Ganz-Blättler, « Récits cumulatifs et arcs narratifs », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 179-192.

Auteur (scénariste / showrunner / créateur / producteur, etc.)

3 La notion d’auteur a de tout temps été problématique pour penser la création de fictions télévisuelles, en raison notamment du rythme soutenu imposé par une production généralement prolifique. « Dans les années 1950, il n’était pas rare de voir des saisons de 40 épisodes. Pour cela, il a fallu se mettre à écrire à plusieurs (writing pool) et confier des tâches bien spécifiques à certains des producers. L’écriture en groupe sur un grand nombre d’épisodes et dans des délais extrêmement serrés a contribué à créer en fonction des conditions une hiérarchie dans l’écriture, la réécriture et la supervision des tâches demandées par la fabrication d’une série télé. […] Nombre d’auteurs-producteurs racontent comment la qualité de leurs séries dépend avant toute chose de leur capacité à traduire leur univers malgré les contraintes techniques, artistiques et financières. Cela passe par une inventivité décuplée, suscitée par le travail de groupe, par les délais resserrés et par un système où la concurrence vous pousse toujours à faire plus » (Vérat, pp. 22-23). En raison de ce système de production, la responsabilité artistique se répartit entre différentes personnes : les créateurs, les scénaristes, les producteurs, les showrunners, les réalisateurs, etc. Alors que le « créateur d’une série est celui qui a eu l’idée du programme », le producteur exécutif, lui, « est la personne qui a la décision finale sur toutes les questions touchant à la production (au sens large : de l’écriture au montage et la post-synchronisation) de la série. […] Enfin le showrunner, c’est un peu le chef d’orchestre d’une série télévisée. La plupart du temps, ce sont des anciens scénaristes montés en grade. Un showrunner coordonne les équipes de scénaristes, valide les scénarios, travaille avec les réalisateurs, a un œil sur les équipes de décorateurs et d’ensembliers, etc. pour que la série garde son unité et sa cohérence » (Barthes, p. 58) « L’équipe de scénaristes se met au travail sous la direction du showrunner, dont le rôle est extrêmement important : il est le garant de l’unité de la série et veille à tous les aspects (il dirige l’écriture, travaille avec le réalisateur, aide les acteurs dans leur perception du rôle…). Assez souvent, le showrunner est le créateur de la série, mais ce peut aussi être un scénariste expérimenté qui joue ce rôle si on n’en juge pas le créateur capable » (Barthes, p. 56).

– Séverine Barthes, « Production et programmation des séries télévisées », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 47-73.

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– René Gardies et Marie-Claude Taranger (éd.), Télévision : notion d’œuvre, notion d’auteur, Paris, L’Harmattan, 2003.

– oberta Pearson, « The Writer/Producer in American Television », dans Michael Hammond et Lucy Mazdon (éd.), The Contemporary Television Series, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2005, pp. 11-26.

– ric Vérat, « Etats-Unis : le règne des saisons et la galaxie des auteurs », dans Eric Maigret et Guillaume Soulez (éd.), « Les raisons d’aimer les séries télé », Médiamorphoses, hors série, Paris, A. Colin, 2007, pp. 18-23.

Bible

4 La bible est un document qui contient toutes les informations importantes concernant la série et qui est communiqué uniquement aux personnes impliquées dans la production. Elle « renseigne sur le thème, la tonalité de la série, les noms, les caractères et le passé des personnages, le format de la série, les cahiers de charge de la production (le nombre de séquences par épisode, décors récurrents par exemple), les arcs narratifs à développer durant la saison » (Sepulchre, p. 213).

– Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011.

Chaînes télévisées

5 Aux Etats-Unis, le paysage télévisuel se divise grosso modo entre chaînes publiques gratuites (networks) soutenues par des sponsors, et chaînes câblées payantes qui dépendent d’abonnés qui sont prêts à payer pour avoir accès à des programmes télévisés haut de gamme. En raison de l’étendue du territoire, le pays a une multitude de chaînes locales et régionales qui puisent largement dans les programmes qui leur sont vendus par les grands réseaux hertziens (ABC, NBC, CBS, Fox, CW), mais aussi par les nombreuses chaînes câblées (HBO, Showtime, FX, SciFi, etc.). Dominant l’industrie télévisuelle pendant des décennies, les chaînes hertziennes sont aujourd’hui en concurrence avec les chaînes câblées, cette rivalité stimulant la créativité des unes et des autres.

– Séverine Barthes, « Production et programmation des séries télévisées », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 69-72.

– Jonathan Bignell, An Introduction to Television Studies. Third Edition, Londres/New York, Routledge, 2013 [2004].

Cliffhanger

6 « Procédé narratif qui consiste à suspendre l’épisode au milieu d’un moment crucial, ce qui crée le suspens et qui incite donc les téléspectateurs à regarder le suivant pour

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connaître le dénouement de cette action » [Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, p. 213]. La mort de Jon Snow à la fin de la cinquième saison de Game of Thrones illustre bien le principe du cliffhanger puisque l’incertitude quant à sa disparition attise la curiosité et permet de nourrir toutes sortes de spéculations chez les fans qui s’interrogent sur son retour dans la sixième saison.

– Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, CEFAL, 2000.

– Françoise Revaz, « Le récit suspendu, un genre narratif transmédial », dans Michèle Monte et Gilles Philippe (éd.), Genres & Textes. Déterminations, évolutions, confrontations. Etudes offertes à Jean-Michel Adam, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014, pp. 117-134.

Crossover

7 Le crossover consiste à croiser, au sein d’un même épisode, deux univers fictionnels appartenant à deux ou plusieurs séries télévisuelles distinctes. L’enjeu de ce type de procédé transfictionnel consiste bien souvent à redynamiser l’audience d’une série en perte de vitesse, en intégrant certains de ses personnages au sein d’une série à succès. David E. Kelley s’est amusé à combiner deux séries « judiciaires » qu’il a lancées en 1997, Ally Mac Beal et The Practice, alors diffusées le même soir (l’une à 21h, l’autre à 22h), réunissant ainsi Ally Mac Beal et Bobby Donnell. Alors que la première heure raconte sur un ton comique la préparation du procès, la seconde met en scène celui-ci de manière plus dramatique, conformément à son univers diégétique originel. Ces deux épisodes ont été l’occasion pour les scénaristes de s’amuser des différences flagrantes qui séparent les deux cabinets d’avocats. « Le crossover peut aussi être utilisé pour créer un univers narratif complexe : c’est le cas des épisodes partagés entre Buffy contre les vampires et Angel. Nous passons ainsi des formes classiques du spin-off et du crossover pour arriver à celle de réalité partagée » (Barthes, p. 70).

– Séverine Barthes, « Production et programmation des séries télévisées », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 69-72.

– Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, CEFAL, 2000 ; « Spin-off et crossover. La transfictionnalité comme figure esthétique de la fiction télévisuelle », dans René Audet et Richard Saint-Gelais (éd.), La Fiction, suites et variations, Québec, Nota Bene / PUR, 2007, pp. 111-129 ; « Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

Effet de réel

8 L’effet de réel se définit, selon le sociologue Hervé Glevarec qui s’appuie sur la notion proposée par Umberto Eco, comme l’émergence du monde réel dans la fiction sérielle, à savoir le surgissement « du réel des faits du monde, du réel des faits conjoncturels du

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monde socio-historique » (p. 69) au sein de la diégèse. Ephémère, imprévisible et ponctuel, l’effet de réel « n’est pas une impression (au sens d’immersion) mais bien un effet (au sens d’un trouble) dont la dimension de prise sur le récepteur est essentielle. L’effet de réel est ce contact, d’une durée limitée dans la diégèse, avec le monde réel et social. L’effet de réel se produit à chaque fois qu’un univers diégétique représentationnel (fiction ou cadre ordinaire) vient ‹ toucher › le monde réel » (p. 73).

– Sabine Chalvon-Demersay, « La confusion des conditions. Une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, 1999, vol. 17, no 95, pp. 235-283.

– Umberto Eco, « L’effet de réel », Communications, no 11, 1968, pp. 84-89.

– Jean-Pierre Esquenazi, « Séries télévisées et ‹ réalités › : les imaginaires sériels à la poursuite du réel », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 193-212.

– Hervé Glevarec, La Sériephilie. Sociologie d’un attachement culturel, Paris, Ellipses, 2012 ; « Trouble dans la fiction. Effets de réel dans les séries télévisées contemporaines et post-télévision », Questions de communication, no 18, 2010, pp. 215-238.

– François Jost, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Paris, CNRS Editions, 2011.

– Michaël Meyer et Héloïse Schibler, « Une fiction à la mesure du réel. Critères de réalisme dans les commentaires sur la série télévisée The Wire », Communication, vol. 31, no 1, 2013, pp. 2-21.

Fanfiction

9 Il s’agit de créations de fans sur internet qui prennent souvent la forme de récits écrits alternatifs développés à partir de formules originales de certaines séries. Ces fanfictions donnent alors naissance à des suites, des fins de séries, des saisons virtuelles alternatives, des spin-off ou crossover inédits. La culture fan, de manière générale, s’appuie sur différents moyens d’expression afin de négocier les significations d’un texte et les modifier si nécessaire à l’intérieur de nouvelles productions culturelles. Car les fans réclament le droit de raconter de nouvelles histoires à partir d’une matrice originale qui, par exemple, ne les satisfait pas complètement. Selon Henry Jenkins, la réponse du fan ne se réduit pas seulement à une simple fascination mais inclut également de la frustration et de l’antagonisme : c’est la combinaison entre adhésion et rejet qui définit le rapport actif du fan à la culture de masse qu’il aime et qu’il questionne à la fois.

– Mark Duffett, Understanding Fandom : An Introduction to the Study of Media Fan Culture, New York [etc.], Bloomsbury Academic, 2013.

– Jonathan Gray, Cornell Sandvoss et C. Lee Harrington (éd.), Fandom. Identites and Commnuties in a Mediated World, New York, New York University Press, 2007.

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– Henry Jenkins, Fans, Bloggers, and Gamers : Exploring Participatory Culture, New York, New York University Press, 2006 ; Textual Poachers : Television Fans and Participatory Culture, New York, Routledge, 1992.

– Philippe Le Guern (éd.), Les Cultes médiatiques. Culture fan et Œuvres cultes, Rennes, PUR, 2002.

Federal Communication Commission (FCC)

10 La « Commission fédérale des communications [FCC] est une instance de régulation indépendante de la réglementation de la radio et de la télévision aux Etats-Unis » qui « veille au respect de trois grands principes : la diversité de l’offre télévisuelle, la libre concurrence de la communication et le respect de l’équité face aux citoyens. Elle est également chargée d’exercer un contrôle sur les contenus en bannissant l’indécence, l’obscénité et les actes sexuels des programmes télévisées » (Sepulchre, p. 214). Les règles édictées par la FCC ne s’appliquent qu’aux chaînes hertziennes nationales, les chaînes locales et câblées étant beaucoup plus libres dans le choix des contenus. « La FCC gère non seulement les questions de gestion des ondes, d’autorisations d’émettre et de régulation d’internet, mais aussi les problèmes touchant le contenu des émissions mêmes, notamment en ce qui concerne la protection des mineurs, l’équilibre des points de vue politique exprimés et le respect de la décence. Les fameux bips entendus lors de certains clips ‹ explicites › ou lors de certaines retransmissions de cérémonie en léger différé viennent des réglementations de la FCC. Les chaînes de network sont soumises au respect de la décence, ce qui inclut non seulement l’interdiction de la pornographie, mais aussi la nudité non sexuelle, le langage explicite, les mots grossiers, etc. Une exception existe désormais pour les programmes entre 22 heures et 6 heures. Quant au câble et au satellite, il n’est pas soumis à ces règles – seule l’obscénité, autrement dit, la pornographie, y est réglementée : ainsi, lorsque l’on entend que les chaînes du câble américain osent plus dans leur programme, en abordant frontalement la sexualité et en s’autorisant un langage cru, il faut surtout être conscient qu’elles peuvent plus » (Barthes, p. 51).

– Séverine Barthes, « Production et programmation des séries télévisées », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 69-72.

– Marjolaine Boutet, « Histoire des séries télévisées », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 11-46.

Feuilleton / mise en feuilleton

11 Le feuilleton est une fiction dont l’unité diégétique est fragmentée en plusieurs épisodes d’égale longueur. Les fictions télévisuelles actuelles peuvent prendre des formes très diverses déterminées en fonction du degré de mise en feuilleton (ou de mise en série) de leurs structures narratives. La mise en feuilleton, selon Stéphane Benassi, consiste en un étirement du récit fictionnel susceptible de subir des variations sémantiques (flexibilité des valeurs, évolution du caractère des personnages, voire des

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idéologies), temporelles (changements de rythmes, ellipses, étirement ou contraction du temps diégétique) et narratives (multiplication des possibles narratifs, rebondissements, suspense, etc.). Il s’agit de jouer sur les attentes du consommateur face à ces variations possibles, l’incertitude qu’elles provoquent étant compensée par la stabilité spatiale et discursive du récit. Le héros va se complexifier, vieillir et se transformer au cours des épisodes et des saisons, alors que son milieu demeure relativement stable. La plupart des séries actuelles hybrident les logiques narratives et les genres, combinant mise en feuilleton et mise en série. Benassi distingue six genres principaux du feuilleton : le feuilleton de prestige, le feuilleton historique, l’adaptation de roman-feuilleton, le feuilleton généalogique, le soap opera et la saga (Benassi, 2000, pp. 63-80).

– Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, CEFAL, 2000 ; « Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

– Noël Nel, « Téléfilm, feuilleton, série, saga, soap opera, telenovela : quels sont les éléments clés de la sérialité ? », CinémAction, no 57, 1990, pp. 62-66.

Fiction plurielle

12 S’opposant à la fiction unitaire « qui désigne les récits fictionnels homogènes et autonomes suivant une logique éditoriale, la fiction plurielle désigne l’ensemble des récits fictionnels qui suivent une logique sérielle et/ou feuilletonesque et sont donc travaillées par la mise en série et/ou la mise en feuilleton » [Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 214-215].

– Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, CEFAL, 2000 ; « Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

Film unitaire / Téléfilm

13 Le téléfilm peut être considéré comme l’équivalent télévisuel du film cinématographique, avec comme spécificités un budget et une durée de tournage inférieurs, ainsi que des thématiques destinées à un public familial car il est le plus souvent diffusé en première partie de soirée (primetime).

– Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, CEFAL, 2000.

– Noël Nel, « Téléfilm, feuilleton, série, saga, soap opera, telenovela : quels sont les éléments clés de la sérialité ? », CinémAction, no 57, 1990, pp. 62-66.

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Matrice

14 Préférée au terme d’« œuvre », la notion de « matrice » est utilisée pour désigner la dimension narrative et esthétique de produits télévisuels. Dans les cas des séries télévisées, elle permet « de définir, de qualifier et de fixer les invariants du récit, déterminant ainsi d’une part sa forme syntaxique et, d’autre part, ses principales caractéristiques diégétiques » (Benassi 2011, p. 80). La matrice d’une série est « consignée dans une bible et formalisée dans le pilote de chaque œuvre. Chaque formule reposerait […] sur cinq paramètres (sémantique, spatial, temporel, narratif et discursif) affectés par la dialectique variation/invariance lors des processus de mise en série et/ou en feuilleton des récits (Benassi, 2007), et leur exploitation consisterait, pour les scénaristes, à faire varier les paramètres sémantiques, temporels et narratifs selon le cas d’un développement feuilletonesque, et les paramètres spatiaux et discursifs dans le cas d’un développement sériel […]. D’un point de vue purement théorique, chaque formule, à condition qu’elle ne cesse jamais de faire recette, serait susceptible de générer un nombre illimité d’occurrences (dans le cas de la mise en série) ou d’épisodes (dans le cas de la mise en feuilleton), par conséquent, de donner naissance à des œuvres fictionnelles en constant développement » (id.).

– Stéphane Benassi, « Spin-off et crossover. La transfictionnalité comme figure esthétique de la fiction télévisuelle », dans René Audet et Richard Saint-Gelais (éd.), La Fiction, suites et variations, Québec, Nota Bene/PUR, 2007, pp. 111-129 ; « Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

– Guillaume Soulez, « La double répétition », Mise au point [en ligne], no 3, 2011. URL : http://map.revues.org/979 [consulté le 28 mars 2016].

Pilote

15 « Le pilote est le premier épisode d’une série. Il présente l’univers de la série, ses personnages principaux et les thèmes qu’elle abordera durant la saison ». Il permet de « tester le succès de la formule choisie » et de sélectionner, parmi les propositions qui parviennent aux studios, les séries qui seront financées [Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 217]. « Ces pilots sont le fuit d’un intense travail de développement qui a commencé quelques mois auparavant à l’échelle de l’industrie toute entière. Toutes les entités de production participent à ce qu’il est coutume d’appeler ‹ la saison des pilotes › (Pilot season). De novembre à janvier, les studios demandent à leurs centaines d’auteurs sous contrat de leur présenter des idées ayant vocation de devenir un programme récurrent. Sélection faite, courant janvier, ces mêmes studios se tournent alors vers les chaînes de télévision, les networks […], pour tenter de leur vendre des séries qui constitueront la suite industrielle et artistique du projet actuellement développé (le pilot). Chaque année, toujours en mai, les grandes chaînes américaines présentent leurs grilles de rentrée, constituées entre autres de leurs nouveaux programmes dont la grosse majorité est composée de fiction (environ 70 %), grilles qui seront à l’antenne de septembre à mai suivant. […] Chaque année une centaine de pilotes sont tournés, à peine un tiers trouvera une place dans une grille

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horaire, 15 % de ce contingent réussira à s’imposer pour plusieurs saisons et donc devenir un produit rentable pour le studio qui l’a initié et a décidé de la produire à l’issue d’une sélection drastique » (Vérat, pp. 18-19).

– Eric Vérat, « Etats-Unis : le règne des saisons et la galaxie des auteurs », dans Eric Maigret et Guillaume Soulez (éd.), « Les raisons d’aimer les séries télé », Médiamorphoses, hors série, Paris, A. Colin, 2007, pp. 18-23.

Programmation

16 La programmation définit les modalités de diffusion d’une série ou d’un feuilleton : elle peut être quotidienne ou hebdomadaire, en première, deuxième ou troisième partie de soirée, etc. Ces modalités peuvent changer en fonction des pays et des habitudes culturelles, mais aussi en fonction des habitudes de visionnement et des supports de diffusion. A la programmation linéaire de la télédiffusion, sont venus s’ajouter le visionnement grâce aux plateformes de vidéo à la demande (VOD), de streaming, de téléchargement, etc.

– Séverine Barthes, « Production et programmation des séries télévisées », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 47-73.

– Jonathan Bignell, An Introduction to Television Studies. Third Edition, Londres/New York, Routledge, 2013 [2004].

– David Buxton, Les Séries télévisées. Formes, idéologie et mode de production, Paris, L’Harmattan, 2010.

– Gary R. Edgerton The Columbia History of American Television, New York, Columbia University Press, 2007.

– Graeme Turner et Jinna Tay (éd.), Television Studies After TV : Understanding Television in the Post-Broadcast Era, Londres, Routledge, 2009.

Quality TV

17 Forgé dans les années 1950 pour définir les dramatiques télévisées tournées en direct et tirées de pièces de théâtre reconnues, le terme de Quality TV a été utilisé différemment selon les époques et les communautés interprétatives qui s’emparent de ce concept pour construire la singularité d’un produit. Dans les années 1970, il vient à définir des fictions télévisuelles et sérielles destinées à combattre la mauvaise réputation de la télévision annexée à la culture de masse, à la féminité et au consumérisme dégradant. Des chaînes indépendantes, telle MTM, se lancent dans la production de sitcoms ancrées dans la réalité sociale des mouvements luttant pour l’égalité sociale, sexuelle et raciale. C’est le cas de Maude (CBS, 1972-1978) qui cherche à renouveler la représentation des femmes à la télévision en créant des personnages de femmes intelligentes, fortes, indépendantes et drôles. A l’époque, le terme de Quality TV s’applique donc à des

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fictions sérielles esthétiquement soignées, proches du cinéma, réflexives et sensibles aux droits des femmes (le but étant de contrer les préjugés contre un média considéré comme féminin par les élites cultivées). Des travaux comme l’ouvrage dirigé par Kim Akass et Janet McCabe, Quality TV : Contemporary American Television and Beyond (2007), ont joué un rôle central dans l’élaboration de la théorie selon laquelle la télévision américaine s’est transformée pour proposer des fictions télévisuelles comparables au cinéma auteuriste. Mais comme l’affirme Jane Feuer, il s’agit aussi et surtout d’un discours provenant à la fois des stratégies marketing des chaînes, du public, des critiques et de l’université américaine, pour qualifier des séries du câble appelées à se distinguer du reste de la production télévisuelle. Grâce à son slogan « It’s Not TV, It’s HBO » (aujourd’hui réduit à la locution « It’s HBO »), la chaîne cherche non seulement à marquer ses distances avec la télévision « standard », mais également à se rapprocher de formes artistiques légitimées (telles le cinéma et le théâtre postmoderne) de sorte à éviter l’annexion à la sphère de la culture de masse « avilissante ». En imitant les conventions cinématographiques, HBO se démarque du modèle télévisuel qui articule la culture de masse à la féminité, parvenant ainsi à « masculiniser » à la fois ses produits et ses publics.

– Kim Akass et Janet McCabe (éd.), Quality TV : Contemporary American Television and Beyond, Londres, I.B. Tauris, 2007 ; « Ce n’est pas de la télévision, c’est de la télévision de qualité. Quand HBO redéfinit la télévision », dans François Jost (éd.), Pour une télévision de qualité, Bry-sur-Marne, INA, 2014, pp. 123-140.

– Marjolaine Boutet, « Histoire des séries télévisées », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 11-46.

– Cara Louise Buckley, Marc Leverette et Brian Ott, It’s Not TV : Watching HBO in the Post-Television Era, Londres, Routledge, 2008.

– Jane Feuer, « HBO and the Concept of Quality TV », dans Kim Akass et Janet McCabe (éd.), Quality TV : Contemporary American Television and Beyond, Londres, I.B. Tauris, 2007, pp. 145-157.

– Jane Feuer, Paul Kerr et Tise Vahimagi (éd.), MTM Quality Television, Londres, BFI Publishing, 1984.

– François Jost (éd.), Pour une télévision de qualité, Bry-sur-Marne, INA, 2014.

– Kirsten Marthe Lentz, « Quality versus Relevance : Feminism, Race, and the Politics of the Sign in 1970s Television », Camera Obscura 43, vol. 15, no 1, pp. 45-93.

– Patrice Petro, « Mass Culture and the Feminine : The ‹ Place › of Television in Film Studies », Cinema Journal, vol. 25, no 3, printemps 1986, pp. 5-25.

– Robert J. Thompson Television’s Second Golden Age : from « Hill Street Blues » to « Er », Syracuse NY, Syracuse University Press, 1997.

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Saga

18 La saga met en scène les péripéties d’une famille sur une période assez longue, de sorte à faire vieillir les acteurs en même temps que les spectateurs. Comme l’indique Umberto Eco, elle répète la même histoire à travers différentes générations. « Bien que l’on puisse la confondre avec le feuilleton généalogique, elle s’en distingue toutefois par le très grand nombre de ses épisodes hebdomadaires (356 pour Dallas, 219 pour Dynastie) dont la durée n’excède pas les 52 minutes. Presque toujours d’origine anglo- saxonne, elle raconte généralement l’histoire d’une famille sur une période historique donnée » (Benassi, p. 89).

– Stéphane Benassi, « Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

– Umberto Eco, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post- moderne » [1985], Réseaux, no 68, 1994, pp. 1-18.

– Noël Nel, « Téléfilm, feuilleton, série, saga, soap opera, telenovela : quels sont les éléments clés de la sérialité ? », CinémAction, no 57, 1990, pp. 62-66.

Série / sérialité / mise en série

19 Alors que la série est une « forme fictionnelle narrative dont chaque occurrence (ou numéro) possède sa propre unité diégétique et dont le(s) héros et/ou les thèmes, ainsi que la structure narrative, sont récurrents d’une occurrence à l’autre », la sérialité désigne « l’ensemble des phénomènes susceptibles de générer la fiction plurielle » [Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, p. 219]. Selon Umberto Eco, la série combine une situation relativement fixe et un nombre limité de personnages centraux récurrents, autour desquels gravitent des personnages secondaires qui varient d’un épisode à l’autre. La mise en série consiste d’après Stéphane Benassi en la déclinaison d’une matrice de départ fondée sur un ou plusieurs schéma(s) narratif(s) fixe(s). La mise en série joue un rôle consolatoire lié à la répétition d’un certain nombre de schémas connus et familiers que le consommateur peut anticiper. Ce sont les variations spatiales (lieux, univers culturels et sociaux) et sémantiques (thèmes, figures, motifs) qui apportent au récit la part d’imprévu nécessaire. La série est donc une somme d’occurrences qui reposent sur la permanence d’un héros ou d’un groupe de héros (comme dans Columbo ou Starsky & Hutch).

– Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, CEFAL, 2000 ; « Spin-off et crossover. La transfictionnalité comme figure esthétique de la fiction télévisuelle », dans René Audet et Richard Saint-Gelais (éd.), La Fiction, suites et variations, Québec, Nota Bene / PUR, 2007, pp. 111-129 ; « Transfictions », dans Eric Maigret et Guillaume Soulez (éd.), « Les raisons d’aimer les séries télé », Médiamorphoses, hors série, Paris, A. Colin, 2007, pp. 158-162 ; « Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

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– Glen Creeber, Serial Television : Big Drama on the Small Screen, Londres, BFI, 2005.

– Umberto Eco, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post- moderne » [1985], Réseaux, no 68, 1994, pp. 1-18.

– Guillaume Soulez (éd.), « Sérialité : densités et singularités / Seriality : Densities and Singularities », Mise au point [en ligne], no 3, 2011. URL : http:// map.revues.org/927 [consulté le 28 mars 2016].

Série de la quête

20 Fonctionnant comme une sorte de « sous-genre de la série feuilletonante », la série de la quête met en scène un héros chargé de remplir un contrat qui est donné « une fois pour toutes dans le pilote », mais « dont l’exécution sera sans cesse différée » pour des raisons diverses. « Le récit sériel prendra alors une allure de quête et les différentes occurrences (micro-récits) seront liées par le lien diégétique de cette quête originelle qui agira comme une série de facteur de feuilletonisation. Notons au passage que cette quête originelle est presque toujours une quête de vérité (Le Fugitif, Les Envahisseurs, Aux frontières du réel) et/ou d’identité (Le Prisonnier, Code quantum, Dark Angel, Le Caméléon, Dead Like Me, United States of Tara, My Name is Earl) » (Benassi, pp. 96-97).

– Stéphane Benassi, « Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

Sériephilie

21 Calquée sur le terme de « cinéphilie », la notion de sériephilie désigne une pratique culturelle qui accorde une large place à l’univers fictionnel des séries télévisées. Elle se distingue toutefois de « la cinéphilie ordinaire avec laquelle elle partage un régime de plaisir […] ; elle ne vient pas de professionnels du cinéma, mais davantage des gens de lettres, et plus encore des amateurs eux-mêmes, servis par la technologie internet » (qui peuvent parfois se muer en spécialistes comme Alain Carrazé et Martin Winckler) (Glevarec, p. 23). La sériphilie fonctionne surtout comme un « attachement à des univers fictionnels » (id.), à des personnages qui semblent faire partie du quotidien, avec lesquels on croit avoir une relation d’intimité. Le profil type du sériphile est un jeune adulte (souvent diplômé) qui préfère les séries américaines aux séries européennes, les séries récentes à celles du passé, et qui les visionne sur son ordinateur et non pas à la télévision. Selon Hervé Glevarec, les séries américaines actuelles peuvent être caractérisées par deux traits : un anoblissement culturel puisqu’elles proposent des fictions complexes et riches d’un point de vue à la fois sémantique et esthétique ; un investissement passionné de la part de certains individus qui contraste avec le statut dont bénéficiait la série télévisée dans les années 1980 où elle était régulièrement dévalorisée comme un produit indigne. Cette sériephilie a pu se développer grâce aux nouvelles modalités de consommation permises par la technologie numérique et informatique : peu des sériphiles visionnent les séries aux

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rythmes dictés par les programmes télévisuels ; la plupart téléchargent des épisodes ou les visionnent en streaming sur leur ordinateur au rythme voulu.

– Alain Carrazé, Les Séries télé. L’histoire, les succès, les coulisses, Paris, Hachette Pratique, 2007.

– Clément Combes, « La consommation de séries à l’épreuve d’internet. Entre pratique individuelle et activité collective », Réseaux, 2011, vol. 1, no 165, pp. 137-163.

– Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, 2010.

– Hervé Glevarec, La Sériephilie. Sociologie d’un attachement culturel, Paris, Ellipses, 2012.

– Allan Görsen, Séries TV : pourquoi on est tous fans, Paris, Edysseus, 2007.

– Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, Cinéphiles et cinéphilies : une histoire de la qualité cinématographique, Paris, A. Colin, 2010.

– Eric Maigret et Guillaume Soulez (éd.), « Les raisons d’aimer les séries télé », Médiamorphoses, hors série, Paris, A. Colin, 2007.

– Martin Winckler, Petit éloge des séries télé, Paris, Gallimard/Folio, 2012.

Sitcom

22 Contraction de l’expression anglo-saxonne « situation comedy » (comédie de situation), la sitcom vise à faire rire le public en mettant en scène les déboires d’un groupe de personnages. D’une durée d’une demi-heure environ, les épisodes sont souvent ponctués des rires des spectateurs qui assistent au tournage en studio, ce qui permet de souligner le rythme comique du jeu et des répliques des personnages. Friends, Seinfeld, How I Met Your Mother ou Scrubs sont des séries considérées comme des sitcoms.

– Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, CEFAL, 2000 ; Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

Soap opera

23 Destiné principalement à un public composé de femmes au foyer, le soap opera est un feuilleton diffusé quotidiennement, à tonalité mélodramatique et mettant en scène les aventures rocambolesques d’une ou plusieurs familles. Le rythme soutenu de production (un épisode par jour) impose un certain nombre de codes narratifs et esthétiques : prépondérance des dialogues, tournage en studio, nombre de décors limités, réservoir important de personnages, redondances de situations, etc. Le terme « soap opera » provient du fait que ces séries étaient à l’origine soutenues

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financièrement par des marques de lessive. Quelques titres de soap opera célèbres : General Hospital (dès 1963), The Young and the Restless (Les Feux de l’amour, depuis 1973), The Bold and the Beautifuls (Amour, gloire et beauté, depuis 1987), Santa Barbara (1984-1993).

– Christine Geraghty, Women and Soap Opera : A Study of Prime Time Soaps, Cambridge, Polity Press, 1991.

– Tania Modleski, « The Rythms of Reception : Daytime Television and Women’s Works », dans E. Ann Kaplan (éd.), Regarding Television. Critical Approaches – an Anthology, Los Angeles, The American Film Institute, 1983, pp. 67-75.

– Patrice Petro, « Mass Culture and the Feminine : The ‹ Place › of Television in Film Studies », Cinema Journal, vol. 25, no 3, printemps 1986, pp. 5-25.

– Lynn Spigel et Denise Mann (éd.), Private Screenings : Television and the Female Consumer, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.

Spin-off

24 Le spin-off, ou série dérivée, consiste à créer une nouvelle série à partir d’un univers diégétique préexistant, notamment en développant un récit autour d’un ou plusieurs personnages secondaires considérés comme suffisamment attractifs pour emmener les spectateurs d’un univers à l’autre. Joey est un spin-off de la série Friends, tout comme Angel est tiré de Buffy the Vampyr Slayer, ou Private Practice de Grey’s Anatomy. Si la dérivation à partir d’un personnage de la série matrice est l’occurrence la plus courante, il existe d’autres formes de déclinaisons. C’est le cas des franchises policières (NCIS, CSI, etc.) qui misent sur le succès d’une formule narrative donnée en la transposant dans un monde fictionnel voisin et susceptible de plaire au même public. Ainsi, comme le souligne Stéphane Benassi, « la complexification des formes syntaxiques, qui repose sur une hybridation des processus de mise en série et de mise en feuilleton, peut atteindre une dimension particulière grâce aux processus transfictionnels tels que le crossover ou le spin-off » (Barthes, p. 81).

– Séverine Barthes, « Production et programmation des séries télévisées », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 69-72.

– Stéphane Benassi, « Spin-off et crossover. La transfictionnalité comme figure esthétique de la fiction télévisuelle », dans René Audet et Richard Saint-Gelais (éd.), La Fiction, suites et variations, Québec, Nota Bene / PUR, 2007, pp. 111-129 ; Sérialité(s) », dans Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, pp. 75-105.

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Web-série

25 Une web-série (ou série web) est une fiction plurielle conçue pour et diffusée sur le Web. Produites par des amateurs ou des semi-professionnels, les web-séries se présentent comme une alternative aux séries télévisées « standards », bien que certaines, en raison de leur qualité, soient hébergées par les sites internet de grandes chaînes de télévision. Croisement entre la série et le court-métrage, la web-série de fiction se fonde sur un scénario original (avec des personnages récurrents) ou alors s’inspire de fictions sérielles préexistantes. Elle s’adresse en général à un public habitué à consommer des produits audiovisuels sur internet. Le « webisode » est l’« épisode diffusé exclusivement sur internet et non sur les canaux hertziens ou câblés » [Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, p. 220].

– Joël Bassaget, Web Séries Mag. Le magazine des fictions du Web, hébergé par Libération.fr : http://webseriesmag.blogs.liberation.fr/.

– François Jost, « Webséries, séries TV : allers-retours. Des narrations en transit », Télévision, vol. 1, no 5, pp. 13-25.

– Mes Séries Web : www.meswebseries.fr/.

– Séries Web : www.serieweb.com/.

– Web-Séries de la RTS : www.rts.ch/fiction/7232312-les-web-series-de-la-rts.html.

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Qu’en est-il des (web-)séries suisses ? Point sur la situation lors des Journées de Soleure 2016

Sylvain Portmann et Anne-Katrin Weber

1 Organisée en janvier 2016 dans le cadre des Journées de Soleure, la table ronde dont nous proposons ci-dessous une retranscription1 est le fruit d’une collaboration entre les Journées de Soleure, le Réseau Cinéma CH et la revue Décadrages. Elle prolonge ainsi le dossier de ce numéro en cherchant à donner une visibilité au pan helvétique de la production de séries télévisées actuelles. Animée par Anne-Katrin Weber, chercheuse de l’Université de Lausanne, elle a réuni quelques-uns des principaux acteurs de la production de séries en Suisse : Pilar Anguita-MacKay (scénariste de la série RTS Anomalia), Urs Fitze (responsable Fiction de la SRF), Valentin Greutert (producteur indépendant de A FilmCompany), Françoise Mayor (responsable Fiction de la RTS) ainsi que Charlotte Bouchez (doctorante à la section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Unil et spécialiste de la télévision suisse).

2 Afin de faire découvrir la production helvétique et nourrir la discussion, une projection d’épisodes récemment produits par les chaînes du service public suisses alémaniques et romandes (SRF et RTS) a été organisée en amont de la table ronde2. Composé de séries destinées à la diffusion télévisuelle ou en ligne, ce programme a permis de faire découvrir deux types de produits, les uns s’inscrivant dans la grille des programmes des chaînes publiques, les autres, des formats brefs (entre 6 et 8 minutes), étant mis à disposition sur des sites Web.

3 Prenant comme point de départ ces exemples de fictions plurielles, le débat s’est organisé autour de trois axes principaux : la production des séries, leur financement et la convergence médiatique, notamment dans la relation qu’entretient la télévision « linéaire » avec le streaming sur internet. La table ronde a permis de brosser un portrait de la production des séries suisses qui occupent aujourd’hui une place de choix au sein d’un paysage audiovisuel élargi.

4 Anomalia, série diffusée en prime time à partir de janvier 2016 sur la RTS, a servi d’illustration pour comprendre les différentes phases de création d’une série suisse.

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Coproduite par la RTS et la structure genevoise Point Prod, elle aura mis environ trois ans pour apparaître sur nos écrans, et ce depuis les premières phases de développement jusqu’à la période de postproduction. Elle a été choisie par la RTS3 en fonction de la ligne éditoriale de son unité Fiction, décrite ainsi : « Pour pouvoir entrer en production sur une à deux séries par année, nous travaillons en recherche et développement sur des cycles de deux ans environ. Le processus débute par des pitching sessions au cours desquelles les équipes souhaitant s’inscrire dans cette dynamique de création viennent proposer des projets à la RTS. Un jury sélectionne plusieurs concepts qui entrent dans une première phase de développement. Puis, sur la base d’un premier scénario et d’une bible complète de la série, le même jury retient les projets les plus prometteurs pour finaliser l’écriture de l’ensemble de la série et engager les réflexions de production et de financement. La mise en production peut alors être planifiée. »4

5 Durant le débat, l’importance de la collaboration entre les différents acteurs a été soulignée à plusieurs reprises, aussi bien par les représentants du service public que par la scénariste d’Anomalia, Pilar Anguita-MacKay. Pour Françoise Mayor, la coproduction via le Pacte de l’Audiovisuel associant les producteurs indépendants du milieu cinématographique à la SSR5 garantit le renouvellement des ressources créatives et artistiques, lequel se traduit par des productions variées, tant au niveau esthétique que narratif. Anomalia, série fantastique centrée sur le parcours d’une neurochirurgienne qui se découvre des pouvoirs de guérisseuse, est, par exemple, très différente de Station Horizon (2015) mettant en scène le microcosme humain gravitant autour d’une station-service valaisanne. Du point de vue de la scénariste, la collaboration étroite et relativement longue avec le producteur, mais surtout avec la RTS, a permis de bien cerner le public cible et d’orienter le scénario vers l’audience prime time du service public.

6 Prévoyant au moins une série par an (toujours diffusée en début d’année), la politique de production de la RTS a fait le choix, depuis 2008, d’inscrire ses séries dans les meilleures plages horaires où elles sont censées fidéliser le public romand. Les productions de la RTS affichent par ailleurs une affinité explicite avec le régional et la culture locale, de manière à entrer en résonance avec le quotidien de l’audience. Dans la ligne éditoriale de l’Unité Fiction, mais également dans l’appel à projets 2015-2016, la RTS souligne la centralité de l’identité régionale permettant, selon les responsables, « d’interpeller le public romand, tout en étant universelle ». Selon Charlotte Bouchez, chercheuse à l’Unil, cet attrait « universel » de la série est non seulement perceptible à travers une histoire qui, quoique ancrée très localement, atteint une dimension universelle, mais est également manifeste dans les choix esthétiques qui font référence aux productions internationales de la Quality TV.

7 La place essentielle accordée au « local transnational » caractérise également la politique de production de la SRF qui réalise ses fictions plurielles en dialecte suisse allemand. Contrairement à la RTS qui lance annuellement une nouvelle série, la SRF mise depuis quelques années sur une seule série phare, Der Bestatter [Le Croque-mort], dont la 5e saison a très récemment été annoncée. Diffusée le mardi soir sur la SRF1, Der Bestatter connaît un large succès avec presque 40 % de part d’audience6. Située dans un petit village argovien, la série suit un ancien policier devenu croque-mort qui poursuit ses investigations en parallèle à celles menées par son ancienne partenaire à la police. Après la diffusion en janvier 2015 sur la RTS d’une version doublée en français – puis d’une autre, doublée en allemand et destinée à la vente auprès de la WDR et la 3Sat –,

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cette série a également été exportée au Canada et aux Etats-Unis ; depuis octobre 2015, elle est disponible sur Netflix en Suisse, en Autriche et en Allemagne, représentant ainsi la première production suisse achetée par le géant américain du streaming7. Selon Urs Fitze (SRF), ce succès ne s’explique pas par le recours à une stratégie de développement visant le marché international, mais par le souci de toucher en priorité le public national du service public. La recette du succès de Der Bestatter auprès des spectateurs suisses-alémaniques et sur le marché international résiderait dès lors dans sa capacité à mettre en scène un « localisme » doté d’une dimension transnationale.

8 Si les « grandes » séries télévisuelles profitent du financement issu du Pacte de l’audiovisuel, les web-séries bénéficient quant à elles d’un budget bien plus modeste. Selon Valentin Greutert, producteur de Roiber und Poli – une web-série racontant les péripéties d’une famille prête à embrasser une carrière de brigands –, ce mode de production exige un travail très peu rémunéré (voire bénévole) de la part du réalisateur et du producteur, mais avec l’avantage d’offrir une liberté de création quasi totale. Contrairement aux séries prime time qui impliquent une collaboration étroite entre l’équipe réunie autour d’un producteur indépendant et des responsables du service public – allant de pair avec budget conséquent –, l’expérience de Greutert montre que la web-série ouvre un terrain d’expérimentation plus vaste aux créateurs. Destinées a priori à un jeune public d’internautes, les web-séries peuvent intégrer de nombreuses innovations, à l’instar de la double fin proposée aux spectateurs par Roiber und Poli. Au terme du huitième épisode, les consommateurs ont en effet la possibilité de choisir entre une fin « heureuse » et une fin « mauvaise »8 – cette logique interactive profitant uniquement au dispositif multimédia de la web-série (ce choix ne pouvant être effectué qu’en ligne). Les possibilités élargies d’une production destinée au Web s’inscrivent donc dans la stratégie multimédia de la SSR qui espère toucher un public plus large et surtout plus jeune, tout en favorisant le développement du secteur audiovisuel online jugé central pour le futur du service public en Suisse.

L’écriture d’une série, l’exemple d’Anomalia

Anne-Katrin Weber – En tant que scénariste de la série Anomalia, quelles ont été les différentes étapes de la production ? Pilar Anguita-MacKay – C’est une question qui nécessiterait une longue réponse. Pour résumer, il y a eu tout d’abord un intérêt pour le sujet : j’avais commencé à m’intéresser au monde des guérisseurs et des guérisseuses, et j’avais discuté de cela avec des personnes qui pouvaient me renseigner sur celui-ci, lorsqu’à la même période la RTS a fait une conférence présentant leur public cible. Ces deux choses mises ensemble, j’ai commencé à réfléchir à une idée de série que j’ai présentée à un producteur. C’est ensuite avec ce producteur, Jean-Marc Fröhle de Point Prod, que nous avons répondu à un appel à projets lancé par la RTS. Le projet a été retenu, et nous avons commencé à développer le scénario durant environ deux ans. Ensuite, la préproduction, la production et le tournage ont duré une année supplémentaire. Ainsi, au total, la réalisation d’Anomalia, de l’écriture au tournage, a pris un peu moins de trois ans.

Anne-Katrin Weber – Vous avez signé seule le scénario d’Anomalia, tout en collaborant avec l’équipe de la production et de la RTS. Comment ces collaborations se sont-elles mises en place,

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à quel moment avez-vous travaillé seule, et à quel moment avez-vous cherché le dialogue avec les membres de l’équipe ? Pilar Anguita-MacKay – Dès le début, j’ai présenté le projet à Jean-Marc Fröhle avec l’envie d’écrire seule cette histoire. C’était la première fois que nous travaillions ensemble, et nous voulions voir si j’étais capable d’assumer cette tâche. En effet, la charge de travail pour une scénariste de série est énorme ! C’est dans un deuxième temps que j’ai rejoint l’équipe de Françoise Mayor. J’écrivais d’abord de mon côté, puis je présentais des versions au producteur et à la télévision. Nous faisions des séances de brainstorming – en fait, tout le monde avait des commentaires à faire. C’était une collaboration très intéressante pour moi. Petit à petit, nous avons trouvé un langage commun, une façon de travailler ensemble. Au début de nos discussions, les remarques étaient générales et peu utiles pour mon travail. J’ai alors commencé à poser des questions spécifiques : à quelle page, quelle réplique, quels changements ? Cette manière de procéder a été fructueuse puisque toute l’équipe réfléchissait ensemble aux problèmes du scénario : parfois, trois personnes pensaient la même chose… Il fallait donc les écouter et prendre note de leurs remarques. Ce processus a duré un peu moins de deux ans.

Anne-Katrin Weber – Vous avez également travaillé en France et aux Etats-Unis. Pouvez-vous comparer les expériences au sein de ces différents contextes industriels et institutionnels ? Pilar Anguita-MacKay – Dans ces différents pays, les séances de développement d’une série sont assez semblables, dans la mesure où une équipe lit votre scénario et vous fait des remarques très spécifiques. Je prends note de tout et prête particulièrement attention aux remarques récurrentes. Il est important d’écouter les commentateurs car ils constituent le premier public. En général, nous sommes environ sept personnes à chaque fois. La difficulté du métier de scénariste réside dans le fait qu’on n’est pas libre : le scénariste n’est pas un artiste qui écrirait son texte de manière autonome. Une série est une commande et, en tant que telle, elle implique une collaboration entre plusieurs partenaires qui apportent leur savoir. Par exemple, la RTS connaît beaucoup mieux son public que moi ; et il est dès lors important que j’intègre certaines observations de la part de son équipe qui sait à qui la série s’adresse.

Anne-Katrin Weber – Une fois le scénario terminé, intervenez-vous lors du tournage, ou lors d’une autre étape de la production ? Pilar Anguita-MacKay – Nous avons beaucoup discuté cette question avec le producteur. Nous nous sommes demandé quel était le rôle de l’auteur et quelles étaient ses responsabilités. Nous avons décidé que j’allais participer au choix du réalisateur et au casting des rôles principaux. Puis, je me suis rendue sur le tournage et j’ai visionné quotidiennement les rushes. Je donnais ainsi des feedbacks au producteur qui transmettait ensuite mes commentaires au réalisateur. J’avais des contacts avec le réalisateur [Pierre Monnard] qui, très tôt, s’est rendu aux réunions de développement de scénario. Nous avons échangé sur beaucoup d’aspects qui ne faisaient pas directement partie de mon travail, tels que la musique. Nous avons engagé une sorte de collaboration inofficielle : je n’étais pas complètement coupée du processus de réalisation, mais je n’étais pas présente tout le temps non plus.

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La production de séries à la RTS-SSR

Anne-Katrin Weber – Françoise Mayor, pouvez-vous rebondir sur ce témoignage et résumer la façon dont la production d’une série se déroule au sein de la RTS ? Françoise Mayor – Nous organisons une ou deux fois par année des pitching sessions où nous invitons non seulement les scénaristes, mais aussi les producteurs et parfois les réalisateurs à venir nous proposer une idée. Nous sommes un jury constitué de personnes de la fiction, de membres de la direction des programmes et de la programmation, des responsables des achats de programmes de fiction. Nous retenons trois, quatre, cinq projets parmi ceux proposés – cela dépend des années – puis nous les développons collectivement. La notion de groupe est fondamentale. Nous avons décidé d’inscrire nos séries dans le cadre du Pacte audiovisuel parce que nous pensons qu’il offre un cadre propice. A la RTS, nous avons la connaissance du public et de ses goûts. Mais nous avons aussi besoin de producteurs indépendants qui sont en phase avec le milieu du cinéma. Nous avons besoin de la créativité et de la diversité des producteurs indépendants, mais également des scénaristes et des réalisateurs/réalisatrices. Si nous restions tout seuls, nous risquerions de nous étouffer ! Pour revenir au processus de création d’une série, il est très long. Quant aux auteurs, ils préfèrent parfois travailler seuls, et préfèrent travailler de manière indépendante ; d’autres viennent à deux ou à trois – nous avons eu tous les cas de figure. Lorsqu’on se rend dans des rencontres professionnelles, dans des forums comme ceux de l’EBU/ UER, par exemple, on constate qu’il existe presque pour chaque série un modèle différent. Certains diront qu’il faut une writer’s room, et puis qu’il faut une hiérarchie avec un headwriter dirigeant plusieurs auteurs, d’autres diront que le travail en solo est plus payant, chacun a son idée ! Il y a quelques cas comme Pilar qui sont des personnes ayant une créativité et une capacité de travail qui font qu’elles peuvent porter toutes seules l’écriture d’un projet.

Les séries entre ancrage local et marché global

Anne-Katrin Weber – Charlotte Bouchez, quels liens pouvez-vous établir entre Anomalia, son histoire située dans la campagne fribourgeoise, et les recherches que vous menez sur la réception de la téléréalité en Suisse ? Comment la construction de l’identité suisse, d’une identité régionale, est-elle traduite dans Anomalia ? Charlotte Bouchez – Par rapport à ce que je connais sur la téléréalité produite en Suisse romande, la question identitaire est beaucoup moins explicite dans Anomalia. Ce qui m’a frappé, c’est que l’identité régionale et la question du local s’articulent à une esthétique internationale. Dans Anomalia, nous retrouvons un petit village, un microcosme social, et dès les premiers épisodes un discours sur le patrimoine, l’histoire et la tradition. Le parcours personnel de l’héroïne thématise par ailleurs directement ce retour aux origines qui caractérise aussi partiellement les productions de la téléréalité. Mais contrairement à ce que je connais de la téléréalité, dans Anomalia, tous ces sujets – la tradition, la vie villageoise, les montagnes – sont traités sur un mode esthétique particulier qui rapproche la série de la Quality TV. Les séries de la Quality TV sont pour l’instant plutôt produites à l’extérieur de la Suisse mais elles ont visiblement influencé la conception d’Anomalia. Mais la série s’inspire

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aussi directement de l’esthétique cinématographique. Les plans d’entrée dans la série sont à ce titre intéressants dans la mesure où ils citent Shining de Stanley Kubrick ou d’autres films qui font désormais partie de notre imaginaire collectif. Ainsi, Anomalia s’inscrit dans un réseau de référents que nous associons davantage au cinéma qu’à la télévision, et encore moins à une télévision à caractère national ; une télévision qui avait jusqu’ici beaucoup oscillé entre la défense et la recherche d’une identité suisse. Pilar Anguita-MacKay – Il y a un aspect supplémentaire concernant la question identitaire dans Anomalia. En fait, Valérie, le personnage principal, traverse une crise identitaire : elle commence son parcours en étant neurochirurgienne – et donc une médecin rationnelle – pour finir… Bon je ne vais pas vous raconter la suite, mais il s’agit bien d’un questionnement sur son identité. Charlotte Bouchez – Je ne voulais pas trop dévoiler le parcours de la série, puisqu’elle est en train d’être diffusée, mais je suis tout à fait d’accord avec vous. La série met en place cette question dont je parlais, qui a plutôt rapport au paysage, au patrimoine, à ces marqueurs identitaires, qu’elle compare ou confronte au parcours de l’héroïne, et à la question du rapport à une culture ancestrale de la tradition de guérisseuse. Cette culture-ci ne se réduit pas à Fribourg ou à une problématique locale – c’est une problématique qu’on peut trouver dans d’autres endroits du monde. Dans Anomalia, elle laisse transparaître une tension entre cette histoire et une modernité actualisée par le métier de l’héroïne. Et ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit d’une problématique locale qu’on peut ramener à Fribourg et environs, mais qui peut aussi être exportée. On pourrait parler d’un « local transnational ». Françoise Mayor – A la RTS, nous travaillons en premier lieu pour notre public, pour notre marché, et nous cherchons des financements en Suisse. En même temps, nous ressentons de plus en plus l’envie et le besoin financier de nous ouvrir au marché international et d’aller chercher des partenariats. Mais si nous faisons des séries en Suisse, c’est justement parce qu’il n’y en a pas ! Nous ne souhaitons donc pas qu’elles ressemblent à tout ce qu’on peut trouver dans l’océan de l’offre des fictions internationales. Les séries que nous avons l’ambition de développer en Suisse doivent quelque part nous ressembler, sans pour autant qu’elles soient le signe que l’on se replie sur nous-mêmes. Nous savons grâce à des enquêtes qualitatives que le public est très sensible aux paysages et aux autres marqueurs identitaires que vous décrivez. Le public aime en outre reconnaître des comédiens et des comédiennes, qu’ils soient suisses ou non. Ainsi, les spectateurs d’Anomalia ne sont pas du tout dérangés que Natacha Régnier soit belge – ils ne disent pas « oh mon Dieu, pourquoi êtes-vous allés chercher des Belges ? ». Urs Fitze – A la SRF, nous avons actuellement une seule série télévisuelle en production, malheureusement ! Notre objectif est d’aborder des sujets et des thématiques qui correspondent à la culture et la réalité de la vie de notre public. Je crois que seule une série ancrée localement peut voyager et s’exporter. A mon avis, les meilleures productions sont celles réalisées pour un public précis. Cependant, ce public cible peut exister partout dans le monde, et pas seulement en Suisse. Der Bestatter est une série située dans une petite ville suisse du Mittelland, et malgré cet ancrage, elle est vendue internationalement. Elle montre explicitement que la condition pour une carrière internationale reste le succès sur le marché national. Or, ce succès n’était pas calculé ! Nous faisons des séries pour des gens – en Suisse et

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ailleurs – qui se reconnaissent dans les histoires proposées. Nous cherchons ainsi continuellement à nous améliorer pour le public de la SRF et pas uniquement pour le public de Netflix. Je ne soutiens pas l’idée qu’il faut s’orienter immédiatement vers un marché international. Il faut raconter ce que nous avons à raconter et si la série marche pour le public cible national, elle marchera également au-delà de nos frontières. Un bon exemple de ce phénomène est celui de la série danoise The Killing – intitulée la Kommissarin Lund en allemand – qui est une série déterminée par des caractéristiques nationales et qui malgré cela a fait le tour du monde.

Télévision linéaire vs diffusion en ligne

Anne-Katrin Weber – Le succès de Der Bestatter est manifeste à travers l’audimat de la série [autour de 40 % ndlr]. Mais, lors de la préparation de la table ronde, vous avez également mentionné que le fait de pouvoir revoir les épisodes manqués sur le site Web constituait un facteur très important. Il y a donc d’un côté le public télévisuel traditionnel, de l’autre côté le portail online. Pouvez-vous expliquer comment ces deux formats et ces deux modalités de visionnement se complètent ? Urs Fitze – La présence en ligne est extrêmement importante, mais je dois avouer que Der Bestatter a été conçu exclusivement pour la diffusion télévisuelle. Il s’agit d’un format traditionnel : Der Bestatter est une série qui passe en prime time en raison de ses coûts relativement élevés. Cette place dans la grille des programmes est peut-être la raison pour laquelle nous racontons des histoires un peu plus sages que celles diffusées par d’autres télévisions. Nous n’avons malheureusement pas les moyens de faire une série late night : nous réaliserions volontiers un nouveau Breaking Bad, mais une telle production n’est pas dans nos moyens. Par contre, nous cherchons à produire davantage de choses pour le Web. Les beaux exemples que nous avons vus en amont de la table ronde – Hellvetia ou Roiber und Poli – sont bien évidemment moins mainstream, et c’est là une des fonctions de ces productions. De plus, les web-séries ouvrent à de nouvelles formes narratives, leur format très bref étant très efficace. Cependant, il est surprenant de voir à quel point la série prime time marche également très bien en ligne. Le dernier épisode de Der Bestatter avait, je crois, 126 000 visionnements en ligne, ce qui est énorme. Les web-séries n’atteignent jamais ce chiffre, même pas en cumulant tous les visionnements de tous les épisodes – et ici on ne parle que d’un seul épisode ! On voit donc que les formats davantage « conservateurs » fonctionnent très bien en ligne. Françoise Mayor – Sur RTS.ch ou playRTS, qui est le jumeau de ce qu’Urs Fitze vient de décrire, les fictions qui marchent le mieux sont par exemple Top Models. Les programmes très populaires à la télévision sont ceux qui sont énormément rattrapés. Il s’agit alors de mettre à disposition du public nos contenus, que ce soient Der Bestatter (qui est une production originale) ou des programmes achetés. Nous savons que le public a de plus en plus envie d’avoir la liberté de rattraper sur sa télévision ou en mobilité les émissions ratées en direct.

Le financement des web-séries

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Anne-Katrin Weber – Valentin Greutert, vous êtes producteur de films de cinéma, de télévision, mais aussi de la web-série Roiber und Poli. Est-ce que vous connaissez l’audimat de Roiber und Poli ? Par ailleurs, lorsque vous avez commencé à travailler sur le projet de la série web, quels sont les aspects qui vous ont le plus intéressé dans le projet ? Valentin Greutert – La série a fait l’objet de 62 000 clicks. Il est évident qu’une série web ne bénéficie pas de la même publicité qu’une série prime time, et le téléspectateur standard ne rencontrera presque jamais ces productions, même si Roiber und Poli a été diffusée à la SRF. Mon intérêt pour la web-série provient du fait qu’elle permet d’expérimenter l’auto-exploitation dans une toute nouvelle dimension. En effet, avec la web-série, nous avons réalisé pour quasi rien pas mal de minutes, tout en restant complètement libres des choix narratifs et esthétiques. La télévision a accepté notre idée, puis nous n’avons plus eu de contact. Avec le réalisateur Patrick Karpiczenko, nous avons beaucoup apprécié cette liberté. En règle générale, dans le domaine de l’audiovisuel, nous avons presque trop d’argent : et quand il y a trop d’argent en jeu, les rédactions de télévision prennent peur et les différents partenaires doivent longuement négocier pour savoir ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. A l’opposé, lorsqu’il n’y a quasiment pas de budget, personne ne se permet d’intervenir. Ces conditions nous ont stimulés et nous ont permis une envolée créative qui aurait été impossible avec un budget important. Il semble donc y avoir une corrélation inversée entre la créativité, l’absence de financement et la motivation. Françoise Mayor – Dans le cas de Roiber und Poli, comme pour Bipèdes, il s’agit d’un financement unique de la direction générale qui a eu envie de stimuler cette créativité. La série La Vie sur Vénus est une série qui nous a été proposée dans le cadre du Pacte audiovisuel. Parmi les partenaires financiers de cette série, il y a également le Transmedia Project [une bourse d’encouragement pour des projets transmédia], l’Office Fédéral de la Culture, le Cinéforom pour la Suisse romande [fondation romande pour le cinéma] et d’autres. Autrement dit, il y a eu un financement qui a pu se faire de façon diversifiée. Le cas de Hellvetia quant à lui est très spécial, puisque issu d’une collaboration avec un festival, le NIFFF [Neuchâtel International Fantastic Film Festival] spécialisé dans le genre fantastique. Nous avons donc coorganisé un concours qui représente d’une certaine manière la succession de moncinéma [voir infra]. En calculant les coûts/minutes de chacune de ces web-séries nées, rappelons- le, dans des contextes financiers différents, on constate curieusement que l’on parvient au même coût/minute pour chacune d’entre elles. Une journée de comédien talentueux, un bon chef opérateur, un bon monteur, si on veut une bonne musique, etc. – pour tout type de production, qu’il s’agisse de cinéma, de télévision ou de web, il y a des frais incompressibles. L’équipe de production d’une web-série est peut-être plus réduite, mais on arrive à un socle minimal. La question qui se pose dès lors est : qui, en dehors de la SSR, pourrait financer cela ? Le Cinéforom le fait ponctuellement, et je pense que si on souhaite développer cette vitalité et cette créativité – avec ou sans la SSR – il faut s’assurer qu’il y ait un financement qui soit accessible aux producteurs et aux auteurs. Urs Fitze – Ce qui vient d’être mentionné est central : à l’avenir, nous devons créer de nouveaux partenariats pour ces productions. Actuellement, il y a déjà des discussions qui vont dans ce sens. Par exemple, le Swiss Fiction Movement réfléchit à la façon de mettre sur pied des productions destinées à une diffusion en ligne qui soient financées par des canaux différents que les films de cinéma et de télévision. Nous avons besoin de nouvelles conditions de production et de nouveaux moyens de

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financement. Pour y parvenir, il faut travailler ensemble, avec tous les acteurs concernés. Nous, la SSR (SRF et RTS) collaborons déjà depuis longtemps, mais il faudrait également solliciter Pro Helvetia, le Pour-cent culturel Migros, la Confédération. Valentin Greutert – Si j’ose ajouter encore quelque chose sur ce point : j’ai discuté de cette question avec plusieurs partenaires potentiels. Ils soutiendraient ce type de projets à condition qu’une diffusion télévisuelle soit garantie. La diffusion à la télévision est centrale, et pour celle-ci il n’existe que la SSR. Urs Fitze – C’est une perspective à court terme. Nous essayons actuellement de montrer les web-séries à la télévision, mais je crois qu’à l’avenir, la diffusion à la télévision aura moins de poids et la diffusion en ligne sera tout aussi importante. Par conséquent, nous aurons d’autres problèmes à gérer, notamment en lien avec les droits d’auteur. Ce qui est certain, c’est que nous aurons besoin de nouvelles formes de partenariat. Françoise Mayor – Cette question nous fait parfois un peu sourire : le caractère web only de ces productions, soutenues par des institutions et par des auteurs qui désirent ensuite tout de même passer à la télévision… Nous venons de faire une petite expérience avec Couleur 3 qui est notre chaîne radio de service public destinée à un public plutôt jeune : nous avons réalisé une petite web-série qui s’appelle Dans ta toile et qui consiste en des pastiches, des remakes de grands films à dimension interactive où le public peut voter pour choisir le film qui serait suédé [ferait l’objet d’un remake], selon le terme consacré, durant la semaine. Il est vrai qu’elle a eu beaucoup de vues, et beaucoup plus que d’autres séries, sûrement grâce aux animateurs de La 3 qui parlent de la série dans leurs émissions, qui partagent évidemment ces vidéos sur leurs pages Facebook, etc. Je pense que l’avenir, comme vous dites, n’est pas dans le Web seulement, avec des productions sans lien avec d’autres médias, des réseaux sociaux, etc. Il faut des complémentarités, mais pas nécessairement uniquement avec la télé, surtout s’il s’agit d’une chaîne généraliste. On risquerait de perdre le public, qui pourrait se demander ce qu’une série comme Hellvetia fait à la télévision. Les gens se diraient : mais ils sont devenus fous, c’est n’est pas possible, qu’est-ce qu’il leur prend de nous proposer ça, c’est gore, c’est bizarre, etc. Même si la qualité est présente, ces fictions ne s’adressent pas au même public que celui de Der Bestatter.

Interactivité et participation

Anne-Katrin Weber – Dans Roiber und Poli, c’est la double fin qui frappe. Le spectateur peut choisir entre une « bonne » et une « mauvaise » conclusion. Cette participation de la part du spectateur distingue le Web de la télévision linéaire. Comment cette idée s’est-elle imposée ? Valentin Greutert – L’appel d’offres de la SSR soulignant qu’il serait souhaitable d’introduire des éléments interactifs, nous avons réfléchi à comment répondre à cette exigence. La série – et sa fin double – se nourrissent du sujet subversif traité, puisque ce sont les parents d’un jeune enfant qui commencent à voler. Il s’agissait alors de savoir de quel côté le spectateur se situerait : est-il scandalisé par cette histoire ou soutient-il le couple ? Permettant d’interroger le spectateur sur ce qu’il souhaiterait voir, la double fin s’est imposée. Il est intéressant de noter que la « mauvaise » fin est plus souvent choisie que la « bonne » fin.

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Françoise Mayor – Cette notion de participatif ou d’interactif est importante. En août 2007, donc bien avant que YouTube soit aussi présent dans la vie des Suisses, nous avons lancé avec Sophie Sallin et d’autres collègues du multimédia de la RTS un site qui s’appelait moncinema.ch. La vocation initiale du notre portail était de présenter la fiction produite par la RTS : les coproductions, les sorties en salle, etc. ; il s’agissait de quelque chose d’assez institutionnel. Puis nous nous sommes dit que pour attirer le jeune public il serait mieux de créer un site où il pourrait mettre en ligne ses propres courts-métrages. Nous pourrions créer un jury et, de temps en temps, acheter une des productions qui passerait à la télé. En fait, nous nous sommes rendu compte très rapidement que les réalisateurs de ces courts-métrages étaient toujours les mêmes et pour la plupart des personnes que nous connaissions déjà. Même Francis Reusser, un réalisateur suisse d’une ancienne génération, nous faisait des petits clins d’œil en postant de temps en temps des vidéos sur ce site. Nous avons vu qu’il était possible d’ouvrir un espace de créativité mais que dans le fond nous parlions toujours à des cinéastes et pas au grand public ou à des talents complètement inconnus. Par conséquent, à la RTS, nous sommes un peu revenus de l’exigence de la participation directe dans le domaine de la fiction, et nous avons plutôt développé d’autres pistes. Par exemple, pour Bipèdes, un des épisodes contient un moment de réalité augmentée : si on place son téléphone à côté de son écran, de sa tablette ou à côté de son ordinateur, le plan s’élargit et on découvre ce qui se passe dans le « hors-champ ». Autrement, depuis 2013, la SSR a le droit de produire pour le Web, le fameux web only : la direction générale de la SSR a lancé les concours dont sont nés Bipèdes, Roiber und Poli, etc. et qui poursuivent l’objectif d’atteindre de nouveaux publics.

Convergence et publics

Anne-Katrin Weber – Roiber und Poli s’adresse à un public plus jeune. Cette série, ainsi que les autres productions que nous avons vues – Hellvetia, Bipèdes, etc. – parviennent-elles à fédérer un public plus large ? Françoise Mayor – C’est la grande question : si l’objectif c’est de trouver de nouveaux publics, est-ce que ces productions-là y parviennent ? Est-ce qu’on arrive effectivement à ramener des gens vers la SRF, la RTS, la RSI qui ne regarderaient pas forcément le service public suisse ? Nous discutons beaucoup les uns et les autres à ce sujet, également à l’intérieur de la RTS. Nos collègues du multimédia pensent que nous, les gens de télévision, sommes des has been dont le média est déjà mort ! Ces réflexions un peu stériles ressemblent aussi parfois à des bras de fer, alors que le public additionne les expériences et n’oppose pas un média à un autre… Certaines web-séries, comme La Vie sur Vénus, sont dès le début pensées pour remplir une petite case tout à fait classique de la télévision qui s’appelle Le court du jour. Ce court amène beaucoup de monde vers les formats brefs qui renvoient après sur le site. Par contre, est-ce que, grâce à La Vie sur Vénus, nous avons touché un nouveau public, par exemple des jeunes scientifiques de l’EPFL qui tout à coup s’intéressent à la RTS ? Je ne sais pas. Cependant, si l’objectif de ces productions est l’expérimentation, oui il est complètement atteint. Elles permettent un nouveau dialogue avec certains auteurs avec lesquels nous n’aurions peut-être pas été en contact. Elles sont enrichissantes pour ça, même si l’impact auprès du public est assez modeste.

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Urs Fitze – Je ne sais pas ce que l’avenir nous réservera mais les chiffres que nous possédons montrent que le public en ligne est différent de celui des programmes diffusés en direct. Certaines de nos séries appelées Web First passent d’abord sur internet avant d’être diffusées à la SRF. Nous constatons que malgré cette présence en ligne, il n’y a pas de réduction de l’audimat au moment de la diffusion télévisuelle de la série. Il s’agit dès lors d’un autre public qui regarde les séries sur le Web. Inversement, nous avons observé, grâce aux statistiques de la SRF du Web, que 95 % des personnes qui utilisent SRF Online proviennent de la consultation de nos programmes, et non pas du Web. Nous devrions atteindre davantage ces autres publics présents sur le Web. Les superbes séries produites par la RTS ou Valentin Greutert contribuent indubitablement à cela.

NOTES

1. Le podcast est disponible ici : http://podcast.dexmusic.ch/sft2016/2016-01-25-seriestv.mp3. 2. Le programme de cette projection était le suivant : Anomalia (saison 1, épisode 1) ; Hellvetia (« 100 % pure mort ») ; Roiber und Poli (« Das Instrument ») ; Bipèdes (épisode 5) ; La Vie sur Vénus (« Tai-Chimie »). 3. Voir l’appel pour 2015-2016 : www.rts.ch/fiction/pacte-audiovisuel/7267679-demande-de- soutien-a-la-rts.html 4. Mémo transmis par Françoise Mayor le 19 janvier 2016 aux auteurs. 5. Voir www.srgssr.ch/fr/service-public/culture/pacte-de-laudiovisuel/. 6. A titre de comparaison, les premiers épisodes d’Anomalia ont fait 19,2 % de part d’audience. Voir à ce sujet : www.pressreader.com/switzerland/le-matin/20160208/281925952056241/ textview ou Le Matin du 8 février 2016. 7. www.srf.ch/sendungen/der-bestatter/der-bestatter-geht-in-die-usa. 8. www.srf.ch/sendungen/roiberundpoli/das-ende-2 ?srg_shorturl_source =dasende (consulté le 15 janvier 2016).

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Rubrique cinéma suisse

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Entretien avec Kim Seob Boninsegni

Charlotte Bouchez et Tristan Lavoyer

1 Kim Seob Boninsegni vit et travaille à Genève. Son travail entrecroise différentes pratiques artistiques, et nous l’avons rencontré dans son atelier pour discuter avec lui de son choix d’investir davantage la production cinématographique avec son film Occupy the Pool (2015). Dans cet entretien, nous avons cherché à dégager les spécificités de son approche du cinéma, basée sur une position initiale d’extériorité par rapport à ce domaine. Notre démarche a consisté à questionner l’impact des conditions de production tant sur le film lui-même que sur des aspects plus informels qui constituent la genèse d’un tel objet.

Décadrages – Peux-tu nous décrire le parcours qui t’a amené à t’intéresser plus spécifiquement au film ? Kim Seob Boninsegni – Mon parcours est un peu étrange. S’il est redevable à beaucoup de disciplines, c’est avant tout l’écriture qui m’a poussé à entrer à la HEAD en cinéma en 1997. A cette époque, la vidéo était le médium roi et en parallèle j’avais un travail alimentaire au Centre pour l’Image Contemporaine de Genève. Une des tâches qui m’avait été confiée consistait à visionner les vidéos de leur médiathèque pour en relever la durée et quelques autres critères. C’est à ce moment que j’ai eu mes premiers contacts avec la vidéo d’art et son univers souvent étrange. Cela a probablement eu une incidence sur mon parcours, puisque à la fin de la première année en cinéma je quittais cette section pour celle des arts visuels. J’y rencontrais Dominique Gonzalez-Foerster qui fut ma professeure à Genève puis au Palais de Tokyo à Paris et qui contribua à enrichir ma vision de ce monde interstitiel entre cinéma et art contemporain. A la suite de cette période, l’intérêt général pour les nouvelles technologies et la vidéo d’art déclina et ma pratique devint plus plasticienne jusqu’en 2010. A partir de ce moment, on me proposa de créer un spectacle avec Marie-Caroline Hominal au Théâtre de l’Usine et cette nouvelle expérience me fit renouer avec la mise en scène. Deux autres spectacles suivirent, une performance et une chorégraphie, et mon regain d’intérêt pour le cinéma se concrétisa par ce projet de film.

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As-tu écrit un scénario pour le film ? Ou te basais-tu davantage sur le canevas à partir duquel tu laissais une place à l’improvisation ? L’accès au cinéma (surtout de fiction) pour les artistes dits « plasticiens » est complexe, voire par certains aspects absurde. J’en discutais dernièrement avec une artiste embarquée elle aussi dans un projet long. Pour présenter nos projets auprès de commissions afin d’obtenir des financements, nous devons très souvent nous baser sur des critères très contraignants comme l’écriture d’un scénario classique pour ensuite le déconstruire lors du tournage puisque ce genre de document est souvent peu adapté pour les projets venant des plasticiens. A la base d’Occupy the Pool, il y a effectivement eu une écriture et un scénario relativement classiques, coécrit avec Marianne Thivillier. En fait, le premier tournage fut un échec pour de nombreuses raisons, à commencer par une météo défavorable. Le jeu des interprètes posait aussi souci puisqu’il y avait une disparité énorme entre les types de jeux de chacun, et ce malgré les répétitions et tests préalables. A ce moment-là, j’ai décidé de réécrire le scénario dans un style qui me soit plus naturel. Je ne sais pas s’il est redevable de l’art contemporain, mais j’ai opté pour une immersion accrue dans l’univers des interprètes, un peu comme pour les spectacles que je mettais en scène en parallèle. La seconde version du scénario se base donc sur cette approche immersive et offre ce point de vue intérieur au groupe filmé. C’est une écriture qui compile des saynètes ou des micro-performances, et compense le manque de continuité dans le récit par… disons un système « bressonien », où les interprètes ne cessent de se passer les mêmes objets durant tout le film. Cela caractérise assez bien notre rapport à l’improvisation pour ce film. Si la structure était effectivement écrite avec des directions de dialogues, une trame, un début et une fin, il était difficile de prévoir concrètement quels types d’images et de sons nous obtiendrions au final. Une anecdote à ce propos : si les interprètes ne cessent de chercher du feu dans ce film, c’est parce que au début de chaque journée de tournage nous leur confisquions leurs briquets. Ce sont ce type de petites procédures qui ont beaucoup contribué à une improvisation relativement maîtrisée.

Cette méthode relève-t-elle de théories anthropologiques ou sociologiques ? Je dois avouer que j’apprécie énormément les écrits de Bruno Latour, mais je ne suis pas certain que cela atteste d’un point de vue sociologique plutôt qu’anthropologique. Plus simplement, je pense que cette approche est liée à ma pratique de l’art contemporain, mais aussi à ma biographie (je suis adopté). C’est une approche qui ressemble beaucoup à celle des flics sous couverture. D’une certaine manière, c’est se faire adopter par son sujet.

Les acteurs avaient-ils une marge d’improvisation, et si oui, comment cela se passait-il lors du tournage ? Tout s’est passé au niveau de l’écriture. Si la première version était un scénario, la seconde a davantage emprunté au déroulé. En effet, à part deux scènes complètement improvisées, tout le reste est écrit. Pour moi, il s’agissait de placer le processus de décision en amont ; c’est-à-dire de définir une situation qui opérerait sur le jeu des interprètes plutôt qu’une direction forte lors du tournage. Cela demande de faire particulièrement confiance à l’image (et à Gabriel Lobos, le chef opérateur).

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Est-ce que tu as discuté avec les interprètes du rôle qu’ils souhaitaient jouer ? Non. Ou plutôt si, mais il faut avoir conscience que ce type de film n’est pas familier des interprètes et de leur définition de ce que sont le cinéma et le film. On en revient à des questions de méthode et d’approche. Comme pour les spectacles – les interprètes d’Occupy the Pool sont les mêmes que pour la plupart des spectacles mis en scène durant la même période – mon approche consistait à beaucoup observer et interroger. Par exemple, le film contient une scène où Timothée Calame fait boire Camille. C’est une image que j’ai vue pendant un spectacle alors qu’ils se préparaient dans les coulisses. Camille était dans un costume ridicule qui lui ôtait l’usage de ses bras et c’est Tim qui délicatement la faisait boire. C’est une image forte qui m’est restée et s’est retrouvée dans le film. Cette méthode prend énormément de temps, c’est d’ailleurs en partie pour cela que le premier tournage a échoué, car je n’avais que six mois de connaissance des interprètes. Au final, l’écriture ici ne crée pas réellement de personnages. Elle reprend certaines caractéristiques réelles des interprètes et les adapte à la trame désirée. Mélanie a certainement chipé des clopes durant ses soirées, mais je doute qu’elle ait été jusqu’à les entasser dans son sac. C’est là qu’intervient l’écriture, en activant une possibilité donnée par cette personne. Cela a pu être compliqué pour eux, car cela revenait à interpréter une version décalée d’eux-mêmes.

Tu parles d’une continuité logique entre les spectacles et le film. Pourrais-tu préciser en quoi ton activité théâtrale imprègne-t-elle ta pratique cinématographique ; s’agit-il d’une sorte de transfert d’expérience ? Le théâtre (en fait plutôt la performance et la chorégraphie) constitue déjà une sorte de transfert ou de traduction de mon expérience de l’art contemporain. C’est d’ailleurs ainsi que le monde de la scène recycle parfois les plasticiens, par le biais scénographique ou spatial. Pour Occupy the Pool il y a effectivement un apport de cette expérience puisque la partie « piscine » est appréhendée comme une scène avec un côté cour et jardin, et un bord servant à la prise de vue. L’autre aspect est plus spécifique à la danse, puisque cela m’a apporté une sensibilité quant au corps des interprètes. Dans Occupy the Pool il y a d’ailleurs peu de dialogues, mais beaucoup de plans présentant leurs corps et leurs mains, avant que cela ne disparaisse dans la piscine.

Tu parles d’anatomie. Mais tu procèdes presque à une construction d’un « corps-objet » ? Oui. A l’instar des objets qui se baladent. D’une certaine manière, ils sont sur le même plan. Non pas que ce groupe ou cette génération soit matérialiste ou consumériste, mais plutôt parce que, si notre génération a grandi dans des friches postindustrielles, eux ont plutôt grandi dans les coulisses des centres commerciaux. En atteste leur attrait pour les arcades commerciales ou les « malls » lorsqu’ils ouvrent des espaces d’art. Il y a donc quelque chose de cohérent à les placer sur un plan analogue. Un peu comme si une génération se voyait jouer avec les rebus d’une société de consommation procédant de leurs parents. Et puis il y a le personnage de Camille. C’est sur elle que s’inscrit le titre du film, c’est elle aussi qui a la seule scène un peu chaude du film, et c’est aussi elle qui passe d’un membre du groupe à l’autre alors qu’elle n’a quasiment aucune ligne de dialogue.

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On pourrait dire que tu utilises les caractéristiques corporelles pour construire le récit. Il ne s’agit peut-être pas tant du corps-objet que l’on conditionne ou manipule que d’un corps comme construction d’un langage. Oui, ou d’un corps curseur. Un peu comme les suivis très longs de personnages dans le cinéma asiatique des années 1990. Un corps assez anonyme que l’on suit, avec lequel on déambule de manière nonchalante et par lequel se dévoile en fond le réel comme décor. C’est comme dans l’ouverture de Millenium Mambo (Hou Hsiao-Hsien, 2001) par exemple, ou dans la manière dont les corps sont traités dans The River (1997) de Tsai Ming-liang, qui m’a énormément marqué.

Le dialogue est donc très peu écrit ? C’est un peu comme un parfum. Une direction. On tend à cela, mais on ne sait pas réellement ce que cela va donner. Je leur ai beaucoup demandé de panacher, c’est-à- dire de prendre en compte les coordonnées que je leur donnais, par exemple de mentionner un personnage fictif à intégrer dans une discussion qu’ils auraient pu avoir sans caméra.

Attribues-tu un enjeu à la situation ? Pour ce projet, j’ai appris à ne pas avoir trop d’attentes précises ; ou disons que la précision se situait à un autre niveau. Tout le « récit » dépendait de leur manière de savoir jouer en partie leur propre rôle et celui qui leur était demandé en plus de la gestion des situations de tournage parfois compliquées : comme cette nuit dans la piscine à 9° où Marion Poisot a réellement souffert. Cet aspect de la direction n’a d’ailleurs pas complètement fonctionné, car cela dépendait beaucoup des personnes choisies. Avec Sabrina Röthlisberger, Gaïa Vincensini, Alan Schmalz ou Mélanie Veuillet cela fonctionnait bien, il suffisait de leur donner une indication et ils s’amusaient énormément avec. D’autres interprètes étaient vraiment tétanisés, car ils devaient réfléchir en même temps qu’ils jouaient et c’était plus compliqué pour eux. Chaque situation devait traduire une sorte de trame invisible pour eux, mais qui permettrait de raccrocher ensuite chaque situation à une autre. L’enjeu était donc de suivre la trame jusqu’à la partie finale. Yoan, l’homme capuchonné du film, est un personnage assez intéressant en tant qu’il est distingué des autres membres du groupe de plusieurs façons : assez silencieux, il semble ne pas vraiment appartenir au groupe, mais en être une sorte de satellite. De plus, il regarde à plusieurs reprises frontalement la caméra et rompt ainsi avec le régime de l’observation pour le spectateur. Ce qui est révélé de Yoan Mudry correspond en partie à sa personne et ce que je connais de lui. De par son parcours plutôt post-punk, émergent encore certaines attitudes de défi comme celle de regarder la caméra. Dans le même temps, Yoan a été mon étudiant lorsque j’enseignais à la HEAD en peinture. Pendant un mois, j’ai pensé que c’était une fille avant de voir dans les dossiers qu’en fait j’avais été piégé par des traits androgynes dont il jouait beaucoup à l’époque. Et c’est l’ambiguïté de ce personnage qui lui procure sans doute cette faculté d’interpellation. De plus, tout comme Camille Poltera et Marion, Yoan ne fait pas partie du groupe principal qui s’appelle les Marbriers. Les Marbriers étant un groupe assez clanique et fermé, il m’est apparu nécessaire de créer un clivage ou un décalage en y introduisant des personnages solitaires afin de pouvoir filmer ce groupe ainsi reconstitué. De même, le personnage d’Alan n’est pas présent dans le premier tournage. Il a été

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ajouté pour équilibrer les différences de jeu et cela fonctionne très bien. Pour en revenir à Yoan, j’ai le sentiment qu’il agit comme une sorte de personnage de référence pour le spectateur, celui auquel il est le plus facile de s’identifier.

En connaissant un peu cette scène artistique, on peut constater un important écart entre la place que prennent les revendications politiques dans l’activité de ce groupe et leur absence dans le film. Pourquoi avoir choisi d’effacer ce type d’engagement, ou de ne l’évoquer que par ellipse ? Ce film n’a pas comme sujet les Marbriers ou l’espace d’art qu’ils ont ouvert durant les tournages. Ils ont été choisis car ils sont comme une sorte de groupe spécifique au sein d’une génération qui l’est aussi. Notamment vis-à-vis de la nôtre. Je ne crois pas que leur engagement ait été effacé dans le film. Au contraire, je pense qu’il emprunte une autre voie et donne à voir les choses de manière plus globale et plus souterraine en même temps. Ce qui a été effacé dans le film ce sont les marqueurs géographiques situant l’action à Genève. Pour un non-Genevois, il est très compliqué de reconnaître cette ville. Pourtant, ceux qui en connaissent les lieux nocturnes la reconnaîtront au premier coup d’œil. Ces lieux ont été ouverts durant la période squat de Genève par la génération de leurs parents ou des proches de leurs parents. Le film – même s’il ne l’aborde pas directement – parle aussi de ce passage générationnel et des cloisons de plus en plus hermétiques entre les différentes classes d’âge. Lorsque les protagonistes font la fête, ils s’invitent dans des lieux post-squat pour se les accaparer eux-mêmes ou s’intégrer à ce legs. L’aspect « aquarium » et distant de la première partie du film, produit notamment par la teneur flottante des dialogues et la manière de cadrer, est une sorte d’inversion de la seconde partie. Au-delà de l’aspect politique qui n’est pas l’aspect majeur de ce projet, ce sont surtout les symptômes que j’ai cherché à cerner. Pourquoi cette génération est-elle si déconnectée des autres ? Pourquoi se sent-elle apparemment minorisée ou non respectée ? Quelle est sa place dans l’histoire et surtout quel sens a cette histoire ? Quelle est la responsabilité des personnes de la génération au-dessus de la mienne ? Ces questions sont propres au monde occidental et se traduisent dans le film par un groupe abandonné ou isolé des autres générations, contraint d’emprunter les coulisses d’un monde dans lequel il ne semble pas avoir de place. Au-delà de l’aspect purement politique, je crois qu’il y a là surtout une réflexion à avoir sur ce qu’est le réel pour eux, puisque leurs références directes sont avant tout les autres, qui à la fois les protègent et font office de bouclier social. Mais cette notion est ambivalente car le film est construit à partir du réel et sa structuration fait douter de cette notion. Est-ce le réel qui est donné à voir ou le réel est-il situé du côté du spectateur ? Cette ambivalence, on la retrouve du côté du jeu. Avec quoi jouent-ils le plus souvent ? Certes des accessoires assez futiles, mais aussi les utopies que leur ont laissées les générations précédentes. Finalement ce qu’on observe durant le film c’est aussi cette lutte, comment faire pour que ces utopies ne deviennent pas dystopiques, comment faire pour écrire un récit commun au-delà du legs des années 1960, dans lequel ils semblent ne pas se reconnaître.

Le film développe un discours autour de la propriété, que ce soit à travers la possession d’objets – le briquet et la cigarette –, ou par le fait d’occuper une propriété privée, une piscine, sans pour autant chercher à la rendre publique. Cela diffère assez radicalement des mouvements d’occupation des espaces publics, comme « Occupy Wall Street », et d’autres mouvements

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activistes plus récents. Te positionnes-tu par rapport à cela – ne serait-ce que par le titre qui est un syntagme connoté ? Oui, c’est juste. La première écriture date de 2012, au plus haut des mouvements « Occupy ». Ce qui m’a frappé en observant ces mouvements, c’est qu’ils se fédéraient par leur aspect fourre-tout et l’absence de revendications claires. Comme s’il fallait le faire sans savoir pourquoi. Le cadre premier de ce projet était d’ailleurs la ville de Detroit vue depuis son vis-à-vis situé de l’autre côté du pont, côté canadien. Il y avait alors deux mouvements « Occupy » aux revendications très disparates et, oserais-je dire, opaques. Dans le même temps, il y eut aussi un mouvement « Occupy » en Alabama, je crois, où certains participants portaient une arme. Mais le mouvement qui attira mon attention fut probablement le mouvement « Occupy » de Genève où un participant mourut de froid. Je pense que cette idée me marqua, car à ce moment-là j’avais l’intime conviction que ces mouvements ne portaient qu’une revendication, à savoir d’être ensemble et de renouer avec un besoin communautaire minimal. C’est à ce moment que le film a été conçu comme une sorte de naufrage. La seconde écriture du scénario lui a simplement ajouté une préquelle : les fêtes. Quant à la question de la propriété, c’est très présent à la fois dans le film et dans ce groupe en particulier. Par exemple, avoir un paquet de cigarettes dans ce groupe fait que celles-ci deviennent toutes propriété des personnes présentes (tout comme l’argent souvent). C’est à ce moment-là que j’ai remarqué que les filles étaient plus malignes et cachaient une partie de leurs cigarettes, comme le fait le personnage de Mélanie. Pourtant, le groupe ne produit rien de lui-même. Les ressources sont captées en dehors puis partagées et consommées à l’intérieur de ce groupe. C’est en partie cela qui crée une frontière, un intérieur et un extérieur. Nous sommes là face à une économie de subsistance étrange, d’autant que presque tous proviennent de la classe moyenne. Ce sont dans ces observations-là que se loge l’aspect politique de ce film. L’ironie du titre est adressée à ceux qui s’attendent à un discours politique lourd ; le titre joue avec les attentes. Le film donne à voir de petites actions et des procédures très localisées. C’est le type de quotidien de cette classe d’âge à ce moment précis de leur histoire, et c’est aussi ma manière de renvoyer aux autres générations un modèle qu’elles ne semblent pas désireuses de prendre en compte.

A cet égard, il y a une sorte de violence morale (ou symbolique) que s’inflige ce groupe qui semble chercher à compenser le côté insignifiant du fait d’occuper une piscine. Est-ce une façon d’intégrer une violence subie par cette génération, de se l’approprier ? Il faut comprendre que pour ceux qui arrivent après nous, l’esthétique de la contestation n’emprunte pas forcément les mêmes voies que celles prises par les générations précédentes. Les petites opérations et procédures mises en avant durant le film, qu’elles soient écrites ou réelles, ne sont pas « insignifiantes » pour les protagonistes du film à ce moment de leur histoire. Elles sont une manière – parfois assez violente – de communiquer avec leur entourage mais aussi d’affirmer un modèle qui leur soit propre. La piscine se trouve en droite ligne de cette approche. A aucun moment elle n’est décrite comme un symbole bourgeois, mais comme la phase terminale et communiante d’un périple somme toute assez monotone. Les protagonistes du film s’y retrouvent baignant dans un flux commun. La piscine constitue aussi cette ligne d’horizon confisquée durant tout le film puisque cette ligne était alors représentée par les épaules et têtes des personnes du groupe.

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Il y a cependant quelque chose de l’ordre de la violence qui suinte durant tout le film. Je pense que cela provient du réel. L’approche consistant à partir du réel pour l’écriture du film y est à mon sens pour beaucoup. Je donne un exemple. Ce groupe aimait s’inviter dans des lieux squattés et c’est ce que raconte la seconde nuit de fête. A ce moment-là, Timothée Endt ne parvenait pas à défoncer la porte d’entrée de manière crédible. Etrangement, c’est un des responsables du lieu qui a résolu le problème en bricolant la porte. Avec cette scène, nous sommes réellement sur un plan symbolique à de nombreux niveaux : dans ce passage d’une génération à une autre où l’échange ne prend pas, dans le caractère très pathétique de la communication entre deux âges (autour d’une porte en plus) qui manifeste le fait que ces deux « générations » ne savent plus se parler. A la suite du premier visionnage de la version finale, la réaction d’amis plus vieux que moi me frappa. Une de leurs questions correspondait à peu près à : « Mais ils sont comme nous à leur âge ? », qui me confirma une vraie rupture entre les générations antérieures et celle représentée dans le film. A ce moment-là, ma réflexion fut plutôt de me demander si le film filmait les protagonistes dans une bulle, ou si finalement ce n’était pas plutôt le spectateur qui était dans une bulle. Le réel est certainement le principal enjeu de ce film.

Tu choisis principalement des acteurs qui sont inscrits dans une scène artistique localisable et pourtant cela n’apparaît pas dans le film. Au contraire, même s’ils sont relativement marginaux, les personnages ont des préoccupations et des activités qui forment le quotidien commun à ce milieu social : pourrait-on dire que ton film travaille le genre du teen movie ? Ce n’est pas vraiment la caractéristique principale du film selon moi. S’il y a bien un rapport au genre du teen movie, il provient surtout du fait que je suis issu d’une génération qui s’est trouvée au centre des films de Gus van Sant, Larry Clark ou Harmony Korine. Mais, dans mon esprit, le style Gus van Sant est passé et nécessite une réécriture, un peu comme le dernier film de Korine opère une réécriture de ses premières productions. Je pense qu’Occupy the Pool emprunte le genre du teen movie, mais par la marge. Le réel me semble nettement plus prégnant que l’aspect générationnel. Il faut comprendre que ce que décrit en partie Occupy the Pool, c’est que nous vivons dans des bulles sociales en partie pour nous protéger du réel. Il y a une logique dès lors à se filmer nous-mêmes, à produire notre propre récit.

Pourrais-tu nous décrire les tensions et les relations entre les valeurs de plans et leurs implications sur le mode de production du film ? En termes d’images, le film est redevable à Gabriel Lobos, le chef opérateur, et Manon Vila, la monteuse. Avec Gabriel, nous sommes partis des visages et en avons fait une norme pour le reste du film. Nous avons été aidés en cela par le choix de la caméra sur le second tournage, une caméra qui donnait un bon rendu des visages et des textures de peau. Cela contribue à donner un effet flou à l’arrière-plan, à participer de cet effet de bulle. Pour la partie sèche (hors de la piscine), nous avons un peu élargi la zone à filmer en l’étendant de la tête à la taille, afin de voir les objets et transactions. L’omniprésence des visages, le peu de plans d’ensemble, la structure immergée dans la piscine pour la captation, confèrent cette force à l’image et son caractère parfois un peu inquiétant. Cet effet d’étrangeté est d’autant plus fort que nous cherchions à effacer les repères géographiques environnants.

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La conséquence pour l’équipe fut d’être réellement immergée dans les situations de tournage. Je parle de « situations de tournage » car nous avions choisi d’organiser de vraies fêtes afin de tourner. Cela a été éprouvant et nous avons dû beaucoup anticiper. Le tournage a sinon été abordé de manière relativement classique, si ce n’est que l’équipe était relativement réduite et s’apparentait plutôt à ce qui se pratique pour le documentaire. A la fin du tournage, nous disposions d’images conçues pour être montées de manière classique. Manon Vila, qui vient de la vidéo d’art plus que du cinéma, a débuté par le montage de la partie piscine. Cette partie-là ne fut plus touchée ensuite, car la syntaxe et le style employés furent très convaincants. Son apport, notamment en allant rechercher les moments de « flou », furent surprenants et cela nous servit de référence pour le reste du montage. La partie centrale du film repose néanmoins sur un montage plus classique, qui correspond à ce que l’objet final aurait pu être sans l’apport de Manon.

La construction narrative du film présente de nombreuses ellipses et la progression de l’intrigue choisit de ne pas vraiment encadrer le récit : as-tu construit le film en vue de le diffuser dans certains espaces (salles de cinéma classiques, festivals, lieux dits « alternatifs », etc.) ? Le film a clairement été conçu pour les festivals, du moins durant la première année. Nous étions conscients que ce type de production ne s’adresserait qu’à peu de monde. Nous ne savions pas en revanche pour quel type de spectateur. Il s’avère qu’à ce stade, l’accueil est meilleur du côté du cinéma que de l’art contemporain. Je pense que les problématiques soulevées sont complètement de ce côté et non de l’art qui développe d’autres types de préoccupations.

Lesquelles ? Il m’est difficile de répondre tant aujourd’hui la situation en art contemporain est floue. En discutant avec de très jeunes étudiants, ceux-ci me répondent avec un grand sourire que l’art contemporain ne les intéresse pas. Je pense, à nouveau, qu’il s’agit d’un rapport au réel, avec l’envie de s’y confronter, de l’apprivoiser. Du point de vue des jeunes artistes, j’ai le sentiment que le cinéma les rapproche du réel tandis que l’art contemporain les en éloigne. Il y a aussi plus de solidarité dans les processus du cinéma que dans ceux de l’art contemporain qui s’avèrent souvent cyniques et excluants.

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Du Local à la Bobine – un cinéma à la vallée de Joux (VD) : richesses d’une monographie Daniel Reymond, La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015), Yverdon-les-Bains, Editions de la Thièle, 256 p., 150 ill. en couleur, isbn 978-2-8283-0047-0

Roland Cosandey

1 La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015) – voilà un livre qui se prête à plusieurs lectures, qui peut être apprécié pour différentes raisons, placé qu’il est sous le double signe de la Mémoire et de l’Histoire.

2 Membre actif de la Société de gymnastique du Sentier, auquel il consacra naguère une plaquette1, Daniel Reymond, son auteur, sait ce qu’est la vie sociale quand elle se déploie dans le cadre associatif – et le milieu dans lequel s’est développée, depuis plus de nonante ans, la singulière activité cinématographique qu’il relate lui est familier. Discret, il apparaît furtivement, comme on le comprend au détour d’une phrase, parmi le public du Cinéma Sonore – c’était le nom de La Bobine du temps de son enfance combière. Et quand il sollicite Fernand Melgar afin qu’il dise ce que représente pour un cinéaste un débat mené avec le public, au Sentier en l’occurrence, c’est qu’il était venu, bien des années plus tard, l’écouter parler de L’Abri (2014).

3 Cette familiarité lui permet d’orchestrer le chœur des souvenirs, ces voix que le lecteur entend au fil du récit, témoignages expressément recueillis pour ce livre et qui font de l’ouvrage un petit monument où figurent quatre générations, dont on peut clairement percevoir ce qui les unit mais aussi ce qui les différencie, de 1923 à aujourd’hui. Les principaux témoins, dont le récit est distingué du corps du texte, se nomment Patrice Piguet, opérateur et responsable technique pendant près d’un demi-siècle, fils de Jacques Piguet, lui-même en cabine depuis 1934, puis gérant de la salle jusqu’en 1985, et Daniel Capt, membre de la Société de gymnastique, témoin privilégié de l’activité du cinéma2.

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4 Pour beaucoup, hommage, reconnaissance et partage du souvenir suffiront à leur bonheur. Et apprendre – par le texte et l’image – deux ou trois choses que l’on sait du passé ne manquera pas de raffermir, au nom de l’héritage, la volonté de poursuivre l’œuvre, du Local à La Bobine, par passion du cinéma, par engagement dans la communauté, par volonté de ne pas renoncer, là où l’on habite et où l’on vit, à un lieu où l’on peut encore se rencontrer.

5 Mais le mémorialiste s’est aussi fait historien – l’Histoire est une matière que Daniel Reymond a longtemps enseignée au Gymnase de Burier. En général, quand il s’agit de célébrer une salle de cinéma, la plupart du temps à une date anniversaire, le journal local y va de son article, puisé le plus souvent dans ses propres éditions ou dans l’historique plus ou moins fiable dont certaines salles complètent aujourd’hui leur site sur l’internet. Au mieux, le cinéma lui-même publiera une plaquette, largement fondée sur la presse d’ailleurs, faute d’avoir conservé des archives. Quand il y a des exceptions, elles mettent le chercheur en appétit et le laissent frustré : comme on voudrait pouvoir lire l’intégralité du journal de bord tenu dès les années 1930 par Jean Renaud, exploitant du cinéma de Château d’Œx, l’Eden !3

6 Daniel Reymond, lui, s’est retrouvé devant une mine à ciel ouvert, les archives de la Société immobilière du local de gymnastique du Sentier, qui recèlent les pièces administratives et la correspondance liées à la construction de l’édifice et à l’activité cinématographique de la Société de 1923 à 1982, année du rachat par la Commune4. Donné en annexe, le tableau des vingt-six films ayant fait plus de mille entrées dans la petite commune du Sentier en est une des matières transformées les plus spectaculaires – le premier, en 1927, ce fut Les Misérables ; en 1963, année particulièrement faste, ils sont quatre : Le Jour le plus long, Le Comte de Monte Cristo, La Guerre des boutons, Au risque de se perdre.

7 Dès l’article qu’il consacrait au « Local » dans la Feuille d’avis de la Vallée de Joux, en août 2013, on percevait l’assurance que lui donnaient ces documents et la perspective qui allait s’imposer pour le livre, dont cette première évocation lui donna l’idée5. Au lieu d’y puiser anecdotes et autres détails relevant du pittoresque et souvent de la pure nostalgie, plutôt que de se contenter d’établir ces sortes d’annales dont l’histoire locale est friande, et qui sont d’ailleurs fort utiles quand elles sont bien faites, Reymond exploite ces sources, uniques dans notre domaine par leur continuité et leur consistance, à des fins plus interprétatives. Elles lui permettent de brosser l’histoire d’une société et des animateurs qui allaient faire d’une activité longtemps marginale un métier, si accessoire fût-il. Et comme il associe à cette évolution l’histoire de la programmation et des sensibilités qui en modèlent le répertoire, voilà que le tableau acquière toute sa profondeur.

8 Car l’héritage est complexe, si on veut bien y regarder de près. Dans cette perspective, plus possible de subsumer ces engagements multiples, ces fidélités durables, ce bénévolat longtemps pratiqué parce qu’il allait de soi, aux seules vertus mobilisatrices, et censées être présentes depuis toujours, de l’« amour du cinéma ».

9 Du Local à La Bobine, en passant par le Cinéma Sonore et le Cinéma du Sentier, la continuité sous-jacente est d’ordre structurel. Au Sentier, la salle de cinéma ne fut jamais une salle « indépendante », c’est-à-dire un établissement « commercial », comme le Conseil du Local semble avoir redouté qu’il en vînt à s’ouvrir dans son voisinage. Le renversement des choses n’y a rien changé. Que la Société de gymnastique comptât sur les rentrées du cinéma pour financer ses activités ou que le cinéma

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dépende du soutien public, comme c’est le cas aujourd’hui, cette salle aura toujours fonctionné grâce au bénévolat, tout en étant reconnue par la corporation, en l’occurrence l’Association cinématographique suisse romande (ACSR), et par le Canton, qui délivre leur patente aux exploitants de cinéma.

10 Cet état anticipe-il l’évolution qui marquera fortement dans le Canton de Vaud, mais ailleurs aussi, le statut des petits cinémas, et pas seulement dans les bourgs ? Une évolution qui vit, depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, des associations de soutien se créer et des Communes intervenir sous différentes formes pour assurer le maintien de la salle locale, à Sainte-Croix, Aubonne, Orbe, Pully, Bex… Le changement d’attitude des autorités mériterait d’être mieux cerné, des Communes comme Chexbres, Cossonay ou Oron ayant commencé plus tôt encore à intervenir, en achetant les locaux de projection et en les mettant à la disposition d’associations ou d’exploitants plus ou moins bénévoles6. Reymond met bien en évidence cette évolution pour La Bobine, dessinant le fort contraste entre une longue période de méfiance, voire d’hostilité, et, quelque trois générations plus tard, la reconnaissance de la fonction culturelle et sociale du cinéma, au nom de laquelle l’aide publique est attribuée.

11 Avant ces années-là, le cinéma du Sentier, dont la vocation première était d’alimenter la caisse d’une société de gymnastique, fut-il un cas particulier ? Il manque de travaux pour répondre, et ceux qui s’y lanceront iront certainement chercher leurs questions et leurs comparaisons dans ce nouvel ouvrage7.

12 Permettant aussi de préciser le rôle important de Ciné-Circuit (Nyon) et de son réseau de salles dans les années 1930-1940, tout en signalant l’existence du plus modeste et éphémère Circuit CIBEKA (Chavornay), La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015) suggère la possibilité de dessiner une image nouvelle de l’exploitation cinématographique vaudoise. Cette image qui permettrait peut-être, à l’ère des multiplexes et mutatis mutandis, d’appréhender dans le long terme une agrégation de salles hors chef-lieu comme par exemple Cinérive (Vevey) et ses antécédents, pour rester dans le canton de Vaud.

13 Sur d’autres plans aussi, la monographie de Reymond se prête à des indications pour de plus amples recherches. Le jour où l’on produira une cartographie des interventions de Freddy Buache, alors directeur de la Cinémathèque, en Suisse romande de 1951 à la fin des années 1970, on prendra mieux la mesure de son activisme infatigable (il vint au Sentier en 1956 et en 1963). Et quand on s’intéressera de plus près à l’histoire du Centre d’initiation au cinéma du DIP vaudois, qui deviendra Centre d’initiation aux communications de masse et aux moyens audiovisuels, force sera de commencer par le Sentier, où le créateur et premier directeur du CIC (1967-1988), Jean-Pierre Golay, enseignant au Collège secondaire, en proposait une préfiguration en 1956 déjà.

14 Que l’étude ait pris en considération ces initiatives, qui ne relèvent pas de l’activité directe des gérants du cinéma, mais qui constituent dans ces années-là une part du tissu culturel cinématographique de la vallée de Joux, obligera désormais tout chercheur qui ferait l’histoire d’une salle à être attentif à ces pratiques, dont Yvonne Zimmerman a montré pour l’entre-deux-guerres qu’elles ne sauraient être négligées dans le cadre d’une histoire générale du spectacle de cinéma8.

15 L’attention portée par Reymond au répertoire, qu’il soit le fait du programme ordinaire ou d’initiatives extérieures, permet de faire quelques constats qui dépassent de loin le cadre local. Ainsi l’importance des musiciens d’accompagnement pendant les années du « muet », même pour une petite salle comme celle du Sentier, est bien mise en

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évidence. Ils se voient nommés, illustrés par quelques documents rares, comme cette liste manuscrite de choix musicaux établie en février 1932 par la pianiste Claudine Heuby, venue de Lausanne pour accompagner la version muette d’A l’Ouest rien de nouveau9.

16 On notera le succès immédiat des films de Pagnol, dès Marius montré en 1932 et Fanny l’année suivante, ainsi que La Fille du puisatier, en 1942, qui est vu par 1296 spectateurs, presque la moitié du village ! Le souvenir vif laissé par le passage bisannuel du Fip Fop Club de Nestlé de 1936 à 1959 confirme l’importance de cette étonnante entreprise publicitaire pour une première familiarisation au cinéma dans les années où celui-ci était pratiquement interdit aux enfants en âge scolaire (aujourd’hui, cette fonction est assurée sur un pied cinéphilique, et non plus patriotico-publicitaire, par La Lanterne magique, présente dès 1998 au Sentier). Peu présente dans les mémoires, contrairement au Fip Fop, l’activité de Cinédoc dans les années 1960-1970 est dûment rappelée ici. Son répertoire essentiellement documentaire sera prolongé par d’autres formules, dont les tournées de Connaissance du monde du Service culturel de la Migros10.

17 Sur un autre plan, la pratique du « louage à l’aveugle ou en bloc », désigné comme une pratique dommageable par la loi fédérale sur le cinéma de 1962, est décrite de l’intérieur, grâce aux rapports annuels des responsables de la salle et autres procès- verbaux requis par le statut associatif, et grâce au souci qu’on y perçoit de ne pas parler la langue de bois, deux éléments qui font de ces documents une source riche en renseignements sur l’exploitation cinématographique en général11.

18 Cette richesse d’informations tient non seulement à la mise à disposition d’archives exceptionnelles, mais à la facilité avec laquelle on accède aujourd’hui à des sources complémentaires – la presse, indispensable chambre d’écho de la programmation cinématographique en général, devenue peu à peu accessible à la consultation en ligne (mais Reymond lance un appel pour que puisse être matériellement conservée la collection de la Feuille d’avis de la Vallée de Joux antérieure à 1921), et les archives de l’ACSR, déposées à la Cinémathèque suisse, auxquelles tous les travaux de quelque mérite ne manquent pas d’aller puiser.

19 On pourra regretter que l’usage polyvalent de la salle comme « salle des sociétés », auquel il est fait allusion à plusieurs reprises, n’ait pas été mieux mis en évidence, car c’est un trait constant depuis les années 1910 pour beaucoup d’établissements cinématographiques et un fait le plus souvent négligé par concentration sur une fonction jugée principale. Par contre, on est reconnaissant à l’auteur de n’avoir pas négligé la période qui précède 1923, l’année inaugurale. D’une part, les pages sur la création de la Société de gymnastique permettent d’ancrer l’entreprise cinématographique à venir dans le contexte durable de l’activité première de ses promoteurs. D’autre part, l’évocation du passage des tourneurs dans la vallée de Joux de 1905 à 1912 – l’Yverdonnois Weber-Clément en particulier – montre non seulement qu’il y eut une « préhistoire » du cinéma à ces altitudes (1000 mètres), mais fait apparaître aussi l’existence d’un film de 1905 tourné sur place, probablement par Weber-Clément, une « sortie de la fabrique Lecoultre & Cie au Sentier », qui enrichit notre connaissance filmographique des premiers films réalisés en Suisse romande, sinon notre connaissance matérielle, cette réalisation ne semblant pas avoir été conservée.

20 Daniel Reymond s’occupe d’un lieu de projection et n’établit pas la filmographie des réalisations tournées dans la vallée de Joux – il y en eut, principalement d’ordre

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documentaire. Toutefois son évocation, au fil d’une note pour l’un et d’un propos à la première personne pour l’autre, permet de signaler l’existence d’un cinéaste amateur du Lieu, Hubert Lugrin, dont les films sont loin d’être sauvés, quoi qu’en dise Rémy Rochat à l’origine de leur redécouverte12, et fournit l’occasion de rappeler que le seul long métrage de fiction à avoir utilisé le cadre de la région semble être Un autre homme (2008) de Lionel Baier, qui portait même, à l’origine, le titre d’En Joux !

21 Nulle part ailleurs en Suisse, l’historiographie du spectacle de cinéma, saisi dans son spectre le plus large, ne présente autant de travaux que pour le Canton de Vaud. Freddy Buache et François Langer pour Lausanne, David von Kaenel pour Vevey et Montreux, Robert Cerutti pour Nyon, Laurent Guido pour la critique journalistique, Gianni Haver pour la censure et la réception, Jean-Baptiste Delèze pour la censure et son abolition, Simon Edelstein pour la documentation photographique13 : comme en témoigne la bibliographie du livre de Reymond, l’exploitation cinématographique dans le chef-lieu et l’arc lémanique est bien explorée, même si c’est d’une façon inégale en termes de période, de thème et de démarche.

22 La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015) vient s’ajouter à ces études, dont il tire le meilleur parti. Tout en plaçant l’accent sur une salle « périphérique », cette monographie suggère des pistes nouvelles, comme la formation des opérateurs, l’influence de la critique sur la programmation, le rôle de l’Association cinématographique suisse romande, l’attitude des autorités municipales, l’émergence dans les années 1950 d’une culture cinématographique revendiquée comme telle ou encore l’étude du récent passage à la projection numérique, pour mentionner une mutation qui marque depuis un bon lustre un changement aussi important que le fut, du temps de la pellicule, le passage du muet musicalement « performé » au sonore « mécanique ». Aidé par les collectivités publiques quand le demandeur était associatif, ce changement est apparu comme un facteur décisif dans le maintien des salles « périphériques », mais il serait intéressant de vérifier cette observation dans la durée14.

23 Cette dernière remarque permet surtout de réaffirmer que le cinéma ne fut pas une affaire urbaine, comme on a tendance à le penser et que dans ce qui fut jusqu’en 2008 le district de La Vallée, il n’y eut pas, selon les périodes, que la seule Bobine à montrer des films, comme le signale Daniel Reymond15.

24 Aux Editions de la Thièle, coopérative yverdonnoise fondée sur le bénévolat, revient le mérite d’avoir publié cet ouvrage dans la continuité de Paillard Bolex Boolsky (2013), en prenant acte des possibilités qu’offre l’histoire locale pour proposer aux lecteurs des sujets dont le traitement est susceptible de faire référence à une autre échelle aussi. Et, à propos d’édition, il aurait fallu dans cette recension évoquer plus en détail l’iconographie, ces quelque cent cinquante documents dûment légendés qui ne sacrifient pas à l’ornementation, tout en ne perdant rien de l’attrait que peut avoir un album d’images.

25 L’ensemble est ordonné par le fil conducteur des photographies de Julien Roux, qui propose une traversée contemporaine du lieu, et se présente dans une mise en pages plaisamment rigoureuse ordonnée par Julien Fischer.

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NOTES

1. Daniel Reymond (éd.), FSG Le Sentier : 125e anniversaire : 1863-1988, Le Sentier, s. n., 1988. 2. Leur nom apparaît sur la page de titre comme collaborateur. Le nôtre en fait partie. La perspective en quelque sorte programmatique de cette recension dit pourquoi nous avons prêté notre concours à Daniel Reymond dès que celui-ci nous a informé de son projet. 3. Un avant-goût en est donné dans Jean-Paul Renaud, Château d’Œx. Eden Cinéma 1932-2007, chez l’auteur, Château d’Œx, 2007, 30 p. 4. Cette configuration favorable fait regretter d’autant plus que l’auteur doive signaler, discrètement au demeurant, que les archives de la Commune du Chenit et celles de la fraction de commune du Brassus qui en relève sont restées sans raison probante inaccessibles au chercheur. 5. Daniel Reymond, « En marge du 150 e de la FSG Le Sentier. 1923-2013, 90 ans de cinéma ! », Feuille d’avis de la Vallée de Joux (Le Brassus), 22 août 2013. 6. Merci à Marc Pahud, Lausanne, pour ses remarques à ce propos. 7. Notons ici que relevant dès l’origine d’une association, La Bobine échappe au modèle que l’économie des multiplexes a fait peu à peu disparaître, à quelques exceptions près, celui de l’entreprise familiale, détentrice d’une ou plusieurs patentes de cinéma parfois sur trois générations, cela dès les années 1910-1920. Cet aspect de l’exploitation cinématographique, si éclairante pour l’étude du tissu des salles et de leur géographie, n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune approche particulière. 8. Voir Yvonne Zimmermann, « The Avant-Garde, Education and Marketing. The Making of non- theatrical Film Culture in Interwar Switzerland », dans Malte Hagener (éd.), The Emergence of Film Culture. Knowledge Production, Institution Building and the Fate of the Avant-Garde in Europe, 1919-1945, Berghahn Books, New York / Oxford, 2014, pp. 199-224. 9. Sur la pratique de l’accompagnement musical de film en Suisse, on lira Bruno Spoerri, « Musik zum Stummfilm in der Schweiz. Bruchstücke einer Geschichte », dans Mathias Spohr (éd.), Swiss Film Music. Anthology 1923-2012, Chronos, Zurich, 2014, pp. 33-65. 10. Certaines de ces pistes croisent ce que Robert Cerruti nous dit d’une ville comme Nyon, dans son Histoire des cinémas de Nyon des origines à nos jours, en particulier dans le chapitre qu’il consacre au cinéma Capitole. Ce travail est publié en ligne sur le site de la Cinémathèque suisse, à la rubrique Documents de cinéma : www.cinematheque.ch/i/documents-de-cinema/salles- programmes-publics/nyon-par-r-cerruti/. C’est tout l’intérêt d’une histoire des cinémas qui ne limite pas son approche à la salle comme édifice, pour sa seule dimension architecturale ou urbanistique, ni à la salle comme simple entreprise, mais qui prend en compte sa raison d’être : les programmes qu’on y donne. 11. Apprendre qu’une convention entre l’association des distributeurs et celle des exploitants passée à l’échelle nationale entre 1991 à 2001, dite « lex Marty », visait à protéger les intérêts des « salles de campagne » permet de problématiser d’une façon particulière les relations entretenues par les protagonistes de ce marché complexe et de s’interroger sur leurs permanences et leurs variations. Mais il n’existe à ce jour aucune histoire des deux associations. 12. Selon Rémy Rochat, ces films auraient été « archivés »… en DVD ! Voir www.histoirevalleedejoux.ch/documents/Séance cinéma.pdf. 13. Curieusement, l’enquête photographique nationale d’Edelstein, Rex & Corso. Les salles de cinéma en Suisse (2011) n’inclut pas La Bobine et si l’inventaire qu’y donne Didier Zuchuat liste onze salles vaudoises, hors chef-lieu, ni La Bobine, ni le cinéma de Grande Salle de Chexbres, ni les Hollywood montreusiens ne figurent parmi les salle actives en date. 14. Voir Ivan Merz, « Deux tiers des petits cinémas sont menacés de disparition », 24 Heures (Lausanne), 12 septembre 2011, pp. 1 et 3.

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15. Mentionné à l’occasion par Reymond, le cinéma du Brassus fait une apparition dans l’historiographie du spectacle cinématographique à propos des réactions du public local devant les actualités allemandes UFA Wochenschau, distribué par Ciné-Circuit en automne 1940 (voir Gianni Haver, Les Lueurs de la guerre. Ecrans vaudois 1939-1945, Payot, Lausanne, 2003, pp. 268-269). A trois kilomètres du Sentier, la présence sporadique du cinéma au Casino du Brassus précède de peu celle du Sentier, puis court en parallèle au gré des tourneurs. De 1925 à 1991, les deux lieux montrent régulièrement des films dans leur cinéma respectif.

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Apprivoiser le temps, contrôler l’espace : David Claerbout au Mamco

Achilleas Papakonstantis

1 La rétrospective qu’a consacrée le Mamco (Musée d’art moderne et contemporain de Genève) à David Claerbout, du 10 juin au 13 septembre 2015, a permis de découvrir plusieurs œuvres de cet artiste belge reconnu depuis le milieu des années 1990 dans le champ de l’art contemporain. Son travail imposant et récent nous invite à faire l’expérience d’objets au statut paradoxal, situés aux croisements de la photographie, de l’art vidéo et de l’infographie. Plutôt que de suivre pas à pas les œuvres exposées, nous voudrions insister sur certaines constantes qui les traversent. Ainsi, l’ambition de ce compte rendu n’est pas d’offrir une description linéaire de l’exposition, mais de revenir de manière réflexive sur certaines particularités esthétiques, voire techniques, qui nous semblent marquantes. Nous articulerons un certain nombre d’hypothèses de lecture en inscrivant les œuvres au sein de leurs dispositifs de production et de monstration, en prenant en compte la place et la fonction du spectateur/visiteur.

2 Cette exposition monographique s’inscrit de plain-pied dans une période caractérisée par l’ouverture de la culture muséale à l’image en mouvement, tendance manifeste également en Suisse et ce de manière de plus en plus fréquente depuis les années 2000. Effectivement, le travail de Claerbout implique certains croisements entre le champ de l’art contemporain et celui du cinéma, au point que d’aucuns le définissent « comme une sortie du cinéma, un après-cinéma, ou encore comme de la photo-vidéo »1. Si le titre même de l’exposition, Performed Pictures2, suscite des débats nominalistes (« images performantes », « art performatif », « happening », etc.), les œuvres elles- mêmes affichent leur caractère conceptuel, s’offrent à la contemplation et donnent tant de prises à l’analyste qu’il ne serait pas exagéré de postuler que leur lieu propre est celui de l’écriture théorique. 3 3 A l’instar de Thomas Elsaesser , la plupart des commentateurs de la présence accrue de l’image animée dans les espaces d’art contemporain insistent sur les antinomies fondamentales des dispositifs cinématographique et muséal quant à l’expérience spectatorielle induite, en lien avec l’incompatibilité présumée de leurs configurations spatio-temporelles respectives4. Notre hypothèse est que Claerbout propose une

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nouvelle dynamique entre les deux dispositifs à travers l’économie temporelle de ses « images performantes » et grâce au paradoxe de leur effet immersif. En même temps, ses œuvres vont encore plus loin, jusqu’à la thématisation même de l’expérience spectatorielle : leurs compositions ouvertes et les déambulations de l’œil (effectif ou virtuel) de la caméra modélisent en quelque sorte la flânerie du visiteur des musées. Ainsi, en problématisant l’articulation entre l’espace et le temps par le truchement de la technologie numérique, Claerbout expérimente les seuils de notre perception et pose la question – chargée d’ambiguïtés tant esthétiques qu’idéologiques – du contrôle en nous invitant à interroger les possibilités de création d’un « espace mental de la libre disposition »5.

Entre cinéma et installation : vers une nouvelle expérience spatio-temporelle

4 D’après le site officiel du Mamco, Performed Pictures est la toute première exposition rétrospective de l’œuvre de David Claerbout. Elle couvre la plus grande partie du parcours de l’artiste : de 1996, moment où son esthétique et ses préoccupations théoriques majeures commencent à se cristalliser (notamment par une systématisation du croisement entre la photographie et l’art vidéo), jusqu’à 2015 et sa toute dernière œuvre, King, achevée peu de temps avant le début de l’exposition. Au total, onze projections vidéo ont été mises à disposition du public, ainsi qu’une collection de photos, des dessins préparatoires et des notes manuscrites de l’artiste offrant un accès privilégié à sa démarche créative. Claerbout prend le plus souvent comme point de départ des images, célèbres ou moins connues, trouvées en bibliothèque, sur internet ou enregistrées par lui-même et ensuite retravaillées (ou littéralement recréées) lors d’un processus de postproduction numérique. En déstabilisant leur statut d’image fixe par l’introduction du mouvement, il met en scène le conflit entre le passé (de la prise de vue) et le présent (de la projection). De la sorte, il nous invite à développer un rapport sémillant avec l’archive et l’histoire ; le présent réinjecte du temps (et, dans ce cas précis, du « temps-mouvement ») au passé et, de cette manière, le rend actuel.

5 L’exemple de Ruurlo, Bocurloscheweg, 1910 (1997) est éloquent. L’image-source est ici une photographie datant du début du XXe siècle représentant un arbre derrière lequel sont visibles un moulin à vent et quelques passants. A première vue, tout semble figé dans une immobilité absolue. Et pourtant, en regardant l’image suffisamment longtemps, le spectateur aperçoit finalement le mouvement quasi imperceptible du feuillage de l’arbre, « un frémissement atmosphérique numériquement introduit dans la photographie d’une scène ancienne »6. Une série de questions surgissent. Est-ce que l’arbre est transposé d’un autre lieu grâce à un montage qui – en nous rappelant les écrits de Koulechov – produit des espaces géographiques et plastiques (ici à l’intérieur d’un seul cadre) qui n’ont jamais existé auparavant en tant que tels ? S’agit-il d’une nouvelle synthèse spatio-temporelle par l’introduction d’un objet mouvant d’après et d’ ailleurs ? Un élément paratextuel, à savoir le côtoiement de deux dates dans le titre (1910-1997), met l’accent sur la réactivation du passé par le présent qu’on pourrait également appréhender à un niveau technologique – en interprétant, par exemple, la rencontre entre photographie analogique et montage numérique, ou encore entre photographie et cinéma, dans la logique de l’archéologie des médias. Par ailleurs, on ne peut manquer de voir une référence au passé technique et à l’imaginaire des origines

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de l’image en mouvement : on le sait, ce n’était pas tant la présence des acteurs captés sur le vif qui avait impressionné les premiers spectateurs du cinématographe Lumière, mais plutôt le léger mouvement du feuillage de l’arbre à l’arrière-plan dans le Repas de bébé.

6 L’objectif principal de Claerbout se présente comme l’instauration d’un rapport autre au temps, voire comme la construction d’un temps plastique, étranger à nos habitudes perceptives et socioculturelles. Il expérimente sur les possibilités de visualisation de la durée pure, soit par l’emploi d’une dilatation exacerbée (voir par exemple Oil Workers, où la perception du temps est liée à la lenteur du défilement des images), soit par la longueur extrême de l’œuvre projetée (voir Bordeaux Piece d’une durée totale de quatorze heures). Mais le temps peut être appréhendé ici également comme un paramètre spatial. Long Goodbye (2007) constitue un cas exemplaire de cette configuration en conférant une fonction double aux ombres : preuve de l’existence matérielle des corps et des objets représentés et, in extenso, de l’image elle-même, elles incarnent par-dessus tout la représentation, tangible mais inexorablement fugace, du temps qui passe. L’ombre est la durée visible ; mais il s’agit d’une durée manipulée, construite et hétérogène. En effet, plusieurs temps coexistent à l’intérieur de ce « plan- séquence ». Une femme sort d’une maison, se dirige vers une table à une terrasse et verse du thé tout en dévisageant la caméra (et, donc, le spectateur). Sa main se lève et s’agite doucement dans l’air pour (nous) dire au revoir. Ses mouvements sont capturés par un travelling arrière projeté au ralenti. Or, un sentiment d’étrangeté spatio- temporelle se produit par le parcours extrêmement rapide d’ombres qui fonctionnent comme des repères reconnaissables de l’itinéraire du soleil et qui signalent ainsi le passage d’une journée entière dans le laps de temps de douze minutes (la durée totale de projection de l’œuvre). L’arrivée de la nuit forme un fondu au noir naturel et annonce la fin du « film ». Il est question ici d’un morcellement de la dimension temporelle, de sa division, qui permet à un seul plan d’accueillir à la fois son ralentissement et son accélération (fig. 1).

7 Cette œuvre remarquable se distingue également pour des raisons plastiques. Sa composition équilibrée propose un chassé-croisé formé par le travelling en arrière de la caméra et le défilé latéral (de gauche à droite) des ombres – deux mouvements qui ont lieu simultanément dans l’espace de la représentation tout en se déployant dans des univers temporels distincts. En outre, la lenteur excessive du déplacement du personnage féminin produit une esthétisation de sa gestuelle. Or, Long Goodbye s’ouvre sur un cadre qui renvoie aux portraits de la peinture flamande : un gros plan sur le visage de la femme, vu de trois quarts et entouré de noir. Quelques secondes sont nécessaires avant de percevoir son mouvement et, grâce à l’élargissement graduel du cadre, d’attribuer l’obscurité ambiante à l’intérieur de la maison qui contraste avec le soleil brillant de l’espace extérieur. La référence picturale renvoie de nouveau au principe d’introduction du mouvement à l’intérieur d’une image fixe, érigé en matrice organisationnelle de la pratique artistique de Claerbout. Le tableau prend vie et se trouve désormais hanté par la présence fantomatique de la femme, dont la figure semble superposée sur l’espace, venue d’un monde différent. Mais cette ouverture vers un ailleurs et un autrefois se produit à la fois en amont et en aval du geste créatif : le regard-caméra de la femme fait appel au regard du spectateur (qui incarne alors l’autre de la représentation) et, ainsi, le champ convoque le hors-champ. Cette représentation interpellait d’autant plus le visiteur de l’exposition au Mamco par la scénographie qui permettait de voir l’écran de loin, depuis une autre salle et à travers l’encadrement

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d’une porte. Force est de constater que ce dispositif produit un type de spectateur particulier : un corps qui observe et se perçoit, transformé en agent actif dans une configuration ouverte et dynamique.

8 Ce schéma actanciel formé par la représentation, le spectateur et la machinerie (au sens large du terme, qui inclut les caractéristiques architecturales des salles ainsi que les choix de « mise en scène » privilégiés par les organisateurs de l’exposition) devient encore plus saillant dans Shadow Piece (2005). Claerbout a conçu cette « pièce » d’après une photo d’archive anonyme. Placée sur l’escalier à l’intérieur d’un immeuble, la caméra cadre en plongée une série de portes en verre qui forment l’entrée du bâtiment. La source de lumière se situe dans le hors-champ, au-delà des portes, à l’extérieur de l’immeuble. De temps à autre, un passant tente en vain d’ouvrir la porte ; c’est seulement son ombre qui réussit à traverser la barrière transparente formée par la masse vitreuse. Le cadre est divisé en deux parties. En haut, on aperçoit les figures des passants qui défilent dans un mouvement incessant ; en bas, la salle vide semble condamnée dans une fixité lugubre. Les ombres, véritables présences fantomatiques, glissent de haut en bas, de l’extérieur à l’intérieur, et émergent comme l’intrication matérialisée entre le mouvement et l’immobilité (et, selon une autre hypothèse de lecture, entre le cinématographique et le photographique représentés respectivement par les parties supérieure et inférieure du cadre). Comme on l’a déjà remarqué à propos de Long Goodbye, le jeu des ombres permet de visualiser la durée et d’inoculer du temps à une image du passé (fig. 2).

9 Toutefois, Shadow Piece est une œuvre qui s’actualise à travers le spectateur. Projetée sur une toile blanche accrochée au plafond de sorte que la salle se divise en deux parties (devant et derrière l’écran), la représentation s’ouvre à l’espace de l’exposition. Le visiteur qui, lors de son itinéraire, entre dans la salle par la porte arrière7, s’introduit à son insu dans le cadre et sa silhouette ténébreuse défile aux côtés des ombres filmées auparavant par la caméra de Claerbout. Ainsi, l’enchevêtrement de deux temporalités advient ici à un niveau supplémentaire, par l’interpénétration de l’espace de la représentation et de celui de la réception. Une sorte de spectatorialité collective émerge de ce dispositif puisque le visiteur, en plus d’observer l’œuvre et de se percevoir, perçoit également les autres visiteurs dans l’ici et maintenant de leur coprésence dans le musée8. La flânerie n’est pas seulement thématisée, elle s’intègre à la représentation.

10 La porosité des frontières séparant l’expérience du visiteur du musée et celle du spectateur du cinéma est explicitement étudiée dans Travel (1996-2013). Selon Claerbout9, cette œuvre ne remonte pas à une image d’archive mais à une mélodie, un morceau écrit par Eric Breton, spécialiste de la musique thérapeutique, censé produire la détente de son auditeur, allant même jusqu’au sommeil. De la même manière, l’idée derrière Travel est de créer un court métrage susceptible de relaxer son spectateur et, dans l’idéal, l’endormir10. L’effet immersif déjà présent dans Long Goodbye, Oil Workers, Ruurlo, Bocurloscheweg, 1910 et même Shadow Piece (dû chaque fois au ralenti hypnotisant, à la démultiplication des univers temporels ou à d’autres stratégies visant à exproprier le spectateur de ses repères perceptifs habituels) se trouve ici exacerbé. Au début de la projection, nous nous trouvons à l’entrée d’un parc. Ensuite, dans un mouvement continu et ininterrompu, la caméra virtuelle de Claerbout s’enfonce dans une forêt qui s’avère être une jungle amazonienne, onirique et paisible et, enfin, sortant de la forêt par un mouvement ascendant, révèle une plaine située dans une banlieue assez banale.

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Par la construction numérique de ce paysage (car il s’agit bien d’une image de synthèse), Claerbout ne vise pas à une beauté à couper le souffle (d’ailleurs on a pu vérifier en lisant les notes manuscrites de l’artiste exposées au Mamco, que l’esthétique kitsch de l’œuvre a été tout à fait délibérée) ; son ambition a été plutôt de construire une visualisation de l’idée générique de « forêt », universellement partagée, comme un abri tranquille et serein, un refuge destiné à nous relaxer.

11 Mais l’effet immersif n’est pas produit par le seul aspect représentationnel de l’œuvre. Travel est projeté dans une petite chambre aménagée en salle de cinéma, un espace isolé brisant en quelque sorte la continuité d’une exposition d’installations à parcourir. Qui plus est, une série de fauteuils, dont la forme garantit un maximum de confort, est rangée devant l’écran. L’immersion spectatorielle résulte également d’une organisation temporelle particulière. Accroché sur le mur, à côté de l’entrée de cette salle, se trouve un moniteur qui annonce par une horloge faisant le compte à rebours le début de la prochaine projection (l’œuvre, d’une durée totale de douze minutes, était projetée en boucle avec un intervalle d’environ cinq minutes entre chaque « séance »). En franchissant le seuil de la porte à l’heure annoncée et en prenant sa place dans ces fauteuils extrêmement confortables, le spectateur accepte un contrat de lecture très précis, s’immerge dans un monde fictif et s’oublie, rendant ainsi impossible la forme de présence que l’institution muséale a érigé en norme : « un ‹ moi ›, un ‹ ici › et un ‹ maintenant › »11, une conscience spatio-temporelle, voire une sensibilité d’ordre phénoménologique envers tout ce qui est présent (y compris son propre corps). En revanche, nous nous trouvons ici à l’intérieur d’une configuration qui renvoie à une séance de cinéma dans sa forme institutionnalisée : salle obscure, image animée, spectateur immobile. Claerbout pousse à l’extrême l’effet immersif du spectacle cinématographique et se présente comme un agent provocateur qui base son jeu sur la tension produite par la présence de l’image en mouvement dans l’espace de la galerie12.

La technologie numérique au service d’une didactique du regard

12 Si l’exposition dans son ensemble met l’accent sur les différentes modalités de sollicitation de l’espace de réception, The Algiers’ Sections of a Happy Moment (2008) constitue la manifestation la plus audacieuse de ce principe. Ce slide show d’une durée totale de trente-sept minutes se présente comme un défilé fluide de multiples vues fixes. Au premier regard, on a l’impression d’assister à un seul instant, photographié simultanément depuis des points de vue différents et extrêmement nombreux qui se succèdent au cours de la projection : sur un terrain situé en plein air dans la Casbah d’Alger, de jeunes garçons jouent au football tandis qu’à côté d’eux, un homme lance des morceaux de pain à une nuée de mouettes qui volent tout autour. A une première image générale, la seule qui donne accès à une vue d’ensemble de la scène, succède un montage de plans fixes qui se livre à une analyse « multifocale » de la scène principale. Cette démarche de mise en mouvement d’une image fixe par découpes successives n’a rien d’original en soi. Reste à comprendre comment Claerbout est parvenu à saisir un instant unique depuis cinq cents – le nombre d’images qui composent l’œuvre – points de vue différents (fig. 3).

13 Lorsqu’on observe attentivement l’espace de la représentation, l’on aperçoit plusieurs traces d’une dissonance visuelle, autant de signes d’une superposition a posteriori des

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figures humaines sur le terrain. En effet, The Algiers’ Sections of a Happy Moment s’avère être le résultat d’un travail en studio. Les différentes vues ont été enregistrées séparément, à des moments différents, avant d’être réarrangées par le biais d’une postproduction numérique pour composer la scène globale. Comme dans Long Goodbye, mais ici de façon plus ambitieuse, on fait face à un instant construit, synthèse de plusieurs temps différents. Les personnages de ce « film » proviennent de mondes profilmiques13 qui, en eux-mêmes, ne communiquaient pas. Claerbout les rapproche et leur fait entretenir un rapport de coréférence spatiale par le biais d’une incrustation numérique. Ce dispositif très particulier nous invite à l’exploration de tous les recoins d’une scène à la faveur d’un déblocage au niveau de l’angle de prise de vue. De cette manière, il met en péril cette fonction primordiale du cadre photographique qui consiste à déterminer les limites de l’image et celles du regard spectatoriel. L’espace représenté n’est plus clos et circonscrit et ne se termine pas sur les bords du cadre ; il se dissout et, qui plus est, se dissout dans le temps (à savoir le temps de projection). Ainsi, The Algiers’ Sections of a Happy Moment se présente comme une tentative de dépassement des limitations spatiotemporelles imposées par le cadre. Il s’agit bien d’une didactique : la technologie numérique nous permet de déjouer la frustration de notre regard dont le désir d’omnipotence se voit systématiquement refoulé dans la vie quotidienne. Claerbout exploite les potentiels expressifs et techniques des procédés digitaux pour nous faire voir plus et mieux14.

14 Même s’il met en place un dispositif favorisant une perception à la fois englobante et diffractée, Claerbout prend pourtant soin de ne pas excéder la capacité d’absorption du spectateur et ceci grâce à un défilement des images lent et fluide, étayé par le choix du fondu enchaîné comme modalité de transition ; dans le même temps, la musique hypnotisante qui accompagne la projection contribue à un effet immersif renvoyant plutôt à une séance de cinéma. Pour revenir à la problématique qui a embrayé jusqu’ici notre réflexion, on pourrait interpréter ce qu’on voit sur l’écran comme un discours sur les différents modes de spectatorialité normalisés par les institutions cinématographique et muséale. The Algiers’ Sections of a Happy Moment met en abîme et thématise l’activité du visiteur des galeries, sa flânerie déployée en trois dimensions lui permettant d’explorer les œuvres exposées de différents points de vue. En laissant de côté les connotations métaphysiques (l’idée d’une omni-voyance qui renvoie à l’œil divin), cette exégèse de l’œuvre comme symbolisant l’activité spectatorielle nous renvoie à la question du contrôle. L’élimination des angles morts et l’idée d’un épuisement des points de vue donnent au spectateur une sensation de puissance, de maîtrise de la scène représentée, comme s’il se trouvait dans une salle de contrôle d’images de surveillance. Nous sommes ainsi tentés de faire le lien entre ce dispositif de vision qui donne l’illusion d’une émancipation du regard et l’imaginaire d’omni- perception, un fantasme qui entoure précisément la diffusion massive de la technologie numérique. Cependant, dans The Algiers’ Sections of a Happy Moment, l’idée d’une toute- puissance perceptive qui offre un accès privilégié à l’instant saisi n’est qu’un leurre. On n’a pas affaire à un instant, mais à une multitude d’instants différents combinés par une synthèse préconçue et fabriquée. Par ailleurs, le contrôle du perçu promis au spectateur exige son propre effacement et son immersion dans l’espace de la représentation – comme dans Travel, la tension entre spectateur de cinéma et visiteur de musée est ici explicitement travaillée par l’artiste.

15 Dans son œuvre exposée la plus récente, King (2015), Claerbout poursuit l’élaboration d’un mode de perception considéré comme spécifique à l’ère du numérique. Cette fois,

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l’image qui sert de point de départ jouit d’une bonne réputation : c’est une photographie d’Elvis Presley en 1956, signée par Alfred Wertheimer et souvent interprétée comme le symbole de la transition du « King » de la vie ordinaire à la célébrité. Claerbout procède à une récréation numérique de cette photo, une animation en 3D où la figure d’Elvis est composée des fragments de centaines de photographies originales de la star. En poussant plus loin la logique de The Algiers’ Sections of a Happy Moment, on se porte encore une fois à l’encontre de la limitation bidimensionnelle du cadre photographique, mais cette fois sans avoir recours à une succession de plans ; dans un mouvement continu (un « plan-séquence » projeté en boucle), une caméra virtuelle nous permet de nous rapprocher d’Elvis, de tourner autour de lui et de porter notre regard sur tout ce qui se trouvait dans la chambre mais a été cantonné dans le hors-champ par le geste photographique original. Ainsi, la technologie numérique sculpte le paysage d’une image ancienne dont l’espace représenté se transforme désormais en univers malléable. Toutefois, la « réincarnation » digitale de ce corps sacré ne cherche pas à être réaliste ou transparente. Les imperfections de la synthèse numérique sont manifestes à ce point que la matérialité de l’image (les pixels) finit par attirer l’attention du spectateur. En même temps qu’on nous donne la possibilité de scruter de tout près la figure mythique d’Elvis, le processus de fétichisation est nié par une décomposition de l’illusion référentielle, propre à la réalité virtuelle (fig. 4).

Pour une émancipation politique du temps

16 L’exposition au Mamco a confirmé David Claerbout comme l’une des figures de proue de la réflexion sur l’image digitale. En dédramatisant l’aspect représentationnel de ses œuvres, l’artiste se met à la recherche d’une esthétique propre à la technologie numérique. Il invite le spectateur/visiteur à explorer le langage des médias digitaux dont l’« impureté » immanente aménage un espace intermédial, entre le cinéma et la photographie, ou encore entre l’installation et les arts ciné-plastiques. Il retient du spectacle cinématographique son effet immersif, mais il écarte son obstination narrative, la primauté traditionnellement donnée à l’histoire. En effet, dans toutes les œuvres de Claerbout proposées au public genevois, l’« événement raconté » se retire vers l’arrière-plan et laisse sa place au récit du temps qui passe15. Toutefois, pour faire l’expérience de la durée pure, le spectateur doit abandonner ses acquis socioculturels (voire idéologiques) et, notamment, son idée du temps comme une valeur calculée et convertible en argent comptant. L’art de Claerbout nous invite à (re)donner à la vie son épaisseur et la rendre ainsi justiciable d’une expérience esthétique.

17 Ainsi, dans Venice Lightboxes, on se trouve face à quatre vues nocturnes de Venise (le palais de Ca’d’Oro et les églises d’Isola San Michele, Santa Maria della Salute et Isola San Giorgio), des clichés pris entre quatre et six heures du matin et exposés dans une salle peinte en noir et plongée dans l’obscurité. Le visiteur doit rester assez longtemps dans cette « salle obscure » pour que son œil s’habitue à la nuit double – celle figurée dans la représentation et celle induite par la machinerie du dispositif. Après quelques minutes, le vide commence à être habité, l’image fait corps avec le spectateur et une impression de mouvement se produit. En un geste, Claerbout déconstruit le caractère spectaculaire des monuments systématiquement exploités par les institutions culturelles et touristiques, délivre le visiteur de son regard codé socialement et culturellement et

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propose une autre manière de voir dans le temps, de voir le temps et, de là, d’être au monde.

NOTES

1. Elisabeth Chardon, « Exposé à Genève, David Claerbout étire et mêle le temps des images », Le Temps, 11 juin 2015. 2. Voir la page web officielle de l’exposition, www.mamco.ch/artistes_fichiers/C/claerbout.html. 3. « […] le musée n’est pas plus un cinéma qu’un cinéma n’est un musée. Cela tient principalement aux différentes économies temporelles auxquelles il a déjà été fait allusion, et qui obligent le visiteur du musée à ‹ échantillonner › un film plutôt qu’à en faire l’occasion de passer ‹ deux heures au cinéma ›. Le temps est ainsi l’une des raisons pour lesquelles le cinéma et le musée constituent deux dispositifs assez distincts, et souvent incompatibles par le passé. » (Thomas Elsaesser, « Entre savoir et croire : le dispositif cinématographique après le cinéma », dans François Albera et Maria Tortajada (éd.), Ciné-dispositifs. Spectacles, cinéma, télévision, littérature, Lausanne, L’Age d’Homme, 2011, p. 61). 4. Il est évident que les différences entre « cinéma » et « art contemporain » vont au-delà et en- deçà du moment de la réception actuelle : prédéterminations socioculturelles, relations de pouvoir, politiques de production et de diffusion, autant d’éléments qui exigent d’être pris en compte pour une appréhension globale de la rencontre entre les deux dispositifs. 5. François Albera, « Archéologie de l’intermédialité : SME/CD-ROM, l’apesanteur », Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 10, no 2-3, 2000, p. 37. 6. Thierry Davila, Shadow Pieces (David Claerbout), Genève, Editions Mamco, 2015, p. 18. 7. On remarque ici le rôle du hasard qui influe sur l’expérience spectatorielle : le chemin qu’on emprunte lors de notre visite à l’exposition a des répercussions sur notre rencontre avec le dispositif de Shadow Piece. 8. D’ailleurs, cette configuration est susceptible de provoquer une tension temporelle chez le spectateur. Une fois qu’on a deviné le jeu, on est incité à rester devant l’écran et à attendre qu’un autre visiteur arrive derrière la toile et nous offre le spectacle de son ombre. 9. Voir notamment les commentaires sur le site officiel de l’artiste : www.davidclaerbout.com/ Travel-1996-2013. 10. « Je me suis dit que créer une œuvre qui pourrait endormir le public n’était pas une si mauvaise chose » [notre trad.], id. 11. Thomas Elsaesser, « Entre savoir et croire : le dispositif cinématographique après le cinéma », op. cit., p. 62. 12. Rappelons-nous qu’un des effets fondamentaux de toute image en mouvement est la formation d’un sujet percevant pour qui la continuité entre l’espace fictionnel et l’espace réel est à la fois implicite et systématiquement dénié. 13. On entend le profilmique comme « ce qui s’est trouvé devant la caméra au moment du tournage, que cela y ait été disposé intentionnellement ou non » (Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Paris, Nathan, 2001, p. 166). 14. L’idée de la technologie numérique comme « machine » qui permet d’accroître les possibilités de l’œil humain nous invite à faire le lien avec les réflexions des avant-gardes artistiques des années 1920 sur le cinéma et la photographie.

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15. Bordeaux Piece constitue la manifestation la plus extrême de ce principe. Claerbout mobilise le savoir intertextuel des spectateurs en employant la trame narrative d’un des films les plus connus de Jean-Luc Godard, Le Mépris (1963). Mais l’histoire n’est ici qu’un simple prétexte : « C’est la lumière qui organise tout. On peut s’intéresser au récit la première fois, peut-être la seconde, mais déjà il devient une sorte de canevas assez décevant, un motif rythmant le véritable enjeu de Bordeaux Piece, qui est de donner une forme à la durée au moyen de la lumière naturelle » (David Claerbout dans Marie Muracciole, « La bruit des images. Conversation avec David Claerbout », Cahiers du Musée nation d’art moderne, no 94, hiver 2005-2006, pp. 125-126).

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La Vanité : de front et de biais

Laure Cordonier

1 Présenté en marge du festival de Cannes, puis à Locarno en 2015, La Vanité, sixième long-métrage fictionnel du réalisateur suisse romand Lionel Baier, porte sur le thème de l’euthanasie, plus exactement du suicide assisté. Un sujet bien présent dans la société et la culture helvétiques, comme en témoigne la forte augmentation du nombre d’adhérents de demandes d’assistance en 20151.

2 C’est sans doute parce que, si grave et émouvant que soit chaque appel, l’aide au suicide est devenue presque banale que Lionel Baier a pu l’aborder moins frontalement qu’obliquement. Une systématique cohérente et explicite de l’oblique est à l’œuvre dans son film sous l’emblème du célèbre tableau d’Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs (fig. 1), où une tâche de couleur incongrue sous une table se révèle être une anamorphose : lorsqu’on la regarde de profil, par la gauche et non de face, c’est une tête de mort qui apparaît, à savoir une vanité qui relativise toutes les fiertés et fatuités humaines.

3 Un premier pas de côté est générique : on attendait un drame, on est embarqué dans une comédie. Mais l’étiquette doit être nuancée, d’une part parce que le film est sans rapports avec ces débandades grossières que l’on peut parfois produire sur des sujets « lourds », d’autre part parce qu’une pointe de gravité tient le spectateur dans un entre-deux, un sourire léger et grave. Cette comédie peut être douce et amère, car elle est portée par un casting très étudié : à Patrick Lapp, dont le visage fermé et les gestes lents sont parfaitement adéquats au rôle (un architecte atteint d’un cancer qui a demandé une aide pour mourir) répond Carmen Maura (l’assistante), avec sa voix sensuelle et un regard prompt à s’allumer, généreux et malicieux. Ce duo central est médiatisé par Ivan Georgiev, qui joue un personnage appelé à servir de témoin officiel de l’acte et qui a une liberté, un décalage provenant de sa marge sociale qu’il assume (il est un prostitué russe). Un humour discret, des quiproquos pas trop appuyés découlent du climat ainsi créé : non, contrairement à ce que suppose le réceptionniste du motel, son client ne loue pas une chambre pour un congrès sur le « développement durable » ! Et si la première aide qui devait accompagner le malade dans sa mort s’appelait Claire, sa remplaçante se prénomme, elle, Esperanza. La tension entre légèreté et gravité contrôle aussi le comique de situation, entre scènes parfois attendues ou obligées et

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fausses pistes sur lesquelles on se laisse entraîner : « C’est quand on croit que tout est fini que tout commence », dit l’affiche du film.

4 Mais pour bien voir en oblique, de biais, encore faut-il que les formes aient une épaisseur, une densité. Ici, les arts convoqués et le décor apportent ce relief et ce jeu nécessaire aux perspectives. Au tableau d’Holbein se superposent ainsi ceux de Félix Vallotton, qui prisait Les Ambassadeurs au point de les insérer dans ses propres toiles. De l’affiche du film qui allège les climats parfois oppressants des intérieurs de Vallotton à l’aide d’Hergé (ligne et couleurs claires de Tintin !) à la lumière vespérale du film ou à ce lourd rideau rouge (fig. 2) si peu réaliste dans une chambre de motel se crée la profondeur qui autorise les emboîtements et ouvre les mises en abyme : la tenture, qui évoque un rideau de théâtre, dédouble la médiation artistique (en plus de la caméra, il y a la scène théâtrale), et rappelle l’artificialité du médium. Ou les contrastes : le jeune prostitué appelé comme témoin se nomme Constantin Tréplev, du nom de ce personnage de Tchekhov qui se suicide hors scène, seul, à la fin de La Mouette.

5 L’architecture, comme art aussi bien que comme espace du film, contribue fortement elle aussi à multiplier ces plans qui situent tout en déplaçant. Le générique du film s’écrit sur le fond d’un plan d’architecte. On apprendra peu après que l’homme malade a choisi de mourir dans un bâtiment qu’il avait construit dans les hauts de Lausanne, pour l’Exposition nationale suisse de 1964. Dans les faits, Baier a tourné son film dans un studio de 500 m2 qui reproduit ce logement d’époque. Un tel décor suscite à nouveau deux effets ambivalents : au niveau diégétique, il confère encore plus de poids au geste de l’architecte qui veut mourir dans l’une de ses œuvres qui a vieilli, elle aussi, mais ce décor reconstruit déréalise et allège ce qu’un tournage en décors réels et naturels aurait pu créer. Selon Baier, « tourner en studio permet de faire un petit pas de côté d’emblée, de sortir de la question du réalisme »2. En optant pour cet artifice, le cinéaste se situe à l’opposé de certaines fictions documentarisantes comme La Loi du marché de Stéphane Brizé (2015). L’architecture, art qui traduit souvent fièrement les ambitions et gloires humaines, est ici habilement mise en images : après le plan dessiné du générique, la bâtiment réel qui lui correspond est d’abord vu de haut, à plat, avant de se déplier en espace construit, à trois dimensions. Mais ce bâti s’avère n’être qu’un motel fatigué et désuet. Baier recourt même au génie civil pour dater l’époque d’activité de l’architecte aujourd’hui malade, pour l’écrouer dans le passé. Un rapide montage « avant-après », constitué par un plan fixe de la construction du tunnel de Chauderon3, puis d’un plan de la voiture des personnages qui pénètrent dans ledit tunnel, permet de mesurer l’œuvre du temps (fig. 3-4).

6 Last but not least, le cinéphile appréciera les clins d’œil à des films, qui sont certes des jeux, des hommages ou des modèles (Psychose, par exemple, pour sa plus célèbre scène), mais qui participent eux aussi, en créant des connivences culturelles, à multiplier les focales et distances, toujours afin d’éviter la pesanteur, la gravité du sujet.

7 Cependant ces biais n’auraient qu’un sens esthétique ou gratuit si, en fait, la pratique de la diagonale, de l’oblique n’était pas un moyen habile de rester au centre du sujet du suicide, de l’affronter autrement.

8 Pour introduire cet effet, on peut passer par la réception de ce film qui a très souvent été défini comme un huis clos. Or, en réalité, formellement, si l’histoire se passe majoritairement dans ou devant une chambre de motel, elle s’émancipe assez régulièrement de ce lieu4. Les sorties les plus inattendues hors de cet espace sont constituées par des séries de plans indiscernables en termes d’espace-temps. Dans l’une

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d’elles, Tréplev effectue des exercices virtuoses de gymnastique, alors que ce personnage n’est jamais donné à voir comme un athlète ou un artiste et que ce talent n’apporte pas de motivation significative au portrait du personnage. De telles scènes invitent à être lues comme des échappées lyriques, des contrepoints du huis clos, qui connotent le mouvement, la vie, la jeunesse.

9 Or si nous ressentons malgré tout si fortement le sentiment du huis clos alors que, nous les avons inventoriés, le genre, le décor, les scènes, les intertextes et les lieux représentés nous en dégagent, c’est que tout en ayant été ainsi déportés sur les bords de ce sujet si grave, nous ne l’avons de fait jamais quitté. Ici, il faut saluer la justesse du réalisateur : au lieu de nous entraîner dans ce que semblait appeler son thème, à savoir un débat intime, social ou philosophique, tendu et âpre sur le suicide et l’euthanasie, son film multiplie les points de vue pour s’afficher et s’affirmer comme une œuvre d’art. A savoir, non pas une reproduction de la vie, mais une perspective sur elle. A tout instant, La Vanité se donne pour artefact, symbolisation, médiation. La spécificité, la frontalité de l’œuvre d’art, c’est précisément d’être oblique, autre, d’être décalée, décadrée. Ayant évité d’imposer son propre point de vue sur le thème, mais soucieux de bien multiplier les perspectives, Baier a réalisé son vœu de créer « une circulation d’intelligences »5 et d’affects sur un sujet que nous tendons toujours, en notre for intérieur, à contourner. On en ressort avec le sentiment d’avoir été impliqué dans une réflexion profonde sans être oppressante, très ouverte, comme le montre une autre petite anamorphose du film : la chambre où doit mourir l’homme malade est la 8, chiffre qu’une rotation transforme en signe de l’infini.

NOTES

1. Un exemple parmi d’autres, trouvé sur le site de la RTS : « Le nombre de décès assistés a explosé en Suisse l’an dernier », 2 mars 2016. www.rts.ch/info/suisse/7535737-le-nombre-de- deces-assistes-a-explose-en-suisse-l-an-dernier.html. 2. Citation présente dans le dossier de critiques du site internet du film. www.happinessdistribution.com/images/films/critiques/VANRevue%20de%20presse%20- %20CINEMA2.pdf. 3. Ce tunnel de Chauderon, tout comme le motel, découle des nombreux travaux réalisés à l’occasion de l’Exposition nationale 1964 à Lausanne. 4. Outre certains autres espaces intégrés au motel (bar, réception, chambre de Tréplev, extérieurs du lieu), les dix dernières minutes du film se déroulent par exemple dans la ville de Lausanne. 5. C’est ce qu’affirme Baier lors d’une interview au téléjournal suisse : www.rts.ch/fiction/ 2015/7148425-la-vanite-un-film-de-lionel-baier.html.

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« Swiss film implosion ! » au Centre d’art de Fribourg

Anthony Bekirov

1 Le Fri Art frappe un grand coup en proposant pour la première fois une rétrospective entièrement dédiée aux œuvres cinématographiques et para-cinématographiques expérimentales d’artistes suisses ou ayant travaillé en Suisse. L’exposition résulte de l’initiative d’un groupe de recherche conduit par l’Université de Lausanne, la ZHdK de Zurich et la HSLU de Lucerne dont François Bovier, Adeena Mey, Thomas Shärer et Fred Truniger ont, entre 2010 et 2013, exhumé ces « films » oubliés. Curatée par Balthazar Lovay et François Bovier, elle se présente dès lors comme un compte-rendu provisoire et surtout non exhaustif de ce travail de fond, rendu visible du 21 novembre 2015 au 21 février 20161. Avec près de soixante titres et trois soirées événements, impossible pour les curateurs de proposer des projections consécutives dans une classique salle obscure. A l’image des œuvres diffusées, ils durent imaginer eux-mêmes des dispositifs de visionnage nouveaux, ou pour le moins inhabituels.

2 Au sous-sol, deux « screening rooms » constituent ce qu’il y a, dans l’exposition, de plus proche des formes de distribution connues : une salle noire, des sièges, un programme journalier. Dans la première salle, Geschichte der Nacht2 tourne en boucle. Dans la seconde, sont programmés dix-neuf films3 répartis en thèmes (« Heimat », « Psychédélisme », « Music ! », « Some Places », « Collage »). Au rez-de-chaussée, une « black box » dans laquelle des projecteurs 16mm et des projecteurs numériques diffusent sur chaque surface de ce dédale une œuvre (une vingtaine au total), et où sont mis à disposition des casques pour écouter les œuvres sonores et éviter la cacophonie générale – Filmstripes de Urs Breitenstein 4 s’en occupe déjà. Accolée à la salle, une « white room » de quatre œuvres projetées selon le même principe, sinon que les télévisions cathodiques remplacent les projecteurs pour les deux œuvres vidéo présentées. Les escaliers sont eux-mêmes munis d’un projecteur numérique pour Titan de Klaus Lutz5, et de trois télévisions cathodiques pour cinq œuvres sur vidéo en alternance. Le premier étage enfin propose une série de quatorze œuvres para- cinématographiques, vidéo et argentiques sur transfert numérique.

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3 Il serait bien entendu inimaginable de proposer une couverture de chacun de ces opus, aussi s’impose, dans la mesure du possible, la nécessité de dégager des similarités dans les approches formelles présentées.

Kipho de J. Pischewer & G. Seeber et Portrait der Cordua de HHK Schoenherr

6 4 Une des « griffes » immanquables du cinéma suisse expérimental tel que représenté par le corpus de films de l’exposition est la surimpression d’images. L’œuvre la plus ancienne de cette rétrospective, Kipho7, film publicitaire annonçant l’exposition Kino und Photo qui se tint à Berlin en septembre-octobre 1925, fut diffusée sous forme de bande-annonce dans les salles berlinoises quelques semaines avant le début de cette manifestation financée par l’industrie du cinéma. A la pointe des techniques disponibles en son temps, le court-métrage enchaîne found footage, stop motion, surimpression, accéléré, split screen, défilement en arrière. Pinschewer et Seeber étalent moins ce qu’il y a à voir à l’exposition dont ils font la promotion que les possibilités du cinéma en tant que tel, renvoyant ainsi au médium à la manière d’un programme esthétique exprimé à même le matériau qu’ils invitent à explorer. Malgré la déformation lyrique de ses images, le film se départit des problématiques entre le figuratif et l’abstrait et opère plutôt une distinction entre le possible et l’actuel. L’image actuelle est de l’ordre de la re-présentation (par exemple des extraits du Cabinet du Dr. Caligari), en tant qu’image déjà investie par un réseau de référentiels (un visage, un masque, une table, etc.). L’image potentielle, elle, ne re-présente rien, puisqu’elle n’existe pas encore pleinement, elle se présente dans le procédé formel qui exemplifie une réalisation parmi d’autres imaginables. Autrement dit, Pinschewer et Seeber profitent du caractère universel de la forme8 pour prendre comme objet le potentiel9, en effet, tel ou tel split screen est un cas particulier d’un procédé général. L’objet du film serait concrètement les possibilités formelles, techniques de la caméra.

5 Les œuvres plus récentes héritières de ces instigateurs optent pour une toute autre stratégie. L’œuvre peut-être la plus représentative de cette technique de surimpression est Portrait der Cordua de HHK Schoenherr 10. Le titre du film indique explicitement vouloir constituer un portrait de la danseuse Beatrice Cordua, et ce faisant, subvertit l’art du portrait11 (fig. 1).

6 Schoenherr suit la danseuse durant ses répétitions, allant jusqu’à l’intimité du vestiaire. Ce qui intéresse le cinéaste est le corps de Beatrice, ou plus exactement son corps de danseuse. Schoenherr déconstruit certes un corps, mais lui rend sa poïétique grâce à la surimpression. On ne filme pas une danseuse comme on filme un politicien. Le corps est mobilisé de toutes parts, il est l’outil du danseur comme le pinceau est celui du peintre. Si l’on peut voir dans l’instrument une extension du corps, si l’on peut voir le pinceau comme l’extension de la main par exemple, alors le corps du danseur est à la fois l’outil et l’extension. A la différence des autres types de productions artistiques spatialisées, l’outil du danseur se confond point pour point avec son corps. Son corps- outil, bien qu’il ne soit pas son corps étendu (res extensa), occupe cependant exactement la même topologie que celui-ci. Pour le dire en nos termes, le corps-outil se surimpressionne sur le corps étendu et obéit à des règles entièrement différentes. Le corps étendu reste à jamais un terrain obscur et morcelé, dont nous ne pouvons jamais apercevoir ou percevoir la totalité (le visage, le dos, la nuque,…)12. Au contraire, le

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corps-outil fait l’objet d’une recherche de maîtrise comme on apprend à maîtriser son outil de travail, selon une technique qui divise en composantes puis réassemble au nom d’une synthèse performative. Le danseur doit apprendre à connaître chaque partie ou plutôt chaque moment de son corps pour pouvoir ensuite faire résonner ces parties entre elles dans une danse cohérente et continue – cohérente s’entend strictement ici dans le sens où le danseur ne tombe pas littéralement en morceaux pendant la représentation. Son corps ne peut pas lui échapper, sa conscience est rivetée à chaque articulation.

7 A l’image totalisante de l’outil corporel s’oppose l’image toujours inadéquate du corps étendu, laissant ainsi la place pour cet x de la métaphore qui va en faisant éternellement glisser le signifié sous une épaisseur de signifiants. La danse crée par ce processus un corps nouveau, surface localisable traversée par des vecteurs comme autant de signifiants différents. Schoenherr fait donc danser sa pellicule en surimpressionnant à sa manière les différentes images de Beatrice Cordua. Mais il fait également le choix de la filmer le moins possible en train de danser, comme si la caméra ne pouvait quoi qu’il arrive jamais parvenir à résoudre par ses propres moyens l’équation corporelle de la danseuse. Il la filme dans des moments anodins : un repas, une pause, un échauffement, un changement de vêtements. On pourrait dire que Schoenherr superpose à ces images banales du corps étendu (ou corps vécu) de Beatrice le procédé même de la surimpression que des surimpressions elles-mêmes, faisant de l’image résultante celle qui capture plus véritablement le geste de la chorégraphie que n’importe quel documentaire sur des danseurs en train de danser ne le pourrait. Sa caméra dévoile certes le corps nu de Cordua, mais c’est un corps dévoilé dans ce qu’il a de plus charnel. Le corps de Cordua possède la beauté de l’usure sur l’engin, de la puissance mécanique. Rien à voir avec quelconque canon de beauté qui attendrait un corps svelte aux lignes invisibles (sinon celles des contours). Ici, la force signe sa chair et y a laissé ses traces.

8 En outre, il ajoute à ce niveau de l’image un niveau sonore travaillé par la même problématique. Sur une bande-son atonale, une voix over pose avec insistance et monotonie des questions en allemand tout droit tirées de manuels scolaires (« Où habites-tu ? », « Qu’as-tu fait aujourd’hui ? », etc.). Dans un second temps, la répétition des questions se transforme et devient une dictée des entrées listées sous la lettre T dans un dictionnaire de langue allemande. Il s’agit moins d’associations d’idées que d’associations d’images : images sonores, phonétiques, linguistiques déconstruites à travers leurs répétitions et le ton de la voix. La question perd sa valeur interrogative et devient au fil de ses occurrences un assemblage désarticulé de sons. C’est ainsi que le narrateur, pour ainsi dire, en arrive logiquement à énoncer des mots arbitraires et décontextualisés, ceux d’une liste froide à l’image d’une organisation lexicale. Il est très important que le texte lu n’ait pas un rapport descriptif avec les images de danse, afin de ne pas partir avec un réseau de significations préexistantes13. Le texte ne décrit ni ne commente. Les phrases et les mots prononcés renvoient bien à des images, mais elles perdent toute leur pertinence à la suite de leur superposition aux images doubles de Beatrice Cordua. A la surimpression visuelle, Schoenherr ajoute la bande sonore à la manière d’une nouvelle surimpression.

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Filmstripes de U. Breitenstein et Kick That Habit de P. Liechti

9 Le rapport du visuel au sonore est un des autres grands courants qui traversent les œuvres sélectionnées dans cette rétrospective. Nous pouvons déjà y discerner en tout cas deux mouvances. La première consisterait à intervenir directement sur la bande- son pour produire le son désiré. La seconde mouvance verrait les cinéastes interroger le lien entre image et son. Nous allons comme précédemment analyser une œuvre paradigmatique pour chaque tendance14, Filmstripes de Urs Breitenstein et Kick That Habit de Peter Liechti15.

10 Le film de Breitenstein est un dispositif spatial qu’un projecteur 16mm diffuse en boucle à l’entrée de la black box. Sur une pellicule de 39 mètres, l’artiste a gratté des bandes perpendiculaires à l’aide d’un cutter à des intervalles définis. Sur le premier mètre, il a tracé des marques tous les millimètres, puis tous les deux millimètres sur le second mètre, et ainsi de suite jusqu’à 10 millimètres sur le dixième mètre. Pour les 10 mètres suivants, deux séries de lignes vont coexister (une ligne tous les 11, 12, … millimètres et une ligne tous les 1, 2,… millimètres), qui seront trois pour les 10 mètres suivants (une ligne tous les 21, 22,… millimètres, 11, 12,… millimètres et 1, 2, … millimètres), etc. A chaque ligne correspond une entaille de même épaisseur sur la bande-son, produisant un signe optique retranscrit adéquatement par le projecteur. Un dernier élément de l’œuvre est l’intervention volontaire ou non du spectateur qui doit nécessairement couper la lumière du projecteur pour entrer dans la salle d’exposition. La figure verticale du spectateur vient parachever Filmstripes en s’opposant aux bandes horizontales. Le film se spatialise alors totalement jusqu’à inclure le projecteur et le spectateur dans son dispositif (fig. 2).

11 L’intérêt de ce film réside cependant plus dans son travail sonore. En effet, si le visiteur de l’exposition peut influer directement sur l’image en traversant le faisceau lumineux du projecteur, ce dernier n’a toutefois pas le pouvoir d’influer sur la bande-son : elle est l’expression la plus arrêtée du travail du cinéaste, car définitive et complète dans son état. Cette bande-son grattée à même la pellicule retranscrit rythmiquement le défilement des lignes blanches à l’écran, mais en aucun cas n’est-elle une transposition du spectre visible (les images de la pellicule) dans le spectre sonore. Si intervenir à même la pellicule n’est pas un art nouveau16, le geste des Filmstripes est beaucoup plus radical puisque l’image sur la pellicule et la bande-son est la même. L’on peut dire que Breiteinstein applique sur la bande-son le même principe que sur la pellicule, mais ce principe trouve un tout autre sens. Gratter la pellicule produit un vide sur la surface argentique, et n’est pas une image impressionnée à proprement parler, mais un espace vide laissant passer la lumière du projecteur. On est proche alors du flicker film, c’est-à- dire du cinéma comme lumière et non pas comme matériau. A l’inverse, gratter la pellicule produit également un vide sur la bande, mais ce creux produit un signal électrique de même nature qu’une bande-son impressionnée : soit il y a, soit il n’y a pas, 0 ou 1. Il y a donc une série de 1 dont la durée est proportionnelle à l’épaisseur des lignes, mais non pas sa durée visible (puisqu’elle traverse tout de même la hauteur du photogramme). La relation entre la bande-son et l’image gagne alors en complexité. Plutôt que de créer une Gesammtfilmwerk, Breitenstein démontre via une réduction aux mathématiques que le continuum sonore ne participe pas de la même logique que l’image animée.

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12 Kick That Habit aborde le problème plus frontalement, puisqu’il s’agit d’un film sur la musique ou, plus exactement, sur deux musiciens suisses expérimentaux, Norbert Möslang et Andy Guhl, dont la technique consiste à amplifier divers objets. Le moyen- métrage se présente moins comme un documentaire que comme un contrepoint au travail des musiciens. Peter Liechti se pose la question : « qu’est-ce que cela veut dire pour le cinéma ? » et joue au même jeu que les musiciens. Le film se compose explicitement de deux types de plan : des scènes quotidiennes où chaque objet dans le cadre est amplifié ; des performances des deux artistes, qui amplifient eux-mêmes leurs instruments. Les travaux des musiciens et du cinéaste se rejoignent explicitement vers la fin du film. Les deux musiciens collent sur un mur trois capteurs électriques pendant qu’un projecteur projette sa lumière blanche : lorsqu’ils projettent une ombre sur le capteur, ce dernier produit un signal sonore. Liechti projette ensuite sur ce mur un film en Super-8 qu’il a tourné à partir de paysages traversés lors des déplacements des musiciens en voiture ou en train. Les différentes couleurs et leurs degrés d’opacité créent alors toute une palette de sonorités. Enfin, le cinéaste arrête de filmer le processus et montre uniquement la suite des paysages filmés, cette fois avec le résultat sonore en bande-son.

13 L’interrogation musicale se fait cette fois à rebours. Liechti documente ses musiciens et leurs pratiques, décide d’adopter leur logique et les trois artistes finissent par collaborer en une seule et même œuvre. Amplifier un objet, c’est lui donner une importance démesurée dans le spectre sonore, c’est un « zoom acoustique ». L’objet devient méconnaissable, l’image a beau attester de la chose, ce qu’on entend n’y correspond pas. Le travail des deux musiciens consiste donc bien à déterritorialiser les propriétés acoustiques de leurs instruments pour en extraire de nouvelles valeurs. Lorsque le cinéaste, lui, nous montre l’objet en gros plan pénétré de fils électriques, il nous force à croire à cette provenance invraisemblable. Il recontextualise l’art de Möslang et Guhl via le cinéma, qui est déchu de son pouvoir documentaire : tout se passe comme s’il nous disait « vous croyez reconnaître la chose que je vous montre, mais je vous donne toutes les déterminations esthétiques pour que vous pensiez le contraire ». Pour Liechti, le continuum sonore s’oppose moins à la discontinuité d’un espace qu’à la continuité d’une représentation et accomplit un hyperréalisme du cinéma où le sonore renvoie à l’activité mentale, et non plus aux activités oculaire et auriculaire. Liechti ne cherche pas l’adéquation entre l’image et son référent, mais l’adéquation au processus par lequel une image de l’objet se crée dans l’esprit du spectateur : inadéquate, disproportionnée, partielle.

Immver wieder zurück de R. Winnewisser et Sans titre de R. Bauermeister

14 Même si leur nombre est réduit (cinq œuvres au total), les productions para- cinématographiques de l’exposition méritent mention. Ces œuvres se rejoignent sur l’abandon de la pellicule. Philippe Deléglise a créé une valise-calembour dans laquelle un Zootrope est exposé17 ; Tony Morgan a élaboré une série de performances de cinéma élargi, dont l’on peut voir ici, dans une valise également, sa Maquette de la présentation des films structurels18 ; Rolf Winnewisser expose deux œuvres originellement publiées dans un livre, une série de dessins présentés sous forme de BD19, et une série de photogrammes de films préexistants alignés les uns à côté des autres sur un mur20 ;

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enfin, est exposée une œuvre sans titre de René Bauermeister, composée de planches de citations extraites de Derborence de Charles-Ferdinand Ramuz 21. Nous nous concentrerons sur les deux derniers « films » cités.

15 Immer wieder zurück, est un film potentiel, d’une manière autre que les images potentielles de Kipho dont nous avons parlé plus haut. Winnewisser extrait de films variés des simples photogrammes qu’il aligne sans logique apparente sur le mur. Cet alignement arbitraire rappelle assurément le geste de la bande-dessinée, dont Scott McCloud disait qu’une forme extrême serait la pellicule de cinéma22. L’œuvre de Winnewisser serait ce que le théoricien de la BD nomme « une transition non-sequitur » 23, c’est-à-dire des images n’offrant aucune relation logique entre elles. Cependant, c’est l’art du montage que de créer une logique du sens à part entière, et Winnewisser « saute » toutes les répétitions des photogrammes pour arriver au photogramme-type, unique, non reproductible. Une scène = un photogramme, telle serait l’équation de Immer wieder zurück. Les données techniques pour un film potentiel sont de l’ordre du concept et moins de la pratique. Un cinéaste pourrait réaliser un film extrêmement bref comportant ces seuls photogrammes, non répétés. Il pourrait également les reproduire chacun à sa guise. Ou encore rechercher les originaux et utiliser davantage de found footage de ceux-ci24. Nous voyons qu’en fait, il s’agit d’un film qui aurait pu être, moins qu’un film qui pourrait être. Quand Kipho projetait un programme dans l’avenir, Immer wieder zurück regarde en arrière (d’où son titre), et remonte jusqu’au moment de la bifurcation. Au moment précis qu’occupe le photogramme dans le film original, un choix s’est opéré et un film fut fait ; mais à partir de ce même photogramme, un tout autre film aurait pu surgir. Œuvre au futur antérieur, le film de Winnewisser est celui où le choix n’a pas encore été fait, où le résultat se tient suspendu dans l’éternité d’un temps zéro (fig. 3).

16 Les planches de Bauermeister indiquent également un potentiel. Ces phrases de Ramuz25 pourraient très bien être les lignes d’un scénario possible ou des indications de mise en scène. L’acte serait alors encore plus transgressif, car le scénario, œuvre textuelle, est sans nul doute synthétique au cinéma. Mais l’on pourrait alors aussi y voir des cartons possibles d’un film muet, ces planches seraient dès lors des inserts et par conséquent des photogrammes au même titre qu’une image impressionnée. En laissant en suspens la destination exacte de ses planches, Bauermeister invite à considérer le texte dans ce qu’il peut avoir de cinématographique. En ayant choisi un texte préexistant (Derborence de Ramuz), il prolonge le geste du found footage, puisqu’il ré- impressionne sur une autre surface une image existante, à la différence près qu’à la place d’une émulsion argentique impressionnée par la lumière, il s’agit d’imprimer une image via un procédé photomécanique : contre le noir de la pellicule, le blanc du papier. Deux voies d’interprétation s’ouvrent alors. Soit le cinéma se ramène à l’acte même d’impression d’une surface par un quelconque procédé de reproduction, auquel cas le texte est une image parfaitement valable – et comme le rappelle McCloud toujours, les syntagmes écrits sont en fait des abstractions totales d’images26. Soit le cinéma inclut en fait analytiquement l’élément textuel comme prototype ou programme de l’image possible, faisant de facto de toute image cinématographique une image à lire.

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Fugue de V. Goël et Film Implosion ! de B. Lovay & F. Bovier

17 Il nous semble nécessaire de saluer, pour terminer, l’audace esthétique dont ont fait preuve les « accrocheurs », en redonnant vie à des œuvres oubliées ou simplement jamais diffusées. En ne respectant pas toujours le contexte de projection originel des films, ils ont investi l’espace alloué des lieux d’exposition avec une grande cohérence. Redonner vie est un terme adéquat, en cela que les films gagnent en pertinence et en sens de par leur contiguïté spatiale. Les différentes salles, et notamment la black box, deviennent des œuvres à part entière, des films composés de films et d’espace(s).

18 Chaque salle contient des œuvres aux durées différentes, qui s’agencent dès lors comme un exercice combinatoire à arrangements (presque) infinis. L’on pourrait dire que le « film » de Véronique Goël (précisément, un remontage de ses œuvres précédentes), Fugue27, est une mise en abyme de ce procédé. Ce film, situé à la limite entre la black box et la white box, se présente sous la forme de trois fois trois téléviseurs cathodiques (noirs eux aussi), à chacun desquels l’artiste a attribué son segment propre. Chaque segment diffère des autres par sa durée, son thème, sa technique. Le nombre de combinaisons n’est certes pas infini, mais il est en tout cas immense, au point qu’il soit impossible pour un quelconque être humain de pouvoir en regarder l’entièreté dans une seule vie. L’œuvre questionne le rapport du spectateur à la durée. Alors que le dispositif commercial implique un début et une fin précise de l’expérience spectatorielle, le film de Goël peut tout au plus avoir un début qui équivaudrait à la première combinaison possible où les segments débutent en unisson, mais une fin hypothétique, inaccessible aux sens du spectateur. Le film parcourt un grand cycle de décalages polyrythmiques, chaque téléviseur étant un module avec sa signature rythmique propre. Cette technique, qui a ses racines dans la musique traditionnelle africaine, sud-américaine et le jazz aborde la répétition autrement qu’en une simple réitération : les répétitions individuelles des modules28, créent une différence (un décalage) avec les répétitions des modules environnant, de sorte que les correspondances rythmiques ne s’établissent pas linéairement, comme sur une partition, mais en rhizomes, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas être anticipées selon une règle, et se répartissent en constellations en divers points du temps29.

19 A peu de choses près, l’exposition de Fribourg fonctionne selon le même principe. Des œuvres aux formats et aux durées nombreux tournent en boucle sur ce que l’on pourrait identifier comme un écran géant (une salle entière et tous ses murs). Le « peu de choses près » est tout de même lourd de sens, puisque d’une surface bidimensionnelle à format rectangulaire/carré, l’écran devient un réseau labyrinthique quadridimensionnel. Car outre les possibilités quasi infinies de combinaisons des films entre eux dont nous avons déjà parlé, il faut désormais prendre en compte la distance physique bien réelle qui sépare les films. Or la distance au sol implique une distance temporelle parcourue par le reste des films dans la salle, cette distance fût-elle cyclique et non linéaire. D’un côté, le déplacement physique isotropique aléatoire du spectateur et de l’autre, le déplacement temporel parfaitement circulaire des projections. Qui plus est, les projecteurs ne cessent de tourner malgré l’immobilité du spectateur. Ce dernier est alors nécessairement confronté à des fragments d’une œuvre totale possible mais inatteignable. Impossibilité en effet de faire abstraction des autres films (déjà à cause du brouhaha de Filmstripes) pendant que l’on en visionne un : il y aura à quelques

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centimètres de là d’autres films interférant avec le champ de vision. Le champ d’expérience possible du spectateur ne pouvant jamais être rempli des potentiels achevés du dispositif, il se ressent partiel par l’overdose sensorielle que lui imposent les lieux. La notion de spectateur comme individu capable d’une expérience synthétique, comme movie-goer, subit une remise en question, puisque celui-ci ne paie plus pour un « temps de cerveau disponible » dévoué à un seul produit, mais pour le court-circuiter effectivement (fig. 4).

20 Au-delà d’un simple hommage, cette rétrospective est un essai sur le cinéma grandeur nature, important les expérimentations de ces artistes dans des nouvelles données, tant spatiales que culturelles. Une maladresse curatoriale aurait sans doute été de présenter ces œuvres comme l’on présente une rétrospective classique dans une cinémathèque. L’impossibilité d’une telle présentation induite ne serait-ce que par les formes de certains des films est renforcée par l’écueil de la « muséalité », qui aurait fait de ces films des artefacts seulement historiques et dépassés. Le Fri Art au contraire démontre qu’en sus de leur importance historique, ces films n’ont jamais cessé de déceler une innovation esthétique indépendante des conditions spatio-temporelles de leur production. A la manière d’un found footage géant composé de films entiers, cette exposition procède à un travail d’actualisation, plus qu’un travail d’archive.

NOTES

1. Un catalogue raisonné vient d’ailleurs parachever l’exposition, en présentant et analysant la majorité des films au programme : Balthazar Lovay et Sylvain Ménetrey (éd.), Film Implosion ! Experiments in Swiss Cinema and Moving Image, Fribourg, FriArt, 2015. 2. Geschichte der Nacht, Clemens Klopfenstein, 1978, 63 min, 16mm, n/b, sonore. 3. Enfin, dix-huit en vérité, car les détenteurs des droits de Mano Destra de Cléo Uebelmann (1985, 53 min, 16mm, n/b, sonore) ont retiré l’autorisation de diffusion au dernier moment. 4. Filmstripes, Urs Breitenstein, 1979-2015, 3 min, 16mm, n/b, sonore. 5. Titan, Klaus Lutz, 2008, 13 min, 16mm, réversible, n/b, muet. 6. « Une » en effet, puisque la richesse des œuvres présentées s’étend bien au-delà d’un unique procédé formel. Le grattage de la pellicule et l’application de peinture directement sur celle-ci constituent également des traits reconnaissables dans le corpus de l’exposition. 7. Kipho, Julius Pinschewer et Guido Seeber, 1925, 4 min, 35mm, n/b, sonore. 8. Si l’on entend « forme » au sens transcendantal, c’est-à-dire, la règle de construction dans le temps d’une condition de possibilité d’une matière sensible. La qualité de l’objet perçu est particulière, mais la manière dont elle est perçue est, elle, universelle car située a priori de la perception. Voir Immanuel Kant, Critique de la raison pure, Livre I : « Analytique transcendantale : déduction des concepts purs de l’entendement », Riga, J. F. Hartknoch, 1781. Nous n’avons évidemment pas besoin de souscrire à ces idées pour en reconnaître une exemplification chez tel ou tel auteur. 9. Nous verrons plus loin comment Rolf Winnewisser a exploré tout autrement l’image potentielle dans deux œuvres para-cinématographiques que les curateurs ont très pertinemment juxtaposées au mur sur lequel Kipho était diffusé.

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10. Portrait der Cordua, HHK Schoenherr, 1969, 16 min, 16mm, couleur, sonore. 11. Parmi les œuvres les plus marquantes, nous noterons encore que Robert Beavers approfondit lui aussi dans son Early Monthly Segments (1967-2002, 33 min, 16mm, couleur, muet) le pouvoir érotique de la surimpression, en filmant entre autres le corps nu de son amant ; Peter Stämpfli, dans Firebird (1969, 16mm, couleur, sonore) et Ligne continue (1974, 16mm, couleur, sonore), ne surimpressionne pas tant qu’il superpose et fragmente un seul objet pour le rendre multiple, une simple voiture prenant des proportions gigantesques à force d’être filmée en gros plans, partie par partie. 12. Voir Michel Foucault, « L’utopie du corps », enregistrement radio pour l’émission « Culture française », produite par Robert Valette, France Culture, © INA – Institut national de l’audiovisuel, 11 décembre 1966. 13. Certes, le mot tanzen est listé et dicté. Mais il n’est pas le point de départ de l’énonciation. On y arrive par dérivation, de manière anecdotique, précédant et suivant des termes qui ne le mettent pas en valeur. Autrement dit, tanzen est un énoncé linguistique quelconque. 14. Notons toutefois l’œuvre puissante de Herbet Distel et Peter Guyer, Die Angst, die Bilder des Zauberlehrlings (1993, 18 min, couleur et n/b, sonore), juxtaposant la répétition d’orchestre de L’ Apprenti sorcier sur la bande-son à un collage visuel composé à partir d’extraits télévisuels sur la bande-image. Comme le charme magique de la sorcellerie dans le poème de Goethe, le pouvoir séducteur de la télévision se dérobe au spectateur-apprenti en raison du rythme frénétique avec lequel les images défilent. 15. Kick that habit, Peter Liechti, 1989, 42 min, Super-8, couleur, sonore. 16. Dans les années 1930, les animateurs russes (Evgeny Sholpo, Nikolai Voinov, Arseny Avraamov) et le cinéaste canadien Norman McLaren ont chacun développé leur propre technique de dessin sur bande-son, où la forme, l’épaisseur et la clarté du trait étaient classées selon l’effet désiré. Mais à la différence de Breitenstein, ces artistes pensent le sonore comme un moyen de rendre l’image de la pellicule, aussi abstraite soit-elle. 17. Cannes, promenade de la Croisette, Philippe Deléglise, 1976-1978, boîte avec Zootrope, à partir d’une pochette de vingt vues de Cannes, 20 × 40 × 100 cm. 18. Maquette de la présentation des films structurels, Tony Morgan, 1969-2003, 54 × 45 × 85 cm. 19. Time Without End, Rolf Winnewisser, 2015, 0 min, n/b et couleur. 20. Immer wieder zurück, Rolf Winnewisser, 1984, 0 min, n/b et couleur. 21. Sans titre, René Bauermeister, circa 1975-1985. 22. Scott McCloud, Understanding comics, New York, Harper Perennial, 1994, p. 65. 23. Id., p. 72 ; McCloud souligne cependant à la page suivante qu’il est factuellement impossible de ne pas produire un sens en alignant des cases, au vu de la perméabilité des jeux de langage. 24. Nous nous référons ici à la façon dont Nicole Brenez définit cette notion dans « Cartographie du found-footage », http://lucdall.free.fr/workshops/IAV07/documents/found- footage_n_brenez.pdf consulté le 18 mars. 25. « Il dormait les bras en croix, la bouche entr’ouverte, en travers du lit, où il prenait toute la place. Et de sa bouche sortait à intervalles bien égaux un bruit fort et maroué comme celui d’une lime à bois… ». 26. Scott McCloud, op. cit., p. 47. Plus précisément, les mots écrits se situent à l’extrême limite de l’arête représentationnelle (representational edge), à son croisement avec la frontière langagière (language border) et l’arête conceptuelle (conceptual edge), voir pp. 52-53. 27. Fugue, Véronique Goël, 2002, installation en boucle, couleur et n/b, muet. 28. L’idée de subdiviser le flux musical en modules revient d’ailleurs au musicien zurichois Nik Bärtsch. 29. Ce procédé n’est pas sans parenté avec celui de la fugue, référencée dans le titre même de l’œuvre, puisqu’une fugue est une forme d’écriture contrapuntique basée sur l’imitation : un fragment mélodique d’une voix (sujet) est repris par une autre voix, souvent à la dominante

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(réponse) ; la première voix doit alors continuer la mélodie en contrepoint à son propre thème (contre-sujet), la difficulté principale résidant dans la possibilité d’interchanger le contre-sujet et la réponse sans que cela ne provoque de dissonance. L’art de la fugue est celui de la résolution et de l’unité. Interchanger les éléments internes n’influe pas sur la structure totale. Mais alors que la fugue intervertit des motifs, les modules intervertissent des rythmes. La première part d’une structure unifiée, les seconds empêchent de ressaisir une structure unifiée a priori, mais seulement dans un développement temporel. Fugue, en ce sens, est réellement plus proche d’un module que d’une fugue.

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Musique de film suisse – Anthologie 1923-2012

Gaspard Vignon

Fenêtre sur un nouveau champ d’études

1 Editée en 2014 par la fondation SUISA, l’anthologie Musique de film suisse se présente sous la forme d’un petit coffret compact regroupant un volume de 400 pages, trois CD et un DVD (fig. 1). Comme son titre l’indique, il ne s’agit pas d’une encyclopédie exhaustive mais bien plutôt d’une mosaïque figurant la diversité sonore du cinéma suisse. Il peut d’ailleurs paraître surprenant que la SUISA (Société suisse pour les droits des auteurs d’œuvres musicales) soit la première à se lancer dans une telle entreprise. Cette société à but non lucratif a pour mission de surveiller que les droits des auteurs musicaux soient respectés. Elle est donc la première concernée lorsqu’il s’agit de relever les occurrences musicales dans un film afin d’en rémunérer les auteurs, et, de ce fait, est très bien placée pour constater l’importance de la musique de film au sein du paysage musical suisse et de sa production annuelle. Mais grâce à un faible pourcentage perçu sur les droits des auteurs, elle finance aussi des projets de valorisation du patrimoine musical suisse.

2 Cet intérêt pour la musique de film constitue une première originalité à relever car les musicologues ont encore aujourd’hui une certaine tendance à repousser dans les marges et les derniers chapitres un objet d’étude visiblement jugé sans intérêt1. On est souvent surpris de la légèreté avec laquelle la musique de film est abordée même dans les ouvrages musicologiques récents prétendant à une ouverture plus grande sur les musiques du XXe siècle. Dans l’ouvrage Théories de la composition musicale au XXe siècle2, qui prétend aborder la complexité musicale du XXe siècle au travers d’un panorama exhaustif sur toutes les théories de la composition musicale, on traite largement des liens entre théâtre et musique. Ce n’est qu’au sein d’un chapitre dédié à Brecht et Eisler que nous trouvons deux pages intitulées « Intermède sur la musique de film », où celle- ci n’est évoquée que sous l’égide du statut d’autorité d’Adorno et Eisler qui, tout en restant parfaitement légitimes dans le champ musicologique, ont théorisé la

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composition et l’usage de la musique au cinéma. Cependant, ces derniers théorisent une musique de distanciation qui est donc à l’extrême opposé des procédés « classiques » de la musique de film. Il paraît alors problématique de prétendre étudier l’exhaustivité des théories de la composition musicale au XXe siècle sans jamais aborder le « classicisme » hollywoodien, dont le style et les techniques compositionnelles sont inédits, structurellement très riches, et souvent largement théorisés par les compositeurs eux- mêmes. On pensera alors à des musiciens comme Max Steiner ou encore Bernard Herrmann, par ailleurs réputés pour avoir été de véritables « avant-gardistes » dans le champ de la musique de film.

3 A rebours de ce désintérêt historiographique pour la musique de film, le coffret édité par la SUISA entend donc promouvoir la richesse du « patrimoine » musical suisse3. Dans ce but, l’ouvrage se divise en cinq parties : « Etudes », « Témoignages », « Formations, institutions et prix », « Œuvres », et « Notices biographiques ». Les trois CD contiennent des extraits sonores de films de 1923 à 2012, commentés dans la partie « Œuvres » de l’ouvrage. Le DVD, quant à lui, regroupe des courts-métrages réalisés entre 1934 et 2011. Ainsi, le livre et son coffret offrent une vaste hybridité de textes et de médias, comme pour mieux offrir un panorama, non exhaustif, sur toute une part de la culture musicale et audiovisuelle suisse encore inexplorée, tant par la recherche universitaire que les milieux musicaux4. L’anthologie Musique de film suisse constitue un véritable appel aux chercheurs de tous bords à « sortir la pelle » et à déterrer la musique de film, bien enfouie sous les a priori et les jugements succincts.

Musique suisse de films ou musique de films suisses ?

4 L’objet même du coffret suscite d’emblée la réflexion. Par musique de film, on aurait tendance à penser aux compositions pour le cinéma qui consistent, selon le schéma traditionnel, à commander une partition originale à un musicien lors de la postproduction d’un long-métrage. Or, le panel sonore et visuel mis à disposition dans le coffret ne se borne pas au cinéma de fiction, il inclut également des extraits de publicités, des courts-métrages expérimentaux, et bien d’autres. Cela nous rappelle que les compositions pour le cinéma ne sont que la partie émergée de l’iceberg et que le terme musique de film désigne toute musique composée à des fins audiovisuelles, sans distinction de média. Néanmoins, on ne pourra s’empêcher de constater que le premier CD (1924-1959) nous fait entendre Pacific 231, d’Arthur Honegger, qui est certes issu des travaux du compositeur pour La Roue (1923) de Gance (fig. 2, Honegger aux côtés de Gance en 1923), mais qui est avant tout une véritable musique de concert5. Est-ce pour nous rappeler qu’il fut une époque où la frontière entre « grande musique » et « musique de film » n’était pas aussi nette que de nos jours ? Cela conforte en tout cas Arthur Honegger dans son rôle de pionnier – en Europe du moins – dans la composition de musiques dédiées à l’art cinématographique. Grâce à son ancrage au cœur des avant- gardes françaises, grâce à son appartenance au Groupe des six6 et au parrainage de Cocteau7, il participa de manière considérable à la réflexion sur la place de la musique au cinéma. L’exemple d’Honegger, qui composa en fait pour un nombre très restreint de films produits en Suisse, éclaire également sur la portée de l’adjectif « suisse ». Il s’agit avant tout dans cette anthologie de relever les compositions originales de « musiciens suisses »8. Il semble toutefois que la délimitation voulue par le terme « bandes originales » dans la préface ne fasse pas de distinction entre compositions

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préexistantes et compositions « de commande », uniquement dévolue à la bande-son d’un film. En effet, certains extraits sélectionnés pour l’anthologie sonore sont parfois des compositions préexistantes au film, c’est le cas notamment du quatuor à cordes de Michel Hostettler dont des extraits ont été utilisés pour Mission en enfer (2003), documentaire de Frédéric Gonseth. C’est qu’il s’agit peut-être ici, comme pour Pacific 231 présent sur le premier CD, de légitimer le travail de compositeur de musique de film en faisant référence aux quelques musiciens qui se sont illustrés en dehors du domaine de la composition musicale pour l’image.

5 De la même manière, un subtil glissement s’opère du côté de la dénomination « musique de film ». S’il s’agit pour le premier CD (1924-1959) uniquement de longs- métrages de fiction, le second CD (1960-1989) nous fait entendre des bandes originales de documentaires, et même de séries télévisées (Clorofilla dal cielo blu, 1984-1985). Le DVD du coffret est encore plus exhaustif puisqu’il contient des courts-métrages d’animation, des films expérimentaux et même un certain nombre de spots publicitaires. Cette sélection invite le lecteur à considérer que la composition pour l’image ne se restreint pas aux films de fiction, et que ce sont souvent les mêmes artistes qui travaillent dans ces différents lieux de création audiovisuelle. Une fois de plus, tous ces exemples sonores et visuels ne peuvent qu’inviter à une réflexion sur la place de la musique non seulement au cinéma, mais dans le domaine de l’audiovisuel en général9. Notons toutefois que les jeux vidéo, vaste lieu contemporain de création musicale et de sound-design, sont absents. Leur inscription légitime dans l’histoire des médias audiovisuels est très récente ; par ailleurs l’industrie du jeu vidéo étant en Suisse plus confidentielle encore que celle du cinéma10, rien ne pousse à vouloir considérer ce champ musical au sein de la présente anthologie.

Musique ou bande-son ?

6 Examinons un peu plus en détail le contenu des trois CD, le cœur même de ce coffret qui, par sa dénomination d’« anthologie », prétend offrir un panorama, forcément subjectif et non exhaustif, de la « musique de film suisse ». Premier constat, hormis certaines compositions parmi les plus anciennes, ce ne sont pas des morceaux de musique autonomes qui sont offerts à l’auditeur, mais bien des extraits de bande-son (composée par les bruits, les dialogues et la musique). On est donc loin de la pratique commerciale qui consiste généralement à autonomiser la musique de l’image et du reste de la bande-son lors de la compilation, sur CD, de la bande originale d’un film. Certes, cela résulte peut-être de l’impossibilité, dans la plupart des cas, de mettre la main sur les enregistrements originaux de la musique. Il n’empêche que ce procédé induit une écoute totalement différente. Les extraits musicaux sont entremêlés aux dialogues et aux bruitages, parfois même à l’arrière-plan sonore. De manière très pédagogique, ce parti pris rappelle à l’auditeur que la musique de film fait partie d’un ensemble plus large : la bande-son. Isolée, une composition peut parfois passer pour un phénomène musical banal, dénué de complexité structurelle ou esthétique, mais intégrée à la bande-son pour laquelle elle a été créée, elle est envisagée dans un réseau de relations sonores qui évoque le riche tissu audiovisuel dans lequel son signifié prend forme.

7 Cela peut tout de même paraître paradoxal de vouloir mettre en valeur la musique en la laissant encore et toujours soumise aux aléas du mixage sonore. Osons ici une

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métaphore architectonique : la gargouille. Examinée en tant que pure sculpture, détachée de son édifice, cette dernière peut aisément devenir une œuvre d’art imparfaite, non finie, dénuée de toute fonction. Au contraire, si l’on considère cette même gargouille comme faisant partie d’une œuvre plus vaste, d’un ensemble architectural, elle deviendra un objet d’étude bien plus passionnant. Elle possède désormais une fonction dont on pourra mesurer les incidences sur sa forme. Cette même forme ne risque plus d’être jugée imparfaite, mais au contraire, en parfaite adéquation avec son environnement et sa fonction. La gargouille n’en reste pourtant pas moins une sculpture et, intrinsèquement, une œuvre d’art. Visiblement hors de portée de la plupart des musicologues, cette reconsidération de la musique de film comme partie d’un tout est rendue clairement audible par cette anthologie. Du reste, les nombreux courts-métrages et extraits vidéo compilés sur le DVD du coffret ne font que confirmer la volonté très nette de présenter cette musique dans son contexte originel. Cela permet par ailleurs de mieux interroger ce rapport entre la musique et l’image.

8 Les trois CD regroupent de nombreux courts-métrages d’animation, souvent inédits, ainsi que des spots publicitaires. Leur écoute est l’occasion, par exemple, de découvrir un film d’animation méconnu de l’entre-deux-guerres, L’Idée (1934), réalisé par Berthold Bartosch11 ( fig. 3) et mis en musique par Arthur Honegger, grâce à une composition originale pour ondes Martenot. Preuve supplémentaire, en quelque sorte, que, dès les années 1930, le cinéma a fréquemment été l’occasion de lier les innovations visuelles et instrumentales. Ce lien évident, pourtant trop peu souvent mis en lumière, transparaît tout au long du DVD, avec notamment l’apparition progressive des musiques concrètes et électroniques dans des publicités des années 1960. La présence de Bruno Spoerri au sein du comité éditorial a certainement joué un rôle. Ainsi, on retrouve dans l’anthologie beaucoup de compositions de ce dernier, à la fois jazzman, musicologue et pionnier de la musique électronique en Suisse. Les trois CD, par leur contenu très hétéroclite, contribuent également à signifier l’éclectisme stylistique qui caractérise la « musique de film ».

9 S’il est difficile de dégager les critères ayant présidé au choix de tel film, plutôt que tel autre, il semble surtout que l’objectif principal de cette anthologie soit d’offrir un voyage dans l’histoire du cinéma suisse grâce au son et à la musique. La grande variété de cette sélection évite également de sombrer dans une « histoire panthéon » qui aurait simplement consisté en une sélection des cent plus grands succès du cinéma suisse. Aux côtés de célébrissimes films de la production nationale, on trouve quelques productions télévisuelles peu connues, ou d’anciens longs-métrages oubliés. Ces extraits sonores en deviennent alors captivants, au point de donner envie de voir ou revoir ces films, mais en étant cette fois un peu plus attentif au travail de la bande-son.

10 Si la musique de film ne renvoie jamais à une esthétique nette et univoque, la « musique de film suisse » n’a aucune spécificité notable mais est caractérisée par sa diversité et une forte inventivité, chaque musique se pliant aux exigences esthétiques de son « film », plutôt qu’à des normes esthétiques et culturelles prédéfinies. A défaut de disposer d’orchestres et de compositeurs salariés, la « non-industrie » du cinéma suisse a forcé une grande créativité, comme si l’art de la débrouille musicale permettait de mieux mettre en musique un film que l’éternel symphonisme grandiloquent d’Hollywood. Dès les années 1950, on est frappé par une quête de sonorités nouvelles, que ce soit par le biais de l’électronique ou par la combinaison de différents

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instruments. A l’instar de son cinéma, la musique de film suisse possède bien une identité, complexe et polymorphe. Plus qu’une esthétique commune, il semble que ce soit d’abord un état d’esprit.

La part scientifique du coffret : huit articles

11 Au delà des séquences filmiques et des extraits sonores, le coffret comprend aussi des textes écrits : cent vingt pages rassemblant huit contributions scientifiques en allemand (malgré la présence de plusieurs romands au sein du comité de rédaction). Le fil conducteur de ces articles est une relecture de l’histoire du cinéma suisse par le biais de la musique qui couvre la période de l’histoire méconnue de l’accompagnement musical des films muets en Suisse jusqu’à l’histoire du sound-design. Ce panorama est entrecoupé de quelques sujets plus circonscrits : un article consacré au travail d’Honegger, un portrait du compositeur Robert Blum, ou encore un rappel de la place de l’Expo 64 dans l’évolution culturelle Suisse (grâce au travail de différents compositeurs pour les films de l’Expo)12. Si ces textes n’amènent pas de grandes nouveautés dans le champ de recherche récent de l’histoire de la musique au cinéma13, ils recueillent néanmoins quelques précieuses anecdotes et traitent de sources très intéressantes pour quiconque s’intéresse de près ou de loin à cette part de l’histoire de la musique, ou du cinéma, en Suisse. Mieux encore, certains de ces articles nous montrent qu’il y aurait un réel intérêt à raconter « l’histoire de la musique de film en Suisse ».

12 Les articles de Parolari et Spoerri amènent à envisager la période du film muet comme un véritable vivier de pratiques musicales diverses et nous renseignent sur les conditions réelles de la perception des films par les spectateurs et sur leurs attentes sonores d’une projection de cinéma « muet ». Ainsi, en se penchant sur les différents types de dispositifs musicaux mis en place par les premières salles de cinéma, on acquiert une connaissance plus complète de la place occupée par ce média dans la vie culturelle en Suisse entre 1900 et 1930. Par ailleurs, de nombreux compositeurs de musique de film ont appris leur métier durant la période du muet, à l’instar de Dimitri Chostakovitch qui découvrit le cinéma en gagnant sa vie comme pianiste dans les salles moscovites et de Max Steiner qui commença à composer et arranger pour Hollywood avant 1920. Les recherches historiques de Bruno Spoerri et Reto Parolari14 nous font découvrir les parcours musicaux de compositeurs qui ont œuvré aussi bien à produire de la musique « live » pour les projections muettes, que de la musique écrite. En décryptant en détail ces quelques décennies de gestation de la musique de film, on comprend mieux le lien entre les pratiques musicales du théâtre au XIXe siècle et celles du cinéma au XXe siècle. Ces articles de Spoerri et Parolari sont donc fondamentalement ancrés dans cette posture de redécouverte.

13 Mathias Spohr, quant à lui, tente un constat plus universaliste sur le rôle de la musique et du son au cinéma. Selon lui, la bande-son joue le rôle d’un chœur antique qui permet au spectateur de se positionner par rapport au « drame » qui se joue dans l’image. Le son amène immersion et distanciation, et il n’est pas anodin pour lui que le sound-design et les sons électroacoustiques aient pris petit à petit le relai de la background music du cinéma classique hollywoodien. C’est que, pour les théoriciens antiques – comme pour ceux de la musique concrète d’ailleurs – tous les bruits du monde sont musique. Le musicien, en imitant les bruits du monde, possède un pouvoir d’action surnaturel,

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presque magique, sur ce dernier15. Or, là où le théâtre antique ne disposait que de quelques instruments et d’un chœur, le cinéma peut reproduire ces « bruits du monde » plus fidèlement encore, et construire ainsi un récit et un véritable drame sonore. Au- delà de la propension introductive et généraliste de l’article de Mathias Spohr, l’on peut également relever sa justification d’utiliser des extraits de bandes-son pour la constitution de l’anthologie au lieu d’extraits musicaux isolés16.

Rendre accessibles les voix du passé par la publication de sources

14 Une cinquantaine de pages rassemblent onze textes sources ; c’est l’occasion de donner la parole aux acteurs – pour la plupart des compositeurs – de la musique de film suisse. On peut alors découvrir quatre textes en français, dont un d’Arthur Honegger qui appelle, depuis l’année 1931, à un mariage plus profond, plus fusionnel, entre musique et cinéma. Son témoignage, comme ceux d’Alexandre Mitnitsky ou Robert Blum d’ailleurs, nous rappelle que l’accompagnement musical du film tel qu’on le connaît n’a pas toujours été une évidence, que dès ses débuts le « drame cinématographique » bouleversa le travail du musicien. Ainsi, « Un jour, sans doute, la musique inspirera des films, ce qui, après tout, serait moins illogique que le film inspiré par les livres »17, exhorte-t-il, comme pour nous dire que la musique peut trouver un accomplissement dans le cinéma, autant que le cinéma dans la musique. Selon Honegger, le film serait alors le produit d’un choc entre l’imaginaire musical et le réel cinématographique. L’image donne un sens que la musique n’aurait jamais pu obtenir, et elle en est récompensée en décuplant son expressivité. En quelques pages, le compositeur nous replonge dans des réflexions qui pourraient être devenues obsolètes si la recherche en cinéma avait depuis ce temps approfondi ses réflexions et la connaissance de cet objet. Or, si l’on croit avoir fait aujourd’hui le tour de ces questions posées dès les années 1920, la singularité du présent ouvrage consacré à la musique de film nous confronte au constat, un peu amer sans doute, qu’il n’en est rien. La qualité des questionnements amenés par les quelques sources compilées dans la présente anthologie ne peut, à nouveau, qu’encourager à poursuivre ces recherches sur le devenir musical, entamées il y a plus de cent ans avec l’apparition du cinématographe.

NOTES DE FIN

1. Les milieux musicologiques anglo-saxons ont commencé à s’ouvrir au champ d’études de la musique de film depuis le début des années 2000, ainsi qu’en témoignent notamment les histoires de la musique de film écrites par Mervyn Cooke et James Wierzbiecky. Voir Mervyn Cooke, A History of Film Music, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 ; James Wierzbicki, Film Music, a History, New York, Routledge, 2009. La recherche musicologique francophone, quant à elle, élude le plus souvent la question de la musique de film en la rangeant généralement dans la même catégorie

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que les musiques actuelles, jugées non innovantes et dépourvues de richesses structurelles et poétiques. Il suffit de parcourir les tables des matières des histoires de la musique de référence pour s’en rendre compte. Ces approches historiques sont souvent avant tout marquées par le primat de l’esthétisme, et l’idéal d’innovation musicale hérité du xixe siècle. Voir à ce propos Roland de Candé, Histoire universelle de la musique, Paris, Seuil, 1978-1979 ; Jean-Jacques Nattiez (éd.), Encyclopédie pour le xxie siècle, Tome 1 : Musique du xxe siècle, Paris, Actes Sud, 2003 ; Richard Taruskin, The Oxford History of Western Music, Oxford, Oxford university press, 2010 ; Brigitte Massin et Jean Massin (éd.), Histoire de la musique occidentale, Paris, Fayard, 2010.

2. Nicolas Donin et Laurent Feneyrou (éd.), Théories de la composition musicale au XXe siècle. Lyon, Ed. Symétrie, 2013. 3. « Cette anthologie a donc pour objectif de mettre en valeur ces trésors culturels et de les présenter au grand public. Dans un même temps, elle a pour ambition de révéler la diversité et la qualité de la musique de film suisse depuis ses origines. » (Urs Schnell, Musique de film suisse – Anthologie 1923-2012, Zurich, Chronos Verlag, 2014, p. 12). 4. « Nous l’avons conçue comme une invitation à se pencher de manière plus approfondie, et notamment scientifique, sur ce sujet passionnant d’une richesse insoupçonnée. Je souhaite donc que ce travail ne soit pas considéré comme un aboutissement, mais bien comme un point de départ possible pouvant engendrer d’autres recherches possibles sur la musique de film suisse. » (id., p. 13). 5. Signalons cependant que Jean Mitry a réalisé en 1949 un court-métrage intitulé précisément Pacific 231 et illustré par la pièce symphonique de Honneger. 6. Qualificatif inspiré du « groupe des cinq » russe, et popularisé par la critique musicale française désignant le petit collectif parisien d’avant-garde musicale, qualifiée parfois de néo- classique, constitué de 1916 à 1923 d’Arthur Honegger, Georges Auric, Germaine Tailleferre, Francis Poulenc, Darius Milhaud, et Louis Durey. L’esprit du collectif réside moins dans la quête d’une esthétique commune, que dans le partage d’une amitié artistique marquée par une réaction très forte au wagnérisme ambiant dans les milieux musicaux français. Voir à ce sujet Jean Roy, Le Groupe des six, Paris, Seuil, 1994 ; « Arthur Honegger et le groupe des six », Bulletin de l’association Arthur Honegger, 1998, no 5. 7. Voir à ce sujet Catherine Miller, Jean Cocteau, Guillaume Apollinaire, Paul Claudel et le Groupe des six : rencontres poético-musicales autour desmélodies etdes chansons, Liège, Madraga, 2003. 8. « Nous avons donc choisi de nous focaliser sur les bandes originales créées par des compositeurs suisses ou vivants en Suisse. » (Urs Schnell, op. cit., p. 12). 9. « Lors de la formulation de nos critères, nous avons en outre décidé que tous les genres cinématographiques devaient être représentés. Notre sélection tient donc également compte de la musique composée pour les films institutionnels et publicitaires, ou pour d’autres médias, telle qu’elle s’est notamment développée sur internet. » (ibid.). 10. « Sans industrie, la musique de film suisse est à l’image de son cinéma, un artisanat éclairé, qui a connu et connaît ses étoiles, mais ne les met sans doute pas assez en valeur. » (Frédéric Maire, Musique de film suisse – Anthologie 1923-2012, op. cit., p. 213). 11. Précisons cependant que ce film avec la musique de Honneger a déjà fait l’objet d’une édition DVD par Re:voir Video en 2003. 12. L’article écrit à ce sujet par Felix Aeppli prend en effet le parti de considérer l’exposition nationale comme le point de départ d’une révolution culturelle et cinématographique en Suisse grâce aux films réalisés pour cet évènement. Cela transparaît déjà dans le titre de l’article [nous traduisons] : « Le Film à l’Expo 64 de Lausanne ou : l’année zéro du nouveau cinéma suisse. », Musique de film suisse – Anthologie 1923-2012, op. cit., pp. 109-117. Voir à ce sujet également Olivier

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Lugon et François Vallotton (éd.), Revisiter l’Expo 64 : acteurs, discours, controverses, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014. 13. Hormis l’ouvrage de Michel Chion (La Musique de film, Paris, Fayard, 1995) qui contient une partie historique, il n’existe pas « d’histoire de la musique de film » en français. Preuve que ce champ de recherche est encore très jeune, il fallut attendre le XXIe siècle pour voir enfin des musicologues anglo-saxons rédiger les premières histoires dédiées à cette pratique musicale (notamment Mervyn Cooke et James Wierzbicki, op. cit.). 14. Musique de film suisse – Anthologie 1923-2012, op. cit., pp. 33-78. 15. « Pour les représentants du théâtre classique grec, comme pour Platon, la musique englobe tout ce qui constitue une présence sonore : chant et paroles chez l’homme, résonance dans la nature. Le pouvoir enchanteur, voire incantatoire, de la musique domine le monde et la vie, mais peut être à son tour, dominé et utilisé par l’homme. » (Heuangelos Moutsopoulos, La Philosophie de la musique dans la dramaturgie antique, Athènes, Hermès, 1975, p. 5). 16. « Am Ende bleibt zu wünschen, dass die Tonausschnitte, aus denen sich diese Anthologie zusammensetzt, einen vielstimmigen Chor bilden, der die oder eine Schweiz darstellt – so indentitätsstiftend, wie Musik eben sein kann : als ‹ bricolage › im besten Sinne. » [« Au final, il nous reste à souhaiter que lesextraits sonores, dont cette anthologie est composée, forment un chœur auxvoix multiples qui représente la, ou une Suisse – tellement en quête de valeurs identitaires, à l’image de ce que peut justement être la musique : du‹ bricolage ›dans le meilleur sens du terme »] (Mathias Spohr, Musique de film suisse – Anthologie 1923-2012, op. cit., p. 30). 17. Arthur Honegger, « Du cinéma sonore à la musique réelle », in Musique de film suisse – Anthologie 1923-2012, op. cit., p. 152.

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